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Sous la direction d’Éric Pincas

Rédacteur en chef d’Historia

L’Histoire
de France
en 50 villes
ivre l’âge d’
v o
re

de
nos cités
Le tour de l’Hexagone
à la rencontre de notre mémoire
Au cœur de nos régions et de nos villes, nous côtoyons les traces de la riche et
rebondissante histoire de notre pays. Chacune de nos cités a vu se dérouler des
événements qui ont fait la France : Auxerre, haut lieu de la renaissance carolin-
gienne, Rochefort et l’arsenal du Roi-Soleil, Nice, �ière héritière des ducs de Savoie,
Ajaccio, berceau de Napoléon Ier, Le Havre, symbole de la reconstruction…
Les plumes éclairées du magazine Historia racontent 50 villes, 50 histoires singu-
lières qui ont contribué à tisser notre histoire commune. Abondamment illustré,
ce beau livre s’appuie sur une iconographie variée (gravures, peintures, cartes
et photographies) pour nous proposer la visite captivante des lieux dont nous
sommes les héritiers. Suivez le guide !

Remontez le temps, au �il des rues, places, quartiers


et monuments de ces cités qui racontent notre histoire !

Aix-en-Provence • Ajaccio • Amiens • Angers • Annecy • Arles • Auxerre • Avignon •


Bayonne • Besançon • Biarritz • Blois • Bordeaux • Bourges • Brest • Caen • Carcassonne
• Chambéry • Chartres • Clermond-Ferrand • Colmar • Dijon • Dunkerque • Grenoble •
La Rochelle • Le Havre • Le Mans • Lille • Lorient • Lyon • Marseille • Metz • Montpellier
• Nancy • Narbonne • Nice • Nîmes • Orléans • Paris • Poitiers • Reims • Rennes •
Rochefort • Rouen • Saint-Malo • Strasbourg • Toulon • Toulouse • Tours • Versailles

Ouvrage dirigé par Éric Pincas. Historien de formation, ancien élève de


l’Institut français de Presse, il est rédacteur en chef du magazine Historia
depuis 2014. Spécialisé dans la vulgarisation historique depuis plus de
vingt ans, il a réalisé de nombreux reportages et il est déjà l’auteur de
plusieurs ouvrages à succès, dont Lady Sapiens : enquête sur la femme au
temps de la Préhistoire (Les Arènes). Il est aussi scénariste de documen-
taires scienti�iques pour la télévision. Chaque mois, il anime une chronique
sur Histoire TV dans Historiquement Show.
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75005 Paris
www.editions-eyrolles.com

Conception graphique : Aurore Elie © studio Eyrolles


Mise en pages: Florian Hue
Relecture/correction: Pascale Braud

Depuis 1925, les éditions Eyrolles s’engagent en proposant des livres pour comprendre le monde, transmettre les
savoirs et cultiver ses passions! Pour continuer à accompagner toutes les générations à venir, nous travaillons de
manière responsable, dans le respect de l’environnement. Nos imprimeurs sont ainsi choisis avec la plus grande
attention, an que nos ouvrages soient imprimés sur du papier issu de forêts gérées durablement. Nous veillons
également à limiter le transport en privilégiant des imprimeurs locaux. Ainsi, 89% de nos impressions se font
en Europe, dont plus de la moitié en France.

En application de la loi du 11mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent
ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation
du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2023


ISBN: 978-2-416-01068-2
Sous la direction d’Éric Pincas
Rédacteur en chef d’Historia

re l’âge d’o
viv
re

de
nos ci tés
Sommaire

Avant-propos .......................................... 4 BRETAGNE .............................................61

Brest, la royale océane....................................62


AUVERGNE-RHONE-ALPES ..............9 Par Éric Pincas
Annecy, la Venise des Alpes ............................10 Lorient, porte ouverte
Par Victor Battaggion sur les mers du globe........................................68
Par Victor Battaggion
Chambéry, le carrefour alpin de l’Europe .....16
Par Victor Battaggion Rennes, la noble frondeuse.............................74
4

Par Véronique Dumas


Clermont-Ferrand, assise sur un volcan ....22
Par Victor Battaggion Saint-Malo, cap sur le grand phare ouest.....80
Par Victor Battaggion
Grenoble, la perle rare du Dauphiné ............28
Par Victor Battaggion

Lyon, la force gallo-romaine............................34 CENTRE-VAL DE LOIRE ....................87


Par Victor Battaggion
Blois, l’écrin fastueux du Val de Loire...........88
Par Joëlle Chevé

BOURGOGNE- Bourges, la pimpante duchesse du Berry ..... 94


FRANCHE-COMTÉ .............................. 41 Par Victor Battaggion
Auxerre, l’illustre inconnue de l’Yonne ........42 Chartres, en majesté ....................................100
Par Éric Pincas Par Christophe Courau
Besançon, sur les chemins Orléans, sous la protection d’Aurélien .......106
de ses trésors méconnus ..................................48 Par Baudouin Eschapasse
Par Éric Pincas
Tours, pèlerinage au jardin de France ........112
Dijon, la ville aux «cents clochers» ..............54 Par Christophe Courau
Par Victor Battaggion
CORSE .................................................... 119 NORMANDIE .......................................193

Ajaccio, berceau et euron de Napoléon Ier..120 Caen, le bastion de Guillaume ......................194


Par Charles Giol Par Victor Battaggion

Le Havre, une renaissance au cordeau ........200


Par Véronique Dumas
GRAND EST .......................................... 127
Rouen, euron de la Normandie médiévale..206
Colmar, l’enchanteresse
souveraine de l’Est ..........................................128 Par Véronique Dumas
Par Joëlle Chevé

Metz, la rayonnante Lorraine .......................134 NOUVELLE-AQUITAINE ................. 213


Par Joëlle Chevé
Bayonne, la sentinelle basque .......................214
Nancy, place à la fête ......................................140 Par Victor Battaggion
Par Éric Mension-Rigau
Biarritz, le diamant impérial ......................220
Reims, un joyau de la chrétienté ................... 146 Par Éric Pincas
Par Baudouin Eschapasse

5
Bordeaux, la grande dame d’Aquitaine .......226

Sommaire
Strasbourg, la capitale de Noël ..................152 Par Gautier Battistella
Par Véronique Dumas
La Rochelle, une diérence armée..........232
Par Clémentine Vieillard-Baron
HAUTS-DE-FRANCE .........................159 Poitiers, la bien-aimée du Moyen Âge ......238
Amiens, haut lieu de la Somme.....................160
Par Victor Battaggion
Par Victor Battaggion Rochefort, la splendeur navale
du Roi-Soleil....................................................244
Dunkerque, la digne héritière de Jean Bart .. 166
Par Victor Battaggion
Par Victor Battaggion

Lille, la plus belle conquête de Louis XIV .172


Par Victor Battaggion OCCITANIE ........................................... 251

Carcassonne, deux cœurs


pour une seule cité..........................................252
ÎLE-DE-FRANCE................................. 179 Par Victor Battaggion
Paris, l’ascension d’une ville monde ...........180 Montpellier, la rabelaisienne
Par Charles Giol au sang chaud ..................................................258
Par Joëlle Chevé
Si Versailles m’était conté… ......................186
Par Joëlle Chevé
Narbonne, la petite pépite du Languedoc...264 PROVENCE-ALPES-
Par Véronique Dumas CÔTE D’AZUR .................................... 297

Nîmes, l’auguste romaine ...............................270 Aix-en-Provence, la petite Versailles


Par Victor Battaggion du Sud ..............................................................298
Par Victor Battaggion
Toulouse, la rebelle .......................................276
Par Christophe Courau Arles, la Provençale chérie de Rome ..........304
Par Catherine Decouan

Avignon, au bonheur des papes


PAYS DE LA LOIRE............................ 283 et des comédiens .............................................310
Par Victor Battaggion
Angers, bénie des dieux ................................284
Par Baudouin Eschapasse Marseille, bonne mère.................................316
Par Christophe Courau
Le Mans, la perle anglo-sarthoise .................290
6

Par Victor Battaggion Nice, une merveille baroque révélée ............322


Sommaire

Par Victor Battaggion

Toulon, l’arsenal de charme ..........................328


Par Véronique Dumas
Par Éric Pincas
Saviez-vous que Paris n’a pas toujours été la capitale de la
Avant-propos
France? Sous les Romains, Lyon était le cœur vibrant de notre
territoire. Pendant la guerre de Cent ans, le roi Charles VII
établit son gouvernement à Bourges. Tours devient capitale du
royaume sous Louis XI. Sous la Commune, c’est Versailles qui
joua ce rôle avant que Bordeaux n’endosse le rôle de capitale pro-
visoire au cours des deux guerres mondiales. Au-delà même de
ces villes refuge, on pourrait citer Reims ou Chartres, qui furent
le théâtre du cérémonial du sacre des rois de France.

Mais, bien au-delà de ces seules cités à la forte puissance sym-


bolique, bien d’autres encore se sont illustrées par leur tem-

7
pérament frondeur, novateur, épris de libertés, ouvert sur le
monde: Brest et son arsenal, euron de la Royale au esiècle,
Strasbourg l’européenne, témoin pluriséculaire des relations
tourmentées entre la France et l’Allemagne, Auxerre, haut lieu de
la renaissance carolingienne, Nancy et l’empreinte amboyante
de Stanislas Leszczynski, le beau-père de Louis XV, ou encore
Nice et sa baie des anges, la ère héritière des ducs de Savoie.

C’est à un tour de France sans équivalent que les éditions


Eyrolles vous invitent, avec pour guides les plumes éclairées du
magazine Historia. 50 villes, 50 histoires singulières qui ont tissé
notre histoire commune au-delà des particularismes régionaux.
Historiens et journalistes sont partis sillonner les routes de
l’Hexagone pour ressusciter l’âge d’or de ces cités, comprendre
comment les identités locales se sont forgées. Des récits riche-
ment étayés qui constituent le terreau fertile de notre destin
national aux inuences insoupçonnées.
Clermont-F
Clermont
Clermont-Ferrand
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-Ferra
errand Lyo
Lyon
Lyon
Rhône-Alpes
Auvergne-
Annecy
Annecy
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Cham
Chambé
Chambéry
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béry

Grenoble
Grenobl
Grenoble
noble

bookys-ebooks.com
Annecy
LA VENISE DES ALPES

Carrefour commercial et stratégique au nord des Alpes, la cité entre en concurrence


avec sa puissante voisine du Léman. Capitale du Genevois au Moyen Âge, elle devient
le refuge des catholiques au  e siècle. Avant de se rallier à la France en 1860.

L’étrave du vaisseau de pierre fend les eaux de la rivière


du iou. Le nom de ce curieux navire? Le palais de l’Île.
Construit, agrandi et modié entre les e et e siècles,
le bâtiment semble prêt à larguer les amarres, cap sur
le lac d’Annecy. Quelques cygnes hautains barbotent
autour, attendant l’heure d’un improbable appareillage…
Au-dessus, au second plan, le château vissé sur l’éperon
rocheux du Crêt-du-Maure domine la pittoresque ville
et le lac aux mille couleurs. Aucun doute : Annecy est
10

privilégiée. Sertie par un cirque montagneux, aux limites


Annecy

des Préalpes et de l’avant-pays genevois, elle jouit d’une


position géographique avantageuse et d’un cadre excep-
tionnel. En été, on y vient pour se tremper les pieds, en
hiver, pour chausser les skis dans les stations du massif Avec ses 28 km2 

du Semnoz – à une demi-heure – ou du massif des Aravis 
(La Clusaz, Le Grand-Bornand, Manigod…). Savoyarde
jusqu’au bout des ongles, la cité a du caractère et possède Ville d’art et d’histoire depuis 1978, elle possède un
des charmes à faire pâlir Chambéry, sa rivale historique. riche patrimoine sans cesse valorisé et animé. Sa cathé-
Lorsqu’elle dévoile son intimité, la séductrice révèle drale Saint-Pierre, ses églises Saint-Maurice, Saint-
tous ses appas. Son lacis de canaux, ses ruelles étroites, François ou Notre-Dame-de-Liesse valent le détour.
ses maisons bordées d’arcades plantées dans les eaux de De nombreux trésors, voire des chefs-d’œuvre (n’ayons
la rivière rappellent aux promeneurs, souvent surpris, pas peur des mots), s’y abritent. Mais d’autres monu-
qu’elle est la «Venise des Alpes». Et pour une fois, le sur- ments, tout aussi plaisants à admirer, s’égrènent le long
nom est justié. Jusqu’au esiècle, les quais sur lesquels des allées d’Annecy. Il y a l’embarras du choix. L’ancien
on bade aujourd’hui n’existaient pas. Sur la rive gauche hôtel de ville avec son escalier et sa rambarde en fer
du iou, on peut encore voir les portes d’eau avec leurs forgé, l’hôtel de Sales orné de quatre bustes représen-
anneaux qui, naguère, servaient à amarrer les bateaux. tant les saisons, le Balustre d’or situé derrière l’ancien
palais de l’Évêché ou encore l’hôtel de Bagnorea. Si
une petite faim se fait sentir, les spécialités gastrono-
1444 : Louis Ier devient duc de Savoie
miques de Haute-Savoie rassasieront les épicuriens les
1602 : début de l’épiscopat de saint François plus exigeants : tartiette, fondue, fricassée de caïon
de Sales (cochon en patois savoyard), pormoniers (saucisses aux
1610 : création de l’ordre de la Visitation herbes et au chou), etc. Pour ce qui est de son histoire,
Annecy a su tirer prot des heurs et malheurs de sa
1860 : plébiscite d’annexion à la France
puissante voisine, Genève. Les comtes genevois, chas-
sés de leur ville par l’évêque, prennent leur résidence
au bord du lac au esiècle. Ironie du sort, ou bonne
11
Annecy
e 

fortune, quatre siècles plus tard lors de la Réforme ini- Genève. Cependant, l’appétit du comte est arrêté par un
tiée par Jean Calvin en 1533, l’évêque de Genève devra nouvel évêque, issu de la noblesse du Bugey, Humbert
à son tour quitter la cité des bords du Léman. Annecy, de Grammont (1120-1135). Fortement inuencé par la
ville aux multiples orthographes (une quarantaine), en réforme grégorienne, celui-ci décide de remettre le sei-
acquérant le titre de siège épiscopal, devient également gneur genevois à sa place et, après plusieurs épreuves de
la «Rome des Alpes». Deux destins mêlés dont les liens force, obtient gain de cause. Un accord est signé à Seyssel
vont se resserrer au l des siècles. en décembre1124. Aymon Ier est obligé de restituer les
biens et les droits plus ou moins usurpés, de lui rendre
hommage en le reconnaissant pour seigneur et surtout
Les comtes de Genève se replient de lui remettre l’intégralité de Genève (totas Gebennas).
sur Annecy Dur à avaler: moins d’une génération plus tard, les pré-
tentions comtales reprennent de plus belle. Avec les trai-
tés de Saint-Simon (1156), d’Aix-les-Bains (1184) et de
Tout commence à quelques kilomètres de là. Descendant Desingy (1219), les évêques gardent leur prééminence,
d’un énigmatique Gérold, le comte de Genève, AymonIer, puis parviennent progressivement à évincer les comtes
s’immisce dans l’administration épiscopale genevoise au de Genève qui, en outre, sont à couteaux tirés avec les
tournant des e et e siècles. Son demi-frère, l’évêque princes de la maison de Savoie. Dès la n du esiècle,
Guy de Faucigny, lui accorde un bon nombre de droits, les descendants de Gérold n’ont plus le choix. Ils aban-
revenus et dîmes. Tout va pour le mieux dans le meil- donnent leur château de Bourg-de-Four. Il semble qu’ils
leur des mondes. Pour preuve, le château seigneurial de aient jeté leur dévolu sur Annecy-le-Vieux avant d’in-
Bourg-de-Four édié à l’angle sud-ouest de l’enceinte de vestir le donjon sur le site d’Annecy-le-Neuf.
Chercheurs et historiens ont peu de précisions sur est marquée par l’exemplaire règne d’Amédée III qui
l’édication de ce fort et sur la gestation de cette ville s’étend de 1320 à 1367. Le comte rebâtit Notre-Dame-
nouvelle formée au pied du rocher, d’où la précision de-Liesse – qu’il élève au rang de nécropole familiale
de «Neuf» pour la diérencier du chef-lieu paroissial – et aménage, avec l’aval de Charles IV, empereur du
antérieur. Dans une conrmation du pape Pascal II Saint Empire romain germanique, un atelier monétaire
en faveur de l’abbaye de Savigny, de 1107, une phrase dans la maison forte, futur palais de l’Île en 1356. Cela
suggère l’existence de deux églises : « Ecclesias de s’entend, l’évêque de Genève s’estime dépossédé de ses
Anasseu.» En 1145, une bulle du pape Eugène III fait droits seigneuriaux… Son rival a le droit de battre la
plus clairement la distinction : « Ecclesias annessiaci monnaie! «Et puis quoi encore ?»
veteris et novi.» Pour ce qui est de la forteresse à voca-
tion militaire, l’historien Pierre Duparc (La formation Mahaut de Boulogne, épouse d’Amédée, donne nais-
d’une ville : Annecy jusqu’au début du e siècle, Société sance en 1342, au château d’Annecy, à Robert, futur
des Amis du Vieil Annecy, 1973) révèle le premier acte Clément VII. D’origine noble donc, celui-ci est tour à
mentionnant son existence : « Dès le début du [e ] tour évêque de érouanne, archevêque de Cambrai,
siècle on constate non seulement que le château existe, puis hissé au rang de cardinal par le pape GrégoireXI.
mais qu’il est déjà assez vaste. En 1219, en eet, au traitéOn peut le considérer comme l’un des principaux
de Desingy, le comte Guillaume II désigne comme acteurs du Grand Schisme d’Occident. À la mort de
garants de la paix dix-sept de ses feudataires, et ces GrégoireXI en mars 1378, rien ne va plus à Rome. Lors
seigneurs jurent de se constituer otages à la première du conclave, la foule romaine craint le retour du Saint-
réquisition de l’évêque soit dans la cité de Genève, soit Siège à Avignon et exige l’élection d’un pape italien. Elle
dans le château d’Annecy.» vocifère et menace. C’est dans ces conditions plus ou
moins exécrables qu’un homme intraitable et irascible
12

est élu au trône de saint Pierre : l’archevêque de Bari,


Annecy

La fabrique de couteaux, Bartolomeo Prignano, qui prend le nom d’Urbain VI.


d’épées et d’armures Treize cardinaux contestataires se retirent à Fondi (dans
le Latium) et, le 9août, s’accordent sur un autre souve-
bookys-ebooks.com rain pontife: l’antipape ClémentVII, c’est-à-dire Robert
Toujours est-il que le bassin annécien devient le nou- de Genève. Quatorze ans plus tard, son frère décède
veau centre politique du comté de Genève. L’abbaye (1392). C’est à lui de prendre la succession du comté
cistercienne de Sainte-Catherine du Semnoz, nécro- de Genève. Il mandate Pierre de Juys, un clerc de la
pole de la famille comtale, y est d’ailleurs fondée en chambre apostolique d’Avignon, pour faire main basse
1179. Blottie contre le château sur le trésor familial entreposé
et l’église Saint-Maurice, la dans l’une des tours du château
bourgade d’Annecy se déve- AmédéeVIII de Savoie fait d’Annecy. Plus de 2 000 écus
loppe grâce à la force motrice
des eaux du iou. Moulins à
dresser ses armes sur les quatre et 4 000 orins seront ainsi
récupérés. Robert sait que, à
blé, battoirs pour le chanvre portes d’Annecy, désormais sa mort, la lignée des comtes
et martinets pour le travail du placée sous sa garde. de Genève s’éteindra. Et c’est
fer eurissent. La métallurgie ce qui arrive le 16 septembre
devient une activité de premier ordre avec les fabriques 1394. La maison de Savoie qui lorgne sur le Genevois
de couteaux, d’épées et d’armures. Artisans et ouvriers y depuis belle lurette se saisit de l’occasion. AmédéeVIII
trouvent commandes et des milliers de visiteurs auent de Savoie en acquiert les droits le 5août 1401 et, dès l’an-
dans les allées de la cité. Derrière leurs marmites, les née suivante, fait dresser ses armes sur les quatre portes
aubergistes ne sont pas en reste. Favorisée par la volonté d’Annecy, désormais placée sous sa garde.
de centralisation amorcée par le comte AmédéeII, «le
plus remarquable des princes libéraux » (1280-1308), Mais à peine a-t-il le temps de s’en féliciter, qu’un incendie
la ville se mue en «capitale» de l’État féodal. En plus réduit en cendres une majeure partie de la ville, y compris
d’accueillir la cour comtale, elle devient le siège des le château, le 5février 1412. Le comte de Savoie aide la cité
services administratifs. Les gens de comptes, le chan- à se relever de ses ruines et accorde aux citoyens de nou-
celier et le receveur général s’y installent. Cette période velles libertés le 29mars et, le 21mai, les exonère de tout
«péage, gabelle, tributs et impositions à perpétuité». Un connétable de France, il fait d’Annecy sa résidence
acte fort louable – et protable! – même si les Annéciens ocielle et la dote d’un certain nombre d’institutions
manifestent une certaine réserve face à leur nouveau sei- (conseil étroit, capitaine de ville, etc.). Fastueuse, bril-
gneur, et ne voient pas d’un bon œil leur rattachement à lante et frivole, sa cour se grise d’une avalanche de fêtes
la Savoie. C’est à cette époque que le cardinal de Brogny, et de cérémonies. Il faut dire que la dot de 60 000livres
illustre gure locale, fait édier la première grande église apportée par l’épouse de Janus est une véritable béné-
(1420): Saint-Dominique – qui reprendra le vocable de la diction pour tous ces noceurs ! Mais leur bienfaiteur,
première paroisse d’Annecy du e siècle, Saint-Maurice. derrière ses sourires et ses airs décontractés, est inquiet.
Ce sanctuaire abrite aujourd’hui une splendide peinture Ses pensées sont polarisées sur le duché de Savoie, aai-
murale, en trompe-l’œil, Le Tombeau de Philibert de bli sous la régence de Yolande de France (1466-1478), et
Monthouz, attribuée à un peintre de l’école de Konrad sur les sempiternelles querelles entre Louis XI, roi de
Witz (e siècle). Elle représente le conseiller des ducs France, et Charles le Téméraire, duc de Bourgogne – la
de Savoie et de Bourgogne (décédé le 10août 1458) sous défaite du Bourguignon laisserait la porte ouverte à des
les traits d’un cadavre putréé posé sur un sarcophage, incursions suisses…
entouré de pleurants, criants de vérité. Un chef-d’œuvre
incontournable!
Une attaque des Valaisans ?
En 1434, Amédée VIII (devenu duc en 1416) consti-
tue l’apanage de Faucigny et de l’essentiel du Genevois
qu’il cone à son ls cadet Philippe, dont le règne est Ses craintes sont conrmées en 1476 : alors que le
de courte durée (1440-1444). L’apanage est reconstitué duché de Bourgogne vacille, les Valaisans envahissent
pour son petit-ls, Janus de Savoie. Le nouveau comte le Chablais et le Faucigny. À Annecy, les arbalétriers-

13
de Genevois, baron de Faucigny, seigneur de Beaufort, couleuvriniers se tiennent prêts pour recevoir les

Annecy
Ugines, Faverges et Gourdans en Bourgogne, ne pren- indésirables comme il se doit. Précautions inutiles.
dra possession de son domaine qu’en 1465 à la mort L’assaut ne viendra jamais et un armistice est signé en
de son père. Marié à Hélène de Luxembourg, lle du mars1477. Rattaché à la Savoie après la mort de Janus


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(1491), le Genevois est, avec les baronnies de Faucigny son siège épiscopal à Annecy, bourgade où règne depuis
et de Beaufort, inféodé au frère de CharlesIII de Savoie, le e siècle la ferveur religieuse – n’oublions pas que
Philippe, le 14août 1514. Son mariage avec la princesse des grands pardons étaient célébrés tous les sept ans à
française, Charlotte d’Orléans-Longueville, lui vaut Notre-Dame-de-Liesse et que ce pèlerinage attirait des
les faveurs du roi de France, FrançoisIer , qui lui donne croyants de l’Europe entière. C’est ainsi que la ville, deve-
le duché de Nemours (situé au sud de Paris) en 1528. nue le centre de la Contre-Réforme, accueille progres-
Philippe est ainsi le premier des princes de Genevois- sivement les communautés ecclésiastiques: en 1536, les
Nemours. Son ls, Jacques, qui n’a que 2ans, hérite de clarisses conduites par leur supérieure Jeanne de Jussie;
l’apanage à la mort de Philippe en 1533. Sa mère s’ins- les chanoines de la chapelle des Macchabées fondée par
talle avec l’enfant au château d’Annecy de 1536 à 1539. le cardinal de Brogny; les cordeliers; le chapitre de Saint-
C’est elle qui initie les travaux du Logis Nemours. Pierre de Genève, etc. Mgr Giustiniani, accompagné de
son personnel, y xera sa résidence en 1569. De nou-
Paré de toutes les ver- veaux monastères eurissent dans la ville: les Capucins
tus et beautés, celui (1596), les Barnabites (1614), les Annonciades (1638), les
qui deviendra la «eur Bernardines (1640), les Dames de Bonlieu (1648)… On
de toute chevalerie » dénombre ainsi au début du e siècle, dix-neuf éta-
selon de Brantôme est blissements religieux qui possèdent rien moins que le
un prince accompli, tiers d’Annecy.
dévoué à la couronne
de France. Il est coura- Face à cette migration fortement encouragée par le duc
geux, certes, mais aussi de Savoie, qui y voit là un bon moyen de contrebalancer
fort entreprenant avec l’inuence protestante de Genève, un père jésuite com-
14

les dames de la Cour. mente: «Il n’est rien qui ait donné tant d’éclat à la ville,
Annecy

Ses aventures galantes que ce qu’elle a proté de l’impiété de Genève.» Et il est


lui valent une répu- vrai de très beaux monuments sont alors élevés à Annecy:
      tation sulfureuse. Au la cathédrale Saint-Pierre, le clocher de la collégiale de
       point que Mme de La Notre-Dame-de-Liesse – le Logis Nemours du château et
    
 Fayette en t le princi- la maison Lambert sont aussi de cette époque. Mais c’est
pal personnage de son surtout pendant l’épiscopat de François de Sales (1602-
admirable roman La Princesse de Clèves (1678): « Ce 1622), l’enfant du pays, que la ferveur religieuse atteint son
prince était un chef-d’œuvre de la nature; ce qu’il avait paroxysme. L’homme au prestige spirituel certain crée,
de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde avec Jeanne de Chantal, l’ordre de la Visitation en 1610,
le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus installé dans la maison de la Galerie (dans le faubourg
des autres, c’était d’être d’une valeur incomparable, de la Providence). Alors qu’ils projetaient de mettre sur
et un agrément dans son esprit, dans son visage et pied une congrégation à vœux simples, sans aucune pré-
dans ses actions que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul.» tention, les deux fondateurs sont dépassés par le succès
Certainement trop occupé à guerroyer et à faire tourner de leur enseignement. Du vivant de Jeanne de Chantal,
la tête des donzelles de Paris, il est, pour la plupart du 80 monastères voient le jour ! L’église Saint-François –
temps, absent d’Annecy. bookys-ebooks.com aujourd’hui surnommée «l’église des Italiens » en rai-
son de son aectation à la communauté italienne en 1922
– est le premier monastère de l’ordre. Inhumées par les
Capitale de la Contre-Réforme Visitandines, les dépouilles des deux saints font l’objet
d’importants pèlerinages. Charles-Emmanuel II de
Savoie y célébra son mariage avec Françoise Madeleine,
Au esiècle, le contexte politique est fort agité. La riva- lle de Gaston d’Orléans, en 1663. Si François de Sales
lité entre François I er et Charles Quint, ajoutée au déchaî- est un homme d’Église, il est aussi – preuve que ce
nement des passions à Genève avec la Réforme, marque n’est point incompatible – un vrai humaniste. Il arrive
profondément la Renaissance. L’implantation solide du à réconcilier la foi avec le mouvement intellectuel euro-
protestantisme dans la cité du Léman, dès 1536, oblige péen de son époque. C’est ainsi qu’avec son ami Antoine
son évêque à abandonner dénitivement la ville et à xer Favre, alors président du Conseil du Genevois, il fonde
l’Académie orimontane, durant l’hiver 1606-1607, dans là. Les trois premiers dimanches du mois de mai, les
l’hôtel Bagnorea. Cette société savante voit le jour vingt- Annéciens pouvaient mesurer leur adresse au tir. La cible
sept ans avant l’Académie française de Richelieu! Autour était un oiseau en bois, le “papegay”, placé sur une perche
d’elle gravite l’élite intellectuelle xée au sommet de la tour de
et artistique de la région, comme la porte du Pâquier. Le premier
Honoré d’Urfé, l’auteur de François de Sales arrive dimanche, on tirait à l’arc, le
L’Astrée (publication de la pre- à réconcilier la foi avec le second à l’arbalète et le troisième
mière partie en 1607), ls d’une à l’arquebuse. Le gagnant pre-
princesse de la maison de Savoie. mouvement intellectuel nait le titre de “Roi” et les syn-
On peut supposer que l’Acadé- européen de son époque. dics lui remettaient 100 orins
mie a, d’une façon plus ou moins avec lesquels il devait organiser
directe, inspiré le fameux cardinal. Admis à l’Académie un festin rassemblant les participants, sans oublier ses
française le 27novembre 1634, Claude Favre de Vaugelas, bienfaiteurs… les syndics eux-mêmes! Toujours d’après
ls d’Antoine Favre et excellent grammairien, a tout de Barfelly, notre premier guide de la cité, les Annéciens
même été chargé de la rédaction du Dictionnaire de la buvaient l’eau des puits – la margelle du puits Saint-Jean
langue française. À propos de la fondation de cette société subsiste dans la zone piétonne – et l’eau des fontaines. Les
savante «régionale», Charles-Auguste de Sales (évêque deux plus anciennes [fontaines] sont placées rue de l’Isle
et neveu du saint) écrit: «La cité d’Anicy était semblable et rue Sainte-Claire.»
à celle d’Athènes, sous un si grand prélat que François
de Sales, et sous un si grand président qu’Antoine Favre, Mais toute période dorée connaît des limites. La mort
et était habitée d’un si grand nombre de docteurs, soit sans héritiers d’Henri II de Genevois-Nemours, le 14
éologiens, soit Jurisconsultes, soit bien versés en lettres janvier 1659, marque le retour de l’apanage à la cou-

15
humaines. C’est pourquoi il entra dans l’esprit, tant du ronne de Savoie. Et elle sonne le glas de l’inuence

Annecy
bienheureux François que du président Favre, d’insti- politique d’Annecy qui, avec la suppression du Conseil
tuer une Académie en une si grande abondance de beaux présidial et de la Chambre des comptes de Genevois, est
esprits. » Annecy connaît indubitablement aux  e et reléguée au rang d’une simple judicature-mage à l’ins-
 esiècles de riches heures. tar de Bonneville ou Saint-Julien. Les eorts de Marie
Jeanne Baptiste, lle de Charles-Amédée de Savoie-
Pierre Lanternier, archiviste à la Ville, nous dévoile Nemours, devenue régente de Savoie, pour insuer un
quelques détails de la vie quotidienne des Annéciens : nouveau dynamisme à la ville resteront vains!
« Un document important, attribué
à Maurice Barfelly, procureur scal
vers 1635, est une source fabuleuse
d’informations historiques nous
permettant de découvrir l’Annecy
du e siècle. L’auteur y évoque les
maisons en pierre bâties sur de spa-
cieuses arcades sous lesquelles on
peut marcher et s’abriter en temps
de pluie. Il signale sur le iou une
quantité de moulins et fabriques de
couteaux et d’épées. Le Pâquier, qui
de nos jours sont de vastes espaces
verts situés face au lac, était à l’ori-
gine un pâturage (paquis est le mot
savoyard) comme il en existait
d’autres à l’extérieur des fortica-
tions. À l’époque, c’est déjà un lieu
de réjouissances: les feux de joie de  e eee
la Saint-Jean-Baptiste se déroulaient 
Chambéry
LE CARREFOUR ALPIN DE L’EUROPE

Un petit bourg entre Bauges et Chartreuse destiné à atteindre les sommets.


L’histoire de la cité est le récit d’une ascension, celle de la maison de Savoie
à partir du e siècle, qui va de pair avec la conquête d’un vaste territoire,
du Piémont au Genevois en passant par le pays de Gex et la Méditerranée.

«S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la dou- lancées à juste titre? Pas si sûr. La capitale historique des
ceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est États de Savoie, resserrée entre les massifs des Bauges et
Chambéry», écrit Jean-Jacques Rousseau dans le livreV de la Chartreuse, est pleine de charme et de caractère.
de ses Confessions. J’entends d’ici les mauvaises langues: Véritable «carrefour alpin de l’Europe», elle est impré-
l’écrivain autodidacte du e siècle, complètement gnée d’un délicat parfum d’Italie où se mêlent des quar-
aveuglé par son amour pour M medeWarens, aurait tenu tiers historiques et des constructions contemporaines.
les mêmes propos sur n’importe quelle autre cité de l’est Son château d’origine médiévale (e siècle), sis sur un
de la France, si «Maman» avait décidé d’installer leur éperon rocheux, est anqué d’une Sainte-Chapelle
16

nid d’amour ailleurs qu’aux Charmettes. Des piques (esiècle) aux vitraux éclatants de beauté (esiècle).
Chambéry

e
arrière-train de la colonne de Boigne, dite des «quatre
Ier s. av. J.-C. : Occupation du site de Lemencum sans cul», peuvent induire en erreur. Hannibal et son
1563 : La cour des ducs de Savoie s’installe troupeau de pachydermes auraient-ils un lien avec
à Turin Chambéry? Il n’en est rien. L’étrange monument rend
hommage au général de Boigne, enfant du pays qui, de
1792 : Les révolutionnaires entrent en Savoie
retour des Indes en 1807, consacre une partie de sa for-
1886 : La production d’aluminium transforme tune à l’embellissement de la ville. On assiste à tout ins-
les vallées alpines tant à ces délicieux tours de passe-passe.

Le clocher, ou tour de la Yolande, abrite un carillon de


70cloches fabriqué par la célèbre fonderie Paccard en La cité savoyarde oublie
1993. Méconnu, l’instrument de musique peut se tar- ses souverains
guer d’être l’un des plus importants d’Europe. Lorsque
Jean-Pierre Vittot, le carillonneur en titre, s’installe
derrière le clavier à bâtons dans la solitude de son En revanche, il ne reste presque plus rien (ou si peu) de
observatoire, tous les premiers et troisièmes samedis cette période où Chambéry fut la capitale des comtes,
du mois, c’est tout Chambéry qui prote de la qualité puis des ducs de Savoie. Si Turin est er de ses souve-
sonore exceptionnelle de l’ensemble campanaire. rains, la cité savoyarde, elle, semble les oublier. Aucun
d’entre eux n’a le privilège d’avoir son nom attribué à
Aux modulations allègres, la rumeur métallique une rue ou une place. Pas même Amédée VIII! À croire
s’épand à travers les brèches de la forteresse, se déverse que le transfert de la capitale de l’autre côté des Alpes,
sur les toits en contrebas, pénètre dans les intérieurs,

17
emplit la place Saint-Léger, se glisse au fond des hôtels

Chambéry
des comtes de Montjoie (e siècle) ou de Cordon
(e- esiècles), siège du Centre d’interprétation de
l’architecture et du patrimoine. Porté par cette vague
d’harmonie, on s’enfonce peu à peu dans une mer de
souvenirs qui émergent à chaque porte, chaque muraille
éprouvée par le temps. Il est aisé de se perdre dans le
dédale d’« allées sous voûtes » qui, à l’instar des tra-
boules lyonnaises, relient des cours invisibles depuis la
rue et étirent le cœur historique de la ville en longues
lanières. « En empruntant ces étroites venelles cou-
vertes, on peut traverser tout l’ancien Chambéry sans
se faire mouiller», souligne une habitante d’un certain
âge, avant de montrer du doigt le passage aérien au n°8
de la rue Basse-du-Château et d’ajouter: «Ces curieuses
passerelles, communes au Moyen Âge, permettaient de
se rendre d’une maison à une autre. Seul problème :
elles accéléraient la propagation des incendies. Elles ont
donc été progressivement détruites.»

Des rues à arcades, des murs aux couleurs chaudes,


des hôtels particuliers, des façades baroques… Force
est de constater que Chambéry arbore des airs de ville
piémontaise. Et les nombreux décors en trompe-l’œil,
comme ceux de la cathédrale Saint-François-de-Sales,
réalisés par Casimir Vicario vers 1835, renforcent cette
drôle d’impression. L’illusion de la réalité? Un art dans 
lequel la cité savoyarde excelle. Même les éléphants sans 
en 1563, et l’annexion de la région départ en croisade et l’aménage-
à la France, en 1860, ont meurtri Après les diverses ment de sa demeure l’ont criblé
la Grande Dame. Pour éclairer les de dettes. Une partie de ses biens
raisons d’un tel désaveu, revenons invasions dites doit être cédée au plus orant,
aux origines de la ville. «barbares», la situation avant que les doigts crochus des
C’est derrière l’éperon des Bauges,
économique de la région usuriers ne les lui arrachent.
En 1232, le vicomte passe le cap
sur la colline de Lémenc, que naît alpine est bouleversée. et vend au comte omas Ier de
Chambéry. Lemencum, dont le Savoie une partie de la ville, qui
nom celtique originel, Lemincos, signie la « cité des est corsetée de murailles, ou plutôt de murenches.
ormes », est une station romaine placée sur la grande L’acte de vente précise: «Des terres, des cens ou droits
voie qui traverse l’antique territoire des Allobroges. Une de location des terres, le droit sur les ventes des mai-
sorte d’étape incontournable pour les voyageurs. Après sons, les amendes et autres droits de justice, les leydes
les diverses invasions dites « barbares », la situation éco- ou taxes sur les ventes locales, les tailles, les droits sur
nomique de la région alpine est bouleversée. les eaux et sur les voies publiques et privées, les péages
sur les marchandises en transit et tous les autres droits
Le site est progressivement abandonné au prot d’un d’usage.» Dès lors, le destin de Chambéry est lié à celui
autre, situé au nord-ouest de la ville actuelle, sur le de la maison de Savoie.
nouvel itinéraire du col Saint-Saturnin. Au e  siècle,
les maîtres de cette seigneurie, les sires de Chambéry,
bookys-ebooks.com
portent le titre de vicomtes. Deux hypothèses expliquent Une principauté forte
l’étymologie du nom de Chambéry. Celui-ci viendrait entre Jura et Alpes
18

du patois gamberi (écrevisse), crustacé très présent dans


Chambéry

les marais sur lesquels la ville fut bâtie, ou bien décou-


lerait du terme gallo-romain camberiacum , qui désigne Pour mettre la main sur Chambéry, le comte
un ef et suggère l’idée d’un lieu de change (cam- omas Ier ne lésine pas sur les moyens : 32000 sous
bium)… Toujours est-il que ce site, Chambéry-le-Vieux, forts de Suse – une véritable fortune pour l’époque.
est délaissé au prot du bien nommé Chambéry-le- L’organisation de son État est à l’origine de cette dépense
Neuf, fondé par la même famille vicomtale, à quelques considérable. Émergeant des cendres de l’Empire caro-
kilomètres de là. lingien, la dynastie savoyarde fondée par HumbertIer,
dit aux Blanches Mains (vers 980-1048), tente de ras-
L’existence de ce nouveau bourg est attestée par un acte sembler ses diérentes possessions an de constituer
de donation de 1057 par lequel la reine Ermengarde, une principauté forte, stratégiquement placée sur la
veuve du roi Rodolphe III de Bourgogne, ore divers route alpine et jurassienne. La plupart des gains terri-
biens à l’évêque de Grenoble, dont une maison dans toriaux entre le  e et le esiècle sont périphériques:
le burgus de Chambéry. Un premier noyau urbain un vaste pays de Vaud comprenant la Bresse et le Bugey,
s’installe au pied du château où résident les vicomtes, et une extension dans le Piémont par le Canavese.
dans une zone basse extrêmement humide. La pré- Tous les moyens sont mis en œuvre : oensives mili-
sence d’une importante nappe d’eau dans le sous-sol taires, alliances matrimoniales, hommages rendus par
oblige les habitants à eectuer de pénibles travaux les nobles locaux et… beaucoup d’acharnement! Il ne
d’assèchement et de drainage. La lutte est constante. reste plus qu’à s’allier le Beaufortain, la Tarentaise, le
Interminable. Comme si cela ne susait pas, les cours Faucigny et le Genevois. Or une grande expansion terri-
d’eau de l’Albanne et, surtout, de la Leysse sortent fré- toriale suppose une solide organisation administrative
quemment de leur lit. et l’ancrage d’une véritable capitale. omas Ier en est
parfaitement conscient lorsqu’il rachète Chambéry, une
Du haut de ses murs fortiés, au sec, le sire Berlion de ville sans évêque, idéalement proche de sa forteresse de
Chambéry regarde ses loyaux sujets lutter contre les Montmélian et à moins de 200 km de tous les points
forces de la nature. Il fronce les sourcils, s’enfonce dans névralgiques de sa principauté. Il lui accorde par la
de sombres pensées. Bientôt, il n’aura plus le choix. Son même occasion une charte de franchises.
L’Illustration : Journal Universel

Si ses ls sont des princes habiles, comme AmédéeIV, Montmélian. La chapelle avait été peinte d’or et d’argent
le fondateur du premier atelier monétaire à Chambéry, par Jean de Seyssel. […] Très vite aussi, on a dû ériger

19
en 1240, il revient à son petit-ls d’accomplir des actes des bâtiments administratifs entre les portes d’entrée

Chambéry
décisifs pour l’avenir de la cité. Dès son avènement en du côté nord», précise l’historien Christian Sorrel dans
1285, Amédée V le Grand, âgé de 36 ans, reconnaît son Histoire de Chambéry (Privat, 1992). La cour iti-
expressément l’Universitas ville chamberiaci et ses nérante de Savoie et ses invités de haut rang peuvent
franchises. Aussi bon commandant que chef d’État, il désormais être reçus en grande pompe…
rachète à François de La Rochette, dix ans plus tard,
tous les droits sur le château de Chambéry, la vicomté, En 1371, AmédéeVI, surnommé le «Comte vert» en
les efs et redevances indépendants. Une longue cam- raison de la couleur de sa livrée de bataille, craignant
pagne de travaux est dès lors lancée pour doter la motte les compagnies de routiers désœuvrés après la signa-
castrale de ses premières constructions majeures. ture du traité de Brétigny entre la France et l’Angleterre
L’ambition du comte est claire: sédentariser une grande (1360), fait hâter les travaux des fortications. Pour cela,
partie des services administratifs et faire de la forteresseil donne à Chambéry les moyens nanciers d’y parve-
l’un de ses palais résidentiels. nir. Sous la pression de ce danger
extérieur, la nouvelle enceinte
S’il fait la part belle à l’élévation
d’un important système défensif
D’autres édifications et la porte Neuve sont achevées
vers 1390-1392. Chambéry béné-
(tours, courtines, pont-levis, etc.), fastueuses, telle cie de la présence du prince, de
AmédéeV veille aussi à l’agrément la cathédrale, son statut privilégié de capitale
de sa demeure. «La salle d’appa- du comté et de sa position straté-
rat aux huit piliers à chapiteaux de voient également le jour. gique au beau milieu de la route
pierre et vingt bochets à images conduisant de France à la pénin-
(corbeaux sculptés) était meublée de buets et de dres- sule italienne. Étoile brillante posée dans les Préalpes
soirs sur fond de tentures et de tapisseries. À proximité du Nord, la cité attire les riches familles savoyardes,
se développaient de façon signicative une vaste cuisine les membres des administrations centrale et locale, les
avec ses fours et son lardier (saloir) et aussi une notable grands personnages, les notables urbains ou ruraux,
bouteillerie abritant d’agréables crus, ordinairement les gens de métier, les domestiques (cuisinières, lavan-
venus de Champagne, de Tresserve et des environs de dières, apprentis et valets) et… les pauvres hères.
La grande percée vers le sud pour régner, est soumis à la régence de sa grand-mère,
qui débouche sur la mer Bonne de Bourbon, pendant deux ans, puis à celle du
duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, à la faveur des
querelles nobiliaires. Dès sa majorité, le comte récu-
Sur les grandes artères – assez larges pour que deux père le Genevois en 1401, et achète Villars-en-Bresse
charrettes puissent se croiser– s’ouvrent, ici, des rues et Domodossola aux Visconti de Milan en 1406. Son
irrégulières au pas des âneurs, là, des venelles trop emprise sur les cols alpins se resserre. Fortement
resserrées pour deux hommes de front. Les demeures inuencé par son grand-père, Jean de Berry, et son
modestes, principalement construites en bois, orent épouse, Marie de Bourgogne, le prince aime être
leur pignon à la rue, et leurs toits en dents de scie se entouré d’une cour fastueuse, dans un climat artis-
découpent sur le ciel. Seules les maisons de famille tique éblouissant. Lorsqu’il décide de faire édier
nobles ou bourgeoises sont édiées avec de la pierre une nouvelle chapelle, placée sous le vocable de saint
calcaire de Lémenc ou de la molasse (grès tendre mêlé Étienne, il fait appel aux plus grands artistes des
d’argile et de quartz). La plupart des bâtiments sont faits États bourguignons. Ceux-ci auent en Savoie: entre
pour échapper au toisé, une redevance proportionnelle autres, les sculpteurs Jean Prindale et Claus de Werve,
à leur largeur. Les propriétaires tous deux des élèves du prodige
font élever des façades de 2à7 m Claus Sluter – à qui l’on doit la
seulement, mais récupèrent la chartreuse de Champmol, à Dijon.
supercie nécessaire sur la lon- Le chantier avance rapidement, et
gueur des bâtiments. Et le tour est la messe quotidienne est célébrée
joué! Dans les rues, les enseignes, dès 1416. D’autres édications fas-
20

le linge et les décrochements suc- tueuses, telle la cathédrale, voient


cessifs des cabornes (petites bou- également le jour.
Chambéry

tiques en bois), des balcons et


loges, voire des passages construits De nombreuses fêtes et réjouis-
à la hauteur des étages, grignotent sances sont organisées à Chambéry,
le bleu du ciel. Favres (forgerons), « au milieu d’une grande profu-
serrailleurs (serruriers), peyro- sion de bannières rouges à croix
liers (chaudronniers), couteliers d’argent». Parmi elles, les Joyeuses
et fourbisseurs vaquent à leurs Arrivées, lorsqu’un prince est
aaires. Heureusement, les piétons accueilli dans la cité avec sa famille
particulièrement pressés peuvent après une période d’absence. On
contourner le trac en se faulant relève en 1356 l’entrée de Bonne
dans le dédale des nombreuses de Bourbon ; le 27novembre 1393,
«a llées» permettant de passer d ’une celle d’Amédée VIII ; le 2 février
rue à une autre en traversant les 1404, celle de la comtesse Marie de
îlots immobiliers.  Bourgogne… À ces occasions spé-

 
e ciales, les rues sont nettoyées, les
Tandis que Chambéry s’épanouit maisons pavoisées de draps ou de
au l des décennies, le comté de Savoie s’agrandit de tapisseries. Les seigneurs sont couverts de cadeaux de
façon spectaculaire. AmédéeVII, le «Comte rouge», bienvenue : joyaux, dons en espèces, pièces d’orfèvre-
réussit un coup de force en annexant le comté de Nice rie… L’une des plus exceptionnelles cérémonies est celle
et de Vintimille, de la Stura et de Barcelonnette, en du 19février 1416, quand le comté est érigé en duché.
1388. C’est la grande percée vers le sud qui débouche « Dans la cour du château décorée pour la circons-
sur la mer. Désormais, le prince contrôle la quasi- tance avaient pris place l’empereur Sigismond [du Saint
totalité des Alpes, étend son territoire du Léman à Empire romain germanique] et sa suite, AmédéeVIII,
la Méditerranée… Malheureusement, il ne protera sa Cour et ses ociers, les évêques et les abbés de Savoie.
pas de son succès. Une blessure de chasse–mal soi- Considérant l’antiquité de la race (des Humbertiens), sa
gnée–met n à sa vie en 1391, laissant la place à un noblesse, les mérites des ancêtres d’AmédéeVIII et les
enfant de 8 ans, Amédée VIII. Celui-ci, trop jeune soins qu’ils ont toujours mis à honorer les empereurs
romains, Sigismond éleva Amédée VIII à la dignité Emmanuel-Philibert prend
de prince et duc. La Savoie devenait un État souve- les armes pour défendre le duché
rain et, dans la hiérarchie urbaine, Chambéry accédait
au niveau le plus élevé. Pour ce grand jour, la ville fut
conviée à des fêtes splendides », raconte l’historienne En 1502, une magnique procession, partie de l’église
Réjane Brondy dans Chambéry: histoire d’une capitale des Franciscains, se rend dans la Sainte-Chapelle et ins-
(PUL, éditions du CNRS, 1982). talle le drap (déposé dans une châsse d’orfèvrerie) dans
une cavité de l’abside, derrière l’autel. La pièce est mon-
Législateur, Amédée VIII crée un Conseil résident, trée de temps à autre depuis le chemin de ronde du chevet
une Chambre des comptes et codie les droits de ses de la chapelle ou au sommet de l’enceinte de Chambéry.
États dans les Statuts le 17 juin 1430. Administrateur Les pèlerins auent par milliers: on parle de 10000per-
consciencieux, il fait de la Savoie une pièce essentielle sonnes, alors que la cité ne compte que 5000habitants au
de l’échiquier européen. Quelques-uns des plus grands esiècle! Échappant de justesse à un terrible sinistre en
mariages de cette époque sont célébrés en musique dans 1532, le saint suaire est raccommodé, avec beaucoup de
sa chapelle. Le 7février 1434, le prince Louis, son héri- volonté mais peu de savoir-faire, par les clarisses cham-
tier, y épouse Anne de Lusignan, lle de Janus, roi de bériennes, dont le couvent se situe à l’emplacement de
Chypre, de Jérusalem et d’Arménie. La messe solen- l’actuel hôtel des Princes (des vestiges de la chapelle sub-
nelle est composée par Guillaume Dufay, l’un des plus sistent à l’intérieur du bâtiment). L’incendie dévastateur
grands noms de l’histoire de la musique. En 1451, un qui a failli dévorer la relique est de mauvais augure…
double mariage y aura également lieu: celui du dauphin
Louis, futur roi Louis XI, avec Charlotte de Savoie, et Les successeurs de LouisIer , malhabiles et inuençables,
celui d’Amédée IX, héritier du duc, avec Yolande de aaiblissent le duché, laissent intriguer la noblesse locale

21
France… Après avoir abdiqué en faveur de son ls, et attisent la convoitise de la France. De fait, les armées

Chambéry
Louis I er, Amédée VIII se retire pour mener une vie de François Ier occupent la Savoie en 1536. Charles III
érémitique au château de Ripaille, où il fonde l’ordre est obligé de se réfugier à Nice, puis Verceil, où il meurt
de Saint-Maurice. Ce renoncement impressionne l’Eu- ruiné. Aux déshérités restent les armes est la devise du
rope. À un tel point que le concile de Bâle (1439) l’élit jeune Emmanuel-Philibert. Il a 25ans. Des idées de vin-
vicaire de Jésus-Christ. Le voilà donc devenu l’antipape dicte l’animent. À la tête des troupes de son oncle Charles
FélixV! Pour une courte durée cependant. Dix ans plus Quint, le duc écrase les armées françaises à Saint-Quentin
tard, à la mort du pape EugèneIV, il démissionne, tout et se voit restituer ses États au traité de Cateau-Cambrésis
en gardant le titre de cardinal de Sainte-Sabine et légat en 1559. La Savoie sort de vingt-trois ans d’occupation.
du Saint-Siège… Emmanuel-Philibert préfère toutefois transférer sa capi-
tale de l’autre côté des Alpes, à Turin, en 1563. C’est plus
Sans doute est-ce lui qui a entamé les négociations pour sûr. Les envahisseurs peuvent revenir d’un jour à l’autre,
l’achat d’une pièce rare: le saint suaire, le célèbre lin- on ne sait jamais. L’histoire lui donnera raison…
ceul ayant servi à envelopper le corps du Christ lors de
la mise au tombeau. Celui-là même qui demeure encore Et le saint suaire ? Les Chambériens insistent pour que
aujourd’hui un sujet controversé. À cette époque, la la relique reste sur place. Ils sont contentés pendant
relique est conservée à Lirey, près de Troyes, par la quelques années. En 1578, l’archevêque de Milan, saint
famille de Charny. En 1453, Marguerite de Charny, Charles Borromée, fait vœu de venir à pied jusqu’à la cité
sans descendance, accepte de la céder à Louis Ier de savoyarde pour se recueillir sur la relique, an de sauver
Savoie contre une forte somme. Pas mécontent de son sa ville d’une terrible épidémie de peste. Hélas! le prélat
aaire, celui-ci la conserve dans plusieurs résidences. tombe malade à Turin. Pour lui éviter la fatigue du voyage,
Mais le saint suaire est à tout le monde. Il est populaire le duc de Savoie, miséricordieux, fait déplacer le saint
et attire les foules lors des ostensions publiques. Sans suaire. Celui-ci ne retournera plus jamais à Chambéry,
avoir vraiment le choix, les ducs savoyards accèdent à la malgré les suppliques du bon peuple. L’étoile de Savoie,
demande générale. privée de sa capitale et de sa célèbre relique, voit son ave-
nir immédiat déjà joué. Son annexion à la France en 1860
ouvrira, quant à elle, un autre chapitre dans son histoire…
Clermont-Ferrand
Assise sur un volcan

Au pied de la chaîne volcanique des Puys, la plus grande d’Europe, se dresse la capitale
de l’Auvergne. Cité des Arvernes, elle a connu son heure de gloire à l’époque gallo-romaine.
La ville, aujourd’hui paisible, est née de l’union pour le moins mouvementée
entre Clermont et sa rivale Montferrand.

Clermont-Ferrand est la porte naturelle d’accès au Massif nom de l’empereur. Pourquoi cet honneur ? En réor-
central. Derrière elle se dressent les 80volcans endormis ganisant l’administration de la Gaule en 27 av. J.-C.,
d’Auvergne, dont l’emblématique puy de Dôme. « La l’héritier et petit-neveu de César rattache l’Arvernie
position de Clermont est une des plus belles du monde», (territoires entre la Loire et la Garonne) à l’Aquitaine.
écrit François-René de Chateaubriand. Fraîche, pim- C’est ainsi qu’il élève la cité au rang de centre admi-
pante, sans être provocante ni exubérante, la cité est nistratif de la région. «C’est en exhumant les vestiges
habillée d’une singulière robe en lave de Volvic qui la dis- gallo-romains du bassin de Clermont-Ferrand que l’on
22

tingue de toutes les autres cités de France. Vous avez dit s’est aperçu de la complexité de la capitale des Arvernes.
noire? Regardez plus attentivement la magnique cathé- Trois oppida majeurs (Corent, Gondole et Gergovie)
Clermont-Ferrand

drale gothique du e siècle. Vous verrez un bâtiment étaient occupés par les Arvernes avant la fondation
jaune, orange, rouge, mauve… Tout dépend du moment d’Augustonemetum. Ils sont peu à peu abandonnés au
de la journée, du temps et de son humeur. L’andésite prot de cette dernière. La nouvelle ville, placée en hau-
ore une incroyable palette de couleurs, allant du clair teur, est mise en scène dans un amphithéâtre naturel
au plus obscur. Ce n’est ni un hasard ni une coquetterie où les buttes qui composent le relief sont occupées par
si Clermont-Ferrand la bicéphale (Clermont l’antique et des sanctuaires. Le tout étant orchestré en fond de scène
Montferrand la médiévale) a deux amboyantes statues par le temple de Mercure au sommet du puy de Dôme»,
plantées en son cœur, la place de Jaude. Le Vercingétorix souligne Hélène Dartevelle, archéologue responsable en
sur son destrier foulant aux pieds l’ennemi décont, fouilles urbaines.
signé Bartholdi (1903), et le général d’Empire Desaix
sont les symboles d’un riche héritage historique.
52 av. J.-C. : Vercingétorix SORT VICTORIEUX
DU siège de Gergovie, au sud
de la ville actuelle
Une place stratégique 761 : Pépin le Bref ravage la ville arverne
au carrefour des époques
1731 : Clermont et Montferrand sont réunis
par Louis XV
Vercingétorix ouvre le bal. Lors de la conquête des
1889 : L’usine Michelin s’établit sur 12 hA
Gaules par Jules César, le chef des Arvernes réussit à
fédérer, en 52av.J.-C., les tribus gauloises. L’union fait
la force. Formé par les Romains, le jeune général le sait. Sur la voie Agrippa reliant Saintes à Lyon,
Après une série d’échecs face à l’envahisseur, il inige Augustonemetum connaît un développement écono-
à César une cuisante défaite devant Gergovie, un oppi- mique important pendant les premiers siècles de notre
dum situé à proximité de l’actuelle Clermont-Ferrand. ère. Mais son expansion est freinée par les migrations
barbares qui se succèdent du e au e siècle. Victime
Au début de notre ère est fondée ex nihilo une ville nou- d’invasions successives, la cité se replie sur elle-même
velle, Augustonemetum, « sanctuaire d’Auguste », du et nit par s’entourer d’une muraille, dite «enceinte des
23
e 


cinq portes», au e siècle. Blessée, transformée, c’est avec évêque de Clermont depuis471, lui tient tête et organise
le nom de civitas Arvernorum qu’elle accueille la chris- la résistance. En vain: la ville est prise en 475. Le prélat
tianisation. «Les origines du christia- est trahi par l’empereur d’Occident,
nisme en Aquitaine –dont l’Auvergne JuliusNepos, qui négocie directement
faisait partie – sont enveloppées de César élève la cité avec les Wisigoths et leur abandonne
l’obscurité la plus profonde », arme
Louis Duchesne, historien et prélat
au rang de centre laragerégion. Avant de s’exiler, ulcéré, la
au cœur, Sidoine écrit une lettre
du  e siècle. Un certain Stremonius, administratif frémissante de colère à son meilleur
plus tard devenu saint Austremoine, de la région. ami Graecus, l’évêque de Marseille :
introduit la nouvelle religion n  e
«Est-ce là ce que nous ont valu la faim,
débute siècle. Avec lui, la lignée des évêques de la cité la amme, le fer, la peste, nos glaives engraissés du sang
débute et, par conséquent, de nombreuses églises eu- des ennemis, nos combattants amaigris par les jeûnes?
rissent dans le quartier de Saint-Alyre. […] Et c’est pour de tels actes de dévouement qu’on nous
sacrie!» Vainqueur, et avisé, le roi wisigoth place un
Namace, neuvième évêque d’Auvergne mort en 462, certain Victorius dans la ville en qualité de gouverneur
fonde une première cathédrale. Tandis que les habi- (ou de comte). L’Empire romain n’est plus.
tants admirent leur nouveau sanctuaire, Euric, le roi
des Wisigoths, décide de fondre sur l’Auvergne, dernier Dans la plaine fertile de la Limagne, la «ville arverne»,
rempart romain. Et fait campagne autour de la ville franque depuis peu, tente tant bien que mal d’éclore
pendant quatre longues années. Sidoine Apollinaire, dans le bourbier où s’entretue joyeusement la lignée de
Évêques et notables
en lutte pour le pouvoir

Comme partout, et peut-être plus qu’ailleurs, le pouvoir


de l’évêque se heurte à celui du comte. éoriquement,
les seigneurs dirigent la ville. Mais les évêques ont en
réalité une position morale et matérielle bien plus
importante. En cumulant des biens et des privilèges
              d’immunité, ils ont ni par devenir les plus éminents
      e    seigneurs auvergnats, d’autant qu’ils ne relèvent que
          
du roi en personne. L’évêque Rencon n’a-t-il pas reçu le
Revue illustrée
droit de battre monnaie, d’en recevoir les émoluments
Clovis. Quelques fratricides plus tard, elle voit, atterrée, et prots attenants en 1030?
les Carolingiens s’imposer dans son histoire: les armées
de Pépin le Bref la cueillent, détruisent sa cathédrale Tout bascule lorsque, au e siècle, les deux pouvoirs
et brûlent le château en 761. Son ancien nom, quant à jouent au plus malin. En 1120, le comte GuillaumeVI,
lui, tombe en désuétude au prot de Clairmont, «clair excédé et incapable de s’imposer, fonde la place forte de
mont» (bien éclairé) qui désigne l’ensemble des bâti- Montferrand, à côté de Clermont, sur le modèle des bas-
ments trônant sur la colline. Au e  siècle, en eet, tides du Sud-Ouest. Cela ne règle rien: en 1122, le comte
on construit avec de l’arkose, pierre claire et très lumi- décide de s’emparer de Clermont et de sa cathédrale.
24

neuse; les carrières de Volvic ne seront ouvertes qu’à la Dépossédé, l’évêque Aimeri prend la route de Paris pour
n du esiècle. réclamer justice à son roi, LouisVIleGros. «Pour ven-
Clermont-Ferrand

ger sur les Auvergnats l’injure faite à l’Église, le roi ras-


À peine Clermont a-t-elle le temps de reprendre son semble une armée qui s’approche de la cité de Clermont
soue qu’une nouvelle épreuve l’attend: les Normands. en ravageant la terre des ennemis», relate l’abbé Suger
De nouveau, elle est saccagée. Les seules lueurs d’espoir dans sa Vie de LouisVIleGros. L’armée du souverain
dans ce monde hostile sont la reconstruction de l’abbaye prend d’assaut la ville et force le comte à capituler. Pour
de Saint-Alyre en 937 et la consécration d’une cathédrale peu de temps. GuillaumeVI se jette à nouveau, l’arme
romane en 946, à l’emplacement de l’actuelle cathédrale. à la main, sur Clermont. Derechef, Aimeri se présente
Une statue du reliquaire de la Vierge en or et émaillée de pleurant et gémissant au palais royal, en 1126. Entouré
pierres précieuses est dressée pour l’occasion. Fondue à de ses vigoureux chevaliers, Louis VI chevauche sur
la Révolution, il ne reste d’elle qu’un magnique dessin Clermont, fait encercler le château de Montferrand et
conservé dans la bibliothèque de la cité. incendier les fortications. Les chevaliers capturés ont
le poignet tranché et sont renvoyés à leurs compagnons
Au esiècle, la ferveur religieuse s’empare de l’Europe. toujours cantonnés dans le donjon. GuillaumeIX, duc
Les pèlerinages se multiplient. Or la route qui mène les d’Aquitaine, vient alors porter secours à son vassal, le
pèlerins au Saint-Sépulcre est très dangereuse. Les Turcs comte d’Auvergne. Mais sur place, il est stupéé par la
seldjoukides, nouveaux maîtres de Jérusalem et de l’Asie magnicence de l’ost du roi de France. Traiter semble
Mineure, ne sont pas forcément amicaux avec les chré- être la plus sage solution. Ainsi s’adresse-t-il à son suze-
tiens qui foulent leurs territoires. Le pape UrbainII pro- rain: «Votre duc d’Aquitaine, monseigneur le Roi, vous
te du concile de Clermont, du18 au 28novembre 1095, salue profondément et vous souhaite toute espèce d’hon-
pour faire une proclamation capitale. Il lance un vibrant neur. Que votre majesté royale, du haut de sa grandeur,
appel à la croisade devant une foule électrisée, rassem- ne dédaigne point de recevoir l’hommage et le service
blée sur le Champ Herm (future place Delille): «Que les du duc d’Aquitaine ni de lui conserver son droit; car si
dèles d’Occident aident leurs frères d’Orient harcelés, la justice exige le service du vassal, elle exige aussi que
agressés et humiliés! Que les chevaliers déploient toute le seigneur soit juste. En ce qui concerne le comte d’Au-
leur valeur belliqueuse contre les païens » ! L’homélie vergne, puisqu’il tient ce comté de moi, et que je tiens
trouve un écho allant au-delà des espérances du pontife. mon duché de vous, s’il a commis quelque faute, j’ai
le devoir de le faire comparaître devant votre tribunal
sur votre commandement.» Les deux partis scellent un une seigneurie épiscopale. C’était sans compter avec
accord, l’évêque conserve Clermont, et LouisVI «glo- Catherine de Médicis, lle de Madeleine de La Tour
rieusement retourna victorieux en France». d’Auvergne. Héritière du comté, elle décide de s’empa-
rer du dernier rempart épiscopal et intente un procès
La toute n du  esiècle est une période d’aranchis- devant le parlement de Paris en 1537. La ville est nale-
sement pour les deux villes. En 1196, la comtesseG. (on ment incorporée aux biens de la Couronne en 1551. En
ne connaît que son initiale), dite deBrayère, octroie aux qualité de nouvelle dame de Clermont, elle dote sa cité
habitants de Montferrand une charte de franchise. Côté d’une sénéchaussée seigneuriale à la place du tribunal
Clermont, le 14mai 1198, l’évêque Robert accorde des de l’évêque, rétablit une juridiction consulaire et fonde
franchises, des garanties en prêtant serment «à tous les un présidial. Ces largesses incitent de nombreux magis-
hommes et à toutes les femmes de Clermont présents et trats à s’y installer. Des hôtels particuliers aux balustres
à venir de respecter les usages de la ville». ouvragés et aux énigmatiques cours intérieures bour-
geonnent partout en ville.
Une querelle de succession dans la turbulente famille
comtale, de nouveaux conits avec le pouvoir spiri- Quelque part au milieu de cette eervescence, un
tuel et des violences à l’encontre d’abbayes poussent enfant dont la destinée marquera l’histoire des lettres
Philippe Auguste à agir. En 1213, le souverain envoie et des sciences naît en haut de la rue des Chaussetiers,
une expédition militaire dirigée par GuydeDampierre, près de la cathédrale, le 19juin 1623. BlaisePascal, génie
seigneur de Bourbon. Le comté est consqué et l’évêque précoce, écrit à 11ans un traité sur la propagation des
Robertd’Auvergne est conrmé seigneur de Clermont. sons et, cinq ans plus tard, son Essai pour les coniques.
Comme pour célébrer l’événement, son successeur, S’il passe la majeure partie de son existence à Paris,

25
HuguesdeLaTour, décide d’ériger l’imposante cathé- l’Auvergnat est partout à l’honneur dans sa cité natale:
drale gothique de Notre-Dame-de-l’Assomption à la il a une statue à son egie, un lycée et une rue portent

Clermont-Ferrand
mode de celles du nord du royaume, en 1248. Pour la son nom. « Pascal aimait tellement l’Auvergne qu’il
première fois, la lave gris-noir de Volvic, rigide et légère, naquit à Clermont-Ferrand», écrit AlexandreVialatte.
sert d’écrin à un bâtiment de cette envergure. Le muséum Henri-Lecoq conserve deux exemplaires
de ses fameuses pascalines, machines arithmétiques,
ancêtres de nos calculatrices modernes, qu’il a mis au
point entre1642 et1643. À la n de sa vie, BlaisePascal
invente les transports en commun et fonde la Société
d’exploitation de carrosses, à Paris. Le 18mars 1662, la
première ligne allant du Luxembourg à la porte Saint-
Antoine est inaugurée. Retour en Auvergne, quelques
années plus tôt. Le 15avril 1630, l’édit de Troyes scelle
l’union des deux cités opposées et transfère la Cour
des aides à Clermont. Cet accord porte un coup fatal à
Montferrand qui, désertée par les riches et les gens de
pouvoir, devient un village de vignerons et d’agricul-
teurs, ceux qui seront appelés les «mulets blancs». Un
            

second édit, promulgué par LouisXV en 1731, conrme
Registre d’armes ou armorial d’Auvergne     la réunion des deux villes. Le sort de Clermont-Ferrand
e  en est jeté. Une kyrielle de personnages s’y succèdent
tout au long de son histoire: Georges Couthon, l’ami
Clermont et Montferrand, de Robespierre, le général Desaix, héros de Marengo,
la naissance d’une ville FernandForest, inventeur du moteur à explosion…

Parmi eux, le général Boulanger tient une place de


Clermont voit arriver au loin la Renaissance, et avec elle, choix. Trop populaire au goût du gouvernement de
le soue du changement. Contrairement à ses rivales Maurice Rouvier, le général « la Revanche » doit être
Montferrand et Riom, la cité était restée jusque-là écarté du pouvoir au plus vite. En juillet 1887, il est
nommé commandant du 13ecorps d’armée à Clermont- Elizabeth Pugh Barker, s’amusait lorsqu’elle était
Ferrand. Le journaliste Rochefort s’insurge : « On l’a jeune. Ces jouets inventés par l’oncle de la demoiselle,
déporté sans jugement. On lui a donné comme lieu CharlesMacintosh, un chimiste qui avait découvert la
de détention les montagnes d’Auvergne.» À la gare de solubilité du caoutchouc dans le benzène, lui donnent
Lyon, le 8juillet, une foule de Parisiens tente d’empêcher une idée. Pourquoi ne pas en faire le commerce dans
son départ en prenant d’assaut le train qui doit l’emme- les cours d’école? Avec son cousin AristideBarbier, il
ner en Auvergne. Le train met plusieurs heures avant fonde en 1832 une fabrique de machines agricoles et
de pouvoir quitter le quai. Ce chaleureux témoignage de balles en caoutchouc à Clermont-Ferrand. Les deux
présage le futur mouvement politique boulangiste. associés comprennent tout de suite l’intérêt d’utiliser
le caoutchouc pour la fabrication de joints, de clapets
À Clermont-Ferrand, Georges Boulanger est accueilli ou encore de pompes d’arrosage. Les aaires marchent
par30 000 à 40 000Auvergnats. Les cris fusent encore bien jusqu’en 1867.
une fois : « Vive Boulanger ! » Mais son esprit est
occupé ailleurs… dans les bras de sa maîtresse. Loin Après le décès d’Aristide, l’entreprise donne des signes
de Paris et de ses adversaires, il consacre plus de de faiblesse. Pas loin de mettre la clé sous la
temps à MargueritedeBonnemains. C’est à porte, la famille Barbier fait appel aux
l’hôtel des Marronniers (aujourd’hui La Michelin, avec lesquels ils sont intime-
Belle Meunière) qu’ils jouissent de leur ment liés, pour reprendre l’aaire en
passion à l’abri des regards indiscrets. main. André Michelin, ingénieur de
Leur hôtesse, Marie Quinton, sur- l’École centrale de Paris, et son frère
nommée… la Belle Meunière, détaille Édouard, juriste et artiste peintre,
26

dans son journal leurs retrouvailles: reprennent les rênes de la société et


«Il se jette dans ses bras, il la serre créent, en 1889, l’usine Michelin sur
Clermont-Ferrand

à la broyer, la couvre de baisers avec 12 ha près de la place des Carmes.


une impétuosité sans nom […] par- Dans cette époque bouillonnante
tout où sa bouche rencontre la chair où la mobilité se développe à tout-va,
de sa bien-aimée. Une scène indescrip- les deux audacieux frères ont le regard
tible de félicité, de délire, de bonheur tourné vers l’avenir. Après avoir lancé sur
surhumain. La violence de cet amour le marché e Silent, un patin de frein
dépasse tout ce que je pouvais imagi-  pour voitures à cheval et vélocipèdes,
ner. Et l’homme qui aime ainsi, c’est  ils inventent, en 1891, le premier
lui, l’idole des foules, c’est le général  pneu démontable «et réparable en un

Boulanger. » Mais Marguerite rend  quart d’heure» pour vélo. La course
l’âme le 16 juillet 1891. Deux mois cycliste Paris-Brest-Paris organisée
plus tard, condamné par contumace à la prison à per- la même année est remportée haut la main par un
pétuité, désespéré, le général se suicide sur la tombe de CharlesTerront équipé des pneus Michelin. Cette vic-
sa maîtresse en Belgique. bookys-ebooks.com toire permet à la société de faire connaître son produit à
la France entière. L’incroyable épopée du pneumatique
vient de commencer. En 1897, plus de 300acres équi-
La cité Michelin pés de pneus roulent à Paris. Conducteurs et passagers
apprécient le confort et les riverains ont enn la paix.

