Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L’Histoire
de France
en 50 villes
ivre l’âge d’
v o
re
de
nos cités
Le tour de l’Hexagone
à la rencontre de notre mémoire
Au cœur de nos régions et de nos villes, nous côtoyons les traces de la riche et
rebondissante histoire de notre pays. Chacune de nos cités a vu se dérouler des
événements qui ont fait la France : Auxerre, haut lieu de la renaissance carolin-
gienne, Rochefort et l’arsenal du Roi-Soleil, Nice, �ière héritière des ducs de Savoie,
Ajaccio, berceau de Napoléon Ier, Le Havre, symbole de la reconstruction…
Les plumes éclairées du magazine Historia racontent 50 villes, 50 histoires singu-
lières qui ont contribué à tisser notre histoire commune. Abondamment illustré,
ce beau livre s’appuie sur une iconographie variée (gravures, peintures, cartes
et photographies) pour nous proposer la visite captivante des lieux dont nous
sommes les héritiers. Suivez le guide !
Depuis 1925, les éditions Eyrolles s’engagent en proposant des livres pour comprendre le monde, transmettre les
savoirs et cultiver ses passions! Pour continuer à accompagner toutes les générations à venir, nous travaillons de
manière responsable, dans le respect de l’environnement. Nos imprimeurs sont ainsi choisis avec la plus grande
attention, an que nos ouvrages soient imprimés sur du papier issu de forêts gérées durablement. Nous veillons
également à limiter le transport en privilégiant des imprimeurs locaux. Ainsi, 89% de nos impressions se font
en Europe, dont plus de la moitié en France.
En application de la loi du 11mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent
ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation
du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
re l’âge d’o
viv
re
de
nos ci tés
Sommaire
5
Bordeaux, la grande dame d’Aquitaine .......226
Sommaire
Strasbourg, la capitale de Noël ..................152 Par Gautier Battistella
Par Véronique Dumas
La Rochelle, une diérence armée..........232
Par Clémentine Vieillard-Baron
HAUTS-DE-FRANCE .........................159 Poitiers, la bien-aimée du Moyen Âge ......238
Amiens, haut lieu de la Somme.....................160
Par Victor Battaggion
Par Victor Battaggion Rochefort, la splendeur navale
du Roi-Soleil....................................................244
Dunkerque, la digne héritière de Jean Bart .. 166
Par Victor Battaggion
Par Victor Battaggion
7
pérament frondeur, novateur, épris de libertés, ouvert sur le
monde: Brest et son arsenal, euron de la Royale au esiècle,
Strasbourg l’européenne, témoin pluriséculaire des relations
tourmentées entre la France et l’Allemagne, Auxerre, haut lieu de
la renaissance carolingienne, Nancy et l’empreinte amboyante
de Stanislas Leszczynski, le beau-père de Louis XV, ou encore
Nice et sa baie des anges, la ère héritière des ducs de Savoie.
Cham
Chambé
Chambéry
béry
béry
Grenoble
Grenobl
Grenoble
noble
bookys-ebooks.com
Annecy
LA VENISE DES ALPES
fortune, quatre siècles plus tard lors de la Réforme ini- Genève. Cependant, l’appétit du comte est arrêté par un
tiée par Jean Calvin en 1533, l’évêque de Genève devra nouvel évêque, issu de la noblesse du Bugey, Humbert
à son tour quitter la cité des bords du Léman. Annecy, de Grammont (1120-1135). Fortement inuencé par la
ville aux multiples orthographes (une quarantaine), en réforme grégorienne, celui-ci décide de remettre le sei-
acquérant le titre de siège épiscopal, devient également gneur genevois à sa place et, après plusieurs épreuves de
la «Rome des Alpes». Deux destins mêlés dont les liens force, obtient gain de cause. Un accord est signé à Seyssel
vont se resserrer au l des siècles. en décembre1124. Aymon Ier est obligé de restituer les
biens et les droits plus ou moins usurpés, de lui rendre
hommage en le reconnaissant pour seigneur et surtout
Les comtes de Genève se replient de lui remettre l’intégralité de Genève (totas Gebennas).
sur Annecy Dur à avaler: moins d’une génération plus tard, les pré-
tentions comtales reprennent de plus belle. Avec les trai-
tés de Saint-Simon (1156), d’Aix-les-Bains (1184) et de
Tout commence à quelques kilomètres de là. Descendant Desingy (1219), les évêques gardent leur prééminence,
d’un énigmatique Gérold, le comte de Genève, AymonIer, puis parviennent progressivement à évincer les comtes
s’immisce dans l’administration épiscopale genevoise au de Genève qui, en outre, sont à couteaux tirés avec les
tournant des e et e siècles. Son demi-frère, l’évêque princes de la maison de Savoie. Dès la n du esiècle,
Guy de Faucigny, lui accorde un bon nombre de droits, les descendants de Gérold n’ont plus le choix. Ils aban-
revenus et dîmes. Tout va pour le mieux dans le meil- donnent leur château de Bourg-de-Four. Il semble qu’ils
leur des mondes. Pour preuve, le château seigneurial de aient jeté leur dévolu sur Annecy-le-Vieux avant d’in-
Bourg-de-Four édié à l’angle sud-ouest de l’enceinte de vestir le donjon sur le site d’Annecy-le-Neuf.
Chercheurs et historiens ont peu de précisions sur est marquée par l’exemplaire règne d’Amédée III qui
l’édication de ce fort et sur la gestation de cette ville s’étend de 1320 à 1367. Le comte rebâtit Notre-Dame-
nouvelle formée au pied du rocher, d’où la précision de-Liesse – qu’il élève au rang de nécropole familiale
de «Neuf» pour la diérencier du chef-lieu paroissial – et aménage, avec l’aval de Charles IV, empereur du
antérieur. Dans une conrmation du pape Pascal II Saint Empire romain germanique, un atelier monétaire
en faveur de l’abbaye de Savigny, de 1107, une phrase dans la maison forte, futur palais de l’Île en 1356. Cela
suggère l’existence de deux églises : « Ecclesias de s’entend, l’évêque de Genève s’estime dépossédé de ses
Anasseu.» En 1145, une bulle du pape Eugène III fait droits seigneuriaux… Son rival a le droit de battre la
plus clairement la distinction : « Ecclesias annessiaci monnaie! «Et puis quoi encore ?»
veteris et novi.» Pour ce qui est de la forteresse à voca-
tion militaire, l’historien Pierre Duparc (La formation Mahaut de Boulogne, épouse d’Amédée, donne nais-
d’une ville : Annecy jusqu’au début du e siècle, Société sance en 1342, au château d’Annecy, à Robert, futur
des Amis du Vieil Annecy, 1973) révèle le premier acte Clément VII. D’origine noble donc, celui-ci est tour à
mentionnant son existence : « Dès le début du [e ] tour évêque de érouanne, archevêque de Cambrai,
siècle on constate non seulement que le château existe, puis hissé au rang de cardinal par le pape GrégoireXI.
mais qu’il est déjà assez vaste. En 1219, en eet, au traitéOn peut le considérer comme l’un des principaux
de Desingy, le comte Guillaume II désigne comme acteurs du Grand Schisme d’Occident. À la mort de
garants de la paix dix-sept de ses feudataires, et ces GrégoireXI en mars 1378, rien ne va plus à Rome. Lors
seigneurs jurent de se constituer otages à la première du conclave, la foule romaine craint le retour du Saint-
réquisition de l’évêque soit dans la cité de Genève, soit Siège à Avignon et exige l’élection d’un pape italien. Elle
dans le château d’Annecy.» vocifère et menace. C’est dans ces conditions plus ou
moins exécrables qu’un homme intraitable et irascible
12
13
de Genevois, baron de Faucigny, seigneur de Beaufort, couleuvriniers se tiennent prêts pour recevoir les
Annecy
Ugines, Faverges et Gourdans en Bourgogne, ne pren- indésirables comme il se doit. Précautions inutiles.
dra possession de son domaine qu’en 1465 à la mort L’assaut ne viendra jamais et un armistice est signé en
de son père. Marié à Hélène de Luxembourg, lle du mars1477. Rattaché à la Savoie après la mort de Janus
e
(1491), le Genevois est, avec les baronnies de Faucigny son siège épiscopal à Annecy, bourgade où règne depuis
et de Beaufort, inféodé au frère de CharlesIII de Savoie, le e siècle la ferveur religieuse – n’oublions pas que
Philippe, le 14août 1514. Son mariage avec la princesse des grands pardons étaient célébrés tous les sept ans à
française, Charlotte d’Orléans-Longueville, lui vaut Notre-Dame-de-Liesse et que ce pèlerinage attirait des
les faveurs du roi de France, FrançoisIer , qui lui donne croyants de l’Europe entière. C’est ainsi que la ville, deve-
le duché de Nemours (situé au sud de Paris) en 1528. nue le centre de la Contre-Réforme, accueille progres-
Philippe est ainsi le premier des princes de Genevois- sivement les communautés ecclésiastiques: en 1536, les
Nemours. Son ls, Jacques, qui n’a que 2ans, hérite de clarisses conduites par leur supérieure Jeanne de Jussie;
l’apanage à la mort de Philippe en 1533. Sa mère s’ins- les chanoines de la chapelle des Macchabées fondée par
talle avec l’enfant au château d’Annecy de 1536 à 1539. le cardinal de Brogny; les cordeliers; le chapitre de Saint-
C’est elle qui initie les travaux du Logis Nemours. Pierre de Genève, etc. Mgr Giustiniani, accompagné de
son personnel, y xera sa résidence en 1569. De nou-
Paré de toutes les ver- veaux monastères eurissent dans la ville: les Capucins
tus et beautés, celui (1596), les Barnabites (1614), les Annonciades (1638), les
qui deviendra la «eur Bernardines (1640), les Dames de Bonlieu (1648)… On
de toute chevalerie » dénombre ainsi au début du e siècle, dix-neuf éta-
selon de Brantôme est blissements religieux qui possèdent rien moins que le
un prince accompli, tiers d’Annecy.
dévoué à la couronne
de France. Il est coura- Face à cette migration fortement encouragée par le duc
geux, certes, mais aussi de Savoie, qui y voit là un bon moyen de contrebalancer
fort entreprenant avec l’inuence protestante de Genève, un père jésuite com-
14
les dames de la Cour. mente: «Il n’est rien qui ait donné tant d’éclat à la ville,
Annecy
15
humaines. C’est pourquoi il entra dans l’esprit, tant du ronne de Savoie. Et elle sonne le glas de l’inuence
Annecy
bienheureux François que du président Favre, d’insti- politique d’Annecy qui, avec la suppression du Conseil
tuer une Académie en une si grande abondance de beaux présidial et de la Chambre des comptes de Genevois, est
esprits. » Annecy connaît indubitablement aux e et reléguée au rang d’une simple judicature-mage à l’ins-
esiècles de riches heures. tar de Bonneville ou Saint-Julien. Les eorts de Marie
Jeanne Baptiste, lle de Charles-Amédée de Savoie-
Pierre Lanternier, archiviste à la Ville, nous dévoile Nemours, devenue régente de Savoie, pour insuer un
quelques détails de la vie quotidienne des Annéciens : nouveau dynamisme à la ville resteront vains!
« Un document important, attribué
à Maurice Barfelly, procureur scal
vers 1635, est une source fabuleuse
d’informations historiques nous
permettant de découvrir l’Annecy
du e siècle. L’auteur y évoque les
maisons en pierre bâties sur de spa-
cieuses arcades sous lesquelles on
peut marcher et s’abriter en temps
de pluie. Il signale sur le iou une
quantité de moulins et fabriques de
couteaux et d’épées. Le Pâquier, qui
de nos jours sont de vastes espaces
verts situés face au lac, était à l’ori-
gine un pâturage (paquis est le mot
savoyard) comme il en existait
d’autres à l’extérieur des fortica-
tions. À l’époque, c’est déjà un lieu
de réjouissances: les feux de joie de e eee
la Saint-Jean-Baptiste se déroulaient
Chambéry
LE CARREFOUR ALPIN DE L’EUROPE
«S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la dou- lancées à juste titre? Pas si sûr. La capitale historique des
ceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est États de Savoie, resserrée entre les massifs des Bauges et
Chambéry», écrit Jean-Jacques Rousseau dans le livreV de la Chartreuse, est pleine de charme et de caractère.
de ses Confessions. J’entends d’ici les mauvaises langues: Véritable «carrefour alpin de l’Europe», elle est impré-
l’écrivain autodidacte du e siècle, complètement gnée d’un délicat parfum d’Italie où se mêlent des quar-
aveuglé par son amour pour M medeWarens, aurait tenu tiers historiques et des constructions contemporaines.
les mêmes propos sur n’importe quelle autre cité de l’est Son château d’origine médiévale (e siècle), sis sur un
de la France, si «Maman» avait décidé d’installer leur éperon rocheux, est anqué d’une Sainte-Chapelle
16
nid d’amour ailleurs qu’aux Charmettes. Des piques (esiècle) aux vitraux éclatants de beauté (esiècle).
Chambéry
e
arrière-train de la colonne de Boigne, dite des «quatre
Ier s. av. J.-C. : Occupation du site de Lemencum sans cul», peuvent induire en erreur. Hannibal et son
1563 : La cour des ducs de Savoie s’installe troupeau de pachydermes auraient-ils un lien avec
à Turin Chambéry? Il n’en est rien. L’étrange monument rend
hommage au général de Boigne, enfant du pays qui, de
1792 : Les révolutionnaires entrent en Savoie
retour des Indes en 1807, consacre une partie de sa for-
1886 : La production d’aluminium transforme tune à l’embellissement de la ville. On assiste à tout ins-
les vallées alpines tant à ces délicieux tours de passe-passe.
17
emplit la place Saint-Léger, se glisse au fond des hôtels
Chambéry
des comtes de Montjoie (e siècle) ou de Cordon
(e- esiècles), siège du Centre d’interprétation de
l’architecture et du patrimoine. Porté par cette vague
d’harmonie, on s’enfonce peu à peu dans une mer de
souvenirs qui émergent à chaque porte, chaque muraille
éprouvée par le temps. Il est aisé de se perdre dans le
dédale d’« allées sous voûtes » qui, à l’instar des tra-
boules lyonnaises, relient des cours invisibles depuis la
rue et étirent le cœur historique de la ville en longues
lanières. « En empruntant ces étroites venelles cou-
vertes, on peut traverser tout l’ancien Chambéry sans
se faire mouiller», souligne une habitante d’un certain
âge, avant de montrer du doigt le passage aérien au n°8
de la rue Basse-du-Château et d’ajouter: «Ces curieuses
passerelles, communes au Moyen Âge, permettaient de
se rendre d’une maison à une autre. Seul problème :
elles accéléraient la propagation des incendies. Elles ont
donc été progressivement détruites.»
Si ses ls sont des princes habiles, comme AmédéeIV, Montmélian. La chapelle avait été peinte d’or et d’argent
le fondateur du premier atelier monétaire à Chambéry, par Jean de Seyssel. […] Très vite aussi, on a dû ériger
19
en 1240, il revient à son petit-ls d’accomplir des actes des bâtiments administratifs entre les portes d’entrée
Chambéry
décisifs pour l’avenir de la cité. Dès son avènement en du côté nord», précise l’historien Christian Sorrel dans
1285, Amédée V le Grand, âgé de 36 ans, reconnaît son Histoire de Chambéry (Privat, 1992). La cour iti-
expressément l’Universitas ville chamberiaci et ses nérante de Savoie et ses invités de haut rang peuvent
franchises. Aussi bon commandant que chef d’État, il désormais être reçus en grande pompe…
rachète à François de La Rochette, dix ans plus tard,
tous les droits sur le château de Chambéry, la vicomté, En 1371, AmédéeVI, surnommé le «Comte vert» en
les efs et redevances indépendants. Une longue cam- raison de la couleur de sa livrée de bataille, craignant
pagne de travaux est dès lors lancée pour doter la motte les compagnies de routiers désœuvrés après la signa-
castrale de ses premières constructions majeures. ture du traité de Brétigny entre la France et l’Angleterre
L’ambition du comte est claire: sédentariser une grande (1360), fait hâter les travaux des fortications. Pour cela,
partie des services administratifs et faire de la forteresseil donne à Chambéry les moyens nanciers d’y parve-
l’un de ses palais résidentiels. nir. Sous la pression de ce danger
extérieur, la nouvelle enceinte
S’il fait la part belle à l’élévation
d’un important système défensif
D’autres édifications et la porte Neuve sont achevées
vers 1390-1392. Chambéry béné-
(tours, courtines, pont-levis, etc.), fastueuses, telle cie de la présence du prince, de
AmédéeV veille aussi à l’agrément la cathédrale, son statut privilégié de capitale
de sa demeure. «La salle d’appa- du comté et de sa position straté-
rat aux huit piliers à chapiteaux de voient également le jour. gique au beau milieu de la route
pierre et vingt bochets à images conduisant de France à la pénin-
(corbeaux sculptés) était meublée de buets et de dres- sule italienne. Étoile brillante posée dans les Préalpes
soirs sur fond de tentures et de tapisseries. À proximité du Nord, la cité attire les riches familles savoyardes,
se développaient de façon signicative une vaste cuisine les membres des administrations centrale et locale, les
avec ses fours et son lardier (saloir) et aussi une notable grands personnages, les notables urbains ou ruraux,
bouteillerie abritant d’agréables crus, ordinairement les gens de métier, les domestiques (cuisinières, lavan-
venus de Champagne, de Tresserve et des environs de dières, apprentis et valets) et… les pauvres hères.
La grande percée vers le sud pour régner, est soumis à la régence de sa grand-mère,
qui débouche sur la mer Bonne de Bourbon, pendant deux ans, puis à celle du
duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, à la faveur des
querelles nobiliaires. Dès sa majorité, le comte récu-
Sur les grandes artères – assez larges pour que deux père le Genevois en 1401, et achète Villars-en-Bresse
charrettes puissent se croiser– s’ouvrent, ici, des rues et Domodossola aux Visconti de Milan en 1406. Son
irrégulières au pas des âneurs, là, des venelles trop emprise sur les cols alpins se resserre. Fortement
resserrées pour deux hommes de front. Les demeures inuencé par son grand-père, Jean de Berry, et son
modestes, principalement construites en bois, orent épouse, Marie de Bourgogne, le prince aime être
leur pignon à la rue, et leurs toits en dents de scie se entouré d’une cour fastueuse, dans un climat artis-
découpent sur le ciel. Seules les maisons de famille tique éblouissant. Lorsqu’il décide de faire édier
nobles ou bourgeoises sont édiées avec de la pierre une nouvelle chapelle, placée sous le vocable de saint
calcaire de Lémenc ou de la molasse (grès tendre mêlé Étienne, il fait appel aux plus grands artistes des
d’argile et de quartz). La plupart des bâtiments sont faits États bourguignons. Ceux-ci auent en Savoie: entre
pour échapper au toisé, une redevance proportionnelle autres, les sculpteurs Jean Prindale et Claus de Werve,
à leur largeur. Les propriétaires tous deux des élèves du prodige
font élever des façades de 2à7 m Claus Sluter – à qui l’on doit la
seulement, mais récupèrent la chartreuse de Champmol, à Dijon.
supercie nécessaire sur la lon- Le chantier avance rapidement, et
gueur des bâtiments. Et le tour est la messe quotidienne est célébrée
joué! Dans les rues, les enseignes, dès 1416. D’autres édications fas-
20
21
France… Après avoir abdiqué en faveur de son ls, et attisent la convoitise de la France. De fait, les armées
Chambéry
Louis I er, Amédée VIII se retire pour mener une vie de François Ier occupent la Savoie en 1536. Charles III
érémitique au château de Ripaille, où il fonde l’ordre est obligé de se réfugier à Nice, puis Verceil, où il meurt
de Saint-Maurice. Ce renoncement impressionne l’Eu- ruiné. Aux déshérités restent les armes est la devise du
rope. À un tel point que le concile de Bâle (1439) l’élit jeune Emmanuel-Philibert. Il a 25ans. Des idées de vin-
vicaire de Jésus-Christ. Le voilà donc devenu l’antipape dicte l’animent. À la tête des troupes de son oncle Charles
FélixV! Pour une courte durée cependant. Dix ans plus Quint, le duc écrase les armées françaises à Saint-Quentin
tard, à la mort du pape EugèneIV, il démissionne, tout et se voit restituer ses États au traité de Cateau-Cambrésis
en gardant le titre de cardinal de Sainte-Sabine et légat en 1559. La Savoie sort de vingt-trois ans d’occupation.
du Saint-Siège… Emmanuel-Philibert préfère toutefois transférer sa capi-
tale de l’autre côté des Alpes, à Turin, en 1563. C’est plus
Sans doute est-ce lui qui a entamé les négociations pour sûr. Les envahisseurs peuvent revenir d’un jour à l’autre,
l’achat d’une pièce rare: le saint suaire, le célèbre lin- on ne sait jamais. L’histoire lui donnera raison…
ceul ayant servi à envelopper le corps du Christ lors de
la mise au tombeau. Celui-là même qui demeure encore Et le saint suaire ? Les Chambériens insistent pour que
aujourd’hui un sujet controversé. À cette époque, la la relique reste sur place. Ils sont contentés pendant
relique est conservée à Lirey, près de Troyes, par la quelques années. En 1578, l’archevêque de Milan, saint
famille de Charny. En 1453, Marguerite de Charny, Charles Borromée, fait vœu de venir à pied jusqu’à la cité
sans descendance, accepte de la céder à Louis Ier de savoyarde pour se recueillir sur la relique, an de sauver
Savoie contre une forte somme. Pas mécontent de son sa ville d’une terrible épidémie de peste. Hélas! le prélat
aaire, celui-ci la conserve dans plusieurs résidences. tombe malade à Turin. Pour lui éviter la fatigue du voyage,
Mais le saint suaire est à tout le monde. Il est populaire le duc de Savoie, miséricordieux, fait déplacer le saint
et attire les foules lors des ostensions publiques. Sans suaire. Celui-ci ne retournera plus jamais à Chambéry,
avoir vraiment le choix, les ducs savoyards accèdent à la malgré les suppliques du bon peuple. L’étoile de Savoie,
demande générale. privée de sa capitale et de sa célèbre relique, voit son ave-
nir immédiat déjà joué. Son annexion à la France en 1860
ouvrira, quant à elle, un autre chapitre dans son histoire…
Clermont-Ferrand
Assise sur un volcan
Au pied de la chaîne volcanique des Puys, la plus grande d’Europe, se dresse la capitale
de l’Auvergne. Cité des Arvernes, elle a connu son heure de gloire à l’époque gallo-romaine.
La ville, aujourd’hui paisible, est née de l’union pour le moins mouvementée
entre Clermont et sa rivale Montferrand.
Clermont-Ferrand est la porte naturelle d’accès au Massif nom de l’empereur. Pourquoi cet honneur ? En réor-
central. Derrière elle se dressent les 80volcans endormis ganisant l’administration de la Gaule en 27 av. J.-C.,
d’Auvergne, dont l’emblématique puy de Dôme. « La l’héritier et petit-neveu de César rattache l’Arvernie
position de Clermont est une des plus belles du monde», (territoires entre la Loire et la Garonne) à l’Aquitaine.
écrit François-René de Chateaubriand. Fraîche, pim- C’est ainsi qu’il élève la cité au rang de centre admi-
pante, sans être provocante ni exubérante, la cité est nistratif de la région. «C’est en exhumant les vestiges
habillée d’une singulière robe en lave de Volvic qui la dis- gallo-romains du bassin de Clermont-Ferrand que l’on
22
tingue de toutes les autres cités de France. Vous avez dit s’est aperçu de la complexité de la capitale des Arvernes.
noire? Regardez plus attentivement la magnique cathé- Trois oppida majeurs (Corent, Gondole et Gergovie)
Clermont-Ferrand
drale gothique du e siècle. Vous verrez un bâtiment étaient occupés par les Arvernes avant la fondation
jaune, orange, rouge, mauve… Tout dépend du moment d’Augustonemetum. Ils sont peu à peu abandonnés au
de la journée, du temps et de son humeur. L’andésite prot de cette dernière. La nouvelle ville, placée en hau-
ore une incroyable palette de couleurs, allant du clair teur, est mise en scène dans un amphithéâtre naturel
au plus obscur. Ce n’est ni un hasard ni une coquetterie où les buttes qui composent le relief sont occupées par
si Clermont-Ferrand la bicéphale (Clermont l’antique et des sanctuaires. Le tout étant orchestré en fond de scène
Montferrand la médiévale) a deux amboyantes statues par le temple de Mercure au sommet du puy de Dôme»,
plantées en son cœur, la place de Jaude. Le Vercingétorix souligne Hélène Dartevelle, archéologue responsable en
sur son destrier foulant aux pieds l’ennemi décont, fouilles urbaines.
signé Bartholdi (1903), et le général d’Empire Desaix
sont les symboles d’un riche héritage historique.
52 av. J.-C. : Vercingétorix SORT VICTORIEUX
DU siège de Gergovie, au sud
de la ville actuelle
Une place stratégique 761 : Pépin le Bref ravage la ville arverne
au carrefour des époques
1731 : Clermont et Montferrand sont réunis
par Louis XV
Vercingétorix ouvre le bal. Lors de la conquête des
1889 : L’usine Michelin s’établit sur 12 hA
Gaules par Jules César, le chef des Arvernes réussit à
fédérer, en 52av.J.-C., les tribus gauloises. L’union fait
la force. Formé par les Romains, le jeune général le sait. Sur la voie Agrippa reliant Saintes à Lyon,
Après une série d’échecs face à l’envahisseur, il inige Augustonemetum connaît un développement écono-
à César une cuisante défaite devant Gergovie, un oppi- mique important pendant les premiers siècles de notre
dum situé à proximité de l’actuelle Clermont-Ferrand. ère. Mais son expansion est freinée par les migrations
barbares qui se succèdent du e au e siècle. Victime
Au début de notre ère est fondée ex nihilo une ville nou- d’invasions successives, la cité se replie sur elle-même
velle, Augustonemetum, « sanctuaire d’Auguste », du et nit par s’entourer d’une muraille, dite «enceinte des
23
e
cinq portes», au e siècle. Blessée, transformée, c’est avec évêque de Clermont depuis471, lui tient tête et organise
le nom de civitas Arvernorum qu’elle accueille la chris- la résistance. En vain: la ville est prise en 475. Le prélat
tianisation. «Les origines du christia- est trahi par l’empereur d’Occident,
nisme en Aquitaine –dont l’Auvergne JuliusNepos, qui négocie directement
faisait partie – sont enveloppées de César élève la cité avec les Wisigoths et leur abandonne
l’obscurité la plus profonde », arme
Louis Duchesne, historien et prélat
au rang de centre laragerégion. Avant de s’exiler, ulcéré, la
au cœur, Sidoine écrit une lettre
du e siècle. Un certain Stremonius, administratif frémissante de colère à son meilleur
plus tard devenu saint Austremoine, de la région. ami Graecus, l’évêque de Marseille :
introduit la nouvelle religion n e
«Est-ce là ce que nous ont valu la faim,
débute siècle. Avec lui, la lignée des évêques de la cité la amme, le fer, la peste, nos glaives engraissés du sang
débute et, par conséquent, de nombreuses églises eu- des ennemis, nos combattants amaigris par les jeûnes?
rissent dans le quartier de Saint-Alyre. […] Et c’est pour de tels actes de dévouement qu’on nous
sacrie!» Vainqueur, et avisé, le roi wisigoth place un
Namace, neuvième évêque d’Auvergne mort en 462, certain Victorius dans la ville en qualité de gouverneur
fonde une première cathédrale. Tandis que les habi- (ou de comte). L’Empire romain n’est plus.
tants admirent leur nouveau sanctuaire, Euric, le roi
des Wisigoths, décide de fondre sur l’Auvergne, dernier Dans la plaine fertile de la Limagne, la «ville arverne»,
rempart romain. Et fait campagne autour de la ville franque depuis peu, tente tant bien que mal d’éclore
pendant quatre longues années. Sidoine Apollinaire, dans le bourbier où s’entretue joyeusement la lignée de
Évêques et notables
en lutte pour le pouvoir
neuse; les carrières de Volvic ne seront ouvertes qu’à la Dépossédé, l’évêque Aimeri prend la route de Paris pour
n du esiècle. réclamer justice à son roi, LouisVIleGros. «Pour ven-
Clermont-Ferrand
25
HuguesdeLaTour, décide d’ériger l’imposante cathé- l’Auvergnat est partout à l’honneur dans sa cité natale:
drale gothique de Notre-Dame-de-l’Assomption à la il a une statue à son egie, un lycée et une rue portent
Clermont-Ferrand
mode de celles du nord du royaume, en 1248. Pour la son nom. « Pascal aimait tellement l’Auvergne qu’il
première fois, la lave gris-noir de Volvic, rigide et légère, naquit à Clermont-Ferrand», écrit AlexandreVialatte.
sert d’écrin à un bâtiment de cette envergure. Le muséum Henri-Lecoq conserve deux exemplaires
de ses fameuses pascalines, machines arithmétiques,
ancêtres de nos calculatrices modernes, qu’il a mis au
point entre1642 et1643. À la n de sa vie, BlaisePascal
invente les transports en commun et fonde la Société
d’exploitation de carrosses, à Paris. Le 18mars 1662, la
première ligne allant du Luxembourg à la porte Saint-
Antoine est inaugurée. Retour en Auvergne, quelques
années plus tôt. Le 15avril 1630, l’édit de Troyes scelle
l’union des deux cités opposées et transfère la Cour
des aides à Clermont. Cet accord porte un coup fatal à
Montferrand qui, désertée par les riches et les gens de
pouvoir, devient un village de vignerons et d’agricul-
teurs, ceux qui seront appelés les «mulets blancs». Un
second édit, promulgué par LouisXV en 1731, conrme
Registre d’armes ou armorial d’Auvergne la réunion des deux villes. Le sort de Clermont-Ferrand
e en est jeté. Une kyrielle de personnages s’y succèdent
tout au long de son histoire: Georges Couthon, l’ami
Clermont et Montferrand, de Robespierre, le général Desaix, héros de Marengo,
la naissance d’une ville FernandForest, inventeur du moteur à explosion…
Entre-temps, Clermont-Ferrand voit naître en son André et Édouard décident de participer à la course
giron la manufacture de caoutchouc Michelin et C ie. Paris-Bordeaux-Paris, organisée par le marquis de
Réputée pour ses fromages et ses volcans, l’Auvergne Dion en 1895. Pour l’occasion, et ne trouvant pas de
n’a jamais été reconnue pour ses plantations d’hévéas, grands constructeurs assez téméraires pour équiper
dont le latex est utilisé pour faire du caoutchouc. Au leurs autos avec les pneus de la maison Michelin, ils bri-
début du e siècle, Édouard Daubrée, exploitant de colent trois véhicules : une Benz appelée l’Hirondelle,
betterave sucrière, s’intéresse aux balles rebondissantes une auto entièrement construite baptisée l’Araignée et
en caoutchouc avec lesquelles sa femme, l’Écossaise l’Éclair, une Peugeot modiée avec un moteur Daimler
de 4chevaux-vapeur. La course est homérique. Seul res- pour le sport voient aussi le jour. Parfait écho à cette
capé des trois véhicules, l’Éclair, monstre de 1,2t, arrive politique sociale, la société multiplie les mesures en
bon dernier dans les temps faveur des Bibs (les employés) :
impartis après avoir par- participation aux bénéces,
couru 1 200 km. Peu importe Le développement système de soins médicaux et
le résultat : c’est la première foudroyant de l’entreprise de couverture médicale, allo-
fois qu’une voiture roule sur cations familiales… D’après un
l’air. Qui plus est, fabriquée à
des frères Michelin article de La Montagne publié le
Clermont-Ferrand, sur le site modifie profondément 31mai 2006, à l’époque «on naît
des Carmes! D’idées géniales le paysage urbain de la cité. à la clinique Michelin, on étu-
en innovations lumineuses, la die à l’école Michelin, on prie à
société invente des guides et l’église du Jésus-Ouvrier, on fait
des cartes pour les voyageurs. Publiées en 1910, les pre- ses courses à la coop Michelin et on pratique le sport à
mières cartes commerciales, au 1/20 000, sont celles de l’ASM, l’Association sportive Michelin».
l’Auvergne. La sécurité routière suivra…
27
passager, recevra un prix de 100 000 francs-or (5 000
louis d’or). Le 7 mars 1911, c’est-à-dire trois ans jour
Clermont-Ferrand
pour jour après la création du prix, EugèneRenaux et
Albert Senouque réussissent l’exploit. Leur avion se
pose avec souplesse sur une aire aménagée au sommet
du volcan à 14h23.
Sertie par les montagnes, la cité vit, jusqu’au e siècle, à peu près à l’écart
des péripéties du royaume. Avec le duc de Lesdiguières, représentant d’Henri IV,
s’ouvre, au e siècle, l’une des périodes les plus fastueuses de son histoire.
Tutoyer les cimes. Adossée aux contreforts de la de son parvis. À l’ouest, le quartier delphinal voit le jour
Chartreuse, non loin du Vercors et dominée par le massif autour de la place Saint-André, sa collégiale (e siècle)
alpin de Belledone, Grenoble jouit d’une situation géogra- et l’ancien palais du parlement du Dauphiné (e , e,
phique exceptionnelle. Pour s’en rendre compte, il sut e siècles). Deux places, deux juridictions, deux clo-
de monter dans l’un des «œufs», autrement dit l’une des chers qui se toisent avec insistance. Regardez. Suivez les
nacelles du téléphérique, qui font la navette entre le centre- contours de Grenoble. Elle s’étend, se pare à partir du
ville et le fort de la Bastille. De la terrasse supérieure, la e siècle d’hôtels particuliers de trois, quatre étages.
vue sur la capitale du Dauphiné est superbe. Sertie dans Harmonie en façades, multiplication de bossages ou de
28
un écrin de verdure, la cité la plus plane d’Europe se ferronneries. L’hôtel Pierre-Bûcher, 6 rue Brocherie, avec
dévoile. Son histoire se dessine à travers son tissu urbain, ses hautes baies géminées en est un parfait exemple…
Grenoble
comme des architectures remarquables, ou des lésions dans son poème (en patois) « Grenoblo Malhérou » :
du esiècle ? En tout cas, les JO d’hiver de 1968, avec «Grenoblo, t’es perdu! Lo monstro t’engloutit: Mal avisa
l’aménagement du village olympique et du quartier de la fut ceu qui si bas te plantit!» De l’autre côté de la berge,
Villeneuve, ont marqué le visage urbain de cette grande se dresse le Musée de Grenoble, l’un des plus prestigieux
dame de Rhône-Alpes. Les Grenoblois ont la chance de province avec son incroyable collection d’œuvres d’art
de posséder un important patrimoine architectural et ancien (Véronèse, Rubens, etc.) et moderne (Chagall,
culturel. En dépit de ce que pourraient penser certains
visiteurs qui se contentent de traverser la ville, et ne
retiennent que le «pittoresque» téléphérique urbain.
31
«roi catholique qui serait sacré et élu vaux complémentaires, achevés
Grenoble
par les princes catholiques et les états en 1670, conféreront à la cité une
généraux», quand bien même serait- supercie cinq fois plus éten-
il un étranger. Le ton est donné… due… Avec ce nouveau rempart,
Chef des protestants du Dauphiné Grenoble connaît d’importantes
et lieutenant-général d’Henri IV, modications : les anciens fau-
François de Bonne, dit seigneur bourgs de Saint-Jacques et de
de Lesdiguières, a pour mission de Très-Cloîtres sont englobés, de
pacier les villes séditieuses de l’est nouveaux axes sont tracés et les
du royaume. Il s’empare de Moirans demeures aux façades jugées
en septembre 1590, avant de fondre « mal bâties et désagréables à
sur Grenoble. voir » transformées. L’unique
pont de pierre, fortuitement
«Dans la nuit du 24 au 25novembre, détruit pendant le siège, est lui
grâce à des complicités internes, il par- aussi reconstruit en 1603. Il sera
vient enn à pénétrer dans l’enceinte orné d’une chapelle et d’une hor-
et s’empare de toute la rive droite de
loge coiée d’un jacquemart où
la cité. La herse gardant la tour de l’on pouvait voir les sept planètes
l’unique pont s’est abattue in extremis pour empêcher du système solaire connues alors, dont une lune « de
le pétard [charge explosive] de faire son œuvre. Sans couleur naturelle », un soleil, et un automate appelé
cela, toute la ville tombait entre ses mains. Devant la Résurrection se mettant en mouvement à chaque heure.
détermination d’Albigny, qui projette de rompre le pont L’ensemble est complété par deux statues en bois: une
et de hisser des canons dans les clochers de la ville, femme tenant d’une main un glaive et de l’autre une
Lesdiguières entreprend un siège en règle. Tous les balance tournée vers le Parlement; un Hercule équestre,
accès à la cité sont coupés, les secours en armes envoyés armé d’une massue, côté plaine. Nul besoin d’être un
par l’Isère depuis la Savoie sont interceptés. Les canons grand clerc pour saisir l’importance et la signication
qu’il fait jucher sur le anc de la montagne battent la d’une telle œuvre. Grenoble, placée sous le signe de la
cité et font voler en éclats les vitraux de la Chambre des Justice et de la Paix, peut désormais prospérer en toute
les invités de marque (Catherine de Médicis en 1579, le
duc de Mayenne en 1580, etc.). Quel meilleur endroit
aurait-il pu choisir comme trait d’union entre le pou-
voir delphinal et l’autorité royale qu’il incarne? L’hôtel
de la Trésorerie est peu à peu transformé en bâtiment
cossu, tout en gardant certains de ses charmes médié-
vaux, comme sa tour du esiècle. Face à sa demeure, le
protecteur du Dauphiné fait aménager un vaste «espace
vert» – le Jardin de ville. Vingt-six orangers agrémentent
ce coin de paradis caché par des haies et des palissades.
Un jardinier, payé 300livres par an, s’occupe exclusive-
ment de l’entretien de ces fragiles arbustes…
contre les crues. L’ingénieur du roi Jean de Beins est Le protecteur de la cité, marié à Claudine de Béranger
chargé de s’en occuper, c’est-à-dire de faire construire depuis 1566, tombe amoureux de Marie Vignon,
Grenoble
des digues et de dégager le lit du Drac. Cette volonté de l’épouse d’un marchand d’étoes de la ville, Ennemond
contrecarrer l’impétuosité de la nature peut être inter- Matel. Elle devient sa maîtresse, et lui donne deux
prétée de diverses façons. Stéphane Gal, l’auteur de la lles : Françoise (vers 1604) et Catherine (vers 1606).
biographie de Lesdiguières, y trouve une explication Des contemporains, comme Tallemant des Réaux, cher-
séduisante: «La conviction qu’il met dans l’espoir de cheront à justier cet élan passionnel par des arguments
venir un jour à bout des dégâts des fallacieux. Ne serait-ce l’œuvre
eaux se lit dans le choix qu’il fait de d’un sorcier à la solde de la ten-
s’installer lui-même à Grenoble. À l’heure de la Contre- tatrice. D’ailleurs, le franciscain
Alors que la plupart des grands
nobles de la ville, probablement
Réforme, la ville se couvre Fra Francesco Nobilibus, exécuté
en 1606 pour pratiques magiques,
par crainte des inondations récur- de couvents, de cloîtres, n’a-t-il pas fait un cadeau au pro-
rentes, se contentent d’habitations de chapelles… tecteur? Élucubrations. À la mort
relativement modestes dans la de M me de Lesdiguières, en 1608,
cité pour mieux se doter de coquettes villégiatures à la Marie Vignon est élevée ociellement au rang de
campagne, Lesdiguières, conant, investit des sommes concubine et, dotée de nouvelles terres, devient M me la
considérables dans la réfection de son hôtel particulier marquise de Treort, l’année suivante. Un seul obstacle
de la Trésorerie, situé à proximité des rives de l’Isère. Il l’empêche de devenir la femme de celui qui est devenu
en garnit même la cave d’impressionnantes réserves de maréchal de France en 1609, puis duc et pair en 1611:
bon vin.» Donner l’exemple, en somme. son propre mari, toujours vivant.
33
Grenoble
Lyon
LA FORCE GALLO-ROMAINE
bookys-ebooks.com
La capitale des Gaules a les faveurs des empereurs. D’Auguste, l’héritier de César, à Hadrien,
au e siècle, chacun l’agrandit ou l’embellit. Au point que la cité rhodanienne,
centre névralgique du pouvoir impérial, deviendra un modèle d’art de vivre transalpin.
Ville de chair et de sang, de foi et de révoltes, de passage et rebaptisée « place de la Fédération », puis « place
et d’assimilations, Lyon peut s’enorgueillir de posséder de l’Égalité ». La sculpture en bronze détruite et fon-
une histoire bimillénaire et l’un des patrimoines les due pour en faire des canons. En 1793, la Convention
plus riches de France! Dicile de l’égaler. Impossible ordonne la destruction des façades Est et Ouest en guise
de la copier. Il y aurait quelque chose de surréaliste à de représailles contre les révoltés lyonnais qui ont tenu
vouloir raconter toute son histoire et à détailler tous tête aux armées républicaines.
ses charmes patrimoniaux. Chaque coin de rue, chaque
place, chaque façade et chaque carré vert de la métro- Bellecour? Un champ de ruines. Elle aurait pu le res-
34
pole mériterait un précis d’histoire, un catalogue d’ex- ter jusqu’à aujourd’hui. C’était sans compter sur le
position ou un traité d’architecture. Premier consul Bonaparte et sa volonté de donner un
Lyon
35
les musées, caboté d’estaminet en estaminet jusqu’à SUR LA COLLINE DE FOURVIÈRE,
plus soif, on peut encore emprunter le funiculaire, DES SECRETS BIEN GARDÉS
Lyon
aectueusement surnommé «celle» par les Lyonnais,
gravir les pentes de Fourvière et visiter l’autre Lyon.
Celle qui tutoie les cieux. Il faut avant tout rendre Le Vieux Lyon, chéri des amateurs de vieilles pierres
hommage à la somptueuse basilique Notre-Dame. De médiévales et Renaissance, est tout en contrastes,
l’esplanade qui la jouxte, la vue sur toute la plaine de en amoncellements, en couleurs. C’est un damier de
Lyon, et par beau temps jusqu’aux Alpes, est superbe. raccords et de collages. On y voit des blocs serrés de
Sous vos pieds se déroule la capitale de la région vénérables maisons marchandes, vertigineuses (quatre
Rhône-Alpes avec ses deux euves, le Rhône et la étages) pour leur époque, entassées sur des parcelles
Saône, qui comme deux bras immenses semblent l’en- étriquées, accoudées les unes aux autres avec leurs
serrer. L’étreindre, même. Son histoire se dessine à tra- fenêtres rythmées par des croisées de bandeaux de
vers sa trame urbaine, ses contrastes architecturaux. pierre. Beaucoup de ces résidences aux arcades et baies
«La forme d’une ville change plus vite, hélas! que le apparentes sont anquées d’impressionnantes tou-
cœur d’un mortel», écrit Baudelaire relles. Entre les corps de bâtiment,
dans ses Fleurs du mal. La preuve on devine les cours et les traboules
est sous nos yeux. On distingue ici, Il faut avant tout (du latin trans ambulare, « passer
de cette hauteur, les transforma- à travers ») qui cheminent secrète-
tions, l’altération et l’épanouisse-
rendre hommage ment à travers le parcellaire lyon-
ment de Lyon à travers le dédale du à la somptueuse nais, découpé en lanières le long
temps. Comme toute autre cité, elle basilique Notre-Dame. du euve, comme les veines d’un
est en perpétuelle recomposition, corps humain. Comme si par là on
se reconstruit sur elle-même, sans accédait à d’autres mystères, au-delà
faire table rase du passé. Sa presqu’île, actuel centre- de la trop apparente ville réservée aux touristes… La
ville, se présente comme une conquête sur la nature, Croix-Rousse, cette «colline qui travaille» comme le dit
sur les courants capricieux des deux euves. Michelet en 1853, quartier de la soie où les canuts s’ins-
tallent au esiècle, paraît aujourd’hui si paisible…
Sous l’océan de tuiles de ces quartiers grouillent des comme le maître incontesté de la République. Tous ses
monuments, des sites et des histoires plus que cen- ennemis ont mordu la poussière. La voie est libre. De
tenaires. Mais c’est sous vos pieds, sur la colline de retour à Rome, il s’attribue le contrôle total de l’armée,
Fourvière, que Lyon cache ses origines, enfouit ses chasse les sénateurs indignes et établit les conditions
sources, tient ses secrets les mieux gardés. Ceux-là d’entrée au Sénat. Son prestige est tel que personne
mêmes que révèlent les têtes de marbre, les stèles funé- n’ose lui barrer le chemin. Résultat : en -27, le génie
raires ou les statues en bronze. Vous l’aurez compris. politique revêt la pourpre impériale et, auréolé d’une
Ces témoins privilégiés, gardiens d’un autre temps, dimension divine, prend le nom d’Auguste (« véné-
indics de première main mal- rable»). Reste maintenant à res-
gré eux, ont vendu la mèche. taurer la richesse et la gloire de
Leurs regards se tournent vers Rome, déjà bien ébranlées par la
l’est. Autrement dit : Rome, la guerre civile.
capitale du monde antique… Ils
sont formels. Lyon a été la cité
la plus importante de la Gaule Lugdunum, capitale
romaine. Jugez plutôt. Ides de des Trois Gaules
mars de l’année 44 av. J.-C.,
Rome. Jules César est poignardé
à vingt-trois reprises au « por- Pour cela, il faut consolider
tique de Pompée» par les séna- l’empire. C’est probablement
teurs qui l’entourent. Les com- cette même année, ou en -21,
36
37
en revue les rois étrangers qui ont régné sur Rome. Des
noms cités à la pelle : Sabin Numa, Tarquin l’Ancien,
Lyon
L’embellie engagée par Auguste se poursuit au début du Mastarna… Puis il détaille l’évolution institution-
er siècle. Sous le règne de Tibère, en 19, l’amphithéâtre, nelle de la République romaine avec ses changements
le plus ancien de Gaule, est édié aux frais d’un riche et notables. Le cas de Vienne, qui fournit déjà des séna-
noble Santon (peuple gaulois qui occupe la future pro- teurs, est abordé. Claude revient en arrière dans ses pro-
vince de Saintonge), Caius Julius Rufus. Plusieurs bâti- pos, se recentre sur le sujet principal pour conclure: «Si
ments monumentaux voient le jour à Fourvière, tel le on rappelle que les Gaulois ont donné du mal au dieu
pseudo-sanctuaire de Cybèle, le temple du culte impé- César en lui faisant la guerre pendant dix ans, il faut
rial sur le site du clos du Verbe-Incarné… La cité est pareillement mettre en regard une délité invariable
aussi très appréciée par Caligula, l’une des mauvaises
graines de la dynastie d’Auguste. Monté sur le trône en
37, le mégalomane sanguinaire s’établit à Lyon deux
ans plus tard, à la suite d’une campagne militaire en
Germanie. S’il a sans doute apprécié les charmes de la
capitale des Trois Gaules, rien n’arme qu’il ait contri-
bué à son développement. Contrairement à l’empereur
Claude, noble vieillard que l’histoire a longtemps voulu
faire passer pour un crétin…
Claude, la bonne fée de la cité, meurt en 54. Tout le travaux d’embellissement sont lancés, notamment
monde parie que c’est un coup d’Agrippine. Elle aurait l’agrandissement du théâtre (capacité portée à 10000
Lyon
servi un plat de champignons empoisonnés pour places) et de l’amphithéâtre. Deux autres bâtiments
se débarrasser de son époux et ainsi faire de son ls, sont construits ex nihilo. Le premier est l’odéon, à la
Néron, le nouvel empereur de Rome… Coupable, ou fois auditorium réservé aux représentations musicales
pas, la voilà satisfaite. Narcissique, dicilement contrô- et lieu de lectures publiques. D’une capacité estimée de
lable, le jeune homme détient dorénavant le monde 3000 places, il est le signe de l’épanouissement artis-
romain. Et ne soure pas la contrariété. Cela tombe tique de la cité… L’autre édice notable de ce début de
bien, les habitants de Lugdunum ne comptent pas le e siècle à Lyon est le cirque. Réservé aux courses de
mécontenter. Au contraire. Lorsqu’en 64 les notables chars endiablées, il fait partie des monuments les plus
ont connaissance de l’incendie qui a ravagé la cité aux populaires du monde romain!
sept collines, ils s’empressent d’envoyer quatre mil-
lions de sesterces à l’empereur pour la relever de ses Si cette époque peut être considérée comme l’une des
cendres. L’attention a certainement touché le tyran… plus fastes de Lugdunum, elle annonce également la n
Puisqu’il leur retourne la même d’une ère. Lyon perd son rang de
somme le jour où il apprend capitale au début du e siècle.
que Lugdunum à elle aussi été Le feu, le sang, les pleurs… Toute une partie de la colline
victime du même éau! Le feu,
le sang, les pleurs… Romains
Romains et Lyonnais ont de Fourvière est délaissée : avec
l’émergence du christianisme,
et Lyonnais ont partagé les partagé les mêmes affres le centre du pouvoir se déplace
mêmes ares pendant un cer- pendant un certain temps. vers la ville basse, autour de la
tain temps. Ce qui resserre les résidence de l’évêque et de la
liens entre les deux cités. Et incite Lugdunum à rester cathédrale. Une autre page des riches heures de l’histoire
loyale envers Néron, même lorsque le gouverneur de la de Lyon s’ouvre. Avec ses évangéliaires carolingiens, ses
Gaule lyonnaise, Caius Julius Vindex, se révolte contre églises, ses conciles et ses foires…
celui-ci. Cette prise de position a d’ailleurs bien failli
lui coûter cher, car la ville est assiégée par les Viennois.
Fort heureusement pour elle, l’assaut n’a pas de réelles
conséquences sur la cité…
39
Lyon
Aux
Auxerre
Auxerre
Franche-Comté
Dijon
Dijon
Besançon
Bes nçon
Besançon
Bourgogne-
Auxerre
L’ILLUSTRE inconnue de l’Yonne
Elle est souvent éclipsée par la notoriété de son club de foot ! Pourtant, Auxerre l’Icaunaise
– Icauna est le nom latin de la rivière Yonne – a de quoi séduire par sa gastronomie,
ses vins de très bons crus, son patrimoine exceptionnel. Sans parler de son passé prestigieux,
puisqu’elle fut un haut lieu de la renaissance carolingienne.
43
cours desquels le visage de la ville se dessine, et dont on bénédictins de l’abbaye deviennent les principaux
reconnaît encore aujourd’hui les principaux traits, au tra- acteurs d’une communauté qui déploie une immense
Auxerre
vers d’un tissu urbain d’origine préservé à plus de 90%. puissance foncière ; ils s’imposent aussi comme les fon-
dateurs d’une école monastique parmi les plus réputées
Des berges arborées de l’Yonne à la vénérable abbaye de la renaissance carolingienne. D’une simple institu-
Saint-Germain, l’ascension de la côte est propice à tion religieuse, l’abbaye se mue en rouage incontour-
remonter le temps… Bienvenue chez les Carolingiens. nable du développement culturel et économique d’une
Nous sommes en l’an 842, quelques mois après la bataille cité qui n’en attendait pas tant.
de Fontenoy-en-Puisaye (25 juin 841), au cours de
laquelle les ls de l’empereur Louis le Pieux se disputent La crypte dans laquelle reposait saint Germain consti-
le partage de l’Europe. Parmi eux, Charles le Chauve, tue le soubassement du chœur de l’actuelle église du
futur roi de Francie occiden- complexe abbatial. Lieu sacré
tale (843-877), dont Auxerre mais aussi d’intérêt natio-
fera partie. Son oncle, Conrad, D’une simple institution nal : c’est dans la crypte du
père abbé de Saint-Germain religieuse, l’abbaye se mue chœur que, au e siècle, le
et comte d’Auxerre, va mal. plan à déambulatoire et cha-
Atteint d’un grave trouble en rouage incontournable du pelle rayonnante aurait été
visuel, il s’apprête à être opéré développement culturel et initié, avant de se perfection-
par les « chirurgiens » de
l’empereur. Pas vraiment ras-
économique d’une cité qui n’en ner puis de servir de modèle
aux futures églises romanes
suré, il espère pouvoir échap- attendait pas tant. et gothiques. Rien moins
per au supplice en tentant sa qu’un laboratoire expérimen-
chance auprès d’un saint guérisseur. Germain est de tal d’architecture religieuse. Objet d’une campagne de
ceux-là. Avocat, ce ls de patriciens gallo-romains, né à fouilles menée de 1989 à 1998, l’extrémité opposée du
Auxerre en 378, est consacré évêque de sa ville natale en chœur est aménagée, quant à elle, en un vaste espace
418. Il s’illustre par son combat en Bretagne contre l’hé- muséographique et archéologique semi-souterrain dont
résie pélagienne (négation de la grâce), par sa lutte aux la visite est incontournable. Les grilles recouvrant le sol
côtés des Bretons contre les Pictes et les Saxons, et par sa laissent entrevoir, au-dessous, de nombreuses sépul-
volonté d’alléger la scalité pour ses concitoyens. De son tures de moines ou de donateurs de l’abbaye.
grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique,
géométrie, astronomie, musique. C’est à Haymon que
l’on doit les fondements de la théorie des trois ordres
(prêtres, guerriers, paysans). L’école d’Auxerre se dis-
tingue particulièrement par le foisonnement de ses
manuscrits et de ses commentaires des textes bibliques,
la rédaction de Vies et de Miracles de saints, et ses
travaux portant sur la grammaire. Grâce à son école
abbatiale, Auxerre acquiert une véritable dimension
européenne et expérimente avant l’heure le programme
Erasmus! En eet, des échanges et des relations étroites
se nouent avec d’autres centres intellectuels, notam-
ment ceux du royaume de Francie orientale (Austrasie,
Saxe, uringe, Bavière).
Transformée en hôpital militaire puis civil après la
bookys-ebooks.com Révolution, l’abbaye accueille aujourd’hui le Musée
Comment ne pas être ébloui municipal archéologique et médiéval. En traversant
par une œuvre millénaire le cloître réaménagé au e siècle contre la structure
qui a résisté à l’usure du temps ? romane, on longe les principaux lieux de vie des moines
bénédictins: la sacristie d’abord, où sont exposés la dalle
44
représentations picturales exceptionnelles du esiècle été enveloppé le reliquaire à l’occasion d’une nouvelle
–sans doute les plus vieilles peintures françaises– ont translation au esiècle) ; la salle capitulaire ensuite, où
resurgi des temps carolingiens. Elles ornent le mur du les membres de la communauté priaient, discutaient
sanctuaire dédié à saint Étienne (côté nord) qu’emprun- de l’administration de leurs biens et réglaient les pro-
taient les membres de la communauté, les seuls auto- blèmes de discipline ; puis le scriptorium, où les copistes
risés à se rendre dans la crypte. Comment ne pas être rédigeaient, enluminaient et reliaient les manuscrits.
émerveillé par ces œuvres du premier millénaire qui Petite parenthèse linguistique: c’est à cause de ces typo-
ont résisté à l’usure du temps et aux saccages des guerres graphes médiévaux, semble-t-il, que les Auxerrois ont
de Religion? Par endroits, l’ocre s’est un peu estompée, aujourd’hui toutes les peines du monde à convaincre
mais on devine aisément la scène relatant la condamna- leurs concitoyens de revenir à la prononciation originelle
tion de saint Étienne par le Sanhedrin, celle montrant du nom de leur ville, «Ausserre». Les moines copistes
les gardes qui s’emparent du martyr en extase pour le avaient en eet remplacé les doubles «s» par une croix!
conduire au lieu du supplice, ou bien cette représenta-
tion de Jérusalem avec sa porte hypertrophiée, théâtre
de la lapidation du saint. Une inscription voisine de ces
trois fresques a été décryptée comme étant le nom de
l’artiste supposé : un certain Fredilo, connu pour être
un moine lettré élève de Servat Loup, lequel fut abbé de
l’abbaye Saint-Pierre de Ferrières.
45
brin d’observation permet bien sûr le roi et le pape.
de décrypter ce kaléidoscope de décrypter ce kaléidoscope Certains textes attestent que
Auxerre
des identités auxerroises. des identités auxerroises. «la pointe des vins» auxer-
rois s’exportait vers les pays
Au cœur de celles-ci, l’omniprésence de la vigne, dont de l’actuel Benelux, la France du Nord, la Normandie,
le clos de la Chaînette, ancienne possession de l’abbaye l’Angleterre et même vers la Russie via la Baltique.
Saint-Germain, représente aujourd’hui un précieux
témoignage. Toutes les couches de la société auxerroise Le petit peuple vit sous les murs du castrum primitif,
sont concernées par la viticulture : abbés, évêques et dans la paroisse Saint-Pierre-en-Vallée –la plus étendue
seigneurs sont les principaux propriétaires fonciers ; d’Auxerre intra-muros– dont l’enclos abbatial édié au
les «laboureurs de vignes», petites gens qui travaillent esiècle s’aligne le long de l’axe nord-sud (Paris-Lyon).
à leur service, tirent du travail de la terre l’essentiel de Particularité de cette église: les paroissiens, en majorité
leur maigre revenu. Jusqu’au milieu du esiècle et la des vignerons, n’ayant pas le droit de sonner les cloches
crise du phylloxéra, Auxerre est littéralement cernée (prérogative réservée aux seuls membres de la com-
par la vigne. Une particularité que n’avait pas man- munauté abbatiale), ils ont construit eux-mêmes leur
qué de relever Fra Salimbene, un moine franciscain du tour clocher, au prol très élancé, symbole ostentatoire
e siècle: «[…] Il y a là un grand district ou évêché, d’une population laborieuse, désireuse de marquer son
territoire. À l’angle de la tour, au-dessus de la porte sud gros. À l’étage, lieu de vie, la façade laisse apparaître une
de l’église, les grappes de raisins sculptées rappellent structure de poutres, caractéristique des maisons à pans
que le lieu est celui de la confrérie Saint-Vincent, le saint de bois auxerroises (on en compte près de 700 dans la
patron des vignerons. La façade principale de l’église ville). Dans l’encorbellement, on distingue des symboles
présente, quant à elle, une imagerie reet de la popula- qui ne prêtent à aucune équivoque: une nef, une ancre de
tion de ce quartier: bouchers, maraîchers, charcutiers. marine. Au n°4 de cette même place, sur une autre mai-
Dans ce territoire constitué à 70% de vignerons, la vie son en bois du esiècle, se trouve un des rares reliefs
était rythmée par les saisons et l’eervescence était bien conservés représentant Nicolas, le saint patron des
considérable, surtout en période de vendanges avec mariniers, indice de la ferveur religieuse qui animait ce
l’arrivée des journaliers. peuple de l’eau. À l’instar des vignerons, les mariniers
avaient formé une confrérie d’entraide et de charité et
En progressant le long de la rue Joubert et en remontant se réunissaient dans la chapelle de l’église Saint-Loup,
à la limite de l’ancien castrum, le parcellaire médiéval disparue à la n du esiècle. À quelques mètres de
se contracte. C’est ici, près de la rue Sous-Murs, que là, sur la place Saint-Nicolas, un bar-restaurant ouvert
vivaient les habitants réputés «pollueurs», notamment dans les années 1990 occupe l’ancien bâtiment de l’en-
les bouchers. À proximité, les vignerons résidaient dans trepôt et des bureaux de la Compagnie des coches d’eau.
des maisons basses, sans étage, à l’image de certaines Autrefois, le lieu était rempli de marchandises et vivait
bâtisses du esiècle toujours visibles rue Bérault. Ces au rythme des entrées et des sorties incessantes des
maisons ne comportaient pas de caves de stockage du voyageurs. La statue de Saint-Nicolas a beau veiller sur
vin. Celui-ci était conservé par les propriétaires eux- les lieux, elle n’intimidait pas les promeneurs de passage
mêmes. Juste une ou deux pièces à vivre et éventuelle- et les riverains qui venaient s’encanailler dans la maison
46
ment une petite grange à pressoir où le jus était extrait, des étuves proche de la rue de la Marine.
puis fermenté avant sa mise en tonneau. Le fruit de la
Auxerre
production viticole était acheminé par la rivière vers Un centre intellectuel réputé attirant de nombreux étu-
Paris, avant d’être exporté vers l’Angleterre et les pays diants, une production viticole orissante, une rivière
du Nord. Un trac assuré par la population haute en facilitant les échanges avec la capitale. Au esiècle, il
couleur des voituriers d’eau, concentrée dans le quartier commence à faire bon être bourgeois à Auxerre. Surtout
de la Marine, entre la colline de l’abbaye Saint-Germain pour ceux qui dépendent directement du comte de
et celle de la cathédrale Saint-Étienne. Nevers, Pierre de Courtenay. En eet, à partir de 1188, ce
prince capétien, époux d’Agnès de Nevers, leur octroie
la libre transmissibilité de leurs biens et met ainsi n
Jusqu’à l’arrivée du chemin de fer au système de la mainmorte. Ce n’est qu’un début… En
en 1855, le port avait des allures 1216, contre une rente annuelle de 2 000 livres versée
de fourmilière au comte, les bourgeois obtiennent à bail pour six ans
l’ensemble de la ville et de ses dépendances. Pierre de
Courtenay espère ainsi disposer des ressources néces-
Aujourd’hui, le calme règne dans ce quartier-village saires pour accéder au trône de Constantinople.
pittoresque des bords de l’Yonne. Pourtant, jusqu’à l’ar-
rivée du chemin de fer en 1855, cet espace de vie et de Avec la mise en place d’un corps de ville formé de douze
travail avait des allures de fourmilière où se côtoyaient bourgeois élus par leurs semblables, la première admi-
charpentiers de marine, les «chi dans l’iau» (manuten- nistration municipale autonome voit le jour. Lorsque le
tionnaires qui déchargeaient les marchandises), petits comté d’Auxerre est rattaché à la couronne de France le
patrons et voituriers d’eau. Sur la petite place pavée 25janvier1371, les bourgeois se soustraient dénitive-
du Coche-d’Eau, le Centre d’histoire médiévale a élu ment à l’emprise du comte et de l’évêque. Mais la pres-
domicile dans la maison du Coche-d’Eau, une bâtisse sion scale, notamment l’impôt sur les vins, exercée
du esiècle construite sur le modèle de l’habitat mari- par le roi attise les mécontentements et les Auxerrois
nier médiéval disparu. Au rez-de-chaussée, toujours ne tardent pas à se rallier au duc de Bourgogne avant
conçu en pierres pour résister aux crues fréquentes de la une ultime volte-face et l’allégeance à la couronne de
rivière, un vaste entrepôt –appelé «port» dans le jargon France en 1477, au lendemain du conit entre Charles le
local– où les mariniers stockaient les marchandises en Téméraire et LouisXI.
Au lendemain de la guerre,
il y avait encore des fermes
au beau milieu de la ville
47
cien palais où logeait l’évêque (grand administrateur et
législateur de la cité) accueille la préfecture de l’Yonne.
Auxerre
Il se dit même que le bureau du préfet, installé dans le
promenoir roman du e siècle, avec une vue splendide
sur la vallée de l’Yonne, est l’un des plus prisés des ser-
viteurs de l’État.
Réputée discrète, voire introvertie, la capitale régionale l’autogestion ainsi qu’aux liens solidaires et commu-
de la Franche-Comté soure d’un décit de notoriété nautaires. Lorsque les Français conquièrent pour la
sur le plan national et international. À l’étranger, elle première fois Besançon au début de l’année 1668, ne
est souvent confondue avec Briançon. Pourtant, dotée dénoncent-ils pas ces râleurs de Bisontins et les trop
d’une somptueuse citadelle, la cité bisontine fait partie grandes libertés de leurs vignerons qui demandent la
des places fortes du réseau des sites majeurs Vauban protection de leur activité en exigeant que les vins fran-
inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco çais et franc-comtois n’entrent pas dans la ville?
48
49
site naturel placé sous le signe de l’eau qui ceinture le à peu près à l’ancien cardo maximus) ; les conduits
cœur historique, lui conférant l’allure d’une presqu’île. de l’aqueduc romain qui, sur 10km, alimentait la cité
Besançon
Lovée dans un méandre du Doubs côté nord, la ville est en eau depuis les sources d’Arcier ; les colonnades du
comme verrouillée au sud par le mont Saint-Étienne où square Castan ; les vestiges de l’amphithéâtre (sur la
trône la citadelle. rive droite du Doubs) ; le murus gallicus ; la berge de
l’époque romaine ; la domus du palais de justice et celle
Jules César a très vite compris l’intérêt stratégique du collège Lumière (6000m 2) où a été mise au jour la
de cette place forte, qu’il a été le premier à nommer mosaïque de la Méduse datant duesiècle apr.J.-C.
Vesontio, et sur laquelle une peuplade gauloise, les
Séquanes, a érigé son oppidum. Un temps en lutte contre Sur les hauteurs de la ville, en contrebas de la citadelle,
les Eduens, les Séquanes font appel à César, alors pro- le calme règne dans ce qui fut l’ancien secteur capitu-
consul romain, pour combattre le Germain Arioviste laire de la métropole chrétienne médiévale. C’est à la
en 58av.J.-C. Les légionnaires romains apprécient telle- veille des invasions barbares du esiècle que la popu-
ment le lieu qu’ils y déposent leurs casques et y abritent lation bisontine quitte le centre de la cité pour trouver
leurs chars jusqu’à la n de l’Empire romain d’Occident refuge sur la colline. Et lorsque l’empereur Julien passe
en 476apr.J.-C. C’est donc sous l’occupation romaine à Besançon en 360, il la décrit comme une «bourgade
que Besançon forge son identité première: celle d’une ramassée sur elle-même » qui n’est plus la capitale
ville de garnison. majestueuse qu’elle était.
La réalité serait tout autre. L’évêque Amantius, en quête dinaire développement. Besançon ne dépend plus dès
de protecteurs spirituels pour sa communauté, serait lors que de l’autorité de l’archevêque qui devient prince
Besançon
vers l’an 500 « l’auteur véritable de l’invention des d’Empire et échappe au pouvoir comtal. La cité est alors
saints martyrs de Besançon et de la mise en place de une enclave au sein de la Comté de Bourgogne. L’homme
leur culte ». Le premier évêque historiquement connu de Dieu concentre dans ses seules mains le pouvoir de
est un certain Pancharius (347). justice civile et ecclésiastique, l’administration de la
monnaie, la gestion des tonlieux (droits perçus sur la
Durant toute la période du haut Moyen Âge, entre le e et circulation des marchandises et sur les transactions)
le esiècle, de nombreux édices cultuels sont construits : et des droits banaux. Les Bisontins lui doivent aussi le
le groupe cathédral constitué de deux églises et d’un bap- service d’ost (militaire). L’archevêque fait construire
tistère ; le palais épiscopal et un oratoire sur le haut de la de nouvelles églises (Saint-André et Saint-Quentin).
colline. Après avoir été envahie par les Alamans (vers Il engage une rénovation spirituelle et matérielle de la
450) et par les Burgondes (vers 460), Besançon entre ville dans le contexte de la réforme grégorienne. Les
dans le giron des Mérovingiens de 534 à 752. C’est au suzerains germaniques demeureront toujours à dis-
cours de cette période que sont élevées les quatre églises tance de cette cité régentée par l’Église, à l’exception de
paroissiales : Saint-Jean-Baptiste, Saint-Maurice, Saint- l’empereur FrédéricBarberousse qui séjourne plusieurs
Pierre et La Madeleine. Au milieu duesiècle, l’évêque fois à Besançon entre 1153 et1158. Un intérêt certain
saintDonat fonde les deux premiers monastères bison- pour la ville qu’on attribue à son mariage avec Béatrice,
tins de Saint-Paul pour les hommes et de Jussa-Moutier lle du comte RenaudIII, par lequel l’empereur devient
pour les femmes. La population, bien que gagnée à la foi comte de Bourgogne (1156-1190).
catholique, s’est retrouvée à un moment donné dans la
nécessité de faire bloc contre l’autorité épiscopale déten-
trice de tous les pouvoirs spirituels et temporels. Cette La Boucle, une collectivité autonome
toute-puissance de l’évêque s’explique par l’insécurité et protégée
ambiante qui règne dans les royaumes de Bourgogne
entre lese et esiècles.
À force d’obstination et de rébellions successives,
Depuis le partage de l’empire de Charlemagne au traité les habitants de la Boucle parviennent à obtenir leur
de Verdun (843), Besançon et l’ensemble de la Burgondie indépendance vis-à-vis de l’archevêque. Une charte
impériale, en date du mois de juin 1290, signée avec La peste noire de1349 qui ravage l’Europe occidentale
RodolpheIer de Habsbourg, accorde aux citoyens bison- n’épargne pas Besançon, dont la population estimée à
tins, sujets de l’empereur, le droit de gérer eux-mêmes 10 000personnes perd un tiers de son eectif. En 1350,
leurs aaires. La ville inaugure alors une période véri- le haut du quartier capitulaire est dévasté par un incen-
tablement charnière, celle du mouvement communal die. Autre éau : les razzias perpétrées par les merce-
(e siècle). Besançon est devenue Besançon précisé- naires de la guerre de Cent Ans au lendemain du traité
ment au moment de la Commune, quand les gens se de Brétigny (1360). Le e siècle est le théâtre d’une
sont rendus maîtres de leur sort. D’un espace jusqu’alors révolte sociale conduite par le batteur d’or JeanBoisot
propriété du seigneur, la cité devient une collectivité. et matée par les troupes de PhilippeleBon. Par les trai-
tés de garde de1386, 1405 et1422, les ducs-comtes de
En butte à une phase de stagnation économique, les Bourgogne arment leur inuence sur la ville tout en
habitants vivent alors essentiellement des retombées respectant la sacro-sainte liberté bisontine. À
nancières de l’agriculture, de la viticul- la mort de Charles le Téméraire en 1477,
ture, de l’artisanat et de la fabrication dernier des ducs-comtes, Louis XI
textile. La ville médiévale se divise tente de s’emparer du territoire franc-
en sept quartiers, dont l’empreinte comtois. C’est compter sans l’union
demeure dans la répartition act- de Marie de Bourgogne, héritière de
uelle des activités urbaines : la Comté, avec l’empereur d’Autriche
Saint-Quentin, chasse gardée Maximilien. S’ensuit une guerre – qui
des religieux ; Saint-Pierre, cœur épargne Besançon– à l’issue de laquelle, par
du pouvoir communal ; le Bourg, le traité de Senlis (1493), la Franche-Comté
centre commerçant ; Arènes, Battant revient à l’Empire germanique. Besançon s’ap-
51
et Charmont pour la viticulture et prête à vivre son premier âge d’or.
Besançon
l’artisanat ; Chamart, extension du
quartier religieux. Chaque quar- La vieille ville de Besançon se distingue
tier désigne alors ses représen- par la densité de ses maisons bour-
tants et a le devoir d’organi- geoises et de ses hôtels particuliers
ser la milice et la répartition aux façades bleu et beige, faites
des charges scales. Tous les de pierres en provenance de la
ans, le 24juin, la Commune forêt de Chailluz. Un grand
élit 28notables et un conseil nombre de ces bâtisses datent
de 14gouverneurs (deux par du e siècle. Au travers de
quartier). Il s’agit d’un scru-
cette architecture, expression
tin à deux degrés auquel de l’art de la Renaissance, c’est
participent les chargés de famille. Lesquels ont tendance la dimension d’une cité prospère, au commerce oris-
à toujours élire les mêmes représentants, ce qui fait pen- sant et en paix avec ses voisins qui ressurgit du passé.
ser au modèle oligarchique des cités grecques. C’est à CharlesQuint, titulaire du Saint Empire romain
germanique en 1519, à sa tante Marguerited’Autriche
À la n du e siècle, la Comté revient sous suze- qui a reçu de son père Maximilien la jouissance viagère
raineté française après que le comte de Bourgogne des Pays-Bas, du Charolais et de la Comté, sans oublier
Othon IV a cédé ses droits à Philippe le Bel et que leur conseiller Nicolas Perrenot de Granvelle – lequel
PhilippeleLong, ls de ce dernier, s’est marié en 1307 s’est fait construire à Besançon un magnique palais qui
avec Jeanne de Bourgogne. Besançon préserve tou- héberge aujourd’hui le musée du Temps– que les Francs-
tefois son statut de ville libre impériale. La situation Comtois doivent, en partie, le prestige de leur capitale
reste la même lorsque comté et duché sont réunis en régionale. Grâce à la bienveillance des Habsbourg et à
1369 suite au mariage de l’héritière de Franche-Comté, l’immense talent de diplomate déployé par Granvelle,
Marguerite de Flandre, avec le duc de Bourgogne les Bisontins ont connu une longue période de paix avec
PhilippeleHardi. C’est donc «autonomes» et «proté- les Suisses et les Français. Quelques ombres au tableau,
gés» par l’ombre de la toge impériale que les Bisontins tout de même : en annulant, en 1518, le traité de Rouen
doivent faire face aux malheurs dese et esiècles. qui, depuis 1435, régissait l’exercice de la justice et le
régime des impositions, l’empereur s’attire les foudres n’accepte de ratier ce traité que dix ans plus tard, au
des autorités civiles et ecclésiastiques ; les tensions reli- moment de la conquête française.
gieuses commencent à se faire sentir dans une ville
de forte tradition catholique. Jusqu’à ce que la répres- Initiée par Richelieu en 1635, celle-ci s’opère d’abord
sion s’abatte sur les adeptes du luthéranisme, à l’image par une guerre menée contre les possessions espagnoles
de Simon Gauthiotd’Ancier, gouverneur de la ville et des Habsbourg, la guerre de Dix Ans (1635-1644),
opposant à NicolasPerrenotdeGranvelle, banni de la dévastatrice pour la Franche-Comté. La province res-
cité. Le paroxysme de ce conit religieux tera toutefois espagnole au lendemain du
est atteint en 1575, lorsque les huguenots traité des Pyrénées (1659). Mais à la mort
de Montbéliard attaquent la ville, dans la Besançon, ville de PhilippeIVd’Espagne, LouisXIV est
nuit du20 au 21juin. Les vignerons du espagnole ? bien décidé à faire valoir les droits de son
quartier Battant leur opposent une résis- épouse, Marie-érèse, lle du souve-
tance victorieuse. rain défunt, sur la terre bisontine. Une première cam-
pagne victorieuse menée le 6 février 1668 par Condé
Même sous protection germanique, les Bisontins sont est réduite à néant par le traité d’Aix-la-Chapelle, signé
toujours restés profondément attachés à la culture fran- le 2mai suivant. Il faut attendre l’année1674 pour que
cophone. Et pourtant, combien de lettrés bisontins ont- LouisXIV, assisté de Louvois, du ls du GrandCondé
ils manqué de suoquer en lisant un vers de VictorHugo et de Vauban, conduise le siège qui rattachera déni-
dans Les Feuilles d’automne (1831) : «Ce siècle avait deux tivement Besançon au royaume de France. Le 22 mai
ans ! Rome remplaçait Sparte/Déjà Napoléon perçait 1674, c’est en triomphateur que LouisXIV pénètre par
sous Bonaparte/Et du Premier Consul déjà, par maint la porte du Front-de-Secours. Besançon et la Franche-
52
endroit/Le front de l’Empereur brisait le masque étroit/ Comté deviennent ociellement françaises par le traité
Alors Besançon, vieille ville espagnole […].» de Nimègue de 1678.
Besançon
53
des mots qui résonnent avec une certaine
récurrence dans l’histoire de l’identité
Besançon
bisontine. N’est-ce pas dans cette ville que
sont nés les penseurs des «théories sociali-
santes» comme CharlesFourier (1772-1837)
ou Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) ?
Mais c’est également à Besançon qu’est inau-
gurée, à la n du e siècle, la première uni-
versité populaire.
Quatre princes Valois pour un siècle d’or. De 1363 à 1477, l’empreinte des ducs de Bourgogne
sur la cité est indéniable. Puissance économique, poids politique, effervescence artistique.
Fidèle à l’héritage, la cité a toujours su rester maîtresse de son destin.
1477 : les états de Bourgogne se rallient être ère de ses édices. La cathédrale Saint-Bénigne,
à la cause du roi de France les églises Notre-Dame, Saint-Étienne et Saint-Michel
De la cité épiscopale
au duché bourguignon
55
apr.J.-C. Située sur un croisement d’axes de circulation,
la cité est déjà une étape incontournable pour les com-
Dijon
merçants et les voyageurs. Gaston Roupnel, historien
de la campagne française du e siècle, résume joli-
ment: «Le Bourguignon, c’est quelqu’un qui s’est arrêté
en chemin. » Le nom romain de la ville est Divio. La
dénition du mot est dicile à établir. Il semble que ce
soit la forme latinisée d’un nom celtique qui signierait évêque de Langres, décide d’y établir le siège épiscopal
le « marché sacré ». Toujours est-il que la ville-étape, (qui y demeurera jusqu’au e siècle). Une église (l’ac-
arrosée par l’Ouche et le Suzon, est protégée par une tuelle Saint-Jean) sera érigée pour y accueillir la sépul-
enceinte de 1 200m de périmètre datant du e siècle. ture du religieux. Non loin de celle-ci, un mystérieux
Quelques vestiges sont toujours visibles : la tour du sarcophage, à l’origine d’un grand nombre de miracles,
Petit-Saint-Bénigne (15, rue devient un important lieu de
Charrue), un pan de muraille dévotion. L’évêque Grégoire
au musée François-Rude, ainsi C’est une forteresse aux (futur saint), interloqué par
que des fragments incrustés ces manifestations qu’il estime
dans les murs ou les jardins
très puissantes murailles, païennes, les interdit. Il faudra
particuliers de la ville. Dans située au milieu d’une que saint Bénigne lui appa-
son Histoire ecclésiastique des plaine riante.» raisse en songe et lui intime
Francs datant du e siècle, l’ordre d’élever un lieu de culte
GrégoiredeTours décrit ainsi la cité: «C’est une for- à cet endroit: la basilique Saint-Bénigne et son abbaye
teresse aux très puissantes murailles, située au milieu voient le jour à partir de535. Le bourg Saint-Bénigne,
d’une plaine riante, dont les terres sont si fertiles et si hors les murs, vient alors se greer au castrum.
productives que les champs, ensemencés après un seul
labour, donnent d’abondantes récoltes.» Au tournant du millénaire, Dijon connaît de profonds
changements. Robert, ls du roi de France Robert II
Lorsque les évêques de Langres fuient la capitale des le Pieux, fait de Dijon la capitale de la Bourgogne en
Lingons saccagée par des guerres, au début du esiècle, 1032. À cette époque, l’autorité des ducs se heurte à celle
ils trouvent refuge à Dijon. Saint Urbain, sixième des évêques de Langres et d’Auxerre qui défendent leurs
privilèges. C’est le temps des grands ordres monastiques vit au même moment une des pages les plus tumul-
et des grandes abbayes, Cluny (dès 1088) et Cîteaux tueuses de son histoire. Tout commence à quelques
(1098). Un enfant dont la destinée marquera l’histoire de centaines de kilomètres de là. La bataille de Poitiers,
la chrétienté naît à Fontaine-lès-Dijon, en 1090. Issu de engagée le 19septembre 1356, tourne au désastre. Alors
la noblesse, Bernard entre à Cîteaux en 1112. Missionné que son armée se replie, le roi de France, JeanIIleBon,
par Étienne Harding, il fondera continue à abattre rageusement
une maison cistercienne dans la
vallée de Langres, Clairvaux!
PhilippeIIleHardi son arme sur les Anglais du
Prince Noir. Fidèle chevalier de
considère la cité comme l’ordre de l’Étoile, n’a-t-il pas juré
À Dijon, le 28juin1137, un incen- sa capitale politique. de ne jamais reculer devant l’en-
die ravage la cité. Le duc HuguesII nemi ? Son ls cadet, Philippe, à
saisit l’occasion pour édier une nouvelle enceinte, peine âgé de 14ans, reste à ses côtés et avise: «Père, gar-
bien plus grande, qui englobe le bourg Saint-Bénigne. dez-vous à droite, gardez-vous à gauche !» Rien n’y fait.
En 1183 puis en 1187, HuguesIII concède à Dijon une La partie est perdue. Mais Jean II le Bon se souviendra
charte communale. Les habitants peuvent désormais de la bravoure de sa progéniture…
s’associer, accueillir de nouveaux résidents et les maires
rendre la justice. Durant ce esiècle, une première rési- Envoyés sous bonne escorte en Angleterre, les captifs
dence ducale, appuyée sur les murailles nord-ouest de royaux ne retrouvent leur liberté qu’en mai1360, après
l’enceinte, est érigée. Une chapelle votive y est élevée en le désastreux traité de Brétigny. Le royaume de France,
1172 par HuguesIII. Un an plus tôt, pris dans une tem- amputé de tous ses territoires du Sud-Ouest, englouti
pête alors qu’il se rendait en pèlerinage en Terre sainte, dans des crises sociales et ravagé par les épidémies, est
56
il avait promis cette chapelle si son navire était épargné. dans un triste état. D’autant que les Grandes Compagnies
Autre centre religieux de la cité, l’église Notre-Dame. composées d’hommes de guerre «licenciés», ravagent
Dijon
57
des ducs de Bourgogne. Et de songer à la postérité. Pour choisi l’ordre des Chartreux, c’est, selon ses propres
ce faire, il achète 800 francs-or à la famille Aubriot la termes, parce qu’il apprécie ces religieux qui « pour
Dijon
terre de Champmol en 1377, située près de Dijon. Son amour de Dieu ont élu volontaire pauvreté, déguerpi
intention est de bâtir une chartreuse destinée à accueillir et délaissé tous honneurs, richesses et autres vanités et
sa sépulture et celle de ses descendants. En ce lieu sera délices mondaines, et renoncé à leur propre et franche
la nécropole ducale. Mais à peine a-t-il le temps d’élabo- volonté pour suivre la volonté de Dieu, et singulière-
rer son projet qu’une révolte éclate en Flandre en 1379. ment entendre à le servir». DrouetdeDammartin puis
Dépassé par les événements, son beau-père requiert son Jacques de Neuilly-l’Évêque sont en charge du chan-
aide pour mater l’insurrection tier. On fait venir de l’ardoise
menée par PhilippevanArtevelde de Mézières, de la pierre d’As-
dans les villes amandes. Il y a nières-lès-Dijon, d’Is-sur-Tille
urgence. Surtout lorsqu’il s’agit de et de Tonnerre, du marbre noir
préserver son héritage. Le duc de de Dinant (pour les cénotaphes),
Bourgogne s’active pour que l’ar- du bois des forêts de Mantuan
mée royale française intervienne. et d’Argilly. Champmol devient
L’ost, constitué de 10 000hommes, un incroyable foyer artistique.
est réuni autour d’Arras au mois Pour l’ornementation, on fait
de novembre1382. À la tête d’une appel à des équipes de peintres
troupe de 2 000 combattants, et de sculpteurs venus de tout le
Philippe le Hardi empoigne son royaume et surtout du pays « de
arme. Entre Lille et Courtrai, la par deçà » (à savoir, la Flandre).
bataille de Roosebeke est rem- Tous travaillent sur le portail de
portée par l’armée française le l’église, le calvaire (le Puits de
27 novembre. Fort de cette vic- Moïse) et le tombeau de Philippe.
toire, Philippe s’approprie l’horloge à automate sur le Le sculpteur Jean de Marville dirige les travaux puis
beroi de Courtrai et la ramène à Dijon. Le mayeur de laisse sa place, à sa mort en 1389, à un Flamand ori-
la ville (le maire), Josset de la Halle, fait placer le jac- ginaire de Haarlem, Claus Sluter. Le ciseau inspiré, et
quemart sur une des tourelles de l’église Notre-Dame, avec l’aide de son neveu Claus de Werve, Sluter est à
en guise de beroi. Depuis, le personnage de l’horloge l’origine de ces pièces maîtresses de l’art gothique. Chez
les peintres œuvrent JeandeBeaumetz, Jean Malouel, Une cour bourguignonne itinérante
MelchiorBroederlam et JacquesdeBaerze, tous à l’ori-
gine des décors de l’église, de la chapelle et de certains
retables. En 1384, le comte de Flandre, LouisdeMâle, Le nouveau duc de Bourgogne, PhillipeIII, ls de Jean,
rend l’âme. PhilippeleHardi se retrouve à la tête d’un contrôle un immense territoire divisé en deux blocs :
ensemble territorial qui fait de lui le plus puissant le premier s’étend de la Somme à la Frise ; le second
prince du royaume de France. En 1386, il réforme les inclut les deux Bourgognes (le comté et le duché) et
institutions dijonnaises : la Chambre des comptes est ses annexes que sont l’Auxerrois, le Mâconnais et le
réorganisée sur le modèle de celle qui siège à Paris et Charolais. Ne peut-on pas alors parler d’un État, ou
une chambre du Conseil est fondée. Seule exception même d’un empire? Conscient de sa position avanta-
à cette volonté de centralisation, les Grands Jours geuse mais ne voulant pas ceindre la couronne royale,
(états généraux) continuent à siéger à Beaune et à le duc de Bourgogne déclare à qui veut l’entendre: «Je
Saint-Laurent-lès-Chalon. bookys-ebooks.com veux que l’on sache que je l’eus été si je l’eusse voulu.»
Saignée, la France est tiraillée par les trois « rois »
Philippe le Hardi tombe gravement malade au prin- –CharlesVII, HenriVI d’Angleterre et PhilippeIIIle
temps1404 et expire le 27avril suivant. Il sera inhumé Bon. Ce dernier a soif de vengeance. Il n’a pas oublié
à la chartreuse de Champmol le 16juin. JeansansPeur le meurtre de son père. Son instrument ? L’Anglais.
reprend le ambeau. « C’est un prince d’une grande Alliances et batailles se succèdent: le 14 juin 1423, la
bonté et d’une véritable droiture d’esprit : il est sœur de Philippe –Anne– épouse le duc de Bedford;
juste, sage, charitable et doux, et sa conduite est sans le 8mai 1429, Jeanned’Arc libère Orléans occupée par
reproche.» Ce portrait, brossé par ChristinedePisan, les Anglais ; le 17 juillet 1429, Charles VII est sacré à
58
révèle à quel point ce dernier est apprécié à la cour de Reims ; au printemps 1430, Philippe III le Bon livre
France. Pourtant, cette description élogieuse s’assom- la Pucelle aux Anglais. La faiblesse qu’il a pour les
Dijon
brit au l des années. La haine régnant entre le duc demeures palatiales des villes du Nord l’amène à rési-
de Bourgogne et le duc d’Orléans plonge le royaume der à Bruxelles, Bruges ou Lille. Il n’en néglige pas pour
dans la guerre civile qui oppose les Armagnacs aux autant le palais ducal de Dijon. Il y entame une série
Bourguignons. De l’assassinat du duc d’Orléans, à Paris de rénovations entre 1430 et 1460. Des cuisines, avec
(le23novembre 1407), à celui du duc Jean sur le pont leur vaste salle contenant six cheminées, sont aména-
de Montereau (le 10septembre 1419), rien ne manque: gées de1430 à1435. Le duc apprécie la beauté et le faste.
crimes, félonies, négociations, batailles… Lors de ses épousailles avec IsabelledePortugal, en jan-
vier 1430, il fonde l’ordre de la Toison d’or, à Bruges.
L’acte est religieux. Le « vrai serviteur de Dieu » veut
ainsi se montrer le défenseur de la sainte foi. Les plus
éminents membres de l’élite nobiliaire bourguignonne
ceignent le collier. En 1432, PhilippeleBon xe «irré-
vocablement et à toujours le lieu, chapitre et collège
de l’Ordre» dans la chapelle du palais ducal. Celle-ci
conserve, dès l’année suivante, la relique du patron de
la Bourgogne, saintAndré. Elle est d’ailleurs consacrée
sainte chapelle, lorsqu’en 1433, le pape EugèneIV livre à
IsabelledePortugal une hostie miraculeuse renfermée
dans une monstrance (objet d’orfèvrerie).
59
23 janvier 1474. Dès son avènement, bardements ne cessent pas pendant
Charles ache ses prétentions. Il rêve une semaine. LouisdeLaTrémoille
Dijon
de contribuer à la renaissance de l’an- entreprend des négociations et réus-
cienne Lotharingie du esiècle et de sit à ce que les Suisses retirent leurs
ceindre la couronne royale. Mais à troupes. « Miracle ! », crient les
force de s’entêter dans ses désirs, de
Dijonnais qui organisent dès lors
réprimer les révoltes et d’intriguer une procession annuelle en l’hon-
contre LouisXI, celui qui voulait être empereur accu- neur de la Vierge. L’alerte de1513 les incite à fortier
mule les échecs militaires et nit par perdre la vie à leur ville : un ingénieur siennois édie le bastion de
Nancy, le 5janvier 1477. Dévoré par les loups! Le siècle Guise, entre1547 et1549.
d’or du duché vient de s’achever.
Dijon va être successivement secouée par la Ligue
(1589-1590); l’émeute populaire, le Lanturelu (1630);
Dijon, un duché français la Fronde (1649-1650) ; la Révolution (1789). De capi-
tale de la Bourgogne et siège de gouvernement, la
cité devient un simple chef-lieu de département le
À la mort du Téméraire, Louis XI ne ménage pas le 22décembre 1789. La chute est rude. Le esiècle lui
duché. Pourquoi le ferait-il? Le roi exige que la cité se redonne un dynamisme économique avec l’exploitation
soumette à son autorité et que la Bourgogne soit ratta- du charbon et du fer au Creusot, l’achèvement du canal
chée à la couronne de France. Les états de Bourgogne de Bourgogne en 1833 et l’arrivée du chemin de fer en
se réunissent le 25janvier 1477 et nissent par rallier 1851. Avec son patrimoine, ses espaces verts et sa qua-
la cause du roi. Les troupes royales entrent à Dijon le lité de vie, Dijon fait partie des «cent agglomérations
1erfévrier. De cet accord, les autorités bourguignonnes où il fait bon vivre», selon Le Point. Un sacré palmarès.
obtiennent quelques concessions: le bailliage de Dijon Amplement mérité.
bookys-ebooks.com
Brest
Bres
Brest
orien
rient
LLorient
Bretagne
Saint
Saint-Malo
nt-Malo
Saint-Malo
Renne
Rennes
Rennes
nnes
Brest
LA ROYALE OCÉANE
Aujourd’hui deuxième base navale de France après Toulon, celle qui fut un temps baptisée
le « Versailles maritime » de l’Atlantique a connu un destin à la fois prestigieux et tragique.
Détruite à 90% par les bombardements alliés lors de la rien à voir à Brest» puisque tout a été anéanti. Matelot,
Seconde Guerre mondiale, Brest la Blanche présente le fais sonner la cloche! L’heure est venue d’envoyer une
visage d’une ville neuve, reconstruite selon les plans à fois pour toutes par le fond la cargaison de préjugés nés
l’américaine de l’architecte Jean-Baptiste Mathon : un du traumatisme de 1944. bookys-ebooks.com
alignement de rues parallèles, ponctuées par de petits
immeubles de trois à quatre étages aux façades imma- En pénétrant, sur autorisation exceptionnelle, dans la
culées, sans grande personnalité. De prime abord, c’est base navale édiée le long de la Penfeld qui coupe la cité
vrai, cette n de terre européenne peut donner envie en deux, on découvre une véritable ville dans la ville,
de lever l’ancre au plus vite, à destination de lieux plus son centre névralgique. On y croise peu de monde,
62
hospitaliers. Ce serait, d’une part, faire injure à une ville l’atmosphère est étrangement calme, à peine entend-on
dont les habitants ont mis toute leur énergie à la recons- s’échapper des cales de radoub des bruits de marteau
Brest
truire dans l’urgence. Et d’autre part, entrer dans le jeu qui semblent, du coup, incongrus! Dans ce sanctuaire,
de ceux qui sont convaincus –à tort– «qu’il n’y a plus 16000 hommes et femmes en uniforme et 3600 civils
perpétuent pourtant une tradition militaire maritime cité du Ponant change de cap en 1631, sous l’impul-
vieille de près de quatre siècles. Un démarrage tar- sion du cardinal de Richelieu. Le principal ministre de
dif comparé à celui des Anglais, des Hollandais, des LouisXIII décide d’en faire un port militaire. La ville
Espagnols ou des Portugais. trouve dès lors sa véritable spécicité. Une identité
pérenne, certes, mais confrontée à de puissants vents
contraires. La France, pays riche tirant l’essentiel de ses
1631 : Création de l’arsenal par Richelieu.
ressources de la variété de son terroir, n’a pas besoin
Développement portuaire et militaire
de la mer. Les premiers souverains n’en ont d’ailleurs
1683 : Vauban établit un nouveau plan jamais fait grand cas. « La première des malchances
de fortification pour la mer, c’est que Hugues Capet ait été élu roi de
1940 : Les Allemands occupent la ville France. Il était seigneur de l’île de France, la seule île qui
dès le 19 juin n’a pas de côtes!», s’amuse Alain Boulaire, amoureux
de Brest et historien de La Royale. En résulte une poli-
1946-1961 : Reconstruction de la ville
tique maritime inconstante. À l’évidence, les Français
selon les plans de
n’ont jamais été naturellement marins. Ce n’est pas Éric
Jean-Baptiste Mathon
Tabarly qui aurait prétendu le contraire, lui qui conait:
«Les Français sont des culs-terreux, point nal!»
Une fondation militaire Richelieu s’attaque donc à un double dé: réformer les
à vocation défensive mentalités et faire de la marine une arme de dissuasion
permanente, à même de rivaliser avec les autres grandes
63
puissances européennes. « Si Votre Majesté a toujours
Entre le e siècle, date d’édication du castellum par dans ses ports quarante bons vaisseaux bien artillés
Brest
les Romains, et le e siècle qui voit naître l’arsenal, et bien équipés […] Elle en aura susamment pour se
Brest est avant tout une fondation militaire à vocation garantir de toute injure et se faire craindre en l’Océan
défensive. Légionnaires romains, comtes du Léon, ducs par ceux qui, jusques à présent, ont méprisé ses forces.»
de Bretagne et représentants de la couronne de France Ces propos adressés à Louis XIII par Richelieu visent
occupent successivement la ville close – on ne sait, en essentiellement les Anglais et les Espagnols. Les pre-
revanche, quasiment rien sur la période allant de la miers, toujours prêts à bloquer les côtes françaises et à
chute de l’Empire romain à l’an mille. Ils ont tous pour parasiter le commerce et la pêche, les seconds ne pou-
principal souci de préserver ce site stratégique, contrô- vant exprimer la puissance de leur empire qu’à condition
lant les atterrages de la Manche de toute attaque venue de rester maîtres des communications maritimes. Pour
de la terre ou de l’Océan. Les Anglais ont maintes fois défendre les côtes du royaume de France – précisons que
essayé de s’emparer du château, qu’ils occupèrent d’ail- même après le rattachement dénitif de la Bretagne à la
leurs entre1342 et1397. Les Espagnols aussi ont nourri France, obtenu par François Ier en 1532, Brest a conti-
des prétentions sur la place forte. Alliés au très catholique nué d’être perçue comme une enclave française en
duc de Mercœur contre HenriIV, durant les guerres de la terre bretonne–, Richelieu désire donc créer une otte
Ligue (1589-1598), ils construisent un fort, le Castilla de dynamique. À la suite des prospections menées par
León, sur la presqu’île de Crozon à la pointe de Roscan- Louis Leroux d’Infreville le long des côtes an de rete-
vel (actuelle pointe des Espagnols), avant d’en être chas- nir les sites les plus appropriés, Brest est ociellement
sés par l’armée royale, en 1594. L’année précédente, pour «sélectionnée» le 29mars 1631 aux côtés duHavre et de
leur résistance et leur délité au Vert Galant, les habitants Brouage. Six mois plus tard, nommé gouverneur et lieu-
de la rive gauche de la Penfeld obtiennent, par lettres tenant général de la Bretagne, et gouverneur de la place
patentes du 31décembre, le droit de bourgeoisie: le droit et du port de Brest, Richelieu met en œuvre une poli-
d’élire leur maire et de le déléguer aux états. Brest devient tique de grands travaux, établissant une infrastructure
une ville à part entière, une entité juridique. portuaire digne de ce nom: magasin général, hangars,
corderie, étuves et forges de l’anse de Pontaniou sont
Modeste port de commerce où transitent jusqu’au pre- ainsi créés. Très rapidement, Brest devient un port de
mier tiers du esiècle, vin et sel du Sud-Ouest, pois- construction et d’armement performant.
sons séchés, draps anglais et toiles de lin bretonnes, la
Les ouvriers sont pour la plupart originaires des terres cimetière des Noyés rappelle le danger encouru par tous
agricoles du Léon, de Plougastel, de Douarnenez et de ceux qui tentaient de rallier en barque la rive gauche,
Crozon. Des familles entières avant que ne soit édié le pre-
viennent s’installer bourg mier pont en 1861. Derrière
Sainte-Catherine, sur la rive Les journaliers et matelots un porche discret de la rue
droite de la Penfeld. À l’origine, Lars, au n°16, se cache la plus
il s’agit d’un petit village de
léonards parlent breton ancienne maison de Brest
pêcheurs où les femmes prient alors que les officiers de La construite en 1759. Moins
Notre-Dame-de-Recouvrance Royale parlent français. conviviale, la prison désaec-
an que leurs maris, partis en tée de Pontaniou (1805) à la
mer, leur reviennent sains et saufs. Rebaptisé en toute façade noircie et aux barreaux rouillés n’incite pas à la
logique Recouvrance, ce quartier est rattaché à « Brest promenade. Mais rebrousser chemin serait une erreur.
même» (rive gauche) par lettres patentes de LouisXIV, En poussant un peu plus avant et en empruntant l’esca-
le 16juillet 1681. Entre Yannicks (c’est ainsi qu’on appelle lier de la Madeleine (le seul d’avant-guerre qui ait sur-
les habitants de ce secteur annexé) et Ti-Zefs (surnom vécu), on débouche sur la rue Saint-Malo dont le tracé
des habitants de «Brest même» tiré du mot «zéphyr» n’a pas varié depuis Vauban. L’endroit est étonnant: un
qui signie «vent d’ouest»), les relations ne sont pas des alignement de maisons en pierre du esiècle, vidées
plus faciles. Il y a d’abord la barrière de la langue : les de leurs habitants vers 1960 pour cause d’insalubrité.
journaliers et matelots léonards parlent breton alors que Rien n’a été fait pour les restaurer, hormis des travaux
les ociers de La Royale, qu’ils soient Provençaux ou de consolidation.