Entre-temps, Clermont-Ferrand voit naître en son André et Édouard décident de participer à la course
giron la manufacture de caoutchouc Michelin et C ie. Paris-Bordeaux-Paris, organisée par le marquis de
Réputée pour ses fromages et ses volcans, l’Auvergne Dion en 1895. Pour l’occasion, et ne trouvant pas de
n’a jamais été reconnue pour ses plantations d’hévéas, grands constructeurs assez téméraires pour équiper
dont le latex est utilisé pour faire du caoutchouc. Au leurs autos avec les pneus de la maison Michelin, ils bri-
début du e siècle, Édouard Daubrée, exploitant de colent trois véhicules : une Benz appelée l’Hirondelle,
betterave sucrière, s’intéresse aux balles rebondissantes une auto entièrement construite baptisée l’Araignée et
en caoutchouc avec lesquelles sa femme, l’Écossaise l’Éclair, une Peugeot modiée avec un moteur Daimler
de 4chevaux-vapeur. La course est homérique. Seul res- pour le sport voient aussi le jour. Parfait écho à cette
capé des trois véhicules, l’Éclair, monstre de 1,2t, arrive politique sociale, la société multiplie les mesures en
bon dernier dans les temps faveur des Bibs (les employés) :
impartis après avoir par- participation aux bénéces,
couru 1 200 km. Peu importe Le développement système de soins médicaux et
le résultat : c’est la première foudroyant de l’entreprise de couverture médicale, allo-
fois qu’une voiture roule sur cations familiales… D’après un
l’air. Qui plus est, fabriquée à
des frères Michelin article de La Montagne publié le
Clermont-Ferrand, sur le site modifie profondément 31mai 2006, à l’époque «on naît
des Carmes! D’idées géniales le paysage urbain de la cité. à la clinique Michelin, on étu-
en innovations lumineuses, la die à l’école Michelin, on prie à
société invente des guides et l’église du Jésus-Ouvrier, on fait
des cartes pour les voyageurs. Publiées en 1910, les pre- ses courses à la coop Michelin et on pratique le sport à
mières cartes commerciales, au 1/20 000, sont celles de l’ASM, l’Association sportive Michelin».
l’Auvergne. La sécurité routière suivra…

Pour promouvoir l’aviation, Michelin lance un dé


aux pionniers du ciel le 7 mars 1908. Celui qui réus-
sira à poser son aéroplane en douceur sur le puy de
Dôme, après avoir parcouru un trajet allant de Paris
à Clermont-Ferrand en moins de six heures et avec un

27
passager, recevra un prix de 100 000 francs-or (5 000
louis d’or). Le 7 mars 1911, c’est-à-dire trois ans jour

Clermont-Ferrand
pour jour après la création du prix, EugèneRenaux et
Albert Senouque réussissent l’exploit. Leur avion se
pose avec souplesse sur une aire aménagée au sommet
du volcan à 14h23.

Entre 1900 et 1930, le développement foudroyant de


l’entreprise des frères Michelin modie profondément le
paysage urbain de la cité. Le phylloxéra ayant sévi dans
la région à la n du esiècle, ils recrutent parmi les
paysans qui deviennent ouvriers par la force des choses.
À leur initiative, des cités ouvrières, dites «Michelin»,
sont construites à partir de1909 autour de la butte, sur
le modèle anglais des cités-jardins. Des écoles, des hôpi- 
taux, des coopératives, ainsi que des infrastructures La Vie au Grand Air
Grenoble
LA PERLE RARE DU DAUPHINÉ

Sertie par les montagnes, la cité vit, jusqu’au  e siècle, à peu près à l’écart
des péripéties du royaume. Avec le duc de Lesdiguières, représentant d’Henri IV,
s’ouvre, au e siècle, l’une des périodes les plus fastueuses de son histoire.

Tutoyer les cimes. Adossée aux contreforts de la de son parvis. À l’ouest, le quartier delphinal voit le jour
Chartreuse, non loin du Vercors et dominée par le massif autour de la place Saint-André, sa collégiale (e siècle)
alpin de Belledone, Grenoble jouit d’une situation géogra- et l’ancien palais du parlement du Dauphiné (e , e,
phique exceptionnelle. Pour s’en rendre compte, il sut e siècles). Deux places, deux juridictions, deux clo-
de monter dans l’un des «œufs», autrement dit l’une des chers qui se toisent avec insistance. Regardez. Suivez les
nacelles du téléphérique, qui font la navette entre le centre- contours de Grenoble. Elle s’étend, se pare à partir du
ville et le fort de la Bastille. De la terrasse supérieure, la e siècle d’hôtels particuliers de trois, quatre étages.
vue sur la capitale du Dauphiné est superbe. Sertie dans Harmonie en façades, multiplication de bossages ou de
28

un écrin de verdure, la cité la plus plane d’Europe se ferronneries. L’hôtel Pierre-Bûcher, 6 rue Brocherie, avec
dévoile. Son histoire se dessine à travers son tissu urbain, ses hautes baies géminées en est un parfait exemple…
Grenoble

ses quartiers et ruelles. «La forme d’une ville change plus


vite […] que le cœur d’un mortel», écrit Baudelaire dans
ses Fleurs du mal. Rien n’est moins sûr. On distingue, de 381 : Cularo prend le nom de Gratianopolis
cette hauteur, les transformations, l’altération et l’épa- en hommage à l’empereur Gratien qui
nouissement de Grenoble à travers le labyrinthe du temps. a doté la cité d’un évêché
Comme toute autre cité, elle est en perpétuelle recompo- 1453 : Louis XI crée le Parlement du Dauphiné,
sition. Ses dauphins, évêques, édiles et habitants n’ont eu le troisième de France
de cesse de la réinventer… Cularo, mentionnée dans une 7 juin 1788 : La Journée des tuiles annonce
lettre adressée à Cicéron en 43 av. J.-C., érigée au rang de la Révolution
chef-lieu de civitas sous le nom de Gratianopolis vers le
e siècle, est encore présente, là, à chaque coin de rue. 1925 : Exposition internationale
Il faut plisser les yeux pour entrapercevoir les lambeaux de la houille blanche
de ce passé eloché, érodé, enfoui. Les vestiges de cette
époque sont impressionnants : l’enceinte romaine, la Plus tard viendra la èvre de la houille blanche et de
somptueuse crypte Saint-Oyand (esiècle) et sa colon- « l’or gris ». Au e siècle, la cité dauphinoise devient
nade aux tailloirs ouvragés, ou encore les ruines du bap- le berceau du ciment articiel mis au point autour de
tistère (e- esiècles) découvertes, en 1989, par accident, 1850 par l’un de ses esprits savants, Louis Vicat (1786-
lors des travaux du tramway. 1861). Le nouveau quartier autour de la place Victor-
Hugo, avec ses bâtiments haussmanniens, sort de terre.
Le Moyen Âge a, lui aussi, laissé son empreinte dans le Commerces, banques et sièges d’entreprises arborent
noyau ancien de Grenoble. Le tracé de la ville médié- des frises aux motifs végétaux et des bas-reliefs géomé-
vale, facile à repérer, permet encore d’identier les deux triques. Garde-corps en ferronnerie et lambrequins font
zones de pouvoir qui se sont, pendant fort longtemps, leur apparition… Grenoble connaît au siècle suivant, à
opposées. Évêques et comtes (ces derniers prendront le l’instar de sa modernisation récente, une nouvelle exten-
nom de dauphins) se partagent l’autorité sur la cité dès sion. Toujours du haut du belvédère, le regard s’accroche
le e  siècle. Au sud-est, un groupe épiscopal s’arme immanquablement sur les barres, tours et toitures-
autour de la cathédrale Notre-Dame (e- esiècles) et terrasses. Imposantes. Susantes. Doit-on les considérer



comme des architectures remarquables, ou des lésions dans son poème (en patois) « Grenoblo Malhérou » :
du esiècle ? En tout cas, les JO d’hiver de 1968, avec «Grenoblo, t’es perdu! Lo monstro t’engloutit: Mal avisa
l’aménagement du village olympique et du quartier de la fut ceu qui si bas te plantit!» De l’autre côté de la berge,
Villeneuve, ont marqué le visage urbain de cette grande se dresse le Musée de Grenoble, l’un des plus prestigieux
dame de Rhône-Alpes. Les Grenoblois ont la chance de province avec son incroyable collection d’œuvres d’art
de posséder un important patrimoine architectural et ancien (Véronèse, Rubens, etc.) et moderne (Chagall,
culturel. En dépit de ce que pourraient penser certains
visiteurs qui se contentent de traverser la ville, et ne
retiennent que le «pittoresque» téléphérique urbain.

Des risques d’inondation

Une fois ce tour d’horizon terminé, une belle descente


à pied conduit sur les quais de l’Isère. Impossible d’ou-
blier que le Drac et l’Isère, les deux rivières qui s’unissent
ici, sont surnommés le serpent et le dragon. La raison:
pas moins de 150 inondations graves ont été recensées
dans l’histoire de la cité dauphinoise! Deux furent vrai-
ment terribles. Celle de 1219, où l’Isère monta jusqu’à
 e
9m au-dessus de son étiage. Et celle de 1733, narrée de 
façon épique par un chroniqueur local, Blanc la Goutte, 
Matisse…). Continuez votre promenade, et dirigez-vous d’eux, GuiguesIV, était surnommé «dolphin» par sa
vers la place Saint-André, lieu et symbole du pouvoir mère, la «reine» Mathilde. C’est ainsi, tous ses succes-
féodal des comtes d’Albon, princes dauphins originaires seurs porteront ce titre et le comté prendra le nom de
du Vivarais. C’est ici que se joue Dauphiné. Lorsque HumbertII,
l’une des périodes les plus impor- sans héritiers et endetté, cède
tantes de la cité. Si le mouvement des sa principauté à Philippe VI de
France, premier roi de la dynas-
À partir du  siècle, les comtes
e réformés est moins violent tie des Valois, par l’acte dit de
d’Albon assoient leur autorité qu’ailleurs, il n’en est pas «transport» de 1349, le titre de
dans le nord de la région et dans dauphin revient au ls aîné du
le Gapençais. Grenoble devient
pour autant inactif. souverain français.
l’une de leurs principales rési-
dences, malgré l’omnipotence des évêques jaloux de Si le e siècle est celui de la guerre de CentAns, de la
leurs prérogatives. L’opposition entre les deux pouvoirs peste et des inondations, le suivant annonce une nou-
naît de cette concurrence. Cependant, en 1244, un velle ère de prospérité pour Grenoble. Les évêques, peu
accord de pariage est conclu entre les deux parties, éta- à peu dépouillés de leur autorité, préfèrent se consacrer
blissant ainsi une coseigneurie. Ce qui n’évitera en rien à réformer leurs instances: ils fondent le couvent Sainte-
les multiples querelles de clochers… Pourquoi donne- Claire (1469) et embellissent la cathédrale. Du côté
t-on le nom de «dauphin» à ces comtes? Simple: l’un des institutions civiles, l’avènement du dauphin Louis
(futur Louis XI) confère une importance politique et
administrative inespérée à la cité. En pleine brouille
30

avec son père, Charles VII, l’aîné de la couronne part


en Dauphiné, en 1447, pour administrer son héritage.
Grenoble

Sixans plus tard, il fonde le parlement de Grenoble (le


troisième en France après ceux de Paris et Toulouse),
ce qui installe la ville dans son rôle de capitale de pro-
vince. Nouvelles fonctions, nouveau prestige. Pour s’y
conformer, un palais du Parlement est construit place
Saint-André. L’édice, que le visiteur peut toujours
admirer, est le résultat de plusieurs campagnes de tra-
vaux menées à partir du esiècle. Dicile d’y voir clair
entre les siècles et les styles. La partie la plus ancienne est
la chapelle en encorbellement, de style gothique tardif,
située au beau milieu de la façade. Capitale administra-
tive, mais également intellectuelle, Grenoble fourmille
dès lors de parlementaires, juristes et humanistes…

En face du palais de justice se tient la statue de Pierre


Terrail, seigneur de Bayard. Citoyen d’honneur de
Charleville-Mézières, le « chevalier sans peur et
sans reproche » de François I er, né dans la vallée du
Grésivaudan, appartient également au patrimoine gre-
noblois. Non loin de là, derrière la place de Gordes,
le Jardin de ville, véritable «poumon vert » du centre
historique. Cet espace aménagé au début du esiècle
évoque l’une des périodes les plus notables de l’his-
toire de la cité. Pendant les guerres d’Italie (entre 1494
et 1559), Grenoble soure des passages réguliers des

 troupes. À cela s’ajoutent, quelques années plus tard, les
 troubles liés aux guerres de Religion. Si le mouvement
des réformés est moins violent qu’ailleurs, il n’en est pas comptes, au grand désarroi des bourgeois qui voient
pour autant inactif (en 1560, 20% de la population sont leur cité sombrer en ruine », raconte Stéphane Gal,
protestants). Les premiers arontements entre catho- enseignant-chercheur à l’université de Grenoble, dans
liques et huguenots ont lieu en 1562, date à laquelle le son ouvrage Lesdiguières: prince des Alpes et connétable
baron des Adrets fait une première incursion et dévaste de France (PUG, 2007). Face à une telle détermination,
les lieux de culte catholiques. Le 13 mai, ses soldats le Conseil consulaire de la ville signe le traité de reddi-
brisent les images des églises Saint-Laurent, Saint- tion le 22décembre.
Jean et de la chapelle Saint-Antoine, située au pied de
Chalemont… Les luttes et les trêves alternent pendant Représentant de l’ordre royal, Lesdiguières s’attache à
de longues années. la protection de la province, ainsi qu’à la fortication
de Grenoble. Guerrier avisé, il entreprend, en urgence,
l’édication d’une enceinte, répondant aux nouvelles
François de Bonne, exigences de la poliorcétique. Renforcée par huit bas-
initiateur de grands travaux tions, celle-ci englobe toutes les parties de la ville, ainsi
que la Bastille – le talon d’Achille qui a permis au lieu-
tenant de reprendre la cité aux ligueurs. Un soin tout
L’assassinat d’Henri III et l’avènement au trône particulier est apporté aux portes: elles sont restaurées
d’Henri IV le 2 août 1589 ébranlent la France. Et – à l’exemple de la porte Saint-Laurent –, modiées,
l’étranger. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, petit- ou percées comme celles de Bonne ou de France. Pour
ls de FrançoisIer par sa mère, Marguerite de Valois, et mener à bien ce chantier, toutes les villes du Dauphiné
allié des ligueurs, ore ses services à Grenoble. Celle-ci sont mises à contribution, que ce soit pour fournir de
accepte et conrme qu’elle obéira uniquement à un la main-d’œuvre, ou s’acquitter d’un impôt – les tra-

31
«roi catholique qui serait sacré et élu vaux complémentaires, achevés

Grenoble
par les princes catholiques et les états en 1670, conféreront à la cité une
généraux», quand bien même serait- supercie cinq fois plus éten-
il un étranger. Le ton est donné… due… Avec ce nouveau rempart,
Chef des protestants du Dauphiné Grenoble connaît d’importantes
et lieutenant-général d’Henri IV, modications : les anciens fau-
François de Bonne, dit seigneur bourgs de Saint-Jacques et de
de Lesdiguières, a pour mission de Très-Cloîtres sont englobés, de
pacier les villes séditieuses de l’est nouveaux axes sont tracés et les
du royaume. Il s’empare de Moirans demeures aux façades jugées
en septembre 1590, avant de fondre « mal bâties et désagréables à
sur Grenoble. voir » transformées. L’unique
pont de pierre, fortuitement
«Dans la nuit du 24 au 25novembre, détruit pendant le siège, est lui
grâce à des complicités internes, il par- aussi reconstruit en 1603. Il sera
vient enn à pénétrer dans l’enceinte  orné d’une chapelle et d’une hor-
et s’empare de toute la rive droite de      

loge coiée d’un jacquemart où
la cité. La herse gardant la tour de l’on pouvait voir les sept planètes
l’unique pont s’est abattue in extremis pour empêcher du système solaire connues alors, dont une lune « de
le pétard [charge explosive] de faire son œuvre. Sans couleur naturelle », un soleil, et un automate appelé
cela, toute la ville tombait entre ses mains. Devant la Résurrection se mettant en mouvement à chaque heure.
détermination d’Albigny, qui projette de rompre le pont L’ensemble est complété par deux statues en bois: une
et de hisser des canons dans les clochers de la ville, femme tenant d’une main un glaive et de l’autre une
Lesdiguières entreprend un siège en règle. Tous les balance tournée vers le Parlement; un Hercule équestre,
accès à la cité sont coupés, les secours en armes envoyés armé d’une massue, côté plaine. Nul besoin d’être un
par l’Isère depuis la Savoie sont interceptés. Les canons grand clerc pour saisir l’importance et la signication
qu’il fait jucher sur le anc de la montagne battent la d’une telle œuvre. Grenoble, placée sous le signe de la
cité et font voler en éclats les vitraux de la Chambre des Justice et de la Paix, peut désormais prospérer en toute
les invités de marque (Catherine de Médicis en 1579, le
duc de Mayenne en 1580, etc.). Quel meilleur endroit
aurait-il pu choisir comme trait d’union entre le pou-
voir delphinal et l’autorité royale qu’il incarne? L’hôtel
de la Trésorerie est peu à peu transformé en bâtiment
cossu, tout en gardant certains de ses charmes médié-
vaux, comme sa tour du esiècle. Face à sa demeure, le
protecteur du Dauphiné fait aménager un vaste «espace
vert» – le Jardin de ville. Vingt-six orangers agrémentent
ce coin de paradis caché par des haies et des palissades.
Un jardinier, payé 300livres par an, s’occupe exclusive-
ment de l’entretien de ces fragiles arbustes…

L’hôtel de Lesdiguières, et tout le quartier qui lui est


            
associé, devient le centre politique, culturel et écono-


mique de Grenoble. Dans ses murs s’enroulent les allées
quiétude : Lesdiguières protège la cité des incursions et venues des personnages, se trament les intrigues, les
savoyardes et espagnoles… Mais aussi des dégâts des trahisons, les alliances factices ou les passions amou-
eaux. Le nouveau bienfaiteur de la cité grenobloise se reuses. Il est à la fois réel, avec ses espaces ociels,
soucie, dès 1593, des problèmes liés aux inondations. salles d’apparat et sa «chambre du Conseil», mais aussi
En 1603, de grands travaux sont entrepris pour lutter secret, dans lequel les relations silencieuses se nouent…
32

contre les crues. L’ingénieur du roi Jean de Beins est Le protecteur de la cité, marié à Claudine de Béranger
chargé de s’en occuper, c’est-à-dire de faire construire depuis 1566, tombe amoureux de Marie Vignon,
Grenoble

des digues et de dégager le lit du Drac. Cette volonté de l’épouse d’un marchand d’étoes de la ville, Ennemond
contrecarrer l’impétuosité de la nature peut être inter- Matel. Elle devient sa maîtresse, et lui donne deux
prétée de diverses façons. Stéphane Gal, l’auteur de la lles : Françoise (vers 1604) et Catherine (vers 1606).
biographie de Lesdiguières, y trouve une explication Des contemporains, comme Tallemant des Réaux, cher-
séduisante: «La conviction qu’il met dans l’espoir de cheront à justier cet élan passionnel par des arguments
venir un jour à bout des dégâts des fallacieux. Ne serait-ce l’œuvre
eaux se lit dans le choix qu’il fait de d’un sorcier à la solde de la ten-
s’installer lui-même à Grenoble. À l’heure de la Contre- tatrice. D’ailleurs, le franciscain
Alors que la plupart des grands
nobles de la ville, probablement
Réforme, la ville se couvre Fra Francesco Nobilibus, exécuté
en 1606 pour pratiques magiques,
par crainte des inondations récur- de couvents, de cloîtres, n’a-t-il pas fait un cadeau au pro-
rentes, se contentent d’habitations de chapelles… tecteur? Élucubrations. À la mort
relativement modestes dans la de M me de Lesdiguières, en 1608,
cité pour mieux se doter de coquettes villégiatures à la Marie Vignon est élevée ociellement au rang de
campagne, Lesdiguières, conant, investit des sommes concubine et, dotée de nouvelles terres, devient M me la
considérables dans la réfection de son hôtel particulier marquise de Treort, l’année suivante. Un seul obstacle
de la Trésorerie, situé à proximité des rives de l’Isère. Il l’empêche de devenir la femme de celui qui est devenu
en garnit même la cave d’impressionnantes réserves de maréchal de France en 1609, puis duc et pair en 1611:
bon vin.» Donner l’exemple, en somme. son propre mari, toujours vivant.

Le destin, comme certains se plaisent à le croire, fait bien


La passion fatale de Lesdiguières les choses. Le colonel Allard, agent du duc de Savoie,
envoyé en 1614 à Grenoble auprès de Lesdiguières,
assassine le pauvre Ennemond Matel. Scandale! Le cri-
Comme tout nouveau citadin qui se respecte, minel est mis aux arrêts. À cette nouvelle, le duc rejoint
Lesdiguières s’installe en plein centre-ville, dans l’an- la cité dauphinoise et fait sortir le meurtrier de prison.
cienne résidence des dauphins de France, là où logeaient Hors de question de voir un homme de sa maison mis
aux fers sans son consentement. Et sans aucune preuve Alors que le nouveau couple se préoccupe de fonder une
tangible, prétend-il, avec mauvaise foi! Et quand bien dynastie parfaite, la capitale du Dauphiné se pare, grâce
même, le colonel ne répond de ses actes que devant le au renouveau catholique de la Contre-Réforme, d’un
roi! Le parlement n’accepte pas cette ingérence. Le pré- manteau de couvents, cloîtres et chapelles baroques.
sident, le procureur général et quelques conseillers se Une trentaine de communautés s’installent en ville
rendent à l’hôtel Lesdiguières pour faire part de leurs au e siècle. Les visitandines édient le couvent de
récriminations. Calmé, le duc consent à remettre le Sainte-Marie-d’en-Haut (actuel Musée dauphinois) sur
coupable dans un cachot… à condition que la liberté les ancs du Rabot, les minimes construisent la chapelle
lui soit rendue aussitôt! Trop heureux de concilier leur (transformée en salle de concert Olivier-Messiaen) et
devoir et la susceptibilité du puissant personnage, le les jésuites s’installent dans ce qui deviendra le lycée
parlement s’incline. Beaucoup de tumulte pour rien, international Stendhal – celui-ci abrite toujours une
nalement. À ceci près que le scélérat n’a pas attendu la magnique horloge astronomique peinte, dans l’esca-
n des pourparlers pour prendre ses jambes à son cou lier d’honneur. Grenoble, véritable bijou poli par un
et se réfugier à Milan. Enn libre, Marie Vignon épouse guerrier protecteur et omnipotent, sera reprise en main
Lesdiguières, le 16 juillet 1617. au siècle suivant par la maison d’Orléans. Mais, ceci est
une autre histoire.

33
Grenoble




Lyon
LA FORCE GALLO-ROMAINE
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La capitale des Gaules a les faveurs des empereurs. D’Auguste, l’héritier de César, à Hadrien,
au  e siècle, chacun l’agrandit ou l’embellit. Au point que la cité rhodanienne,
centre névralgique du pouvoir impérial, deviendra un modèle d’art de vivre transalpin.

Ville de chair et de sang, de foi et de révoltes, de passage et rebaptisée « place de la Fédération », puis « place
et d’assimilations, Lyon peut s’enorgueillir de posséder de l’Égalité ». La sculpture en bronze détruite et fon-
une histoire bimillénaire et l’un des patrimoines les due pour en faire des canons. En 1793, la Convention
plus riches de France! Dicile de l’égaler. Impossible ordonne la destruction des façades Est et Ouest en guise
de la copier. Il y aurait quelque chose de surréaliste à de représailles contre les révoltés lyonnais qui ont tenu
vouloir raconter toute son histoire et à détailler tous tête aux armées républicaines.
ses charmes patrimoniaux. Chaque coin de rue, chaque
place, chaque façade et chaque carré vert de la métro- Bellecour? Un champ de ruines. Elle aurait pu le res-
34

pole mériterait un précis d’histoire, un catalogue d’ex- ter jusqu’à aujourd’hui. C’était sans compter sur le
position ou un traité d’architecture. Premier consul Bonaparte et sa volonté de donner un
Lyon

second soue à la ville qu’il apprécie tant. Le 21 juin


1800, le Corse pose la première pierre des nouvelles
Bellecour, une place à l’image façades… Lyon existe à nouveau. Sous la Restauration,
de la mutation de la ville on remet au goût du jour les emblèmes de la souve-
raineté monarchique. En 1825, une nouvelle statue
équestre du Roi-Soleil, signée par le sculpteur lyon-
Prenez la place Bellecour, l’une des plus grandes d’Eu- nais François-Frédéric Lemot, réapparaît au centre de
rope (310 m sur 200). Grandiose, théâtrale, bordée la place Bellecour. C’est sous elle, ou plus précisément
d’immeubles irréguliers, elle est le magnique miroir «sous la queue du cheval», que se donnent rendez-vous
de l’évolution politique, économique et sociale de la les Lyonnais.
cité. Dire qu’à l’origine ce n’était qu’un pré marécageux,
une sorte de décharge publique ! Fort heureusement,
43 AV. J.-C. : FONDATION DE LA COLONIE ROMAINE
et grâce à l’extension urbanistique, le site est aménagé
DE LUGDUNUM
en pré de «Belle Court» (du latin bella curtis, «beau
jardin ») où des bergeries sont installées. Pendant IIIE SIÈCLE : IMPLANTATION SUR LES RIVES
l’occupation protestante, le baron des Adrets assèche DE LA SAÔNE
le terrain, en 1562, an d’y placer son artillerie. Vers 1079 :: LE PAPE GRÉGOIRE VII NOMME
1600, HenriIV suggère au Consulat de l’acquérir en vue L’ARCHEVÊQUE DE LYON PRIMAT DES GAULES
d’en faire un espace de promenade. Riche idée… qui
1312 :: LE TRAITÉ DE VIENNE RATTACHE
ne sera concrétisée qu’un siècle plus tard sous l’impul-
DÉFINITIVEMENT LA CITÉ AU ROYAUME
sion de LouisXIV! L’architecte du roi, Robert de Cotte,
DE FRANCE
est chargé de la construction des vastes bâtiments qui
encadrent la place Royale, également appelée Louis-le-
Grand. La statue équestre érigée à la gloire du monarque Passé, présent. L’aller-retour est constant dans la deu-
exécutée par Martin Desjardins est, quant à elle, inau- xième ville de France. Lorsque l’on a visité tous les
gurée en 1713. Œuvre de la monarchie rayonnante, monuments, parcouru tous les boulevards, déjeuné
l’esplanade est, de fait, saccagée pendant la Révolution dans les «bouchons» (bistrots typiques), écumé tous
e 

35
les musées, caboté d’estaminet en estaminet jusqu’à SUR LA COLLINE DE FOURVIÈRE,
plus soif, on peut encore emprunter le funiculaire, DES SECRETS BIEN GARDÉS

Lyon
aectueusement surnommé «celle» par les Lyonnais,
gravir les pentes de Fourvière et visiter l’autre Lyon.
Celle qui tutoie les cieux. Il faut avant tout rendre Le Vieux Lyon, chéri des amateurs de vieilles pierres
hommage à la somptueuse basilique Notre-Dame. De médiévales et Renaissance, est tout en contrastes,
l’esplanade qui la jouxte, la vue sur toute la plaine de en amoncellements, en couleurs. C’est un damier de
Lyon, et par beau temps jusqu’aux Alpes, est superbe. raccords et de collages. On y voit des blocs serrés de
Sous vos pieds se déroule la capitale de la région vénérables maisons marchandes, vertigineuses (quatre
Rhône-Alpes avec ses deux euves, le Rhône et la étages) pour leur époque, entassées sur des parcelles
Saône, qui comme deux bras immenses semblent l’en- étriquées, accoudées les unes aux autres avec leurs
serrer. L’étreindre, même. Son histoire se dessine à tra- fenêtres rythmées par des croisées de bandeaux de
vers sa trame urbaine, ses contrastes architecturaux. pierre. Beaucoup de ces résidences aux arcades et baies
«La forme d’une ville change plus vite, hélas! que le apparentes sont anquées d’impressionnantes tou-
cœur d’un mortel», écrit Baudelaire relles. Entre les corps de bâtiment,
dans ses Fleurs du mal. La preuve on devine les cours et les traboules
est sous nos yeux. On distingue ici, Il faut avant tout (du latin trans ambulare, « passer
de cette hauteur, les transforma- à travers ») qui cheminent secrète-
tions, l’altération et l’épanouisse-
rendre hommage ment à travers le parcellaire lyon-
ment de Lyon à travers le dédale du à la somptueuse nais, découpé en lanières le long
temps. Comme toute autre cité, elle basilique Notre-Dame. du euve, comme les veines d’un
est en perpétuelle recomposition, corps humain. Comme si par là on
se reconstruit sur elle-même, sans accédait à d’autres mystères, au-delà
faire table rase du passé. Sa presqu’île, actuel centre- de la trop apparente ville réservée aux touristes… La
ville, se présente comme une conquête sur la nature, Croix-Rousse, cette «colline qui travaille» comme le dit
sur les courants capricieux des deux euves. Michelet en 1853, quartier de la soie où les canuts s’ins-
tallent au esiècle, paraît aujourd’hui si paisible…
Sous l’océan de tuiles de ces quartiers grouillent des comme le maître incontesté de la République. Tous ses
monuments, des sites et des histoires plus que cen- ennemis ont mordu la poussière. La voie est libre. De
tenaires. Mais c’est sous vos pieds, sur la colline de retour à Rome, il s’attribue le contrôle total de l’armée,
Fourvière, que Lyon cache ses origines, enfouit ses chasse les sénateurs indignes et établit les conditions
sources, tient ses secrets les mieux gardés. Ceux-là d’entrée au Sénat. Son prestige est tel que personne
mêmes que révèlent les têtes de marbre, les stèles funé- n’ose lui barrer le chemin. Résultat : en -27, le génie
raires ou les statues en bronze. Vous l’aurez compris. politique revêt la pourpre impériale et, auréolé d’une
Ces témoins privilégiés, gardiens d’un autre temps, dimension divine, prend le nom d’Auguste (« véné-
indics de première main mal- rable»). Reste maintenant à res-
gré eux, ont vendu la mèche. taurer la richesse et la gloire de
Leurs regards se tournent vers Rome, déjà bien ébranlées par la
l’est. Autrement dit : Rome, la guerre civile.
capitale du monde antique… Ils
sont formels. Lyon a été la cité
la plus importante de la Gaule Lugdunum, capitale
romaine. Jugez plutôt. Ides de des Trois Gaules
mars de l’année 44 av. J.-C.,
Rome. Jules César est poignardé
à vingt-trois reprises au « por- Pour cela, il faut consolider
tique de Pompée» par les séna- l’empire. C’est probablement
teurs qui l’entourent. Les com- cette même année, ou en -21,
36

ploteurs prennent leurs jambes que le princeps divise la Gaule


à leur cou tandis que le corps celtique en trois provinces :
Lyon

se vide de son sang. Ils sont la Lyonnaise, la Belgique et


convaincus d’avoir débarrassé l’Aquitaine. Bien qu’excentrée
le peuple d’un tyran et de pou- des trois secteurs, Lugdunum,
voir restaurer le régime tel qu’il appelée Colonia Copia Augusta
était auparavant. Erreur fatale. Lugudunum, chef-lieu de la plus

Puisque la mort du dictateur ne  vaste d’entre elles, c’est-à-dire
fait que provoquer une impor- Claude nommé empereur la Lyonnaise, va devenir de fait
tante querelle de succession la capitale des Trois Gaules par
entre Octave et Marc Antoine. Et plonge la République son importance économique, administrative et reli-
dans une guerre civile. Le Sénat, lui, est confronté à un gieuse. Auguste s’y rend à plusieurs reprises entre -16 et
problème en Gaule. Le peuple des Allobroges a chassé -13. Ses bienfaits sont nombreux et contribuent de son
de Vienne, en Narbonnaise, les colons romains récem- vivant à un vibrant culte impérial qui s’épanouit sous
ment installés. Que faire ? Lucius Munatius Plancus, diverses formes. Des mesures urbanistiques sont prises
gouverneur de la Gaule Chevelue (Gallia Comata), est pour le développement de la cité. Un atelier moné-
prié d’établir une nouvelle colonie avec les fugitifs au taire, le seul après Rome à frapper des monnaies d’or et
conuent du Rhône et de la Saône. C’est donc sur la col- d’argent, voit le jour en -15. Le théâtre (de 108,50m de
line de la Fourvière (nom dérivé de foro vetere, «vieux diamètre), l’un des plus anciens du monde romain, est
forum ») qu’est fondée Lugdunum (« la colline de la construit. Relativement modeste, l’édice primitif ne
lumière») en -43. comporte que deux volées de gradins et ne peut conte-
nir que 5 000 spectateurs –sans doute a-t-il été agrandi
Carrefour important entre les régions septentrionales sous le règne d’Hadrien au esiècle.
de l’Empire romain et le bassin méditerranéen, la ville
se couvre de ses premiers monuments publics. Sa popu- Pour couronner le tout, le sanctuaire fédéral de Lyon,
lation, constituée au départ d’un noyau de citoyens consacré au culte impérial, est érigé en -12 sur les
romains, probablement des vétérans de l’armée, intègre pentes de la colline de la Croix-Rousse. Le géographe
peu à peu des familles gauloises, et vit à l’heure romaine. Strabon livre une description intéressante du site: «Le
Après la bataille d’Actium, en -31, Octave s’impose sanctuaire dédié en commun par tous les Gaulois à
César Auguste s’élève devant cette ville [Lugdunum] au nous sont parvenus conrment toutefois la richesse de
conuent des euves; s’y trouvent aussi un autel remar- la décoration: fragments de colonne en marbre jaune
quable portant l’inscription des peuples (au nombre de Chemtou (Tunisie), pilastres en brèche violette, por-
de soixante) et les images de chacun d’entre eux.» Cet phyre rouge ou vert, corniche en marbre de Carrare…
autel de Rome et d’Auguste, symbole fort de la poli- et quelques éléments de mosaïques murales», découvre-
tique d’assimilation menée par l’empereur, est le lieu t-on dans Lyon antique (de Armand Desbat et Hugues
où se réunissent tous les ans, au mois d’août, les repré- Savay-Guerraz, éditions du patrimoine, 2012.
sentants des 60 nations gauloises, constituant ainsi le
Conseil des Gaules. Lugdunum est devenue une nou- C’est sous Claude que la presqu’île entre Rhône et Saône
velle Rome. D’ailleurs, tous les chemins mènent à elle connaît un véritable développement. Ce lieu-dit les
depuis qu’Aggripa, le gendre d’Auguste, a été chargé de Kanabae (les entrepôts) devient le quartier des aaires:
mettre en place le premier réseau routier de Gaule en les riches marchands et les patrons des entreprises de
partant de la cité. Strabon, encore, commente: «Ainsi navigation (les nautes) y installent leurs bureaux et leurs
mis à proximité de toutes les parties du pays, aussi bien résidences, connues par de nombreuses découvertes de
par ces routes qui divergent en tous sens que par les mosaïques entre la place Bellecour et la gare de Perrache.
deux euves qui conuent à ses pieds, Lugdunum , situé Juge et législateur, Claude plaide la cause des Gaulois
au milieu de la Gaule, en est comme la citadelle.» devant le Sénat en 48. Les citoyens romains de la Gaule
Chevelue voudraient pouvoir briguer les magistra-
tures romaines. Maladroit certes, mais convaincu par
Les travaux d’embellissement le bon fondement de la demande, l’empereur enchaîne
de l’empereur Claude avec plus ou moins de logique les arguments. Il passe

37
en revue les rois étrangers qui ont régné sur Rome. Des
noms cités à la pelle : Sabin Numa, Tarquin l’Ancien,

Lyon
L’embellie engagée par Auguste se poursuit au début du Mastarna… Puis il détaille l’évolution institution-
er siècle. Sous le règne de Tibère, en 19, l’amphithéâtre, nelle de la République romaine avec ses changements
le plus ancien de Gaule, est édié aux frais d’un riche et notables. Le cas de Vienne, qui fournit déjà des séna-
noble Santon (peuple gaulois qui occupe la future pro- teurs, est abordé. Claude revient en arrière dans ses pro-
vince de Saintonge), Caius Julius Rufus. Plusieurs bâti- pos, se recentre sur le sujet principal pour conclure: «Si
ments monumentaux voient le jour à Fourvière, tel le on rappelle que les Gaulois ont donné du mal au dieu
pseudo-sanctuaire de Cybèle, le temple du culte impé- César en lui faisant la guerre pendant dix ans, il faut
rial sur le site du clos du Verbe-Incarné… La cité est pareillement mettre en regard une délité invariable
aussi très appréciée par Caligula, l’une des mauvaises
graines de la dynastie d’Auguste. Monté sur le trône en
37, le mégalomane sanguinaire s’établit à Lyon deux
ans plus tard, à la suite d’une campagne militaire en
Germanie. S’il a sans doute apprécié les charmes de la
capitale des Trois Gaules, rien n’arme qu’il ait contri-
bué à son développement. Contrairement à l’empereur
Claude, noble vieillard que l’histoire a longtemps voulu
faire passer pour un crétin…

Né à Lyon le 1 eraoût de l’an 10 av. J.-C., le successeur


négligé de Caligula, grand homme d’État tourné vers la
tradition, s’attache à l’épanouissement de sa cité, doré-
navant appelée en son honneur Colonia Copia Claudia
Augusta Lugdunum. Les rues sont élargies ; certaines
pavées. Les grands thermes de la rue des Farges sont
construits entre l’an 50 et 60. « Édice de prestige

autant que de confort, les thermes recevaient souvent  er
une riche décoration. […] Les quelques vestiges qui 
pendant cent ans et une obéissance plus qu’éprouvée Du faste au déclin
dans mille circonstances préoccupantes pour nous. À
mon père Drusus, qui soumettait la Germanie, ils ont
assuré sur ses arrières la sécurité d’une paix garantie Rome, débarrassée de son dernier « artiste » julio-
par leur propre tranquillité, et ce alors même que cette claudien en 68, passe aux mains successives de trois
guerre l’avait détourné des opérations du recensement, empereurs déplorables (Galba, Othon et Vitellius)
à cette époque nouvelles puis d’un autre, plus simple
et inhabituelles pour les et pragmatique, répondant
Gaulois. » La censure est au nom de Vespasien. La
votée. Claude se montre stabilité revient doucement
reconnaissant envers les dans l’empire… Presque
notables de la Gaule che- deux cents ans après sa fon-
velue. Et l’harangue est dation, Lugdunum connaît
gravée sur une plaque de une nouvelle ère de déve-
bronze et exposée à l’entrée loppement économique et
du sanctuaire fédéral des 
e culturel sous la dynastie des
Trois Gaules. Découverte          Antonins. Originaire d’Ita-

en 1528 sur le lieu-dit du lica (en Espagne), pupille de
Périer, cette Table claudienne est aujourd’hui l’une des Trajan, Hadrien prend la tête de l’empire en 117. Deux
pièces maîtresses du Musée gallo-romain de Fourvière. ans plus tard, il visite les provinces de Gaule et se rend
dans la cité lyonnaise. À son instigation, de grands
38

Claude, la bonne fée de la cité, meurt en 54. Tout le travaux d’embellissement sont lancés, notamment
monde parie que c’est un coup d’Agrippine. Elle aurait l’agrandissement du théâtre (capacité portée à 10000
Lyon

servi un plat de champignons empoisonnés pour places) et de l’amphithéâtre. Deux autres bâtiments
se débarrasser de son époux et ainsi faire de son ls, sont construits ex nihilo. Le premier est l’odéon, à la
Néron, le nouvel empereur de Rome… Coupable, ou fois auditorium réservé aux représentations musicales
pas, la voilà satisfaite. Narcissique, dicilement contrô- et lieu de lectures publiques. D’une capacité estimée de
lable, le jeune homme détient dorénavant le monde 3000 places, il est le signe de l’épanouissement artis-
romain. Et ne soure pas la contrariété. Cela tombe tique de la cité… L’autre édice notable de ce début de
bien, les habitants de Lugdunum ne comptent pas le e siècle à Lyon est le cirque. Réservé aux courses de
mécontenter. Au contraire. Lorsqu’en 64 les notables chars endiablées, il fait partie des monuments les plus
ont connaissance de l’incendie qui a ravagé la cité aux populaires du monde romain!
sept collines, ils s’empressent d’envoyer quatre mil-
lions de sesterces à l’empereur pour la relever de ses Si cette époque peut être considérée comme l’une des
cendres. L’attention a certainement touché le tyran… plus fastes de Lugdunum, elle annonce également la n
Puisqu’il leur retourne la même d’une ère. Lyon perd son rang de
somme le jour où il apprend capitale au début du e siècle.
que Lugdunum à elle aussi été Le feu, le sang, les pleurs… Toute une partie de la colline
victime du même éau! Le feu,
le sang, les pleurs… Romains
Romains et Lyonnais ont de Fourvière est délaissée : avec
l’émergence du christianisme,
et Lyonnais ont partagé les partagé les mêmes affres le centre du pouvoir se déplace
mêmes ares pendant un cer- pendant un certain temps. vers la ville basse, autour de la
tain temps. Ce qui resserre les résidence de l’évêque et de la
liens entre les deux cités. Et incite Lugdunum à rester cathédrale. Une autre page des riches heures de l’histoire
loyale envers Néron, même lorsque le gouverneur de la de Lyon s’ouvre. Avec ses évangéliaires carolingiens, ses
Gaule lyonnaise, Caius Julius Vindex, se révolte contre églises, ses conciles et ses foires…
celui-ci. Cette prise de position a d’ailleurs bien failli
lui coûter cher, car la ville est assiégée par les Viennois.
Fort heureusement pour elle, l’assaut n’a pas de réelles
conséquences sur la cité…
39
Lyon

      


e 
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Aux
Auxerre
Auxerre
Franche-Comté
Dijon
Dijon

Besançon
Bes nçon
Besançon
Bourgogne-
Auxerre
L’ILLUSTRE inconnue de l’Yonne

Elle est souvent éclipsée par la notoriété de son club de foot ! Pourtant, Auxerre l’Icaunaise
– Icauna est le nom latin de la rivière Yonne – a de quoi séduire par sa gastronomie,
ses vins de très bons crus, son patrimoine exceptionnel. Sans parler de son passé prestigieux,
puisqu’elle fut un haut lieu de la renaissance carolingienne.

Cette discrète Bourguignonne a tout d’une aquarelle.


Campée sur les bords d’une rivière aux reets bleu-
vert, elle abrite dans ses ruelles parsemées de char-
mantes petites maisons de couleur à pans de bois, un
cœur historique vibrant encore d’un prestigieux passé
spirituel, intellectuel et artistique. Ses monuments,
telles l’abbaye Saint-Germain et la cathédrale Saint-
42

Étienne, éblouissent par leur éclat les collines de la


ville, dont les pentes étaient autrefois recouvertes de
Auxerre

vignes. Autant d’empreintes indélébiles de la sacralité


évanouie de la cité.

Aujourd’hui, Auxerre est plus renommée pour son


stade de l’Abbé-Deschamps – sanctuaire footballis-
tique des exploits de l’AJA – que pour ses splendeurs
patrimoniales du haut Moyen Âge. L’évêque Germain,
gure historique méconnue des Auxerrois, qui n’avait
d’ambition que la pauvreté, doit se retourner dans son
sarcophage d’avoir été remplacé dans les esprits par le
charismatique Guy Roux, talentueux certes, mais à l’as-
cétisme plus improbable!

xe siècle : Rattachement d’Auxerre à la


Bourgogne (Ducatus Burgundiae)
1188 : Premières mesures d’affranchissement
prises par Pierre de Courtenay
en faveur de ses bourgeois
1192 : Pierre de Courtenay termine la
ceinture de remparts défensifs de la
ville, dont les travaux ont été initiés
par le comte Guillaume IV
1477 : Louis XI rattache l’Auxerrois  e
au domaine royal 

Située à un carrefour de la Via Agrippa qui reliait Rome vivant, on lui attribue déjà le pouvoir d’accomplir des
à Boulogne-sur-Mer, Auxerre (appelée Autessiodurum miracles. Lorsqu’il meurt à Ravenne en 448, son corps
par les Romains) a toujours été une ville de passage, une est ramené et inhumé à Auxerre, dans un petit oratoire
plate-forme commerciale où transitaient vers Paris, via initialement consacré à saint Maurice, à l’extérieur du
la rivière Yonne, le vin, la pierre, les céréales et les bois castrum gallo-romain. Vénéré, attirant de nombreux
ottés. La proximité de la capitale, source incontestable pèlerins sur sa tombe, ce grand missionnaire de l’Église
de dynamisme économique, a aussi pu jouer parfois suscite l’intérêt de la reine Clotilde, veuve de Clovis, qui
en la défaveur du chef-lieu du département de l’Yonne, fait édier une basilique autour du tombeau du saint.
lequel a eu bien du mal à résister à la «pompe aspirante
parisienne », comme la désigne l’historien Jean-Pierre
Rocher. Dans l’ombre de Paris et de Dijon, la capitale Les moines de Saint-Germain
bourguignonne, Auxerre mérite qu’on lui rende les hon- fondent une école parmi
neurs qui lui sont dus : ceux d’une ville au patrimoine les plus renommées d’Europe
architectural et artistique d’exception – d’autant plus
étonnant à l’échelle d’une ville de 34 500 habitants –,
ef d’une abbaye toute-puissante vers qui les meilleurs C’est là, après avoir passé une nuit entière à prier, étendu
maîtres d’Europe ont convergé au temps de la renaissance au pied du sarcophage, que Conrad recouvre totalement
carolingienne (e siècle). Une époque lointaine, il est la vue. Sa reconnaissance envers Germain est immense.
vrai, mais qui marque le point de départ d’une période de Avec la comtesse Aelis et le soutien de Charles le Chauve,
développement d’envergure, couronnée par les premières il fait reconstruire et agrandir l’abbaye. Au-delà du rôle
conquêtes communales du esiècle. Quatre siècles au de gardiens du tombeau de saint Germain, les moines

43
cours desquels le visage de la ville se dessine, et dont on bénédictins de l’abbaye deviennent les principaux
reconnaît encore aujourd’hui les principaux traits, au tra- acteurs d’une communauté qui déploie une immense

Auxerre
vers d’un tissu urbain d’origine préservé à plus de 90%. puissance foncière ; ils s’imposent aussi comme les fon-
dateurs d’une école monastique parmi les plus réputées
Des berges arborées de l’Yonne à la vénérable abbaye de la renaissance carolingienne. D’une simple institu-
Saint-Germain, l’ascension de la côte est propice à tion religieuse, l’abbaye se mue en rouage incontour-
remonter le temps… Bienvenue chez les Carolingiens. nable du développement culturel et économique d’une
Nous sommes en l’an 842, quelques mois après la bataille cité qui n’en attendait pas tant.
de Fontenoy-en-Puisaye (25 juin 841), au cours de
laquelle les ls de l’empereur Louis le Pieux se disputent La crypte dans laquelle reposait saint Germain consti-
le partage de l’Europe. Parmi eux, Charles le Chauve, tue le soubassement du chœur de l’actuelle église du
futur roi de Francie occiden- complexe abbatial. Lieu sacré
tale (843-877), dont Auxerre mais aussi d’intérêt natio-
fera partie. Son oncle, Conrad, D’une simple institution nal : c’est dans la crypte du
père abbé de Saint-Germain religieuse, l’abbaye se mue chœur que, au e siècle, le
et comte d’Auxerre, va mal. plan à déambulatoire et cha-
Atteint d’un grave trouble en rouage incontournable du pelle rayonnante aurait été
visuel, il s’apprête à être opéré développement culturel et initié, avant de se perfection-
par les « chirurgiens » de
l’empereur. Pas vraiment ras-
économique d’une cité qui n’en ner puis de servir de modèle
aux futures églises romanes
suré, il espère pouvoir échap- attendait pas tant. et gothiques. Rien moins
per au supplice en tentant sa qu’un laboratoire expérimen-
chance auprès d’un saint guérisseur. Germain est de tal d’architecture religieuse. Objet d’une campagne de
ceux-là. Avocat, ce ls de patriciens gallo-romains, né à fouilles menée de 1989 à 1998, l’extrémité opposée du
Auxerre en 378, est consacré évêque de sa ville natale en chœur est aménagée, quant à elle, en un vaste espace
418. Il s’illustre par son combat en Bretagne contre l’hé- muséographique et archéologique semi-souterrain dont
résie pélagienne (négation de la grâce), par sa lutte aux la visite est incontournable. Les grilles recouvrant le sol
côtés des Bretons contre les Pictes et les Saxons, et par sa laissent entrevoir, au-dessous, de nombreuses sépul-
volonté d’alléger la scalité pour ses concitoyens. De son tures de moines ou de donateurs de l’abbaye.
grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique,
géométrie, astronomie, musique. C’est à Haymon que
l’on doit les fondements de la théorie des trois ordres
(prêtres, guerriers, paysans). L’école d’Auxerre se dis-
tingue particulièrement par le foisonnement de ses
manuscrits et de ses commentaires des textes bibliques,
la rédaction de Vies et de Miracles de saints, et ses
travaux portant sur la grammaire. Grâce à son école
abbatiale, Auxerre acquiert une véritable dimension
européenne et expérimente avant l’heure le programme
Erasmus! En eet, des échanges et des relations étroites
se nouent avec d’autres centres intellectuels, notam-
ment ceux du royaume de Francie orientale (Austrasie,
Saxe, uringe, Bavière).

 Transformée en hôpital militaire puis civil après la
bookys-ebooks.com Révolution, l’abbaye accueille aujourd’hui le Musée
Comment ne pas être ébloui municipal archéologique et médiéval. En traversant
par une œuvre millénaire le cloître réaménagé au e siècle contre la structure
qui a résisté à l’usure du temps ? romane, on longe les principaux lieux de vie des moines
bénédictins: la sacristie d’abord, où sont exposés la dalle
44

reliquaire du premier oratoire (e siècle) et le suaire de


Dans les années 1920, sous les enduits craquelés, des saint Germain (tissu en soie tissée dans lequel avait
Auxerre

représentations picturales exceptionnelles du  esiècle été enveloppé le reliquaire à l’occasion d’une nouvelle
–sans doute les plus vieilles peintures françaises– ont translation au esiècle) ; la salle capitulaire ensuite, où
resurgi des temps carolingiens. Elles ornent le mur du les membres de la communauté priaient, discutaient
sanctuaire dédié à saint Étienne (côté nord) qu’emprun- de l’administration de leurs biens et réglaient les pro-
taient les membres de la communauté, les seuls auto- blèmes de discipline ; puis le scriptorium, où les copistes
risés à se rendre dans la crypte. Comment ne pas être rédigeaient, enluminaient et reliaient les manuscrits.
émerveillé par ces œuvres du premier millénaire qui Petite parenthèse linguistique: c’est à cause de ces typo-
ont résisté à l’usure du temps et aux saccages des guerres graphes médiévaux, semble-t-il, que les Auxerrois ont
de Religion? Par endroits, l’ocre s’est un peu estompée, aujourd’hui toutes les peines du monde à convaincre
mais on devine aisément la scène relatant la condamna- leurs concitoyens de revenir à la prononciation originelle
tion de saint Étienne par le Sanhedrin, celle montrant du nom de leur ville, «Ausserre». Les moines copistes
les gardes qui s’emparent du martyr en extase pour le avaient en eet remplacé les doubles «s» par une croix!
conduire au lieu du supplice, ou bien cette représenta-
tion de Jérusalem avec sa porte hypertrophiée, théâtre
de la lapidation du saint. Une inscription voisine de ces
trois fresques a été décryptée comme étant le nom de
l’artiste supposé : un certain Fredilo, connu pour être
un moine lettré élève de Servat Loup, lequel fut abbé de
l’abbaye Saint-Pierre de Ferrières.

Ces réalisations picturales participent d’une expansion


intellectuelle sans précédent dans le royaume carolin-
gien de Francie occidentale. Les plus grands maîtres
se succèdent à l’abbaye Saint-Germain : Murethach,
Haymon, Heiric et Remi répondent à la volonté des sou-
 
verains carolingiens de renouer avec la culture latine          
et de soutenir l’enseignement des sept arts libéraux : 
Jusqu’à la Révolution, on a compté dans Auxerre plus un grand territoire, que j’ai vu de mes propres yeux,
d’une vingtaine de clochers. Cathédrale, églises parois- où les montagnes, les collines et les plaines sont toutes
siales, abbayes, couvents et chapelles tissent un réseau cultivées en vignes. Les hommes de ce pays ne sèment,
très dense dont la cathédrale Saint-Étienne, l’abbaye ni moissonnent ni n’amassent dans leurs greniers, mais
Saint-Germain, l’église Saint-Pierre-en-Vallée et ils envoient leur vin à Paris, car tout près de la ville, il y
l’église Saint-Eusèbe sont aujourd’hui les points névral- a un euve, qui mène à Paris. Ils le vendent si bien qu’ils
giques. La muraille gallo-romaine, édiée à la n du en tirent tout, nourriture et vêtements.»
e siècle, protégeait les deux principaux pôles de pou-
voir: le quartier de la cathédrale et le palais comtal. Ces
remparts ne susent pas à contrer l’invasion normande La « pointe des vins » auxerrois
de 889, qui met un terme à la renaissance carolin- s’exporte au Moyen Âge
gienne. Dès lors, il faut attendre la n du e siècle pour jusqu’en Russie via la Baltique
qu’Auxerre prenne un nouvel élan : l’évêque Georoy
de Champallemant contribue pour beaucoup à cet essor
et les comtes de Nevers garantissent à la cité une relative Par le commerce viticole, Auxerre renforce au cours
stabilité. En 1166, à l’initiative du comte GuillaumeIV du Moyen Âge central sa réputation, impulsée, par le
commence l’édication de remparts qui engloberont les rayonnement européen de l’abbaye Saint-Germain. Les
nouveaux quartiers agrégés aux diérentes paroisses. crus de qualité –Migraine, Chaînette, Boivin, Clairion,
Chacune d’elles a une iden- entre autres – sont destinés
tité bien déterminée, une aux classes aisées, les pre-
architecture spécique. Un Un brin d’observation permet miers dégustateurs étant

45
brin d’observation permet bien sûr le roi et le pape.
de décrypter ce kaléidoscope de décrypter ce kaléidoscope Certains textes attestent que

Auxerre
des identités auxerroises. des identités auxerroises. «la pointe des vins» auxer-
rois s’exportait vers les pays
Au cœur de celles-ci, l’omniprésence de la vigne, dont de l’actuel Benelux, la France du Nord, la Normandie,
le clos de la Chaînette, ancienne possession de l’abbaye l’Angleterre et même vers la Russie via la Baltique.
Saint-Germain, représente aujourd’hui un précieux
témoignage. Toutes les couches de la société auxerroise Le petit peuple vit sous les murs du castrum primitif,
sont concernées par la viticulture : abbés, évêques et dans la paroisse Saint-Pierre-en-Vallée –la plus étendue
seigneurs sont les principaux propriétaires fonciers ; d’Auxerre intra-muros– dont l’enclos abbatial édié au
les «laboureurs de vignes», petites gens qui travaillent esiècle s’aligne le long de l’axe nord-sud (Paris-Lyon).
à leur service, tirent du travail de la terre l’essentiel de Particularité de cette église: les paroissiens, en majorité
leur maigre revenu. Jusqu’au milieu du esiècle et la des vignerons, n’ayant pas le droit de sonner les cloches
crise du phylloxéra, Auxerre est littéralement cernée (prérogative réservée aux seuls membres de la com-
par la vigne. Une particularité que n’avait pas man- munauté abbatiale), ils ont construit eux-mêmes leur
qué de relever Fra Salimbene, un moine franciscain du tour clocher, au prol très élancé, symbole ostentatoire
e siècle: «[…] Il y a là un grand district ou évêché, d’une population laborieuse, désireuse de marquer son



territoire. À l’angle de la tour, au-dessus de la porte sud gros. À l’étage, lieu de vie, la façade laisse apparaître une
de l’église, les grappes de raisins sculptées rappellent structure de poutres, caractéristique des maisons à pans
que le lieu est celui de la confrérie Saint-Vincent, le saint de bois auxerroises (on en compte près de 700 dans la
patron des vignerons. La façade principale de l’église ville). Dans l’encorbellement, on distingue des symboles
présente, quant à elle, une imagerie reet de la popula- qui ne prêtent à aucune équivoque: une nef, une ancre de
tion de ce quartier: bouchers, maraîchers, charcutiers. marine. Au n°4 de cette même place, sur une autre mai-
Dans ce territoire constitué à 70% de vignerons, la vie son en bois du  esiècle, se trouve un des rares reliefs
était rythmée par les saisons et l’eervescence était bien conservés représentant Nicolas, le saint patron des
considérable, surtout en période de vendanges avec mariniers, indice de la ferveur religieuse qui animait ce
l’arrivée des journaliers. peuple de l’eau. À l’instar des vignerons, les mariniers
avaient formé une confrérie d’entraide et de charité et
En progressant le long de la rue Joubert et en remontant se réunissaient dans la chapelle de l’église Saint-Loup,
à la limite de l’ancien castrum, le parcellaire médiéval disparue à la n du  esiècle. À quelques mètres de
se contracte. C’est ici, près de la rue Sous-Murs, que là, sur la place Saint-Nicolas, un bar-restaurant ouvert
vivaient les habitants réputés «pollueurs», notamment dans les années 1990 occupe l’ancien bâtiment de l’en-
les bouchers. À proximité, les vignerons résidaient dans trepôt et des bureaux de la Compagnie des coches d’eau.
des maisons basses, sans étage, à l’image de certaines Autrefois, le lieu était rempli de marchandises et vivait
bâtisses du esiècle toujours visibles rue Bérault. Ces au rythme des entrées et des sorties incessantes des
maisons ne comportaient pas de caves de stockage du voyageurs. La statue de Saint-Nicolas a beau veiller sur
vin. Celui-ci était conservé par les propriétaires eux- les lieux, elle n’intimidait pas les promeneurs de passage
mêmes. Juste une ou deux pièces à vivre et éventuelle- et les riverains qui venaient s’encanailler dans la maison
46

ment une petite grange à pressoir où le jus était extrait, des étuves proche de la rue de la Marine.
puis fermenté avant sa mise en tonneau. Le fruit de la
Auxerre

production viticole était acheminé par la rivière vers Un centre intellectuel réputé attirant de nombreux étu-
Paris, avant d’être exporté vers l’Angleterre et les pays diants, une production viticole orissante, une rivière
du Nord. Un trac assuré par la population haute en facilitant les échanges avec la capitale. Au  esiècle, il
couleur des voituriers d’eau, concentrée dans le quartier commence à faire bon être bourgeois à Auxerre. Surtout
de la Marine, entre la colline de l’abbaye Saint-Germain pour ceux qui dépendent directement du comte de
et celle de la cathédrale Saint-Étienne. Nevers, Pierre de Courtenay. En eet, à partir de 1188, ce
prince capétien, époux d’Agnès de Nevers, leur octroie
la libre transmissibilité de leurs biens et met ainsi n
Jusqu’à l’arrivée du chemin de fer au système de la mainmorte. Ce n’est qu’un début… En
en 1855, le port avait des allures 1216, contre une rente annuelle de 2 000 livres versée
de fourmilière au comte, les bourgeois obtiennent à bail pour six ans
l’ensemble de la ville et de ses dépendances. Pierre de
Courtenay espère ainsi disposer des ressources néces-
Aujourd’hui, le calme règne dans ce quartier-village saires pour accéder au trône de Constantinople.
pittoresque des bords de l’Yonne. Pourtant, jusqu’à l’ar-
rivée du chemin de fer en 1855, cet espace de vie et de Avec la mise en place d’un corps de ville formé de douze
travail avait des allures de fourmilière où se côtoyaient bourgeois élus par leurs semblables, la première admi-
charpentiers de marine, les «chi dans l’iau» (manuten- nistration municipale autonome voit le jour. Lorsque le
tionnaires qui déchargeaient les marchandises), petits comté d’Auxerre est rattaché à la couronne de France le
patrons et voituriers d’eau. Sur la petite place pavée 25janvier1371, les bourgeois se soustraient dénitive-
du Coche-d’Eau, le Centre d’histoire médiévale a élu ment à l’emprise du comte et de l’évêque. Mais la pres-
domicile dans la maison du Coche-d’Eau, une bâtisse sion scale, notamment l’impôt sur les vins, exercée
du esiècle construite sur le modèle de l’habitat mari- par le roi attise les mécontentements et les Auxerrois
nier médiéval disparu. Au rez-de-chaussée, toujours ne tardent pas à se rallier au duc de Bourgogne avant
conçu en pierres pour résister aux crues fréquentes de la une ultime volte-face et l’allégeance à la couronne de
rivière, un vaste entrepôt –appelé «port» dans le jargon France en 1477, au lendemain du conit entre Charles le
local– où les mariniers stockaient les marchandises en Téméraire et LouisXI.
Au lendemain de la guerre,
il y avait encore des fermes
au beau milieu de la ville

L’un des quartiers les plus représentatifs de l’enri-


chissement de la bourgeoisie auxerroise est celui de la
paroisse Saint-Eusèbe. Témoin de cette opulence, l’hô-
tel particulier de la famille Deschamps de Charmelieu
(e siècle), place Saint-Eusèbe. Auxerre n’a pas été
épargnée par les saccages et les pillages, notamment
ceux des Anglais pendant la guerre de Cent Ans, et
surtout les exactions des Huguenots en 1567. Toutefois,
la ville a eu la chance d’échapper aux catastrophes
du esiècle. Elle a été, certes, bombardée pendant la
Seconde Guerre mondiale mais les destructions n’ont
pas été massives. Résistance miraculeuseau temps qui
passe, à laquelle s’ajoute une continuité exceptionnelle
dans la géographie des sites de pouvoir: en lieu et place
de l’ancien enclos comtal, là où se prenaient les déci-
sions municipales, la mairie a établi ses quartiers ; l’an-

47
cien palais où logeait l’évêque (grand administrateur et
législateur de la cité) accueille la préfecture de l’Yonne.

Auxerre
Il se dit même que le bureau du préfet, installé dans le
promenoir roman du e siècle, avec une vue splendide
sur la vallée de l’Yonne, est l’un des plus prisés des ser-
viteurs de l’État.

Auxerre n’a pas grandi démesurément et a su composer


avec sa tradition rurale. Les anciens racontent même
qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y
avait encore des fermes au beau milieu de la ville. Mais
ici, la campagne n’est jamais bien loin. Il sut pour
le voir de lever les yeux : au-delà des clochers, la cité
 
icaunaise retrouve ses racines. Et ses vignes. Une ville à 
consommer… sans modération. du e
Besançon
SUR LES CHEMINS DE ses trésors méconnus

Métropole de la Séquanie à l’époque gallo-romaine, la cité est conquise par


les Burgondes en 457 et intégrée aux royaumes de Bourgogne jusqu’à



Réputée discrète, voire introvertie, la capitale régionale l’autogestion ainsi qu’aux liens solidaires et commu-
de la Franche-Comté soure d’un décit de notoriété nautaires. Lorsque les Français conquièrent pour la
sur le plan national et international. À l’étranger, elle première fois Besançon au début de l’année 1668, ne
est souvent confondue avec Briançon. Pourtant, dotée dénoncent-ils pas ces râleurs de Bisontins et les trop
d’une somptueuse citadelle, la cité bisontine fait partie grandes libertés de leurs vignerons qui demandent la
des places fortes du réseau des sites majeurs Vauban protection de leur activité en exigeant que les vins fran-
inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco çais et franc-comtois n’entrent pas dans la ville?
48

depuis juillet 2008. Mais à y regarder de plus près, le


bon génie de LouisXIV ne fait pas l’unanimité. On dit
58 av. J.-C. : les légionnaires romains
Besançon

même que certains descendants des vieilles familles,


s’installent à Vesontio
dont les aïeuls sont longtemps restés dèles à la mai-
jusqu’en 476 apr. J.-C.
son d’Autriche, auraient versé dans l’indignation lors
des festivités du tricentenaire de la mort de Vauban 1290 : une charte impériale accorde aux
en 2007 : « Comment peut-on célébrer celui qui nous citoyens bisontins le droit de gérer
a conquis?» Une attitude qui rappelle celle des révolu- eux-mêmes leurs affaires,
tionnaires bisontins : au esiècle, ils rent fondre la La Commune de Besançon est née
statue en bronze de CharlesQuint, considérant l’empe- 1678 : Louis XIV rattache définitivement
reur, qui fut pourtant leur protecteur, comme un ennemi Besançon au royaume de France
de la France. De telles réactions traduisent toute la com-
1798 : création de la Fabrique d’horlogerie
plexité du tissu identitaire d’une ville soumise depuis
de Besançon qui regroupera jusqu’à
l’époque gauloise à de multiples inuences : romaine,
400 ateliers
bourguignonne, germanique, espagnole, française.
Loin d’annihiler ses velléités d’indépendance, les domi-
nations ou protections successives n’ont fait que renfor- Besançon la rebelle. Toujours sur la défensive, bien que
cer le désir d’autonomie et de liberté du peuple bisontin. contrainte maintes fois à faire allégeance: aux légions
de César, aux dignitaires de l’Église chrétienne devenus
princes d’Empire, à la toute-puissance centralisatrice
Une ville DE GARNISON SOUS LES ROMAINS du Roi-Soleil.