Normands, parlent français. On raconte ainsi qu’un o-
64
cier provençal se demandant comment il allait commu- En redescendant les rues de Recouvrance, il faut partir
niquer avec son équipage bretonnant, s’entendit répondre en direction de la tour Tanguy, édiée au esiècle et
Brest
par l’un des marins: «Il sut de connaître deux mots siège de la justice féodale au e siècle. Qui pourrait
pour te faire comprendre: “barra” qui signie “le pain” prétendre, après s’être immergé dans ce quartier pré-
et “gwin” qui veut dire “le vin”. » Voilà comment les servé, que l’âme de la Brest historique a disparu?
hommes de mer se sont mis à baragouiner.
Après avoir uni Brest à Recouvrance, Louis XIV fait
Au-delà de la langue, une animosité – relative – s’est appel à l’ingénieur Sainte-Colombe puis à Vauban pour
instaurée entre personnel militaire et main-d’œuvre élever une enceinte englobant les deux côtés de la ville.
civile. Les ouvriers de Recouvrance cantonnés aux Ce dernier renforce considérablement les défenses du
activités de l’arsenal éprouvaient une certaine jalousie château qu’il considère comme «la véritable forteresse
envers les ociers qui franchissaient de Brest et celle de quoi doit consi-
les mers, se vantant non pas d’avoir dérer la sûreté de cette ville et de son
une femme dans chaque port mais port ». Il détruit les tours romaines,
deux dans le même! épaissit les murs des courtines, ins-
talle des plates-formes d’artillerie et
édie à l’approche de la citadelle un
LES TRÉSORS DU QUARTIER front bastionné précédé d’un chemin
RECOUVRANCE couvert et d’un glacis. En 1694, le
premier plan d’urbanisme orthogo-
nal voit le jour. Les deux principaux
Relativement épargné par le déluge axes sont la Grand-Rue (actuelle rue
de feu de la Libération, le quartier Louis-Pasteur), à dominante militaire,
Recouvrance abrite d’exceptionnels et la rue Saint-Pierre (actuelle rue de
trésors. Rue de l’Église, la maison Siam), où fourmillent civils et com-
de la Fontaine en pierres jaunes de merçants : boulangers, apothicaires,
Logonna et en pierres volcaniques chapeliers, marchands de vins, lanter-
de Kersanton, date de 1760. À l’angle niers. À ces travaux viennent s’ajouter
de sa façade, la croix médiévale du ceux de protection de la rade, avec
la construction, entre autres, des forts et batteries de vocations, le système de recrutement par classe (forme
Camaret et de Bertheaume. L’objectif étant bien sûr de de conscription) est institué sur la côte Atlantique, les
rendre le goulet infranchissable par les ottes ennemies. Brestois n’y échappent pas. Ceux qu’on appelle alors les
Les Anglo-Hollandais y perdront toutes leurs illusions «inscrits maritimes» doivent habiter à moins de deux
conquérantes en 1694. Au total, vers 1715, pas moins de lieues de la côte et ont pour la plupart une activité liée
500canons et 40mortiers protègent la première place à la mer. Charpentiers, étoupiers, voiliers et pêcheurs se
forte d’Europe. retrouvent donc dans l’obligation de répondre à l’éven-
tuel appel du roi. En échange, ils perçoivent une retraite
Ce n’est pas un hasard si quelques années auparavant, et des pensions.
le 18 juin 1686, L’Oiseau et La Maligne débarquent à
Brest les trois ambassadeurs du royaume du Siam venus Par l’édit de Nancy du 22septembre 1673 créant l’insti-
rendre visite à Louis XIV à Versailles (la rue Saint- tution des Invalides de la marine, Colbert invente aussi
Pierre a été rebaptisée rue de Siam en l’honneur de cette un système d’assurance sociale mutualisée dans lequel
journée). Le roi est er de son port et de son arsenal et des cotisations sont prélevées sur les soldes des mate-
entend s’en glorier aux yeux du monde. L’essor appré- lots et sur les dépenses du ministère de la Marine. Une
ciable de la marine française en cette n de esiècle forme de Sécurité sociale avant l’heure. De telles garan-
résulte des eorts déployés par Colbert. Le ministre du ties sont les bienvenues pour des hommes sollicités à
Roi-Soleil crée les premières grandes compagnies com- merci sous le règne de LouisXIV. Entre1672 et1713, les
merciales (la Compagnie des Indes orientales en 1664) batailles navales se succèdent – guerres de Hollande, de
et inaugure la notion moderne d’arsenal d’État. la Ligue d’Augsbourg, de Succession d’Espagne – avec
des fortunes diverses. À la n du esiècle, La Royale
65
compte 120bâtiments de ligne, 25frégates et 24brûlots.
RECRUTER DES MARINS : UN DÉFI Ses eectifs sont estimés à 6450ociers, 21632mate-
Brest
lots et 13121soldats. À lui seul, le port de Brest abrite
80vaisseaux. C’est aussi le lieu d’élection de l’école de
Le principal problème auquel Colbert doit faire face, Canonnage et du collège des Gardes-Marines.
tout comme Richelieu avant lui, est le recrutement des
hommes de bord. Le roi se fait l’écho de la pensée de Entre1746 et1784, l’expansion de l’arsenal est specta-
son ministre dans une lettre datée du 19 avril 1669 : culaire. L’ingénieur Antoine Choquet de Lindu en est
«Les dicultés qui se rencontrent de toutes parts à la le principal artisan. De nouveaux magasins, un corps
levée des équipages de mes vaisseaux sont telles qu’il est de garde, trois formes, deux corderies et l’hôpital de la
impossible que je puisse penser à faire de grands arme- Marine voient le jour. La plupart des édices de cette
ments si je ne trouve moyen de changer la mauvaise dis- époque n’existent plus. Aujourd’hui, le bâtiment des
position et l’adversion presque insurmontable qu’ont les Subsistances restauré est l’un des ultimes témoins de
gens de mer à s’engager au service de mes vaisseaux.» cette époque glorieuse.
Pour l’homme du esiècle, les voiliers de La Royale
sont source de rêve et d’aventure. La réalité était alors Pour creuser les cales et les formes de radoub, pratiquer
tout autre. Le quotidien des marins se résumait à la pro- des travaux de terrassement sur les rives de la Penfeld,
miscuité, aux dicultés de conservation de l’eau et des et déplacer les ancres et les mâts, La Royale a besoin de
aliments, au manque d’hygiène, au risque permanent travailleurs de force et d’une main-d’œuvre bon mar-
du naufrage. Dans de telles ché. Le bagne, construit en
conditions, se prémunir du 1750 sur les hauteurs de la rive
mauvais sort était une prio- Les bagnards les moins mal gauche, à la suite de la sup-
rité et les superstitions étaient pression du corps des galères
légion: pas un marin n’était
lotis travaillent dans de Marseille, fournit un vivier
assez fou pour embarquer les ateliers du port. hétéroclite de petits voleurs
des lapins dans la cale, crai- et de dangereux criminels.
gnant de les voir ronger la coque ; les louis d’or eu- Reconnaissables à leur bonnet rouge ou vert – selon
rissaient sous les mâts, dans l’espoir d’attirer les grâces qu’ils ont été condamnés à vie ou à terme –, les bagnards
du dieu Éole. Dès 1668, pour pallier le manque de les moins mal lotis, enchaînés deux par deux, travaillent
dans les ateliers du port (ton- le 6février 1778. De Brest, les
nellerie, corderie, voilerie). Si amiraux de Grasse, d’Estaing,
l’un d’eux se fait surprendre Suren, La Motte-Piquet et
en train de limer sa chaîne, d’Orvilliers partent combattre
il est aussitôt frappé à coups les Anglais en Amérique et en
de corde (la garcette); l’ivro- Inde. Le plus haut fait d’armes
gnerie conduit au pain sec et à des Français demeure la vic-
l’eau; les voleurs et les évadés toire de Yorktown en 1781.
malchanceux se font couper Chose plus méconnue, Brest
l’oreille. L’expression « ton- fut aussi pendant cette période
nerre de Brest» tient dans ces la base d’un corsaire améri-
tentatives d’évasion une part cain, John Paul Jones. Située
de son explication. À chaque dans une magnique zone
fois qu’un membre de la arborée de la Penfeld – paradis
chiourme se fait la belle, deux des joggers et havre de roman-
canons se mettent à tonner. En un peu plus d’un siècle, tisme–, à hauteur de la porte de l’Arrière-Garde mar-
le bagne de Brest a enregistré plus de 60000prisonniers. quant la limite de la zone militaire, la rampe du port
corsaire fait face à la maison Riou-Kerhallet, du nom
À la n du esiècle, la réputation du port de Brest du riche négociant qui a créé ce lieu spécialisé dans la
est à son apogée. Les plus grands explorateurs de guerre de course.
l’époque partent à la découverte du monde depuis ses
66
quais. Perché le long d’une muraille Vauban, l’actuel Tout aussi ignoré, le fort du Questel dans le quartier de
jardin des Explorateurs, parsemé de palmiers, de mar- la Cavale-Blanche, maillon d’un réseau défensif de six
Brest
guerites du Cap et d’agapanthes, rappelle les aven- fortins érigés en 1777, avait pour objectif de faire bou-
tures des Bougainville, La Pérouse, Commerson ou La clier aux menaces d’attaques terrestres anglaises. En
Billardière. La vocation militaire de la ville n’inhibe pas journée, les enfants y jouent à cache-cache, le soir venu,
sa curiosité scientique et n’empêche en rien la création squatteurs et tagueurs investissent la place.
de l’Académie de marine (1752) spécialisée dans l’archi-
tecture navale, l’astronomie nautique, la cartographie, Livrée aux soubresauts de la Révolution et plongée
la santé en mer. dans l’immobilisme sous le Consulat et le Premier
Empire, Brest entre dans l’ère de la modernité sous
Sur le plan militaire, pendant la guerre d’Indépendance NapoléonIII. La voile cède le pas à la vapeur, les cui-
américaine, l’arsenal est en eervescence. La France rasses en fer remplacent les coques en bois. Le plateau
de LouisXVI se doit d’honorer le traité d’amitié et de des Capucins – aujourd’hui réhabilité, on y trouve
commerce signé avec la jeune République américaine notamment la médiathèque François-Mitterrand – et
ses immenses halles industrielles abritant les ateliers
de chaudronnerie et les machines de construction
devient le symbole de cette mutation technologique.
L’empereur nourrit des ambitions transatlantiques
vite réduites à néant par la concurrence du Havre.
Cependant, sous son règne, les Brestois inaugurent,
en 1861, le premier pont reliant les deux rives de la
Penfeld, fêtent en fanfare la première ligne de che-
min de fer Paris-Brest (le voyage dure alors dix-sept
heures!) et transfèrent le port de commerce qui joux-
tait la zone militaire à Portstrein.
La Guerrière
L’Illustration
30 000 TONNES DE BOMBES... l’élégance d’une robe ou refaire du sang au soleil. Des
raisons que la mer n’ignore pas, conduisent hommes et
femmes vers cette ville sans paquebots, sans départs.
Tête de pont des États-Unis en Europe lors de la Grande C’est ici que l’aventure se mêle au vent de la mer. Mais ce
Guerre, le port de Brest connaît l’occupation allemande qui donne un charme incomparable et délicat à la ville,
dès le 19 juin 1940. Les Allemands y établissent leur c’est qu’elle ne tourmente que l’imagination des hommes
base navale, creusent des blockhaus. La ville paie au et qu’elle s’insinue perdement, d’histoires en histoires,
prix fort sa libération le 18septembre 1944 après qua- de souvenirs en souvenirs, de chansons en chansons.»
rante-trois jours de siège : 30 000 tonnes de bombes
s’abattent sur la cité de Vauban. Pour reloger à la fois
les habitants et les ouvriers des chantiers de recons-
truction, des baraques de bois et de bitume eurissent
autour du centre anéanti. À la n des années1940, 5000
de ces logements de fortune forment 25cités. Paradoxe:
nombre de Brestois s’y trouvent tellement bien qu’ils ont
du mal à les quitter pour les immeubles en béton fraî-
chement sortis de terre.
67
à rougir du présent. Brest est aujourd’hui reconnue
parmi les capitales mondiales de la mer. L’importance
Brest
et la force de dissuasion du port militaire demeurent –
la force océanique stratégique a installé sur l’île Longue
ses quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins–,
la lutte contre les narco-traquants et la prévention
contre la pollution maritime apparaissent comme des
missions essentielles.
Ville inattendue, elle doit son existence au Roi-Soleil. Le souverain cherche un lieu commode
et sûr pour y établir la Compagnie des Indes qu’il vient de créer. Le choix s’arrête
Une porte vers l’Orient… Colbert, l’intendant des maçons et autres ouvriers s’activent à l’aménagement du
Finances de Louis XIV, la veut! Pour prospérer et s’enri- quai et des remblais. Des ateliers en bois eurissent et
chir, la France doit, sans délai, développer le commerce une première cale de construction est établie là où la soli-
international par voie maritime. Les dité et la pente du terrain le permettent le
grandes nations rivales l’ont compris, mieux. Un vaisseau de 1 000 tonneaux,
elles, depuis belle lurette. À l’aube de ce le Soleil d’Orient, et deux frégates voient
e siècle, l’Angleterre et la Hollande progressivement le jour. Sur le chantier,
font des prots considérables grâce familièrement baptisé « l’Orient » par
68
aux denrées rapportées de leurs comp- les ouvriers, le travail est réglé comme
toirs asiatiques. Épices, étoes, soieries du papier à musique. Des charretins gei-
Lorient
ou thés inondent sans relâche le mar- gnards apportent les matières premières
ché européen. Et les chalands en rede- et distribuent les outils dès potron-minet.
mandent ! Pourquoi le royaume fran- On scie, on aligne les membrures et on
çais devrait-il rester en marge, et laisser martèle les coques jusqu’à la n de la jour-
à d’autres le monopole du commerce née, où chacun range les matériaux et les
exotique ? Pour concurrencer les sociétés mercantiles instruments. Un coup de balais et on regagne ses pénates
étrangères, et participer par la même occasion à l’ar- dans les bourgs et les campagnes avoisinants pour repo-
mation de la marine française, Colbert décide de fon- ser ses membres endoloris et souvent panser ses plaies.
der, parmi d’autres, la Compagnie des Indes orientales
en 1664. La déclaration du roi, datée du mois d’août, En 1669, les actionnaires de la Compagnie décident
énonce clairement les privilèges octroyés à celle-ci : d’avantager l’Orient, au détriment duHavre, en faisant
monopole du commerce des côtes d’Afrique au Japon, de lui le principal centre de désarmement des navires
droit de justice souveraine, droit d’armer des vaisseaux revenant des Indes orientales. Le port se voit ainsi équi-
de commerce et de guerre, droit de battre monnaie et, per de nouveaux magasins de stockage, de logements
même, droit d’esclavage. Reste à implanter les établisse- pour le personnel, d’une forge et d’une chapelle. En
ments maritimes de la compagnie. Le destin de Lorient mars1671, le Soleil d’Orient, la erté des ouvriers, est
est en train de s’écrire… lancé en grande pompe. C’est un franc succès. Le géant
de bois fend les ots sans aucune diculté – la char-
Une commission est alors chargée d’explorer les côtes de pente bretonne, c’est du solide! Mis au mouillage sous
la péninsule bretonne an de choisir le site idoine. Après Port-Louis, le trois-mâts lève l’ancre quelque temps plus
maints atermoiements, la lande du Faouëdic, située à tard pour sa première traversée. Les gabiers (hommes
l’embouchure du Blavet et du Scor, est retenue. Décision chargés de la manœuvre des voiles) déploient la grand-
judicieuse : la presqu’île est protégée par l’île de Groix voile et la misaine, tandis que sur le pont les matelots
et, surtout, par les batteries de la citadelle de Port-Louis. exécutent les manœuvres. À peine la gure de proue a-t-
Denis Langlois, le directeur général de la Compagnie, elle pointé le museau de son lion hors de la citadelle que
acquiert, sur ordre de Louis XIV, un modeste terrain de des coups de canons partent des ancs du navire. Une
7 ha, le 31août1666. Aussitôt, charpentiers, forgerons, tradition en devenir.
eVue du port de Lorient
69
des activités commerciales adossée à celui-ci. Rempart naturel contre le vent, la
butte du Faouëdic accueille, quant à elle, le moulin de la
Lorient
1794 : Décret supprimant la Compagnie boulangerie. Dans un contexte politique mouvementé,
des Indes les directeurs de la Compagnie hésitent à armer des
1970 : Création du Festival interceltique navires. Trop risqué. Le commerce est au point mort.
de Lorient Mais cette maudite guerre nira bien un jour! De fait,
la paix arrive avec la signature du traité de Nimègue, le
10août1678, entre les nations belligérantes. Malgré un
état nancier alarmant, la Compagnie parvient à armer
On finit par donner à la ville certains vaisseaux, qui reviennent les cales gorgées de
le nom du premier vaisseau produits ranés. Les actionnaires peuvent ainsi récu-
en construction : « L’Orient » pérer leurs mises. Et les intérêts. Hélas! l’accalmie n’est
que de courte durée. L’orage gronde au loin. La guerre
de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) se prole à l’hori-
Désormais, un bateau partant pour un long voyage salue zon. Elle est imminente et va, encore une fois, troubler
la forteresse qui, à son tour, répond en tirant des salves pour des années le commerce maritime.
rapprochées. De l’autre côté de la passe, les cloches de
Notre-Dame de Larmor carillonnent à toute volée.
«Bon vent à qui me salue.» Les expéditions en Asie de CASERNE, CORDERIE, BOULANGERIE,
la Compagnie durent de seize à vingt-deux mois (dont MOULIN, MAGASIN DE POUDRE...
deux tiers passés en mer), s’il n’y a pas d’avarie ou autre
fortune de mer. Le calendrier des départs, a fortiori
des retours, est calé sur les vents dominants de l’océan Préventif, Seignelay, le nouveau secrétaire d’État à la
Indien et de la mousson. Les navires doivent impérati- Marine, réaménage dès 1687 le site en vue de la pro-
vement appareiller soit à la mi-octobre, soit à la mi-avril chaine « tempête ». L’Orient devient alors l’auxiliaire
et quitter les comptoirs entre décembre et mars. ou, comme on l’écrit à l’époque, le « garçon » de la
marine de guerre. En d’autres termes, il est réquisi-
À partir de 1672, la guerre de Hollande (qui oppose la tionné pour devenir un important port d’armement, de
France et l’Angleterre aux Provinces-Unies) fait rage en réparation, de carénage et de construction de bâtiments
de guerre. Marie-Antoine de de garnison et aventuriers
Mauclerc, commissaire de la La croissance de l’activité de tout bord auent. Sans
Marine, arrive sur place le oublier les canailles, dont
13décembre1689, pour orga- entraîne un afflux de main- les sourires accroche-cœur
niser la mise en carénage de d’œuvre provenant de tentent les cœurs féminins
dix navires de l’escadre de toujours prêts à s’emballer
M. d’Anfreville. Pièce essen-
Normandie, du Pays basque pour les mauvais garçons.
tielle du dispositif maritime ou de Provence. Certains vivent seuls, d’autres
royal, l’enclos de l’Orient pos- avec leurs familles. Femmes
sède un quai de pierre, des forges jointes, un magasin et enfants errent dans l’enclos à la recherche de bois
général et ses dépendances. Face aux magasins couverts pour rastoler leurs masures ou pour se chauer en
d’ardoise, se tient une impressionnante bâtisse servant hiver. Côté maraude, on n’hésite pas à faire main basse
de logements aux ouvriers. Rien ne manque sur le site: sur les biens d’autrui, comme les volailles de basse-
une caserne de 40 chambres, une corderie de 170 toises cour destinées aux navires. Cabaretiers, commerçants
(environ 300 m) de long et 3 de large, une boulange- et artisans s’emploient à plumer tout ce beau monde.
rie, un moulin et un magasin de poudre. Sur la «mon- Dans les ruelles, des gaillards trapus comme des bar-
tagne» du Faouëdic trône la maison construite par Jean riques discutent communément des dicultés de la
Le Mayer, le directeur de la Compagnie, et une batterie vie quotidienne et de cette lande restée marécageuse
d’exercice est installée face à la rade. La Royale, de son et mortelle malgré les travaux. Ses «émanations cada-
côté, possède dans l’arsenal un chantier de construction vériques» ne génèrent-elles pas des maladies, celles de
navale. Bon gré, mal gré, la Compagnie tolère la pré- poitrine en particulier ? Lorsque le conit de la ligue
70
sence de la Marine et lui cède alors le magasin royal, d’Augsbourg s’achève, avec la signature du traité de
la corderie, la voilerie et une partie des logements. La Ryswick, le 20septembre1697, la Compagnie des Indes
Lorient
croissance de l’activité entraîne un aux de main- reprend, sur-le-champ, le commerce régulier avec l’Asie.
d’œuvre provenant de Normandie, du Pays basque ou Téméraires, avides de gains, ses directeurs font des
de Provence. emprunts importants malgré le décit cumulé pendant
la période de récession. À défaut de pouvoir expulser la
En peu de temps, le port de l’Orient devient une véri- Marine de son port, elle récupère une partie de ses ins-
table fourmilière. Doux euphémisme: on devrait plu- tallations et chasse les «gagne-deniers, journaliers, gar-
tôt parler de bidonville. Des baraquements en bois gotiers […], gens de métiers et femmes veuves». Privés
poussent un peu partout, n’importe comment, comme de leurs baraques de fortune, les «bannis» s’installent
de la mauvaise herbe. Une faune pittoresque s’installe à en dehors de l’enclos. Ainsi naît le noyau du futur bourg
l’intérieur de l’enclos, et vaque à ses occupations dans de Lorient. Une église y est même bâtie dès 1702.
un désordre de caravansérail. Ouvriers, marins, soldats
La guerre de Succession d’Espagne
(1701-1714), qui oppose la France et l’Es-
pagne à une coalition européenne, per-
turbe derechef le commerce maritime.
Ombre d’elle-même depuis la bataille
de la baie de Vigo (23octobre1702), La
Royale est incapable d’assurer la pro-
tection de la route maritime des Indes,
ce qui oblige la Compagnie à cesser
son activité dès 1703. De leur côté, les
Anglais sont agacés par la concurrence
commerciale de ce port. Sans parler
de son garde-chiourme, la citadelle
de Saint-Louis. Bloody harbour ! Une
visite de courtoisie à l’île de Groix
s’impose. Ainsi, une fois l’île dans
leur escarcelle, disposeront-ils d’un lieu de ravitaille- des Indes a le monopole du commerce extérieur fran-
ment pour établir un blocus… Les vaisseaux de la Navy, çais. En contrepartie, elle a la lourde charge de régler la
commandés par l’amiral Rooke, sont aperçus au large dette de l’État. Dès lors, une folie spéculative s’empare
de l’île, en 1703. Le recteur du rocher, M.Uzel, imagine des élites et des banquiers français ou étrangers (on
un stratagème pour tromper l’en- compte plus de 50000 parts): la
nemi. Malicieux, il enjoint à toutes lle du duc de Bourbon possé-
les femmes d’aller quérir chevaux dera 1226 actions ; la marquise de
et vaches, de se munir de bâtons, Lassay, 1237, etc. Même Voltaire
puis de se rassembler sans tarder conera à l’un de ses amis: « Je
sur les falaises de Locmaria, bien m’intéresse à la Compagnie parce
en vue des Anglais. Elles obéissent que j’ai une partie de mon bien
sans se poser de questions… Alors sur elle. » L’accroissement expo-
que les chaloupes anglaises sont nentiel des actionnaires, l’apport
mises à l’eau, l’amiral Rooke a un d’argent que cela représente et
mauvais pressentiment. Il y a trop les recrutements judicieux de
d’agitation sur la côte groisillonne. directeurs sont à l’origine du
Pour dissiper ses craintes, il sai- regain d’activités du port. Les
sit sa longue-vue. Stupéfaction ! échanges entre la métropole et les
Un comité d’accueil, composé de comptoirs (Louisiane, Antilles,
cavaliers armés jusqu’aux dents, Afrique, océan Indien et mer
attend ses marsouins de pied de Chine) deviennent intenses.
ferme. «De plus, sur la gauche, il Pendant que les expéditions se
71
pouvait voir des soldats qui ins- multiplient, le site de Lorient
Lorient
tallaient des batteries de canons connaît une mutation sans pré-
qui, par moments, renvoyaient cédent. Un second moulin et une
les rayons du soleil. Ce qu’il aper- glacière sont édiés dans l’enclos,
cevait n’était en fait que les femmes de Groix pointant tandis que de l’autre côté du mur, un faubourg-dortoir
leurs barattes à beurre cerclées de cuivre », raconte s’étend anarchiquement le long des deux axes condui-
Christian Tomine dans son roman, inspiré des archives sant vers Ploëmeur à l’ouest, et vers Hennebont au
de la Marine, Allons à L’Orient. Impressionné par les nord. Entre1709 et1730, la population passe de 6 000à
forces en présence, l’Anglais prend le large. L’illusion 20 000 habitants.
fut parfaite. Cette rocambolesque aventure t tant rire
LouisXIV qu’il alloua au recteur une rente annuelle. À l’initiative du contrôleur général des nances
Orry, Lorient regroupe la totalité des activités de la
Compagnie (construction navale, armement, désarme-
Même Voltaire s’intéresse ment) à partir de 1731 et devient le siège des ventes trois
à la Compagnie des Indes ans plus tard. Le changement est de taille. Dorénavant,
et y place une part de son bien toutes les opérations commerciales se déroulent dans
un seul et même lieu. C’est ici, à Lorient, que l’on vient
acheter aux enchères, pendant les quinze premiers
Percluse de dettes, la Compagnie cède le monopole jours d’octobre, les marchandises rapportées d’Indes,
des armements à destination des Indes orientales à de Chine, d’Arabie, de l’île de France (Maurice) ou de
des négociants malouins et loue l’arsenal à la Marine Bourbon (La Réunion). Ce transfert a, évidemment, des
pour une somme de 5 000livres par an. Lorient plonge conséquences notables. Un ambitieux projet d’urbani-
dans le marasme jusqu’en 1719. Sous l’impulsion du sation de l’enclos est commandé à Jacques V Gabriel,
duc d’Orléans, devenu régent du royaume, une nou- élève de Jules Hardouin-Mansart et premier architecte
velle compagnie, intégrant l’ancienne et d’autres, voit du roi. Ses collaborateurs, Louis de Saint-Pierre et
le jour avec à sa tête le fameux banquier écossais John Gervais Guillois, se lancent dans une longue série de
Law, le « chevalier Système ». Partie intégrante d’un travaux de 1733 à 1755. Ils mettent en place un réseau
«consortium» économique, la Compagnie perpétuelle de fontaines pour fournir l’eau, font paver les allées,
harmonisent l’alignement des bâtiments et élèvent le ateliers et magasins les marchandises d’outre-mer fraî-
magasin des Ventes au bord du quai. Coquetterie sym- chement débarquées: mousselines, cotonnades, soieries,
bolique, quatre arcades s’ouvrent en «péristyle» de part poivre, café, thé ou porcelaine de Chine. «Bien que ces
et d’autre de l’entrée principale. Rationalisé, le port est produits soient les premiers qui nous viennent à l’esprit,
aussi débarrassé de ses taudis. Et de nouveaux pavillons d’autres transitaient par le port. On oublie souvent que
de vente (aujourd’hui Hôtel Gabriel), plus vastes et mis la Compagnie avait le monopole de la traite des peaux de
en valeur par une place d’Armes, seront construits ulté- castors provenant de la Nouvelle-France. Et que des pros-
rieurement de 1740 à 1742. tituées ou orphelines sont passées par Lorient vers 1720
pour être expédiées vers la Louisiane française», précise
Brigitte Nicolas, directrice du Musée de la Compagnie
des Indes. De leur côté, les contrebandiers lorientais pré-
lèvent leur dîme et organisent une économie parallèle
d’indiennes. Car, ces étoes aux couleurs chatoyantes
et aux motifs chamarrés sont interdites sur le sol fran-
çais depuis l’arrêt du Conseil du roi du 2octobre1686.
Pourquoi une mesure si drastique? Moins chères que la
soie ou la laine, et de qualité supérieure, elles font une
concurrence «déloyale» aux manufactures et aux arti-
sans français. Seulement voilà, leur prohibition les pro-
pulse au rang de produit rare qu’il faut absolument se
procurer. Un comble. D’autant qu’en porter peut mener
72
Encombré de vaisseaux, le port Lors des ventes aux enchères du mois d’octobre, les lots
ressemble à une forêt de mâts achetés par les négociants nantais, parisiens ou lorien-
tais sont immédiatement livrés contre paiement comp-
tant ou lettres de change. Frappé par l’importance des
Pour les marins fatigués, la traversée s’achève. Les cales sommes avancées, l’ingénieur-géomètre Étienne Mignot
sont pleines. Plus que quelques encablures… Lorient de Montigny témoigne: «On voit vendre dans la matinée
se fait désirer. Elle leur adresse des signaux de plus en pour deux ou trois millions de marchandises. Une vente
plus appuyés, mais se dérobe derrière Port-Louis. Le de vingt à vingt-cinq millions dure quinze jours ou trois
cœur prêt à exploser d’allégresse et les yeux embués, ils semaines au plus.» Une fois la grande vente achevée, les
patientent. Et retrouvent des images familières. La rade marchandises défectueuses, ou les pacotilles, sont mises
est couverte de voiles. Galéasses à prix lors de la « petite vente» qui
marchandes, nefs et autres navires est fréquentée par les acteurs locaux
fendent les ots, ici et là. Éparpillées Tout semble aller de moindre fortune. Grâce à l’activité
comme des courlis sur une grève, pour le mieux, lucrative de la Compagnie, le bourg
des ottilles de chasse-marée et à l’extérieur de l’enclos se développe,
de barques de pêche sont harce- mais l’Histoire joue, dans les premiers temps chaotique-
lées par des nuées tournoyantes de encore une fois, ment. Il regorge de tavernes, tripots
goélands. « Ben dam ! » (eh bien ! les trouble-fête. et maisons hospitalières où les ls de
Dame !). Encombré de vaisseaux famille lorientais aiment passer leur
aux divers tonnages, le port de Lorient est une forêt de temps. Et claquer leur argent glané en mer. Le nombre
mâts et de vergues au feuillage en toile de chanvre, où important de lles publiques est tel que le sénéchal
aussières et grelins bruissent au gré des vents. «s’empresse d’informer la justice des plaintes qui lui sont
journellement adressées sur la liberté erénée des lles et
Sur les quais, matelots en caban, marchands ou menui- femmes de mauvaise vie, portée dans Lorient à un point
siers forment une foule vive et colorée. Charretiers et que les débauches scandaleuses de ces misérables objets
portefaix chargent, déchargent et redistribuent aux excitent l’indignation et le cri publics des citoyens et des
étrangers ». Aménagée, puis ceinte d’un mur terrassé et aucun navire de commerce ne revient d’Asie. Le destin
bastionné, la ville est close dans un périmètre urbain de de Lorient en sera bouleversé… Le esiècle est celui de
31 ha. Les premiers quais de commerce sur le Faouëdic l’industrie, de la pêche, des casernements et des autorités.
sont construits et le quai de l’Aiguillon est édié en 1766.
Tout semble aller pour le mieux, mais l’histoire joue, Salement amochée pendant la Seconde Guerre mon-
encore une fois, les trouble-fête. diale, la ville subit une importante chirurgie esthétique
dans les années 1950. D’aucuns la trouvent peu réussie:
les tours et barres blanches de la «ville aux Cinq Ports»
LA COMPAGNIE DES INDES (pêche, militaire, transport, plaisance et commerce) ont
EST LIQUIDÉE LE 13 AOÛT 1769 du mal à enthousiasmer les visiteurs. Heureusement,
dans les années 1990, les édiles locaux se sont lan-
cés dans une nouvelle et délicate opération de liing.
Le traité de Paris, en 1763, entraîne la dislocation de son Colorisation des façades, mise en valeur du patrimoine,
premier empire colonial et, par voie de conséquence, la aménagement urbain et paysager ont permis à Lorient
faillite de la Compagnie, en 1769. Les marchands lorien- d’obtenir le précieux label Art et Histoire en 2006. Une
tais reprennent les aaires à leur compte, multiplient les première pour une cité « moderne ». Galvanisés, les
armements privés. En 1770, le roi rachète les chantiers Lorientais continuent à redynamiser leur aggloméra-
navals et les transforme en arsenal royal, puis en port tion avec l’ouverture du Grand éâtre, l’implantation
militaire. Si une troisième compagnie, dite de Calonne de la Cité de la voile Éric-Tabarly et le développement
(du nom du contrôleur général des Finances), est fondée du pôle audiovisuel. Prochain pari: la poursuite de la
en 1785, elle ne fait pas long feu. La nuit du 4août1789, mutation du quartier du Péristyle, l’enclos originel de
73
elle perd tous ses privilèges. Cinq ans plus tard, plus Lorient. Un retour aux sources, en somme.
Lorient
de François Ier de 1532, la ville entend défendre son indépendance. Siège de cette résistance :
le parlement de Bretagne et ses magistrats, soutenus, aux e et e siècles, par la population.
«Station République: place de la République, Opéra, Une avant-scène en quelque sorte, qui conduit, après
mairie, parlement de Bretagne », annonce le haut- quelques mètres sur la droite, à l’élégante place du
parleur. Les doubles portes sécurisées de la ligne A Parlement. Avec son rez-de-chaussée de granit, son
du métro de Rennes s’ouvrent, libérant la foule des premier étage de pierre blanche de tueau et sa toi-
voyageurs. L’impatience est grande pour le nouveau ture (haute de six mètres) d’ardoise noire, le monu-
venu d’admirer enn l’un des eurons patrimoniaux ment rayonne d’une majesté contenue. Les quatre
de la ville, le célèbre palais du Parlement, symbole et statues allégoriques dorées, qui couronnent ses pavil-
cadre des grandes heures de l’histoire de la Bretagne. lons, brillent sous le soleil. La Force, la Justice, la Loi
74
Le mieux est d’emprunter la commerçante rue d’Or- et l’Éloquence ont retrouvé leur éclat. Dans la nuit du
léans, qui débouche sur la place de la Mairie : face- 4 au 5 février 1994, le palais s’embrase, sous les yeux
Rennes
à-face grandiose entre l’hôtel de ville, conçu par des Rennais impuissants. Lors d’une manifestation
Jacques V Gabriel en 1734, et l’Opéra à l’italienne. des pêcheurs, une fusée de détresse a mis le feu à la
charpente. Les pompiers parviennent à maîtriser le années 1670, le parlement de Bretagne sera le premier
sinistre au niveau du premier étage, là où se trouvent à se fermer ociellement aux bourgeois–, la distance
les salles d’apparat. Mais toutes les parties hautes sont entre les magistrats du cru et les autres, tous inamo-
détruites. Le formidable élan de solidarité qui s’ensuit vibles, nira par s’estomper, faisant le lit des futures
va permettre la reconstruction du bâtiment. Depuis sa frondes bretonnes contre la monarchie.
réouverture, des visites guidées sont organisées toute
l’année par l’oce du tourisme. À la n du e siècle, les sessions se déroulent au
couvent des Cordeliers de saint François, en dehors
de la cité médiévale, au nord-est de la ville. Mais les
1442 : Couronnement du duc de Bretagne
parlementaires, de plus en plus nombreux – auxquels
François Ier à Rennes
s’ajoutent les avocats, procureurs, greers, notaires et
1532 : Union du duché de Bretagne et du huissiers–, aspirent à s’installer dans un édice digne
royaume de France. Rennes devient de leurs attributions et prérogatives. La construction
la capitale officielle de la Bretagne du nouveau bâtiment commence en 1618, non loin du
1561 : LE PARLEMENT DE BRETAGNE S’INSTALLE couvent, sur le placis Saint-François. Elle est conée à
DÉFINITIVEMENT À RENNES des architectes parisiens de renom, Germain Gaultier
(1571-1624), puis Salomon de Brosse (1575-1626) pour
2005 : Le label Ville d’art et d’histoire est
la façade principale, dont il fait l’une des réalisations les
étendu à toutes les communes
plus représentatives du baroque monumental français.
de l’agglomération Rennes Métropole
An de répondre aux désirs de grandeur des parlemen-
taires, que les plans de Gaultier n’ont pas satisfaits, de
75
Brosse, le maître d’œuvre du palais du Luxembourg à
Le nouvel édifice doit refléter Paris, a réalisé un majestueux escalier qui les conduit
Rennes
le prestige et la puissance directement au premier étage : le rez-de-chaussée est
de l’institution judiciaire réservé à la prison!
exemplaires, notamment la maison Ti Koz, datant de paru. Cette promenade arborée, bordée de canaux, est
la Renaissance, rue Saint-Guillaume, dans le quartier aménagée à la n du e siècle par des paysans soumis
Rennes
77
n’obtiendront le retour de leur parlement qu’en 1690, sonnes, épargne le parlement. Un miracle, diront ses
moyennant le paiement au pouvoir royal de 500000 livres, voisins, les cordeliers, qui ont placé une grande croix
Rennes
bienvenues en pleine guerre de la ligue d’Augsbourg. devant la façade. Un ingénieur de la marine, le vision-
naire Isaac Robelin, directeur des fortications à Brest,
mandé par le Conseil du roi, propose un véritable plan
Pour la reconstruction d’urbanisme, fonctionnel et aéré, très en avance sur son
des quartiers détruits, le roi époque, ne se limitant pas aux quartiers sinistrés. Bien
envoie des architectes de Paris qu’approuvé par Louis XV, il est jugé trop coûteux par les
édiles, et son concepteur remercié. En 1725, le roi envoie
l’un de ses prestigieux architectes, Jacques V Gabriel
Il est un autre pouvoir à Rennes, la ville « sainte, (1667-1742). Celui-ci reprend les grandes idées de son
sonnante et savante » qui irrite ces messieurs. Dès le prédécesseur mais concentre le remodelage sur la partie
Moyen Âge, la ville s’est couverte de paroisses, d’ab- détruite, au centre de la haute ville, au nord de la Vilaine.
bayes, de prieurés, de monastères. L’inuence de la
Contre-Réforme au e siècle a favorisé, dans cette La reconstruction de Rennes va s’échelonner sur vingt
cité où le protestantisme n’a pu s’implanter profondé- ans. Le projet se structure autour de deux places royales.
ment, le développement des établissements religieux. La première, devant le parlement, s’inspire des places
De nouveaux ordres s’installent, comme les jésuites, parisiennes des Victoires et Vendôme. Il faut donc tout
dont le collège formera la future élite de la ville. Rennes rebâtir, même les édices épargnés par l’incendie. Les
a conservé de nombreux témoignages de cette forte façades des immeubles reprennent l’association granit-
présence religieuse. Le splendide palais Saint-Georges, calcaire du palais avec de grands pilastres ioniques et
situé à l’est, dans l’actuelle rue Gambetta, en est l’un des des toits à la Mansart rompant avec la tradition locale.
plus éclatants. Édié au e siècle sous l’impulsion Une statue équestre de Louis XIV, sculptée par Antoine
de l’abbesse Madeleine de LaFayette sur le site d’une Coysevox et commandée par les états de Bretagne en
ancienne abbaye bénédictine du e siècle –le pendant 1685, prend place en son centre. Elle sera fondue à la
pour les femmes de l’abbaye Saint-Melaine –, il a été Révolution. Suite logique de ce parti pris architectu-
transformé en caserne sous la Révolution . Aujourd’hui, ral, Gabriel reprend la façade du parlement en suppri-
l’édice est réhabilité pour accueillir une «maison de mant l’escalier monumental extérieur et la terrasse de
la citoyenneté et de la tranquillité». L’éclairage de sa Salomon de Brosse.
À la Révolution, la ville est dans leur expulsion de France en 1762. Il est en pre-
qualifiée de « berceau de la Liberté » mière ligne au moment de l’aaire de Bretagne qui, de
1764 à 1774, oppose le parlement et le duc d’Aiguil-
lon, commandant en chef pour le roi. Proche de la
Le message est clair : le point vers lequel doivent se Compagnie de Jésus, celui-ci est un ennemi personnel
tourner tous les regards n’est pas le parlement mais la de La Chalotais. Les états de Bretagne et le parlement
statue du roi, haute de 5 m. Gabriel fait même corri- viennent de rejeter l’augmentation de l’impôt exigée
ger la forte pente de la place et le niveau de l’entresol par la monarchie, à la suite d’une nouvelle guerre, celle
pour rehausser l’egie royale. Une humiliation que les de Sept Ans (1756-1763). Le bras de fer entre le procu-
« seigneurs du parlement » n’oublieront pas. Baptisée reur et le commandant s’achève par l’arrestation du
place Louis-le-Grand, elle restera et est encore la place premier. Emprisonné, La Chalotais, devenu aux yeux
du Palais pour les Rennais. L’actuelle place de la Mairie, du peuple l’incarnation du combat pour les libertés
alors nommée place Neuve, le second lieu de pouvoir de bretonnes, est exilé à Saintes, d’où il ne reviendra qu’en
la ville, accueille les autres institutions: le nouveau pré- décembre 1774. Dans l’intervalle, en 1769, Louis XV
sidial au nord et le nouvel hôtel de ville au sud, associés accepte de rétablir le parlement dans sa plénitude. La
par le nouveau beroi. D’autres petites places relient trêve sera de courte durée.
harmonieusement ville ancienne et nouvelle. Chacune
révèle un point de vue diérent de Rennes pour la plus Jusqu’aux dernières années de l’Ancien Régime, la
grande satisfaction du promeneur du e siècle. Mais société rennaise a soutenu le parlement en s’élevant
au e , ces embellissements contrastent avec les quar- contre le commandant, puis les intendants du roi.
tiers médiévaux où se dressent encore les maisons à Pourtant, lors des états de Bretagne de décembre 1788,
78
pans de bois et accentuent l’opposition entre la haute et la noblesse refuse de siéger face au tiers. La journée des
la basse ville ainsi qu’entre le nord et le sud de la Vilaine. Bricoles (des courroies permettant de porter de lourdes
Rennes
D’autant plus que certains riches parlementaires ont fait charges) du 26 janvier 1789, qui oppose violemment,
bâtir, à la limite du secteur sinistré, des hôtels particu-
liers en pierre, avec jardin. Le superbe hôtel de Blossac,
construit à partir de 1728 par la famille parlementaire
des La Bourdonnaye-Blossac, rue du Chapitre, est l’une
des plus belles réalisations de l’époque. Il deviendra
d’ailleurs la résidence du commandant en chef pour le
roi en Bretagne.
79
Rennes
Saint-Malo
Cap sur le grand phare ouest
à sa source, aux Amériques. Voilà ce que les armateurs malouins ont bien compris.
e
des plus lucratifs. L’État français ferme les yeux. Mais n’oublie pas sa part du magot
81
de nombreux chantiers navals
sont rapidement ouverts les tripiers; les beurriers demeurent à la Grand’Porte,
Saint-Malo
les coquetiers, rue des Halles; les armateurs présentent
la belle façade hautaine de leurs demeures entre le bas-
Le e siècle est celui des audacieux. Le vaste monde tion Saint-Philippe et le bastion Saint-Louis », écrit
leur est oert. À eux de s’en saisir, d’aronter l’immen- Armel de Wisme dans La Vie quotidienne dans les ports
sité des océans pour y gagner gloire et fortune. Les bretons aux e et e siècles (Hachette Littérature,
Hollandais et les Anglais l’ont bien compris. Ne règnent- 1973). Saint-Malo en majesté émeut comme le décor
ils pas sur l’Océan avec leurs vaisseaux gorgés de pro- démesuré d’une pièce de théâtre, même si la «Grande
duits exotiques rapportés de leurs comptoirs? Colbert, Brûlerie» du 27octobre1661, a ravagé une bonne partie
nommé intendant des Finances en 1661, persuade des maisons en bois. Dès lors, les autorités interdisent
LouisXIV de faire de la France une puissance navale de toute construction inammable.
premier plan et de fonder des compagnies marchandes
susceptibles de concurrencer celles des autres royaumes.
De nombreux chantiers navals sont ouverts sans délai à En finir avec le monopole hollandais
LaRochelle, LeHavre, Bayonne… Et à Saint-Malo-de- sur les mers d’Asie ?
l’Isle, bien sûr. Dressée sur l’estuaire de la Rance, la cité Une occasion de s’enrichir !
possède un port d’échouage capable d’accueillir de deux
à trois cents navires et une vaste zone de construction
navale s’étalant sur le pourtour de la baie d’échouage, Hommes d’aaires avant tout, les armateurs malouins
particulièrement sur le Sillon, sur la partie occidentale voient d’un bon œil les résolutions de Versailles. En
des Talards, au Val-sous-Saint-Servan ou à Solidor. À nir avec le monopole des Hollandais sur les mers
l’intérieur des remparts, c’est une fourmilière de mai- d’Asie? Une bonne occasion de se remplir les poches.
sons pressées les unes contre les autres, dominées par la Jusque-là, l’essor de leur ville est lié au commerce
cathédrale Saint-Vincent. Les Malouins sont attachés à avec l’Espagne (vente de toiles et retour de métaux
cette ville close. Ils sont intimes de ses coupe-gorge, ses précieux) et, surtout, à la pêche à la morue dans les
tavernes, ses échoppes et ses chapelles. Leur cité, c’est eaux de Terre-Neuve –point de départ du «premier
l’exiguïté, la promiscuité, le dédale clos des venelles, le commerce triangulaire ». Une fois pêchée, la morue
pavé inégal, le ciel masqué par les façades trop hautes. est conservée avec du sel portugais, puis ramenée pour
être vendue dans la péninsule Ibérique, dans le midi se partagent la majeure partie du butin, le reste est versé
de la France ou en Italie. Les morutiers reviennent au Trésor royal. Comme dans les autres ports de retour,
dans leur port d’attache remplis de produits méditer- tels Brest ou Dunkerque, Saint-Malo bénécie d’un
ranéens comme le savon, l’huile, le vin et le précieux «marché de navires» attirant des acheteurs de toute la
alun de Tolfa chargé à Civitavecchia (États ponti- France pour les ventes faites en adjudication publique
caux). Ces tracs permettent aux «messieurs de Saint- à la « Bourse commune » du Ravelin situé devant la
Malo» d’accumuler des richesses, de mettre en place Grand’Porte.
des cadres institutionnels et des infrastructures maté-
rielles indispensables à l’épanouissement de leur cité. Durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, de 1688 à
Investir dans la Compagnie royale des Indes orientales 1697, les corsaires malouins font 1 044 prises pour 436
serait une façon supplémentaire de s’enrichir… Mais, armements. Le bilan est positif, mais il est loin d’être
l’Histoire joue parfois de drôles de tours. mirobolant. Contrairement à ce que l’on pourrait ima-
giner. La rentabilité de telles expéditions dépend de
À partir de 1672, les conits consécutifs qui opposent l’importance des captures. C’est une «loterie corsaire»
l’Angleterre et la Hollande à la France obligent les dans laquelle spéculateurs, armateurs, négociants
Malouins à opérer une reconversion profonde de leurs peuvent doubler leurs mises ou tout perdre. «La fortune
activités. Plus question de risquer sourit aux audacieux», disait Virgile.
leur otte de pêche sur une mer Voilà un proverbe que les aventuriers,
infestée de navires belliqueux. Trop matelots et capitaines prêts à risquer
dangereux. Plutôt que de rester les leur vie et leur liberté sur un coup de
bras croisés en attendant que la tem- main, ou de tête, avaient bien intégré.
82
83
se rassemblent. Plusieurs courriers partent quérir des centaines de mètres du rempart à peine. L’explosion
renforts à Rennes, à Dol et Dinan. Les canonniers du est épouvantable. Tel un volcan, la carcasse vomit des
Saint-Malo
bastion de la Hollande –il prend ce nom à cette occa- ammes, projette des grenades, des chaînons, des pots
sion – font parler la poudre au milieu d’une épaisse à feu et «des pistolets chargés et enveloppés dans des
fumée. Ceux du château également. étoupes de pétrole » sur Saint-Malo. Les ardoises et
les vitres volent en éclats… Plus de peur que de mal.
L’apocalypse a eu autant d’eet qu’un pétard mouillé.
Tandis que les boulets tombent Le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, renvoie
sur la cité, l’évêque asperge des prisonniers à l’amiral et lui adresse un savou-
les DÉFENSEURS d’eau bénite reux message : « Vous avez réussi à tuer un chat sur
une gouttière.» Blessés dans leur orgueil, les Anglais
repartent le lendemain.
Malgré l’assourdissant fracas, on entend les cloches
sonner à toute volée. Mgr de Guémadeuc, évêque de
Saint-Malo, rassemble vieillards, femmes et enfants sur LORSQUE LES NAVIRES RENTRENT AU PORT,
le parvis de la cathédrale. Une foule s’agglutine devant LES CALES CHARGÉES DE PIASTRES,
le sanctuaire. De là, un étrange cortège s’ébranle, LES MARINS ÉCUMENT LES TAVERNES
l’évêque en tête, vers Bidouane et la tour Notre-Dame.
À chaque bastion, le prélat, sa crosse à la main, bénit
les défenseurs aairés. Quelques rombières bouil- La signature du traité de Ryswick, en 1697, met n à
lonnent intérieurement. Si les Anglais détruisent, en presque dix ans de guerre. En Europe, personne n’est
ce moment même, leurs maisons, et menacent la vie dupe. Ce n’est qu’une trêve. Le roi d’Espagne, CharlesII,
de leurs familles, c’est à cause de cette maudite èvre est l’ombre de lui-même. Fruit pourri issu de plusieurs
corsaire qui s’est emparée de leurs maris. L’aventure? mariages consanguins, il a une petite santé. Sa mort
Du brigandage à peine voilé, oui ! Le roi est sain et semble imminente. Qui lui succédera ? Philippe, son
sauf à Versailles, lui. Certaines avaient émis des doutes petit-neveu et petit-ls de Louis XIV, ou bien Charles,
quant à l’honnêteté des entreprises menées par leurs le ls de l’empereur Léopold Ier d’Autriche? La lecture
hommes. Et Dieu, voyait-Il ça d’un bon œil? Les négo- de son testament est évreusement attendue, et la ten-
ciants avaient alors consulté le chanoine Porée du Parc sion entre les partis est extrême… Pendant ce temps, les
armateurs de Saint-Malo trouvent de l’appui, ce qu’ils ont rapporté des
nouveaux moyens de s’enrichir. Leur Amériques. C’est aussi pour eux
regard se tourne désormais vers les l’occasion de s’enquérir des der-
Amériques. Depuis la Conquista, la nières nouvelles. Quelles sont-elles?
monarchie castillane détient jalou- À Paris, M. de Pontchartrain, le
sement le monopole du commerce chancelier de France, a rappelé avec
avec son empire. C’est un fait. Les insistance que le commerce avec les
Malouins sont, depuis toujours, colonies est ociellement interdit,
obligés d’expédier leurs navires et qu’il a à l’œil « ces messieurs de
chargés de toiles à Cadix. Là-bas, ils Saint-Malo». Point naïf, il sait bien
vendent leur cargaison pour acqué- que les armateurs cachent à l’État
rir les métaux précieux provenant du une partie des matières précieuses
Mexique ou du Pérou. Les Espagnols rapportées. Les archers du prévôt
empochent, au passage, de belles des Monnaies contrôlent les barques
commissions. Mais la guerre a chan- sur la Rance, surveillent les chemins
gé la donne. Partiellement détruite, et les portes de la cité corsaire. Pas
la otte hispanique est désormais de quoi s’inquiéter : les autorités
incapable d’assurer l’approvisionne- locales sont indulgentes. L’intendant
ment des ports sud-américains et de de Bretagne s’en excuse d’ailleurs
résister à la poussée de la ibuste dans les Caraïbes. Les auprès du contrôleur Chamillard : « Les agents de
colonies de Lima, Carthagène ou Vera Cruz regorgent contrôle ne demeurent pas dans les lieux où les vais-
84
de fabuleuses richesses. De l’argent et de l’or à ne plus seaux abordent et ils ne sont pas assez instruits dans les
savoir qu’en faire. En re- moyens dont les gens de mer
Saint-Malo
85
à la vie citadine: les jardins sont minuscules, certaines tales en 1707. Las! la perte de l’île de Terre-Neuve avec le
pièces sont sombres, l’eau y est rare. Des raisons qui traité d’Utrecht (1713) et, plus tardivement, la Révolution
Saint-Malo
incitent les négociants à faire bâtir des «malouinières» mettront n aux activités malouines.
Chartr
Chartres
Chartres
Blois
Blois
Tours
Tours
ours
Val de Loire
Centre-
O
Orléans
rléans
Bourge
Bourges
Bourges
ges
Blois
L’écrin fastueux du Val de Loire
Derrière ses murs, le château a abrité sept rois et dix reines de France. Ce n’est pas pour rien
que Gaston d’Orléans se retire dans ce berceau de la civilité en 1634. Lui, le frondeur,
bon vivant et coureur de jupons, se laisse gagner par la sagesse de la population de la cité…
Il est loin le prince sémillant, rieur et charmeur qui de Montpensier dont il ne lui reste que la petite Anne-
signait ses lettres intimes: «Gaston Piedœil marquis de Marie ; exilé aux Pays-Bas et séparé de son épouse
Vitlevant!» Tiraillé entre sa mère, Marie de Médicis, secrète, Marguerite de Lorraine : Monsieur, frère du
et son frère, Louis XIII ; tyrannisé par Richelieu et roi, lorsqu’il arrive à Blois, le 11novembre1634, a déjà
impliqué dans tous les complots fomentés contre lui par derrière lui une vie bien remplie. En 1626, lors de son
Chalais, Cinq-Mars ou Montmorency ; veuf de Marie premier mariage, il a reçu les duchés d’Orléans et de
Chartres et le comté de Blois, et il a choisi ce dernier de Richard Cœur de Lion. Son ls, ibaudVI, dernier
pour échapper à la vindicte de Richelieu. comte de Blois de la maison de Champagne, s’est soli-
dement installé sur le promontoire rocheux dominant la
Vingt-cinq ans plus tard, alors qu’il sent la mort proche Loire. Il a fait construire l’immense salle seigneuriale,
et qu’il s’y prépare, Gaston a rendez-vous avec « sa » qui, depuis le règne d’HenriIII, porte le nom de salle des
ville. Elle est encore, à l’intérieur de ses murs, États, parce qu’en 1576 et 1588 le roi y a réuni les
une cité de la Renaissance, « fort petite et états généraux. Symbole fort pour Gaston
pressée ». Ses beaux hôtels datent pour d’Orléans qui n’a jamais accepté l’auto-
la plupart de la première moitié du ritarisme de Richelieu et a défendu le
e siècle. Depuis François I er, Blois principe d’une monarchie tempérée par
n’est plus la résidence ocielle des les juges et par l’union des trois ordres.
Valois et son économie s’en est ressen- ibaud VI a sans doute édié aussi
tie, frappée aussi par les famines, les la tour du Foix que Monsieur a équi-
épidémies, la peste même jusque dans pée d’une tourelle d’escalier et d’un petit
les années 1630. Mais les itinérances de la temple à Uranie. Son entourage s’étonne
Cour la ramènent souvent dans ce berceau « de l’inclination de ce prince qui, après
de la civilité française dont La Fontaine avoir si longtemps rampé sur la terre à la
admirait la «façon de vivre fort polie».
recherche des simples, change tout d’un
coup et ne veut plus connaître d’autres
Catherine de Médicis fait élever ses dix tulipes ni d’autres anémones que les étoiles
enfants à Blois avec la petite Marie Stuart, et la cité peut et ces beaux corps lumineux qu’il nomme des eurs d’or
89
encore croire, malgré la violence qui ensanglante le et dont le lustre ne s’eace jamais». Des eurs d’or qui
château pendant les guerres de Religion, à son élection sont aussi celles de son blason aux trois eurs de lys,
Blois
royale. Tout un peuple d’hommes de guerre ou d’Église, symbole de la maison de France, et au lambel d’argent,
de gentilshommes et de nanciers, de fonctionnaires symbole de son statut de cadet.
et de domestiques, y est établi depuis plusieurs géné-
rations. Les faubourgs résonnent de mille métiers :
1089 : Construction d’un premier
maçons, vitriers, tapissiers, ou émailleurs (les montres
pont de pierre
émaillées sont une spécialité blésoise), peintres et sculp-
teurs… Il ne manquait qu’un nouveau maître dont l’ar- 1498 : Louis II d’Orléans devient roi
rivée relance la construction du château, des églises et sous le nom de Louis XII
des couvents, mais la place manque et les maisons par- 1856 : Crue maximale de la Loire. Le niveau
ticulières sont seulement réaménagées au goût du jour. atteint 6,78 m à Blois
1997 : Premiers Rendez-Vous d’Histoire
de Blois
De son donjon de bois, Thibaud
le Tricheur menace le royaume
Les banquiers italiens
Depuis deux siècles, nulle autre ville, hors Paris, n’in- font bâtir de somptueux hôtels
carne alors la monarchie avec autant de pérennité. En l’an
mille, ibaud le Tricheur menace déjà, du haut de son
donjon de bois, le frêle royaume des premiers Capétiens. Au e siècle, Louis d’Orléans, face aux Bourguignons
Ses successeurs consolident la forteresse et s’emparent et aux Anglais, renforce son château. Son ls aîné,
de la Champagne. Au milieu du e siècle, ibaudIV Charles d’Orléans, le doux poète, capturé à Azincourt,
ne cède le pas qu’à Louis VII, et le roi d’Angleterre, revient d’Angleterre vingt-cinq ans plus tard et s’y ins-
ÉtienneIer, n’est pas son cousin. Non! C’est même son talle avec son épouse de 14 ans –il en a 50!–, Marie
frère, et tous deux, par leur mère, Adèle d’Angleterre, de Clèves. En 1462, Louis II d’Orléans, futur Louis XII,
sont petits-ls de Guillaume le Conquérant! Au siècle naît de cette union, dans une demeure rénovée –rien
suivant, Louis de Blois combat en Terre sainte aux côtés n’en subsiste– et peuplée d’une cour lettrée où François
e
Villon a trouvé refuge. Que de points communs entre sensible à ce moment glorieux de l’histoire de Blois, d’au-
Louis et notre Gaston! Mariage forcé, rébellion contre tant qu’il y arrive à l’époque où le conit reprend avec
Louis XI –la Guerre folle–, exil et pardon. Couronné, l’Espagne. Pendant la régence d’Anne d’Autriche (1643-
Louis XII oublie ces avanies – « le roi de France ne 1651), il combat en Flandre et se montre n stratège. La
venge pas les injures faites au duc Cour le regarde « comme un soleil
90
Bretagne. Gaston ne sera pas plus de fêtes, de joutes soutient les parlementaires, puis les
rancunier envers Louis XIII, sinon princes, mais c’est contre Mazarin
que le trône tant espéré lui échappe et de cérémonies qui qu’il se bat et non contre le roi au
lors de la naissance de Louis XIV font de Blois une nom duquel il exerce la lieutenance
en 1638. L’emblème de Louis XII, générale du royaume. Le retour du
le porc-épic, ne lui convient qu’à véritable capitale cardinal et la guerre civile le déses-
moitié car il n’est pas homme qui européenne. pèrent. «Je crois que la monarchie va
pique ! Louis XII l’a inscrit, aux nir», écrit-il à sa lle, et le pardon
côtés des hermines d’Anne de Bretagne, sur les portes, du roi ne le console pas de ses désillusions. Il est temps de
les lucarnes et les frontons de son nouveau château de retourner planter ses choux…
pierre et de brique, susamment avancé en 1501 pour
recevoir l’archiduc d’Autriche Philippe le Beau et son De « race orentine », il retrouve à Blois les euves
épouse Jeanne de Castille, les parents de Charles Quint. d’une Italie qui, depuis Valentine Visconti, a fait son lit
Autant d’occasions de fêtes, de joutes et de cérémonies dans celui de la Loire. À la cour d’Anne de Bretagne, se
qui font de Blois une véritable capitale européenne. trouvent aussi la lle du roi de Naples et Charlotte d’Al-
bret. Sœur du roi de Navarre, elle y épouse César Borgia
Certes, la ville ne compte que 18 000 habitants et n’a ni en 1499. Les banquiers italiens, tel Scipion Sardini, ont
parlement ni évêché. Quant à l’abbatiale bénédictine de construit de somptueux hôtels rivalisant avec ceux des
Saint-Lomer –actuelle église Saint-Nicolas– elle n’a rien nanciers du roi, Florimont Robertet –dont une partie
d’une basilique royale. Commencée par ibaud IV en de l’hôtel d’Alluye subsiste encore – ou du chancelier
1138, elle n’est achevée qu’au milieu du e siècle. Sa Hurault de Cheverny –le sien a disparu sous les bom-
beauté gothique doit beaucoup à la cathédrale de Chartres bardements de 1940. Marie de Médicis, lors de son
dont ibaud VI a été l’un des bâtisseurs, mais c’est dans premier exil en 1617, fait construire un pavillon et une
la grande collégiale de Saint-Sauveur, construite dans plate-forme bastionnée entre les tours du Foix et de
l’avant-cour du château entre 1150 et 1250 –et détruite en Chateaurenault, dont les échafaudages lui permettent
1794–, que les souverains Habsbourg et Valois-Orléans de s’enfuir en février 1619! Mais c’est François Ier qui a
entendent la grand-messe célébrant la paix. Gaston est installé l’Italie au cœur du château.
L’escalier hors-œuvre de la façade sur
cour est si célèbre que l’on oublie com-
bien celle donnant sur les jardins est
une extraordinaire mise en scène des
hauts faits du vainqueur de Marignan.
Inspirées des galeries édiées par
Bramante au Vatican, ses loges
s’ornent de reliefs illustrant les tra-
vaux d’Hercule. Une allégorie que ne
goûte peut-être pas Gaston d’Orléans.
A-t-il, pour autant, voulu raser l’aile
de Louis XII et celle de François I er
comme le suggèrent les plans dressés
par Mansart ? Tout le laisse penser,
car on ne s’encombre guère à l’époque
de scrupules patrimoniaux. Ces édi-
ces sont des « vieilleries » indignes
de l’héritier du trône qui ne veut
que du « moderne »… La naissance
du dauphin en 1638 et les dicultés Le Magasin
pittoresque
nancières ont raison de ce projet.
Seule l’aile de la «perche aux Bretons» est détruite et Robert, et les Blésois découvrent, en avant-première,
91
remplacée par un ensemble majestueux où s’arment, tomates et pommes de terre. Les remaniements de
Blois
avant Versailles, les principes de l’architecture à la fran- la cité aux e et e siècles font disparaître la
çaise. Pavillon central anqué de deux ailes, colonnade presque totalité de ces jardins célèbres dans toute
en hémicycle, frontons triangulaires, coupoles emboî- l’Europe. Seuls rescapés, le petit pavillon d’Anne de
tées et lanternons, tout ici respire l’ordre, la symétrie. Bretagne et l’Orangerie…
Et l’orgueil dynastique y est à son comble : un buste
monumental de Son Altesse Royale surmonte le fronton Monsieur, frère du roi, ne partage guère qu’une
central et le décor de la cage «tout à jours» de l’esca- maxime avec le cynique Machiavel que Louis XII a
lier, attribué aux frères Anguier et à Jacques Sarrazin, reçu à Blois en 1501 et 1510: «La meilleure forteresse
déploie dans le marbre des trophées et des allégories de au monde est l’aection des peuples ». Réductions
Mars et de Minerve, ses hautes vertus. d’impôts, conrmation de franchises, reconstruc-
tion de l’hôtel-Dieu, fondation de l’Hôpital général
dans le faubourg de Vienne, distribution d’argent aux
Gaston multiplie les dons pauvres, le duc d’Orléans mérite, comme LouisXII, le
et les réductions d’impôts titre de «Père du peuple». Bon vivant et coureur de
jupons, au pays de Ronsard et de Rabelais, il connaît
toutes les auberges et toutes les belles de sa ville, mais
Un palais inachevé, inhabité… Gaston s’installe le souci de son salut le détourne de sa « vaurienne-
dans l’aile François I er avec ses immenses collections rie ». Marguerite de Lorraine l’a rejoint à la mort de
de médailles, d’antiques et d’histoire naturelle qu’il Louis XIII (1643), après huit ans de séparation. Elle
léguera à Louis XIV, et il cultive son jardin. Les des- lui a donné quatre lles et un ls perdu en 1651. Une
sins de Jacques Androuet du Cerceau montrent la punition pour sa rébellion pendant la Fronde, lui laisse
magnicence des parterres brodés en contrebas de cruellement entendre Louis XIV ? En tout cas, une
la façade des Loges avant 1570. Gaston les embellit raison de plus de vivre en paix dans son apanage au
encore d’une grande galerie et de milliers d’espèces milieu des gens de sa maison…
rares. Son émissaire, La Verdure, lui ramène des
Antilles des «raretés exquises» qu’il fait peindre sur
vélin par les miniaturistes Robert Nanteuil et Nicolas
Louis XIV a grande hâte de s’en aller, Saint-Vincent-de-Paul– n’a pas la grâce légère de Saint-
et Gaston de le voir partir Lomer. Mais son dôme ardoisé, orné d’une énorme
eur de lys, et son fronton, surmonté d’une imposante
croix de pierre, symbolisent les deux piliers de sa vie:
Une cour dévote, érudite mais très gaie et ouverte à le roi et la foi. Il veut que son cœur y repose, et sa lle,
tous les voyageurs. Des Lorrains souvent, dont le duc la Grande Mademoiselle, qui, malgré les apparences,
Charles IV, qui vient visiter Madame sa sœur. Une autre n’en manque pas, a souscrit à son vœu et fait enfermer
Lorraine l’a précédé, Jeanne d’Arc qui, en avril 1429, ledit cœur dans un magnique mausolée sculpté par le
fait bénir son étendard à Saint-Sauveur avant d’assiéger Blésois Gaspard Imbert. Dans la foulée, symétrie oblige,
Orléans. La Grande Mademoiselle (Anne Marie Louise, elle commande un mausolée à sa propre gloire!
lle de Gaston et cousine de Louis XIV) a-t-elle songé
à la Pucelle lorsque avec ses amies frondeuses elle s’est Mais il est temps de redescendre, les vanités du monde
emparée elle aussi d’Orléans en mars 1652 ? Depuis le pressent encore. Mazarin, ce Machiavel moderne,
elle n’est guère venue à Blois. avec lequel il s’est récon-
Sa belle-mère est insuppor- cilié, s’est arrêté à Blois en
table et ses demi-sœurs, trop Une cour dévote, érudite juin 1659 et ils ont longue-
jolies sans doute, mal éle- ment conversé, un peu de leurs
vées peut-être et surtout trop
mais très gaie et ouverte crises de goutte et beaucoup
aimées de Gaston. Est-ce le à tous les voyageurs. de ce voyage vers la frontière
souvenir de son ancêtre, Henri où le cardinal va négocier la
de Guise, assassiné à Blois sur l’ordre d’Henri III en paix avec l’Espagne. C’est le vœu le plus cher de Gaston
92
décembre 1588, qui la rend sans cesse «malade et cha- même s’il a dû lui sacrier le rêve de voir M lle d’Or-
grine»? Tous les voyageurs de l’époque veulent visiter léans – Marguerite Louise, l’une de ses lles nées de
Blois
la chambre du crime mais, aujourd’hui, les historiens ne son mariage avec Marguerite de Lorraine – épouser
savent plus exactement où elle se situait. Quant à celle LouisXIV. Elle se contentera de tenir la traîne de l’in-
de Catherine de Médicis, le médecin suisse, omas fante à Saint-Jean-de-Luz ! Le train de mules de Son
Platter, a pu y lire, charbonné sur un mur: Casta fuit Éminence est suivi, en juillet, par l’immense cortège du
quam nemo rogavit («Elle fut chaste, ce que personne roi qui, malgré l’accueil fastueux de son oncle, a trouvé
ne lui demandait»)! sa cour ennuyeuse et démodée. Louis n’a donc pas caché
sa «grande hâte de s’en aller» et Gaston a dissimulé sa
Gaston, lui, est chaste désormais et c’est Dieu qui le joie de le voir partir… À l’automne, il reçoit deux exilés,
lui demande ! Il va à la messe «tambour battant » et son neveu, Charles II d’Angleterre, et le duc de Lorraine
converse pieusement avec ses confesseurs et son aumô- –tous deux retrouvèrent leur couronne– puis une reine
nier. Ce dernier n’est rien moins que l’abbé Rancé, déchue avant que d’être, Marie Mancini.
prêtre mondain converti par la mort de sa maîtresse,
la duchesse de Montbazon, et futur fondateur de la Des reines, Blois en verra d’autres, veuve, comme celle
Trappe. Pendant les guerres de Religion, Blois n’y a pas de Pologne en 1714 ; chassée, comme l’impératrice
échappé: toutes ses églises ont été mises à sac. HenriIII Marie-Louise en 1814 ; ou pleinement souveraine,
a pourvu au plus pressé en attirant capucins et jésuites, comme Élisabeth II en 1996, dont le discours évoqua
et LouisXIII a fait rayonner la Réforme catholique dans les vingt ans de règne d’Étienne I er de Blois sur l’Angle-
les faubourgs où six couvents s’installent, mais la faveur terre comme une suite interminable d’hivers! Humour
de Monsieur va surtout aux jésuites. météorologique so british… En 1988, la princesse Diana
s’était gelée à Blois. Quant au prince Charles, longtemps
Depuis 1625, le chantier de leur église et de leur col- éternel «dauphin», il fut incollable sur… François I er.
lège est arrêté. Gaston appuie dès 1634 le plan du frère Mais sur Gaston –qui était pourtant mort d’un coup de
Charles Turmel : une vaste église à nef unique voû- froid le 1er février 1660– rien! Pas un mot sur celui qui
tée en plein cintre et bordée de quatre chapelles. La avait fait de Blois, pour la dernière fois de son histoire,
façade rappelle celle de l’église Saint-Paul-Saint-Louis la capitale brillante et heureuse d’un prince baroque,
à Paris. Avec ses contreforts, ses pyramidons et sa entre Renaissance et âge classique, et auquel il n’avait
petite coupole, Saint-Louis des Jésuites –actuelle église manqué que de régner.
e
Bourges
La pimpante duchesse du Berry
Ses monuments rappellent la splendeur d’une cité devenue capitale du royaume de France
au début du e siècle. Durant la période la plus sombre de la guerre de Cent Ans, Charles VII
94
Bourges
Bourges est une fantasmagorie faite d’avenues et de à pans de bois. Rêves éveillés… C’est un fait, le patri-
ruelles pavées où l’on peut voyager cinq siècles en moine berruyer excite l’imagination. Un cinéaste a, ici,
arrière rien qu’en traversant la place Gordaine. Histoire une merveilleuse toile de fond pour tourner des ctions
et ction s’entremêlent dans cette ville envoûtante, historiques. Premier plan: la cathédrale Saint-Étienne
comme des couleurs d’aquarelle sous la pluie. C’est là se dresse au milieu de la place Étienne-Dolet. Le soleil
que, écho d’un lointain passé, des églises et des palais revêt d’or liquide ses pinacles et contreforts. La grande
échappés d’un conte de fées forment le décor exception- dame est entourée de belles demeures en pierre, recons-
nel de cette cité à taille humaine (64362 habitants, selon truites au l des siècles, appartenant aux chanoines du
le dernier recensement). On se représente aisément des chapitre. En face du portail nord, il y a la Grange-des-
chevaliers revêtus d’éblouissantes armures surgir sur Dîmes (e siècle), un bâtiment trapu conçu pour rece-
leurs montures dans l’une des rues bordées de maisons voir les redevances en nature.
placé derrière un fossé large de 25 m. Radieuse. Ses
1100 : Le dernier vicomte de Bourges vend habitants ont réussi à convaincre Vercingétorix, le
son fief au roi de France Philippe Ier puissant chef arverne, de ne pas l’incendier (celui-ci
1360 : Jean de France reçoit le Berry pratiquait habituellement la politique de la terre brû-
en apanage, et Bourges devient lée). Le général romain est impressionné par cette cité
sa capitale qu’il considère comme «la plus belle, ou peu s’en faut,
de toute la Gaule ». Dommage qu’il faille l’assiéger…
1441 : Jacques Cœur, maître des Monnaies
Vingt-cinq jours plus tard, César parvient à ses ns.
de Paris, grand argentier, est anobli
Prise, la ville est réorganisée, aménagée, dotée d’infras-
1977 : Création du Printemps de Bourges, tructures ambitieuses.
festival de musique
Deuxième plan: dans la rue des Trois-Maillets, un pas- Bourges est vendue au roi de France,
sage à gauche débouche sur la pittoresque promenade Philippe Ier
des remparts. La caméra se déplace à travers cette allée
retenue dans les mailles du passé, où l’on peut admi-
rer les vestiges de l’enceinte gallo-romaine (esiècle) et Elle se voit parer de toute la panoplie des monuments
de rares restes de l’habitat civil médiéval. Plantations romains: porte colossale, aqueducs, temples, thermes,
d’arbustes, parterres euris, chats à l’indiérence étu- amphithéâtre, etc. À la n du e siècle, la réorgani-
diée… Au bout, le chemin est tranché par le passage sation administrative de Dioclétien fait d’Avaricum,
« casse-cou » George-Sand, ouvert sur l’enceinte, qui rebaptisée Biturigas, la capitale de la très vaste province
95
relie la ville haute à la ville basse. Troisième plan: la rue d’Aquitaine. Hélas, le déclin amorcé au Bas-Empire
Bourbonnoux, l’artère principale de Bourges, arbore et les « invasions barbares » freinent sa croissance, et
Bourges
des maisons à colombages sur 400m. Pignons sur rue, l’obligent à se recroqueviller sur elle-même. Comme
murs gouttereaux, toits pentus… Plus de cinq cents ans au Mans, à Limoges ou Périgueux, la cité se dote d’une
après le grand incendie dit de la Madeleine, en 1487, la importante enceinte entre la n du esiècle et le début
cité vit une renaissance. Elle sort peu à peu du linceul du e siècle. Longue de 2,5 km, elle est ponctuée de
d’enduit dans lequel elle avait autrefois été enveloppée. 50tours et percée de 4portes (Lyon, d’Auron, Gordaine
Les façades à pans de bois respirent à nouveau, débar- et Neuve). Une construction plus ostentatoire que défen-
rassées de leur plâtre. Bourges la monochrome revit, sive. Peu importe, elle tient les envahisseurs en respect
enn. Ressuscitée. Coloriée… Coupez ! On la refait ! et donne protection aux premiers sanctuaires chrétiens.
Quatrième, cinquième, sixième plan… Séquence émo-
tion : un ménestrel conte eurette à une damoiselle Selon l’historien Grégoire de Tours, saint Ursin y fonde
dans la cour du palais Jacques-Cœur au e siècle. la première église. Léon est le premier évêque attesté,
Séquence action : des bretteurs ferraillent, comme de vers 453. De nombreuses basiliques funéraires, abbayes
beaux diables, dans l’une des tavernes malfamées de la et monastères eurissent à cette époque… Dominée par
cité. À l’évidence, la préfecture du Cher a du potentiel les Wisigoths un temps, puis possession du royaume
cinématographique. Et touristique ! Un doux parfum d’Aquitaine, la cité est prise par Pépin le Bref, le roi
d’Histoire plane au-dessus de la cité berrichonne… Ses des Francs, en 762. Protégée par les rois carolingiens,
monuments rappellent la splendeur passée de la cité : elle sera le chef-lieu d’une vicomté jusqu’au esiècle.
Bourges, capitale de la France au début du e siècle. En 1100, le dernier vicomte, Eudes Arpin, désargenté,
Une époque étonnante où Charles VII vient résider ici, vend ses efs pour 60 000 sous (d’or) au souverain
dans le palais construit par son grand-oncle, Jean de français Philippe Ier an de nancer sa croisade. Pour
Berry. Retour sur ces riches heures. la première fois, le domaine capétien s’étend au sud de
la Loire en direction de l’Aquitaine. Le jour de Noël
Jules César est passé par là, en 52 av. J.-C., avec ses 1137, Louis VII est couronné dans la cathédrale, en
armées. Il se retrouve face à Avaricum, le «passage sur présence de son épouse et héritière du duché d’Aqui-
l’Yèvre», capitale des Bituriges, les «rois du monde» taine, Aliénor. Le couple royal s’arrête souvent dans
selon Tite Live. Juchée sur un promontoire et entourée la ville, de 1137 à 1145, en raison de sa situation géo-
de marais, la cité est fortiée par un murus gallicus, graphique entre les diverses possessions… En 1147, les
amoureux partent en Terre sainte pour la deuxième monde entier! Au l du temps, le cloître du chapitre se
croisade. Mal leur en prend. Là-bas, dans cet Orient referme autour de la demeure de Dieu et du palais de
fascinant, ils se brouillent et rentrent deux ans plus l’archevêché. Des ordres mendiants viennent s’implan-
tard en France. Malgré les conseils de l’abbé Suger et ter au fur et à mesure dans la cité: les cordeliers (fran-
l’intervention du pape Eugène III pour les réconci- ciscains), les jacobins (dominicains), les augustins, les
lier, le mal est fait. Louis VII veut se séparer de son carmes, etc.
épouse, tourner la page. Le 18mars1152, le concile de
Beaugency annule le mariage pour cause de consangui-
nité. Aliénor, duchesse d’Aquitaine, le plus beau parti Le duc fait édifier un palais aussi
du royaume, repart avec ses possessions, trouver un beau que celui du roi, son frère
autre époux. Henri Plantagenêt, comte d’Anjou, duc de
Normandie et, surtout, futur roi d’Angleterre (1154), est
l’heureux élu. Deux mois à peine après la séparation, La guerre de Cent Ans? Bourges est relativement épar-
l’ancienne reine de France se remarie à Poitiers. Deux gnée. Elle se situe trop loin, sur le vaste plateau de la
ans plus tard, elle sera, avec son nouveau compagnon, Champagne berrichonne. Ce qui ne veut pas dire pour
à la tête d’un «empire angevin» qui s’étend de l’Écosse autant que son destin ne soit pas rattaché à celui de la
aux Pyrénées. Coup dur pour LouisVII… Très dur. Le couronne de France. La bataille de Poitiers, engagée
Berry devient le seul domaine le 19 septembre 1356, entre les
français au sud de la Loire. Et Français et les Anglais, va déci-
Bourges, une tête de pont face Le Berry devient le seul der de son destin. Jean II le Bon
aux possessions anglaises. est là. Tous les princes de sang
domaine français au sud royal également. Le dauphin
96
97
du royaume, des Flandres même, viennent à Bourges guignonne, a le sang chaud. L’inimitié entre celui-ci
œuvrer dans ces deux gigantesques chantiers. Un travail et le duc d’Orléans nit même par plonger le royaume
Bourges
de longue haleine. Le duc a des ambitions royales! Pour dans une guerre civile qui va opposer les Armagnacs
preuve : la salle d’apparat du palais n’a pas moins de et les Bourguignons. Christine de Pisan l’avait prédit
57m de longueur sur une largeur de 20m! Et la Sainte- dans sa Lamentation sur les maux de la France , qu’elle
Chapelle possède un décor intérieur des plus riches : adresse à Jean de Berry le 23août1410. Cela nira en
vitraux à personnages couverts par de grands dais, sta- guerre civile! Pire: «En plus de tout, les Anglais feront
tues d’apôtres adossées aux contreforts, groupe sculpté échec et mat, si Fortune y consent.» Eectivement. La
gurant la Vierge, prieurs en pierre polychrome, etc. Un folie de Charles VI et la jeunesse du dauphin font le jeu
sacré programme sculptural. Pendant ce temps, le duc des grands princes… Chaque parti, alternativement,
réunit de toutes parts ce qui doit composer le trésor de demande l’appui des Anglais. Et ceux-ci, bien mali-
sa chapelle: riches vêtements liturgiques, tuniques, dal- cieux, tireront prot du démembrement du royaume
matiques, ornements de toutes sortes, reliquaires cou- pour asseoir leur domination. De l’assassinat du duc
verts d’or, d’argent et de pierreries, croix d’or enchâssées d’Orléans, à Paris (le 23 novembre 1407), à celui du
duc Jean sans Peur sur le pont de Montereau (le 10sep-
tembre1419), rien de manque: félonies, crimes, négo-
ciations, prises d’armes, etc. Bourges est même assiégée
par l’armée royale du 11 juin au 20 juillet 1412. Pour
payer ses soldats, le prince berrichon doit consentir à
un sacrice. «Le plus grave, c’était le nerf de la guerre,
l’or et l’argent à transformer en pièces de monnaie pour
payer les mercenaires. Car les combattants ne suppor-
taient aucun retard dans le paiement de leur solde. S’ils
n’étaient pas payés, ils se payaient eux-mêmes. Jean de
Berry le savait bien. Dès le mois d’avril, il avait mis une
partie de son trésor en gage. En juin, il fallut s’attaquer
aux pièces d’orfèvrerie, rassemblées dans le trésor de la
Sainte-Chapelle, en dessertir les pierres précieuses pour
envoyer les montures à la fonte. La Monnaie de Bourges
put alors frapper des pièces, écus d’or et blancs d’argent, par acheter un terrain nommé ef de La Chaussée au
sur le modèle de la monnaie du roi», détaille Françoise prix de 1200écus. On prétend que le gros œuvre, à lui
Autrand dans son édiant Jean de Berry (Fayard, 2000). seul, coûte 135 000 livres ! Un palais gothique am-
Chienne de vie. Elle lui reprend ses frères et, surtout, boyant de rêve, en somme. Seulement voilà, il signe par
sa fortune… Rentré à Paris, le duc meurt en juin1416. là sa mise aux fers. Comme le surintendant Fouquet
Son corps est rapporté à la Sainte-Chapelle (il est quelques siècles plus tard, il commet l’impardonnable
aujourd’hui dans l’église basse de la cathédrale). faute d’être mieux loti que le roi! Avec meilleur goût en
sus! Créancier de CharlesVII, et de maints seigneurs, il
cristallise toutes les haines et les jalousies du royaume.
À cause de son faste, Jacques Cœur Accusé d’avoir empoisonné la maîtresse du monarque,
finit par agacer Charles VII Agnès Sorel, Jacques Cœur est arrêté en juillet 1452,
puis jeté en prison. D’où il réussira à s’évader deux ans
plus tard, pour poursuivre ses aventures en Italie, sous
À son tour, le dauphin Charles, petit-neveu de Jean, la protection du pape NicolasV…
devient duc de Berry. Chassé de la capitale par les
Bourguignons en 1418, ce dernier est conduit par ses LouisXI, héritier de CharlesVII, ne renie pas ses ori-
partisans à Bourges, et quand il se proclame roi sous le gines. Dès son avènement, en 1461, il place son frère,
nom de CharlesVII, en 1422, la ville devient la capitale Charles, à la tête du duché de Berry. Et impose, deux
provisoire du royaume. C’est de là qu’il pourra préparer ans plus tard, la fondation d’une université à quatre
la reconquête, notamment grâce à l’administration mise facultés (arts, droit, théologie et médecine) à Bourges.
en place par son parent (Hôtel des Monnaies, cour de Moyennant salaire, de grands maîtres viennent prodi-
98
justice, etc.). Son ls et héritier, futur LouisXI, y verra guer leur savoir, à l’instar du juriste milanais André
même le jour le 4juillet1423… La Alciat et du grand jurisconsulte
Bourges
présence du «petit roi de Bourges», Jacques Cujas. Une école qui, déjà
comme les Anglais aiment à l’ap- renommée à l’époque, connaîtra un
peler avec une pointe de dérision, âge d’or au début du e siècle et
ne change pas foncièrement le fera de Bourges l’un des plus bril-
visage de la cité. À ceci près que le lants centres d’humanisme juri-
commerce local ne s’en porte que dique d’Europe. Mais revenons à
mieux ; l’élite se frotte les mains. la n de cet étonnant e siècle…
Jacques Cœur, ls d’un marchand qui se termine par le gigantesque
pelletier, fait partie de ces hommes incendie de la Madeleine, le 22juil-
qui vont proter de la venue de la let 1487. Le feu se déclare rue des
cour royale. Ce self made man, Trois-Pommes, dans le quartier
marié à Macée de Léodepart, la lle Gambon et s’étend un peu partout.
du prévôt, commence sa carrière Un tiers de la ville (soit 1 000 à 2 000
comme fermier des Monnaies avant habitations) ambe. Les façades
de fonder, en 1430, une société des maisons à pans de bois sont
commerciale, une sorte de maga- crevées, dévorées par les ammes
sin de fournitures de luxe. Satisfait hautes de plusieurs mètres. Jamais
de ses services, Charles VII le la cité n’avait eu si fort l’aspect
nomme maître des Monnaies à Bourges en 1435, à Paris d’une coquille vide. Des bouchons de fumée s’élèvent
en 1436, puis grand argentier en 1438. Bâtisseur d’un vers le gris du ciel. Une «épouvantable splendeur». Dès
empire colonial, mécène, Jacques Cœur possède une le lendemain, des coups de marteaux et des bruits de
fortune colossale. Il consent même des prêts au roi de scies ébranlent le petit matin. Les Berruyers se serrent
France. Et décide, en 1443, de faire construire dans sa les coudes et reconstruisent leur ville. Leur futur, aussi.
ville natale un extraordinaire palais digne de lui, dont Sans rechigner.
ses compatriotes pourraient être ers. Il commence
99
Bourges
Chartres
En majesté
Chartres
majesté, pourtant d’époque romane, conservée dans la Chartres anéantie se reconstruit lentement. Et l’attaque
crypte de la cathédrale jusqu’à sa destruction en 1793, et suivante ne tarde pas. Mais, cette fois, les Chartrains
l’idole vénérée par les druides carnutes sont considérées sont prêts. Au printemps911, Rollon, un Viking installé
comme une seule et même statue. La boucle est bouclée. en Normandie, arrive devant la cité avec ses troupes.
Les habitants résistent ; un long siège commence qui
Si Chartres a vraisemblablement été évangélisée vers dure jusqu’en juillet, au moment où une armée de
350, elle entre de plain-pied dans l’histoire de France secours conduite par les ducs de Bourgogne et le comte
au e siècle. Vers486, le roi franc Clovis veut s’impo- de Blois vient soutenir les défenseurs. Pour stimuler
ser entre Loire et Seine, et pour cela il lui faut assiéger les Chartrains, l’évêque Gantelme fait exposer sur les
Chartres. La ville, comme toute la région, s’accommode remparts la Sainte Chemise de la Vierge. Les soldats
d’autant mieux de ce nouveau suzerain que Clovis est chartrains prennent à revers les troupes de Rollon, qui
devenu catholique par son baptême. Elle est une place battent en retraite.
forte mérovingienne et la première puissance épis-
copale du nord de la France. Son évêché, qui compte De cette victoire, attribuée à l’intercession de la Vierge
950paroisses, restera intact jusqu’en 1697. elle-même, Chartres va tirer une gloire immense. La
relique qui a permis de repousser les envahisseurs
devient célèbre. Chacun veut pouvoir un jour aper-
Une ville maintes fois reconstruite cevoir cette fameuse chemise portée par la mère du
Christ. Quand on ouvrit enn le reliquaire, en 1717,
on s’aperçut qu’il ne contenait ni une chemise ni une
La ville attire tout naturellement les pillards qui rôdent tunique mais un voile de soie, enveloppé dans une
dans le pays. En juin857 ou858, elle est mise à sac par écharpe. Peu importe : Chartres devient un centre de
une troupe de Vikings menés par Hasting. Ils attendent pèlerinage incontournable. Quasiment tous les rois de
la nuit et pénètrent à travers les faibles remparts jusqu’au France s’y rendent, le record allant à SaintLouis, qui y
cœur de la cité: ils y égorgent l’évêque et tous ceux qui viendra à cinq reprises, dont une fois pieds nus depuis
s’étaient réfugiés avec lui dans l’église. Nogent-le-Roi.
Au esiècle, Chartres entre dans la féodalité. La ville est jugement de Dieu, et reste un des grands canonistes de
contrôlée par un comte. L’origine de la maison comtale l’Église. Avant sa mort, il a fait construire sa résidence
vient d’un certain ibault leTricheur, grand vas- épiscopale en pierre. Une initiative onéreuse mais
sal des rois carolingiens, vicomte de Tours, heureuse, car la ville connaît des incendies
qui se fait construire trois châteaux, à à répétition : Chartres s’enamme en
Chinon, Blois et Chartres. Mais si 1134, 1178, 1188, avant la catas-
ibault se crée un ef immense trophe de 1194 qui détruit la
qui s’étend bientôt jusqu’en cathédrale romane. Et le siècle
Champagne, Chartres n’est suivant sera à l’identique :
pas sa capitale, peut-être en incendies en 1210 et 1262.
raison de la présence d’une
autre puissance dans la ville, La ville en bois n’est alors
celle de l’évêque. qu’une juxtaposition de
villages. Le bourg Saint-
La guerre frappe encore, Père relève de l’autorité des
en 962-963, quand le duc moines de l’abbaye du même
RicharddeNormandie assiège nom. Il est entouré d’une
et pille la ville. Cette fois, enceinte et son église abba-
Chartres va se remettre rapide- tiale est dotée d’une tour massive
ment. Les pèlerins auent et l’école à l’allure de donjon, que l’on peut
épiscopale devient célèbre. Deux grands toujours admirer aujourd’hui. À proxi-
102
évêques marquent alors leur époque : mité de l’Eure, le quartier situé autour
Fulbert et Yves. À partir de1006, Fulbert de l’église Saint-Hilaire se consacre au
Chartres
fait rayonner sur toute la chrétienté l’école travail du cuir et de la laine. Le quartier
de Chartres, qui pourtant ne dépasse Saint-André est le plus peuplé. Sa foire
probablement pas quelques dizaines de clercs. Dans la est réputée. On y trouve toujours, au n° 29 de la rue
nuit du7 au 8septembre 1020, à la veille de la grande Chantault, la doyenne des maisons chartraines, qui
fête chartraine de la Nativité de la Vierge, un incendie date du esiècle. Sur sa façade, une petite colonnette,
ravage la cathédrale carolingienne. Fulbert fait alors un clown et des acrobates sculptés. Faubourg pauvre
appel à toutes les ressources possibles pour faire recons- au Moyen Âge, taudis jusqu’au milieu du esiècle, ce
truire un monument digne de Notre- quartier, rénové par la loi Malraux,
Dame. Il ne verra pas la n des tra- est désormais l’un des plus cotés.
vaux. Sa cathédrale romane devient Chartres devient un
l’une des plus vastes de l’époque
et contribue un peu plus à la gloire
centre de pèlerinage Le quartier du cloître, cœur de la
ville, appartient aux chanoines. Il
de Chartres. ierry, successeur incontournable. s’y tient quatre foires annuelles et
de Fulbert, inaugure la cathédrale l’on vend des chevaux jusque dans
romane le 17octobre 1037. Un campanile est installé en la cour de l’évêque. Il s’agit d’une ville dans la ville,
1070 grâce à un don de GuillaumeleConquérant, le toit un grand quadrilatère formé de maisons entourant
de plomb étant oert par la reineMathilde. la cathédrale et créant un rempart ouvert par neuf
portes étroites. Si étroites qu’il faudra élargir la rue
La ville peut aussi s’enorgueillir de voir à la tête de son de l’Horloge pour permettre le passage du carrosse de
évêché le futur saint Yvesde Chartres (1040-1115), qui MarieLeszczynska, épouse de LouisXV, venue faire ses
fera souvent appel au pape pour lutter contre le pou- dévotions à la cathédrale.
voir envahissant du roi. Lorsqu’il décide d’excommu-
nier PhilippeIer, qui a répudié sa femme pour vivre en Sur l’initiative du comte ibault V, la ville est dotée
concubinage avec Bertrade, épouse du comte d’Anjou, de remparts à partir de 1181 entre le quartier Saint-
Yves est fait prisonnier et doit sa libération à un ordre Michel et les Épars. De son côté, l’évêque fait prolonger
formel d’UrbainII. Au-delà de ses démêlés politiques, il la muraille jusqu’à Sainte-Foy et les Épars. La ceinture
condamne le duel judiciaire, ce que l’on appelle alors le de boulevards actuelle marque les limites de la ville
médiévale. Améliorés au cours des siècles, les remparts Dans la rue du Cheval-Blanc, on découvre aujourd’hui
ne disparaîtront qu’au e siècle, à l’exception de la encore les demeures typiques du Moyen Âge chartrain:
porte Guillaume, détruite en 1944. façade étroite (une pièce par étage) à encorbellement,
toit très pentu, colombage apparent, enduit de crépi
bookys-ebooks.com beige rosé avec de la brique pilée, pour éviter les incen-
QUARANTE ANS SUFFISENT dies. À l’origine, la plupart des toits étaient en chaume,
À LA CONSTRUCTION DE LA CATHÉDRALE puis en tuiles ou en plomb. L’ardoise n’apparaîtra que
bien plus tard, au esiècle.
Lese et esiècles constituent l’âge d’or de la cité char- Si le pouvoir des évêques et des chanoines atteint son
traine. Les pèlerins auent de toute l’Europe et la ville apogée, celui des comtes décline. Par le jeu des succes-
compte environ 15000habitants. De ces temps provi- sions, le comté revient à CharlesdeValois, qui accepte
dentiels va naître l’exemple le plus abouti de cathédrale de vendre aux Chartrains le droit de s’administrer libre-
gothique jamais bâti. Tout commence pourtant par un ment. La charte communale d’aranchissement, en
drame. Un feu terrible ravage la ville et la cathédrale 1297, permet aux habitants de s’organiser avec un hôtel
dont la charpente de bois ne résiste pas aux ammes. de ville et des échevins.
Quelques moines parviennent à sauver du brasier la
relique de la Vierge. En 1328, Chartres tombe dans le giron royal. PhilippeVI
est devenu comte de Chartres. Il fait diriger la ville par
des baillis et des sénéchaux. La capitale du pays char-
L’exemple le plus train devient une simple «bonne ville royale» comme
103
beaucoup d’autres, défendue par une petite garnison de
abouti de cathédrale 120archers. Son école épiscopale autrefois si célèbre est
Chartres
gothique jamais bâti. concurrencée par les universités de Paris et d’Orléans.
L’évêque RenauddeMousson lance immédiatement les La peste de1348 et la guerre de Cent Ans achèvent de
travaux de reconstruction. La crypte romane de Fulbert rendre la ville atone. Chartres se range du côté anglo-
a tenu bon. C’est sur ces fondations que l’on construira bourguignon. Parmi les chanoines, on trouve un
la nouvelle église. Les paroissiens du diocèse sont mis grand archidiacre, bientôt célèbre : Pierre Cauchon,
à contribution. Richard Cœur de Lion, pourtant en qui condamnera Jeanned’Arc au bûcher. Mais au prin-
guerre contre le roi de France PhilippeAuguste, laisse temps1432, deux marchands, Guillaume Bouneau et
accès aux quêteurs de Chartres dans toute l’Angle- JeanLesueur, permettent aux troupes du roi de France
terre. PhilippeAuguste donne 200livres, de quoi ériger d’entrer par ruse dans la ville.
8 piliers. Trois cents ouvriers travaillent en
permanence à la construction de l’énorme
édice. Pas moins de 45vitraux sont oerts
par les corporations chartraines: boulangers,
bouchers, taverniers… Quarante ans ont
su pour édier la cathédrale, ociellement
dédicacée par l’évêque Pierre de Moncy le
24 octobre 1260. À cette date, Chartres a
déjà commencé à s’étendre au-delà de son
enceinte vers Saint-Maurice, Saint-Jean et
les Épars. Le superbe cellier de Loëns date de
cette période. Il s’agit de la grange dîmière
des chanoines, le lieu où sont stockées les
recettes en nature de leur impôt, la dîme.
C’est aussi là que sont gardés les baux des
fermiers et, en cas de litige, que siège un petit e
tribunal qui dispose même d’une prison.
En 1442, l’Eure est canalisée pour permettre au blé de Les Chartrains résistent
Beauce de parcourir une trentaine de kilomètres de aux assauts de l’histoire
voie d’eau. Un port est réaménagé près de l’église Saint-
André. On échange le blé et le vin contre du hareng, du
sel, du plâtre... La plus belle maison du esiècle encore Les siècles suivants se montrent moins agités. Ce qui
existante est une ancienne poissonnerie, surnommée la marque les mémoires, ce sont essentiellement les visites
maison du Saumon, où un énorme poisson est sculpté royales : celles de LouisXIII à cinq ou six reprises et
sur la poutre centrale. celles de LouisXIV. À chaque visite royale, la munici-
palité met les petits plats dans les grands. On crée des
La crise religieuse du esiècle a de graves répercus- structures en bois, place des Épars, pour y accrocher
sions, parfois violentes, sur la cité. Les Chartrains, dévots des tableaux et des devises commandés à des peintres.
depuis toujours de la Vierge Marie, n’apprécient guère Des canons sont installés pour tirer des salves d’hon-
la réforme protestante. Les contestataires connaîtront neur et la ville est pavoisée de tentures le long du
le bûcher! Pourtant, rappelle l’histo- passage du cortège. Grande bénéciaire de ces
rien AndréChédeville, «entre visites royales, l’Église s’enrichit.
1550 et 1570, le cinquième
des lignages nobles beauce- À la veille de la Révolution, Chartres
rons passe au calvinisme ». En est une ville moyenne entourée
février 1568, les troupes protes- de vignes et de vergers. Elle
tantes du prince de Condé assiègent compte environ 13 000 habi-
Chartres, qui résiste deux semaines au tants, dont 600 religieux, un
104
105
sor de Chartres, s’oppose à la destruction et transforme sation, mais elle ne manque pas les débuts de l’avia-
l’église en temple de la Raison. «Conservons avec soin tion. L’aérodrome, créé en 1909, sert à former près de
Chartres
ce monument, écrit le révolutionnaire. Il sera toujours 3000pilotes lors de la guerre de1914-1918.
pour Chartres une richesse.» Deux cents ans plus tard,
trois millions de personnes se rendent chaque année à Si le bombardement aérien des 15 et 16 août 1918 ne
la cathédrale et lui donnent raison! fait que trois morts, ceux de la Seconde Guerre mon-
diale seront bien plus dramatiques. À partir de 1943,
Pour nir, FrançoisMarceau, né en 1769, a marqué l’his- Chartres subit 50 bombardements. La guerre révèle
toire de la ville et, au-delà, celle de la France. Soldat à aussi un héros, le préfet JeanMoulin, qui ne cède pas
16ans, il devient au début de la Révolution aide de camp aux Allemands entrés, les17 et 18juin 1940, dans une
de LaFayette, puis général lors des guerres de Vendée, ville quasi vide. Chartres sera libérée par les FFI dans la
avant de commander l’armée de Sambre-et-Meuse et nuit du15 au 16août 1944.
de lutter contre les Autrichiens. Sa vie s’arrête en pleine
gloire, à 27ans, et sa mémoire est toujours célébrée dans L’industrialisation prend son essor après la Seconde
sa ville natale, par une statue, une caserne, un lycée, une Guerre mondiale, faisant passer la population de36000
rue et une place. à 75 000 habitants dans les années 1970. Aujourd’hui,
la ville, avec son agglomération, compte 135 000habi-
En 1814, puis en 1815, Chartres est occupée par les tants. Elle développe deux grands pôles d’activités, le
armées coalisées contre Napoléon. En 1870, elle doit à tourisme et l’industrie du parfum.
Orléans
SOUS LA PROTECTION D’AURÉLIEN
l’Antiquité, la cité devient une incontournable plaque tournante commerciale. Dès les Romains,
elle attire de nombreux conquérants, avant de trouver une certaine stabilité avec les Capétiens.
Une histoire majestueuse et mouvementée. À découvrir au-delà des sempiternels clichés.
106
Orléans
e
Les origines de la ville sont susamment anciennes CARREFOUR DES PEUPLES CELTES
pour que les chroniqueurs de l’Ancien Régime aient xé
son acte de naissance… 350ans après le Déluge! En réa-
lité, la cité fut probablement fondée trois siècles avant La cité antique de Genabum occupe une position straté-
notre ère par la tribu celte des Carnutes. Surnommée gique dans le paysage tant local que national. Carrefour
Genabum (contraction de Gignens omne bonum, selon obligé des peuples celtes, à mi-chemin du raz de Sein et
l’historien Louis d’Illiers), son nom illustrerait le fait du lac de Constance, de l’embouchure de l’Adour et de
que la nature l’a comblée de tous les bienfaits puisque celle du Rhin, le pays des Carnutes couvre un immense
gignens omne bonum signie « endroit qui engendre espace englobant une grande partie de la Beauce, de la
tous les biens»! Sologne, du Blésois et du Vendômois. Bordé par le pays
des Senons (Sens), des Parisii (Lutèce), des Éburovices
(Evreux), des Cenomans (Le Mans), des Turons forcément de cette oreille, et ils se rebellent régulière-
(Tours), des Bituriges (Berry) et des Eduens (Nevers), ment contre les gouverneurs étrangers.
le vaste territoire des Carnutes est délimité au nord par
la Seine, au sud par le Cher et à l’est par la frontière Source de querelles diplomatiques, la présence d’un pont
naturelle du Gâtinais. enjambant la Loire fait la fortune de Genabum et permet
à de grands négociants romains de venir s’approvision-
ner en céréales dans la Beauce. Certains y installent de
270 : l’empereur Aurélien fait construire
prospères comptoirs dont la sphère d’inuence dépasse
une seconde enceinte. Genabum devient
de loin le pays des Carnutes. C’est le cas de l’intendant
Orléans
CaïusFuusCita, qui exporte blé, seigle et orge vers la
732 : Charles Martel rattache la ville province romaine de Provence en échange de vins.
à son royaume
1108 : Louis VI le Gros est sacré Le nom de Genabum devient brusquement célèbre dans
dans la cathédrale tout l’empire, en 52 avant notre ère, lorsque plusieurs
citoyens romains se font assassiner. L’événement pro-
1429 : assiégée par les Anglais, la ville
voque la riposte immédiate des légions de César, qui
est libérée par Jeanne d’Arc
envahissent la ville et massacrent une partie de la popu-
lation. L’année suivante, la cité résiste de nouveau à l’oc-
Dès l’époque romaine, la cité est la rivale de Chartres cupant, mais elle est dénitivement matée par Rome.
(Autricum). Genabum se présente toutefois comme la Des dizaines d’otages sont alors exécutées. À com-
véritable capitale économique des Carnutes. Ainsi qu’en mencer par le gutuater, grand fonctionnaire religieux,
107
témoigne Strabon, un grand marché s’y tient, connu accusé d’être l’instigateur de la seconde rébellion.
jusqu’en Orient.
Orléans
Marqué par ce sceau terrible, il faut attendre plusieurs
La taille de la cité demeure relativement modeste années avant que le nom de la cité des Carnutes soit à
(une dizaine d’hectares). Dans sa Guerre des Gaules, nouveau évoqué dans la chronique romaine. Sa réhabi-
César ne la mentionne que brièvement. Cet emplace- litation survient autour de77 de notre ère. Cette année-
ment sensible, le long de la Loire, justie que, dès cette là, Pline l’Ancien rédige une lettre où il énumère les
époque, une petite enceinte protège la cité marchande 28cités gauloises «réconciliées» avec Rome. Genabum
des attaques extérieures. Des sondages ont permis de en fait partie.
retrouver les trous laissés par les pieux du rempart de
bois érigé au ersiècle avant notre ère. L’activité écono-
mique de Genabum ne se limite pas au commerce. Des DES MONNAIES ÉTRANGÈRES
fouilles menées sur «le carreau de la Charpenterie», ont SUR LES BERGES
permis de reconstituer un quartier présentant des bâti-
ments à usage artisanal, dès 60av.J.-C.
Le port de Genabum –localisé en 1993, à l’ouest de la rue
Implantée à quelques kilomètres seulement de «l’om- de la Tour-Neuve en bordure du «quartier Dessaux»–
bilic sacré», mythique point de rendez-vous, vraisem- ne comporte pas moins de cinq quais. On y décharge
blablement situé à Saint-Benoît-sur-Loire –où conver- les barges qui alimentent une grande partie de la Gaule
geaient, chaque année, des ambassadeurs de chacune septentrionale et, probablement, du nord de l’Europe.
des tribus gauloises pour des cérémonies mi-politiques Les marchandises sont alors convoyées par la route
mi-religieuses–, Genabum est une ville-étape. Elle dis- jusqu’à la Seine, où d’autres bateaux les acheminent à
pose déjà d’un pont enjambant la Loire (à une cinquan- bon port. C’est ainsi que les archéologues interprètent
taine de mètres en amont de l’actuel pont Royal), qui la présence de nombreuses monnaies étrangères décou-
en fait un enjeu militaire de première importance. C’est vertes sur les berges.
pourquoi Rome veille à ce que ses dirigeants soient des
hommes de conance. Et tant pis s’il faut les imposer à L’organisation de la ville répond au plan orthogonal
la population par la force, quitte à déplaire aux autoch- caractéristique de l’urbanisme romain de cette époque.
tones ! Or les turbulents Carnutes ne l’entendent pas Le cardo (qui correspond à l’axe nord-sud de la cité) suit
le tracé des actuelles rues Parisie et de la Poterne. Le de cette époque que les historiens datent la christiani-
decumanus (ainsi surnommé car il décrit le « chemin sation de la ville. Selon plusieurs chroniques médié-
du levant au couchant» par son orientation est-ouest) vales, deux évangélistes, Potentien et Savinien, seraient
est constitué par la rue de Bourgogne telle que nous la venus de Sens pour convertir la population. Des églises
connaissons aujourd’hui. eurissent le long de l’ancienne voie romaine. Pendant
quelques années coexistent culte païen et foi chré-
Grâce au commerce uvial, Genabum se développe. tienne. À Neuvy-en-Sullias, ont été retrouvées en 1861
Un forum est élevé sur l’emplacement occupé par l’ac- des egies représentant des chevaux et des sangliers, de
tuelle préfecture. Un amphithéâtre est édié à l’ouest de toute évidence des divinités locales gauloises et gallo-
la ville, du côté du pont de Vierzon. Des thermes sont romaines. Le premier évêque d’Orléans est nommé
ouverts, rue du Poirier. Quant aux temples, des vestiges aue siècle. Son identité demeure incertaine. Un docu-
de colonnes et d’autels votifs ont été retrouvés depuis ment daté de 343 mentionne un certain Diclopetus
le esiècle à travers la ville. Ils permettent d’armer alors qu’un texte apostolique duesiècle fait référence à
qu’un lieu de culte préexistait à la place de la cathédrale, un certain Altin. Une première cathédrale aurait alors
où la découverte d’un Mercure en bronze, assis en pos- été construite. L’édication de l’actuelle cathédrale
ture «bouddhique», a longtemps intrigué les spécialistes. Sainte-Croix ne remonte qu’au esiècle. La religion
chrétienne semble s’installer sans heurts.
Preuve que le prestige de Genabum s’aermit, la ville
devient, au e siècle, civitas Aurelianorum ou plus sim-
plement Aurelianis (c’est-à-dire ville aurélienne, à l’ori- SOUS LA MENACE D’ATTILA
gine du nom Orléans) après que l’empereur Aurélien
108
et quatre portes enserrent la localité transformée en Euverte, attesté en 374, arme avoir eu une vision selon
un castrum carré de 25ha, sur le modèle des camps de laquelle la main de Dieu aurait béni la ville. Chacun
légionnaires. Seuls quelques rares vestiges demeurent espère que cette protection la préservera des razzias. La
de cette période. Un fragment de l’enceinte nord est prédication d’Euverte n’empêche malheureusement pas
visible près de la cathédrale ainsi qu’à la base de la tour les Vandales de déferler sur le val de Loire en 407. Dans
Blanche (côté rue Saint-Flou). Ces fortica- la première moitié duesiècle, les attaques se
tions témoignent, en tout cas, de la crainte multiplient. Incapable de défendre seule la
éprouvée par la population locale face Gaule, Rome charge des peuples alliés
aux attaques «barbares». de protéger certains lieux straté-
giques. À Orléans, c’est le chef des
En 259, les Alamans contournant Alains, Goar, qui est investi de ce
les Vosges s’inltrent en Gaule, rôle à partir de 408. Proche du
pillant plusieurs villes au passage. prince gaulois Jovin, qui brigue
Langres, Auxerre et Orléans sont le pouvoir impérial en Occident,
durement frappées. À partir de270, Goar ne pourra pas plus garantir la
aux pillages des Germains s’ajoutent sécurité des habitants que les légions
ceux de bandes errantes, les bagaudes, romaines. La capture et l’exécution
qui protent de la désorganisation de de Jovin par le chef wisigoth Athaulf
l’Empire romain pour semer la terreur le entraînent sa chute.
long de la Loire. Ces multiples exactions
vont perturber les échanges routiers. La En 451, c’est au tour d’Attila d’être aux
n du siècle et le début du siècle
e e e
portes d’Orléans. Le chef des Huns, qui
sont des années diciles pour les Orléanais. Dominée réclame la main d’Honoria, sœur de l’empereur d’Occi-
par «la Grande Peur» que suscitent les hordes «bar- dent, incendie Metz et contourne Paris défendu par les
bares » ravageant la région, cette période voit la plu- troupes levées par la mystique Geneviève. Aux rives de
part des grands marchés décliner partout en Europe. la Seine, Attila préfère les berges de la Loire pour ins-
Une crise économique frappe la ville d’Orléans. C’est taller ses troupes. Les armées romaines ayant depuis
longtemps regagné la Provence, Orléans doit seule faire SIÈGE DE LA « FRANCIE OCCIDENTALE »
face au siège. L’attaque débute en mai. Selon la chro-
nique, Aignan, cinquième évêque de la ville, implore
l’envahisseur d’épargner ses habitants et appelle à l’aide Paix et prospérité règnent à nouveau en Orléanais au
les troupes du général Aetius. Les légions romaines début de l’ère carolingienne. Le morcellement de l’em-
arrivent en juin et nissent par défaire Attila dans pire de Charlemagne, au décès de ce dernier, refait pla-
une vaste plaine entre Troyes et Châlons, rebaptisée ner sur la cité la crainte d’un rattachement contraint
champs Catalauniques. Aignan, mort en 453 et cano- au royaume de Bourgogne au début du esiècle. Plus
nisé au esiècle, deviendra le patron de la ville. de peur que de mal car CharlesleChauve conserve la
main sur cette porte de la Loire en y installant le siège
La cité « aurélienne » n’en a pourtant pas ni avec de sa «Francie occidentale» en 840. Résidant en per-
les mouvements de troupes. C’est Clovis, ls du sonne dans la cité aurélienne pendant plus de vingt
Mérovingien ChildéricIer, qui va nalement conquérir ans, le monarque s’y fait même symboliquement sacrer
en 486 l’ensemble de l’Orléanais. par l’archevêque de Sens en l’an
Battu aux portes de Soissons, le chef 842. La présence du roi de France,
gallo-romain Syagrius abandonne le sur place, est loin d’être innocente.
territoire aux Francs. À son entrée Entouré d’une importante garnison,
dans Orléans, Clovis est acclamé il assure la protection de ce « ver-
comme un sauveur. Avec le roi des rou» sur le euve, que constitue le
Francs, le «pays Aurélien» renoue pont d’Orléans.
avec la paix. Pour peu de temps !
109
Clovis convoque un concile en 511 Remontant l’estuaire de la Loire à
à Orléans, réarmant son auto- bord de leurs navires à fond plat qui
Orléans
rité sur les « pays » de Loire. Mais ne craignent pas les bancs de sable,
il meurt quelques mois plus tard, à les Vikings parviennent jusqu’aux
l’âge de 45ans. Son royaume est de portes d’Orléans en 854. L’évêque
nouveau divisé, cette fois-ci entre Chronique de Nuremberg Agius parvient courageusement à
ses quatre ls. Clodomir hérite d’Orléans. Metz échoit repousser l’assaut. Les Normands réitèrent cependant
à ierry tandis que Paris est légué à Childebert et leurs oensives en 856 puis en 865, année où la cité est
Soissons est transmis à Clotaire. Les guerres fratricides mise à sac.
auxquelles se livrent ces rois mérovingiens précipitent à
nouveau la ville dans le chaos. Au cœur de ces années Il faut attendre l’émergence d’une nouvelle dynastie pour
noires, les moments d’apaisement sont susamment que la situation des Orléanais s’améliore. HuguesCapet,
rares pour être relevés. Et le règne de Dagobert (629- sacré à Orléans le 25décembre 987, accorde à son tour
639) en fait partie. une attention particulière à la ville. Et pour cause, il
n’est pas comte d’Orléans pour rien! Son ls, Robert, est
Touché, dit-on, par la grâce des bords de Loire, le roi comme lui très attaché à sa cité natale. Durant son règne,
Dagobert I er fait baptiser son ls à Orléans. La tran- il aura à cœur de redonner un peu de son lustre d’antan
quillité retrouvée est de courte durée. L’anarchie, qui à la capitale des Carnutes. Le monarque, connu sous le
accompagne la faillite du régime mérovingien, conduit nom de RobertlePieux, voue une dévotion particulière
à un nouvel éclatement du territoire. La ville d’Orléans à saintAignan. Il lui fait ainsi édier une basilique qui
est rattachée au royaume de Neustrie-Bourgogne de va rapidement devenir un grand lieu de pèlerinage.
Clovis II (639-657). Elle en demeurera l’une des capi-
tales jusqu’au e siècle. En 732, Charles Martel, de Autour de l’an mille, l’ancienne Genabum est à nou-
retour de Poitiers où il vient de battre les Sarrasins, veau un lieu d’échanges. Non plus commerciaux mais
annexe Orléans à son royaume (Austrasie, Neustrie et spirituels et intellectuels ! Avec les abbayes de Micy et
Bourgogne). L’évêque Eucher qui s’oppose à cette déci- de Fleury et l’école épiscopale de Sainte-Croix, Orléans
sion est «déporté» en Allemagne. Il mourra à Cologne devient, en ces années d’or, le rendez-vous obligé des
entre738 et743. grands esprits de l’époque. Cette eervescence cultu-
relle favorise l’émergence de pensées hétérodoxes que
l’Église réprime. Un grand bûcher est plusieurs fois de sujets aisés, désireux de s’aranchir de la tutelle sei-
dressé place du Martroi. Comme en cette année 1022 gneuriale. En 1137, le statut de commune est néanmoins
où l’aaire des manichéens fait frissonner le pays. Le refusé à Orléans, qui demeure sous le contrôle strict de
manichéisme est une religion ancienne dont la philo- la Couronne. Les impôts sont cependant allégés sur son
sophie diusée par le prophète Mani repose sur l’idée territoire et les «mauvaisescoutumes» abolies. Comme
que le monde est mû par deux forces son père LouisVII, PhilippeAuguste
contraires qui tendent à se mélanger, va continuer de favoriser les descen-
le bien et le mal, forces que l’homme Orléans redevient dants des Carnutes tout au long de
doit constamment séparer s’il veut son règne (1180-1223).
sauver son âme. Ces théories sont
l’une des grandes
jugées hérétiques par l’épiscopat au places marchandes Le duché d’Orléans ne sera na-
début du siècle. Lorsque les auto-
e
du pays. lement détaché du domaine royal
rités découvrent qu’une frange non qu’en 1392, donné en apanage par
négligeable du clergé local voue un culte à Mani en plein CharlesVI à son frère LouisIer , qui devient duc. Cette
cœur d’Orléans, la nouvelle fait l’eet d’un coup de ton- indépendance, même relative, couplée à sa prospérité,
nerre. Les hérétiques sont brûlés vifs. renforce encore l’attractivité de la cité. D’autant que,
depuis sa fondation ocielle en janvier1306, l’univer-
sité d’Orléans forme les meilleurs juristes du royaume.
Implantée rue Pothier, cette université fait d’Orléans
l’une des capitales européennes du savoir.
110
111
seules demeurent les chroniques royales dont les enlu- Un demi-siècle plus tard, alors que commence le règne
minures donnent une vision d’Orléans. LouisXII puis du Roi-Soleil, le commerce uvial continue de faire de la
Orléans
François Ier viennent à plusieurs reprises dans la ville cité l’une des plus prospères du royaume. Les quais de la
en compagnie d’imposantes escortes d’ambassadeurs Loire sont à nouveau couverts d’entreprises orissantes.
dont les rapports témoignent de la beauté des lieux. La À l’image de La Nouvelle-Orléans, fondée en 1718 par
rencontre de CharlesQuint et de son rival FrançoisIer, Jean-BaptisteLe Moyne de Bienville sur les berges du
le 20décembre 1539, et le récit qui en est fait dans toute Mississippi, alors baptisé euve Colbert!
Genabum
Tours
Pèlerinage au jardin de France
Centre religieux renommé dans toute l’Europe du Moyen Âge, capitale du royaume
frappant monnaie sous Louis XI, ville universitaire de grande tradition, la cité tourangelle
prospère avec l’arrivée du chemin de fer au e siècle.
périodes de déclin au cours desquelles la ville a semblé saint Gatien. Le premier évêque connu de Tours serait
s’alanguir et s’endormir. en réalité saint Lidoire. Peu avant 370, il fait construire
Tours
113
nuit et l’emportent jusqu’à une boucle de la Vienne où L’évêque de Tours est un personnage considérable. En
une barque attend. Le 11novembre, ramené triompha- 573, un certain Grégoire, né d’une famille de patri-
Tours
lement à Tours, le corps est enterré à l’ouest de la ville. ciens auvergnats, est élu évêque. Il administre son dio-
En 412, saint Brice, son successeur, fait ériger une cha- cèse avec rigueur et fait reconstruire la cathédrale, qui
pelle sur son tombeau. Moins d’un siècle plus tard, saint n’avait pas résisté à un incendie en 558. Mais Grégoire
Perpet, sixième évêque de Tours, passe surtout à la postérité grâce à sa
transforme la chapelle en basilique, monumentale Histoire des Francs.
consacrée le 4juillet471. La ville reste au Sa chronique des Mérovingiens fait
de lui le premier historien français.
Clovis se fait baptiser, le 25décembre
centre de l’attention
498, avant de bouter les Wisigoths de la dynastie Deux siècles plus tard, ce sont
hors de Touraine lors de la bataille de carolingienne. encore Tours et ses richesses que
Vouillé en 507. Il prend le contrôle de convoitent les musulmans remon-
Tours et vient s’agenouiller devant les reliques de saint tant du sud. En 732, la fameuse bataille de Poitiers,
Martin. L’alliance du trône et du goupillon est acquise. gagnée par Charles Martel, met n à leur progression.
C’est encore à Tours que Clovis reçoit l’envoyé de l’empe- Tours est sauvée.
reur d’Orient, Anastase, qui lui ore la dignité de consul.
Voilà Clovis adoubé par ce qui reste d’autorité romaine. La ville reste au centre de l’attention de la dynastie
carolingienne. En 825, Louis le Pieux fait construire
des levées de terre sur la rive gauche pour lutter contre
TOURS, « LA CITÉ SAINTE » les inondations. En 844, l’épouse de Charles le Chauve
est ensevelie près de Liutgarde. Mais le pouvoir caro-
lingien s’épuise. Cette fois, les invasions ne viennent
Ces événements font de la cité tourangelle un enjeu plus du sud, elles arrivent de l’ouest, par le euve. En
important sous les rois mérovingiens. Ainsi Dagobert 853, les Vikings atteignent Marmoutier : 116 moines
fait-il décorer avec luxe le sarcophage de saint Martin. sont massacrés. Seuls 24 en réchappent et parviennent
Le pèlerinage continue à prendre de l’ampleur. Tours, à rejoindre Tours. En novembre, la ville est assiégée ;
« la cité sainte » devient une métropole religieuse à l’abri derrière ses remparts, elle résiste. Mais à l’est,
de première importance. Des moines s’y installent. la basilique Saint-Martin, sans défense, est brûlée et
LES ROIS DE FRANCE,
CHANOINES DE SAINT-MARTIN
pillée. Toutefois, les moines ont eu le temps d’envoyer Tours fait les frais.
leur trésor à Orléans et de préserver leurs reliques.
Tours
115
duc de Bourgogne occupe la ville. Il faudra un mois
de siège aux troupes du dauphin Charles, entre le
Tours
26novembre et le 28décembre1418, pour en reprendre La fin des jours heureux
le contrôle. La ville accueille bien volontiers Jeanne
d’Arc en 1429 dans sa croisade pour libérer Orléans.
Dans la rue Colbert, une plaque rappelle l’endroit où La période faste prend n au e siècle. Les disettes
lui fut fabriquée et oerte son armure. La bonne ville se multiplient. Les impôts deviennent de plus en plus
est récompensée de sa délité. Elle devient capitale du lourds alors que l’industrie tourangelle de la soie est
royaume sous LouisXI. Le roi connaît bien la cité, qui en crise. Les questions religieuses vont se transfor-
l’avait reçu en 1436 avec faste alors qu’il n’était que le mer en guerre civile. Dès 1532, une femme nommée
dauphin, âgé de 13ans. CatherineMaréchal est brûlée en place publique pour
hérésie. Les huguenots exigent un temple et tentent
Devenu roi en 1461, LouisXI achète le château des de s’emparer de force d’une église en 1561. En
Montils, près de Tours. Au Plessis-lès-Tours, mars 1562, 500 protestants occupent la ville
LouisXI est au calme. Tout près, d’immenses sans coup férir. Les églises sont «puriées de
forêts giboyeuses où il peut s’adonner à son leurs statues, les reliques dispersées ». Les
passe-temps favori, la chasse. Dans nombre papistes font le siège de la ville. Isolés, les
de ses ordonnances, il exprima l’amour que huguenots tentent de négocier leur capitula-
lui inspirait son duché de Touraine. Louis XI tion et sortent de la ville au bout de centjours.
meurt au Plessis le 30 novembre 1483. Ses Ils seront lynchés et jetés par centaines dans
obsèques sont célébrées à Saint-Martin la Loire. Les derniers protestants nissent par
avant que son corps ne soit enterré à partir. Quand Paris prend fait et cause pour la
Notre-Dame de Cléry. Son successeur, Sainte Ligue, Henri III, aaibli, s’installe à
CharlesVIII, préfère habiter à Amboise. Tours avec ses dèles en1589. Tours redevient
Son cousin, LouisXII, ne séjourne plus une capitale provisoire, jusqu’en1594 quand
que rarement à Tours ; il lui préfère le nouveau roi, HenriIV, peut rentrer dans
Blois et Paris. François Ier enn, marié Paris. Tours capitale n’est plus. La bonne
au Plessis en 1506, transférera sa rési- ville semble entrer en somnolence. Mais ce
dence à partir de1520 à Fontainebleau n’est qu’une illusion.
sabordent. La ville sert de base arrière pour la lutte
contre les chouans. La guillotine fonctionne place
de la Nation, à partir de juin 1793. Sanson, le frère
du bourreau de Louis XVI, procède aux exécutions,
relativement peu nombreuses : huit entre juin et juil-
let1793, sept autres jusqu’enmars1794. Mais c’est la
situation économique qui pose le plus de problèmes:
8 000 des 22 500 habitants sont indigents. L’arrivée
au pouvoir de Napoléon Ier, représentant un régime
plus stable, semble être accueillie favorablement
dans la bourgeoisie dominante. Mais l’Empereur ne
s’intéresse guère à Tours. La seule trace tangible de
Napoléon est le superbe et énorme cèdre du Liban qui
trône dans la cour de l’archevêché, qu’il aurait oert
Au e siècle, la mue est lente mais essentielle. On à la ville en 1804. Tours semble accueillir avec phi-
construit une nouvelle enceinte de 6km de longueur, losophie le retour des Bourbons. La ville, dirigée par
dont on distingue encore la limite sud en suivant les le maire Auguste Walvein, à partir de 1830, se lance
actuels boulevards Heurteloup et Béranger. L’autre nou- dans un programme de modernisation. On construit
veauté est la création de la route d’Espagne. Jusqu’alors, de nombreuses maisons, on creuse des puits artésiens
pour les Tourangeaux, l’axe majeur du commerce et pour remplacer la canalisation du esiècle. Les rues
des échanges suivait le cours du euve, entre Orléans sont rectiées, élargies, l’éclairage au gaz est généralisé
116
et Nantes. Désormais, Tours va s’orienter nord-sud. en1840. Des industries apparaissent, en particulier la
L’œuvre est en partie celle de l’intendant de l’adminis- célèbre imprimerie Mame. Le commerce sur la Loire
Tours
tration royale, François Pierre du Cluzel. Une artère de est relancé grâce à deux compagnies de navigation à
plus de 6km va transpercer la cité en son milieu. Sur vapeur. Enn, le canal de Berry, creusé entre 1824
la rive nord, on crée la Tranchée à travers le coteau de et1838, permet de relier la Loire au Cher. La moder-
Saint-Symphorien. Un nouveau pont, large de 30pieds, nisation se poursuit avec l’arrivée du chemin de fer:
l’élégant pont de pierre, aujourd’hui appelé le pont la ligne de Paris est inaugurée en novembre 1846.
Wilson, est construit entre 1765 et 1779. À travers la Progressivement, la population aisée se dirige vers
ville, on perce la rue Royale (rue Nationale) de 1775 le sud et abandonne les rives de la Loire qui se pau-
à 1780. Celle-ci rejoint l’avenue de Grammont et l’ac- périsent. En 1861, Tours se décorsète en abattant les
tuelle sortie sud de la ville vers la vallée du Cher. derniers vestiges de ses murailles. La chute du Second
Empire transforme de nouveau Tours en capitale
provisoire, en septembre 1870. Le gouvernement de
AU xixe SIÈCLE, TOURS SE DÉCORSÈTE Défense nationale s’y regroupe: les Aaires étrangères
sont logées à l’archevêché; l’Intérieur, à la préfecture;
l’Instruction publique, au lycée. Le désordre est indes-
La Révolution française ore à la bourgeoisie locale criptible, alors que les Prussiens continuent d’avancer.
l’occasion de prendre le pouvoir. La vente des biens Le 20décembre, l’ennemi est devant Tours. Malgré le
d’Église permet de redistribuer les cartes. Le clergé bombardement, la population compte heureusement
possédait 14% des 4000maisons que compte la ville, peu de victimes. La guerre suivante coûtera cepen-
sans oublier les 150autres appartenant aux chanoines dant plus cher aux Tourangeaux : 1 800morts. Tours
de Saint-Martin et de Saint-Gatien. Mais « seuls sert alors de base arrière à l’armée américaine. En
658habitants achètent des biens, soit 3,3% de la popu- décembre1920, se tient dans la salle du Manège (dis-
lation », rappelle l’historien Michel Laurencin dans parue en1940) le congrès de la SFIO. La majorité des
Histoire de Tours (Bernard Chevalier [dir.], Privat, 300délégués votent dans la nuit du 29au30décembre
1985). La bourgeoisie rae plus de 90 % des biens l’adhésion à la IIIe Internationale, et par là même, la
mis en vente. Alors que l’archevêque de Tours meurt création du Parti communiste français (alors appelé
en exil à Amsterdam, la plupart des congrégations se section française de l’Internationale communiste).
9 000 SANS-ABRI EN 1940 douzaine d’hectares sont ravagés par les ammes. Si l’on
ne déplore que 12morts, Tours compte 9 000sans-abri.
Le 25octobre, Pétain vient se rendre compte des dégâts.
Tours va connaître une dernière tragédie en 1940. À
partir du 15mai, des réfugiés hagards traversent la ville, Quatre ans plus tard, le cauchemar recommence. Les
de plus en plus nombreux. Le 10juin, c’est au tour du Alliés, cette fois, pilonnent régulièrement Tours dès le
gouvernement de prendre ses quartiers à Tours, comme printemps. Le 20 mai1944 a lieu le bombardement le
en1870. L’anarchie est complète. Les membres du gou- plus meurtrier de la guerre: 80avions anglais ravagent
vernement, éparpillés autour de la ville – le président les gares, les quartiers La Fuye, Beaujardin et l’ouest de
Albert Lebrun au château de Cangé à Saint-Avertin, le l’avenue de Grammont, faisant 137 morts et 67 bles-
président du conseil à Chissay, près de Montrichard–, sés. Les raids se succèdent. Ils sont quotidiens entre
ne parviennent pas à communiquer. Le 14 juin, alors juin et n août 1944. Le 1er septembre, le socialiste
que Paris est occupé, les ministres fuient vers Bordeaux. Jean Meunier, fondateur du mouvement de résistance
À partir de cette date, les premières bombes allemandes Libération Nord de Touraine, prend le pouvoir muni-
tombent sur la ville. Les Tourangeaux prennent à leur cipal jusqu’en 1947. En 1958, apparaît une nouvelle
tour le chemin de l’exil. Le 18 juin, le pont de pierre génération d’édiles, incarnée par Jean Royer. Ce natif
saute avant l’arrivée des Allemands. Pendant trois jours, de Nevers devient l’année suivante, à 38ans, maire de
quelque 300 tirailleurs nord-africains les empêchent Tours et le restera jusqu’en1995. Aujourd’hui, la muni-
d’entrer en ville. Au sud du pont l’incendie fait rage, cipalité est tenue par EmmanuelDenis, élu en 2020 sous
la bibliothèque, l’école des beaux-arts, la rue du l’étiquette Europe Écologie les Verts. L’avenir du tram-
Commerce, la rue des Halles sont en feu, comme la moi- way, celui de l’aéroport, les ambitions écologiques de la
117
tié de la rue Nationale, dont la maison natale de Balzac. cité et les rénovations urbaines sont au cœur des préoc-
L’incendie est attisé par le vent du nord. En tout, une cupations de la métropole.
Tours
Sur un axe d’un peu plus d’un kilomètre, il apparaît trois fois. Place Foch, à l’orée de la vieille
ville où il est né, il arbore la toge d’un consul romain. Non loin, sur la place du Diamant,
Viollet-le-Duc l’a voulu à cheval, conquérant, escorté par la cohorte de ses quatre frères.
d’une pyramide, il y domine la ville, qu’il embrasse d’un regard impérieux.
Trois statues d’un même personnage dans une seule à son royaume. Devenu Premier consul, puis empereur,
commune, le cas est unique en France. Il faut dire l’enfant prodige d’Ajaccio n’aura de cesse de l’embellir.
qu’Ajaccio doit tout, ou presque, à NapoléonIer . Lorsque Il en fera surtout une préfecture, l’arrachant à l’ombre
le futur Aigle y voit le jour, en 1769, la ville est «d’une écrasante de Bastia, et initiant ainsi une expansion qui
moyenne grandeur et dans le plus mauvais état pos- se poursuit sans relâche depuis deux siècles. Napoléon
120
sible, menaçant ruine de tous côtés », à en croire le a bouleversé le destin de sa ville natale, et celle-ci lui en
rapport d’un fonctionnaire français venu inspecter saura éternellement gré.
Ajaccio
qu’ore la place forte fait accourir des paysans corses
1492 : les Génois choisissent le site de la région, qui fuient les attaques des pirates barba-
de Punta della Leccia pour édifier resques. Mais les patriciens génois ne les laissent pas
leur citadelle s’installer à l’intérieur des murs. Au pied de la muraille,
1768 : Gênes cède ses droits sur l’île à au nord de l’actuelle placeFoch, se développe ainsi un
la France par le traité de Versailles faubourg, le borgu en corse, le long d’une artère qui est
aujourd’hui la rue Cardinal-Fesch. Entre le borgu et la
1801 : le plan d’extension et
cità, les relations sont explosives: les cittadini n’exercent
d’embellissement de Napoléon
pas seulement le monopole du pouvoir municipal, ils
Bonaparte marque le début
contrôlent aussi l’activité économique des borghighiani,
du développement de la ville
les habitants corses du faubourg, qui s’adonnent pour la
1967 : classée monument historique, la « casa plupart à la pêche.
Buonaparte » de la rue Malerba devient
le musée national Ces derniers n’attrapent pas seulement du poisson :
jusqu’au début du e siècle, la pêche au corail va
Les débuts d’Aiacciu – son nom en corse – furent si constituer la grande spécialité d’Ajaccio. Juchés sur
modestes qu’on ne conserve presque aucune trace de de longues barques, les pêcheurs ajacciens raclent les
son passé avant le e siècle. Ce sont alors les Génois qui fonds du golfe à l’aide de grappins pour arracher le
la font entrer dans l’histoire, assurant l’essor de ce site corail, qu’ils revendent principalement aux artisans de
jusqu’ici très peu peuplé, et même maintes fois aban- Livourne –ces derniers le taillent ensuite pour en faire
donné, sous l’eet des raids des des bijoux, de petites sculptures ou
121
Vandales, des Byzantins puis des encore des objets liturgiques. C’est
Sarrasins, mais aussi des ravages Jusqu’au début une pêche dicile, d’autant qu’en
Ajaccio
provoqués par la malaria, endé- du xix siècle, la pêche raison de l’épuisement rapide des
e
mique en raison de la présence fonds marins, il faut chaque année
alentour de nombreux marais.
au corail va constituer aller un peu plus loin pour trouver
Devenue à la n du e siècle la grande spécialité du corail. À la n du e siècle,
la puissance dominante en mer d’Ajaccio. le littoral corse ayant vu s’évanouir
Tyrrhénienne, la République mari- tout son précieux «or rouge», les
time de Gênes arme bientôt son autorité sur la Corse. pêcheurs ajacciens devront traverser la Méditerranée
Elle va bâtir plusieurs places fortiées sur le littoral. pour partir à sa recherche au large des côtes d’Algérie
C’est ainsi qu’en 1492 les Génois choisissent le site de la et de Tunisie: chaque année, dès lors, une ottille d’une
Punta della Leccia, qui plonge dans le plus grand golfe centaine de barques appareille au printemps pour une
de la côte occidentale de l’île, pour y construire un châ- campagne de plusieurs mois. Au début de l’automne, les
teau qui est l’ancêtre de l’actuelle citadelle d’Ajaccio. femmes de pêcheurs et leurs enfants vont chaque jour
sur la plage –il n’existe pas encore de véritable port–
attendre évreusement le retour des bateaux. Lorsque
La forteresse génoise les voiles nissent par pointer à l’horizon, c’est toute la
et les pêcheurs de corail population ajaccienne qui vient célébrer le succès de la
campagne de ses valeureux pêcheurs.
peuple corse. 15août1769, au cours de la messe
en l’honneur de la Vierge, elle est
Ainsi Ajaccio accueille-t-elle des sol- surprise par les douleurs de l’en-
dats français, qui s’installent dans la puissante citadelle fantement. Ramenée chez elle en chaise à porteurs, elle
122
bastionnée construite à la n du esiècle pour ren- y donne naissance au petit Napoléon, son second ls.
forcer le château originel. Si les autorités de la ville sont
Ajaccio
123
Dès l’âge de 9ans, le cadet des Bonaparte quitte son
île pour rejoindre l’école militaire de Brienne, près de
Ajaccio
Troyes, un collège réservé aux ls de la noblesse fran-
çaise, où son père a réussi à le faire entrer bien que le
petit Napoléon ne parle que le dialecte corse. Devenu
à 16ans lieutenant d’artillerie de l’armée française, il
sollicite dès lors de longs congés pour retrouver son île.
Bonaparte se trouve ainsi à Ajaccio lors des premières
années de la Révolution. Le jeune ocier, qui procla-
mait jusqu’alors son admiration pour Pascal Paoli et
rêvait d’une Corse indépendante, se prend de passion
pour la cause révolutionnaire. Élu au printemps1792
ocier du bataillon nouvellement formé des «volon-
taires nationaux» d’Ajaccio, il fait tirer, lors des Pâques
sanglantes, sur le petit peuple de la ville, que son oppo-
sition à la Constitution civile du clergé pousse à rejeter
la Révolution. La plupart des notables ajacciens sont
eux aussi hostiles à la tournure que prennent les événe-
ments en France. Revenu en Corse après deux décen-
nies d’exil en Grande-Bretagne, PascalPaoli déclenche
au printemps 1793 une nouvelle insurrection avec le
soutien de Londres. Menacés comme tous les membres
du «parti français», Bonaparte, ses quatre frères, ses
trois sœurs et leur mère –leur père, Charles, est mort
précocement d’un cancer– sont contraints de prendre
la fuite, trouvant refuge en Provence. L’«union anglo-
corse » prendra n à l’automne 1796, le départ des
troupes britanniques faisant alors revenir l’île dans le
giron français. À ce moment-là, Bonaparte, qui s’est
124
Ajaccio
Garde-t-il rancune à ces Corses qui l’ont chassé avec sa dessine ensuite deux axes perpendiculaires, les actuels
famille, ou n’en a-t-il tout simplement pas le temps? cours Napoléon et avenue de Paris, pour orienter le
futur développement de la ville. L’ancienne maison des
Le petit Ajaccien devenu le maître de l’Europe ne fou- Jésuites devient un lycée, l’actuel lycéeFesch; en bas de
lera plus jamais le sol de son île natale. Mais il n’oublie la piazza dell’Olmo, le port est doté de quais en granite.
pas sa ville, qu’il entend honorer. Depuis le palais des Le couronnement de cette politique, c’est le choix impé-
Tuileries, Napoléon dirige sa transformation. Il libère rial, en 1811, de fusionner les deux départements corses
d’abord le vieil Ajaccio du carcan de ses murailles, du Liamone et du Golo en un unique département, dont
pour purier l’atmosphère de cette ville très dense en Ajaccio devient le chef-lieu. Bastia, la capitale histo-
y faisant entrer l’air de la mer. Au nord, le rempart qui rique de l’île, enrage –la Corse sera de nouveau divisée
séparait la ville du faubourg est abattu pour aménager en deux départements en 1976.
une place, la piazza dell’Olmo, depuis devenue la place
Foch. À l’ouest, le bastion du Diamant est lui aussi
détruit pour créer la place du même nom. L’Empereur Un tourisme mémoriel et hivernal
125
hôtels de luxe, des cottages et autres luxueuses bâtisses installée dans l’ancien Grand Hôtel Continental, l’un de
sortent de terre pour accueillir ces « hivernants», qui ces palaces bâtis à la n du e siècle pour accueillir les
Ajaccio
vont se promener dans le « bois des Anglais », sur les riches touristes étrangers. Après cinq siècles passés sous
hauteurs, ou, pour les plus aventureux, le long de la l’inuence de Gênes, puis de Paris, Ajaccio a ni par
côte jusqu’aux îles Sanguinaires. Ces visiteurs restent embrasser résolument son identité corse.
e
Reims
Reims
Grand Est
Met
Metz
Metz
Nancy
Nanc
Nancy
Strasbourg
Strasbourg
Colmar
Colmar
Colmar
L’ENCHANTERESSE souveraine de l’Est
Hercule aurait, dit-on, abusé du fruit de ses vignes ; les princes du Saint Empire en ont fait
l’une de leurs plus belles cités… Longtemps tiraillée entre la France et le monde germanique,
elle revendique, plus que jamais, sa culture européenne.
La réputation du vignoble de Colmar n’est plus à faire, plus d’un millénaire, Colmar a été le siège de batailles
pas plus que l’extraordinaire mise en valeur de son dont les boules étaient de pierre et de plomb et les illu-
patrimoine historique. Mais sa notoriété, depuis une minations, celles des incendies, des fusillades et des
trentaine d’années, doit aussi beaucoup à ses mar- bombardements! À cet égard, l’histoire de son blason,
chés de Noël, qui se déroulent de la période de l’Avent entre légende et réalité, vaut d’être contée.
jusqu’au 31décembre.
823 : PREMIÈRE MENTION DE LA CITÉ
DE COLUMBARIA DANS UN ACTE OFFICIEL
128
a suscité des convoitises tous azimuts; ses seigneurs féo- vigne en Alsace! Notre héros s’écroule entre deux ceps
daux ont usé sans modération de leurs masses d’armes, et constate à son réveil que ses brebis se sont enfuies.
tant dans leurs guerres privées que pour se libérer de Il reprend précipitamment sa course vers Bâle, oubliant
l’emprise des Carolingiens. Au début du esiècle, elle sur les lieux du délit sa fameuse massue. C’est ainsi
est sous la protection des Hohenstaufen, mais ses bour- qu’elle atterrit dans le blason de Colmar et que certains
geois restent des hommes libres, à l’intérieur de leurs de ses citoyens sont prénommés Hercule…
nouvelles murailles, qui gèrent leurs aaires, frappent
monnaie et rendent justice. Avec les Habsbourg,
Colmar, ville du Saint Empire, obtient une charte de UNE FORTE IDENTITÉ RURALE
franchise en 1278 qui conrme ses libertés pour plu-
sieurs siècles. Les bourgeois obtiennent un statut équi-
valent à celui des nobles et peuvent ainsi recevoir des Sous la protection de l’empereur et alliés aux villes
efs, se battre en duel et même mener des guerres pri- alsaciennes de la Décapole, les Colmariens prospèrent
vées et pratiquer la loi du talion! Leur adoption d’armes sur leur fertile territoire agricole. Situé au pied des
parlantes au e siècle s’inscrit Vosges qui bloquent la circu-
dans ce prol belliqueux. Ne lation des nuages venant de
sont-ils pas les héritiers d’Her- Sous la protection l’ouest, la pluviosité y est très
cule ? Franchissant les Vosges de l’empereur et alliés faible – comparable à celle de
pour mener son troupeau à Bâle, Marseille. La vigne apprécie ce
celui-ci aurait succombé dans les aux villes alsaciennes de climat exceptionnel et, dès le
vignes de Colmar, qui n’étaient la Décapole, les Colmariens e siècle, les vins et eaux-de-
pas encore celles du Seigneur
mais celles de Bacchus, intro-
prospèrent sur leur fertile vie de la région sont célèbres et
acheminés jusqu’en Hollande
ducteur comme l’on sait de la territoire agricole. et en Allemagne par le port
du Ladhof, relié par l’Ill à la grande voie navigable du Rouach pour rencontrer le magistrat, tandis que le
Rhin. Les alluvions de l’Ill et de ses auents, la Lauch, marquis de Coulanges entre en force avec ses cavaliers
la ur, la Fecht, sont également favo- par la porte de Denheim. Quatre mille
rables aux céréales et aux cultures hommes s’emploient aussitôt au déman-
maraîchères. Jusqu’à aujourd’hui, tèlement des fortications, et lors de
Colmar a conservé une identité rurale son passage, le 30août, LouisXIV laisse
très forte, dont témoigne le quartier tomber : « Messieurs les Colmariens
de la Petite Venise. Les maraîchers, de ne sont plus si glorieux comme ils
leurs barques à fond plat, approvision- étaient. » L’électeur de Brandebourg
naient directement les nombreux mar- reprend la ville en 1674, mais le dernier
chés de la ville, complétés à partir de 1865 mot revient à Turenne qui triomphe à
par un grand marché couvert au bord de la Turckheim en 1675. Il épargne Colmar qui
Lauch. Le blason municipal, à partir de 1695, en est quitte pour la peur et le pleure abon-
évoque par ses partis de sinople – vert – damment lorsque, six mois plus tard, le
et de gueules – rouge – l’importance des corps du grand maréchal, tué par un boulet
jardins et des vignes, tout en conservant la en pays de Bade, y est transporté! Le traité
masse d’armes qui a perdu son aspect ter- re de Nimègue, en 1679, entérine l’annexion
riant, jouant les comètes ou les mollettes au royaume des lys.
d’éperon, selon les auteurs…
les marchandises et où se réunissaient les députés de la Le temps est venu, pour celle qui se concevait comme
Décapole, la maison Pster du chapelier Ludwig Scherer, une petite république depuis tant de siècles, de goûter
ou la maison des Têtes du marchand Anton Burger –, aux fruits parfois amers de la monarchie absolue. Pas
le spectre de la guerre menace à nouveau l’Alsace, une si absolue qu’elle le craignait, car un mot d’ordre pré-
guerre qui embrase toute l’Europe de 1618 à 1648 : la vaut pour les nouvelles autorités: « On ne touche pas
guerre de Trente Ans. La valse des envahisseurs reprend aux choses d’Alsace ! » C’est ainsi que dans le cadre
pour les Colmariens, blottis derrière de nouveaux murs de la Généralité, dont l’intendant réside à Strasbourg,
érigés à partir de 1580. Occupée par les Suédois en 1632, Colmar, qui a rang de subdélégation, entre progressi-
puis protégée par la France à partir de 1635 tout en gar- vement dans le système administratif à la française.
dant son statut de ville d’empire, Colmar redoute que Le conseil général de ville est maintenu, assisté de six
cette situation équivoque ne soit Steetmeister, catholiques et pro-
fatale à ses libertés. À Munster, au testants, et le représentant royal,
cours des négociations des traités Le traité de Nimègue, quoique le français soit désormais
de Westphalie en 1648, le diplomate la langue ocielle, est bilingue et
autrichien, Volmar, résume ainsi en 1679, entérine sommé de se montrer conciliant. La
l’avenir de l’Alsace : « Le plus fort l’annexion au ville conserve ses particularismes
l’emportera». Et ce fut LouisXIV! juridiques, et surtout, si l’on songe
royaume des lys. que les deux tiers de la population
Pour renforcer les frontières du nord-est du royaume sont protestants, sa liberté de culte. La révocation de
face aux Habsbourg d’Autriche et des Pays-Bas espa- l’édit de Nantes épargne l’Alsace, et ses églises sont sou-
gnols, villes et évêchés vassaux de l’empereur sont mises au régime du simultaneum: les catholiques dans
sommés de se soumettre au roi de France, soit par le chœur et les protestants dans la nef! Par ailleurs, le
serment de foi et hommage – il s’agit là des fameuses transfert à Colmar du Conseil souverain, qui englobe
« réunions » –, soit par la force des armes – il s’agit dans son ressort toute la province d’Alsace et qui joue à
alors d’annexion. Colmar tergiverse et résiste, convain- la fois le rôle judiciaire d’une cour d’appel et celui, poli-
cue qu’elle s’en tirera à bon compte, mais en août1673 tique, d’un parlement, lui confère un grand prestige et
les jeux sont faits. Louvois se présente à la porte de une fonction majeure dans l’acculturation française des
nouvelles élites. De nombreuses familles de robe catho- artisans, tanneurs ou chaudronniers, et de ses premiers
liques s’installent mais aussi des familles d’épée, l’an- industriels du textile, Haussmann – le grand-père du
cienne cité impériale étant devenue ville de garnison et célèbre baron– qui crée en 1775 une manufacture de
résidence du commandant militaire de la Haute-Alsace. toiles imprimées et plus tard, Schlumberger et Herzog,
Un nouveau mur d’enceinte est élevé mais l’absence de lui confèrent un pouvoir d’attraction sans précédent.
casernes entraîne le logement des troupes chez l’habi-
tant et des réquisitions de fourrages et de subsistances
qui provoquent des émeutes au cours du esiècle.
131
leur extraordinaire diversité colorée, le plus magnique
des patrimoines urbains. L’époque classique, dans son Les auberges, pratiquant la table d’hôtes, favorisent les
Colmar
goût de l’alignement et de la symétrie, a sans doute été rencontres et les échanges gastronomiques et culturels.
peu sensible à ce qui en fait pour nous le charme, mais Et si la cuisine ou le décor sont encore très allemands,
la beauté maîtrisée des vignobles palissés et soigneuse- l’esprit se «francilise» plus nettement qu’à Strasbourg
ment complantés de légumes arrache au Roi-Soleil lui- par exemple, jugée encore très « tudesque ». Quelques
même, grand connaisseur en matière de jardins, un cri hommes contribuent au rayonnement inédit de Colmar
d’admiration. Au esiècle, la recherche d’une fusion à cette époque. Voltaire y a laissé un souvenir mitigé
avec la nature prend sous la plume du marquis de Pezay après un séjour de treize mois entre 1753 et 1754. On
des accents sublimes: «On peut décrire ou peindre un n’en sera pas étonné tant son esprit railleur et ses juge-
beau paysage […] Mais faire passer dans l’âme ce calme ments à l’emporte-pièce surprennent des bourgeois
intéressant qu’inspire un lointain champêtre, cette exal- protestants qui ne plaisantent pas avec les révélations
tation produite par l’aspect de montagnes majestueuses de la foi, pour ne rien dire des jésuites, très puissants,
ou ce contentement profond que donne la vue d’une et pour lesquels celui qui signe sa correspondance de la
riche campagne chargée de moissons: ah! que l’art cède formule «Écrasons l’infâme», en l’occurrence le chris-
ici et qu’il rende à la nature des droits qu’il ne saurait tianisme, est le diable incarné. «Colmar, écrit Voltaire,
usurper !» Droits de la nature qu’il ne demande qu’à est une petite ville dévote, remplie de tracasseries, où
exercer, tant les lles de Colmar lui paraissent sédui- tout le monde se confesse, où tout le monde se déteste».
santes: «Là tous les seins naissent blancs, arrondis et Peut-être! Mais on aurait aimé un mot des splendeurs de
séparés. Là tous les yeux sont grands, les cheveux four- ses églises, la collégiale Saint-Martin, de style gothique
nis, les dents nettes, les bras bien attachés, les bouches et Renaissance, qui jusqu’en 1973 abrite l’émouvante
roses et disposées au sourire.» Et conséquence directe: et merveilleuse Vierge au buisson de roses du peintre
«Là tous les voyageurs s’arrêtent et tous les régiments et graveur Martin Schongauer, ou l’église-halle des
veulent être en garnison»! En eet, Colmar attire de Dominicains aux somptueux vitraux du e siècle et
nombreux voyageurs. Sa situation privilégiée entre au beau cloître gothique. La bibliothèque de ces grands
France, Allemagne et Suisse, la réputation de ses juristes érudits, augmentée des conscations révolutionnaires,
experts en droit français et allemand, sa position domi- constitue de nos jours, après la Bibliothèque nationale,
nante dans la production et le négoce des vins d’Alsace, le plus grand fonds d’incunables en France. Mais ce sont
son dynamisme nancier et l’esprit d’entreprise de ses les bibliothèques des avocats qui intéressent Voltaire
pour ses recherches sur les Annales du Saint Empire – D’un aigle à l’autre
«une matière qu’on ignore parfaitement à Paris». Et tout
compte fait, il quitte avec regret cette petite ville «mi-
allemande, mi-française et tout à fait iroquoise» –il est L’instabilité politique du e siècle est sans doute
vrai qu’il logeait alors à l’auberge du Sauvage, avant d’em- mieux vécue qu’ailleurs par les Colmariens, gens prag-
ménager dans une maison que l’on peut encore visiter. matiques que l’histoire et la géographie ont exposés
Un autre homme, plus modeste que «Voltaire le Grand», mais aussi préparés à tous les changements. Le Premier
a donné ses lettres de noblesse aux Lumières colma- Empire, en étendant le département jusqu’au lac de
riennes. En eet, éophile Conrad Pfeel (1736-1809), Bienne en Suisse, et en maintenant la cour d’appel, a
devenu aveugle très jeune, est, paradoxalement, celui qui rassuré les notables, tandis que le bien nommé préfet
en a diusé le plus, par sa propre production littéraire en Desportes renverse celles des remparts et fait amé-
français et en allemand, et par ses qualités pédagogiques nager la place du Champ-de-Mars. Napoléon III est
qui l’incitent à créer, en 1773, une académie militaire accueilli plus fraîchement après le grand élan démocra-
ouverte aux jeunes protestants auxquels l’École militaire tique de 1848 et une série d’émeutes unissant maraî-
de Paris est fermée. Inspiré par des pédagogues alle- chers, vignerons et ouvriers. Émeute de la «piquette»,
mands et suisses proches de Rousseau, il forme plus de pendant laquelle, outrés que l’on veuille taxer leur
200élèves recrutés jusqu’en Russie et en Amérique. Plus boisson préférée, la Bubberi, ils menacent de noyer le
que des soldats ou des savants, son but est de façonner maire Chapuis dans un baril de… piquette. Émeute
des hommes de cœur et d’honnêtes des « concombres », où le crêpage
citoyens. Plus de 2 000 personnes, de chignons fut digne de celui des
universitaires, juristes, princes et furies de Brive-la-Gaillarde autour
132
133
Colmar
Metz
La rayonnante Lorraine
Au Moyen Âge, son premier âge d’or, la cité prospère sous l’égide des Mérovingiens,
des Carolingiens et de ses évêques… En retour, son aristocratie donnera, à ce qui n’est pas
134
Metz
e e
Le Centre Pompidou-Metz, inauguré en 2010, a lancé autre ville ne voulait à l’époque, souhaitait « quelque
la capitale lorraine sur la scène internationale de chose de déjanté». Contrat rempli! Mais il voulait sur-
l’art contemporain et est devenu, en termes d’image tout, en compagnie de Jean-Jacques Aillagon, originaire
d’appel, le principal atout de la ville. En 2012, près de de Metz et initiateur de cette décentralisation, redonner
480 000 personnes ont découvert l’immense vaisseau aux habitants une image positive de leur ville. Le visi-
de bois, de béton et d’acier des architectes Shigeru Ban teur découvrant l’ancienneté, la diversité et l’origina-
et Jean de Gastines, en forme de «nid», de «chapeau lité du patrimoine messin –un patrimoine que tant de
chinois», de «tente de nomade» ou de «piste de ski». À villes rêveraient de posséder– peut s’étonner de ce qui
chacun son interprétation… L’ancien maire Jean-Marie ressemble à un déni de réalité. Pourquoi une si mau-
Rausch, qui a accepté et nancé un projet dont aucune vaise estime de soi? À cette question une seule réponse:
l’annexion allemande et la germanisation forcée de Metz METZ REVENDIQUE LA TOTALITÉ
de1871 à1918, puis, encore plus brutalement, de 1940 à DE SON HISTOIRE
1944. Toute personne épargnée par ce syndrome fronta-
lier trouverait étrange ces rémanences. Mais la blessure,
ici, a été très profonde. Patriotique et patrimoniale: les Ce drame de l’acculturation autoritaire, dont
Allemands ont abattu les remparts et la forteresse de témoignent encore les générations qui l’ont connue à
Vauban. Linguistique: la frontière avec la langue alle- travers leurs parents et grands-parents, confère à Metz
mande est proche, mais Metz a toujours appartenu à une identité particulière au regard d’autres cités fran-
l’aire francophone. Dramatique: Metz a perdu un tiers çaises sur lesquelles n’a pas soué avec autant de vio-
de sa population. Et culturelle: la majorité de ses élites lence le vent de la grande Histoire. Une histoire déchi-
locales est à Paris ou à Nancy, sa rivale lorraine… rée entre l’ambition – souvent réalisée – d’être une
capitale, et le statut conjoncturel et angoissant de ville
frontière. En ce début de e siècle, la décentralisation
511 : La ville devient la capitale de l’Austrasie
« pompidolienne » redonne paradoxalement à Metz
1648 : Rattachement à la France confirmée l’heureux sentiment d’être replacée au centre du terri-
par les traités de Westphalie toire national! Pour reprendre les termes de Dominique
1871 : Moselle et Alsace DEVIENNENT Gros, maire de la ville de 2008 à 2020, qui a inauguré le
POSSESSIONS ALLEMANDES Centre Pompidou-Metz: «C’est une reconnaissance de
Metz pour ce que Metz est déjà…» Désormais, le quar-
1918 : Fin de l’annexion allemande
tier impérial, que les Messins désignaient encore, à la
n des années 1980, comme le « quartier boche», est
135
À l’écart des mouvements intellectuels et artistiques devenu pour eux un élément de erté. Metz a «son»
de la IIIe République, la ville a en même temps refusé avenue Foch, et quelle avenue! Une juxtaposition ea-
Metz
d’adhérer au programme culturel allemand, et les rante de tous les styles et de tous les mélanges pos-
acquisitions faites à cette époque dorment encore dans sibles, d’un exotisme inattendu… Entre la gare, sym-
les réserves du musée ! Quant aux transformations bole d’une fracture désormais refermée, et, face à elle,
urbaines, dont le Temple neuf, la poste et la gare sont le Centre Pompidou, au cœur d’une vision futuriste et
les témoins les plus « kolossaux », elles ont été vécues européenne de son destin, le tout s’étalant au pied de
comme un insupportable aront au «génie national». la ville ancienne, Metz revendique désormais, en toute
Pour la décoration de la gare, l’empereur Guillaume II conance et toute gloire, la totalité de son histoire. Et là
n’a rien ménagé pour installer en terre française les réfé- commencent les problèmes, car les Messins, désormais
rences millénaires du Saint Empire romain germanique, «décomplexés», l’arment sans ambages: leur histoire
même s’il est vrai que le preux Roland, ou Charlemagne, n’est qu’une succession d’âges d’or! Soit, mais il fallait
trônant dans un gigantesque vitrail, appartiennent choisir, et ce fut le Moyen Âge qui l’emporta, tant cette
aussi au panthéon national. Maurice Barrès a laissé période fut féconde et originale dans tous les domaines
une description horriée de cet édice néoroman où et prépara, dans les têtes et dans les cœurs, l’entrée de la
«rien ne s’élance, tout est retenu, accroupi, tassé, sous ville dans le giron de la France au e siècle.
un couvercle d’un prodigieux vert épinard. On y salue
une ambition digne d’une cathédrale, et ce n’est qu’une Blottie entre la Moselle et la Seille et située au carrefour
tourte, un immense pâté de viande». Le romancier de des deux plus importantes voies du nord-est de la Gaule,
l’énergie nationale et de la revanche, dont on a oublié, la Divodurum des Médiomatriques est déjà prospère.
en raison d’une conception de la patrie diérente de Installés dans leur oppidum construit sur une colline de
nos jours, l’immense célébrité – il est le dernier écri- plus de 180m, ceux-ci occupent un territoire immense,
vain honoré d’obsèques nationales en 1923– a été l’âme fertile, propre à l’agriculture et à l’élevage, riche en sel
du refus de la germanisation à travers le personnage de et en fer. La Moselle, divisée en de nombreux bras, et la
Colette Baudoche. Le roman éponyme, alors même que Seille, dont le cours est dévié au e siècle, orent déjà
son auteur est oublié, est toujours oert aux visiteurs de ce paysage d’îles et de plans d’eau qui est aujourd’hui
marque –à de Gaulle en 1961 ou à Nicolas Sarkozy en l’un des atouts majeurs de la ville dans ses ambitions
2009– tant l’image de la ville s’est construite sur l’idéal «vertes». Incomparable ressource pour les jardins, tan-
d’honneur et de résistance de la jeune héroïne. neries et ateliers de tisserands, nombreux à l’époque
gallo-romaine au cours de laquelle Divodurum, deve- de l’évêque Arnoul après sa mort, en 640-641. Reste de
nue Médiomatrice, principale ville de la Gaule Belgique ce temps l’abbaye de Saint-Pierre-aux-Nonnains, fon-
avec Reims et Trèves, s’étale dans la vallée vers le sud, dée au e siècle au bord de la Meuse dans un établis-
tandis que la vigne conquiert sement gallo-romain, selon
les coteaux occidentaux. Les toute apparence la palestre
invasions barbares des e et Un millénaire d’architecture –le gymnase – d’un établis-
e siècles la font reuer vers sement thermal du e siècle.
le site primitif entouré d’un
est inscrit dans ces pierres qui Un millénaire d’architecture
rempart. Le 7 avril 451, les parlent autant de la romanité est inscrit dans ces pierres
Huns d’Attila incendient la que de la chrétienté et de qui parlent autant de la roma-
cité et massacrent la majo- nité que de la chrétienté et de
rité des habitants. Mais cinq l’Occident que de l’Orient. l’Occident que de l’Orient.
siècles de romanité marqués
par une prospérité, un art de vivre et une culture, dont Le très rare chancel –découvert lors de fouilles en 1897,
témoignent abondamment les collections archéolo- et composé de plaques et de piliers de pierre formant
giques du musée de la Cour d’Or, ne s’envolent pas sous une balustrade isolant les clercs dans le chœur– révèle
les sabots d’un cheval, fût-ce celui d’Attila. par son iconographie mêlant motifs chrétiens et bar-
bares, croix byzantines, arbres de vie et serpents entre-
lacés, l’étonnant syncrétisme artistique de cette époque,
Au vi siècle, elle devient la capitale
e celle de la reine Brunehaut. C’est sur la colline Sainte-
de l’Austrasie au détriment de Reims Croix, berceau de la cité, à l’emplacement même de la
136
Devenue Mettis au e siècle, la ville reprend son essor fait ses premiers pas de reine des Francs Austrasiens en
sur les ailes d’un dragon ou d’un serpent vaincu au épousant, en 566, SigebertIer.
e siècle par son premier évêque, saint Clément, qui sai-
sit délicatement le monstre dans son étole et le jette dans Le poète latin Venance Fortunat a laissé de ses noces un
la Seille. Le Graoully –son appellation au e siècle–, récit gorgé de mythologie et de compliments ampou-
exhibé lors de la procession de la Saint-Marc, fera partie lés: «Tu es une autre Vénus et ta dot est l’empire de la
de l’imaginaire messin jusqu’à la Révolution. Suspendu beauté […] les lis mêlés aux roses, la pourpre tissée avec
dans les airs, il ne menace plus aujourd’hui que «pour l’or n’orent rien qui soit comparable et se retirent du
le fun» les piétons de la rue Taison! Au début du Moyen combat. Le saphir, le diamant, le cristal, l’émeraude et le
Âge, il symbolise la victoire du christianisme sur le jaspe sont vaincus; l’Espagne a mis au monde une perle
paganisme, et le rôle majeur des évêques dans la mise en nouvelle.» La description éblouie de Metz au milieu du
défense des villes et dans leur croissance. En 511, lors du e siècle n’est pas moins dithyrambique: «[…] la bril-
partage de la Gaule entre les ls de lante cité se complaît à voir les pois-
Clovis, ierry Ier, connu aussi sous sons assiéger le double rivage qui la
le nom de éodoric, reçoit la partie borde. Son territoire est riant, plein
nord-est du royaume franc, l’Aus- de délices, couvert d’une brillante
trasie, correspondant, grosso modo, verdure. Ici vous admirez d’abon-
à la Lorraine actuelle, une partie de dantes moissons, là vous respirez
la Rhénanie avec Trèves et Cologne, le parfum des roses. Vous voyez les
la Champagne et la Belgique. Metz, pampres épais tapisser les collines,
grâce à sa position centrale, en les produits les plus variés se dispu-
devient la capitale au détriment ter la fertilité du sol.» On appréciera
de Reims. Les souverains francs l’enthousiasme de cet Italien, sujet
relèvent ses remparts, restaurent ses de Byzance, égaré dans les froidures
églises et en construisent d’autres, e de la Gaule, et qui avait tant souert
telle cette première basilique dédiée du froid lors du passage des Alpes!
aux Saints-Apôtres qui prend le nom
La princesse Brunehaut est « belle, sage, prudente Saint-Étienne devient la première cathé-
dans le conseil et de conversation agréable », ajoute drale embellie sous l’évêque et futur
d’une plume également prudente, Grégoire de Tours. saint Chrodegang, au milieu du
L’histoire de cette Wisigothe ne se résume pas à ses e siècle. L’empereur Louis le Pieux
légendaires crêpages de chignon avec Frédégonde qui, y est restauré dans sa dignité impé-
soit dit en passant, avait commencé cette petite guerre riale en 835 et Charles le Chauve y est
en faisant assassiner la sœur de Brunehaut, Galswinthe, sacré roi de Lotharingie en 869.
pour devenir à sa place reine de Neustrie. La mort
atroce de Brunehaut, en 613, torturée, promenée sur un Quant à l’église Saint-Arnoul, qui
chameau puis démembrée après avoir été attachée à la accueille les dépouilles de
queue d’un cheval, a inspiré nombre d’artistes et d’écri- Louis le Pieux et des sœurs
vains, du Moyen Âge à nos jours. Une mort d’homme de Charlemagne, elle
et «à la romaine», qui dit assez combien son règne a été fait gure de nécropole
celui d’une véritable tête politique attachée à défendre carolingienne. Le chant
les droits de ses enfants et petits-enfants, et peut-être grégorien vibre dans
aussi à préserver l’unité du royaume –elle est régente toutes les nefs et l’école er
de l’Austrasie et de la Burgondie– en luttant contre les de Metz produit ses
grands et en privilégiant, pour la première fois dans plus belles miniatures,
l’histoire des Mérovingiens, la primogéniture mâle et dont le Sacramentaire de Drogon et l’Évangéliaire dit de
non le partage entre frères. Soissons, eurons de la Bibliothèque nationale de France.
Les grandes foires et les marchés prospèrent grâce au
137
réseau uvial et aux anciennes routes romaines restau-
Avant de « monter » à Paris, en 634, rées par Brunehaut.
Metz
Dagobert règne vertueusement
sur sa cité En 843, le partage de Verdun entre les petits-ls de
Charlemagne laisse la part belle aux évêques messins,
qui conduisent une politique spirituelle, intellectuelle
Dix ans plus tard, c’est Dagobert – celui-là même et économique sans précédent. Princes d’Empire, ils
de la culotte à l’envers, fameuse chanson datée… du jouissent des immunités que Charlemagne a accordées
e siècle – qui incarne la monarchie austrasienne, à la ville. Dotés de très grands territoires riches en sel,
mais aussi neustrienne et burgonde, et qui gouverne très en blé et en vin, maîtres de la guerre et de la paix, de la
vertueusement et sagement à Metz sous la houlette de monnaie et des poids et mesures, et des grandes voies
l’évêque Arnoul jusqu’aux années 630, date à laquelle il de communication, ils règnent en maîtres sur la ville
s’installe à Paris et envoie ladite culotte par-dessus les enclose de murs, laissant au comte de Metz, appelé le
moulins tout en comblant l’Église de ses bienfaits. À voué, la gestion des faubourgs.
Metz, la déliquescence des Mérovingiens accroît le pou-
voir des évêques et des maires du palais qui représentent
l’autorité royale. L’alliance entre l’évêque Arnoul et son Sa richesse défie la sainteté de Toul
petit-ls, Pépin II de Herstal, signe la n des «rois fai- et la noblesse de Verdun
néants». Charles Martel, ls bâtard de PépinII, auréolé
de sa victoire contre les Arabes à Poitiers en 732, ouvre
le règne des Pipinnides. Son ls, Pépin le Bref, se débar- En 933, ils installent leur cour au palais royal. La
rasse du dernier Mérovingien, ChildéricIII, et fonde la richesse de Metz devient proverbiale, opposée à la sain-
dynastie carolingienne. Grâce à la présence de la cour teté de Toul et à la noblesse de Verdun. La bourgeoi-
impériale et de celle de l’évêque, la ville d’or mérite plus sie d’aaires, disposant de ux monétaires importants
que jamais ce nom par le nombre et la virtuosité de ses gérés par la communauté juive regroupée dans le quar-
orfèvres et par ses nombreux édices religieux. La plu- tier de Jurue et, plus tard, par les banquiers lombards,
part sont construits en pierre de Jaumont, calcaire facile prospère, acquiert de vastes domaines fonciers et étend
à tailler et à sculpter et dont la couleur dorée drape la son inuence sur les monastères environnants. Au
ville d’un magnique manteau lumineux. L’oratoire e siècle, l’arontement avec le pouvoir épiscopal se
durcit et les échevins prennent le pas sur les ociers de civils de France, ou encore l’hôtel de Gargan, « en »
l’évêque. Encore quelques conits armés dans lesquels Nexirue pour reprendre le parler local, et le grenier de
interviennent les comtes, les ducs de Lorraine et même Chèvremont, réserve à grains construite en 1457 et dans
l’empereur Frédéric, et c’en est fait de la puissance tem- un état de conservation exceptionnel, sont encore bar-
porelle de l’évêque, qui se retire à Vic-sur-Seille. dés de créneaux. Ainsi, 38 tours et 18portes hérissaient
les 7km de remparts. La tour des Esprits et la forteresse
En 1234, la bourgeoisie de Metz instaure, sur le mode ita- de la porte des Allemands donnent encore une idée de
lien, une république oligarchique. Un maître échevin et la puissance de la cité médiévale.
un conseil des Treize, choisis au sein des six «paraiges»
–familles les plus riches ou les plus nobles– qui se sont Ville libre et jamais conquise depuis Attila, elle reven-
unis en 1250, gouvernent, assistés d’un grand conseil de dique son titre de Pucelle jusqu’à ce qu’un souverain plus
140membres. Jusqu’au milieu du e siècle, le maître entreprenant qu’un autre, parce que français, s’empare
échevin incarne la plus haute gure du pouvoir à Metz. sans coup férir de son pucelage de pierre. Peste, famine,
Ne disait-on pas qu’il fallait «être une fois dans sa vie guerre de Cent Ans et Grande Jacquerie ont épuisé ses
maître échevin ou du moins roi ressources et décimé son patri-
de France » ! Les marchands, ciat. On y travaille, on y prie
artisans et laboureurs ne dis- «Plus de paix à l’intérieur, et on y mène aussi toujours
posent d’aucun droit politique guerre à l’extérieur»… joyeuse vie dans les auberges
mais sont assurés de leur sécu- où coulent à ots ses vins dorés
rité à l’intérieur de la cité. Une deuxième ligne de rem- –Rabelais y écrira, de 1542 à 1547, le Quart Livre de son
parts complète le mur du e siècle et englobe progres- Pantagruel–, mais les billes d’or de ses fameuses mira-
138
sivement les faubourgs Outre-Moselle et Outre-Seille et belles ne remplacent pas les écus sonnants – les noces
ceux du sud traversés par la rue Serpenoise. de Nicolas de Heu avec Catherine de Gournay, en 1489,
Metz
139
Metz
Nancy
Place à la fête
En 2025, Nancy célèbrera le 270 e anniversaire de la place Stanislas, joyau du esiècle,
classé en 1983 au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais l’incroyable richesse architecturale
et artistique de la ville a des origines plus lointaines.
Fief du Saint Empire romain germanique, appartenant et de Sicile, ce qui fait de lui l’un des grands princes
à la famille de Lorraine-Alsace (1048-1431), la Lorraine de la chrétienté – la croix double, d’origine orientale,
est érigée en duché en 1048. Gérard d’Alsace établit que sa famille porte dans ses armes, devient la croix
alors sa résidence à Nancy, qui a le double avantage de de Lorraine. En 1444-1445, pendant sept mois, RenéIer
se trouver au centre de son territoire, des Vosges aux reçoit fastueusement le roi de France CharlesVII (1422-
rives de la Sarre, et susamment loin de Metz, Toul, 1461), qui est le mari de sa sœur, Marie d’Anjou. Ce
Verdun, trois puissantes villes épiscopales qui ont la séjour royal est l’occasion de grands tournois et de fêtes
protection de l’empereur. somptueuses. C’est la première manifestation à Nancy
140
À René II succèdent les ducs Antoine (1508-1544), s’engagent activement dans la lutte. En 1580 a lieu à
François Ier (1544-1545) et Charles III (1545-1608). Le Nancy la première assemblée de la Sainte Ligue catho-
règne de ce dernier, époux de Claude de France, lle lique. En 1584, au cours de la deuxième assemblée,
du roi Henri II, marque l’apogée de l’autonomie ducale. Charles III prend parti contre les protestants et le roi
Prince éclairé et urbaniste, il fait construire vers 1588 HenriIII, dont il convoite le trône. En 1588, Henri, duc
une ville neuve aux rues rectilignes, selon un plan en de Guise, l’un des initiateurs de la Saint-Barthélemy
damier. Une enceinte rythmée de bastions défend les (1572), réunit au Palais ducal la troisième assemblée de
deux villes, séparées par un fossé et un front fortié. la Ligue, qui somme le roi de France de se joindre à eux.
L’essor religieux est spectaculaire: en l’espace de qua- HenriIII répond en faisant assassiner à Blois le duc de
rante ans, treize monastères s’y installent. Charles III Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, avant d’être
accroît aussi le rôle administratif et commercial lui-même tué, en 1589. La paix avec le roi de France
de Nancy, qui, tirant parti de sa situation géogra- revient lors de l’avènement d’Henri IV, dont la sœur,
phique entre la France et le Saint Empire, s’ouvre aux CatherinedeBourbon, épouse l’héritier de CharlesIII.
échanges avec l’Italie, l’Allemagne du Sud, l’Espagne
et les Pays-Bas. Il s’entoure d’une cour brillante. En
1561, il reçoit Marie Stuart ; en 1569, Charles IX et LOUIS XIV VEUT ANNEXER LA LORRAINE
sa mère, Catherine de Médicis, assistent au baptême
de sa lle ; en 1575, le roi Henri III épouse sa nièce,
LouisedeVaudémont. Au début du esiècle, Nancy compte parmi les plus
belles places fortes existantes. Elle est aussi un foyer
L’entrée de la Lorraine dans les guerres de Religion, d’art. Elle attire les artistes amands, français et italiens.
à la n du e siècle, détériore les relations entre la Un ancien adage lorrain dit qu’il est en Europe trois
famille ducale et les Valois. La maison de Lorraine- cérémonies magniques: le couronnement d’un empe-
Vaudémont, dévote, est hostile à la Réforme. Les reur à Francfort, le sacre d’un roi de France à Reims et
Guises surtout, princes cadets de la famille régnante, l’enterrement d’un duc de Lorraine à Nancy. Par cette
mise en scène, imposante de solennité, à Nancy : Georges de LaTour (1593-
la maison de Lorraine entend montrer 1652) et ClaudeGellée, dit LeLorrain
le rang qu’elle occupe face à ses deux (1600-1682). Le traité de Ryswick
rivaux, la France et le Saint Empire. La (1697) rend la Lorraine démantelée
vieille ville, qui se situe à l’emplacement au duc Léopold, ls de Charles V,
de la cité médiévale, témoigne de ce marié à Élisabeth-Charlotte, lle
passé glorieux. Son axe principal est la de Philippe d’Orléans et de la prin-
Grande-Rue, qui s’achève avec la porte cesse Palatine. Revenu d’Autriche, il
de la Crae, seul vestige des fortica- restaure la ville, lui rend sa prospérité.
tions du esiècle. Sa façade porte les Il fait édier la Primatiale, actuelle
deux emblèmes de la ville: le chardon, cathédrale, sur des plans d’un archi-
avec sa devise «Qui s’y frotte s’y pique», tecte italien, modiés par Hardouin-
et la croix de Lorraine. Devant le n°30, Mansart et terminés par Borand.
on découvre sur le sol la date de1477: Sous son règne cependant, Nancy
elle signale l’endroit où fut déposé supporte encore une occupation fran-
le cadavre de Charles le Téméraire, çaise pendant la guerre de Succession
retrouvé dans un étang glacé, à moi- d’Espagne, de1702 à1714.
tié dévoré par les loups. Dans les rues
voisines, les maisons datent principale- La guerre de Succession de Pologne
ment dese et e siècles. (1733-1738) modie le sort de la
Lorraine. En 1736, le duc FrançoisIII,
La Nancéide
142
pour la Lorraine, la période de ses grands malheurs. Comme Louis XV refuse que la Lorraine devienne
Ceux-ci sont liés au fait que la France veut s’agrandir du possession autrichienne, le duc accepte de l’échanger
duché. En 1608 succèdent à CharlesIII les ducs HenriII contre la Toscane. LouisXV abandonne ses droits à son
(1608-1624) et CharlesIV (1624-1675). Ce dernier refuse beau-père, StanislasLeszczynski (1677-1766).
l’alliance française. Richelieu le soupçonne d’intrigues.
En 1633, Louis XIII met le siège devant Nancy, puis Étrange destin de ce monarque longtemps itinérant.
oblige le duc à abdiquer. En 1641, celui-ci est rétabli, Appartenant à une famille de la noblesse polonaise ori-
mais l’occupation française recommence l’année sui- ginaire de Bohême, il est imposé en 1704 sur le trône de
vante. En 1661, Charles IV est autorisé à rentrer dans Pologne par CharlesXII de Suède. Cinq ans plus tard, en
ses États, mais doit faire raser 1709, il est renversé par l’Électeur
les fortications de sa capi- de Saxe AugusteII, et contraint
tale. La paix est brève. L’Alsace L’emblème de la ville: de s’enfuir. Pendant vingt ans, il
étant devenue française par les «Qui s’y frotte s’y pique». erre à travers l’Europe. Son ave-
traités de Westphalie (1648), nir s’éclaircit en 1725 lorsque sa
Louis XIV souhaite plus vivement encore annexer la lle Marie épouse le roi de France Louis XV. La mort
Lorraine, enclave en territoire français. De 1670 à 1697, d’Auguste II, en 1733, décide Stanislas à retourner à
la ville est à nouveau occupée. Charles IV meurt en exil Varsovie. Avec l’appui de son gendre, il est élu au trône
près de Coblence en 1675 ; son successeur, Charles V, par la diète polonaise. Mais il doit s’enfuir une nouvelle
duc errant, se met au service de l’empereur, son beau- fois, à la suite d’une oensive russe qui aboutit à l’élec-
frère, et combat les Turcs. tion d’AugusteIII. En 1736, par le traité de Vienne, il
renonce à la couronne polonaise, mais garde son titre de
Ces périodes d’occupations successives ont pour la roi et reçoit en viager les duchés de Lorraine et de Bar,
Lorraine des conséquences catastrophiques: elles pro- sur lesquels il règne jusqu’à sa mort.
voquent des famines qu’aggravent les épidémies, notam-
ment la peste en 1635. En 1684, Nancy a l’aspect d’une L’année1736 marque ainsi la n de l’indépendance de
ville à moitié morte. Le e siècle lui laisse cependant la Lorraine. C’est aussi celle de la naissance de la lignée
deux grands peintres qui n’ont que partiellement vécu des Habsbourg-Lorraine, qui régnera sur l’Autriche
jusqu’en 1918. C’est en souvenir de cette alliance que tandis que les six somptueuses grilles en fer forgé de
l’archiduc Otto de Habsbourg, héritier des trônes Jean Lamour (1698-1771), rehaussées de feuilles d’or,
d’Autriche et de Hongrie et descendant direct des unissent les bâtiments entre eux.
Lorraine-Vaudémont, t célébrer son mariage avec
ReginadeSaxe-Meinigen, à Nancy, dans la chapelle des Au milieu des remparts, à l’emplacement de l’ancienne
Cordeliers, le 10mai 1951. porte Royale, unique passage entre la vieille ville et la ville
neuve, Héré édie un impressionnant arc de triomphe,
inspiré de celui de Septime Sévère à Rome. Dédié à
Sur les traces Louis XV, il relie la place Royale à la place Carrière,
de Stanislas Leszczynski qui tient son nom des jeux équestres et tournois qui s’y
déroulaient au e siècle. Au fond de cette place, dans
la perspective de l’hôtel de ville, est construit le palais de
Si le esiècle enlève au duché son indépendance, il l’Intendance, aujourd’hui palais du Gouverneur mili-
laisse à sa capitale un cadre d’une exceptionnelle élé- taire, bordé par un hémicycle de colonnes.
gance. Régnant sur la Lorraine, Stanislas Leszczynski
agrandit la ville qui, en 1740, compte 18 000 habitants, Enn, en perpendiculaire de cet ensemble, une troisième
et l’embellit. Son règne est fertile en constructions nou- place est édiée, dans le but de créer un quartier résiden-
velles, hôtels particuliers et églises. Achevée en 1742, la tiel à proximité de la place Royale; Héré s’y réserve un
Primatiale devient cathédrale. Au pied des remparts, petit immeuble. Baptisée place d’Alliance, elle célèbre
dans une ancienne zone maréca- le «traité de concorde» signé en
geuse qui sépare la vieille ville et 1756 entre l’empereur FrançoisI er
143
la ville neuve, il fait construire une et LouisXV: la réconciliation des
place Royale organisée autour de Bourbons et des Habsbourg est
Nancy
la statue de LouisXV. Son but est chaleureusement accueillie par
d’honorer son gendre, mais aussi les Lorrains. Au centre de la place,
de préparer l’intégration de la une fontaine d’esprit baroque, due
Lorraine à la France. au talent de PaulLouisCyé, est
composée d’un bassin en pierre
Pour réussir cette œuvre de litur- contre lequel sont appuyés trois
gie monarchique, il s’entoure d’ar- vieillards symbolisant les rivières
tistes prestigieux. EmmanuelHéré de la Lorraine – elle est la place
dessine les plans puis dirige le Navone nancéienne.
chantier. La place Royale concilie
l’esprit classique de Mansart avec Lorsque Stanislas meurt acciden-
le ranement du style rocaille. tellement, au château de Lunéville,
Principal édice de la place, en 1766, les Nancéiens le surnom-
l’hôtel de ville, dont la façade ment le Bienfaisant. Par son sens
est ornée des armes de Stanislas de l’hospitalité, son esprit libé-
(aigles de Pologne, cavaliers de ral et sa culture, il a fait briller la
Lituanie, bues des Leszczynski) et de celles de la ville, cour lorraine d’un éclat envié par toute l’Europe. Mais
est entouré de quatre bâtiments symétriques: le Grand il a aussi œuvré en des domaines très divers : il a fondé
Hôtel, autrefois pavillon de l’intendant Alliot, l’Opéra l’Académie royale des sciences et des lettres, le Collège
de Nancy et de Lorraine, autrefois hôtel des Fermes, royal de médecine et une grande bibliothèque publique,
le musée des Beaux-Arts, qui abritait le collège de inaugurée en 1750, aujourd’hui municipale ; il a encou-
Médecine à l’époque de Stanislas, et le pavillon Jacquet, ragé les sciences botaniques ; il a créé des écoles gra-
où se trouve aujourd’hui le café Foy. tuites, conées aux frères des écoles chrétiennes, ainsi
que l’hôpital Saint-Stanislas.
Héré imagine aussi deux grandes fontaines, représen-
tant Amphitrite et Neptune, dont les groupes baroques La lourde statue de Stanislas, installée en 1831, a rem-
sont sculptés par Barthélemy Guibal (1699-1757), placé celle de LouisXV, inaugurée en 1755 et déposée en
1792. La place étant aujourd’hui reconstituée dans son le centre d’un extraordinaire mouvement de rénovation
état originel, faut-il aussi rétablir la statue de LouisXV? des arts décoratifs et l’une des capitales européennes de
Deux arguments plaident pourtant en défaveur du pro- l’Art nouveau, au même titre que Bruxelles, Vienne ou
jet. D’une part, la statue de Stanislas Paris. ÉmileGallé (1846-1904) est le
témoigne de l’apport duesiècle. théoricien et le chef de le du mou-
D’autre part, LouisXV n’a pas laissé Le règne de Stanislas vement qui voit le jour en 1901 sous
un bon souvenir dans la mémoire est fertile en le nom d’«Alliance provinciale des
des Nancéiens, blessés par son industries d’art».
acharnement à faire disparaître les constructions: hôtels
châteaux de Lorraine. À la demande particuliers et églises. Une pléiade d’artistes nancéiens
suppliante du duc de Choiseul, dont entoure Gallé: VictorProuvé (1856-
la famille était d’origine lorraine, seuls furent épargnés 1943), peintre et sculpteur, ami d’enfance de Gallé, les
les châteaux de Lunéville et de Commercy ainsi que le frères Auguste (1853-1905) et Antonin Daum (1864-
Palais ducal, à la condition toutefois qu’ils soient trans- 1930), les ébénistes Louis Majorelle (1859-1926) et
formés en casernes. EugèneVallin (1856-1922), JacquesGruber (1870-1936)
et LucienWeissenburger (1860-1929), l’architecte nan-
céien qui a le plus contribué au renouveau architectu-
L’UNE DES CAPITALES DE L’ART NOUVEAU ral de sa cité. EugèneCorbin (1867-1952), industriel et
mécène, éditeur de la revue Art et industrie, fondée en
1909, joue un rôle essentiel pour la promotion de l’Al-
Au esiècle, la capitale de la Lorraine s’endort. Sous la liance: à partir de1894, il cone à LucienWeissenburger
144
Révolution et l’Empire, Metz, ville militaire importante, la reconstruction des Magasins réunis, dont l’intérieur
la supplante. Sous la Restauration et le Second Empire, est décoré par les ateliers nancéiens les plus prestigieux;
Nancy
la ville continue à végéter. Avec MathieudeDombasle son ancienne demeure abrite aujourd’hui le musée de
(1777-1843), qui invente un modèle de charrue, perfec- l’École de Nancy.
tionne les méthodes de culture et développe l’enseigne-
ment agricole, la ville préside cependant à la naissance L’objectif partagé par les artistes de l’Art nouveau est de
de l’agronomie. En 1825 s’y établit l’École nationale des mettre l’art à la portée de tous, en l’associant à l’indus-
eaux et forêts. La ville participe aussi à l’essor écono- trie et en mettant au point des prototypes destinés à la
mique né de la révolution industrielle. En 1852, elle est reproduction en petite, moyenne ou grande série. En
reliée à Paris par le chemin de fer et devient une ville architecture, ils n’hésitent pas à recourir au verre et au
universitaire: en 1854 s’y installe une faculté des lettres, fer, jusqu’alors employés seulement dans les bâtiments
en 1864 une école de droit. industriels (usines, ponts, gares, halles couvertes, grands
magasins), et les utilisent comme éléments à la fois struc-
C’est l’annexion allemande de l’Alsace et d’une par- turels et décoratifs. Ils préconisent la n de la division
tie de la Lorraine, après la défaite de 1870 et le traité –et de la hiérarchie– entre arts majeurs (architecture,
de Francfort de1871, qui lui rend son rôle de capitale peinture, sculpture) et arts mineurs (arts décoratifs), et
de l’Est. Elle accueille alors un grand nombre d’Alsa- appellent à l’unité de l’art : ils recherchent l’harmonie
ciens-Lorrains qui optent pour la France; la population entre les façades et les intérieurs, voient dans la peinture
s’accroît pour atteindre 145 000 habitants en 1914. Le l’accompagnement de l’architecture et stylisent tous les
esiècle donne à Nancy quelques hommes célèbres: objets, des radiateurs aux poignées de porte.
le dessinateur Grandville (1803-1847), les écrivains
Edmond de Goncourt (1822-1896) et Maurice Barrès L’attrait pour la lumière oriente leur goût vers la ver-
(1862-1923), qui est député de Nancy et soutient le géné- rerie et le vitrail qui, en Lorraine, avec les cristalleries
ral Boulanger, le mathématicien HenriPoincaré (1854- de Saint-Louis et de Baccarat, s’inscrivent dans une
1912), cousin du président de la République, et le maré- longue tradition. Ayant repris en 1877 la direction de
chal Lyautey (1854-1934). l’entreprise de son père, un commerce de cristaux et de
céramique, ÉmileGallé, dès le début des années1880,
Le développement économique de la ville favorise aussi fabrique des vases en verre blanc ou légèrement coloré
les artistes lorrains. Entre 1885 et 1914, Nancy devient exclusivement ornés de motifs de eurs, d’herbes
sauvages et d’insectes. Il multiplie les expérimenta- les pieds, les montants, les traverses, les ceintures de
tions scientiques en mêlant par exemple de l’argent, grande ampleur, avec un jeu des lignes très soutenu,
du soufre, du cuivre, du fer au verre pour contra- que soulignent des décors de bronze doré. Quant à
rier sa transparence et reproduire les tons des Eugène Vallin, il crée des salles à manger bour-
gemmes, des agates, des ambres ou des jades. geoises avec de grands buets et vaisseliers.
Sa quête de nouvelles potentialités tech-
niques est tout entière mise au service de Nancy conserve aujourd’hui encore un ensemble
la représentation artistique du monde des remarquable de constructions élevées selon les
sous-bois, plantes sauvages et insectes, mais canons de l’Art nouveau. En 1898, LouisMajorelle
aussi du monde sous-marin, algues et pois- cone à l’architecte Henri Sauvage la pre-
sons. En résultent ces acons, vases et lampes mière réalisation « moderne », achevée en 1901,
où éclatent l’allégresse, la curiosité naturaliste la villa Majorelle, que l’on peut visiter. En 1911,
et le goût de l’inattendu. LucienWeissenburger achève la brasserie Excelsior,
dont les vitraux, aux reets ammés multicolores,
L’école de Nancy s’est illustrée aussi dans le mobi- sont l’œuvre de Gruber. La ville avait réussi à tra-
lier. Au milieu des années1890, Gallé fabrique verser les deux conits mondiaux sans trop de
des meubles, légers, presque graciles. À la tête dommages. Les blessures les plus graves lui
d’un atelier d’ébénisterie, Louis Majorelle ont été inigées par les erreurs urbaines des
emboîte le pas à Gallé et ambitionne de rivali- années 1970. Mais les Nancéiens, et leurs
ser avec le mobilier du e siècle, dans une édiles, entendent depuis rendre à la capitale
sorte de style LouisXV repensé qui privilégie des ducs de Lorraine son éclat d’antan.
145
Nancy
Charlemagne, au premier pair de France, l’archevêque en charge du sacre, Reims a longtemps
supplanté Paris comme première métropole du pays. Ville sainte aux yeux des catholiques, elle
est riche et fertile d’une histoire royale à nulle autre pareille.
La légende est tenace. Elle prétend que la cité aurait été d’une trentaine de rois de France, de Louis lePieux à
fondée par Remus, frère de Romulus. Ce qui ferait de CharlesX en passant par PhilippeAuguste, SaintLouis,
Reims la jumelle de Rome! Hélas! cette belle fable, for- LouisXI, FrançoisIer , LouisXIII, LouisXIV, LouisXV
gée par les autorités ecclésiastiques locales autour de l’an et LouisXVI… Vingtsiècles après sa fondation, le pres-
mille, ne repose sur aucune réalité historique. Elle tra- tige de la capitale champenoise demeure. Notamment
duit cependant le prestige d’une cité qui vit sacrer plus grâce à son fameux vin!
e
146
Reims
l’Empire romain si l’on en juge par la seule présence
53 av. J.-C. : Alliance des Rèmes avec d’apprentis verriers grecs et syriens sur le territoire de
Jules César Durocortorum à cette époque.
496 ou 498 : BAPTÊME DE CLOVIS DANS
LA BASILIQUE Est-ce en raison de ce dynamisme économique que
cette ville préfecture devient capitale de la Gaule bel-
816 : Louis le Pieux est sacré empereur ;
gique autour de 13 avant notre ère? Son prestige est en
c’est le premier sacre à Reims
tout état de cause susant pour qu’elle demeure pen-
1814 : La bataille de Reims est la dernière dant les trois siècles suivants la principale métropole de
victoire de Napoléon cette province romaine englobant les territoires situés
1962 : La réconciliation franco-allemande entre le Rhin et la Seine. Résidence du gouverneur
est signée le 8 juillet dans romain, la cité jouit d’un statut enviable. Ses habitants
la cathédrale «fédérés» à Rome bénécient des mêmes droits civils
et politiques (depuis le er siècle) que les Romains. Ce
qui leur permet d’intégrer la magistrature et même de
siéger au Sénat! La loyauté des Rèmes sera sans faille:
Une ville aux origines belges… même lors des révoltes des autres peuples celtes sous
Néron, les ancêtres des Rémois demeureront indéfecti-
blement attachés à Rome.
Les premières traces d’habitat remontent au e siècle
avant notre ère. Les archéologues s’accordent à penser De cette époque faste demeurent quelques vestiges. Le
147
que les origines de la ville datent environ de 82av. J.-C. cryptoportique, bien sûr, mais aussi la porte de Mars.