Besançon, belle inconnue aux trésors ignorés, véritable


Aux marges du royaume de France et du Saint Empire petite Rome de Franche-Comté, avec ses sept collines
romain germanique, tenus à distance des institu- protectrices, ses impressionnantes domus antiques, ses
tions du pouvoir impérial, refusant l’inféodation aux églises monumentales, son palais Renaissance ef de
ducs-comtes de Bourgogne, les habitants de la Boucle l’illustre familleGranvelle, ses somptueux hôtels parti-
– c’est ainsi qu’on appelle le centre de la cité entouré culiers dese et esiècles, ou ses escaliers en bois
par le Doubs – ont très tôt développé une aptitude à tourné et en ferronnerie. Plus exceptionnel encore, son


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site naturel placé sous le signe de l’eau qui ceinture le à peu près à l’ancien cardo maximus)  ; les conduits
cœur historique, lui conférant l’allure d’une presqu’île. de l’aqueduc romain qui, sur 10km, alimentait la cité

Besançon
Lovée dans un méandre du Doubs côté nord, la ville est en eau depuis les sources d’Arcier ; les colonnades du
comme verrouillée au sud par le mont Saint-Étienne où square Castan ; les vestiges de l’amphithéâtre (sur la
trône la citadelle. rive droite du Doubs)  ; le murus gallicus ; la berge de
l’époque romaine ; la domus du palais de justice et celle
Jules César a très vite compris l’intérêt stratégique du collège Lumière (6000m 2) où a été mise au jour la
de cette place forte, qu’il a été le premier à nommer mosaïque de la Méduse datant duesiècle apr.J.-C.
Vesontio, et sur laquelle une peuplade gauloise, les
Séquanes, a érigé son oppidum. Un temps en lutte contre Sur les hauteurs de la ville, en contrebas de la citadelle,
les Eduens, les Séquanes font appel à César, alors pro- le calme règne dans ce qui fut l’ancien secteur capitu-
consul romain, pour combattre le Germain Arioviste laire de la métropole chrétienne médiévale. C’est à la
en 58av.J.-C. Les légionnaires romains apprécient telle- veille des invasions barbares du esiècle que la popu-
ment le lieu qu’ils y déposent leurs casques et y abritent lation bisontine quitte le centre de la cité pour trouver
leurs chars jusqu’à la n de l’Empire romain d’Occident refuge sur la colline. Et lorsque l’empereur Julien passe
en 476apr.J.-C. C’est donc sous l’occupation romaine à Besançon en 360, il la décrit comme une «bourgade
que Besançon forge son identité première: celle d’une ramassée sur elle-même » qui n’est plus la capitale
ville de garnison. majestueuse qu’elle était.

Cité impériale, ville chrétienne


Besançon, véritable petite
Rome de Franche-Comté.
La tradition locale fait de saintFerréol et de saintFerjeux,
Parmi les vestiges les plus visibles de l’époque romaine : deux apôtres d’origine grecque envoyés par saintIrénée
la Porte Noire, construite sous Marc Aurèle vers évêque de Lyon, les évangélisateurs de la ville dès la n
175apr.J.-C. au pied de la citadelle, à l’endroit où la voie du esiècle. Leur statuaire, au musée des Beaux-Arts, les
qui relie Rome à Vesontio pénètre dans la ville et la tra- représente décapités, tenant leur tête dans leurs mains,
verse jusqu’au nord (l’actuelle Grande-Rue correspond symbole de leur martyre dans les arènes de Besançon.
(Bourgogne) sont un temps possession de Lothaire. Puis,
la Burgondie est intégrée à divers royaumes entre la
France et l’Allemagne, donnant naissance à deux régions :
les pays du Jura ou de Haute-Bourgogne constitutifs de
la Comté de Bourgogne (future Franche-Comté) et les
pays de la Saône absorbés par le duché de Bourgogne
(Bourgogne actuelle). Il s’agit là d’une période troublée,
hantée par les incursions barbares. De ce «malaise sécu-
ritaire » va naître l’établissement du régime féodal qui
place les populations sous la protection des seigneurs. En
1032, la Comté de Bourgogne (dont fait partie Besançon)
est cédée à l’Empire germanique. Quant au duché, il
revient à la couronne de France.

C’est à cette époque qu’entre en scène Hugues Ier de


Salins, archevêque de Besançon (1031-1066) et seigneur
de la cité, qui bénécie désormais du statut de Ville
     e        
impériale. Celle qui fut aue siècle baptisée Chrysopolis,
         la cité de l’or, va connaître sous le gouvernement de ce
 prélat disposant des droits régaliens –même s’il reste au

demeurant vassal de l’empereur HenriIII– un extraor-
50

La réalité serait tout autre. L’évêque Amantius, en quête dinaire développement. Besançon ne dépend plus dès
de protecteurs spirituels pour sa communauté, serait lors que de l’autorité de l’archevêque qui devient prince
Besançon

vers l’an 500 « l’auteur véritable de l’invention des d’Empire et échappe au pouvoir comtal. La cité est alors
saints martyrs de Besançon et de la mise en place de une enclave au sein de la Comté de Bourgogne. L’homme
leur culte ». Le premier évêque historiquement connu de Dieu concentre dans ses seules mains le pouvoir de
est un certain Pancharius (347). justice civile et ecclésiastique, l’administration de la
monnaie, la gestion des tonlieux (droits perçus sur la
Durant toute la période du haut Moyen Âge, entre le e et circulation des marchandises et sur les transactions)
le  esiècle, de nombreux édices cultuels sont construits : et des droits banaux. Les Bisontins lui doivent aussi le
le groupe cathédral constitué de deux églises et d’un bap- service d’ost (militaire). L’archevêque fait construire
tistère ; le palais épiscopal et un oratoire sur le haut de la de nouvelles églises (Saint-André et Saint-Quentin).
colline. Après avoir été envahie par les Alamans (vers Il engage une rénovation spirituelle et matérielle de la
450) et par les Burgondes (vers 460), Besançon entre ville dans le contexte de la réforme grégorienne. Les
dans le giron des Mérovingiens de 534 à 752. C’est au suzerains germaniques demeureront toujours à dis-
cours de cette période que sont élevées les quatre églises tance de cette cité régentée par l’Église, à l’exception de
paroissiales : Saint-Jean-Baptiste, Saint-Maurice, Saint- l’empereur FrédéricBarberousse qui séjourne plusieurs
Pierre et La Madeleine. Au milieu duesiècle, l’évêque fois à Besançon entre 1153 et1158. Un intérêt certain
saintDonat fonde les deux premiers monastères bison- pour la ville qu’on attribue à son mariage avec Béatrice,
tins de Saint-Paul pour les hommes et de Jussa-Moutier lle du comte RenaudIII, par lequel l’empereur devient
pour les femmes. La population, bien que gagnée à la foi comte de Bourgogne (1156-1190).
catholique, s’est retrouvée à un moment donné dans la
nécessité de faire bloc contre l’autorité épiscopale déten-
trice de tous les pouvoirs spirituels et temporels. Cette La Boucle, une collectivité autonome
toute-puissance de l’évêque s’explique par l’insécurité et protégée
ambiante qui règne dans les royaumes de Bourgogne
entre lese et esiècles.
À force d’obstination et de rébellions successives,
Depuis le partage de l’empire de Charlemagne au traité les habitants de la Boucle parviennent à obtenir leur
de Verdun (843), Besançon et l’ensemble de la Burgondie indépendance vis-à-vis de l’archevêque. Une charte
impériale, en date du mois de juin 1290, signée avec La peste noire de1349 qui ravage l’Europe occidentale
RodolpheIer de Habsbourg, accorde aux citoyens bison- n’épargne pas Besançon, dont la population estimée à
tins, sujets de l’empereur, le droit de gérer eux-mêmes 10 000personnes perd un tiers de son eectif. En 1350,
leurs aaires. La ville inaugure alors une période véri- le haut du quartier capitulaire est dévasté par un incen-
tablement charnière, celle du mouvement communal die. Autre éau : les razzias perpétrées par les merce-
(e siècle). Besançon est devenue Besançon précisé- naires de la guerre de Cent Ans au lendemain du traité
ment au moment de la Commune, quand les gens se de Brétigny (1360). Le e siècle est le théâtre d’une
sont rendus maîtres de leur sort. D’un espace jusqu’alors révolte sociale conduite par le batteur d’or JeanBoisot
propriété du seigneur, la cité devient une collectivité. et matée par les troupes de PhilippeleBon. Par les trai-
tés de garde de1386, 1405 et1422, les ducs-comtes de
En butte à une phase de stagnation économique, les Bourgogne arment leur inuence sur la ville tout en
habitants vivent alors essentiellement des retombées respectant la sacro-sainte liberté bisontine. À
nancières de l’agriculture, de la viticul- la mort de Charles le Téméraire en 1477,
ture, de l’artisanat et de la fabrication dernier des ducs-comtes, Louis XI
textile. La ville médiévale se divise tente de s’emparer du territoire franc-
en sept quartiers, dont l’empreinte comtois. C’est compter sans l’union
demeure dans la répartition act- de Marie de Bourgogne, héritière de
uelle des activités urbaines : la Comté, avec l’empereur d’Autriche
Saint-Quentin, chasse gardée Maximilien. S’ensuit une guerre – qui
des religieux ; Saint-Pierre, cœur épargne Besançon– à l’issue de laquelle, par
du pouvoir communal ; le Bourg, le traité de Senlis (1493), la Franche-Comté
centre commerçant ; Arènes, Battant revient à l’Empire germanique. Besançon s’ap-

51
et Charmont pour la viticulture et prête à vivre son premier âge d’or.

Besançon
l’artisanat ; Chamart, extension du
quartier religieux. Chaque quar- La vieille ville de Besançon se distingue
tier désigne alors ses représen- par la densité de ses maisons bour-
tants et a le devoir d’organi- geoises et de ses hôtels particuliers
ser la milice et la répartition aux façades bleu et beige, faites
des charges scales. Tous les de pierres en provenance de la
ans, le 24juin, la Commune forêt de Chailluz. Un grand
élit 28notables et un conseil nombre de ces bâtisses datent
de 14gouverneurs (deux par  du  e  siècle. Au travers de
quartier). Il s’agit d’un scru-          

cette architecture, expression
tin à deux degrés auquel de l’art de la Renaissance, c’est
participent les chargés de famille. Lesquels ont tendance la dimension d’une cité prospère, au commerce oris-
à toujours élire les mêmes représentants, ce qui fait pen- sant et en paix avec ses voisins qui ressurgit du passé.
ser au modèle oligarchique des cités grecques. C’est à CharlesQuint, titulaire du Saint Empire romain
germanique en 1519, à sa tante Marguerited’Autriche
À la n du e  siècle, la Comté revient sous suze- qui a reçu de son père Maximilien la jouissance viagère
raineté française après que le comte de Bourgogne des Pays-Bas, du Charolais et de la Comté, sans oublier
Othon IV a cédé ses droits à Philippe le Bel et que leur conseiller Nicolas Perrenot de Granvelle – lequel
PhilippeleLong, ls de ce dernier, s’est marié en 1307 s’est fait construire à Besançon un magnique palais qui
avec Jeanne de Bourgogne. Besançon préserve tou- héberge aujourd’hui le musée du Temps– que les Francs-
tefois son statut de ville libre impériale. La situation Comtois doivent, en partie, le prestige de leur capitale
reste la même lorsque comté et duché sont réunis en régionale. Grâce à la bienveillance des Habsbourg et à
1369 suite au mariage de l’héritière de Franche-Comté, l’immense talent de diplomate déployé par Granvelle,
Marguerite de Flandre, avec le duc de Bourgogne les Bisontins ont connu une longue période de paix avec
PhilippeleHardi. C’est donc «autonomes» et «proté- les Suisses et les Français. Quelques ombres au tableau,
gés» par l’ombre de la toge impériale que les Bisontins tout de même : en annulant, en 1518, le traité de Rouen
doivent faire face aux malheurs dese et esiècles. qui, depuis 1435, régissait l’exercice de la justice et le
régime des impositions, l’empereur s’attire les foudres n’accepte de ratier ce traité que dix ans plus tard, au
des autorités civiles et ecclésiastiques ; les tensions reli- moment de la conquête française.
gieuses commencent à se faire sentir dans une ville
de forte tradition catholique. Jusqu’à ce que la répres- Initiée par Richelieu en 1635, celle-ci s’opère d’abord
sion s’abatte sur les adeptes du luthéranisme, à l’image par une guerre menée contre les possessions espagnoles
de Simon Gauthiotd’Ancier, gouverneur de la ville et des Habsbourg, la guerre de Dix Ans (1635-1644),
opposant à NicolasPerrenotdeGranvelle, banni de la dévastatrice pour la Franche-Comté. La province res-
cité. Le paroxysme de ce conit religieux tera toutefois espagnole au lendemain du
est atteint en 1575, lorsque les huguenots traité des Pyrénées (1659). Mais à la mort
de Montbéliard attaquent la ville, dans la Besançon, ville de PhilippeIVd’Espagne, LouisXIV est
nuit du20 au 21juin. Les vignerons du espagnole ? bien décidé à faire valoir les droits de son
quartier Battant leur opposent une résis- épouse, Marie-érèse, lle du souve-
tance victorieuse. rain défunt, sur la terre bisontine. Une première cam-
pagne victorieuse menée le 6 février 1668 par Condé
Même sous protection germanique, les Bisontins sont est réduite à néant par le traité d’Aix-la-Chapelle, signé
toujours restés profondément attachés à la culture fran- le 2mai suivant. Il faut attendre l’année1674 pour que
cophone. Et pourtant, combien de lettrés bisontins ont- LouisXIV, assisté de Louvois, du ls du GrandCondé
ils manqué de suoquer en lisant un vers de VictorHugo et de Vauban, conduise le siège qui rattachera déni-
dans Les Feuilles d’automne (1831) : «Ce siècle avait deux tivement Besançon au royaume de France. Le 22 mai
ans ! Rome remplaçait Sparte/Déjà Napoléon perçait 1674, c’est en triomphateur que LouisXIV pénètre par
sous Bonaparte/Et du Premier Consul déjà, par maint la porte du Front-de-Secours. Besançon et la Franche-
52

endroit/Le front de l’Empereur brisait le masque étroit/ Comté deviennent ociellement françaises par le traité
Alors Besançon, vieille ville espagnole […].» de Nimègue de 1678.
Besançon

Espagnole, Besançon ? Si l’on s’en tient à la stricte lia-


tion dynastique, c’est un fait. En 1555, Charles Quint Capitale régionale, capitale du temps
lègue la Franche-Comté à son ls Philippe II, alors
roi d’Espagne. Mais la cité bénécie toujours du sta-
tut de ville libre impériale et le roi d’Espagne n’en Malgré le poids croissant de la pression scale, les
est que le lointain « gardien ». Et même, lorsqu’à la Bisontins mesurent progressivement tout le bénéce de
DiètedeRatisbonne, en 1654, le souverain ibérique réin- leur soumission à la eur de lys : Besançon devient capi-
tègre Besançon à la Comté en échange de Frankenthal, tale de la Franche-Comté au détriment de Dole ; l’uni-
une ville allemande du Palatinat, le magistrat municipal versité, l’intendance et le parlement y sont transférés.
bookys-ebooks.com Vauban dote la ville d’une citadelle au système défensif
impressionnant. L’ingénieur du roi modie l’enceinte
urbaine, réaménage le quartier Battant en élevant de
nouveaux remparts. Le paysage urbain s’enrichit du
quai Vauban dessiné par les frèresRobelin et des hôtels
particuliers, propriété des notables venus de Dole.
L’intendant Charles-AndrédeLacoré (1720-1784), très
apprécié de la population, fait construire le théâtre et
l’actuelle préfecture. Le  esiècle bisontin, considéré
comme un second âge d’or, voit se développer les activi-
tés administratives et politiques qui attirent de plus en
plus de monde dans la ville. De cette expansion démo-
graphique vont naître les fameux «escaliers extérieurs
           à cage ouverte», uniques en leur genre, puisqu’ils per-
        mettent de relier deux corps de bâtiments sans empiéter
Massacres de la guerre,
cruautés exercées sur les pauvres paysans de la Franche-Comté par sur l’espace habitable.
les soldats celtes-allemands en l’an 1636 et 1637
En pleine tempête révolutionnaire, Besançon perd un appartenance à la religion réformée y est pour beaucoup.
temps son statut de capitale régionale. Conséquence Passé ces moments de déance, les Bisontins nissent
de la nouvelle partition territoriale et administrative par mesurer l’ampleur des bénéces économiques qu’ils
du 4 mars 1790 qui divise la Franche-Comté en trois peuvent tirer de cette activité. L’horlogerie va en eet
départements (Doubs, Jura et Haute-Saône), la ville se générer de l’emploi et promouvoir l’image de la ville. Le
voit aussi privée de son université et de son parlement. plus bel exemple de réussite est celui de la société Lip,
Quant aux commerçants, vignerons et artisans, ils tra- fondée en 1864 dans la foulée de l’Exposition univer-
versent une période tourmentée. C’est pourtant dans ce selle. Le sommet de cette épopée commerciale survient
contexte morose que Besançon va se muer en «capitale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque
du temps» avec le développement de l’industrie horlo- FredLip crée un laboratoire de recherches et fait appel
gère, sous l’impulsion du Genevois LaurentMégevand. à des scientiques pour inventer un système révolu-
Il prend la direction de la Manufacture nationale d’hor- tionnaire. En 1952, il lance la première montre élec-
logerie qui, après avoir fait faillite, devient en 1798 la trique européenne, et vingt ans plus tard, les premières
Fabrique d’horlogerie de Besançon. Après1798, celle-ci montres à quartz. Victime de la concurrence japonaise,
regroupe 400ateliers. Dans son sillage, un contingent de l’entreprise dépose le bilan en avril1973. Les 180salariés
maîtres horlogers huguenots débarque de Suisse pour s’opposent alors au patronat et à l’État, réquisitionnent le
former les apprentis bisontins. Ces nouveaux arrivants, matériel de production et se lancent dans une tentative
bénéciant d’avantages nanciers et dispensés d’obliga- désespérée d’autogestion. Cette lutte ouvrière utopiste
tions militaires, ne sont pas en odeur de sainteté. Leur prendra n le 24janvier 1974.

Autogestion, solidarité, collectivisme. Voilà

53
des mots qui résonnent avec une certaine
récurrence dans l’histoire de l’identité

Besançon
bisontine. N’est-ce pas dans cette ville que
sont nés les penseurs des «théories sociali-
santes» comme CharlesFourier (1772-1837)
ou Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) ?
Mais c’est également à Besançon qu’est inau-
gurée, à la n du e siècle, la première uni-
versité populaire.

La ville a eu du mal à se relever de la crise


économique qui l’aecta durement au début
des années1970 –fermeture de l’usine textile
Rhodiacéta, dépôt de bilan de la sociétéLip,
délocalisation des entreprises horlogères
Kelton et Timex. Aujourd’hui, son champ de
développement passe notamment par l’in-
niment petit, c’est-à-dire la microtechnique
héritée de son passé de capitale de l’horloge-
rie. Cosmopolite, accueillant chaque année
des étudiants du monde entier dans son
Centre de linguistique appliquée, la capitale
régionale, qui fut longtemps repliée sur elle-
même, prône l’ouverture à tous crins.

        



Dijon
LA VILLE AUX « CENT CLOCHERS »

Quatre princes Valois pour un siècle d’or. De 1363 à 1477, l’empreinte des ducs de Bourgogne
sur la cité est indéniable. Puissance économique, poids politique, effervescence artistique.
Fidèle à l’héritage, la cité a toujours su rester maîtresse de son destin.

Dijon, sa cathédrale, son palais des Ducs, son «temple


1032 : Robert II le Pieux fait de Dijon de la moutarde» annonce une ache publicitaire à la
la capitale de la Bourgogne sortie de la gare. Malgré l’obtention tardive du label
1361 : « JOYEUSE ENTRÉE » DE JEAN LE BON «Ville d’art et d’histoire», le 10janvier 2008, la capi-
DANS LA CITÉ À LAQUELLE IL OCTROIE tale de la Bourgogne possède bel et bien un patrimoine
UNE CHARTE DE PRIVILÈGES foisonnant que d’autres cités peuvent jalouser. Celle que
François Ier aurait surnommée « la ville aux cent clo-
1435 : le traité d’Arras scelle la fin
chers» dispose de l’un des plus grands secteurs sauve-
de la guerre entre Armagnacs
54

gardés de France (depuis1966). S’organisant autour du


et Bourguignons
palais des Ducs et des États de Bourgogne, Dijon peut
Dijon

1477 : les états de Bourgogne se rallient être ère de ses édices. La cathédrale Saint-Bénigne,
à la cause du roi de France les églises Notre-Dame, Saint-Étienne et Saint-Michel

      e et


 e
tiennent la vedette. La chartreuse de Champmol et son
Puits de Moïse gurent eux aussi parmi les extraor-
dinaires témoins de l’art des e et e siècles. Le
gothique amboyant côtoie les décors Renaissance. Rue
de la Chouette, au n° 10, la maison Millière, construc-
tion médiévale avec un rez-de-chaussée à arcades de
pierre, se dresse crânement sur ses pans de bois. Juste à
côté, au n°8, l’hôtel de Voguë, prestigieux bâtiment par-
lementaire achevé au début du esiècle, dévoile ses
splendeurs Renaissance aux passants. Un regard vers
le ciel leur permettra d’admirer les toits bourguignons
avec leurs tuiles vernissées multicolores qui apportent à
l’ensemble une touche de fantaisie.

De la cité épiscopale
au duché bourguignon

Les pierres ont une mémoire. Celles de la ville révèlent


qu’il y eut une localité gallo-romaine, à la n du esiècle

55
apr.J.-C. Située sur un croisement d’axes de circulation,
la cité est déjà une étape incontournable pour les com-

Dijon
merçants et les voyageurs. Gaston Roupnel, historien
de la campagne française du e siècle, résume joli-
ment: «Le Bourguignon, c’est quelqu’un qui s’est arrêté
en chemin. » Le nom romain de la ville est Divio. La       
dénition du mot est dicile à établir. Il semble que ce 
soit la forme latinisée d’un nom celtique qui signierait évêque de Langres, décide d’y établir le siège épiscopal
le « marché sacré ». Toujours est-il que la ville-étape, (qui y demeurera jusqu’au e siècle). Une église (l’ac-
arrosée par l’Ouche et le Suzon, est protégée par une tuelle Saint-Jean) sera érigée pour y accueillir la sépul-
enceinte de 1 200m de périmètre datant du e siècle. ture du religieux. Non loin de celle-ci, un mystérieux
Quelques vestiges sont toujours visibles : la tour du sarcophage, à l’origine d’un grand nombre de miracles,
Petit-Saint-Bénigne (15, rue devient un important lieu de
Charrue), un pan de muraille dévotion. L’évêque Grégoire
au musée François-Rude, ainsi C’est une forteresse aux (futur saint), interloqué par
que des fragments incrustés ces manifestations qu’il estime
dans les murs ou les jardins
très puissantes murailles, païennes, les interdit. Il faudra
particuliers de la ville. Dans située au milieu d’une que saint Bénigne lui appa-
son Histoire ecclésiastique des plaine riante.» raisse en songe et lui intime
Francs datant du e siècle, l’ordre d’élever un lieu de culte
GrégoiredeTours décrit ainsi la cité: «C’est une for- à cet endroit: la basilique Saint-Bénigne et son abbaye
teresse aux très puissantes murailles, située au milieu voient le jour à partir de535. Le bourg Saint-Bénigne,
d’une plaine riante, dont les terres sont si fertiles et si hors les murs, vient alors se greer au castrum.
productives que les champs, ensemencés après un seul
labour, donnent d’abondantes récoltes.» Au tournant du millénaire, Dijon connaît de profonds
changements. Robert, ls du roi de France Robert II
Lorsque les évêques de Langres fuient la capitale des le Pieux, fait de Dijon la capitale de la Bourgogne en
Lingons saccagée par des guerres, au début du esiècle, 1032. À cette époque, l’autorité des ducs se heurte à celle
ils trouvent refuge à Dijon. Saint Urbain, sixième des évêques de Langres et d’Auxerre qui défendent leurs
privilèges. C’est le temps des grands ordres monastiques vit au même moment une des pages les plus tumul-
et des grandes abbayes, Cluny (dès 1088) et Cîteaux tueuses de son histoire. Tout commence à quelques
(1098). Un enfant dont la destinée marquera l’histoire de centaines de kilomètres de là. La bataille de Poitiers,
la chrétienté naît à Fontaine-lès-Dijon, en 1090. Issu de engagée le 19septembre 1356, tourne au désastre. Alors
la noblesse, Bernard entre à Cîteaux en 1112. Missionné que son armée se replie, le roi de France, JeanIIleBon,
par Étienne Harding, il fondera continue à abattre rageusement
une maison cistercienne dans la
vallée de Langres, Clairvaux!
PhilippeIIleHardi son arme sur les Anglais du
Prince Noir. Fidèle chevalier de
considère la cité comme l’ordre de l’Étoile, n’a-t-il pas juré
À Dijon, le 28juin1137, un incen- sa capitale politique. de ne jamais reculer devant l’en-
die ravage la cité. Le duc HuguesII nemi ? Son ls cadet, Philippe, à
saisit l’occasion pour édier une nouvelle enceinte, peine âgé de 14ans, reste à ses côtés et avise: «Père, gar-
bien plus grande, qui englobe le bourg Saint-Bénigne. dez-vous à droite, gardez-vous à gauche !» Rien n’y fait.
En 1183 puis en 1187, HuguesIII concède à Dijon une La partie est perdue. Mais Jean II le Bon se souviendra
charte communale. Les habitants peuvent désormais de la bravoure de sa progéniture…
s’associer, accueillir de nouveaux résidents et les maires
rendre la justice. Durant ce  esiècle, une première rési- Envoyés sous bonne escorte en Angleterre, les captifs
dence ducale, appuyée sur les murailles nord-ouest de royaux ne retrouvent leur liberté qu’en mai1360, après
l’enceinte, est érigée. Une chapelle votive y est élevée en le désastreux traité de Brétigny. Le royaume de France,
1172 par HuguesIII. Un an plus tôt, pris dans une tem- amputé de tous ses territoires du Sud-Ouest, englouti
pête alors qu’il se rendait en pèlerinage en Terre sainte, dans des crises sociales et ravagé par les épidémies, est
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il avait promis cette chapelle si son navire était épargné. dans un triste état. D’autant que les Grandes Compagnies
Autre centre religieux de la cité, l’église Notre-Dame. composées d’hommes de guerre «licenciés», ravagent
Dijon

Bâtie au e siècle, la splendide tout le royaume –dont la Bourgogne


façade du sanctuaire est composée dès l’été 1360. La raison de telles
de trois arcades et de deux étages exactions ? « Il fallait bien vivre »,
de seize arcatures. Trois rangs de déclare BascotdeMauléon, l’un des
dix-sept fausses gargouilles – pure- capitaines gascons à Jean Froissart,
ment décoratives; celles que l’on voit chroniqueur du temps.
aujourd’hui sont pour la plupart des
reproductions de1881 souvent attri- Lorsque Philippe de Rouvres, der-
buées à Lagoule– sont encadrés par nier duc capétien de Bourgogne,
deux hautes tourelles cylindriques à rend l’âme le 21 novembre 1361,
base sculptée de motifs zoomorphes. l’heure sonne pour les princes de
la maison de Valois. Le testament
         est peu clair sur le sort réservé
      
Une ville façonnée        aux principautés et seigneuries du
au gré des successions     Grandes Chroniques défunt. JeanIIleBon met en avant
de France ses droits et le duché de Bourgogne
échoit au domaine de la Couronne. Le souverain fait
Le développement économique de la ville s’amplie, sa «Joyeuse Entrée» à Dijon le 23décembre1361. Le
au début du esiècle. Dès le petit matin, au son des 28 décembre suivant, il octroie une grande charte de
cloches paroissiales, les rues s’emplissent de marchands privilèges respectant les droits coutumiers. Puis il pense
et d’artisans. Rue des Forges, les marteaux tintent à concéder le duché à son ls cadet, qui a vaillamment fait
un rythme régulier. Non loin, rue Chaudronnerie, les ses preuves sur le champ de bataille. Ce qui rattacherait
chaudronniers, bien sûr, mais aussi pelletiers, cordon- irrévocablement la Bourgogne à son domaine…
niers et drapiers œuvrent sans relâche. Un bel exemple
de ces boutiques, bien que plus tardif (1483), est encore Surnommé le «Hardi» après l’arontement de Poitiers,
visible: la maison Millière, rue de la Chouette. Tandis PhilippeII, duc de Touraine, reçoit la lieutenance géné-
que la cité connaît une eervescence commerciale, elle rale du duché de Bourgogne le 27 juin 1363, avant de
l’obtenir en apanage princier le 6septembre. Au moment rythme les heures avec son marteau. Mais son histoire
où son père meurt à Londres le 8 avril 1364, et que ne s’arrête pas là. Au esiècle, le jacquemart se tait.
son frère aîné CharlesV monte sur le trône de France, Peut-être est-il triste ou solitaire, perché au-dessus de
PhilippeIIleHardi célèbre, conformément à l’usage, son la ville, s’interroge le vigneron-poète Jean Changenet.
«Joyeux Avènement» à Dijon. Il fait serment d’honorer Compatissants, les Dijonnais lui adjoignent une femme,
et de respecter les privilèges de la commune. Considérant au cœur de fer et aux bras d’acier, baptisée Jacqueline.
la cité comme sa capitale politique, il rénove l’hôtel ducal Le couple semble vivre heureux pendant près d’un siècle.
dans lequel il fait élever une tour, dite «Neuve» (actuelle Jusqu’à ce que l’apothicaire AiméPiron, en 1715, ranime
tour de Bar), sous l’œil attentif du maître d’œuvre la farce en raillant ces époux qui « semblent avoir fait
BelindeComblanchien, entre1365 et1370. vœux de chasteté dans le mariage… à moins qu’ils soient
victimes de stérilité ». C’est dit ! Qu’on leur fabrique
Le prince est puissant, aimé et bientôt marié. Après des enfants! Et voici Jacquelinet, qui frappe la Dindelle
moult tractations, il conclut une union avec la plus (petite cloche) et un siècle plus tard, Jacquelinette.
riche héritière du royaume, Marguerite, lle unique du
comte de Flandre. Tant pis si elle a le visage ingrat et une
réputation de femme «creuse» (méchante)! Face à un Les arts au service
héritage réunissant les comtés de Bourgogne (actuelle de la puissance bourguignonne
Franche-Comté), de Nevers, de Rethel, d’Artois et de
Flandre, les désagréments physiques et caractériels de
la dulcinée semblent bien légers… Le Hardi a désormais En 1383, MargueritedeFlandre pose la première pierre
pour ambition de fonder sa propre dynastie, la troisième de la chartreuse de Champmol. Si Philippe leHardi a

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des ducs de Bourgogne. Et de songer à la postérité. Pour choisi l’ordre des Chartreux, c’est, selon ses propres
ce faire, il achète 800 francs-or à la famille Aubriot la termes, parce qu’il apprécie ces religieux qui « pour

Dijon
terre de Champmol en 1377, située près de Dijon. Son amour de Dieu ont élu volontaire pauvreté, déguerpi
intention est de bâtir une chartreuse destinée à accueillir et délaissé tous honneurs, richesses et autres vanités et
sa sépulture et celle de ses descendants. En ce lieu sera délices mondaines, et renoncé à leur propre et franche
la nécropole ducale. Mais à peine a-t-il le temps d’élabo- volonté pour suivre la volonté de Dieu, et singulière-
rer son projet qu’une révolte éclate en Flandre en 1379. ment entendre à le servir». DrouetdeDammartin puis
Dépassé par les événements, son beau-père requiert son Jacques de Neuilly-l’Évêque sont en charge du chan-
aide pour mater l’insurrection tier. On fait venir de l’ardoise
menée par PhilippevanArtevelde de Mézières, de la pierre d’As-
dans les villes amandes. Il y a nières-lès-Dijon, d’Is-sur-Tille
urgence. Surtout lorsqu’il s’agit de et de Tonnerre, du marbre noir
préserver son héritage. Le duc de de Dinant (pour les cénotaphes),
Bourgogne s’active pour que l’ar- du bois des forêts de Mantuan
mée royale française intervienne. et d’Argilly. Champmol devient
L’ost, constitué de 10 000hommes, un incroyable foyer artistique.
est réuni autour d’Arras au mois Pour l’ornementation, on fait
de novembre1382. À la tête d’une appel à des équipes de peintres
troupe de 2 000 combattants, et de sculpteurs venus de tout le
Philippe le Hardi empoigne son royaume et surtout du pays « de
arme. Entre Lille et Courtrai, la par deçà » (à savoir, la Flandre).
bataille de Roosebeke est rem-         Tous travaillent sur le portail de
portée par l’armée française le         l’église, le calvaire (le Puits de
27 novembre. Fort de cette vic-  Moïse) et le tombeau de Philippe.
toire, Philippe s’approprie l’horloge à automate sur le Le sculpteur Jean de Marville dirige les travaux puis
beroi de Courtrai et la ramène à Dijon. Le mayeur de laisse sa place, à sa mort en 1389, à un Flamand ori-
la ville (le maire), Josset de la Halle, fait placer le jac- ginaire de Haarlem, Claus Sluter. Le ciseau inspiré, et
quemart sur une des tourelles de l’église Notre-Dame, avec l’aide de son neveu Claus de Werve, Sluter est à
en guise de beroi. Depuis, le personnage de l’horloge l’origine de ces pièces maîtresses de l’art gothique. Chez
les peintres œuvrent JeandeBeaumetz, Jean Malouel, Une cour bourguignonne itinérante
MelchiorBroederlam et JacquesdeBaerze, tous à l’ori-
gine des décors de l’église, de la chapelle et de certains
retables. En 1384, le comte de Flandre, LouisdeMâle, Le nouveau duc de Bourgogne, PhillipeIII, ls de Jean,
rend l’âme. PhilippeleHardi se retrouve à la tête d’un contrôle un immense territoire divisé en deux blocs :
ensemble territorial qui fait de lui le plus puissant le premier s’étend de la Somme à la Frise ; le second
prince du royaume de France. En 1386, il réforme les inclut les deux Bourgognes (le comté et le duché) et
institutions dijonnaises : la Chambre des comptes est ses annexes que sont l’Auxerrois, le Mâconnais et le
réorganisée sur le modèle de celle qui siège à Paris et Charolais. Ne peut-on pas alors parler d’un État, ou
une chambre du Conseil est fondée. Seule exception même d’un empire? Conscient de sa position avanta-
à cette volonté de centralisation, les Grands Jours geuse mais ne voulant pas ceindre la couronne royale,
(états généraux) continuent à siéger à Beaune et à le duc de Bourgogne déclare à qui veut l’entendre: «Je
Saint-Laurent-lès-Chalon. bookys-ebooks.com veux que l’on sache que je l’eus été si je l’eusse voulu.»
Saignée, la France est tiraillée par les trois « rois »
Philippe le Hardi tombe gravement malade au prin- –CharlesVII, HenriVI d’Angleterre et PhilippeIIIle
temps1404 et expire le 27avril suivant. Il sera inhumé Bon. Ce dernier a soif de vengeance. Il n’a pas oublié
à la chartreuse de Champmol le 16juin. JeansansPeur le meurtre de son père. Son instrument ? L’Anglais.
reprend le ambeau. « C’est un prince d’une grande Alliances et batailles se succèdent: le 14 juin 1423, la
bonté et d’une véritable droiture d’esprit : il est sœur de Philippe –Anne– épouse le duc de Bedford;
juste, sage, charitable et doux, et sa conduite est sans le 8mai 1429, Jeanned’Arc libère Orléans occupée par
reproche.» Ce portrait, brossé par ChristinedePisan, les Anglais ; le 17 juillet 1429, Charles VII est sacré à
58

révèle à quel point ce dernier est apprécié à la cour de Reims ; au printemps 1430, Philippe III le Bon livre
France. Pourtant, cette description élogieuse s’assom- la Pucelle aux Anglais. La faiblesse qu’il a pour les
Dijon

brit au l des années. La haine régnant entre le duc demeures palatiales des villes du Nord l’amène à rési-
de Bourgogne et le duc d’Orléans plonge le royaume der à Bruxelles, Bruges ou Lille. Il n’en néglige pas pour
dans la guerre civile qui oppose les Armagnacs aux autant le palais ducal de Dijon. Il y entame une série
Bourguignons. De l’assassinat du duc d’Orléans, à Paris de rénovations entre 1430 et 1460. Des cuisines, avec
(le23novembre 1407), à celui du duc Jean sur le pont leur vaste salle contenant six cheminées, sont aména-
de Montereau (le 10septembre 1419), rien ne manque: gées de1430 à1435. Le duc apprécie la beauté et le faste.
crimes, félonies, négociations, batailles… Lors de ses épousailles avec IsabelledePortugal, en jan-
vier 1430, il fonde l’ordre de la Toison d’or, à Bruges.
L’acte est religieux. Le « vrai serviteur de Dieu » veut
ainsi se montrer le défenseur de la sainte foi. Les plus
éminents membres de l’élite nobiliaire bourguignonne
ceignent le collier. En 1432, PhilippeleBon xe «irré-
vocablement et à toujours le lieu, chapitre et collège
de l’Ordre» dans la chapelle du palais ducal. Celle-ci
conserve, dès l’année suivante, la relique du patron de
la Bourgogne, saintAndré. Elle est d’ailleurs consacrée
sainte chapelle, lorsqu’en 1433, le pape EugèneIV livre à
IsabelledePortugal une hostie miraculeuse renfermée
dans une monstrance (objet d’orfèvrerie).

Deux ans plus tard, le 21 septembre 1435, le traité


d’Arras scelle la n de la guerre entre Armagnacs et
Bourguignons. Toujours soucieux de glorier sa mai-
son, le « grand duc d’Occident », le « grand lion de
            Flandre», entreprend en 1443 une série de chantiers. Il
      
 passe un marché avec JeandeLaHuerta, sculpteur ara-
 gonais, pour que celui-ci édie le tombeau de son père,
Jean sans Peur, puis demande à l’architecte lyonnais devient siège royal, les privilèges de1361 sont conrmés
JeanPoncelet d’agrandir l’hôtel ducal en 1450. La tradi- et un parlement souverain est créé. Le palais des Ducs
tion rapporte que c’est aussi lui qui a importé de Flandre devient le «logis du Roi» et sert, dorénavant, de rési-
la recette du pain d’épice en 1452. Ayant goûté la déli- dence au gouverneur de la province. Mais l’annexion
cieuse galette au suc d’abeille à Courtrai, il persuada le royale ne se fait pas sans heurts. Au mois de juin, un
confectionneur de le suivre jusqu’à Dijon! soulèvement général, « la mutemaque », s’empare du
quartier Saint-Nicolas (aujourd’hui Clemenceau). Les
Le 15juin1467, sa disparition plonge ses dèles dans troupes royales dirigées par Georges de La Trémoille
un profond désarroi. Comme le chante Jean Molinet, rétablissent l’ordre. Marie de Bourgogne, lle du
poète et chroniqueur du e  siècle : « Qu’est Téméraire, mariée à Maximilien d’Autriche le
devenu le temps du bon berger/Le très bon 18 août 1477, transmet ce qui lui reste de
duc Philippe de Bourgogne/Qui ne laissait, son héritage (les Pays-Bas et la Franche-
pour le conte abréger/Les mauvais loups en Comté) à la maison des Habsbourg. Cet
nos champs herbager/Mais les chassait plus événement décide Louis XI à bâtir un
loin qu’en Catalogne ? » Hériter d’un presti- château (à l’emplacement actuel de l’hôtel
gieux duché est une chose; savoir le préserver de la Poste) pour surveiller les Dijonnais
en est une autre. Le ls de Philippe le Bon, et défendre le royaume, maintenant que
CharlesleTéméraire, naît dans le logis ducal les troupes de Maximilien sont aux
en 1433, et n’y reviendra que… quarante ans portes de la cité. La précaution n’est
plus tard ! Réputé appliqué et laborieux, le pas vaine. Les mercenaires suisses
nouveau duc fait sa «Joyeuse Entrée » le assiègent la ville en 1513. Les bom-

59
23 janvier 1474. Dès son avènement, bardements ne cessent pas pendant
Charles ache ses prétentions. Il rêve une semaine. LouisdeLaTrémoille

Dijon
de contribuer à la renaissance de l’an- entreprend des négociations et réus-
cienne Lotharingie du  esiècle et de       sit à ce que les Suisses retirent leurs
ceindre la couronne royale. Mais à        troupes. « Miracle ! », crient les
force de s’entêter dans ses désirs, de 

Dijonnais qui organisent dès lors
réprimer les révoltes et d’intriguer une procession annuelle en l’hon-
contre LouisXI, celui qui voulait être empereur accu- neur de la Vierge. L’alerte de1513 les incite à fortier
mule les échecs militaires et nit par perdre la vie à leur ville : un ingénieur siennois édie le bastion de
Nancy, le 5janvier 1477. Dévoré par les loups! Le siècle Guise, entre1547 et1549.
d’or du duché vient de s’achever.
Dijon va être successivement secouée par la Ligue
(1589-1590); l’émeute populaire, le Lanturelu (1630);
Dijon, un duché français la Fronde (1649-1650) ; la Révolution (1789). De capi-
tale de la Bourgogne et siège de gouvernement, la
cité devient un simple chef-lieu de département le
À la mort du Téméraire, Louis XI ne ménage pas le 22décembre 1789. La chute est rude. Le esiècle lui
duché. Pourquoi le ferait-il? Le roi exige que la cité se redonne un dynamisme économique avec l’exploitation
soumette à son autorité et que la Bourgogne soit ratta- du charbon et du fer au Creusot, l’achèvement du canal
chée à la couronne de France. Les états de Bourgogne de Bourgogne en 1833 et l’arrivée du chemin de fer en
se réunissent le 25janvier 1477 et nissent par rallier 1851. Avec son patrimoine, ses espaces verts et sa qua-
la cause du roi. Les troupes royales entrent à Dijon le lité de vie, Dijon fait partie des «cent agglomérations
1erfévrier. De cet accord, les autorités bourguignonnes où il fait bon vivre», selon Le Point. Un sacré palmarès.
obtiennent quelques concessions: le bailliage de Dijon Amplement mérité.
bookys-ebooks.com
Brest
Bres
Brest

orien
rient
LLorient
Bretagne
Saint
Saint-Malo
nt-Malo
Saint-Malo

Renne
Rennes
Rennes
nnes
Brest
LA ROYALE OCÉANE

Aujourd’hui deuxième base navale de France après Toulon, celle qui fut un temps baptisée
le « Versailles maritime » de l’Atlantique a connu un destin à la fois prestigieux et tragique.

Détruite à 90% par les bombardements alliés lors de la rien à voir à Brest» puisque tout a été anéanti. Matelot,
Seconde Guerre mondiale, Brest la Blanche présente le fais sonner la cloche! L’heure est venue d’envoyer une
visage d’une ville neuve, reconstruite selon les plans à fois pour toutes par le fond la cargaison de préjugés nés
l’américaine de l’architecte Jean-Baptiste Mathon : un du traumatisme de 1944. bookys-ebooks.com
alignement de rues parallèles, ponctuées par de petits
immeubles de trois à quatre étages aux façades imma- En pénétrant, sur autorisation exceptionnelle, dans la
culées, sans grande personnalité. De prime abord, c’est base navale édiée le long de la Penfeld qui coupe la cité
vrai, cette n de terre européenne peut donner envie en deux, on découvre une véritable ville dans la ville,
de lever l’ancre au plus vite, à destination de lieux plus son centre névralgique. On y croise peu de monde,
62

hospitaliers. Ce serait, d’une part, faire injure à une ville l’atmosphère est étrangement calme, à peine entend-on
dont les habitants ont mis toute leur énergie à la recons- s’échapper des cales de radoub des bruits de marteau
Brest

truire dans l’urgence. Et d’autre part, entrer dans le jeu qui semblent, du coup, incongrus! Dans ce sanctuaire,
de ceux qui sont convaincus –à tort– «qu’il n’y a plus 16000 hommes et femmes en uniforme et 3600 civils


perpétuent pourtant une tradition militaire maritime cité du Ponant change de cap en 1631, sous l’impul-
vieille de près de quatre siècles. Un démarrage tar- sion du cardinal de Richelieu. Le principal ministre de
dif comparé à celui des Anglais, des Hollandais, des LouisXIII décide d’en faire un port militaire. La ville
Espagnols ou des Portugais. trouve dès lors sa véritable spécicité. Une identité
pérenne, certes, mais confrontée à de puissants vents
contraires. La France, pays riche tirant l’essentiel de ses
1631 : Création de l’arsenal par Richelieu.
ressources de la variété de son terroir, n’a pas besoin
Développement portuaire et militaire
de la mer. Les premiers souverains n’en ont d’ailleurs
1683 : Vauban établit un nouveau plan jamais fait grand cas. « La première des malchances
de fortification pour la mer, c’est que Hugues Capet ait été élu roi de
1940 : Les Allemands occupent la ville France. Il était seigneur de l’île de France, la seule île qui
dès le 19 juin n’a pas de côtes!», s’amuse Alain Boulaire, amoureux
de Brest et historien de La Royale. En résulte une poli-
1946-1961 : Reconstruction de la ville
tique maritime inconstante. À l’évidence, les Français
selon les plans de
n’ont jamais été naturellement marins. Ce n’est pas Éric
Jean-Baptiste Mathon
Tabarly qui aurait prétendu le contraire, lui qui conait:
«Les Français sont des culs-terreux, point nal!»

Une fondation militaire Richelieu s’attaque donc à un double dé: réformer les
à vocation défensive mentalités et faire de la marine une arme de dissuasion
permanente, à même de rivaliser avec les autres grandes

63
puissances européennes. « Si Votre Majesté a toujours
Entre le  e siècle, date d’édication du castellum par dans ses ports quarante bons vaisseaux bien artillés

Brest
les Romains, et le e siècle qui voit naître l’arsenal, et bien équipés […] Elle en aura susamment pour se
Brest est avant tout une fondation militaire à vocation garantir de toute injure et se faire craindre en l’Océan
défensive. Légionnaires romains, comtes du Léon, ducs par ceux qui, jusques à présent, ont méprisé ses forces.»
de Bretagne et représentants de la couronne de France Ces propos adressés à Louis XIII par Richelieu visent
occupent successivement la ville close – on ne sait, en essentiellement les Anglais et les Espagnols. Les pre-
revanche, quasiment rien sur la période allant de la miers, toujours prêts à bloquer les côtes françaises et à
chute de l’Empire romain à l’an mille. Ils ont tous pour parasiter le commerce et la pêche, les seconds ne pou-
principal souci de préserver ce site stratégique, contrô- vant exprimer la puissance de leur empire qu’à condition
lant les atterrages de la Manche de toute attaque venue de rester maîtres des communications maritimes. Pour
de la terre ou de l’Océan. Les Anglais ont maintes fois défendre les côtes du royaume de France – précisons que
essayé de s’emparer du château, qu’ils occupèrent d’ail- même après le rattachement dénitif de la Bretagne à la
leurs entre1342 et1397. Les Espagnols aussi ont nourri France, obtenu par François Ier en 1532, Brest a conti-
des prétentions sur la place forte. Alliés au très catholique nué d’être perçue comme une enclave française en
duc de Mercœur contre HenriIV, durant les guerres de la terre bretonne–, Richelieu désire donc créer une otte
Ligue (1589-1598), ils construisent un fort, le Castilla de dynamique. À la suite des prospections menées par
León, sur la presqu’île de Crozon à la pointe de Roscan- Louis Leroux d’Infreville le long des côtes an de rete-
vel (actuelle pointe des Espagnols), avant d’en être chas- nir les sites les plus appropriés, Brest est ociellement
sés par l’armée royale, en 1594. L’année précédente, pour «sélectionnée» le 29mars 1631 aux côtés duHavre et de
leur résistance et leur délité au Vert Galant, les habitants Brouage. Six mois plus tard, nommé gouverneur et lieu-
de la rive gauche de la Penfeld obtiennent, par lettres tenant général de la Bretagne, et gouverneur de la place
patentes du 31décembre, le droit de bourgeoisie: le droit et du port de Brest, Richelieu met en œuvre une poli-
d’élire leur maire et de le déléguer aux états. Brest devient tique de grands travaux, établissant une infrastructure
une ville à part entière, une entité juridique. portuaire digne de ce nom: magasin général, hangars,
corderie, étuves et forges de l’anse de Pontaniou sont
Modeste port de commerce où transitent jusqu’au pre- ainsi créés. Très rapidement, Brest devient un port de
mier tiers du  esiècle, vin et sel du Sud-Ouest, pois- construction et d’armement performant.
sons séchés, draps anglais et toiles de lin bretonnes, la
Les ouvriers sont pour la plupart originaires des terres cimetière des Noyés rappelle le danger encouru par tous
agricoles du Léon, de Plougastel, de Douarnenez et de ceux qui tentaient de rallier en barque la rive gauche,
Crozon. Des familles entières avant que ne soit édié le pre-
viennent s’installer bourg mier pont en 1861. Derrière
Sainte-Catherine, sur la rive Les journaliers et matelots un porche discret de la rue
droite de la Penfeld. À l’origine, Lars, au n°16, se cache la plus
il s’agit d’un petit village de
léonards parlent breton ancienne maison de Brest
pêcheurs où les femmes prient alors que les officiers de La construite en 1759. Moins
Notre-Dame-de-Recouvrance Royale parlent français. conviviale, la prison désaec-
an que leurs maris, partis en tée de Pontaniou (1805) à la
mer, leur reviennent sains et saufs. Rebaptisé en toute façade noircie et aux barreaux rouillés n’incite pas à la
logique Recouvrance, ce quartier est rattaché à « Brest promenade. Mais rebrousser chemin serait une erreur.
même» (rive gauche) par lettres patentes de LouisXIV, En poussant un peu plus avant et en empruntant l’esca-
le 16juillet 1681. Entre Yannicks (c’est ainsi qu’on appelle lier de la Madeleine (le seul d’avant-guerre qui ait sur-
les habitants de ce secteur annexé) et Ti-Zefs (surnom vécu), on débouche sur la rue Saint-Malo dont le tracé
des habitants de «Brest même» tiré du mot «zéphyr» n’a pas varié depuis Vauban. L’endroit est étonnant: un
qui signie «vent d’ouest»), les relations ne sont pas des alignement de maisons en pierre du esiècle, vidées
plus faciles. Il y a d’abord la barrière de la langue : les de leurs habitants vers 1960 pour cause d’insalubrité.
journaliers et matelots léonards parlent breton alors que Rien n’a été fait pour les restaurer, hormis des travaux
les ociers de La Royale, qu’ils soient Provençaux ou de consolidation.
Normands, parlent français. On raconte ainsi qu’un o-
64

cier provençal se demandant comment il allait commu- En redescendant les rues de Recouvrance, il faut partir
niquer avec son équipage bretonnant, s’entendit répondre en direction de la tour Tanguy, édiée au  esiècle et
Brest

par l’un des marins: «Il sut de connaître deux mots siège de la justice féodale au e siècle. Qui pourrait
pour te faire comprendre: “barra” qui signie “le pain” prétendre, après s’être immergé dans ce quartier pré-
et “gwin” qui veut dire “le vin”. » Voilà comment les servé, que l’âme de la Brest historique a disparu?
hommes de mer se sont mis à baragouiner.
Après avoir uni Brest à Recouvrance, Louis XIV fait
Au-delà de la langue, une animosité – relative – s’est appel à l’ingénieur Sainte-Colombe puis à Vauban pour
instaurée entre personnel militaire et main-d’œuvre élever une enceinte englobant les deux côtés de la ville.
civile. Les ouvriers de Recouvrance cantonnés aux Ce dernier renforce considérablement les défenses du
activités de l’arsenal éprouvaient une certaine jalousie château qu’il considère comme «la véritable forteresse
envers les ociers qui franchissaient de Brest et celle de quoi doit consi-
les mers, se vantant non pas d’avoir dérer la sûreté de cette ville et de son
une femme dans chaque port mais port ». Il détruit les tours romaines,
deux dans le même! épaissit les murs des courtines, ins-
talle des plates-formes d’artillerie et
édie à l’approche de la citadelle un
LES TRÉSORS DU QUARTIER front bastionné précédé d’un chemin
RECOUVRANCE couvert et d’un glacis. En 1694, le
premier plan d’urbanisme orthogo-
nal voit le jour. Les deux principaux
Relativement épargné par le déluge axes sont la Grand-Rue (actuelle rue
de feu de la Libération, le quartier Louis-Pasteur), à dominante militaire,
Recouvrance abrite d’exceptionnels et la rue Saint-Pierre (actuelle rue de
trésors. Rue de l’Église, la maison Siam), où fourmillent civils et com-
de la Fontaine en pierres jaunes de merçants : boulangers, apothicaires,
Logonna et en pierres volcaniques chapeliers, marchands de vins, lanter-
    
de Kersanton, date de 1760. À l’angle     niers. À ces travaux viennent s’ajouter
de sa façade, la croix médiévale du  ceux de protection de la rade, avec
la construction, entre autres, des forts et batteries de vocations, le système de recrutement par classe (forme
Camaret et de Bertheaume. L’objectif étant bien sûr de de conscription) est institué sur la côte Atlantique, les
rendre le goulet infranchissable par les ottes ennemies. Brestois n’y échappent pas. Ceux qu’on appelle alors les
Les Anglo-Hollandais y perdront toutes leurs illusions «inscrits maritimes» doivent habiter à moins de deux
conquérantes en 1694. Au total, vers 1715, pas moins de lieues de la côte et ont pour la plupart une activité liée
500canons et 40mortiers protègent la première place à la mer. Charpentiers, étoupiers, voiliers et pêcheurs se
forte d’Europe. retrouvent donc dans l’obligation de répondre à l’éven-
tuel appel du roi. En échange, ils perçoivent une retraite
Ce n’est pas un hasard si quelques années auparavant, et des pensions.
le 18 juin 1686, L’Oiseau et La Maligne débarquent à
Brest les trois ambassadeurs du royaume du Siam venus Par l’édit de Nancy du 22septembre 1673 créant l’insti-
rendre visite à Louis XIV à Versailles (la rue Saint- tution des Invalides de la marine, Colbert invente aussi
Pierre a été rebaptisée rue de Siam en l’honneur de cette un système d’assurance sociale mutualisée dans lequel
journée). Le roi est er de son port et de son arsenal et des cotisations sont prélevées sur les soldes des mate-
entend s’en glorier aux yeux du monde. L’essor appré- lots et sur les dépenses du ministère de la Marine. Une
ciable de la marine française en cette n de esiècle forme de Sécurité sociale avant l’heure. De telles garan-
résulte des eorts déployés par Colbert. Le ministre du ties sont les bienvenues pour des hommes sollicités à
Roi-Soleil crée les premières grandes compagnies com- merci sous le règne de LouisXIV. Entre1672 et1713, les
merciales (la Compagnie des Indes orientales en 1664) batailles navales se succèdent – guerres de Hollande, de
et inaugure la notion moderne d’arsenal d’État. la Ligue d’Augsbourg, de Succession d’Espagne – avec
des fortunes diverses. À la n du esiècle, La Royale

65
compte 120bâtiments de ligne, 25frégates et 24brûlots.
RECRUTER DES MARINS : UN DÉFI Ses eectifs sont estimés à 6450ociers, 21632mate-

Brest
lots et 13121soldats. À lui seul, le port de Brest abrite
80vaisseaux. C’est aussi le lieu d’élection de l’école de
Le principal problème auquel Colbert doit faire face, Canonnage et du collège des Gardes-Marines.
tout comme Richelieu avant lui, est le recrutement des
hommes de bord. Le roi se fait l’écho de la pensée de Entre1746 et1784, l’expansion de l’arsenal est specta-
son ministre dans une lettre datée du 19 avril 1669 : culaire. L’ingénieur Antoine Choquet de Lindu en est
«Les dicultés qui se rencontrent de toutes parts à la le principal artisan. De nouveaux magasins, un corps
levée des équipages de mes vaisseaux sont telles qu’il est de garde, trois formes, deux corderies et l’hôpital de la
impossible que je puisse penser à faire de grands arme- Marine voient le jour. La plupart des édices de cette
ments si je ne trouve moyen de changer la mauvaise dis- époque n’existent plus. Aujourd’hui, le bâtiment des
position et l’adversion presque insurmontable qu’ont les Subsistances restauré est l’un des ultimes témoins de
gens de mer à s’engager au service de mes vaisseaux.» cette époque glorieuse.
Pour l’homme du esiècle, les voiliers de La Royale
sont source de rêve et d’aventure. La réalité était alors Pour creuser les cales et les formes de radoub, pratiquer
tout autre. Le quotidien des marins se résumait à la pro- des travaux de terrassement sur les rives de la Penfeld,
miscuité, aux dicultés de conservation de l’eau et des et déplacer les ancres et les mâts, La Royale a besoin de
aliments, au manque d’hygiène, au risque permanent travailleurs de force et d’une main-d’œuvre bon mar-
du naufrage. Dans de telles ché. Le bagne, construit en
conditions, se prémunir du 1750 sur les hauteurs de la rive
mauvais sort était une prio- Les bagnards les moins mal gauche, à la suite de la sup-
rité et les superstitions étaient pression du corps des galères
légion: pas un marin n’était
lotis travaillent dans de Marseille, fournit un vivier
assez fou pour embarquer les ateliers du port. hétéroclite de petits voleurs
des lapins dans la cale, crai- et de dangereux criminels.
gnant de les voir ronger la coque ; les louis d’or eu- Reconnaissables à leur bonnet rouge ou vert – selon
rissaient sous les mâts, dans l’espoir d’attirer les grâces qu’ils ont été condamnés à vie ou à terme –, les bagnards
du dieu Éole. Dès 1668, pour pallier le manque de les moins mal lotis, enchaînés deux par deux, travaillent
dans les ateliers du port (ton- le 6février 1778. De Brest, les
nellerie, corderie, voilerie). Si amiraux de Grasse, d’Estaing,
l’un d’eux se fait surprendre Suren, La Motte-Piquet et
en train de limer sa chaîne, d’Orvilliers partent combattre
il est aussitôt frappé à coups les Anglais en Amérique et en
de corde (la garcette); l’ivro- Inde. Le plus haut fait d’armes
gnerie conduit au pain sec et à des Français demeure la vic-
l’eau; les voleurs et les évadés toire de Yorktown en 1781.
malchanceux se font couper Chose plus méconnue, Brest
l’oreille. L’expression « ton- fut aussi pendant cette période
nerre de Brest» tient dans ces la base d’un corsaire améri-
tentatives d’évasion une part cain, John Paul Jones. Située
de son explication. À chaque dans une magnique zone
fois qu’un membre de la  arborée de la Penfeld – paradis
chiourme se fait la belle, deux des joggers et havre de roman-
canons se mettent à tonner. En un peu plus d’un siècle, tisme–, à hauteur de la porte de l’Arrière-Garde mar-
le bagne de Brest a enregistré plus de 60000prisonniers. quant la limite de la zone militaire, la rampe du port
corsaire fait face à la maison Riou-Kerhallet, du nom
À la n du esiècle, la réputation du port de Brest du riche négociant qui a créé ce lieu spécialisé dans la
est à son apogée. Les plus grands explorateurs de guerre de course.
l’époque partent à la découverte du monde depuis ses
66

quais. Perché le long d’une muraille Vauban, l’actuel Tout aussi ignoré, le fort du Questel dans le quartier de
jardin des Explorateurs, parsemé de palmiers, de mar- la Cavale-Blanche, maillon d’un réseau défensif de six
Brest

guerites du Cap et d’agapanthes, rappelle les aven- fortins érigés en 1777, avait pour objectif de faire bou-
tures des Bougainville, La Pérouse, Commerson ou La clier aux menaces d’attaques terrestres anglaises. En
Billardière. La vocation militaire de la ville n’inhibe pas journée, les enfants y jouent à cache-cache, le soir venu,
sa curiosité scientique et n’empêche en rien la création squatteurs et tagueurs investissent la place.
de l’Académie de marine (1752) spécialisée dans l’archi-
tecture navale, l’astronomie nautique, la cartographie, Livrée aux soubresauts de la Révolution et plongée
la santé en mer. dans l’immobilisme sous le Consulat et le Premier
Empire, Brest entre dans l’ère de la modernité sous
Sur le plan militaire, pendant la guerre d’Indépendance NapoléonIII. La voile cède le pas à la vapeur, les cui-
américaine, l’arsenal est en eervescence. La France rasses en fer remplacent les coques en bois. Le plateau
de LouisXVI se doit d’honorer le traité d’amitié et de des Capucins – aujourd’hui réhabilité, on y trouve
commerce signé avec la jeune République américaine notamment la médiathèque François-Mitterrand – et
ses immenses halles industrielles abritant les ateliers
de chaudronnerie et les machines de construction
devient le symbole de cette mutation technologique.
L’empereur nourrit des ambitions transatlantiques
vite réduites à néant par la concurrence du Havre.
Cependant, sous son règne, les Brestois inaugurent,
en 1861, le premier pont reliant les deux rives de la
Penfeld, fêtent en fanfare la première ligne de che-
min de fer Paris-Brest (le voyage dure alors dix-sept
heures!) et transfèrent le port de commerce qui joux-
tait la zone militaire à Portstrein.

   La Guerrière      
L’Illustration
30 000 TONNES DE BOMBES... l’élégance d’une robe ou refaire du sang au soleil. Des
raisons que la mer n’ignore pas, conduisent hommes et
femmes vers cette ville sans paquebots, sans départs.
Tête de pont des États-Unis en Europe lors de la Grande C’est ici que l’aventure se mêle au vent de la mer. Mais ce
Guerre, le port de Brest connaît l’occupation allemande qui donne un charme incomparable et délicat à la ville,
dès le 19 juin 1940. Les Allemands y établissent leur c’est qu’elle ne tourmente que l’imagination des hommes
base navale, creusent des blockhaus. La ville paie au et qu’elle s’insinue perdement, d’histoires en histoires,
prix fort sa libération le 18septembre 1944 après qua- de souvenirs en souvenirs, de chansons en chansons.»
rante-trois jours de siège : 30 000 tonnes de bombes
s’abattent sur la cité de Vauban. Pour reloger à la fois
les habitants et les ouvriers des chantiers de recons-
truction, des baraques de bois et de bitume eurissent
autour du centre anéanti. À la n des années1940, 5000
de ces logements de fortune forment 25cités. Paradoxe:
nombre de Brestois s’y trouvent tellement bien qu’ils ont
du mal à les quitter pour les immeubles en béton fraî-
chement sortis de terre.

Dépréciée à tort, parfois par les Brestois eux-mêmes,


la ville n’a pas encore tout à fait cicatrisé ses plaies.
Héritiers d’un passé glorieux, ils n’ont pourtant pas

67
à rougir du présent. Brest est aujourd’hui reconnue
parmi les capitales mondiales de la mer. L’importance

Brest
et la force de dissuasion du port militaire demeurent –
la force océanique stratégique a installé sur l’île Longue
ses quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins–,
la lutte contre les narco-traquants et la prévention
contre la pollution maritime apparaissent comme des
missions essentielles.

Le Technopole Brest-Iroise est à la pointe de la recherche


dans le domaine des sciences du vivant, de l’océanogra-
phie et des biotechnologies: 60% de la recherche océa-
nique française est basée à Brest. La cité du Ponant est
bien vivante, même si elle ne ressemble plus vraiment à
la ville que l’écrivain Pierre Mac Orlan (Brest, éditions
Dialogues, 2015) chérissait tant. Les mots qu’il écrivit
en 1926 ont gardé toute leur intensité et leur justesse:
«On ne vient pas à Brest pour jouir de la vie, montrer 
Lorient
Porte ouverte sur les mers du globe

Ville inattendue, elle doit son existence au Roi-Soleil. Le souverain cherche un lieu commode
et sûr pour y établir la Compagnie des Indes qu’il vient de créer. Le choix s’arrête


Une porte vers l’Orient… Colbert, l’intendant des maçons et autres ouvriers s’activent à l’aménagement du
Finances de Louis XIV, la veut! Pour prospérer et s’enri- quai et des remblais. Des ateliers en bois eurissent et
chir, la France doit, sans délai, développer le commerce une première cale de construction est établie là où la soli-
international par voie maritime. Les dité et la pente du terrain le permettent le
grandes nations rivales l’ont compris, mieux. Un vaisseau de 1 000 tonneaux,
elles, depuis belle lurette. À l’aube de ce le Soleil d’Orient, et deux frégates voient
e siècle, l’Angleterre et la Hollande progressivement le jour. Sur le chantier,
font des prots considérables grâce familièrement baptisé « l’Orient » par
68

aux denrées rapportées de leurs comp- les ouvriers, le travail est réglé comme
toirs asiatiques. Épices, étoes, soieries du papier à musique. Des charretins gei-
Lorient

ou thés inondent sans relâche le mar- gnards apportent les matières premières
ché européen. Et les chalands en rede- et distribuent les outils dès potron-minet.
mandent ! Pourquoi le royaume fran-     On scie, on aligne les membrures et on
çais devrait-il rester en marge, et laisser  martèle les coques jusqu’à la n de la jour-
à d’autres le monopole du commerce  née, où chacun range les matériaux et les
exotique ? Pour concurrencer les sociétés mercantiles instruments. Un coup de balais et on regagne ses pénates
étrangères, et participer par la même occasion à l’ar- dans les bourgs et les campagnes avoisinants pour repo-
mation de la marine française, Colbert décide de fon- ser ses membres endoloris et souvent panser ses plaies.
der, parmi d’autres, la Compagnie des Indes orientales
en 1664. La déclaration du roi, datée du mois d’août, En 1669, les actionnaires de la Compagnie décident
énonce clairement les privilèges octroyés à celle-ci : d’avantager l’Orient, au détriment duHavre, en faisant
monopole du commerce des côtes d’Afrique au Japon, de lui le principal centre de désarmement des navires
droit de justice souveraine, droit d’armer des vaisseaux revenant des Indes orientales. Le port se voit ainsi équi-
de commerce et de guerre, droit de battre monnaie et, per de nouveaux magasins de stockage, de logements
même, droit d’esclavage. Reste à implanter les établisse- pour le personnel, d’une forge et d’une chapelle. En
ments maritimes de la compagnie. Le destin de Lorient mars1671, le Soleil d’Orient, la erté des ouvriers, est
est en train de s’écrire… lancé en grande pompe. C’est un franc succès. Le géant
de bois fend les ots sans aucune diculté – la char-
Une commission est alors chargée d’explorer les côtes de pente bretonne, c’est du solide! Mis au mouillage sous
la péninsule bretonne an de choisir le site idoine. Après Port-Louis, le trois-mâts lève l’ancre quelque temps plus
maints atermoiements, la lande du Faouëdic, située à tard pour sa première traversée. Les gabiers (hommes
l’embouchure du Blavet et du Scor, est retenue. Décision chargés de la manœuvre des voiles) déploient la grand-
judicieuse : la presqu’île est protégée par l’île de Groix voile et la misaine, tandis que sur le pont les matelots
et, surtout, par les batteries de la citadelle de Port-Louis. exécutent les manœuvres. À peine la gure de proue a-t-
Denis Langlois, le directeur général de la Compagnie, elle pointé le museau de son lion hors de la citadelle que
acquiert, sur ordre de Louis XIV, un modeste terrain de des coups de canons partent des ancs du navire. Une
7 ha, le 31août1666. Aussitôt, charpentiers, forgerons, tradition en devenir.
 eVue du port de Lorient

Europe. Le port de l’Orient connaît une période de tran-


1664 : Création de la Compagnie sition. Les premiers édices en pierre sont construits
des Indes orientales dans ce que l’on appelle communément « l’enclos ».
1734 : Lorient devient le centre unique Un mur rectiligne l’isole dès 1677, et une corderie est

69
des activités commerciales adossée à celui-ci. Rempart naturel contre le vent, la
butte du Faouëdic accueille, quant à elle, le moulin de la

Lorient
1794 : Décret supprimant la Compagnie boulangerie. Dans un contexte politique mouvementé,
des Indes les directeurs de la Compagnie hésitent à armer des
1970 : Création du Festival interceltique navires. Trop risqué. Le commerce est au point mort.
de Lorient Mais cette maudite guerre nira bien un jour! De fait,
la paix arrive avec la signature du traité de Nimègue, le
10août1678, entre les nations belligérantes. Malgré un
état nancier alarmant, la Compagnie parvient à armer
On finit par donner à la ville certains vaisseaux, qui reviennent les cales gorgées de
le nom du premier vaisseau produits ranés. Les actionnaires peuvent ainsi récu-
en construction : « L’Orient » pérer leurs mises. Et les intérêts. Hélas! l’accalmie n’est
que de courte durée. L’orage gronde au loin. La guerre
de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) se prole à l’hori-
Désormais, un bateau partant pour un long voyage salue zon. Elle est imminente et va, encore une fois, troubler
la forteresse qui, à son tour, répond en tirant des salves pour des années le commerce maritime.
rapprochées. De l’autre côté de la passe, les cloches de
Notre-Dame de Larmor carillonnent à toute volée.
«Bon vent à qui me salue.» Les expéditions en Asie de CASERNE, CORDERIE, BOULANGERIE,
la Compagnie durent de seize à vingt-deux mois (dont MOULIN, MAGASIN DE POUDRE...
deux tiers passés en mer), s’il n’y a pas d’avarie ou autre
fortune de mer. Le calendrier des départs, a fortiori
des retours, est calé sur les vents dominants de l’océan Préventif, Seignelay, le nouveau secrétaire d’État à la
Indien et de la mousson. Les navires doivent impérati- Marine, réaménage dès 1687 le site en vue de la pro-
vement appareiller soit à la mi-octobre, soit à la mi-avril chaine « tempête ». L’Orient devient alors l’auxiliaire
et quitter les comptoirs entre décembre et mars. ou, comme on l’écrit à l’époque, le « garçon » de la
marine de guerre. En d’autres termes, il est réquisi-
À partir de 1672, la guerre de Hollande (qui oppose la tionné pour devenir un important port d’armement, de
France et l’Angleterre aux Provinces-Unies) fait rage en réparation, de carénage et de construction de bâtiments
de guerre. Marie-Antoine de de garnison et aventuriers
Mauclerc, commissaire de la La croissance de l’activité de tout bord auent. Sans
Marine, arrive sur place le oublier les canailles, dont
13décembre1689, pour orga- entraîne un afflux de main- les sourires accroche-cœur
niser la mise en carénage de d’œuvre provenant de tentent les cœurs féminins
dix navires de l’escadre de toujours prêts à s’emballer
M. d’Anfreville. Pièce essen-
Normandie, du Pays basque pour les mauvais garçons.
tielle du dispositif maritime ou de Provence. Certains vivent seuls, d’autres
royal, l’enclos de l’Orient pos- avec leurs familles. Femmes
sède un quai de pierre, des forges jointes, un magasin et enfants errent dans l’enclos à la recherche de bois
général et ses dépendances. Face aux magasins couverts pour rastoler leurs masures ou pour se chauer en
d’ardoise, se tient une impressionnante bâtisse servant hiver. Côté maraude, on n’hésite pas à faire main basse
de logements aux ouvriers. Rien ne manque sur le site: sur les biens d’autrui, comme les volailles de basse-
une caserne de 40 chambres, une corderie de 170 toises cour destinées aux navires. Cabaretiers, commerçants
(environ 300 m) de long et 3 de large, une boulange- et artisans s’emploient à plumer tout ce beau monde.
rie, un moulin et un magasin de poudre. Sur la «mon- Dans les ruelles, des gaillards trapus comme des bar-
tagne» du Faouëdic trône la maison construite par Jean riques discutent communément des dicultés de la
Le Mayer, le directeur de la Compagnie, et une batterie vie quotidienne et de cette lande restée marécageuse
d’exercice est installée face à la rade. La Royale, de son et mortelle malgré les travaux. Ses «émanations cada-
côté, possède dans l’arsenal un chantier de construction vériques» ne génèrent-elles pas des maladies, celles de
navale. Bon gré, mal gré, la Compagnie tolère la pré- poitrine en particulier ? Lorsque le conit de la ligue
70

sence de la Marine et lui cède alors le magasin royal, d’Augsbourg s’achève, avec la signature du traité de
la corderie, la voilerie et une partie des logements. La Ryswick, le 20septembre1697, la Compagnie des Indes
Lorient

croissance de l’activité entraîne un aux de main- reprend, sur-le-champ, le commerce régulier avec l’Asie.
d’œuvre provenant de Normandie, du Pays basque ou Téméraires, avides de gains, ses directeurs font des
de Provence. emprunts importants malgré le décit cumulé pendant
la période de récession. À défaut de pouvoir expulser la
En peu de temps, le port de l’Orient devient une véri- Marine de son port, elle récupère une partie de ses ins-
table fourmilière. Doux euphémisme: on devrait plu- tallations et chasse les «gagne-deniers, journaliers, gar-
tôt parler de bidonville. Des baraquements en bois gotiers […], gens de métiers et femmes veuves». Privés
poussent un peu partout, n’importe comment, comme de leurs baraques de fortune, les «bannis» s’installent
de la mauvaise herbe. Une faune pittoresque s’installe à en dehors de l’enclos. Ainsi naît le noyau du futur bourg
l’intérieur de l’enclos, et vaque à ses occupations dans de Lorient. Une église y est même bâtie dès 1702.
un désordre de caravansérail. Ouvriers, marins, soldats
La guerre de Succession d’Espagne
(1701-1714), qui oppose la France et l’Es-
pagne à une coalition européenne, per-
turbe derechef le commerce maritime.
Ombre d’elle-même depuis la bataille
de la baie de Vigo (23octobre1702), La
Royale est incapable d’assurer la pro-
tection de la route maritime des Indes,
ce qui oblige la Compagnie à cesser
son activité dès 1703. De leur côté, les
Anglais sont agacés par la concurrence
commerciale de ce port. Sans parler
de son garde-chiourme, la citadelle
de Saint-Louis. Bloody harbour ! Une
visite de courtoisie à l’île de Groix
 s’impose. Ainsi, une fois l’île dans
leur escarcelle, disposeront-ils d’un lieu de ravitaille- des Indes a le monopole du commerce extérieur fran-
ment pour établir un blocus… Les vaisseaux de la Navy, çais. En contrepartie, elle a la lourde charge de régler la
commandés par l’amiral Rooke, sont aperçus au large dette de l’État. Dès lors, une folie spéculative s’empare
de l’île, en 1703. Le recteur du rocher, M.Uzel, imagine des élites et des banquiers français ou étrangers (on
un stratagème pour tromper l’en- compte plus de 50000 parts): la
nemi. Malicieux, il enjoint à toutes lle du duc de Bourbon possé-
les femmes d’aller quérir chevaux dera 1226 actions ; la marquise de
et vaches, de se munir de bâtons, Lassay, 1237, etc. Même Voltaire
puis de se rassembler sans tarder conera à l’un de ses amis: « Je
sur les falaises de Locmaria, bien m’intéresse à la Compagnie parce
en vue des Anglais. Elles obéissent que j’ai une partie de mon bien
sans se poser de questions… Alors sur elle. » L’accroissement expo-
que les chaloupes anglaises sont nentiel des actionnaires, l’apport
mises à l’eau, l’amiral Rooke a un d’argent que cela représente et
mauvais pressentiment. Il y a trop les recrutements judicieux de
d’agitation sur la côte groisillonne. directeurs sont à l’origine du
Pour dissiper ses craintes, il sai- regain d’activités du port. Les
sit sa longue-vue. Stupéfaction ! échanges entre la métropole et les
Un comité d’accueil, composé de comptoirs (Louisiane, Antilles,
cavaliers armés jusqu’aux dents, Afrique, océan Indien et mer
attend ses marsouins de pied de Chine) deviennent intenses.
ferme. «De plus, sur la gauche, il Pendant que les expéditions se

71
pouvait voir des soldats qui ins-      multiplient, le site de Lorient

Lorient
      
tallaient des batteries de canons         connaît une mutation sans pré-
qui, par moments, renvoyaient  cédent. Un second moulin et une
les rayons du soleil. Ce qu’il aper- glacière sont édiés dans l’enclos,
cevait n’était en fait que les femmes de Groix pointant tandis que de l’autre côté du mur, un faubourg-dortoir
leurs barattes à beurre cerclées de cuivre », raconte s’étend anarchiquement le long des deux axes condui-
Christian Tomine dans son roman, inspiré des archives sant vers Ploëmeur à l’ouest, et vers Hennebont au
de la Marine, Allons à L’Orient. Impressionné par les nord. Entre1709 et1730, la population passe de 6 000à
forces en présence, l’Anglais prend le large. L’illusion 20 000 habitants.
fut parfaite. Cette rocambolesque aventure t tant rire
LouisXIV qu’il alloua au recteur une rente annuelle. À l’initiative du contrôleur général des nances
Orry, Lorient regroupe la totalité des activités de la
Compagnie (construction navale, armement, désarme-
Même Voltaire s’intéresse ment) à partir de 1731 et devient le siège des ventes trois
à la Compagnie des Indes ans plus tard. Le changement est de taille. Dorénavant,
et y place une part de son bien toutes les opérations commerciales se déroulent dans
un seul et même lieu. C’est ici, à Lorient, que l’on vient
acheter aux enchères, pendant les quinze premiers
Percluse de dettes, la Compagnie cède le monopole jours d’octobre, les marchandises rapportées d’Indes,
des armements à destination des Indes orientales à de Chine, d’Arabie, de l’île de France (Maurice) ou de
des négociants malouins et loue l’arsenal à la Marine Bourbon (La Réunion). Ce transfert a, évidemment, des
pour une somme de 5 000livres par an. Lorient plonge conséquences notables. Un ambitieux projet d’urbani-
dans le marasme jusqu’en 1719. Sous l’impulsion du sation de l’enclos est commandé à Jacques V Gabriel,
duc d’Orléans, devenu régent du royaume, une nou- élève de Jules Hardouin-Mansart et premier architecte
velle compagnie, intégrant l’ancienne et d’autres, voit du roi. Ses collaborateurs, Louis de Saint-Pierre et
le jour avec à sa tête le fameux banquier écossais John Gervais Guillois, se lancent dans une longue série de
Law, le « chevalier Système ». Partie intégrante d’un travaux de 1733 à 1755. Ils mettent en place un réseau
«consortium» économique, la Compagnie perpétuelle de fontaines pour fournir l’eau, font paver les allées,
harmonisent l’alignement des bâtiments et élèvent le ateliers et magasins les marchandises d’outre-mer fraî-
magasin des Ventes au bord du quai. Coquetterie sym- chement débarquées: mousselines, cotonnades, soieries,
bolique, quatre arcades s’ouvrent en «péristyle» de part poivre, café, thé ou porcelaine de Chine. «Bien que ces
et d’autre de l’entrée principale. Rationalisé, le port est produits soient les premiers qui nous viennent à l’esprit,
aussi débarrassé de ses taudis. Et de nouveaux pavillons d’autres transitaient par le port. On oublie souvent que
de vente (aujourd’hui Hôtel Gabriel), plus vastes et mis la Compagnie avait le monopole de la traite des peaux de
en valeur par une place d’Armes, seront construits ulté- castors provenant de la Nouvelle-France. Et que des pros-
rieurement de 1740 à 1742. tituées ou orphelines sont passées par Lorient vers 1720
pour être expédiées vers la Louisiane française», précise
Brigitte Nicolas, directrice du Musée de la Compagnie
des Indes. De leur côté, les contrebandiers lorientais pré-
lèvent leur dîme et organisent une économie parallèle
d’indiennes. Car, ces étoes aux couleurs chatoyantes
et aux motifs chamarrés sont interdites sur le sol fran-
çais depuis l’arrêt du Conseil du roi du 2octobre1686.
Pourquoi une mesure si drastique? Moins chères que la
soie ou la laine, et de qualité supérieure, elles font une
concurrence «déloyale» aux manufactures et aux arti-
sans français. Seulement voilà, leur prohibition les pro-
pulse au rang de produit rare qu’il faut absolument se
procurer. Un comble. D’autant qu’en porter peut mener
72

 aux galères et en vendre conduit à la pendaison ! La


nature humaine étant ce qu’elle est…
Lorient

Encombré de vaisseaux, le port Lors des ventes aux enchères du mois d’octobre, les lots
ressemble à une forêt de mâts achetés par les négociants nantais, parisiens ou lorien-
tais sont immédiatement livrés contre paiement comp-
tant ou lettres de change. Frappé par l’importance des
Pour les marins fatigués, la traversée s’achève. Les cales sommes avancées, l’ingénieur-géomètre Étienne Mignot
sont pleines. Plus que quelques encablures… Lorient de Montigny témoigne: «On voit vendre dans la matinée
se fait désirer. Elle leur adresse des signaux de plus en pour deux ou trois millions de marchandises. Une vente
plus appuyés, mais se dérobe derrière Port-Louis. Le de vingt à vingt-cinq millions dure quinze jours ou trois
cœur prêt à exploser d’allégresse et les yeux embués, ils semaines au plus.» Une fois la grande vente achevée, les
patientent. Et retrouvent des images familières. La rade marchandises défectueuses, ou les pacotilles, sont mises
est couverte de voiles. Galéasses à prix lors de la « petite vente» qui
marchandes, nefs et autres navires est fréquentée par les acteurs locaux
fendent les ots, ici et là. Éparpillées Tout semble aller de moindre fortune. Grâce à l’activité
comme des courlis sur une grève, pour le mieux, lucrative de la Compagnie, le bourg
des ottilles de chasse-marée et à l’extérieur de l’enclos se développe,
de barques de pêche sont harce- mais l’Histoire joue, dans les premiers temps chaotique-
lées par des nuées tournoyantes de encore une fois, ment. Il regorge de tavernes, tripots
goélands. « Ben dam ! » (eh bien ! les trouble-fête. et maisons hospitalières où les ls de
Dame !). Encombré de vaisseaux famille lorientais aiment passer leur
aux divers tonnages, le port de Lorient est une forêt de temps. Et claquer leur argent glané en mer. Le nombre
mâts et de vergues au feuillage en toile de chanvre, où important de lles publiques est tel que le sénéchal
aussières et grelins bruissent au gré des vents. «s’empresse d’informer la justice des plaintes qui lui sont
journellement adressées sur la liberté erénée des lles et
Sur les quais, matelots en caban, marchands ou menui- femmes de mauvaise vie, portée dans Lorient à un point
siers forment une foule vive et colorée. Charretiers et que les débauches scandaleuses de ces misérables objets
portefaix chargent, déchargent et redistribuent aux excitent l’indignation et le cri publics des citoyens et des
étrangers ». Aménagée, puis ceinte d’un mur terrassé et aucun navire de commerce ne revient d’Asie. Le destin
bastionné, la ville est close dans un périmètre urbain de de Lorient en sera bouleversé… Le esiècle est celui de
31 ha. Les premiers quais de commerce sur le Faouëdic l’industrie, de la pêche, des casernements et des autorités.
sont construits et le quai de l’Aiguillon est édié en 1766.
Tout semble aller pour le mieux, mais l’histoire joue, Salement amochée pendant la Seconde Guerre mon-
encore une fois, les trouble-fête. diale, la ville subit une importante chirurgie esthétique
dans les années 1950. D’aucuns la trouvent peu réussie:
les tours et barres blanches de la «ville aux Cinq Ports»
LA COMPAGNIE DES INDES (pêche, militaire, transport, plaisance et commerce) ont
EST LIQUIDÉE LE 13 AOÛT 1769 du mal à enthousiasmer les visiteurs. Heureusement,
dans les années 1990, les édiles locaux se sont lan-
cés dans une nouvelle et délicate opération de liing.
Le traité de Paris, en 1763, entraîne la dislocation de son Colorisation des façades, mise en valeur du patrimoine,
premier empire colonial et, par voie de conséquence, la aménagement urbain et paysager ont permis à Lorient
faillite de la Compagnie, en 1769. Les marchands lorien- d’obtenir le précieux label Art et Histoire en 2006. Une
tais reprennent les aaires à leur compte, multiplient les première pour une cité « moderne ». Galvanisés, les
armements privés. En 1770, le roi rachète les chantiers Lorientais continuent à redynamiser leur aggloméra-
navals et les transforme en arsenal royal, puis en port tion avec l’ouverture du Grand éâtre, l’implantation
militaire. Si une troisième compagnie, dite de Calonne de la Cité de la voile Éric-Tabarly et le développement
(du nom du contrôleur général des Finances), est fondée du pôle audiovisuel. Prochain pari: la poursuite de la
en 1785, elle ne fait pas long feu. La nuit du 4août1789, mutation du quartier du Péristyle, l’enclos originel de

73
elle perd tous ses privilèges. Cinq ans plus tard, plus Lorient. Un retour aux sources, en somme.

Lorient

      



Rennes
La noble frondeuse


de François Ier de 1532, la ville entend défendre son indépendance. Siège de cette résistance :
le parlement de Bretagne et ses magistrats, soutenus, aux  e et e siècles, par la population.

«Station République: place de la République, Opéra, Une avant-scène en quelque sorte, qui conduit, après
mairie, parlement de Bretagne », annonce le haut- quelques mètres sur la droite, à l’élégante place du
parleur. Les doubles portes sécurisées de la ligne A Parlement. Avec son rez-de-chaussée de granit, son
du métro de Rennes s’ouvrent, libérant la foule des premier étage de pierre blanche de tueau et sa toi-
voyageurs. L’impatience est grande pour le nouveau ture (haute de six mètres) d’ardoise noire, le monu-
venu d’admirer enn l’un des eurons patrimoniaux ment rayonne d’une majesté contenue. Les quatre
de la ville, le célèbre palais du Parlement, symbole et statues allégoriques dorées, qui couronnent ses pavil-
cadre des grandes heures de l’histoire de la Bretagne. lons, brillent sous le soleil. La Force, la Justice, la Loi
74

Le mieux est d’emprunter la commerçante rue d’Or- et l’Éloquence ont retrouvé leur éclat. Dans la nuit du
léans, qui débouche sur la place de la Mairie : face- 4 au 5 février 1994, le palais s’embrase, sous les yeux
Rennes

à-face grandiose entre l’hôtel de ville, conçu par des Rennais impuissants. Lors d’une manifestation
Jacques V Gabriel en 1734, et l’Opéra à l’italienne. des pêcheurs, une fusée de détresse a mis le feu à la



charpente. Les pompiers parviennent à maîtriser le années 1670, le parlement de Bretagne sera le premier
sinistre au niveau du premier étage, là où se trouvent à se fermer ociellement aux bourgeois–, la distance
les salles d’apparat. Mais toutes les parties hautes sont entre les magistrats du cru et les autres, tous inamo-
détruites. Le formidable élan de solidarité qui s’ensuit vibles, nira par s’estomper, faisant le lit des futures
va permettre la reconstruction du bâtiment. Depuis sa frondes bretonnes contre la monarchie.
réouverture, des visites guidées sont organisées toute
l’année par l’oce du tourisme. À la n du e siècle, les sessions se déroulent au
couvent des Cordeliers de saint François, en dehors
de la cité médiévale, au nord-est de la ville. Mais les
1442 : Couronnement du duc de Bretagne
parlementaires, de plus en plus nombreux – auxquels
François Ier à Rennes
s’ajoutent les avocats, procureurs, greers, notaires et
1532 : Union du duché de Bretagne et du huissiers–, aspirent à s’installer dans un édice digne
royaume de France. Rennes devient de leurs attributions et prérogatives. La construction
la capitale officielle de la Bretagne du nouveau bâtiment commence en 1618, non loin du
1561 : LE PARLEMENT DE BRETAGNE S’INSTALLE couvent, sur le placis Saint-François. Elle est conée à
DÉFINITIVEMENT À RENNES des architectes parisiens de renom, Germain Gaultier
(1571-1624), puis Salomon de Brosse (1575-1626) pour
2005 : Le label Ville d’art et d’histoire est
la façade principale, dont il fait l’une des réalisations les
étendu à toutes les communes
plus représentatives du baroque monumental français.
de l’agglomération Rennes Métropole
An de répondre aux désirs de grandeur des parlemen-
taires, que les plans de Gaultier n’ont pas satisfaits, de

75
Brosse, le maître d’œuvre du palais du Luxembourg à
Le nouvel édifice doit refléter Paris, a réalisé un majestueux escalier qui les conduit

Rennes
le prestige et la puissance directement au premier étage : le rez-de-chaussée est
de l’institution judiciaire réservé à la prison!

Pour la première fois dans l’histoire de l’architecture


En 1561, le parlement de Bretagne (créé en 1554 par française, un bâtiment public se dresse devant une place,
l’édit de Fontainebleau sous le règne d’Henri II) s’ins- dégagée de l’entrelacs des ruelles médiévales. Inauguré
talle dénitivement à Rennes. Un tournant dans l’his- en 1655, l’édice n’est pourtant pas achevé. La réalisa-
toire de la ville. Juridiction d’appel pour toute la pro- tion du décor intérieur va durer jusqu’aux premières
vince, l’institution dispose, années du  e siècle, avec
de plus, de pouvoirs admi- une seconde intervention au
nistratifs et politiques avec Pour la première fois dans e. Il se doit d’exprimer, lui
le droit de remontrance, qui aussi, le prestige et la puis-
permet de s’opposer à l’ap-
l’histoire de l’architecture sance de l’institution. Sous la
plication des textes royaux française, un bâtiment public direction du peintre et archi-
dans les limites territoriales. se dresse devant une place, tecte Charles Errard, l’un des
En outre, à la suite de l’Acte plus illustres représentants,
d’union de 1532 pris par dégagée de l’entrelacs des avec son rival déclaré, Charles
François Ier , ocialisant le ruelles médiévales. Le Brun, du  e siècle fran-
rattachement de la Bretagne à çais, des artistes parisiens
la France, le parlement de Rennes est le garant des fran- exécutent boiseries, sculptures, peintures et dorures.
chises et libertés bretonnes. An de neutraliser toute Errard, le maître du grand décor à la française, assisté
velléité d’indépendance de l’ancien duché, le pouvoir de Noël Coypel, réalise son chef-d’œuvre: le plafond de
royal veille à un partage équitable des charges hérédi- la première salle du parlement, la Grand’Chambre d’au-
taires entre parlementaires bretons et non originaires dience, le seul exemple encore visible du style de cette
de Bretagne. Quant aux présidents, ils sont nommés par période. Les successeurs d’Errard –Jean Jouvenet pour
le roi lui-même. Mais, ironie de l’histoire, en l’absence les toiles du plafond de la chambre du conseil (1694)
de renouvellement des détenteurs de charges –dès les et Ferdinand Elle le Jeune pour celles du plafond de la
chambre des enquêtes (1706) – respecteront le parti Le duc de Chaulnes doit affronter
pris décoratif choisi dès 1556: un dispositif associant une pluie de pierres,
des toiles encastrées dans de lourds plafonds à compar- « la colique pierreuse »
timents et des lambris monumentaux en bois doré et
sculpté. L’extraordinaire restauration réalisée après l’in-
cendie de 1994 eacera les ravages du feu et de l’eau. Et Près de la cathédrale, rue du Chapitre, l’hôtel de Brie,
redonnera à ces œuvres toute leur splendeur d’origine. bâti vers 1624 pour Isaac Loaisel de Brie, président du
parlement de Bretagne, arbore un rez-de-chaussée en
Située au conuent de l’Ille et de la Vilaine, Rennes granit et des étages en tueau rappelant, à dessein, la
est divisée sous l’Ancien Régime en une ville basse, façade du palais de justice. Rue des Dames – en sou-
inondable, où habitent les plus venir des dames d’honneur de la
modestes, et une ville haute, aris- duchesse Anne, qui y logeaient
tocratique et bourgeoise. C’est ici Depuis 1662, à la n du e siècle –, l’hôtel de
que ces «messieurs du parlement»
font construire des hôtels particu-
année des révoltes Brilhac, construit vers 1620, adopte
une curieuse forme en angle qui
liers, reet de leur position sociale. causées par épouse l’ancien tracé du rempart.
Rien de tapageur. Le rang se lit dans la famine, Ses jardins en terrasses, aménagés
l’apparence des nouvelles demeures sur le terre-plein de la muraille,
dans une ville où dominent encore la colère gronde. dominent alors l’ancien port Saint-
au  e siècle les maisons à pans Yves, à l’emplacement de l’actuel
de bois, dont il subsiste encore plusieurs magniques quai Duguay-Trouin, ainsi que le mail, aujourd’hui dis-
76

exemplaires, notamment la maison Ti Koz, datant de paru. Cette promenade arborée, bordée de canaux, est
la Renaissance, rue Saint-Guillaume, dans le quartier aménagée à la n du e siècle par des paysans soumis
Rennes

de la cathédrale. à la corvée, à la demande de Charles d’Albert d’Ailly,


duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne (1670-1695),
Hors les murs, place des Lices, face à la vieille cité, là où l’un des résidents de l’hôtel.
est lancée une véritable opération immobilière en 1657,
certaines des demeures fraîchement bâties combinent Le duc n’est guère aimé des Rennais. En 1675, il fait répri-
le bois et la pierre, à l’image de l’hôtel de Racapé de mer par l’armée l’insurrection du papier timbré, l’un
LaFeuillée, caractérisé par son décor de façade des épisodes les plus marquants de la tumul-
en losange. Il est construit vers 1660 par tueuse histoire de la Bretagne. Depuis 1662,
un magistrat au présidial – le tribunal année des révoltes causées par la famine,
royal, inférieur au parlement. D’autres la colère gronde. En 1673, le peuple se
sont en pierre, comme les hôtels de soulève contre les nouvelles taxes sur
Montbourcher et de Molant aux 30 et le tabac et la vaisselle d’étain – des
34 de la place, élevés vers 1658 et 1670. mesures prises par Colbert pour nan-
À l’époque, l’hôtel de Molant est le cer la longue et ruineuse guerre de
plus grand de la ville et l’un des plus Hollande. L’année suivante, la création
richement décorés par des artistes d’un impôt supplémentaire, un papier
œuvrant au palais de justice. Leurs pro- timbré spécial exigé pour les actes juri-
priétaires, un magistrat au présidial, Jean diques et notariés, cristallise le mécon-
Bossart Du Clos, et le jurisconsulte Pierre tentement de la basoche, les gens de loi. Le
Hévin, appartiennent à «la robe seconde», pouvoir royal n’a pas présenté ses mesures en
de rang inférieur aux parlementaires, mais  session aux états de Bretagne, an d’empê-

tous deux ont été «procureur syndic», c’est-  cher toute contestation du parlement, lequel
à-dire premier représentant de la commu-  est contraint d’enregistrer les édits scaux.

nauté de ville. Au printemps 1675, l’émeute éclate à Rennes
comme dans la plupart des villes de Bretagne. En juin, au
moment où, à la demande du duc de Chaulnes, un déta-
chement d’une centaine de soldats se déploie pour protéger
l’hôtel de ville à la place de la façade à arcades de 90m est
milice bourgeoise jugée peu l’une des plus belles images
sûre, les Rennais, outrés de de Rennes à la tombée du
cette atteinte à leurs libertés jour. D’aspect plus sévère
municipales, se révoltent à avec sa façade classique en
nouveau. Surpris dans son granit, la basilique Saint-
carrosse par des insurgés, le Sauveur, au nord-ouest, au
duc essuie une pluie de pierres, cœur du secteur sauvegardé,
la « colique pierreuse » dont est un autre exemple du
parle sa grande amie, M me de renouveau religieux sous le
Sévigné, dans l’une des lettres règne de Louis XIV. Elle a
destinées à sa lle. En rétor-            été reconstruite à partir de
e

sion, le gouverneur fait raser  1703 à la place d’une cha-



l’un des faubourgs, la remu- pelle romane disparue, lieu
ante rue de Saint-Malo, exécuter les meneurs et déplacer d’un culte très fervent dédié à Notre-Dame.
à Vannes le parlement, accusé d’avoir favorisé la révolte.
Le coup est rude pour Rennes. Première ville de Bretagne En 1720, l’incendie qui ravage la ville haute pendant
par sa population, elle passe de 50000à12000 habitants. sept jours atteint la toiture de l’église Saint-Sauveur et
Nombre d’entre eux, artisans, marchands, imprimeurs, son mobilier. Un moindre mal. Parti d’une échoppe
perruquiers, porteurs d’eau ou de chaises et domestiques, d’artisan, le feu, qui dévore une trentaine de rues, près
sont au service de la noblesse parlementaire. Les Rennais de 900maisons à pans de bois et jette à la rue 8000 per-

77
n’obtiendront le retour de leur parlement qu’en 1690, sonnes, épargne le parlement. Un miracle, diront ses
moyennant le paiement au pouvoir royal de 500000 livres, voisins, les cordeliers, qui ont placé une grande croix

Rennes
bienvenues en pleine guerre de la ligue d’Augsbourg. devant la façade. Un ingénieur de la marine, le vision-
naire Isaac Robelin, directeur des fortications à Brest,
mandé par le Conseil du roi, propose un véritable plan
Pour la reconstruction d’urbanisme, fonctionnel et aéré, très en avance sur son
des quartiers détruits, le roi époque, ne se limitant pas aux quartiers sinistrés. Bien
envoie des architectes de Paris qu’approuvé par Louis XV, il est jugé trop coûteux par les
édiles, et son concepteur remercié. En 1725, le roi envoie
l’un de ses prestigieux architectes, Jacques V Gabriel
Il est un autre pouvoir à Rennes, la ville « sainte, (1667-1742). Celui-ci reprend les grandes idées de son
sonnante et savante » qui irrite ces messieurs. Dès le prédécesseur mais concentre le remodelage sur la partie
Moyen Âge, la ville s’est couverte de paroisses, d’ab- détruite, au centre de la haute ville, au nord de la Vilaine.
bayes, de prieurés, de monastères. L’inuence de la
Contre-Réforme au e siècle a favorisé, dans cette La reconstruction de Rennes va s’échelonner sur vingt
cité où le protestantisme n’a pu s’implanter profondé- ans. Le projet se structure autour de deux places royales.
ment, le développement des établissements religieux. La première, devant le parlement, s’inspire des places
De nouveaux ordres s’installent, comme les jésuites, parisiennes des Victoires et Vendôme. Il faut donc tout
dont le collège formera la future élite de la ville. Rennes rebâtir, même les édices épargnés par l’incendie. Les
a conservé de nombreux témoignages de cette forte façades des immeubles reprennent l’association granit-
présence religieuse. Le splendide palais Saint-Georges, calcaire du palais avec de grands pilastres ioniques et
situé à l’est, dans l’actuelle rue Gambetta, en est l’un des des toits à la Mansart rompant avec la tradition locale.
plus éclatants. Édié au e siècle sous l’impulsion Une statue équestre de Louis XIV, sculptée par Antoine
de l’abbesse Madeleine de LaFayette sur le site d’une Coysevox et commandée par les états de Bretagne en
ancienne abbaye bénédictine du e siècle –le pendant 1685, prend place en son centre. Elle sera fondue à la
pour les femmes de l’abbaye Saint-Melaine –, il a été Révolution. Suite logique de ce parti pris architectu-
transformé en caserne sous la Révolution . Aujourd’hui, ral, Gabriel reprend la façade du parlement en suppri-
l’édice est réhabilité pour accueillir une «maison de mant l’escalier monumental extérieur et la terrasse de
la citoyenneté et de la tranquillité». L’éclairage de sa Salomon de Brosse.
À la Révolution, la ville est dans leur expulsion de France en 1762. Il est en pre-
qualifiée de « berceau de la Liberté » mière ligne au moment de l’aaire de Bretagne qui, de
1764 à 1774, oppose le parlement et le duc d’Aiguil-
lon, commandant en chef pour le roi. Proche de la
Le message est clair : le point vers lequel doivent se Compagnie de Jésus, celui-ci est un ennemi personnel
tourner tous les regards n’est pas le parlement mais la de La Chalotais. Les états de Bretagne et le parlement
statue du roi, haute de 5 m. Gabriel fait même corri- viennent de rejeter l’augmentation de l’impôt exigée
ger la forte pente de la place et le niveau de l’entresol par la monarchie, à la suite d’une nouvelle guerre, celle
pour rehausser l’egie royale. Une humiliation que les de Sept Ans (1756-1763). Le bras de fer entre le procu-
« seigneurs du parlement » n’oublieront pas. Baptisée reur et le commandant s’achève par l’arrestation du
place Louis-le-Grand, elle restera et est encore la place premier. Emprisonné, La Chalotais, devenu aux yeux
du Palais pour les Rennais. L’actuelle place de la Mairie, du peuple l’incarnation du combat pour les libertés
alors nommée place Neuve, le second lieu de pouvoir de bretonnes, est exilé à Saintes, d’où il ne reviendra qu’en
la ville, accueille les autres institutions: le nouveau pré- décembre 1774. Dans l’intervalle, en 1769, Louis XV
sidial au nord et le nouvel hôtel de ville au sud, associés accepte de rétablir le parlement dans sa plénitude. La
par le nouveau beroi. D’autres petites places relient trêve sera de courte durée.
harmonieusement ville ancienne et nouvelle. Chacune
révèle un point de vue diérent de Rennes pour la plus Jusqu’aux dernières années de l’Ancien Régime, la
grande satisfaction du promeneur du e siècle. Mais société rennaise a soutenu le parlement en s’élevant
au e , ces embellissements contrastent avec les quar- contre le commandant, puis les intendants du roi.
tiers médiévaux où se dressent encore les maisons à Pourtant, lors des états de Bretagne de décembre 1788,
78

pans de bois et accentuent l’opposition entre la haute et la noblesse refuse de siéger face au tiers. La journée des
la basse ville ainsi qu’entre le nord et le sud de la Vilaine. Bricoles (des courroies permettant de porter de lourdes
Rennes

D’autant plus que certains riches parlementaires ont fait charges) du 26 janvier 1789, qui oppose violemment,
bâtir, à la limite du secteur sinistré, des hôtels particu-
liers en pierre, avec jardin. Le superbe hôtel de Blossac,
construit à partir de 1728 par la famille parlementaire
des La Bourdonnaye-Blossac, rue du Chapitre, est l’une
des plus belles réalisations de l’époque. Il deviendra
d’ailleurs la résidence du commandant en chef pour le
roi en Bretagne.

Rennes entre dans son troisième âge d’or–le premier


datant de l’époque des ducs de Bretagne et le deuxième
de l’implantation du parlement. L’esprit des Lumières
est particulièrement représenté par l’un de ses plus
éminents présidents, Christophe-Paul de Robien (1698-
1756). Cet amateur d’art et de sciences, collectionneur
avisé, va constituer un remarquable cabinet de curio-
sités portant notamment sur l’histoire naturelle, l’his-
toire de la Bretagne et l’Antiquité. Il est en particulier
considéré comme le premier collectionneur d’objets
égyptiens. Ses joyaux, consqués à la Révolution, seront
répartis entre le musée des Beaux-Arts (qui lui doit en
grande partie son fonds archéologique), la bibliothèque
municipale et le musée de Bretagne.

Autre gure du siècle, le procureur général Louis 


     
René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), adver-         
saire des puissants jésuites, qui a joué un rôle essentiel 
sur la place du Palais, les étudiants en droit patriotes Bretagne, rappelle le rôle des députés bretons, en parti-
et les jeunes aristocrates (parmi lesquels se trouve culier rennais, dans la fondation du club breton de Paris,
Chateaubriand), marque symboliquement la n de l’al- ancêtre de celui des Jacobins, pendant la Révolution
liance entre les deux classes sociales. française. Cette œuvre, intitulée , réali-
sée sans doute en 1792, représente un sans-culotte et la
Bastion urbain républicain en pays rural chouan, révolutionnaire Anne-Josèphe éroigne de Méricourt
Rennes, qualiée de «berceau de la Liberté», est réduite (1762-1817). Un authentique bonnet phrygien en tissu,
en 1790 au rang de chef-lieu, avec un parlement privé collé au-dessus, le coie.
de rôle politique. Un tableau, acquis par le musée de

79
Rennes

Saint-Malo
Cap sur le grand phare ouest


à sa source, aux Amériques. Voilà ce que les armateurs malouins ont bien compris.
e
des plus lucratifs. L’État français ferme les yeux. Mais n’oublie pas sa part du magot

que l’État reçoive sa part du butin. Ainsi la rapine était-


1308 : Les Malouins se constituent elle honorable, le pavillon noir blanchi et le trésor royal
en commune jurée regarni. Tout le monde y trouvait son compte!
1661 : Le 27 octobre, un immense incendie
ravage la ville Le comédien peut être er de ses origines. Saint-Malo
est une presqu’île de carte postale. Ensorceleuse, elle
1701 : Gouin de Beauchesne est le premier
séduit les visiteurs grâce à ses magniques remparts
Français à doubler le Cap Horn
80

ponctués de tours et ses grèves constamment survolées


1944 : Les Alliés bombardent massivement par des goélands aux larges ailes. Vue du ciel, la cité a
Saint-Malo

la ville close l’allure d’un vaisseau de granit sur le point d’appareil-


ler toutes voiles dehors pour la haute mer. Les statues
des fougueux Jacques Cartier, Surcouf, Mahé de La
Il y a quelques années, pour la promotion de l’un de Bourdonnais et Duguay-Trouin, plantées à «l’étrave»,
ses lms, Jim Carrey était invité au JT de 20heures de semblent indiquer les chemins à suivre. Tout semble
TF1. Évidemment, il n’a pu s’empêcher de se donner n prêt pour larguer les amarres. Las ! la cité des cor-
en spectacle. Subjugué par le charme de Claire Chazal, saires est solidement arrimée par le Sillon (bande de
alors présentatrice, l’acteur canadien aux deux Golden sable), l’avenue Louis-Martin et la chaussée Éric-Tabarly.
Globes roule sur les tables du plateau, agorne la pré- Marée haute ou pas, elle ne prendra jamais le large…
sentatrice, multiplie les pitreries. Et fait une étonnante Unique par sa physionomie, Saint-Malo est aussi riche
révélation: «J’adore être ici à Paris, j’adore la France. d’une histoire singulière, qui révèle le caractère bien
Les gens m’ont toujours très bien accueilli. En fait, je trempé de ses habitants. Si les ducs de Bretagne ont édi-
suis d’origine française. Des pirates de Saint-Malo!» La é la tour Solidor, dès 1369, et le château, entre le e et
bombe est lâchée. C’est le buzz! «Le plus grand acteur le e  siècle, ce n’est pas pour protéger la population.
comique d’Amérique », élevé au rang de chevalier de Mais bel et bien pour l’avoir à l’œil! En 1590, pendant les
l’Ordre des Arts et des Lettres, serait donc le descen- guerres de Religion, les Malouins iront jusqu’à assiéger
dant d’une famille d’armateurs malouins, les Carré, cette forteresse pour, ensuite, proclamer une République
qui équipa plusieurs navires corsaires au esiècle? indépendante. Celle-ci durera tout de même quatre ans,
Cocorico! Sans doute, imagine-t-il son ancêtre borgne jusqu’à l’abjuration d’Henri IV. Ce ne sont pas, pour
portant un cache-œil, la tête coiée d’un foulard, un autant, d’infatigables entêtés ou de eés querelleurs.
perroquet sur l’épaule et les poches pleines de piastres. Ils sont seulement soucieux de conserver leurs libertés,
Seulement voilà. Il faut faire la part du rêve et de la leurs privilèges et leurs fortunes. Car, mine de rien, la
réalité: les marins de Saint-Malo n’ont jamais été des cité malouine cumule les richesses au l du temps. Grâce
pirates sans foi ni loi. Bien au contraire. Corsaires, à ses découvreurs, corsaires, pêcheurs et marchands,
ils étaient autorisés par le roi de France à capturer les elle connaît une stupéante prospérité aux e et
navires battant pavillon ennemi et à s’approprier leurs e siècles. Un âge d’or. Ou plutôt un âge «d’argent».
précieuses cargaisons. Rien de plus normal… pourvu


Sous l’impulsion de Colbert, «À la Grande Boucherie (entre la rue Saint-Benoît et la


rue de la Victoire) vivent les bouchers, les écorcheurs,

81
de nombreux chantiers navals
sont rapidement ouverts les tripiers; les beurriers demeurent à la Grand’Porte,

Saint-Malo
les coquetiers, rue des Halles; les armateurs présentent
la belle façade hautaine de leurs demeures entre le bas-
Le e siècle est celui des audacieux. Le vaste monde tion Saint-Philippe et le bastion Saint-Louis », écrit
leur est oert. À eux de s’en saisir, d’aronter l’immen- Armel de Wisme dans La Vie quotidienne dans les ports
sité des océans pour y gagner gloire et fortune. Les bretons aux e et e siècles (Hachette Littérature,
Hollandais et les Anglais l’ont bien compris. Ne règnent- 1973). Saint-Malo en majesté émeut comme le décor
ils pas sur l’Océan avec leurs vaisseaux gorgés de pro- démesuré d’une pièce de théâtre, même si la «Grande
duits exotiques rapportés de leurs comptoirs? Colbert, Brûlerie» du 27octobre1661, a ravagé une bonne partie
nommé intendant des Finances en 1661, persuade des maisons en bois. Dès lors, les autorités interdisent
LouisXIV de faire de la France une puissance navale de toute construction inammable.
premier plan et de fonder des compagnies marchandes
susceptibles de concurrencer celles des autres royaumes.
De nombreux chantiers navals sont ouverts sans délai à En finir avec le monopole hollandais
LaRochelle, LeHavre, Bayonne… Et à Saint-Malo-de- sur les mers d’Asie ?
l’Isle, bien sûr. Dressée sur l’estuaire de la Rance, la cité Une occasion de s’enrichir !
possède un port d’échouage capable d’accueillir de deux
à trois cents navires et une vaste zone de construction
navale s’étalant sur le pourtour de la baie d’échouage, Hommes d’aaires avant tout, les armateurs malouins
particulièrement sur le Sillon, sur la partie occidentale voient d’un bon œil les résolutions de Versailles. En
des Talards, au Val-sous-Saint-Servan ou à Solidor. À nir avec le monopole des Hollandais sur les mers
l’intérieur des remparts, c’est une fourmilière de mai- d’Asie? Une bonne occasion de se remplir les poches.
sons pressées les unes contre les autres, dominées par la Jusque-là, l’essor de leur ville est lié au commerce
cathédrale Saint-Vincent. Les Malouins sont attachés à avec l’Espagne (vente de toiles et retour de métaux
cette ville close. Ils sont intimes de ses coupe-gorge, ses précieux) et, surtout, à la pêche à la morue dans les
tavernes, ses échoppes et ses chapelles. Leur cité, c’est eaux de Terre-Neuve –point de départ du «premier
l’exiguïté, la promiscuité, le dédale clos des venelles, le commerce triangulaire ». Une fois pêchée, la morue
pavé inégal, le ciel masqué par les façades trop hautes. est conservée avec du sel portugais, puis ramenée pour
être vendue dans la péninsule Ibérique, dans le midi se partagent la majeure partie du butin, le reste est versé
de la France ou en Italie. Les morutiers reviennent au Trésor royal. Comme dans les autres ports de retour,
dans leur port d’attache remplis de produits méditer- tels Brest ou Dunkerque, Saint-Malo bénécie d’un
ranéens comme le savon, l’huile, le vin et le précieux «marché de navires» attirant des acheteurs de toute la
alun de Tolfa chargé à Civitavecchia (États ponti- France pour les ventes faites en adjudication publique
caux). Ces tracs permettent aux «messieurs de Saint- à la « Bourse commune » du Ravelin situé devant la
Malo» d’accumuler des richesses, de mettre en place Grand’Porte.
des cadres institutionnels et des infrastructures maté-
rielles indispensables à l’épanouissement de leur cité. Durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, de 1688 à
Investir dans la Compagnie royale des Indes orientales 1697, les corsaires malouins font 1 044 prises pour 436
serait une façon supplémentaire de s’enrichir… Mais, armements. Le bilan est positif, mais il est loin d’être
l’Histoire joue parfois de drôles de tours. mirobolant. Contrairement à ce que l’on pourrait ima-
giner. La rentabilité de telles expéditions dépend de
À partir de 1672, les conits consécutifs qui opposent l’importance des captures. C’est une «loterie corsaire»
l’Angleterre et la Hollande à la France obligent les dans laquelle spéculateurs, armateurs, négociants
Malouins à opérer une reconversion profonde de leurs peuvent doubler leurs mises ou tout perdre. «La fortune
activités. Plus question de risquer sourit aux audacieux», disait Virgile.
leur otte de pêche sur une mer Voilà un proverbe que les aventuriers,
infestée de navires belliqueux. Trop matelots et capitaines prêts à risquer
dangereux. Plutôt que de rester les leur vie et leur liberté sur un coup de
bras croisés en attendant que la tem- main, ou de tête, avaient bien intégré.
82

pête passe, les grands armateurs de L’Histoire a surtout retenu le nom de


la cité – à l’instar des Magon, LeFer René Duguay-Trouin (1673-1736).
Saint-Malo

ou Danycan – arment des bateaux À 16 ans, celui-ci embarque d’auto-


pour la course. L’État les y invite, rité comme mousse sur un bâtiment
pourquoi s’en priver? Sa Majesté leur appartenant à sa famille. À 20 ans,
délivre des lettres de marque autori- il entre au service du roi comme
sant les capitaines, devenus donc des capitaine de ûte, puis de frégate.
corsaires, à «courir sus aux ennemis Trois ans plus tard, après la prise du
de l’État ». Et ce, en toute légalité Non Such, un magnique bâtiment
juridique, nationale et internatio- de 50 canons, le jeune homme est
nale. Ce qui les distingue de tous les présenté à Louis XIV ! Deux autres
pirates, ibustiers et autres bouca- solides gaillards, point malouins mais
niers qui sévissent sur l’Océan. Leur  tout comme, feront aussi beaucoup
but n’est pas de couler l’adversaire,       parler d’eux: Jean Bart et le chevalier
mais de saisir sa cargaison (bois du  Forbin. En 1689, chargés de conduire
Nord, argent, sucre, indigo ou tabac) et de ramener un convoi de Dunkerque à Brest, ils se retrouvent face
leur prise dans le meilleur état possible. Toute capture à deux vaisseaux anglais supérieurement armés. Après
de navire ennemi donne lieu à une procédure précise. avoir opposé une farouche résistance, les corsaires
Lorsque celui-ci se rend –que ce soit au premier coup nissent par être capturés, puis enfermés à Plymouth.
de semonce ou après un combat acharné–, le capitaine Quelques jours après, ils s’évadent de leur cachot
corsaire, ou l’écrivain de bord, doit mettre aussitôt les et, à coups de rames, regagnent les côtes de Saint-
scellés « sur les armoires, chambres, cores et autres Malo. Avertis par les marins pêcheurs, les Malouins
lieux, an qu’il ne soit fait aucun pillage ». Arrivés à les accueillent en véritables héros. Tous les Malouins
Saint-Malo, le vainqueur et le vaincu échouent à Belle- admirent leurs « chiens de mer ». Aussi redoutent-ils
Grêve ou Solidor. Commence alors une minutieuse et d’être eux-mêmes attaqués par une otte ennemie.
fastidieuse enquête… Le résultat est envoyé au secréta- Déjà, les Anglais avaient bombardé de loin Saint-Malo
riat de la Marine qui l’enregistre et le remet au tribu- en 1692. Sans faire grand mal, il est vrai. Mais le bruit
nal des Prises. Objets et matériaux sont répartis en lots courait qu’ils essaieraient, encore une fois, de réduire
pour être vendus aux enchères. L’armateur et l’équipage à néant ce que les marchands de Londres appelaient le
«nid de guêpes». Vauban charge l’un de ses ingénieurs et le père Edmond. Ceux-ci avaient trouvé une merveil-
de multiplier les bastions sur les rochers et d’aermir les leuse réponse : « Tout ce qui est pris pour le service
défenses des forts. Sur terre, les garnisons sont renfor- de l’État est licite.» Les épouses étaient rassurées. Les
cées et de nouvelles pièces d’artil- doctes prélats n’allaient pas contra-
lerie sont xées sur les remparts. rier de si riches paroissiens!
Quelle escadre oserait maintenant Quelle escadre oserait
traverser une passe aussi bien pro- maintenant traverser Du côté des combats, attaque et
tégée? Aucune assurément! riposte durent toute la nuit. Et
une passe aussi bien deux jours encore. Les Anglais,
Le 26novembre1693, les guetteurs protégée? Aucune acharnés, continuent à bombarder
aperçoivent une otte forte d’une assurément! Saint-Malo. Tantôt violemment,
vingtaine de navires venue mouil- tantôt mollement. Durant la nuit
ler sous le fort de la Conchée. On se presse sur les rem- du 29novembre1693, ils décident d’utiliser leur arme
parts pour voir cet incroyable spectacle. Les porteurs secrète : un voilier fantomatique, bourré de poudre,
de longues-vues détaillent les grands pavillons blancs de bombes et de mitraille, conçu à l’ombre de la Tour
timbrés d’or de La Royale. Soudain, un canon tonne. de Londres par l’ingénieur articier Willem Meester.
Les Malouins comprennent immédiatement qu’ils ont Entre 7 et 8 heures, au moment de la pleine mer, la
été leurrés. Perdes, les Anglais leur ont fait le coup du machine infernale met le cap sur la tour-poudrière de
faux pavillon ! Les marsouins de l’amiral Benbow les Bidouane. Mais prise dans un violent coup de vent,
bombardent! Stupéfaction. Ressaisissement. Les tam- elle se brise sur la chaîne de rochers située entre le
bours battent la générale aux coins des rues. Les milices fort Royal et le bastion du Cheval-Blanc. À quelques

83
se rassemblent. Plusieurs courriers partent quérir des centaines de mètres du rempart à peine. L’explosion
renforts à Rennes, à Dol et Dinan. Les canonniers du est épouvantable. Tel un volcan, la carcasse vomit des

Saint-Malo
bastion de la Hollande –il prend ce nom à cette occa- ammes, projette des grenades, des chaînons, des pots
sion – font parler la poudre au milieu d’une épaisse à feu et «des pistolets chargés et enveloppés dans des
fumée. Ceux du château également. étoupes de pétrole » sur Saint-Malo. Les ardoises et
les vitres volent en éclats… Plus de peur que de mal.
L’apocalypse a eu autant d’eet qu’un pétard mouillé.
Tandis que les boulets tombent Le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, renvoie
sur la cité, l’évêque asperge des prisonniers à l’amiral et lui adresse un savou-
les DÉFENSEURS d’eau bénite reux message : « Vous avez réussi à tuer un chat sur
une gouttière.» Blessés dans leur orgueil, les Anglais
repartent le lendemain.
Malgré l’assourdissant fracas, on entend les cloches
sonner à toute volée. Mgr  de Guémadeuc, évêque de
Saint-Malo, rassemble vieillards, femmes et enfants sur LORSQUE LES NAVIRES RENTRENT AU PORT,
le parvis de la cathédrale. Une foule s’agglutine devant LES CALES CHARGÉES DE PIASTRES,
le sanctuaire. De là, un étrange cortège s’ébranle, LES MARINS ÉCUMENT LES TAVERNES
l’évêque en tête, vers Bidouane et la tour Notre-Dame.
À chaque bastion, le prélat, sa crosse à la main, bénit
les défenseurs aairés. Quelques rombières bouil- La signature du traité de Ryswick, en 1697, met n à
lonnent intérieurement. Si les Anglais détruisent, en presque dix ans de guerre. En Europe, personne n’est
ce moment même, leurs maisons, et menacent la vie dupe. Ce n’est qu’une trêve. Le roi d’Espagne, CharlesII,
de leurs familles, c’est à cause de cette maudite èvre est l’ombre de lui-même. Fruit pourri issu de plusieurs
corsaire qui s’est emparée de leurs maris. L’aventure? mariages consanguins, il a une petite santé. Sa mort
Du brigandage à peine voilé, oui ! Le roi est sain et semble imminente. Qui lui succédera ? Philippe, son
sauf à Versailles, lui. Certaines avaient émis des doutes petit-neveu et petit-ls de Louis XIV, ou bien Charles,
quant à l’honnêteté des entreprises menées par leurs le ls de l’empereur Léopold Ier d’Autriche? La lecture
hommes. Et Dieu, voyait-Il ça d’un bon œil? Les négo- de son testament est évreusement attendue, et la ten-
ciants avaient alors consulté le chanoine Porée du Parc sion entre les partis est extrême… Pendant ce temps, les
armateurs de Saint-Malo trouvent de l’appui, ce qu’ils ont rapporté des
nouveaux moyens de s’enrichir. Leur Amériques. C’est aussi pour eux
regard se tourne désormais vers les l’occasion de s’enquérir des der-
Amériques. Depuis la Conquista, la nières nouvelles. Quelles sont-elles?
monarchie castillane détient jalou- À Paris, M. de Pontchartrain, le
sement le monopole du commerce chancelier de France, a rappelé avec
avec son empire. C’est un fait. Les insistance que le commerce avec les
Malouins sont, depuis toujours, colonies est ociellement interdit,
obligés d’expédier leurs navires et qu’il a à l’œil « ces messieurs de
chargés de toiles à Cadix. Là-bas, ils Saint-Malo». Point naïf, il sait bien
vendent leur cargaison pour acqué- que les armateurs cachent à l’État
rir les métaux précieux provenant du une partie des matières précieuses
Mexique ou du Pérou. Les Espagnols rapportées. Les archers du prévôt
empochent, au passage, de belles des Monnaies contrôlent les barques
commissions. Mais la guerre a chan- sur la Rance, surveillent les chemins
gé la donne. Partiellement détruite, et les portes de la cité corsaire. Pas
la otte hispanique est désormais       de quoi s’inquiéter : les autorités

incapable d’assurer l’approvisionne-  locales sont indulgentes. L’intendant
ment des ports sud-américains et de de Bretagne s’en excuse d’ailleurs
résister à la poussée de la ibuste dans les Caraïbes. Les auprès du contrôleur Chamillard : « Les agents de
colonies de Lima, Carthagène ou Vera Cruz regorgent contrôle ne demeurent pas dans les lieux où les vais-
84

de fabuleuses richesses. De l’argent et de l’or à ne plus seaux abordent et ils ne sont pas assez instruits dans les
savoir qu’en faire. En re- moyens dont les gens de mer
Saint-Malo

vanche, elles sont démunies se servent pour cacher leurs


de toiles à voile, de vêtements, Tandis que les Malouins eets.» Il faut préciser que les
de cotonnades ou de fer. Le réinventent l’eldorado, armateurs malouins sont fré-
moment est donc venu pour quemment conviés à prêter à
les Malouins de se libérer des le petit-fils de LouisXIV ceint l’État. Une invite à laquelle
intermédiaires et d’aller di- la couronne d’Espagne. ils répondent tout en sachant
rectement faire du négoce sur qu’ils ne seront jamais rem-
le territoire hispano-américain. L’armateur Danycan et boursés. Ne vaut-il pas mieux prêter de bon gré que de
Jean Jourdan de Groucé, un homme d’aaires d’origine se faire déposséder de force? Et dire qu’ils sauvent la
marseillaise, fondent ociellement la Compagnie de France de la banqueroute…
la mer du Sud en 1698. Celle-ci organise une première
expédition, commandée par le capitaine Jacques Gouin
de Beauchesne, la même année. Le commerce interlope Une fois la nuit tombée, on trafique
de la mer du Sud est lancé. Tandis que les Malouins dans les caves en toute impunité
réinventent l’eldorado, le petit-ls de LouisXIV ceint la
couronne d’Espagne.
Chaque soir, lorsque la mer est basse, les dogues anglais
Lorsque les navires reviennent au bercail, avec des mil- sont lâchés sur la grève – les «chiens du guet» existaient
lions de piastres dans les cales, les marins écument les depuis le  esiècle et furent abandonnés au e . La
tavernes et les cabarets telles la Belle Anglaise, la Belle ronde hurlante garde la cité et les navires échoués. Une
Viande, la Malice… Autant de noms prometteurs. Les fois les rues désertées, les armateurs peuvent traquer
plus fous, ou les plus soûls, fricassent des piastres à la dans leurs caves communicantes en toute impunité. Car,
poêle et les balancent par les fenêtres. Rien n’est plus les ociers de l’amirauté, les commis et les agents de la
amusant que d’entendre les enfants, ou les gueux, hurler Monnaie sont eux aussi obligés de respecter le couvre-
en ramassant les pièces brûlantes. De leur côté, les o- feu! Dans la nuit du 24 au 25mars 1770, les cerbères
ciers sont les hôtes des armateurs chez qui ils peuvent dévorent un ocier de marine, AnsquerdeKerouartz,
raconter leurs aventures et montrer, échantillons à qui s’était un peu trop attardé auprès de sa dulcinée…
Aujourd’hui, le bagad Quic-en-Groigne est,
pour les grandes occasions, anqué d’un
boxer (en guise de dogue) pour rappeler cet
épisode de l’histoire malouine.

Grâce aux heureux retours de la mer du Sud,


Saint-Malo est extrêmement riche au début
de ce esiècle. Entre1708 et1742, Simon
Garangeau, ingénieur architecte du roi, for-
tie la cité corsaire. Il agrandit également,
à quatre reprises, la supercie habitable en
gagnant du terrain sur la mer. La ville passe
alors de 16 à 24 ha. Ainsi, les quartiers de
Saint-Vincent et de la porte de Dinan voient-ils
le jour. Millionnaires, les armateurs y font édi-
er d’opulentes demeures en granit dotées de  e
lucarnes, de corniches et d’imposants escaliers.
La Demeure de Corsaire construite sous l’impulsion de au Clos-Poulet. Comme celles de Puits Sauvage, de
François-Auguste Magon en est le parfait exemple. Si ces la Chipaudière ou de la Ville Bague. Côté aaires, les
hôtels urbains remplissent de erté leurs propriétaires, Malouins continuent à s’illustrer. Ils se démènent si bien
ils sourent tout de même des inconvénients inhérents qu’ils reprennent en main la Compagnie des Indes orien-

85
à la vie citadine: les jardins sont minuscules, certaines tales en 1707. Las! la perte de l’île de Terre-Neuve avec le
pièces sont sombres, l’eau y est rare. Des raisons qui traité d’Utrecht (1713) et, plus tardivement, la Révolution

Saint-Malo
incitent les négociants à faire bâtir des «malouinières» mettront n aux activités malouines.


Chartr
Chartres
Chartres

Blois
Blois

Tours
Tours
ours
Val de Loire
Centre-
O
Orléans
rléans

Bourge
Bourges
Bourges
ges
Blois
L’écrin fastueux du Val de Loire

Derrière ses murs, le château a abrité sept rois et dix reines de France. Ce n’est pas pour rien
que Gaston d’Orléans se retire dans ce berceau de la civilité en 1634. Lui, le frondeur,
bon vivant et coureur de jupons, se laisse gagner par la sagesse de la population de la cité…

Encore trois marches, deux marches, une… Il n’en peut


plus. Ses genoux, ses pieds sont gonés et raidis par la
goutte. Il atteint en titubant le sommet de la tour du
Foix. Sur la terrasse, le vent glacial lui coupe le soue,
mais le ciel est d’une pureté saisissante en ce printemps
1659. Blois, la perle de son apanage, s’ore tout entière
au regard de son seigneur et maître, Gaston de France,
duc d’Orléans et comte de Blois. Point besoin du téles-
88

cope qu’il a si souvent utilisé pour observer les astres en


compagnie de son ami, Jean de Bouillon, pour aperce-
Blois

voir, au-delà des remparts cernant la ville, le vieux pont


médiéval aux vingt arches surmontées de maisons, de
moulins et d’une chapelle, relié à l’enceinte par un pont-
levis et un châtelet à deux tours.