Ce ef gaulois, implanté au centre Selon nombre d’archéologues, il s’agit
Reims
d’une vaste plaine agricole, tire son de l’un des arcs les mieux conservés
nom du peuple qui occupait alors La cité de Gaule. Dégagé des remparts au
la région : la tribu belge des Rèmes. esiècle, restauré depuis, ce monu-
Si l’oppidum de 70 ha, surnommé
administrative se ment de 33 m de hauteur présente
Durocorter –nom d’origine celte– et transforme alors une particularité remarquable : il ne
protégé par une double enceinte de en ville garnison. suit pas le plan traditionnel des arcs
fossés et de déblais de terre n’est pas le de triomphe. Au lieu de deux piles, ce
plus grand de la région, il entre toutefois dans la posté- sont quatre colonnes, parfaitement identiques, qui sup-
rité lorsque le proconsul César y convoque une assem- portent deux voûtes reliées entre elles. La frise de l’arcade
blée à laquelle participent les chefs gaulois vaincus lors orientale représente une louve allaitant deux enfants. Un
de la campagne militaire de 53av. J.-C. À cette occa- retour au mythe fondateur… de Rome!
sion, les Rèmes font allégeance au général victorieux
et obtiennent le titre envié de cité fédérée. Ce qui les
dispense de verser le tribut, marque d’assujettissement … conquise par les romains
à Rome. Cette exemption d’impôt est conséquente :
la ville de Durocortorum ache très tôt une certaine
opulence liée à l’importance de son marché au grain. Rebaptisée cité des Rèmes (civitas Remorum), vers 235,
La région se montre particulièrement fertile, comme au moment où les Francs repoussent une première
en témoigne d’ailleurs le nom de Champagne qui vient fois les légions romaines, Reims est reconquise par les
du latin Campaniens et qui évoque une grande plaine à troupes d’Aurélien autour de 274. La cité administrative
graminées. se transforme alors en ville garnison. L’empereur Julien
souhaite en eet, de361 à363, en faire une tête de pont
La richesse agricole permet à la cité de se développer pour sa contre-oensive contre les soldatesques «bar-
dès le début de l’ère chrétienne. La ville se dote aussi bares» d’Europe centrale.
très tôt d’ateliers spécialisés dans la fabrication de
poteries et de verreries. Domaine dans lequel le savoir- Carrefour stratégique desservant à la fois Lutèce, Lyon,
faire de ses artisans paraît reconnu dans l’ensemble de Metz et Trèves, assez éloignée de la frontière du limes
pour ne pas être attaquée par surprise, mais su- L’événement est rapporté par Grégoire de Tours. Le
samment proche pour permettre des ripostes rapides, baptême du chef franc par saintRemi serait intervenu
Reims possède un intérêt militaire de tout premier en 496… ou 498. La tradition chrétienne veut que cet
ordre. Pour preuve, l’empereur Valentinien y séjourne événement décisif de l’histoire de France se soit déroulé
plus d’un an au moment de la guerre avec les Alamans dans le baptistère qui s’élevait dans le anc nord de la
(366-367). En tombant entre les mains des Vandales en première basilique dédiée à la Vierge. Il y avait là une
406, la cité va conserver son rôle de base militaire. Tout «piscine» située dans les sous-sols de l’édice religieux,
au long du esiècle, elle fait face aux assauts des Huns édiée en lieu et place d’anciens thermes romains.
conduits par Attila, qui perdra la bataille des champs
Catalauniques en 451. Cette conversion, suivie par le baptême collectif des
3 000compagnons d’armes du guerrier, vainqueur des
Le développement du christianisme et le rôle central troupes barbares de Syagrius, est fondatrice a plus d’un
que va jouer Reims dans l’armation de ce nouveau titre. En embrassant la foi catholique, le chef des Francs
culte confèrent à la ville une aura supplémentaire. Bien marque le déclin de la religion arienne débarquée en
que le réseau routier romain se dégrade rapidement à Gaule à la faveur des invasions wisigothes. Elle ouvre
partir du e siècle, les envoyés des souverains pontifes également l’avènement d’un régime empreint de religio-
empruntent ces voies de circulation, à commencer par sité dont Reims sera l’un des emblèmes. Cette conver-
la célèbre voie Agrippa qui part de Rome et remonte sion va valoir à Reims le statut de «ville sainte» –dotée
vers l’Allemagne. Les pères évangélistes portent la de 17 sanctuaires, la cité épiscopale va être dédiée au
« bonne parole » le long de ces axes. Les églises eu- sacre des rois de France dès le esiècle.
rissent au bord des routes. La christianisation de Reims
148
Naguère organisée indiéremment à Compiègne, Reims ache sur sa voisine troyenne une supériorité
Noyon ou Orléans, l’intronisation royale ne se fait non feinte. Car c’est une ville sainte. Le souverain pon-
plus, après l’an mille, qu’en ce lieu. Et pour une raison tife Urbain II, à l’origine de la première croisade, l’a
simple! La «sainte ampoule» qui permet d’oindre le souligné dans une bulle. Ce pape champenois – il est
front des monarques est désormais propriété de l’évêque né à Lagery entre Reims et Dormaens –, par ailleurs
rémois. Même Suger, évêque de Saint-Denis (de 1122 à ancien élève de l’École de Reims, insiste sur le fait que
1151) ne parviendra pas à récupérer le précieux acon. l’ancienne capitale des Rèmes n’est pas une cité comme
L’avènement des Capétiens a beau faire de Paris la capi- les autres. Ne lui manque qu’une imposante cathédrale!
tale politique et administrative du royaume, sa capitale Les bourgeois de la ville vont la nancer. Les travaux
symbolique demeure Reims. débutent en 1211. L’édice va asseoir dénitivement
l’autorité de l’école capitulaire de Reims. Premier foyer
Ce privilège est aussi et surtout une lourde charge car intellectuel du royaume, la cité champenoise voit, dans
149
la cérémonie du sacre est intégralement nancée par le même temps, eurir dans l’ensemble du pays des
l’archevêché local. Ce qui implique des impôts particu- églises dédiées à son saint patron Remi.
Reims
lièrement lourds. Fort heureusement, la cité, devenue
l’un des grands lieux d’échange européens, prospère. La Le développement d’ateliers textiles va encore enrichir
foire de Reims attire des commerçants de tout le conti- la cité. Cette industrie, née probablement au milieu du
nent. La crise politique et l’émergence d’une certaine e siècle, s’arme non seulement dans la production
insécurité, liée au développement de bandes organisées de toiles mais aussi de drap. Le travail du lin et de la
nalement écrasées par EudesIer en laine y est de si bonne qualité que
888, n’empêchent pas son négoce de plusieurs maisons rémoises four-
s’armer comme l’un des plus actifs La cité, devenue nissent le Palais royal. Une chemise,
de l’époque. Situé à mi-chemin entre conservée dans le « trésor » de la
l’Italie et les Pays-Bas, Reims devient
l’un des grands cathédrale Notre-Dame de Paris et
l’un des nœuds commerciaux incon- lieux d’échange attribuée à SaintLouis, semble d’ail-
tournables de la chrétienté. Sa posi- européens, prospère. leurs en provenir. La bonne fortune
tion de carrefour, la réputation de des tisseurs rémois durera plusieurs
son vignoble et l’hospitalité de ses habitants y sont pour siècles. C’est ainsi que la manufacture des Gobelins,
beaucoup. En conséquence, la ville s’étend. L’archevêque inaugurée sous le règne de LouisXIV, sera fondée par
Guillaume aux Blanches Mains met en place l’un des les héritiers de Gilles et PhilibertGobelin, teinturiers et
premiers plans d’urbanisme connu en France. Les ter- drapiers rémois installés à Paris en 1443.
rains marécageux qui bordent la Vesle sont assainis et
lotis à son initiative. Une «ville neuve» sort de terre. La La promotion d’une haute bourgeoisie locale, qui se pré-
Champagne est alors à son apogée. vaut parfois de titres nobiliaires de courtoisie, s’accom-
pagne de nombreux mariages entre aristocrates et riches
L’ordre des Templiers, fondé quelques années aupa- marchands. La société rémoise ore, alors, un visage d’une
ravant en Terre sainte par un enfant du pays, étonnante modernité. La hiérarchie sociale ne se fonde
HuguesdePayns, s’implante sur son territoire en1128 plus seulement sur l’extraction et la naissance. L’ascension
ou 1129. Cette organisation militaro-religieuse que peut se faire par le travail. Grâce à la prospérité de leurs
l’on surnomme alors «la Milice des pauvres chevaliers aaires et à l’accumulation de capitaux, les commer-
du Christ » renforce encore le prestige du comté de çants rémois créent un embryon d’activité bancaire. Via
Tournai, les entrepreneurs rémois parviennent à s’intro- Reims, bien qu’exsangue, continue néanmoins d’armer
duire avec succès aux Pays-Bas. sa diérence. Aaiblie par plusieurs épidémies de peste
pendant le esiècle, la capitale de Champagne se refuse
à capituler devant plus puissante qu’elle. Ce qui déplaît
Disette, crise économique, instabilité souverainement à LouisXI, soucieux de centraliser tous
politique… Reims se porte mal les pouvoirs à Paris. Pour casser le prestige de Reims,
le souverain accorde davantage de privilèges à Troyes.
Le bailli RaulinCochinart va tout faire pour « mater »
La disette qui sévit à la n du esiècle amorce une l’impertinente en augmentant la pression scale. Reims
forme de déclin pour Reims. La crise rencontrée par la ne reviendra « en cour » qu’avec François Ier qui, dit-
draperie rémoise autour de 1280 va être accentuée par le on, apprécie son vin. Deuxième centre lainier du pays,
reux des marchands étrangers. La désertion des com- après Amiens, la ville voit sa population doubler sous son
merçants italiens dès les premières années du e siècle règne. L’aristocratie locale nance des artistes de renom
est ainsi à l’origine d’une crise majeure. L’étoile de d’origine amande et italienne. Reims arme un art de
Reims commence à pâlir. vivre que lui envie la capitale du royaume. Le déclenche-
ment des guerres de Religion empêche malheureusement
L’instabilité politique et les catastrophes qui s’abattent une véritable «renaissance» de la cité rémoise.
sur le pays ont, de fait, de lourdes conséquences
pour la ville. La rupture entre Philippe de Valois et La Réforme a très tôt pénétré la ville. Les luthériens s’y
Édouard d’Angleterre, suivie par le signalent dès 1525. Des prêches sont
déclenchement des hostilités franco- organisés dans les crayères, au bois de
150
La révolution industrielle ne lui bénécie qu’un temps.
151
L’arrivée du train en 1854 se révèle à double tranchant:
en lui permettant d’exporter ses tissus vers la capitale, le
Reims
chemin de fer vide également la cité de ses forces vives. Il ne faudra pas moins de 400architectes et 800millions
Seul un original, du nom d’AchilleLaviarde, pense que de francs-or pour reconstruire la ville, pendant dix ans,
Reims peut encore prétendre jouer un rôle de premier dans un style Art déco que l’on redécouvre aujourd’hui
plan. Né le 7novembre1841, ce pittoresque personnage, et qui fait le charme de la bibliothèque Carnegie ou de
décédé en mars1902, est le fondateur d’un insolite ordre l’église Saint-Nicaise (aux vitraux signés Lalique).
de chevalerie: la Constellation du Sud et va jusqu’à s’au-
toproclamer roi de l’imaginaire pays d’Araucanie sous Ressuscitée, Reims est, à nouveau, très éprouvée lors du
le nom d’AchilleIer. Son invention fait rire la population second conit mondial. La quasi-totalité de la commu-
locale et jaser la capitale: parenthèse comique avant un nauté juive est déportée. Et 1 200 habitants meurent ;
grand drame… Celui de la Grande Guerre. 600 maisons sont détruites par les bombardements.
Libérée le 29 août 1944, la ville est témoin de la red-
Ravagée par la terrible bataille de la Marne, en sep- dition allemande puisque c’est dans le lycée technique,
tembre 1914, bombardée plus de mille jours durant, aujourd’hui baptisé Roosevelt, que le chef d’état-major
Reims est presque anéantie en 1918. Les chires parlent de la Wehrmacht –le général Jodl– rend les armes au
d’eux-mêmes : sur 14 000 maisons, une soixantaine a général Eisenhower le 7mai1945 à 2h41 du matin.
résisté au feu ennemi quand survient l’armistice. Quant
à la cathédrale, il n’en reste que le squelette, proche de Après-guerre, la cité rémoise redeviendra ville de gar-
l’eondrement complet. Les somptueuses demeures nison, comme au temps des Romains. Les Américains
médiévales – à commencer par la Maison des musi- ayant choisi d’y installer une base de l’Otan. Et c’est
ciens – qu’Albert Londres avait admirées, les hôtels très symboliquement dans la cathédrale de cette ville
Renaissance loués par VictorHugo, ont été incendiés. martyre que le général de Gaulle et le chancelier
L’hôtel de ville et sa statue équestre de LouisXIII sont ConradAdenauer choisiront la voie de la réconciliation
réduits à néant. Ainsi que la maison de Colbert. Une entre la France et l’Allemagne le 8juillet1962.
miraculée: la porte de Mars, témoin de la Rome impé-
riale, est intacte.
Strasbourg
La capitale de Noël
Strasbourg est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco pour sa « Grande Île » –
son noyau historique délimité par la rivière l’Ill et le canal du Faux-Rempart
de 90 ha, qui comprend la cathédrale, la célèbre « Petite France », et l’ancien quartier
des Tanneurs, dont les maisons à colombages traditionnelles et toits pentus bordent les quais,
est à lui seul un résumé de son évolution, de l’époque romaine à nos jours.
Son imposant bâtiment en deux parties, gothique et décorée de motifs profanes et sacrés, construite en 1589
Renaissance, desservies par un remarquable escalier à sur un rez-de-chaussée en pierre de 1467, est une illus-
vis en pierre de 1579, se trouve sur le côté sud de la place tration éloquente avec ses trois niveaux en encorbelle-
de la cathédrale et abrite un musée consacré aux arts ments et ses trois étages de combles de la prospérité de
du Moyen Âge et de la Renaissance. Ou encore l’église- son propriétaire d’alors, un marchand de fromage. Non
halle Saint-omas (e- e siècles), la plus vaste de loin, place Gutenberg (l’ancienne place Saint-Martin),
la ville après la cathédrale, haut lieu de la Réforme, les là où se trouve, au Moyen Âge et à la Renaissance, le
églises Saint-Pierre-le-Jeune ( e- e), protestante, et cœur économique et politique de la ville libre, apparaît
Saint-Pierre-le-Vieux (e- e), catholique et protes- le Neubau ou « nouveau bâtiment », actuelle chambre
tante, aujourd’hui symbole d’un œcuménisme apaisé. de commerce et plus ancien édice Renaissance de
Quelques demeures Renaissance subsistent: à l’angle de Strasbourg. Il a été érigé en 1583-1585 pour agrandir
la rue des Hallebardes, sur la place de la Cathédrale, la l’hôtel de ville, la « Pfalz » du e siècle (disparu en
haute maison Kammerzel à la façade en bois richement 1780). Plus loin, quai Saint-Nicolas, se trouve, dans une
ancienne demeure strasbourgeoise, le Musée alsacien
dont la cour intérieure Renaissance avec ses galeries en
Après la période dite de l’Intérim, bois sculptés est l’une des plus belles de la cité.
imposée par Charles Quint,
autorisant l’exercice des deux Au cœur de la Réforme protestante
religions, catholique et protestante
dans l’Empire, des tensions Imprégnée très tôt, dès 1519, par les écrits de Martin
apparaissent. Luther, Strasbourg, alors dominée par la gure de
l’homme d’État et humaniste Jacques Sturm de Sturmeck, engage de diciles tractations pour permettre à la
est l’une des capitales de la Réforme protestante. En noblesse française d’accéder à ce prestigieux évêché.
1530, avec trois autres villes (Memmingen, Constance Libre, Strasbourg ne l’est plus qu’en théorie. La première
et Lindau), elle rédige la Tétrapolitaine, une confession mesure marquant ce changement de statut est l’arrivée
de foi qui témoigne de la position modérée des réforma- d’un nouveau personnage, le prêteur royal qui a la main-
teurs strasbourgeois (dont le plus actif est Martin Bucer, mise sur la ville. En 1697, le traité de Ryswick consacre
un ancien dominicain). Mais elle est remplacée en 1580 le rattachement dénitif de Strasbourg, « Ville Libre
par la «formule de concorde» xant une nouvelle ortho- Royale», à la France. Devenue capitale régionale, la ville
doxie au sein du luthéranisme. Après la période dite de accueille le Haut Commandement militaire et l’Inten-
l’Intérim, imposée par Charles Quint, autorisant l’exer- dance d’Alsace. Son deuxième âge d’or commence.
cice des deux religions, catholique et protestante dans le
Saint Empire, des tensions apparaissent. Strasbourg fait
alliance avec des villes et États protestants. L’une de ces Armand-Gaston
ententes est marquée par la venue en 1576 d’une délé- et « le petit Versailles »
gation de Zurichois, à l’occasion d’un concours de tir à
l’arbalète. Venus par le Rhin et l’Ill en une journée, ils
débarquent munis d’une marmite de bouillie de millet L’aux d’une nouvelle population catholique et fran-
encore fumante an de prouver la rapidité de leur inter- cophone –en grande partie des militaires et des fonc-
vention en cas de besoin. Le chaudron en bronze est tionnaires– bouleverse la sociologie de la ville protes-
exposé dans une vitrine du Musée historique. tante. De 22 000habitants en 1681, la population passe
à 26 480 en 1697 sans compter la garnison (environ
154
À la même époque, les Strasbourgeois accueillent des 5 000 à 6 000 personnes). Une citadelle est construite
réfugiés huguenots dont beaucoup de face à Kehl, au bord du Rhin, tandis
Strasbourg
Français. Leur séjour, provisoire ou que des casernes prennent place dans
durable, marque le début d’un bilin- la ville. L’inuence française se diuse
guisme qui ne concerne encore qu’une peu à peu, mais le véritable tournant
minorité. Un nouveau conit entre dans l’évolution culturelle strasbour-
protestants et catholiques débute en geoise intervient avec la construction
1618. Il va durer trente ans. En 1635, du palais Rohan, «le petit Versailles»,
la France de Louis XIII et Richelieu, commandité par Armand-Gaston
alliée à la coalition protestante, entre de Rohan-Soubise, premier prince-
en lice pour combattre la puissance évêque français de Strasbourg depuis
de la maison des Habsbourg. Elle y 1704 dont les contemporains –Saint-
gagne les possessions habsbourgeoises Simon en tête– assurent qu’il serait le
en Alsace par le traité de Westphalie ls naturel de LouisXIV. Pour réaliser
en 1648. Mais le dernier pont sur le Stettmeister cette résidence épiscopale et royale
Rhin avant la mer du Nord, un enjeu –le roi doit pouvoir y être logé dans
stratégique pour la France, se trouve un cadre à sa mesure–, le grand aumô-
e
près de Strasbourg. La ville qui tente, nier de France fait appel au premier
en vain, de préserver une image de neutralité, est cer- architecte de LouisXV, Robert de Cotte, beau-frère de
née par les troupes de Louvois. Elle capitule le 30sep- Jules Hardouin-Mansart, qui a déjà œuvré dans son
tembre 1681. Louis XIV accorde à la ville le privilège domaine alsacien de Saverne. Réputé pour son habi-
de conserver ses institutions et le «libre exercice de la leté à tirer parti des terrains les plus diciles, Robert
religion » mais exige que la cathédrale soit rendue au de Cotte parvient, sur un sol en déclivité, à édier à
culte catholique. Le 24octobre, dès le lendemain de son l’emplacement de l’ancienne résidence des princes-
entrée à Strasbourg, le roi assiste à la messe de Te Deum évêques, «une œuvre d’art totale à la pointe du grand
célébrée en la cathédrale par le prince-évêque Egon de goût français des années 1730» selon les mots d’Étienne
Furstenberg, très francophile représentant de l’une des Martin, le conservateur du musée des Arts décoratifs,
plus illustres familles du Saint Empire, dont le diocèse l’une des trois institutions installées sur place avec les
s’étend sur l’autre rive du Rhin. Dès 1687, Louis XIV musées des Beaux-Arts et de l’Archéologie. À l’avant,
155
Strasbourg
e
au nord, côté cour d’honneur, Robert de Cotte place le Les Strasbourgeois qui assistent à l’avancée des travaux
palais épiscopal; à l’arrière, au sud, en bordure d’eau, et ont l’occasion de visiter les somptueux appartements
le palais royal qu’il dote d’une façade monumentale à en l’absence de l’évêque, mettent, lorsqu’ils en ont les
trois niveaux, prolongée par une terrasse fermée par moyens, leurs demeures au goût du jour, en ornant leurs
des grilles frappées du chire des Rohan. La rivière qui façades d’éléments architecturaux inspirés des sculp-
la longe est traitée comme un canal au point que lors du tures extérieures du palais, dues à Robert le Lorrain et son
séjour de LouisXV en janvier1744, des fêtes nautiques atelier, ou des motifs des boiseries intérieures. Les garde-
sont organisées, comme à Versailles, avec gerbes d’eau corps à la française remplacent les oriels ou balcons à
et feux d’artice. De grands panneaux peints reprenant l’allemande en bois, ces avancées qui permettent de voir
les motifs d’arcatures de la cour d’honneur sont sus- la rue tout en étant à l’abri. Certaines demeures mêlent
pendus devant les maisons du quai des Bateliers, situées les deux traditions, française et germanique, comme
en face, pour clore cet espace. Une astuce qui sera l’exemplaire façade de l’ancien hôtel de Billy, 3 quai
reprise à chaque visite royale avec un décor chaque fois Saint-omas, reconstruit en 1737-1738 qui présente
renouvelé comme lors de la venue de Marie-Antoinette deux oriels en grès rose reliés par un balcon en fer forgé à
en 1770. Construit, décoré, meublé en l’espace de dix la française. Les hôtels particuliers construits à la même
ans par le même maître d’œuvre, le palais Rohan est la époque par l’aristocratie, attirée par le rayonnement de
seule réalisation de Robert de Cotte qu’il ait conduit de la cour du prince-évêque, sont conçus d’après un style
bout en bout. La dernière aussi. La demeure est ache- parisien plus sobre, entre cour et jardin. Par exemple,
vée en 1742. Il meurt en 1749, la même année que son place Broglie, l’ancien hôtel de Hanau-Lichtenberg,
éminent commanditaire. futur hôtel de ville, et l’hôtel des Deux-Ponts (actuel
hôtel du Gouvernement militaire), qui doit son nom à mauvaise conjoncture économique puis la Révolution,
son propriétaire à partir de 1771, le sémillant «prince le réaménagement s’arrête là privant la ville d’une place
Max » des Deux-Ponts, colonel du régiment d’Alsace à la française comme il en existe à Nancy.
et futur roi de Bavière, évoqué par la baronne d’Ober-
kirch dans ses Mémoires. D’autres, construits souvent
pour de riches commerçants et artisans, développent Une ville marquée par la Révolution
un style « rococo strasbourgeois », typique dont l’un et la guerre
des plus beaux exemples est le Poêle (du nom du poêle
ou stube qui chaue la maison) de la corporation du
Miroir, celle des marchands et des négociants, rue des Le 26 avril 1792, un jeune ocier convié chez le pre-
Serruriers, caractérisée par les mascarons de ses fenêtres mier maire de Strasbourg, Frédéric de Dietrich, com-
représentant les quatre saisons et pose un chant pour l’armée du Rhin
les quatre continents. Mozart se qui s’apprête à partir au combat: il
produira en 1778 dans l’ancienne À la veille de la guerre passera à la postérité sous le nom de
salle du concert à lambris rocaille franco-prussienne, les «Marseillaise». L’une des victimes
du premier étage. strasbourgeoises de la Terreur ins-
affaires sont prospères taurée sous la houlette de Saint-
C’est dans ce climat d’émulation et le climat apaisé. Just et Lebas est le maire lui-même.
artistique que s’épanouit un arti- Ce savant reconnu, héritier d’une
sanat de luxe illustré notamment par le ranement des longue lignée de banquiers et maîtres de forges protes-
faïences et porcelaines Hannong et la production des tants, est guillotiné à Paris le 29 décembre. La cathé-
156
orfèvres strasbourgeois, renommés depuis le Moyen drale, devenue «Temple de la Raison », et ses statues
Âge. Hormis le grand bâtiment de l’hôpital civil recons- de rois subissent les excès révolutionnaires. Mais la plus
Strasbourg
truit après l’incendie de 1716 et le collège royal en grès grande partie des sculptures a été déposée et mise à
rose, place du Château, peu de nouveaux bâtiments l’abri. Un membre de la nouvelle municipalité, le jaco-
publics apparaissent au cours de cette période faste. À bin Téterel, propose d’abattre la èche qui, selon lui,
la demande de LouisXV, l’architecte Blondel dessine un porte atteinte au principe de l’égalité. Un autre jacobin,
plan d’embellissement de la ville. Approuvé en 1768, le ferronnier, Jean-Michel Sultzer, a la présence d’esprit de
projet débute par l’édication d’un bâtiment militaire la présenter au contraire comme un signal révolution-
sur la place d’Armes, l’Aubette, ainsi nommé car la gar- naire et forge aussitôt un bonnet phrygien de tôle rouge
nison y reçoit les ordres à l’aube. Mais retardé par la de plus de 10m de haut, qui coiera la èche jusqu’en
1802. Conservé dans un musée, il sera détruit par les
bombardements allemands de 1870. Si la Révolution
fait perdre aux Strasbourgeois leurs corporations et
éprouve durement la population, elle lui fait prendre
aussi conscience de sa profonde appartenance à la
nation française alors que la menace d’une invasion se
fait sentir. Toutefois, le soulagement est grand lorsque
Bonaparte prend le pouvoir le 19 Brumaire.
157
est compris de tous mais l’alsacien et l’allemand sont les fonctionnaires, professeurs d’Université –, nécessite
langues de la vie quotidienne. À la veille de la guerre la création de nouveaux quartiers. La construction
Strasbourg
franco-prussienne, les aaires sont prospères et le cli- –jusque dans les années 1950– d’après le projet de l’ar-
mat apaisé. L’invasion de la frontière nord de l’Alsace chitecte Conrath (1880) de la Neustadt, la «ville nou-
par les Prussiens à partir du 4août1870 retentit comme velle», au nord-est de la vieille ville, va tripler sa surface
un coup de tonnerre. Strasbourg est assiégée à partir avec près de 10000 nouveaux édices. Elle se caractérise
du 12août, puis soumise aux tirs des canons jusqu’au par ses longues et larges avenues, ses parcs, ses places
27 septembre. Le lendemain, les vainqueurs font leur monumentales et ses immeubles aux styles architectu-
entrée dans une ville hostile, ravagée par les obus. raux divers, équipés du confort moderne tel que l’eau
Désormais capitale du nouveau Reichsland d’Alsace- courante, le tout-à-l’égout ou l’électricité, s’inscrivant
Lorraine, réfractaire à l’annexion des départements du dans un ensemble urbain homogène. Trois axes la
Bas-Rhin et du Haut-Rhin ainsi que d’une partie de la structurent: le premier via la Kaiser-Wilhelm Strasse,
Lorraine, elle vient pourtant d’entrer dans son troisième aujourd’hui avenue de la Liberté, relie l’ancien palais
âge d’or. L’héritage urbanistique de la période 1870-1918 impérial, l’actuel palais du Rhin (dont le style mêle les
a été longtemps occulté par les Strasbourgeois, durable- références à la Renaissance italienne et au baroque ger-
ment traumatisés par la période de la Seconde Guerre manique), au Palais universitaire, le pouvoir politique
mondiale, la pire de toute leur histoire. L’administration au pouvoir intellectuel ; le deuxième, perpendiculaire
allemande entreprend la reconstruction des quartiers et tracé dans la perspective de la cathédrale, rapproche,
sinistrés et l’édication d’une nouvelle enceinte consti- par l’avenue de la Paix, le quartier wilhelminien au
tuée de douze forts orientés vers l’ouest. Le Saint Empire centre historique ; le dernier est celui des avenues des
souhaite créer une capitale pionnière, vitrine de sa puis- Vosges, d’Alsace et de la Forêt-Noire dans une progres-
sance et gure de proue de la modernité germanique sion vers l’Allemagne. Depuis le 9 juillet 2017, le péri-
dans tous les domaines. De plus, l’arrivée à nouveau mètre strasbourgeois de la Grande Île à la Neustadt est
massive d’émigrés, cette fois allemands – militaires, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Dunke
Dunkerque
Dunkerque
Lille
Lille
A
AMIENS
MIENS
MIENS
Hauts-
de-France
Amiens
HAUT LIEU DE LA SOMME
Outre sa cathédrale, joyau de l’art gothique, les quartiers pittoresques et les hortillonnages
d’Amiens offrent au promeneur l’occasion de découvrir des petits coins de paradis.
La ville révèle aussi sa modernité avec la tour Perret, longtemps le plus haut gratte-ciel
construit en Europe.
160
Amiens
Au e
Amiens, capitale régionale de la Picardie, traversée par
la paisible Somme, recèle d’insoupçonnables trésors 54 av. J.-C. : Jules César séjourne à Amiens
patrimoniaux et paysagers. On est d’abord hypnotisé 1117 : la ville obtient une charte
par l’élégance de l’architecture de la cathédrale Notre- des libertés communales
Dame (esiècle). Mais l’histoire insue aussi toute sa
1598 : le roi de France fait édifier une
force aux autres monuments, musées, quartiers et jar-
citadelle qui signe la fin
dins de la cité. Et une couleur, ce fameux bleu d’Amiens,
de l’autonomie de la ville
extrait de la guède (plante tinctoriale à eurs jaunes),
témoigne de son riche passé. Entre le e et le e siècle, 1871 : Jules Verne s’installe définitivement
l’Isatis tinctoria a fait la fortune des teinturiers locaux. à Amiens
L’Europe entière déboursait des sommes astronomiques
pour s’en procurer! Et ce, bien avant le développement Les monuments publics apparaissent : le forum, les
du commerce du pastel à Toulouse. En descendant la rue thermes ou encore l’amphithéâtre, d’une capacité de
Metz-l’Évêque, les façades hétéroclites de pierre, de bois plus de 17 000 places, ainsi qu’un théâtre. D’après les
ou de brique forment une haie d’honneur qui conduit données archéologiques, Samarobriva abrite environ
au pittoresque quartier Saint-Leu, surnommé la Petite 25 000 habitants à la n du esiècle. La ville est alors
Venise du Nord. De la ville haute à la basse, il n’y a qu’un l’une des plus importantes de la province de Gaule-
pas. C’est dans cet ancien faubourg populaire, véritable Belgique avec Reims et Trèves, et elle est même plus
cœur historique d’Amiens, que se faisait le commerce grande que Paris et Londres!
uvial. Gribanniers et hortillons (maraîchers d’Amiens)
débarquaient leurs marchandises au port du Don. Les Mais la cité subit les contrecoups des invasions barbares
161
façades bariolées des cafés et restaurants du quaiBélu se au cours du e siècle et se renferme derrière d’épaisses
dressent, là, superbes. Une plaque xée sur l’une d’elles murailles. Couvrant une vingtaine d’hectares, l’en-
Amiens
rappelle l’ancien nom du quai : la rue de la Queue-de- ceinte du castrum , rectangulaire, s’appuie sur le forum
Vache. À côté, une autre pancarte indique «St-Leu, un et l’amphithéâtre au sud, remonte vers le nord jusqu’au
quartier où il fait bon vivre». Depuis la réhabilitation cloître des Sœurs-Grises, longe le cours de l’Avre, passe à
des quais, à la n des années1980, Saint-Leu est devenu hauteur de la première travée du chœur de la cathédrale
un haut lieu touristique pendant la journée, un coin et se prolonge dans l’actuelle rue des Trois-Cailloux.
branché le soir. Ses modestes maisons à pans de bois Samarobriva prend alors le nom de civitas Ambianorum
et torchis, blotties les unes contre les autres, et ses rues (la cité des Ambiens), puis civitas Ambianensium (la
pavées soigneusement entretenues sont au centre de cité des Amiénois). Elle sera plus tardivement appelée
toutes les attentions. Pourtant, au début du esiècle, Ambianum (Amiens). Au moment de la christianisa-
c’était un quartier où s’entassaient les taudis. tion arrive dans la région Firmin, un prêtre originaire
de Pampelune, en Espagne. Selon la tradition, l’homme
de Dieu entame l’évangélisation des habitants à la n du
Du pont romain sur la Somme e siècle. Mais sa mission n’est pas vue d’un bon œil par
à Amiens la catholique tout le monde. Persécuté par le prêtre païen Auxilius, il
préfère alors être arrêté. Enfermé dans l’amphithéâtre,
il est martyrisé dans sa prison sur ordre du gouverneur
Quelle serait la réaction d’un légionnaire romain face à Rictiovarus. Décapité le 25septembre303, saintFirmin
la ville d’aujourd’hui? Il resterait médusé. À l’origine, aurait été le premier évêque de la cité. Mais c’est la «cha-
Samarobriva, « pont sur la Somme » en gaulois, est rité de saintMartin» qui reste toutefois l’épisode le plus
seulement un lieu de passage. Son nom apparaît pour célèbre de cette période. Durant un rude hiver, proba-
la première fois dans les Commentaires de la guerre des blement en 334, Martin, ocier de la garnison impé-
Gaules de JulesCésar. En 54 av.J.-C., le général romain riale, croise un pauvre homme transi devant une porte
y dresse ses quartiers d’hiver au retour d’une expédi- de la ville. L’infortuné supplie en vain les passants de lui
tion en Bretagne insulaire (Angleterre). Une ville gallo- faire l’aumône. Ému, Martin tire son épée et partage en
romaine, chef-lieu de la tribu celtique des Ambiani, y deux sa capella (cape ou chape) ; il en donne une moitié
voit le jour sous le règne de l’empereur Auguste. au nécessiteux –l’État romain paie la moitié de l’équi-
pement des soldats, il ne peut donc pas céder la totalité
de son manteau – et remet l’autre sur ses épaules. Si
Martin est connu comme évêque de Tours, peu de gens
savent qu’il a accompli ce geste symbolique, si souvent
représenté dans l’iconographie religieuse, à Amiens.
elle se coalise avec l’évêque Georoy contre le comte fois symbole du pouvoir royal et du culte marial. Haut
Enguerrand de Boves pour s’établir lieu de pèlerinage, Amiens, dont la cathé-
Amiens
en commune. Mais le pouvoir comtal drale est dédiée à la Vierge, devient la capi-
ne l’entend pas de cette oreille. Quatre Amiens devient tale de cette mode bleue.
ans de combats seront nécessaires pour la capitale
contraindre Enguerrand à céder. Une Un fait méconnu du grand public. Quand
charte royale leur est octroyée et, pour de cette mode on évoque le pastel, cet or bleu utilisé
célébrer leurs libertés municipales fraî- bleue. dans le textile, la ville de Toulouse nous
chement acquises, ils élèvent un beroi vient spontanément à l’esprit. Ce qui est,
communal. Désormais, la bancloque (cloche commu- d’une certaine façon, logique puisque l’activité connaît
nale) appelle les échevins aux réunions organisées à plus tard une migration. Et l’épanouissement que l’on
la Malmaison, où siège la justice, alerte la population connaît aujourd’hui. Cependant, n’oublions pas qu’elle
en cas de danger, et rythme la vie quotidienne des a débuté à Amiens.»
Amiénois. Sous le règne de Philippe Auguste (1180-
1223), la milice communale s’illustre lors de la bataille
de Bouvines en 1214. Les fortications de la cité, bâties LES DÉPENSES MILITAIRES
en pierre tendre des carrières de Longpré, s’étendent RUINENT LA CITÉ
vers le nord. Elles empiètent sur la basse ville, englobent
les ateliers de textiles et protègent le réseau de canaux
entre les deux ports uviaux (d’amont et d’aval). La La cathédrale, véritable livre historique illustré de la
cité grandit, bourdonne d’une activité commerciale ville et de ses habitants, témoigne de cette èvre mar-
sans précédent. L’âge d’or d’Amiens a sonné. Tandis chande. Alors, pourquoi l’activité a-t-elle cessé ? Au
que les premières pierres de la cathédrale sont posées e siècle, la Picardie est déchirée par la guerre de
(dès1220), la guède, cette plante qui donne la couleur Cent Ans. Les relations franco-anglaises s’enveniment
bleue utilisée par les teinturiers, devient un produit lorsque, à la conscation de Bordeaux et de la Guyenne
phare. L’Angleterre, l’Allemagne, la Flandre et l’Écosse par PhilippeVI de Valois, le 24mai1337, EdouardIII
se l’arrachent pour leurs textiles. Les aaires conti- réplique le 7octobre en revendiquant publiquement le
nuent de prospérer au tournant des e et e siècles. royaume de France, à l’abbaye de Westminster. Trois
ans plus tard, soutenu par les Flamands, il détruit
la otte française dans le port de l’Écluse, en aval de Henri III. Dans la tourmente des guerres de Religion,
Bruges. Fort de ses succès, il chevauche, accompagné de Amiens devient une forteresse de la Sainte Ligue le
son ls, le futur Prince Noir, vers la Picardie. Sur place, 20 mai 1588 qui donne du l à retordre à Henri IV,
il taille en pièces les Français à Crécy-en-Ponthieu chef du parti protestant. Le 9 août 1594, elle capitule.
(26août1346) et, après un siège de onze mois, obtient Faisant preuve de mansuétude, le monarque français
la capitulation de Calais (1347). Parce que l’économie conrme ses privilèges et déclare: «Vous me demandez
s’accommode mal des guerres, conits et batailles, l’ac- que vous n’ayez aucun gouverneur ni garnison et qu’il
tivité textile se déplace vers le nord-ouest de la France, ne soit bâti en votre ville et faubourg, château, citadelle
qui devient protectorat anglais et forteresse ; je vous promets que
comme la Guyenne. L’interruption vous n’aurez autre gouverneur que
des rapports commerciaux entre votre capitaine, selon que avez eu
les deux royaumes depuis 1340 de tout temps et n’aurez autre gar-
n’arrange rien, même si l’indus- nison que celle que vous voudrez
trie du textile picarde est moins vous-mêmes…»
secouée que la amande.
Des propos qu’il regrettera assez
Comme si l’étiolement du com- rapidement… Le 11 mars 1597,
merce ne susait pas, l’intermi- Amiens, située à la frontière des
nable nomenclature de dépenses Pays-Bas espagnols, tombe entre les
militaires – entretien des mur- mains de l’ennemi, dirigé par le gou-
ailles, solde des mercenaires, achat verneur de Doullens, Portocarrero,
163
de munitions,etc.– et d’emprunts en deux heures. Connaissant la
nissent par ruiner la cité. Déci- négligence des Amiénois et l’insuf-
Amiens
dément, les calamités s’accu- sance de leur défense, le chef espa-
mulent sur Amiens qui est bal- gnol et ses 1 500hommes ont atta-
lottée entre le souverain français qué par surprise. Il prélève quelques
LouisXI et les ducs de Bourgogne. hommes des régiments d’Ypres,
D’ailleurs, en 1471, elle se soulève Cambrai, Calais et Bapaume, et
contre l’allié des Anglais, le duc de décide de les travestir en paysans.
Bourgogne, Charles le Téméraire, Journal des Dames et des
Demoiselles
Dès potron-minet, dans un épais
et retourne à la couronne de brouillard, une dizaine de Wallons
France. Il faut attendre le début du esiècle, et le traité vêtus de guenilles se présentent à la porte de la ville avec
de paix signé au mois d’août1527 entre HenriVIII et des charrettes gorgées de pommes et de noix. Ils sont
François Ier à Amiens, pour que la cité connaisse un venus, semble-t-il, vendre leurs produits au marché.
renouveau économique. Des artisans d’Arras, chassés Des fruits tombent, roulent par terre… Tandis que les
en 1480 par Louis XI pour avoir soutenu la cause du vigiles du poste s’occupent du chargement tombé sur
Téméraire, introduisent en Picardie la «sayette», une le sol, les imposteurs empoignent leurs armes et tru-
draperie légère bon marché faite de laine peignée. cident les gardes. Les Amiénois ne peuvent même pas
refermer la herse, coincée par un chariot. Pillages, exé-
cutions et viols s’ensuivent… HenriIV est fou de rage.
L’ATTAQUE SURPRISE DES ESPAGNOLS Comment a-t-il pu laisser une ville frontière sans gar-
nison? Il lève une armée de 25000à 30000hommes
et assiège la cité. Il parvient à ses ns le 16septembre.
À la n du siècle, Amiens est victime des faveurs Encore une fois, le monarque fait preuve d’indulgence
acquises avec le temps. L’échevinage avait réussi à et laisse les Impériaux se retirer avec armes et bagages.
conserver une certaine autonomie par rapport au pou- En revanche, son courroux se porte sur la cité. Finis
voir royal: aucune citadelle, et certainement pas de gar- les privilèges qui mettent en péril son royaume. Pour
nison royale intra-muros. Elle se défend seule, sous les renforcer cette position stratégique, il fait édier une
ordres du maïeur et du capitaine de guet, un privilège citadelle pentagonale à cinq bastions dès 1598. Sur le
reconnu par LouisXI le 2février 1470, puis conrmé par plan urbain, cette nouvelle construction bouleverse
la donne puisqu’elle verrouille le développement de la en Suisse, on retrouve cette marque de garantie. Mais
ville au nord. Sans aucun doute, l’ère de l’autonomie l’autorité royale ne s’arrête pas en si bon chemin. Pour
politique est révolue. lutter contre la concurrence étrangère, elle augmente
les tarifs douaniers des étoes anglaises ou hollandaises
introduites en France, exempte les produits locaux de
Le renouveau de l’industrie tout droit et incite les fabricants d’Amiens à imiter les
textile amiénoise produits étrangers. Un rapport de l’intendant Bignon,
daté de1698, précise: «Si les Picards n’ont pas l’avantage
d’inventer, il n’y a point de province où les habitants aient
Le 7novembre1659, la paix des Pyrénées met n à une plus de talent pour imiter et contrefaire les ouvrages
guerre commencée un quart de siècle plus tôt entre des étrangers. » Pragmatique. Camelots à la mode de
la France et l’Espagne. Le péril s’éloigne d’Amiens. Bruxelles ou de Hollande, peluches façon Allemagne ou
L’industrie du textile redémarre. Six cents maîtres Angleterre inondent les marchés. D’une certaine façon,
emploient des milliers d’artisans qui œuvrent sans l’espionnage industriel vient de commencer.
relâche dans la production de sayettes, de satins de
laine, de serges sèches, de camelots ou encore de cali- Amiens passe de 2 794 métiers à battants en 1722 à
cots. Les caprices de la mode font la pluie et le beau 4 875 en 1751. Forte de son expérience, la cité connaît
temps. Les étoes se vendent dans des révolutions dans l’industrie du
toute la France et s’exportent. Bien textile. Ses manufactures royales
sûr, des fraudes concernant la qua- Le «plomb d’Amiens» de velours font son prestige au
lité des tissus ou leurs dimensions apposé sur les étoffes siècle. La première grande
e
164
par Colbert. Le 23 août 1666, le de bonne fabrication. ture de Jean-Baptiste Morgan et
ministre de LouisXIV impose un Pierre Delahaye. Inaugurée en
nouveau statut à la sayetterie. Des normes seront doré- 1765, elle devient manufacture royale un an plus tard.
navant imposées pour la densité du tissage, le choix des Au même moment, Alexandre Bonvallet reçoit l’auto-
matières premières, la longueur et le poids des pièces. risation de fonder une manufacture d’étoes « eu-
Le «plomb d’Amiens» apposé par les syndics, après une ries » dans le bourg de Saint-Maurice. Alors que la
minutieuse vérication des étoes, devient une garantie prohibition de l’impression (1686-1789) touche à sa n,
de bonne fabrication. il met au point un système de gaufrage à l’impression.
Les étoes de Bonvallet concurrenceront les célèbres
La marchandise défectueuse est mise au pilori avec velours de Gênes. Les établissements Cosserat, ouverts
ses fabricants. En Italie, au Portugal, en Espagne ou en 1794, rue Saint-Martin, ont perpétué cette tradition.
165
premiers musées de France donné à la cité par la Société
des antiquaires de Picardie (1869) et le Grand Cirque
Amiens
(1887). Au cœur d’une vie intellectuelle bouillonnante,
JulesVerne, l’écrivain nantais, tient un rôle essentiel. À
la demande de sa femme, Honorine Deviane, l’auteur
pose dénitivement ses valises à Amiens en 1871. Il
s’installe dans une maison bourgeoise au 44 du bou-
levard Longueville (aujourd’hui Jules-Verne). « Sur le
désir de ma femme je me xe à Amiens, ville sage, poli-
cée, d’humeur égale, la société y est cordiale et lettrée.
On est près de Paris, assez pour en avoir le reet, sans le
bruit insupportable et l’agitation stérile», écrit-il dans
une de ses lettres à son ami CharlesWallut. En 1888,
JulesVerne est élu conseiller municipal (jusqu’en 1904)
sur une liste républicaine. Entre deux rapports à écrire,
il soutient ardemment le projet du Grand Cirque.
Un millénaire d’aventures et de guerres ! L’histoire de cette ville, c’est d’abord son port.
Un bastion stratégique, pour lequel Hollandais, Espagnols, Anglais, Français font, des siècles
durant, parler la poudre. Un « nid de corsaires » insaisissable. Et une cité dont les habitants
se reconnaissent, aujourd’hui encore, dans le plus célèbre d’entre eux…
À l’abordage ! Sabre au clair, Jean Bart harangue ses le mal de gorge ou l’oppression de la poitrine. Les
hommes, tandis qu’il enjambe le canon d’un navire biscuits Jean Bart ? Succulents ! La cire Jean Bart ?
ennemi. Un geste théâtral. Flamboyant. La statue du Parfaite pour imperméabiliser les chaussures. Quant
célèbre corsaire, ciselée par Davidd’Angers et plantée au tabac Jean Bart, c’est une pure merveille ! Par la
au milieu de la place centrale de Dunkerque, montre le suite, la sculpture résiste vaillamment aux assauts de
chemin à suivre. Celui de la bravoure, de la loyauté, de la l’aviation allemande pendant la Seconde Guerre mon-
combativité face à l’adversité. Coûte que coûte. Le héros diale. La cité portuaire est en ruine… Imperturbable,
166
des « enfants » dignes. Car les Dunkerquois, attachés le corsaire de bronze, lui, ne déplore qu’un impact à
aux souvenirs des jours enfuis, l’honorent à la moindre la joue gauche et un éclat sur l’épée. « Relevez-vous,
Dunkerque
occasion. Ils lui ont, en 1845, érigé cette sculpture, sym- retroussez vos manches, il y a du pain sur la planche»,
bole de la défense de la patrie et de la grandeur de la semble‑t-il dire. Un homme illustre, une statue, une
France. Ce sont les premiers pas vers la sacralisation du divinité… L’élément fédérateur de l’identité collective.
dèle serviteur du Roi-Soleil… Les Dunkerquois lui vouent une dévotion et une piété
déconcertantes. Pour preuve: à la n de chaque journée
du carnaval, lors de la dernière chanson du rigodon,
La force de résister face à l’«autel», ils se prennent les bras qu’ils lèvent au
ciel et entonnent, se décoiant et mettant un genou à
terre, la cantate à JeanBart: «JeanBart, salut! salut à ta
En 1903, la municipalité conservatrice, nostalgique d’un mémoire!/De tes exploits, tu remplis l’univers/Ton seul
passé monarchique, rehausse le piédestal. Onze ans aspect commandait la victoire,/Et sans rival, tu régnas
plus tard, les soldats du 110erégiment d’infanterie dé- sur les mers/Jusqu’au tombeau, France mère adorée !/
leront devant, sous les acclamations de la foule, avant de Jaloux et ers d’imiter sa valeur/Nous défendrons ta
rejoindre le front. Les ociers le salueront même de leur bannière sacrée/Sur l’océan qui fut son champ d’hon-
épée. Pendant la Grande Guerre, les bombardements neur (bis). » Tutoyer le
s’abattent sur la cité… La statue reste indemne ! Face héros tutélaire, se pla-
au défaitisme grandissant, les autorités exposent les cer sous sa protection,
avions ennemis abattus à ses pieds –orandes au dieu se réclamer héritiers de
protecteur… L’aermissement du mythe se poursuit au sa geste, voire de son
lendemain du conit avec l’exhumation des restes du propre sang.
corsaire: le dimanche 23décembre 1928, une chapelle
ardente est dressée en l’église Saint-Éloi. Des milliers de
personnes délent devant la dépouille, toutes transies
de froid mais émues face au démiurge reposant dans
sa nécropole. Du sacré au profane, le chemin est court.
Dehors, JeanBart fait marcher le commerce. Les pilules
JeanBart soulagent le rhume, la bronchite, l’insomnie, e
167
1067 : le hameau émerge dans l’histoire des (ou dans les) dunes », acquiert progressivement
du comté de Flandre le statut de « cité amande », même si elle n’appar-
Dunkerque
tient pas à la Hanse (ligue commerciale des villes du
1588 : Dunkerque est l’une des bases nord de l’Europe). La présence d’un corps échevi-
de l’Invincible Armada nal y est attestée en 1218, celle d’un premier hôtel de
1658 : baptisée la « folle journée », la ville ville en 1233. Robert de Béthune, Robert de Cassel,
passe en 24 heures sous les jougs Yolande de Flandre se préoccupent tour à tour de
espagnol, français et anglais la réorganisation administrative de la ville. Avec
2 décembbre 1662 : « GLORIEUSE ENTRÉE » plus ou moins de succès… Lorsque le 19 juin 1369,
DE LOUIS XIV MargueritedeFlandre, lle unique de LouisdeMâle,
épouse PhilippeleHardi, duc de Bourgogne, le comté
1694 : Jean Bart remporte la bataille passe à la maison de Bourgogne. Sous l’œil vigilant de
du Texel qui lui vaut d’être anobli ses nouveaux détenteurs, la cité connaît alors un épa-
par Louis XIV nouissement inespéré. L’activité portuaire prend de
l’ampleur grâce à la pêche au hareng, bien sûr, mais
aussi à l’importation croissante de marchandises: cer-
« L’église dans les dunes » voise d’Angleterre, bière de Hollande (Gouda, Del
et Weide), bois du Danemark, fer de Suède ou sel de
Guérande. Sur les quais, matelots, poissonniers, mar-
Dunkerque ? À l’évidence, une grande famille dont chands ou menuisiers forment une foule remuante et
les racines remontent auesiècle. Avec l’installation bigarrée. Charretiers et portefaix chargent, déchargent
des premiers pêcheurs dans une crique naturelle, sur et redistribuent aux ateliers et magasins les produits
des sols libérés par le retrait de la mer, à l’embouchure débarqués. À l’abri des regards, certains aigrens
d’une modeste rivière nommée la Colme. Entouré de coupent la bière ou le vin avec de l’eau pour aug-
marais et de lagunes, le hameau émerge dans l’histoire menter leurs gains. D’autres grappillent sur le sel.
du comté de Flandre, le 27 mai 1067, avec la charte Conséquence : mal conservé, le poisson se gâte de
de Baudouin V, dit le Pieux, conférant à l’abbaye de façon prématurée. La fraude guette partout le chaland!
Saint-Winoc de Bergues le droit d’y percevoir la dîme. Heureusement, les corps de métier, très stricts, veillent
Dunkerque, dont le nom signie en amand «l’église au grain.
malheurs. En réaction aux attaques consécutives des
ottes françaises, les édiles dunkerquois renforcent
le système défensif et décident d’armer des navires
en course an de protéger leurs bateaux de pêche.
Protections insusantes. Le 2juillet 1558, les troupes
du maréchal de ermes prennent la cité en dépit d’une
défense héroïque. Incendies, pillages, violences… La
reconstruction prendra plusieurs années. Si la paix du
Cateau-Cambrésis, en 1559, met un terme provisoire
aux querelles entre Valois et Habsbourg, la politique
gauche de PhilippeIId’Espagne, ls de CharlesQuint,
autocrate et bureaucrate lointain, se heurte à l’émer-
gence de la Réforme. Et, donc, remet le feu aux poudres.
Les Pays-Bas espagnols, protestants, nissent par se
soulever contre le pouvoir catholique. À la suite de
conits sanglants, les «gueux de mer» calvinistes réus-
sissent à chasser la otte espagnole de la mer du Nord.
Dunkerque reste l’un des deux seuls ports à demeurer
dèles aux Habsbourg… Ne pouvant plus pratiquer la
Grandes Chroniques de pêche au hareng, ses équipages se tournent, à partir
France de1567, vers la guerre de course contre les insurgés. La
168
Yolande de Flandre disparue, son ls Robert de Bar pacication de Gand est conclue le 8novembre 1576:
autorise les Dunkerquois à fortier leur ville, en 1400, les dix-sept provinces des Pays-Bas espagnols trouvent
Dunkerque
an de résister aux perpétuelles incursions anglaises. enn une entente confédérale. Dunkerque se retrouve
Les travaux débutent cinq ans plus tard et aboutissent aux mains du prince protestant Guillaume d’Orange.
à la réalisation d’une enceinte en forme de triangle Un comble pour une ville catholique…
rectangle, percée de 8 portes et anquée de 28 tours
–celle du Leughenaer (tour du Menteur), située place
du Minck, est la seule à être parvenue jusqu’à nous. L’UNE DES BASES DE L’INVINCIBLE ARMADA
Au cours des opérations de terrassement, les ouvriers
auraient découvert une source d’eau potable et une sta-
tuette de la Vierge. Miracle! Aussitôt, l’humble chapelle
Guillaume Bloys, le nouveau gouverneur, saisit l’im-
Notre-Dame-des-Dunes est bâtie pour commémorer portance stratégique de cette cité située au carrefour
cet événement… des voies maritimes les plus fréquentées du monde.
Tenir un tel port, à proximité des côtes françaises et
Dunkerque bourdonne, palpite, au rythme des cloches anglaises, tout aussi favorable pour le commerce en
et des marées. La tutelle des ducs de Bourgogne lui per- temps de paix que pour la course en temps de guerre,
met de proter d’un calme relatif. De nouveaux bâti- vaut de l’or. À lui d’en tirer prot. Manque de chance, il
ments religieux eurissent un peu partout, comme n’est pas le seul à se le dire… Sans crier gare, les troupes
le couvent des Cordeliers en 1438 ou l’église parois- françaises s’emparent de la cité en janvier 1583 –pour
siale, dédiée à saint Éloi, dès 1450. Par le mariage la remettre aux Espagnols, un peu plus de six mois plus
de Philippe le Beau et de Jeanne, tard. Aussitôt arrivés, aussitôt repar-
l’héritière du trône de Castille, en tis. Revenu dans le giron ibérique,
1496, le comté de Flandre –et donc
Dunkerque Dunkerque sera l’une des bases de la
Dunkerque– passe sous domination bourdonne, palpite, grandiose et désastreuse entreprise de
espagnole. Leur ls, CharlesQuint, au rythme des cloches l’Invincible Armada en 1588. Toujours
y fait une entrée triomphale en sur ses gardes, le gouvernement espa-
1520. Nouveaux seigneurs, nou- et des marées. gnol y déploie dès1640 une nouvelle
velle ère. Le temps de la paix est terminé. Les guerres enceinte composée de dix bastions à cornes. Le port
entre l’Espagne et la France entraînent leur cortège de est agrémenté d’une corderie, l’année suivante, puis
protégé par le fort Léon, baptisé ainsi en l’honneur du VERROU OCCIDENTAL DU « PRÉ CARRÉ »
nouveau gouverneur, en 1644. De vaines précautions,
encore une fois. Le 11 octobre 1646, l’armée du duc
d’Enghien reprend «ce nid de corsaires, enfoncé dans En 1668, Louvois, secrétaire d’État à la Guerre, est
les sables d’une plage inhospitalière, cette ville mys- chargé de fortier la cité corsaire. Pour ce faire, deux
térieuse dont on ne découvrait que le clocher», selon projets s’orent à lui. Le chevalier de Clerville, commis-
les termes du duc d’Aumale. Désignés par Mazarin saire général des fortications, propose de concentrer
pour tenir la cité, le maréchal de Rantzau puis le comte tous les eorts sur l’édication d’un seul fort du côté de
d’Estrades essaient de résister face aux assauts de l’en- Nieuport. L’ingénieur Vauban propose, quant à lui, la
nemi bien décidé à reprendre son bien. Le manque de construction d’une enceinte continue à bastions immer-
moyens et les troubles provoqués par la Fronde aidant, gés. Le ministre porte son choix sur ce dernier plan. Le
les Français nissent par plier en « bon génie » de Louis XIV se
septembre1652. Retour à la case met à la tâche, cherche à rendre
départ. Le chassé-croisé conti- la ville et son port imprenables.
nue, pourtant, cinq ans plus tard. Pour Dunkerque, verrou occi-
À la faveur d’une alliance passée dental du « pré carré », double
avec l’Angleterre de Cromwell ligne continue de treize places
en mars1657, le jeune LouisXIV fortes qui garantissent la fron-
envoie le vicomte de Turenne tière nord-est du royaume, il
s’emparer de la Flandre. Une fois veut réaliser «le plus grand et le
la bataille des Dunes rempor- plus beau dessin de fortications
169
tée, le 14 juin 1658, les armées du monde». Les travaux, menés
françaises assiègent Dunkerque, tambour battant, engloutissent
Dunkerque
qui capitule le 25 juin. Le Roi- des sommes considérables…
Soleil y fait son entrée le jour Une «armée de la brouette», forte
même, mais, conformément aux de 30000soldats transformés en
termes de l’alliance, la remet ouvriers du génie civil, travaille
aux Anglais. C’est la «folle jour- sans relâche. Inéluctablement, le
née»: en vingt-quatre heures, la noyau ancien de la ville est aussi
ville a été espagnole, française et, modié. De nouvelles rues, plus
enn, anglaise! Satisfait de cette victoire, Londres fait larges et pavées, prolongent le réseau et complètent le
pourtant grise mine. Remettre en état le port et les for- plan orthogonal de la cité. Deux nouvelles places, clés
tications? Une fortune! Payer la garnison relève déjà de l’articulation entre les quartiers, voient le jour : la
du miracle… La solution serait de revendre pour rem- place Dauphine (actuelle place du Général-de-Gaulle)
plir les caisses de la Couronne, désespérément vides. à l’est et la place Royale (Jean-Bart) au sud. Entre le
Le chancelier Clarendon se tourne vers la France pour canal de Bergues et celui des Moëres, une basse ville
négocier. LouisXIV charge le maréchal d’Estrades de est créée dès1681 au sud des fortications pour abriter
régler l’aaire. Il est prêt à orir cinqcentmillelivres. les lotissements de matelots, que l’on décrit comme des
Les Anglais demandent sept millions… Après maints «oiseaux de passage libertins et capricieux, que l’on ne
atermoiements, les deux partis trouvent un accord le retient que par le gain et l’espoir de pillage».
27octobre 1662, pour la modique somme de cinqmil-
lions de livres. Le 28 novembre, le comte d’Estrades À force de travaux, et au rythme des marées humaines,
en prend possession; le 2décembre, LouisXIV y fait ce faubourg nit par abriter une population hétéroclite,
sa « très glorieuse et très triomphante entrée ». Le composée essentiellement d’immigrés et de marginaux
Roi-Soleil éclipse ses adversaires. Pour un temps. Il –en 1695, on ne compte qu’un dixième de gens de mer.
lui reste à faire de Dunkerque l’un des ports les plus À l’ouest, l’arrière-port change de visage. Ici et là, sur un
importants du royaume. sol jadis marécageux, éclosent l’arsenal et ses divers ate-
liers, ainsi que les bâtiments de l’Intendance. Des chan-
tiers de construction de frégates (et autres navires) com-
posés de trois cales aménagées sur le bord du havre, des
hangars, des corderies, des forges, une écluse sortent sous-marins de la Seconde Guerre mondiale», comme
de terre… Le banc de Schurken est même percé pour le précise l’historien de la marine ÉtienneTaillemite.
créer un long chenal avec un accès direct à la haute mer.
Pour se protéger des attaques ennemies, on fait édier En 1692, le corsaire détruit une otte de 80navires de
à l’extrémité des jetées le fort de Bonne-Espérance et le pêche hollandais. Deux ans plus tard, l’écumeur des
fort Vert en 1680. Un dispositif complété par le Grand mers accomplit son exploit le plus retentissant. Celui
Risban (chef-d’œuvre des forts en mer) en 1683, puis le qui lui vaut ses lettres de noblesse. Le 29 juin 1694, il
fort de Revers en 1689. Sur ces entrefaites, après avoir se voit coner la protection de convois de blé provenant
visité les chantiers, LouisXIV écrit à Colbert: «Je crois de Pologne et de Moscovie, mais l’une des ottilles de
que tout ira à merveille et qu’après cela Dunkerque sera denrées est capturée par les Hollandais avant qu’il ait pu
le plus beau lieu du monde.» Au vu du travail accom- la prendre en charge. Retrouver ce convoi est une ques-
pli, le monarque a de quoi se réjouir. En peu de temps, tion vitale. La France crève de faim depuis des semaines
la cité corsaire, dont la population a bondi de 5 000 à à cause d’un blocus imposé par l’adversaire… Au large
14 000 habitants, est dotée d’une impressionnante de l’île du Texel (dans l’actuelle province de Hollande-
infrastructure portuaire et militaire. Septentrionale), JeanBart engage la bataille avec six vais-
seaux, contre huit à l’ennemi, et une puissance de feu de
312canons contre387. La poudre parle, les bouches d’en-
Jean Bart, corsaire de légende fer déchirent la chair humaine; les pavillons du contre-
amiral de Frise, l’infortuné Hiddes Sjoerds de Vries,
sont arrachés. Le génie de la mer remporte une victoire
Pendant ce temps, la guerre de course se poursuit éner- éclatante. Le 3juillet, à 14heures, devenu le «héros de
170
giquement. Jean Bart symbolise la réussite du port la France», il est triomphalement reçu dans Dunkerque.
dans ce domaine. Lorsque la France, alliée de l’Angle- Son nom court partout. Pour un tel exploit, LouisXIV
Dunkerque
terre, engage les hostilités avec la Hollande, en 1672, l’anoblit en 1694. Comme si tout cela ne susait pas, le
le jeune matelot est nommé capitaine de la galiote Le fameux gaillard défend vaillamment le port, le 11août
Roi David, minuscule bateau de 35tonneaux, 2canons 1695, lors de l’une des nombreuses attaques de la otte
et 34 hommes. Dès sa première campagne, il fait sept anglaise. Chef d’escadre en avril 1697, JeanBart termine
prises. Les succès s’enchaînent et les bénéces s’accu- sa glorieuse carrière comme commandant de la marine
mulent par milliers de livres… De1672 à1679, l’aven- à Dunkerque. Il disparaît prématurément, ravagé par la
turier aurait capturé 92 navires sur les 384 réalisés pleurésie, en 1702, mais inspire de nombreux marins
par les 130 capitaines corsaires dunkerquois. Un tel et militaires. Et laissera une empreinte indélébile dans
talent ne reste pas inaperçu. Une fois la paix revenue l’histoire, et les cœurs, de tous les Dunkerquois.
avec les traités de Nimègue, le grand blond aux yeux
bleus est approché par Colbert. Le secrétaire d’État à D’ailleurs, plus rien ne sera comme avant… Tout
la Marine est à la recherche de capitaines courageux, d’abord, la course mollit. Puis la France, aaiblie, met
capables d’accomplir des exploits et de remplir, au pas- n à la guerre de Succession d’Espagne (qui a opposé
sage, les caisses royales… Il tient là l’homme qu’il lui la France et l’Espagne à une coalition à partir de1701)
faut. Jean Bart est promu lieutenant de vaisseau dans en signant les traités d’Utrecht de1713-1715. Une paix
la Marine royale, le 5 janvier 1679 –sans passer par les nécessaire pour l’Europe, mais désastreuse pour la
grades intermédiaires. Ocier au service du roi, il se ville: l’article 9 ordonne la destruction de l’œuvre de
voit coner le commandement d’une escadre de fré- Vauban. Louis XIV n’a pas le choix. Il doit faire raser
gates pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg. Élevé les fortications, combler son port et ruiner ses écluses.
au rang de capitaine de vaisseau en 1689, Jean Bart Dunkerque ne retrouvera dès lors plus jamais le lustre
met au point à cette époque une tactique d’attaque de d’antan. Pour autant, les enfants de JeanBart sauront
bateaux de commerce ennemis par des divisions de retrousser leurs manches et aller de l’avant. Sabre au
frégates qui fera date – « préguration des meutes de clair. Et coûte que coûte.
«JeanBart, salut! salut à ta mémoire!
De tes exploits, tu remplis l’univers;
Ton seul aspect commandait la victoire»
Portraits
des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France
Lille
La plus belle conquête de Louis XIV
Sa position stratégique au cœur de l’Europe et sa prospérité en font une cité très… « occupée ».
Plantureuse, la Déesse dressée au beau milieu de la Derrière elle, plus haut, trois autres beautés en or
Grand’Place, cœur vibrant de Lille, réfrène d’un regard dominent la Grand’Place. Accrochées au sommet du
les ardeurs des plus farouches assaillants. Érigée en 1845 pignon à pas-de-moineau de l’immeuble de l’ancien
en souvenir de l’héroïque résistance lilloise de 1792 face quotidien Le Grand Écho du Nord, devenu le siège de La
aux Autrichiens, la statue de bronze aux hanches vigou- Voix du Nord, les Trois Grâces sculptées par Raymond
reuses, dessinée par l’architecte Charles Benvignat et Couvègnes dans les années 1930 assurent l’arrière-
sculptée par éophile Bra, tient dans sa main droite garde. Chacune représente une province du Nord-Pas-
un boutefeu de canonnier. Sa main gauche montre, de-Calais : la Flandre, l’Artois, le Hainaut. Ce groupe
172
inscrite sur le socle, la réponse du maire, André, faite à monumental de 2t et de 3,20 m de haut avait été com-
Albert de Saxe, refusant toute reddition: «Nous venons mandé par les dirigeants du principal journal régional
Lille
de renouveler notre serment d’être dèles à la Nation, pour acher leur puissance aux yeux de tous. Trois
de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir à notre Grâces, une déesse… Quatre divinités pour l’ancienne
poste. Nous ne sommes pas des parjures!» Le message place du Marché ! Certains sont vernis. Sans l’ombre
est clair: Lille ne se rendra pas… Depuis son érection, d’un doute. Les visiteurs venus de l’Europe entière, assis
la protectrice est restée dèle au poste. Imperturbable. sur les terrasses de cafés bondées, admirent ces femmes,
Sans doute eut-elle une inme moue réprobatrice lors ainsi que les nombreuses façades qui les entourent. Les
de l’entrée des troupes allemandes en octobre 1914. bâtiments de la Grand’Place forment un ensemble har-
Mais la patience est la vertu des forts. Intimidés, les monieux malgré leur éclectisme. Les détailler avec soin,
occupants ont, d’ailleurs, préféré laisser la divinité sur c’est passer en revue les chapitres de l’architecture lil-
son piédestal, alors qu’ils avaient ravi toutes les autres loise du e au esiècle. La Vieille Bourse, la Grande
statues de bronze de la cité! C’est dire… Garde (théâtre du Nord) ou la librairie du Furet du Nord
(l’une des plus grandes d’Europe) sont des lieux riches
en histoire, ou d’histoires. Si Lille a le regard résolument
1477 : À la mort de Charles le Téméraire, tourné vers l’avenir depuis les années Mauroy, elle n’en
dernier duc de Bourgogne, la cité possède pas moins un passé remarquable. Flamande,
passe par mariage aux mains de la bourguignonne, autrichienne, espagnole, la cité est
famille des Habsbourg devenue, par la volonté du Roi-Soleil, française.
1506 : Charles Quint hérite d’un immense
territoire qui réunit l’Espagne,
l’empire germanique et les Pays-Bas. Naissance d’une cité marchande
Dont la ville de Lille
1598 : Philippe II cède le trône des Pays-Bas Pour sûr, Lille est la lle de la Deûle, l’auent de la Lys.
à sa fille Isabelle Elle se situe sur la zone de contact du Bassin parisien
1667 : Conquête de la cité par LouisXIV et de la craie d’Artois avec la plaine amande, sur une
et construction de la citadelle zone marécageuse. L’île, ou Isla (du mot latin insula),
vit au l de ses canaux et s’organise autour du forum,
e
173
place du Marché et du castrum (Vieux-Lille). Les raids et de Saint-Omer. C’est la rupture. Bafoué, Ferrand
Lille
normands obligent Charles leChauve à créer vers 863 fait alliance avec le roi d’Angleterre, au mépris de ses
le comté de Flandre, qu’il cone à Baudouin, dit «Bras serments encore chauds. Philippe Auguste se venge en
de Fer». Dotée d’un port, la cité émerge dans l’histoire incendiant Cassel, Ypres, Bruges et Lille en 1213. Le
de ce territoire avec une première allusion dans un comte de Flandre et ses alliés, le suzerain anglais Jean
récit militaire de 1054, où il est question d’un combat à sans Terre et l’empereur germanique OttonIV, subissent
proximité de l’«islense castellum». Placée sur un axe de une cuisante défaite à Bouvines le 27juillet 1214. Fait
circulation majeur, entre les prisonnier, Ferrand sera
villes amandes et les foires libéré bien plus tard à
champenoises, elle s’épanouit Sa fortune économique, Lille l’initiative de Blanche de
grâce à son commerce, sa Castille, avant de s’éteindre
foire (attestée dès le e siècle)
la doit à l’activité brassicole en 1233. Pendant ce temps,
et ses productions. Preuve, et à l’industrie du textile. la comtesse Jeanne essaie
s’il en fallait, de sa richesse : de faire preuve d’indépen-
BaudouinV et son épouse, Adélaïde, se font mécènes de dance vis-à-vis du roi de France en dirigeant la Flandre
la collégiale dédiée à saintPierre en 1066. Lieu de rési- et le Hainaut. Lille bénécie, peut-être plus que d’autres,
dence épisodique des seigneurs amands, Lille connaît de ses largesses. En 1235, les bourgeois de la cité, de
une importante extension avec la création d’un bourg plus en plus inuents politiquement, se voient conr-
neuf dans le quartier de Saint-Sauveur vers 1130. mer leurs prérogatives et leurs libertés. L’organisation
de la Loy ou du Magistrat (corps municipal à la tête de
Lorsque le comte BaudouinIX disparaît en 1206, juste l’agglomération) est dès lors clariée.
après avoir été élu empereur de Constantinople lors de
la quatrième croisade, l’administration de la Flandre Sa fortune économique, Lille la doit à l’activité brassicole
échoit à sa lle, Jeanne. La pauvrette n’a que 5ans, aussi et à l’industrie du textile. Et plus spéciquement à la pro-
Philippe Auguste, roi de France, la fait venir à la Cour. duction de draps de laine importée de régions lointaines
Puis l’unit à Ferrand de Portugal, le 25février 1212, à comme d’Angleterre. Dans les ateliers essaimés dans
Paris. Le jeune homme y gagne fortune et comté, mais diérents quartiers et les proches faubourgs, les maîtres
doit restituer à la Couronne les villes d’Aire-sur-la-Lys artisans, entourés de valets ou apprentis, deux ou trois
en moyenne, graissent la matière première, peignent, plupart […] achètent et exportent les étoes par Anvers
lent, tissent, foulent. Ces grands drapiers, négociants, vers les pays européens, l’Espagne et le Nouveau Monde.
entrepreneurs et artisans permettent à la cité, dont on Certes, les marchands contrôlent partiellement l’appro-
peut estimer la population entre 10 000et 30 000habi- visionnement en ls de laine et totalement l’exporta-
tants, de connaître une forte croissance au e siècle, tion, mais la structure de production reste artisanale,
comme le montrent les trois nouvelles paroisses: Sainte- et les sayetteurs sont très attachés à celle-ci, comme le
Catherine, en centre-ville, Sainte-Marie-Madeleine, montre un document des années 1570 dans lequel ils
dans le faubourg dit de Courtrai, et celle de Saint-André, décrivent la stratication sociale des maîtres. De plus
dépendant autrefois de la paroisse Saint-Pierre. Son suc- commence à se développer la bourgeterie [laine sèche],
cès attise, hélas ! la jalousie et la convoitise du souve- dont les tisserands travaillent à la haute-lice […] Au
rain français. Protant des troubles sociaux en Flandre, total, plus de deux mille métiers battants dans le textile
Philippe leBel intervient et nomme l’un de ses alliés à la font vivre directement ou indirectement la moitié de la
tête du comté. Les révoltes grondent; la région perd sa population », explique Alain Lottin dans son remar-
suprématie dans le textile, puis passe sous la souveraineté quable ouvrage (Lille, d’Isla à Lille-Métropole, La Voix
directe de Philippe leBel en 1304. Pour peu de temps. La du Nord, 2003).
guerre de Cent Ans provoque le retour de la cité dans
le giron amand de manière inattendue. Moyennant Le «beau temps» de CharlesQuint est pourtant gâché
la rétrocession de la Flandre wallone, le comte Louis par un orage à partir de l’année 1556. Famine, augmenta-
de Mâle marie sa lle unique, Marguerite, au duc de tion du prix du pain, vols à répétition, peste. L’irruption
Bourgogne Philippe le Hardi, frère de Charles V, en du protestantisme et de l’iconoclasme enfonce le clou.
juin1369. Puissant, aimé, mû par la volonté farouche de Rapidement, le magistrat fait taire la communauté cal-
174
fonder sa propre dynastie, le prince bourguignon appré- viniste, connue sous le nom de «l’Église de la Rose».
cie la position stratégique de Lille, proche de Paris, de De son côté, Philippe II d’Espagne, inquiet de voir la
Lille
175
tion font leur Joyeuse Entrée à Lille. La cité s’orne 35 000 hommes, est là. Les forces sont dis-
à cette occasion de ses plus beaux atours. proportionnées. Spinola, lui, ne dispose
Lille
La foule est en liesse ; les rues ornées que de 2 500 soldats d’infanterie,
d’arcs de triomphe et de théâtres de 900 cavaliers, 18 compagnies de
verdure. La cité connaît dès lors une milices bourgeoises. L’espoir est
période de prospérité et des trans- mince… Voisin de zéro, à dire
formations importantes. De 1603 à vrai. Après un court siège, du
1605, un premier agrandissement 18 au 27 août, Lille dépose
de 17ha est réalisé au sud-ouest. les armes. Le Roi-Soleil se
Deux grands axes sont tracés : montre magnanime: la gar-
la rue des Jésuites (Hôpital mili- nison sort avec les honneurs
taire) et la rue Notre-Dame (de et la ville conserve ses pri-
Béthune). Insusant. Une deu- vilèges, franchises, immu-
xième extension de 34ha nités et sa seule religion
est réalisée au nord-est catholique. Après avoir
de 1617 à 1622. La porte reçu les clés de la ville,
de la Madeleine (Gand) le souverain français fait
et celle de Saint-Maurice son entrée au début de
(Roubaix) sont alors l’après-midi et se rend
aménagéeset sept bastions élevés. L’équipement public à la collégiale Saint-Pierre pour assister au Te Deum.
est reconstruit, à l’instar de l’hôpital Comtesse et Les magistrats et autres ociels l’accompagnent pour
d’une partie de l’hôpital Gantois. D’autres édices sont lui prêter serment de délité. À l’évidence, les Lillois se
élevés comme le Lombard ou la Bourse des marchands, méent du nouveau venu comme de la peste. C’est le cas
conçue par Julien Destrée. Ce début du e siècle de le dire, puisqu’il ramène avec lui la dernière grande
est considéré comme un âge d’or. Mais nuançons. Le épidémie (1667-1669).
renouveau de la cité cache de nombreux maux. Les épi-
démies de peste sont nombreuses et déciment la popu-
lation. L’année 1636 est « mémorable pour la grande
mortalité et contagion sans compter une innité de
Le « Paris des Pays-Bas », rallier les Lillois à la cause française. Ce qui l’amène à
heureux d’être français écrire en 1699: «Quand on les traitera en bons sujets
comme les Espagnols les ont traités, il ne faut pas douter
qu’ils deviennent de très bons Français, les mœurs et
Dans les années qui suivent le rattachement au royaume leur naturel convenant beaucoup mieux avec les nôtres
de France, les incidents sont monnaie courante. Des qu’avec ceux des Espagnols.»
tracts antifrançais publiés dans les Provinces-Unies et
les Pays-Bas circulent sous cape. En 1671, un prédica- À partir de 1670, Lille est agrandie d’un tiers au nord
teur jésuite décrit les soldats français comme « natu- sur les plans de Simon Vollant, voyant naître le quar-
rellement cajoleurs », toujours « le tier Saint-André, organisé autour
miel à la bouche ». « Couvrez vos de deux axes principaux : les rues
gorges, prévient-il, prenez garde LouisXIV entend Royale et Saint-Pierre (Saint-André).
qu’étant toutes nues, il ne vous s’attacher l’estime De nombreux hôtels particuliers y
vienne quelque cancer comme la feu eurissent soit à front de rue, soit à
Reine Mère Anne d’Autriche.» Fort de ses sujets lillois, la française, entre cours et jardins.
heureusement, le temps panse les coûte que coûte. « Lille a crû en opulence, en gran-
plaies. Et Louis XIV entend s’atta- deur et en population au point de
cher l’estime de ses sujets lillois, coûte que coûte. En dix n’être surpassée que par bien peu de cités», commente
ans, le Roi-Soleil fait six visites: 1670, 1671, 1673, 1677, l’évêque de Tournai en 1678. Pour la cité, le début du
1678, 1680. Beaucoup de ses venues sont accompagnées e siècle n’est pas facile. La guerre de Succession
de cérémonies grandioses. Sans cesse préoccupé par le d’Espagne (1702-1713) fait rage. Après leur victoire à
176
sort de sa nouvelle possession, plantée au sein de son Oudennarde, le 11juillet 1708, les coalisés marchent sur
système de défense de la frontière nord, LouisXIV mul- la ville, l’assiègent et la prennent le 25octobre. Lille est
Lille
tiplie les largesses et demande à Vauban d’en faire une hollandaise jusqu’en 1713. Signés à Utrecht le 11avril,
place inexpugnable. Comme à son habitude, l’homme les traités de paix sont accueillis avec joie dans la cité.
du roi s’exécute. Brillamment. Il fait construire hors Devenus de « zélés Français », les Lillois reviennent
de l’enceinte initiale, sur les terres basses des maré- dans le giron du royaume de LouisXIV. «Le Paris des
cages de la Deûle, une puissante fortication en forme Pays-Bas», comme l’écrit un voyageur en 1714, s’estime
de rosace de 1667 à 1670. Cette «reine des citadelles» bien heureux de son sort! Et il n’a jamais cessé depuis
éclôt comme un magnique nénuphar grâce à la main- d’honorer cette appartenance.
d’œuvre locale. Car Vauban a bien saisi l’importance de
177
Lille
Au ee
La Braderie
Paris
Par
Paris
Versailles
Versai
Versailles
sailles
Île-de-
France
Paris
L’ASCENSION D’UNE VILLE MONDE
Du Louvre à la tour Eiffel, des faubourgs à l’île de la Cité, s’égrène un Paris deux fois millénaire,
les trésors de la petite et de la grande histoire de France qui a parfois peiné à traverser les âges.
cathédrale et de quelques églises médiévales, les témoi- rue Saint-Jacques. Mais de tous les bâtiments alors
gnages du passé lointain de la cité sont si rares qu’ils construits, dont le temple et la basilique édiés sur le
ne manquent pas de surprendre le passant non averti. forum de la ville, qui occupe l’emplacement de notre
Car, pour l’essentiel, l’architecture de la capitale a rue Souot, ne restent plus aujourd’hui que les vestiges
moins de deux cents ans. C’est sous son nouveau visage déjà évoqués des thermes de Cluny et ceux d’un amphi-
haussmannien que Paris est devenu à la Belle Époque théâtre, les arènes de Lutèce, redécouverts en perçant la
la « Ville Lumière » concentrant les regards de tout rue Monge lors des travaux haussmanniens, à la marge
l’Occident. Pour retracer l’histoire millénaire de la ville orientale de ce qui est resté le Quartier latin. Après
en ânant dans ses rues, il faut donc faire preuve d’une avoir un temps été appelée «Lutèce des Parisii», c’est au
certaine attention aux détails. L’eort en vaut la peine, cours duesiècle apr.J.-C. que Lutèce devient «Paris».
tant, à compter de la seconde moitié du Moyen Âge, qui Trois fois moins peuplée que Lugdunum (Lyon), la plus
marqua son décollage économique et politique sous les grande cité de la Gaule romaine, cette ville d’environ
auspices de la dynastie capétienne, son destin fut aussi 10 000 habitants revêt toutefois une certaine impor-
riche que mouvementé. tance stratégique à la n de l’empire. Dans le contexte
des invasions barbares, la cité, en retrait de la frontière
avec les Germains, accueille fréquemment des légions.
Sur les traces des Parisii Mais c’est après la chute de Rome que Paris deviendra
une ville de premier plan.
Si les débuts de Paris furent relativement modestes Après avoir conquis le sud-ouest de la Gaule sur les
à l’aune de son futur statut de « reine du monde », Wisigoths lors de la bataille de Vouillé, en 507, le Franc
181
salué en chanson par Maurice Chevalier, son entrée Clovis estime que sa capitale Tournai –aujourd’hui en
dans l’histoire n’est pas due à n’importe quelle plume: Belgique, près de Lille– est désormais trop excentrée.
Paris
c’est Jules César qui, dans ses Ainsi jette-t-il son dévolu sur
Commentaires sur la guerre des Paris, qui devient le sedes regia,
Gaules, est le premier auteur le « siège du royaume » des
à faire mention de celle qui Francs. Le «Barbare» converti
s’appelle alors Lutèce. En 53 au christianisme, qui s’installe
av. J.-C., rapporte le conqué- dans l’ancien palais du gouver-
rant de la Gaule, il réunit une neur romain, à l’ouest de l’île
assemblée de chefs celtes dans de la Cité, nourrit une dévotion
cette cité qu’il présente comme particulière envers Geneviève,
«la place forte des Parisii», un sainte femme et future patronne
peuple gaulois arrivé dans la de Paris, qui, quelques décen-
région deux ou trois siècles plus nies plus tôt, a selon la tradi-
tôt. Cet oppidum était proba- Sainte Geneviève ravitaille Paris assiégé par les Huns tion sauvé la ville des Huns
blement implanté sur l’actuelle d’Attila d’Attila par ses prières. Aussi
île de la Cité, même si certains le Franc décide-t-il de se faire
archéologues émettent aujourd’hui des doutes à ce sujet. inhumer près de son tombeau, au sommet de ce qui
Le contrôle du cours de la Seine, support d’un important est devenu la montagne Sainte-Geneviève. C’est en
commerce uvial, assurait en tout cas aux Parisii une tout cas ce que nous dit son contemporain l’historien
certaine prospérité. Soumis par César après une brève Grégoire de Tours, car les archéologues n’ont jamais
révolte, ces premiers Parisiens s’intègrent sans mal au retrouvé la tombe de Clovis. Ses successeurs mérovin-
nouvel ordre gallo-romain. La rive droite de la Seine giens ont laissé encore moins de traces dans cette ville
étant alors pour l’essentiel marécageuse, jusqu’au pied à laquelle ils préfèrent leurs palais ruraux. Les premiers
des collines de Montmartre et de Belleville, c’est sur la Carolingiens résident ensuite sur les terres dont est
rive gauche que Lutèce se développe sous l’empire. Sa originaire leur dynastie, entre la Meuse et le Rhin, tel
rue principale relie la Seine au sommet de la colline qui Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Ainsi Paris ne cesse-
sera bientôt baptisée « montagne Sainte-Geneviève », t-il de perdre de l’importance, avant qu’aue siècle les
suivant un tracé correspondant à celui de l’actuelle invasions des Normands, qui remontent la Seine à de
nombreuses reprises sur leurs drakkars, ne lui portent Sorbonne, fondée en 1257 par le chanoine de Notre-
un coup presque fatal: après plusieurs raids dévastant Dame RobertdeSorbon, de jeunes clercs apprennent la
les églises et les faubourgs de la rive gauche, une véri- théologie, la philosophie ou le droit canonique, au cours
table armée viking assiège l’île de la Cité à la n de de longues études qui ouvrent de belles carrières au sein
l’année 885. La ville résiste héroïquement pendant de de l’Église ou de l’administration royale, en plein déve-
longs mois sous la conduite du comte de Paris Eudes loppement au cœur du palais de la Cité. C’est également
et les Normands nissent par repartir. Un exploit qui sous les premiers Capétiens que la rive droite nit par
vaudra à Eudes d’être élu roi de France ; son petit- être vraiment investie, après que ses marécages eurent
182
neveu, HuguesCapet, établira ensuite une dynastie, les été drainés. Elle va vite devenir le principal foyer de l’ac-
Capétiens, dont le pouvoir s’armera en même temps tivité économique et commerciale de la ville. Les riches
Paris
que se développera leur capitale, Paris. « marchands de l’eau », qui commercent sur la Seine
depuis leur port situé place de Grève (l’actuelle place de
l’Hôtel-de-Ville), y côtoient les bouchers du marché aux
Un premier apogée capétien Champeaux, fondé en 1137 par LouisVI, qui ne cessera
de s’agrandir pour former les Halles, ainsi que de nom-
breux autres commerçants et artisans.
C’est sous le règne de Philippe Auguste (1180-1223),
marqué par l’expansion spectaculaire de l’autorité Par peur d’une attaque venue de la Normandie alors
royale au sein du royaume de France, que s’enclenche tenue par les Anglais, PhilippeAuguste décide de pro-
véritablement la dynamique urbaine parisienne. La téger sa capitale par une enceinte. Achevée en 1211,
ville, qui ne comptait que 25 000 habitants à son avè- celle-ci est renforcée rive droite, au bord de la Seine, à
nement, a déjà vu sa population plus que doubler à sa l’endroit qui marque alors la limite de l’expansion de
mort. L’île de la Cité en reste le la ville à l’ouest, par une puis-
cœur: à l’ouest s’élève le palais sante forteresse, le Louvre ;
royal, qui a été reconstruit par La rive droite va vite exhumés lors de travaux dans
Robert le Pieux, le ls d’Hu- devenir le principal foyer les années1980, les imposants
guesCapet, à l’emplacement de soubassements de ce Louvre
l’ancien palais de Clovis, et qui de l’activité économique et médiéval sont depuis acces-
ne cessera d’être agrandi par commerciale de la ville. sibles au public, au sous-sol
ses successeurs ; à l’est, l’autre du musée. Quant à l’enceinte
pouvoir, celui de l’Église, s’incarne dans la cathédrale de Philippe Auguste elle-même, il subsiste quelques
Notre-Dame, dont le chantier a commencé en 1160 et tours et quelques centaines de mètres de muraille, dont
ne s’achèvera que près de deux siècles plus tard. Sur la plus longue section, d’une soixantaine de mètres
la rive gauche se développe l’Université, qui attire des de long, est visible rue des Jardins-Saint-Paul, dans le
maîtres et des étudiants venus de toute la France mais 4e arrondissement. Mais cette muraille, à peine ache-
aussi d’Angleterre, d’Italie ou d’Allemagne. Dans plu- vée, est vite débordée par l’expansion spectaculaire de
sieurs « écoles », dont la plus célèbre sera bientôt la la cité sur la rive droite: en 1328, Paris, qui attire des
populations venues du nord de la France mais aussi des renoue avec une croissance spectaculaire : entre 1800
îles Britanniques, de l’Empire germanique ou du nord et 1848, sa population passe de 500 000 à un million
de l’Italie, compte sans doute déjà 200 000 habitants. d’habitants. Accourus des campagnes et des petites
C’est de loin, désormais, la plus grande ville française, villes de la France du Nord, ces nouveaux arrivants,
devant Lyon et Rouen. Elle est deux fois plus peuplée pour ce qui est des hommes, travaillent dans le bâti-
que Venise ou Florence, quatre fois plus que Bruges ment, ils sont aussi cordonniers, tailleurs ou encore ébé-
ou Gand. Après le déclenchement de la guerre de Cent nistes au faubourg Saint-Antoine, ce quartier populaire
Ans, en 1337, la construction d’une nouvelle enceinte dédié à l’industrie du meuble. Face à cet aux, le cadre
rive droite s’impose pour englober les nouveaux quar- urbain, qui a très peu évolué depuis la n du Moyen Âge,
tiers. C’est le roi Charles V qui donne son nom à ce nit vite par craquer. Les rues étroites et sinueuses sont
mur de 6km de longueur, dont l’une des six portes, la en permanence congestionnées, les quartiers du vieux
porte Saint-Antoine, est renforcée d’une forteresse, la centre où s’entassent les plus modestes, comme l’île de
Bastille. Mais ce nouveau mur, s’il préserve Paris des la Cité, Beaubourg ou la place Maubert, deviennent des
raids anglais, n’est d’aucune utilité lorsque, au début cloaques invivables et insalubres: en 1832, c’est avant
duesiècle, éclate au cœur de la capitale la guerre civile tout dans ces quartiers populaires que frappe l’épidé-
entre Armagnacs et Bourguignons, qui s’arontent pour mie de choléra qui emporte 20 000Parisiens. La situa-
gouverner le royaume alors que CharlesVI est devenu tion est explosive, comme le prouvent les nouvelles
fou. Si la peste noire de 1348 révolutions de 1830 et 1848,
avait déjà enrayé la croissance mais il faut attendre l’avènement
parisienne, ce conit provoque le NapoléonIII entend faire du Second Empire pour que les
déclin de sa population. Et même de Paris une capitale pouvoirs publics agissent enn.
183
une fois la guerre de Cent Ans Deux hommes déclenchent
achevée, en 1453, Paris va mettre aussi majestueuse alors la plus grande révolu-
Paris
plus de trois siècles à retrouver la qu’agréable à vivre. tion urbanistique de l’histoire :
dynamique qu’elle avait connue Napoléon III et le préfet de la
sous les premiers Capétiens: à la veille de la Révolution Seine Haussmann, qui met en œuvre la transformation
française, elle ne compte encore que 500000habitants. radicale de Paris souhaitée par l’empereur. En vingt ans
Cette croissance relativement modeste de la capitale à peine, de 1850 à1870, la ville va changer de visage.
à l’époque moderne tient en partie au fait que le pou- NapoléonIII a vécu à Londres, qui a déjà connu d’im-
voir royal s’en éloigne alors progressivement, et avec lui portants travaux de modernisation: suivant l’exemple
l’activité politique et économique générée par la Cour. de la capitale anglaise, mais de manière encore plus
Car les Parisiens sont turbulents: à la n des guerres de spectaculaire, il entend faire de Paris une capitale aussi
Religion, le parti catholique de la Ligue chasse HenriIII, majestueuse qu’agréable à vivre.
avant d’être vaincu par Henri IV. Puis les troubles de
la Fronde, durant la jeunesse de Louis XIV, incitent Et il n’hésite pas à employer la manière forte: dans le
ce dernier à se méer de la capitale, jusqu’à quitter le centre miséreux, des quartiers entiers sont rasés avec
Louvre, devenu la résidence parisienne des rois depuis
FrançoisIer , pour s’installer à Versailles.
185
Paris
e
Si
Versailles
m’était conté…
La tirade est de SachaGuitry en conclusion de son lm honorable! C’est moins sûr pour le duc de Saint-Simon
Si Versailles m’était conté, sorti en salles en mars1954, dont les critiques, objectives –«Le plus triste et le plus
et qui attira plus de 6 millions de spectateurs malgré ingrat de tous les lieux […] parce que tout y est sable
les critiques féroces des historiens de tout bord. Les mouvant et marécage»–, se doublaient d’une animo-
bénéces mis au service de la restauration du château, sité personnelle envers LouisXIV et ses collaborateurs
alors en très piteux état, furent une première réponse et de considérations très subjectives sur leur «mauvais
à l’ironique pirouette de l’auteur, metteur en scène et goût». Le château de Versailles fut un goure nancier
186
acteur –Guitry s’était attribué le rôle de LouisXIV, et relatif –2 à 6% du budget de l’État selon les années–,
le reste du casting était éblouissant. Le tournage du lm des centaines d’ouvriers y périrent de malaria ou d’acci-
VERSAILLES
se déroule pendant l’été 1953. Un nouveau conserva- dents et il ne fut jamais vraiment terminé. Mais outre le
teur vient d’être nommé, GéraldVan der Kemp, bien modèle architectural et politique qu’il représenta pour
décidé à refaire du château «ce qu’il était au temps des toute l’Europe, il fut à l’origine d’une ville nouvelle,
rois». Avec l’appui du ministère des Beaux-Arts, d’An- conçue autour de lui et pour lui.
dréMalraux, du général deGaulle lui-même et de nom-
breux mécènes, son œuvre, immense, poursuivie par
ses successeurs, a fait du château le double symbole de la 500 HABITANTS AU xvie SIÈCLE
splendeur monarchique et de la grandeur républicaine,
et attire chaque année plus de 5millions de visiteurs.
Au Moyen Âge, il ne s’agit que d’un village d’à peine
100âmes groupées autour de la petite église Saint-Julien
1623 : Début de la construction du château et dont les modestes seigneurs, tels HuguesdeVersailles
au e siècle ou Gilles au e siècle, sont des vassaux
1848 : Proclamation de la IIe République dans
directs du roi. Pas de grand cours d’eau mais des marais,
la salle du Jeu de Paume
de vastes forêts et la proximité de Paris. Il n’en faut
1862 : Le château de Versailles est classé pas plus pour satisfaire l’ambition naissante du sieur
monument historique Martial de Loménie, fraîchement anobli par l’achat
1919 : Le traité de Versailles est signé d’une charge de secrétaire du roi en 1552 et proche de
le 28 juin CharlesIX. Versailles compte désormais 500habitants
et, placée idéalement au croisement de deux grands
chemins, l’un venant de Saint-Germain par Marly et
Qu’en aurait pensé Colbert, qui avait tout fait pour l’autre de Paris par Meudon, elle est dotée de quatre
détourner LouisXIV de ce projet –le Louvre seul était foires. De quoi attiser la convoitise d’un familier de
digne de l’héritier des Capétiens et des Valois–, et qui Catherinede Médicis et d’Henri III, Albert de Gondi,
lui écrivait: «Ô quelle pitié que le plus grand roi […] qui fait emprisonner Loménie sous prétexte de protes-
fut mesuré à l’aune de Versailles.» Avec son sens légen- tantisme et lui marchande la seigneurie de Versailles
daire des aaires, notre mercantiliste aurait fait amende contre sa libération. Le malheureux doit céder et sera, en
prime, égorgé pendant la Saint-Barthélemy! HenriIV petits séjours dans sa «maison», chasse, aménage des
vient chasser par la suite sur les terres de ce grand ser- jardins, joue de la guitare et participe même à la pré-
viteur de la Couronne qui a été fait duc de Retz et maré- paration des mets. Le 3novembre1626, il fait èrement
chal de France par HenriIII. Le 24août1607, le futur visiter son domaine aux deux reines, mais aucun appar-
LouisXIII, âgé de 6ans, assiste à l’une de ses premières tement n’est prévu pour elles. Elles repartent après le fes-
chasses dans un petit carrosse posté sous le moulin à tin et la chasse. Après la fameuse journée des Dupes, le
vent couronnant la butte du village. Enchanté, il voit 10novembre1630, au cours de laquelle MariedeMédicis
deux lévriers prendre un levraut et des cailles, et son lui demande de choisir entre elle et Richelieu, LouisXIII
propre épervier saisir deux per- se retire à Versailles, convoque le
dreaux… Louis XIII ne revient cardinal le soir même, lui renou-
à Versailles qu’en 1617. Cavalier La grande histoire velle sa conance et sacrie sa
hors pair et chasseur émérite, il est s’est invitée à Versailles mère. La grande histoire s’est
surtout le nouveau roi, qui vient invitée à Versailles et n’en sortira
de conquérir son indépendance
et n’en sortira plus! plus! En 1632, LouisXIII rachète
en faisant assassiner Concini. Las des complots de sa aux Gondi la totalité de la seigneurie et fait rebâtir par
mère et de son frère et des coquetteries de son épouse, PhilibertLeRoy «un fringant édice aux lignes élan-
Anned’Autriche, et de son entourage, il décide en 1623 cées et colorées de rose et d’ocre pâle, hérissé de toitures
de se faire bâtir un refuge modeste, «chétif château de gris bleuté et rehaussé de ferronneries vertes et dorées»
Versailles de la construction duquel un simple gentil- où il se rend une dizaine de fois par an et n’admet que
homme ne voudrait pas prendre vanité», ironise le maré- des proches. Après sa mort en 1643, son «petit château
chal deBassompierre. LouisXIII en dessine les plans et, de cartes» s’endort jusqu’à ce qu’un jeune roi de 22ans,
en 1624, il aide même les ouvriers à y installer son lit de retour de la frontière des Pyrénées où il a épousé
au premier étage du logis. Dès lors, entre campagnes l’infante d’Espagne, s’avise que ce petit domaine pater-
contre les protestants, guerres contre le duc Savoie et nel dans lequel il a chassé quelquefois est à l’abandon.
l’Espagne et complots internes, il fait régulièrement de Mazarin est encore à la tête de l’État pour quelques
mois, mais dès le mois d’octobre1660, LouisXIV y entre Grand Trianon, Chapelle royale, Marly… Jusqu’à la n
en maître et fait déjà des plans. du règne, Versailles est un chantier. Ce n’est qu’à partir
du 6mai1682 que la Cour et le gouvernement s’y ins-
En 1660, Versailles compte un millier d’habitants. tallent ociellement. La reine Marie-érèse meurt un
LouisXIII n’était pas un bâtisseur. Son ls le sera à la an plus tard. Le temps est venu de M mede Maintenon et
folie et vouera à Versailles une « passion démesurée ». des jeunes lles de Saint-Cyr, du roi de guerre battant sa
Mais ce n’est pas pour échapper à Paris et aux mauvais coulpe, et de l’eroyable extermination de ses descen-
souvenirs de la Fronde qu’il fait construire cette nou- dants directs à l’exception de LouisXV.
velle résidence. Celle de Saint-Germain-en-Laye, où il
est né, l’a consolé de son enfance et est devenue sa pré-
férence dès 1666 – il passera son dernier hiver à Paris UNE CEINTURE DE MAISONS
en 1669-1670. Et il y a vécu certainement ses années les « COURTISANES »
plus glorieuses, les plus gaies et les plus amoureuses.