Dans la lumière argentée, montent le bruit sourd des


chargements de pierre et d’ardoise débarqués sur les
quais du port du Foix, et le roulement des tonneaux de
vin blésois embarqués pour Paris, ses auberges et ses
cabarets qu’il a tant courus dans sa folle jeunesse. Les
vociférations des bateliers, interpellant les meuniers qui
bloquent le chenal sur leurs moulins ottants, les appels
des marchands et des boutiquiers groupés de part et
d’autre du pont, le battement d’une forge ou le martè-
lement d’un charpentier quelque part, sur l’autre rive,
dans le faubourg de Vienne, des cris de femmes, des
rires d’enfants, des hennissements de chevaux, tout lui
parle de vie. Celle d’une cité bruyante et aairée qui doit
sa prospérité à son euve et à son château royal. Une vie 
er 
qui se retire peu à peu du corps engourdi de Gaston. e 

Il est loin le prince sémillant, rieur et charmeur qui de Montpensier dont il ne lui reste que la petite Anne-
signait ses lettres intimes: «Gaston Piedœil marquis de Marie ; exilé aux Pays-Bas et séparé de son épouse
Vitlevant!» Tiraillé entre sa mère, Marie de Médicis, secrète, Marguerite de Lorraine : Monsieur, frère du
et son frère, Louis XIII ; tyrannisé par Richelieu et roi, lorsqu’il arrive à Blois, le 11novembre1634, a déjà
impliqué dans tous les complots fomentés contre lui par derrière lui une vie bien remplie. En 1626, lors de son
Chalais, Cinq-Mars ou Montmorency ; veuf de Marie premier mariage, il a reçu les duchés d’Orléans et de
Chartres et le comté de Blois, et il a choisi ce dernier de Richard Cœur de Lion. Son ls, ibaudVI, dernier
pour échapper à la vindicte de Richelieu. comte de Blois de la maison de Champagne, s’est soli-
dement installé sur le promontoire rocheux dominant la
Vingt-cinq ans plus tard, alors qu’il sent la mort proche Loire. Il a fait construire l’immense salle seigneuriale,
et qu’il s’y prépare, Gaston a rendez-vous avec « sa » qui, depuis le règne d’HenriIII, porte le nom de salle des
ville. Elle est encore, à l’intérieur de ses murs, États, parce qu’en 1576 et 1588 le roi y a réuni les
une cité de la Renaissance, « fort petite et états généraux. Symbole fort pour Gaston
pressée ». Ses beaux hôtels datent pour d’Orléans qui n’a jamais accepté l’auto-
la plupart de la première moitié du ritarisme de Richelieu et a défendu le
e siècle. Depuis François I er, Blois principe d’une monarchie tempérée par
n’est plus la résidence ocielle des les juges et par l’union des trois ordres.
Valois et son économie s’en est ressen- ibaud VI a sans doute édié aussi
tie, frappée aussi par les famines, les la tour du Foix que Monsieur a équi-
épidémies, la peste même jusque dans pée d’une tourelle d’escalier et d’un petit
les années 1630. Mais les itinérances de la temple à Uranie. Son entourage s’étonne
Cour la ramènent souvent dans ce berceau  « de l’inclination de ce prince qui, après
de la civilité française dont La Fontaine  avoir si longtemps rampé sur la terre à la

admirait la «façon de vivre fort polie». 
recherche des simples, change tout d’un
 coup et ne veut plus connaître d’autres
Catherine de Médicis fait élever ses dix  tulipes ni d’autres anémones que les étoiles
enfants à Blois avec la petite Marie Stuart, et la cité peut et ces beaux corps lumineux qu’il nomme des eurs d’or

89
encore croire, malgré la violence qui ensanglante le et dont le lustre ne s’eace jamais». Des eurs d’or qui
château pendant les guerres de Religion, à son élection sont aussi celles de son blason aux trois eurs de lys,

Blois
royale. Tout un peuple d’hommes de guerre ou d’Église, symbole de la maison de France, et au lambel d’argent,
de gentilshommes et de nanciers, de fonctionnaires symbole de son statut de cadet.
et de domestiques, y est établi depuis plusieurs géné-
rations. Les faubourgs résonnent de mille métiers :
1089 : Construction d’un premier
maçons, vitriers, tapissiers, ou émailleurs (les montres
pont de pierre
émaillées sont une spécialité blésoise), peintres et sculp-
teurs… Il ne manquait qu’un nouveau maître dont l’ar- 1498 : Louis II d’Orléans devient roi
rivée relance la construction du château, des églises et sous le nom de Louis XII
des couvents, mais la place manque et les maisons par- 1856 : Crue maximale de la Loire. Le niveau
ticulières sont seulement réaménagées au goût du jour. atteint 6,78 m à Blois
1997 : Premiers Rendez-Vous d’Histoire
de Blois
De son donjon de bois, Thibaud
le Tricheur menace le royaume
Les banquiers italiens
Depuis deux siècles, nulle autre ville, hors Paris, n’in- font bâtir de somptueux hôtels
carne alors la monarchie avec autant de pérennité. En l’an
mille, ibaud le Tricheur menace déjà, du haut de son
donjon de bois, le frêle royaume des premiers Capétiens. Au e siècle, Louis d’Orléans, face aux Bourguignons
Ses successeurs consolident la forteresse et s’emparent et aux Anglais, renforce son château. Son ls aîné,
de la Champagne. Au milieu du e siècle, ibaudIV Charles d’Orléans, le doux poète, capturé à Azincourt,
ne cède le pas qu’à Louis VII, et le roi d’Angleterre, revient d’Angleterre vingt-cinq ans plus tard et s’y ins-
ÉtienneIer, n’est pas son cousin. Non! C’est même son talle avec son épouse de 14 ans –il en a 50!–, Marie
frère, et tous deux, par leur mère, Adèle d’Angleterre, de Clèves. En 1462, Louis II d’Orléans, futur Louis XII,
sont petits-ls de Guillaume le Conquérant! Au siècle naît de cette union, dans une demeure rénovée –rien
suivant, Louis de Blois combat en Terre sainte aux côtés n’en subsiste– et peuplée d’une cour lettrée où François
e


Villon a trouvé refuge. Que de points communs entre sensible à ce moment glorieux de l’histoire de Blois, d’au-
Louis et notre Gaston! Mariage forcé, rébellion contre tant qu’il y arrive à l’époque où le conit reprend avec
Louis XI –la Guerre folle–, exil et pardon. Couronné, l’Espagne. Pendant la régence d’Anne d’Autriche (1643-
Louis XII oublie ces avanies – « le roi de France ne 1651), il combat en Flandre et se montre n stratège. La
venge pas les injures faites au duc Cour le regarde « comme un soleil
90

d’Orléans » – et épouse, en 1499, levant ou un nouveau conquérant».


la veuve de Charles VIII, Anne de Autant d’occasions Pendant la Fronde (1648-1653), il
Blois

Bretagne. Gaston ne sera pas plus de fêtes, de joutes soutient les parlementaires, puis les
rancunier envers Louis XIII, sinon princes, mais c’est contre Mazarin
que le trône tant espéré lui échappe et de cérémonies qui qu’il se bat et non contre le roi au
lors de la naissance de Louis XIV font de Blois une nom duquel il exerce la lieutenance
en 1638. L’emblème de Louis XII, générale du royaume. Le retour du
le porc-épic, ne lui convient qu’à véritable capitale cardinal et la guerre civile le déses-
moitié car il n’est pas homme qui européenne. pèrent. «Je crois que la monarchie va
pique ! Louis XII l’a inscrit, aux nir», écrit-il à sa lle, et le pardon
côtés des hermines d’Anne de Bretagne, sur les portes, du roi ne le console pas de ses désillusions. Il est temps de
les lucarnes et les frontons de son nouveau château de retourner planter ses choux…
pierre et de brique, susamment avancé en 1501 pour
recevoir l’archiduc d’Autriche Philippe le Beau et son De « race orentine », il retrouve à Blois les euves
épouse Jeanne de Castille, les parents de Charles Quint. d’une Italie qui, depuis Valentine Visconti, a fait son lit
Autant d’occasions de fêtes, de joutes et de cérémonies dans celui de la Loire. À la cour d’Anne de Bretagne, se
qui font de Blois une véritable capitale européenne. trouvent aussi la lle du roi de Naples et Charlotte d’Al-
bret. Sœur du roi de Navarre, elle y épouse César Borgia
Certes, la ville ne compte que 18 000 habitants et n’a ni en 1499. Les banquiers italiens, tel Scipion Sardini, ont
parlement ni évêché. Quant à l’abbatiale bénédictine de construit de somptueux hôtels rivalisant avec ceux des
Saint-Lomer –actuelle église Saint-Nicolas– elle n’a rien nanciers du roi, Florimont Robertet –dont une partie
d’une basilique royale. Commencée par ibaud IV en de l’hôtel d’Alluye subsiste encore – ou du chancelier
1138, elle n’est achevée qu’au milieu du e siècle. Sa Hurault de Cheverny –le sien a disparu sous les bom-
beauté gothique doit beaucoup à la cathédrale de Chartres bardements de 1940. Marie de Médicis, lors de son
dont ibaud VI a été l’un des bâtisseurs, mais c’est dans premier exil en 1617, fait construire un pavillon et une
la grande collégiale de Saint-Sauveur, construite dans plate-forme bastionnée entre les tours du Foix et de
l’avant-cour du château entre 1150 et 1250 –et détruite en Chateaurenault, dont les échafaudages lui permettent
1794–, que les souverains Habsbourg et Valois-Orléans de s’enfuir en février 1619! Mais c’est François Ier qui a
entendent la grand-messe célébrant la paix. Gaston est installé l’Italie au cœur du château.
L’escalier hors-œuvre de la façade sur
cour est si célèbre que l’on oublie com-
bien celle donnant sur les jardins est
une extraordinaire mise en scène des
hauts faits du vainqueur de Marignan.
Inspirées des galeries édiées par
Bramante au Vatican, ses loges
s’ornent de reliefs illustrant les tra-
vaux d’Hercule. Une allégorie que ne
goûte peut-être pas Gaston d’Orléans.
A-t-il, pour autant, voulu raser l’aile
de Louis XII et celle de François I er
comme le suggèrent les plans dressés
par Mansart ? Tout le laisse penser,
car on ne s’encombre guère à l’époque
de scrupules patrimoniaux. Ces édi-
ces sont des « vieilleries » indignes
de l’héritier du trône qui ne veut
que du « moderne »… La naissance
du dauphin en 1638 et les dicultés             Le Magasin
pittoresque
nancières ont raison de ce projet.
Seule l’aile de la «perche aux Bretons» est détruite et Robert, et les Blésois découvrent, en avant-première,

91
remplacée par un ensemble majestueux où s’arment, tomates et pommes de terre. Les remaniements de

Blois
avant Versailles, les principes de l’architecture à la fran- la cité aux  e et e siècles font disparaître la
çaise. Pavillon central anqué de deux ailes, colonnade presque totalité de ces jardins célèbres dans toute
en hémicycle, frontons triangulaires, coupoles emboî- l’Europe. Seuls rescapés, le petit pavillon d’Anne de
tées et lanternons, tout ici respire l’ordre, la symétrie. Bretagne et l’Orangerie…
Et l’orgueil dynastique y est à son comble : un buste
monumental de Son Altesse Royale surmonte le fronton Monsieur, frère du roi, ne partage guère qu’une
central et le décor de la cage «tout à jours» de l’esca- maxime avec le cynique Machiavel que Louis XII a
lier, attribué aux frères Anguier et à Jacques Sarrazin, reçu à Blois en 1501 et 1510: «La meilleure forteresse
déploie dans le marbre des trophées et des allégories de au monde est l’aection des peuples ». Réductions
Mars et de Minerve, ses hautes vertus. d’impôts, conrmation de franchises, reconstruc-
tion de l’hôtel-Dieu, fondation de l’Hôpital général
dans le faubourg de Vienne, distribution d’argent aux
Gaston multiplie les dons pauvres, le duc d’Orléans mérite, comme LouisXII, le
et les réductions d’impôts titre de «Père du peuple». Bon vivant et coureur de
jupons, au pays de Ronsard et de Rabelais, il connaît
toutes les auberges et toutes les belles de sa ville, mais
Un palais inachevé, inhabité… Gaston s’installe le souci de son salut le détourne de sa « vaurienne-
dans l’aile François I er avec ses immenses collections rie ». Marguerite de Lorraine l’a rejoint à la mort de
de médailles, d’antiques et d’histoire naturelle qu’il Louis XIII (1643), après huit ans de séparation. Elle
léguera à Louis XIV, et il cultive son jardin. Les des- lui a donné quatre lles et un ls perdu en 1651. Une
sins de Jacques Androuet du Cerceau montrent la punition pour sa rébellion pendant la Fronde, lui laisse
magnicence des parterres brodés en contrebas de cruellement entendre Louis XIV ? En tout cas, une
la façade des Loges avant 1570. Gaston les embellit raison de plus de vivre en paix dans son apanage au
encore d’une grande galerie et de milliers d’espèces milieu des gens de sa maison…
rares. Son émissaire, La Verdure, lui ramène des
Antilles des «raretés exquises» qu’il fait peindre sur
vélin par les miniaturistes Robert Nanteuil et Nicolas
Louis XIV a grande hâte de s’en aller, Saint-Vincent-de-Paul– n’a pas la grâce légère de Saint-
et Gaston de le voir partir Lomer. Mais son dôme ardoisé, orné d’une énorme
eur de lys, et son fronton, surmonté d’une imposante
croix de pierre, symbolisent les deux piliers de sa vie:
Une cour dévote, érudite mais très gaie et ouverte à le roi et la foi. Il veut que son cœur y repose, et sa lle,
tous les voyageurs. Des Lorrains souvent, dont le duc la Grande Mademoiselle, qui, malgré les apparences,
Charles IV, qui vient visiter Madame sa sœur. Une autre n’en manque pas, a souscrit à son vœu et fait enfermer
Lorraine l’a précédé, Jeanne d’Arc qui, en avril 1429, ledit cœur dans un magnique mausolée sculpté par le
fait bénir son étendard à Saint-Sauveur avant d’assiéger Blésois Gaspard Imbert. Dans la foulée, symétrie oblige,
Orléans. La Grande Mademoiselle (Anne Marie Louise, elle commande un mausolée à sa propre gloire!
lle de Gaston et cousine de Louis XIV) a-t-elle songé
à la Pucelle lorsque avec ses amies frondeuses elle s’est Mais il est temps de redescendre, les vanités du monde
emparée elle aussi d’Orléans en mars 1652 ? Depuis le pressent encore. Mazarin, ce Machiavel moderne,
elle n’est guère venue à Blois. avec lequel il s’est récon-
Sa belle-mère est insuppor- cilié, s’est arrêté à Blois en
table et ses demi-sœurs, trop Une cour dévote, érudite juin 1659 et ils ont longue-
jolies sans doute, mal éle- ment conversé, un peu de leurs
vées peut-être et surtout trop
mais très gaie et ouverte crises de goutte et beaucoup
aimées de Gaston. Est-ce le à tous les voyageurs. de ce voyage vers la frontière
souvenir de son ancêtre, Henri où le cardinal va négocier la
de Guise, assassiné à Blois sur l’ordre d’Henri III en paix avec l’Espagne. C’est le vœu le plus cher de Gaston
92

décembre 1588, qui la rend sans cesse «malade et cha- même s’il a dû lui sacrier le rêve de voir M lle d’Or-
grine»? Tous les voyageurs de l’époque veulent visiter léans – Marguerite Louise, l’une de ses lles nées de
Blois

la chambre du crime mais, aujourd’hui, les historiens ne son mariage avec Marguerite de Lorraine – épouser
savent plus exactement où elle se situait. Quant à celle LouisXIV. Elle se contentera de tenir la traîne de l’in-
de Catherine de Médicis, le médecin suisse, omas fante à Saint-Jean-de-Luz ! Le train de mules de Son
Platter, a pu y lire, charbonné sur un mur: Casta fuit Éminence est suivi, en juillet, par l’immense cortège du
quam nemo rogavit («Elle fut chaste, ce que personne roi qui, malgré l’accueil fastueux de son oncle, a trouvé
ne lui demandait»)! sa cour ennuyeuse et démodée. Louis n’a donc pas caché
sa «grande hâte de s’en aller» et Gaston a dissimulé sa
Gaston, lui, est chaste désormais et c’est Dieu qui le joie de le voir partir… À l’automne, il reçoit deux exilés,
lui demande ! Il va à la messe «tambour battant » et son neveu, Charles II d’Angleterre, et le duc de Lorraine
converse pieusement avec ses confesseurs et son aumô- –tous deux retrouvèrent leur couronne– puis une reine
nier. Ce dernier n’est rien moins que l’abbé Rancé, déchue avant que d’être, Marie Mancini.
prêtre mondain converti par la mort de sa maîtresse,
la duchesse de Montbazon, et futur fondateur de la Des reines, Blois en verra d’autres, veuve, comme celle
Trappe. Pendant les guerres de Religion, Blois n’y a pas de Pologne en 1714 ; chassée, comme l’impératrice
échappé: toutes ses églises ont été mises à sac. HenriIII Marie-Louise en 1814 ; ou pleinement souveraine,
a pourvu au plus pressé en attirant capucins et jésuites, comme Élisabeth II en 1996, dont le discours évoqua
et LouisXIII a fait rayonner la Réforme catholique dans les vingt ans de règne d’Étienne I er de Blois sur l’Angle-
les faubourgs où six couvents s’installent, mais la faveur terre comme une suite interminable d’hivers! Humour
de Monsieur va surtout aux jésuites. météorologique so british… En 1988, la princesse Diana
s’était gelée à Blois. Quant au prince Charles, longtemps
Depuis 1625, le chantier de leur église et de leur col- éternel «dauphin», il fut incollable sur… François I er.
lège est arrêté. Gaston appuie dès 1634 le plan du frère Mais sur Gaston –qui était pourtant mort d’un coup de
Charles Turmel : une vaste église à nef unique voû- froid le 1er février 1660– rien! Pas un mot sur celui qui
tée en plein cintre et bordée de quatre chapelles. La avait fait de Blois, pour la dernière fois de son histoire,
façade rappelle celle de l’église Saint-Paul-Saint-Louis la capitale brillante et heureuse d’un prince baroque,
à Paris. Avec ses contreforts, ses pyramidons et sa entre Renaissance et âge classique, et auquel il n’avait
petite coupole, Saint-Louis des Jésuites –actuelle église manqué que de régner.
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Bourges
La pimpante duchesse du Berry

Ses monuments rappellent la splendeur d’une cité devenue capitale du royaume de France
au début du e siècle. Durant la période la plus sombre de la guerre de Cent Ans, Charles VII
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94
Bourges

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Bourges est une fantasmagorie faite d’avenues et de à pans de bois. Rêves éveillés… C’est un fait, le patri-
ruelles pavées où l’on peut voyager cinq siècles en moine berruyer excite l’imagination. Un cinéaste a, ici,
arrière rien qu’en traversant la place Gordaine. Histoire une merveilleuse toile de fond pour tourner des ctions
et ction s’entremêlent dans cette ville envoûtante, historiques. Premier plan: la cathédrale Saint-Étienne
comme des couleurs d’aquarelle sous la pluie. C’est là se dresse au milieu de la place Étienne-Dolet. Le soleil
que, écho d’un lointain passé, des églises et des palais revêt d’or liquide ses pinacles et contreforts. La grande
échappés d’un conte de fées forment le décor exception- dame est entourée de belles demeures en pierre, recons-
nel de cette cité à taille humaine (64362 habitants, selon truites au l des siècles, appartenant aux chanoines du
le dernier recensement). On se représente aisément des chapitre. En face du portail nord, il y a la Grange-des-
chevaliers revêtus d’éblouissantes armures surgir sur Dîmes (e siècle), un bâtiment trapu conçu pour rece-
leurs montures dans l’une des rues bordées de maisons voir les redevances en nature.
placé derrière un fossé large de 25 m. Radieuse. Ses
1100 : Le dernier vicomte de Bourges vend habitants ont réussi à convaincre Vercingétorix, le
son fief au roi de France Philippe Ier puissant chef arverne, de ne pas l’incendier (celui-ci
1360 : Jean de France reçoit le Berry pratiquait habituellement la politique de la terre brû-
en apanage, et Bourges devient lée). Le général romain est impressionné par cette cité
sa capitale qu’il considère comme «la plus belle, ou peu s’en faut,
de toute la Gaule ». Dommage qu’il faille l’assiéger…
1441 : Jacques Cœur, maître des Monnaies
Vingt-cinq jours plus tard, César parvient à ses ns.
de Paris, grand argentier, est anobli
Prise, la ville est réorganisée, aménagée, dotée d’infras-
1977 : Création du Printemps de Bourges, tructures ambitieuses.
festival de musique

Deuxième plan: dans la rue des Trois-Maillets, un pas- Bourges est vendue au roi de France,
sage à gauche débouche sur la pittoresque promenade Philippe Ier
des remparts. La caméra se déplace à travers cette allée
retenue dans les mailles du passé, où l’on peut admi-
rer les vestiges de l’enceinte gallo-romaine (esiècle) et Elle se voit parer de toute la panoplie des monuments
de rares restes de l’habitat civil médiéval. Plantations romains: porte colossale, aqueducs, temples, thermes,
d’arbustes, parterres euris, chats à l’indiérence étu- amphithéâtre, etc. À la n du e  siècle, la réorgani-
diée… Au bout, le chemin est tranché par le passage sation administrative de Dioclétien fait d’Avaricum,
« casse-cou » George-Sand, ouvert sur l’enceinte, qui rebaptisée Biturigas, la capitale de la très vaste province

95
relie la ville haute à la ville basse. Troisième plan: la rue d’Aquitaine. Hélas, le déclin amorcé au Bas-Empire
Bourbonnoux, l’artère principale de Bourges, arbore et les « invasions barbares » freinent sa croissance, et

Bourges
des maisons à colombages sur 400m. Pignons sur rue, l’obligent à se recroqueviller sur elle-même. Comme
murs gouttereaux, toits pentus… Plus de cinq cents ans au Mans, à Limoges ou Périgueux, la cité se dote d’une
après le grand incendie dit de la Madeleine, en 1487, la importante enceinte entre la n du esiècle et le début
cité vit une renaissance. Elle sort peu à peu du linceul du  e siècle. Longue de 2,5 km, elle est ponctuée de
d’enduit dans lequel elle avait autrefois été enveloppée. 50tours et percée de 4portes (Lyon, d’Auron, Gordaine
Les façades à pans de bois respirent à nouveau, débar- et Neuve). Une construction plus ostentatoire que défen-
rassées de leur plâtre. Bourges la monochrome revit, sive. Peu importe, elle tient les envahisseurs en respect
enn. Ressuscitée. Coloriée… Coupez ! On la refait ! et donne protection aux premiers sanctuaires chrétiens.
Quatrième, cinquième, sixième plan… Séquence émo-
tion : un ménestrel conte eurette à une damoiselle Selon l’historien Grégoire de Tours, saint Ursin y fonde
dans la cour du palais Jacques-Cœur au e siècle. la première église. Léon est le premier évêque attesté,
Séquence action : des bretteurs ferraillent, comme de vers 453. De nombreuses basiliques funéraires, abbayes
beaux diables, dans l’une des tavernes malfamées de la et monastères eurissent à cette époque… Dominée par
cité. À l’évidence, la préfecture du Cher a du potentiel les Wisigoths un temps, puis possession du royaume
cinématographique. Et touristique ! Un doux parfum d’Aquitaine, la cité est prise par Pépin le Bref, le roi
d’Histoire plane au-dessus de la cité berrichonne… Ses des Francs, en 762. Protégée par les rois carolingiens,
monuments rappellent la splendeur passée de la cité : elle sera le chef-lieu d’une vicomté jusqu’au esiècle.
Bourges, capitale de la France au début du e  siècle. En 1100, le dernier vicomte, Eudes Arpin, désargenté,
Une époque étonnante où Charles VII vient résider ici, vend ses efs pour 60 000 sous (d’or) au souverain
dans le palais construit par son grand-oncle, Jean de français Philippe Ier an de nancer sa croisade. Pour
Berry. Retour sur ces riches heures. la première fois, le domaine capétien s’étend au sud de
la Loire en direction de l’Aquitaine. Le jour de Noël
Jules César est passé par là, en 52 av. J.-C., avec ses 1137, Louis VII est couronné dans la cathédrale, en
armées. Il se retrouve face à Avaricum, le «passage sur présence de son épouse et héritière du duché d’Aqui-
l’Yèvre», capitale des Bituriges, les «rois du monde» taine, Aliénor. Le couple royal s’arrête souvent dans
selon Tite Live. Juchée sur un promontoire et entourée la ville, de 1137 à 1145, en raison de sa situation géo-
de marais, la cité est fortiée par un murus gallicus, graphique entre les diverses possessions… En 1147, les
amoureux partent en Terre sainte pour la deuxième monde entier! Au l du temps, le cloître du chapitre se
croisade. Mal leur en prend. Là-bas, dans cet Orient referme autour de la demeure de Dieu et du palais de
fascinant, ils se brouillent et rentrent deux ans plus l’archevêché. Des ordres mendiants viennent s’implan-
tard en France. Malgré les conseils de l’abbé Suger et ter au fur et à mesure dans la cité: les cordeliers (fran-
l’intervention du pape Eugène III pour les réconci- ciscains), les jacobins (dominicains), les augustins, les
lier, le mal est fait. Louis VII veut se séparer de son carmes, etc.
épouse, tourner la page. Le 18mars1152, le concile de
Beaugency annule le mariage pour cause de consangui-
nité. Aliénor, duchesse d’Aquitaine, le plus beau parti Le duc fait édifier un palais aussi
du royaume, repart avec ses possessions, trouver un beau que celui du roi, son frère
autre époux. Henri Plantagenêt, comte d’Anjou, duc de
Normandie et, surtout, futur roi d’Angleterre (1154), est
l’heureux élu. Deux mois à peine après la séparation, La guerre de Cent Ans? Bourges est relativement épar-
l’ancienne reine de France se remarie à Poitiers. Deux gnée. Elle se situe trop loin, sur le vaste plateau de la
ans plus tard, elle sera, avec son nouveau compagnon, Champagne berrichonne. Ce qui ne veut pas dire pour
à la tête d’un «empire angevin» qui s’étend de l’Écosse autant que son destin ne soit pas rattaché à celui de la
aux Pyrénées. Coup dur pour LouisVII… Très dur. Le couronne de France. La bataille de Poitiers, engagée
Berry devient le seul domaine le 19 septembre 1356, entre les
français au sud de la Loire. Et Français et les Anglais, va déci-
Bourges, une tête de pont face Le Berry devient le seul der de son destin. Jean II le Bon
aux possessions anglaises. est là. Tous les princes de sang
domaine français au sud royal également. Le dauphin
96

Un nouveau rempart est mis en de la Loire. Et Bourges, Charles commande le pre-


Bourges

place entre1160 et1190. Le suc-


cesseur de Louis VII, Philippe
une tête de pont face aux mier corps d’armée dans lequel
se trouvent ses frères Louis,
Auguste, le complète en faisant possessions anglaises. comte d’Anjou, et Jean, comte
ériger la Grosse Tour, sorte de Poitiers, avec tous leurs che-
d’immense forteresse haute de 33m qui se déploie sur valiers. Le deuxième corps est sous les ordres du duc
4 000 m2. Ce amboyant édice, ainsi que le rutilant d’Orléans. Dans le troisième corps (celui qui prend tout
corset de 110ha émaillé de onze portes (resserrant plu- l’impact de la bataille), le ls cadet, Philippe, à peine
sieurs bourgs suburbains) témoignent de la puissance âgé de 14 ans, sans terres ni soldats, est resté aux côtés
royale française. À l’intérieur, Bourges abrite une ving- de son père et avise: «Père, gardez-vous à droite, gar-
taine de prieurés et chapelles, ainsi qu’un hôtel-Dieu. dez-vous à gauche!» L’arontement tourne au désastre.
Grâce à la permission de construire sur ou contre Alors que son armée se replie, Jean II le Bon, entêté
l’enceinte gallo-romaine, les habitants se redéploient comme jamais, continue à abattre son arme sur les
dans l’ensemble du tissu urbain. Henri soldats du Prince Noir. Rien n’y fait.
de Sully, l’archevêque de la cité, et frère La partie est terminée. Heureusement,
du constructeur de Notre-Dame de Paris, la plupart de ses enfants sont conduits
en prote également. Il programme, dès loin du théâtre des opérations dès que
1195, le remplacement de la cathédrale les choses tournent au vinaigre… Le roi
romane par une nouvelle, beaucoup plus de France et son dernier ls sont emme-
élancée et vaste. Unique dans sa concep- nés sous bonne escorte en Angleterre.
tion. Maintenant qu’il peut faire bâtir le Ses ls Charles et Jean regagnent dès le
chœur et l’abside sur l’antique fortica- lendemain Paris… Souvenirs cuisants.
tion, toutes les folies sont permises. Sur le Après le traité de Brétigny, le 8mai1360,
chantier, maîtres artisans, compagnons le royaume de France est amputé de tous
et apprentis œuvrent sans répit pour ses territoires du Sud-Ouest. Et Jean de
élever ce magnique sanctuaire qui, plu-       France doit céder son ef poitevin, mais

sieurs siècles plus tard, fera rêver les tou-      reçoit en échange le duché-pairie de Berry
ristes, et les passionnés du patrimoine, du  et d’Auvergne. Joli lot de consolation.
À défaut d’être roi de France, de pierres précieuses, ou manus-
Jean de Berry est un mécène fas- crits illustrés. Une collection
tueux, passionné par le beau. Un
Jean de Berry n’est dans extraordinaire qui demande un
grand bâtisseur. Il commence la cité qu’un souverain de investissement constant. Peu lui
à prendre soin de la cathédrale courtoisie. À lui de profiter chaut. S’il exerce eectivement
dont la façade n’est pas encore son pouvoir sur ses efs et les
achevée. Le prince met la main à de cette retraite dorée. villes qui composent son apa-
la poche pour faire construire le nage, les bourgeois de Bourges
«grand housteau», l’immense fenêtre qui éclaire la nef s’administrent eux-mêmes depuis le esiècle. Jean de
centrale – Jean Colombe fait gurer l’entrée du sanc- Berry n’est dans la cité qu’un souverain de courtoisie. À
tuaire sur la miniature de la Présentation de la Vierge au lui de proter de cette retraite dorée.
Temple des Très Riches Heures. En avance sur son temps,
il fait placer sur le grand pignon, en 1372, une horloge
exécutée par un « orelogeur » venu exprès… Dans la La ville est assiégée
capitale de son apanage, le duc fait également édier un par l’armée royale
immense palais analogue à celui de la Cité de Paris, à
la «place de la vieille tour et maison du roi», doté lui
aussi d’une Sainte-Chapelle (entièrement détruite au La n de vie de Jean de Berry est endeuillée. Le décès de
 e siècle), destinée à recevoir son tombeau. Les meil- ses frères, le roi CharlesV en 1380 et le duc de Bourgogne
leurs artistes, les imagiers (sculpteurs) de haute répu- Philippe le Hardi en 1404, change la donne. Le trois fois
tation, les vitriers et les peintres de renom, provenant maudit Jean sans Peur, héritier de la seigneurie bour-

97
du royaume, des Flandres même, viennent à Bourges guignonne, a le sang chaud. L’inimitié entre celui-ci
œuvrer dans ces deux gigantesques chantiers. Un travail et le duc d’Orléans nit même par plonger le royaume

Bourges
de longue haleine. Le duc a des ambitions royales! Pour dans une guerre civile qui va opposer les Armagnacs
preuve : la salle d’apparat du palais n’a pas moins de et les Bourguignons. Christine de Pisan l’avait prédit
57m de longueur sur une largeur de 20m! Et la Sainte- dans sa Lamentation sur les maux de la France , qu’elle
Chapelle possède un décor intérieur des plus riches : adresse à Jean de Berry le 23août1410. Cela nira en
vitraux à personnages couverts par de grands dais, sta- guerre civile! Pire: «En plus de tout, les Anglais feront
tues d’apôtres adossées aux contreforts, groupe sculpté échec et mat, si Fortune y consent.» Eectivement. La
gurant la Vierge, prieurs en pierre polychrome, etc. Un folie de Charles VI et la jeunesse du dauphin font le jeu
sacré programme sculptural. Pendant ce temps, le duc des grands princes… Chaque parti, alternativement,
réunit de toutes parts ce qui doit composer le trésor de demande l’appui des Anglais. Et ceux-ci, bien mali-
sa chapelle: riches vêtements liturgiques, tuniques, dal- cieux, tireront prot du démembrement du royaume
matiques, ornements de toutes sortes, reliquaires cou- pour asseoir leur domination. De l’assassinat du duc
verts d’or, d’argent et de pierreries, croix d’or enchâssées d’Orléans, à Paris (le 23 novembre 1407), à celui du
duc Jean sans Peur sur le pont de Montereau (le 10sep-
tembre1419), rien de manque: félonies, crimes, négo-
ciations, prises d’armes, etc. Bourges est même assiégée
par l’armée royale du 11 juin au 20 juillet 1412. Pour
payer ses soldats, le prince berrichon doit consentir à
un sacrice. «Le plus grave, c’était le nerf de la guerre,
l’or et l’argent à transformer en pièces de monnaie pour
payer les mercenaires. Car les combattants ne suppor-
taient aucun retard dans le paiement de leur solde. S’ils
n’étaient pas payés, ils se payaient eux-mêmes. Jean de
Berry le savait bien. Dès le mois d’avril, il avait mis une
partie de son trésor en gage. En juin, il fallut s’attaquer
aux pièces d’orfèvrerie, rassemblées dans le trésor de la
 Sainte-Chapelle, en dessertir les pierres précieuses pour
 envoyer les montures à la fonte. La Monnaie de Bourges
put alors frapper des pièces, écus d’or et blancs d’argent, par acheter un terrain nommé ef de La Chaussée au
sur le modèle de la monnaie du roi», détaille Françoise prix de 1200écus. On prétend que le gros œuvre, à lui
Autrand dans son édiant Jean de Berry (Fayard, 2000). seul, coûte 135 000 livres ! Un palais gothique am-
Chienne de vie. Elle lui reprend ses frères et, surtout, boyant de rêve, en somme. Seulement voilà, il signe par
sa fortune… Rentré à Paris, le duc meurt en juin1416. là sa mise aux fers. Comme le surintendant Fouquet
Son corps est rapporté à la Sainte-Chapelle (il est quelques siècles plus tard, il commet l’impardonnable
aujourd’hui dans l’église basse de la cathédrale). faute d’être mieux loti que le roi! Avec meilleur goût en
sus! Créancier de CharlesVII, et de maints seigneurs, il
cristallise toutes les haines et les jalousies du royaume.
À cause de son faste, Jacques Cœur Accusé d’avoir empoisonné la maîtresse du monarque,
finit par agacer Charles VII Agnès Sorel, Jacques Cœur est arrêté en juillet 1452,
puis jeté en prison. D’où il réussira à s’évader deux ans
plus tard, pour poursuivre ses aventures en Italie, sous
À son tour, le dauphin Charles, petit-neveu de Jean, la protection du pape NicolasV…
devient duc de Berry. Chassé de la capitale par les
Bourguignons en 1418, ce dernier est conduit par ses LouisXI, héritier de CharlesVII, ne renie pas ses ori-
partisans à Bourges, et quand il se proclame roi sous le gines. Dès son avènement, en 1461, il place son frère,
nom de CharlesVII, en 1422, la ville devient la capitale Charles, à la tête du duché de Berry. Et impose, deux
provisoire du royaume. C’est de là qu’il pourra préparer ans plus tard, la fondation d’une université à quatre
la reconquête, notamment grâce à l’administration mise facultés (arts, droit, théologie et médecine) à Bourges.
en place par son parent (Hôtel des Monnaies, cour de Moyennant salaire, de grands maîtres viennent prodi-
98

justice, etc.). Son ls et héritier, futur LouisXI, y verra guer leur savoir, à l’instar du juriste milanais André
même le jour le 4juillet1423… La Alciat et du grand jurisconsulte
Bourges

présence du «petit roi de Bourges», Jacques Cujas. Une école qui, déjà
comme les Anglais aiment à l’ap- renommée à l’époque, connaîtra un
peler avec une pointe de dérision, âge d’or au début du e siècle et
ne change pas foncièrement le fera de Bourges l’un des plus bril-
visage de la cité. À ceci près que le lants centres d’humanisme juri-
commerce local ne s’en porte que dique d’Europe. Mais revenons à
mieux ; l’élite se frotte les mains. la n de cet étonnant  e siècle…
Jacques Cœur, ls d’un marchand qui se termine par le gigantesque
pelletier, fait partie de ces hommes incendie de la Madeleine, le 22juil-
qui vont proter de la venue de la let 1487. Le feu se déclare rue des
cour royale. Ce self made man, Trois-Pommes, dans le quartier
marié à Macée de Léodepart, la lle Gambon et s’étend un peu partout.
du prévôt, commence sa carrière Un tiers de la ville (soit 1 000 à 2 000
comme fermier des Monnaies avant habitations) ambe. Les façades
de fonder, en 1430, une société des maisons à pans de bois sont
commerciale, une sorte de maga-  crevées, dévorées par les ammes
sin de fournitures de luxe. Satisfait        hautes de plusieurs mètres. Jamais

de ses services, Charles VII le la cité n’avait eu si fort l’aspect
nomme maître des Monnaies à Bourges en 1435, à Paris d’une coquille vide. Des bouchons de fumée s’élèvent
en 1436, puis grand argentier en 1438. Bâtisseur d’un vers le gris du ciel. Une «épouvantable splendeur». Dès
empire colonial, mécène, Jacques Cœur possède une le lendemain, des coups de marteaux et des bruits de
fortune colossale. Il consent même des prêts au roi de scies ébranlent le petit matin. Les Berruyers se serrent
France. Et décide, en 1443, de faire construire dans sa les coudes et reconstruisent leur ville. Leur futur, aussi.
ville natale un extraordinaire palais digne de lui, dont Sans rechigner.
ses compatriotes pourraient être ers. Il commence
99
Bourges



Chartres
En majesté

Symbole de la ville, la cathédrale gothique domine la vallée de l’Eure. Émergeant


de la cité médiévale qui lui sert d’écrin, elle capte le regard des pèlerins
et des visiteurs depuis des siècles.

L’histoire de la capitale beauceronne commence avec


une forêt. Chartres (Autricum à l’époque gauloise) tire 57-56 av. J.-C. : les troupes romaines
son nom actuel de la tribu des Carnutes. Leur forêt, lieu installent un comptoir
consacré mentionné par Jules César, est le siège prin- en pays carnute
cipal du culte druidique. Une forêt qui fait partie de 876 : le Voile de la Vierge offert à la ville
notre imaginaire... « Futaie ombreuse où les conjurés consacre Chartres comme un grand
contre César préparaient le soulèvement, où les sages centre de pèlerinage
des Gaules se réunissaient pour régler leurs diérends
1260 : la cathédrale gothique est achevée
100

ou assurer la formation des druides qui y coupaient le


gui», lit-on dans l’Histoire de Chartres sous la direction 1594 : Henri IV est sacré à Chartres
Chartres

de l’historien AndréChédeville (Privat, 1983).


Au cours du e siècle, l’évangélisation de Chartres est
en cours. En 395, on est sûr de l’existence d’un évêque,
Un millénaire pour forger la légende peut-être le troisième de la ville, nommé Valentinus. Il
apparaît à l’occasion d’un miracle accompli, près de la
cité, par saint Martin de Tours. Ce dernier obtient la
Des troupes romaines stationnent en pays carnute résurrection d’un enfant mort qu’une mère éplorée lui
lors de l’hiver 57-56 av. J.-C. et y installent un comp- présente. Sur le lieu du miracle sera construite l’église
toir. Le chef Tasgétios devient le souverain adoubé Saint-Martin-le-Viandier (du latin médiéval vivanda-
par César. Mais, à l’automne-54, il est assassiné. Peu rius, «qui sert la vie»), détruite à la Révolution. Cette
après, une première révolte carnute est matée par évangélisation tardive ne fait pas l’aaire des autorités
les troupes romaines. En -52, la guerre des Gaules religieuses chartraines: il leur faut prouver l’ancienneté
reprend, conduite par Vercingétorix et ses Arvernes. du pèlerinage marial à Chartres. La légende va progressi-
Les Carnutes massacrent les Romains présents sur leur vement faire son œuvre, embellissant l’histoire de siècle
territoire et envoient des renforts à Alésia. Après l’échec en siècle et faisant bientôt remonter la création de l’évê-
de Vercingétorix, deux légions romaines reviennent en ché au temps du Christ. Ainsi, au  esiècle, on explique
pays carnute. C’en est ni de la Gaule celtique ; l’ère que l’évangélisation s’est eectuée avec saintAltin. Ce
gallo-romaine commence. contemporain de Jésus serait venu en Gaule et aurait
trouvé à Chartres, déjà convertie au christianisme,
Sous la Pax Romana, Autricum s’étend et prospère. une église dédiée à Marie. Curieux, tout de même! En
Elle dispose de riches domus, avec chauage central 1609, un auteur ajoute que les druides gaulois avaient,
et adduction d’eau. Les bâtiments publics, comme les avant l’évangélisation, élevé dans une grotte une statue
thermes et les temples, se multiplient dans la ville. On en l’honneur de la «Vierge devant enfanter». En 1644,
retrouve la trace, au pied de la terrasse de la cathédrale, l’érudit ClaudeSavard va jusqu’à reproduire une lettre
dans le quartier Saint-André, d’un amphithéâtre du de remerciement manuscrite de la Vierge Marie «dont
esiècle de notre ère. il assure que l’original en hébreu est conservé dans le
trésor de la cathédrale ». Enn, en 1682, la Vierge en
101


Chartres


majesté, pourtant d’époque romane, conservée dans la Chartres anéantie se reconstruit lentement. Et l’attaque
crypte de la cathédrale jusqu’à sa destruction en 1793, et suivante ne tarde pas. Mais, cette fois, les Chartrains
l’idole vénérée par les druides carnutes sont considérées sont prêts. Au printemps911, Rollon, un Viking installé
comme une seule et même statue. La boucle est bouclée. en Normandie, arrive devant la cité avec ses troupes.
Les habitants résistent ; un long siège commence qui
Si Chartres a vraisemblablement été évangélisée vers dure jusqu’en juillet, au moment où une armée de
350, elle entre de plain-pied dans l’histoire de France secours conduite par les ducs de Bourgogne et le comte
au e siècle. Vers486, le roi franc Clovis veut s’impo- de Blois vient soutenir les défenseurs. Pour stimuler
ser entre Loire et Seine, et pour cela il lui faut assiéger les Chartrains, l’évêque Gantelme fait exposer sur les
Chartres. La ville, comme toute la région, s’accommode remparts la Sainte Chemise de la Vierge. Les soldats
d’autant mieux de ce nouveau suzerain que Clovis est chartrains prennent à revers les troupes de Rollon, qui
devenu catholique par son baptême. Elle est une place battent en retraite.
forte mérovingienne et la première puissance épis-
copale du nord de la France. Son évêché, qui compte De cette victoire, attribuée à l’intercession de la Vierge
950paroisses, restera intact jusqu’en 1697. elle-même, Chartres va tirer une gloire immense. La
relique qui a permis de repousser les envahisseurs
devient célèbre. Chacun veut pouvoir un jour aper-
Une ville maintes fois reconstruite cevoir cette fameuse chemise portée par la mère du
Christ. Quand on ouvrit enn le reliquaire, en 1717,
on s’aperçut qu’il ne contenait ni une chemise ni une
La ville attire tout naturellement les pillards qui rôdent tunique mais un voile de soie, enveloppé dans une
dans le pays. En juin857 ou858, elle est mise à sac par écharpe. Peu importe : Chartres devient un centre de
une troupe de Vikings menés par Hasting. Ils attendent pèlerinage incontournable. Quasiment tous les rois de
la nuit et pénètrent à travers les faibles remparts jusqu’au France s’y rendent, le record allant à SaintLouis, qui y
cœur de la cité: ils y égorgent l’évêque et tous ceux qui viendra à cinq reprises, dont une fois pieds nus depuis
s’étaient réfugiés avec lui dans l’église. Nogent-le-Roi.
Au esiècle, Chartres entre dans la féodalité. La ville est jugement de Dieu, et reste un des grands canonistes de
contrôlée par un comte. L’origine de la maison comtale l’Église. Avant sa mort, il a fait construire sa résidence
vient d’un certain ibault leTricheur, grand vas- épiscopale en pierre. Une initiative onéreuse mais
sal des rois carolingiens, vicomte de Tours, heureuse, car la ville connaît des incendies
qui se fait construire trois châteaux, à à répétition : Chartres s’enamme en
Chinon, Blois et Chartres. Mais si 1134, 1178, 1188, avant la catas-
ibault se crée un ef immense trophe de 1194 qui détruit la
qui s’étend bientôt jusqu’en cathédrale romane. Et le siècle
Champagne, Chartres n’est suivant sera à l’identique :
pas sa capitale, peut-être en incendies en 1210 et 1262.
raison de la présence d’une
autre puissance dans la ville, La ville en bois n’est alors
celle de l’évêque. qu’une juxtaposition de
villages. Le bourg Saint-
La guerre frappe encore, Père relève de l’autorité des
en 962-963, quand le duc moines de l’abbaye du même
RicharddeNormandie assiège nom. Il est entouré d’une
et pille la ville. Cette fois, enceinte et son église abba-
Chartres va se remettre rapide- tiale est dotée d’une tour massive
ment. Les pèlerins auent et l’école à l’allure de donjon, que l’on peut
épiscopale devient célèbre. Deux grands toujours admirer aujourd’hui. À proxi-

102

évêques marquent alors leur époque :  mité de l’Eure, le quartier situé autour
Fulbert et Yves. À partir de1006, Fulbert  de l’église Saint-Hilaire se consacre au
Chartres

fait rayonner sur toute la chrétienté l’école  travail du cuir et de la laine. Le quartier
de Chartres, qui pourtant ne dépasse Saint-André est le plus peuplé. Sa foire
probablement pas quelques dizaines de clercs. Dans la est réputée. On y trouve toujours, au n° 29 de la rue
nuit du7 au 8septembre 1020, à la veille de la grande Chantault, la doyenne des maisons chartraines, qui
fête chartraine de la Nativité de la Vierge, un incendie date du esiècle. Sur sa façade, une petite colonnette,
ravage la cathédrale carolingienne. Fulbert fait alors un clown et des acrobates sculptés. Faubourg pauvre
appel à toutes les ressources possibles pour faire recons- au Moyen Âge, taudis jusqu’au milieu du esiècle, ce
truire un monument digne de Notre- quartier, rénové par la loi Malraux,
Dame. Il ne verra pas la n des tra- est désormais l’un des plus cotés.
vaux. Sa cathédrale romane devient Chartres devient un
l’une des plus vastes de l’époque
et contribue un peu plus à la gloire
centre de pèlerinage Le quartier du cloître, cœur de la
ville, appartient aux chanoines. Il
de Chartres. ierry, successeur incontournable. s’y tient quatre foires annuelles et
de Fulbert, inaugure la cathédrale l’on vend des chevaux jusque dans
romane le 17octobre 1037. Un campanile est installé en la cour de l’évêque. Il s’agit d’une ville dans la ville,
1070 grâce à un don de GuillaumeleConquérant, le toit un grand quadrilatère formé de maisons entourant
de plomb étant oert par la reineMathilde. la cathédrale et créant un rempart ouvert par neuf
portes étroites. Si étroites qu’il faudra élargir la rue
La ville peut aussi s’enorgueillir de voir à la tête de son de l’Horloge pour permettre le passage du carrosse de
évêché le futur saint Yvesde Chartres (1040-1115), qui MarieLeszczynska, épouse de LouisXV, venue faire ses
fera souvent appel au pape pour lutter contre le pou- dévotions à la cathédrale.
voir envahissant du roi. Lorsqu’il décide d’excommu-
nier PhilippeIer, qui a répudié sa femme pour vivre en Sur l’initiative du comte ibault V, la ville est dotée
concubinage avec Bertrade, épouse du comte d’Anjou, de remparts à partir de 1181 entre le quartier Saint-
Yves est fait prisonnier et doit sa libération à un ordre Michel et les Épars. De son côté, l’évêque fait prolonger
formel d’UrbainII. Au-delà de ses démêlés politiques, il la muraille jusqu’à Sainte-Foy et les Épars. La ceinture
condamne le duel judiciaire, ce que l’on appelle alors le de boulevards actuelle marque les limites de la ville
médiévale. Améliorés au cours des siècles, les remparts Dans la rue du Cheval-Blanc, on découvre aujourd’hui
ne disparaîtront qu’au e siècle, à l’exception de la encore les demeures typiques du Moyen Âge chartrain:
porte Guillaume, détruite en 1944. façade étroite (une pièce par étage) à encorbellement,
toit très pentu, colombage apparent, enduit de crépi
bookys-ebooks.com beige rosé avec de la brique pilée, pour éviter les incen-
QUARANTE ANS SUFFISENT dies. À l’origine, la plupart des toits étaient en chaume,
À LA CONSTRUCTION DE LA CATHÉDRALE puis en tuiles ou en plomb. L’ardoise n’apparaîtra que
bien plus tard, au esiècle.

Lese et  esiècles constituent l’âge d’or de la cité char- Si le pouvoir des évêques et des chanoines atteint son
traine. Les pèlerins auent de toute l’Europe et la ville apogée, celui des comtes décline. Par le jeu des succes-
compte environ 15000habitants. De ces temps provi- sions, le comté revient à CharlesdeValois, qui accepte
dentiels va naître l’exemple le plus abouti de cathédrale de vendre aux Chartrains le droit de s’administrer libre-
gothique jamais bâti. Tout commence pourtant par un ment. La charte communale d’aranchissement, en
drame. Un feu terrible ravage la ville et la cathédrale 1297, permet aux habitants de s’organiser avec un hôtel
dont la charpente de bois ne résiste pas aux ammes. de ville et des échevins.
Quelques moines parviennent à sauver du brasier la
relique de la Vierge. En 1328, Chartres tombe dans le giron royal. PhilippeVI
est devenu comte de Chartres. Il fait diriger la ville par
des baillis et des sénéchaux. La capitale du pays char-
L’exemple le plus train devient une simple «bonne ville royale» comme

103
beaucoup d’autres, défendue par une petite garnison de
abouti de cathédrale 120archers. Son école épiscopale autrefois si célèbre est

Chartres
gothique jamais bâti. concurrencée par les universités de Paris et d’Orléans.

L’évêque RenauddeMousson lance immédiatement les La peste de1348 et la guerre de Cent Ans achèvent de
travaux de reconstruction. La crypte romane de Fulbert rendre la ville atone. Chartres se range du côté anglo-
a tenu bon. C’est sur ces fondations que l’on construira bourguignon. Parmi les chanoines, on trouve un
la nouvelle église. Les paroissiens du diocèse sont mis grand archidiacre, bientôt célèbre : Pierre Cauchon,
à contribution. Richard Cœur de Lion, pourtant en qui condamnera Jeanned’Arc au bûcher. Mais au prin-
guerre contre le roi de France PhilippeAuguste, laisse temps1432, deux marchands, Guillaume Bouneau et
accès aux quêteurs de Chartres dans toute l’Angle- JeanLesueur, permettent aux troupes du roi de France
terre. PhilippeAuguste donne 200livres, de quoi ériger d’entrer par ruse dans la ville.
8 piliers. Trois cents ouvriers travaillent en
permanence à la construction de l’énorme
édice. Pas moins de 45vitraux sont oerts
par les corporations chartraines: boulangers,
bouchers, taverniers… Quarante ans ont
su pour édier la cathédrale, ociellement
dédicacée par l’évêque Pierre de Moncy le
24 octobre 1260. À cette date, Chartres a
déjà commencé à s’étendre au-delà de son
enceinte vers Saint-Maurice, Saint-Jean et
les Épars. Le superbe cellier de Loëns date de
cette période. Il s’agit de la grange dîmière
des chanoines, le lieu où sont stockées les
recettes en nature de leur impôt, la dîme.
C’est aussi là que sont gardés les baux des
fermiers et, en cas de litige, que siège un petit      e 
tribunal qui dispose même d’une prison. 
En 1442, l’Eure est canalisée pour permettre au blé de Les Chartrains résistent
Beauce de parcourir une trentaine de kilomètres de aux assauts de l’histoire
voie d’eau. Un port est réaménagé près de l’église Saint-
André. On échange le blé et le vin contre du hareng, du
sel, du plâtre... La plus belle maison du esiècle encore Les siècles suivants se montrent moins agités. Ce qui
existante est une ancienne poissonnerie, surnommée la marque les mémoires, ce sont essentiellement les visites
maison du Saumon, où un énorme poisson est sculpté royales : celles de LouisXIII à cinq ou six reprises et
sur la poutre centrale. celles de LouisXIV. À chaque visite royale, la munici-
palité met les petits plats dans les grands. On crée des
La crise religieuse du  esiècle a de graves répercus- structures en bois, place des Épars, pour y accrocher
sions, parfois violentes, sur la cité. Les Chartrains, dévots des tableaux et des devises commandés à des peintres.
depuis toujours de la Vierge Marie, n’apprécient guère Des canons sont installés pour tirer des salves d’hon-
la réforme protestante. Les contestataires connaîtront neur et la ville est pavoisée de tentures le long du
le bûcher! Pourtant, rappelle l’histo- passage du cortège. Grande bénéciaire de ces
rien AndréChédeville, «entre visites royales, l’Église s’enrichit.
1550 et 1570, le cinquième
des lignages nobles beauce- À la veille de la Révolution, Chartres
rons passe au calvinisme ». En est une ville moyenne entourée
février 1568, les troupes protes- de vignes et de vergers. Elle
tantes du prince de Condé assiègent compte environ 13 000 habi-
Chartres, qui résiste deux semaines au tants, dont 600 religieux, un
104

prix de 250 morts. Si le catholicisme nombre important. L’activité


triomphe dans la ville, les questions économique tourne autour des
Chartres

religieuses continuent à diviser le pays. quatre foires annuelles, et sur-


La ligue catholique menée par le duc de tout du marché aux grains. La
Guise radicalise ses partisans. Beauce est devenue le grenier à
blé de Paris. Alors que l’on pré-
En mai1588, des émeutes ligueuses à Paris pare activement les états géné-
obligent le roi HenriIII à quitter la ville. raux, un chanoine de Chartres
Il s’installe provisoirement à Chartres qui fait paraître, en janvier1789, une
devient, pour la seule fois de son histoire,   brochure dont le long titre res-
capitale du royaume. Mais la situation poli-        semble fort à un programme:
tique nécessite de grandes décisions. Henri         « Qu’est-ce que le tiers état ?

se rend à Blois où il a convoqué des états  Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à pré-
généraux ; il y fait assassiner son rival le sent dans l’ordre politique ?
duc deGuise. À Chartres, les ligueurs sont ulcérés. À la Rien. Que demande-t-il ? À devenir quelque chose. »
mort d’HenriIII, le 1er août 1589, la cité refuse de recon- L’auteur est EmmanuelJosephSieyès. À l’origine de la
naître le nouveau roi protestant HenrideNavarre. Ce Révolution, il sera aussi l’artisan de sa conclusion en
dernier somme les Chartrains de se rendre. Ils lui facilitant l’accession au pouvoir de Bonaparte.
répondent qu’il doit abjurer. Dialogue de sourds. Les
combats reprennent et Chartres, à nouveau assiégée et Mauvaises récoltes, augmentation du prix du pain: la
bombardée, repousse six assauts avant d’accepter l’au- population chartraine se révolte. En juillet1789, elle est
torité royale. Le 20avril 1591, HenriIV fait enn son matée par la garde bourgeoise qui n’hésite pas à tirer
entrée dans la ville. sur la foule. Durant la Révolution, quatre Chartrains
se distinguent. JérômePétion d’abord. Élu du tiers état,
Ayant abjuré solennellement le calvinisme et embrassé il préside l’Assemblée constituante n 1790, devient
la religion catholique, Henri IV peut désormais être maire de Paris en 1791, et demande, le 3 août 1792 à
sacré. Mais Reims, la ville traditionnelle des sacres, la tribune de l’Assemblée, la déchéance du roi. Avec le
est toujours aux mains des ligueurs. La cérémonie se journaliste JacquesPierreBrissot, il est l’un des leaders
déroule donc à Chartres, le 27février 1594.
du parti des Girondins. Brissot est nouveau subir la contrainte étran-
guillotiné en octobre1793; Pétion gère. Défendue par 7 000hommes
préfère le suicide à l’arrestation, mal préparés, la ville se ren-
en juin1794. dra sans combattre devant l’ar-
mée prussienne. Toutefois, le
Antoine François Sergent, dit e siècle amène un fort dévelop-
Sergent-Marceau, graveur char- pement urbain. La ville se moder-
train installé à Paris en 1785, nise. L’éclairage au gaz est installé
est député montagnard à la en 1847 et les derniers remparts
Convention. Il crée avec le peintre sont rasés entre 1832 et 1847. Le
David le Muséum français (futur long du boulevard Saint-Michel
Louvre) en 1793 et contribue à apparaît un nouveau quartier
la fondation du Conservatoire. résidentiel. À la n du siècle, la
Mais son plus grand titre de gloire population dépasse 23 000 habi-
est d’avoir sauvé la cathédrale tants alors que l’exode rural
de la destruction. Certains pro- touche les autres communes du
posent en eet d’abattre les sta- département. À peine un tiers de
tues, « gures de superstition ».        la population est né à Chartres.
Six d’entre elles sont brisées sur        En 1849, le chemin de fer rallie
le portail nord. Mais Sergent-  Paris. La capitale beauceronne

Marceau, venu inventorier le tré- rate le coche de l’industriali-

105
sor de Chartres, s’oppose à la destruction et transforme sation, mais elle ne manque pas les débuts de l’avia-
l’église en temple de la Raison. «Conservons avec soin tion. L’aérodrome, créé en 1909, sert à former près de

Chartres
ce monument, écrit le révolutionnaire. Il sera toujours 3000pilotes lors de la guerre de1914-1918.
pour Chartres une richesse.» Deux cents ans plus tard,
trois millions de personnes se rendent chaque année à Si le bombardement aérien des 15 et 16 août 1918 ne
la cathédrale et lui donnent raison! fait que trois morts, ceux de la Seconde Guerre mon-
diale seront bien plus dramatiques. À partir de 1943,
Pour nir, FrançoisMarceau, né en 1769, a marqué l’his- Chartres subit 50 bombardements. La guerre révèle
toire de la ville et, au-delà, celle de la France. Soldat à aussi un héros, le préfet JeanMoulin, qui ne cède pas
16ans, il devient au début de la Révolution aide de camp aux Allemands entrés, les17 et 18juin 1940, dans une
de LaFayette, puis général lors des guerres de Vendée, ville quasi vide. Chartres sera libérée par les FFI dans la
avant de commander l’armée de Sambre-et-Meuse et nuit du15 au 16août 1944.
de lutter contre les Autrichiens. Sa vie s’arrête en pleine
gloire, à 27ans, et sa mémoire est toujours célébrée dans L’industrialisation prend son essor après la Seconde
sa ville natale, par une statue, une caserne, un lycée, une Guerre mondiale, faisant passer la population de36000
rue et une place. à 75 000 habitants dans les années 1970. Aujourd’hui,
la ville, avec son agglomération, compte 135 000habi-
En 1814, puis en 1815, Chartres est occupée par les tants. Elle développe deux grands pôles d’activités, le
armées coalisées contre Napoléon. En 1870, elle doit à tourisme et l’industrie du parfum.
Orléans
SOUS LA PROTECTION D’AURÉLIEN


l’Antiquité, la cité devient une incontournable plaque tournante commerciale. Dès les Romains,
elle attire de nombreux conquérants, avant de trouver une certaine stabilité avec les Capétiens.
Une histoire majestueuse et mouvementée. À découvrir au-delà des sempiternels clichés.
106
Orléans


e

Les origines de la ville sont susamment anciennes CARREFOUR DES PEUPLES CELTES
pour que les chroniqueurs de l’Ancien Régime aient xé
son acte de naissance… 350ans après le Déluge! En réa-
lité, la cité fut probablement fondée trois siècles avant La cité antique de Genabum occupe une position straté-
notre ère par la tribu celte des Carnutes. Surnommée gique dans le paysage tant local que national. Carrefour
Genabum (contraction de Gignens omne bonum, selon obligé des peuples celtes, à mi-chemin du raz de Sein et
l’historien Louis d’Illiers), son nom illustrerait le fait du lac de Constance, de l’embouchure de l’Adour et de
que la nature l’a comblée de tous les bienfaits puisque celle du Rhin, le pays des Carnutes couvre un immense
gignens omne bonum signie « endroit qui engendre espace englobant une grande partie de la Beauce, de la
tous les biens»! Sologne, du Blésois et du Vendômois. Bordé par le pays
des Senons (Sens), des Parisii (Lutèce), des Éburovices
(Evreux), des Cenomans (Le Mans), des Turons forcément de cette oreille, et ils se rebellent régulière-
(Tours), des Bituriges (Berry) et des Eduens (Nevers), ment contre les gouverneurs étrangers.
le vaste territoire des Carnutes est délimité au nord par
la Seine, au sud par le Cher et à l’est par la frontière Source de querelles diplomatiques, la présence d’un pont
naturelle du Gâtinais. enjambant la Loire fait la fortune de Genabum et permet
à de grands négociants romains de venir s’approvision-
ner en céréales dans la Beauce. Certains y installent de
270 : l’empereur Aurélien fait construire
prospères comptoirs dont la sphère d’inuence dépasse
une seconde enceinte. Genabum devient
de loin le pays des Carnutes. C’est le cas de l’intendant
Orléans
CaïusFuusCita, qui exporte blé, seigle et orge vers la
732 : Charles Martel rattache la ville province romaine de Provence en échange de vins.
à son royaume
1108 : Louis VI le Gros est sacré Le nom de Genabum devient brusquement célèbre dans
dans la cathédrale tout l’empire, en 52 avant notre ère, lorsque plusieurs
citoyens romains se font assassiner. L’événement pro-
1429 : assiégée par les Anglais, la ville
voque la riposte immédiate des légions de César, qui
est libérée par Jeanne d’Arc
envahissent la ville et massacrent une partie de la popu-
lation. L’année suivante, la cité résiste de nouveau à l’oc-
Dès l’époque romaine, la cité est la rivale de Chartres cupant, mais elle est dénitivement matée par Rome.
(Autricum). Genabum se présente toutefois comme la Des dizaines d’otages sont alors exécutées. À com-
véritable capitale économique des Carnutes. Ainsi qu’en mencer par le gutuater, grand fonctionnaire religieux,

107
témoigne Strabon, un grand marché s’y tient, connu accusé d’être l’instigateur de la seconde rébellion.
jusqu’en Orient.

Orléans
Marqué par ce sceau terrible, il faut attendre plusieurs
La taille de la cité demeure relativement modeste années avant que le nom de la cité des Carnutes soit à
(une dizaine d’hectares). Dans sa Guerre des Gaules, nouveau évoqué dans la chronique romaine. Sa réhabi-
César ne la mentionne que brièvement. Cet emplace- litation survient autour de77 de notre ère. Cette année-
ment sensible, le long de la Loire, justie que, dès cette là, Pline l’Ancien rédige une lettre où il énumère les
époque, une petite enceinte protège la cité marchande 28cités gauloises «réconciliées» avec Rome. Genabum
des attaques extérieures. Des sondages ont permis de en fait partie.
retrouver les trous laissés par les pieux du rempart de
bois érigé au ersiècle avant notre ère. L’activité écono-
mique de Genabum ne se limite pas au commerce. Des DES MONNAIES ÉTRANGÈRES
fouilles menées sur «le carreau de la Charpenterie», ont SUR LES BERGES
permis de reconstituer un quartier présentant des bâti-
ments à usage artisanal, dès 60av.J.-C.
Le port de Genabum –localisé en 1993, à l’ouest de la rue
Implantée à quelques kilomètres seulement de «l’om- de la Tour-Neuve en bordure du «quartier Dessaux»–
bilic sacré», mythique point de rendez-vous, vraisem- ne comporte pas moins de cinq quais. On y décharge
blablement situé à Saint-Benoît-sur-Loire –où conver- les barges qui alimentent une grande partie de la Gaule
geaient, chaque année, des ambassadeurs de chacune septentrionale et, probablement, du nord de l’Europe.
des tribus gauloises pour des cérémonies mi-politiques Les marchandises sont alors convoyées par la route
mi-religieuses–, Genabum est une ville-étape. Elle dis- jusqu’à la Seine, où d’autres bateaux les acheminent à
pose déjà d’un pont enjambant la Loire (à une cinquan- bon port. C’est ainsi que les archéologues interprètent
taine de mètres en amont de l’actuel pont Royal), qui la présence de nombreuses monnaies étrangères décou-
en fait un enjeu militaire de première importance. C’est vertes sur les berges.
pourquoi Rome veille à ce que ses dirigeants soient des
hommes de conance. Et tant pis s’il faut les imposer à L’organisation de la ville répond au plan orthogonal
la population par la force, quitte à déplaire aux autoch- caractéristique de l’urbanisme romain de cette époque.
tones ! Or les turbulents Carnutes ne l’entendent pas Le cardo (qui correspond à l’axe nord-sud de la cité) suit
le tracé des actuelles rues Parisie et de la Poterne. Le de cette époque que les historiens datent la christiani-
decumanus (ainsi surnommé car il décrit le « chemin sation de la ville. Selon plusieurs chroniques médié-
du levant au couchant» par son orientation est-ouest) vales, deux évangélistes, Potentien et Savinien, seraient
est constitué par la rue de Bourgogne telle que nous la venus de Sens pour convertir la population. Des églises
connaissons aujourd’hui. eurissent le long de l’ancienne voie romaine. Pendant
quelques années coexistent culte païen et foi chré-
Grâce au commerce uvial, Genabum se développe. tienne. À Neuvy-en-Sullias, ont été retrouvées en 1861
Un forum est élevé sur l’emplacement occupé par l’ac- des egies représentant des chevaux et des sangliers, de
tuelle préfecture. Un amphithéâtre est édié à l’ouest de toute évidence des divinités locales gauloises et gallo-
la ville, du côté du pont de Vierzon. Des thermes sont romaines. Le premier évêque d’Orléans est nommé
ouverts, rue du Poirier. Quant aux temples, des vestiges aue siècle. Son identité demeure incertaine. Un docu-
de colonnes et d’autels votifs ont été retrouvés depuis ment daté de 343 mentionne un certain Diclopetus
le esiècle à travers la ville. Ils permettent d’armer alors qu’un texte apostolique duesiècle fait référence à
qu’un lieu de culte préexistait à la place de la cathédrale, un certain Altin. Une première cathédrale aurait alors
où la découverte d’un Mercure en bronze, assis en pos- été construite. L’édication de l’actuelle cathédrale
ture «bouddhique», a longtemps intrigué les spécialistes. Sainte-Croix ne remonte qu’au  esiècle. La religion
chrétienne semble s’installer sans heurts.
Preuve que le prestige de Genabum s’aermit, la ville
devient, au e siècle, civitas Aurelianorum ou plus sim-
plement Aurelianis (c’est-à-dire ville aurélienne, à l’ori- SOUS LA MENACE D’ATTILA
gine du nom Orléans) après que l’empereur Aurélien
108

eut, selon la légende, fait renforcer les remparts de la


ville sur près de 2km de long. Une trentaine de tours À Orléans, l’heure est aux prédicateurs. L’évêque
Orléans

et quatre portes enserrent la localité transformée en Euverte, attesté en 374, arme avoir eu une vision selon
un castrum carré de 25ha, sur le modèle des camps de laquelle la main de Dieu aurait béni la ville. Chacun
légionnaires. Seuls quelques rares vestiges demeurent espère que cette protection la préservera des razzias. La
de cette période. Un fragment de l’enceinte nord est prédication d’Euverte n’empêche malheureusement pas
visible près de la cathédrale ainsi qu’à la base de la tour les Vandales de déferler sur le val de Loire en 407. Dans
Blanche (côté rue Saint-Flou). Ces fortica- la première moitié duesiècle, les attaques se
tions témoignent, en tout cas, de la crainte multiplient. Incapable de défendre seule la
éprouvée par la population locale face Gaule, Rome charge des peuples alliés
aux attaques «barbares». de protéger certains lieux straté-
giques. À Orléans, c’est le chef des
En 259, les Alamans contournant Alains, Goar, qui est investi de ce
les Vosges s’inltrent en Gaule, rôle à partir de 408. Proche du
pillant plusieurs villes au passage. prince gaulois Jovin, qui brigue
Langres, Auxerre et Orléans sont le pouvoir impérial en Occident,
durement frappées. À partir de270, Goar ne pourra pas plus garantir la
aux pillages des Germains s’ajoutent sécurité des habitants que les légions
ceux de bandes errantes, les bagaudes, romaines. La capture et l’exécution
qui protent de la désorganisation de de Jovin par le chef wisigoth Athaulf
l’Empire romain pour semer la terreur le entraînent sa chute.

long de la Loire. Ces multiples exactions 
vont perturber les échanges routiers. La  En 451, c’est au tour d’Attila d’être aux
n du siècle et le début du siècle
e e e
 portes d’Orléans. Le chef des Huns, qui
sont des années diciles pour les Orléanais. Dominée réclame la main d’Honoria, sœur de l’empereur d’Occi-
par «la Grande Peur» que suscitent les hordes «bar- dent, incendie Metz et contourne Paris défendu par les
bares » ravageant la région, cette période voit la plu- troupes levées par la mystique Geneviève. Aux rives de
part des grands marchés décliner partout en Europe. la Seine, Attila préfère les berges de la Loire pour ins-
Une crise économique frappe la ville d’Orléans. C’est taller ses troupes. Les armées romaines ayant depuis
longtemps regagné la Provence, Orléans doit seule faire SIÈGE DE LA « FRANCIE OCCIDENTALE »
face au siège. L’attaque débute en mai. Selon la chro-
nique, Aignan, cinquième évêque de la ville, implore
l’envahisseur d’épargner ses habitants et appelle à l’aide Paix et prospérité règnent à nouveau en Orléanais au
les troupes du général Aetius. Les légions romaines début de l’ère carolingienne. Le morcellement de l’em-
arrivent en juin et nissent par défaire Attila dans pire de Charlemagne, au décès de ce dernier, refait pla-
une vaste plaine entre Troyes et Châlons, rebaptisée ner sur la cité la crainte d’un rattachement contraint
champs Catalauniques. Aignan, mort en 453 et cano- au royaume de Bourgogne au début du esiècle. Plus
nisé au esiècle, deviendra le patron de la ville. de peur que de mal car CharlesleChauve conserve la
main sur cette porte de la Loire en y installant le siège
La cité « aurélienne » n’en a pourtant pas ni avec de sa «Francie occidentale» en 840. Résidant en per-
les mouvements de troupes. C’est Clovis, ls du sonne dans la cité aurélienne pendant plus de vingt
Mérovingien ChildéricIer, qui va nalement conquérir ans, le monarque s’y fait même symboliquement sacrer
en 486 l’ensemble de l’Orléanais. par l’archevêque de Sens en l’an
Battu aux portes de Soissons, le chef 842. La présence du roi de France,
gallo-romain Syagrius abandonne le sur place, est loin d’être innocente.
territoire aux Francs. À son entrée Entouré d’une importante garnison,
dans Orléans, Clovis est acclamé il assure la protection de ce « ver-
comme un sauveur. Avec le roi des rou» sur le euve, que constitue le
Francs, le «pays Aurélien» renoue pont d’Orléans.
avec la paix. Pour peu de temps !

109
Clovis convoque un concile en 511 Remontant l’estuaire de la Loire à
à Orléans, réarmant son auto- bord de leurs navires à fond plat qui

Orléans
rité sur les « pays » de Loire. Mais ne craignent pas les bancs de sable,
il meurt quelques mois plus tard, à les Vikings parviennent jusqu’aux
l’âge de 45ans. Son royaume est de  portes d’Orléans en 854. L’évêque
nouveau divisé, cette fois-ci entre Chronique de Nuremberg Agius parvient courageusement à
ses quatre ls. Clodomir hérite d’Orléans. Metz échoit repousser l’assaut. Les Normands réitèrent cependant
à ierry tandis que Paris est légué à Childebert et leurs oensives en 856 puis en 865, année où la cité est
Soissons est transmis à Clotaire. Les guerres fratricides mise à sac.
auxquelles se livrent ces rois mérovingiens précipitent à
nouveau la ville dans le chaos. Au cœur de ces années Il faut attendre l’émergence d’une nouvelle dynastie pour
noires, les moments d’apaisement sont susamment que la situation des Orléanais s’améliore. HuguesCapet,
rares pour être relevés. Et le règne de Dagobert (629- sacré à Orléans le 25décembre 987, accorde à son tour
639) en fait partie. une attention particulière à la ville. Et pour cause, il
n’est pas comte d’Orléans pour rien! Son ls, Robert, est
Touché, dit-on, par la grâce des bords de Loire, le roi comme lui très attaché à sa cité natale. Durant son règne,
Dagobert I er fait baptiser son ls à Orléans. La tran- il aura à cœur de redonner un peu de son lustre d’antan
quillité retrouvée est de courte durée. L’anarchie, qui à la capitale des Carnutes. Le monarque, connu sous le
accompagne la faillite du régime mérovingien, conduit nom de RobertlePieux, voue une dévotion particulière
à un nouvel éclatement du territoire. La ville d’Orléans à saintAignan. Il lui fait ainsi édier une basilique qui
est rattachée au royaume de Neustrie-Bourgogne de va rapidement devenir un grand lieu de pèlerinage.
Clovis II (639-657). Elle en demeurera l’une des capi-
tales jusqu’au e siècle. En 732, Charles Martel, de Autour de l’an mille, l’ancienne Genabum est à nou-
retour de Poitiers où il vient de battre les Sarrasins, veau un lieu d’échanges. Non plus commerciaux mais
annexe Orléans à son royaume (Austrasie, Neustrie et spirituels et intellectuels ! Avec les abbayes de Micy et
Bourgogne). L’évêque Eucher qui s’oppose à cette déci- de Fleury et l’école épiscopale de Sainte-Croix, Orléans
sion est «déporté» en Allemagne. Il mourra à Cologne devient, en ces années d’or, le rendez-vous obligé des
entre738 et743. grands esprits de l’époque. Cette eervescence cultu-
relle favorise l’émergence de pensées hétérodoxes que
l’Église réprime. Un grand bûcher est plusieurs fois de sujets aisés, désireux de s’aranchir de la tutelle sei-
dressé place du Martroi. Comme en cette année 1022 gneuriale. En 1137, le statut de commune est néanmoins
où l’aaire des manichéens fait frissonner le pays. Le refusé à Orléans, qui demeure sous le contrôle strict de
manichéisme est une religion ancienne dont la philo- la Couronne. Les impôts sont cependant allégés sur son
sophie diusée par le prophète Mani repose sur l’idée territoire et les «mauvaisescoutumes» abolies. Comme
que le monde est mû par deux forces son père LouisVII, PhilippeAuguste
contraires qui tendent à se mélanger, va continuer de favoriser les descen-
le bien et le mal, forces que l’homme Orléans redevient dants des Carnutes tout au long de
doit constamment séparer s’il veut son règne (1180-1223).
sauver son âme. Ces théories sont
l’une des grandes
jugées hérétiques par l’épiscopat au places marchandes Le duché d’Orléans ne sera na-
début du siècle. Lorsque les auto-
e
du pays. lement détaché du domaine royal
rités découvrent qu’une frange non qu’en 1392, donné en apanage par
négligeable du clergé local voue un culte à Mani en plein CharlesVI à son frère LouisIer , qui devient duc. Cette
cœur d’Orléans, la nouvelle fait l’eet d’un coup de ton- indépendance, même relative, couplée à sa prospérité,
nerre. Les hérétiques sont brûlés vifs. renforce encore l’attractivité de la cité. D’autant que,
depuis sa fondation ocielle en janvier1306, l’univer-
sité d’Orléans forme les meilleurs juristes du royaume.
Implantée rue Pothier, cette université fait d’Orléans
l’une des capitales européennes du savoir.
110

Le déclenchement de la guerre de Cent Ans et la multi-


plication des raids anglais, motivés eux aussi par la pré-
Orléans

sence du pont, vont cependant porter, à partir de1358,


un coup dur au développement de la ville. L’organisation
d’un nouveau système de défense va grever durablement
les nances municipales. Encerclée par les Anglais à
partir d’octobre1428, la cité se retrouve, en février1429,
à court de provision. Une sortie – improvisée – pour
s’emparer d’une cargaison de poisson séché est décidée.