Mais Versailles sera son grand-œuvre, celui d’un roi
de plein air qui a connu ses plus grandes pas- La construction d’une ville nouvelle, moderne,
sions dans les grottes de Saint-Germain et les unique, faisait partie du grand dessein originel du
futaies de Fontainebleau, et qui donnera dans Roi-Soleil. Une ville autour du château, pour le
les jardins de Versailles les plus belles fêtes de château et dont le roi est le maître puisqu’elle n’a
son règne, les Plaisirs de l’Isle enchantée en pas de syndic avant 1694. En 1671, un décret
1664, le Grand Divertissement royal en royal autorise quiconque à acquérir gratuite-
1668. Le petit château de LouisXIII est ment une parcelle de terrain pour une taxe
188
augmenté de deux ailes par Le Vau symbolique et d’y construire une mai-
et Mansart et les premiers jardins son en respectant les plans et modèles
VERSAILLES
189
Guerre, où fut négocié le traité monarchie. La III e République
de Paris mettant n en 1783 à sera, malgré elle, confron-
VERSAILLES
la guerre d’Indépendance amé- tée à ce dilemme alors que
ricaine, et qui est aujourd’hui Guillaume Ier de Prusse a fait
l’une des plus magniques proclamer l’Empire allemand
bibliothèques de France. dans la galerie des Glaces le
Hôtels de la Pompadour, de 18 janvier 1871. Versailles
la Du Barry, Petit Trianon, humiliée, Versailles outragée
Hameau de la reine, théâtre et Versailles occupée par… la
Montansier : jusqu’en 1789, République. La Commune de
château et ville – elle compte Paris a contraint à la fuite le
désormais 50 000 habitants – chef du gouvernement, iers,
vivent au rythme des plaisirs qui s’installe à Versailles dans
et de la faveur, et s’enthousias- La Signature de la paix dans la galerie des Glaces la somptueuse préfecture édi-
ment le 19 septembre 1783 de ée sous le Second Empire. En
l’envol du premier ballon à air revanche, les députés et séna-
chaud de M. de Montgoler transportant un mouton, teurs s’installent dans l’opéra du château et, de 1871
un coq et un renard… Le vent se lève et soue en tem- à1875, ils y écrivent la partition constitutionnelle fon-
pête en 1789. Versailles, ville du roi, devient, «logique- datrice de la IIIeRépublique. Le traité de Versailles met-
ment», le berceau de la Révolution. tant n à la Grande Guerre y est signé en 1919. Étrange
continuité historique pour une République encore
entourée de monarchies, qui ne veut rien lâcher des
VERSAILLES OCCUPÉE PAR... LA RÉPUBLIQUE fastes qui ont porté au pinacle dans toute l’Europe la
culture à la française symbolisée par Versailles et qui
entend les réinvestir pour la plus grande gloire de la
On oublie trop souvent que c’est là que tout commence. République. Jusqu’en 1962, le président de la République
D’abord dans l’hôtel des Menus Plaisirs, avenue de y est élu et encore actuellement les révisions constitu-
Paris, où les trois ordres du royaume tiennent leurs tionnelles y sont votées par les deux chambres réunies
États généraux le 6mai 1789 en présence du roi, et se en congrès. DeGaulle a fait restaurer somptueusement
le Grand Trianon pour accueillir les chefs résumer à un siècle d’occupation royale
d’État étrangers et, depuis, il n’est pas de1682 à1789. Vitrine historique, patrimo-
de plus grand honneur pour ceux-ci que niale et diplomatique de la France, témoin
d’être invités à Versailles : Kennedy en de ses grandeurs comme de ses débâcles,
1961, Xi Jinping en 2014, Poutine en 2017 elle s’arme avec ses 85 000 habitants répar-
pour l’inauguration de l’exposition sur tis en huit quartiers, comme la seule ville, en
Pierre le Grand, précédée de la visite de la dehors de Paris, qui a construit sa mémoire
galerie des Batailles, c’est-à-dire des victoires sur le pouvoir, un pouvoir qui ne se divise pas
françaises, de Clovis à Napoléon! Et ce n’est pas qu’il soit monarchique ou républicain. Bien
un hasard si la résidence secondaire préférée loin des histoires d’alcôves, de chaises percées
des présidents de la République depuis Nicolas et de royales débauches auxquelles elle se voit si
Sarkozy se situe au bout du parc de Versailles, la souvent réduite par la littérature et le cinéma,
Lanterne, dont Malraux, qui en avait eu la jouissance dont celui de Guitry mais avec quelle élégance ! En
de1962 à1969 en tant que ministre de la Cuture, disait: 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, le délé
«Ici vous êtes le colocataire de LouisXIV, de Dieu et du des États généraux intitulé «les chemins de la liberté»
Soleil». Un petit «Marly» en somme mais où Marianne a montré la voie. Les générations suivantes expéri-
ne semblait pas avoir ses entrées. mentent l’introduction de l’art contemporain dans le
château et la ville au grand dam d’un bon nombre de
traditionalistes. Autant de contradictions assumées que
VITRINE PATRIMONIALE ET DIPLOMATIQUE proclame et unie èrement son blason adopté au début
de la Révolution : trois eurs de lys surmontées d’un
190
Havre
vre
Le Havr
Havre
C
Caen
aen
Normandie
Rouen
Rouen
Caen
LE BASTION DE GUILLAUME
C’est au tournant de l’an mille que l’ancien village gallo-romain prend son essor sous
églises) en pierre blanc crème si typique de la région. Par bonheur, ils ont réchappé aux
destructions de la Seconde Guerre mondiale. Pour aborder le nouveau millénaire en beauté.
« Quand Saint-Étienne s’écroulera, le royaume d’An- Car Caen est sans doute l’une des villes les plus agréables
gleterre périra », assène, au e siècle, le chroniqueur de l’Hexagone. Au gré des âneries, on découvre ses
anglo-normand, Robert Wace, dans l’un de ses poèmes. ruelles anciennes et ses larges artères, habillées de la
En voilà une prédiction! Nos voisins d’outre-Manche pierre locale d’une belle couleur crème. Toutes regorgent
pourraient en frémir… Mais à contempler l’Abbaye- de charmantes surprises: librairies sympathiques, gale-
aux-Hommes et sa fameuse abbatiale Saint-Étienne, on ries d’art, échoppes d’artisans et petites cours inté-
doute sincèrement qu’une telle prophétie puisse un jour rieures cachées derrière de lourdes portes cochères…
194
se réaliser. Le roi CharlesIII peut dormir sur ses deux sans oublier son insoupçonnable port de plaisance
oreilles. C’est du solide! D’autant que ce chef-d’œuvre greé en plein cœur, à quelques pas de la zone pié-
Caen
de l’art roman a résisté plus d’une fois aux assauts de tonne. À chaque coin de rue, Caen l’inattendue raconte
l’histoire. Il a survécu à la guerre de Cent Ans, aux son histoire à qui veut bien l’entendre. À commencer
guerres de Religion et à la Révolution n’en gardant que par celle de l’illustre duc de Normandie, Guillaume le
quelques égratignures. Lorsque les bombardements Bâtard (v. 1027-1087), devenu le Conquérant après la
alliés de juin 1944 mutilent Caen aux trois quarts, bataille de Hastings (1066), sans qui elle ne serait pas la
l’eronté continue à pointer ses èches vers le ciel. Pas même aujourd’hui.
question de poser un genou à terre. Tenir. Ne serait-ce
que pour l’exemple. Le château ducal, l’Abbaye-aux-
Dames, et bon nombre de belles demeures (maison des 1035 : Guillaume devient duc de Normandie
Quatrans, hôtel d’Escoville) et d’églises (Saint-Pierre, Vers 1060 : construction de l’Abbaye-aux-
Saint-Nicolas ou encore Notre-Dame-de-la-Gloriette) Dames et de l’Abbaye-aux-Hommes
échappent de même à la destruction totale. La capitale 1944 : bataille de Caen
de Basse-Normandie a, contrairement à ce que l’on croit
souvent, conservé l’essentiel de son patrimoine archi-
tectural malgré cette terrible tragédie qui a coûté la Fruit des amours illégitimes de Robert le Magnique
vie à plus de 2000 Caennais. Sus aux préjugés! «Tout (v.1010-1035), duc de Normandie, et d’une jeune lle du
le monde croit qu’il n’y a rien à voir. On dit de Caen bourg de Falaise (au sud de Caen), prénommée Herleue,
qu’elle est entièrement bétonnée, reconstruite dans son ou Herlève, ou Arlette, Guillaume, dit le «Bâtard», a eu
intégralité, désespérément banale, sans aucune person- des débuts diciles. Et pour cause. Il a 7ans lorsque son
nalité, ni charme… Vous voyez bien que ce n’est pas le père, avant de partir en Terre sainte, le fait reconnaître
cas », marmonne un serveur, essuyant inlassablement comme son successeur lors d’une assemblée de barons
le même verre derrière son comptoir. «Combien de fois et d’évêques tenue à Fécamp en 1035. L’accession d’un
ai-je entendu des gens dire qu’ils sont venus visiter le ls illégitime à la tête de la principauté ne soulève, tout
Mémorial, de l’autre côté du périphérique, sans s’aven- d’abord, aucune objection. Barons et prélats acceptent
turer dans le centre-ville», déplore une commerçante sans mouer la décision de leur seigneur et prêtent
de la rue Saint-Pierre. Tant pis pour ceux qui n’auront hommage au jeune Guillaume couvert, pour l’occasion,
pas cette curiosité. du lourd manteau ducal.
195
Caen
guinité des deux jeunes gens (ils sont cousins au cin- ticulières et de l’église Saint-Georges. Viendront s’ajou-
quième degré). Le duc passe outre l’opposition farouche ter au esiècle, sous HenriIer Beauclerc, le quatrième
Caen
du souverain pontife. Ce mariage d’amour revêt, par ls de Guillaume, un donjon quadrangulaire destiné à
ailleurs, un intérêt hautement politique : il lui permet renforcer la défense de la forteresse ainsi qu’une grande
de réunir les deux principautés les plus vastes, les plus salle d’apparat (aula), dite de l’Échiquier – cour de
riches et les mieux gérées du royaume de France. Il justice et de surveillance des comptes du duché. Mais
trouvera certainement un moyen d’apaiser l’hostilité de n’allons pas trop vite en besogne…
Sa Sainteté…
En 1059, le conseiller de Guillaume, Lanfranc de
Soucieux de renforcer l’union de son duché, Guillaume Pavie (un moine d’origine italienne devenu prieur de
poursuit la politique d’édication entamée par ses l’abbaye du Bec-Hellouin, entre Rouen et Lisieux) par-
ancêtres Richard II et Robert le Magnique. Des vil- vient à lever l’interdiction faite, six ans plus tôt, après
lages prospères sont élevés en le mariage du duc. Nicolas II, le
bourgs parmi lesquels Cherbourg pape récemment élu, veut bien
ou Saint-James (Manche) et il Pour recevoir leur fermer les yeux et donner sa
développe ceux de Saint-Lô et de bénédiction aux jeunes époux
Carentan. Mais surtout, il jette
bénédiction, les époux s’ils réparent leur désobéissance
son dévolu sur la modeste agglo- s’engagent à construire par des fondations monastiques.
mération de Caen. Croire que la quatre hospices Sitôt dit, sitôt fait. Trop heureux
ville a été fondée ex nihilo par le d’accéder à une telle œuvre de
duc est une erreur. Des fouilles et deux abbayes. pénitence, le couple s’engage
archéologiques menées dans les à construire quatre hospices
années1970 prouvent qu’il existait déjà un vicus gallo- (Rouen, Caen, Bayeux et Cherbourg) et deux abbayes.
romain, à vocation essentiellement artisanale, sur le Mathilde fait élever l’abbatiale dédiée à la Trinité
site caennais. Le nom latin de Caen, Cadomus, vien- (l’Abbaye-aux-Dames), au nord-est de la ville, dont la
drait du celte Catumagos signiant « champ de com- dédicace a lieu en 1066. Tandis que le bâtiment s’érige
bat». Des sources écrites du début du esiècle conr- derrière les échafaudages de bois, les escabeaux et les
ment la présence d’une ville. Datant de 1025, la charte treuils, Guillaume fonde à son tour une abbatiale dédiée
de l’abbaye de Fécamp précise: «La ville qui s’appelle à saint Étienne (l’Abbaye-aux-Hommes) au sud-ouest
de la cité, en 1063. Il charge son ami Lanfranc
de Pavie d’acquérir les terrains et de trou-
ver les subsides nécessaires à la construction
du sanctuaire dynastique destiné à accueil-
lir sa sépulture et celle de ses descendants.
Toujours aussi habile, l’homme de conance
s’acquitte de sa mission sans diculté. Sous la
tutelle de ces deux monastères et du château
ducal, Caen s’épanouit comme une merveil-
leuse eur ouvrant ses pétales à l’orée du jour
et devient l’une des plus puissantes villes de
Normandie sur le plan politique, économique
et culturel. Ces deux abbayes rappellent,
d’ailleurs, l’apogée de l’art roman, que l’on a
eMora
baptisé l’«art normand».
197
tribunes et fenêtres hautes), leur chœur en plan éche- tué. Guillaume a vaincu. Celui que l’on nomme désor-
lonné ou plan rayonnant, leur large vaisseau, leur façade mais le Conquérant monte sur le trône d’Angleterre. Le
Caen
harmonieuse et leurs «murs épais» (mur dédoublé lais- 25décembre 1066, en l’abbaye de Westminster à Londres,
sant la place d’un passage à chaque étage) témoignent l’archevêque Ealdred d’York oint du saint chrême le front
d’un stupéant savoir-faire. Entre les e et esiècles, les du souverain. «Au sérénissime Guillaume, grand et paci-
grands bâtisseurs œuvrent sans relâche dans la région. que roi couronné par Dieu», clame l’assemblée. Cette
Châteaux, cathédrales, églises abbatiales eurissent intronisation change brusquement la donne. Désormais
comme des bourgeons au printemps. D’imposantes mai- à l’égal du roi de France pour son trône anglais, le duc
sons de Dieu comme Jumièges ou Cerisy-la-Forêt ser- reste tout de même son vassal pour ses possessions conti-
viront de modèles à celles édiées en Angleterre après nentales. Voilà une situation qui ne peut que créer des
la conquête (cathédrale de Winchester, Rochester ou tensions avec le Capétien. Et qui ressurgiront, plus de
Durham). Grâce à la paix instaurée en 1047, le duché de deux siècles après, lors de la guerre de Cent Ans…
Normandie connaît un essor sans précédent. Guillaume
le Bâtard partage son temps à gouverner avec fermeté, à De1066 à1087, le duc-roi accumule les allers et retours
savourer d’abondants repas et, comme tous les seigneurs entre son duché et son royaume d’outre-Manche. En
de son temps, à chasser sur ses terres. Jusqu’au jour où Angleterre, il réduit les foyers insurrectionnels d’une
le roi d’Angleterre, Édouard le Confesseur, rend l’âme main de fer, dresse un état des lieux, puis avec les
le 5janvier 1066. Désigné comme son successeur – dans informations réunies, réorganise le territoire anglais
des conditions assez obscures – quelques années plus tôt, à la mode normande. Lorsqu’il est absent de Caen,
le duc de Normandie est contraint d’armer une otte Mathilde, épaulée par Lanfranc (abbé de Saint-Étienne
d’invasion pour déloger l’earl (comte) Harold de Wessex depuis 1063) et Roger de Montgoméry, exerce le pouvoir
qui s’est fait proclamer roi à sa place. N’est-il pas dans en Normandie en son nom. Si la vie sourit à Guillaume,
son bon droit après tout ? Unique et exceptionnelle, la elle lui apporte, aussi, son lot de contrariétés fami-
broderie de Bayeux (ci-dessus), longue de 70m, ore des liales. Tout ne peut être parfait. D’un côté, son ls aîné,
représentations saisissantes des événements qui eurent Robert Courteheuse, prétend gouverner à sa place lors
lieu entre1064 et1066. de ses absences du duché; il se révolte, et s’allie au roi de
France à son encontre. De l’autre, son demi-frère, Odon,
Le 14 octobre, non loin de la ville côtière d’Hastings, évêque de Bayeux, trempe dans des aaires louches –
l’armée franco-normande du duc fait face à celle de il sera d’ailleurs arrêté puis emprisonné en 1082. Tout
bien considéré, ce ne sont que broutilles face à l’événe- Vie éternelle le premier jour de novembre, après l’heure
ment qui va l’anéantir. Sa mie, son épouse et collabora- de prime. » Profondément aecté par cette disparition,
trice dèle, Mathilde de Flandre, meurt le 1ernovembre le Conquérant ne s’en remettra pas. À jamais dèle, il le
de l’an 1083, aux premières heures du matin. restera jusqu’à sa n proche.
par elle, et consacrée à son initiative. Elle fut la provi- Conformément à la volonté du Conquérant, le corps doit
dence des malheureux, pleine de bonté. En distribuant être inhumé dans l’abbatiale Saint-Étienne. C’est ainsi que
Caen
ses trésors, elle fut pauvre pour elle-même et riche pour la dépouille est préparée, cousue dans une peau de bœuf,
les indigents. C’est ainsi qu’elle a gagné les demeures de la puis transportée de Rouen à Caen par la mer. À peine
a-t-elle le temps d’arriver dans retour, en 1100, il apprend la
le port qu’un immense incendie mort de son frère Guillaume et
se déclare dans une maison et se
Profondément affecté la prise de pouvoir de Henri er
propage dans la ville. Clercs et par la disparition de Beauclerc, intronisé entre-
laïcs abandonnent incontinent le son épouse, le Conquérant temps. Derechef, une lutte d’in-
cortège funèbre pour étouer le uence éclate. Le 28 septembre
feu. Les moines, demeurés seuls, ne s’en remettra pas. 1106, l’armée royale aronte les
conduisent, chantant des psaumes, le corps jusqu’à l’Ab- troupes ducales dans une violente mêlée à Tinchebray.
baye-aux-Hommes. Le début de la cérémonie se déroule Grâce à une habile manœuvre du comte du Maine, Élie
normalement. L’évêque d’Évreux, Gilbert, monte en de La Flèche, Henri er Beauclerc remporte la victoire,
chaire et prononce l’éloge funèbre du roi. Une fois ter- capture son frère et l’envoie en captivité outre-Manche
miné, il fait une demande à l’assistance: «Puisqu’aucun dans le château de Cardi, au pays de Galles. Celui-ci y
homme n’est à l’abri du péché, je vous demande, pour mourra vingt-huit ans plus tard.
l’amour de Dieu, de supplier le Tout-Puissant pour notre
défunt duc et, s’il a causé à l’un ou l’autre d’entre vous Le royaume anglo-normand est à nouveau solidement
quelque tort, de lui pardonner.» C’est alors qu’un certain tenu par le plus jeune des ls du «Conquérant». Le roi
Asselin, ls d’Arthur, se lève. D’une voix forte, il déclare de France, Philippe Auguste, mettra n à l’autonomie
s’opposer à l’inhumation du corps, prétendant que du duché de Normandie et le rattachera à son domaine
l’édice est construit sur un terrain appartenant à son en 1204. Une page est tournée.
père, sans qu’il fût jamais indemnisé. Confusion totale.
Plusieurs personnes conrment ses dires. Les évêques
199
promettent avec empressement de lui donner satisfaction
et lui versent, séance tenante, 60 sous, valeur estimée
Caen
de l’emplacement de la sépulture. Au moment de des-
cendre le corps dans le caveau, il apparaît que celui-ci est
trop petit pour accueillir la dépouille du trop «grand»
Conquérant – contrairement à une idée reçue, Guillaume
n’est pas un géant. L’auteur anonyme de Deobitu Willelmi
Ducis précise qu’il « était d’une stature supérieure à la
moyenne mais non excessive ». On force pour le faire
entrer, «mais le ventre trop gros crève et une puanteur
intolérable se répand tout autour, puis dans la foule». À
grand renfort d’encens pour atténuer les euves nauséa-
bonds, la cérémonie s’achève péniblement.
Lumineuse, aérée, dynamique : les adjectifs viennent emplacement initial et reprend comme base de son plan
naturellement pour qualier Le Havre, ville symbole la structure d’avant-guerre – pareil à un l ténu reliant
de la reconstruction de l’après-guerre, détruite à 80% le passé au présent. Pourtant, les Havrais rejettent
par les bombardements alliés. Le maître d’œuvre de ce cette architecture moderne et bétonnée dans laquelle
chantier titanesque, qui va s’étirer sur vingt ans, s’ap- ils ne se retrouvent pas. Mais en 2005, le classement
pelle Auguste Perret, le «poète du béton». Il conçoit un du centre-ville au patrimoine mondial de l’Unesco
centre-ville aux avenues, boulevards et rues rectilignes. marque une reconnaissance internationale de sa valeur
Géométriques, mais à taille humaine: les immeubles ne et contribue à faire évoluer le regard des plus réticents.
200
dépassent pas cinq étages et les logements, spacieux et En eet, Le Havre est – avec Brasília – la seule agglomé-
fonctionnels, font rêver à l’heure de la crise de l’habi- ration d’après-guerre y gurant pour son architecture
Le Havre
passés. Métropole maritime, royaume de la plaisance
d’où part, tous les deux ans, la transat Jacques-Vabre, 1517 : FRANÇOIS I er ORDONNE LA CRÉATION
premier port de croisière de la façade atlantique, premier DU PORT DE HAVRE DE GRÂCE
port français pour l’activité du conteneur, Le Havre est 1520 : le roi accorde des privilèges
aussi, depuis le e siècle, une station balnéaire au perpétuels aux Havrais et leur octroie
ciel changeant, chère aux artistes: c’est ici que Claude ses propres armoiries, la salamandre
Monet a peint Impression, soleil levant en 1872; et son
1664 : la Compagnie des Indes orientales et
nouveau tramway, inauguré en décembre 2012, conduit,
la Compagnie des Indes occidentales,
sur une partie de son parcours, les voyageurs de la gare
fondées par Colbert, s’y installent
à la plage (longue de 2 km) où poussent d’élégantes
cabines de plage dès l’arrivée du printemps. Singulière, 1945-1964 : le centre-ville est reconstruit
elle se distingue dès sa naissance par volonté royale.
Le 7 février 1517, François Ier signe la commission qui De 1716 à 1793, date de son interruption, 399 navires
ordonne la création du port de Havre de Grâce. Le site, havrais sont armés pour le commerce triangulaire
qui porte déjà ce nom, n’est alors qu’une crique orant qui assure la prospérité d’une partie des négociants
souvent refuge aux navires. Le roi en fait l’une des clés havrais. Mais ne disposant que d’un espace restreint, le
du royaume, un verrou port, imbriqué dans la ville, commence à péricliter. À
sur l’estuaire de la Seine la n du règne de LouisXVI, on lance des études pour
pour contrer la menace l’agrandissement du Havre. Le plan Lamandé – du nom
anglaise, capable d’ac- de l’ingénieur qui l’a conçu – prévoit le creusement d’un
cueillir les bâtiments de bassin de 500m au nord (le futur bassin du Commerce),
201
sa otte. Port de guerre, et d’un bassin de 350 m au nord-est (l’actuel bassin de la
Le Havre de Grâce est Barre). Interrompu pendant la Révolution, ce projet sera
Le Havre
aussi, à partir de 1560, achevé en 1820, pour se révéler rapidement insusant.
un port d’armement des À partir du rétablissement de la paix en 1815, le trac
lointaines expéditions maritime reprend, plus important que jamais. Le dou-
d’exploration et de colo- blement du nombre de navires fréquentant Le Havre, le
nisation. Très vite s’im- développement de la navigation à vapeur et l’allonge-
pose la nécessité de fon- ment des coques des bâtiments impliquent la construc-
der une cité pour faire tion de bassins et d’écluses de plus en plus grands. Une
vivre le port. course sans n. À partir de 1823, Le Havre, déclassé au
prot de Cherbourg, n’est plus un port de guerre. Dès
lors, les négociants et la chambre de commerce vont
L’ensablement de Harfleur nancer en grande partie la nouvelle tranche de tra-
et de Honfleur vaux d’extension qui prendra n en 1847. Avec, entre
autres, l’élargissement de l’entrée du port et l’ajout des
bassins Vauban et de la Floride. Désormais, le secteur
Désormais, les Havrais vivront par et pour la mer. De portuaire déborde des fortications de la ville, deve-
plus, Rouen, centre marchand, a besoin d’un avant- nues inutiles et gênantes. Avec le creusement de bassins
port pour remplacer Hareur, « le port d’en haut », successifs, d’autres travaux d’agrandissements du port
et Honeur « le port d’en bas », tous deux ensablés. seront entrepris jusqu’au début du e siècle, souvent
Soutenus par cette conjonction d’intérêts stratégiques avec retard, au rythme de l’accroissement du trac et
et commerciaux, Le Havre se développe au cours du des progrès de la construction navale. Au e siècle,
e siècle et voit son rôle militaire et économique se une nouvelle activité maritime est venue s’ajouter aux
renforcer. Durant le siècle des Lumières, Le Havre autres : le transport des émigrants en partance pour
prend place aux côtés de Nantes et de Bordeaux parmi l’Amérique. De 1820 à 1920, 72 millions d’Européens
les ports coloniaux français les plus importants. quittent leur patrie. Ils seront environ trois millions
Également présent dans la traite négrière, il se range, à transiter par Le Havre. Les navires américains qui
pour cette activité, à la troisième place derrière Nantes s’amarrent au bassin de la Barre débarquent le coton
et La Rochelle. et rembarquent ensuite les candidats au voyage. C’est
également du Havre que des milliers de prospecteurs «l’une des plus belles de France». La croissance de la
partent pour la Californie, au moment de la Ruée vers ville, qui étoue dans ses remparts, se poursuit éga-
l’or (vers 1850). Ces grands mouvements de populations lement hors les murs. Un irrépressible mouvement
cesseront après la crise économique de 1929. d’extension débute vers le Nord, toujours accompagné
d’une spéculation erénée, nourrie par l’annonce de
En 1820, Le Havre n’est que la 35eville de France par l’arrivée prochaine du chemin de fer. Certains grands
l’importance de sa population. En moins d’un siècle, elle personnages s’y adonnent avec succès comme Joseph
va se hisser au 9 erang et devenir l’une des plus grandes et Périer, frère du ministre et régent de la Banque de
des plus modernes du pays. Sous la Restauration, la rue de France Casimir-Périer, ou le banquier parisien Jacques
Paris est déjà la principale artère Latte, ministre et président du
de la ville, concentrant richesses et Conseil sous Louis-Philippe. En
commerces. Les négociants, ban- Les navires américains 1852, Le Havre annexe les com-
quiers et autres « spéculateurs » débarquent le coton et munes voisines d’Ingouville, de
accourent et une cité nouvelle Graville-Leure et d’une partie
émerge rapidement. L’imprimeur- rembarquent ensuite les de Sanvic, entraînant la démo-
papetier Joseph Morlent (dont candidats au voyage. lition des remparts. On crée de
le commis, en 1835, n’est autre nouvelles artères comme le bou-
qu’Eugène Boudin, le futur peintre) évoque les terrains à levard Impérial (actuel boulevard de Strasbourg et
bâtir comme la «Chaussée-d’Antin du Havre». Là, écrit- avenue Foch) et le boulevard François-I er, où la grande
il «le mètre carré de supercie est aussi cher que dans les bourgeoisie havraise s’installe dans des hôtels particu-
quartiers de Paris les plus fréquentés.» Beaucoup s’enri- liers. Ces quartiers neufs – proches du nouvel hôtel de
202
chissent dans les spéculations foncières de l’époque, par- ville, rebâti pour la troisième fois et inauguré en 1857
fois de manière spectaculaire comme Jacques-Guillaume par Napoléon III, et de la nouvelle Bourse – attirent
Le Havre
Tesnière, serrurier et fondateur de la banque du même les négociants, jusqu’alors installés dans la vieille ville.
nom. An de canaliser cette urbanisation rapide, des Privée de son enceinte, Le Havre ne reste pas sans
mesures sont prises par l’administration municipale défense : plusieurs forts, ceux de Tourneville et de
pour réglementer les constructions qui s’élèvent dans Sainte-Adresse – ce dernier transformé depuis 2008 en
des rues rectilignes, se coupant à angle droit. Des jardins suspendus – la protègent. La ville est prête pour
arrêtés imposent l’uniformité des façades place Louis- son grand essor.
XVI, laquelle est décrite par Stendhal en 1837 comme
203
en bois en 1839, reconstruit en briques et pierres de Braque, Dufy et Othon Friesz, s’eorce de promouvoir
taille à partir de 1867, nalement détruit par les bom- l’avant-garde et organise expositions, concerts et confé-
Le Havre
bardements de 1944. Plusieurs clichés du photographe rences à l’attention du grand public.
havrais Georges Priem (1896-1980) le montrent ainsi
que le sémaphore (élevé en 1909) et l’estacade, point La ligne de chemin de fer Paris-Rouen-Le Havre, qui
d’aboutissement des promenades le long de la plage. permet le développement du tourisme balnéaire, a
également un impact considérable sur celui des trans-
ports transatlantiques. Le 15juin 1864, le Washington,
SAINTE-ADRESSE, SITE LE PLUS pionnier du service de la nouvelle Compagnie générale
PITTORESQUE DE LA CÔTE NORMANDE transatlantique – la plus importante des grandes com-
pagnies maritimes–, prend la mer pour la première fois
vers New York. Dès la première heure, les Havrais se
À la même époque, la commune de Sainte-Adresse massent jusqu’au bout des jetées pour voir passer ce
devient une station balnéaire réputée. Dès 1841, un paquebot à roues de 106m de long. Déjà, « le confort
journaliste du Figaro, Alphonse Karr, vante la douceur et la bonne chère, réservés aux voyageurs de première
de son climat et les charmes de son vallon verdoyant. classe, font la réputation de la French Line», écrit Jean
Il s’y fait construire une villa, entraînant dans son Legoy dans Le Peuple du Havre et son histoire (La Ville
sillage les personnalités en vue du monde littéraire et du Havre, 1979). Une fois de plus, le port doit s’agran-
artistique. Mais son départ pour la Côte d’Azur, après dir pour accueillir cargos et transatlantiques. Le grand
le coup d’État de Napoléon III, rend la région moins chantier du nouvel avant-port est entrepris à partir de
attrayante pour les « people» de l’époque. Cependant, 1897 et se poursuit jusqu’en 1910. À cette date, les paque-
d’autres continuent d’y venir comme Sarah Bernhardt bots accostent à la gare maritime qui s’étire le long du
qui y fait bâtir une villa en 1879. En 1905, le promo- quai d’Escale. Les travaux à peine terminés, d’autres
teur parisien Georges Dufayel rêve de concurrencer commencent, cette fois pour la construction d’un bas-
Deauville: il achète des terrains sur les contreforts du sin de marée destiné aux pétroliers, avec 1 000 m de
cap de la Hève pour y créer une station balnéaire, pro- quai. Inachevé, il est tout de même inauguré en 1913
tégée du vent du nord, qu’il baptise le «Nice havrais». par le président de la République, Raymond Poincaré.
Des travaux de stabilisation sont entrepris par l’archi-
tecte de la station, Ernest Daniel, avant la construction
204
Le Havre
Un an plus tard, Le Havre se retrouve gouverné par les édier un nouveau quai de 600m, inauguré en 1928 par
autorités militaires. Le port devient une base navale pour le président de la République, Gaston Doumergue. En
les forces britanniques et belges qui y débarquent leurs 1935, c’est le président Lebrun qui inaugure à son tour la
troupes, et le casino, transformé en hôpital de l’arrière, nouvelle gare maritime de la Compagnie générale tran-
accueille les blessés. Le caractère cosmopolite du Havre satlantique, en même temps que le paquebot Normandie,
s’accentue au cours du conit. Le gouvernement belge en prêt pour son voyage inaugural, au cours duquel il
exil, son armée et de nombreux réfugiés s’installent au remportera le Ruban bleu récompensant le navire le
Havre et à Sainte-Adresse. Cette dernière devient même plus rapide du monde. La gigantesque gare maritime
la capitale administrative ocielle du royaume pour la peut abriter deux paquebots en même temps. Sa haute
durée de la guerre. En 1917, lorsque les États-Unis entrent tour lumineuse marégraphe (mesurant les marées), en
en belligérance, le port devient l’une des bases navales forme de phare, s’élève au milieu du bâtiment principal.
américaines sur les côtes françaises. Peu après la n des Emblématique de l’épopée des transatlantiques dans les
hostilités, les études pour l’amélioration et l’extension années 1930-1940, elle n’échappera pas aux ravages de la
du port sont relancées. En raison du conit, le trac guerre. En 1961, l’arrivée du paquebot France au Havre,
pétrolier s’est accru et exige, plus que jamais, l’aménage- qui sera son port d’attache pendant douze ans, marquera
ment d’un nouvel établissement maritime. Il faut égale- le point d’orgue de la renaissance de la ville et lui redon-
ment, pour faire face à l’augmentation du trac passager, nera sa erté. Une autre histoire commence…
205
Le Havre
Rouen
FLEURON DE LA NORMANDIE MÉDIÉVALE
Elle aurait bien pu être rayée de la carte, comme tant de sites pris d’assaut par les pirates
vikings. Mais le Carolingien Charles III négocie avec le chef Rollon et lui cède la région
Le ciel a pris la couleur de l’enfer, du sang et des habitants ont eu le temps de fuir devant le danger. «A
ammes. En fond d’estuaire sur un méandre de la furore Normannorum, libera nos Domine», «Protège-
Seine, à une centaine de kilomètres de la mer, Rouen nous, Seigneur, de la fureur des hommes du Nord». La
n’est plus que ruines fumantes et désolation. Mais les prière s’élève, régulièrement, sous les voûtes de toutes
206
Rouen
les églises de la chrétienté occidentale. C’est la première rouennais et conférencier Jacques Tanguy insiste sur ce
fois que Rouen est la proie des Vikings. Ce ne sera pas la point: «Rouen est vraiment le cœur de cette nouvelle
dernière. En ce 12mai 841, une otte, commandée par entité politique, et l’on ne parle alors pendant plus d’un
les chefs danois Asgeir et Osker, remonte le euve en siècle que des Normands de Rouen.» Rollon, désormais
protant de l’eet de la marée. Avant de s’en prendre à la comte de Rouen et vassal du roi de France, se fait bap-
ville, ils se ruent sur les abbayes de Jumièges et de Saint- tiser dans la cathédrale carolingienne. Et, conformé-
Wandrille situées en aval, promesses d’un butin facile. ment à l’accord passé, empêche toute nouvelle incur-
Œuvres d’art, bijoux, ciboires, recueils de manuscrits sion scandinave sur la Seine. Mais en 933, se livre une
aux reliures en ivoire, corets et reliquaires richement ultime bataille. L’arontement entre les Normands (les
ornés sont transportés sur les embarcations. Les pil- Northmen, hommes du Nord) de Guillaume Longue-
lards s’en prennent aussi à la puissante abbaye béné- Épée, ls de Rollon, et les guerriers du chef viking Riouf
dictine Saint-Ouen, devenue un centre de pèlerinage se déroule à l’ouest de Rouen, au lieu-dit le Pré de la
autour des reliques du grand évêque de Rouen. Depuis Bataille. Assassiné en 942, Guillaume Longue-Épée est
une vingtaine d’années, sous le règne de Louis le Pieux inhumé, à l’instar de son père Rollon, dans la cathé-
(814-840), la vallée de la Seine est victime de ces raids drale Notre-Dame. Son gisant, renouvelé au esiècle,
saisonniers qui terrorisent les populations par leur vio- est visible dans le déambulatoire.
lence et réduisent les autorités de l’Empire carolingien
à l’impuissance. En 946, RichardIer (942-996), ls de Guillaume Longue-
Épée, mineur à la mort de son père, doit livrer combat
contre les troupes coalisées du roi de France LouisIV
1199 : mort de Richard Cœur de Lion, roi d’Outremer, de l’empereur d’Allemagne et du comte de
d’Angleterre. Son cœur est inhumé
207
Flandre. La rencontre, sanglante, qui aurait eu lieu dans
dans la cathédrale « en remembrance un champ à la périphérie de Rouen, a donné son nom
Rouen
d’amour » pour la Normandie à l’actuelle place de la Rougemare. À la n du esiècle,
1204 : ANNEXION DU DUCHÉ DE NORMANDIE son autorité enn établie, le duc Richard veut édier,
À LA COURONNE DE FRANCE PAR comme son aïeul Rollon, une résidence princière. Le
PHILIPPE AUGUSTE premier comte de Rouen avait fait bâtir un château en
1382 : RÉVOLTE DE LA HARELLE bas de l’actuelle rue Jeanne-d’Arc – le nom de l’ancienne
paroisse Saint-Pierre-du-Chastel en garde la mémoire.
1431 : supplice de Jeanne d’Arc Richard fait construire un donjon de pierre au bord de
sur la place du Vieux-Marché la Seine, symbole et centre du pouvoir politique. Il s’agit
1596 : entrée solennelle d’Henri IV à Rouen de la Tour-de-Rouen ou Vieille-Tour dont les actuelles
places de la Haute- et de la Basse-Vieille-Tour rappellent
le souvenir. Elle aurait servi de modèle à la Tour de
Londres, bâtie à partir de 1066.
De l’invasion viking
à la couronne d’Angleterre Au milieu du esiècle, la ville, très cosmopolite grâce
à son port, a déjà renoué avec son importante acti-
vité économique, celle d’avant les invasions vikings.
Dès le début de son règne, en 843, Charles le Chauve, roi Le nom antique de la cité, Rotomagus, issu du gaulois
de Francie occidentale, tente de lutter contre les Vikings. Ratumacos, « lieu d’échanges », dit assez sa position
Installés sur le cours inférieur de la Seine, ils ont pour stratégique de carrefour terrestre et uvial que la ville
chef le Norvégien Rollon. En 911, le roi Charles le Simple va conserver au cours des siècles. La paix revenue,
(893-923) signe avec lui le traité de Saint-Clair-sur-Epte l’Église cherche à étendre son inuence. À partir de la
et lui concède ociellement les terres comprises entre n des années 1020, l’archevêque Robert, frère du duc
le littoral de la Manche et les rivières de la Bresle, de Richard II, entame la reconstruction de la cathédrale
l’Epte et de l’Avre. Rouen, la ville la plus importante carolingienne. Un nouveau chœur roman est établi sur
de ce territoire issu de l’ancienne Neustrie, déjà siège une crypte à déambulatoire, aujourd’hui restaurée. Le
d’un archevêché, en devient la capitale. L’historien 1eroctobre 1063, la cathédrale romane est consacrée en
présence du duc Guillaume, à la veille de la conquête AU xiiie SIÈCLE, LES ROUENNAIS
de l’Angleterre. L’année suivante, celui-ci reçoit le CONSERVENT LE DROIT
Saxon Harold dans la grande salle de la Vieille-Tour de DE S’ADMINISTRER EUX-MEMES
Rouen, celle-là même qui est représentée sur une scène
de la Tapisserie de Bayeux. Tous deux prétendent à la
succession du roi d’Angleterre, Édouard le Confesseur. Quatre ans plus tard, Philippe Auguste fait son entrée
Le duc de Normandie, cousin de ce dernier, obtient solennelle dans la cathédrale, marquant ainsi l’annexion
d’Harold, son beau-frère, qu’il renonce au trône. Mais du duché de Normandie à la couronne de France, après
après la mort d’Édouard, en janvier 1066, Harold se fait deux mois de siège. Le roi va faire raser la Tour des ducs
couronner. Vainqueur lors de la bataille de Hastings, le de Normandie et construire au nord, sur une colline
14 octobre, Guillaume, surnommé le Conquérant, est dominant la ville, une imposante forteresse, le châ-
sacré roi d’Angleterre à Westminster. teau Bouvreuil, sur les ruines d’un amphithéâtre gallo-
romain du e siècle. Placés sous surveillance royale, les
Intégrée dans le royaume anglo-normand, Rouen n’en Rouennais conservent néanmoins le droit de s’adminis-
est plus le centre politique, mais demeure au cœur trer eux-mêmes grâce à leurs institutions communales
d’une intense activité écono- xées dans les Établissements de
mique. Le signe le plus visible de Rouen, document rédigé entre 1160
sa prospérité est la construction En 1066, Guillaume et 1170. L’organisation communale
de la nouvelle cathédrale. En 1144, le Conquérant, duc de est fondée sur l’assemblée des Cent
l’archevêque de Rouen, Hugues Pairs composée des plus grands
d’Amiens, assiste à la dédicace de Normandie, est sacré marchands de la ville, bientôt nom-
roi d’Angleterre à
208
209
chanoines. Le second est celui de la Calende. Tous deux pierre pour une meilleure isolation, ont la particularité
ont un décor sculpté dû à Jean Davi. de ne pas montrer aux passants leurs façades mais leurs
Rouen
pignons. Deux mille d’entre elles sont encore visibles,
dont une centaine du Moyen Âge reconnaissables à
Le renommé drap de Rouen leurs encorbellements. L’usage est d’augmenter un peu
la surface d’habitation en faisant déborder chaque étage
par rapport à l’étage inférieur, en empiétant sur l’espace
Seule cité normande où l’artisanat s’est développé de public. Ajoutée à l’étroitesse des rues (l’actuelle rue
manière importante dès le esiècle, Rouen est façon- des Chanoines en donne un aperçu), cette avancée des
née par ses artisans. Ils se sont regroupés dans de nou- habitations est surtout un redoutable vecteur de pro-
veaux quartiers. Les tanneurs et tous les métiers du pagation des incendies. Le remplacement du chaume
cuir sont installés le long de la Renelle, un petit cours des toitures par des tuiles diminuera leur fréquence.
d’eau qui descend vers la Seine, autour de l’actuel La pratique de l’encorbellement favorise également la
square Verdrel. Quant aux teinturiers et aux foulons, ils
se trouvent à l’est de la ville, sur les bords de l’Aubette
et du Robec (la rue Eau-de-Robec suit le tracé de l’an-
cien lit de la rivière), dans les paroisses Saint-Vivien et
Saint-Maclou. Les «penteurs» qui font sécher les étoes
dans les champs à anc de colline, travaillent dans les
quartiers Saint-Godard et Saint-Nicaise. L’activité
du textile est alors en plein essor. Le drap de Rouen,
très renommé, est désormais vendu dans les foires de
Champagne et en Italie. La matière première est ache-
minée d’Angleterre, d’Irlande ou même d’Écosse. Au
début du esiècle, signe de la puissance de l’indus-
trie lainière, les Rouennais changeront les lions léopar-
dés anglo-normands de leurs armoiries pour l’agneau
portant étendard. En ce qui concerne l’interprétation
du blason de la ville, Jacques Tanguy est formel: «Ce Les Vigiles de Charles VII
diusion des épidémies. En 1348, la peste noire frappe cadran, conçue pour actionner les cloches. Réalisé par
durement la ville. Les cimetières sont agrandis. D’autres Jean de Felains et installé dans la tour en 1396, ce méca-
sont ouverts comme l’aître Saint-Maclou à la décoration nisme, en activité jusqu’en 1928 et toujours en place,
morbide, surmonté de trois galeries au e siècle, et est l’un des plus anciens d’Europe. À la Renaissance,
toujours visible. un superbe cadran doré sera construit et posé sur une
arcade surbaissée à la place de l’ancienne porte. Baptisé
Entré tôt en apprentissage, l’artisan rouennais connaît au masculin pour marquer l’autonomie municipale, le
une vie de labeur. Rares sont ceux qui parviennent pour Gros-Horloge deviendra l’un des monuments les plus
autant à l’opulence: les marchands les plus prospères, célèbres de la ville.
les patriciens comme ceux de l’assemblée des Cent
Pairs, sont généralement issus de familles déjà aisées. Jusqu’à la n du esiècle, Rouen, protégée par ses for-
La grande majorité de la population est donc exclue tications, n’a pas eu à subir trop de dommages de la
du gouvernement de la ville. La colère gronde souvent guerre et a accueilli de nombreux réfugiés de la région.
à Rouen et de véritables explosions de violence se pro- Seule la rive gauche a été ravagée par les Anglais. Mais
duisent régulièrement en particulier contre la sca- le conit reprend à la faveur de la discorde qui règne
lité royale et urbaine. L’insurrection la plus célèbre de entre les Armagnacs et les Bourguignons. Les deux fac-
l’histoire de Rouen est celle de la Harelle ainsi nommée tions responsables de la guerre civile tentent de s’allier
d’après la « clameur de haro» par laquelle autrefois tout avec l’ennemi anglais et se disputent le pouvoir au sein
Normand pouvait en appeler à la justice ducale. Elle même de la cité. En janvier 1418, les Bourguignons
éclate alors que débute une longue période d’accalmie sont maîtres de la place. Mais lorsque le roi d’Angle-
de la guerre de Cent Ans, de 1380 aux années 1400. terre Henri V entreprend d’assiéger la ville le 29 juil-
210
Émeute et perte d’autonomie côté, entamé des négociations avec les Anglais. Au bout
de six mois d’un terrible siège, les habitants aamés et
abandonnés se rendent le 19janvier 1419. Magnanime,
Le 24 février 1382, en réaction au rétablissement des HenriV fera toutefois exécuter Alain Blanchard, le cou-
impôts royaux, entre 200 et 300 ouvriers se livrent au rageux capitaine d’une compagnie d’arbalétriers rouen-
pillage des maisons de notables et ouvrent les portes nais, et déporter en Angleterre 50 riches bourgeois.
des prisons. Les autorités municipales vont tenter de Rouen est à présent la capitale de la France anglaise.
reprendre la situation en main y compris en détournant Elle le restera pendant trente ans. Dans les années 1429-
la fureur des émeutiers contre les établissements reli- 1430, celle de l’épopée de Jeanne d’Arc, la Normandie
gieux, en particulier l’abbaye Saint-Ouen, avec laquelle est sous le contrôle du régent du royaume d’Angleterre,
elles sont en procès. Le jeune roi CharlesVI, venu sur le duc de Bedford, frère de HenriV. Au cours des cinq
place, fait décapiter six meneurs et consquer les cloches
de la ville qui avaient permis d’appeler les insurgés à la
révolte. Pire, la commune de Rouen est supprimée. Il n’y
a plus de maire, mais un bailli, représentant du pouvoir
royal. La fonction de maire ne sera rétablie qu’en 1692.
Rouen subit aussi des sanctions nancières et perd ses
privilèges commerciaux. La sévérité de cette dernière
mesure sera adoucie par la suite. Le choc est rude pour
les Rouennais, si ers de leur autonomie, toujours âpre-
ment défendue.
211
Rouen
ee
Poitiers
Poitie
Poitiers
itiers
LLa ochelle
a roc
rochelle
roch
Roche
Rochefort
Rochef
hefort
ort
Bordeaux
Bordeaux
Bordea
Bayonne
Bayonne
Biarri
Biarritz
Biarrit
rritz
Nouvelle-
Aquitaine
Bayonne
La sentinelle basque
En épousant Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, Aliénor d’Aquitaine lui apporte
en dot le Sud-Ouest de l’Hexagone. Le souverain de Londres est parfaitement conscient
de l’importance stratégique de la cité la plus méridionale de son royaume.
C’est ainsi que Bayonne entre, pour trois siècles, dans une ère de prospérité inégalée.
1680 : Considérée comme la Porte de la historiques, trois musées à ciel ouvert. Le premier, cor-
France, Bayonne est pourvue d’un seté d’un rempart gallo-romain du esiècle, est le noyau
Bayonne
ingénieux système de défense conçu urbain originel, le cœur palpitant de la ville. Ses étroites
par Vauban rues, bordées par des façades des e et esiècles,
semblent toutes mener à la cathédrale Notre-Dame du
1922 : La mairie rachète la maison Dagourette
e siècle, véritable bijou architectural d’inspiration
pour y créer le Musée basque
champenoise. De l’autre côté de la Nive, le Petit Bayonne
et de la tradition bayonnaise
vit autrement, plus à son aise. La présence d’une popu-
lation estudiantine, depuis la récente implantation
Séduisante, riante, éblouissante, mystérieuse… de l’université et des bureaux du conseil régional sur
Comment ne pas tomber sous le charme de la capitale les anciens terrains militaires, y est sans doute pour
du Labourd, l’une des sept provinces du Pays basque? beaucoup… Première extension de la ville haute au
Parée d’une magnique robe aux couleurs de l’Ikurrina esiècle, ce quartier est viscéralement attaché à l’iden-
(blanc, vert et rouge), Bayonne, sentinelle face à l’Atlan- tité basque. Pour preuve, il abrite trois incontournables
tique et à l’Espagne, joue avec les sentiments de ses visi- institutions de la vie culturelle locale: le musée Bonnat-
teurs. Tantôt arrogante, aguicheuse, impudique, pen- Helleu, le Carré Bonnat, le Musée basque et de l’histoire
dant les fêtes communales (n juillet-début août) et les de Bayonne ( ). Enn, Saint-
corridas estivales. Tantôt discrète, distante, silencieuse, Esprit, ou «le quartier du Bout du Pont», comme on dit
parfois pudibonde. On ne sait par quel bout l’appré- ici, est profondément marqué par l’installation des juifs
hender. Ou comment la dompter. Insaisissable, la cité hispano-portugais chassés de la péninsule Ibérique à
méridionale se faule entre les doigts trop entrepre- la n du esiècle… L’histoire, toujours et encore. Elle
nants, mais dévoile ses secrets à ceux qu’elle choisit avec éclaire tout. Eectivement. Les siècles ont modelé le
soin. D’un battement de cils, elle fait chavirer les cœurs. visage urbain de Bayonne. Ses lignes de vie et de mort,
Avec un naturel désarmant. Tout contribue à sa beauté: de fortune et d’amour s’entrecroisent dans le désordre à
arènes de Lachepaillet, Château Vieux, Château Neuf, la manière des drisses d’un voilier après une manœuvre
quais, hôtels… Sans oublier l’ensemble des 800escaliers dicile par grand vent. Même la gitane la plus perspi-
cachés derrière les murs. Aller à sa rencontre, ce n’est cace n’y verrait goutte. À défaut d’anticiper le futur, la
pas seulement ouvrir un guide touristique et se conten- séductrice au regard impassible sait se retourner sur son
ter de suivre les circuits classiques. C’est, bien plutôt, se passé, se souvenir de cet âge d’or où elle était un port
215
e
Bayonne
resplendissant appartenant à la couronne d’Angleterre. restitue la moitié de la ville au prélat Bernard d’Astarac.
Et ce, avec une lucidité antique. Cette session permet à l’Église de réarmer son assise et
d’augmenter ses revenus grâce aux perceptions de dîmes
et autres droits ecclésiastiques.
Des bateaux sous les maisons
Au l du temps, prend de l’ampleur, déborde
de la vieille enceinte. Face à cette expansion inespérée,
Son nom à l’époque gallo-romaine est . Enclose l’évêque Raymond de Martres entreprend, avec l’ac-
d’une enceinte fortiée de 8,5ha –aujourd’hui en partie cord du vicomte Bertrand, la construction de moulins,
visible– elle est sans doute établie là pour contrôler les de ponts sur l’Adour et sur la Nive, entre 1120 et 1125.
passages vers l’Espagne. Une sorte de poste de garnison. Considéré comme le fondateur de la cité, il lance égale-
Devenue le siège d’un évêché, d’une façon obscure (vers ment le projet d’élévation d’une cathédrale romane et
830), la ville est pillée et incendiée par les Normands en étend les limites de la ville par l’aménagement de nou-
892. Faute de documents de première main, les historiens veaux quartiers sur les basses terres du Borc Nau (Bourg
ont peu d’éléments sur cette époque trouble… L’horizon Neuf) et du bourg du Bout du Pont. De nombreuses
se dégage enn deux siècles plus tard. com- maisons sur pilotis, avec des arceaux de pierre, sont
mence à prendre l’appellation de , dont l’étymolo- construites sur ces terrains marécageux. Leurs corps de
gie est encore controversée. Provient-elle du gascon , logis, en façade, donnent directement sur les canaux, sans
« baie et vaste étendue d’eau », ou du basque , l’intermédiaire d’un quai. Ainsi, les galupes, anciennes
«bonne rivière»? À chacun sa version… En 1023, le roi gabarres landaises, peuvent se fauler en dessous, entre
de Navarre, Sanche III le Grand, fonde la dynastie des les poteaux en bois, pour décharger leurs marchandises
vicomtes du Labourd qui régnera près de cent cinquante dans un entrepôt ou un chai. Les rues sont soumises aux
ans sur l’ancien castrum. Les premiers représentants de caprices de la marée, sauf la rue Bourg-Neuf, tracée sur
la lignée font restaurer le rempart et renforcer sa défense une levée de terre. De nos jours, les badauds peuvent
par une forteresse : le Château Vieux. Très vite, ils se encore apprécier, sur les deux rives de la Nive, les noms
rapprochent des évêques de la cité, les représentants du évocateurs de certaines d’entre elles : Port-de-Castet,
pouvoir temporel. Vers 1090, le vicomte Fortun Sanche Port-de-Suseye, Port-de-Bertaco ou Galuperie. Les
métiers du port et de la mer s’y regroupent à l’instar des entre eux-mêmes, et enn détruisit toutes les mauvaises
marins, des tilholiers (conducteurs de ou : coutumes qui s’étaient introduites à Sorges [Sordes ?]
petite embarcation aussi longue que large, démunie de et Espurin [Ispoure ?].» Les vicomtes du Labourd sont
quille et de gouvernail que l’on pouvait trouver sur les dès lors contraints de siéger dans le castrum d’Usta-
eaux de l’Adour), des tonneliers et, bien sûr, des galupiers. ritz. Guillaume Raymond de Sault est remplacé par un
fonctionnaire royal, le bailli (
Tandis que s’épanouit au rythme des marées, ).
l’histoire redistribue les cartes, brasse de nou-
velles alliances politiques européennes. À la mort de
Sanche III le Grand, en 1035, la vicomté du Labourd Pièce maîtresse du duché d’Aquitaine
quitte l’orbite navarraise pour se ranger progressive-
ment du côté du duché d’Aquitaine. En 1152, tout s’ac-
célère. Aliénor d’Aquitaine, l’épouse divorcée du roi de On retrouve pour la première fois cette fonction
France Louis VII, convole avec Henri II Plantagenêt, dans la charte dite « des Malfaiteurs » (1190), sorte
comte d’Anjou, duc de Normandie, et surtout, futur roi de règlement de justice pour la répression des crimes
d’Angleterre (1154). Le mariage et délits « au prot de la terre
a lieu le 18 mai – deux mois à de Bayonne et de la vicomté»,
peine après sa séparation ! – Une partie des terres délivrée par Richard Cœur de
en la cathédrale Saint-Pierre
de Poitiers. Désormais, pour
change de destin et tombe Lion. L’administration anglaise
sépare d’ores et déjà la ville
plus de trois siècles, une par- dans l’escarcelle anglaise. (gouvernée par le prévôt maire)
216
anglaise. Richard, futur Cœur de Lion, ls du couple time, jouit d’un avant-port à La Puncte (Capbreton).
souverain, se retrouve face à une révolte des notables Son économie dépend principalement de la pêche et
locaux. Le chroniqueur anglais Roger Hoveden détaille du commerce maritime avec l’Angleterre et la Navarre
froidement: «Après la Noël de l’année 1177, [Richard] –un traité de paix est même signé entre ces deux États
investit la cité de Dax, que Pierre vicomte de Dax et le à Chinon le 14 octobre 1201. Très tôt, les armateurs
comte de Bigorre avaient fortiée contre lui, et au bout capitaines de la cité se regroupent au sein de la
de dix jours s’en empara. Ensuite, il assiégea la cité de (Société des navires de Bayonne)
Bayonne, qu’Arnaud Bertrand, vicomte de Bayonne, vers 1207-1213. Ce groupe de pression puissant assure
avait fortiée contre lui, et également au bout de dix une assistance mutuelle à ses aliés, réglemente leurs
jours, il s’en empara […] Il obligea ainsi par la force activités et partage les bénéces du commerce de guerre.
les Basques et les Navarrais à jurer qu’à l’avenir et Car, oui, les temps sont durs. Et le destin de la cité est
toujours ils observeraient la paix avec les étrangers et désormais lié à celui de la couronne d’Angleterre. Pièce
maîtresse du duché d’Aquitaine, avec Bordeaux et Dax,
elle se heurte aux convoitises françaises et castillanes.
Le roi AlphonseVIII de Castille était déjà venu jusqu’à
Bayonne pour revendiquer le duché d’Aquitaine au
nom de sa femme, Aliénor d’Angleterre (lle d’HenriII
Plantagenêt), en 1206… Les portes sont restées closes.
demeure dèle. Loin d’être l’idiot que cer-
tains imaginent, le roi d’Angleterre Jean sans Terre
(1199-1216) est conscient de l’importance stratégique
de la cité la plus méridionale de son royaume. Surtout
en ces jours où ledit royaume est menacé de partout:
ses barons anglais se révoltent tous les quatre matins,
les Castillans revendiquent toujours l’Aquitaine, et les
e Français, oui, les Français, ces misérables conduits par
Philippe Auguste, lui mènent la vie dure. Euphémisme.
217
Bayonne
e
C’est un véritable prélude à la guerre de Cent Ans (1337- possèdent leurs propriétés. « La maison bayonnaise,
1453). La moindre ville est donc chère à son cœur… et autrefois comme aujourd’hui, comportait deux corps
à ses intérêts, ! Après sa défaite à Bouvines en de bâtiment: l’un sur la rue servant de corps de logis,
1214, il devient « compréhensif » et octroie à l’autre derrière comportant les dépendances : ateliers,
une charte de commune, calquée sur les Établissements pressoirs, foudres, etc. Entre les deux, une cour. Les
de Rouen. Celle-ci établit un «corps de ville» composé deux corps de logis étaient reliés à hauteur du premier
de cent pairs: 1 maire, 12 échevins, 12 conseillers et une étage par une galerie à ciel ouvert placée sur un des côtés
cour de 75 pairs. Une belle évolution, si ce n’est qu’elle de la cour et communiquant avec l’escalier qui partait,
sera appliquée plus tard, lors de la visite d’HenriIII, en soit de la rue directement, soit plus généralement de la
1243, venu récompenser les Bayonnais de leur loyauté à cour. Dans ce cas, un couloir passant sous le premier
La Rochelle (1224) et à Taillebourg (1242). corps de logis, aboutissait à la rue. Au esiècle, quand
la population augmenta, on bâtit étage sur étage, mais
compte alors environ 7 000 habitants. De sans rien changer à ce plan. Au esiècle, certaines
grands faubourgs eurissent : Saint-Léon, Tarride (ou vues de Bayonne nous montrent la cour protégée des
Lachepaille), Mousserolles et de l’autre côté de l’Adour, intempéries par un toit à une seule pente l’abritant du
Saint-Esprit. La ville haute, autour de la cathédrale, du côté de l’ouest, et s’ouvrant largement vers l’est. Au
château et du palais épiscopal, est le centre du pouvoir esiècle, ces toits furent remplacés par des verrières»,
politique, religieux et économique. Pêle-mêle entas- explique l’historien Eugène Goyheneche dans son
sés, greniers, entrepôts et pignons de bois, boutiques, excellent ouvrage
auberges, tavernes, bordels. Nombre de bourgeois y e au e(Universidad del País Vasco, 1990).
Sur les avenues s’ouvrent, ici milieu d’un capharnaüm de
des rues irrégulières au pas tous les diables. Les tailleurs
du âneur, là des venelles trop Depuis l’incendie de 1258, de pierre marquent les blocs
resserrées pour deux hommes la cathédrale est en pleine sur lesquels ils travaillent; les
de front. Traverser la foule,
au beau milieu de la journée,
reconstruction pour un rendu gâcheurs préparent le mor-
tier ; les maçons élèvent les
s’avère dicile. Un peuple de plus… gothique! murs ; les charpentiers scient
va-nu-pieds, de bonimenteurs et assemblent les cintres de
et de vendeurs à la criée encombre le chemin. Pressés, bois; les couvreurs remplument la charpente de tuiles
les domestiques marchandent à la va-vite avec les came- ou d’ardoises; peintres, sculpteurs et verriers intervien-
lots pour louter sur l’argent des maîtres. Des gosses dront ultérieurement an d’embellir encore l’édice.
dépenaillés ferraillent, armés de bâtons, dans un tinta-
marre inouï d’encouragements frénétiques et de malé-
dictions furibondes. Les soldats du guet les regardent À chaque quartier sa profession
d’un air sévère, puis vaquent à leurs aaires. Voilà
justement une rixe qui éclate à la sortie d’une taverne.
En deux temps trois mouvements, les bagarreurs sont Certains noms de rues de la ville haute renseignent
appréhendés, puis mis au cachot. Quant aux femmes sur la localisation des professions. Le clergé habite, à
«querelleuses ou de mauvaise langue», elles sont trois l’évidence, autour de la cathédrale, rue des Prébendés.
fois plongées dans la Nive… Au milieu du populaire, les Le long du rempart, rue des Faures, on voit les forge-
hommes de foi traversent la place Notre-Dame la tête rons s’aairer, tandis que des soldats marchandent des
218
haute. Certains regardent, contrits, l’état de la cathé- pièces de maille et des ferrailleurs pleurnichent pour
drale. Depuis l’incendie de 1258, l’édice est en pleine reler des morceaux de métal vétustes. Quand le cha-
Bayonne
reconstruction. Les Bayonnais en veulent une nouvelle land ouvre la porte de l’une des boutiques, un soue
percée de grandes fenêtres, plus haute, plus imposante, embrasé lui saute au visage, lui donne l’impression
plus… gothique! De nombreux corps de métier contri- de pénétrer dans la gueule d’un dragon. À l’intérieur
buent à son édication. Sur le chantier, les maîtres amboient les forges ; le soufre et la fumée empuan-
artisans dirigent les compagnons et les apprentis au tissent l’atmosphère. Les hommes de peine, aux bras
et poitrines musclées, s’acharnent
avec leurs marteaux, manipulent
précautionneusement leurs pin-
cettes. Des étincelles jaillissent
en gerbes éblouissantes sur les
enclumes. Le fer rougi est agité
dans le brasier, puis trempé dans
l’eau froide. C’est un spectacle
hypnotisant. Non loin de là, les
bouchers (le plus ancien corps de
la ville) reçoivent leurs clients, rue
de Carnaceirie (actuelle Vieille-
Boucherie). La rue des Pitarrers
(Passemillon) abrite, quant à elle,
les quelques marchands de cidre…
La culture du pommier à cidre
remonte dans cette contrée à une
période antérieure au Moyen Âge!
L’historien Eugène Goyheneche
soulignait à ce propos: «On sait
que le pommier à cidre, favorisé
e par l’humidité de cette région
atlantique, s’étendait sur tout le versant septentrio- abilité et sécurité à la navigation, en tout cas plus que
nal des Pyrénées jusqu’en Biscaye et aux Asturies. Il la rame gouvernail connue jusque-là. Cette avancée
est possible que les Basques aient les premiers songé technologique sera diusée de bonne heure un peu
à améliorer par la gree les fruits du partout dans le monde méditerranéen.
ou qui croissait naturellement dans les
forêts de leurs montagnes, et qu’ils aient exporté ces
grees en Normandie, en Auvergne et en Picardie, où le DANS LE CIEL, UNE CROIX BLANCHE
pommier à cidre ne fut connu qu’à partir du esiècle. AVEC FLEURS DE LYS
Il est certain en tout cas que tous les mots usités au Pays
basque pour désigner le pommier, le cidre et l’activité à
laquelle ils donnent lieu, sont basques.» En 1337, lorsque la guerre de Cent Ans est sur le point
d’éclater, , ville anglaise, est au zénith de sa
puissance maritime. Elle participe activement aux
grandes batailles navales aux côtés de l’Angleterre,
sous le commandement du maire Pes de Puyane et du
chevalier Armand de Dufort, vicomte du Labourd.
Sa proximité avec les deux royaumes turbulents de
Castille et de Navarre lui vaut un certain nombre d’in-
terventions… Et de moments diciles! Par exemple,
en 1378, quand les 20000 hommes conduits par Henri
de Castille (dit Trastamare) mettent le siège devant
219
ses portes. Fort heureusement, la garnison comman-
dée par Mathieu de Gournay, sénéchal de Gascogne,
Bayonne
repousse triomphalement les multiples assauts enne-
mis. La cité a encore une fois prouvé sa loyauté envers
e le roi anglais alors qu’elle reste gasconne d’esprit et
de cœur! Un dévouement qui, cette fois-ci, ne paiera
Les quartiers bas abritent une population maritime. point. Les Anglais perdent toutes les batailles face aux
Grouillant de vie, le port est fréquenté par des embar- troupes de CharlesVII. Assiégée en août 1451,
cations de toutes sortes : galupes, gabarres, coraus, ne se rend qu’au dernier moment. Un miracle, d’une
tarides ou tilholes. Presque toute la vie économique authenticité contestable, se produit le 20 août : juste
de se concentre sur le cours de la Nive, entre après le lever du soleil, une croix blanche avec eurs de
l’estacade et les chaînes reliant la tour des Menons à la lys apparaît dans le ciel au-dessus de la cité. Le signe
tour de Saut, et le pont Maiour. Marché aux grains au est clair. Dieu souhaite que les Bayonnais renoncent au
port de Suzeye, marché aux poissons au port Bertaco, rouge emblème des Lancastre! Erayés par cette vision
port des Galupes, etc. Dès 1317, des chantiers navals céleste, ils baissent les armes. La reddition porte un
sont aménagés dans le Bourg Neuf (deux sur la Nive coup à l’économie commerciale et maritime locale. En
et un sur la rive gauche de l’Adour). Tous les navires position de force, le souverain français restreint l’auto-
fabriqués dans ces ateliers ont une très bonne réputa- nomie et réorganise les institutions de la ville. Ce sera
tion auprès des marins et des commanditaires. Parmi lui qui, désormais, nommera le maire. Pour mater les
eux, les galées, sortes de navires militaires à rames habitants, il fait d’ailleurs édier le Château Neuf en
avec une voile, les pinasses conçues pour la guerre ou 1470. C’est la n d’un l’âge d’or, certes, mais le nouveau
la pêche, ainsi que les (nefs, en gascon). Ces der- statut de Bayonne ne fait que s’aligner sur celui de toutes
nières ont la particularité de posséder un timon axial les autres « bonnes villes » de France. Le destin de la
dit «à la navarraise» ou «à la bayonnaise». Appelé cité est dorénavant rattaché à celui de la lle aînée de
aussi gouvernail d’étambot, ce dispositif apporte l’Église. Pour le meilleur et pour le pire.
Biarritz
Le diamant impérial
Ce que femme veut... Napoléon III, ne sachant rien refuser à sa belle Eugénie, va,
au milieu du e
station balnéaire. Une société cosmopolite et fortunée s’y retrouve. Le littoral est gagné
par une folie architecturale qui témoigne de cet âge d’or.
Le ciel est plombé. Les vagues grondent et font explo- pointe Saint-Martin, édié entre 1830 et 1832, culmi-
ser violemment leur écume sur des bouquets d’épines nant à plus de 73m au-dessus du niveau de la mer, la vue
rocheuses. Ce matin, Biarritz, la « reine des plages, la sur le golfe de Gascogne (Bizkaiko Golkoa en basque) et
plage des rois», a la mine des mauvais jours. Celle qui sur la ville est époustouante. Dans l’horizon brumeux,
rappelle aux promeneurs imprudents et aux marins les montagnes nord-ibériques laissent deviner leur sil-
trop zélés qu’ici, 1’Océan règne en maître. Colère houette imposante, révélant la proximité d’une terre
passagère. Quelques heures suront à rendre à la d’Espagne dont l’une des lles a plus que jamais inué
220
cité de l’Adour sa robe azurée et sa lumière éclatante. sur la destinée de l’ancien port baleinier. Son nom ?
Vertige de l’instant. Après avoir gravi gaillardement Eugénie de Montijo ou, plus exactement, Eugenia Maria
Biarritz
les 248marches qui mènent au sommet du phare de la Ignacia Augustina Palafox de Guzmán Portocarrero y
Kirkpatrick de Closeburn. D’ascendance espagnole par regroupant les agriculteurs et les éleveurs autour de
son père, comte de Teba et de Montijo, écossaise par sa l’église, toujours visible aujourd’hui, et le Port-Vieux
mère, la future impératrice des Français découvre les ramassé au pied du château de Ferragus – détruit en
côtes biarrotes dans les années 1833-1846, lors de la partie au e siècle sur ordre du roi de France qui a
guerre carliste, au cours de laquelle s’arontent les par- repris la main – où vivaient les pêcheurs.
tisans de la reine Isabelle et ceux de son oncle Charles,
frère du défunt FerdinandVII. Fascinée par ce littoral
battu par les vents, où ne eurissent que quelques mai- La chasse à la baleine,
sons blanches à volets verts appartenant à des pêcheurs PÉRILLEUSE... MAIS LUCRATIVE
vivotant d’une activité moribonde, et les premières
auberges, la belle Eugénie, jamais rassasiée par les
bains de mer qu’elle aectionne tant et par les prome- La chasse à la baleine a longtemps assuré la subsis-
nades en bateau, tombe amoureuse du lieu. Au point tance de la population. Des spécimens exceptionnels
d’en oublier toute prudence, comme ce jour de juillet migraient chaque année le long du plateau continental
1850 où elle faillit perdre la vie alors qu’elle se baignait s’enfonçant 200 m sous la mer. Les cétacés arrivaient
dans les eaux déchaînées de la plage du Port-Vieux. des zones nord et descendaient pour se reproduire au
Intrépide, la jeune femme de 24ans avait dangereuse- large des côtes portugaises, se rapprochant dangereu-
ment dépassé la corde tendue entre deux rochers, qui sement du Pays basque et de Biarritz. Les pêcheurs,
permettait aux baigneurs chahutés par les rouleaux de positionnés sur les atalaye (promontoires rocheux,
s’agripper. Luttant contre la houle, ne parvenant pas, postes de vigie), repéraient les jets d’eau du mammifère
malgré ses eorts répétés, à regagner la plage, la naïade lorsqu’il remontait respirer à la surface. La «baleine des
221
en perdition ne dut son salut qu’au courage de deux Basques» (baleine franche), réputée très grasse, restait
jeunes Basques, Arragory et Iturybarria, qui signaient sur le plateau continental pour se nourrir. Dès que les
Biarritz
de la sorte leur entrée inopinée dans l’Histoire. Moins guetteurs en apercevaient une, les chasseurs mettaient
de cinq ans plus tard, inconsciemment sans doute, la leurs chaloupes à l’eau, les pinaza, et se lançaient dans
miraculée saura remercier plus qu’ils n’en attendaient une poursuite périlleuse. Une fois tuée, la proie était
les enfants du pays. ramenée à marée haute dans l’anse du Port-Vieux. Ce
commerce t la fortune du village durant tout le Moyen
Âge. Rien ne se perdait : la viande, le lard, le cuir, la
1686 : Prise de la dernière baleine au large graisse pour l’éclairage des lampes à huile et même le
du Port-Vieux spermaceti (blanc de baleine) extrait de la cervelle pour
1788 : Les médecins de Biarritz prescrivent la fabrication d’onguents et de bougies. Les meilleurs
des bains de mer morceaux, la langue notamment, étaient réservés à
1854 : PREMIER SÉJOUR ESTIVAL DE NAPOLÉON III l’évêque de Bayonne qui exerça une tutelle spirituelle
ET DE L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE jusqu’au esiècle et l’arrivée de NapoléonIII. Lances,
pelles à décharner, haches à dépecer et têtes de har-
1844 : Création de la Société de sauvetage pons exposées dans les vitrines du musée de la Mer
témoignent de cette épopée baleinière qui prit déniti-
Ce pays originel, qu’en savons-nous au juste? Les pre- vement n en 1686.
mières sources écrites qui le mentionnent ne remontent
pas au-delà du e siècle. En 1150, le cartulaire de Sur cette terre accidentée, exposée aux vents, couverte
l’église de Bayonne évoque un certain Galindus de d’ajoncs et de marécages, l’agriculture est dicile. Avec
Beariz, chapelain de l’église Saint-Martin, paroisse du la disparition des baleines, qui allèrent danser dans des
Labourd relevant de l’autorité royale. En l’occurrence, eaux moins hostiles, et l’impossibilité d’édier un port
celle du roi d’Angleterre HenriII Plantagenêt, suzerain capable de résister à la violence des ots, la pêche reste une
de la région depuis son mariage avec Aliénor d’Aqui- activité mineure. Il faut trouver une ressource lucrative.
taine en 1152. Biarritz (ou Miaritze en basque, signiant
«langue de roc») n’est alors qu’un petit village partagé
en deux quartiers : Saint-Martin, sur les hauteurs,
L’essor des bains de mer Lorsqu’on se promène aujourd’hui le long de la Grande
Plage, que l’on suit le chemin aménagé dans la roche au
gré de ses ondulations, se laissant glisser du port des
Aux e et e siècles, les Basques du Labourd Pêcheurs jusqu’au Port-Vieux, puis longeant le rocher de
(Arcangues, Bassussary, Arbonne), soucieux de mon- la Vierge jusqu’à la côte des Basques, on imagine l’émo-
trer aux Bayonnais qu’ils n’en- tion qu’ont dû ressentir Eugénie
tendent céder en rien leurs pré- et, avant elle, la reine de Hollande,
rogatives sur l’Océan, prennent C’est sur les hauteurs Hortense de Beauharnais, de pas-
l’habitude, le deuxième dimanche du village que l’idylle sage en 1807 après la disparition
après l’Assomption, de débarquer de Charles, son ls tant aimé. Un
en joyeuse farandole sur la plage entre Biarritz et le couple temps où le spectacle de l’océan
située la plus au sud de Biarritz impérial débute. en mouvement et de la côte déchi-
pour une partie de baignade des quettée par les embruns ne s’orait
plus festives. Ils écrivent ainsi les premières heures glo- qu’à ceux qui osaient s’installer dans les cacolets, ces
rieuses de la «côte des Basques». Bains traditionnels – paniers d’osier suspendus de chaque côté des ancs des
souvent jugés impudiques – auxquels succéderont bien- mulets. C’était alors le seul moyen de locomotion pour
tôt les bains à vertus curatives. Les médecins bayonnais traverser un paysage de landes et de dunes, comptant
utilisent en eet la grande plage de Biarritz – alors bap- pour seuls occupants des lieux quelques pins et tamaris.
tisée la «côte des Fous» – pour y baigner les malades C’est en 1808, à la suite de la visite de NapoléonIer, qu’ap-
mentaux. L’air viviant, la fraîcheur de l’eau et le choc paraissent les premiers chemins aménagés. Les routes
des vagues sont alors des plus conseillés pour deviennent plus praticables. Dans les années
222
réveiller les esprits les plus apathiques. Les 1830 s’y bousculeront calèches, cabriolets et
lendemains heureux de Biarritz passent autres diligences.
Biarritz
223
table scoop, révélant l’immi- adoptant une pose plus ou moins
nence de cette opération foncière ses premiers châteaux pittoresque se mit à roner. Vers
Biarritz
de prestige : « Avant d’en avoir trois heures du matin, je m’éveillai,
reçu la conrmation ocielle, de sable à Biarritz avec entendant un peu de bruit et, à tra-
nous nous empressons d’annon- des fils de pêcheurs. vers l’une des glaces de notre salon,
cer à nos lecteurs la plus heu- je vis une gure rieuse qui avait tout
reuse nouvelle pour notre pays. L’Empereur serait l’air de se moquer de nous. C’était l’Impératrice qui venait
décidé à faire construire une habitation à Biarritz. Le nous surprendre et qui riait de tout cœur de notre façon de
plan arrêté par lui aurait été remis à MM. Durand et dormir. Bientôt on fut debout et après quelques instants Sa
Guichenné, les habiles architectes depuis longtemps Majesté se retira, nous disant que les représailles n’étaient
appréciés chez nous ; ces messieurs seraient chargés pas permises...»
de l’exécuter. L’emplacement choisi par l’Empereur
pour y établir sa nouvelle demeure, serait le rocher, Bonne humeur, détente, légèreté. La cour impériale
situé au pied du phare; 5ha de terrain, destinés aux réduite à quelques privilégiés et aux proches des sou-
jardins et aux dépendances, situés autour de ce rocher verains, accorde une large place aux amusements et ne
seraient déjà achetés. [...]» L’information est des plus se soucie guère de l’étiquette. Chaque jeudi soir, dans
justes. L’empereur étendra même sa propriété à 18ha.
Un domaine allant de la côte du moulin de Blaye
jusqu’au plateau du phare. En moins d’un an, le «châ-
teau » impérial sort de terre. Eugénie est conquise.
La voilà proche de sa famille et de sa sœur Paca, la
duchesse d’Albe, qui vit de l’autre côté de la frontière,
à SanSebastian. Jusqu’en 1868, quasiment sans inter-
ruption, le couple impérial va passer ses vacances
d’été à Biarritz avant que ne s’ouvrent les chasses
d’automne de Compiègne.
nombre d’observateurs: «Alors que
notre reine [Victoria] se retranche
à Osborne [île de Wight], se déro-
bant de toute manière au regard du
public, NapoléonIII et son impéra-
trice vivent à Biarritz à la vue totale
de tous ceux qui veulent bien suivre
leurs mouvements », commente un
journaliste britannique.
d’élégance avec leurs somptueuses robes à crinoline et La station devient le point de rendez-vous des grands
leurs coiures à bandelettes ou à chignons bouclés. Le de ce monde et des diplomates les plus en vue. Le roi
Biarritz
quotidien est ponctué de promenades sur la Grande de Wurtemberg, la reine Isabelle d’Espagne, LéopoldIer,
Plage ou à l’intérieur du Pays basque, à la découverte roi des Belges, compteront parmi les premiers invi-
de la gastronomie locale ou des courses de taureaux. tés de marque. En 1865, Bismarck, l’homme de fer,
Des croisières sont organisées pour Saint-Jean-de-Luz séjourne quelque temps à Biarritz et s’entretient avec
ou SanSebastian. L’impératrice dispose de son propre NapoléonIII. «Rien n’a ltré de leurs discussions sur
bateau à vapeur, La Mouette, sur lequel ses invités ont la question de l’unité allemande autour de la Prusse»,
parfois bien du mal à supporter les mauvais tours que précise Alain Puyau. La petite histoire retient surtout
leur joue la houle. La princesse de Metternich peut en que lors d’un séjour à Biarritz, Bismarck, au cours d’un
témoigner, elle qui passa tout son temps allongée sur le bain de mer, réchappa de peu à la noyade (lui aussi!)
pont de l’embarcation faisant route pour Fontarrabie… grâce à l’intervention du guide baigneur Pierre Laeur.
Évidemment, les bains remportent un franc succès. En 1870, un sauveteur biarrot eut cette réexion pour le
Sur la plage, Eugénie occupe un pavillon blanc et rose moins piquante: «Si nous avions pu prévoir ce qui allait
à larges bandes où elle passe son costume de bain avant arriver, on l’aurait laissé se noyer.» Trois ans plus tard,
d’entrer dans l’eau. le chancelier mis au fait de cette funeste pensée aurait
rétorqué ironique: «J’ai oublié de stipuler à la paix de
Francfort, pour moi, le droit de retourner à Biarritz sans
JEU DE PAUME, CASINO ET SPIRITISME... que les baigneurs, nos amis, me noient.»
225
leurs ambassadeurs. kadi. Ni tout à fait basque, ni tout à fait gasconne, la
terre d’élection de NapoléonIII et d’Eugénie embrasse
Biarritz
le monde entier et se nourrit de toutes ses inuences.
LE RENDEZ-VOUS DES TÊTES COURONNÉES Jusqu’à séduire les surfeurs hawaïens et californiens
qui font escale chaque année sur la côte des Basques.
Avec ses deux millions de visiteurs annuels, la belle
L’ouverture sur le monde et l’auence des têtes cou- impériale ne semble pas prête de boire la tasse. Elle lui
ronnées attirées par les fastes de la station balnéaire préférera un verre d’irouleguy, à la santé de l’impéra-
accélère la construction de grands palaces dont les trice, sa bienfaitrice.
Bordeaux
La grande dame d’Aquitaine
Des conquêtes romaines au royaume des Wisigoths, de Charlemagne aux invasions normandes,
du duché de Guyenne à la guerre de Cent Ans, de la Fronde au gouvernement replié de 1914,
la capitale de l’Aquitaine s’est toujours trouvée au cœur de l’histoire de France.
Aquitania, le « Pays des eaux ». Le mot apparaît pour vestige de l’époque gallo-romaine, l’amphithéâtre dit
la première fois dans les Commentaires de César. La palais Gallien, doit son nom à l’empereur éponyme,
conquête romaine de la Gaule vient bouleverser les rap- qui régna de253 à268 : édié en bordure de la ville, il
ports établis : en 56 av. J.-C., Crassus, légat de César, accueillait 15000personnes. Ne subsistent aujourd’hui
soumet l’Aquitaine. L’Aquitania, dont le territoire que quelques travées et arcades. Le christianisme
s’étend alors des Pyrénées à la Loire, devient, sous la pénètre au e siècle : dans le quartier Saint-Seurin
férule d’Auguste, l’une des quatre provinces de la Gaule actuel, une nécropole, des fresques, des sarcophages
romaine. Duer auesiècle, Burdigala compte jusqu’à révèlent l’art des premiers chrétiens. La prospérité de la
25000habitants. Démunie d’enceinte, la cité possède des ville est illustrée alors par ses poètes chrétiens (Ausone,
thermes, un marché, un port, des aqueducs… Dernier 309-394) et ses saints (PaulindeNole, 353-431).
e
Cinq siècles entre la France croisade, fait prononcer son divorce en 1152. Outre sa
et l’Angleterre liberté, Aliénor recouvre sa dot. Elle épouse deux mois
plus tard HenriPlantagenêt, comte d’Anjou et suzerain
du Maine, livrant du même coup l’Aquitaine à l’héritier
Avant même que l’Empire romain ne sombre en 476, de la dynastie angevine qui règne alors sur l’Angleterre.
l’Aquitaine est envahie en 418 par les Wisigoths, qui
la rattachent à leur royaume d’Espagne. Mais, en 507,
c’est au tour de Clovis de s’emparer de l’Aquitaine tant 848 : les normands détruisent Bordeaux
convoitée. Pendant toute la période mérovingienne, 1259 : Saint Louis signe le traité de Paris
l’Aquitaine ne cesse d’être un duché indépendant gou- qui accorde l’Aquitaine aux anglais
verné par divers parents des souverains, malgré une ten- 1453 : la bataille de Castillon rend
tative du bon roi Dagobert en 630 de créer un royaume définitivement Bordeaux à la France
aquitain. Au siècle suivant, ce sont les Arabes qui incen-
dient Bordeaux. Si CharlesMartel enraie leur progres- 1855 : le premier classement des vins est
sion en 732, il faudra plusieurs années à Charlemagne établi sur demande de Napoléon III
pour refouler les Sarrasins jusqu’aux Pyrénées. C’est en
778 qu’a lieu la célèbre bataille de Roncevaux, contée Pour les Capétiens, c’est une catastrophe: les domaines
dans La Chanson de Roland, où l’arrière-garde de réunis d’Henri et d’Aliénor sont aussi vastes que ceux
Charlemagne est écrasée, non seulement par les Arabes, du roi de France. Deux ans plus tard, en 1154, la cou-
mais aussi par les Vascons. Dans l’intention de sou- ronne d’Angleterre revient à Henri II : la France est
mettre ces derniers, Charlemagne crée la même année, cernée de toutes parts par les possessions de son vas-
227
pour son ls Louisle Pieux, un royaume d’Aquitaine. sal anglais. La lutte franco-anglaise qui s’engage durera
Celui-ci passe alors entre les mains des diérents sou- trois siècles et, jusqu’au esiècle, l’Aquitaine ne cessera
Bordeaux
verains carolingiens, qui doivent lutter contre les inva- d’être ballottée entre les deux puissances.
sions des Normands, tandis que ces derniers détruisent
Bordeaux en 848. En 877, l’Aquitaine est à nouveau Consquée à Jean sans Terre par Philippe Auguste
constituée en duché par Louis le Bègue, avant d’être en 1204, l’Aquitaine revient aux Anglais par le traité
unie au duché de Gascogne en 1058. Le titre de duc de Paris, signé par Saint Louis en 1259. L’accord est
revient dès lors à la dynastie poitevine, qui s’illustre avec remis en question à plusieurs reprises et les troupes
le prince troubadour GuillaumeIX, royales envahissent la Guyenne en
grand-père d’Aliénord’Aquitaine. 1296 puis en 1324. Cette période
est marquée par la fondation des
Il faut attendre le e siècle pour bastides – villes neuves aux plans
que Bordeaux retrouve sa splendeur rectangulaires. C’est aussi au
antique. Les deux mariages d’Alié- e siècle qu’est édiée la cathé-
nor d’Aquitaine vont marquer un drale Saint-André : son archevêque,
tournant dans l’histoire de la pro- BertranddeGot, devient pape sous
vince et de la France tout entière. le nom de ClémentV. La guerre de
En 1137, Aliénor, qui vient tout juste Cent Ans éclate en 1337, lorsque
d’hériter du vaste duché d’Aqui- Edouard III d’Angleterre ache
taine, épouse le futur LouisVII dans ses prétentions sur la couronne de
la cathédrale de Bordeaux. La même France. En 1356, son ls, surnommé
année, tous deux se retrouvent à la le Prince Noir, capture le roi de
tête du royaume de France lorsque France JeanIIle Bon et demande en
meurt LouisVIleGros. Ce mariage rançon les pleins droits sur l’Aqui-
laissait espérer un prochain retour taine. Cela lui est accordé en 1360
de l’Aquitaine au royaume de France, par le traité de Brétigny, au terme
mais le couple royal est mal assorti. LouisVII est une duquel la France abandonne l’Aquitaine aux Anglais,
sorte de moine couronné ; la reine est frivole. Après en échange du renoncement du PrinceNoir au trône
quinze années de vie conjugale, le roi, à son retour de de France. Au esiècle, Bordeaux est capitale de la
Guyenne, rattachée depuis deux siècles à la couronne Lorsque les guerres recommencent en 1567, la ville se
d’Angleterre. La ville continue d’exporter ses vins en tient à l’écart des opérations militaires, en dépit des
Angleterre et fournit des armes à tous les belligérants. sermons «antihérétiques » professés par le collège de
Le PrinceNoir y établit son quartier général et sa cour. Jésuites, installé à Bordeaux en août 1572. Ce même
En 1380, c’est au tour des Anglais de se plier à la force mois les massacres se généralisent dans tout le royaume.
française : ils sont vaincus à Bordeaux et à Bayonne. Bordeaux connaît sa Saint-Barthélemy le 3 octobre
Bordeaux est reprise dénitivement par l’armée royale 1572 : les tueurs, dirigés par le jurat PierredeLestonnac,
française avec toute la Guyenne, lors de la bataille de assassinent entre250 et 270protestants. L’Église réfor-
Castillon (1453). C’est la n de la guerre de Cent Ans. mée sort aaiblie de cette épreuve, et il n’y aura plus de
troubles graves jusqu’à la n des guerres de Religion.
Bordeaux l’insoumise dans Derrière ce retour au calme, on peut aussi lire l’inuence
la tourmente des guerres de Religion des esprits éclairés, comme Montaigne : maire de
Bordeaux de1581 à1585. MichelEyquemdeMontaigne
défend la paix entre catholiques et protestants. Le 2jan-
Mais la tutelle du roi de France n’est guère vier 1590, le parlement de Bordeaux reconnaît au
appréciée. An de surveiller la ville, le roi futur Henri IV le droit à la couronne, avant le
Charles VII fait bâtir deux forteresses, le parlement de Paris et quatre ans avant son sacre
fort du Hâ (1456) et le château Trompette à Chartres ! Ce dernier promulgue l’édit de
(1467). Le commerce avec l’Angleterre Nantes en 1598, qui installe durablement la
décroît et la prospérité de la ville s’en paix religieuse. Sa révocation par LouisXIV
228
ressent. En 1462, LouisXI rend ses liber- en 1685 va déclencher une nouvelle vague
tés à la cité en la dotant d’un parlement. de persécutions.
Bordeaux
229
demi pour joindre Bordeaux aux Antilles après un arrêt
en Afrique–, plus cher et plus périlleux.
Bordeaux
le marquis deSégur, le comte deLur-Saluces et sa dame
Les fortunes négrières la comtesse de Sauvage d’Yquem pour le e siècle,
et viticoles font prospérer la ville «véritables princes des vignes», que l’on doit les vins
qui enchantent nos palais.
En 1771, le trac maritime à Bordeaux est à son apogée. Bordeaux devient au e siècle le premier port de
La grande force de Bordeaux provient de son arrière- France. À la veille de la Révolution, le Bassin aquitain
pays, vaste et parfaitement structuré. Ce dernier, qui est considéré comme l’une des régions les plus prospères
fournit les marchandises destinées aux plantations de France. La capitale de l’Aquitaine devient le phare
(farine, machines, alcool), prote en retour de la pros- de la région. Son développement architectural coïn-
périté venue des îles et des échanges commerciaux avec cide avec le règne des intendants. C’est Richelieu qui, le
l’Europe du Nord. Le vignoble bordelais connaît aussi son premier, installe dans les provinces ces hauts représen-
âge d’or. Dès la n du esiècle, la noblesse parlemen- tants du pouvoir central et Colbert qui a mis l’organisa-
taire acquiert de vastes propriétés en Médoc, Sauternais, tion au point. D’une cité aux rues étroites et tortueuses,
dans les Graves, à Monbazillac… des noms qui évoquent Claude Boucher, le marquis de Tourny (1743-1757),
aujourd’hui la fraîcheur obscure des caves voûtées. et Dupré de Saint-Maur font au esiècle l’une des
plus belles villes de France, aux solides constructions
Ce sont les Romains, dit-on, qui introduisirent la vigne de pierre. Alors apparaissent les grandioses ensembles
en Aquitania. Ce vin, que les Anglais appelleront «cla- que forment les quais, la place de la Bourse, les allées de
ret», sera fort apprécié des Plantagenêts : pour les fêtes Tourny, des monuments comme l’Archevêché, le Grand
du couronnement, mille barriques furent mises en éâtre, l’hôtel des Douanes, l’hôtel de la Bourse et le
perce. Mais il faut attendre le Siècle d’or pour voir appa- Jardin public. En 1729, l’intendant Boucher entreprend
raître les grands crus : la noblesse de robe développe la la construction de la place Royale (actuelle place de la
culture de la vigne, fait bâtir des chais où vieilliront les Bourse) sur les plans de l’architecte de LouisXV, Gabriel :
vins ns destinés aux îles, à l’Angleterre et à l’Europe c’est la première percée opérée dans la ceinture médié-
du Nord. C’est à ArnauddePontac pour le esiècle, vale, la première concession accordée à la modernité.
En 1743, l’intendant Tourny lance un projet de longue journalistes et d’avocats dont l’éloquence fait mouche,
haleine. Bordeaux détruit ses remparts, comble ses fossés, obtiendra la majorité à la Législative et au début de la
assèche ses faubourgs marécageux Convention. Parmi les plus célèbres :
et se dote d’agréables promenades Vergniaud, Guadet, Condorcet ou
plantées. Huit portes en forme d’arc Bordeaux découvre Ducos défendent le libéralisme et
de triomphe antique, construites la décentralisation. Les girondins
par l’architecte Nicolas Portier, une nouvelle source de seront proscrits le 2juin 1793. Mis
remplacent les poternes médiévales, revenus : le tourisme. en accusation par le tribunal révo-
à l’instar des portes d’Aquitaine lutionnaire, vingt-deux d’entre eux,
(place de la Victoire), Dijaux (place Gambetta), de la dont Vergniaud, sont condamnés à mort et guillotinés
Monnaie (quai de la Monnaie) ou de Bourgogne (place à Paris. La chute de Robespierre (2juillet 1794) permet
Bir-Hakeim). Bordeaux respire enn. aux survivants de la Gironde de retrouver une place au
sein des élites bordelaises.
L’architecte de Louis XV, Jacques Gabriel, crée à la
demande de Tourny le Jardin public, très apprécié La situation économique, elle, n’a fait qu’empirer
des Bordelais. La ville se dote également d’un opéra depuis la mauvaise récolte de 1791. Les négociants ne
construit par l’architecte VictorLouis. Ce sera le Grand pardonnent pas à Napoléon Ier le blocus continental
éâtre. Situé place de la Comédie, il est élevé de1773 qui freine le trac maritime et l’exportation des den-
à1780 et compte parmi les plus beaux de France. rées, notamment le vin, vers l’Angleterre et les États
du nord de l’Europe, principaux clients de Bordeaux.
Bordeaux étincelle. La haute société bordelaise, enrichie Les troupes anglaises qui entrent dans la ville en
230
par le négoce, fait édier de beaux hôtels, témoins pré- 1814 reçoivent l’accueil favorable d’une bourgeoisie
cieux de l’art de vivre du esiècle. Les architectes exsangue, ruinée par les campagnes napoléoniennes.
Bordeaux
imaginent des hôtels particuliers « entre cour et jar- Quand l’Empire s’eondre, la ville est la première à
din », d’une grande pureté néoclassique. Côté rue, un accueillir les princes de la maison de Bourbon, le duc
imposant portail s’ouvre sur une jolie cour pavée, tan- et la duchesse d’Angoulême. Bordeaux retrouve le
dis qu’à l’arrière du bâtiment, un jardin d’agrément sourire sous la Restauration. Le pont de Pierre et l’im-
ménage une pause de verdure. Citons, entre autres, mense place des Quinconces (126 000 m 2), aménagée
l’hôtel de Lalande, le petit hôtel Labottière ou l’hôtel sur l’emplacement du château Trompette, datent de
Saint-Marc. Sur le plan architectural, le e siècle cette époque. Cette esplanade –sur laquelle on planta
a laissé de profondes empreintes : aujourd’hui, le sec- une série d’arbres disposés en quinconce– est célèbre
teur du Vieux Bordeaux, inclus entre le quartier des pour son monument aux Girondins. Érigé entre 1894
Chartrons et le quartier Saint-Michel, compte quelque et1902 à la mémoire des girondins décapités en 1792, il
5000immeubles d’une architecturee . forme un ensemble allégorique étonnant. Cet ensemble
sculptural est composé d’une colonne de 50m de haut.
Au sommet, une Liberté brisant ses fers surmonte deux
La Révolution et les Lumières fontaines en bronze : des chevaux marins tirent les chars
obligent Bordeaux à se réinventer du triomphe de la République (côté Grand éâtre) et
celui du triomphe de la concorde (côté Jardin public).
À terre sont représentés trois personnages tragiques, le
Mais l’horizon s’obscurcit dès la n du e siècle. Vice, l’Ignorance et le Mensonge.
Bordeaux ne peut plus commercer via l’Atlantique sous
la Révolution et l’Empire : son économie s’eondre. La Sous le Second Empire, le commerce bénécie de l’amé-
chute de l’Ancien Régime est d’abord favorablement lioration des communications et de l’assainissement des
accueillie par des élites éclairées, ouvertes aux idées Landes, puis Bordeaux découvre une nouvelle source de
nouvelles : le parlement bordelais est le premier à s’oppo- revenus : le tourisme. La consécration de la côte atlan-
ser à l’édit royal établissant des assemblées provinciales. tique comme destination privilégiée se fait avec l’arri-
LouisXVI fait exiler les parlementaires à Libourne. Les vée du train à Bordeaux en 1852, suivie du développe-
députés de Bordeaux créent alors un groupe politique : ment des chemins de fer vers le littoral. La construction
les girondins. Cette formation, qui compte nombre de d’Arcachon a notamment contribué à favoriser l’essor
e
du tourisme balnéaire. Autre attrait enivrant et lucratif : Que reste-t-il du port de Bordeaux? À98km de l’océan,
la viticulture. Le premier classement des vins, esquissé sur la Garonne, Bordeaux occupe la situation privilé-
dès 1725 avec Haut-Brion, Margaux, Late et Latour giée de «ville de premier pont» et, par la vallée de la
s’élargit en1855 avec la classication des grands crus du Garonne et le seuil de Naurouze, franchi par le canal
231
Médoc, établie à la demande de NapoléonIII en vue de du Midi, commande la plus courte liaison continen-
l’Exposition universelle de Paris. Si l’Aquitaine prote tale Atlantique-Méditerranée. Aujourd’hui, le port
Bordeaux
peu du développement industriel, Bordeaux, qui assiste de Bordeaux intramuros, qui a vu décliner son trac
à une fulgurante augmentation des exportations de vin, au bénéce du Verdon, a déménagé vers l’aval pour
se développe. Le pont de Pierre, achevé en 1822, relie les accueillir les grands pétroliers. Car Bordeaux n’a plus
deux rives. La ville installe des chantiers navals sur la autant besoin de son port qu’aux siècles précédents,
rive droite, et devient tête de ligne pour l’Amérique du mais a besoin de s’industrialiser.
Sud, le Maroc et les colonies. C’est aussi au cours de ce
même esiècle que se dessine le paysage urbain bor- Dans les années 1970, le maire Jacques Chaban-
delais contemporain. À cette époque se multiplient les Delmas ne rêve pas seulement « d’amener la cam-
petites maisons populaires de plain-pied aux hautes pagne à la ville et la ville à la campagne » : il veut
portes étroites, dont les façades ornées de clefs de fenêtres faire de Bordeaux une ville moderne, ouverte, ambi-
sculptées imitent celles des demeures bourgeoises. tieuse, et sur le modèle des villes américaines, lance la
construction du quartier Mériadeck. Son nom rappelle
Bordeaux va mieux mais l’histoire qui bégaie lui joue Ferdinand Maximilien Mériadec, prince de Rohan,
des tours : à trois reprises, la capitale de l’Aquitaine archevêque de Bordeaux au e siècle. Remplaçant
devient celle de la France, en accueillant des gouverne- les habitations insalubres construites sur d’anciens
ments français en déroute. En 1914, devant l’oensive marais, ce quartier devient le centre directionnel de
allemande, le président Poincaré, le gouvernement et la région Aquitaine. Englobant bureaux, bâtiments
les Chambres s’installent temporairement à Bordeaux, administratifs, habitations, centre commercial, biblio-
comme l’avait fait le gouvernement Gambetta en 1870 thèque municipale, patinoire, il est aussi agrémenté
durant la guerre franco-prussienne. Le réexe sera de pièces d’eau et d’espaces verts. Les immeubles sont
le même en 1940. On désigne alors Bordeaux comme en verre et en béton, arrondis ou cubiques, et par-
« capitale tragique » ou « capitale de la défaite ». Le fois encagés dans des structures métalliques. C’est
Grand éâtre fait oce de parlement : les débats y sont également l’époque des grands ensembles, destinés à
aussi enammés qu’à Paris. résoudre la crise du logement. Avec le tramway, c’est
tout un programme de réhabilitation des rues qui a été
Avec la n de la guerre, la cité retrouve le dynamisme mis en œuvre, accompagné d’un plan de sauvegarde du
de ses armateurs, nanciers et négociants d’autrefois. patrimoine architectural.
La Rochelle
UNE DIFFéRENCE AFFIRMéE
Ducs d’Aquitaine puis rois de France et d’Angleterre ont favorisé ses marchands. Mais elle est
architectural témoigne encore aujourd’hui de son art de la guerre… et du commerce !
Le meilleur moyen pour découvrir et comprendre pêcheurs quand, en 1130, Guillaume X d’Aquitaine
LaRochelle est de l’aborder par la mer. En bateau, il faut s’empare du bourg de Châtelaillon, à quelques kilo-
suivre le chenal indiqué par les deux phares d’aligne- mètres. Pour punir ce dernier, il décide de doter sa voi-
ment – un rouge, un vert. Le port se referme presque sine, La Rochelle, de privilèges et de fortications. Ce
sur la baie et ne donne rien à voir de la ville jusqu’au coup de pouce permet à la ville de prendre de l’ampleur;
franchissement du goulet qui sépare les deux tours for- le commerce maritime se met rapidement en place. Fille
tiées. Le nom de l’une d’elles (la tour de la Chaîne) rap- de Guillaume d’Aquitaine, la célèbre Aliénor partage
pelle l’époque où les navires payaient un droit d’entrée. l’ambition locale de son père. En 1199, elle ore une
232
On peut imaginer les lourds maillons qui reliaient les charte communale, ce qui permet l’élection du premier
deux édices se lever pour nous laisser pénétrer dans maire de France, et incite l’ordre du Temple à s’y instal-
La Rochelle
le port et apercevoir enn le visage de la cité. Arrivés à ler an que son réseau économique et religieux prote
quai, on franchit l’arche de la Grosse-Horloge, la porte à la cité – on aperçoit encore les traces de leur présence
de La Rochelle. On se perd alors dans un entrelacs de dans les cours de la Commanderie et du Temple.
rues commerçantes bordées de maisons à colombages
dont le bois est recouvert d’ardoise. Les piétons cir-
culent à l’ombre des arcades qui protégeaient, au Moyen LA CITÉ RESTE FIDÈLE À LA FRANCE
Âge, les marchandises étalées sous leurs voûtes. EN SECRET
Saint-Barthélemy, Saint-Sauveur, Saint-Nicolas, Saint- lourds galions espagnols ou portugais : ils en retirent
Jean… Rapidement, la petite cité prend une dimen- généralement de précieuses marchandises ainsi que
sion internationale. Au e siècle, elle commerce avec de l’or et de l’argent », soulignent Mickaël Augeron
233
de nombreuses destinations : les îles Britanniques, et Jean-Louis Mahé dans leur Histoire de La Rochelle
les Flandres, l’Espagne, le Portugal et les villes han- (Geste éditions, 2012). En tout cas, ces nouvelles res-
La Rochelle
séatiques, redistribuant en France le produit de ces sources contribuent à l’embellissement de la ville : les
échanges. Le roi LouisXI lui-même en parle comme de maisons de bois laissent place à de hautes bâtisses de
«l’une des plus belles et principales portes de mer». pierre nement décorées, dans un style d’inspiration
amande ou italienne. Opulente et indépendante,
Avec la découverte du Nouveau Monde, des campagnes La Rochelle jouit d’une autonomie certaine à l’égard
de pêche à la morue s’organisent au large de Terre- de la couronne de France. Cette situation particulière
Neuve. Le troc se met en place avec les Amérindiens. favorise sans doute l’implantation du protestantisme.
Certains armateurs et marins rochelais se convertissent Calvin visite la région dans les années 1530, et les idées
à l’occasion en pirates. « Attaquant inlassablement les de la Réforme y font rapidement leur chemin, en dépit
d’une violente répression. Deux «hérétiques» sont brû- elle accueille l’année suivante le VIIe Synode national. Le
lés devant l’église Notre-Dame en 1552 après avoir eu la futur HenriIV y suit une formation politique et militaire
langue coupée pour avoir critiqué le dogme catholique. sous l’égide de l’amiral de Coligny, et prend pour quelques
Pour s’épargner de telles déconvenues, les protestants années la tête de la ligue protestante. Henri, devenu roi de
pratiquent leur culte dans la clandestinité jusqu’à la n Navarre, se convertit au catholicisme et participe au siège
des années 1560, où – en raison du nombre croissant de de 1573, ordonné par le roi Charles IX, contre la ville
convertis – la tolérance succède rebelle. Victorieuse, LaRochelle
à la répression. Les deux reli- accueille, trois ans plus tard, son
gions se côtoient paciquement «Je percerai le cœur «bien bon ami», sans lui tenir
et partagent même leurs lieux rigueur de cette indélité.
de culte. Hélas! la paix ne dure du premier qui parlera de
pas. En janvier 1568, le maire se rendre!», s’écrit le maire Roi de France, Henri IV
protestant François Pontard prend la peine d’expliquer aux
ordonne la destruction de toutes les églises (seuls les Rochelais les raisons – toutes politiques – de sa conver-
clochers sont préservés pour servir de tours de guet). La sion et veille par l’édit de Nantes, signé en 1598, à la pro-
terreur s’installe: les prêtres sont pourchassés et parfois tection des protestants tout en ménageant la majorité
égorgés. Treize d’entre eux sont précipités du haut de la catholique du pays. On accepte, non sans quelques réti-
tour de la Lanterne… cences, de rétablir la pratique publique du catholicisme
à LaRochelle. Quelques années de paix et de prospérité
laissent à ses habitants le temps de reprendre leur soue
Ce port indomptable qui renie avant un second épisode guerrier. Depuis l’assassinat
234
le dogme catholique d’HenriIV en 1610, la ville est sur ses gardes. Craignant
un revirement de la Cour, elle a renforcé ses défenses
La Rochelle
et d’une otte chevronnée, dirigée par l’amiral Jean la cité rebelle. En la coupant de toute aide extérieure,
Guiton. Dans la baie, au cours des années1621 et1622, Richelieu espère mettre à mal le moral de la population
les combats font rage. La otte royale est déboutée une et l’aamer jusqu’à obtenir sa reddition. Le stratagème
première fois… Elle revient en plus grand nombre. En fait ses preuves. En dépit d’une sévère restriction, les
vain. Par cet ultime aront, LaRochelle prouve sa supé- provisions de vivres sont épuisées au bout de quelques
riorité militaire sur la Couronne, qui se retire, humiliée. mois. Après avoir mangé le grain, on tue le bétail, puis
les chevaux et les mules. En février1628, deux navires
anglais chargés de nourriture franchissent le blocus, ce
Le Grand Siège qui redonne de l’espoir aux habitants. Avec l’aide bri-
tannique, LaRochelle pourrait être sauvée! Mais ils ne
parviendront pas à renouveler l’opération, et la famine
Cinq ans sont nécessaires au souverain français pour fait de nouveau son œuvre. Quand on s’attaque aux
planier un meilleur plan d’attaque. La Rochelle est chiens et aux chats, la situation semble désespérée… Les
imprenable par la force? Qu’à cela ne tienne, il faut s’en rumeurs parlent alors d’une possible reddition, mettant
saisir par la ruse. Louis XIII convoque son conseiller l’inexible Jean Guiton en fureur.
– le cardinal de Richelieu – pour rééchir à une straté-
gie qui viendrait enn à bout des hérétiques. En 1627, Élu maire, l’amiral victorieux de 1622 organise la résis-
ce dernier fait ériger un rempart de 12 km autour de tance d’une main de fer. «Je percerai le cœur du pre-
la ville et une digue d’un kilomètre et demi à l’entrée mier qui parlera de se rendre!», s’écrie-t-il en frappant
de la baie, encerclant totalement et hermétiquement la table de marbre de son bureau avec son poignard – le
meuble, qui porte la trace du coup, se trouvait encore LES « FILLES DU ROI » EMBARQUENT
dans l’hôtel de ville avant d’être évacué après l’incendie DE LA ROCHELLE POUR LE QUÉBEC
du 28juin 2013. Les Rochelais font prol bas, préférant
mourir de faim dans l’honneur plutôt que d’être exé-
cutés dans la honte. Mais leur nombre diminue de jour Déchue de son rôle de forteresse protestante, LaRochelle
en jour. On raconte que, peu de temps avant la n du se concentre sur sa reconstruction économique. Elle
siège, une belle demeure jouxtant la Grosse-Horloge s’attache en priorité à reconstituer sa otte et ses circuits
fut échangée contre un rat; d’autres rumeurs évoquent commerciaux. Très vite, les relations avec le Canada
même de sombres aaires de cannibalisme. À la n du reprennent. Au commerce de la morue s’ajoute la pelle-
mois de septembre 1628, les rues sont désertes, et la terie. De1630 à1740, la moitié du trac de la Nouvelle-
maladie s’attaque aux derniers survivants. Du haut d’un France est assurée par des navires de LaRochelle. Le com-
des anciens clochers, on aperçoit une nouvelle otte merce des peaux de castor, de cerf ou de martre fait appel
anglaise s’approcher de la digue. Dernier espoir pour aux capitaux des négociants protestants. Après les explo-
la cité rebelle, qui n’est plus bien vaillante. Las! après rateurs, les missionnaires et les administrateurs, marins
quelques tentatives, les Anglais renoncent et entament et artisans en mal d’aventures embarquent pour peupler
des négociations avec le cardinal de Richelieu. la nouvelle colonie. Au Québec, la surpopulation mascu-
line commence à poser un problème. L’administration
Devant ce triste spectacle, Jean Guiton abandonne la royale décide d’y envoyer 800 jeunes femmes, orphelines
résistance et envoie à son tour une délégation auprès des pour la plupart, auxquelles on ore le voyage et une dot.
assiégeants. Le 29octobre, les troupes royales pénètrent Venues de Paris ou des villes de l’Ouest, les «Filles du
dans la ville et procèdent au désarmement des Rochelais. roi» embarquent de LaRochelle pour épouser les colons
236
Le 1er novembre, Richelieu célèbre la messe dans l’église et assurer l’avenir sur ces terres inhospitalières.
Sainte-Marguerite, l’actuel Oratoire, tandis que le roi
La Rochelle
pénètre solennellement dans la ville soumise. Quelques Parallèlement, le développement de colonies aux Antilles
jours plus tard, comme pour parfaire la tragédie, une ouvre de nouvelles routes commerciales. Sur place, les
violente tempête détruit en partie la digue de Richelieu. colons s’attaquent à la culture sucrière, nourrie rapide-
Jean Guiton est condamné à l’exil (quelques années plus ment par la traite des Noirs. Dès 1643, LaRochelle entre
tard, il reprendra du service… dans le commerce triangulaire.
dans l’armée royale!), et la ville Elle envoie ses bâtiments sur les
sévèrement punie : ses fortica- Les navires repartent, côtes du golfe de Guinée, où elle
tions sont détruites, à l’exception alourdis de centaines échange armes, tissus et eaux-
de quelques portes et des tours de-vie contre les prisonniers
à l’entrée du port. Les privi- d’esclaves entassés dans des guerres tribales. Les navires
lèges chèrement acquis au l des les cales, en direction repartent, alourdis de centaines
siècles sont abrogés et les églises d’esclaves entassés dans les cales,
reconstruites. LaRochelle comp-
des Antilles. et prennent la direction des
tait avant le siège environ 28000 habitants; elle n’abrite Antilles, et en particulier de l’île de Saint-Domingue,
plus que 5 400 personnes, dont une partie continue à future Haïti. Les conditions de vie et d’hygiène à bord
mourir des suites de la famine et de l’épidémie de peste sont eroyables : 10 % en moyenne des esclaves suc-
qui sévit en Europe. Mais la ville se relève. Dans sa combent avant d’arriver à destination. Les autres sont
grande mansuétude, le roi autorise l’exercice du culte vendus aux planteurs, et le bénéce obtenu permet aux
protestant, qu’il compense par une politique de repeu- négociants rochelais de racheter un chargement de pro-
plement de la ville par des familles catholiques. À la n duits coloniaux : du sucre, bien sûr, qui sera rané à
des années 1630, La Rochelle a retrouvé une popula- LaRochelle puis redistribué dans tout le pays, mais aussi
tion de 18000 habitants, parmi lesquels il ne reste plus du tabac, de l’indigo, du café…
que 8 000 protestants. Certains corps de métier leur
sont désormais interdits (y compris les charges poli- Le roi Très Chrétien Louis XIV mène une politique
tiques et militaires), mais ils conservent le monopole du de conversion dans le royaume ; progressivement, les
commerce maritime et sont très largement représentés droits des protestants sont réduits. En 1648, l’évêché
parmi les armateurs et négociants. ordonné à la n du siège est enn mis en place, et une
237
La Rochelle
e
forme de répression s’installe : dans les années 1660, jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix
des centaines de familles protestantes sont chassées de que vous mangez du sucre en Europe.» Mais l’Europe
la ville, et, en mars1685, un temple est détruit dans une est devenue gourmande, et une quinzaine de raneries
commune voisine, Villeneuve – les prémices de la révo- tournent à plein régime dans la cité. Le commerce de la
cation prochaine de l’édit de Nantes. Un mouvement canne à sucre et la traite des Noirs se poursuivent tout au
massif de conversions forcées réduit le nombre ociel long du esiècle, tandis que LaRochelle, deuxième
de protestants à La Rochelle. Le culte est de nouveau port négrier après Nantes, s’enrichit de plus en plus. Un
pratiqué dans la clandestinité. Le problème est réglé nouveau quartier voit le jour. On y bâtit la chambre de
selon le roi, qui se félicite d’avoir en son royaume une commerce, que l’on entoure de somptueux hôtels parti-
ville aussi sage et prospère que La Rochelle. Pour la culiers. La perte du Canada, en 1763, assène un premier
récompenser, il lui ore, en 1689, de nouvelles fortica- coup à l’économie rochelaise; la révolte des esclaves de
tions, symbole de sa réhabilitation totale. Saint-Domingue, en 1791, et la déclaration d’indépen-
dance de l’île treize ans plus tard portent le coup de grâce.
Un siècle plus tard, le commerce triangulaire est tou- La cité traverse une grave crise économique dont elle ne
jours orissant. Voltaire, dans Candide, donne la parole se relèvera qu’à la n du e siècle. En 1890, la construc-
à un esclave : « Quand nous travaillons aux sucreries, tion du port en eaux profondes de La Pallice devient le
et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la symbole de son rebond. L’ironie du sort veut que ce soit
main; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la l’empire colonial qui sauva – une seconde fois – la ville…
Poitiers
La bien-aimée du Moyen Âge
Radegonde, épouse de Clotaire, et Aliénor d’Aquitaine, unie successivement au roi de France
et au roi d’Angleterre. Est-ce pour cette raison que Poitiers a autant de charme ?
Une ne lumière dorée inonde Poitiers, la cité romane traces de chaque époque. L’histoire a fait d’elle, et du
par excellence. Au-dessus d’un enchevêtrement irrégu- Poitou en général, un site de fractures et de contacts.
lier de toits en ardoise et tuiles creuses orangées, trône Située sur un axe de passage majeur entre le Bassin
le clocher de l’église Notre-Dame-la-Grande (esiècle). parisien et le Bassin aquitain, elle est, à plusieurs
Ce cœur d’agglomération siège sur un promontoire cal- reprises, le théâtre d’événements marquants. Trois
caire formé par l’érosion de deux rivières, le Clain et batailles capitales ont été livrées dans ses environs.
la Boivre. Pour l’atteindre, il faut s’engourer dans le En 507, Clovis arrête la progression des Wisigoths en
dédale de rues tortueuses et grimpantes des quartiers tuant leur chef Alaric II lors de la bataille de Vouillé.
238
médiévaux. À l’instar de la Grand’Rue, la pittoresque En 732, Charles Martel met un coup d’arrêt à l’inva-
voie commerçante où «tous les Poitevins ont vécu, au sion arabo-musulmane en Occident. Puis, en 1356,
Poitiers
moins une fois, dans leur vie ». Au gré des âneries, l’héritier de la couronne d’Angleterre, le Prince Noir,
on découvre des ruines gallo-romaines, des églises capture le roi de France, JeanII le Bon, à la bataille de
romanes (Saint-Hilaire-le-Grand, Sainte-Radegonde), Nouaillé-Maupertuis.
des maisons à pans de bois ou des hôtels particuliers
(hôtel Fumé, hôtel Berthelot, etc.). Majestueux, le palais Mais Poitiers, classée en 2022 première grande ville
de justice – vestige du palais des comtes de Poitou et étudiante de France (avec 27 000 étudiants, c’est-à-
ducs d’Aquitaine – se dresse à quelques mètres de dire près du quart de sa population), est surtout forte-
Notre-Dame-la-Grande. Nul doute, les Poitevins ment marquée par de grandes gures féminines. Sainte
peuvent s’enorgueillir de leur ville. Radegonde, Agnès de Bourgogne, Aliénor d’Aquitaine,
Jeanne d’Arc ou Charlotte Flandrine de Nassau sont
parvenues à laisser leur empreinte au cœur de l’histoire
560 : La reine Radegonde fonde du Poitou. Et deux d’entre elles ont, peut-être plus que
le monastère Notre-Dame les autres, contribué à l’essor de la cité. Ce n’est pas un
1137 : Héritière du duché d’Aquitaine, hasard si dans l’escalier d’honneur et la salle des fêtes de
Aliénor épouse Louis VII l’hôtel de ville, deux œuvres les honorent: Saint Fortunat
1152 : SÉPARÉE DE Louis VII, Aliénor d’Aquitaine lit des poèmes à sainte Radegonde à l’abbaye Sainte-Croix,
épouse en secondes noces Henri de Pierre Puvis de Chavannes, et le vitrail Aliénor d’Aqui-
Plantagenêt, futur roi d’Angleterre taine conrme la charte de commune aux habitants de
Poitiers, de Steinheil. De quoi méditer les propos vieillis-
1204 : À la mort d’Aliénor, Philippe Auguste sants de FrançoisIer: «Une cour sans dames est un jardin
s’empare de Poitiers, mettant fin sans eurs.»
à l’ère anglaise de la ville
Radegonde est la première de ces eurs précieuses
Fondée par les Pictons, un peuple d’origine celte, entre et délicates. Elle éclôt au e siècle, dans une Europe
le e et le e siècle av. J.-C., Lemonum (la «cité de l’or- déchirée par des peuples dits barbares et à quelques
meau »), successivement rebaptisée Pictavia, Poictiers pas du royaume franc, le , partagé
et Poictou, a traversé les siècles tout en conservant des entre les ls de Clovis (ierry, Clotaire, Childebert
Civitates Orbis Terrarum
et Clodomir). En 531, la jeune princesse thuringienne conjugale, elle sait ménager son royal époux pour pré-
(lle du roi Berthaire) âgée d’une dizaine d’années voit, server une certaine liberté. Si la uringienne s’attache
horriée, la ville de Scithingi (en Allemagne) mise à sac d’une certaine façon à son ravisseur, le Franc éprouve,
par les armées franques. Capturée, elle est envoyée vers quant à lui, un mélange de fascination et de respect. Des
l’ouest avec son frère et d’autres prisonniers. Lors du voix s’élèvent, sardoniques, dans son entourage: «Tu as
partage du butin, la llette échoit à Clotaire, qui s’em- épousé une nonne et non une reine !» Le temps pour-
239
presse de l’envoyer loin de la Cour. Il a instantanément suit son œuvre, les saisons se suivent. La jeune femme,
saisi les atouts d’une telle «prise». toujours éprise d’une frénésie de partage, comble de
Poitiers
bienfaits les monastères et se consacre à ses œuvres
pieuses. De nombreux témoins évoquent même des
Radegonde, reine ou nonne ? dons de thaumaturge… Vers 550, la vie de Radegonde
est à nouveau bouleversée lorsque son frère est assas-
siné par les sbires de son mari. Il aurait voulu trahir le
D’une exceptionnelle beauté, la princesse est issue d’un roi, paraît-il. C’est trop. Elle prend la clé des champs
rang prestigieux, « un ventre de sou- avec plusieurs de ses suivantes et se fait
veraineté ». Ses futurs enfants auront consacrer diaconesse à Noyon par son
des droits légitimes et irréfragables sur protecteur, Médard. Après plusieurs
la couronne thuringienne… Ainsi, la années de vie itinérante, la fascinante
petite au teint de lait et à la chevelure reine trouve asile à Poitiers.
«d’un or rouge » est élevée avec soin
à Athies, l’une des villas du domaine À l’époque mérovingienne, la ville
royal de Soissons. À l’ombre des forêts possède encore l’épaisse muraille
giboyeuses, Radegonde reçoit une construite au esiècle, enserrant 43ha
formation doctrinale dispensée par de terrain. Extra-muros, l’amphi-
Médard, l’évêque de Saint-Quentin. théâtre, considéré comme l’un des plus
C’est une révélation : elle embrasse grands de Gaule (avec une capacité de
avec ardeur les vérités de la foi. Au 34 000 spectateurs), se dresse toujours
plus profond de son âme, elle ressent sur ses fondations. Les nécropoles
le besoin brûlant de secourir les mal- aménagées aux quatre points cardi-
chanceux et les miséreux. Son exis- naux sont, elles aussi, maintenues à
tence paisible est troublée vers 538, l’extérieur de l’enceinte, loin des parties
à la mort de la reine Ingonde. Veuf, habitées – la règle romaine des Douze
Clotaire, loin d’être accablé par le Tables est toujours de rigueur. Auréolée
chagrin, épouse Radegonde, sans lui e du prestige religieux et politique de
demander son avis. Confrontée à la vie Vie de sainte Radegonde saint Hilaire, la cité poitevine est truée
d’églises paroissiales: Saint-Hilaire-entre-Églises, Saint-en détenir un morceau aussi important. Radegonde
Martin-entre-Églises, Notre-Dame-l’Ancienne (actuelle est aux anges. Pour accompagner la procession du Bois
rue Saint-Pierre-le-Puellier) ou Saint-Michel (les vestiges sacré à travers les ruelles de la cité, elle commande à
sont aujourd’hui visibles à l’angle de la rue des Feuillantsson ami dévoué et condent, Venance Fortunat, des
et de la Grand’Rue, sous un bâtiment). hymnes à la hauteur de l’exceptionnel objet. Le poète
latin venu d’Italie en 567 – futur évêque de la ville vers
600 – se met au travail avec zèle et termine en peu de
Tout pour son monastère temps les œuvres désirées: le et le
, «Les Étendards du roi». Tout va pour le mieux
dans le meilleur des mondes. Seulement voilà, l’évêque
Une fois arrivée, Radegonde décide de fonder l’un des de Poitiers, Marovée, un tantinet misogyne et excessi-
premiers monastères féminins du royaume. Pour cela, vement jaloux du succès de la reine, refuse de s’occuper
elle envoie une missive à Clotaire. Aurait-il l’obligeance de la cérémonie de translation. Il éperonne son cheval
de lui céder des terrains et de l’aider à concrétiser son et pique des deux en direction de l’une de ses villas
ambitieux projet ? Contre toute attente, son époux se située aux environs. Ainsi, point d’évêque, point de
montre municent, alors que peu de temps auparavant commémoration. C’est sans compter sur la pugnacité
il essayait de la ramener de force à Soissons. Après tout, de Radegonde. Pas de Marovée? Grand bien lui fasse!
même loin de lui, elle reste sa possession. N’est-elle Quelqu’un d’autre pourra le remplacer. Euphronius de
pas sa femme devant Dieu ? Tours par exemple. Encore
Aussitôt, il cède des terrains une fois, la moniale voit
jouxtant le quartier épiscopal, Entre pénitences, jeûnes, ses prières exaucées. La
240
verneur de faire tout ce qui est encore le temps de pourvoir lors, l’abbaye prend le nom
en leur pouvoir pour hâter les sa fondation de riches trésors. de Sainte-Croix et le reli-
travaux du monastère et de la quaire (la staurothèque)
basilique souhaités par sa femme. Une petite dizaine attire des foules de pèlerins – les moniales de Poitiers,
d’années plus tard, Radegonde emménage enn à l’in- aujourd’hui installées à la Cossonnière, commune
térieur du monastère Notre-Dame, fraîchement édié, de Saint-Benoît, conservent pieusement les reliques
et qui sera placé sous la règle de saint Césaire. Humble, de la Vraie Croix. La renommée de l’abbaye grandit
la reine moniale refuse la dignité d’abbesse pour la et Radegonde poursuit ses pénitences. À l’approche
coner à sa dèle suivante Agnès. Elle préfère demeu- de sa mort, la religieuse aurait eu une vision dans sa
rer dans l’ombre et la sainte obédience. À peine a-t-elle cellule. Selon Baudonivie (sa dèle suivante, auteur
le temps de se mettre à l’abri de la clôture conventuelle d’une ), le Seigneur lui serait
qu’elle reçoit une nouvelle troublante: Clotaire a subi- apparu, jeune et merveilleusement beau, pour lui dire:
tement rendu l’âme entre la n du mois de novembre et « Pourquoi donc, enammée de désir, me pries-tu
le début de décembre 561. Finis les menaces et les chan- dans une abondance de larmes et me cherches-tu en
tages qu’il faisait peser sur elle. Pourtant, elle n’arrive gémissant ? Pourquoi te répands-tu en supplications
pas à s’en réjouir et s’inige des mortications cruelles et t’iniges-tu de telles tortures cruelles pour moi, qui
comme si elle désirait expier les crimes perpétrés par suis toujours auprès de toi? Sache bien que tu es une
les Mérovingiens. Une attitude qui ne cesse d’inquié- perle précieuse et l’un des plus beaux joyaux de ma
ter son entourage… Entre pénitences, jeûnes, oces, couronne.» Supposée véridique, la visitation du Christ
Radegonde trouve encore le temps de pourvoir sa fon- a laissé une trace, dite « Pas de Dieu », inscrite dans
dation de riches trésors. Elle obtient de Justin II de la pierre de sa cellule. On peut admirer l’empreinte
Byzance et de l’impératrice Sophie, vers 569, un frag- du pied sous l’enfeu du mur sud de l’église Sainte-
ment de la Vraie Croix. L’insigne relique est disposée Radegonde. Le mercredi 13août 587, la uringienne
artistiquement en une croix à deux traverses et sertie meurt et laisse la communauté de Sainte-Croix incon-
dans une plaque émaillée sur fond d’or cloisonné par solable. Autour du lit funèbre, les moniales éclatent en
des émaux vert transparent. Grâce à ce don, Poitiers pleurs, se frappent la poitrine «avec leurs poings» ou
est la troisième cité, avec Constantinople et Rome, à «avec des pierres». Prétextant une tournée pastorale,
le coléreux évêque Marovée est absent. Grégoire de
Tours, l’auteur de l’ , pressé par
les notables poitevins, le remplace et consacre l’autel
du tombeau, dans l’église Sainte-Marie-hors-les-Murs
qui, reconstruite par la suite, deviendra l’église Sainte-
Radegonde. La sépulture sera rapidement l’objet de la
vénération des pèlerins.
Du duché d’Aquitaine
au royaume de France
Six siècles plus tard, Aliénor d’Aquitaine jette un coup
d’œil à son miroir. On est le 25juillet 1137. La lle aînée la cathédrale l’épée au poing, vociférant: «Tu es mort
et héritière du duc GuillaumeX d’Aquitaine vérie son si tu ne m’absous pas !» Le prélat fait semblant d’obéir
allure. Vêtue d’une resplendissante robe écarlate, la tout en continuant son oce. Une fois la cérémonie
jeune lle à la beauté printanière, alors âgée de 13ans, achevée, l’évêque rétorque : « Frappe, maintenant,
se sent prête. C’est un grand jour. Elle épouse l’héritier frappe donc ! » Décontenancé, Guillaume IX se tire
du trône de France, le futur LouisVII, et lui ore en dot d’aaire par une boutade : «Je te hais, c’est bien vrai,
son duché, l’Aquitaine, un domaine mais précisément parce que je te
241
bien plus vaste que l’Île-de-France, déteste, ne compte pas sur moi
réunissant rien moins que dix-neuf Aliénor, accompagnée pour te faire entrer au paradis.» Un
Poitiers
de nos départements, de l’Indre aux démêlé parmi tant d’autres entre les
Basses-Pyrénées. Durant la céré- de son jeune mari, clercs et son grand-père, le premier
monie, qui se déroule dans la cathé- se rend à Poitiers, troubadour occitan, l’inventeur
drale Saint-André de Bordeaux, la de la «n’amor», cet être hors du
princesse est au centre de toutes les
sa capitale, pour commun capable d’accumuler les
considérations. Le peuple, les pré- y recevoir la extravagances et les scandales à
lats et les grands vassaux, à l’ins- couronne ducale. outrance. N’a-t-il pas délaissé son
tar de Georoy de Rancon, sire de épouse au prot de Dangereuse, la
Taillebourg, sont charmés. vicomtesse de Châtellerault, qu’il a ouvertement ins-
tallée dans la tour Maubergeon, le donjon fraîchement
Peu de temps après, Aliénor, accompagnée de son jeune édié au palais ducal?
mari, se rend à Poitiers, sa capitale, pour y recevoir la
couronne ducale. Cette cérémonie est tout aussi impor- La reine Aliénor chasse ses rêveries d’un battement de
tante que la première. Parée d’une somptueuse robe cils. À l’issue de la cérémonie, le couple préside un ban-
d’églises romanes, l’ancienne cité mérovingienne est la quet dans la grande salle du palais ducal de Poitiers.
résidence préférée et le ef principal des ducs d’Aqui- Jongleurs et troubadours divertissent les invités. Hélas!
taine. Ainsi, les époux y reçoivent tous les honneurs qui les festivités sont interrompues par une terrible nou-
leur sont dus dans la primitive cathédrale Saint-Pierre velle: le roi de France, Louis VI, a rendu son dernier
(elle sera reconstruite aux e- e siècles), le 8 août soupir quelques jours plus tôt. Derechef, les époux
1137. L’esprit ailleurs, Aliénor d’Aquitaine repense à la prennent la route, direction Paris, an d’y prendre le
scène dramatique qui s’était déroulée dans cette maison pouvoir et d’assurer la continuité dynastique. Dans la
de Dieu en 1114. capitale capétienne, la jeune souveraine a l’impression
d’être une étrangère. D’aucuns, à la Cour, la trouvent
L’évêque de Poitiers Pierre II, agacé par les incar- trop méridionale. Ses manières trop hardies, son lan-
tades incessantes de Guillaume IX (dit Guillaume le gage eronté et ses tenues chatoyantes, jugées indé-
Troubadour, grand-père d’Aliénor), procède aux rites centes, choquent son entourage. Malgré tout, le roi reste
d’excommunication. Furieux, le pécheur se rue dans profondément amoureux de sa femme.
La cité s’oppose à Louis VII donc tout naturellement qu’Aliénor d’Aquitaine,
femme dotée d’un sens aigu des responsabilités et d’une
volonté de fer, chevauche à ses côtés, ou de son côté,
Moins d’un an après son avènement, Louis VII est mais avec les mêmes ambitions. Pendant ces années de
confronté à des révoltes en Aquitaine. Les bourgeois «corègne», le couple royal contribue indubitablement
de Poitiers ont décidé de se constituer en commune et à l’essor de Poitiers. Il est à l’origine de la construction
menacent de s’allier à d’autres villes du Poitou. À la tête d’une nouvelle enceinte (dès 1155) entourant l’intégra-
d’une petite armée de 200chevaliers, le souverain part lité du plateau sur une longueur de 6,5 km. Crénelé,
mater la rébellion. Il réussit à prendre la cité sans trop de le rempart intègre les anciens bourgs extra-muros de
dicultés et dissout la prétendue commune. Toujours Montierneuf, Sainte-Radegonde et Saint-Hilaire dans
courroucé par l’aront, il veut également emmener en la cité. Il est ponctué de plusieurs portes (Saint-Lazare
otage les ls et les lles au nord, de la Tranchée
des principaux notables. au sud, etc.) et scandé de
Fort heureusement, l’abbé nombreuses tours. Si la
Suger intervient et per- nouvelle cathédrale Saint-
suade Louis de renoncer Pierre n’a pas été com-
à son projet. Depuis la manditée par les époux
fenêtre du palais ducal (du moins le pense-t-on
donnant sur le quartier de aujourd’hui), elle a, en
Chadeuil, celui-ci rassure revanche, reçu leur patro-
les Poitevins : il se mon- nage. Ils sont tous deux
242
243
Poitiers
Rochefort
La splendeur navale du Roi-Soleil
un nouvel arsenal. Mais où ? Après maintes hésitations, le choix se porte en 1665 sur un site
au beau milieu du ponant, protégé par les îles et relié à l’arrière-pays par la Charente.
Les touristes préfèrent se dorer la pilule sur les plages Plus loin, il y a l’hôtel de la Marine et la forme double
des îles de Ré et d’Oléron pendant la saison estivale, ou de radoub, dont l’un des bassins a servi au chantier de
passer un week-end culturel à La Rochelle. Peu d’entre l’ (entre 1997 et 2014). Charpentiers, forgerons
eux s’arrêtent ici, au milieu des marais, dans les terres. et gréeurs y ont reconstitué à l’identique la fameuse fré-
Ils ont bien tort. Alanguie sur les bords de la Charente, gate sur laquelle embarqua La Fayette, le 21mars 1780,
la petite cité de 23 400 habitants est étonnamment belle, pour rejoindre les insurgents américains en lutte pour
bourrée de charme. Son ensemble architectural édié au leur indépendance. À quelques pas de là, on se retrouve
cours des e et esiècles bouscule les sens, invite face au Musée national de la marine, installé dans le frin-
244
au voyage, fait rêver de conns innis. On est ailleurs. gant hôtel de Cheusses… Vaisseaux de pierre, répliques,
Loin de tout. Sur les rives du euve, la Corderie royale, établissement dédié à l’histoire de la navigation, pavil-
Rochefort
monument emblématique de l’arsenal, a des allures de lons au vent… Rochefort est entièrement tournée vers
vaisseau de ligne amarré au jardin des Retours, parc la mer ! Oui, mais… Où est-elle ? Il faut tourner les
aménagé à la n des années 1980 par l’équipe des pay- talons, xer la Charente. Elle est derrière, à 12km à vol
sagistes de Bernard Lassus. D’une élégance toute clas- d’oiseau. Hors champ. On ne la voit pas. On la ressent,
sique, le bâtiment étire majestueusement ses 373m de en revanche. Une légère brise marine caresse les ajoncs,
façade ouvragée sur l’esplanade herbue. Il semble prêt à apporte avec elle la marée. Des hérons soulèvent leurs
larguer les amarres, attendant l’heure d’un improbable rémiges noires, prennent leur envol dans une lumière
appareillage… La réplique d’une mâture, à l’échelle 1/2, intense, vibrante. L’appel de l’océan est ténu, mais réel.
se dresse, en face, dans l’aire des Gréements. Il devient, à force, une évidence.
1661 : Louis XIV souhaite une marine capable
La Charente, position idéale
de lutter contre les Anglais
1665 : Lancement du chantier DE L’ARSENAL De nombreux projets d’agrandissement et de réaména-
à Rochefort gement sont examinés, pour être aussitôt écartés. Brest
n’est pas sûre, trop proche de la maudite Angleterre.
1703 : Inauguration du Siège royal
La Rochelle empeste encore l’hérésie huguenote.
de Rochefort
Brouage, œuvre de Richelieu, est envasée jusqu’au cou
1926 : La fermeture de l’arsenal entraîne et, d’ici quelques années, la mer n’atteindra même plus
un déclin rapide de Rochefort son port. La Seudre? Trop dicile d’accès. Une confé-
rence est réunie, le 1er mai 1665, pour étudier toutes
Rochefort est lle des ots. Son histoire? Elle découle, les possibilités. Un index avisé se pose sur la carte: la
tout naturellement, de la Charente et de ce beau jour où Charente pourrait faire l’aaire. Protégée par un cha-
le Roi-Soleil décide de rayonner partout, même à travers pelet d’îles (Aix, Oléron et Ré), la rade y est excellente.
les étendues céruléennes du globe. Ce que Louis XIV Le pertuis d’Antioche ouvre un passage large et pro-
veut, Dieu le veut. Et Jean-Baptiste Colbert, l’intendant fond vers la haute mer. Et l’arrière-pays dispose d’une
des Finances, y pourvoit. En 1661, le jeune monarque, voie d’eau pour acheminer les matières premières ou
âgé de 23ans, à peine aranchi de la tutelle de Mazarin, produits manufacturés en provenance des régions limi-
a le désir impérieux de posséder une marine digne de trophes. Enthousiastes, les commissaires de Colbert y
ce nom pour lutter contre les Anglais, entre autres, et apprécient, aussi, la hauteur de l’eau, susante pour
développer sans délai le commerce international par maintenir les navires à ot, et les fonds vaseux, appro-
245
voie maritime. À cette époque, la marine de guerre fon- priés à leur échouage. Deux sites sont surtout pressen-
dée par Richelieu fait peine à voir. Elle ne possède plus tis. Dans l’estuaire, Soubise pourrait convenir. Mais, la
Rochefort
qu’une vingtaine de bâtiments encore en état de navi- famille de Rohan refuse de vendre son bien. Tonnay-
guer, dispersés entre les ports de Toulon, Brouage et Charente ? Les Mortemart ne semblent pas non plus
Brest. Les équipages et les ociers sont peu nombreux. décidés à se séparer de leur propriété… Après maints
Incompétents. Indisciplinés. Bref, atermoiements et tergiversations,
tout est à refaire. Vite, cela va sans le choix se porte nalement sur
dire. Chargé de la remettre à ot, La Corderie, la forge, Rochefort, une châtellenie située
Colbert prend sa mission à cœur entre les deux. Blottie dans une
et plastronne : « La puissance du le parc aux ancres boucle de la Charente, distante de
roi est supérieure par terre à toutes sont rapidement 21km de l’embouchure, la seigneu-
celles d’Europe, par mer elle lui est rie est magniquement exposée.
inférieure, il faut la rendre égale
édifiés, malgré La hauteur d’eau y est susante, le
partout. » Des crédits sont déblo- l’hostilité du terrain. sous-sol approprié et l’arrière-pays,
qués, des vaisseaux et des matériaux riche. Autre atout : Rochefort est
(bois, goudron, chanvre, etc.) sont achetés, à grand rattachée au domaine royal. Le seigneur local, Jacques
prix, aux États voisins. Parmi cent autres préoccupa- Henri de Cheusses, descendant d’Adrien de Lauzeré
tions, l’homme à tout faire du royaume doit également (premier valet de chambre d’Henri IV récompensé
trouver l’endroit idoine pour bâtir un arsenal, c’est- pour sa dévotion), est « engagiste à titre précaire ».
à-dire un ensemble industriel capable de construire, Autrement dit : il peut jouir de la propriété tant que
d’armer et de réparer les bateaux royaux. Dès 1663, il le roi consent. Or, Colbert, et donc Louis XIV, en ont
dépêche des experts sur tout le littoral, de la Manche dorénavant besoin. Sans appuis à la Cour, l’infortuné
à l’Atlantique. Son cousin germain, Charles Colbert de sieur de Cheusses, protestant de surcroît, est dépossédé
Terron, ainsi que le commissaire général des fortica- de la châtellenie. Pour maquiller l’aront, on lui promet
tions Louis Nicolas de Clerville, l’ingénieur Pierre de un dédommagement de 50 000 écus. Maigre consola-
Chastillon et l’architecte François Blondel participent à tion. D’autant que nul ne sait vraiment s’il les a touchés!
cette prospection. Quoi qu’il en soit, le calviniste est prié de quitter pres-
tement ses terres…
Mais, au fait, à quoi ressemblent-elles ? À un désert ballet incessant sur la lande. Les forges fonctionnent à
marécageux, quasiment. Seuls obstacles notables : un plein régime, vomissent des tonnes d’acier. Des forêts
hameau d’une vingtaine de chaumières, une église entières disparaissent dans la fondation des bâtiments
romane, les vestiges d’un château, deux ou de l’arsenal. En 1671, la plupart des quais
trois moulins et le logis seigneurial. Tout est et des magasins sont terminés. Pressés
entouré par une lande bourbeuse. C’est par le temps, et sous la pression de la
là, au milieu de nulle part, que Charles guerre imminente avec la Hollande, les
Colbert de Terron, bientôt intendant ouvriers sont aussi sommés d’achever
général des armées navales du Ponant, la construction d’une vingtaine de
entend implanter l’arsenal de La navires. C’est un programme insensé.
Royale. Un Grand Conseil est prévu, Louis XIV ne semble pas mesurer
le 20 décembre 1665, pour entériner la diculté de construire simulta-
la décision et lancer le chantier. Il ne nément une base logistique et une
reste plus qu’à attendre… Mais Charles otte entière… Tandis que les travaux
Colbert de Terron s’impatiente. Il avancent, des rumeurs folles circulent
craint un revirement de dernière minute. à la Cour. Des sommes faramineuses
Brest pourrait, par exemple, retrouver les seraient englouties dans la vase pour des
faveurs de son cousin germain. Téméraire, bâtiments inutilisables. Charles Colbert
il décide de faire poser les étiers (premiers de Terron jetterait l’argent par les fenêtres
bois de charpente précédant l’installation sans se soucier des deniers de Sa Majesté…
d’un chantier de construction navale) à l’emplacement Rochefort? «C’est la ville d’or!», se gausse-t-on. C’en
246
de la future Corderie dès le 10décembre. Les travaux est trop. Le «grand» Colbert fait le déplacement pour
sont lancés, , alors même que la Cour n’a pas vérier si les racontars ont un fondement de vérité. Sur
Rochefort
encore donné son aval! Peu importe. Tout un monde place, il est rassuré. La coordination laisse à désirer,
d’architectes, d’administrateurs et d’ingénieurs, par- certes. Mais les dépenses sont à la hauteur du titanesque
fois rattachés par des liens familiaux, toujours des chantier. Et les bâtiments solides.
hommes de conance de la famille Colbert, se rend sur
place. François Blondel, devenu ingénieur du roi pour L’aux important d’ouvriers, venus de toute l’Europe,
la Marine, et Louis Nicolas de Clerville, commissaire incite Charles Colbert de Terron à aménager une cité-
général des fortications, se mettent aussitôt au travail, dortoir contre l’arsenal. Un plan en damier est tracé
dessinent, dressent des plans. Faire vite, grand et beau. à la hâte, avec une cinquantaine d’îlots plus ou moins
La Corderie, la forge, le parc aux ancres, les magasins réguliers dans lesquels chacun construit ce qu’il peut,
particuliers sont rapidement édiés, malgré l’hostilité avec les moyens du bord. Cayennes et masures en bois
du terrain. En 1668, Rochefort est une ruche bourdon- poussent un peu partout, comme de la mauvaise herbe:
nante. Une véritable armée d’ouvriers y œuvre sans «Les maisons étaient fort basses et peu ouvertes, et ne
relâche. La première forme de radoub, le hangar de la contenaient qu’un air renfermé et malsain. Les rues
mature, le magasin aux poudres, le magasin général et qui n’étaient point pavées et qui étaient remplies d’une
la fonderie voient peu à peu le jour. boue empoissonnée, exhalaient une odeur funeste à la
plupart des habitants. Une multitude de gens réfugiés
dans cette nouvelle colonie, attés par l’espérance de
Édifier une base logistique l’impunité ou attirés par le désir de faire fortune, étant
et fabriquer une flotte de guerre mal logés, mal nourris, s’infectaient mutuellement »,
selon un témoignage d’époque. Cependant, Rochefort
perd assez rapidement son allure abrupte, mal dégros-
Tout s’entrecroise, s’entremêle, s’empile dans cet ambi- sie. Ses allées sont pavées, dès 1671, à l’instar des rues
tieux chantier étalé sur plus de 2km le long du euve. Royale, de Martrou et Dauphine. Et la nomination de
Maçons, cardeurs, terrassiers, fondeurs, tonneliers ou Michel Bégon, en 1688, comme intendant de la Marine,
charpentiers accomplissent leur labeur avec opiniâtreté accélère le mouvement. Sidéré par le lamentable état
dès l’aube. Portefaix et charretins apportent les matières sanitaire de la cité, il lance des aménagements déter-
premières, distribuent les lourds outils, forment un minants pour le développement du paysage urbain et
247
Rochefort
e Vue du port de Rochefort,
prise du Magasin des colonies
l’amélioration de l’hygiène. Édications de maisons en roy» (au temps passé, sans échéance, sous surveillance).
pierres en lieu et place des masures en bois, construc- «La première manière est économique pour l’État, mais
tions d’immeubles d’angle, creusement de latrines, génère des défauts d’exécution. La seconde est un gage
revêtement des rues, captation de nouvelles sources de qualité, donc plus durable. Elle justie d’ailleurs un
d’eau potable… Passionné par les sciences végétales, investissement plus grand. Aux e et esiècles, on
l’administrateur sera à l’initiative du premier jardin trouve bien sûr les deux systèmes, même si celui “à l’en-
botanique, en 1697, puis nancera des expéditions treprise” tend à se généraliser pour maîtriser les coûts.
scientiques par-delà les mers. L’une des plantes exo- Mais les tâches stratégiques de construction navale,
tiques ramenées des contrées lointaines sera baptisée celles qui engagent la sécurité même du vaisseau (cal-
«bégonia» en son honneur. fatage, mâture, etc.), restent presque toujours à la “jour-
née du roy”. L’État a besoin de contrôler la totalité du
travail. En revanche, pour les travaux moins sensibles
Le plus grand arsenal d’Europe (édication des bâtiments, peinture des navires, etc.),
le travail “à l’entreprise” est la règle. Bref, comment
économiser les deniers du royaume sans mettre en
L’existence de La Royale dépend en partie de l’arsenal péril ses missions fondamentales… Une démarche brû-
rochefortais, considéré comme le plus grand d’Europe. lante d’actualité!», souligne Denis Roland, attaché de
Construire des vaisseaux, les radouber, les entretenir, conservation du patrimoine au Musée national de la
les armer ou les désarmer nécessite une trentaine de marine de Rochefort.
corps de métier. Toute la journée, on s’aaire dans la
serrurerie, la ferblanterie, les ateliers de pouliage, la voi- Entre 1672 et 1713, les arontements maritimes se suc-
lerie, la corderie, etc. Les maîtres encadrent les ouvriers cèdent à un rythme eréné – guerres de Hollande, de
et les apprentis payés «à l’entreprise» (en fonction d’un la Ligue d’Augsbourg, de Succession d’Espagne. À la
prix et d’un délai dénis à l’avance) ou «à la journée du n du siècle, La Royale compte 120bâtiments de ligne,
25 frégates et 24 brûlots. Ses eectifs sont estimés à bondé – un second sera construit hors les murs ulté-
6450ociers, 21632matelots et 13121soldats. L’arsenal rieurement. Son administration est conée aux laza-
charentais fournit une quantité considérable de vais- ristes et les soins aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
seaux – des tonnes et des tonnes de On y cogite, expérimente, invente
bois englouties tous les ans. Lors de nouvelles médicamentations.
de la bataille de Béveziers, l’une Trois étapes, trois Du moins, on essaie. Pour limi-
des grandes victoires navales fran- ter les dégâts humains à bord des
çaises, en 1690, 44 bâtiments sur
marées, vingt-sept navires, la première école polyva-
78 ont été armés à Rochefort. Une ponts et des dizaines lente de médecine navale au monde
erté pour tous les gaillards ayant de kilomètres à est fondée en 1722. Médicastres,
contribué à leur équipement! Seule barbiers et bouchers sont peu à
ombre dans ce glorieux tableau : parcourir à pied peu remplacés par des profession-
15 galères prévues pour renforcer dans la vase. nels formés pour pratiquer leur art
l’escadre de Tourville n’arrivent dans les vaisseaux envoyés aron-
qu’à la n des hostilités… Elles ont dû attendre l’arrivée ter l’immensité des océans. Le e siècle sera celui
de la marée pour descendre la Charente. Certains pré- des grandes expéditions pour la cité charentaise. Les
fèrent en rire. D’autres pas. plus prestigieux marins y auent pour prendre leur
commandement.
Cette anecdote pointe les limites du site. Si les 12milles
qui séparent Rochefort de la rade d’Aix sont une merveil- Rochefort, forte de ses 20000habitants, est un miracle
leuse protection, ils impliquent d’énormes contraintes d’inventivité. Ingénieurs, techniciens et ouvriers riva-
248
de navigation. Les vaisseaux de fort tonnage doivent lisent de talent, trouvent des solutions médicales, tech-
changer d’amures sur le parcours, faire attention aux nologiques ou humaines aux nombreux dés qui se pré-
Rochefort
seuils et se soumettre au rythme des marées. An d’évi- sentent au l des années. Les guerres successives entre
ter tout risque d’échouage, ils sont allégés au maximum la France et le reste de l’Europe les galvanisent, il est
(déchargés de l’artillerie, de l’eau potable, etc.) et halés, à vrai. Mais leur créativité est également enévrée par les
force de bras, pendant qu’une noria de gabares, prames contraintes naturelles du site lui-même. La construction
ou chattes transportent les chargements. Deux à quatre de la forme double, achevée en 1728, en est le parfait
cents hommes réquisitionnés dans la population, assis- exemple. Permettant de réparer deux navires à la fois,
tés par des chariots de bœufs, tirent les gros navires à elle présente deux innovations majeures: elle est cein-
la cordelle. Trois étapes, trois marées, vingt-sept ponts turée de gradins pour faciliter le travail de radoub et la
et des dizaines de kilomètres à parcourir à pied dans la fermeture de l’accès est assurée par un «bateau-porte»
vase. Un calvaire qui, au soulagement des Rochefortais, qui, une fois coulé à l’aide d’un système de ballastage,
sera assuré par les forçats du bagne à partir de 1766. permet d’assécher la forme. Un bel ouvrage, admiré
partout en Europe, digne du prestigieux arsenal du roi!
Le «paraître» si cher aux monarques français revêt ici,
LA PREMIÈRE ÉCOLE POLYVALENTE dans le «Versailles de la mer», ses plus beaux atours.
DE MÉDECINE NAVALE
249
Rochefort
Hermionee
T
Toulouse
oulouse
oulouse
Carca
rcassonne
Carcassonne
N
Narbonne
arbonne
Occitanie
Nîmes
Nîmes
Mon
Montpellier
Montpell
tpellier
Carcassonne
Deux cœurs pour une seule cité
La citadelle établie sur le bord de l’Aude en met plein les Moyen-Orient. Pari gagné. Grâce aux importants reve-
mirettes. Avec sa succession de tours rondes ou carrées, nus tirés de ce nouveau commerce, la bastide connaît un
son enchevêtrement de toitures et ses deux enceintes bel essor sous l’Ancien Régime. Embellie et assainie, elle
frangées de créneaux, elle enamme l’imagination. voit eurir de nombreux hôtels particuliers, édiés sous
Point n’est besoin de fermer les yeux pour se gurer les l’impulsion de riches marchands, fabricants ou magis-
preux chevaliers, aux armures étincelantes, remonter trats. Hélas! Son épanouissement participe au dépéris-
les chemins escarpés sur leurs orgueilleux destriers, sement et à l’abandon de la cité médiévale. Jusqu’à ce que
franchir la porte Narbonnaise et pénétrer dans le châ- l’archéologue Jean-Pierre Cros-Mayrevieille s’en alarme
252
teau comtal… Un décor de rêve. Considérée comme et que Viollet-le-Duc (aussi contesté soit-il) intervienne
« le plus vaste ensemble de fortications urbaines pour que les Carcassonnais s’intéressent à nouveau à ce
Carcassonne
antiques et médiévales conservées en Europe », la cité patrimoine exceptionnel… Deux villes, donc, pour une
est située au carrefour de deux grands axes de commu- seule histoire. Et une époque décisive, durant laquelle les
nication reliant le Bassin aquitain au monde méditerra- destins de l’Église, de la France et de la région d’oc se
néen. Du haut de ses remparts, la vue sur le Carcassès jouent sur un siècle.
est imprenable. Au nord, la Montagne noire, avec son
sombre manteau forestier, barre l’horizon. Et annonce
les conns du Massif central. Au sud, les Corbières 1192 : LES VICOMTES TRENCAVEL ACCORDENT
arborent crânement leur couronne de crêtes pyré- UNE CHARTE DE COUTUME ET DE LIBERTÉ
néennes. En contrebas, la bastide Saint-Louis, au plan AUX BOURGEOIS
en damier, s’étend sur la plaine alluviale. 1209 : Début de la croisade contre
les albigeois
1229 : TRAITÉ DE MEAUX-PARIS. CARCASSONNE
L’essor de la bastide DEVIENT FORTERESSE ROYALE
sous l’Ancien Régime ET SÉNÉCHAUSSÉE
1246 : Raymond II Trencavel brise son sceau
Carcassonne est double, et cela depuis le e siècle: si en soumission à Saint Louis
sa citadelle est connue dans le monde entier depuis plus 1355 : Le Prince Noir rançonne
d’un siècle, sa ville basse, elle, a sombré dans l’oubli. Et et ravage Carcassonne
pourtant, celle-ci est digne d’intérêt. Que ce soit du point
de vue patrimonial ou historique. Édiée sous l’impul- Au cours du haut Moyen Âge, les Francs, les Wisigoths
sion de LouisIX, elle devient, au l des siècles, le centre et les Sarrasins s’arontent pour les beaux yeux de
névralgique de l’industrie textile régionale. Colbert, le Carcaso (latin), ou Carcasona (occitan), l’ancienne colo-
surintendant des Arts et Manufactures du Roi-Soleil, nie romaine protégée par une enceinte dont l’existence
toujours inspiré lorsqu’il s’agit de l’expansion écono- est attestée par un texte de 333. Tandis que le pouvoir
mique du royaume, voit dans cette seconde cité un terreau carolingien s’émiette à la mort de Charles le Chauve,
favorable à la production de tissus nobles exportés vers le une dynastie de comtes se met en place. Si l’histoire a
retenu les noms de Bellon et de Gisclafred, c’est Oliba, Une usurpation? Certainement. D’autant que les habi-
issu des Guilhem de Toulouse, qui apparaît comme tants de la cité ne voient pas d’un bon œil l’ingérence
le premier représentant d’une véritable dynastie de de ce seigneur venu du nord de la Montagne noire. Ils
comtes du Carcassès et du Razès (région de Renne-le- se révoltent en 1107, préférant les Catalans qu’ils jugent
Château et de Limoux). Au milieu du e siècle, une nou- légitimes. Bernard Aton Trencavel revient à la charge,
velle famille, celle des Comminges-Couserans, reprend avec l’appui du comte de Toulouse (qui n’apprécie guère
le ambeau et étend l’ensemble territorial vers Béziers les prétentions barcelonaises), et met le siège devant
et Agde. En 1067, à la mort du comte RogerIII, dernier Carcassonne. Il reprend la ville sans aucune diculté.
représentant de la dynastie, le comté se déchire dans Malgré de belles promesses de clémence, il déclenche
une querelle de succession avant d’être racheté par la une répression sanglante en passant au l de l’épée une
maison de Barcelone pour 5 000onces d’or… Le décès grande partie des Carcassonnais. En 1120, même scé-
du comte catalan Raymond BérengerIer, en 1076, jette nario. À ceci près que la résistance des habitants dure
encore une fois le trouble dans la région. Bernard Aton quatre ans. Tenace, le vicomte nit par récupérer la cité,
Trencavel, ls d’Ermengarde (la sœur de Roger III), toujours avec l’assistance des Toulousains. Il consque
prote des dissensions familiales qui aaiblissent la les domaines de 40nobles du Carcassès pour les redis-
dynastie barcelonaise, pour prendre le titre de vicomte tribuer à ses dèles. Selon un système déjà établi à
de Carcassonne. Il se retrouve alors à la tête d’un vaste Nîmes et Narbonne, le vicomte inféode ses plus proches
ensemble territorial comprenant les vicomtés d’Albi, chevaliers aux tours du rempart, à charge pour eux
Nîmes, Carcassonne, Razès, Béziers et Agde. d’assurer le guet, la garde et la défense de la ville. «À la
253
Carcassonne
même époque, vers 1120-1125, Bernard Aton déplace le de pouvoir entre les trois factions s’essouent d’elles-
siège de son gouvernement, installé jusqu’alors à l’est de mêmes, et les Trencavel sont dénitivement «adoptés»
la cité (emplacement de l’actuelle porte Narbonnaise), par leurs sujets. Cela annonce-t-il pour autant une
pour l’établir à l’ouest, contre l’enceinte “antique”, dans nouvelle, et durable, ère de paix ? Pas tout à fait. Un
un secteur mieux protégé par le relief. Il conserve sur sévère éau s’abat sur la région en 1209 : la croisade
ce nouvel emplacement un petit bâtiment adossé à la contre les albigeois…
muraille ainsi que les trois tours qui rythment cette
portion d’enceinte: la tour Pinte […], les tours antiques Depuis plusieurs années, le catharisme se répand au
de la Poudre et de la Chapelle. Entre la tour Pinte et sein de la noblesse rurale et du «patriciat urbain», de
le petit bâtiment, il élève au nord un donjon carré. […] ce que l’on appellera plus tard le Languedoc, c’est-à-dire
Entre 1140 et 1160, cet ensemble est complété, côté le comté de Toulouse, de Foix et la vicomté de Béziers,
nord, par une chapelle », détaille François de Lannoy Carcassonne et Albi. Beaucoup de puissantes familles
dans La Cité de Carcassonne (éditions du Patrimoine- locales appartiennent à ce qu’elles appellent entre elles
Centre des monuments nationaux, 2008). «la Bonne Église», «l’Église des vrais amis de Dieu».
La mission de saint Bernard, en 1135, et les mul-
tiples interventions ponticales n’ont pas réussi à
Les Trencavel déploient amoindrir l’inuence de la communauté cathare
des trésors de diplomatie organisée en véritable Contre-Église. Il faut dire
qu’elle bénécie du soutien d’un grand nombre
de princes méridionaux. L’avènement du pape
Au cours du e siècle, la cité prospère sous InnocentIII, le 8janvier 1198, va changer
254
le regard bienveillant des Trencavel – ils la donne. Issu d’une des plus vieilles et
accordent d’ailleurs une charte de plus nobles familles du Latium, le sou-
Carcassonne
coutume et de liberté aux bour- verain pontife n’a qu’une seule idée
geois en 1192. Carcassonne en tête: restaurer l’Église dans sa
devient alors une importante vocation de «gouvernement du
ville commerçante sur la monde». Son regard se porte
route de l’Espagne et de la sur l’hérésie qui «gangrène»
Méditerranée. Marchands du du e la région. Il tente d’impo-
Midi, espagnols ou italiens, ser des mesures coercitives
drapiers, agriculteurs et artisans viennent y faire des contre les hérétiques et leurs protecteurs. Peine perdue.
aaires à l’occasion des deux foires annuelles (prin- Le haut clergé local ne montre aucun zèle à appliquer
temps et automne). Naturellement, les faubourgs de le pouvoir temporel et les puissants seigneurs conti-
Saint-Michel (à l’origine appelé Castellare) et de Saint- nuent à faire la sourde oreille. Faute d’appui pour réta-
Vincent, entourés de « murailles, tours et fossés », blir «la paix des âmes» sur place, le pape demande une
prennent de l’ampleur… aide extérieure. En 1204, il écrit à Philippe Auguste :
« Consquez les biens des comtes, des barons, des
An d’assurer la paix et la richesse de leur cité, les citoyens qui ne voudraient pas éliminer l’hérésie de
vicomtes déploient des trésors d’ingéniosités pour leurs terres. Ne tardez pas à rattacher le pays tout entier
maintenir un statu quo avec au domaine royal.» Le souverain
leurs deux puissants voisins: le français l’ignore et interdit for-
comte de Toulouse et celui de «Purifier» la région par mellement à ses barons de rallier
Barcelone – devenu, en 1137, roi la cause d’InnocentIII. Les deux
d’Aragon. Lorsque leur autorité les armes et le sang, nouvelles missives qui lui sont
est contestée par les Catalans, tel est l’objectif du pape adressées, en 1205 et en 1207, ne
ils sollicitent instamment le le feront pas changer d’avis.
soutien des Toulousains. Et vice
pour imposer sa loi.
versa. Autant le dire, rester maître chez soi est un exer- Le seul moyen pour le pape d’imposer sa loi est donc
cice dicile et périlleux. Mais le jeu n’en vaut-il pas la d’utiliser la force armée. « Purier» la région par les
chandelle? La preuve: à la n du siècle, les querelles armes et le sang. Mais comment faire sans l’accord du
roi? Il n’a pas d’autre choix que de prendre son mal en ronde bien qu’elle soit rectangulaire», sont toujours pré-
patience. Tout arrive à point nommé à qui sait attendre, sentes pour le rappeler à la descendance ou aux hôtes de
non ? De fait, l’assassinat de l’un de ses deux légats, passage. Aujourd’hui, c’est lui qui se trouve du mauvais
Pierre Castelnau, près de Saint-Gilles-du-Gard, le côté. La roue tourne. Et pour tout le monde.
14janvier 1208, lui fournit le prétexte idéal pour appeler
à la croisade contre les hérétiques. Le comte de Toulouse
RaymondVI est désigné comme le commanditaire du LA MÉDIATION DU ROI D’ARAGON ÉCHOUE
crime. Ses possessions sont «exposées en proie», c’est-
à-dire qu’elles sont oertes au premier occupant catho-
lique qui s’en emparera par la force. Philippe Auguste D’un haussement d’épaules, il chasse ces pensées et,
s’indigne : « Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi : le impatient d’en découdre, propose à ses vassaux de ten-
comte de Toulouse est mon vassal.» Mais InnocentIII, ter une sortie avec 400 des meilleurs chevaliers. Mais
avec l’appui des grands barons et du haut clergé du Pierre-Roger de Cabaret le dissuade de mener une telle
royaume, impose sa volonté. Point fou, le Toulousain action: «Par ma foi, vous n’en ferez rien, car au matin,
se soumet et fait amende honorable. Mieux, pour faire après avoir pris leur repas, les Français s’avanceront
bonne mesure, il prend même la croix. Une question se vers vous, près de vos fossés ; ils chercheront à vous
pose: qui combattre alors? La Chanson de la croisade le enlever l’accès à l’eau dont vous vous abreuvez tous et
précise : « Ils comptaient prendre Toulouse, mais cette à ce moment-là il y aura force coups donnés et reçus.»
ville a fait sa paix, ils prendront, disent-ils, Carcassonne Trop risqué, donc. Toute la vaillance de Raymond Roger
et l’Albigeois.» L’armée des croisés, dirigée par Arnaud Trencavel ne sut pas à arrêter la vague de croisés qui
Amaury, l’abbé de Cîteaux, se détourne alors vers les déferle sur le faubourg nord, le 3 août, puis celui du
255
terres du jeune vicomte Raymond Roger Trencavel qui, sud, le 7 août. Entre-temps, la médiation du catho-
lui, refuse de se plier à la volonté du Saint-Siège. À la n lique roi d’Aragon, Pierre II, suzerain du vicomte de
Carcassonne
du mois de juillet 1209, les croisés se présentent devant Carcassonne, n’aura servi à rien. Après quatorze jours
Béziers. Tout le monde sait ce qu’il advint de la cité : de combats acharnés, et privés d’eau, les assiégés sont
prise d’assaut et ses habitants, hérétiques ou non, furent exténués. Et le massacre des Biterrois hante leurs esprits.
massacrés.
Le 15 août, Trencavel se livre aux croisés. Le chroni-
Trencavel se retranche derrière les puissantes murailles queur Guillaume de Puylaurens raconte: «Le vicomte
de Carcassonne, et appelle ses dèles vassaux et amis à Roger, frappé de terreur, trouve des conditions de
venir lui prêter main-forte. Les provisions sont faites, les paix, à savoir que les citoyens quittent la ville en che-
remparts hourdés; on démo- mise et en braies, et l’aban-
lit le cellier et le réfectoire donnent aux arrivants, le
des chanoines de la cathé- vicomte lui-même restant en
drale Saint-Nazaire pour otage jusqu’à l’exécution du
en récupérer les matériaux. traité… » Jeté au fond d’un
Le 1er août, le vicomte de cachot, le seigneur meurt le
Carcassonne, Béziers et Albi, 10 novembre 1210, ociel-
voit la sainte armée, forte de lement de dysenterie. Son
cinq à six mille chevaliers ls, Raymond, avait, aupa-
assistés de leurs hommes de ravant, été coné au comte
pied (sans parler de la foule de Foix. Reste à mettre en
de civils avide de rapine et d’exactions en tout genre), place un nouveau vicomte. Le choix des croisés se porte
planter ses tentes devant sa cité. Un sourire désabusé se tout naturellement sur Simon de Montfort, un petit
dessine sur son visage. Quelle ironie de voir là des croisés seigneur d’Île-de-France, catholique fervent, proche
prêts à occire ses gens, alors que son aïeul Bernard Aton du fanatisme, convaincu d’avoir été investi d’une mis-
Trencavel s’est battu comme un lion contre les Indèles, sion divine. Celui-ci se lance dans une course eré-
lors de la première croisade en Palestine ! Les fresques née à l’éradication du catharisme sur tous les anciens
racontant les hauts faits d’armes de celui-ci, peintes dans domaines des Trencavel. Chevauchées destructrices,
la salle «que les familiers du château ont baptisée chambre ravages, incendies, bûchers… Il se retourne contre
le comte de Toulouse, lui aussi suspecté d’hérésie. Le « complices » sont excommuniés en un tournemain.
12 septembre 1213, il inige une cuisante défaite à ce Les seigneurs locaux, inquiets, et las des massacres,
dernier, pourtant soutenu par le roi d’Aragon PierreII, se soumettent les uns après les autres au souverain
lors de la bataille du Muret. Cinq ans plus tard, Simon capétien, sans coup férir. Les Carcassonnais ne font
de Montfort est tué en essayant pas exception et portent eux-
de reprendre Toulouse. mêmes les clés de leur ville au
En 1229, le traité de roi. Raymond Trencavel, quant
Son ls Amaury de Montfort lui Meaux-Paris met un à lui, prend ses jambes à son cou
succède. Mais ne parvient pas
à garder l’autorité sur les terres
terme au conflit albigeois etle royaume s’enfuit à nouveau, direction
d’Aragon. Trois ans
conquises par son géniteur. opposant la France au plus tard, le traité de Meaux-
D’autant que Raymond VII de comté de Toulouse. Paris met un terme au conit
Toulouse et le comte de Foix albigeois opposant la France au
lui mènent la vie dure… Bousculé, débordé, il quitte comté de Toulouse. Et prépare le rattachement déni-
la cité le 15 janvier 1223, repart en Île-de-France et tif du Languedoc oriental au royaume. Carcassonne
cède ses droits au roi de France Louis VIII, l’année devient forteresse royale et sénéchaussée. Cependant,
suivante. Raymond Trencavel, le ls du vaincu de de l’autre côté des Pyrénées, Raymond Trencavel n’a pas
1209, reprend possession de ses terres, avec l’aide du encore renoncé à reprendre ses terres. Loin de là… En
comte de Toulouse, et se proclame dans une charte de 1240, il revient à la charge, rallie des chevaliers rebelles,
février 1224: «Trencavel par la grâce de Dieu, vicomte dits « faydits » (sans efs), et assiège Carcassonne.
de Béziers, de Carcassonne, du Razès et d’Albi.» Pas Vaillamment défendue par le sénéchal Guillaume des
256
LouisVIII décide de faire valoir ses droits sur les pos- retirer devant l’arrivée d’une armée française de ren-
sessions des Montfort et prend la tête d’une nouvelle fort, et reprendre le chemin de l’exil. Abattu, défait, il
croisade dès 1226. Raymond VII de Toulouse et ses sollicite la clémence de LouisIX et renonce dénitive-
ment à ses droits en septembre 1246.
257
Carcassonne
e
Montpellier
La rabelaisienne au sang chaud
La petite et prospère ville marchande apparue au e siècle est rattachée au royaume de France
en 1349. En marge des affrontements entre catholiques et protestants dont elle est le théâtre
au e siècle, son université de médecine rayonne dans toute l’Europe et compte dans ses rangs
de prestigieux carabins, tel l’auteur de Gargantua.
258
Montpellier
Le 9septembre 1837, Stendhal note dans son Journal: cloche est très diérent: «Montpellier est une des plus
«Montpellier est une fort jolie ville bâtie sur un tertre, laides villes que je connaisse mais d’une laideur à elle,
ce qui fait que plusieurs rues sont en pente; c’est selon qui consiste à n’avoir pas de physionomie. On monte et
moi un des grands avantages. On voit la mer à l’hori- on descend sans cesse; ce sont de petites rues étroites
zon à quatre ou cinq lieues.» Le 1ermai 1838, le son de […]. Les maisons sont en pierre et en général ont trois
étages, mais petites, mesquines, sans aucune physiono- route du sel, et domine d’une cinquantaine de mètres la
mie. Pas d’églises, une cathédrale ridicule ; mais une plaine languedocienne bordée par les Cévennes au nord
des plus belles promenades du monde…» Que s’est-il et s’ouvrant au sud, à une dizaine de kilomètres, sur la
passé pour qu’en un jour Stendhal brûle ce qu’il avait Méditerranée. Son tracé en forme de blason a donné
adoré quelques mois auparavant? Il l’avoue lui-même: son surnom d’Écusson à la vieille ville, tracé encore
il était à ce moment-là «mal disposé», fatigué de son matérialisé par les boulevards et par deux tours, celle
voyage, agressé par un soleil éblouissant et un mistral de la Barbote et celle des Pins. Un autre surnom a sub-
glacial, attristé de ne voir que des pharmacies ainsi que sisté de ces temps anciens, Lou Clapas, qui, en occitan,
des Anglais « poitrinaires et mélancoliques » et, pour désigne un tas de cailloux.
nir, scandalisé de n’avoir pu se faire servir que du café
médiocre et du thé à l’eau tiède. Dépression passagère,
dira-t-on, de notre égotiste national, qui aurait dû pro- 1220 : Fondation de la faculté de médecine
ter de son passage dans cette cité médicale pour soi- 1349 : Jacques III de Majorque cède la ville
gner sa complexion atrabilaire! à Philippe de Valois
1383 : RÉUNION DÉFINITIVE À LA COURONNE
Reste un fait étonnant, alors que deux siècles se sont DE FRANCE
écoulés et que Montpellier s’est profondément trans-
formée : elle est toujours « sans physionomie », c’est- 1567 : La cité devient une PLACE FORTE
à-dire non réductible à une formule simple. Lorsque du protestantisme
l’on interroge les Montpelliérains sur « l’identité » 1596 : OUVERTURE DU PREMIER JARDIN
de leur ville, ils répondent : diversité, mixité, moder- DES PLANTES DU ROYAUME
259
nité, ouverture, culture… Autant de mots riches de 1622 : Siège de la cité par l’armée royale
sens, mais qui n’imposent pas une image précise, géo- de Louis XIII
Montpellier
graphique, historique, patrimoniale, architecturale,
sociale, économique, culturelle, voire gastronomique.
Cependant, tous s’accordent sur la réputation de son
école de médecine, la plus ancienne du monde encore UN MANTEAU DE PIERRE
en exercice depuis la disparition de celle de Salerne en D’UNE SUPERBE BLONDEUR
1811. Une image intellectuelle forte, conjuguant esprit
scientique, empirisme, tolérance, humanisme et
Lumières, ancrée dans la plus haute Antiquité et pro- Une évocation imagée des maisons entassées dans des
jetée, de siècle en siècle, au faîte de la modernité. Une ruelles sinueuses et pentues qui font encore tout le
« panacée universelle » à laquelle songeait sûrement charme de la ville piétonne. Une allusion aussi au fait
Stendhal lorsqu’il concluait: «Au fond, le grand mérite que tous les édices sont en pierre, grâce à des car-
de Montpellier est de n’avoir pas l’air stupide…» rières proches, notamment celle de calcaire coquil-
lier de Castries. Ainsi, dès le début du Moyen Âge,
Montpellier fait montre de ses dons dès le berceau. Il Montpellier se drape d’un manteau de pierre d’une
faut dire qu’elle a près d’un millénaire de retard sur superbe blondeur, qu’elle ne cesse d’enrichir – et de
ses concurrentes languedociennes ou provençales – démolir! – au cours des siècles. Citons pour mémoire
Marseille, Nîmes, Arles ou Toulouse –, qui ont brillé au – et quelle mémoire, car ici Montpellier se souvient du
sein des Empires romain puis carolingien. Montpellier passé antique qu’elle n’a jamais eu ! – les quartiers du
n’apparaît qu’à la n du e siècle, en pleine muta- Polygone et d’Antigone, dévalant la colline jusqu’au
tion féodale. Mais qu’importe, « aux âmes bien nées bord du Lez et le franchissant de la place du Parnasse
la valeur n’attend pas le nombre des années»… Deux à l’Odysseum. Un rêve de «pierres vives», revisité par
siècles plus tard, le bourg castral primitif de la famille de grands architectes contemporains, Boll, Nouvel,
des Guilhem est devenu une petite ville marchande Portzamparc ou Ricciotti… Une ville de colonnes, de
prospère, bien abritée derrière son rempart hérissé de portiques et de frontons, de fontaines, de naïades et de
tours. Le mons Pestellarium – l’étymologie est incer- héros, monumentale, ouverte, sereine… Très diérente
taine – est situé au carrefour de l’ancienne via Domitia, de ce qu’elle était à l’époque que nous avons choisi de
du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle et de la conter, celle des guerres de Religion.
260
Montpellier
Mais faisons le point. Pendant le règne des rois d’Ara- mikvé), récemment redécouvert, destiné au bain rituel
gon et de Majorque, de 1204 à 1349, c’est une ville dra- et toujours alimenté par une source très pure.
pière et marchande de première importance, ouverte
sur le grand commerce méditerranéen par les ports de La vente de la seigneurie de Montpellier aux rois de
Lattes et d’Aigues-Mortes. Ses universités de médecine France en 1349 et sa réunion dénitive à la Couronne
et de droit, dotées de statuts avantageux par les papes en 1383 ouvrent une nouvelle ère. La ville est touchée
NicolasIV et UrbainV, attirent des étudiants de toute par une crise économique et sociale, qu’aggravent, au
l’Europe. Les professeurs, qui enseignent tout d’abord esiècle, la guerre de Cent Ans et la Grande Peste de
à domicile, se sont regrou- 1348. Un siècle plus tard, après
pés et dotés d’institutions une reprise, incarnée notam-
réglant la durée des études Les détenteurs d’offices ment par Jacques Cœur, argen-
et les examens. La hiérarchie royaux forment une nouvelle tier de CharlesVII, Montpellier
universitaire est dominée par se détourne un peu de la mer
le chancelier, maître en méde- élite qui dispute aux gens – Aigues-Mortes s’ensable.
cine désigné par l’évêque de de métier et de marchandise Elle reste cependant une place
Maguelone. L’université de nancière et commerciale
Paris n’est alors célèbre que
les charges consulaires. attractive entre Catalogne,
pour ses théologiens. Cependant, en dépit des idées Italie et Paris – négoce du sucre, du poivre, du safran,
reçues, Montpellier n’a pas été une «petite Cordoue», du coton – et un centre de production de draps de laine
car elle n’a pas autorisé des médecins juifs ou musul- et de couvertures, les «assades», exportés vers les villes
mans à enseigner. En revanche, elle a joué un rôle de du Nord. La cité compte de nombreux étrangers venus
« passerelle » entre les antiques savoirs des médecins pour leurs aaires ou pour consulter l’un ou l’autre de ses
grecs, Hippocrate et Galien, et ceux des praticiens praticiens, sans compter les esclaves des riches familles
arabes et juifs du esiècle, Averroès et Maimonide. La achetés sur le marché de Barcelone. Toutefois, une page
communauté juive y tient une place importante, dont se tourne. Les riches négociants, qui investissent de
témoignent, rue de la Baralerie, les vestiges d’une syna- plus en plus dans des biens fonciers, notamment viti-
gogue du e siècle et d’un bassin souterrain (appelé coles, sont désormais concurrencés par les gens de robe
– une Cour des aides est dénitivement établie en 1486, les poissons, et surtout l’anatomie. Avec l’appui de
puis une Chambre des comptes en 1523. Les détenteurs l’évêque Guillaume Pellicier, grand humaniste et
d’oces royaux, souvent anoblissants, érudit, il fait construire le premier
forment une nouvelle élite qui dispute amphithéâtre d’anatomie de France
aux gens de métier et de marchandise et pousse l’amour de la science
les charges consulaires. La tenue des jusqu’à disséquer sa femme et sa
états du Languedoc anime régulière- belle-sœur ! La course aux cadavres
ment la ville et rehausse son prestige. est un sport local très apprécié, car il
Elle n’aura cependant jamais de par- est dicile de s’en procurer pour des
lement, et il lui faut attendre le règne raisons religieuses. Le médecin Félix
de François Ier pour devenir, en 1536, Platter raconte dans ses Mémoires les
siège épiscopal à la place de Maguelone. expéditions nocturnes des étudiants
L’église du monastère Saint-Benoît et au cimetière de Saint-Denis pour
Saint-Germain prend alors rang de déterrer des cadavres frais, au grand
cathédrale sous le nom de Saint-Pierre. dam des prêtres, qui les dispersent
Mais déjà se concentrent sur ses tours, à coups d’arbalète! Pierre Richer de
qui en font une véritable citadelle de la Belleval, autre anatomiste célèbre,
foi, de sombres nuages annonciateurs crée à la demande d’HenriIV le pre-
du plus violent orage que Montpellier du Les
e mier jardin des plantes du royaume,
ait eu à supporter : les guerres de Costumes grotesques et les Métiers admiré dans toute l’Europe dès
Religion. En quelques décennies, elle son ouverture, en 1596, et encore
261
devient un réel tas de cailloux, dont aucun «clapassier» aujourd’hui. Pour autant, ces carabins qui se pas-
– surnom des Montpelliérains – de la n du esiècle sionnent pour les sciences et les humanités, qui prêtent
Montpellier
ne songe plus à rire. le serment d’Hippocrate dans l’église Saint-Firmin et
se gobergent joyeusement à grand renfort d’hypocras
et de gaudrioles, se montrent très sensibles à l’espoir
La course aux cadavres est un sport de salut, par les œuvres et par la foi, que leur propose
local apprécié la Réforme. Ils en sont les premiers soutiens, entraî-
nant derrière eux juristes, théologiens, membres de la
noblesse et de la bourgeoisie, et nombre d’artisans, tan-
La Réforme s’est installée très tôt dans cette cité d’étu- dis que le petit peuple, rebuté par l’austérité calviniste,
diants et de savants, indépendante d’esprit et se dési- reste en majorité catholique.
gnant comme une petite République, sinon autonome,
du moins solidement accrochée à ses privilèges et
immunités. Et l’inuence des papes, notamment ceux Papistes et parpaillots circulent
d’Avignon, y est plus forte que celle des rois de France. armés jusqu’aux dents
La population estudiantine est remuante et turbulente
– viols, agressions et «bizutages» sont monnaie cou-
rante –, et les maîtres eux-mêmes renâclent lorsque le En 1561, les protestants sont majoritaires au consu-
baile tente de sévir. Il est vrai que les gages des quatre lat. Ils s’emparent de l’église Notre-Dame-des-Tables
titulaires des chaires royales, créées en 1498, ne sont pour célébrer leur culte, puis ils pillent la cathédrale
payés que si quatre étudiants attestent qu’ils ont dis- ainsi qu’une soixantaine d’autres églises dont les des-
pensé leurs cours ! Le monde marchand prend aussi servants sont poursuivis à coups d’«époussette» – le
fait et cause pour eux: ce sont de bons clients. On leur surnom des bâtons qui sont utilisés. L’idée est de rebâ-
reproche pourtant de faire payer trop cher leurs ser- tir une Église sur des bases puriées. Cependant, tout
vices ou, plus grave, de se sauver à toutes jambes dès le royaume est désormais en proie à la guerre civile,
qu’une épidémie menace la ville. Quelques-uns sont marquée par la succession de sept campagnes armées
très brillants, tel Guillaume Rondelet, ami de Rabelais, jusqu’à l’avènement d’Henri IV. Le lieutenant géné-
qui soutint sa thèse à Montpellier. Chancelier de 1556 ral du roi en Languedoc, le comte de Joyeuse, assiège
à 1566, Rondelet se passionne pour la botanique, Montpellier à l’automne 1562. Jacques de Crussol, pour
mieux défendre la ville, ordonne de détruire de nom- papistes que les parpaillots, et tous circulent armés
breux bâtiments, dont l’université de droit et 25 éta- jusqu’aux dents. Les nouvelles de ce qui sera la guerre
blissements religieux ou hospitaliers. En 1567 et 1568, de Trente Ans leur parviennent étouées, déformées.
la cathédrale subit de nouveaux assauts et l’une de ses La peur fait son œuvre. En 1620, le Béarn, l’Aunis et
tours s’eondre. Les réformés peinent à se maintenir des villes du Midi s’embrasent. LouisXIII prend la tête
au pouvoir. Les dévastations se multiplient. En 1572, de ses troupes pour châtier les rebelles.
le pire est évité : les échauourées de l’été n’ont rien
de comparable aux massacres parisiens de la Saint-
Barthélemy. Henri de Montmorency-Damville, gou- LE DUC DE ROHAN INSTALLE UNE GARNISON
verneur du Languedoc, obtient une union provisoire DE PLUS DE 4 000 HOMMES.
entre protestants et catholiques. Un nouveau siège LE SIÈGE PEUT COMMENCER
par les troupes royales en 1577 est interrompu par la
paix de Bergerac, qui érige la cité en place de sûreté
pour les protestants. Les catholiques sont expulsés des Pendant près de deux ans, Montpellier se prépare à
charges ocielles, et des familles entières sont bannies. l’assaut. Le gouverneur de la cité, Gaspard de Coligny,
La tenue de synodes, la présence de grands humanistes organise sa défense tandis que la chasse aux papistes
comme Isaac Casaubon et l’installation en 1594 d’un fait rage, dévastant les dernières églises et chapelles.
imprimeur, Jean Gillet, confèrent à la ville réformée un Seule résiste la cathédrale, dernier vestige du magni-
grand rayonnement. Les «petits rois de Montpellier», que ensemble d’églises gothiques et de couvents qui
surnom donné par Henri III aux consuls calvinistes, faisait la erté de la ville médiévale. Un nouveau géné-
sont aux commandes. ral en chef, Henri de Rohan, négocie avec des émis-
262
un nouvel évêque, Guillaume de Ratte, proche exige réparation. La terreur règne, les exécutions
d’HenriIV, est bien décidé à obtenir l’appli- se multiplient et les positions du consulat
cation intégrale de l’édit de Nantes dans se durcissent sous la houlette d’Aimeric,
son diocèse. La réforme catholique – premier consul farouche et déterminé.
renforcée par le retour des pénitents Les destructions continuent mais,
et des cordeliers, et soutenue par cette fois, pour la bonne cause: rendre
des prédicateurs très ecaces, tel Montpellier inexpugnable en doublant
le dominicain Sébastien Michaëlis, la Commune Clôture par une nouvelle
auteur d’ouvrages de controverse, ou enceinte. Les «cailloux » ne manquent
le pamphlétaire Guillaume de Reboul, pas. La ville s’est trouvé un Vauban avant
qui met les rieurs de son côté – ressoude l’heure en la personne de Pierre de Conty
la communauté. Pendant une ving- d’Argencourt, vaillant capitaine d’ori-
taine d’années, un semblant de paix se gine parisienne et ingénieur de grand
maintient. Les Montpelliérains, déchi- talent. Toute la population retrousse ses
rés dans leurs familles par les conits manches – même les catholiques! –, et,
religieux et horriés par l’ampleur des en quelques mois, de nouveaux rem-
destructions, rêvent de réconciliation. parts s’élèvent, hauts de 6m, bastionnés
Mais la restitution des lieux de culte, et notamment et précédés d’un fossé et d’un glacis de protection. On
de l’église Notre-Dame-des-Tables, réveille régulière- peut admirer au musée du Vieux-Montpellier le plan –
ment la fureur des deux camps. LouisXIII est jeune et dit «de Melchior Tavernier» – de ce formidable appa-
bien éloigné de ses terres languedociennes. Sans doute reil de défense tel que LouisXIII l’a découvert au matin
n’en connaît-il que ce que lui en dit son cher méde- du 31août 1622. La ville a stocké nourriture, armes et
cin, Jean Héroard, formé à Montpellier et à qui l’on munitions. Et l’eau ne manque pas tant les puits sont
doit le fameux Journal de la santé du roi. Quoi qu’il en nombreux à l’intérieur de l’enceinte. Le duc de Rohan
soit, dans le «Clapas», qui n’a jamais autant mérité a installé une garnison de plus de 4 000 hommes et
son surnom, tout est prétexte à bagarre. L’angoisse de nommé son second gouverneur de la ville. Le siège peut
complots, de trahisons et d’attentats mine autant les commencer!
Il dure jusqu’au 19 octobre suivant, sous un soleil trois jours à Montpellier lors du voyage qui le conduit,
écrasant et des pluies diluviennes. Les 36 canons du en 1660, à la rencontre de son épouse, l’infante d’Es-
roi tonnent sans relâche pendant que ses ingénieurs pagne. Il y fait un froid glacial. Sa cousine, la Grande
creusent des souterrains pour miner Mademoiselle, trouve la ville « fort
les remparts. Mais Montpellier résiste jolie», mais moins ses femmes, «trop
toujours. Lesdiguières négocie la paix Que faire de tant fardées et trop libres » ! Quant aux
avec Henri de Rohan. Ce dernier de pierres? Une soirées de Mme d’Argencourt, elle s’y
demande pardon à Louis XIII. Lequel ennuie. Mais n’est-ce pas M lle d’Ar-
assorti son pardon d’une condition :
nouvelle citadelle gencourt qui a disputé le cœur du roi
démolir la redoutable enceinte de à la gloire du à Marie Mancini ? Tout cela est bien
D’Argencourt, que Louis XIII pren- pouvoir royal! loin lorsque Louis contemple les des-
dra d’ailleurs à son service après sa sins de sa statue par Jules Hardouin-
conversion. Les démolitions reprennent dans une ville Mansart. Bon! disons-le, celle qui trône aujourd’hui est
en ruine. Que faire de tant de pierres ? Une nouvelle deux fois plus petite que l’originale, détruite pendant la
citadelle à la gloire du pouvoir royal! C’est chose faite Révolution. Quant à l’histoire selon laquelle le sculp-
en 1627. Édiée à l’est de la vieille ville, la forteresse teur se serait suicidé pour avoir oublié de doter d’étriers
arbore une surface de 7ha anquée de quatre bastions: son royal cavalier, ce n’est qu’une légende… LouisXIV
le Roy, la Reyne, Montmorency et Ventadour. Pendant n’en a pas besoin puisqu’il est ici représenté sous les
plusieurs siècles, elle fera le guet entre le haut pays des traits de l’empereur Marc Aurèle. Il en a d’autant moins
Cévennes, refuge des protestants, et les côtes languedo- besoin qu’au moment où sa statue est réalisée cela fait
ciennes, ouvertes à tous les dangers. Quelques vestiges belle lurette qu’il ne monte plus à cheval. La santé du
263
monumentaux sont encore visibles près de la place de la Roi-Soleil n’a jamais été à la hauteur de sa gloire. Dès sa
Comédie. À l’intérieur, la vie reprend, et des dizaines de jeunesse, il est soumis à des vapeurs et des vertiges. Son
Montpellier
grands hôtels d’un sobre classicisme attestent la fortune premier médecin, Antoine Vallot, formé à Montpellier
retrouvée des grandes familles de notables entrées dans et chancelier de la faculté tout en restant près du roi, est
le temps de l’obéissance. partisan d’une médecine «expectante» – laissons faire
la nature! – à base de diètes et de cures hydriques. Il est
Une obéissance superbement incarnée sur la nouvelle aussi très favorable à l’utilisation d’antimoine, au grand
place du Peyrou, conçue par l’architecte d’Aviler, par scandale des médecins formés à Paris. Antimoine qui
la statue équestre de Louis XIV levant son bâton de sauve le roi en 1658 et assoit dénitivement la gloire
commandement, érigée en 1718. Le roi n’a passé que de Vallot. Antoine d’Aquin, favorable à une méde-
cine «agissante », à base de sai-
gnées et de purgations, est lui
aussi diplômé de la faculté de
Montpellier. Mais c’est surtout
le chirurgien Charles-François
Félix de Tassy qui porte au
pinacle, si l’on peut dire, les cou-
leurs de la ville en opérant le roi
d’une stule anale le 18novembre
1686. Une première dans l’his-
toire de la chirurgie. Félix s’est
fait la main sur 75stuleux et a
conçu un bistouri « recourbé à
la royale», qui servit une fois et
que conserve encore précieuse-
ment le musée de la Médecine
de… Paris ! Tout le reste relève
du secret médical…
Narbonne
LA PETITE pépite DU LANGUEDOC
Pour nos puissants voisins, le site offre bien des avantages. Il se trouve à proximité
de la Méditerranée et sur le chemin qui conduit de Rome à la riche Hispanie. C’est donc là
Le cers, ce vent de nord-ouest tourbillonnant, glacial Retournons sur la place de l’Hôtel-de-Ville. L’œil ne
en hiver, chaud en été, s’engoure dans les ruelles de distingue pas tout de suite le quadrilatère qui déli-
Narbonne et le long du canal de la Robine, ébourie les mite en son milieu le tronçon de route antique, situé
palmiers qui se détachent sur les en dessous du niveau de l’actuel
façades des maisons coiées de revêtement. Des marches per-
tuiles, et balaie la place de l’Hôtel- Pour un peu, on mettent au public de descendre
de-Ville. L’impressionnant palais entendrait le bruit des à son niveau an de voir de près
des Archevêques qui la domine, ce vestige extraordinaire, le seul
sandales des légionnaires
264
nuages blancs. Mais où se trouve des roues des chars. les enfants ne se privent pas de
ce tronçon de voie Domitienne, courir dessus. Fascinante ren-
mis au jour fortuitement le 7février 1997? Ce jour-là, à contre du passé et du présent. Constituée de grosses
l’occasion de travaux d’urbanisme, une pelle mécanique dalles calcaires inégales jointes par des pierres plus
a heurté une pierre imposante, petites, la voie apparaît telle
bombée et taillée avec soin. Plus qu’elle était lors de sa dernière
question de creuser. Les fouilles réfection. Pour un peu, l’on
ont commencé. Une histoire entendrait le bruit des cali-
presque banale dans cette ville, gae, les sandales des légion-
où chaque particulier grattant naires romains, martelant le
la terre de son jardin ou fai- pavé, ou le fracas des roues
sant des aménagements dans sa des chars. Le sondage du sol a
cave d’époque romaine trouve, permis de retrouver plusieurs
presque à eur de sol, des tes- strates correspondant cha-
sons de poterie antique. cune à des réparations succes-
sives de la chaussée. De cette
Comme toutes les aggloméra- via Domitia qui court de la
tions qui se sont maintenues au via Domitia Gaule cisalpine jusqu’à l’His-
l des siècles à l’emplacement panie romaine, la première
de leur fondation, Narbonne réalisée hors d’Italie, vingt et
a conservé les traces de sa très
un siècles nous contemplent.
longue histoire dans son sous-
sol. Contrairement à d’autres cités méridionales, aucun Elle porte le nom de son constructeur, le proconsul Cneius
édice ne subsiste en surface et rechercher des indices Domitius Ahenobarbus (Barbe d’Airain). Retracer l’his-
de la présence romaine (d’une durée de sept siècles !) toire de sa construction revient à évoquer le temps de la
dans la ville actuelle prend des allures de jeu de piste. conquête romaine. À la demande de Marseille, Massalia
la Phocéenne, en butte à ses voisins gaulois, Rome,
265
son alliée, a envoyé à plusieurs reprises, à partir de Martius rappelle que la colonie est placée sous la pro-
125av.J.-C., des armées pour mettre au pas les Salyens tection du dieu de la Guerre Mars, souverain contre les
de l’oppidum celto-ligure d’Entremont en Provence, maladies, les démons et les ennemis des récoltes.
détruit et remplacé par l’installation d’une première
garnison romaine en Gaule : Aquae Sextiae, actuelle
Aix-en-Provence. Puis est venu le tour des Allobroges -118 : Fondation de la colonie romaine
du Dauphiné et des Arvernes du Massif central, battus de Narbonne
dans la vallée du Rhône en 121av.J.-C. L’un des deux -52 : César organise la défense de la ville
généraux romains vainqueur de cette dernière bataille, -22 : L’empereur Auguste fait de Narbonne
Cneius Domitius Ahenobarbus, entreprend, au-delà la capitale économique et politique
du Rhône, la pacication d’une région jusque-là sous de la province
domination arverne mais déjà sillonnée par des négo-
ciants romains solidement implantés. À dos d’éléphant, 462 : les Wisigoths s’installent dans la ville
tel Hannibal un siècle plus tôt, il va traverser l’actuel
Languedoc et créer, entre -120 et -119, la province de
Gaule transalpine qui s’étend des Alpes aux Pyrénées. « L’OBSERVATOIRE ET LE REMPART
En -118, Domitius fonde la Narbonne romaine, capitale DU PEUPLE ROMAIN »
de la Provincia, future Provence, à quatre kilomètres au
sud de l’oppidum de Montlaurès, le premier emplace-
ment de la ville, occupé dès le esiècle av.J.-C. Cette Les arrivants, des plébéiens originaires d’Italie centrale
colonie de citoyens romains, située sur la rive gauche appauvris par la crise agraire, sont conduits par un
de l’Atax (l’Aude), en aval, sur une petite éminence, est jeune orateur du nom de C. Licinius Crassus (il vient
nommée Narbo Martius. D’origine ibérique, le topo- de prononcer au Sénat un discours remarqué en faveur
nyme Narbo fait référence à la divinité gauloise des de la fondation de Narbonne) et par le ls du procon-
eaux, dans ce lieu situé à l’embouchure d’un euve. sul Domitius. Conformément à l’usage, les géomètres
romains tracent à l’emplacement de la future cité un vivres en abondance aux nombreuses unités qui y font
réseau de rues se croisant à angle droit selon un plan en halte. C’est ainsi que l’armée de Pompée partie com-
damier. Des îlots d’une centaine de mètres de côté vont battre Sertorius en Espagne (en 77-76 et 74-73 av.J.-C.)
accueillir habitations et édices publics. Sur les 4000 à utilise Narbonne comme base d’opération. La ville est,
5000 personnes prévues, seules 3000 vont s’y installer. selon l’expression de Cicéron (Pour Fonteius, 5, 13)
L’éloignement mais aussi les tensions politiques sus- «l’observatoire et le rempart du peuple romain». À ce
citées à Rome par la fondation de Narbonne (le parti titre, la cité est aussi très exposée.
conservateur tentera par deux fois de faire annuler
le projet) ont sans doute ralenti l’arrivée des colons.
Toujours sur place, le consul Domitius aménage une FIDÈLE À ROME PENDANT
voie, véritable épine dorsale de la région, an de contrô- LA GUERRE DES GAULES
ler les communications avec l’Espagne, et la fait jalon-
ner. En 1949, à Pont-de-Treilles (Aude), une borne mil-
liaire en grès de 1,93m de haut, marquée au nom de Cn. Dès le début de sa révolte, en -52, Vercingétorix cone à
Domitius Ahenobarbus Imperator, a été retrouvée dans Lucter, à la tête des Cadurques qui occupent le Quercy,
le lit d’une rivière, protégée par les alluvions. Elle porte le soin d’envahir et de ravager la Province méridionale,
le chire XX correspondant à la distance qui la sépare aidés des autres peuples celtes – Gabales du Gévaudan,
de Narbonne (20milles; un mille romain=1482m). Rutènes du Rouergue, Nitiobroges de l’Agenais, vivant
Il s’agit du seul « milliaire » d’époque républicaine, près de ses frontières, des Cévennes à la Garonne. Le
mais aussi de la plus ancienne inscription latine connue chef gaulois espère ainsi obliger les Romains à divi-
conservée en Gaule. ser leurs forces et retenir Jules César, proconsul de la
266
en Gaule transalpine, Narbonne (qui restera, pendant la capitale provinciale. Informé de l’insurrection, César
plus de soixante-dix ans, la seule colonie romaine de «pensa qu’il devait, de préférence à tout autre plan, par-
la Province et le siège du gouvernement) assure un rôle tir pour Narbonne», écrit-il dans sa Guerre des Gaules
stratégique et militaire de premier plan: elle fournit des (livreVII, 52av.J.-C.). Venu d’Italie avec des renforts,
il organise la défense de la ville, «rassure les courages
ébranlés», installe une ottille pour la protéger d’une
oensive maritime et place, autour de Narbonne et
aux conns de la Province, des détachements. Narbo
Martius sauvée, César franchira les Cévennes pour
s’en aller combattre les Arvernes. Fidèle à Rome pen-
dant la guerre des Gaules, la Province fait preuve du
même loyalisme lors de la guerre civile, à la grande
satisfaction de César. En -49, ses légions hivernent à
Narbonne. La chute de Marseille, tenue par les parti-
sans de son ennemi Pompée, va proter à sa rivale. En
-45, César y installe une nouvelle colonie, cette fois
constituée de vétérans de l’une de ses plus glorieuses
légions, la Xe . Dès lors, en référence à leur arrivée, la
ville sera nommée Colonia Julia Paterna Narbo Martius
Decumanorum et ses nouveaux venus, les Decumani.