Cette bataille, dite des Harengs, se solde par une cruelle
 défaite française. L’étau est tel que la ville étoue.
La L’épopée qui suit est connue. Jeanne d’Arc arrive par
Cronicque du temps de tres chrestien roy Charles, septisme de ce
nom, roy de Francee 
le euve le 29avril. Elle remonte aussitôt le moral des
troupes. Mieux : elle les galvanise en leur promettant
Le prestige d’Orléans n’en pâtit pas pour autant. En une victoire prochaine. L’assaut décisif est porté par les
1108, Louis VI se fait sacrer dans la basilique. Le soldats français, emmenés par la jeune femme, entre
monarque accorde une attention particulière à la ville. le1 er et le8mai 1429. La cité aamée est alors délivrée.
Il conrme ainsi la franchise (de taxes), accordée par
son père Philippe Ier aux bourgeois locaux. Cette
mesure encourage les viticulteurs orléanais à agrandir LOUIS XI AMOUREUX...
leurs vignobles. Les vins de Loire s’exportent dans toute
l’Europe. Orléans redevient l’une des grandes places
marchandes du pays. La foire de Pâques dure plus d’une Reconstruite après la guerre de Cent Ans, la ville s’étend
semaine et attire des négociants de tout le royaume. (à l’est de l’ancienne cité romaine) sous le règne de
Le grand marché, entre le Châtelet et Saint-Hilaire, LouisXI, tombé littéralement amoureux d’Orléans lors
est particulièrement couru. En marge de cette activité de sa visite du 30septembre 1461. La fortune de la cité
commerciale, se développe à proximité du Châtelet doit beaucoup à celui que les historiens locaux surnom-
une activité de change et de monnayage. Ce regain de ment «le plus orléanais des rois de France». Elle doit
prospérité permet à Orléans l’émergence d’une classe cependant bien davantage encore au développement du
commerce uvial. L’ampleur prise par la batellerie, en l’Europe contribue dénitivement à asseoir «l’image de
raison du mauvais état des routes comme du coût du marque» de la cité orléanaise.
charroi, fait de la Loire un axe de communication cru-
cial pour le pays durant toute la Renaissance. Le port Cette réputation favorise l’université. Et des étudiants
d’Orléans, désormais protégé des crues par des digues, de toute l’Europe s’y inscrivent. Comme Rabelais ou
en devient l’une des plus importantes escales. À l’heure Jean Calvin qui, après avoir été étudiant, y devient
où se développent les échanges Nord-Sud, Orléans se enseignant. Est-ce son inuence? La Réforme fait, en
fait à nouveau plaque tournante commerciale. tout cas, nombre d’adeptes à Orléans. La ville est rapi-
dement surnommée la « nouvelle Genève ». L’Église
La population locale passe de 15 000 à 25 000 habi- catholique s’en ousque. Des heurts éclatent entre
tants entre1470 et1510. La splendeur d’Orléans attire les deux communautés. Les huguenots sont expulsés
les artistes de toute l’Europe. Le vers les faubourgs en 1562. Ils se
e siècle est l’âge d’or du val de vengent quelques années plus tard
Loire. Sur ses rives sont bâtis de La splendeur d’Orléans en incendiant diverses églises dont
somptueux châteaux. Orléans est attire les artistes de la cathédrale, en 1568.
aussi l’objet d’un grand chantier. La
commune s’agrandit au nord-ouest.
toute l’Europe HenriIV veillera à faire d’Orléans
Un quartier nouveau naît au pied de la porte Bannier. la cité de la réconciliation… Geste symbolique, il vient
La butte où s’entraînaient les arbalétriers est rasée. Là lui-même poser la première pierre sur le chantier de
encore, les vestiges peinent à donner une image de la reconstruction de la cathédrale, en 1601.
splendeur urbaine de l’époque. Pour s’en faire une idée,

111
seules demeurent les chroniques royales dont les enlu- Un demi-siècle plus tard, alors que commence le règne
minures donnent une vision d’Orléans. LouisXII puis du Roi-Soleil, le commerce uvial continue de faire de la

Orléans
François Ier viennent à plusieurs reprises dans la ville cité l’une des plus prospères du royaume. Les quais de la
en compagnie d’imposantes escortes d’ambassadeurs Loire sont à nouveau couverts d’entreprises orissantes.
dont les rapports témoignent de la beauté des lieux. La À l’image de La Nouvelle-Orléans, fondée en 1718 par
rencontre de CharlesQuint et de son rival FrançoisIer, Jean-BaptisteLe Moyne de Bienville sur les berges du
le 20décembre 1539, et le récit qui en est fait dans toute Mississippi, alors baptisé euve Colbert!

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Tours
Pèlerinage au jardin de France

Centre religieux renommé dans toute l’Europe du Moyen Âge, capitale du royaume
frappant monnaie sous Louis XI, ville universitaire de grande tradition, la cité tourangelle
prospère avec l’arrivée du chemin de fer au e siècle.

Explorer l’histoire de Tours, c’est croiser le souvenir MARTIN, HÉROS POPULAIRE


de Clovis, de Charlemagne, de Jeanne d’Arc, ou, de
Louis XI, ainsi que les traces de la guerre de 1870, la
création du Parti communiste français ou les épreuves Tours, ville ouverte, n’a guère le temps de croître.
terribles de juin1940. Car, comme le euve qui la borde, Déjà, Rome décline. Les invasions barbares se multi-
Tours, au l du temps, a connu des périodes de tumulte plient. Les Alains, les Wisigoths, les Francs déferlent
et de basses eaux: des époques glorieuses qui en font la aux frontières. La légende veut que le pape Fabien ait
capitale spirituelle et politique de la France, suivies de envoyé en Touraine dès 250 le premier évangélisateur,
112

périodes de déclin au cours desquelles la ville a semblé saint Gatien. Le premier évêque connu de Tours serait
s’alanguir et s’endormir. en réalité saint Lidoire. Peu avant 370, il fait construire
Tours

une église sur l’emplacement de l’actuelle cathédrale.


Vers 385, Tours est ociellement nommée capitale de la
380-388 : La ville est nommée capitale
LyonnaiseIII, une immense division administrative qui
de LA Lyonnaise III
comporte la Touraine, le Maine, l’Anjou et la Bretagne.
1356 : Le roi Jean le Bon délivre les lettres Mais, malgré cette pompeuse distinction, la cité du Bas-
patentes, signant ainsi la naissance Empire se recroqueville derrière sa muraille. En dépit
de Tours de ce recul, c’est à cette période que se produit l’événe-
1429 : Jeanne d’arc, hébergée chez ment majeur qui fait entrer Tours dans l’histoire occi-
Jean Dupuy, quitte la ville le 21 avril dentale. En 370, les habitants choisissent pour évêque
un moine nommé Martin. Cet ancien légionnaire
1944 : Tours est libérée du joug allemand
romain de haute lignée, converti au christianisme,
le 1er septembre
devenu prélat contre son gré, fait des miracles, au
propre comme au guré. À Amiens, en 338, alors qu’il
Tours est née il y a deux mille ans sur une étroite bande de est encore soldat, il ore la moitié de son manteau à un
terre humide, coincée au nord par la Loire et au sud par le pauvre homme transi de froid –la moitié seulement, car
Cher. Les troupes d’occupation romaines s’installent sur l’autre partie appartient à l’intendance de l’armée. La
la rive sud de la Loire. Pour les Romains, il s’agit de pou- nuit suivante, un songe lui fait apparaître le Christ vêtu
voir traverser le euve, grâce aux gués tout proches, mais de ce même pan de manteau. Cette scène de charité fait
aussi de contrôler ses habitants gaulois encore rebelles, de Martin un héros populaire, d’autant qu’il ne semble
les Turons. Tours à l’époque s’appelle Caesarodunum, la pas rechercher les honneurs et préfère vivre en ermite,
colline de César. Progressivement, elle assimile les habi- dans ce qui deviendra le monastère de Marmoutier, sur
tants du bord de Loire. La ville gallo-romaine obtient le la rive droite de la Loire. Détruisant temples païens et
titre de civitas turonorum libera, la cité libre des Turons. arbres sacrés, l’évêque Martin se déplace sans cesse
Non loin de l’emplacement de la future cathédrale, les pour organiser son diocèse. Il meurt à Candes, près
Romains construisent le forum, les thermes, et l’amphi- de Chinon, le 8 novembre397. Immédiatement, on se
théâtre. La trace de ce dernier est encore visible sur les dispute la dépouille de l’évêque si vénéré. Les habitants
murs des jardins de l’archevêché et des archives. de Tours font passer le corps par une fenêtre durant la
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113
nuit et l’emportent jusqu’à une boucle de la Vienne où L’évêque de Tours est un personnage considérable. En
une barque attend. Le 11novembre, ramené triompha- 573, un certain Grégoire, né d’une famille de patri-

Tours
lement à Tours, le corps est enterré à l’ouest de la ville. ciens auvergnats, est élu évêque. Il administre son dio-
En 412, saint Brice, son successeur, fait ériger une cha- cèse avec rigueur et fait reconstruire la cathédrale, qui
pelle sur son tombeau. Moins d’un siècle plus tard, saint n’avait pas résisté à un incendie en 558. Mais Grégoire
Perpet, sixième évêque de Tours, passe surtout à la postérité grâce à sa
transforme la chapelle en basilique, monumentale Histoire des Francs.
consacrée le 4juillet471. La ville reste au Sa chronique des Mérovingiens fait
de lui le premier historien français.
Clovis se fait baptiser, le 25décembre
centre de l’attention
498, avant de bouter les Wisigoths de la dynastie Deux siècles plus tard, ce sont
hors de Touraine lors de la bataille de carolingienne. encore Tours et ses richesses que
Vouillé en 507. Il prend le contrôle de convoitent les musulmans remon-
Tours et vient s’agenouiller devant les reliques de saint tant du sud. En 732, la fameuse bataille de Poitiers,
Martin. L’alliance du trône et du goupillon est acquise. gagnée par Charles Martel, met n à leur progression.
C’est encore à Tours que Clovis reçoit l’envoyé de l’empe- Tours est sauvée.
reur d’Orient, Anastase, qui lui ore la dignité de consul.
Voilà Clovis adoubé par ce qui reste d’autorité romaine. La ville reste au centre de l’attention de la dynastie
carolingienne. En 825, Louis le Pieux fait construire
des levées de terre sur la rive gauche pour lutter contre
TOURS, « LA CITÉ SAINTE » les inondations. En 844, l’épouse de Charles le Chauve
est ensevelie près de Liutgarde. Mais le pouvoir caro-
lingien s’épuise. Cette fois, les invasions ne viennent
Ces événements font de la cité tourangelle un enjeu plus du sud, elles arrivent de l’ouest, par le euve. En
important sous les rois mérovingiens. Ainsi Dagobert 853, les Vikings atteignent Marmoutier : 116 moines
fait-il décorer avec luxe le sarcophage de saint Martin. sont massacrés. Seuls 24 en réchappent et parviennent
Le pèlerinage continue à prendre de l’ampleur. Tours, à rejoindre Tours. En novembre, la ville est assiégée ;
« la cité sainte » devient une métropole religieuse à l’abri derrière ses remparts, elle résiste. Mais à l’est,
de première importance. Des moines s’y installent. la basilique Saint-Martin, sans défense, est brûlée et
LES ROIS DE FRANCE,
CHANOINES DE SAINT-MARTIN

Au e siècle, la puissance royale est en chute libre.


L’heure est au féodalisme. Tours n’échappe pas à la
règle. L’administration du bourg est conée à un
comte. La ville se trouve plongée au cœur d’une rivalité
entre les maisons d’Anjou et de Blois. Un premier pont
sur la Loire voit le jour en 1035. Il est situé à l’empla-
cement de l’actuel pont de Fils. Il s’agit, avec ses 450m
de long et ses 23arches, du plus grand ouvrage d’art de
l’époque. Mais c’est nalement la maison d’Anjou, en
la personne de GeoroyMartel, qui prend le contrôle
de Tours en 1043 après un terrible siège de dix-huit
mois. Le nouvel homme fort fait construire en 1044 un
château an de surveiller le pont. À partir de 1154, les
Plantagenêts angevins montent sur le trône d’Angle-
terre. Tours devient alors anglaise et le restera jusqu’en

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1203, quand Philippe Auguste consque la Touraine
à Jean sans Terre après de nombreux combats dont
114

pillée. Toutefois, les moines ont eu le temps d’envoyer Tours fait les frais.
leur trésor à Orléans et de préserver leurs reliques.
Tours

Si le bourg est bel et bien un enjeu stratégique,


En 869, Charles le Chauve, qui passe presque chaque Châteauneuf est une place économique dont le contrôle
année Noël et Pâques à Tours, ordonne de reconstruire est source de conits au cours du  esiècle. Les bour-
les remparts pour faire face à d’éventuelles invasions. geois tentent à plusieurs reprises d’armer leur pou-
Mais que faire pour le monastère et la basilique Saint- voir : ils obtiennent des concessions de Louis VII en
Martin, situés à un kilomètre de là? On décide de for- 1143; en 1181, PhilippeAuguste leur concède une charte
tier la zone sainte. Dès 877, les moines rassurés rap- communale mais prote de l’occasion pour se substi-
portent les reliques à Tours. La cité dispose désormais tuer aux chanoines dans l’exercice de la justice. An
de deux pôles fortiés: la vieille ville féodale, à l’ouest, d’obtenir l’autonomie complète, les édiles proclament
et le château neuf, composé de l’abbaye et de son cloître la commune en 1184. Condamnés par le pape, excom-
ainsi que d’une petite ville marchande. Entre les deux muniés, ils doivent rendre les armes et rentrer dans le
fortins, un simple chemin de terre bordé de vignes, rang. Les rois de France veilleront toujours à conserver
l’actuelle rue Colbert, court parallèlement à la Loire. leurs prérogatives judiciaires: jusqu’à LouisXIV, ils se
À mi-distance se trouve l’abbaye Saint-Julien fondée rendront à Tours an de prêter serment en tant que cha-
au e siècle. Mais, en 903, les Normands reviennent noines de Saint-Martin.
et encerclent la cité douze jours durant. Les assiégés, à
bout de forces, sortent les reliques de saint Martin et Les travaux de reconstruction de la cathédrale com-
organisent une procession. Miracle ! Les Normands mencent en 1236. L’édice s’appelle alors Saint-Maurice
lèvent le siège. Saint Martin a sauvé sa ville. –il faut attendre le esiècle pour qu’il prenne le nom de
saintGatien, l’évangélisateur. Les vitraux, qui racontent
Tours demeure le centre religieux le plus important de l’histoire de saint Martin, datent de 1270. Aujourd’hui,
France. Au concile de 1055 succède celui de 1096, où le 70% d’entre eux sont d’origine. Preuve de l’attachement
pape Urbain II se recueille sur la tombe de saint Martin royal à Tours, on y trouve le tombeau des jeunes enfants
et consacre la nouvelle basilique, qui vient d’être ache- de CharlesVIII et d’AnnedeBretagne. De leur côté, les
vée. En 1163, le pape Alexandre III convoque le concile à chanoines de Saint-Martin font reconstruire leur basi-
Tours. Cette aura spirituelle apporte une richesse gran- lique, qui avait beaucoup pâti de la guerre, entre1220
dissante aux Tourangeaux. et 1330. La nef de l’abbatiale Saint-Julien, qui s’était
écroulée en 1224, est rebâtie de1243 à1259. Tours est et au Louvre. Pendant soixanteans, Tours est donc la
riche, puissante. Au point que sa monnaie, la livre tour- capitale politique du royaume: c’est là que se déroulent
nois, devient l’étalon monétaire du royaume à partir de les états généraux dans la grande salle de l’archevêché,
Saint Louis. Le répit est pourtant de courte durée. La en1468 et en1484. Elle est aussi une capitale religieuse:
guerre de Cent Ans débute en 1337. Les Tourangeaux LouisXI t entourer le sanctuaire de Saint-Martin d’un
sont vulnérables. Le 30 mars 1356, le roi Jean le Bon treillis en argent massif. Un nouvel ordre religieux,
les autorise à construire une nouvelle enceinte pour créé par saint Vincent de Paul, y apparaît. Le métier
se protéger des chevauchées du d’artisan et d’orfèvre est en plein
PrinceNoir. Les travaux de défense essor : le nombre d’enlumineurs
commencent juste à temps: le 6sep- Devenue «bonne ville et de peintres passe de 13 en 1450
tembre, le ls d’Édouard III appa- à 28 en 1480. On compte une cin-
raît devant la ville après avoir ravagé
royale», Tours ne peut quantaine d’ateliers de fabricants
Châteauroux, Vierzon, Issoudun et compter que sur ses d’armures, tandis que l’industrie
Romorantin. Il n’osera pas attaquer propres forces. de la soie fait vivre 3000personnes
Tours. Les habitants construisent en en1520. La municipalité est dirigée
une dizaine d’années une longue muraille de 4,5 km par un maire et un corps de ville comprenant 74pairs
qui, pour la première fois, regroupe le bourg, Saint- et 24échevins en1462. La ville s’embellit: les rues sont
Julien et Châteauneuf. Devenue «bonne ville royale», pavées, les quais de Loire empierrés, une adduction
Tours ne peut compter que sur ses propres forces. Elle ne d’eau est mise en place, tandis que deux abattoirs et
fait d’indélité à la couronne de France que lors d’une deux poissonneries sont construits hors les murs. La
courte période, entre1417 et1418, pendant laquelle le cathédrale est terminée.

115
duc de Bourgogne occupe la ville. Il faudra un mois
de siège aux troupes du dauphin Charles, entre le

Tours
26novembre et le 28décembre1418, pour en reprendre La fin des jours heureux
le contrôle. La ville accueille bien volontiers Jeanne
d’Arc en 1429 dans sa croisade pour libérer Orléans.
Dans la rue Colbert, une plaque rappelle l’endroit où La période faste prend n au e siècle. Les disettes
lui fut fabriquée et oerte son armure. La bonne ville se multiplient. Les impôts deviennent de plus en plus
est récompensée de sa délité. Elle devient capitale du lourds alors que l’industrie tourangelle de la soie est
royaume sous LouisXI. Le roi connaît bien la cité, qui en crise. Les questions religieuses vont se transfor-
l’avait reçu en 1436 avec faste alors qu’il n’était que le mer en guerre civile. Dès 1532, une femme nommée
dauphin, âgé de 13ans. CatherineMaréchal est brûlée en place publique pour
hérésie. Les huguenots exigent un temple et tentent
Devenu roi en 1461, LouisXI achète le château des de s’emparer de force d’une église en 1561. En
Montils, près de Tours. Au Plessis-lès-Tours, mars 1562, 500 protestants occupent la ville
LouisXI est au calme. Tout près, d’immenses sans coup férir. Les églises sont «puriées de
forêts giboyeuses où il peut s’adonner à son leurs statues, les reliques dispersées ». Les
passe-temps favori, la chasse. Dans nombre papistes font le siège de la ville. Isolés, les
de ses ordonnances, il exprima l’amour que huguenots tentent de négocier leur capitula-
lui inspirait son duché de Touraine. Louis XI tion et sortent de la ville au bout de centjours.
meurt au Plessis le 30 novembre 1483. Ses Ils seront lynchés et jetés par centaines dans
obsèques sont célébrées à Saint-Martin la Loire. Les derniers protestants nissent par
avant que son corps ne soit enterré à partir. Quand Paris prend fait et cause pour la
Notre-Dame de Cléry. Son successeur, Sainte Ligue, Henri III, aaibli, s’installe à
CharlesVIII, préfère habiter à Amboise. Tours avec ses dèles en1589. Tours redevient
Son cousin, LouisXII, ne séjourne plus une capitale provisoire, jusqu’en1594 quand
que rarement à Tours ; il lui préfère le nouveau roi, HenriIV, peut rentrer dans
Blois et Paris. François Ier enn, marié   Paris. Tours capitale n’est plus. La bonne
     
au Plessis en 1506, transférera sa rési-  ville semble entrer en somnolence. Mais ce
dence à partir de1520 à Fontainebleau  n’est qu’une illusion.
sabordent. La ville sert de base arrière pour la lutte
contre les chouans. La guillotine fonctionne place
de la Nation, à partir de juin 1793. Sanson, le frère
du bourreau de Louis XVI, procède aux exécutions,
relativement peu nombreuses : huit entre juin et juil-
let1793, sept autres jusqu’enmars1794. Mais c’est la
situation économique qui pose le plus de problèmes:
8 000 des 22 500 habitants sont indigents. L’arrivée
au pouvoir de Napoléon Ier, représentant un régime
plus stable, semble être accueillie favorablement
dans la bourgeoisie dominante. Mais l’Empereur ne
s’intéresse guère à Tours. La seule trace tangible de
          Napoléon est le superbe et énorme cèdre du Liban qui

trône dans la cour de l’archevêché, qu’il aurait oert
Au e  siècle, la mue est lente mais essentielle. On à la ville en 1804. Tours semble accueillir avec phi-
construit une nouvelle enceinte de 6km de longueur, losophie le retour des Bourbons. La ville, dirigée par
dont on distingue encore la limite sud en suivant les le maire Auguste Walvein, à partir de 1830, se lance
actuels boulevards Heurteloup et Béranger. L’autre nou- dans un programme de modernisation. On construit
veauté est la création de la route d’Espagne. Jusqu’alors, de nombreuses maisons, on creuse des puits artésiens
pour les Tourangeaux, l’axe majeur du commerce et pour remplacer la canalisation du  esiècle. Les rues
des échanges suivait le cours du euve, entre Orléans sont rectiées, élargies, l’éclairage au gaz est généralisé
116

et Nantes. Désormais, Tours va s’orienter nord-sud. en1840. Des industries apparaissent, en particulier la
L’œuvre est en partie celle de l’intendant de l’adminis- célèbre imprimerie Mame. Le commerce sur la Loire
Tours

tration royale, François Pierre du Cluzel. Une artère de est relancé grâce à deux compagnies de navigation à
plus de 6km va transpercer la cité en son milieu. Sur vapeur. Enn, le canal de Berry, creusé entre 1824
la rive nord, on crée la Tranchée à travers le coteau de et1838, permet de relier la Loire au Cher. La moder-
Saint-Symphorien. Un nouveau pont, large de 30pieds, nisation se poursuit avec l’arrivée du chemin de fer:
l’élégant pont de pierre, aujourd’hui appelé le pont la ligne de Paris est inaugurée en novembre 1846.
Wilson, est construit entre 1765 et 1779. À travers la Progressivement, la population aisée se dirige vers
ville, on perce la rue Royale (rue Nationale) de 1775 le sud et abandonne les rives de la Loire qui se pau-
à 1780. Celle-ci rejoint l’avenue de Grammont et l’ac- périsent. En 1861, Tours se décorsète en abattant les
tuelle sortie sud de la ville vers la vallée du Cher. derniers vestiges de ses murailles. La chute du Second
Empire transforme de nouveau Tours en capitale
provisoire, en septembre 1870. Le gouvernement de
AU xixe SIÈCLE, TOURS SE DÉCORSÈTE Défense nationale s’y regroupe: les Aaires étrangères
sont logées à l’archevêché; l’Intérieur, à la préfecture;
l’Instruction publique, au lycée. Le désordre est indes-
La Révolution française ore à la bourgeoisie locale criptible, alors que les Prussiens continuent d’avancer.
l’occasion de prendre le pouvoir. La vente des biens Le 20décembre, l’ennemi est devant Tours. Malgré le
d’Église permet de redistribuer les cartes. Le clergé bombardement, la population compte heureusement
possédait 14% des 4000maisons que compte la ville, peu de victimes. La guerre suivante coûtera cepen-
sans oublier les 150autres appartenant aux chanoines dant plus cher aux Tourangeaux : 1 800morts. Tours
de Saint-Martin et de Saint-Gatien. Mais « seuls sert alors de base arrière à l’armée américaine. En
658habitants achètent des biens, soit 3,3% de la popu- décembre1920, se tient dans la salle du Manège (dis-
lation », rappelle l’historien Michel Laurencin dans parue en1940) le congrès de la SFIO. La majorité des
Histoire de Tours (Bernard Chevalier [dir.], Privat, 300délégués votent dans la nuit du 29au30décembre
1985). La bourgeoisie rae plus de 90 % des biens l’adhésion à la IIIe Internationale, et par là même, la
mis en vente. Alors que l’archevêque de Tours meurt création du Parti communiste français (alors appelé
en exil à Amsterdam, la plupart des congrégations se section française de l’Internationale communiste).
9 000 SANS-ABRI EN 1940 douzaine d’hectares sont ravagés par les ammes. Si l’on
ne déplore que 12morts, Tours compte 9 000sans-abri.
Le 25octobre, Pétain vient se rendre compte des dégâts.
Tours va connaître une dernière tragédie en 1940. À
partir du 15mai, des réfugiés hagards traversent la ville, Quatre ans plus tard, le cauchemar recommence. Les
de plus en plus nombreux. Le 10juin, c’est au tour du Alliés, cette fois, pilonnent régulièrement Tours dès le
gouvernement de prendre ses quartiers à Tours, comme printemps. Le 20 mai1944 a lieu le bombardement le
en1870. L’anarchie est complète. Les membres du gou- plus meurtrier de la guerre: 80avions anglais ravagent
vernement, éparpillés autour de la ville – le président les gares, les quartiers La Fuye, Beaujardin et l’ouest de
Albert Lebrun au château de Cangé à Saint-Avertin, le l’avenue de Grammont, faisant 137 morts et 67 bles-
président du conseil à Chissay, près de Montrichard–, sés. Les raids se succèdent. Ils sont quotidiens entre
ne parviennent pas à communiquer. Le 14 juin, alors juin et n août 1944. Le 1er septembre, le socialiste
que Paris est occupé, les ministres fuient vers Bordeaux. Jean Meunier, fondateur du mouvement de résistance
À partir de cette date, les premières bombes allemandes Libération Nord de Touraine, prend le pouvoir muni-
tombent sur la ville. Les Tourangeaux prennent à leur cipal jusqu’en 1947. En 1958, apparaît une nouvelle
tour le chemin de l’exil. Le 18 juin, le pont de pierre génération d’édiles, incarnée par Jean Royer. Ce natif
saute avant l’arrivée des Allemands. Pendant trois jours, de Nevers devient l’année suivante, à 38ans, maire de
quelque 300 tirailleurs nord-africains les empêchent Tours et le restera jusqu’en1995. Aujourd’hui, la muni-
d’entrer en ville. Au sud du pont l’incendie fait rage, cipalité est tenue par EmmanuelDenis, élu en 2020 sous
la bibliothèque, l’école des beaux-arts, la rue du l’étiquette Europe Écologie les Verts. L’avenir du tram-
Commerce, la rue des Halles sont en feu, comme la moi- way, celui de l’aéroport, les ambitions écologiques de la

117
tié de la rue Nationale, dont la maison natale de Balzac. cité et les rénovations urbaines sont au cœur des préoc-
L’incendie est attisé par le vent du nord. En tout, une cupations de la métropole.

Tours

Vue panoramique de Tours


A
Ajaccio
jaccio
Corse
Ajaccio
Berceau et fleuron de Napoléon Ier

Sur un axe d’un peu plus d’un kilomètre, il apparaît trois fois. Place Foch, à l’orée de la vieille
ville où il est né, il arbore la toge d’un consul romain. Non loin, sur la place du Diamant,
Viollet-le-Duc l’a voulu à cheval, conquérant, escorté par la cohorte de ses quatre frères.


d’une pyramide, il y domine la ville, qu’il embrasse d’un regard impérieux.

Trois statues d’un même personnage dans une seule à son royaume. Devenu Premier consul, puis empereur,
commune, le cas est unique en France. Il faut dire l’enfant prodige d’Ajaccio n’aura de cesse de l’embellir.
qu’Ajaccio doit tout, ou presque, à NapoléonIer . Lorsque Il en fera surtout une préfecture, l’arrachant à l’ombre
le futur Aigle y voit le jour, en 1769, la ville est «d’une écrasante de Bastia, et initiant ainsi une expansion qui
moyenne grandeur et dans le plus mauvais état pos- se poursuit sans relâche depuis deux siècles. Napoléon
120

sible, menaçant ruine de tous côtés », à en croire le a bouleversé le destin de sa ville natale, et celle-ci lui en
rapport d’un fonctionnaire français venu inspecter saura éternellement gré.
Ajaccio

cette Corse que LouisXV vient tout juste de rattacher



qu’ore la place forte fait accourir des paysans corses
1492 : les Génois choisissent le site de la région, qui fuient les attaques des pirates barba-
de Punta della Leccia pour édifier resques. Mais les patriciens génois ne les laissent pas
leur citadelle s’installer à l’intérieur des murs. Au pied de la muraille,
1768 : Gênes cède ses droits sur l’île à au nord de l’actuelle placeFoch, se développe ainsi un
la France par le traité de Versailles faubourg, le borgu en corse, le long d’une artère qui est
aujourd’hui la rue Cardinal-Fesch. Entre le borgu et la
1801 : le plan d’extension et
cità, les relations sont explosives: les cittadini n’exercent
d’embellissement de Napoléon
pas seulement le monopole du pouvoir municipal, ils
Bonaparte marque le début
contrôlent aussi l’activité économique des borghighiani,
du développement de la ville
les habitants corses du faubourg, qui s’adonnent pour la
1967 : classée monument historique, la « casa plupart à la pêche.
Buonaparte » de la rue Malerba devient
le musée national Ces derniers n’attrapent pas seulement du poisson :
jusqu’au début du e siècle, la pêche au corail va
Les débuts d’Aiacciu – son nom en corse – furent si constituer la grande spécialité d’Ajaccio. Juchés sur
modestes qu’on ne conserve presque aucune trace de de longues barques, les pêcheurs ajacciens raclent les
son passé avant le e siècle. Ce sont alors les Génois qui fonds du golfe à l’aide de grappins pour arracher le
la font entrer dans l’histoire, assurant l’essor de ce site corail, qu’ils revendent principalement aux artisans de
jusqu’ici très peu peuplé, et même maintes fois aban- Livourne –ces derniers le taillent ensuite pour en faire
donné, sous l’eet des raids des des bijoux, de petites sculptures ou

121
Vandales, des Byzantins puis des encore des objets liturgiques. C’est
Sarrasins, mais aussi des ravages Jusqu’au début une pêche dicile, d’autant qu’en

Ajaccio
provoqués par la malaria, endé- du xix siècle, la pêche raison de l’épuisement rapide des
e
mique en raison de la présence fonds marins, il faut chaque année
alentour de nombreux marais.
au corail va constituer aller un peu plus loin pour trouver
Devenue à la n du e siècle la grande spécialité du corail. À la n du e siècle,
la puissance dominante en mer d’Ajaccio. le littoral corse ayant vu s’évanouir
Tyrrhénienne, la République mari- tout son précieux «or rouge», les
time de Gênes arme bientôt son autorité sur la Corse. pêcheurs ajacciens devront traverser la Méditerranée
Elle va bâtir plusieurs places fortiées sur le littoral. pour partir à sa recherche au large des côtes d’Algérie
C’est ainsi qu’en 1492 les Génois choisissent le site de la et de Tunisie: chaque année, dès lors, une ottille d’une
Punta della Leccia, qui plonge dans le plus grand golfe centaine de barques appareille au printemps pour une
de la côte occidentale de l’île, pour y construire un châ- campagne de plusieurs mois. Au début de l’automne, les
teau qui est l’ancêtre de l’actuelle citadelle d’Ajaccio. femmes de pêcheurs et leurs enfants vont chaque jour
sur la plage –il n’existe pas encore de véritable port–
attendre évreusement le retour des bateaux. Lorsque
La forteresse génoise les voiles nissent par pointer à l’horizon, c’est toute la
et les pêcheurs de corail population ajaccienne qui vient célébrer le succès de la
campagne de ses valeureux pêcheurs.

Au pied de la forteresse pousse bientôt un petit bourg.


Le long de trois axes qui sont aujourd’hui les rues Face à l’insurrection corse
Bonaparte, Roi-de-Rome et Forcioli-Conti s’ins-
tallent des colons venus de la région de Gênes. Parmi
ces familles pionnières, on compte notamment les Au début du esiècle, encore portée par le goût des
Buonaparte et les Ramolino –le nom de jeune lle de la élites européennes pour les objets en corail, qui s’étein-
mère de Napoléon, Letizia. Les descendants de ces pre- dra un siècle plus tard, Ajaccio connaît une raisonnable
miers arrivants deviendront les notables de la petite ville prospérité. La ville compte environ 3 000 habitants
d’Ajaccio, qui s’entoure vite de murailles. La protection –Bastia, qui est le siège du pouvoir génois en Corse, est
alors trois fois plus peuplée. Mais elle reste vue de la cité, ils vivent de leurs revenus agricoles.
par la population corse de la région comme Leur maison nichée au cœur de la vieille ville,
une colonie de Gênes, dont la mainmise poli- rue Malerba – rue de la « mauvaise herbe »,
tique et économique est de plus en plus mal aujourd’hui rue Saint-Charles–, est loin d’être
supportée alors que la disette frappe réguliè- cossue. Mais en se lançant en politique au
rement l’arrière-pays. L’année 1730 marque service de la France, Charles se prend à rêver
le début de la révolte de l’île : descendus de d’un plus grand destin pour lui et les siens.
leurs villages avec des armes de fortune, des Son épouse, Letizia, qui – si elle n’a pas
centaines de paysans sourant de la faim reçu une instruction poussée – est
assiègent alors les murs d’Ajaccio à plu- dotée d’un solide bon sens, est char-
sieurs reprises. La ville résiste, contraire- gée de l’éducation des enfants. Très
ment à Bastia, qui est au même moment pieuse, elle se rend tous les jours à
envahie et pillée par les insurgés du la cathédrale Santa Maria Assunta,
nord de l’île. En net déclin depuis la cet édice baroque au dôme impo-
n du siècle précédent, la République sant et aux colonnes torsadées
génoise doit faire appel à la France qui se trouve à une centaine de
pour l’aider à contenir la révolte du        mètres de chez elle. C’est là que, le
er

peuple corse.        15août1769, au cours de la messe
      
 en l’honneur de la Vierge, elle est
Ainsi Ajaccio accueille-t-elle des sol- surprise par les douleurs de l’en-
dats français, qui s’installent dans la puissante citadelle fantement. Ramenée chez elle en chaise à porteurs, elle
122

bastionnée construite à la n du esiècle pour ren- y donne naissance au petit Napoléon, son second ls.
forcer le château originel. Si les autorités de la ville sont
Ajaccio

dèles à Gênes, et à son allié français, certains notables


se laissent séduire par la perspective de l’indépendance
de leur île lorsque, en 1755, les insurgés proclament
la naissance d’une «République corse». C’est notam-
ment le cas de CarloBuonaparte, qui deviendra bien-
tôt le père de Napoléon. Au milieu des années 1760,
ce jeune diplômé en droit rallie le chef de la révolte,
PascalPaoli, pour combattre à ses côtés. Accompagné
de son épouse, Letizia, Buonaparte quitte alors Ajaccio
pour Corte, dans le centre de l’île, la ville dont Paoli a
fait sa capitale à défaut de pouvoir conquérir les villes
fortiées du littoral. Mais lors de la bataille de Ponte-
Novo, en mai 1769, les troupes françaises remportent
sur les insurgés une victoire décisive. Carlo et Letizia
rentrent chez eux.

Un an plus tôt, Gênes a ni par céder ses droits sur


la Corse à Louis XV, contre deux millions de livres.
Or, une fois le rêve de la République corse évanoui,
Buonaparte s’accommode très vite de cette nouvelle
suzeraineté. Il faut dire que la couronne de France
lui accorde des titres de noblesse, comme à de nom-
breux notables corses dont elle souhaite se ménager les
faveurs. CarloBuonaparte devient CharlesBonaparte,
et son ralliement au «parti français» va lui permettre

de nourrir de nouvelles ambitions. Car les Bonaparte ne         
roulent pas sur l’or. Possédant des terres à la périphérie 
Bonaparte choisit le « parti français » fait remarquer de la Convention lors du siège de Toulon
occupé par les Anglais, a déjà entamé son ascen-
sion vertigineuse. Occupé à conquérir l’Italie, puis
De l’enfance du futur empereur à Ajaccio, on sait peu l’Égypte, le général Bonaparte ne retrouvera Ajaccio
de choses. À en croire une image d’Épinal, il se ren- qu’à son retour du Caire, en octobre 1799. Letizia
dait souvent dans une grotte sur les hauteurs de la ville l’accueille dans la maison de la rue Malerba, qu’elle
pour y lire les Vies des hommes illustres de Plutarque, et a soigneusement restaurée et embellie après l’avoir
rêver à son propre destin. Comme toutes les anecdotes retrouvée saccagée à son retour sur l’île. Bonaparte
colportées sur cette enfance ajaccienne, il s’agit proba- séjourne ensuite dans la propriété familiale des Milelli,
blement d’une légende. Mais celle-ci a été gravée dans sur les hauteurs de la ville, une ferme où l’on produit
la pierre, précisément dans les blocs de granite qui, sur de l’huile d’olive –le domaine appartient aujourd’hui
l’éminence du Casone, forment une cavité reconnue par à la commune d’Ajaccio, qui l’a aménagé en un magni-
la tradition comme la «grotte Napoléon». que parc ouvert au public. Après ce rapide retour aux
sources de cinq jours à peine, Bonaparte repart pour
le continent avec la ferme intention de s’emparer du
Le petit Ajaccien devenu pouvoir, ce qu’il fera un mois plus tard lors du coup
le maître de l’Europe d’État du 18Brumaire.

n’oublie pas sa ville, qu’il


entend honorer.

123
Dès l’âge de 9ans, le cadet des Bonaparte quitte son
île pour rejoindre l’école militaire de Brienne, près de

Ajaccio
Troyes, un collège réservé aux ls de la noblesse fran-
çaise, où son père a réussi à le faire entrer bien que le
petit Napoléon ne parle que le dialecte corse. Devenu
à 16ans lieutenant d’artillerie de l’armée française, il
sollicite dès lors de longs congés pour retrouver son île.
Bonaparte se trouve ainsi à Ajaccio lors des premières
années de la Révolution. Le jeune ocier, qui procla-
mait jusqu’alors son admiration pour Pascal Paoli et
rêvait d’une Corse indépendante, se prend de passion
pour la cause révolutionnaire. Élu au printemps1792
ocier du bataillon nouvellement formé des «volon-
taires nationaux» d’Ajaccio, il fait tirer, lors des Pâques
sanglantes, sur le petit peuple de la ville, que son oppo-
sition à la Constitution civile du clergé pousse à rejeter
la Révolution. La plupart des notables ajacciens sont
eux aussi hostiles à la tournure que prennent les événe-
ments en France. Revenu en Corse après deux décen-
nies d’exil en Grande-Bretagne, PascalPaoli déclenche
au printemps 1793 une nouvelle insurrection avec le
soutien de Londres. Menacés comme tous les membres
du «parti français», Bonaparte, ses quatre frères, ses
trois sœurs et leur mère –leur père, Charles, est mort
précocement d’un cancer– sont contraints de prendre
la fuite, trouvant refuge en Provence. L’«union anglo-
corse » prendra n à l’automne 1796, le départ des
troupes britanniques faisant alors revenir l’île dans le          
giron français. À ce moment-là, Bonaparte, qui s’est 

124
Ajaccio

Garde-t-il rancune à ces Corses qui l’ont chassé avec sa dessine ensuite deux axes perpendiculaires, les actuels
famille, ou n’en a-t-il tout simplement pas le temps? cours Napoléon et avenue de Paris, pour orienter le
futur développement de la ville. L’ancienne maison des
Le petit Ajaccien devenu le maître de l’Europe ne fou- Jésuites devient un lycée, l’actuel lycéeFesch; en bas de
lera plus jamais le sol de son île natale. Mais il n’oublie la piazza dell’Olmo, le port est doté de quais en granite.
pas sa ville, qu’il entend honorer. Depuis le palais des Le couronnement de cette politique, c’est le choix impé-
Tuileries, Napoléon dirige sa transformation. Il libère rial, en 1811, de fusionner les deux départements corses
d’abord le vieil Ajaccio du carcan de ses murailles, du Liamone et du Golo en un unique département, dont
pour purier l’atmosphère de cette ville très dense en Ajaccio devient le chef-lieu. Bastia, la capitale histo-
y faisant entrer l’air de la mer. Au nord, le rempart qui rique de l’île, enrage –la Corse sera de nouveau divisée
séparait la ville du faubourg est abattu pour aménager en deux départements en 1976.
une place, la piazza dell’Olmo, depuis devenue la place
Foch. À l’ouest, le bastion du Diamant est lui aussi
détruit pour créer la place du même nom. L’Empereur Un tourisme mémoriel et hivernal

Quelques années plus tard, la chute de l’Aigle ne suf-


ra pas à enrayer la nouvelle dynamique ajaccienne. Au
cours du esiècle, la préfecture de la Corse, stimulée
par son intense activité administrative, voit sa popula-
tion passer de 5000 à 22000habitants. Plus sûrement
que le commerce et l’industrie, qui restent limités
après l’eondrement de la pêche au corail, le tourisme
se développe dès le milieu du e siècle. Il est d’abord
mémoriel, le Second Empire organisant le culte de
Napoléon au sein de la «cité impériale». NapoléonIII
 e fait restaurer et décorer la maison des Bonaparte dans
la vieille ville, et l’auguste bâtisse devient un lieu de toutefois à l’écart des plages. C’est seulement après la
pèlerinage pour les chantres de la légende napoléo- Seconde Guerre mondiale que la ville va s’étendre le
nienne –la «casa Buonaparte» est devenue un musée long du littoral, à l’ouest comme à l’est du centre ancien.
national en 1967. Au cœur de l’ancien borgu, le neveu de
l’Aigle fait bâtir une «chapelle impériale» qui reçoit les Les points de vue ne manquent pas pour appréhender
dépouilles de la mère de Napoléon et du demi-frère de les phases successives de l’expansion d’Ajaccio, dont la
cette dernière, le cardinal JosephFesch. Cet autre natif population a ni par dépasser celle de Bastia dans les
d’Ajaccio, qui avait amassé l’une des plus grandes col- années1960. À commencer par le panorama qu’ore le
lections de tableaux d’Europe au l d’une riche carrière Casone, où la troisième statue ajaccienne de Napoléon
de prélat, avait à sa mort fait don à la ville d’un millier a été érigée en 1938. L’Italie de Mussolini lorgnait alors
de toiles, pour la plupart italiennes: accolé à la chapelle sur la Corse, qu’elle estimait faire partie de son patri-
impériale, le muséeFesch expose depuis 1852 ses col- moine historique au nom de l’ancienne domination
lections d’une grande richesse, qui vont des primitifs génoise. Pour décourager cette ambition, le nouveau
italiens jusqu’aux peintres du  esiècle. monument napoléonien entendait « étaler à l’ombre
innie du géant de l’Histoire l’âme française de l’Île
Le Second Empire voit aussi se développer un tou- de Beauté », selon les mots d’un journaliste ajaccien
risme hivernal: de riches Britanniques mais aussi des de l’époque. Moins de centans après cette célébration
Allemands ou des Russes viennent à la mauvaise saison des amours de la Corse et de la France, unies par la
proter de la douceur du climat ajaccien. À leur inten- geste napoléonienne, on ne peut manquer, lorsqu’on
tion se développe le quartier des Étrangers, le long du redescend du Casone vers le centre-ville sur le cours
coursGrandval qui est prolongé jusqu’au Casone. Des Grandval, le siège de la Collectivité de Corse, qui s’est

125
hôtels de luxe, des cottages et autres luxueuses bâtisses installée dans l’ancien Grand Hôtel Continental, l’un de
sortent de terre pour accueillir ces « hivernants», qui ces palaces bâtis à la n du e siècle pour accueillir les

Ajaccio
vont se promener dans le « bois des Anglais », sur les riches touristes étrangers. Après cinq siècles passés sous
hauteurs, ou, pour les plus aventureux, le long de la l’inuence de Gênes, puis de Paris, Ajaccio a ni par
côte jusqu’aux îles Sanguinaires. Ces visiteurs restent embrasser résolument son identité corse.

e 

Reims
Reims
Grand Est
Met
Metz
Metz

Nancy
Nanc
Nancy
Strasbourg
Strasbourg

Colmar
Colmar
Colmar
L’ENCHANTERESSE souveraine de l’Est

Hercule aurait, dit-on, abusé du fruit de ses vignes ; les princes du Saint Empire en ont fait
l’une de leurs plus belles cités… Longtemps tiraillée entre la France et le monde germanique,
elle revendique, plus que jamais, sa culture européenne.

La réputation du vignoble de Colmar n’est plus à faire, plus d’un millénaire, Colmar a été le siège de batailles
pas plus que l’extraordinaire mise en valeur de son dont les boules étaient de pierre et de plomb et les illu-
patrimoine historique. Mais sa notoriété, depuis une minations, celles des incendies, des fusillades et des
trentaine d’années, doit aussi beaucoup à ses mar- bombardements! À cet égard, l’histoire de son blason,
chés de Noël, qui se déroulent de la période de l’Avent entre légende et réalité, vaut d’être contée.
jusqu’au 31décembre.
823 : PREMIÈRE MENTION DE LA CITÉ
DE COLUMBARIA DANS UN ACTE OFFICIEL
128

Féeries alsaciennes 1278 : VILLE D’EMPIRE, ELLE OBTIENT


Colmar

UNE CHARTE DE FRANCHISE


Scintillement tremblé de milliers de guirlandes, am- 28 août 1354 : Colmar intègre la Décapole,
boiement des décors –900 dispositifs gérés par ordina- une ligue regroupant les dix
teur–, maisonnettes de contes de fées, chants d’enfants principales villes d’Alsace
sur des barques illuminées, splendeur des concerts dans
1635 : PROTÉGÉE PAR LA FRANCE TOUT EN
les églises aux vitraux embrasés, glissements des pati-
GARDANT SON STATUT DE VILLE D’EMPIRE
neurs, tournoiements des manèges anciens, vapeurs
des vins chauds sur crissement de neige… tout n’est 1679 : RATTACHEMENT AU ROYAUME DE FRANCE
que magie, féerie, harmonie… Une «grande illusion»
–le lm n’a-t-il pas été tourné à Colmar?– dont le but Sa fonction est de xer l’identité de la cité, mais aussi
avoué est d’attirer des visiteurs en dehors de la période –ce n’est pas un hasard si les blasons portent également
estivale. Mais au-delà des miracles de la fée Électricité le nom d’«armes»– de montrer sa volonté de la défendre
et des mirages de la consommation festive, le succès contre tout assaillant. Et des assaillants, Colmar en a
énorme de ces animations –plus d’un million et demi eu son compte depuis sa fondation ! Tout commence
de touristes du monde entier– tient aussi à la revivis- pourtant sous des auspices très iréniques. Ne porte-t-
cence des rites religieux, des contes et des traditions qui, elle pas le doux nom de Columbaria –pigeonnier– dont
depuis le Moyen Âge, ont marqué la célébration de Noël la première citation dans un acte ociel date de 823?
en Alsace. Le nom de Colmar proviendrait d’un ef carolingien
ou mérovingien dont le seigneur primitif se serait oert
Des contes qui, entre paganisme et christianisme, disent – privilège nobiliaire – un remarquable colombier.
aussi la violence de l’histoire dans ces contrées. Ainsi Les spécialistes en toponymie font aussi le rapproche-
saint Nicolas n’est-il pas seulement le Père Noël à la hotte ment avec le terme germanique de Kolben, désignant
bondée de ces jouets auxquels Colmar a voué un mer- une masse d’armes, redoutable instrument de combat
veilleux musée. Il est aussi un avatar du Père Fouettard, rapproché, dont la caractéristique est de distribuer les
en compagnie de Hans Trapp, un seigneur qui semait la coups en le faisant tournoyer, et d’assommer ainsi des
terreur en Alsace au début du  e siècle et qui continue ennemis venus de tous horizons! Située au cœur de la
de terroriser les petits enfants désobéissants… Pendant plaine d’Alsace, sur les fertiles terrasses de l’Ill, Colmar
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

a suscité des convoitises tous azimuts; ses seigneurs féo- vigne en Alsace! Notre héros s’écroule entre deux ceps
daux ont usé sans modération de leurs masses d’armes, et constate à son réveil que ses brebis se sont enfuies.
tant dans leurs guerres privées que pour se libérer de Il reprend précipitamment sa course vers Bâle, oubliant
l’emprise des Carolingiens. Au début du esiècle, elle sur les lieux du délit sa fameuse massue. C’est ainsi
est sous la protection des Hohenstaufen, mais ses bour- qu’elle atterrit dans le blason de Colmar et que certains
geois restent des hommes libres, à l’intérieur de leurs de ses citoyens sont prénommés Hercule…
nouvelles murailles, qui gèrent leurs aaires, frappent
monnaie et rendent justice. Avec les Habsbourg,
Colmar, ville du Saint Empire, obtient une charte de UNE FORTE IDENTITÉ RURALE
franchise en 1278 qui conrme ses libertés pour plu-
sieurs siècles. Les bourgeois obtiennent un statut équi-
valent à celui des nobles et peuvent ainsi recevoir des Sous la protection de l’empereur et alliés aux villes
efs, se battre en duel et même mener des guerres pri- alsaciennes de la Décapole, les Colmariens prospèrent
vées et pratiquer la loi du talion! Leur adoption d’armes sur leur fertile territoire agricole. Situé au pied des
parlantes au e siècle s’inscrit Vosges qui bloquent la circu-
dans ce prol belliqueux. Ne lation des nuages venant de
sont-ils pas les héritiers d’Her- Sous la protection l’ouest, la pluviosité y est très
cule ? Franchissant les Vosges de l’empereur et alliés faible – comparable à celle de
pour mener son troupeau à Bâle, Marseille. La vigne apprécie ce
celui-ci aurait succombé dans les aux villes alsaciennes de climat exceptionnel et, dès le
vignes de Colmar, qui n’étaient la Décapole, les Colmariens e siècle, les vins et eaux-de-
pas encore celles du Seigneur
mais celles de Bacchus, intro-
prospèrent sur leur fertile vie de la région sont célèbres et
acheminés jusqu’en Hollande
ducteur comme l’on sait de la territoire agricole. et en Allemagne par le port
du Ladhof, relié par l’Ill à la grande voie navigable du Rouach pour rencontrer le magistrat, tandis que le
Rhin. Les alluvions de l’Ill et de ses auents, la Lauch, marquis de Coulanges entre en force avec ses cavaliers
la ur, la Fecht, sont également favo- par la porte de Denheim. Quatre mille
rables aux céréales et aux cultures hommes s’emploient aussitôt au déman-
maraîchères. Jusqu’à aujourd’hui, tèlement des fortications, et lors de
Colmar a conservé une identité rurale son passage, le 30août, LouisXIV laisse
très forte, dont témoigne le quartier tomber : « Messieurs les Colmariens
de la Petite Venise. Les maraîchers, de ne sont plus si glorieux comme ils
leurs barques à fond plat, approvision- étaient. » L’électeur de Brandebourg
naient directement les nombreux mar- reprend la ville en 1674, mais le dernier
chés de la ville, complétés à partir de 1865 mot revient à Turenne qui triomphe à
par un grand marché couvert au bord de la Turckheim en 1675. Il épargne Colmar qui
Lauch. Le blason municipal, à partir de 1695, en est quitte pour la peur et le pleure abon-
évoque par ses partis de sinople – vert –  damment lorsque, six mois plus tard, le
et de gueules – rouge – l’importance des  corps du grand maréchal, tué par un boulet
jardins et des vignes, tout en conservant la  en pays de Bade, y est transporté! Le traité

masse d’armes qui a perdu son aspect ter- re de Nimègue, en 1679, entérine l’annexion
riant, jouant les comètes ou les mollettes au royaume des lys.
d’éperon, selon les auteurs…

Après une période de paix et de prospérité dont Coexistence religieuse


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témoignent encore quelques magniques bâtiments –tel


le Koïus, achevé en 1480, dans lequel étaient taxées
Colmar

les marchandises et où se réunissaient les députés de la Le temps est venu, pour celle qui se concevait comme
Décapole, la maison Pster du chapelier Ludwig Scherer, une petite république depuis tant de siècles, de goûter
ou la maison des Têtes du marchand Anton Burger –, aux fruits parfois amers de la monarchie absolue. Pas
le spectre de la guerre menace à nouveau l’Alsace, une si absolue qu’elle le craignait, car un mot d’ordre pré-
guerre qui embrase toute l’Europe de 1618 à 1648 : la vaut pour les nouvelles autorités: « On ne touche pas
guerre de Trente Ans. La valse des envahisseurs reprend aux choses d’Alsace ! » C’est ainsi que dans le cadre
pour les Colmariens, blottis derrière de nouveaux murs de la Généralité, dont l’intendant réside à Strasbourg,
érigés à partir de 1580. Occupée par les Suédois en 1632, Colmar, qui a rang de subdélégation, entre progressi-
puis protégée par la France à partir de 1635 tout en gar- vement dans le système administratif à la française.
dant son statut de ville d’empire, Colmar redoute que Le conseil général de ville est maintenu, assisté de six
cette situation équivoque ne soit Steetmeister, catholiques et pro-
fatale à ses libertés. À Munster, au testants, et le représentant royal,
cours des négociations des traités Le traité de Nimègue, quoique le français soit désormais
de Westphalie en 1648, le diplomate la langue ocielle, est bilingue et
autrichien, Volmar, résume ainsi en 1679, entérine sommé de se montrer conciliant. La
l’avenir de l’Alsace : « Le plus fort l’annexion au ville conserve ses particularismes
l’emportera». Et ce fut LouisXIV! juridiques, et surtout, si l’on songe
royaume des lys. que les deux tiers de la population
Pour renforcer les frontières du nord-est du royaume sont protestants, sa liberté de culte. La révocation de
face aux Habsbourg d’Autriche et des Pays-Bas espa- l’édit de Nantes épargne l’Alsace, et ses églises sont sou-
gnols, villes et évêchés vassaux de l’empereur sont mises au régime du simultaneum: les catholiques dans
sommés de se soumettre au roi de France, soit par le chœur et les protestants dans la nef! Par ailleurs, le
serment de foi et hommage – il s’agit là des fameuses transfert à Colmar du Conseil souverain, qui englobe
« réunions » –, soit par la force des armes – il s’agit dans son ressort toute la province d’Alsace et qui joue à
alors d’annexion. Colmar tergiverse et résiste, convain- la fois le rôle judiciaire d’une cour d’appel et celui, poli-
cue qu’elle s’en tirera à bon compte, mais en août1673 tique, d’un parlement, lui confère un grand prestige et
les jeux sont faits. Louvois se présente à la porte de une fonction majeure dans l’acculturation française des
nouvelles élites. De nombreuses familles de robe catho- artisans, tanneurs ou chaudronniers, et de ses premiers
liques s’installent mais aussi des familles d’épée, l’an- industriels du textile, Haussmann – le grand-père du
cienne cité impériale étant devenue ville de garnison et célèbre baron– qui crée en 1775 une manufacture de
résidence du commandant militaire de la Haute-Alsace. toiles imprimées et plus tard, Schlumberger et Herzog,
Un nouveau mur d’enceinte est élevé mais l’absence de lui confèrent un pouvoir d’attraction sans précédent.
casernes entraîne le logement des troupes chez l’habi-
tant et des réquisitions de fourrages et de subsistances
qui provoquent des émeutes au cours du esiècle.

Le bilan de l’annexion se révèle positif, Colmar occu-


pant une place prééminente dans la province, magni-
ée par la construction, de 1764 à 1771, du palais du
Conseil souverain, d’un hôpital, construit avec les
pierres des fortications, et du collège des jésuites en
1720. Et dans tous les quartiers, de nombreuses maisons
à pans de bois sont édiées, notamment dans celui des
Tanneurs dont la corporation est orissante. Ces mai- 
sons à colombages –aucun rapport avec les colombes,
le mot provenant du latin columna: poutre ou solive–,
débarrassées des enduits dont elles ont été souvent La vierge et le philosophe
revêtues au e siècle, constituent aujourd’hui, dans

131
leur extraordinaire diversité colorée, le plus magnique
des patrimoines urbains. L’époque classique, dans son Les auberges, pratiquant la table d’hôtes, favorisent les

Colmar
goût de l’alignement et de la symétrie, a sans doute été rencontres et les échanges gastronomiques et culturels.
peu sensible à ce qui en fait pour nous le charme, mais Et si la cuisine ou le décor sont encore très allemands,
la beauté maîtrisée des vignobles palissés et soigneuse- l’esprit se «francilise» plus nettement qu’à Strasbourg
ment complantés de légumes arrache au Roi-Soleil lui- par exemple, jugée encore très « tudesque ». Quelques
même, grand connaisseur en matière de jardins, un cri hommes contribuent au rayonnement inédit de Colmar
d’admiration. Au esiècle, la recherche d’une fusion à cette époque. Voltaire y a laissé un souvenir mitigé
avec la nature prend sous la plume du marquis de Pezay après un séjour de treize mois entre 1753 et 1754. On
des accents sublimes: «On peut décrire ou peindre un n’en sera pas étonné tant son esprit railleur et ses juge-
beau paysage […] Mais faire passer dans l’âme ce calme ments à l’emporte-pièce surprennent des bourgeois
intéressant qu’inspire un lointain champêtre, cette exal- protestants qui ne plaisantent pas avec les révélations
tation produite par l’aspect de montagnes majestueuses de la foi, pour ne rien dire des jésuites, très puissants,
ou ce contentement profond que donne la vue d’une et pour lesquels celui qui signe sa correspondance de la
riche campagne chargée de moissons: ah! que l’art cède formule «Écrasons l’infâme», en l’occurrence le chris-
ici et qu’il rende à la nature des droits qu’il ne saurait tianisme, est le diable incarné. «Colmar, écrit Voltaire,
usurper !» Droits de la nature qu’il ne demande qu’à est une petite ville dévote, remplie de tracasseries, où
exercer, tant les lles de Colmar lui paraissent sédui- tout le monde se confesse, où tout le monde se déteste».
santes: «Là tous les seins naissent blancs, arrondis et Peut-être! Mais on aurait aimé un mot des splendeurs de
séparés. Là tous les yeux sont grands, les cheveux four- ses églises, la collégiale Saint-Martin, de style gothique
nis, les dents nettes, les bras bien attachés, les bouches et Renaissance, qui jusqu’en 1973 abrite l’émouvante
roses et disposées au sourire.» Et conséquence directe: et merveilleuse Vierge au buisson de roses du peintre
«Là tous les voyageurs s’arrêtent et tous les régiments et graveur Martin Schongauer, ou l’église-halle des
veulent être en garnison»! En eet, Colmar attire de Dominicains aux somptueux vitraux du e siècle et
nombreux voyageurs. Sa situation privilégiée entre au beau cloître gothique. La bibliothèque de ces grands
France, Allemagne et Suisse, la réputation de ses juristes érudits, augmentée des conscations révolutionnaires,
experts en droit français et allemand, sa position domi- constitue de nos jours, après la Bibliothèque nationale,
nante dans la production et le négoce des vins d’Alsace, le plus grand fonds d’incunables en France. Mais ce sont
son dynamisme nancier et l’esprit d’entreprise de ses les bibliothèques des avocats qui intéressent Voltaire
pour ses recherches sur les Annales du Saint Empire – D’un aigle à l’autre
«une matière qu’on ignore parfaitement à Paris». Et tout
compte fait, il quitte avec regret cette petite ville «mi-
allemande, mi-française et tout à fait iroquoise» –il est L’instabilité politique du  e siècle est sans doute
vrai qu’il logeait alors à l’auberge du Sauvage, avant d’em- mieux vécue qu’ailleurs par les Colmariens, gens prag-
ménager dans une maison que l’on peut encore visiter. matiques que l’histoire et la géographie ont exposés
Un autre homme, plus modeste que «Voltaire le Grand», mais aussi préparés à tous les changements. Le Premier
a donné ses lettres de noblesse aux Lumières colma- Empire, en étendant le département jusqu’au lac de
riennes. En eet, éophile Conrad Pfeel (1736-1809), Bienne en Suisse, et en maintenant la cour d’appel, a
devenu aveugle très jeune, est, paradoxalement, celui qui rassuré les notables, tandis que le bien nommé préfet
en a diusé le plus, par sa propre production littéraire en Desportes renverse celles des remparts et fait amé-
français et en allemand, et par ses qualités pédagogiques nager la place du Champ-de-Mars. Napoléon III est
qui l’incitent à créer, en 1773, une académie militaire accueilli plus fraîchement après le grand élan démocra-
ouverte aux jeunes protestants auxquels l’École militaire tique de 1848 et une série d’émeutes unissant maraî-
de Paris est fermée. Inspiré par des pédagogues alle- chers, vignerons et ouvriers. Émeute de la «piquette»,
mands et suisses proches de Rousseau, il forme plus de pendant laquelle, outrés que l’on veuille taxer leur
200élèves recrutés jusqu’en Russie et en Amérique. Plus boisson préférée, la Bubberi, ils menacent de noyer le
que des soldats ou des savants, son but est de façonner maire Chapuis dans un baril de… piquette. Émeute
des hommes de cœur et d’honnêtes des « concombres », où le crêpage
citoyens. Plus de 2 000 personnes, de chignons fut digne de celui des
universitaires, juristes, princes et furies de Brive-la-Gaillarde autour
132

nombre de femmes, qui connaissent de leurs bottes d’oignons. Émeute


son goût pour la littérature fémi- des « fagots », émeute des « corbil-
Colmar

nine, visitent l’établissement, lards» qui sonnent enn le glas pour


discutent de ses méthodes et lui le trop inventif Chapuis ! Mais de
assurent un rayonnement européen. l’Aigle de l’oncle à celles du neveu,
Avec la Tabagie littéraire, société Colmar se sent pousser des ailes. Le
qui regroupe des notables des deux Concordat a permis à chaque confes-
confessions et la Loge maçonnique, sion de se consolider, notamment les
La Concorde, qui recrute auprès juifs qui édient une synagogue en
des catholiques du Conseil souve- 1843. Manufacturiers et négociants
rain, Colmar aborde la Révolution saluent l’arrivée de la ligne de che-
avec des cadres intellectuels qui  min de fer Bâle-Colmar-Strasbourg
attendent de celle-ci qu’elle instruise  en 1841. L’enseignement s’organise

le peuple et le conduise à la liberté  sous la houlette du clergé et des bril-
par la « francilisation ». Toutefois, lants professeurs du lycée impérial.
la suppression des ordres religieux et la Constitution De nombreuses associations témoignent d’une vitalité
civile du clergé rencontrent de fortes résistances dans la culturelle dont le musée Unterlinden, fondé et géré par
population très attachée notamment aux capucins et aux la Société Schongauer, est l’une des plus belles réussites.
augustins. Mais Colmar, devenue en 1790 le chef-lieu du Malgré des conditions sanitaires encore très mauvaises
département du Haut-Rhin et le siège de l’évêque consti- –l’épidémie de choléra de 1854 fait près de 400 morts–
tutionnel, sort par le haut de la Révolution. Le temps la préfecture du Haut-Rhin atteint près de 24000habi-
des héros est revenu! Le député Jean-François Reubell, tants, lorsque l’Aigle germanique fait son retour dans le
devient directeur de la République, de 1795 à 1799, et ciel colmarien en 1871. Il ne faudra pas moins de deux
son épouse, Marie-Anne, aurait donné à celle-ci son pré- guerres mondiales pour que la question de l’Alsace
nom, contracté en Marianne… Quant à Jean Rapp, héros – et de la Lorraine – soit réglée, ouvrant à Colmar
de la Grande Armée, il ne renia jamais Napoléon tout une voie « royale », industrielle et commerciale, dans
en servant LouisXVIII qui, le voyant pleurer la mort de l’Europe des Trois Glorieuses et de la réconciliation
l’Empereur, le rassura: «Ne vous gênez pas Rapp, j’es- franco-allemande. Karl Munchiger, premier chef d’or-
père que vous me pleurerez de même»! chestre allemand à revenir en France, devient en 1979
le premier directeur musical du Festival international tyrannie, une aristocratie sans factieux, une démocra-
de musique classique de Colmar. Tout un symbole ! tie sans désordres». Un âge d’or, dont l’ancienne capi-
Pour Érasme, une ville libre était «une monarchie sans tale de la Décapole n’a pas ni de rêver…

133
Colmar


Metz
La rayonnante Lorraine

Au Moyen Âge, son premier âge d’or, la cité prospère sous l’égide des Mérovingiens,
des Carolingiens et de ses évêques… En retour, son aristocratie donnera, à ce qui n’est pas

134
Metz

e e

Le Centre Pompidou-Metz, inauguré en 2010, a lancé autre ville ne voulait à l’époque, souhaitait « quelque
la capitale lorraine sur la scène internationale de chose de déjanté». Contrat rempli! Mais il voulait sur-
l’art contemporain et est devenu, en termes d’image tout, en compagnie de Jean-Jacques Aillagon, originaire
d’appel, le principal atout de la ville. En 2012, près de de Metz et initiateur de cette décentralisation, redonner
480 000 personnes ont découvert l’immense vaisseau aux habitants une image positive de leur ville. Le visi-
de bois, de béton et d’acier des architectes Shigeru Ban teur découvrant l’ancienneté, la diversité et l’origina-
et Jean de Gastines, en forme de «nid», de «chapeau lité du patrimoine messin –un patrimoine que tant de
chinois», de «tente de nomade» ou de «piste de ski». À villes rêveraient de posséder– peut s’étonner de ce qui
chacun son interprétation… L’ancien maire Jean-Marie ressemble à un déni de réalité. Pourquoi une si mau-
Rausch, qui a accepté et nancé un projet dont aucune vaise estime de soi? À cette question une seule réponse:
l’annexion allemande et la germanisation forcée de Metz METZ REVENDIQUE LA TOTALITÉ
de1871 à1918, puis, encore plus brutalement, de 1940 à DE SON HISTOIRE
1944. Toute personne épargnée par ce syndrome fronta-
lier trouverait étrange ces rémanences. Mais la blessure,
ici, a été très profonde. Patriotique et patrimoniale: les Ce drame de l’acculturation autoritaire, dont
Allemands ont abattu les remparts et la forteresse de témoignent encore les générations qui l’ont connue à
Vauban. Linguistique: la frontière avec la langue alle- travers leurs parents et grands-parents, confère à Metz
mande est proche, mais Metz a toujours appartenu à une identité particulière au regard d’autres cités fran-
l’aire francophone. Dramatique: Metz a perdu un tiers çaises sur lesquelles n’a pas soué avec autant de vio-
de sa population. Et culturelle: la majorité de ses élites lence le vent de la grande Histoire. Une histoire déchi-
locales est à Paris ou à Nancy, sa rivale lorraine… rée entre l’ambition – souvent réalisée – d’être une
capitale, et le statut conjoncturel et angoissant de ville
frontière. En ce début de e siècle, la décentralisation
511 : La ville devient la capitale de l’Austrasie
« pompidolienne » redonne paradoxalement à Metz
1648 : Rattachement à la France confirmée l’heureux sentiment d’être replacée au centre du terri-
par les traités de Westphalie toire national! Pour reprendre les termes de Dominique
1871 : Moselle et Alsace DEVIENNENT Gros, maire de la ville de 2008 à 2020, qui a inauguré le
POSSESSIONS ALLEMANDES Centre Pompidou-Metz: «C’est une reconnaissance de
Metz pour ce que Metz est déjà…» Désormais, le quar-
1918 : Fin de l’annexion allemande
tier impérial, que les Messins désignaient encore, à la
n des années 1980, comme le « quartier boche», est

135
À l’écart des mouvements intellectuels et artistiques devenu pour eux un élément de erté. Metz a «son»
de la IIIe République, la ville a en même temps refusé avenue Foch, et quelle avenue! Une juxtaposition ea-

Metz
d’adhérer au programme culturel allemand, et les rante de tous les styles et de tous les mélanges pos-
acquisitions faites à cette époque dorment encore dans sibles, d’un exotisme inattendu… Entre la gare, sym-
les réserves du musée ! Quant aux transformations bole d’une fracture désormais refermée, et, face à elle,
urbaines, dont le Temple neuf, la poste et la gare sont le Centre Pompidou, au cœur d’une vision futuriste et
les témoins les plus « kolossaux », elles ont été vécues européenne de son destin, le tout s’étalant au pied de
comme un insupportable aront au «génie national». la ville ancienne, Metz revendique désormais, en toute
Pour la décoration de la gare, l’empereur Guillaume II conance et toute gloire, la totalité de son histoire. Et là
n’a rien ménagé pour installer en terre française les réfé- commencent les problèmes, car les Messins, désormais
rences millénaires du Saint Empire romain germanique, «décomplexés», l’arment sans ambages: leur histoire
même s’il est vrai que le preux Roland, ou Charlemagne, n’est qu’une succession d’âges d’or! Soit, mais il fallait
trônant dans un gigantesque vitrail, appartiennent choisir, et ce fut le Moyen Âge qui l’emporta, tant cette
aussi au panthéon national. Maurice Barrès a laissé période fut féconde et originale dans tous les domaines
une description horriée de cet édice néoroman où et prépara, dans les têtes et dans les cœurs, l’entrée de la
«rien ne s’élance, tout est retenu, accroupi, tassé, sous ville dans le giron de la France au  e siècle.
un couvercle d’un prodigieux vert épinard. On y salue
une ambition digne d’une cathédrale, et ce n’est qu’une Blottie entre la Moselle et la Seille et située au carrefour
tourte, un immense pâté de viande». Le romancier de des deux plus importantes voies du nord-est de la Gaule,
l’énergie nationale et de la revanche, dont on a oublié, la Divodurum des Médiomatriques est déjà prospère.
en raison d’une conception de la patrie diérente de Installés dans leur oppidum construit sur une colline de
nos jours, l’immense célébrité – il est le dernier écri- plus de 180m, ceux-ci occupent un territoire immense,
vain honoré d’obsèques nationales en 1923– a été l’âme fertile, propre à l’agriculture et à l’élevage, riche en sel
du refus de la germanisation à travers le personnage de et en fer. La Moselle, divisée en de nombreux bras, et la
Colette Baudoche. Le roman éponyme, alors même que Seille, dont le cours est dévié au e siècle, orent déjà
son auteur est oublié, est toujours oert aux visiteurs de ce paysage d’îles et de plans d’eau qui est aujourd’hui
marque –à de Gaulle en 1961 ou à Nicolas Sarkozy en l’un des atouts majeurs de la ville dans ses ambitions
2009– tant l’image de la ville s’est construite sur l’idéal «vertes». Incomparable ressource pour les jardins, tan-
d’honneur et de résistance de la jeune héroïne. neries et ateliers de tisserands, nombreux à l’époque
gallo-romaine au cours de laquelle Divodurum, deve- de l’évêque Arnoul après sa mort, en 640-641. Reste de
nue Médiomatrice, principale ville de la Gaule Belgique ce temps l’abbaye de Saint-Pierre-aux-Nonnains, fon-
avec Reims et Trèves, s’étale dans la vallée vers le sud, dée au e siècle au bord de la Meuse dans un établis-
tandis que la vigne conquiert sement gallo-romain, selon
les coteaux occidentaux. Les toute apparence la palestre
invasions barbares des  e et Un millénaire d’architecture –le gymnase – d’un établis-
e siècles la font reuer vers sement thermal du e siècle.
le site primitif entouré d’un
est inscrit dans ces pierres qui Un millénaire d’architecture
rempart. Le 7 avril 451, les parlent autant de la romanité est inscrit dans ces pierres
Huns d’Attila incendient la que de la chrétienté et de qui parlent autant de la roma-
cité et massacrent la majo- nité que de la chrétienté et de
rité des habitants. Mais cinq l’Occident que de l’Orient. l’Occident que de l’Orient.
siècles de romanité marqués
par une prospérité, un art de vivre et une culture, dont Le très rare chancel –découvert lors de fouilles en 1897,
témoignent abondamment les collections archéolo- et composé de plaques et de piliers de pierre formant
giques du musée de la Cour d’Or, ne s’envolent pas sous une balustrade isolant les clercs dans le chœur– révèle
les sabots d’un cheval, fût-ce celui d’Attila. par son iconographie mêlant motifs chrétiens et bar-
bares, croix byzantines, arbres de vie et serpents entre-
lacés, l’étonnant syncrétisme artistique de cette époque,
Au vi siècle, elle devient la capitale
e celle de la reine Brunehaut. C’est sur la colline Sainte-
de l’Austrasie au détriment de Reims Croix, berceau de la cité, à l’emplacement même de la
136

cathédrale, dans le mythique palais de la Cour d’Or,


que cette princesse wisigothe, née en Espagne vers 547,
Metz

Devenue Mettis au e siècle, la ville reprend son essor fait ses premiers pas de reine des Francs Austrasiens en
sur les ailes d’un dragon ou d’un serpent vaincu au épousant, en 566, SigebertIer.
e siècle par son premier évêque, saint Clément, qui sai-
sit délicatement le monstre dans son étole et le jette dans Le poète latin Venance Fortunat a laissé de ses noces un
la Seille. Le Graoully –son appellation au e siècle–, récit gorgé de mythologie et de compliments ampou-
exhibé lors de la procession de la Saint-Marc, fera partie lés: «Tu es une autre Vénus et ta dot est l’empire de la
de l’imaginaire messin jusqu’à la Révolution. Suspendu beauté […] les lis mêlés aux roses, la pourpre tissée avec
dans les airs, il ne menace plus aujourd’hui que «pour l’or n’orent rien qui soit comparable et se retirent du
le fun» les piétons de la rue Taison! Au début du Moyen combat. Le saphir, le diamant, le cristal, l’émeraude et le
Âge, il symbolise la victoire du christianisme sur le jaspe sont vaincus; l’Espagne a mis au monde une perle
paganisme, et le rôle majeur des évêques dans la mise en nouvelle.» La description éblouie de Metz au milieu du
défense des villes et dans leur croissance. En 511, lors du e siècle n’est pas moins dithyrambique: «[…] la bril-
partage de la Gaule entre les ls de lante cité se complaît à voir les pois-
Clovis, ierry Ier, connu aussi sous sons assiéger le double rivage qui la
le nom de éodoric, reçoit la partie borde. Son territoire est riant, plein
nord-est du royaume franc, l’Aus- de délices, couvert d’une brillante
trasie, correspondant, grosso modo, verdure. Ici vous admirez d’abon-
à la Lorraine actuelle, une partie de dantes moissons, là vous respirez
la Rhénanie avec Trèves et Cologne, le parfum des roses. Vous voyez les
la Champagne et la Belgique. Metz, pampres épais tapisser les collines,
grâce à sa position centrale, en les produits les plus variés se dispu-
devient la capitale au détriment ter la fertilité du sol.» On appréciera
de Reims. Les souverains francs l’enthousiasme de cet Italien, sujet
relèvent ses remparts, restaurent ses de Byzance, égaré dans les froidures
églises et en construisent d’autres,    e   de la Gaule, et qui avait tant souert

telle cette première basilique dédiée       du froid lors du passage des Alpes!
aux Saints-Apôtres qui prend le nom 
La princesse Brunehaut est « belle, sage, prudente Saint-Étienne devient la première cathé-
dans le conseil et de conversation agréable », ajoute drale embellie sous l’évêque et futur
d’une plume également prudente, Grégoire de Tours. saint Chrodegang, au milieu du
L’histoire de cette Wisigothe ne se résume pas à ses e siècle. L’empereur Louis le Pieux
légendaires crêpages de chignon avec Frédégonde qui, y est restauré dans sa dignité impé-
soit dit en passant, avait commencé cette petite guerre riale en 835 et Charles le Chauve y est
en faisant assassiner la sœur de Brunehaut, Galswinthe, sacré roi de Lotharingie en 869.
pour devenir à sa place reine de Neustrie. La mort
atroce de Brunehaut, en 613, torturée, promenée sur un Quant à l’église Saint-Arnoul, qui
chameau puis démembrée après avoir été attachée à la accueille les dépouilles de
queue d’un cheval, a inspiré nombre d’artistes et d’écri- Louis le Pieux et des sœurs
vains, du Moyen Âge à nos jours. Une mort d’homme de Charlemagne, elle
et «à la romaine», qui dit assez combien son règne a été fait gure de nécropole
celui d’une véritable tête politique attachée à défendre carolingienne. Le chant
les droits de ses enfants et petits-enfants, et peut-être grégorien vibre dans
aussi à préserver l’unité du royaume –elle est régente toutes les nefs et l’école  er      
       
de l’Austrasie et de la Burgondie– en luttant contre les de Metz produit ses

grands et en privilégiant, pour la première fois dans plus belles miniatures,
l’histoire des Mérovingiens, la primogéniture mâle et dont le Sacramentaire de Drogon et l’Évangéliaire dit de
non le partage entre frères. Soissons, eurons de la Bibliothèque nationale de France.
Les grandes foires et les marchés prospèrent grâce au

137
réseau uvial et aux anciennes routes romaines restau-
Avant de « monter » à Paris, en 634, rées par Brunehaut.