Conduits par Tiberius Claudius, le père du futur empe-
reur Tibère, ils se distinguent des autres citoyens, les
Atacini – d’après le nom du euve Atax – descendants
des premiers colons ou des élites gauloises. Prospère,
horreum Narbonne est devenue le plus grand marché de la Gaule,
fréquenté par des brasseurs d’aaires, des négociants
et des publicains, les collecteurs d’impôts. C’est sans
doute à cette époque, vers la n de la République, que servait-elle simplement à stabiliser les embarcations ?
débute la construction de l’horreum (grenier ou entre- Même les spécialistes l’ignorent, mais sa dimension
pôt), ce monument souterrain voûté en berceau, situé à (3,65m) donne une idée de leurs tailles et du tirant d’eau
5m sous le niveau actuel, à 3m sous le niveau antique, des chenaux aménagés.
découvert en 1930 sous la rue Deymes et sous les mai-
sons de la rue Rouget-de-Lisle, au sud de l’emplacement
de l’ancien forum. Sa visite est l’un des grands moments Haut-lieu d’import-export
de la découverte de la Narbonne antique. De ce qui
devait être un quadrilatère, il ne reste que deux ailes
principales et une troisième à peine ébauchée, édiées Les innombrables amphores pansues conservées dans
en plusieurs étapes, comme le montrent les diérents les collections narbonnaises, utilisées pour transporter
parements. Ces galeries, ponctuées de cellules plus ou toutes sortes de marchandises, témoignent de l’intensité
moins étroites, aujourd’hui décorées de vestiges, étaient du trac. Une fois la cargaison déchargée des navires,
probablement situées sous un grand marché et utilisées elle est acheminée à bord d’embarcations plus petites à
comme lieu de stockage des marchandises. fond plat qui remontent le cours de l’Atax jusqu’au grand
port uvial, à la hauteur de l’actuelle promenade des
Au siècle de notre ère, Narbonne est dotée d’un réseau Barques, sur la rive gauche, puis à nouveau chargée sur
er
de communication étendu. L’aménagement de la voie de lourds chariots. Le blé, le vin, l’huile, les lingots de
d’Aquitaine reliant la ville à Toulouse, via Carcassonne, métaux, la céramique gauloise sont exportés tandis que
reprend le tracé de la route les lampes à huile fabriquées
préromaine où se croi- en Italie, l’huile d’olive d’Es-
267
saient l’étain de (Grande-) pagne ou de Sicile, le marbre
Bretagne et les vins d’Ita- de Numidie ou de Grèce
Narbonne
lie. Les minerais exploités constituent la plus grande
dans la Montagne noire, le partie des importations. Les
Minervois et les Corbières, le naviculaires, ou négociants
cuivre et le plomb espagnol, maritimes, ont un comptoir
assurent à Narbonne une à Ostie, le port de Rome,
activité constante pendant comme le montre la repro-
toute l’époque romaine. À duction d’une mosaïque du
la fois port uvial et mari- esiècle. L’un d’entre eux est
time, via l’Aude qui se jette bien connu grâce au piédes-
alors dans la Méditerranée, tal d’une statue retrouvé en
la ville dispose d’un réseau 1892 à l’emplacement de l’an-
d’avant-ports et de débarca- cien forum situé dans le pro-
dères. Les plus importants longement de la via Domitia
se trouvent sur les rives des (l’actuelle place du Forum,
étangs de Bages et de Sigean, ancienne place Bistan). Les
à 4km au sud. Ils favorisent inscriptions mentionnent
un fructueux commerce qu’Aponius Cherea, augure
avec les marchands romains municipal (il organise le
et l’ensemble du monde culte des grands dieux ainsi
méditerranéen. Une impres- e que le culte impérial) et
sionnante ancre marine de questeur (magistrat chargé
366 kg a été retrouvée dans des nances), ayant obtenu
l’étang de Bages, à Port-la-Nautique. Appartenait-elle à le titre d’édile honoraire, a oert 1 500 sesterces à sa
une corbita, ce gros navire de commerce à coque arron- ville. An de l’honorer, son dèle secrétaire Blastus et ses
die utilisé pour les traversées de la Méditerranée et repré- employés lui ont élevé une statue, érigée devant le forum
senté sur les bas-reliefs funéraires, à une actuaria, plus lors d’une cérémonie solennelle. Aponius Cherea, ls
petite, à voiles et à rames, employée pour le cabotage, ou d’aranchi, devenu riche et puissant, habite sans doute le
quartier des notables, situé au nord-est de la ville, en bor- une ceinture de villas avec à l’est, près de l’amphithéâtre
dure de la voie Domitienne, au clos de la Lombarde. Ce (où s’élèvent aujourd’hui des HLM), un sanctuaire, édi-
site archéologique comprend des rues, plusieurs grandes é alors que Narbonne devient la capitale religieuse du
domus et des thermes. Des fonctionnaires, des militaires culte impérial de toute la Province. Enn, le cœur de
ou des commerçants font bâtir des villas de type campa- la cité, situé au point le plus haut, comprend, outre le
nien par des architectes et des artisans venus d’Italie, et forum, un théâtre dont l’emplacement est ignoré. Enn,
adoptent le style de vie à la romaine. la ville compte déjà un égout, sous l’actuelle rue Droite,
toujours utilisé!
Un vibrant culte impérial Au e siècle, Hadrien fait bâtir un nouveau forum et,
à proximité, un monumental Capitole, dédié à Jupiter,
décrit par le poète Ausone. La tradition l’a toujours
À partir du règne du «divin » Auguste (27av.J.-C. à situé sur la butte de Moulinassès, une éminence au nord
14apr.), la ville connaît une expansion rapide et devient de la ville, baptisée d’après les moulins qui y seront pla-
«la très belle Narbonne», dont parle le poète Martial à cés bien plus tard et qui donneront son nom à l’actuelle
la n du ersiècle (Épigramme, 8, 72). Un pas décisif est rue des Trois-Moulins. Une partie de ses fondations
franchi en 22av. J.-C. L’empereur fait de Narbonne la seront mises au jour au e siècle. Lors de fouilles
capitale économique et politique de la nouvelle province réalisées à l’été 2011 dans l’étang de Bages, des élé-
de Narbonnaise, l’ancienne Transalpine, qui couvre tout ments complets du monument, sculptures, chapiteaux,
le sud de la Gaule. Un magistrat romain, nommé par colonnes ont été retrouvés. Ce Capitole, haut de 34m, a
l’empereur, puis par le Sénat, y réside et la dirige. Quant probablement été démantelé à partir du esiècle pour
268
à la ville, elle est administrée par des magistrats muni- édier une digue. D’autres vestiges du temple, comme
cipaux, élus par les citoyens. Les bienfaits d’Auguste la « frise des Aigles », une plaque de marbre qui sera
Narbonne
pour la ville et sa région vont faire utilisée plus tard comme pierre
naître de son vivant un vibrant de remploi dans une chapelle, se
culte impérial qui s’épanouit sous À la fin du Ier
siècle, trouvent au Musée lapidaire de la
diverses formes. Des citoyens, à la ville la plus peuplée ville situé dans l’ancienne église
titre privé, marquent leur attache- Notre-Dame-de-Lamourguier. On
ment à l’empereur, comme un cer- de Gaule a atteint y accède par la rue du Pont-des-
tain Titus Domitius Romulus qui son étendue maximum. Marchands, à l’emplacement d’un
dédie son autel à la Paix auguste, ouvrage antique qui enjambait
Ara Pacis, un monument de marbre blanc, décoré d’une l’Atax, dans le prolongement de la voie Domitienne. Dès
couronne civique de chêne et de rameaux de laurier, la nef, la vision des 2000 grosses pierres antiques est un
symbole de victoire. On note aussi une stèle de marbre choc. Pour la plupart d’origine funéraire, elles forment
blanc, haute d’un mètre à peine, sur laquelle gurent de véritables murs dont les inscriptions détaillées ou les
des inscriptions. Elles nous apprennent notamment que motifs évoquent le souvenir des citoyens, civils ou mili-
le 22septembre de l’an11, la plèbe, à la suite d’un vœu taires, de la Narbonne antique. Au esiècle, en dépit des
perpétuel à l’Esprit divin d’Auguste, a élevé un autel sur invasions successives, la ville, protégée par son enceinte,
le forum et célébré un culte dont les cérémonies ont lieu dont des blocs sont encore visibles dans les murailles
cinq fois l’an. médiévales du palais des Archevêques, est toujours une
métropole politique, religieuse (le christianisme est
À la n du ersiècle, la ville la plus peuplée de Gaule a devenu religion ocielle de l’Empire romain) et cultu-
atteint son étendue maximum et s’organise selon trois relle, à laquelle Sidoine Apollinaire rend hommage dans
grands cercles concentriques: à la périphérie se trouvent un poème. En 462, les Wisigoths s’y installent pour
les nécropoles, surtout vers le nord et le sud-ouest, puis deux siècles et demi. Une autre histoire commence.
269
Narbonne
e
Nîmes
L’auguste romaine
Au e
Nemausus de quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre architecturaux.
bookys-ebooks.com
270
Nîmes
Le Gard. Dans toute sa splendeur. Adossée aux Cévennes, parties de pétanque au Bosquet, le saint des saints de la
Nîmes eure bon la lavande, la sarriette, les olives et le boule situé à l’entrée du jardin de la Fontaine. Avec son
miel. Le soleil, si généreux, darde accent circonexe et sa forte iden-
ses rais d’or sur les allées et les tité romaine, la cité marque, d’em-
patios de la cité au mépris des Deux millénaires n’ont blée, sa diérence avec ses proches
saisons. La garrigue résonne du pas réussi à effacer voisines. Dans ses rues s’égrènent
chant des cigales. Clichés ? Bien les traces de de nombreux vestiges antiques: les
sûr. Mais pas tant que ça. Nîmes Arènes, la Maison Carrée, le cas-
la Romaine, ou l’Antique, possède la pax romana. tellum aquae, la porte d’Auguste.
tous les charmes du Midi. Pastis frais et vin gouleyant Rome a laissé une empreinte indélébile. Deux millénaires
des Costières compris. Sans oublier les interminables n’ont pas réussi à eacer les traces de la pax romana.
vauclusienne, à la « profondeur insondable », charrie
–500 : FONDATION DE LA CITÉ PAR LES VOLQUES des légendes à travers un lacis de galeries et de canaux.
ARÉCOMIQUES Pour comprendre l’histoire de Nîmes, il faut remonter
–120 : LA VILLE DEVIENT GALLO-ROMAINE aux sources. Ou plutôt à la source de la Fontaine.
673 : LES WISIGOTHS ASSIÈGENT NÎMES
892 : LA VILLE PASSE SOUS L’AUTORITÉ DES
COMTES DE TOULOUSEe
Un peuple celte se fixe près
d’une source et rend hommage à Nemoz,
1226 : NÎMES FAIT ALLÉGEANCE AU ROI LOUIS VIII la divinité du lieu
À moins que, prise d’une terrible fureur, Dame nature
déclenche une inondation bien plus dantesque que celle Vers le esiècle av. J.-C., un peuple celte, les Volques
du 3octobre 1988. Nostradamus n’avait-il pas prédit un arécomiques, s’installe au pied et sur les pentes méri-
déluge nîmois dans le dixième livre de ses Centuries? dionales du mont Cavalier. Le site réunit toutes les
Citons: «Gardon, Nyme, eaux si hautement déborde- conditions nécessaires à leur sédentarisation: pérennité
ront/Qu’on croira Deucalion renaître/Dans le colosse de l’eau, abondance de ressources (chasse dans une gar-
[la tour Magne ?] la plupart fuiront. » Les Nîmois rigue giboyeuse, élevage et agriculture dans la plaine) et
regardent toujours avec un brin d’appréhension le ciel proximité du grand axe de circulation Rhône-Pyrénées,
les jours d’orage. Même la statue de l’empereur Antonin la mythique «voie Héracléenne». Aussitôt implantés,
(petit-ls d’un Nîmois !), plantée au croisement des ces Gaulois honorent la divinité de la source, topique
boulevards Alphonse-Daudet et Gambetta, fait un salut et éponyme : Nemoz, devenu Nemausus à l’époque
271
romain équivoque. On dit ici, qu’avec son bras levé, le romaine. Ils prient également d’autres esprits, comme
princeps « espincho se plou »… Il surveille s’il pleut ! en témoigne la dédicace aux «déesses mères nîmoises»
Nîmes
À l’instar de ses conditions climatiques fortement –divinités de la terre souvent associées à des sources–,
contrastées, Nîmes est paradoxale. Tantôt ouverte, gravée sur l’abaque d’un chapiteau votif en gallo-grec
accueillante, voire impudique pendant les férias ené- (langue gauloise transcrite en alphabet grec). Le «guer-
vrées. Tantôt fermée, discrète, pudibonde. Elle cache rier de Grézan», dont on a trouvé le magnique buste
ses plus beaux joyaux sous un océan de tuiles claires où dans le quartier du Grézan en 1901, a certainement
grouillent des monuments plusieurs fois centenaires, des révéré l’une de ces divinités préromaines, sans visage,
ruelles secrètes, des arrière-cours oubliées, des hôtels tapie quelque part dans l’eau trouble de la source.
particuliers restaurés. Enserré entre les grands bou-
levards, le cœur de l’insoumise cité des Antonins Au l du temps, l’oppidum se développe et, au
se laisse découvrir lentement, méticuleusement. e siècle av. J.-C., se dote d’une enceinte. Les
Détail après détail. Il faut être aux aguets, l’œil habitations primitives élevées avec des matériaux
ouvert, l’oreille attentive et, souvent, le nez en périssables laissent la place à des constructions
l’air. À chaque coin de rue, on tombe sur les en pierre sèche. Parmi celles-ci, une imposante
lambeaux d’un passé eloché, érodé, enfoui. et inébranlable tour juchée au sommet d’une
Humbles, les façades nîmoises possèdent peu colline, noyau de la tour Magne romaine. Du
de décors architecturaux. Seules les fenêtres haut de ce poste de surveillance, les Volques
et les portes déploient quelques coquetteries arécomiques voient l’ombre de Rome rôder,
comme des motifs sculptés, des coquilles ou s’approcher. Inexorablement. Ils savent bien
des pilastres surmontés de feuilles d’acanthe. que les Romains annexeront un jour ces ter-
Il sut de traverser la rue de l’Aspic pour ritoires compris entre les Alpes et les Pyrénées.
s’en convaincre. De temps à autre, le visiteur C’est chose faite à la n du esiècle av. J.-C. Les
a la curieuse impression d’être épié. Romains envahissent la région entre les
Rien d’étonnant: des dizaines de faces années 125 et 121 av. J.-C. et créent leur pre-
d’hommes et de femmes, de démons mière province en Gaule, la Transalpine,
ou de lions en pierre, le surveillent future Narbonnaise. Une via publica, la
du haut de leurs corniches. Ces sentinelles du passé voie Domitienne, est alors aménagée sous l’impul-
guettent tandis que, sous terre, l’eau verte de la source sion du proconsul Cneius Domitius Ahenobarbus sur
l’ancienne voie Héracléenne vers 118 av. J.-C. Destiné à reine d’Égypte, lors de la bataille d’Actium sur la côte
faciliter la circulation des légions romaines, l’axe rou- occidentale de la Grèce. Cette victoire met un terme
tier reliant Rome à la péninsule Ibérique est une béné- aux arontements qui ont divisé la République et laisse
diction pour l’économie locale. Octave, futur Auguste (le Sénat lui décernera le titre
ociel d’Imperator Caesar Augustus le 16janvier 27 av.
J.-C.), seul maître du monde romain. Une monnaie frap-
Dans sa Géographie Strabon fait pée à Nemausus, entre 28 et 27 av. J.-C., commémore
une description précise de Nemausus cet épisode. Ces as de Nîmes représentent, à l’avers,
les bustes adossés d’Agrippa (le général victorieux) et
d’Auguste et, au revers, un crocodile enchaîné à une
La Nemausus gallo-romaine acquiert le statut de colo- palme (symbole de l’Égypte vaincue), que l’on retrouve
nie –soit à l’époque césarienne, soit pendant le second sur les armoiries de la ville. Les Nîmois seraient-ils les
triumvirat. L’émission de monnaies en argent et bronze, descendants de ces vétérans, grands bourlingueurs
entre 44 et 42 av.J.-C., portant la légende «NEM COL.», de la mer Méditerranée, appartenant à l’armée qui
atteste pour la première fois de l’existence d’une colo- vainquit à Actium? Il n’y a pas l’ombre d’une preuve.
nia Nemausensis. Reste à savoir si elle est une colonie Pourtant, cela pourrait expliquer l’incroyable prodiga-
de droit romain (où tous les citoyens ont les mêmes lité d’Auguste envers Nemausus. Sous son principat, la
avantages que ceux de Rome) ou de droit latin (où seuls ville devient l’une des plus belles «vitrines» de l’Urbs
les citoyens ayant exercé une magistrature peuvent en province. Sa riche parure monumentale fait encore
se voir gratiés du droit romain). Le géographe grec sa réputation dans le monde entier. Lors des deux pre-
Strabon (58 av. J.-C. – entre 25 et 21 av. J.-C.) précise mières décennies de l’empire, le développement urbain
272
dans sa Géographie: «La capitale des Arécomiques est est important. Évidemment, la refondation symbo-
Nemausus. Elle est de loin inférieure à Narbonne sous lique de la ville débute par le site de la Fontaine. Dès
Nîmes
le rapport de sa population étrangère et de son mou- 25 av.J.-C., les Romains greent un sanctuaire dynas-
vement commercial, mais elle l’emporte sur elle sur le tique consacré au culte de l’empereur et de sa famille
plan politique. En eet, elle tient à sujétion 24 bourgs sur l’espace cultuel indigène. Articulé autour du bassin
de même appartenance ethnique qu’elle-même, habités de la source, l’Augusteum est composé de trois grands
par une population remarquablement nombreuse. Ces ensembles (nymphée, temple et théâtre). Au centre, le
bourgs forment avec elle une confédération. En outre, Nymphée est une plate-forme massive quadrangulaire
Nemausus jouit de ce qu’on appelle le ius Latii, droit qui anquée de quatre hautes colonnes d’angle au milieu
assure la citoyenneté romaine à qui a revêtu l’édilité ou de laquelle est érigé l’autel impérial. Une frise à rin-
la questure. De ce fait, la population n’est pas soumise ceau d’acanthes –dont sept fragments sont conservés
aux édits des gouverneurs envoyés par Rome.» Dotée du au Musée archéologique– orne le soubassement de ce
droit latin, la ville domine 24oppida qui lui paient tribut, massif entouré d’eau. Du bassin de la source partent
jouit de privilèges et d’une autonomie relative. De sacrées deux escaliers semi-circulaires. Pour parfaire l’en-
prérogatives, alors qu’elle n’a pas encore entamé son âge semble, un triple portique (est, ouest, sud) à double
d’or! Il faudra attendre la mort d’un illustre personnage galerie agrémenté d’une entrée monumentale cerne la
pour que son histoire s’emballe et joue en sa faveur. construction. Sur la partie orientale du site, l’édice dit
«temple de Diane», seul monument encore debout, est
L’assassinat de César, aux ides de mars en 44 av.J.-C., sans doute l’un des plus mystérieux de la ville. On ne
par Marcus Junius Brutus, son ls adoptif, plonge sait pratiquement rien de lui. Était-ce un temple, une
Rome dans une eroyable guerre civile. Pendant treize bibliothèque ou une maison luxueuse ? L’incertitude
ans, Lépide, Antoine et Octave, le ls adoptif et héri- plane. L’une des hypothèses avancées par les archéo-
tier du général défunt, se jettent frénétiquement dans logues est celle d’une salle cultuelle utilisée simultané-
un tourbillon de batailles et d’alliances pour s’emparer ment comme bibliothèque… Quoi qu’il en soit, cette
de l’illustre succession. La position stratégique de la construction –qui n’a jamais été consacrée à la divinité
Transalpine incite les triumvirs à envoyer des adés, chasseresse– présente un plan tripartite avec une large
clients et vétérans dans les nouvelles colonies. Il s’agit cella (salle centrale) à niches alternées et deux couloirs
de garder une inuence sur ces marches militaires. En voûtés. Abritées sous des grands arbres, les ruines du
-31, Octave vainc la otte d’Antoine et de Cléopâtre, la temple de Diane font le bonheur des promeneurs en
mal de romantisme. En face se dressait un théâtre inté- apercevront les ruines d’une tour et d’un tronçon du rem-
gré au sanctuaire dynastique. Ses vestiges dégagés au part. Un lieu agréable à visiter. Mais revenons à l’histoire
esiècle, sous la direction de l’archéologue Auguste de Nemausus, d’Auguste et de ses nombreuses largesses.
Pelet, furent aussitôt remblayés: ils sont enfouis sous la
pelouse. La ville n’y avait certainement pas vu d’intérêt Chaudement blottie dans son rempart et traversée par
immédiat. Fort heureusement, une maquette en liège, la voie Domitienne, la cité en pleine expansion est dotée
où l’on distingue l’orchestra semi-circulaire et neuf gra- d’un autre espace public, le forum. La planication
dins, a été réalisée par l’initiateur des fouilles. urbaine est bouleversée. Désormais, la vie religieuse,
politique, judiciaire et commerciale se déroule sur cette
place d’environ 150m de long et 60m de large. Au nord
L’empereur Auguste protège se dresse la curie, édice où les décurions (hommes
la ville d’une enceinte inuents de la cité) se réunissent. Au sud, la Maison
de six kilomètres Carrée –seule construction du forum conservée– trône
crânement sur son haut podium, dominant la vaste place
dallée et bordée de portiques. L’harmonie de ses propor-
Le princeps, au faîte de sa gloire, continue à combler tions et la perfection de ses détails laissent pantois les
Nemausus de ses bienfaits. Il lui ore une enceinte notables, les marchands venus négocier ou les Romains
monumentale de 6 km, percée de portes et renforcée de passage. Elle est d’une beauté à couper le soue. Ses
de 80 tours. Le tout enserre 220 ha ! « César Auguste, colonnes cannelées, ses chapiteaux corinthiens et ses
empereur, ls du divin [Jules César], frises sont autant d’attraits pour
consul pour la onzième fois, revêtu les badauds. Il serait dommage de
Sous le principat
273
de la puissance tribunicienne pour la décrire comme un archéologue,
la huitième fois, donne portes et d’Auguste, la ville et parler de «temple d’ordre corin-
Nîmes
murs à la colonie.» Grâce aux titres thien pseudo-périptère, hexastyle,
énumérés dans cette inscription, devient l’une des plus avec un pronaos, une peristasis»…
conservée sur la partie supérieure de belles «vitrines» de Des mots justes. Mais qui enlai-
la porte d’Auguste (naguère nom- dissent la vedette romaine! Et que
mée porte d’Arles), les archéologues
l’Urbs en province. ce soit dit: la Maison Carrée n’est
ont pu dater la n de la construction, puisque c’est dans pas « carrée ». Au e siècle, les savants dénissaient
les années 16-15 av. J.-C. qu’Auguste a revêtu la puis- le rectangle comme un « carré long». Longtemps elle
sance tribunicienne pour la huitième fois. Ce rempart, a gardé le secret de sa date de naissance. Pourtant, elle
victime des turbulences de l’Histoire et, surtout, de la ache sur son frontispice des trous de xation, répartis
spéculation immobilière, ne présente plus que quelques irrégulièrement, destinés à ancrer des lettres en bronze
irréductibles ruines encore debout, dont la providentielle dans la pierre. Celui qui voudra connaître sa date d’édi-
porte d’Auguste. Bâtie en grand appareil au sud-est de cation devra déchirer l’énigme. Les siècles passent.
l’enceinte, elle possède deux grandes entrées destinées
aux véhicules et deux passages latéraux pour les pié-
tons. On peut apercevoir le tracé des deux puissantes
tours semi-circulaires qui l’encadraient. Précision : on
a très longtemps considéré la demi-colonne placée en
son centre comme la borne milliaire marquant le point
zéro de la voie Domitienne reliant Nîmes et Beaucaire.
C’est une erreur. Le jalon initial a été retrouvé à une
centaine de mètres à l’intérieur de la ville. Autres ves-
tiges visibles de l’appareil défensif: la modeste porte de
France (ou d’Espagne) et la tour Magne, point culminant
du rempart remanié par les Romains. Les plus curieux,
ou passionnés par la romanité, peuvent se rendre au
jardin des Sœurs-de-l’Hospice (ancienne polyclinique Intérieur du temple de Diane à Nîmes
Saint-Joseph, rue Alexandre-Ducros). Dans la cour, ils
Eurêka ! En 1758, le Nîmois Séguier source de l’Eure à Uzès, à environ 25 km au nord de
parvient à résoudre l’énigme Nîmes. Pour contourner l’obstacle que constituait le
de la Maison Carrée franchissement des gorges du Gardon, ils optèrent pour
un cheminement de la canalisation en piémont des gar-
rigues, sur une distance d’une cinquantaine de kilo-
Et c’est un érudit nîmois, Jean-François Séguier, qui mètres», explique Dominique Darde, conservatrice du
perce à jour le mystère en 1758. Les trous révèlent Musée archéologique de la ville.
cette inscription : « C. CAESARI. AVGVSTI. F. COS.
L. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. DESIGNATO Les années lent, Rome demeure. Le peuple gallo-
PRINCIPIBVS. IVVENTVTIS ». Traduction : « À romain, quant à lui, s’éprend de spectacles de grande
Caius, ls d’Auguste, consul et à Lucius Caesar, ls envergure. Et les citoyens de Nemausus ne font pas
d’Auguste, consul désigné. Aux Princes de la Jeunesse». exception. Imaginons : un homme, vêtu d’une toge,
Séguier se plonge dans les livres. Voici ce qu’il y avance à grands pas, traverse les rues. Il est certaine-
découvre. Faute de descendance, Auguste demande à ment en retard. Ses grandes enjambées nissent par
son ami Agrippa d’épouser sa lle Julie. De cette union l’amener devant l’amphithéâtre édié vers la n du
naissent deux enfants: Caius (en -20) et Lucius (en -17). er siècle –sous Vespasien (69-79) ou sous Domitien (81-
Le princeps s’empresse de les adopter (au sens politique 96). Élevé à 8m du rempart augustéen, le bâtiment mas-
du terme) pour assurer sa succession et les nomme sif (21m de hauteur) en impose avec ses 60arcades. Les
consuls lorsqu’ils atteignent l’âge de 14ans. L’Imperator dimensions exactes de cette ellipse? Le Gallo-Romain,
a bien préparé le terrain. Il va réussir à imposer le prin- disons Marcus, s’est fait un point d’honneur de les
cipe dynastique. Mais l’Histoire en décide autrement. apprendre par cœur: elle fait 133,38m sur 101,4m. Il
274
Lucius meurt en 2apr.J.-C. et Caius en 4apr.J.-C. La jette un coup d’œil à la façade nord. Décidément, les
solution de l’énigme est là. Eurêka! La Maison Carrée deux avant-corps de taureaux placés en dessous du
Nîmes
a bel et bien été bâtie la première décennie de notre ère fronton triangulaire lui plaisent toujours autant. Il s’en-
puisqu’elle est dédiée à ces « Princes de la Jeunesse », goure à l’intérieur du bâtiment et vole à travers le lacis
disparus prématurément. de galeries qui lui permettent d’atteindre prestement sa
place. La structure intérieure du monument est, indé-
Puis viennent les règnes de Tibère (14-37) et de ClaudeIer niablement, ingénieuse. Galeries, couloirs, escaliers et
(41-54). Nemausus continue à se pourvoir de bâtiments vomitoires hiérarchisent le public au fur et à mesure
urbains et à prendre de l’ampleur. «Ce n’est que vers de sa montée. Les gradins (cavea), pouvant accueillir
le milieu du er siècle de notre ère 23 000 spectateurs, sont divisés en
que la construction de l’aqueduc est trois zones séparées par des passages
entreprise. Équipement hydraulique pourvus chacun d’un parapet.
d’une haute technicité, l’aqueduc
participe aussi au prestige de la cité, Depuis sa place (délimitée par deux
au même titre que les autres monu- sillons espacés de 40 cm), Marcus
ments publics. La campagne gar- regarde, envieux, les quatre premiers
doise conserve de nombreux vestiges gradins au-dessus de la piste. Ce
des ouvrages d’art qui supportaient sont les places d’honneur réservées
la canalisation antique, dont le plus aux sénateurs, consuls ou tribuns.
célèbre est le pont du Gard (inscrit Bien sûr, les gradins situés au som-
au Patrimoine mondial de l’huma- met sont destinés aux plus pauvres.
nité). Dans la ville, le castellum –l’un Marcus voit avec satisfaction que le
des rares châteaux d’eau conservés velum a été déployé – il est soutenu
du monde romain –, à la fois bassin par des mâts plantés dans les consoles
de réception et de distribution, fai- disposées à l’extérieur de l’attique.
sait partie de la parure monumentale Sur la piste (69,14 m × 38,34 m), les
urbaine. On peut voir les vestiges de combats de gladiateurs (munera) font
ce bassin circulaire rue de la Lampèze où il a été dégagé rage. Qu’ils soient rétiaires (armés d’un let et d’un tri-
en 1844. Les ingénieurs romains ont choisi de capter la dent), mirmillons (grande épée et bouclier) ou thraces
(épée recourbée, casque à large rebord), ces hommes Il ne croit pas si bien dire… «Les arènes sont la matrice,
s’évertuent à garder leur vie sauve et, pourquoi pas, à les entrailles de la ville. Toutes les passions et les émo-
s’auréoler d’un peu de gloire. Si Marcus apprécie ces tions s’y jouent. À l’époque romaine, les spectacles s’y
arontements, il regrette, en revanche, l’absence de déroulent. Elle devient une protection lors des grandes
chasses (venationes), ces combats d’animaux organi- invasions et, ensuite, un lieu de pouvoir et d’opposition.
sés pour chauer le public. Ici, l’élévation des gradins Lorsqu’elle retrouve sa vocation de lieu de spectacle au
n’est pas susante pour protéger les spectateurs des e siècle, l’ellipse redevient un lieu de catharsis des
bêtes sauvages. Il aurait un mot à dire aux architectes… foules. Avec la tauromachie, l’opéra ou les concerts de
Comment s’appellent-ils déjà ? Il ne se souvient plus. rock. C’est le chaudron des passions!», s’enthousiasme
Pourtant, sous ses pieds, deux galeries aménagées ser- Daniel J. Valade, qui fut adjoint au maire de Nîmes,
vant de coulisses techniques révèlent le nom de celui délégué à la Culture et à la Tauromachie. Avec ses
qui a élevé une partie du monument : Titus Crispius récents chantiers de restauration (l’amphithéâtre et la
Reburrus. Marcus défronce les sourcils et se laisse Maison Carrée) ainsi que la fondation du musée de la
absorber par les combats. Tant pis. L’amphithéâtre don- Romanité en 2018, «Nîmes-la-Romaine» n’a pas ni de
nera peut-être un jour des spectacles avec des animaux. faire parler d’elle.
275
Nîmes
Toulouse
La rebelle
Dans cette ville où « même les mémés aiment la castagne », la résistance est une manière
de savoir-vivre. Avant de devenir une technopole de pointe, la cité a connu bien des périodes
Qui sont les premiers Toulousains? Des Celtes, venant Mais les proto-Toulousains se révoltent en 109… mal
de Germanie. La tribu des Volques Tectosages s’établit leur en prend. Deux ans plus tard, le consul romain
sur la rive droite de la Garonne, un peu en amont de Quintus Servilius Caepio entre en vainqueur dans
la Toulouse actuelle. Elle choisit un chapelet de hau- Tolosa. Désormais, les habitants paieront des taxes
teurs, capable de la protéger des méchantes crues du et subiront un service militaire. Les Romains, eux, se
euve. Vieille-Toulouse, la bien nommée, revendique frottent les mains. La ville est riche et l’orfèvrerie des
la palme de l’établissement le plus ancien. «Sans argu- Tectosages est si célèbre que l’or toulousain devient
ment décisif», jugent toutefois les auteurs de la Nouvelle légendaire. Selon la tradition, les Tectosages ont rap-
276
Histoire de Toulouse (Privat, 2002). Pourtant, ce lieu est porté de leurs conquêtes guerrières un trésor volé près
bien choisi. Toulouse forme un carrefour naturel. Sur de Delphes. Le dieu Apollon, irrité par le larcin, leur
Toulouse
l’axe nord-sud on accède aux Pyrénées toutes proches envoie la peste. Les Tolosates se débarrassent alors du
(120km). D’est en ouest, elle est le passage obligé entre trésor maudit en le jetant dans des fondrières. Le consul
Méditerranée et Atlantique. Caepio assèche les marais et récupère l’or. Soixante-dix
tonnes ! Mais cette pêche miraculeuse lui porte mal-
heur à son tour. Il est défait militairement peu après. Les
418 : début de l’occupation de la ville par
Romains en tireront un dicton: «Il a l’or de Toulouse»
les Wisigoths qui en font leur capitale
équivaut à notre «Bien mal acquis ne prote jamais».
1189 : signature de la charte qui établit
le pouvoir et les libertés communales Fidèle alliée de César pendant sa guerre des Gaules,
des capitouls Toulouse obtient de l’empereur Auguste, au er siècle
1249 : LOUIS IX HÉRITE DU FIEF TOULOUSAIN de notre ère, le droit d’élever une enceinte. Quatre-
vingt-dix hectares sont clos par 3km de remparts en
1463 : le grand incendie ravage le centre-
briques et ponctués de dizaines de tours. Partant des
ville pendant douze jours et douze
rues Pargamières, puis Romiguières, la fortication
nuits
traversait l’actuelle place Wilson pour atteindre le
1814 : la bataille de Toulouse se solde monument aux morts avant d’obliquer à nouveau vers
par une victoire relative de la France la Garonne par les rues Bida, Jules-de-Rességuier et le
qui perd la ville palais de justice. L’urbanisme romain se dévoile peu à
peu aux archéologues. Deux axes, le cardo (nord-sud)
et le decumanus (est-ouest) se croisent au forum, le
cœur religieux et politique de la cité. Le cardo romain
SE DÉBARRASSER DU TRÉSOR MAUDIT correspond aujourd’hui à l’axe rue Pharaon-rue des
Filatiers-rue des Changes-rue Saint-Rome, tandis que le
decumanus va de la Daurade à la porte Saint-Étienne à
Quand les Romains battent les Celtes, vers121av. J.-C., travers la rue de Metz. L’ancien forum, lui, se trouvait
Tolosa s’allie sagement à Rome: vin italien contre blé place Esquirol. Toulouse se dote aussi d’un aqueduc de
ou bétail gaulois, le commerce adoucit les mœurs. 8km. L’eau vient de Lardenne et du Mirail, où subsistent
277
encore quelques arcades, traverse la Garonne par un indignés: «Cet imposant vestige de Toulouse capitale a
pont (totalement disparu) et rejoint la place Rouaix, été brutalement oblitéré, un jour de mars1989, par les
Toulouse
le point culminant de la cité. C’est donc presque sans bulldozers des promoteurs venus faire leur oce, sans
surprise que le visiteur actuel y découvre une fontaine. se soucier de la clause de la découverte exceptionnelle.»
«On a évalué le débit quotidien de l’aqueduc à10000 ou Le palais wisigothique s’est transformé en une place de
15 000m³: environ 1 000litres par habitant, à peu près Bologne grillagée et sans âme.
comme à Rome à la même époque, et beaucoup plus
qu’à Toulouse avant1950», soulignent les auteurs de la
Nouvelle Histoire de Toulouse. La révolution comtale
Le territoire de Tolosa s’étend, selon le géographe
grec Strabon, « des pins des Cévennes aux neiges des En 507, les Wisigoths sont battus par des nouveaux
Pyrénées» et Toulouse fait partie des vingt plus grandes venus, les Francs. Chevauchant depuis Bordeaux,
villes de l’Empire romain. Mais les dieux abandonnent Clovis entre dans Toulouse, sans combat, en 508. Une
Rome et ses alliés. Voici le temps des grandes invasions nouvelle menace, arabe cette fois, apparaît deux cents
et de la christianisation. Sa première évocation est le ans plus tard. En 719, Al-Samh et son armée occupent
martyre de saintSernin en 250. Vers l’an400, l’évêque Narbonne, puis Carcassonne. Toulouse est assiégée
Exupère fait construire un reliquaire pour son pré- en 721. Sous la direction d’Eudes, duc d’Aquitaine, les
décesseur martyr. Et si, en 407, Exupère mobilise les Toulousains repoussent les Arabes. Un jour noir pour
Toulousains contre l’invasion des Vandales, il ne peut les musulmans puisque Al-Samh lui-même est tué et
rien contre celle des Wisigoths, qui occupent Toulouse que leur avancée vers le nord est brutalement stoppée.
à partir de 418, formant un immense royaume qui va Au cours d’une seconde incursion en 732, les Arabes
de l’Espagne à la Loire. Pendant un siècle, éodoricII éviteront soigneusement Toulouse avant d’être arrêtés
(dont le buste trône encore aujourd’hui dans la salle du à Poitiers par CharlesMartel.
conseil municipal du Capitole) et ses successeurs dirigent
ce vaste ensemble depuis les berges de la Garonne. Des Bien vite, Eudes et Charles rivalisent pour récupérer
vestiges du palais des rois wisigoths sont mis au jour en la couronne chancelante des Mérovingiens. Eudes,
1987, lors de fouilles eectuées sur les ruines de l’hôpi- duc d’Aquitaine, meurt en 735, laissant la place libre à
tal Larrey. La suite est racontée par les universitaires CharlesMartel, maire du palais d’Austrasie, dont le ls
er
Pépin obtient du pape la couronne royale. Pépin fonde gouvernent Toulouse, laissant alors se développer les
la dynastie carolingienne. « Les historiens de cour, libertés urbaines.
carolingiens puis capétiens, tout en faisant silence sur la
bataille de Toulouse, n’auront de cesse de fonder la légi-
timité de la nouvelle dynastie sur la bataille de Poitiers. Le capitoulat,
Ainsi se forgera l’un des mythes les plus tenaces de une exception administrative
notre histoire nationale », expliquent les auteurs de la
Nouvelle Histoire de Toulouse. Cette rivalité n’empêche
pas les églises de eurir dans la cité. En 844, l’église Le «conseil commun du bourg et de la cité», qui appa-
Saint-Jacques est mentionnée pour la première fois à raît en 1152, reprend les attributions judiciaires du
côté de l’église Saint-Étienne. Cet ensemble épiscopal comte. Six chanoines d’un chapitre (capitulum en latin),
278
se situe sur un site cultuel païen plus ancien encore. qui deviendront les capitouls, siègent en compagnie de
Quant à Saint-Pierre-des-Cuisines, elle est considérée, quatre juges et de deux avocats. Les capitouls veulent
Toulouse
avec l’église du Taur, comme la plus ancienne église de davantage de pouvoirs? RaymondV leur en laisse peu.
Toulouse (esiècle) et deviendra l’église comtale. En 1189, cependant, ils font reconnaître leurs «droits,
coutumes et franchises» et, à partir de1200, se lancent
Le pouvoir comtal, lointain héritier du prince caro- dans une politique expansionniste pour contrôler les
lingien, s’arme progressivement aux e et esiècles. villages voisins. En ville, ils achètent systématiquement
Guillaume III, dit Taillefer (998), Pons (1037), les maisons et les terrains situés à l’est de la Porterie.
GuilhemIV (1061), puis son frère RaymondIV (1093) se Ils y créeront une maison commune, le futur Capitole,
succèdent. À l’est, le château comtal est accolé à la porte symboliquement situé sur l’ancien rempart romain, à
Narbonnaise, s’y élève aujourd’hui le palais de justice. cheval entre les deux parties de la ville.
De l’autre côté de la ville, un pouvoir concurrent appa-
raît. Les moines de la basilique Saint-Sernin créent un En 1208, Toulouse est au sommet de sa puissance. Elle
bourg de 60ha –l’église Saint-Sernin, qui s’illumine le prend l’allure d’une riche cité italienne, avec une oli-
soir comme le chante ClaudeNougaro, l’enfant du pays, garchie au pouvoir et des campagnes alentours à son
est désormais classée au patrimoine mondial de l’hu- service. Les troubadours chantent l’amour et persient
manité par l’Unesco. Ses dimensions impressionnent: le clergé, avec une liberté de ton inconnue jusqu’alors.
112m de long, la plus grande église romane conservée La croisade contre l’hérésie cathare s’abat brutale-
en France. Commencée vers1070, elle est consacrée par ment en 1209. Pourtant, Toulouse est peu touchée par
le pape UrbainII en 1096. Ses chanoines obtiennent du le catharisme. Les historiens estiment que seulement
pape leur autonomie vis-à-vis de l’évêque et du comte. 5% de la population se revendiquent de l’hérésie, soit
Le seigneur abbé de Saint-Sernin, par sa puissance éco- à peine 1 000 personnes. Mais « ces familles appar-
nomique, militaire et symbolique se tiennent toutes à la vieille aristocra-
veut l’égal du comte, qui s’absente tie de la terre et de l’argent, et c’est
souvent pour défendre ses territoires Au sommet de sa leur concentration qui fait la force du
provençaux. Quand Raymond IV puissance, Toulouse foyer toulousain », précisent-ils. Le
répond à l’appel de la première croi- catharisme est déjà bien connu depuis
sade (1096-1099), ce sont ses ls prend l’allure d’une plus d’un demi-siècle. La réponse
Bertrand puis Alfonse Jourdain qui riche cité italienne de l’Église est d’abord pacique.
Prédications et débats avec les «parfaits» se multiplient. est royalisée, francisée. L’Université, ancien agent de
Le futur saint Dominique parcourt le Languedoc en propagande catholique, sort de l’ombre grâce à l’ensei-
1206. Un an après, le nouvel évêque de Toulouse frappe gnement du droit. La qualité des juristes toulousains
un grand coup. Il excommunie RaymondVI, coupable devient proverbiale dans tout le royaume. Les agents du
de mollesse envers les cathares. Puis, en 1208, le légat roi s’installent à la mort d’AlphonsedePoitiers en 1271.
du pape PierredeCastelnau est assassiné par un écuyer Les capitouls sont cantonnés à des tâches subalternes:
du comte. La coupe est pleine. La croisade est décidée. voirie, ravitaillement, contrôle des poids et mesures,
SimondeMontfort en prend la direction. entretien des ponts… Tâches pourtant diciles,
comme en cette veille de l’Ascension1281, où le «vieux
En 1213, la bataille de Muret ouvre les portes de la ville pont» s’eondre. Toulouse, pendant la guerre de Cent
aux «Français». Mais les Toulousains se révoltent en Ans, reste loyale à la royauté. Face à la menace anglaise,
1217 et chassent Montfort. C’est l’union sacrée des elle reconstruit ses murailles. Sa délité est récompen-
Toulousains derrière les reliques de saint Exupère qui sée par la création d’un parlement en 1420, le deuxième
avait sauvé la ville des barbares en 407. Les femmes après Paris. La ville devient la capitale judiciaire du
jouent un grand rôle. Elles sont même à la manœuvre Grand Sud. Intégrer la magistrature devient alors le but
de la catapulte qui tue SimondeMontfort en 1218 alors des riches citoyens, mais les places sont chères et, rapi-
qu’il assiège à nouveau la ville rebelle. Un épisode évo- dement, deviennent héréditaire.
qué par une immense peinture dans la salle des Illustres
de l’actuel Capitole. Toulouse capitule pourtant en 1229.
C’en est ni de sa puissance. La lle du dernier comte L’or bleu et la ville rose
est mariée au frère de LouisIX, qui hérite du ef toulou-
279
sain (1249). C’est l’heure de la mise au pas. Le concile
de Toulouse de 1229 instaure la surveillance des dèles, Le 7mai 1463, le feu prend chez un boulanger du quar-
Toulouse
avec port d’insignes distinctifs pour les suspects et déla- tier des Carmes. Attisé par le vent, le brasier gagne en
tion rémunérée par l’évêque. Pour couronner le tout, on intensité. Comme en 1408 et en 1442, des centaines de
crée une université chargée de renforcer la lutte intel- maisons brûlent. Mais cette fois-ci, l’incendie ravage
lectuelle contre les relents de catharisme qui pourraient le centre-ville pendant douze jours et douze nuits.
encore couver sous les crânes. Les dominicains font la Toulouse est en cendres. LouisXI gracie le boulanger
chasse aux crypto-cathares. Ils ont fort à faire puisque et, surtout, accorde des exemptions scales pour favori-
les deux tiers des capitouls sont encore cathares. En ser la reconstruction de la cité. Le clocher de la nouvelle
1237, un ancien parfait, RaymondGros, livre une longue église de la Dalbade dominera la ville du haut de ses
liste de noms. Les condamnations pleuvent. En 1250, les 81m. Toulouse rosit encore un peu plus car la brique,
cathares ont disparu de Toulouse.
est alors recherché dans toute l’Europe. chagrin l’autonomie toulousaine. Même
De somptueux palais, comme celui de le fameux Consistoire du Gai Savoir,
Toulouse
Pierre Assézat ou de Jean de Bernuy fondé par sept notables occitans en
sortent de terre. Ce dernier est si riche 1323, passe sous le contrôle royal.
qu’il se porte caution de la moitié de À partir de1513, les Jeux oraux
la rançon de François Ier après le couronnent des œuvres en fran-
e
désastre de Pavie. Signe de sa puis- çais. LouisXIV érige ces Jeux o-
sance, Bernuy se fait construire en raux en académie royale en 1694.
1504 une tour hexagonale, la plus Bien plus tard, en 1819, un jeune
haute de la ville, puis un palais tout entier en 1530, homme de 17ans obtiendra à son tour une récompense,
rue Gambetta. Comble du luxe dans ce pays de brique, un certain VictorHugo.
l’hôtel de Bernuy a une façade en pierre. Il accueille
aujourd’hui le collège et le lycée Pierre-de Fermat. Sous l’impulsion du Biterrois Pierre Paul Riquet,
Enrichis à l’extrême, les pasteliers aspirent au capitoulat LouisXIV lance, à partir de1662, la construction d’un
et à la noblesse qui en découle. Leurs hôtels se hérissent canal entre Méditerranée et Océan. Le canal des Deux-
de tours, signes de puissance. Encore aujourd’hui, il Mers est achevé et inauguré en 1681, un temps record.
faut se promener tête en l’air pour découvrir l’une des Mais avant de devenir le lieu de promenade que nous
50 tourelles qui subsistent. L’hôtel de Boysson (capitoul connaissons, le canal a été un formidable outil écono-
en 1468), 11, rue Malcousinat, est superbe, tandis qu’une mique. La bourgeoisie foncière toulousaine va ainsi pro-
échauguette construite par Arnaud de Bruxelles se ter du canal pour exporter le blé du Lauragais dans le
cache dans la cour du 19, rue des Changes. Tout près de monde entier. Avec la richesse retrouvée au esiècle,
là, l’hôtel d’Astorg et celui de Saint-Germain dévoilent Toulouse se lance dans de grands travaux d’urba nisme.
leurs trésors aux curieux qui franchissent leur porche. On construit successivement la place du Capitole et le
Pourtant, dès1560, la folie de l’or bleu décline, sous les cours Dillon, qui sert de digue sur la rive gauche. Le
eets conjugués de mauvaises récoltes, de la concur- faubourg Saint-Cyprien sera pourtant entièrement sub-
rence de l’indigo et des guerres de Religion. mergé en septembre1772. Sur l’autre rive sont construits
des quais et un quartier neuf, autour du Grand Rond.
En 1548, les calvinistes interrompent un sermon dans Enn, est creusé, en six ans, le canal de Brienne qui per-
l’église des Tiercaires. En 1555, ils abattent des croix met de relier la Garonne au canal du Midi.
LA PREMIÈRE CHAIRE DE PRÉHISTOIRE les électeurs renouent avec leurs opinions républicaines.
DE FRANCE Jaurès écrit régulièrement dans La Dépêche, le journal
républicain créé en 1871 et les radicaux socialistes occu-
peront la mairie de1907 à1971.
La Révolution marque la n d’une ère. Les congréga-
tions religieuses sont chassées, le couvent des Jacobins Sous la IIIeRépublique s’ouvrent la rue de Metz et la rue
devient une caserne. Sous la Terreur, 45 personnes d’Alsace-Lorraine, percées après1870. La rue Ozenne,
sont exécutées. En août 1799, des insurgés royalistes du nom du généreux banquier qui légua sa fortune à
se présentent aux portes de la ville; ils seront écrasés. la ville, est percée au début du e siècle. La prairie
Sous Napoléon I er, la ville devient la base arrière de la des Filtres devient un lieu de promenade. C’est là que,
guerre d’Espagne. Les généraux toulousains Caarelli, dès1899, le Stade olympien des étudiants toulousains,
Dupuy, Verdier ou Pérignon s’illustrent sur les champs maillot rouge et épaulettes noires, joue son premier
de bataille. Mais en 1814, avec la perte de l’Espagne, match ociel de rugby contre le Stade bordelais. En
l’armée de Wellington poursuit le maréchal Soult qui 1907, la fusion de diérents clubs donne naissance
bat en retraite. Le10avril 1814, le jour de Pâques, éclate au Stade toulousain qui garde les couleurs d’origine.
l’indécise bataille de Toulouse. Des assauts sanglants L’université se développe. Médecine, droit, sciences,
se déroulent sur le canal, aux Ponts-Jumeaux et au agronomie, lettres, puis bientôt la première chaire de
pont Matabiau. Soult résiste, puis décide de se retirer. préhistoire de France font de Toulouse une ville intel-
L’armée quitte Toulouse dans la nuit en direction de lectuelle. Le décollage industriel de Toulouse ne se fera
Carcassonne où elle apprendra l’abdication de l’Empe- qu’avec la Première Guerre mondiale et ses commandes
reur quelques jours plus tard. Chaque année, une prise militaires (chimie et aviation).
281
d’armes en costumes d’époque commémore cet épisode.
Aujourd’hui, Toulouse, métropole régionale, est
Toulouse
Malgré la création de la place Wilson (1803 et 1804) et l’une des villes les plus attirantes de France. Son cli-
des boulevards qui ont remplacé les vieilles murailles, mat, sa gastronomie, sa culture et ses technologies de
le centre reste un dédale de ruelles étroites. En 1854, pointe attirent de plus en plus. La ville, qui comptait
le choléra tue plus de 400 personnes. La Garonne 50000habitants en 1789, frôle aujourd’hui les500000.
déborde à nouveau en 1875, anéantissant quasiment la L’agglomération totalise plus d’un million d’habitants.
rive gauche de la cité. On relève 209morts, 1 141mai- Les Toulousains abordent le troisième millénaire riches
sons détruites, et 3 ponts emportés. Politiquement, de leur passé et conscients de la chance qu’ils ont de
Toulouse est une «ville agitée». Dès le Second Empire, vivre dans l’une des plus belles régions d’Europe.
Livre
VI des annales
(1618-1633).
A
Angers
ngers
ngers
Mans
Le Mans
Pays
de la Loire
Angers
Bénie des dieux
La capitale angevine semble entretenir avec le ciel des relations on ne peut plus favorables…
Avec le temps, celle qui fut brièvement la capitale du royaume de France a abandonné
284
Angers
À quand remonte la présence humaine dans la région quatre millénaires avant notre ère. Mais ce n’est qu’au
angevine? Certains indices permettent de penser que er siècle av. J.-C. qu’une tribu gauloise – les Andes
le promontoire rocheux, sur lequel est aujourd’hui per- (ou Andécaves)– installe un véritable oppidum sur le
ché le palais comtal, a été peuplé depuis le Paléolithique. rocher. De ce village gaulois primitif, les archéologues
Si la mise au jour d’un biface taillé, vieux de 400 000 n’ont, à ce jour, retrouvé que des vestiges épars. Des
ans (rue de Frémur), ne prouve pas la présence conti- fouilles, réalisées sous le logis Barrault au moment de
nue de l’homme sur cet éperon, l’existence d’une la réhabilitation du musée des Beaux-Arts, permettent
mine d’ardoise, toute proche, indique qu’un village néanmoins d’armer que ce premier hameau celte était
était probablement implanté à proximité du cairn, bien plus étendu qu’on ne le pensait.
« LE MARCHÉ DE JULES » situé aux alentours de la cathédrale actuelle, n’a pas
encore été localisé. Seules les fondations des tours de
garde de la muraille antique demeurent encore visibles
L’urbanisation du site ne commence qu’avec l’arrivée au pied de la tour Villebon, dominant la rue Baudrière,
des Romains. Vers 50 av.J.-C., il s’agit déjà d’une place et de la tour de l’Évêché. La présence d’une fontaine
commerciale importante si l’on en juge par le nom qui sacrée, identiée dès la n du esiècle dans le quar-
lui est donné: Juliomagus, c’est-à-dire «le marché de tier de la Chalouère, indique que la cité n’était pas seu-
Jules ». En témoigne la mise en place d’un réseau de lement un lieu d’échanges commerciaux mais disposait
voirie, dont des vestiges ont été retrouvés, notamment également d’un sanctuaire important. Le plus ancien
avenue de la Blancheraie. Cette association de murs document écrit, évoquant l’existence de Juliomagus,
maçonnés et de sol pavé pourrait correspondre au cardo est tardif. Il s’agit de la table de Peutinger, reproduction
(c’est-à-dire l’axe nord-sud) de la ville antique. Sans médiévale de l’une des premières cartes routières de
oublier la présence d’un decumanus (grande rue tra- l’histoire (datée du e siècle). Elle montre que la cité
versant la cité d’est en ouest) que reprend, aujourd’hui gallo-romaine est située sur une voie de communica-
en grande partie, la rue Saint-Aubin. Des fouilles tion stratégique reliant Rennes à Tours. Son rôle essen-
récentes ont permis de repousser un peu plus vers tiel de place d’échanges entre la Bretagne et l’arrière-
l’ouest les limites connues de Juliomagus. L’insécurité pays est conforté.
croissante, à la n du e siècle, conduit la ville à se
doter d’une enceinte dont une partie demeure visible Il faut attendre l’évangélisation de l’Anjou au e siècle
rue Toussaint, derrière l’oce du tourisme. «La super- pour que Juliomagus commence à faire réellement par-
cie de la cité ainsi enclose avoisine, vers 275, les 9 ha», ler d’elle. Le premier évêque angevin, mentionné en
285
indique la guide-conférencière 372, entre dans l’histoire sous le
Micke Overlaet. Les sondages nom de Defensor. Ce ne serait en
Son rôle de place
Angers
eectués dans le château, au réalité qu’un titre indiquant que
moment de la construction des d’échange entre la l’évêque est bien le défenseur de
salles d’exposition de la tenture la cité, face à une administra-
de l’Apocalypse, ont montré Bretagne et l’arrière-pays tion gallo-romaine désorgani-
que le site était alors densément est conforté. sée. Sous son impulsion, la ville
occupé. De même, les fouilles, se transforme. Une basilique
réalisées lors de l’édication du théâtre et de l’amé- est édiée (on en retrouve aujourd’hui la trace dans
nagement de la place du Ralliement, ont indiqué que la crypte de la collégiale Saint-Martin) et trois églises
la cité comptait de très nombreux ateliers de potiers paroissiales sont bâties: Saint-Pierre, Saint-Maurille et
et de bronziers. Cependant, faute de sources écrites, Saint-Julien. alasius, le cinquième évêque d’Angers,
il est bien dicile de décrire la population. Tout juste contribue, au e siècle, à faire de la ville haute une cité
peut-on armer que la ville a débordé rapidement des presque exclusivement dédiée au culte catholique.
remparts puisque des traces d’habitat gallo-romain Plusieurs congrégations monastiques s’y implantent.
ont été repérées rue Saint-Julien et sous l’immeuble de L’éperon rocheux retrouve sa vocation spirituelle initiée
la Poste lors de son édication, en 1935. Ce qui porte la au Néolithique!
supercie de l’agglomération, au début du esiècle, à
une soixantaine d’hectares: soit presque la supercie
853 : L’Anjou devient la marche du royaume
de Lutèce. La richesse des sépultures découvertes dans
franc
la nécropole retrouvée, en 1841, à l’emplacement de la
gare Saint-Laud, laisse supposer que la ville est pros- 1154 : Henri II devient roi d’Angleterre.
père. Comme le conrme le trésor monétaire mis au Le comté d’Anjou passe sous contrôle
jour à la faveur de l’installation des voies ferrées. anglais
1219 : L’Anjou redevient français
Pourtant, en dehors d’un amphithéâtre, exhumé en
1475 : Louis XI accorde l’autonomie municipale
1804 (près du château), et de thermes publics (place de
à la ville
la République), aucun édice d’importance ne semble
avoir traversé les âges. Le forum, vraisemblablement
À la même époque, la première abbaye de la ville, dédiée geste. Tels Foulques Ier (870-941) et FoulquesIII (965-
à Saint-Aubin, dont elle abrite les reliques, est consacrée, 1040), plus connu sous son surnom de Nerra, «le Noir»,
non loin de là, par l’évêque de Paris, saint Germain. Les tant à cause de la couleur de ses cheveux que de son
églises se multiplient, notamment au lendemain du tempérament violent. C’est à ce dernier qu’Angers doit
siège de la cité par Childéric (en 470). Toutes les activités la restauration de la collégiale Saint-Martin qui consti-
profanes sont alors concentrées en périphérie, à l’exté- tue le plus ancien de ses monuments. C’est encore avec
rieur de la muraille augustinienne. Trois siècles durant, lui que le quartier d’Outre-Maine (ou Doutre), sur la
l’agglomération se développe au pied de cette enceinte rive droite du euve, voit la fondation des églises béné-
sacrée, au cœur de laquelle l’abbatiale Saint-Serge est dictines : Saint-Nicolas (avant 1020) et Notre-Dame-
fondée, à l’instigation des rois mérovingiens ClovisII et de-la-Charité (en 1028). Cette dernière sera, à partir du
ierryIII, au milieu du esiècle. esiècle, connue sous le nom d’abbaye du Ronceray,
en raison d’une ronce miraculeuse qui aurait protégé la
statue de la Vierge qui orne sa crypte. Foulques Nerra
Un territoire stratégique fera, enn, construire le premier pont de pierre d’An-
gers, à l’emplacement exact de l’actuel pont de Verdun.
À partir des années 840, les incursions de plus en plus Lorsque Georoy V hérite du titre de comte d’Anjou,
fréquentes des troupes bretonnes (entre autres l’armée de onze générations après Robert le Fort, il a tout juste
Nominoë) et normandes aux portes d’Angers poussent 16 ans. Nous sommes en 1129. Ce jeune homme, sur-
les religieux à consolider les défenses de la ville haute et à nommé «Plantagenêt» pour le brin de genêt qu’il aime
accueillir ainsi les populations civiles attaquées. L’Anjou porter à son chapeau va, lui aussi, consacrer sa vie à lut-
286
devient un territoire stratégique. Charles le Chauve en ter contre les Normands. Tant et si bien qu’il nit par
fait, dès 853, la «marche frontière» de la Francie occi- conquérir la Normandie entre 1136 et 1146 ! Par son
Angers
dentale. Lorsque la ville est prise par les Normands en mariage avec Mathilde l’Emperesse, de onze ans son
873, le petit-ls de Charlemagne envoie immédiatement aînée, il va fonder la célèbre dynastie des Plantagenêts
son armée pour les déloger. Les oensives étrangères se qui, de son ls HenriII à RichardII (en 1399) va régner
multipliant, le souverain carolingien noue une solide sur l’Angleterre. Tous les souverains britanniques de
alliance avec les comtes d’Anjou auxquels cette branche ne conservent cependant
il cone la défense de la frontière. Mais pas leur titre de comte d’Anjou. Après
que leur donner en échange? En juin 877, Richard Cœur de Lion (1157-1199) et
Charles le Chauve, empereur d’Occident Jean sans Terre (1167-1216), le duché de
depuis deux ans, promulgue le capitulaire Normandie et le comté d’Anjou sont à
de Quierzy par lequel la charge comtale nouveau rattachés à la maison capétienne.
devient héréditaire. Cette décision, qui
fonde l’acte de naissance du système féo- Une reconquête dicile qui nécessite de
dal, va lui permettre de s’assurer la dé- fortier une fois encore la ville, car les
lité des comtes d’Anjou dont l’appui lui Anglais n’entendent pas se faire dépos-
est indispensable pour sécuriser la partie séder ainsi de ces territoires. C’est à
ouest de son territoire. cette époque qu’est construite une nou-
velle enceinte, comprenant le quartier de
Robert le Fort, en précurseur, a devancé la Doutre et l’actuel château d’Angers.
cette mission au prix de sa vie puisqu’il Édiée sur ordre de Saint Louis, cette for-
meurt, en 866, en tentant de contenir les teresse monumentale sera à la hauteur des
attaques conjuguées des Bretons et des ambitions de la famille d’Anjou dont les
Danois à la bataille de Brissarthe. Ses propriétés englobent à la fois le comté de
descendants ne trahiront pas la couronne de France. Provence, le royaume de Naples, celui de Sicile et surtout
Plusieurs d’entre eux marqueront l’histoire du royaume. Jérusalem ! De prestigieuses terres, héritées de père en
EudesIer et RobertIer, ses ls, seront rois de Francie. La ls, auxquelles leBonRoiRené (1409-1480) adjoint, par
plupart de leurs successeurs entreront dans la légende mariage, celui du duché de Lorraine. Son signe de ral-
en raison de leur bravoure, vantée par les chansons de liement, la croix d’Anjou, à double traverse récupérée en
foire pour la Saint-Martin, que dans le domaine s-
cal avec la levée d’impôts) permettent au souverain de
gagner les faveurs de la population angevine qui, rejetant
la suzeraineté des comtes d’Anjou, fera désormais pleine-
ment partie du royaume de France. C’est de cette époque
prospère que date la construction de la maison d’Adam
(1491) et celle du logis Barrault (1493). Cette politique ne
vise pas seulement à assujettir une population suscep-
tible d’être appelée à intervenir contre les voisins bre-
tons… L’autre objectif est de garantir la paix sociale dans
un territoire devenu stratégique depuis que la Loire s’est
transformée en axe de circulation de première impor-
tance. Ses rives se couvrent de châteaux somptueux.
287
Paris et Orléans, mais aussi vers les grands ports de
l’Atlantique (Nantes, LaRochelle, Saint-Malo) les pro-
Angers
duits de la province : toiles, vins, ardoises, tueau.
Après Strasbourg, Paris, Lyon et Toulouse, Angers
est la cinquième ville de France à bénécier d’une
imprimerie (1476). L’eervescence intellectuelle y est
exceptionnelle. L’université forme les plus éminents
juristes, comme Guillaume Poyet, futur chancelier
de François Ier et auteur de l’ordonnance de Villers-
Cotterêts. CharlesdeBourdigné, frère du premier his-
Terre sainte par ses ancêtres, deviendra le symbole de ce torien de l’Anjou JeandeBourdigné, compose en 1531
nouveau comté, sous le nom de «croix de Lorraine». La Légende joyeuse de maistre Pierre Faifeu qui inspi-
rera Rabelais pour l’écriture de son célèbre Gargantua.
En fondant près d’Angers, en 1451, le couvent des
Cordeliers de la Baumette, le roi René pérennise la tra- En 1500, la ville compte un peu plus de 12 000 habi-
dition, inaugurée mille ans plus tôt, qui veut que la ville tants. Dix-huit ans plus tard, François I er y eectue une
consacre une place importante à la recherche théolo- visite de courtoisie et réarme son souhait de doter sa
gique. Celle-ci s’est perpétuée tout au long du Moyen prestigieuse université de moyens accrus. La faculté
Âge grâce à l’école épiscopale fondée au esiècle par où Ambroise Paré entame ses études médicales en
Hubert de Vendôme. Le même roi René, peu avant sa 1525 en bénécie grandement. Elle forme également le
mort (en 1480), fait don à la cathédrale d’Angers de la grand juriste Jean Bodin, né en
tapisserie de l’Apocalypse. 1530, rue Valdemaine. L’auteur de
LaRépublique inuencera l’œuvre
En cette n de e siècle, la Bretagne demeure remuante. de Montesquieu.
Soucieux de pouvoir envoyer rapidement des troupes
pour mater d’éventuelles révoltes dans ces provinces
éloignées, Louis XI accorde l’autonomie municipale
à Angers. Les privilèges accordés à la cité (tant dans le
domaine commercial, avec l’institution d’une grande
Angers, en cette première moitié du esiècle, compte pas à éliminer les intrépides et à reprendre la forte-
parmi les seize plus importantes cités du royaume. Du resse. Le roi de France ordonne d’en araser les tours.
moins si l’on en croit l’état des contributions à fournir Le gouverneur Donadieu de Puycharic, chargé de
pour la solde des «gens de guerre à pied» daté de 1538. l’opération, les fait découronner pour y ménager les
À cette date, la population dépasse les 20000 habitants. plates-formes nécessaires à l’artillerie moderne. Sage
Bien que l’Église soit très présente dans la ville haute (ou précaution… HenrideNavarre étant devenu l’héritier
peut-être justement à cause de cette omniprésence!), la présomptif du royaume, les catholiques angevins se
Réforme rencontre un fort succès auprès des Angevins. regroupent alors en nombre derrière HenrideGuise.
« L’Évangile y est reçu avec une grande avidité », se Ainsi défendu, le château minimise les risques de tom-
félicite ainsi le protestant éodorede Bèze. Les idées ber aux mains des protestants.
calvinistes progressent dans les esprits et la hiérarchie
catholique ne tarde pas à réagir. Conscient que la ville lui est hostile, c’est dans un esprit
de « réconciliation nationale » qu’Henri IV va faire
d’Angers sa capitale, pendant quelques jours, neuf ans
Les désastres des guerres de Religion après son accession au trône. Arrivé le 7 mars 1598,
le roi de France s’attache, pendant son court séjour,
à eacer trente années d’arontement entre les deux
En 1539, l’épiscopat réprime très durement les premières communautés. Il multiplie les gestes symboliques dans
conversions. C’est ainsi que le prédicateur huguenot l’espoir qu’ils raviveront le dialogue: ainsi, le 15mars,
Denis Brion est brûlé vif place des Halles. Entre 1546 une palme à la main et un collier de l’ordre du Saint-
et 1547, une demi-douzaine d’Angevins vont, à leur Esprit sur les épaules, il suit la procession des Rameaux.
288
tour, payer de leur vie le fait de s’être tournés vers le pro- Arrivé à Saint-Michel-du-Tertre, le roi entend le ser-
testantisme. Malgré cette réaction, mon d’un père cordelier depuis le
Angers
289
Après l’épisode de la Fronde (1648-1652), où Angers Comme l’écrivait le géographe Paul Wagret, «Angers
Angers
passe du côté des opposants à la Couronne, puis la garde le visage original d’une cité inniment aimable
reprise de la ville par les troupes de LouisXIV (en1649 où ne compte pas seulement la richesse brutale, mais
et 1652), Angers redevient un haut lieu spirituel sous […] surtout le culte des choses de l’esprit».
Le Mans
LA PERLE ANGLO-SARTHOISE
Au e siècle, la discrète cité de l’Ouest va donner à l’Angleterre une lignée de souverains
parmi les plus illustres : les Plantagenêts. Mais c’est en s’affranchissant de son enceinte
qu’elle va prendre son essor et connaître d’autres grandes heures…
Circuit des 24 Heures, rillettes… Pour certains, tout des demeures remarquables des e et esiècles. Dans
est dit. Dommage et surtout réducteur (pour une ville les ruelles pavées, des maisons à pans de bois bariolés.
labellisée Ville d’art et d’histoire par le ministère de la Bleu lavande, jaune vif ou vert céladon… Il y en a pour
Culture). La meilleure façon d’en savoir plus sur la cité tous les goûts. La plus vaste d’entre elles est celle des
mancelle est d’y pénétrer par le pont Yssoir. Quelques Deux-Amis, rue de la Reine-Bérengère. Sa façade, éle-
ruines éparses de l’enceinte médiévale ( e-e siècle) vée sur deux étages, arbore une intéressante sculpture
se reètent sur la paisible Sarthe. Irréductibles, elles sur le pilier central. Deux hommes s’y tiennent la main
290
tiennent tête aux assauts de la végétation conquérante, et tournent leurs regards vers des directions oppo-
voire belliqueuse, des jardins des Tanneries. À l’ombre sées. Qu’attendent-ils? Qu’espèrent-ils ? Mystère. Plus
Le Mans
des arbres, les oiseaux chantent les louanges d’une telle pittoresque encore, la minuscule Maison Suspendue
oasis de paix, inespérée au milieu de l’agitation cita- montre ses colombages à l’entrée de la rue Saint-Pavin-
dine. Une atmosphère bucolique qui aurait pu inspi- de-la-Cité. Témoin de la quête d’espace habitable intra-
rer nos plus grands romantiques : Alfred de Musset, muros, elle enjambe la ruelle sans aucune gêne. Il fallait
Chateaubriand, Mme de Staël, éophile Gauthier, bien trouver de la place… Non?
Victor Hugo…
838 : Charles le Chauve obtient
Quelques mètres encore et l’on est frappé de surprise.
le titre de roi du Maine
Ou trompé par une illusion. C’est selon. Une enceinte
romaine, ponctuée avec une belle régularité par douze 1070 : La ville bénéficie
tours, se dresse devant nous. Fière. Puissante. Sa cou- d’une institution communale
leur dominante est, à elle seule, tout un poème: rouge 1481 : Louis XI accorde à la cité du Mans
carmin. Une teinte qui a valu auMans d’être qualié sa première charte
par l’historien André Duchesne, en 1637, de « ville
1871 : 11-12 janvier : bataille entre Français
rouge» au même titre que Bourges, Lyon et Limoges.
et PRUSSIENS
Les tons éclatants sont accentués par les motifs géo-
métriques des parements du rempart propres au pays
des Cénomans – les premiers habitants de la région. Le Mans a un autre atout dans sa manche: les hôtels
Triangles, losanges, obliques, dents-de-scie et che- particuliers de style Renaissance ou classique. Prenez
vrons composent une suite étonnante de tableaux. le Grabatoire (place du Cardinal-Grente) par exemple.
Construit vers 280, le rempart à vocation défensive est, Avec ses deux tourelles à pans coupés et ses lucarnes de
aujourd’hui, le mieux conservé de ce qui fut l’Empire pierre, l’édice accroche le regard des promeneurs… Et
romain, avec ceux de Byzance et de Rome. Autrement il n’est pas le seul à produire son petit eet: les hôtels
dit: un monument unique en France. d’Argouges, de Vaux ou Baigneux de Courcival ne sont
pas en reste. Rien d’étonnant à ce que des cinéastes
Derrière, se dessine la cité dite «Plantagenêt». Perchée soient tombés amoureux de la ville et qu’ils la fassent
sur son éperon rocheux, la ville close abrite, sur ses 20ha, passer pour le Paris du e siècle ! D’autant qu’au
milieu de cette «forêt» de toitures pentues, soutenues Les pièces d’un puzzle compliqué s’assemblent à la
par des « troncs », ou piliers corniers (colonnes ser- n du e siècle. Vers 1060, la ville passe aux mains
vant de repères ou d’enseigne), Le Mans est trué de de Guillaume le Bâtard, duc de Normandie. Après
ponctuations ouvragées, insolites et symboliques tel le avoir conquis le comté du Maine, il transforme la cité
menhir adossé au anc de la cathédrale Saint-Julien. Il cénomane en place forte et la dote d’un château fort.
incarne, à lui seul, les septmilleans d’histoire de la cité. Soucieux de s’attacher le soutien des Manceaux, le
Normand daigne leur accorder quelques faveurs et
e e
Bel, surnommé « Plantagenêt » en raison du rameau qu’en 1153. Pendant ce temps, Georoi agit. Il part à
de genêt qu’il plante sur son chapeau lors des chasses la conquête de la Normandie. En 1146, elle est sienne.
sur les landes mancelles. Foulque V nit par trouver Une belle revanche. Que le comte n’aura guère le temps
un bon parti pour son héritier. Le 17 juin 1128, il le de savourer, puisqu’il rend l’âme cinq ans plus tard à
marie à la princesse Mathilde, lle du roi d’Angleterre Château-du-Loir. Selon sa volonté, il est inhumé dans
Henri Ier Beauclerc et veuve de l’empereur germanique la cathédrale du Mans. « La superbe plaque tombale
HenriV. Excellent choix. Depuis le décès des deux ls d’émail champlevé [visible au Carré-Plantagenêt],
du souverain anglais lors du naufrage de la Blanche ciselé peu avant 1160 sur une commande de l’évêque
Nef, «l’Emperesse» est la seule héritière de la couronne du Mans, Guillaume Passavant, présente peut-être le
d’Angleterre. De belles perspectives se prolent donc à premier exemple en France d’armoiries qui soient autre
l’horizon… Fastueuse, la cérémonie se déroule dans la chose qu’un simple décor. On a beaucoup disserté sur
cathédrale Saint-Julien du Mans. « On a festoyé pen- les animaux héraldiques gurés sur le bouclier et la
dant trois semaines au palais des comtes du Maine», coie de Georoi. On y a vu trois lionceaux dressés ver-
précisent les chroniqueurs… ticalement, et on les a mis en relation avec les six lions
de l’écu naguère oert par Henri Ier Beauclerc. Si tel
Comte du Maine depuis la mort de sa mère (1126), était le cas, ils diraient ce qui, dans sa construction poli-
Georoi Plantagenêt récupère les titres d’Anjou et de tique, semblait essentiel à Georoi: l’héritage anglais.
Touraine l’année de ses noces – son père est parti en Henri II s’en serait tenu à cette symbolique hautement
Orient pour épouser Mélisende, la lle héri- politique, faisant simplement basculer à l’hori-
tière du roi de Jérusalem, BaudouinII. Bien zontale les lions pour donner ce que l’héral-
entendu, les barons angevins ont une dique classique appellera des léopards.
293
fâcheuse tendance à ignorer la nouvelle Mais certains historiens ont noté que
autorité comtale. Pis : ils forment une les lions de Georoi avaient une petite
Le Mans
coalition, dont la tête est le seigneur de tête et une pelure mouchetée de pan-
Sablé. Jeune, inexpérimenté, Georoi thère, un animal qui, dans la tradition,
fourbi vaillamment ses armes pour était un symbole païen cousin du dra-
soumettre les vassaux indisciplinés. gon. Bien des exemples montrent cepen-
Hors de question de les laisser faire. Planté dant qu’au temps de Georoi le lion et le
au cœur de «l’espace Plantagenêt», LeMans léopard sont deux formes graphiques d’un
devient alors l’un des centres majeurs du même animal. On ne peut, devant toutes ces
pouvoir comtal angevin. Manceau avant hypothèses, oublier que l’héraldique était en
tout, Georoi y tient plusieurs cours solennelles, en par- train de naître et qu’elle n’avait pas encore, au milieu
ticulier lors des fêtes religieuses. C’est dans le palais des du e siècle, conquis sa force symbolique des siècles
comtes du Maine que naît son ls Henri, le 5mars1133. postérieurs», explique l’historien Jean Favier dans son
Il sera baptisé dans la cathédrale Saint-Julien. excellent ouvrage Les Plantagenêts, origines et destin
d’un empire (Fayard, 2004).
Deux ans plus tard, le roi d’Angleterre, Henri I er
Beauclerc, exhale son dernier soupir. Georoi
Plantagenêt et Mathilde croient enn l’heure venue Henri II Plantagenêt se forge
de récupérer l’héritage tant convoité. Hélas ! Étienne un territoire plus vaste que
de Blois, le petit-ls de Guillaume le Conquérant, le royaume de France
s’empresse de ceindre la couronne royale dans l’abbaye
de Westminster. Et ce, avec l’appui des barons nor-
mands. Encore eux. Non seulement ils ont soumis le Son descendant HenriII Plantagenêt connaît un destin
comté et LeMans durant de nombreuses années, mais hors du commun. Duc de Normandie, le er chevalier
ils continuent à mettre des bâtons dans les roues des à la chevelure rousse récupère les titres de comte du
descendants d’Hélie de la Flèche. Dicile à avaler. Maine et d’Anjou à la mort de son père. Son mariage
Incontinent, Mathilde gagne l’Angleterre pour faire avec la belle et « scandaleuse » Aliénor d’Aquitaine,
valoir ses droits. C’est le début de ce que l’histoire en mai 1152, double son domaine. Pour le royaume
anglaise nomme «la guerre civile», qui ne s’achèvera de France, cette union est un coup terrible. Louis VII
est au bord de l’apoplexie. Non seulement son vassal
se marie avec son ex-femme, mais devient, a fortiori,
le maître d’un ensemble territorial cohérent, d’un seul
tenant et plus vaste que son État. C’en est trop. Reste
à trouver un moyen d’empêcher son rival d’accéder au
trône d’Angleterre qu’il convoite tant… Malgré tous
ses eorts, le souverain français ne réussit pas à freiner
la fulgurante ascension d’Henri II. L’enfant du comte
Georoi est sacré roi le 19décembre 1154 dans l’abbaye
de Westminster. Le camouet est cinglant.
puis agrandir le palais des comtes et la chapelle sei- face à un adversaire redoutable. Le Maréchal se jette
gneuriale. Il est également à l’origine de l’édication de sur lui, au mépris de tout danger, une épée dans une
l’hôpital religieux de Coëort. main et un épieu dans l’autre. Le cheval de Richard
est embroché de part en part. La violence du coup fait
Home sweet Home? Point! Trop d’enfants. Aux dents tomber le prince à terre. Désarmé, interdit, Richard
longues qui plus est. Le Plantagenêt temporise, refrène, voit sa vie déler à toute vitesse. Désespéré, il supplie
ou pallie, les appétits féroces de ses rejetons. À moins… Guillaume : « Par les jambes Dieu, Maréchal,/Ne me
Qu’il n’ait pas envie de passer le tuez pas, ce serait mal,/Je suis tout
relais. Une fois que l’on a goûté au désarmé ainsi. » Son adversaire
pouvoir, chèrement acquis, surtout Malgré tous ses rétorque: «Non. Que le diable vous
de cette envergure, est-on enclin à efforts, le souverain occie,/Car je ne vous occirai pas.»
le laisser à ses enfants qui n’auraient Il était moins une… Le Maréchal
qu’à le recueillir sans mérite ? Il français ne réussit pas est dèle à sa réputation : un
fallait faire des choix. Henri II n’en à freiner la fulgurante homme d’honneur comme on n’en
t aucun. Son ls Richard, futur fait plus, car on n’achève pas un
Cœur de Lion, réclame ce qui lui
ascension d’HenriII. prince désarmé. Cette intervention
revient et sollicite Philippe Auguste, le roi français. permet à HenriII Plantagenêt de déguerpir. Mais l’étau
Malade, épuisé autant physiquement que mentalement, se resserre. Acculé, le loup édenté ne peut plus mordre.
HenriII sent comme une odeur de n de règne planer Il capitule le 4juillet à Azay-le-Rideau et meurt deux
autour de lui. En 1189, il vient se réfugier dans sa place jours plus tard à Chinon. Pire que des charognards, les
forte duMans. Rien ne va plus. Richard et le Capétien gens de son entourage se précipitent sur le mobilier de
attaquent la ville au mois de juin. Les gens du souve- la chambre royale, et en viennent presque aux mains
rain anglais, trop empressés de dégager les défenses, pour s’emparer des aaires du roi. Ils n’hésiteront
incendient involontairement la cité. Éreinté, Henri d’ailleurs pas à lui retirer le manteau royal… L’un des
II parvient tout de même à s’échapper avec quelques plus grands souverains du esiècle est ainsi avalé par
dèles. Guillaume le Maréchal, «le meilleur chevalier l’obscurité et dépouillé par l’ignominie humaine.
du monde», ferme la marche.
Duc de Normandie, puis roi d’Angleterre, Richard La charte octroyée par Louis XI
part en croisade en 1190. Sur son chemin, il épouse à est exposée au musée d’Histoire
Chypre Bérengère, la lle du roi SancheVI de Navarre. et d’Archéologie
Son mariage ne porte pas les fruits escomptés. Lorsqu’il
meurt le 6avril 1199, à la suite d’une mauvaise blessure
inigée par un carreau d’arbalète, Richard est sans héri- L’ère Plantagenêt s’achève ici, au pied de cette belle
tiers. Sa femme se retrouve veuve sans aucune princi- sculpture. Mais la fabuleuse histoire duMans continue.
pauté, presque sans recours. Jean sans Terre, le frère de Il y aura la guerre de Cent Ans, la naissance de la Pléiade
son défunt mari, devenu roi d’Angleterre, s’est emparé et de l’école de terre cuites polychromes du Maine, les
jalousement du trésor royal et refuse de lui donner ce guerres de Religion, le commerce eurissant de bou-
qui lui revient de droit. Il essaie même de l’endormir gies et d’étamines, ou la révolution économique du
avec de belles promesses. Commence alors une période esiècle. Aujourd’hui, LeMans est en pleine mutation.
pénible pour Bérengère… Après des années d’errance Dotée d’un tramway depuis 2007, la ville se modernise,
et de lutte désespérée, elle réussit à arracher un douaire s’embellit de jour en jour et se dote d’institutions cultu-
sur quelques villes normandes. Mais le sort s’acharne. relles. Son nouveau musée d’Histoire et d’Archéologie,
En très mauvais termes avec Jean sans Terre, Philippe baptisé Carré-Plantagenêt, présente des pièces rares,
Auguste s’empare de la Normandie en 1204. La veuve voire uniques. Il y a l’émail Plantagenêt bien sûr, mais
est, de nouveau, privée de revenus. Cependant, le aussi les trésors de Saint-Ouen-en-Belin (e siècle) et
Capétien, bienveillant, ou trop heureux de désobliger de Coëort (e siècle), un christ en bois polychrome
son adversaire, décide de lui donner en compensa- roman (e siècle) ou encore la charte octroyée par
tion Le Mans et sa quinte (la « banlieue » de la cité). LouisXI à la «bonne ville duMans» en 1481.
295
Bérengère s’installe donc dans le palais des comtes du
Maine et consacre ses revenus aux bonnes œuvres. À Pour ce qui est des dernières réalisations, la ville a
Le Mans
l’exemple de beaucoup de cités, Le Mans soure des inauguré en 2014 le centre culturel, dit des Jacobins,
conits d’intérêts entre le clergé et le pouvoir féodal. qui abrite un théâtre de 832 places, des salles de cinéma
Douairière, Bérengère dispose de nombreux serviteurs et des espaces d’exposition. Alors? La cité cénomane
qui accomplissent leur besogne avec soin. Et certains, se résume-t-elle vraiment au circuit des 24Heures, et
comme partout, avec zèle. Ses ociers, prévôts, sergents aux rillettes?
et baillis lèvent les tailles dans les communes environ-
nantes, emprisonnent les malfrats dans la tour duMans.
Malheureusement, il leur arrive aussi de taxer des per-
sonnes ou des biens qui normalement en sont exempts,
dont le clergé. Furieux, l’évêque frappe Le Mans et sa
quinte d’interdit. Autrement dit, plus aucun sacrement
n’est administré. Les mariages, les baptêmes et les enter-
rements ne sont plus célébrés. Une décision lourde de
conséquences. Les cloches se taisent. Tant et si bien que
les Manceaux trouvent une solution pour leurs morts:
ils hisseront les cercueils dans les arbres à l’extérieur de
la ville jusqu’à ce que l’évêque lève l’interdit! Fatiguée,
usée par ses nombreux déboires, Bérengère décide de
fonder, en 1228, l’abbaye cistercienne de l’Épau pour en
faire sa dernière demeure. L’ancienne reine d’Angleterre
ne la verra jamais, puisqu’elle meurt deux ans plus tard.
La salle capitulaire de l’Épau abrite aujourd’hui son
gisant, jadis peint. Le sculpteur a représenté la «dame
duMans» tenant un livre d’heures et une aumônière,
symbole de sa générosité. Si l’éclairage est favorable, on
peut distinguer sur celle-ci des pièces de monnaie…
Avignon
Avignon
Arles
Arles
Aix-en-Prov
Aix-en
Aix-en-Provence
x-en-Provence
-Provence
Marseille
Marseille
Marseille
T
Toulon
oulon
oulon
Nice
Provence-Alpes
Côte d’Azur
Aix-en-Provence
LA PETITE VERSAILLES DU SUD
Capitale provinciale, frondeuse et provocante, la cité va connaître son âge d’or aux e
et e siècles. Une ville où noblesse de robe et noblesse d’épée s’affrontent pour le pouvoir
et rivalisent dans la construction d’hôtels particuliers, qui n’ont rien à envier aux réalisations
de « province royale française » bouche, elles pouent, puis baissent leurs yeux… Sur le
Cours, c’est une foule hétéroclite en perpétuel mouve-
1799 : Aix devient sous-préfecture
Aix-en-Provence
Charles III du Maine, en 1481, le comté de Provence règlement sur les vêtements de luxe, adopté en 1543,
est rattaché au royaume de France sous l’appellation codie l’habillement selon la condition sociale.
de « province royale française ». Le 10 juillet 1501,
LouisXII y fonde le parlement de Provence sur le modèle La société aixoise se stratie en cinq catégories. En bas,
de celui de Paris. Cette cour souveraine a toute autorité les muletiers, brassiers ou chambrières. Au-dessus, les
pour juger les aaires de sacrilège, d’hérésie, de lèse- petits marchands, revendeurs, cordonniers et artisans.
majesté ou d’atteinte à l’ordre public. L’institution peut L’échelon supérieur regroupe les grands marchands,
aussi examiner en dernière instance les dossiers déjà les procureurs des cours inférieures ou les notaires.
traités devant des juridictions inférieures. Elle joue en La quatrième catégorie réunit les procureurs au par-
même temps un rôle important dans le domaine public, lement, les enquêteurs ou les greers des « soumis-
administratif, réglementaire ou sions » (contrats) et « appella-
de police. Elle enregistre et enté- tions » (procédure d’appel). Le
rine les statuts municipaux, gère En 1543, un règlement haut du pavé est évidemment
la santé publique, veille, surtout,
au respect de la législation sur
sur les vêtements de luxe tenu par les membres des deux
grandes institutions comme le
les grains. Son pouvoir, consé- codifie l’habillement lieutenant général de la séné-
quent, se « superpose » à celui selon la condition sociale. chaussée, les conseillers (magis-
de la Chambre des comptes qui trats) ou le trésorier général. Ces
devient, sous l’impulsion du roi HenriII, la Cour des bourgeois instruits, et anoblis par l’achat de charges
comptes, aides et nances. Capitale administrative, Aix royales, se considèrent à l’égal de la noblesse hérédi-
attire une population nouvelle. Les habitants des vil- taire. Seulement voilà, les « messieurs de l’épée » les
lages environnants viennent y tenter leur chance. Un méprisent. Pour eux, cette «roture savante», noble par
l’acquisition de «savonnettes à vilains», n’est pas digne
du moindre intérêt! Entre les deux castes, la mésentente
est profonde. Et durable.
301
siégeraient en alternance tous les beauté. La sylphide, également
six mois. Le nombre des ociers veuve, partage les mêmes sen-
Aix-en-Provence
serait doublé et, par conséquent, la timents. Les amants décident
valeur vénale de leur charge (prix à donc de s’unir devant Dieu. Mais
la revente) divisée. C’est le début de Louis XIV, inquiet de ce qu’il consi-
la «guerre du Semestre». Un groupe dère comme une mésalliance, impose
d’avocats séditieux jure de faire la à son cousin la barrette rouge de
peau au premier qui oserait acquérir cardinal. Le gouverneur n’a pas
une nouvelle charge. Le 18mars 1648, d’autre choix que d’accepter… Va-t-il
e
un avocat marseillais, Gueydon, est pour autant renoncer à son aimée ?
assassiné à l’hôtel de la Mule Noire Certainement pas. Aussi, entre 1665
pour avoir eu la mauvaise idée de s’en orir une… L’un et 1668, fait-il construire le pavillon Vendôme dans le
des coupables de cette conjuration, Étienne Vaillac, quartier des Cordeliers pour cacher ses amours interdites.
est appréhendé. Son procès est instruit dans un cli- À la faveur de la nuit, chaque soir, des individus masqués,
mat de peur. Personne ne parle, les juges eux-mêmes que les paysans du coin ont surnommés les machouet-
craignent pour leur vie. Mazarin réagit. Il exile «d’an- tos (chouettes en provençal), pénètrent dans la demeure
ciens ociers» et maintient le Parlement semestre. Aix par une porte dérobée. Que se passe-t-il ensuite ? Seul
s’échaue. Et la France est secouée par la Fronde… Mercœur aurait pu répondre à cette question… Lorsqu’il
meurt le 6août 1669, à peine âgé de 57ans, les mauvaises
Le 18janvier 1649, un incident mineur est à deux doigts langues persient: «Les chouettes ont tué le duc!»
de mettre le feu aux poudres. Un laquais du conseil-
ler Saint-Marc reste assis au passage du gouverneur.
Interpellé, le malappris est rudoyé par un garde. Il n’en Capitale provençale
faut pas plus pour que le cri «Aux armes!» retentisse
dans la ville. On dresse des barricades, on ferme les
boutiques… CharlesdeGrignan, le lieutenant général, Dès la seconde moitié du esiècle, Aix-en-Provence,
calme un temps les esprits. Mais le surlendemain, jour capitale provençale, siège du gouverneur, a changé de
de la procession de la Saint-Sébastien, protecteur de la visage. Michel de Mazarin, archevêque, frère du car-
cité contre la peste, le soulèvement éclate. Les émeutiers dinal ministre, a fait aménager un nouveau quartier
à l’emplacement de prairies appartenant à l’archevê- Les hôtels particuliers sis autour du palais comtal,
ché (au-delà du rempart sud) en 1646. La supercie de ou près de la cathédrale Saint-Sauveur, sont recons-
l’agglomération s’en trouve augmentée d’un bon tiers. truits, ou rénovés. Le conseiller au parlement, Jean-
Gagnés par la èvre immobilière, les parlementaires y François d’Aymar d’Albi, baron de Châteaurenard,
font édier de somptueux hôtels particuliers, rivalisant cone la transformation de sa demeure (aujourd’hui,
de ranements et de luxe. On dépense sans compter, au 19, rue de Gaston-de-Saporta) à l’architecte
cherchant à faire mieux que son voisin. D’autant que le PierrePavillon et au peintre JeanDaret. L’escalier d’ap-
roi compte visiter la ville en janvier 1660… Ces nou- parat est orné de fresques en trompe-l’œil, sur le thème
velles demeures sont adaptées au mode de vie proven- de « l’Immortalité de la Vertu », peintes en 1654. Les
çal, avec trois étages, la façade sud tournée sur un jardin invités s’extasient devant les allégories des arts libéraux:
au fond duquel sont aectés les le Trivium (logique, grammaire
communs. Fenêtres décorées de et rhétorique) et le Quadrivium
lambrequins et de mascarons, Aix, devenue une ville (musique, astronomie, algèbre et
portails ornés de pilastres et courtisane, s’épanouit géométrie). Cet escalier de style
d’entablements, frontons soute- baroque fait l’admiration de
nus par des atlantes ornent les comme une fleur au soleil. Louis XIV. Au point d’honorer
façades. Le plus bel exemple est, sans doute, l’hôtel bâti l’artiste du titre de peintre de Sa Majesté et de l’inviter à
en 1647 par MaureldePontevès, un drapier surnommé s’installer au château de Vincennes.
le Crésus aixois, remarquable par ses deux atlantes
monumentaux (ci-dessous). Sculptés par JacquesFossé, Aix, devenue une ville courtisane, s’épanouit comme
ils encadrent le portail de leur torse musculeux, laissant une eur au soleil. Son parlement décide, en 1651, de
302
apparaître une toison intime à peine voilée. Le proprié- créer «un cours à carrosses» à l’emplacement des rem-
taire avait-il l’intention de heurter la bonne société? Il parts abattus au sud de la ville, juste devant le nouveau
Aix-en-Provence
est aujourd’hui investi par le tribunal de commerce. quartier Mazarin. «Le Cours devint le rendez-vous et la
promenade journalière des habitants d’Aix. Les familles
nobles et les parlementaires, dont un grand nombre
avait des équipages, s’y montraient dans leurs carrosses,
et lorsque quelques-uns de leurs membres y paraissaient
à pied, ils avaient grand soin de ne point se mêler à la
bourgeoisie, encore moins avec les gens du Palais et les
marchands. […] Les bourgeois savaient se tenir à l’écart
des marchands, quoique ceux-ci fussent souvent plus
riches qu’eux. […] Les artisans n’auraient osé se mon-
trer sur le Cours que le soir ou à la nuit close, les jours de
fête ou de grandes réunions», détaille AmbroiseRoux-
Alphéran dans ses Rues d’Aix en 1846 (Aubin).
303
continue de s’embellir. Pour mettre en valeur l’hôtel de de la carte de Provence pour substituer le nom de
ville, les autorités font raser les habitations en face, puis Castellet par le sien et use de son inf luence
Aix-en-Provence
aménagent une place, qui sera fermée au sud lors de pour faire saisir, en 1757, la première édi-
l’édication de la Halle aux grains à partir de1718. tion du Nobiliaire de Provence d’Artefeuil
La façade du bâtiment municipal présente une afin d’y rajouter son impressionnante
magnique allégorie de Jean Pancrace Chastel généalogie! Des manœuvres qui ont fait
qui gure le Rhône et la Durance sous les traits de lui la risée de la cité», nous raconte
d’un vieillard et de Cybèle, déesse nourricière. Michel Fraisset, directeur général à
À quelques rues de là, Henri Raynaud d’Al- l’office de tourisme.
bertas, premier président de la Cour des
comptes, charge LaurentVallon, Fascinante, resplendissante, Aix
l’architecte de la ville, de montre pourtant des signes de
rénover son hôtel particu- stagnation, voire de malaise,
lier (10, rue Espariat), à la n de l’Ancien Régime.
en 1724. Dans un Les révoltes grondent. La
style Régence, la cité est sur le point de perdre
demeure est des plus tous ses privilèges et de
réussies. Cependant, sombrer dans un profond
la venelle dans laquelle sommeil… Digne de la Belle
elle se situe n’ore pas au bois dormant.
Arles
La Provençale chérie de Rome
Par la fenêtre du train qui mène d’Avignon à Arles, je la cité est un entrelacs de ruelles pittoresques dont
contemple la pluie torrentielle qui brouille le paysage. chaque porte cochère peut s’ouvrir sur un hôtel parti-
Des trombes d’eau comme seul le Midi est capable de culier du e ou du esiècle. Car Arles préserve
vous en servir. Heureusement, en Provence, la météo jalousement son intimité. On monte progressivement.
ne fait jamais bien longtemps la tête. Arrivée à destina- Et subitement… coup de cœur : l’amphithéâtre appa-
tion, le ciel est dégagé. Une avenue conduit vers la ville. raît dans toute sa splendeur. Il se dresse, majestueux et
L’entrée se trouve entre les deux tours de la Cavalerie, tranquille, au sommet de la colline. Immense. Sans être
imposantes par leurs dimensions. Changement de écrasant. Toute l’âme de la ville est ici: somptueuse et
304
aux pavés fraîchement posés, de façades léchées comme Pour Claude Sintès, qui fut directeur du Musée départe-
des bijoux historiques, de boutiques à l’ancienne –, mental Arles antique, chacun a conscience de la valeur
du lieu : « Les petits jeunes gens coiés de capuches l’oblige à faire un coude, et à perdre un peu de sa vio-
que vous voyez ici vont à l’amphithéâtre voir des spec- lence. Un port uvial est aménagé, pour le plus grand
tacles, comme leurs prédécesseurs, il y a deux mille ans. bénéce des marins qui peuvent transborder leurs car-
Ils vivent avec le patrimoine. Pour eux, ce n’est pas un gaisons des navires de haute mer, remontant du golfe du
“truc” réservé à l’élite. Quand ils Lion, sur des embarcations u-
vont boire un verre sur la place viales, vers l’intérieur des terres.
du Forum et qu’ils sont envi- La ville honore son passé. Au passage, saluons les hommes
ronnés de colonnes antiques, ils et les animaux chargés de haler
sont dans une proximité avec
Et quel passé! les bateaux à contre-courant,
l’Histoire et ils la prennent en compte. Plusieurs col- ce qui ne devait pas être de tout repos. Il paraît qu’ils
lèges de la ville organisent la remise des prix dans le avaient le temps… Hercule lui-même serait passé dans
théâtre antique. Les professeurs sont sur la scène, les le coin, pas pour donner un coup de main aux mariniers
enfants assis sur les gradins.» De fait, pas le moindre mais pour se rendre en Espagne, comme le fera plus
tag ne macule les édices. Autre particularité: à Arles, tard, en sens inverse, Hannibal. Mais n’anticipons pas.
on se sent plus Romain que Gaulois. Vercingétorix,
c’est loin. Les hommes aux cheveux longs et portant
braies n’évoquent pas grand-chose aux mentalités -46 : Jules César fonde la colonie romaine
provençales. Il ne faut pas oublier que la Provincia, d’Arelate
conquise par les légions romaines en 125 avant notre 536 : Arles passe sous l’autorité franque
ère, a donné le mot «Provence». C’est Auguste qui, plus 855 : La cité devient la capitale du royaume
tard, la rebaptisera Narbonnaise. Les peuples occupant de Provence
305
la Gaule «transalpine», c’est-à-dire au-delà des Alpes,
sont à égalité avec ceux de la Gaule «cisalpine», au nord 1596 : Soumission d’Arles à Henri IV
Arles
de la péninsule Italienne. Ils se sentent plus proches de
Rome que de Lutèce. Et ce n’est pas un hasard si Arles Au e siècle, arrivent progressivement des groupes
est l’une des dernières villes qui aient quitté la roma- celtes, d’où le nom de Celto-Ligures donné par la suite
nité en 476, à la chute de l’empire. Pour preuve, chaque aux autochtones. C’est sans doute vers cette époque
année, la ville s’ore trois journées romaines: le festival que le bourg prend le nom d’Arelate, du celte ar-lath,
Arelate n’est pas une simple manifestation folklorique. l’habitat près des marais. Arelate devient un objet de
Les participants se documentent pour savoir comment convoitise de la part des Massaliotes. Ces nouveaux
on dispose les plis d’une toge, ils sollicitent l’aide des venus comprennent très vite l’importance économique
historiens pour le faire bien. Il y a des courses de chars de la vallée du Rhône et tentent de nouer des relations
avec des véhicules reconstitués dans les règles de l’art. avec les indigènes ligures. Vers -540, ils décident de
Donc la ville honore son passé. Et quel passé! créer un emporion, ou comptoir commercial, sur le
site d’Arles qu’ils baptisent éliné, la Nourricière, ce
qui en dit long sur leurs intentions. Sur le plan éco-
C’est ici que les navires de mer, nomique, la Nourricière se développe bien et s’étend
venus du golfe du Lion, bientôt sur une trentaine d’hectares –en comparaison,
débarquent leurs marchandises Marseille ne dépasse pas la quarantaine. Sur le plan
humain, c’est autre chose. Déjà un échec de la poli-
tique d’intégration ? Toujours est-il que la gree ne
Car le site est occupé depuis le e siècle avant notre prend pas. Au début du e siècle, émerge une classe
ère. D’abord par des tribus ligures, qui établissent les dirigeante autochtone qui, sans aller jusqu’à bouter le
premiers échanges commerciaux avec les navigateurs Phocéen dehors, reprend les rênes du pouvoir et com-
méditerranéens, étrusques puis grecs. Ces autochtones mence par rendre à la ville son nom d’origine: Arelate.
s’installent sur un rocher, l’Hauture, promontoire de Autant dire qu’à partir de là, la cité va entretenir avec
25m dressé au-dessus du Rhône. Un refuge, car le euve Marseille des relations mouvementées. Lors d’une
fait des siennes et inonde régulièrement les plaines alen- nouvelle poussée celte, les peuples méridionaux éta-
tour. Autre atout du lieu : dévalant à grand débit vers blis entre le Var, le Lubéron et le Rhône forment une
le sud, le Rhône bute brutalement sur le rocher, ce qui alliance dite salyenne, constituée de notables locaux
qui voudraient bien s’émanciper de la cité phocéenne. droite du Rhône, dans l’actuel quartier de Trinquetaille.
Survient alors un événement singulier qui aurait pu Ce nom viendrait des marins qui autrefois, lorsqu’ils
changer le destin de la ville. Hannibal, en provenance faisaient une halte, allaient dans des auberges pour trin-
d’Espagne avec son armée, ses pachydermes, son quer. Après chaque verre, ils eectuaient une entaille
intendance, traverse la région en direction des Alpes dans un des murs de l’établissement. L’association de
pour fondre sur les Romains. Il cherche un point de ces deux actions: trinquer et tailler, aurait donné son
franchissement du Rhône. Ce qui, en 218 av. J.-C., nom au quartier.
est particulièrement dicile à trouver. Or, on sait
que Rome châtie sévèrement ceux qui la trahissent.
Heureusement, le Carthaginois choisit une route plus La ville prend parti contre Pompée
au nord, entre Tarascon et Avignon. On ne connaît pas et les sénateurs. Elle en sera
exactement la position politique des Arlésiens sur le bien récompensée
moment, mais on peut conjecturer que le général a pré-
féré éviter une région qui lui était hostile. N’empêche:
l’alerte a été chaude. La situation privilégiée d’Arles va jouer un rôle impor-
tant quelque soixante ans plus tard, lors de la guerre
civile qui oppose les partisans de Pompée à ceux de
César. En l’an 49 av.J.-C., Pompée et une bonne partie
des sénateurs se sont mis à l’abri loin de Rome. César
décide alors de se déplacer en Provence, en direction de
l’Espagne où se trouvent les troupes de son adversaire.
306
307
La plaine du Trébon devient constituait le centre politique, juridique et social de
le deuxième grenier à blé des Romains la communauté. Quant au théâtre (10 000 places), il
Arles
après l’Égypte est toujours visible mais bien amoindri, car il a servi
de carrière pour édier les bâtiments chrétiens. On se
rend compte de la splendeur du lieu grâce à la maquette
César l’aurait sûrement comblée de bienfaits s’il n’avait reconstituée au musée Arles antique. Le mur de scène
prématurément disparu. Son petit-neveu et ls adop- était décoré sur trois niveaux d’une centaine de colonnes
tif, Octave, futur Auguste, va devenir l’artisan de son et orné de statues dont celle, monumentale, d’Auguste,
expansion économique et politique. La structure de aujourd’hui au musée. Les acteurs portaient masques et
l’agglomération est chamboulée par l’ampleur des ter- perruques, et le public appréciait particulièrement les
rassements. Tout d’abord, l’espace est remodelé selon comédies, les spectacles burlesques et la pantomime
un quadrillage orthogonal – les Romains aiment les avec musique et danse. En demi-cercle, au pied des gra-
rues bien droites – qui va déterminer l’implantation dins, l’orchestra était réservé aux évolutions du chœur,
des lieux publics. Une enceinte s’appuyant au nord sur le groupe qui prenait la parole entre deux scènes jouées
le euve entoure quelque 40 ha. Sans être proprement pour raconter l’histoire. Son pavement de marbre poly-
défensive, elle est la marque d’une colonie de droit chrome est quasiment intact. Assis sur un gradin, on
romain, comme à Narbonne ou à Autun. On pénètre se laisse emporter par l’atmosphère. Dans le silence, on
dans Arelate par une entrée monumentale appelée imagine la magie de la dramaturgie antique.
aujourd’hui porte d’Auguste. Grâce à un programme
d’urbanisme ambitieux, achevé à la n du er siècle avant Arles a également un cirque réservé aux courses de
notre ère, la cité est dotée d’un forum avec son sanc- chars. En raison de leurs vastes dimensions, ces édices
tuaire pourvu d’un autel dédié au genius Augusti, de sont généralement installés à l’extérieur des murailles,
cryptoportiques et d’un théâtre, placés respectivement ce qui est le cas ici. Sa construction remonte au milieu
le long du decumanus (axe est-ouest) et du cardo (axe du esiècle, d’après la datation des pieux utilisés pour
nord-sud). Sous le principat d’Auguste, la colonie s’orne consolider le terrain. Car celui-ci, marécageux, est par
également d’un arc de triomphe, l’Arc du Rhône. dénition instable. Or, le cirque mesure 450m de long
pour 101 m de large, et peut accueillir jusqu’à 20 000
Du forum, il ne reste presque rien. Cette grande place spectateurs. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est
centrale, dallée, qui devait couvrir environ 3 000 m 2, une chose rare en Gaule: quatre seulement, alors qu’on
en compte une vingtaine en Espagne, autant en Afrique peut le retracer au musée Arles antique, parce que évi-
du Nord et dans les provinces romaines orientales. demment, il n’en reste rien. Cet ouvrage d’art marque
Quand on vous dit que les Arlésiens sont bien lotis! une rupture de charge, les marchandises transportées
par les embarcations de haute mer étant débarquées à
En plus des courses, ils peuvent assister à des com- proximité du pont avant d’être remontées en amont par
bats de cavalerie ou à des venationes, chasses aux ani- les nautes arlésiens. Quant aux bateaux, solidement liés
maux. Au centre, un long mur, appelé spina , sépare la les uns aux autres, ils peuvent à l’occasion servir de bar-
piste en deux. C’est là que s’élevait l’obélisque qui se rage en cas d’agression maritime.
trouve, depuis 1675, place de la République. De pas-
sage dans la région, Henri IV avait pensé l’ériger au
milieu de l’amphithéâtre quand celui-ci serait dégagé Devenu l’atelier monétaire de l’Empire,
de ses maisons… Le cirque a été remanié à l’époque de ON Y FRAPPE des pièces d’or
Constantin (306-337), ce qui prouve la popularité des sous Constantin
spectacles. Des courses y sont organisées jusque vers
550, si l’on en croit l’écrivain Procope. Mais des des-
tructions sont opérées à partir de la n du esiècle, et De plus en plus prospère, Arles connaît une forte
là encore les pierres servent de réemploi, notamment croissance démographique et commence à étouer
pour la construction de riches villas. dans sa ceinture de remparts. De nouveaux quartiers
se créent, constitués d’un habitat résidentiel souvent
À la n du Haut-Empire, Arles est toujours une cité luxueux. Les Arlésiens aisés s’installent surtout à
importante et surtout prospère. C’est au début Trinquetaille, comme le révèle le riche décor des
308
de notre ère que le site, passage incontour- maisons : pavements de mosaïque, murs revê-
nable entre le commerce uvial rhoda- tus de marbre. C’est d’ailleurs dans ce quar-
Arles
nien et celui de la Méditerranée, est relié tier que se tiennent la plupart des activités
à Lyon via Avignon par une voie terrestre commerciales. La ville, située au cœur
qui accroît son rôle économique en dou- d’un généreux terroir, est le siège d’une
blant l’axe du Rhône. Déjà, dans la seconde importante corporation de nautes, grou-
moitié du e siècle av. J.-C., les nombreux pement de bateliers bien organisés – les
échanges avec l’Italie exercent une inuence utriculaires, conducteurs de radeaux portés
essentielle sur l’économie de la région. Le vin par des outres adaptées à la navigation
notamment est une denrée largement importée dans les marais; les naviculaires, pilotes
en Gaule. Nouvelle source de richesse : sur d’embarcations de mer. Cet essor per-
les terres, particulièrement fertiles, prises dure jusqu’au e siècle. Aux alentours
aux Massaliotes, les Arlésiens font pous- des années 260, la situation se gâte.
ser du blé, à telle enseigne que la plaine Sans que l’on sache très bien pourquoi,
du Trébon devient le deuxième gre- la ville traverse une période de crise
nier à blé de Rome, après l’Égypte bien grave. Les incendies font rage, la pau-
entendu. On se met à cultiver également er e périsation gagne certains quartiers
la vigne avec succès. La preuve : des voués à disparaître. Ces événements
amphores gauloises ont été retrouvées jalonnent une période de forte insécu-
en grand nombre dans le Rhône. rité, liée sans doute à l’anarchie poli-
Arelate tique que traverse la Gaule.
Et le fameux pons navalis, le pont de
bateaux? Il fait la fortune de la ville. Ingénieusement Grâce au dynamisme de son économie, Arles ne s’en
placé à l’endroit où le euve perd un peu de son éner- sort pas trop mal. Elle prote de la restauration de l’État
gie, il est posé sur des demi-coques de navires couvertes par Dioclétien (empereur de 284 à 305) pour surmon-
d’un plancher en bois. Le tout mesurant 45m de long ter les épreuves. Deux épisodes symboliques marquent
par 10m de large. Accroché à deux piles plantées dans cette renaissance. En 313, après la bataille du pont
le euve, il possède à ses deux extrémités des ponts- Milvius qui donne à l’empereur Constantin le pouvoir
levis permettant le passage des navires. Tout cela, on en Occident, la cité se voit coner l’atelier monétaire de
Arelate
l’empire. L’année suivante, le même Constantin réunit et nalement sous celle des Francs en 536. Durant
un concile auquel assistent 44 églises d’Occident. Pas des siècles, il n’est plus question que de guerres, de
de doute: au e siècle, Arles est considérée comme la famines et d’épidémies. Curieusement, elle réussit à
309
deuxième ville de Gaule, après Trèves en Allemagne, s’imposer comme métropole chrétienne. La commu-
résidence habituelle des empereurs d’Occident. En 407, nauté des dèles est l’une des plus anciennes de Gaule.
Arles
son rôle monte d’un cran, avec le transfert de la préfec- Un évêque est attesté dès 254 et un premier martyr,
ture du prétoire des Gaules, l’une des plus prestigieuses saint Genest, vers 250. Le concile de 314 lui confère
administrations impériales désignant le gouvernement un lustre particulier. Mais c’est par une lettre du
d’une des quatre divisions de l’empire: les Gaules, l’Ita- 22mars 417 que le pape Zozime accorde à son évêque
lie, l’Illyrie et l’Orient. La cité provençale connaît alors Patrocle l’autorité sur toute l’ancienne Narbonnaise.
une immense notoriété politique. Saint Césaire prendra le relais de 502 à 542. C’est
reparti pour la prospérité, qui durera jusqu’à l’époque
Face aux Barbares, la ville régulièrement assiégée doit moderne. À se demander si la cité n’est pas née sous
baisser la voilure. Réduire son enceinte. Elle passe bien- une bonne étoile qui la préserve de tout. Il faudrait
tôt sous l’autorité des Wisigoths puis des Ostrogoths, voir son horoscope.
Avignon
Au bonheur des papes et des comédiens
d’Anagni. Ayant perdu l’honneur, il perd la vie. Les cardinaux choisissent l’archevêque
de Bordeaux, Bertrand de Got, qui prend en 1305 le nom de Clément V. Sacré à Lyon,
celui-ci ne s’installe pas à Rome mais sur des terres provençales plus paisibles.
310
Avignon
e
Tous les petits enfants connaissent la comptine: «Sur Car si l’on y vient pour l’incontournable palais des Papes
le pont d’Avignon, l’on y danse, l’on y danse… » La campé contre le rocher des Doms, le pont, le Festival de
ronde popularisée par Adolphe Adam, jouée à l’Opéra- théâtre, on ne s’intéresse pas forcément aux détails de
Comique de Paris le 2 février 1853, a fait chanter le son histoire, ni à ses autres trésors. Dans ses tortueuses
monde entier. « Some people from our country know ruelles, souvent balayées par les rafales du mistral, les
about the Avignon’s bridge. Because of the traditio- livrées cardinalices (les fastueuses demeures des pré-
nal song », s’enthousiasme un touriste aux traits asia- lats), les églises, les chapelles, les couvents ou les aumô-
tiques, avant d’entonner gaiement la chanson avec un neries attendent qu’on leur accorde un peu d’attention.
accent pour le moins singulier. Mais connaît-il seule- Ces lieux se sentent délaissés ! A-t-on oublié, ou seu-
ment l’histoire du pont et celle du petit pâtre Benoît qui lement jamais su, que le Petit-Palais possède l’une des
entendit la voix du Seigneur lui ordonnant d’édier un plus remarquables collections de peintures primitives
passage sur le Rhône? Rien n’est moins sûr. C’est cela, italiennes visibles en dehors de l’Italie, allant du e
la magie d’Avignon! au e siècle ? L’hôtel Villeneuve-Martignan, quant à
lui, abrite les riches œuvres d’art du musée Calvet. Une Entre les guelfes, les gibelins
autre prestigieuse résidence, celle de Caumont, accueille et les grands féodaux, le pape
la collection d’art contemporain d’Yvon Lambert. Des ne sait plus où poser sa tiare
artistes prestigieux tels que Christian Boltanski, Robert
Ryman, Chaïm Soutine, Camille Claudel et Miquel
Barceló ont leurs œuvres exposées derrière les murs de Hiver 1309. Le 195e pape de la chrétienté, ClémentV,
cet établissement. Inscrite au patrimoine de l’Unesco en est sans domicile xe. Cela fait plusieurs années déjà
1995, couronnée capitale des côtes-du-rhône en 1996, que lui et ses prédécesseurs errent continuellement sur
capitale européenne de la culture en 2000, labellisée les routes loin de Rome, trouvant refuge dans les villes
Patrimoine européen en 2007, la préfecture du Vaucluse de leurs États italiens. Viterbe, Orvieto, Pérouse sont
cumule les titres honoriques depuis un certain temps autant de cités où les souverains pontifes vaquent à leurs
déjà. Le plus remarquable est celui de capitale de la aaires sans avoir à subir les troubles qui agitent Rome,
chrétienté au esiècle. la gardienne de la tombe de saint Pierre. Non seulement
la Ville Éternelle est le théâtre d’incessants conits
entre les guelfes (partisans du pape), les gibelins (ceux
537 : Vitigès, roi des Ostrogoths, de l’empereur), la Commune romaine et la noblesse féo-
cède la ville aux Francs dale, mais elle tombe, en 1303, aux mains des Colonna
1251 : Avignon est vassale des comtés après le décès de BonifaceVIII. Les papes ne savent plus
de Toulouse et de Provence où poser leur tiare… Dans ce contexte tourmenté, l’ar-
1348 : La ville est vendue à Clément VI chevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, est élu pape le
par Jeanne Ire de Naples 5juin1305. Il prend alors le nom de ClémentV. Dès sa
311
consécration à Lyon, il se retrouve dans une position pour
1797 : 19 février : Pie VI consent à abandonner le moins délicate. L’attentat d’Anagni contre son prédé-
Avignon
la ville à la France lors du traité de cesseur BonifaceVIII, le 7septembre1303, a ébranlé le
Tolentino. Avignon s’affirme chef-lieu siège apostolique. Comment pourrait-il en être autre-
du Vaucluse ment? Ce jour-là, dans son propre palais, le pontife est
malmené, déshonoré, traité comme un vulgaire maraud
Pendant cet incroyable siècle, la cité par les troupes de Philippe IV le Bel,
rhodanienne devient le centre d’une dirigées par Guillaume de Nogaret.
Europe très catholique de1309 à1423. Son ennemi mortel, le condottiere
Neuf papes français, dont deux consi- Sciarra Colonna, lui aurait administré
dérés comme schismatiques, viennent avec son gantelet de fer la gie la plus
se mettre au vert dans cette paisible retentissante de l’histoire! Bouleversé
ville provençale située à la frontière par la violence de cet aront, le mal-
de la France et de l’Empire, loin des heureux Boniface VIII en est mort
troubles politiques qui secouent Rome. peu de temps après. Les relations entre
Avignon brille de mille feux et connaît la France et le Saint-Siège, déjà mau-
un essor économique, urbanistique, vaises, semblent atteindre leur point
artistique et intellectuel sans précé- de rupture. Philippe IV le Bel, qu’il
dent. Devenue un creuset culturel est peu séant de contrarier, s’acharne
extrêmement fertile, elle voit éclore et cherche coûte que coûte à faire
dans son giron la célèbre école d’Avi- condamner par un concile œcumé-
gnon (xv e). Retour sur cet âge d’or qui nique à défaut de sa personne, du
marqua non seulement l’histoire de la moins la mémoire du défunt pape. La
ville, mais également celle de l’Europe stabilité du monde chrétien vacille.
entière. L’Histoire de France : Clément V se doit de suturer au plus
depuis les temps les plus reculés vite les plaies de ce conit entre le
jusqu’en 1789, racontée à mes petits- Saint-Siège et la France. Face aux exi-
enfants
gences du Capétien, il temporise, s’ex-
cuse, reporte autant qu’il peut l’aaire
du Temple, un nouveau coup de force de Philippe le Bel, Carpentras, en 1314, le conclave se solde par un échec.
ce «roi, pape et empereur» comme le dénit un ambas- Les trois partis –gascon, français et italien– se tirent
sadeur aragonais. Jusqu’au jour où le pape convoque un sournoisement dans les jambes et se montrent inca-
concile général à Vienne pour le 1er octobre 1310. pables de s’entendre sur l’un d’entre eux. Le conclave
est suspendu. Les cardinaux se dispersent : Orange,
Valence ou Sorgues. Deux années se sont écoulées et
À leur arrivée, le pontife et sa suite toujours pas de pape. La providentielle ingérence de
logent comme ils peuvent dans Philippe de Poitiers, deuxième ls de Philippe IV le
des maisons de ville Bel –et régent du royaume depuis la mort de son père
le 23 novembre 1314 – dénoue la crise. Il emploie la
bookys-ebooks.com manière forte et fait cerner le couvent des Frères prê-
En attendant, Clément V établit temporairement sa cheurs de Lyon pour enfermer les cardinaux. Il y avait
résidence à Avignon en 1309. Un choix qui n’est en eu un précédent en 1241: le premier conclave, du latin
rien dû au hasard. Appartenant à Charles II d’Anjou, cum clave, qui désigne un lieu fermé à clé. Toute résis-
comte de Provence, roi de Jérusalem et de Sicile, la tance sera vaine. Nul ne sortira avant qu’un nouveau
cité jouit d’une haute position straté- souverain pontife ne soit élu.
gique puisqu’elle est sise dans le Saint
Empire, voisine du Comtat venaissin Le pape Jean XXII Le 7août1316, le choix se porte enn
–possession de l’Église depuis 1274– sur Jacques Duèze, un Français ori-
et à une longueur de pont du royaume
stabilise la curie ginaire de Cahors, naguère évêque
de France qui se trouve de l’autre côté à Avignon. d’Avignon. C’est un septuagénaire. Il
312
Bassin méditerranéen, le refuge choisi par le pape est pendant dix-huit années! Une fois monté sur le trône
sûr. À la suite d’un périple à étapes, Clément V et sa de saint Pierre, JeanXXII s’installe, à nouveau, dans le
suite, composée d’au moins 300personnes, arrivent aux palais épiscopal qui fut le sien pendant deux ans. Malgré
portes d’Avignon, le 9mars1309. son intention achée de faire recouvrer à l’assemblée
des évêques son siège romain, il entame une réforme
Il s’installe dans le couvent des Dominicains (ou Frères de l’administration ponticale et stabilise la curie à
prêcheurs), une grande bâtisse établie en dehors des Avignon. Contrairement à son prédécesseur, JeanXXII
remparts, face au portail Bienson. Les cardinaux et le est un homme sédentaire: il fait aménager plus conforta-
personnel de la curie logent où ils peuvent, dans les blement sa résidence avignonnaise. Ce qui ne l’empêche
maisons de la ville ou d’ailleurs qui leur sont assignées pas d’être un véritable bâtisseur. À son initiative, l’église
et leur vaudront l’appellation de «livrées cardinalices». de Notre-Dame-des-Miracles et la chartreuse de Bonpas
C’est la crise du logement. Le provisoire dure… Que sont érigées; de nombreuses forteresses, comme le châ-
le pape se réfugie dans une terre d’accueil n’a rien de teau de Noves ou Châteauneuf-Calcernier, plus connu
surprenant, d’autres l’avaient déjà fait avant lui. Reste sous le nom de Châteauneuf-du-Pape, voient le jour.
une question à poser : le successeur de saint Pierre
peut-il négliger la tombe du Vatican ? Les canonistes Ce que l’on retient du ponticat de Jean XXII est
Hostiensis et Baldo avaient répondu à cette interroga- son antagonisme avec Louis de Bavière. À la mort de
tion dès le esiècle: Ubi est papa, ibi est Roma, «Où l’empereur Henri VII de Luxembourg, en 1313, Louis
est le pape, là est Rome». En d’autres termes: «Ce n’est et Frédéric d’Autriche entrent en conit pour accé-
pas le lieu qui sanctie l’homme, c’est l’homme qui der au trône. Ils nissent par s’aronter à la bataille
sanctie le lieu.» de Mühldorf, le 28 septembre 1322. Vainqueur, Louis
prétend à la domination de l’Italie et fait valoir ses
Lorsque Clément V s’éteint le 20 avril 1314, à droits sur la Lombardie comme « terre d’empire »,
Roquemaure, il n’y a toujours pas de palais pontical, alors occupée par les troupes ponticales et angevines.
ni de réelle organisation au sein de cette papauté vaga- Jean XXII le cite à comparaître devant le tribunal du
bonde. Or, le Sacré Collège doit se réunir pour élire Saint-Siège puis nit par l’excommunier solennelle-
un nouveau pape. Plus facile à dire qu’à faire. Réuni à ment le 23mars1324. Dès lors les querelles politiques
et religieuses convergent. Avec le sou- Clément VI a sans doute été choisi
tien des franciscains en désaccord avec par des cardinaux éprouvant le besoin
le pontife, Louis de Bavière riposte en pressant d’un changement radical et,
rédigeant l’appel Sachsenhausen le surtout, de lustre.
22 mai de la même année. On peut y
lire: «La méchanceté du pape s’attache Les chapeaux rouges ne seront pas
jusqu’au Christ, jusqu’à la Très Sainte déçus… Né au château de Maumont,
Vierge, jusqu’aux apôtres et à tous ceux en Corrèze, Clément VI est un sei-
dont la vie a reété la doctrine évan- gneur, un homme d’État, un grand de
gélique de la parfaite pauvreté… Cet ce monde. Il est habitué à mener un
oppresseur des pauvres, cet ennemi certain train de vie. Les Avignonnais
du Christ et des apôtres cherche par la se souviennent encore de son cou-
ruse et le mensonge à anéantir la par- Gravure du e ronnement, le 19mai 1342, en l’église
faite pauvreté.» Une guerre politique et e des Dominicains. Un bon nombre de
religieuse est ouverte. À peine est-il ceint de la couronne princes assistent à l’événement: le duc de Bourgogne, le
du Saint Empire romain germanique, le 17janvier1328, duc de Bourbon, le dauphin de Viennois et, surtout, le
à Rome, qu’il s’empare de l’aaire de la «Vision béati- duc de Normandie, futur Jean le Bon. Le fastueux ban-
que» pour le condamner comme hérétique et le dépo- quet marquant la n des festivités détonne par rapport
ser dans une cérémonie solennelle. Il nommera à la aux précédents. On y prévoit 118 bœufs, 1 023 moutons,
place l’antipape NicolasV, un pauvre moine franciscain. 101 veaux, etc. La ville s’est sustentée de quelque 39980
œufs, 50 000 tartes et 95 000 pains ! Toute modestie à
313
part, son palais doit être un instrument de prestige. Ses
Rome étant une chimère SOUFFRETEUSE, prédécesseurs «n’ont pas su être papes»! Il demande
Avignon
mieux vaut rester dans à Jean de Louvres d’entamer le chantier d’un dispen-
la cité provençale dieux édice accolé au Palais-Vieux, le Palais-Neuf,
et en cone la décoration à Matteo Giovannetti, de
Viterbe. Les appartements ponticaux sont ornés par
L’avènement de BenoîtXII, en 1334, change la donne. des peintres issus d’ateliers siennois et français. Le
Réputé austère, l’ancien moine cistercien prote des 19juin1348, JeanneI re, reine de Naples, lui cède la ville
richesses accumulées grâce à la machine administrative pour 80000orins.
de Jean XXII pour construire une véritable forteresse
à l’emplacement de l’ancien palais épiscopal –l’ombre
inquiétante de Louis de Bavière plane encore au-dessus Les prélats se montrent de généreux
d’Avignon… Dès 1335, les travaux du Palais-Vieux mécènes qui attirent artistes,
sont conés à l’architecte Pierre Poisson de Mirepoix savants et érudits
(Ariège), l’un de ses compatriotes. Cela faisait presque
trente ans que les papes s’étaient installés au bord du
Rhône sans qu’aucun d’entre eux n’ait pris l’initiative Les Avignonnais, quant à eux, prêteront serment de foi
de bâtir un édice de cette importance. Tout d’abord et hommage au pape dans la salle de la Grande Audience
déterminé à rétablir la résidence du Saint-Siège à Rome, du palais presque dix ans plus tard. L’établissement
Benoît XII nit par renoncer et annonce ocielle- plus ou moins dénitif de la curie, et l’aux de popu-
ment sa volonté de demeurer dans la cité provençale, lation qui en découle, modie profondément la ville.
le 31juillet1337. La Ville Éternelle est, pour l’instant, En moins d’un siècle, elle passe de 6 000 à 30 000 ou
une chimère soureteuse qu’il vaut mieux laisser de 40 000 habitants, triple la longueur de ses remparts et
côté. Ancré au rocher des Doms, son palais fortié devient un pôle économique important. Crise du loge-
à l’image d’un cistercien scrupuleux xe désormais ment oblige, on y bâtit à l’intérieur de l’enceinte, mais
d’un regard vigilant les portes d’Avignon. Il est impo- on déborde aussi à l’extérieur. L’évêque d’Avignon siège
sant, certes, mais pas assez fastueux pour ClémentVI. dans son palais crénelé, le Petit-Palais, et les cardinaux
Unanimement élu le 7 mai 1342, le nouveau pape est remplacent leurs livrées cardinalices par des palais.
d’un caractère à l’opposé de celui de son prédécesseur. «Aujourd’hui, nous pouvons admirer plusieurs de ces
livrées, et d’innombrables traces subsistent dans les prendrait à un juif –partout en Europe, les populations
maisons avignonnaises, cachées dans le lacis de ruelles. se livrent à des exactions contre la communauté accusée
La livrée Ceccano en est l’un des plus beaux témoi- d’être responsable de la calamité. Son ponticat signe
gnages », explique Roberte Lentsch, conservateur du l’apogée de la cité papale. Mais tout a une n. Avignon
patrimoine, historienne d’art et médiéviste. décline. À partir d’InnocentVI, le rayonnement de la
cité papale faiblit. Le rêve de retourner vers les sept
Le rayonnement de la cour papale éblouit l’Europe collines reprend le dessus. Élu en 1362, UrbainV tente
entière. Cardinaux et papes sont de généreux mécènes un premier retour à Rome. Il y entre triomphalement
qui attirent artistes, savants et accompagné d’une partie du Sacré
érudits. Pétrarque, le grand poète Collège, le 16 octobre 1367, et
italien, fait partie en 1330 de ces Le rayonnement de s’installe au Vatican – le palais du
hôtes de marque qui s’y installent. la cour papale éblouit Latran étant vétuste. Cependant,
Pourtant, il ne mâche pas ses les aaires diplomatiques entre
mots lorsqu’il évoque la nouvelle
l’Europe entière. la France et l’Angleterre néces-
Babylone impie. Florilège: «La plus infecte des villes, sitent toute son attention et sa présence. Le 27 sep-
horriblement venteuse, mal bâtie, incommode, enfer tembre1370, il retourne donc à Avignon. C’est là qu’il
des vivants », «la plus puante des villes de la terre », meurt quelques mois plus tard.
«Avignon, sentine de tous les vices». Des propos durs
et sans appel pour une ville qui lui permit de rencontrer
Laure de Noves, celle qui lui inspira une passion célé- Durant le Grand Schisme,
brée dans son Canzoniere. Quelle ingratitude! la papauté dispose de deux sièges :
314
Rome et Avignon
À défaut d’être un parangon de piété et d’humilité,
Avignon
315
Avignon
Marseille
Bonne mère bookys-ebooks.com
Avec ses 861 000 habitants, la cité phocéenne est la deuxième ville de France.
Depuis sa création, il y a vingt-six siècles par des Phocéens, elle a vu passer quantité
de peuples. Et c’est ce qui a fait la richesse de cette ville qui, après avoir été ionienne,
romaine, devint française en 1481. Fière, aimée ou détestée, Marseille suscite
les sentiments extrêmes. Elle le doit à son histoire.
Car Marseille existait avant la Gaule. Avant la France. et Emporion en Catalogne. Rapidement, la nouvelle cité
Avant Paris. Marseille ne peut se comparer qu’à Rome, dépasse son modèle. Massalia crée son propre réseau
son alliée durant quatre cents ans. Il lui faudra des de comptoirs avec Nice et Antibes… En 545 av. J.-C.,
siècles pour s’implanter au fond de sa calanque, plus Phocée est prise par les Perses. «Marseille [...] la rem-
d’un millénaire pour s’agréger à la Provence, et presque place de facto comme métropole de tous les Phocéens,
deux pour devenir française. lle vaillante protégeant désormais sa mère comme ses
316
C’est en combattant que les Massaliotes ont ni par capituler. Elle doit livrer ses armes, ses navires et
par s’imposer. D’abord sur mer contre Carthage et son trésor. Massalia garde ses remparts, ses lois, et ses
317
les Étrusques, puis sur terre contre le chef ligure habitants ne sont pas réduits en esclavage.
Catumandus, qui a fait vainement le siège de la ville en
Marseille
390 av. J.-C. Indépendante, autonome, alliée d’égale à Massalia la Grecque fait place à Massilia la Latine. Elle
égale avec Rome, Marseille envoie ses enfants découvrir s’accommode nalement très bien des Romains. La
de nouvelles routes commerciales. Pytheas dépasse le pax romana favorise le commerce. Les Marseillais, à
détroit de Gibraltar, remonte l’Atlantique, découvre la l’époque d’Auguste, modernisent leur port. Les entre-
Grande-Bretagne, dépasse l’Écosse, les îles Hébrides et pôts sont toujours visibles, deux mille ans plus tard,
atteint le «bout du monde», le pays de ulé, vraisem- au musée des Docks romains. On trouve trace du port
blablement l’Islande. De même, Euthymènes part vers du ersiècle, avec sa citerne d’eau douce, au jardin des
le sud et découvre les rivages du Sénégal. Trop loin- Vestiges. Un siècle après sa chute, la vieille cité grecque
taines, trop compliquées, à peine crédibles, ces expédi- excelle dans l’enseignement de la rhétorique et de la
tions n’auront pas de suite. médecine. Crinas, le plus célèbre médecin de Rome –il
soigne Néron–, est marseillais.
Massalia, puissance maritime, soutient Rome, puis-
sance terrestre. En 217 av. J.-C., les Marseillais aident Au esiècle, l’édit de Milan accorde aux sujets de l’empire
à vaincre la otte carthaginoise. En retour, ils doivent le droit d’être chrétiens. Massilia va-t-elle se convertir?
faire appel à Rome pour contenir leurs voisins celto- Le plus ancien témoignage chrétien est la présence d’Ore-
ligures. Les Romains créent, en 122av.J.-C., la garnison sius, évêque de Marseille, au concile d’Arles en 314. Les
d’Aquae Sextiae (Aix-en-Provence), habitants édient, avec les pierres
ainsi que Narbonne et Arles: un bon des temples païens, le plus grand
moyen de contrôler l’axe Espagne- Massalia préservera baptistère des Gaules, dont il reste
Italie et de sécuriser les abords de son indépendance quelques traces dans la cathédrale
Marseille. Bientôt, la Narbonnaise, dite de la Vieille-Major. Ils enterrent
province romaine, entoure la cité et pendant cinq siècles. leurs défunts dans une nécropole
ses possessions. Mais Marseille va perdre son indépen- située sur la rive sud du port. C’est dans ce périmètre que
dance. JulesCésar, en 49av.J.-C., lui assène le coup de s’installe la première communauté religieuse marseil-
grâce. Il assiège la ville, coupable d’être restée dèle à laise, fondée par le moine JeanCassien en 416. Plus tard,
son opposant Pompée. Trois légions s’installent sur la les moines édieront l’abbaye Saint-Victor, l’un des plus
colline des Carmes. Après six mois de siège, la cité nit beaux et des plus anciens monuments de la ville.
Un Moyen Âge périlleux la nomination d’un nouvel évêque, en 1230, pour que les
choses rentrent dans l’ordre.
La chute de l’Empire romain ne remet pas en cause la « Depuis Charles Martel, Marseille ne s’était jamais
prospérité de la cité. En revanche, en 591, Marseille retrouvée aussi indépendante. C’est pendant les quelques
subit sa première épidémie de peste, avant celles de599 années qui vont suivre que l’on peut presque parler de
et de650. Malgré tout, le commerce maritime se main- République marseillaise », écrivent Roger Duchêne et
tient et l’on construit vers l’est, hors des murs gréco- Jean Contrucci. La réalité du pouvoir est détenue par
romains. Une situation qui va basculer dans les deux un conseil de 183membres (une majorité de chefs de
siècles suivants. « Après la victoire de Poitiers en 732, métiers, des artisans tailleurs, des bouchers, un repré-
les Francs entreprennent la reconquête de la Provence, sentant des avocats ou des orfèvres).
qui avait proté de l’avancée des Arabes pour gagner
son indépendance. Et ils ont la main lourde. Marseille Le sort de la cité phocéenne bascule une nouvelle fois,
est ravagée en 737», rapporte l’historien JeanGuyon. Il quand le comté de Provence tombe dans l’escarcelle
faudra des années à la ville pour s’en remettre. de Charlesd’Anjou, frère de LouisIX. La capitulation
politique de Marseille prendra dix ans, ponctués de
Les échanges maritimes se font plus diciles avec révoltes. Charles d’Anjou assiège la ville pendant un
l’Orient. En 826, l’Empire byzantin perd le contrôle de an, et la otte génoise bloque le port. Une douzaine de
la Crète, puis de la Sicile. L’Afrique est sous le contrôle conjurés, décapités le 22octobre 1264, sont les derniers
des Arabes. Le commerce méditerranéen se réduit. Pis, «autonomistes marseillais».
en 838, les Sarrasins débarquent à Marseille, pillent
318
ses trésors, emmènent en captivité un grand nombre Une fois domptés, les habitants se révèlent les meil-
d’habitants et détruisent l’abbaye Saint-Victor. Dix leurs soutiens de Charles d’Anjou. Son royaume, basé
Marseille
ans plus tard, une troupe de pirates grecs s’attaque à à Naples, comprend une partie du Piémont et englobe
ce qu’il reste de la cité. C’est seulement en 972 que les la Provence en général, Marseille en particulier. Pour
Provençaux, avec à leur tête Guillaumed’Arles, chassent maintenir leur État, les Anjou ont besoin du port et des
les bandes sarrasines installées sur la côte. Devenu navires. La ville voit son activité se développer. En 1274,
GuillaumeleLibérateur, il prend le titre de marquis de elle redevient un port militaire et compte deux ami-
Provence. Désormais, Marseille est liée à la Provence: raux. On se croirait revenu aux temps antiques! Mais
on la désigne sous le nom de Marsilho. Le pouvoir est la perte de la Sicile, en 1282, marque un coup d’arrêt. La
dans les mains du vicomte Arlulfe, puis de sa famille. otte massiliote est anéantie par les navires catalans en
L’abbaye Saint-Victor, reconstruite en 977, gagne de 1284. C’en est ni du rêve des Anjou de conquérir l’Ita-
l’importance et devient un ordre à part entière, régi par lie. Marseille redevient un simple port de cabotage et
la règle de saintBenoît, qui essaime en Europe du Sud. l’avant-port d’Avignon, la nouvelle cité ponticale qui
draine toute la richesse de la vallée du Rhône. De1348
Mais un nouveau péril menace la ville : la division. à1361, la peste frappe à nouveau. De 25 000habitants,
Marseille se trouve administrativement scindée en trois la population tombe à 12000 en 1385.
parties. La ville haute dépend de l’évêque, la ville basse
est contrôlée par les vicomtes, et la ville prévôtale est sous
l’autorité des moines. Un conit de près de cinquante
ans s’engage. Il éclate en 1215 quand les moines décident
d’exercer leur autorité sur la ville basse. Les Marseillais
de la ville basse se fâchent. Au printemps1229, la ville
connaît «sa prise de la Bastille», selon PaulAmargier
dans son Histoire de Marseille en treize événements (édi-
tions Jeanne Latte, 1988). La foule se précipite vers
le chantier naval du plan Formiguier (actuellement le
bas de la Canebière), renverse la colonne qui marque
la limite des terres de l’abbaye et saccages les salines
(place iars) exploitées par les moines. Il faut attendre e
Près de six siècles après les Sarrasins, le 20 novembre En 1440, la création de nouvelles foires à Lyon favo-
1423, une otte catalane attaque Marseille. Mais cette rise le commerce. Le roi René fait venir à Marseille
fois, les habitants se sentent à l’abri derrière leurs rem- JacquesCœur, grand argentier de CharlesVII. Celui-ci
parts et la chaîne qui barre l’entrée du port. Erreur! Les devient citoyen marseillais en 1446. Il poste dans le port
troupes d’AlphonseV débarquent à l’anse des Catalans son escadre personnelle, composée de quatre galères.
(qui prendra ce nom vers1760), atteignent la rive sud du
port, s’emparent de trois navires et prennent à revers les
défenseurs. La ville est mise à sac. Les Catalans repartent La ville au service du roi
en emportant les reliques et la chaîne du port, toujours et de l’histoire française
visible sur les murs de la cathédrale de Valence. Pour
la deuxième fois de son histoire après CharlesMartel,
Marseille est dévastée. Quand le successeur du roi René meurt sans héritier, le
comté de Provence revient à LouisXI. Le 10décembre
1481, vingt et un siècles après sa fondation, Marseille
Les habitants se sentent à l’abri devient française. Sans déplaisir, car l’aventure angevine
a failli la faire disparaître. LouisXI ménage une transi-
derrière leurs remparts et la chaîne tion en douceur. L’époque est toujours à la conquête de
qui barre l’entrée du port. l’Italie. CharlesVIII, LouisXII et FrançoisIer vont s’y
essayer. Marseille devient alors une base militaire avec
Les 4 000 à 5 000 habitants rescapés se lancent à la arsenal et fonderie de canons, et ses habitants se trans-
poursuite des «chiens de Catalans». Ceux-ci, excédés, forment en corsaires du roi.
319
reviennent devant Marseille en 1431. Mais cette fois,
la ville, qui a reconstruit ses remparts, résiste pendant Mais la guerre reprend et, en 1524, la Provence est à nou-
Marseille
un mois. Un traité de paix est signé. René, nouveau veau envahie. Marseille, qui compte 15 000 habitants,
roi d’Anjou et comte de Provence, comprend qu’il ne rase ses faubourgs et s’enferme derrière ses remparts.
pourra plus jamais régner sur Naples. Il s’installe à Aix Basée sur les îles, la otte marseillaise ravitaille la ville
et s’occupe d’améliorer le sort de ses sujets, Marseillais et tient en respect les 18000hommes de CharlesQuint.
compris. C’est à lui que l’on doit la Maison du port, qui Le siège va durer quarante jours. Bombardée, la cité
deviendra plus tard la mairie. Il pose aussi la première résiste. CharlesQuint revient, sans plus de succès, avec
pierre de la tour qui porte son nom à l’entrée du port. 6 000 hommes en 1536. Pour lui résister, François Ier
e
devient l’arsenal. À son apogée, vers1700, il comptera
12000galériens. Le nouvel hôtel de ville est terminé en
1674. Marseille se transforme, mais la peste réapparaît.
Fin août, 500personnes meurent chaque jour. Ceux qui
le peuvent s’enfuient: près de la moitié des Marseillais
disparaît en quelques mois. En avril1722, un nouveau
début d’épidémie est vite circonscrit.
Service hydrogra- Marseille fait tomber, elle aussi, ses bastilles, les forts
phique de la marine consacrée aux cartes anciennes de territoires Saint-Jean et Saint-Nicolas, en mai 1790. Elle envoie
Marseille
européense
à Paris un bataillon de volontaires qui prend part à la
s’allie aux Turcs. Cet accord politique et militaire prend journée du 10 août 1792, qui abolit la monarchie. Ce
une dimension économique dont les Marseillais vont sont eux qui propagent le chant de l’armée du Rhin,
proter. Les comptoirs turcs, les «échelles», se multi- bientôt rebaptisé Marseillaise. Mais les habitants,
plient. La population passe à 26000habitants en 1544, déçus par le jacobinisme et fédéralistes dans l’âme, se
et à 30000 dix ans plus tard. révoltent en juin1793. Prise d’assaut par les troupes de
la Convention le 25août, la ville est soumise au régime
Lors des guerres de Religion, Marseille rejoint le parti de la Terreur. Les guerres révolutionnaires et impériales
catholique de la Ligue, qui veut empêcher l’accession ruinent son commerce.
au trône du protestant Henri de Navarre. En 1591,
CharlesdeCasaulx s’empare de l’hôtel de ville. Sa dicta-
ture dure cinq ans… jusqu’à son assassinat, le 17février TROISIÈME PORT D’EUROPE AU xixe SIÈCLE
1596. Apprenant le ralliement de Marseille à sa cause,
HenriIV aurait dit: «C’est maintenant que je suis roi!»
En 1599, pour montrer sa reconnaissance, il y institue la En 1801, la ville ne compte plus que 100 000 habi-
première chambre de commerce de France. tants. Le Consulat remet de l’ordre et transfère d’Aix à
Marseille le chef-lieu du département. La Restauration
En 1660, l’heure est à l’absolutisme. LouisXIV enlève à est accueillie avec soulagement. La disparition de la
la cité phocéenne ses derniers privilèges et y fait entrer piraterie barbaresque, la conquête de l’Algérie, le per-
ses troupes. Les canons des remparts sont détruits, et les cement de l’isthme de Suez ouvrent une ère de prospé-
serrures des portes de la ville enlevées. Le roi entre dans rité sans précédent. Marseille devient le troisième port
Marseille le 2 mars, par une brèche ouverte dans les d’Europe, après Londres et Liverpool. En 1844, plus de
remparts. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne prête 3 500 navires y accostent. Sénégal, Guinée, Égypte et
pas serment de respecter les libertés de la cité. La prise Indes sont de nouvelles destinations. Une communauté
de pouvoir royal n’a pourtant pas que des eets néga- grecque reprend le commerce avec le Levant. Les savon-
tifs. Marseille redevient un important port militaire. neries et les raneries de sucre se multiplient. En 1848,
Une grande partie de la rive est, au-delà de la Canebière, la ville compte 5 000ouvriers.
L’heure est au désenclavement. Le percement du tunnel En 1871, après la défaite de Sedan, les Marseillais pro-
de la Nerthe (4,5km, l’un des plus longs sur le territoire clament la Commune, comme les Parisiens. Et comme
français) permet la liaison en chemin de fer jusqu’à Paris, Marseille est reconquise, les insurgés poursuivis et
Avignon (1848), puis Paris (1857) et Toulon (1859). leur chef, Gaston Crémieux, exécuté. L’état de siège dure
Marseille devient le point de départ obligé des voyages jusqu’en 1876. Radicale, la cité devient bientôt socialiste.
coloniaux. Malgré une terrible épidémie de choléra
en 1834, la population augmente encore : 156 000 en La dernière grande épidémie de choléra tue 3 000per-
1840, 195000 en 1850. Le maire Consolat fait creuser sonnes entre 1884 et 1885. On crée 220 km d’égouts
un canal de 83 km pour apporter l’eau de la Durance en 1897 et on dote les rues d’un éclairage public. La
jusqu’au palais Longchamp (1849). Au sud, en 1848, ville compte 500 000 habitants (dont un cinquième
commencent les travaux de la Corniche. d’étrangers) au début du e siècle, 650 000 dans les
années 1920. Des banlieues prolifèrent entre la Belle-
de-Mai et l’Estaque, la Capelette ou Saint-Marcel.
321
mars1939 la ville est mise sous la tutelle directe du pré-
fet. La Seconde Guerre mondiale fait des ravages : les
Marseille
Allemands détruisent le quartier du Vieux-Port en 1943
et expulsent manu militari 12 000personnes. Pendant
Les Merveilles de l’industrie dix-sept jours, les maisons sont détruites les unes après
les autres. La Libération a lieu du21 au 28août 1944,
LouisNapoléon, le prince-président, se rend à Marseille sous le commandement du général de Montsabert. Si le
trois mois avant le coup d’État de décembre 1851. II communiste Cristofol est le premier maire de Marseille
pose la première pierre du palais de la Bourse ainsi que après-guerre, il doit céder son fauteuil au gaulliste
de la cathédrale Nouvelle-Major et promet de faire de Carlini avant que GastonDeferre ne soit élu en 1953…
«la Méditerranée un lac français dont Marseille serait et jusqu’à sa mort en 1986. La population atteint le mil-
le centre». De fait, sous le Second Empire (1852-1870), la lion d’habitants. Marseille, dans l’urgence, s’étend vers
prospérité connaît une nouvelle accélération. Un nou- le sud et vers le nord. De nouvelles voies routières (tun-
veau port articiel apparaît en 1853 devant la Vieille- nel sous le Vieux-Port) sont ouvertes tandis qu’on amé-
Major. On comble les anses de l’Ourse et de la Joliette, nage la plage du Prado ou le centre Bourse. Marseille
on ouvre un passage entre le fort Saint-Jean et la butte est la deuxième ville de France à avoir son métro (1978).
Saint-Laurent. Le bassin du Lazaret voit le jour en 1856,
et le bassin Napoléon (gare maritime) est commencé Tandis que les industries traditionnelles (huileries,
en 1863. En 1868, plus de 16 000 navires font escale à pâtes alimentaires, savonneries…) disparaissent, lais-
Marseille. C’est le temps des grandes compagnies mari- sant de larges friches industrielles en centre-ville, un
times qui se rendent en Indochine, et du commerce nouveau pôle sidérurgique et pétrolier se développe aux
régulier avec l’Algérie. portes de la ville, à Fos. 2 600 ans après sa naissance,
Marseille est toujours là. Fièrement, comme il se doit…
Nice
Une merveille baroque révélée
bookys-ebooks.com
C’est seulement depuis cent soixante-trois ans que cette cité s’est ralliée à la France. Fière de
son indépendance du temps des ducs de Savoie, elle a longtemps joué avec les nerfs de son
puissant voisin, jusqu’à provoquer l’intervention des troupes de François Ier, puis du Roi-Soleil.
À l’aube, le soleil chasse les ténèbres. Du haut de la col- frontière entre le ciel et la mer. Il n’y a qu’un tableau
line du château, on peut observer le réveil de la cité qui bleu monochrome, une fenêtre sur l’inni… Pourquoi
reprend des couleurs. Les marchands lèvent leurs stores, cette «angélique» appellation? Est-ce dû au sentiment
les euristes installent leurs étals sur le cours Saleya ; de paix qu’elle inspire? La légende voudrait que le corps
les premiers automobilistes animent le quai des États- de sainte Réparate, martyrisée à Césarée, en Palestine,
Unis. Déjà, les promeneurs et les touristes arpentent la vers 250, ait été transporté jusqu’ici dans une barque, et
promenade des Anglais. Certains prennent des clichés à déposé sur la grève par des anges. Une belle histoire…
l’ombre des palmiers, d’autres s’assoient sur les bancs du Autre explication avancée: naguère, les pêcheurs niçois
322
front de mer pour admirer la baie des Anges. Face à eux, ramenaient fréquemment dans leurs lets des requins
l’horizon joue des siennes. Impossible de distinguer la inoensifs, savamment baptisés Squatina angelus dum.
Nice
Empire romain germanique dans la première moitié
1538 : François Ier et Charles Quint signent du e siècle. CharlesIII, le duc savoyard, est dépassé
la paix de Nice par les événements. Entre son neveu FrançoisIer et son
1691 : Louis XIV s’empare de l’ensemble beau-frère CharlesQuint, son cœur balance. Partagé, il
du pays niçois essaie de garder une certaine neutralité dans le conit.
En vain. En 1536, le souverain français, obnubilé par
1696 : Nice est restituée à Victor-Amédée II,
la conquête du Milanais, occupe la majeure partie des
duc de Savoie
États de Savoie. Acculé, Charles III se replie à Nice
1860 : Rattachement définitif à la France avec son épouse, Béatrice, et son jeune ls Emmanuel-
Philibert. Ainsi, à l’abri de la citadelle, il peut méditer
Ces squales ont la particularité de posséder de larges ses erreurs, voire échafauder de nouvelles alliances. La
ailerons perpendiculaires semblables à des ailes de ché- situation se décante.
rubins. Aujourd’hui, les seuls corps célestes qui sur-
volent la baie sont les Boeing et les Airbus en manœuvre Trop pressé de combattre la Réforme luthérienne
d’approche de l’aéroport. Du mythe à la réalité, le vol et d’organiser une croisade contre les Turcs, le pape
soure de nombreuses escales. PaulIII va faire des pieds et des mains pour réconcilier
les deux belligérants. Des négociations de paix entre les
Le Vieux Nice est une houle de tuiles orangées. deux grandes puissances européennes sont organisées à
Quelques clochers pointent ici et là, déant les lois de Nice, en juin1538, sous les auspices du souverain pon-
la gravité. Majestueuse, la cathédrale Sainte-Réparate tife. Elles n’aboutissent qu’à une trêve de dix ans «sur
(esiècle) se distingue par sa coupole en tuiles ver-
323
nissées à la mode génoise. Elle est un bastion de la foi
catholique planté dans le cœur vibrant et mystérieux
Nice
de la ville. Car Nice a aussi son lot d’énigmes, de lieux
insoupçonnés et de détails insolites. À l’instar de la
frise Adam et Ève déployée sur un édice du esiècle
de la rue de la Poissonnerie. Quel message sont-ils
censés transmettre aux passants ? Aucune réponse.
Les murs ont des oreilles, mais ne parlent pas volon-
tiers. Que ce soit dit : Nice n’a jamais été italienne.
Longtemps rattachée à la maison de Savoie, elle a pour-
tant hérité de la tradition architecturale transalpine.
Bon nombre de façades s’enorgueillissent de couleurs
chaudes composées d’oxydes rouges et jaunes, d’ocre,
ou de terre de Sienne. Elles sont colorées, pimpantes,
uniques. Sobrement rehaussées d’un décor de pilastres,
de balustres ouvragés ou de linteaux armoriés. Sans
oublier les confondants trompe-l’œil très en vogue aux
e et e siècles. Décidément, l’époque baroque fut
bien chargée! Preuve que l’histoire locale ne se résume
pas au esiècle et à son développement touristique.
Retour sur un «siècle d’or».
Asti, Ivrée, Vercelli, Aoste et Nice. Le jeune duc, âgé à Turin (1563), le duc de Savoie continue de se rendre
de 25ans, en est conscient. Ce n’est pas un hasard s’il régulièrement à Nice. Que ce soit pour proter du cli-
Nice
prend pour devise Spoliatis arma supersunt («À qui est mat tempéré de la cité en hiver, ou pour honorer de sa
dépouillé, il reste les armes »). Commandant en chef présence les cérémonies ocielles, à l’instar du serment
des armées de l’empereur CharlesQuint, il fait mordre de délité des chevaliers de l’ordre des Saints Maurice et
la poussière au connétable de Lazare en avril1573. Nul doute:
Montmorency lors de la bataille le souverain est attaché à sa de-
de Saint-Quentin, le 10 août lissima. Ne l’a-t-elle pas protégé
1557. Défaite, la France est pendant six ans lorsque son père
contrainte de signer la paix de avait dû s’y cantonner?
Cateau-Cambrésis deux ans plus
tard. C’est une belle revanche « S’il n’était pas obligé, pour
pour le duc qui recouvre ses toutes sortes de raisons, de res-
terres de Savoie, le Piémont et le ter en Piémont, il passerait une
comté de Nice –à l’exception de grande partie de sa vie à Nice
quelques places fortes. Soucieux pour être au bord de la mer »,
de placer sa dynastie au même cone un ambassadeur véni-
rang que les autres familles tien. Toujours préoccupé par
royales européennes, il épouse le développement économique
Marguerite de Valois, lle de de la cité, Emmanuel-Philibert
FrançoisI er et sœur d’HenriII, à acquiert le comté de Tende, en
Paris, le 22juillet 1559. Les noces 1579, an d’ouvrir une voie pour
célébrées, Emmanuel-Philibert l’acheminement du sel vers le
gouverne son duché depuis Nice
Piémont. Il envisage même la
une année durant (1559-1560). construction d’un vrai port,
Grand stratège, cela va sans dire, il décide de remanier l’anse des Ponchettes ne permettant pas l’accostage de
le système défensif du littoral pour en faire «une véri- navires importants. Cependant, le projet reste en sus-
table muraille du duché de Savoie». pens… Le duc a déjà beaucoup fait pour Nice, et pour
le duché en général. Lorsqu’il disparaît en 1580, il est
peu probable qu’il fut conscient de préparer la cité à un dans les veines palpitantes de la cité. Témoignage de
nouvel éveil. la Contre-Réforme issue du concile de Trente (1545-
1563), ce nouveau style, ayant pour chantres Le Bernin
Le règne de Charles-Emmanuel Ier est marqué par de et Borromini, allie la liberté des formes à la profusion
nouveaux conits avec la France. Batailleur, le nou- des ornements. L’architecture civile de Nice s’inspire
veau duc de Savoie prote des guerres de Religion pour ainsi du mouvement, sans toutefois prendre l’ampleur
s’emparer du marquisat de Saluces (1588), et tente de escomptée. Les demeures fraîchement édiées pré-
prendre Genève (1602) sans succès, tout en gardant un sentent des façades dépouillées. Seuls les portails béné-
œil sur Nice. An de développer l’essor commercial de cient d’ornements ranés. Certains présentent de
la cité, il lui donne un édit de port franc le 22janvier remarquables bossages, d’autres des frontons armoriés.
1612. Ainsi les navires n’auront-ils plus à s’acquitter Le linteau est couramment orné d’un simple « IHS »
des droits de douane. Parallèlement, l’appareil admi- (Iesu Salvator Homine, «Jésus sauveur des Hommes»)
nistratif est profondément dans un cercle, soit gravé
transformé. Après avoir auto- d’une devise familiale.
risé la création d’un Collège Contrairement aux demeures Au-delà de l’entrée, c’est une
de procureurs (1580), le duc nobiliaires, les églises tout autre aaire.
institue le Sénat de Nice par
lettres patentes du 8 mars
et les chapelles construites Monumental, le vestibule est
1614. Cette cour de justice au xvii e siècle arborent large, voûté d’arêtes ou en
souveraine, semblable à celles des «splendeurs baroques». coupole, parfois éclairé par
de Turin et Chambéry, insti- des fenêtres. L’escalier déploie
325
tution de haut rang, apporte un poids politique impor- un faste déroutant. «Il s’articule sur une ou deux cours
tant à la ville. Celle-ci, capitale de comté, devient aussi intérieures qui l’éclairent par de hautes arcades en plein
Nice
une capitale au rayonnement régional. Par ailleurs, les cintre, dédoublées parfois grâce à une colonne centrale.
grands féodaux, tel Annibal Grimaldi de Beuil, tendent Cette dernière répond alors à la colonnade de la rampe.
à disparaître pour laisser la place à une nouvelle couche Ceux bâtis sur plan carré, ménageant une cage centrale,
sociétale noble issue de la robe et du commerce. Reste à sont les plus réussis (palais Maurice de Savoie, palais
loger tout ce beau monde… Gioredo, entre autres). Ailleurs, ce sont des escaliers à
volées droites qui ne devaient pas manquer d’élégance
à l’époque où les murs et voûtes portaient des peintures
LES NOBLES FONT CONSTRUIRE LEUR PALAZZO murales qu’on n’a pu restituer qu’au palais Lascaris »,
explique Luc évenon, ancien conservateur du musée
Masséna, dans son ouvrage Du château vers le Paillon:
Avec l’avènement de Victor-Amédée I er, en 1630, Nice le développement urbain de Nice (Serre éditeur, 1999).
connaît une ère de paix qui lui permet de muer, de se
mettre au goût du jour. Corsetée dans ses remparts,
elle manque d’espace. Plus une acre constructible. Pour
bâtir ou agrandir leur palazzo, les grandes familles
nobles doivent acheter des habitations voisines, ou un
groupe d’immeubles peu onéreux et, exiguïté des ter-
rains oblige, construire en hauteur. Le palais Lascaris
est le parfait exemple de cette évolution. En 1648, Jean-
Baptiste Lascaris, maréchal de camp du duc de Savoie,
55e grand maître de l’ordre de Malte, acquiert plusieurs
maisons en mauvais état donnant à la fois sur la rue
Drecha (Droite) et la rue Giudaria (actuelle Benoît-
Bunico). Une fois les bâtisses rasées, il fait élever sa rési-
dence. Celle-ci est aujourd’hui une illustration unique
et brillante des palais niçois du esiècle. À voir, assu- e
rément. C’est une période où l’art baroque se distille
Le second niveau, que l’on appelle le piano Nobile, s’aranchir de la tutelle française. LouisXIV a tendance
l’étage noble, est composé de pièces spacieuses riche- à empiéter sur ses plates-bandes. Le duc n’hésite alors
ment décorées. Dommage que le temps ait irrémédia- pas à adhérer à la Grande Alliance (ou Ligue d’Augs-
blement eacé la plupart des traces de ce patrimoine. bourg), en juin1690, pour se débarrasser de l’ascendant
du Roi-Soleil. Décision, action, réaction. Courroucé, le
Dans cette ville verticale, étriquée, les édices reli- souverain français envoie une importante armée diri-
gieux eurissent également à une vitesse folle. Quoi de gée par le maréchal de Catinat. Celle-ci franchit le Var
plus normal? Depuis le début du siècle, de nombreux le 12 mars 1691, s’empare de Villefranche, du mont
ordres, masculins et féminins, se sont installés à Nice: Alban et de Saint-Hospice. Encore une fois assiégée,
les jésuites en 1606, les clarisses en 1607, les visitandines Nice capitule le 26mars et, suite à l’explosion du don-
en 1634, les théatins en 1671, les bernardines en 1651. jon, le château rend les armes le 1eravril. Dès lors, les
Contrairement aux demeures nobiliaires, les églises et Français occupent la cité pour la première fois de son
les chapelles construites au e siècle arborent des histoire, pour une durée de cinq ans.
« splendeurs baroques ». La première chiesa est celle
commanditée par les jésuites. Construite à partir de Louis XIV, soucieux d’éloigner Victor-Amédée II de
1642, l’église du Jesù l’est «en bonne partie à l’imitation ses alliés, lui restitue ses territoires le 29août 1696, par
de l’église de San Fedele de Milan et de San Solutore de le traité de Turin, juste avant la paix générale signée à
Turin». Sa nef unique surmontée d’une voûte en ber- Ryswick. Ce retour à la maison de Savoie n’est qu’un
ceau, sa serlienne (groupe de trois baies) percée dans entracte. À la mort du roi CharlesII d’Espagne, en 1700,
un chevet plat et son décor stuqué, rythmé d’angelots, le petit-ls du Roi-Soleil, à savoir Philippe, est placé à la
laissent les dèles pantois. À deux pas, la cathédrale tête du royaume. Un avènement qui n’est guère appré-
326
Sainte-Réparate est l’objet de remaniements impor- cié des autres pays européens. La guerre de Succession
tants dès 1650 –d’après les plans de l’ingénieur niçois d’Espagne vient de débuter… Victor-AmédéeII prend
Nice
Jean-André Guibert. Le chantier est pour le moins le parti des insurgés. Mal lui en prend. Au mois de
chaotique, pour ne pas dire maudit. En 1659, une par- mars 1705, l’armée française franchit le Var – l’his-
tie de la voûte s’eondre sur Mgr Palletis. Il succombe. toire n’a-t-elle pas tendance à se répéter ? –, s’empare
Les travaux sont interrompus. Le successeur du prélat, de Villefranche et de Saint-Hospice, puis assiège Nice.
Mgr Solaro, préfère passer son tour. Ce n’est que sous La ville se rend le 18avril, mais le château résiste, un
l’épiscopat de MgrDiegue della Chiesa que le chantier temps, vaillamment. Bombardé, pilonné avec acharne-
reprend en 1669. Certains historiens reprochent l’aus- ment, il nit par lâcher prise le 4janvier 1706.
térité et l’état d’inachèvement de la nef. Cependant,
la cathédrale a des qualités indéniables. Les décors de Louis XIV, franchement irrité par la résistance de l’or-
ses chapelles latérales sont particulièrement cohérents gueilleuse place forte, ordonne qu’elle soit démantelée
et somptueux. Sans omettre la qualité de ses retables, pierre par pierre. Et ce, contre l’avis de Vauban. Nice
de ses colonnes de marbre ou de ses frontons à enrou- redevient française pour la deuxième fois, jusqu’au
lement… Si d’autres sanctuaires baroques montrent traité d’Utrecht (1713), par lequel la Savoie récupère ses
l’étendue du savoir-faire des artistes du e siècle, États. Privée de ses défenses, la ville ouverte perd toute
comme l’église de l’Annonciation, dite Sainte-Rita, fonction militaire. Elle est désormais prête à s’étendre.
ou l’église Saint-Martin-Saint-Augustin, la cathédrale De grands chantiers sont lancés et vont se poursuivre
reste un site majeur à visiter. durant tout le siècle. On investit le secteur à l’ouest de
l’église et du couvent des dominicains. Vers l’embou-
chure du Paillon, le Pré-aux-Oies convient parfaitement
Louis XIV s’empare de Nice à un aménagement urbain. En 1717, les ouvriers et les
artisans se mettent à l’ouvrage dans ce nouveau quartier
prosaïquement baptisé « Villanova ». Une vaste place
Chantier à ciel ouvert, Nice se pare sereinement de palais est prévue (actuelle place du Palais-de-Justice) devant
et d’églises. Seulement voilà, le nouveau duc de Savoie l’église Saint-Dominique. Face à elle, une caserne et une
prend des résolutions qui vont à nouveau changer son nouvelle tour de l’Horloge (l’ancienne ayant été détruite
visage. Tout aussi ambitieux que Charles-EmmanuelIer, lors du siège) sont érigées. Ce nouvel espace est agré-
Victor-AmédéeII décide, en cette n de e siècle, de menté de deux grandes résidences, l’une appartient à
la famille Spitalieri, et l’autre aux Torrini. Traversé par méditerranéenne. Fait exceptionnel, quatre d’entre
une grande rue, le quartier accueille également le cou- elles existent toujours à Nice. Et sont les gardiennes
vent des Minimes et une église dédiés à saint François de magniques sanctuaires, dont certains sont clas-
de Paule. Non loin de là, une manufacture de tabac, un sés monuments historiques. Splendeurs ornementales,
théâtre voient le jour… Des commerçants fortunés font débauche de stucs, indécence de dorures, profusion de
bâtir des immeubles de rapport. Nice connaît d’autres lumière… Tout est fait pour vous ravir l’âme. Les cha-
grandes réalisations, tout aussi importantes: le premier pelles de la Sainte-Croix des pénitents blancs (place
bassin du port en eau profonde creusé dans le quartier André-Pachetti), du Très-Saint-Sépulcre des pénitents
de Lympia (1749), la première terrasse construite en bleus (place Garibaldi) et du Saint-Suaire des pénitents
bordure du cours Saleya (vers 1750) et la place Vittoria, rouges (place Félix) sont de délicates «bonbonnières».
future Garibaldi, à côté de la porte Pairolière. La popu- La chapelle de la Miséricorde des pénitents noirs (cours
lation de la delissima augmente considérablement: de Saleya), édiée sur les plans de l’architecte turinois
14600habitants en 1718, elle passe à 20000 en 1790. Bernardo Vittone, abrite deux chefs-d’œuvre de la pein-
ture niçoise des e et esiècles.
bookys-ebooks.com
Derniers éléments incontournables issus de l’eerves-
cence architecturale et artistique du e siècle : les Nice, la bella, la dèle et la résistante, commence – dès
chapelles de pénitents. Cachées derrière des façades le milieu du esiècle– à attirer les premiers touristes
sobres, ce sont les joyaux de l’art baroque niçois. Mais anglais. Les temps changent, la cité avec. Mais c’est
que sont les archiconfréries de pénitents? Ce sont des encore trop tôt. Son expansion urbanistique est suspen-
associations de laïcs charitables ayant pour objectif de due par sa première annexion à la France, entre 1792
manifester publiquement leur foi catholique et de faire et 1814. Il faudra attendre son second rattachement
327
œuvre de charité. Certaines gèrent les monts-de-piété, –celui-là dénitif–, en 1860, pour qu’elle déploie à nou-
d’autres les hôpitaux, les orphelinats ou assistent les veau ses ailes et s’étende vers le nord (en direction de
Nice
condamnés à mort dans leurs derniers instants. Les pre- la nouvelle gare). Cent soixante-trois ans déjà? C’était
mières sont nées entre le eet le esiècle, en Europe hier. Bon anniversaire!
Toulon
L’arsenal de charme
Sous la lumière éclatante, les bannières rouges et noires ainsi que l’on peut admirer le mieux sa rade, l’une des
pavoisent la ville et claquent au vent les jours de mis- plus belles d’Europe, un bassin naturel exceptionnel
tral. Elles sont omniprésentes les veilles de matchs et par son ampleur et sa profondeur, remarqué dès l’An-
rappellent au visiteur que Toulon porte haut les cou- tiquité par les Romains. Protégé de la haute mer au sud
leurs de son club de rugby àXV, leRCT, premier club à par la presqu’île de Saint-Mandrier et des vents froids
avoir remporté la Coupe d’Europe, le championnat de du nord par une barrière montagneuse, il a attiré avant
France et le Challenge européen. Seule ville où le bal- eux les Ligures, installés sur ses bords marécageux. Ils
lon ovale est une religion dans une régionPACA vouée adorent la déesse Telo, protectrice des sources jaillis-
328
au football, Toulon ache là sa singularité et l’un de santes, qui laissera son nom à la cité antique. Rome
ses paradoxes qui la rendent attachante. Durement tou- y ajoute celui du dieu romain Martius, Mars. Ici est
Toulon
chée en 1943 et 1944 par les bombardements alliés qui implantée dès la seconde moitié du er siècle av.J.-C.,
ont détruit 50% de l’arsenal et de nombreuses maisons l’une des deux teintureries impériales de Gaule, pro-
et institutions de la ville, elle a été totalement recons- ductrice de la pourpre (servant à teindre les toges)
truite sur le front de mer. Le projet de l’architecte tirée du murex, un coquillage abondant le long du
JeandeMailly est retenu par la municipalité au lende- littoral, mais aussi du chêne kermès qui recouvre les
main de la guerre et la barre de nouveaux immeubles collines environnantes.
édiée dans les années 1950, classée Patrimoine du
esiècle en 2007, qui longe les quais, porte un nom Quatre montagnes dominent et entourent la rade dont
évocateur: La Frontale. le mont Faron, le plus haut, ainsi nommé en souvenir du
«faro», poste d’observation destiné à prévenir la popu-
Pourtant, la ville a conservé des pans de sa mémoire lation des incursions des Sarrasins. On y accède de nos
collective dans ses ruelles étroites, jalonnées de haltes jours par un téléphérique, le seul du littoral méditer-
accueillantes, comme la place Puget et sa fontaine des ranéen, les jours sans vent, ou par la route. Vue impre-
Trois-Dauphins, sculptée en 1780 et recouverte d’une nable garantie sur la ville, son écrin de pinèdes et bien
incroyable végétation luxuriante, ou la place de la sûr la rade azuréenne, scintillante sous le soleil.
Cathédrale, l’une des plus anciennes, deux hauts lieux
toulonnais. Et que dire du Cours Lafayette, artère
ombragée et aérée, axe nord-sud, où se tient le marché 1481 : avec le rattachement de la Provence au
de Toulon et qui irrigue le centre ancien, du port au royaume de France, la ville devient une
centre-ville. Justement, passer de la basse ville, la vieille base navale militaire
ville, à la haute ville, où prédomine une architecture de 1678 : Vauban est choisi pour agrandir
style haussmannien, permet de comprendre les étapes l’arsenal
et les raisons de ce développement urbain marqué par
deux époques fastes. 1748 : le plus grand bagne de France est créé
pour loger 4 000 forçats
Quelle est la meilleure manière de découvrir Toulon? 1859 : l’arrivée du chemin de fer désenclave
Les marins vous le diront sans hésiter: par la mer. C’est la ville
329
forte. Mais l’entrée de la rade n’est défendue que par la
Tour royale. Un deuxième fort, la tour de Balaguier, est
Toulon
Le rattachement de la Provence au royaume de France construit face à elle an de croiser ses feux avec les siens.
en 1481 marque une étape importante de l’histoire de la Équipée sur sa plate-forme d’artillerie de huit canons,
ville. LouisXII, qui entame la deuxième guerre d’Italie, elle dispose aussi d’un four à boulets qui permet de tirer
fait partir sa otte, non plus d’Aigues-Mortes, mais du «à boulets rouges» dans le gréement des navires pour y
port de « olon» et lance la construction de la Tour mettre le feu. Elle abrite depuis1970 le musée d’histoire
royale pour le protéger d’attaques maritimes. La petite maritime locale. Dès le milieu du e siècle, alors que
cité médiévale, siège d’un évêché depuis le e siècle, s’établit à Toulon le gouvernement de Provence, il est
à l’étroit à l’intérieur de ses fortications dressées question d’agrandir l’arsenal, la darse, à l’emplacement
au début du esiècle, est entourée de huit « borcs », de l’actuel vieux port, et la ville. Les destins de Toulon
les faubourgs, comme celui du Portalet où est créée la et de la Marine royale en Méditerranée sont désormais
première savonnerie, une industrie qui disparaîtra dès liés pour le meilleur et pour le pire.
le début du e siècle. Ses remparts, hauts de 10m,
suivent le rectangle irrégulier tracé par l’actuel Cours
Lafayette, la rue Paul-Lendrin, les rues Hoche et d’Alger,
et le quai d’honneur. Le projet d’extension de l’enceinte,
repoussé pour des raisons nancières pendant des
décennies, ne se concrétise qu’en 1589. Le 19novembre,
la première pierre de la nouvelle fortication, consti-
tuée de cinq bastions reliés par des courtines, est enn
posée. La forme étoilée de la ville, tracée pour l’essentiel
d’après les plans de l’ingénieur piémontais ErcoleNegro,
est xée pour plus d’un siècle. Ces remparts suivent les
limites du centre ancien de Toulon, à savoir au nord le
boulevard de Strasbourg, à l’ouest les rues Pastouret et
Anatole-France, à l’est, la rue Saint-Bernard et l’ave-
nue de Besagne. Un vaste espace à l’ouest est désormais
réservé aux ateliers et entrepôts de la Marine royale. Album de Colbert
Vauban restructure la ville « la ville pleine comme un œuf » et constate que de
«méchants ruisseaux», le Las et l’Eygoutier, ensablent
le port. Il les fera détourner à grand-peine. Dans
Lorsque le 7 février 1660, le jeune Louis XIV et sa son rapport de 1679, il propose de conserver en par-
mère, Anne d’Autriche, font leur entrée dans la ville, tie les anciennes murailles tout en créant vers l’ouest
les acclamations de la population sont couvertes par le une extension, exclusivement réservée à la Marine
vacarme des décharges de mousquetons et des tirs de royale, la darse neuve. La nouvelle enceinte accroît
canons. Les souverains logent dans les appartements la supercie de la ville de 11 ha. C’est aussi l’époque
de l’hôtel de ville. Le peintre, sculpteur, ingénieur de l’agrandissement de la Fonderie, située au nord,
et architecte Pierre Puget, né à Marseille, a achevé contre le bastion Saint-Roch, et de la construction de
trois ans auparavant son chef-d’œuvre toulonnais, la Corderie, longue de 400 m. Miraculeusement pré-
les Atlantes, réalisés en pierre de Calissane et de la servée des destructions de la Libération en 1944, tou-
Sainte-Baume, qui en supportent le balcon. Ces deux jours propriété de la Marine, elle abrite les bureaux du
allégories représentant la Force et la Fatigue, aux- service historique de la Défense. Deux places, la place
quelles de solides dockers ont servi de modèles, sont d’Armes et la place Royale, actuelle place Léon-Blum,
surnommées avec humour par les Toulonnais « mal à l’ouest, sont également édiées. Autour de la pre-
au dos» et «mal aux dents». Protégées des bombar- mière, bordée d’arbres, prennent place les aristocra-
dements, elles ont retrouvé leur place après-guerre sur tiques demeures des ociers, le plus souvent étrangers
la façade de la nouvelle mairie d’honneur. Puget, qui à la ville. Toulon est déjà occupée aux deux tiers par
dirige l’atelier de l’arsenal royal chargé de décorer les la Marine et sa conguration restera la même jusqu’au
bâtiments de Sa Majesté, est le créateur d’une véri- milieu du esiècle. Côté mer, la défense de la rade est
330
table «école Puget» renommée dans l’Europe entière. renforcée avec la construction du fort de l’Éguillette à
Sollicité pour présenter un projet d’agrandissement de partir de1672, sur le territoire de l’actuelle commune
Toulon
l’arsenal, il en soumet cinq, de1669 à1676, grandioses de La Seyne-sur-Mer, et en 1692, du fort des Vignettes.
et coûteux, tous refusés. Colbert, soucieux comme Réduit à l’état de ruine par le siège de1707 lors de la
toujours de ménager les nances du royaume, hésite. guerre de Succession d’Espagne, il sera reconstruit en
C’est nalement le projet de Vauban qui est retenu en 1708 et rebaptisé fort Saint-Louis. Tous deux sont tou-
1678. Commissaire général des fortications, il trouve jours occupés par la Marine nationale.
331
la Provence entière emporte la moitié de la population 1798, la conquête de l’Algérie en 1830, entre autres), qui
toulonnaise entre 1720 et 1721. Il faut attendre 1760 partent du port, n’ont pas de conséquences directes sur
Toulon
pour que la ville retrouve son niveau démographique la prospérité des habitants de la cité.
d’avant l’épidémie, soit 26000habitants. bookys-ebooks.com
Ville dans la ville, l’arsenal, le plus gros employeur
de la région jusqu’à aujourd’hui (près de 20000per-
20 000 PERSONNES sonnes y travaillent actuellement), marque de son
TRAVAILLENT À L’ARSENAL empreinte leur quotidien. Soldats de la garnison,
troupes coloniales, marins et Toulonnais d’origine
populaire dont beaucoup travaillent à l’arsenal, se
La renaissance progressive de la ville dont l’économie côtoient. Les rencontres ont souvent lieu, comme dans
uctue au rythme des périodes de conits et de paix, tous les ports, dans les cabarets et bordels où s’activent
vient de la reprise de l’activité de l’arsenal, liée aux pré- les prostituées, surnommées au e siècle «les petites
paratifs de la guerre de Succession alliées ». On les rencontre, à l’est
d’Autriche. C’est en 1738 qu’est de la ville, dans le quartier réservé
achevée la porte monumentale En 1748, on y implante de la Visitation, là où se trouvait,
du bâtiment, de 13,50 m de hau- ironie de l’histoire, le couvent des
teur, ornée de quatre colonnes en le plus grand bagne Visitandines au e siècle. Une
marbre venues de Grèce et an- de France. enclave qu’il ne faut pas confondre
quée de statues des dieux de la avec «le petit Chicago» au bas de
Guerre, Mars et Bellone, symbole de l’importance de La la vieille ville, au débouché de la porte principale de
Royale à Toulon. Classée monument historique en 1910, l’arsenal, qui est, après la Seconde Guerre mondiale
elle sera déplacée en 1976, sur 80m, et tournée vers le et jusque dans les années1950, le lieu des sorties noc-
nord pour devenir la façade du Musée national de la turnes des permissionnaires, entre les actuelles rues
marine édié derrière, en 1978, place Monsenergue. En Pierre-Semard et Victor-Micholet.
1738 commence la construction du fort Lamalgue, un
rectangle bastionné dominant toujours les plages du Toulon, c’est aussi le bagne, le plus grand et le plus
Mourillon, qui protègera à l’est la ville d’attaques ter- longtemps ouvert de France, implanté en 1748 avec
restres. Ce lieu sera occupé par un détachement anglais les galères, devenues obsolètes en combat naval. Alors
on installe, si l’on peut dire, les prisonniers, venus à la bien nommée, sise entre mer et montagne, ne peut
pied de toute la France et souvent enchaînés deux par s’étendre que dans le sens de la longueur, mais se désen-
deux en permanence – la pire des punitions – à bord clave peu à peu.
de vieux vaisseaux démâtés. Un bagne ottant donc,
avantageux à plus d’un titre puisqu’il fournit une main- L’arrivée du chemin de fer en 1859 la relie à Paris mais
d’œuvre gratuite, puis modestement rétribuée selon aussi aux grandes cités de la région et les dix portes
des critères précis. Ce bagne ottant sera remplacé en ménagées dans les fortications assurent une meilleure
1780 par un bagne à terre. VictorHugo, qui le visite en circulation des diligences, des habitants de la ville et
1839, s’en souviendra pour créer, plus de vingt ans plus des faubourgs, et des troupes de garnison. Trois d’entre
tard, le personnage de JeanValjean dans ses Misérables. elles ont été conservées : les portes Malbousquet,
Devenu une curiosité locale et un dépôt de transit, il Sainte-Anne et d’Italie. Les remparts de cette dernière
ferme ses portes dénitivement le 31 décembre 1873 font partie des derniers vestiges des fortications de
lorsque la frégate La Guerrière emporte vers Cayenne Vauban. La construction de la haute ville de style hauss-
les 400 derniers forçats de Toulon comme le précise mannien est entreprise. Le boulevard de Strasbourg sur
le guide Jean-Pierre Cassely dans Provence insolite et lequel s’alignent les nouvelles rues et places marque la
secrète (Éditions Jonglez, 2014). limite avec la ville ancienne, devenue la basse ville. La
bourgeoisie émergente s’est appropriée les nouvelles
parcelles et y fait édier des immeubles de rapport et
L’EMPIRE Y EST ACCUEILLI de belles maisons d’habitation. En bordure nord du
AVEC ENTHOUSIASME boulevard, une vaste place est prévue, l’actuelle place
de la Liberté, aujourd’hui entourée d’une couronne de
332
ville est aux mains des royalistes, Toulon s’est montrée NapoléonIII, et qui inspirera l’Opéra Garnier à Paris.
à l’avant-garde révolutionnaire en 1789 et l’est à nou- Sa façade la plus ouvragée tourne le dos au boulevard.
veau en 1795, lorsqu’elle se soulève cette fois pour la Il est alors en eet envisagé de percer une large voie
défense du jacobinisme. L’Empire y est accueilli avec qui, du théâtre, conduirait vers le port, mais faute de
enthousiasme et se révèle une période orissante pour moyens, elle ne sera jamais réalisée.
le premier port militaire de France. Fière de sa Marine,
à laquelle elle doit sa renommée, la ville aimerait pour- Les quartiers populaires où, dans le lacis des ruelles
tant bien s’aranchir d’une tutelle qui ne dit pas son étroites et dépourvues d’égouts, s’entassent les ouvriers
nom. Le préfet maritime est en termes de préséance plus dans l’insalubrité la plus totale, sont les laissés-pour-
important que le sous-préfet, le député et le maire. De compte de la période même si, en raison d’épidémies
plus, Toulon, dont la population ouvrière augmente en successives de choléra et de èvre typhoïde, les édiles
proportion du développement industriel de la Marine, commencent à rééchir au problème récurrent de
étoue au sens propre dans le carcan des fortica- l’assainissement.
tions de Vauban. En visite les 27 et 28septembre1852,
le prince-président, futur empereur, arrivé à Toulon à
bord du Napoléon, premier vaisseau à vapeur et à hélice DÉMOCRATISER LA CULTURE
sorti de l’arsenal deux ans plus tôt, s’en est lui-même
rendu compte. Il autorise l’extension de l’enceinte pour
agrandir la supercie de la base navale et de la ville. Dès l’avènement de la IIIeRépublique, la politique d’em-
Terminée en 1856, la nouvelle ligne de fortications est bellissement se poursuit, accompagnée d’un souci de
presque aussitôt rendue inutile par les progrès de l’artil- démocratisation de la culture sous l’impulsion notam-
lerie et elle sera en grande partie démantelée au début ment du maire radical HenriDutasta et de ses héritiers
du e siècle. De nouveaux faubourgs sont apparus à en politique jusqu’à la n du siècle. Les inaugurations
l’est et à l’ouest, ceux du Mourillon (où une annexe de se succèdent. En 1888, celle du Musée-Bibliothèque,
l’arsenal a été aménagée en 1836 et qui deviendra à par- actuel musée d’Art, réalisé sur les plans de l’architecte
tir de la seconde moitié du siècle une station balnéaire GaudensiAllar, écrin somptueux sublimé par les sculp-
cotée), de Saint-Jean-du-Var et du Pont-du-Las. Toulon, tures de son frère André, grand prix de Rome, l’auteur
de la parure ornementale de la ville. Ici sont conservés immortalisées par une série de photographies, expo-
à l’époque 18000volumes et 455œuvres d’art. En 1889, sées au musée de la Marine. Le quai de Cronstadt en
on inaugure le casino, puis en 1890, la fontaine de la rappelle le souvenir. Il est aujourd’hui le point de départ
Confédération, place de la Liberté. Le 13octobre1893, des petits trains touristiques de Toulon et d’ancrage des
un événement place la ville au premier plan de l’ac- bateliers qui proposent la visite commentée de la rade.
tualité nationale : dans le cadre de l’alliance militaire La plus grande partie de la force d’action navale y est à
entre la France et la Russie, la venue d’une escadre quai dont le porte-avions Charles-de-Gaulle, visible de
russe, en réponse à la visite d’une escadre de la marine loin. En 2023, les histoires à la fois parallèles et entre-
française à Cronstadt, est l’occasion de réjouissances mêlées de Toulon et de La Royale continue de s’écrire.
333
Toulon
Journaliste et autrice indépendante, spécialisée dans Catherine DECOUAN a été l’une des premières jour-
les thématiques culturelles, sociétales et historiques, nalistes à s’intéresser aux mouvements féministe et éco-
Clémentine V. BARON a collaboré de nombreuses logiste, et a travaillé pour le journal mensuel La Gueule
années avec le magazine Historia avant de se consacrer ouverte. Elle a travaillé à Historia comme secrétaire de
à l’écriture d’ouvrages documentaires. Elle a dirigé le rédaction.
recueil Les oiseaux migrateurs: témoignages de migrants
aux éditions L’Harmattan (2016) et cosigné Shoba, iti- Véronique DUMAS est journaliste, collaboratrice de
néraire d’un réfugié au Livre de Poche (2017). Elle tra- longue date d’Historia. Elle s’intéresse en particulier
vaille désormais avec les éditions Quelle Histoire sur au patrimoine européen, à l’histoire des mentalités
une collection de livres pédagogiques et historiques et à la place des animaux dans l’histoire des sociétés
pour la jeunesse. humaines.
Victor BATTAGGION est rédacteur en chef adjoint Baudouin ESCHAPASSE, actuellement reporter
335
d’Historia, auteur, scénariste de bandes dessinées, au Point, a travaillé pendant dix ans à Historia. Il est
codirecteur d’ouvrages de référence comme Fantasy et également auteur de plusieurs livres, dont Les archives
Moyen Âge (ActuSF, 2023), Assassin’s Creed, 2500 ans secrètes de Lourdes: aux sources du mystère (Éditions
d’Histoire (Les Arènes, 2019) et L’Histoire mondiale Privé, 2008).
des cours, de l’Antiquité à nos jours (Perrin, 2019). Il a
sillonné l’Hexagone à la recherche des trésors de notre Normalien et agrégé d’histoire, Charles GIOL est jour-
patrimoine. naliste et historien. Auteur de De Jaurès à Hollande.
Histoire de France de 1914 à nos jours (PUF, 2015), il a
Diplômé de Sciences Po, historien et journaliste, notamment été, pendant une dizaine d’années, rédac-
Gautier BATTISTELLA a travaillé pendant deux ans teur en chef des hors-série de L’Obs.
à Pékin pour l’agence de presse Chine Nouvelle avant
d’entamer un long périple en Asie du Sud-Est. En Écrivain et historien, Éric MENSION-RIGAU a publié
France, il collabore plusieurs fois avec Reporters sans une quinzaine d’ouvrages sur les élites aristocratiques.
frontières et signe son premier guide de voyage sur l’Ita- Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de
lie du Sud. Désormais écrivain, il a publié trois romans Lettres, il est professeur d’histoire sociale et culturelle à
chez Grasset. Le plus récent, Chef (2022), est en cours Sorbonne Université.
d’adaptation cinématographique.
Historien de formation, ancien élève de l’Institut fran-
Joëlle CHEVÉ est historienne, spécialiste de la société çais de Presse, Éric PINCAS est rédacteur en chef du
d’Ancien Régime et de l’histoire des femmes dans le magazine Historia depuis 2014. Spécialisé dans la vul-
champ du sexe et du pouvoir Elle a notamment publié la garisation historique depuis plus de vingt ans, il a réa-
biographie de la reine Marie-érèse d’Autriche, épouse lisé de nombreux reportages et il est déjà l’auteur de
de Louis XIV (Éditions Flammarion) et L’Élysée au plusieurs ouvrages à succès, dont Lady Sapiens: enquête
féminin de la e à la e République (Éditions du Rocher). sur la femme au temps de la Préhistoire (Les Arènes,
2021). Il est aussi scénariste de documentaires scien-
Fondateur et directeur éditorial de l’agence de commu- tiques pour la télévision. Chaque mois, il anime une
nication éditoriale Agrément, Christophe COURAU a chronique sur Histoire TV dans Historiquement Show.
également été journaliste pour Historia, Le Point, VSD
et Courrier Cadre.
Crédits iconographiques Borges Photography p.124 h; /sdecoret p.176; /SerFF79 p.315;
/Sergey Dzyuba p. 62, 322 ; /Sergii Figurnyi p. 307, 310, 319 ; /
Granger / Bridgeman Images p.98. SergiyN p.329 h; /Sissoupitch p.55; /Stoker-13 p.8, 60 (Brest),
RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec p. 219 ; 61 (Rennes), 86 (Chartres), 127 (Strasbourg), 158 (Lille), 212
RMN-Grand Palais / Agence Bulloz p.117; RMN-Grand Palais (Poitiers), 297 ; /Svetlana Bondareva p. 292 ; /sylv1rob1 p. 244,
/ Franck Raux p.69. 246; /Taromon p.35; /Telly p.220; /omas Dutour p.182 d;
/Tomas Marek p. 180 ; /trabantos p. 234 ; /Travel Drawn p. 9
Shutterstock: /Adri1 p.243; /Adrien Le Toux p.93; /Alexander (Annecy); /TravelKiwis p.330; /Vector Tradition p.9 (Grenoble),
Demyanenko p.217, 226; /Alexander_P p.86 (Tours); /Alexandre. 250 (Carcassonne, Narbonne), 251 (Montpellier); /Vlasyuk Inna
ROSA p.73; /Alexey Fedorenko p.317; /Anatolir p.87 (Orléans); p.167; /Zzzz17 p.249.
/andre quinou p.99, 160; /Anton_Ivanov p.148; /Arc Tina p.296
(Toulon); /Arcady p.212 (Bayonne); /Armando Oliveira p.11; Wikimedia /domaine public, sauf : /Allie_Cauleld, CC BY-SA
/art_of_sun p.212 (Biarritz) ; /Artur Synenko p. 85 ; /Aurelien 2.0 p. 58 ; /Archives municipales de Toulouse, CC BY-SA 2.0
Laforet p.260; /Bartlomiej Rybacki p.190 b; /BearFotos p.94; p.281; /Art UK p.14 ; /Benoît Brassoud, CC BY-SA 4.0 p.13 ;
/Bob Pool p. 39 ; /Boris Stroujko p. 146 ; /Borisb17 p. 54 ; / /Bibliothèque municipale de Poitiers p. 239 b ; /Bibliothèque
BorisGodunov p.127 (Colmar); /canadastock p.42; /Cat Design nationale de France, département Cartes et plans, GE D-16588
p.41 (Besançon); /Catarina Belova p.206; /Cynthia Liang p.284; p.235; /BNF p.248; /Bycro, CC BY-SA 4.0 p.262; /Carlo Raso,
/Delpixel p.45, 233 h; /didyaadi p.196; /dorky (cartes); /drvector CC BY-SA 1.0 p.254; /CC BY-SA 3.0 p.166; /Cédric Amey, CC
p.283; /ecstk22 p.270; /Eric Isselee p.185; /Everett Collection BY-SA 3.0 p. 145 h ; /Chabe01, CC BY-SA 4.0 p. 127 ; /Château
p.204; /FooTToo p.129; /Francois BOIZOT p.81; /FredP p.279; de Compiègne p.222; /Christelle Molinié, CC BY-SA 4.0 p.271;
/Gregory Guivarch p.224; /Hein Nouwens p.293; /Helena Dum /Christophe.Finot, CC BY-SA 2.5 p. 44, 57 ; /Conseil Régional
p. 212 (Rochefort) ; /Henryk Sadura p. 205 ; /HUANG Zheng de Basse-Normandie / Archives nationales du Canada p.199; /
p. 165 ; /iconim p. 87 (Bourges), 126, 178 (Versailles), 192 (Le Ddeveze, CC BY-SA 3.0 p. 300 ; /Didier Descouens, CC BY-SA
Havre), 193, 296 (Arles, Avignon); /Ilgonisf p.162; /Inu p.263; / 4.0 p. 278, 280 ; /F. Debret p. 66 h ; /Finoskov, CC BY-SA 4.0
isaxar p.118; /Iurii Dzivinskyi p.153, 155; /Jilko p.229; /katato- p. 303, 325 ; /François Artaud, CC BY-SA 4.0 p. 38 ; /François
nia82 p.29 h; /kavram p.275; /Kiev.Victor p.77; /Klaus Brauner GOGLINS, CC BY-SA 4.0 p. 302 ; /Gallica p. 209 ; /GO69, CC
p.198; /lego 19861111 p.108; /leoks p.265; /Leonid Andronov BY-SA 4.0 p.210; /Grandes Chroniques de France, BL Cotton MS
p.74, 79, 113, 114, 266, 291; /LI SEN p.304; /Lickomicko p.212 Nero E II p.256; /Gzen92, CC BY-SA 4.0 p.133; /Hernancrisci,
(Bordeaux) ; /lsantek p.120 ; /M. Vinuesa p.88 ; /Macrovector CC BY-SA 4.0 p.274; /Jean-Pol GRANDMONT, CC BY-SA 3.0
p.61 (Saint-Malo), 296 (Marseille); /Marco Rubino p.323; /mare- p.308; /Licence Ouverte 1.0 p.181; /Louis le Grand, CC BY-SA
kusz p.327; /Marina Santiaga p.158 (Dunkerque); /Marzolino 2.5 p.188 h; /Louis Sylva Marie Derrien, CC BY-SA 4.0 p.67; /
p. 19, 66 b, 91 ; /Mikhalis Makarov p. 139 ; /milosk50 p. 17 ; / Médiathèque d’Annecy p.10; /Metropolitan Museum of Art, Gi
Mintoboru p.60 (Brest); /Mistervlad p.187; /Nadine.de.trevile of Donato Esposito, 2018, CC BY-SA 1.0 p.237; /Metropolitan
p. 86 (Blois) ; /NAPA p. 125 ; /Natalia Bratslavsky p. 151 b ; / Museum of Art, Gi of e Wildenstein Foundation Inc., 1951,
Nazarii M p.40; /nimograf p.251 (Nîmes); /Pablo Debat p.257; CC BY 1.0 p.71; /Musée de la Révolution française, CC BY-SA
/Paulrommer SL p.41 (Dijon), 127 (Metz, Nancy), 158 (Amiens), 4.0 p.33 ; /Musée du Temps, Besançon, CC BY-SA 1.0 p.52 ; /
178 (Paris), 192 (Caen), 212 (La Rochelle), 250 (Toulouse), 282; Myrabella p.208; /Nadine.bilis, CC BY-SA 4.0 p.201; /National
/Pecold p.141; /Petr Kovalenkov p. 122 b, 211 ; /Phantom Pug Library of Sweden, CC BY-SA 1.0 p. 188 b; /Poulpy, CC BY-SA
p. 296 (Aix-en-Provence) ; /Philippe PATERNOLLI p. 200 ; / 3.0 p.103; /Ptitgonevx, CC BY-SA 3.0 p.264; /Rama, CC BY-SA
Philippe Sonderegger p. 50 ; /Photelling Images p. 145 b ; / 2.0 p.59; /Richard Weil, CC BY-SA 2.0 p. 314; /Rijksmuseum,
PhotoFires p.90, 287; /PranajaArt p.9 (Chambéry); /Production CC BY-SA 1.0 p.163, 171; /Robert Valette, CC BY-SA 4.0 p.318;
Perig p.173 ; /Radu Razvan p. 101; /Relief Drone p. 32 ; /Rolf /Selbymay, CC BY-SA 3.0 p.295; /Spedona, CC BY-SA 3.0 p.190
E. Staerk p. 191, 253 ; /Roman Babakin p. 49 ; /Romas_Photo h; /Stevecaplin, CC BY-SA 4.0 p.233 b; /Strasbourg, C.A.P., CC
p.134; /RossHelen p.23, 106, 258, 299; /RYSAN p.47; /s74 p.16, BY-SA 4.0 p.202 ; /Toulon naval museum p.247; /Xavier Caré
195 ; /saiko3p p. 111, 215, 216, 231, 225 d, 277, 289 d ; /Samuel p.36; /Zunkir, CC BY-SA 4.0 p.267, 269.