Metz
Dagobert règne vertueusement
sur sa cité En 843, le partage de Verdun entre les petits-ls de
Charlemagne laisse la part belle aux évêques messins,
qui conduisent une politique spirituelle, intellectuelle
Dix ans plus tard, c’est Dagobert – celui-là même et économique sans précédent. Princes d’Empire, ils
de la culotte à l’envers, fameuse chanson datée… du jouissent des immunités que Charlemagne a accordées
e siècle – qui incarne la monarchie austrasienne, à la ville. Dotés de très grands territoires riches en sel,
mais aussi neustrienne et burgonde, et qui gouverne très en blé et en vin, maîtres de la guerre et de la paix, de la
vertueusement et sagement à Metz sous la houlette de monnaie et des poids et mesures, et des grandes voies
l’évêque Arnoul jusqu’aux années 630, date à laquelle il de communication, ils règnent en maîtres sur la ville
s’installe à Paris et envoie ladite culotte par-dessus les enclose de murs, laissant au comte de Metz, appelé le
moulins tout en comblant l’Église de ses bienfaits. À voué, la gestion des faubourgs.
Metz, la déliquescence des Mérovingiens accroît le pou-
voir des évêques et des maires du palais qui représentent
l’autorité royale. L’alliance entre l’évêque Arnoul et son Sa richesse défie la sainteté de Toul
petit-ls, Pépin II de Herstal, signe la n des «rois fai- et la noblesse de Verdun
néants». Charles Martel, ls bâtard de PépinII, auréolé
de sa victoire contre les Arabes à Poitiers en 732, ouvre
le règne des Pipinnides. Son ls, Pépin le Bref, se débar- En 933, ils installent leur cour au palais royal. La
rasse du dernier Mérovingien, ChildéricIII, et fonde la richesse de Metz devient proverbiale, opposée à la sain-
dynastie carolingienne. Grâce à la présence de la cour teté de Toul et à la noblesse de Verdun. La bourgeoi-
impériale et de celle de l’évêque, la ville d’or mérite plus sie d’aaires, disposant de ux monétaires importants
que jamais ce nom par le nombre et la virtuosité de ses gérés par la communauté juive regroupée dans le quar-
orfèvres et par ses nombreux édices religieux. La plu- tier de Jurue et, plus tard, par les banquiers lombards,
part sont construits en pierre de Jaumont, calcaire facile prospère, acquiert de vastes domaines fonciers et étend
à tailler et à sculpter et dont la couleur dorée drape la son inuence sur les monastères environnants. Au
ville d’un magnique manteau lumineux. L’oratoire e siècle, l’arontement avec le pouvoir épiscopal se
durcit et les échevins prennent le pas sur les ociers de civils de France, ou encore l’hôtel de Gargan, « en »
l’évêque. Encore quelques conits armés dans lesquels Nexirue pour reprendre le parler local, et le grenier de
interviennent les comtes, les ducs de Lorraine et même Chèvremont, réserve à grains construite en 1457 et dans
l’empereur Frédéric, et c’en est fait de la puissance tem- un état de conservation exceptionnel, sont encore bar-
porelle de l’évêque, qui se retire à Vic-sur-Seille. dés de créneaux. Ainsi, 38 tours et 18portes hérissaient
les 7km de remparts. La tour des Esprits et la forteresse
En 1234, la bourgeoisie de Metz instaure, sur le mode ita- de la porte des Allemands donnent encore une idée de
lien, une république oligarchique. Un maître échevin et la puissance de la cité médiévale.
un conseil des Treize, choisis au sein des six «paraiges»
–familles les plus riches ou les plus nobles– qui se sont Ville libre et jamais conquise depuis Attila, elle reven-
unis en 1250, gouvernent, assistés d’un grand conseil de dique son titre de Pucelle jusqu’à ce qu’un souverain plus
140membres. Jusqu’au milieu du e siècle, le maître entreprenant qu’un autre, parce que français, s’empare
échevin incarne la plus haute gure du pouvoir à Metz. sans coup férir de son pucelage de pierre. Peste, famine,
Ne disait-on pas qu’il fallait «être une fois dans sa vie guerre de Cent Ans et Grande Jacquerie ont épuisé ses
maître échevin ou du moins roi ressources et décimé son patri-
de France » ! Les marchands, ciat. On y travaille, on y prie
artisans et laboureurs ne dis- «Plus de paix à l’intérieur, et on y mène aussi toujours
posent d’aucun droit politique guerre à l’extérieur»… joyeuse vie dans les auberges
mais sont assurés de leur sécu- où coulent à ots ses vins dorés
rité à l’intérieur de la cité. Une deuxième ligne de rem- –Rabelais y écrira, de 1542 à 1547, le Quart Livre de son
parts complète le mur du e siècle et englobe progres- Pantagruel–, mais les billes d’or de ses fameuses mira-
138

sivement les faubourgs Outre-Moselle et Outre-Seille et belles ne remplacent pas les écus sonnants – les noces
ceux du sud traversés par la rue Serpenoise. de Nicolas de Heu avec Catherine de Gournay, en 1489,
Metz

rendent compte de ce mode de vie fastueux, illustré au


Au e siècle, Metz, avec près de 30 000 habitants, musée de la Cour d’Or par les vestiges de magniques
est l’une des plus grandes villes de l’Occident et l’une plafonds peints et de décors sculptés.
des plus riches – ce qui signie l’une des plus convoi-
tées… Conscience du danger extérieur et intérieur Ducs de Lorraine et de Bourgogne, rois de France et
–nombreuses révoltes des gens de métier – qui incite empereurs lorgnent du côté de la belle indépendante
les bourgeois à fortier leurs demeures et leurs églises depuis trois siècles. Nicolas, duc de Lorraine, en fait les
dans l’enceinte même. La place Saint-Louis, merveil- frais, qui réussit, en 1473, à entrer nuitamment dans la
leux ensemble d’hôtels à haute façade étroite, toit à ville mais qui est repoussé par les Messins alertés par le
quatre pans derrière un mur écran et hautes fenêtres boulanger Harelle qui ne dormait que d’une oreille sur
à meneaux, le tout reposant sur des arcades abritant son pétrin! Déjà, dans les années 1460, Louis XI com-
des négoces, est caractéristique de cette volonté défen- plotait pour s’attirer les bonnes grâces des échevins, et les
sive alliée à la recherche d’une fonctionnalité et d’une chevaliers brigands assaillaient la ville. En 1551, pour la
élégance à l’italienne qui lui donne tout son charme. première fois de son histoire, Metz emprunte au-dehors,
L’hôtel Saint-Livier, l’un des plus anciens monuments à Strasbourg, tandis que ses patriciens se divisent entre
protestants et catholiques et recherchent des appuis exté-
rieurs. «Plus de paix à l’intérieur, guerre à l’extérieur»…

L’inclination des Messins pour la France permet à


Henri II, le 18 avril 1552, d’y faire une magnique
entrée, célébrée au e siècle par le peintre Auguste
Migette, auteur de toiles spectaculaires sur les grandes
heures de la République messine. Charles-Quint assiège
Metz mais le duc de Guise, dont un vitrail de Laurent
Maréchal, dans la salle du conseil municipal, rappelle
             la gure guerrière, organise la défense, au prix d’im-
 menses destructions de quartiers et d’églises, dont la
nécropole Saint-Arnoul. Après «le plus beau siège qui françaises et l’une des perles de l’urbanisme classique
fut jamais», écrit Brantôme, l’empereur se retire. Metz sous la houlette du maréchal de Belle-Isle. Mais l’Em-
entre dans le royaume de France par la grande porte et pire germanique n’avait pas dit son dernier mot…
y devient le centre de la formation des élites militaires

139
Metz


Nancy
Place à la fête

En 2025, Nancy célèbrera le 270 e anniversaire de la place Stanislas, joyau du  esiècle,
classé en 1983 au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais l’incroyable richesse architecturale
et artistique de la ville a des origines plus lointaines.

Fief du Saint Empire romain germanique, appartenant et de Sicile, ce qui fait de lui l’un des grands princes
à la famille de Lorraine-Alsace (1048-1431), la Lorraine de la chrétienté – la croix double, d’origine orientale,
est érigée en duché en 1048. Gérard d’Alsace établit que sa famille porte dans ses armes, devient la croix
alors sa résidence à Nancy, qui a le double avantage de de Lorraine. En 1444-1445, pendant sept mois, RenéIer
se trouver au centre de son territoire, des Vosges aux reçoit fastueusement le roi de France CharlesVII (1422-
rives de la Sarre, et susamment loin de Metz, Toul, 1461), qui est le mari de sa sœur, Marie d’Anjou. Ce
Verdun, trois puissantes villes épiscopales qui ont la séjour royal est l’occasion de grands tournois et de fêtes
protection de l’empereur. somptueuses. C’est la première manifestation à Nancy
140

d’une brillante vie de cour.


1477 : la mort de Charles le Téméraire
Nancy

En 1473, René de Vaudémont, petit-ls de René Ier,


à Nancy marque l’entrée de la ville
hérite de la couronne sous le nom de René II. La
dans l’histoire européenne moderne
famille de Vaudémont succède à celle d’Anjou : les
1588 : Charles III fait construire une ville Lorraine-Vaudémont sont la troisième et dernière
neuve aux rues rectilignes, selon maison de Lorraine (1473-1738). Dès le début de son
un plan en damier règne (1473-1508), René II doit faire face aux ambi-
1736 : fin de l’indépendance de la Lorraine tions de CharlesleTéméraire, qui cherche à s’emparer
de la Lorraine pour unir ses terres de Bourgogne et des
1901 : Émile Gallé fonde l’Alliance provinciale
Flandres. En 1475, il occupe le duché et prend Nancy.
des industries d’art
En octobre1476, après la défaite du duc de Bourgogne
contre les Suisses, René II reprend Nancy. Charles
accourt et assiège la ville, mais il est tué le 5janvier 1477.
La capitale des ducs de Lorraine
Cette date marque pour Nancy, en même temps que
son entrée dans la grande histoire européenne, la n du
Due auesiècle, les ducs ne séjournent qu’occasion- Moyen Âge. Dépouillé par le roi LouisXI des biens de
nellement dans la ville, qui n’est encore qu’une bour- la maison d’Anjou, René II se consacre à la Lorraine.
gade serrée autour d’un château fort édié entre deux Après sa victoire sur le Téméraire, il fait reconstruire
marais de la Meurthe, et un prieuré fondé à la n du le Palais ducal, à demi ruiné. Son successeur achèvera
e siècle. C’est au début duesiècle, avec 5 000habi- la Porterie, entrée monumentale surmontée de la statue
tants, que la cité arme son rôle de capitale. Le mariage, équestre du duc Antoine, ainsi que la galerie des Cerfs,
en 1420, de la lle de Charles II, héritière du duché, vaisseau de 55m de long. Humaniste, RenéII s’intéresse
avec Renéd’Anjou crée une nouvelle dynastie, celle des aux arts et aux sciences. Il encourage les fondations reli-
Lorraine-Anjou (1431-1473). Duc de1431 à1453 sous le gieuses et crée, à côté du château ducal, le couvent des
nom de RenéIer , celui-ci agrandit le duché en y réunis- Cordeliers, dont l’église, d’une architecture gothique
sant le Barrois. En 1434, des héritages lui ajoutent les amboyant, sert de sépulture aux princes de la famille
titres de duc d’Anjou, comte de Provence, roi de Naples régnante: c’est le Saint-Denis lorrain.
141
Nancy


À René II succèdent les ducs Antoine (1508-1544), s’engagent activement dans la lutte. En 1580 a lieu à
François Ier (1544-1545) et Charles III (1545-1608). Le Nancy la première assemblée de la Sainte Ligue catho-
règne de ce dernier, époux de Claude de France, lle lique. En 1584, au cours de la deuxième assemblée,
du roi Henri II, marque l’apogée de l’autonomie ducale. Charles III prend parti contre les protestants et le roi
Prince éclairé et urbaniste, il fait construire vers 1588 HenriIII, dont il convoite le trône. En 1588, Henri, duc
une ville neuve aux rues rectilignes, selon un plan en de Guise, l’un des initiateurs de la Saint-Barthélemy
damier. Une enceinte rythmée de bastions défend les (1572), réunit au Palais ducal la troisième assemblée de
deux villes, séparées par un fossé et un front fortié. la Ligue, qui somme le roi de France de se joindre à eux.
L’essor religieux est spectaculaire: en l’espace de qua- HenriIII répond en faisant assassiner à Blois le duc de
rante ans, treize monastères s’y installent. Charles III Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, avant d’être
accroît aussi le rôle administratif et commercial lui-même tué, en 1589. La paix avec le roi de France
de Nancy, qui, tirant parti de sa situation géogra- revient lors de l’avènement d’Henri IV, dont la sœur,
phique entre la France et le Saint Empire, s’ouvre aux CatherinedeBourbon, épouse l’héritier de CharlesIII.
échanges avec l’Italie, l’Allemagne du Sud, l’Espagne
et les Pays-Bas. Il s’entoure d’une cour brillante. En
1561, il reçoit Marie Stuart ; en 1569, Charles IX et LOUIS XIV VEUT ANNEXER LA LORRAINE
sa mère, Catherine de Médicis, assistent au baptême
de sa lle ; en 1575, le roi Henri III épouse sa nièce,
LouisedeVaudémont. Au début du esiècle, Nancy compte parmi les plus
belles places fortes existantes. Elle est aussi un foyer
L’entrée de la Lorraine dans les guerres de Religion, d’art. Elle attire les artistes amands, français et italiens.
à la n du e siècle, détériore les relations entre la Un ancien adage lorrain dit qu’il est en Europe trois
famille ducale et les Valois. La maison de Lorraine- cérémonies magniques: le couronnement d’un empe-
Vaudémont, dévote, est hostile à la Réforme. Les reur à Francfort, le sacre d’un roi de France à Reims et
Guises surtout, princes cadets de la famille régnante, l’enterrement d’un duc de Lorraine à Nancy. Par cette
mise en scène, imposante de solennité, à Nancy : Georges de LaTour (1593-
la maison de Lorraine entend montrer 1652) et ClaudeGellée, dit LeLorrain
le rang qu’elle occupe face à ses deux (1600-1682). Le traité de Ryswick
rivaux, la France et le Saint Empire. La (1697) rend la Lorraine démantelée
vieille ville, qui se situe à l’emplacement au duc Léopold, ls de Charles V,
de la cité médiévale, témoigne de ce marié à Élisabeth-Charlotte, lle
passé glorieux. Son axe principal est la de Philippe d’Orléans et de la prin-
Grande-Rue, qui s’achève avec la porte cesse Palatine. Revenu d’Autriche, il
de la Crae, seul vestige des fortica- restaure la ville, lui rend sa prospérité.
tions du esiècle. Sa façade porte les Il fait édier la Primatiale, actuelle
deux emblèmes de la ville: le chardon, cathédrale, sur des plans d’un archi-
avec sa devise «Qui s’y frotte s’y pique», tecte italien, modiés par Hardouin-
et la croix de Lorraine. Devant le n°30, Mansart et terminés par Borand.
on découvre sur le sol la date de1477: Sous son règne cependant, Nancy
elle signale l’endroit où fut déposé supporte encore une occupation fran-
le cadavre de Charles le Téméraire, çaise pendant la guerre de Succession
retrouvé dans un étang glacé, à moi- d’Espagne, de1702 à1714.
tié dévoré par les loups. Dans les rues       
     
voisines, les maisons datent principale-      La guerre de Succession de Pologne
ment dese et e siècles. (1733-1738) modie le sort de la
        
      
Lorraine. En 1736, le duc FrançoisIII,
    La Nancéide
142

La guerre de Trente Ans (1618-1648)  ls de Léopold, épouse l’archiduchesse


sonne le glas de cet âge d’or et ouvre, Marie-érèse, future impératrice.
Nancy

pour la Lorraine, la période de ses grands malheurs. Comme Louis XV refuse que la Lorraine devienne
Ceux-ci sont liés au fait que la France veut s’agrandir du possession autrichienne, le duc accepte de l’échanger
duché. En 1608 succèdent à CharlesIII les ducs HenriII contre la Toscane. LouisXV abandonne ses droits à son
(1608-1624) et CharlesIV (1624-1675). Ce dernier refuse beau-père, StanislasLeszczynski (1677-1766).
l’alliance française. Richelieu le soupçonne d’intrigues.
En 1633, Louis XIII met le siège devant Nancy, puis Étrange destin de ce monarque longtemps itinérant.
oblige le duc à abdiquer. En 1641, celui-ci est rétabli, Appartenant à une famille de la noblesse polonaise ori-
mais l’occupation française recommence l’année sui- ginaire de Bohême, il est imposé en 1704 sur le trône de
vante. En 1661, Charles IV est autorisé à rentrer dans Pologne par CharlesXII de Suède. Cinq ans plus tard, en
ses États, mais doit faire raser 1709, il est renversé par l’Électeur
les fortications de sa capi- de Saxe AugusteII, et contraint
tale. La paix est brève. L’Alsace L’emblème de la ville: de s’enfuir. Pendant vingt ans, il
étant devenue française par les «Qui s’y frotte s’y pique». erre à travers l’Europe. Son ave-
traités de Westphalie (1648), nir s’éclaircit en 1725 lorsque sa
Louis XIV souhaite plus vivement encore annexer la lle Marie épouse le roi de France Louis XV. La mort
Lorraine, enclave en territoire français. De 1670 à 1697, d’Auguste II, en 1733, décide Stanislas à retourner à
la ville est à nouveau occupée. Charles IV meurt en exil Varsovie. Avec l’appui de son gendre, il est élu au trône
près de Coblence en 1675 ; son successeur, Charles V, par la diète polonaise. Mais il doit s’enfuir une nouvelle
duc errant, se met au service de l’empereur, son beau- fois, à la suite d’une oensive russe qui aboutit à l’élec-
frère, et combat les Turcs. tion d’AugusteIII. En 1736, par le traité de Vienne, il
renonce à la couronne polonaise, mais garde son titre de
Ces périodes d’occupations successives ont pour la roi et reçoit en viager les duchés de Lorraine et de Bar,
Lorraine des conséquences catastrophiques: elles pro- sur lesquels il règne jusqu’à sa mort.
voquent des famines qu’aggravent les épidémies, notam-
ment la peste en 1635. En 1684, Nancy a l’aspect d’une L’année1736 marque ainsi la n de l’indépendance de
ville à moitié morte. Le e siècle lui laisse cependant la Lorraine. C’est aussi celle de la naissance de la lignée
deux grands peintres qui n’ont que partiellement vécu des Habsbourg-Lorraine, qui régnera sur l’Autriche
jusqu’en 1918. C’est en souvenir de cette alliance que tandis que les six somptueuses grilles en fer forgé de
l’archiduc Otto de Habsbourg, héritier des trônes Jean Lamour (1698-1771), rehaussées de feuilles d’or,
d’Autriche et de Hongrie et descendant direct des unissent les bâtiments entre eux.
Lorraine-Vaudémont, t célébrer son mariage avec
ReginadeSaxe-Meinigen, à Nancy, dans la chapelle des Au milieu des remparts, à l’emplacement de l’ancienne
Cordeliers, le 10mai 1951. porte Royale, unique passage entre la vieille ville et la ville
neuve, Héré édie un impressionnant arc de triomphe,
inspiré de celui de Septime Sévère à Rome. Dédié à
Sur les traces Louis XV, il relie la place Royale à la place Carrière,
de Stanislas Leszczynski qui tient son nom des jeux équestres et tournois qui s’y
déroulaient au e siècle. Au fond de cette place, dans
la perspective de l’hôtel de ville, est construit le palais de
Si le esiècle enlève au duché son indépendance, il l’Intendance, aujourd’hui palais du Gouverneur mili-
laisse à sa capitale un cadre d’une exceptionnelle élé- taire, bordé par un hémicycle de colonnes.
gance. Régnant sur la Lorraine, Stanislas Leszczynski
agrandit la ville qui, en 1740, compte 18 000 habitants, Enn, en perpendiculaire de cet ensemble, une troisième
et l’embellit. Son règne est fertile en constructions nou- place est édiée, dans le but de créer un quartier résiden-
velles, hôtels particuliers et églises. Achevée en 1742, la tiel à proximité de la place Royale; Héré s’y réserve un
Primatiale devient cathédrale. Au pied des remparts, petit immeuble. Baptisée place d’Alliance, elle célèbre
dans une ancienne zone maréca- le «traité de concorde» signé en
geuse qui sépare la vieille ville et 1756 entre l’empereur FrançoisI er

143
la ville neuve, il fait construire une et LouisXV: la réconciliation des
place Royale organisée autour de Bourbons et des Habsbourg est

Nancy
la statue de LouisXV. Son but est chaleureusement accueillie par
d’honorer son gendre, mais aussi les Lorrains. Au centre de la place,
de préparer l’intégration de la une fontaine d’esprit baroque, due
Lorraine à la France. au talent de PaulLouisCyé, est
composée d’un bassin en pierre
Pour réussir cette œuvre de litur- contre lequel sont appuyés trois
gie monarchique, il s’entoure d’ar- vieillards symbolisant les rivières
tistes prestigieux. EmmanuelHéré de la Lorraine – elle est la place
dessine les plans puis dirige le Navone nancéienne.
chantier. La place Royale concilie
l’esprit classique de Mansart avec Lorsque Stanislas meurt acciden-
le ranement du style rocaille. tellement, au château de Lunéville,
Principal édice de la place, en 1766, les Nancéiens le surnom-
l’hôtel de ville, dont la façade  ment le Bienfaisant. Par son sens
est ornée des armes de Stanislas          de l’hospitalité, son esprit libé-
(aigles de Pologne, cavaliers de  ral et sa culture, il a fait briller la
Lituanie, bues des Leszczynski) et de celles de la ville, cour lorraine d’un éclat envié par toute l’Europe. Mais
est entouré de quatre bâtiments symétriques: le Grand il a aussi œuvré en des domaines très divers : il a fondé
Hôtel, autrefois pavillon de l’intendant Alliot, l’Opéra l’Académie royale des sciences et des lettres, le Collège
de Nancy et de Lorraine, autrefois hôtel des Fermes, royal de médecine et une grande bibliothèque publique,
le musée des Beaux-Arts, qui abritait le collège de inaugurée en 1750, aujourd’hui municipale ; il a encou-
Médecine à l’époque de Stanislas, et le pavillon Jacquet, ragé les sciences botaniques ; il a créé des écoles gra-
où se trouve aujourd’hui le café Foy. tuites, conées aux frères des écoles chrétiennes, ainsi
que l’hôpital Saint-Stanislas.
Héré imagine aussi deux grandes fontaines, représen-
tant Amphitrite et Neptune, dont les groupes baroques La lourde statue de Stanislas, installée en 1831, a rem-
sont sculptés par Barthélemy Guibal (1699-1757), placé celle de LouisXV, inaugurée en 1755 et déposée en
1792. La place étant aujourd’hui reconstituée dans son le centre d’un extraordinaire mouvement de rénovation
état originel, faut-il aussi rétablir la statue de LouisXV? des arts décoratifs et l’une des capitales européennes de
Deux arguments plaident pourtant en défaveur du pro- l’Art nouveau, au même titre que Bruxelles, Vienne ou
jet. D’une part, la statue de Stanislas Paris. ÉmileGallé (1846-1904) est le
témoigne de l’apport duesiècle. théoricien et le chef de le du mou-
D’autre part, LouisXV n’a pas laissé Le règne de Stanislas vement qui voit le jour en 1901 sous
un bon souvenir dans la mémoire est fertile en le nom d’«Alliance provinciale des
des Nancéiens, blessés par son industries d’art».
acharnement à faire disparaître les constructions: hôtels
châteaux de Lorraine. À la demande particuliers et églises. Une pléiade d’artistes nancéiens
suppliante du duc de Choiseul, dont entoure Gallé: VictorProuvé (1856-
la famille était d’origine lorraine, seuls furent épargnés 1943), peintre et sculpteur, ami d’enfance de Gallé, les
les châteaux de Lunéville et de Commercy ainsi que le frères Auguste (1853-1905) et Antonin Daum (1864-
Palais ducal, à la condition toutefois qu’ils soient trans- 1930), les ébénistes Louis Majorelle (1859-1926) et
formés en casernes. EugèneVallin (1856-1922), JacquesGruber (1870-1936)
et LucienWeissenburger (1860-1929), l’architecte nan-
céien qui a le plus contribué au renouveau architectu-
L’UNE DES CAPITALES DE L’ART NOUVEAU ral de sa cité. EugèneCorbin (1867-1952), industriel et
mécène, éditeur de la revue Art et industrie, fondée en
1909, joue un rôle essentiel pour la promotion de l’Al-
Au esiècle, la capitale de la Lorraine s’endort. Sous la liance: à partir de1894, il cone à LucienWeissenburger
144

Révolution et l’Empire, Metz, ville militaire importante, la reconstruction des Magasins réunis, dont l’intérieur
la supplante. Sous la Restauration et le Second Empire, est décoré par les ateliers nancéiens les plus prestigieux;
Nancy

la ville continue à végéter. Avec MathieudeDombasle son ancienne demeure abrite aujourd’hui le musée de
(1777-1843), qui invente un modèle de charrue, perfec- l’École de Nancy.
tionne les méthodes de culture et développe l’enseigne-
ment agricole, la ville préside cependant à la naissance L’objectif partagé par les artistes de l’Art nouveau est de
de l’agronomie. En 1825 s’y établit l’École nationale des mettre l’art à la portée de tous, en l’associant à l’indus-
eaux et forêts. La ville participe aussi à l’essor écono- trie et en mettant au point des prototypes destinés à la
mique né de la révolution industrielle. En 1852, elle est reproduction en petite, moyenne ou grande série. En
reliée à Paris par le chemin de fer et devient une ville architecture, ils n’hésitent pas à recourir au verre et au
universitaire: en 1854 s’y installe une faculté des lettres, fer, jusqu’alors employés seulement dans les bâtiments
en 1864 une école de droit. industriels (usines, ponts, gares, halles couvertes, grands
magasins), et les utilisent comme éléments à la fois struc-
C’est l’annexion allemande de l’Alsace et d’une par- turels et décoratifs. Ils préconisent la n de la division
tie de la Lorraine, après la défaite de 1870 et le traité –et de la hiérarchie– entre arts majeurs (architecture,
de Francfort de1871, qui lui rend son rôle de capitale peinture, sculpture) et arts mineurs (arts décoratifs), et
de l’Est. Elle accueille alors un grand nombre d’Alsa- appellent à l’unité de l’art : ils recherchent l’harmonie
ciens-Lorrains qui optent pour la France; la population entre les façades et les intérieurs, voient dans la peinture
s’accroît pour atteindre 145 000 habitants en 1914. Le l’accompagnement de l’architecture et stylisent tous les
esiècle donne à Nancy quelques hommes célèbres: objets, des radiateurs aux poignées de porte.
le dessinateur Grandville (1803-1847), les écrivains
Edmond de Goncourt (1822-1896) et Maurice Barrès L’attrait pour la lumière oriente leur goût vers la ver-
(1862-1923), qui est député de Nancy et soutient le géné- rerie et le vitrail qui, en Lorraine, avec les cristalleries
ral Boulanger, le mathématicien HenriPoincaré (1854- de Saint-Louis et de Baccarat, s’inscrivent dans une
1912), cousin du président de la République, et le maré- longue tradition. Ayant repris en 1877 la direction de
chal Lyautey (1854-1934). l’entreprise de son père, un commerce de cristaux et de
céramique, ÉmileGallé, dès le début des années1880,
Le développement économique de la ville favorise aussi fabrique des vases en verre blanc ou légèrement coloré
les artistes lorrains. Entre 1885 et 1914, Nancy devient exclusivement ornés de motifs de eurs, d’herbes
sauvages et d’insectes. Il multiplie les expérimenta- les pieds, les montants, les traverses, les ceintures de
tions scientiques en mêlant par exemple de l’argent, grande ampleur, avec un jeu des lignes très soutenu,
du soufre, du cuivre, du fer au verre pour contra- que soulignent des décors de bronze doré. Quant à
rier sa transparence et reproduire les tons des Eugène Vallin, il crée des salles à manger bour-
gemmes, des agates, des ambres ou des jades. geoises avec de grands buets et vaisseliers.
Sa quête de nouvelles potentialités tech-
niques est tout entière mise au service de Nancy conserve aujourd’hui encore un ensemble
la représentation artistique du monde des remarquable de constructions élevées selon les
sous-bois, plantes sauvages et insectes, mais canons de l’Art nouveau. En 1898, LouisMajorelle
aussi du monde sous-marin, algues et pois- cone à l’architecte Henri Sauvage la pre-
sons. En résultent ces acons, vases et lampes mière réalisation « moderne », achevée en 1901,
où éclatent l’allégresse, la curiosité naturaliste la villa Majorelle, que l’on peut visiter. En 1911,
et le goût de l’inattendu. LucienWeissenburger achève la brasserie Excelsior,
dont les vitraux, aux reets ammés multicolores,
L’école de Nancy s’est illustrée aussi dans le mobi- sont l’œuvre de Gruber. La ville avait réussi à tra-
lier. Au milieu des années1890, Gallé fabrique verser les deux conits mondiaux sans trop de
des meubles, légers, presque graciles. À la tête dommages. Les blessures les plus graves lui
d’un atelier d’ébénisterie, Louis Majorelle ont été inigées par les erreurs urbaines des
emboîte le pas à Gallé et ambitionne de rivali- années 1970. Mais les Nancéiens, et leurs

ser avec le mobilier du e siècle, dans une  édiles, entendent depuis rendre à la capitale
sorte de style LouisXV repensé qui privilégie  des ducs de Lorraine son éclat d’antan.

145
Nancy

e  e


Reims
Un joyau de la chrétienté


Charlemagne, au premier pair de France, l’archevêque en charge du sacre, Reims a longtemps
supplanté Paris comme première métropole du pays. Ville sainte aux yeux des catholiques, elle
est riche et fertile d’une histoire royale à nulle autre pareille.

La légende est tenace. Elle prétend que la cité aurait été d’une trentaine de rois de France, de Louis lePieux à
fondée par Remus, frère de Romulus. Ce qui ferait de CharlesX en passant par PhilippeAuguste, SaintLouis,
Reims la jumelle de Rome! Hélas! cette belle fable, for- LouisXI, FrançoisIer , LouisXIII, LouisXIV, LouisXV
gée par les autorités ecclésiastiques locales autour de l’an et LouisXVI… Vingtsiècles après sa fondation, le pres-
mille, ne repose sur aucune réalité historique. Elle tra- tige de la capitale champenoise demeure. Notamment
duit cependant le prestige d’une cité qui vit sacrer plus grâce à son fameux vin!

e 
146
Reims
l’Empire romain si l’on en juge par la seule présence
53 av. J.-C. : Alliance des Rèmes avec d’apprentis verriers grecs et syriens sur le territoire de
Jules César Durocortorum à cette époque.
496 ou 498 : BAPTÊME DE CLOVIS DANS
LA BASILIQUE Est-ce en raison de ce dynamisme économique que
cette ville préfecture devient capitale de la Gaule bel-
816 : Louis le Pieux est sacré empereur ;
gique autour de 13 avant notre ère? Son prestige est en
c’est le premier sacre à Reims
tout état de cause susant pour qu’elle demeure pen-
1814 : La bataille de Reims est la dernière dant les trois siècles suivants la principale métropole de
victoire de Napoléon cette province romaine englobant les territoires situés
1962 : La réconciliation franco-allemande entre le Rhin et la Seine. Résidence du gouverneur
est signée le 8 juillet dans romain, la cité jouit d’un statut enviable. Ses habitants
la cathédrale «fédérés» à Rome bénécient des mêmes droits civils
et politiques (depuis le er siècle) que les Romains. Ce
qui leur permet d’intégrer la magistrature et même de
siéger au Sénat! La loyauté des Rèmes sera sans faille:
Une ville aux origines belges… même lors des révoltes des autres peuples celtes sous
Néron, les ancêtres des Rémois demeureront indéfecti-
blement attachés à Rome.
Les premières traces d’habitat remontent au e  siècle
avant notre ère. Les archéologues s’accordent à penser De cette époque faste demeurent quelques vestiges. Le

147
que les origines de la ville datent environ de 82av. J.-C. cryptoportique, bien sûr, mais aussi la porte de Mars.
Ce ef gaulois, implanté au centre Selon nombre d’archéologues, il s’agit

Reims
d’une vaste plaine agricole, tire son de l’un des arcs les mieux conservés
nom du peuple qui occupait alors La cité de Gaule. Dégagé des remparts au
la région : la tribu belge des Rèmes. esiècle, restauré depuis, ce monu-
Si l’oppidum de 70 ha, surnommé
administrative se ment de 33 m de hauteur présente
Durocorter –nom d’origine celte– et transforme alors une particularité remarquable : il ne
protégé par une double enceinte de en ville garnison. suit pas le plan traditionnel des arcs
fossés et de déblais de terre n’est pas le de triomphe. Au lieu de deux piles, ce
plus grand de la région, il entre toutefois dans la posté- sont quatre colonnes, parfaitement identiques, qui sup-
rité lorsque le proconsul César y convoque une assem- portent deux voûtes reliées entre elles. La frise de l’arcade
blée à laquelle participent les chefs gaulois vaincus lors orientale représente une louve allaitant deux enfants. Un
de la campagne militaire de 53av. J.-C. À cette occa- retour au mythe fondateur… de Rome!
sion, les Rèmes font allégeance au général victorieux
et obtiennent le titre envié de cité fédérée. Ce qui les
dispense de verser le tribut, marque d’assujettissement … conquise par les romains
à Rome. Cette exemption d’impôt est conséquente :
la ville de Durocortorum ache très tôt une certaine
opulence liée à l’importance de son marché au grain. Rebaptisée cité des Rèmes (civitas Remorum), vers 235,
La région se montre particulièrement fertile, comme au moment où les Francs repoussent une première
en témoigne d’ailleurs le nom de Champagne qui vient fois les légions romaines, Reims est reconquise par les
du latin Campaniens et qui évoque une grande plaine à troupes d’Aurélien autour de 274. La cité administrative
graminées. se transforme alors en ville garnison. L’empereur Julien
souhaite en eet, de361 à363, en faire une tête de pont
La richesse agricole permet à la cité de se développer pour sa contre-oensive contre les soldatesques «bar-
dès le début de l’ère chrétienne. La ville se dote aussi bares» d’Europe centrale.
très tôt d’ateliers spécialisés dans la fabrication de
poteries et de verreries. Domaine dans lequel le savoir- Carrefour stratégique desservant à la fois Lutèce, Lyon,
faire de ses artisans paraît reconnu dans l’ensemble de Metz et Trèves, assez éloignée de la frontière du limes
pour ne pas être attaquée par surprise, mais su- L’événement est rapporté par Grégoire de Tours. Le
samment proche pour permettre des ripostes rapides, baptême du chef franc par saintRemi serait intervenu
Reims possède un intérêt militaire de tout premier en 496… ou 498. La tradition chrétienne veut que cet
ordre. Pour preuve, l’empereur Valentinien y séjourne événement décisif de l’histoire de France se soit déroulé
plus d’un an au moment de la guerre avec les Alamans dans le baptistère qui s’élevait dans le anc nord de la
(366-367). En tombant entre les mains des Vandales en première basilique dédiée à la Vierge. Il y avait là une
406, la cité va conserver son rôle de base militaire. Tout «piscine» située dans les sous-sols de l’édice religieux,
au long du esiècle, elle fait face aux assauts des Huns édiée en lieu et place d’anciens thermes romains.
conduits par Attila, qui perdra la bataille des champs
Catalauniques en 451. Cette conversion, suivie par le baptême collectif des
3 000compagnons d’armes du guerrier, vainqueur des
Le développement du christianisme et le rôle central troupes barbares de Syagrius, est fondatrice a plus d’un
que va jouer Reims dans l’armation de ce nouveau titre. En embrassant la foi catholique, le chef des Francs
culte confèrent à la ville une aura supplémentaire. Bien marque le déclin de la religion arienne débarquée en
que le réseau routier romain se dégrade rapidement à Gaule à la faveur des invasions wisigothes. Elle ouvre
partir du e siècle, les envoyés des souverains pontifes également l’avènement d’un régime empreint de religio-
empruntent ces voies de circulation, à commencer par sité dont Reims sera l’un des emblèmes. Cette conver-
la célèbre voie Agrippa qui part de Rome et remonte sion va valoir à Reims le statut de «ville sainte» –dotée
vers l’Allemagne. Les pères évangélistes portent la de 17 sanctuaires, la cité épiscopale va être dédiée au
« bonne parole » le long de ces axes. Les églises eu- sacre des rois de France dès le esiècle.
rissent au bord des routes. La christianisation de Reims
148

remonte probablement à la n du e  siècle, même si


aucun texte ne l’atteste. Cela ne se fait pas sans heurts: LA « SAINTE AMPOULE »,
Reims

en 407, les Vandales martyrisent Nicaise, premier PROPRIÉTÉ DE L’ÉVÊQUE RÉMOIS


évêque de la ville, qui sera canonisé peu après. Il faut
encore attendre un demi-siècle pour que le catholicisme
supplante dénitivement les cultes «païens». L’épisode Un siècle durant, Reims sera la capitale de l’Austrasie,
s’illustre de manière spectaculaire par la conversion du l’un des grands ensembles régionaux nés de l’éclate-
ls de Childéric: Clovis. ment de l’Empire franc autour de 558. Mais sa position,
jugée trop périphérique par les dignitaires de ce terri-
toire encadré par le Rhin et la Meuse, lui vaudra d’être
abandonnée au début du e siècle par les Austrasiens,
au prot de Metz. La réputation du siège du duché de
Champagne, coné dès sa création à l’archevêque de la
ville, n’en demeure pas moins grande si l’on en juge par
le prestige de ses titulaires du début de l’ère mérovin-
gienne : qu’il s’agisse de Nivard (657-673) ou de Rieul
(673-689), tous deux canonisés.

La richesse de cette région agricole la place au centre de


nombreuses convoitises. Le duché gure en eet parmi
les plus prospères du royaume jusqu’au e  siècle.
Reims intègre l’Empire carolingien dès la première
moitié du e siècle. Est-ce à l’initiative de Charles
Martel lui-même, ou de l’un de ses descendants ? La
ville conserve une certaine indépendance, notamment
grâce à l’action de l’archevêque Tilpin, dont la mémoire
est honorée par une chanson de geste (il y est mentionné
 e sous le nom de Turpin) autour de 748.

Haut lieu de pèlerinage, métropole régionale de premier Champagne – dont le siège est xé à Troyes mais qui
plan, Reims redevient une ville de garnison stratégique rejaillit aussi sur Reims. Détail amusant : l’ancienne
car postée sur la route de l’Italie. Charlemagne, qui y a commanderie templière rémoise abrite aujourd’hui les
enterré son frère Carloman en 771, y rencontre d’ailleurs caves du champagne Veuve-Clicquot.
le pape LéonIII en 804 avant de se rendre, en sa compa-
gnie, à Aix-la-Chapelle dont il fera sa capitale. Renouant
avec une tradition ancienne, son ls, LouislePieux, va MANQUE UNE IMPOSANTE CATHÉDRALE
s’y faire sacrer par le souverain pontife ÉtienneIV en 816.

Naguère organisée indiéremment à Compiègne, Reims ache sur sa voisine troyenne une supériorité
Noyon ou Orléans, l’intronisation royale ne se fait non feinte. Car c’est une ville sainte. Le souverain pon-
plus, après l’an mille, qu’en ce lieu. Et pour une raison tife Urbain II, à l’origine de la première croisade, l’a
simple! La «sainte ampoule» qui permet d’oindre le souligné dans une bulle. Ce pape champenois – il est
front des monarques est désormais propriété de l’évêque né à Lagery entre Reims et Dormaens –, par ailleurs
rémois. Même Suger, évêque de Saint-Denis (de 1122 à ancien élève de l’École de Reims, insiste sur le fait que
1151) ne parviendra pas à récupérer le précieux acon. l’ancienne capitale des Rèmes n’est pas une cité comme
L’avènement des Capétiens a beau faire de Paris la capi- les autres. Ne lui manque qu’une imposante cathédrale!
tale politique et administrative du royaume, sa capitale Les bourgeois de la ville vont la nancer. Les travaux
symbolique demeure Reims. débutent en 1211. L’édice va asseoir dénitivement
l’autorité de l’école capitulaire de Reims. Premier foyer
Ce privilège est aussi et surtout une lourde charge car intellectuel du royaume, la cité champenoise voit, dans

149
la cérémonie du sacre est intégralement nancée par le même temps, eurir dans l’ensemble du pays des
l’archevêché local. Ce qui implique des impôts particu- églises dédiées à son saint patron Remi.

Reims
lièrement lourds. Fort heureusement, la cité, devenue
l’un des grands lieux d’échange européens, prospère. La Le développement d’ateliers textiles va encore enrichir
foire de Reims attire des commerçants de tout le conti- la cité. Cette industrie, née probablement au milieu du
nent. La crise politique et l’émergence d’une certaine e siècle, s’arme non seulement dans la production
insécurité, liée au développement de bandes organisées de toiles mais aussi de drap. Le travail du lin et de la
nalement écrasées par EudesIer en laine y est de si bonne qualité que
888, n’empêchent pas son négoce de plusieurs maisons rémoises four-
s’armer comme l’un des plus actifs La cité, devenue nissent le Palais royal. Une chemise,
de l’époque. Situé à mi-chemin entre conservée dans le « trésor » de la
l’Italie et les Pays-Bas, Reims devient
l’un des grands cathédrale Notre-Dame de Paris et
l’un des nœuds commerciaux incon- lieux d’échange attribuée à SaintLouis, semble d’ail-
tournables de la chrétienté. Sa posi- européens, prospère. leurs en provenir. La bonne fortune
tion de carrefour, la réputation de des tisseurs rémois durera plusieurs
son vignoble et l’hospitalité de ses habitants y sont pour siècles. C’est ainsi que la manufacture des Gobelins,
beaucoup. En conséquence, la ville s’étend. L’archevêque inaugurée sous le règne de LouisXIV, sera fondée par
Guillaume aux Blanches Mains met en place l’un des les héritiers de Gilles et PhilibertGobelin, teinturiers et
premiers plans d’urbanisme connu en France. Les ter- drapiers rémois installés à Paris en 1443.
rains marécageux qui bordent la Vesle sont assainis et
lotis à son initiative. Une «ville neuve» sort de terre. La La promotion d’une haute bourgeoisie locale, qui se pré-
Champagne est alors à son apogée. vaut parfois de titres nobiliaires de courtoisie, s’accom-
pagne de nombreux mariages entre aristocrates et riches
L’ordre des Templiers, fondé quelques années aupa- marchands. La société rémoise ore, alors, un visage d’une
ravant en Terre sainte par un enfant du pays, étonnante modernité. La hiérarchie sociale ne se fonde
HuguesdePayns, s’implante sur son territoire en1128 plus seulement sur l’extraction et la naissance. L’ascension
ou 1129. Cette organisation militaro-religieuse que peut se faire par le travail. Grâce à la prospérité de leurs
l’on surnomme alors «la Milice des pauvres chevaliers aaires et à l’accumulation de capitaux, les commer-
du Christ » renforce encore le prestige du comté de çants rémois créent un embryon d’activité bancaire. Via
Tournai, les entrepreneurs rémois parviennent à s’intro- Reims, bien qu’exsangue, continue néanmoins d’armer
duire avec succès aux Pays-Bas. sa diérence. Aaiblie par plusieurs épidémies de peste
pendant le esiècle, la capitale de Champagne se refuse
à capituler devant plus puissante qu’elle. Ce qui déplaît
Disette, crise économique, instabilité souverainement à LouisXI, soucieux de centraliser tous
politique… Reims se porte mal les pouvoirs à Paris. Pour casser le prestige de Reims,
le souverain accorde davantage de privilèges à Troyes.
Le bailli RaulinCochinart va tout faire pour « mater »
La disette qui sévit à la n du esiècle amorce une l’impertinente en augmentant la pression scale. Reims
forme de déclin pour Reims. La crise rencontrée par la ne reviendra « en cour » qu’avec François Ier qui, dit-
draperie rémoise autour de 1280 va être accentuée par le on, apprécie son vin. Deuxième centre lainier du pays,
reux des marchands étrangers. La désertion des com- après Amiens, la ville voit sa population doubler sous son
merçants italiens dès les premières années du e siècle règne. L’aristocratie locale nance des artistes de renom
est ainsi à l’origine d’une crise majeure. L’étoile de d’origine amande et italienne. Reims arme un art de
Reims commence à pâlir. vivre que lui envie la capitale du royaume. Le déclenche-
ment des guerres de Religion empêche malheureusement
L’instabilité politique et les catastrophes qui s’abattent une véritable «renaissance» de la cité rémoise.
sur le pays ont, de fait, de lourdes conséquences
pour la ville. La rupture entre Philippe de Valois et La Réforme a très tôt pénétré la ville. Les luthériens s’y
Édouard d’Angleterre, suivie par le signalent dès 1525. Des prêches sont
déclenchement des hostilités franco- organisés dans les crayères, au bois de
150

anglaises, est durement ressentie par Muire et au château de Bézannes. Les


les Champenois. La guerre aggrave calvinistes, qui disposent d’une place
Reims

encore les dicultés économiques. forte toute proche, à Montcornet, et


Édouard III investit Cambrai en d’une petite armée, se heurtent fré-
1339, l’armée anglaise pille Caen et quemment à la répression royale.
progresse en Normandie… La ville Les massacres vont se succéder. Aux
est sollicitée pour nancer et par- oensives des uns… vont répondre
ticiper aux combats. L’archevêque, les contre-oensives des autres. Après
JeandeVienne, commande ainsi un la tuerie de Wassy en 1562, attribuée
contingent de plusieurs centaines de aux partisans du duc de Guise, les pil-
Rémois à la bataille de Crécy. lages se multiplient. Le roi de France
Henri III juge la ville irrécupérable
Après le siège de Calais, Reims et lui préfère Châlons la catholique.
redoute une attaque britannique. Elle       L’accession au pouvoir d’Henri IV
n’aura pas lieu. Une trêve étant signée       –le sacre d’Henride Navarre ne pou-
en 1355, la ville respire un peu. Mais  vant d’ailleurs avoir lieu à Reims pour

la peste va se montrer bien plus meur- cette raison–, en 1589, se traduit par
trière que l’armée d’Angleterre. GuillaumedeMachaut un revirement de situation. La population rémoise nit
raconte comment les reliques de saint Remi vont être en eet par renouer avec le catholicisme.
sollicitées pour éloigner l’épidémie. Ce qui, malgré tout,
n’empêchera pas un tiers de la population de succomber La rivalité avec Châlons se déplace dès lors sur un autre
au éau. Une jacquerie (en 1358) provoque la fuite de terrain: les vendanges. Les deux villes se disputent en
l’archevêque de la ville juste avant la reprise des combats eet celles de 1589 et 1590. Ce qui va contraindre le
et le siège de Reims par les Anglais (en décembre1359). roi à intervenir deux ans plus tard pour départager en
La cité résiste cependant victorieusement. Mais ces toute autorité les concurrentes. Il faut dire que le vin
épreuves nissent par dénitivement l’aaiblir. légèrement mousseux de Champagne est devenu une
source appréciable de revenus… Ne dit-on pas que le
Au sortir de la guerre de CentAns, Paris renforce encore prix d’une bouteille équivaut à trois journées de salaire
sa puissance nancière et administrative. La commune de d’un manœuvre?
Dom Pérignon, procureur du monastère bénédic-
tin de Hautvillers de 1668 à 1715, en aurait perfec-
tionné la distillation. Les négociants rémois par-
viendront à faire adopter cet élixir par toutes les
cours d’Europe. Reims devient alors la capitale
du luxe. Son inuence politique – déjà moindre
par rapport à celle de Paris– ne sera plus que symbo-
lique. Seule, l’accession d’un enfant du pays, Colbert,
au poste envié de ministre de LouisXIV, rappellera un
moment son prestige d’antan. Mais le surintendant des
Finances qui succède à Fouquet ne fera rien pour sa ville.
En 1789, ses habitants aamés par un hiver particulière-
ment dur se révolteront dès le mois de mars, ce qui fera
dire de Reims qu’elle est «la commune la plus ardente
de la Révolution». Certes, le Premier consul Bonaparte
y fera bien une visite ocielle en août 1803. Mais la
ville ne récupérera jamais son statut de métropole de
premier plan. Le sacre de CharlesX en sa cathédrale en
1825 ne sura pas, non plus, à redorer son blason.

La révolution industrielle ne lui bénécie qu’un temps.            

151
L’arrivée du train en 1854 se révèle à double tranchant: 
en lui permettant d’exporter ses tissus vers la capitale, le

Reims
chemin de fer vide également la cité de ses forces vives. Il ne faudra pas moins de 400architectes et 800millions
Seul un original, du nom d’AchilleLaviarde, pense que de francs-or pour reconstruire la ville, pendant dix ans,
Reims peut encore prétendre jouer un rôle de premier dans un style Art déco que l’on redécouvre aujourd’hui
plan. Né le 7novembre1841, ce pittoresque personnage, et qui fait le charme de la bibliothèque Carnegie ou de
décédé en mars1902, est le fondateur d’un insolite ordre l’église Saint-Nicaise (aux vitraux signés Lalique).
de chevalerie: la Constellation du Sud et va jusqu’à s’au-
toproclamer roi de l’imaginaire pays d’Araucanie sous Ressuscitée, Reims est, à nouveau, très éprouvée lors du
le nom d’AchilleIer. Son invention fait rire la population second conit mondial. La quasi-totalité de la commu-
locale et jaser la capitale: parenthèse comique avant un nauté juive est déportée. Et 1 200 habitants meurent ;
grand drame… Celui de la Grande Guerre. 600 maisons sont détruites par les bombardements.
Libérée le 29 août 1944, la ville est témoin de la red-
Ravagée par la terrible bataille de la Marne, en sep- dition allemande puisque c’est dans le lycée technique,
tembre 1914, bombardée plus de mille jours durant, aujourd’hui baptisé Roosevelt, que le chef d’état-major
Reims est presque anéantie en 1918. Les chires parlent de la Wehrmacht –le général Jodl– rend les armes au
d’eux-mêmes : sur 14 000 maisons, une soixantaine a général Eisenhower le 7mai1945 à 2h41 du matin.
résisté au feu ennemi quand survient l’armistice. Quant
à la cathédrale, il n’en reste que le squelette, proche de Après-guerre, la cité rémoise redeviendra ville de gar-
l’eondrement complet. Les somptueuses demeures nison, comme au temps des Romains. Les Américains
médiévales – à commencer par la Maison des musi- ayant choisi d’y installer une base de l’Otan. Et c’est
ciens – qu’Albert Londres avait admirées, les hôtels très symboliquement dans la cathédrale de cette ville
Renaissance loués par VictorHugo, ont été incendiés. martyre que le général de Gaulle et le chancelier
L’hôtel de ville et sa statue équestre de LouisXIII sont ConradAdenauer choisiront la voie de la réconciliation
réduits à néant. Ainsi que la maison de Colbert. Une entre la France et l’Allemagne le 8juillet1962.
miraculée: la porte de Mars, témoin de la Rome impé-
riale, est intacte.
Strasbourg
La capitale de Noël

Strasbourg est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco pour sa « Grande Île » –
son noyau historique délimité par la rivière l’Ill et le canal du Faux-Rempart

de 90 ha, qui comprend la cathédrale, la célèbre « Petite France », et l’ancien quartier
des Tanneurs, dont les maisons à colombages traditionnelles et toits pentus bordent les quais,
est à lui seul un résumé de son évolution, de l’époque romaine à nos jours.

camp romain établi ici vers 12 avant notre ère– subsiste


12 av. J.-C. : Établissement d’un camp romain dans le tracé ancien du cardo – rue du Dôme – et du
sur une île en bordure du Rhin decumanus –rues des Hallebardes et des Juifs– qui se
887 : Strasbourg et sa région inclus croisent à angle droit. Située au cœur de la fertile plaine
dans le royaume de Germanie d’Alsace, Strateburgum, la ville forte à la croisée des
152

chemins, devient, dès l’époque mérovingienne, vers


1262 : VILLE LIBRE DU SAINT EMPIRE ROMAIN
500-750, le siège d’un évêché. Vers l’an 800, à l’époque
GERMANIQUE
Strasbourg

carolingienne, placée alors sous l’autorité religieuse et


1697 : RATTACHEMENT DÉFINITIF DE STRASBOURG, politique des évêques, elle est déjà l’une des grandes cités
« VILLE LIBRE ROYALE », À LA FRANCE rhénanes. Mais les bourgeois prennent en main sa desti-
1988 : Inscription de Strasbourg sur la liste née en 1262. Libérée de la tutelle temporelle épiscopale,
du patrimoine mondial de l’Unesco elle est désormais ville libre du Saint Empire romain
germanique. À l’abri derrière sa nouvelle enceinte for-
tiée qui épouse les limites de l’ellipse insulaire, elle a
Strasbourg l’Européenne, ville rhénane emblématique, donc le privilège de battre monnaie. À sa tête, se trouve
pour le meilleur et pour le pire, des relations franco- un magistrat, le Ammeister, désigné à partir de 1349 par
allemandes, où aeure encore la profonde empreinte les 28 représentants des artisans regroupés dans des cor-
multiculturelle de la Mitteleuropa, c’est à la fois tout porations. Il est assisté de quatre Stettmeister élus et d’un
cela et bien plus encore. Les façades de ses édices Conseil comprenant des patriciens (bourgeois en majo-
livrent des chapitres de son histoire riche, mouvemen- rité) et des artisans en nombre égal.
tée et singulière. Rien ne vaut la marche à pied, dans
cette cité à taille humaine, pour s’imprégner du charme Protégée par ses ponts couverts qui renforcent son sys-
prenant de ses entrelacs de rues et de places, jalonnés de tème défensif là où l’Ill et la Bruche entrent dans l’en-
musées, bordés de boutiques célébrant l’art de vivre à ceinte, Strasbourg, ville de négoce et de banque, l’un
l’alsacienne, et parsemés de pâtisseries odorantes et de des hauts lieux de l’imprimerie à partir de la seconde
Winstubs ou Bierstubs accueillants, refuges gourmands moitié du e siècle, est une cité orissante, première
et chaleureux par temps de froidure. puissance territoriale de la région par ses possessions
en Basse-Alsace. Son premier âge d’or débute alors.
Depuis la gare centrale, après avoir suivi en face la rue Plusieurs édices religieux en témoignent encore dans
du Maire-Kuss et franchi un pont sur le fossé du Faux- la Grande Île. La cathédrale en premier lieu, vecteur de
Rempart, il sut d’emprunter l’ancienne via praetoria l’art gothique dans l’Est et dont le chantier est contrôlé
romaine, aujourd’hui Grand’Rue, pour se rendre dans depuis le esiècle par la Fondation de l’Œuvre Notre-
le quartier de la cathédrale, situé sur le point le plus haut Dame, siège à l’origine de la loge des tailleurs de pierre,
de la Grande Île. Le souvenir d’Argentorate –le nom du une institution laïque toujours active de nos jours.
153


Son imposant bâtiment en deux parties, gothique et décorée de motifs profanes et sacrés, construite en 1589
Renaissance, desservies par un remarquable escalier à sur un rez-de-chaussée en pierre de 1467, est une illus-
vis en pierre de 1579, se trouve sur le côté sud de la place tration éloquente avec ses trois niveaux en encorbelle-
de la cathédrale et abrite un musée consacré aux arts ments et ses trois étages de combles de la prospérité de
du Moyen Âge et de la Renaissance. Ou encore l’église- son propriétaire d’alors, un marchand de fromage. Non
halle Saint-omas (e- e siècles), la plus vaste de loin, place Gutenberg (l’ancienne place Saint-Martin),
la ville après la cathédrale, haut lieu de la Réforme, les là où se trouve, au Moyen Âge et à la Renaissance, le
églises Saint-Pierre-le-Jeune ( e- e), protestante, et cœur économique et politique de la ville libre, apparaît
Saint-Pierre-le-Vieux (e- e), catholique et protes- le Neubau ou « nouveau bâtiment », actuelle chambre
tante, aujourd’hui symbole d’un œcuménisme apaisé. de commerce et plus ancien édice Renaissance de
Quelques demeures Renaissance subsistent: à l’angle de Strasbourg. Il a été érigé en 1583-1585 pour agrandir
la rue des Hallebardes, sur la place de la Cathédrale, la l’hôtel de ville, la « Pfalz » du e siècle (disparu en
haute maison Kammerzel à la façade en bois richement 1780). Plus loin, quai Saint-Nicolas, se trouve, dans une
ancienne demeure strasbourgeoise, le Musée alsacien
dont la cour intérieure Renaissance avec ses galeries en
Après la période dite de l’Intérim, bois sculptés est l’une des plus belles de la cité.
imposée par Charles Quint,
autorisant l’exercice des deux Au cœur de la Réforme protestante
religions, catholique et protestante
dans l’Empire, des tensions Imprégnée très tôt, dès 1519, par les écrits de Martin
apparaissent. Luther, Strasbourg, alors dominée par la gure de
l’homme d’État et humaniste Jacques Sturm de Sturmeck, engage de diciles tractations pour permettre à la
est l’une des capitales de la Réforme protestante. En noblesse française d’accéder à ce prestigieux évêché.
1530, avec trois autres villes (Memmingen, Constance Libre, Strasbourg ne l’est plus qu’en théorie. La première
et Lindau), elle rédige la Tétrapolitaine, une confession mesure marquant ce changement de statut est l’arrivée
de foi qui témoigne de la position modérée des réforma- d’un nouveau personnage, le prêteur royal qui a la main-
teurs strasbourgeois (dont le plus actif est Martin Bucer, mise sur la ville. En 1697, le traité de Ryswick consacre
un ancien dominicain). Mais elle est remplacée en 1580 le rattachement dénitif de Strasbourg, « Ville Libre
par la «formule de concorde» xant une nouvelle ortho- Royale», à la France. Devenue capitale régionale, la ville
doxie au sein du luthéranisme. Après la période dite de accueille le Haut Commandement militaire et l’Inten-
l’Intérim, imposée par Charles Quint, autorisant l’exer- dance d’Alsace. Son deuxième âge d’or commence.
cice des deux religions, catholique et protestante dans le
Saint Empire, des tensions apparaissent. Strasbourg fait
alliance avec des villes et États protestants. L’une de ces Armand-Gaston
ententes est marquée par la venue en 1576 d’une délé- et « le petit Versailles »
gation de Zurichois, à l’occasion d’un concours de tir à
l’arbalète. Venus par le Rhin et l’Ill en une journée, ils
débarquent munis d’une marmite de bouillie de millet L’aux d’une nouvelle population catholique et fran-
encore fumante an de prouver la rapidité de leur inter- cophone –en grande partie des militaires et des fonc-
vention en cas de besoin. Le chaudron en bronze est tionnaires– bouleverse la sociologie de la ville protes-
exposé dans une vitrine du Musée historique. tante. De 22 000habitants en 1681, la population passe
à 26 480 en 1697 sans compter la garnison (environ
154

À la même époque, les Strasbourgeois accueillent des 5 000 à 6 000 personnes). Une citadelle est construite
réfugiés huguenots dont beaucoup de face à Kehl, au bord du Rhin, tandis
Strasbourg

Français. Leur séjour, provisoire ou que des casernes prennent place dans
durable, marque le début d’un bilin- la ville. L’inuence française se diuse
guisme qui ne concerne encore qu’une peu à peu, mais le véritable tournant
minorité. Un nouveau conit entre dans l’évolution culturelle strasbour-
protestants et catholiques débute en geoise intervient avec la construction
1618. Il va durer trente ans. En 1635, du palais Rohan, «le petit Versailles»,
la France de Louis XIII et Richelieu, commandité par Armand-Gaston
alliée à la coalition protestante, entre de Rohan-Soubise, premier prince-
en lice pour combattre la puissance évêque français de Strasbourg depuis
de la maison des Habsbourg. Elle y 1704 dont les contemporains –Saint-
gagne les possessions habsbourgeoises Simon en tête– assurent qu’il serait le
en Alsace par le traité de Westphalie ls naturel de LouisXIV. Pour réaliser
en 1648. Mais le dernier pont sur le Stettmeister cette résidence épiscopale et royale
Rhin avant la mer du Nord, un enjeu         –le roi doit pouvoir y être logé dans
stratégique pour la France, se trouve       un cadre à sa mesure–, le grand aumô-
e 
près de Strasbourg. La ville qui tente, nier de France fait appel au premier
en vain, de préserver une image de neutralité, est cer- architecte de LouisXV, Robert de Cotte, beau-frère de
née par les troupes de Louvois. Elle capitule le 30sep- Jules Hardouin-Mansart, qui a déjà œuvré dans son
tembre 1681. Louis XIV accorde à la ville le privilège domaine alsacien de Saverne. Réputé pour son habi-
de conserver ses institutions et le «libre exercice de la leté à tirer parti des terrains les plus diciles, Robert
religion » mais exige que la cathédrale soit rendue au de Cotte parvient, sur un sol en déclivité, à édier à
culte catholique. Le 24octobre, dès le lendemain de son l’emplacement de l’ancienne résidence des princes-
entrée à Strasbourg, le roi assiste à la messe de Te Deum évêques, «une œuvre d’art totale à la pointe du grand
célébrée en la cathédrale par le prince-évêque Egon de goût français des années 1730» selon les mots d’Étienne
Furstenberg, très francophile représentant de l’une des Martin, le conservateur du musée des Arts décoratifs,
plus illustres familles du Saint Empire, dont le diocèse l’une des trois institutions installées sur place avec les
s’étend sur l’autre rive du Rhin. Dès 1687, Louis XIV musées des Beaux-Arts et de l’Archéologie. À l’avant,
155
Strasbourg
e


au nord, côté cour d’honneur, Robert de Cotte place le Les Strasbourgeois qui assistent à l’avancée des travaux
palais épiscopal; à l’arrière, au sud, en bordure d’eau, et ont l’occasion de visiter les somptueux appartements
le palais royal qu’il dote d’une façade monumentale à en l’absence de l’évêque, mettent, lorsqu’ils en ont les
trois niveaux, prolongée par une terrasse fermée par moyens, leurs demeures au goût du jour, en ornant leurs
des grilles frappées du chire des Rohan. La rivière qui façades d’éléments architecturaux inspirés des sculp-
la longe est traitée comme un canal au point que lors du tures extérieures du palais, dues à Robert le Lorrain et son
séjour de LouisXV en janvier1744, des fêtes nautiques atelier, ou des motifs des boiseries intérieures. Les garde-
sont organisées, comme à Versailles, avec gerbes d’eau corps à la française remplacent les oriels ou balcons à
et feux d’artice. De grands panneaux peints reprenant l’allemande en bois, ces avancées qui permettent de voir
les motifs d’arcatures de la cour d’honneur sont sus- la rue tout en étant à l’abri. Certaines demeures mêlent
pendus devant les maisons du quai des Bateliers, situées les deux traditions, française et germanique, comme
en face, pour clore cet espace. Une astuce qui sera l’exemplaire façade de l’ancien hôtel de Billy, 3 quai
reprise à chaque visite royale avec un décor chaque fois Saint-omas, reconstruit en 1737-1738 qui présente
renouvelé comme lors de la venue de Marie-Antoinette deux oriels en grès rose reliés par un balcon en fer forgé à
en 1770. Construit, décoré, meublé en l’espace de dix la française. Les hôtels particuliers construits à la même
ans par le même maître d’œuvre, le palais Rohan est la époque par l’aristocratie, attirée par le rayonnement de
seule réalisation de Robert de Cotte qu’il ait conduit de la cour du prince-évêque, sont conçus d’après un style
bout en bout. La dernière aussi. La demeure est ache- parisien plus sobre, entre cour et jardin. Par exemple,
vée en 1742. Il meurt en 1749, la même année que son place Broglie, l’ancien hôtel de Hanau-Lichtenberg,
éminent commanditaire. futur hôtel de ville, et l’hôtel des Deux-Ponts (actuel
hôtel du Gouvernement militaire), qui doit son nom à mauvaise conjoncture économique puis la Révolution,
son propriétaire à partir de 1771, le sémillant «prince le réaménagement s’arrête là privant la ville d’une place
Max » des Deux-Ponts, colonel du régiment d’Alsace à la française comme il en existe à Nancy.
et futur roi de Bavière, évoqué par la baronne d’Ober-
kirch dans ses Mémoires. D’autres, construits souvent
pour de riches commerçants et artisans, développent Une ville marquée par la Révolution
un style « rococo strasbourgeois », typique dont l’un et la guerre
des plus beaux exemples est le Poêle (du nom du poêle
ou stube qui chaue la maison) de la corporation du
Miroir, celle des marchands et des négociants, rue des Le 26 avril 1792, un jeune ocier convié chez le pre-
Serruriers, caractérisée par les mascarons de ses fenêtres mier maire de Strasbourg, Frédéric de Dietrich, com-
représentant les quatre saisons et pose un chant pour l’armée du Rhin
les quatre continents. Mozart se qui s’apprête à partir au combat: il
produira en 1778 dans l’ancienne À la veille de la guerre passera à la postérité sous le nom de
salle du concert à lambris rocaille franco-prussienne, les «Marseillaise». L’une des victimes
du premier étage. strasbourgeoises de la Terreur ins-
affaires sont prospères taurée sous la houlette de Saint-
C’est dans ce climat d’émulation et le climat apaisé. Just et Lebas est le maire lui-même.
artistique que s’épanouit un arti- Ce savant reconnu, héritier d’une
sanat de luxe illustré notamment par le ranement des longue lignée de banquiers et maîtres de forges protes-
faïences et porcelaines Hannong et la production des tants, est guillotiné à Paris le 29 décembre. La cathé-
156

orfèvres strasbourgeois, renommés depuis le Moyen drale, devenue «Temple de la Raison », et ses statues
Âge. Hormis le grand bâtiment de l’hôpital civil recons- de rois subissent les excès révolutionnaires. Mais la plus
Strasbourg

truit après l’incendie de 1716 et le collège royal en grès grande partie des sculptures a été déposée et mise à
rose, place du Château, peu de nouveaux bâtiments l’abri. Un membre de la nouvelle municipalité, le jaco-
publics apparaissent au cours de cette période faste. À bin Téterel, propose d’abattre la èche qui, selon lui,
la demande de LouisXV, l’architecte Blondel dessine un porte atteinte au principe de l’égalité. Un autre jacobin,
plan d’embellissement de la ville. Approuvé en 1768, le ferronnier, Jean-Michel Sultzer, a la présence d’esprit de
projet débute par l’édication d’un bâtiment militaire la présenter au contraire comme un signal révolution-
sur la place d’Armes, l’Aubette, ainsi nommé car la gar- naire et forge aussitôt un bonnet phrygien de tôle rouge
nison y reçoit les ordres à l’aube. Mais retardé par la de plus de 10m de haut, qui coiera la èche jusqu’en
1802. Conservé dans un musée, il sera détruit par les
bombardements allemands de 1870. Si la Révolution
fait perdre aux Strasbourgeois leurs corporations et
éprouve durement la population, elle lui fait prendre
aussi conscience de sa profonde appartenance à la
nation française alors que la menace d’une invasion se
fait sentir. Toutefois, le soulagement est grand lorsque
Bonaparte prend le pouvoir le 19 Brumaire.

La première rénovation urbaine de la ville, encore dotée


d’un système de canalisations du esiècle, a lieu à par-
tir de 1840, avec la construction de quais et la mise en
place de l’éclairage au gaz. Cité cosmopolite de négoce
et de nance, Strasbourg occupe toujours au milieu du
esiècle, une place de ville frontière, passage obligé
des touristes se rendant, sous le Second Empire, dans la
    nouvelle station thermale de Baden-Baden. Dans cette
           
          agglomération à légère majorité catholique, le français,
 seule langue utilisée pour l’enseignement depuis 1853,


157
est compris de tous mais l’alsacien et l’allemand sont les fonctionnaires, professeurs d’Université –, nécessite
langues de la vie quotidienne. À la veille de la guerre la création de nouveaux quartiers. La construction

Strasbourg
franco-prussienne, les aaires sont prospères et le cli- –jusque dans les années 1950– d’après le projet de l’ar-
mat apaisé. L’invasion de la frontière nord de l’Alsace chitecte Conrath (1880) de la Neustadt, la «ville nou-
par les Prussiens à partir du 4août1870 retentit comme velle», au nord-est de la vieille ville, va tripler sa surface
un coup de tonnerre. Strasbourg est assiégée à partir avec près de 10000 nouveaux édices. Elle se caractérise
du 12août, puis soumise aux tirs des canons jusqu’au par ses longues et larges avenues, ses parcs, ses places
27 septembre. Le lendemain, les vainqueurs font leur monumentales et ses immeubles aux styles architectu-
entrée dans une ville hostile, ravagée par les obus. raux divers, équipés du confort moderne tel que l’eau
Désormais capitale du nouveau Reichsland d’Alsace- courante, le tout-à-l’égout ou l’électricité, s’inscrivant
Lorraine, réfractaire à l’annexion des départements du dans un ensemble urbain homogène. Trois axes la
Bas-Rhin et du Haut-Rhin ainsi que d’une partie de la structurent: le premier via la Kaiser-Wilhelm Strasse,
Lorraine, elle vient pourtant d’entrer dans son troisième aujourd’hui avenue de la Liberté, relie l’ancien palais
âge d’or. L’héritage urbanistique de la période 1870-1918 impérial, l’actuel palais du Rhin (dont le style mêle les
a été longtemps occulté par les Strasbourgeois, durable- références à la Renaissance italienne et au baroque ger-
ment traumatisés par la période de la Seconde Guerre manique), au Palais universitaire, le pouvoir politique
mondiale, la pire de toute leur histoire. L’administration au pouvoir intellectuel ; le deuxième, perpendiculaire
allemande entreprend la reconstruction des quartiers et tracé dans la perspective de la cathédrale, rapproche,
sinistrés et l’édication d’une nouvelle enceinte consti- par l’avenue de la Paix, le quartier wilhelminien au
tuée de douze forts orientés vers l’ouest. Le Saint Empire centre historique ; le dernier est celui des avenues des
souhaite créer une capitale pionnière, vitrine de sa puis- Vosges, d’Alsace et de la Forêt-Noire dans une progres-
sance et gure de proue de la modernité germanique sion vers l’Allemagne. Depuis le 9 juillet 2017, le péri-
dans tous les domaines. De plus, l’arrivée à nouveau mètre strasbourgeois de la Grande Île à la Neustadt est
massive d’émigrés, cette fois allemands – militaires, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Dunke
Dunkerque
Dunkerque

Lille
Lille

A
AMIENS
MIENS
MIENS
Hauts-
de-France
Amiens
HAUT LIEU DE LA SOMME

Outre sa cathédrale, joyau de l’art gothique, les quartiers pittoresques et les hortillonnages
d’Amiens offrent au promeneur l’occasion de découvrir des petits coins de paradis.
La ville révèle aussi sa modernité avec la tour Perret, longtemps le plus haut gratte-ciel
construit en Europe.
160
Amiens

Au e 
Amiens, capitale régionale de la Picardie, traversée par
la paisible Somme, recèle d’insoupçonnables trésors 54 av. J.-C. : Jules César séjourne à Amiens
patrimoniaux et paysagers. On est d’abord hypnotisé 1117 : la ville obtient une charte
par l’élégance de l’architecture de la cathédrale Notre- des libertés communales
Dame (esiècle). Mais l’histoire insue aussi toute sa
1598 : le roi de France fait édifier une
force aux autres monuments, musées, quartiers et jar-
citadelle qui signe la fin
dins de la cité. Et une couleur, ce fameux bleu d’Amiens,
de l’autonomie de la ville
extrait de la guède (plante tinctoriale à eurs jaunes),
témoigne de son riche passé. Entre le e et le e siècle, 1871 : Jules Verne s’installe définitivement
l’Isatis tinctoria a fait la fortune des teinturiers locaux. à Amiens
L’Europe entière déboursait des sommes astronomiques
pour s’en procurer! Et ce, bien avant le développement Les monuments publics apparaissent : le forum, les
du commerce du pastel à Toulouse. En descendant la rue thermes ou encore l’amphithéâtre, d’une capacité de
Metz-l’Évêque, les façades hétéroclites de pierre, de bois plus de 17 000 places, ainsi qu’un théâtre. D’après les
ou de brique forment une haie d’honneur qui conduit données archéologiques, Samarobriva abrite environ
au pittoresque quartier Saint-Leu, surnommé la Petite 25 000 habitants à la n du esiècle. La ville est alors
Venise du Nord. De la ville haute à la basse, il n’y a qu’un l’une des plus importantes de la province de Gaule-
pas. C’est dans cet ancien faubourg populaire, véritable Belgique avec Reims et Trèves, et elle est même plus
cœur historique d’Amiens, que se faisait le commerce grande que Paris et Londres!
uvial. Gribanniers et hortillons (maraîchers d’Amiens)
débarquaient leurs marchandises au port du Don. Les Mais la cité subit les contrecoups des invasions barbares

161
façades bariolées des cafés et restaurants du quaiBélu se au cours du e siècle et se renferme derrière d’épaisses
dressent, là, superbes. Une plaque xée sur l’une d’elles murailles. Couvrant une vingtaine d’hectares, l’en-

Amiens
rappelle l’ancien nom du quai : la rue de la Queue-de- ceinte du castrum , rectangulaire, s’appuie sur le forum
Vache. À côté, une autre pancarte indique «St-Leu, un et l’amphithéâtre au sud, remonte vers le nord jusqu’au
quartier où il fait bon vivre». Depuis la réhabilitation cloître des Sœurs-Grises, longe le cours de l’Avre, passe à
des quais, à la n des années1980, Saint-Leu est devenu hauteur de la première travée du chœur de la cathédrale
un haut lieu touristique pendant la journée, un coin et se prolonge dans l’actuelle rue des Trois-Cailloux.
branché le soir. Ses modestes maisons à pans de bois Samarobriva prend alors le nom de civitas Ambianorum
et torchis, blotties les unes contre les autres, et ses rues (la cité des Ambiens), puis civitas Ambianensium (la
pavées soigneusement entretenues sont au centre de cité des Amiénois). Elle sera plus tardivement appelée
toutes les attentions. Pourtant, au début du esiècle, Ambianum (Amiens). Au moment de la christianisa-
c’était un quartier où s’entassaient les taudis. tion arrive dans la région Firmin, un prêtre originaire
de Pampelune, en Espagne. Selon la tradition, l’homme
de Dieu entame l’évangélisation des habitants à la n du
Du pont romain sur la Somme e siècle. Mais sa mission n’est pas vue d’un bon œil par
à Amiens la catholique tout le monde. Persécuté par le prêtre païen Auxilius, il
préfère alors être arrêté. Enfermé dans l’amphithéâtre,
il est martyrisé dans sa prison sur ordre du gouverneur
Quelle serait la réaction d’un légionnaire romain face à Rictiovarus. Décapité le 25septembre303, saintFirmin
la ville d’aujourd’hui? Il resterait médusé. À l’origine, aurait été le premier évêque de la cité. Mais c’est la «cha-
Samarobriva, « pont sur la Somme » en gaulois, est rité de saintMartin» qui reste toutefois l’épisode le plus
seulement un lieu de passage. Son nom apparaît pour célèbre de cette période. Durant un rude hiver, proba-
la première fois dans les Commentaires de la guerre des blement en 334, Martin, ocier de la garnison impé-
Gaules de JulesCésar. En 54 av.J.-C., le général romain riale, croise un pauvre homme transi devant une porte
y dresse ses quartiers d’hiver au retour d’une expédi- de la ville. L’infortuné supplie en vain les passants de lui
tion en Bretagne insulaire (Angleterre). Une ville gallo- faire l’aumône. Ému, Martin tire son épée et partage en
romaine, chef-lieu de la tribu celtique des Ambiani, y deux sa capella (cape ou chape) ; il en donne une moitié
voit le jour sous le règne de l’empereur Auguste. au nécessiteux –l’État romain paie la moitié de l’équi-
pement des soldats, il ne peut donc pas céder la totalité
de son manteau – et remet l’autre sur ses épaules. Si
Martin est connu comme évêque de Tours, peu de gens
savent qu’il a accompli ce geste symbolique, si souvent
représenté dans l’iconographie religieuse, à Amiens.

LA BANCLOQUE RYTHME LA VIE QUOTIDIENNE

Pillée, incendiée par les Vikings, puis moult fois dis-


putée entre les comtes de Flandre, de Rouen ou encore
de Vermandois (autour de Saint-Quentin), Amiens
connaît une période de stabilité à la n du e siècle. Des         

canaux sont aménagés dans le quartier Saint-Leu, des
moulins sont construits le long de la Somme et la «Paix Xavier Bailly, qui fut directeur du patrimoine et des
de Dieu» apaise les rapports entre l’évêque d’Amiens monuments historiques, explique : « Entre le e et le
et l’abbaye de Corbie. En parallèle, commerçants et esiècle, la construction de la cathédrale correspond,
manufacturiers prennent la tête d’une bourgeoisie à quelques années près, au règne de SaintLouis (1226-
naissante. Enrichie par le commerce du drap, celle-ci 1270). Tout le monde connaît le rôle majeur du souve-
acquiert une grande force politique. Pour preuve : en rain dans l’histoire. La couleur qui s’impose dans ce
1113, soutenue par le roi de France Louis VI le Gros, Moyen Âge est le bleu de la monarchie française, à la
162

elle se coalise avec l’évêque Georoy contre le comte fois symbole du pouvoir royal et du culte marial. Haut
Enguerrand de Boves pour s’établir lieu de pèlerinage, Amiens, dont la cathé-
Amiens

en commune. Mais le pouvoir comtal drale est dédiée à la Vierge, devient la capi-
ne l’entend pas de cette oreille. Quatre Amiens devient tale de cette mode bleue.
ans de combats seront nécessaires pour la capitale
contraindre Enguerrand à céder. Une Un fait méconnu du grand public. Quand
charte royale leur est octroyée et, pour de cette mode on évoque le pastel, cet or bleu utilisé
célébrer leurs libertés municipales fraî- bleue. dans le textile, la ville de Toulouse nous
chement acquises, ils élèvent un beroi vient spontanément à l’esprit. Ce qui est,
communal. Désormais, la bancloque (cloche commu- d’une certaine façon, logique puisque l’activité connaît
nale) appelle les échevins aux réunions organisées à plus tard une migration. Et l’épanouissement que l’on
la Malmaison, où siège la justice, alerte la population connaît aujourd’hui. Cependant, n’oublions pas qu’elle
en cas de danger, et rythme la vie quotidienne des a débuté à Amiens.»
Amiénois. Sous le règne de Philippe Auguste (1180-
1223), la milice communale s’illustre lors de la bataille
de Bouvines en 1214. Les fortications de la cité, bâties LES DÉPENSES MILITAIRES
en pierre tendre des carrières de Longpré, s’étendent RUINENT LA CITÉ
vers le nord. Elles empiètent sur la basse ville, englobent
les ateliers de textiles et protègent le réseau de canaux
entre les deux ports uviaux (d’amont et d’aval). La La cathédrale, véritable livre historique illustré de la
cité grandit, bourdonne d’une activité commerciale ville et de ses habitants, témoigne de cette èvre mar-
sans précédent. L’âge d’or d’Amiens a sonné. Tandis chande. Alors, pourquoi l’activité a-t-elle cessé ? Au
que les premières pierres de la cathédrale sont posées e siècle, la Picardie est déchirée par la guerre de
(dès1220), la guède, cette plante qui donne la couleur Cent Ans. Les relations franco-anglaises s’enveniment
bleue utilisée par les teinturiers, devient un produit lorsque, à la conscation de Bordeaux et de la Guyenne
phare. L’Angleterre, l’Allemagne, la Flandre et l’Écosse par PhilippeVI de Valois, le 24mai1337, EdouardIII
se l’arrachent pour leurs textiles. Les aaires conti- réplique le 7octobre en revendiquant publiquement le
nuent de prospérer au tournant des e et e siècles. royaume de France, à l’abbaye de Westminster. Trois
ans plus tard, soutenu par les Flamands, il détruit
la otte française dans le port de l’Écluse, en aval de Henri III. Dans la tourmente des guerres de Religion,
Bruges. Fort de ses succès, il chevauche, accompagné de Amiens devient une forteresse de la Sainte Ligue le
son ls, le futur Prince Noir, vers la Picardie. Sur place, 20 mai 1588 qui donne du l à retordre à Henri IV,
il taille en pièces les Français à Crécy-en-Ponthieu chef du parti protestant. Le 9 août 1594, elle capitule.
(26août1346) et, après un siège de onze mois, obtient Faisant preuve de mansuétude, le monarque français
la capitulation de Calais (1347). Parce que l’économie conrme ses privilèges et déclare: «Vous me demandez
s’accommode mal des guerres, conits et batailles, l’ac- que vous n’ayez aucun gouverneur ni garnison et qu’il
tivité textile se déplace vers le nord-ouest de la France, ne soit bâti en votre ville et faubourg, château, citadelle
qui devient protectorat anglais et forteresse ; je vous promets que
comme la Guyenne. L’interruption vous n’aurez autre gouverneur que
des rapports commerciaux entre votre capitaine, selon que avez eu
les deux royaumes depuis 1340 de tout temps et n’aurez autre gar-
n’arrange rien, même si l’indus- nison que celle que vous voudrez
trie du textile picarde est moins vous-mêmes…»
secouée que la amande.
Des propos qu’il regrettera assez
Comme si l’étiolement du com- rapidement… Le 11 mars 1597,
merce ne susait pas, l’intermi- Amiens, située à la frontière des
nable nomenclature de dépenses Pays-Bas espagnols, tombe entre les
militaires – entretien des mur- mains de l’ennemi, dirigé par le gou-
ailles, solde des mercenaires, achat verneur de Doullens, Portocarrero,

163
de munitions,etc.– et d’emprunts en deux heures. Connaissant la
nissent par ruiner la cité. Déci- négligence des Amiénois et l’insuf-

Amiens
dément, les calamités s’accu- sance de leur défense, le chef espa-
mulent sur Amiens qui est bal- gnol et ses 1 500hommes ont atta-
lottée entre le souverain français qué par surprise. Il prélève quelques
LouisXI et les ducs de Bourgogne.         hommes des régiments d’Ypres,
D’ailleurs, en 1471, elle se soulève         Cambrai, Calais et Bapaume, et
contre l’allié des Anglais, le duc de         décide de les travestir en paysans.
Bourgogne, Charles le Téméraire,   Journal des Dames et des
Demoiselles
Dès potron-minet, dans un épais
et retourne à la couronne de brouillard, une dizaine de Wallons
France. Il faut attendre le début du esiècle, et le traité vêtus de guenilles se présentent à la porte de la ville avec
de paix signé au mois d’août1527 entre HenriVIII et des charrettes gorgées de pommes et de noix. Ils sont
François Ier à Amiens, pour que la cité connaisse un venus, semble-t-il, vendre leurs produits au marché.
renouveau économique. Des artisans d’Arras, chassés Des fruits tombent, roulent par terre… Tandis que les
en 1480 par Louis XI pour avoir soutenu la cause du vigiles du poste s’occupent du chargement tombé sur
Téméraire, introduisent en Picardie la «sayette», une le sol, les imposteurs empoignent leurs armes et tru-
draperie légère bon marché faite de laine peignée. cident les gardes. Les Amiénois ne peuvent même pas
refermer la herse, coincée par un chariot. Pillages, exé-
cutions et viols s’ensuivent… HenriIV est fou de rage.
L’ATTAQUE SURPRISE DES ESPAGNOLS Comment a-t-il pu laisser une ville frontière sans gar-
nison? Il lève une armée de 25000à 30000hommes
et assiège la cité. Il parvient à ses ns le 16septembre.
À la n du siècle, Amiens est victime des faveurs Encore une fois, le monarque fait preuve d’indulgence
acquises avec le temps. L’échevinage avait réussi à et laisse les Impériaux se retirer avec armes et bagages.
conserver une certaine autonomie par rapport au pou- En revanche, son courroux se porte sur la cité. Finis
voir royal: aucune citadelle, et certainement pas de gar- les privilèges qui mettent en péril son royaume. Pour
nison royale intra-muros. Elle se défend seule, sous les renforcer cette position stratégique, il fait édier une
ordres du maïeur et du capitaine de guet, un privilège citadelle pentagonale à cinq bastions dès 1598. Sur le
reconnu par LouisXI le 2février 1470, puis conrmé par plan urbain, cette nouvelle construction bouleverse
la donne puisqu’elle verrouille le développement de la en Suisse, on retrouve cette marque de garantie. Mais
ville au nord. Sans aucun doute, l’ère de l’autonomie l’autorité royale ne s’arrête pas en si bon chemin. Pour
politique est révolue. lutter contre la concurrence étrangère, elle augmente
les tarifs douaniers des étoes anglaises ou hollandaises
introduites en France, exempte les produits locaux de
Le renouveau de l’industrie tout droit et incite les fabricants d’Amiens à imiter les
textile amiénoise produits étrangers. Un rapport de l’intendant Bignon,
daté de1698, précise: «Si les Picards n’ont pas l’avantage
d’inventer, il n’y a point de province où les habitants aient
Le 7novembre1659, la paix des Pyrénées met n à une plus de talent pour imiter et contrefaire les ouvrages
guerre commencée un quart de siècle plus tôt entre des étrangers. » Pragmatique. Camelots à la mode de
la France et l’Espagne. Le péril s’éloigne d’Amiens. Bruxelles ou de Hollande, peluches façon Allemagne ou
L’industrie du textile redémarre. Six cents maîtres Angleterre inondent les marchés. D’une certaine façon,
emploient des milliers d’artisans qui œuvrent sans l’espionnage industriel vient de commencer.
relâche dans la production de sayettes, de satins de
laine, de serges sèches, de camelots ou encore de cali- Amiens passe de 2 794 métiers à battants en 1722 à
cots. Les caprices de la mode font la pluie et le beau 4 875 en 1751. Forte de son expérience, la cité connaît
temps. Les étoes se vendent dans des révolutions dans l’industrie du
toute la France et s’exportent. Bien textile. Ses manufactures royales
sûr, des fraudes concernant la qua- Le «plomb d’Amiens» de velours font son prestige au
lité des tissus ou leurs dimensions apposé sur les étoffes   siècle. La première grande
e
164

se font de plus en plus fréquentes. industrie des velours de coton et


Le remède à ces abus est apporté devient une garantie des velours d’Utrecht est la la-
Amiens

par Colbert. Le 23 août 1666, le de bonne fabrication. ture de Jean-Baptiste Morgan et
ministre de LouisXIV impose un Pierre Delahaye. Inaugurée en
nouveau statut à la sayetterie. Des normes seront doré- 1765, elle devient manufacture royale un an plus tard.
navant imposées pour la densité du tissage, le choix des Au même moment, Alexandre Bonvallet reçoit l’auto-
matières premières, la longueur et le poids des pièces. risation de fonder une manufacture d’étoes « eu-
Le «plomb d’Amiens» apposé par les syndics, après une ries » dans le bourg de Saint-Maurice. Alors que la
minutieuse vérication des étoes, devient une garantie prohibition de l’impression (1686-1789) touche à sa n,
de bonne fabrication. il met au point un système de gaufrage à l’impression.
Les étoes de Bonvallet concurrenceront les célèbres
La marchandise défectueuse est mise au pilori avec velours de Gênes. Les établissements Cosserat, ouverts
ses fabricants. En Italie, au Portugal, en Espagne ou en 1794, rue Saint-Martin, ont perpétué cette tradition.

La Révolution n’épargne pas Amiens. L’ordre y est réta-


bli à grand-peine. Le ralentissement de l’économie,
le chômage et la famine mettent à mal la population
ouvrière. Pendant les négociations de la paix d’Amiens,
du mois de décembre1801 au 27mars 1802, Bonaparte,
alors Premier consul, s’arrange pour cacher la misère
générale de la cité et fait exceptionnellement distribuer
des secours à domicile. Les plénipotentiaires réunis à
cette occasion historique doivent être reçus convena-
blement… Conclu le 25mars, le traité de paix, réunis-
sant, d’un côté, la République française et ses alliés, le
royaume d’Espagne et la République batave (Pays-Bas),
et le Royaume-Uni, de l’autre, répartit les possessions
        
 territoriales des grandes puissances européennes. Les
La Paix d’Amiens îles de Ceylan et de la Trinité changent de mains. Notons
l’une des étonnantes conséquences de ce congrès inter- industriel et économique de la cité a été drainé par les
national : le roi d’Angleterre, GeorgeIII, renonce dé- deux conits internationaux.»
nitivement à faire gurer les eurs de lys sur l’écusson
royal et abandonne ce titre de roi de France qui a fait À la n de la Première Guerre mondiale, Amiens,
couler tant de sang pendant la guerre de Cent Ans. située à l’arrière-front, compte 7 000maisons détruites.
La reconstruction du centre-ville n’est même pas ter-
Au e  siècle, Amiens connaît de profondes modi- minée que le second conit mondial se déclenche.
cations de son urbanisation. Pour loger les victimes de Amiens est de nouveau rasée par les bombardements.
l’exode rural arrivées de la Somme ou des départements Miraculeusement, la cathédrale est épargnée, mais
voisins –la population passe de 40000habitants en 1801 quand on voit les photos prises à la Libération, on a un
à 93000 en 1911–, des maisons destinées aux ouvriers, hoquet de stupéfaction. Le centre-ville est ravagé à plus
les «amiénoises», s’égrènent les unes derrière les autres de 60%, sur environ 150ha.
dans les faubourgs. Les édiles locaux protent de cette
mutation sociale pour mettre en place une politique de Une grande partie d’Amiens a été reconstruite, certes,
grands chantiers: les remparts sont démolis ou nivelés, et la tour Perret, l’un des premiers gratte-ciel érigés en
des grands boulevards et des cimetières urbains sont Europe (1949), en est d’ailleurs l’imposant et audacieux
aménagés, le réseau de distribution d’eau est déployé, la témoin. Mais son patrimoine et son histoire ne se résu-
gare du Nord est ouverte (1847),etc. De nouveaux équi- ment pas à cette phase de réhabilitation et restent pour
pements publics, répondant à l’émergence du statut de le moins fort prestigieux. Si la cité moyenne est coincée
capitale régionale d’Amiens, eurissent: la bibliothèque entre les deux grandes, Paris et Lille, elle n’a pourtant
municipale (1826), le palais de justice (1865), l’un des pas grand-chose à leur envier.

165
premiers musées de France donné à la cité par la Société
des antiquaires de Picardie (1869) et le Grand Cirque

Amiens
(1887). Au cœur d’une vie intellectuelle bouillonnante,
JulesVerne, l’écrivain nantais, tient un rôle essentiel. À
la demande de sa femme, Honorine Deviane, l’auteur
pose dénitivement ses valises à Amiens en 1871. Il
s’installe dans une maison bourgeoise au 44 du bou-
levard Longueville (aujourd’hui Jules-Verne). « Sur le
désir de ma femme je me xe à Amiens, ville sage, poli-
cée, d’humeur égale, la société y est cordiale et lettrée.
On est près de Paris, assez pour en avoir le reet, sans le
bruit insupportable et l’agitation stérile», écrit-il dans
une de ses lettres à son ami CharlesWallut. En 1888,
JulesVerne est élu conseiller municipal (jusqu’en 1904)
sur une liste républicaine. Entre deux rapports à écrire,
il soutient ardemment le projet du Grand Cirque.

Amiens connaît tous les traumatismes du esiècle. Les


deux grandes guerres l’ont mise à genoux et ont contri-
bué à ce que les mentalités de ses habitants changent.
Doyen de la faculté d’histoire-géographie de l’université
de Picardie et coauteur du remarquable Amiens 1900-
2000, un siècle de vie (Éditions des Falaises, 2003),
PhilippeNivet commente: «Je pense qu’il y a, encore,
un complexe picard. Un sentiment d’incompréhen-
sion du reste de la nation par rapport à ce qu’ont souf-
fert la ville et la région. La lente reconstruction des
années1920 a été une occasion manquée parce que l’on 
n’a pas entièrement repensé la structure urbaine. L’essor 
Dunkerque
La digne héritière de Jean Bart

Un millénaire d’aventures et de guerres ! L’histoire de cette ville, c’est d’abord son port.
Un bastion stratégique, pour lequel Hollandais, Espagnols, Anglais, Français font, des siècles
durant, parler la poudre. Un « nid de corsaires » insaisissable. Et une cité dont les habitants
se reconnaissent, aujourd’hui encore, dans le plus célèbre d’entre eux…

À l’abordage ! Sabre au clair, Jean Bart harangue ses le mal de gorge ou l’oppression de la poitrine. Les
hommes, tandis qu’il enjambe le canon d’un navire biscuits Jean Bart ? Succulents ! La cire Jean Bart ?
ennemi. Un geste théâtral. Flamboyant. La statue du Parfaite pour imperméabiliser les chaussures. Quant
célèbre corsaire, ciselée par Davidd’Angers et plantée au tabac Jean Bart, c’est une pure merveille ! Par la
au milieu de la place centrale de Dunkerque, montre le suite, la sculpture résiste vaillamment aux assauts de
chemin à suivre. Celui de la bravoure, de la loyauté, de la l’aviation allemande pendant la Seconde Guerre mon-
combativité face à l’adversité. Coûte que coûte. Le héros diale. La cité portuaire est en ruine… Imperturbable,
166

des « enfants » dignes. Car les Dunkerquois, attachés le corsaire de bronze, lui, ne déplore qu’un impact à
aux souvenirs des jours enfuis, l’honorent à la moindre la joue gauche et un éclat sur l’épée. « Relevez-vous,
Dunkerque

occasion. Ils lui ont, en 1845, érigé cette sculpture, sym- retroussez vos manches, il y a du pain sur la planche»,
bole de la défense de la patrie et de la grandeur de la semble‑t-il dire. Un homme illustre, une statue, une
France. Ce sont les premiers pas vers la sacralisation du divinité… L’élément fédérateur de l’identité collective.
dèle serviteur du Roi-Soleil… Les Dunkerquois lui vouent une dévotion et une piété
déconcertantes. Pour preuve: à la n de chaque journée
du carnaval, lors de la dernière chanson du rigodon,
La force de résister face à l’«autel», ils se prennent les bras qu’ils lèvent au
ciel et entonnent, se décoiant et mettant un genou à
terre, la cantate à JeanBart: «JeanBart, salut! salut à ta
En 1903, la municipalité conservatrice, nostalgique d’un mémoire!/De tes exploits, tu remplis l’univers/Ton seul
passé monarchique, rehausse le piédestal. Onze ans aspect commandait la victoire,/Et sans rival, tu régnas
plus tard, les soldats du 110erégiment d’infanterie dé- sur les mers/Jusqu’au tombeau, France mère adorée !/
leront devant, sous les acclamations de la foule, avant de Jaloux et ers d’imiter sa valeur/Nous défendrons ta
rejoindre le front. Les ociers le salueront même de leur bannière sacrée/Sur l’océan qui fut son champ d’hon-
épée. Pendant la Grande Guerre, les bombardements neur (bis). » Tutoyer le
s’abattent sur la cité… La statue reste indemne ! Face héros tutélaire, se pla-
au défaitisme grandissant, les autorités exposent les cer sous sa protection,
avions ennemis abattus à ses pieds –orandes au dieu se réclamer héritiers de
protecteur… L’aermissement du mythe se poursuit au sa geste, voire de son
lendemain du conit avec l’exhumation des restes du propre sang.
corsaire: le dimanche 23décembre 1928, une chapelle
ardente est dressée en l’église Saint-Éloi. Des milliers de
personnes délent devant la dépouille, toutes transies 
de froid mais émues face au démiurge reposant dans 
sa nécropole. Du sacré au profane, le chemin est court. 

Dehors, JeanBart fait marcher le commerce. Les pilules 
JeanBart soulagent le rhume, la bronchite, l’insomnie, e 


167
1067 : le hameau émerge dans l’histoire des (ou dans les) dunes », acquiert progressivement
du comté de Flandre le statut de « cité amande », même si elle n’appar-

Dunkerque
tient pas à la Hanse (ligue commerciale des villes du
1588 : Dunkerque est l’une des bases nord de l’Europe). La présence d’un corps échevi-
de l’Invincible Armada nal y est attestée en 1218, celle d’un premier hôtel de
1658 : baptisée la « folle journée », la ville ville en 1233. Robert de Béthune, Robert de Cassel,
passe en 24 heures sous les jougs Yolande de Flandre se préoccupent tour à tour de
espagnol, français et anglais la réorganisation administrative de la ville. Avec
2 décembbre 1662 : « GLORIEUSE ENTRÉE » plus ou moins de succès… Lorsque le 19 juin 1369,
DE LOUIS XIV MargueritedeFlandre, lle unique de LouisdeMâle,
épouse PhilippeleHardi, duc de Bourgogne, le comté
1694 : Jean Bart remporte la bataille passe à la maison de Bourgogne. Sous l’œil vigilant de
du Texel qui lui vaut d’être anobli ses nouveaux détenteurs, la cité connaît alors un épa-
par Louis XIV nouissement inespéré. L’activité portuaire prend de
l’ampleur grâce à la pêche au hareng, bien sûr, mais
aussi à l’importation croissante de marchandises: cer-
« L’église dans les dunes » voise d’Angleterre, bière de Hollande (Gouda, Del
et Weide), bois du Danemark, fer de Suède ou sel de
Guérande. Sur les quais, matelots, poissonniers, mar-
Dunkerque ? À l’évidence, une grande famille dont chands ou menuisiers forment une foule remuante et
les racines remontent auesiècle. Avec l’installation bigarrée. Charretiers et portefaix chargent, déchargent
des premiers pêcheurs dans une crique naturelle, sur et redistribuent aux ateliers et magasins les produits
des sols libérés par le retrait de la mer, à l’embouchure débarqués. À l’abri des regards, certains aigrens
d’une modeste rivière nommée la Colme. Entouré de coupent la bière ou le vin avec de l’eau pour aug-
marais et de lagunes, le hameau émerge dans l’histoire menter leurs gains. D’autres grappillent sur le sel.
du comté de Flandre, le 27 mai 1067, avec la charte Conséquence : mal conservé, le poisson se gâte de
de Baudouin V, dit le Pieux, conférant à l’abbaye de façon prématurée. La fraude guette partout le chaland!
Saint-Winoc de Bergues le droit d’y percevoir la dîme. Heureusement, les corps de métier, très stricts, veillent
Dunkerque, dont le nom signie en amand «l’église au grain.
malheurs. En réaction aux attaques consécutives des
ottes françaises, les édiles dunkerquois renforcent
le système défensif et décident d’armer des navires
en course an de protéger leurs bateaux de pêche.
Protections insusantes. Le 2juillet 1558, les troupes
du maréchal de ermes prennent la cité en dépit d’une
défense héroïque. Incendies, pillages, violences… La
reconstruction prendra plusieurs années. Si la paix du
Cateau-Cambrésis, en 1559, met un terme provisoire
aux querelles entre Valois et Habsbourg, la politique
gauche de PhilippeIId’Espagne, ls de CharlesQuint,
autocrate et bureaucrate lointain, se heurte à l’émer-
gence de la Réforme. Et, donc, remet le feu aux poudres.
Les Pays-Bas espagnols, protestants, nissent par se
soulever contre le pouvoir catholique. À la suite de
conits sanglants, les «gueux de mer» calvinistes réus-
sissent à chasser la otte espagnole de la mer du Nord.
Dunkerque reste l’un des deux seuls ports à demeurer
             
           dèles aux Habsbourg… Ne pouvant plus pratiquer la
       Grandes Chroniques de pêche au hareng, ses équipages se tournent, à partir
France de1567, vers la guerre de course contre les insurgés. La
168

Yolande de Flandre disparue, son ls Robert de Bar pacication de Gand est conclue le 8novembre 1576:
autorise les Dunkerquois à fortier leur ville, en 1400, les dix-sept provinces des Pays-Bas espagnols trouvent
Dunkerque

an de résister aux perpétuelles incursions anglaises. enn une entente confédérale. Dunkerque se retrouve
Les travaux débutent cinq ans plus tard et aboutissent aux mains du prince protestant Guillaume d’Orange.
à la réalisation d’une enceinte en forme de triangle Un comble pour une ville catholique…
rectangle, percée de 8 portes et anquée de 28 tours
–celle du Leughenaer (tour du Menteur), située place
du Minck, est la seule à être parvenue jusqu’à nous. L’UNE DES BASES DE L’INVINCIBLE ARMADA
Au cours des opérations de terrassement, les ouvriers
auraient découvert une source d’eau potable et une sta-
tuette de la Vierge. Miracle! Aussitôt, l’humble chapelle
Guillaume Bloys, le nouveau gouverneur, saisit l’im-
Notre-Dame-des-Dunes est bâtie pour commémorer portance stratégique de cette cité située au carrefour
cet événement… des voies maritimes les plus fréquentées du monde.
Tenir un tel port, à proximité des côtes françaises et
Dunkerque bourdonne, palpite, au rythme des cloches anglaises, tout aussi favorable pour le commerce en
et des marées. La tutelle des ducs de Bourgogne lui per- temps de paix que pour la course en temps de guerre,
met de proter d’un calme relatif. De nouveaux bâti- vaut de l’or. À lui d’en tirer prot. Manque de chance, il
ments religieux eurissent un peu partout, comme n’est pas le seul à se le dire… Sans crier gare, les troupes
le couvent des Cordeliers en 1438 ou l’église parois- françaises s’emparent de la cité en janvier 1583 –pour
siale, dédiée à saint Éloi, dès 1450. Par le mariage la remettre aux Espagnols, un peu plus de six mois plus
de Philippe le Beau et de Jeanne, tard. Aussitôt arrivés, aussitôt repar-
l’héritière du trône de Castille, en tis. Revenu dans le giron ibérique,
1496, le comté de Flandre –et donc
Dunkerque Dunkerque sera l’une des bases de la
Dunkerque– passe sous domination bourdonne, palpite, grandiose et désastreuse entreprise de
espagnole. Leur ls, CharlesQuint, au rythme des cloches l’Invincible Armada en 1588. Toujours
y fait une entrée triomphale en sur ses gardes, le gouvernement espa-
1520. Nouveaux seigneurs, nou- et des marées. gnol y déploie dès1640 une nouvelle
velle ère. Le temps de la paix est terminé. Les guerres enceinte composée de dix bastions à cornes. Le port
entre l’Espagne et la France entraînent leur cortège de est agrémenté d’une corderie, l’année suivante, puis
protégé par le fort Léon, baptisé ainsi en l’honneur du VERROU OCCIDENTAL DU « PRÉ CARRÉ »
nouveau gouverneur, en 1644. De vaines précautions,
encore une fois. Le 11 octobre 1646, l’armée du duc
d’Enghien reprend «ce nid de corsaires, enfoncé dans En 1668, Louvois, secrétaire d’État à la Guerre, est
les sables d’une plage inhospitalière, cette ville mys- chargé de fortier la cité corsaire. Pour ce faire, deux
térieuse dont on ne découvrait que le clocher», selon projets s’orent à lui. Le chevalier de Clerville, commis-
les termes du duc d’Aumale. Désignés par Mazarin saire général des fortications, propose de concentrer
pour tenir la cité, le maréchal de Rantzau puis le comte tous les eorts sur l’édication d’un seul fort du côté de
d’Estrades essaient de résister face aux assauts de l’en- Nieuport. L’ingénieur Vauban propose, quant à lui, la
nemi bien décidé à reprendre son bien. Le manque de construction d’une enceinte continue à bastions immer-
moyens et les troubles provoqués par la Fronde aidant, gés. Le ministre porte son choix sur ce dernier plan. Le
les Français nissent par plier en « bon génie » de Louis XIV se
septembre1652. Retour à la case met à la tâche, cherche à rendre
départ. Le chassé-croisé conti- la ville et son port imprenables.
nue, pourtant, cinq ans plus tard. Pour Dunkerque, verrou occi-
À la faveur d’une alliance passée dental du « pré carré », double
avec l’Angleterre de Cromwell ligne continue de treize places
en mars1657, le jeune LouisXIV fortes qui garantissent la fron-
envoie le vicomte de Turenne tière nord-est du royaume, il
s’emparer de la Flandre. Une fois veut réaliser «le plus grand et le
la bataille des Dunes rempor- plus beau dessin de fortications

169
tée, le 14 juin 1658, les armées du monde». Les travaux, menés
françaises assiègent Dunkerque, tambour battant, engloutissent

Dunkerque
qui capitule le 25 juin. Le Roi- des sommes considérables…
Soleil y fait son entrée le jour Une «armée de la brouette», forte
même, mais, conformément aux de 30000soldats transformés en
termes de l’alliance, la remet ouvriers du génie civil, travaille
         
aux Anglais. C’est la «folle jour-  sans relâche. Inéluctablement, le
née»: en vingt-quatre heures, la  noyau ancien de la ville est aussi
ville a été espagnole, française et, modié. De nouvelles rues, plus
enn, anglaise! Satisfait de cette victoire, Londres fait larges et pavées, prolongent le réseau et complètent le
pourtant grise mine. Remettre en état le port et les for- plan orthogonal de la cité. Deux nouvelles places, clés
tications? Une fortune! Payer la garnison relève déjà de l’articulation entre les quartiers, voient le jour : la
du miracle… La solution serait de revendre pour rem- place Dauphine (actuelle place du Général-de-Gaulle)
plir les caisses de la Couronne, désespérément vides. à l’est et la place Royale (Jean-Bart) au sud. Entre le
Le chancelier Clarendon se tourne vers la France pour canal de Bergues et celui des Moëres, une basse ville
négocier. LouisXIV charge le maréchal d’Estrades de est créée dès1681 au sud des fortications pour abriter
régler l’aaire. Il est prêt à orir cinqcentmillelivres. les lotissements de matelots, que l’on décrit comme des
Les Anglais demandent sept millions… Après maints «oiseaux de passage libertins et capricieux, que l’on ne
atermoiements, les deux partis trouvent un accord le retient que par le gain et l’espoir de pillage».
27octobre 1662, pour la modique somme de cinqmil-
lions de livres. Le 28 novembre, le comte d’Estrades À force de travaux, et au rythme des marées humaines,
en prend possession; le 2décembre, LouisXIV y fait ce faubourg nit par abriter une population hétéroclite,
sa « très glorieuse et très triomphante entrée ». Le composée essentiellement d’immigrés et de marginaux
Roi-Soleil éclipse ses adversaires. Pour un temps. Il –en 1695, on ne compte qu’un dixième de gens de mer.
lui reste à faire de Dunkerque l’un des ports les plus À l’ouest, l’arrière-port change de visage. Ici et là, sur un
importants du royaume. sol jadis marécageux, éclosent l’arsenal et ses divers ate-
liers, ainsi que les bâtiments de l’Intendance. Des chan-
tiers de construction de frégates (et autres navires) com-
posés de trois cales aménagées sur le bord du havre, des
hangars, des corderies, des forges, une écluse sortent sous-marins de la Seconde Guerre mondiale», comme
de terre… Le banc de Schurken est même percé pour le précise l’historien de la marine ÉtienneTaillemite.
créer un long chenal avec un accès direct à la haute mer.
Pour se protéger des attaques ennemies, on fait édier En 1692, le corsaire détruit une otte de 80navires de
à l’extrémité des jetées le fort de Bonne-Espérance et le pêche hollandais. Deux ans plus tard, l’écumeur des
fort Vert en 1680. Un dispositif complété par le Grand mers accomplit son exploit le plus retentissant. Celui
Risban (chef-d’œuvre des forts en mer) en 1683, puis le qui lui vaut ses lettres de noblesse. Le 29 juin 1694, il
fort de Revers en 1689. Sur ces entrefaites, après avoir se voit coner la protection de convois de blé provenant
visité les chantiers, LouisXIV écrit à Colbert: «Je crois de Pologne et de Moscovie, mais l’une des ottilles de
que tout ira à merveille et qu’après cela Dunkerque sera denrées est capturée par les Hollandais avant qu’il ait pu
le plus beau lieu du monde.» Au vu du travail accom- la prendre en charge. Retrouver ce convoi est une ques-
pli, le monarque a de quoi se réjouir. En peu de temps, tion vitale. La France crève de faim depuis des semaines
la cité corsaire, dont la population a bondi de 5 000 à à cause d’un blocus imposé par l’adversaire… Au large
14 000 habitants, est dotée d’une impressionnante de l’île du Texel (dans l’actuelle province de Hollande-
infrastructure portuaire et militaire. Septentrionale), JeanBart engage la bataille avec six vais-
seaux, contre huit à l’ennemi, et une puissance de feu de
312canons contre387. La poudre parle, les bouches d’en-
Jean Bart, corsaire de légende fer déchirent la chair humaine; les pavillons du contre-
amiral de Frise, l’infortuné Hiddes Sjoerds de Vries,
sont arrachés. Le génie de la mer remporte une victoire
Pendant ce temps, la guerre de course se poursuit éner- éclatante. Le 3juillet, à 14heures, devenu le «héros de
170

giquement. Jean Bart symbolise la réussite du port la France», il est triomphalement reçu dans Dunkerque.
dans ce domaine. Lorsque la France, alliée de l’Angle- Son nom court partout. Pour un tel exploit, LouisXIV
Dunkerque

terre, engage les hostilités avec la Hollande, en 1672, l’anoblit en 1694. Comme si tout cela ne susait pas, le
le jeune matelot est nommé capitaine de la galiote Le fameux gaillard défend vaillamment le port, le 11août
Roi David, minuscule bateau de 35tonneaux, 2canons 1695, lors de l’une des nombreuses attaques de la otte
et 34 hommes. Dès sa première campagne, il fait sept anglaise. Chef d’escadre en avril 1697, JeanBart termine
prises. Les succès s’enchaînent et les bénéces s’accu- sa glorieuse carrière comme commandant de la marine
mulent par milliers de livres… De1672 à1679, l’aven- à Dunkerque. Il disparaît prématurément, ravagé par la
turier aurait capturé 92 navires sur les 384 réalisés pleurésie, en 1702, mais inspire de nombreux marins
par les 130 capitaines corsaires dunkerquois. Un tel et militaires. Et laissera une empreinte indélébile dans
talent ne reste pas inaperçu. Une fois la paix revenue l’histoire, et les cœurs, de tous les Dunkerquois.
avec les traités de Nimègue, le grand blond aux yeux
bleus est approché par Colbert. Le secrétaire d’État à D’ailleurs, plus rien ne sera comme avant… Tout
la Marine est à la recherche de capitaines courageux, d’abord, la course mollit. Puis la France, aaiblie, met
capables d’accomplir des exploits et de remplir, au pas- n à la guerre de Succession d’Espagne (qui a opposé
sage, les caisses royales… Il tient là l’homme qu’il lui la France et l’Espagne à une coalition à partir de1701)
faut. Jean Bart est promu lieutenant de vaisseau dans en signant les traités d’Utrecht de1713-1715. Une paix
la Marine royale, le 5 janvier 1679 –sans passer par les nécessaire pour l’Europe, mais désastreuse pour la
grades intermédiaires. Ocier au service du roi, il se ville: l’article 9 ordonne la destruction de l’œuvre de
voit coner le commandement d’une escadre de fré- Vauban. Louis XIV n’a pas le choix. Il doit faire raser
gates pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg. Élevé les fortications, combler son port et ruiner ses écluses.
au rang de capitaine de vaisseau en 1689, Jean Bart Dunkerque ne retrouvera dès lors plus jamais le lustre
met au point à cette époque une tactique d’attaque de d’antan. Pour autant, les enfants de JeanBart sauront
bateaux de commerce ennemis par des divisions de retrousser leurs manches et aller de l’avant. Sabre au
frégates qui fera date – « préguration des meutes de clair. Et coûte que coûte.
«JeanBart, salut! salut à ta mémoire!
De tes exploits, tu remplis l’univers;
Ton seul aspect commandait la victoire»

Portraits
des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France
Lille
La plus belle conquête de Louis XIV

Sa position stratégique au cœur de l’Europe et sa prospérité en font une cité très… « occupée ».
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Plantureuse, la Déesse dressée au beau milieu de la Derrière elle, plus haut, trois autres beautés en or
Grand’Place, cœur vibrant de Lille, réfrène d’un regard dominent la Grand’Place. Accrochées au sommet du
les ardeurs des plus farouches assaillants. Érigée en 1845 pignon à pas-de-moineau de l’immeuble de l’ancien
en souvenir de l’héroïque résistance lilloise de 1792 face quotidien Le Grand Écho du Nord, devenu le siège de La
aux Autrichiens, la statue de bronze aux hanches vigou- Voix du Nord, les Trois Grâces sculptées par Raymond
reuses, dessinée par l’architecte Charles Benvignat et Couvègnes dans les années 1930 assurent l’arrière-
sculptée par éophile Bra, tient dans sa main droite garde. Chacune représente une province du Nord-Pas-
un boutefeu de canonnier. Sa main gauche montre, de-Calais : la Flandre, l’Artois, le Hainaut. Ce groupe
172

inscrite sur le socle, la réponse du maire, André, faite à monumental de 2t et de 3,20 m de haut avait été com-
Albert de Saxe, refusant toute reddition: «Nous venons mandé par les dirigeants du principal journal régional
Lille

de renouveler notre serment d’être dèles à la Nation, pour acher leur puissance aux yeux de tous. Trois
de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir à notre Grâces, une déesse… Quatre divinités pour l’ancienne
poste. Nous ne sommes pas des parjures!» Le message place du Marché ! Certains sont vernis. Sans l’ombre
est clair: Lille ne se rendra pas… Depuis son érection, d’un doute. Les visiteurs venus de l’Europe entière, assis
la protectrice est restée dèle au poste. Imperturbable. sur les terrasses de cafés bondées, admirent ces femmes,
Sans doute eut-elle une inme moue réprobatrice lors ainsi que les nombreuses façades qui les entourent. Les
de l’entrée des troupes allemandes en octobre 1914. bâtiments de la Grand’Place forment un ensemble har-
Mais la patience est la vertu des forts. Intimidés, les monieux malgré leur éclectisme. Les détailler avec soin,
occupants ont, d’ailleurs, préféré laisser la divinité sur c’est passer en revue les chapitres de l’architecture lil-
son piédestal, alors qu’ils avaient ravi toutes les autres loise du e au esiècle. La Vieille Bourse, la Grande
statues de bronze de la cité! C’est dire… Garde (théâtre du Nord) ou la librairie du Furet du Nord
(l’une des plus grandes d’Europe) sont des lieux riches
en histoire, ou d’histoires. Si Lille a le regard résolument
1477 : À la mort de Charles le Téméraire, tourné vers l’avenir depuis les années Mauroy, elle n’en
dernier duc de Bourgogne, la cité possède pas moins un passé remarquable. Flamande,
passe par mariage aux mains de la bourguignonne, autrichienne, espagnole, la cité est
famille des Habsbourg devenue, par la volonté du Roi-Soleil, française.
1506 : Charles Quint hérite d’un immense
territoire qui réunit l’Espagne,
l’empire germanique et les Pays-Bas. Naissance d’une cité marchande
Dont la ville de Lille
1598 : Philippe II cède le trône des Pays-Bas Pour sûr, Lille est la lle de la Deûle, l’auent de la Lys.
à sa fille Isabelle Elle se situe sur la zone de contact du Bassin parisien
1667 : Conquête de la cité par LouisXIV et de la craie d’Artois avec la plaine amande, sur une
et construction de la citadelle zone marécageuse. L’île, ou Isla (du mot latin insula),
vit au l de ses canaux et s’organise autour du forum,
e
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173
place du Marché et du castrum (Vieux-Lille). Les raids et de Saint-Omer. C’est la rupture. Bafoué, Ferrand

Lille
normands obligent Charles leChauve à créer vers 863 fait alliance avec le roi d’Angleterre, au mépris de ses
le comté de Flandre, qu’il cone à Baudouin, dit «Bras serments encore chauds. Philippe Auguste se venge en
de Fer». Dotée d’un port, la cité émerge dans l’histoire incendiant Cassel, Ypres, Bruges et Lille en 1213. Le
de ce territoire avec une première allusion dans un comte de Flandre et ses alliés, le suzerain anglais Jean
récit militaire de 1054, où il est question d’un combat à sans Terre et l’empereur germanique OttonIV, subissent
proximité de l’«islense castellum». Placée sur un axe de une cuisante défaite à Bouvines le 27juillet 1214. Fait
circulation majeur, entre les prisonnier, Ferrand sera
villes amandes et les foires libéré bien plus tard à
champenoises, elle s’épanouit Sa fortune économique, Lille l’initiative de Blanche de
grâce à son commerce, sa Castille, avant de s’éteindre
foire (attestée dès le e siècle)
la doit à l’activité brassicole en 1233. Pendant ce temps,
et ses productions. Preuve, et à l’industrie du textile. la comtesse Jeanne essaie
s’il en fallait, de sa richesse : de faire preuve d’indépen-
BaudouinV et son épouse, Adélaïde, se font mécènes de dance vis-à-vis du roi de France en dirigeant la Flandre
la collégiale dédiée à saintPierre en 1066. Lieu de rési- et le Hainaut. Lille bénécie, peut-être plus que d’autres,
dence épisodique des seigneurs amands, Lille connaît de ses largesses. En 1235, les bourgeois de la cité, de
une importante extension avec la création d’un bourg plus en plus inuents politiquement, se voient conr-
neuf dans le quartier de Saint-Sauveur vers 1130. mer leurs prérogatives et leurs libertés. L’organisation
de la Loy ou du Magistrat (corps municipal à la tête de
Lorsque le comte BaudouinIX disparaît en 1206, juste l’agglomération) est dès lors clariée.
après avoir été élu empereur de Constantinople lors de
la quatrième croisade, l’administration de la Flandre Sa fortune économique, Lille la doit à l’activité brassicole
échoit à sa lle, Jeanne. La pauvrette n’a que 5ans, aussi et à l’industrie du textile. Et plus spéciquement à la pro-
Philippe Auguste, roi de France, la fait venir à la Cour. duction de draps de laine importée de régions lointaines
Puis l’unit à Ferrand de Portugal, le 25février 1212, à comme d’Angleterre. Dans les ateliers essaimés dans
Paris. Le jeune homme y gagne fortune et comté, mais diérents quartiers et les proches faubourgs, les maîtres
doit restituer à la Couronne les villes d’Aire-sur-la-Lys artisans, entourés de valets ou apprentis, deux ou trois
en moyenne, graissent la matière première, peignent, plupart […] achètent et exportent les étoes par Anvers
lent, tissent, foulent. Ces grands drapiers, négociants, vers les pays européens, l’Espagne et le Nouveau Monde.
entrepreneurs et artisans permettent à la cité, dont on Certes, les marchands contrôlent partiellement l’appro-
peut estimer la population entre 10 000et 30 000habi- visionnement en ls de laine et totalement l’exporta-
tants, de connaître une forte croissance au e siècle, tion, mais la structure de production reste artisanale,
comme le montrent les trois nouvelles paroisses: Sainte- et les sayetteurs sont très attachés à celle-ci, comme le
Catherine, en centre-ville, Sainte-Marie-Madeleine, montre un document des années 1570 dans lequel ils
dans le faubourg dit de Courtrai, et celle de Saint-André, décrivent la stratication sociale des maîtres. De plus
dépendant autrefois de la paroisse Saint-Pierre. Son suc- commence à se développer la bourgeterie [laine sèche],
cès attise, hélas ! la jalousie et la convoitise du souve- dont les tisserands travaillent à la haute-lice […] Au
rain français. Protant des troubles sociaux en Flandre, total, plus de deux mille métiers battants dans le textile
Philippe leBel intervient et nomme l’un de ses alliés à la font vivre directement ou indirectement la moitié de la
tête du comté. Les révoltes grondent; la région perd sa population », explique Alain Lottin dans son remar-
suprématie dans le textile, puis passe sous la souveraineté quable ouvrage (Lille, d’Isla à Lille-Métropole, La Voix
directe de Philippe leBel en 1304. Pour peu de temps. La du Nord, 2003).
guerre de Cent Ans provoque le retour de la cité dans
le giron amand de manière inattendue. Moyennant Le «beau temps» de CharlesQuint est pourtant gâché
la rétrocession de la Flandre wallone, le comte Louis par un orage à partir de l’année 1556. Famine, augmenta-
de Mâle marie sa lle unique, Marguerite, au duc de tion du prix du pain, vols à répétition, peste. L’irruption
Bourgogne Philippe le Hardi, frère de Charles V, en du protestantisme et de l’iconoclasme enfonce le clou.
juin1369. Puissant, aimé, mû par la volonté farouche de Rapidement, le magistrat fait taire la communauté cal-
174

fonder sa propre dynastie, le prince bourguignon appré- viniste, connue sous le nom de «l’Église de la Rose».
cie la position stratégique de Lille, proche de Paris, de De son côté, Philippe II d’Espagne, inquiet de voir la
Lille

Bruxelles et de son vaste ensemble septentrional, dont


les sujets ont une fâcheuse tendance à se révolter. Pour
assurer une cohésion dans ses États, il installe un conseil
ducal et une Chambre des comptes en 1386. Voilà Lille
hissée au rang de capitale administrative et nancière.
Sous le règne de son petit-ls Philippe leBon, elle change
de visage, se voit doter de nouveaux bâtiments, à l’ins-
tar du palais Rihour (1453-1473). Elle devient le théâtre
de cérémonies d’apparat, dont le premier chapitre de la
Toison d’or en 1431.

LE « BEAU TEMPS » DE Charles Quint

Après la mort du duc Charles le Téméraire, en 1477,


son héritière, Marie, épouse Maximilien d’Autriche,
futur empereur germanique, apportant ainsi la cité aux
Habsbourg. Une nouvelle page s’écrit… CharlesQuint,
petit-ls de Maximilien, hérite d’un immense terri-
toire qui réunit les Pays-Bas et l’Empire germanique au
royaume d’Espagne. Lille fait partie de ses possessions.
Éloignée des conits entre son suzerain et FrançoisI er,
la cité continue à prospérer et obtient même le droit
exclusif de fabriquer des étoes de sayetterie en 1534, 

au détriment de Roubaix, Tourcoing, Lannoy ou  
Wattrelos. «Les marchands lillois, polyvalents pour la 
situation empirer, dépêche le duc d’Albe et ses tercios monde qui est mort par èvres chaudes, dysenteries
sur place en 1567. Le climat social est des plus exécrable. et aultrement ». À cela s’ajoute la guerre, toujours et
Misère, insécurité, dérapages des troupes espagnoles encore, avec son cortège d’horreurs.
logées chez l’habitant, massacres, levées d’impôts…
L’annonce du sac d’Anvers par la soldatesque espa-
gnole impayée, en 1576, jette un froid. Malgré son atta- Lille aux mains de Louis XIV
chement catholique, le magistrat de Lille décide de se
joindre au soulèvement des Pays-Bas contre PhilippeII.
La position est vite intenable. Il faut toute l’habileté Louis XIV trépigne. À la mort de son beau-père
d’Alexandre Farnèse, gouverneur des Pays-Bas à partir PhilippeIV d’Espagne, en 1665, le Roi-Soleil invoque
d’octobre 1578, pour stabiliser la situation et faire signer le droit de dévolution et réclame les Pays-Bas au nom
aux diverses factions la paix d’Arras, le 17 mai 1579, de son épouse, l’infante Marie-érèse, lle aînée du
dans laquelle le roi d’Espagne garantit les privilèges du roi défunt. Le 21mai 1667, il quitte Paris pour récupé-
pays, octroie une amnistie générale et, dans un acte à rer son bien. À Lille, c’est le branle-bas de combat. Le
part, cède le château de Courtrai à Lille. Les Hurlus, marquis de Spinola, gouverneur de la ville, fait raser
rebelles protestants, peuvent continuer à s’acharner. les faubourgs pour mieux la protéger. Tous les
hommes de 18 à 60ans sont mobilisés, entraî-
Une fois la paix restaurée, Philippe II cède à sa nés, armés. Pendant ce temps, les mauvaises
lle Isabelle, épouse de l’archiduc Albert, la par- nouvelles s’accumulent : Armentières tombe
tie méridionale des Pays-Bas. Le 5 février 1600, le 28 mai, Tournai le 25 juin, Douai le 6juil-
les nouveaux souverains renouant avec la tradi- let. Le 9 août, l’armée de Louis XIV, forte de

175
tion font leur Joyeuse Entrée à Lille. La cité s’orne 35 000 hommes, est là. Les forces sont dis-
à cette occasion de ses plus beaux atours. proportionnées. Spinola, lui, ne dispose

Lille
La foule est en liesse ; les rues ornées que de 2 500 soldats d’infanterie,
d’arcs de triomphe et de théâtres de 900 cavaliers, 18 compagnies de
verdure. La cité connaît dès lors une milices bourgeoises. L’espoir est
période de prospérité et des trans- mince… Voisin de zéro, à dire
formations importantes. De 1603 à vrai. Après un court siège, du
1605, un premier agrandissement 18 au 27 août, Lille dépose
de 17ha est réalisé au sud-ouest. les armes. Le Roi-Soleil se
Deux grands axes sont tracés : montre magnanime: la gar-
la rue des Jésuites (Hôpital mili- nison sort avec les honneurs
taire) et la rue Notre-Dame (de et la ville conserve ses pri-
Béthune). Insusant. Une deu- vilèges, franchises, immu-
xième extension de 34ha nités et sa seule religion
est réalisée au nord-est catholique. Après avoir
de 1617 à 1622. La porte reçu les clés de la ville,
de la Madeleine (Gand) le souverain français fait
et celle de Saint-Maurice  son entrée au début de

(Roubaix) sont alors l’après-midi et se rend
aménagéeset sept bastions élevés. L’équipement public à la collégiale Saint-Pierre pour assister au Te Deum.
est reconstruit, à l’instar de l’hôpital Comtesse et Les magistrats et autres ociels l’accompagnent pour
d’une partie de l’hôpital Gantois. D’autres édices sont lui prêter serment de délité. À l’évidence, les Lillois se
élevés comme le Lombard ou la Bourse des marchands, méent du nouveau venu comme de la peste. C’est le cas
conçue par Julien Destrée. Ce début du e  siècle de le dire, puisqu’il ramène avec lui la dernière grande
est considéré comme un âge d’or. Mais nuançons. Le épidémie (1667-1669).
renouveau de la cité cache de nombreux maux. Les épi-
démies de peste sont nombreuses et déciment la popu-
lation. L’année 1636 est « mémorable pour la grande
mortalité et contagion sans compter une innité de
Le « Paris des Pays-Bas », rallier les Lillois à la cause française. Ce qui l’amène à
heureux d’être français écrire en 1699: «Quand on les traitera en bons sujets
comme les Espagnols les ont traités, il ne faut pas douter
qu’ils deviennent de très bons Français, les mœurs et
Dans les années qui suivent le rattachement au royaume leur naturel convenant beaucoup mieux avec les nôtres
de France, les incidents sont monnaie courante. Des qu’avec ceux des Espagnols.»
tracts antifrançais publiés dans les Provinces-Unies et
les Pays-Bas circulent sous cape. En 1671, un prédica- À partir de 1670, Lille est agrandie d’un tiers au nord
teur jésuite décrit les soldats français comme « natu- sur les plans de Simon Vollant, voyant naître le quar-
rellement cajoleurs », toujours « le tier Saint-André, organisé autour
miel à la bouche ». « Couvrez vos de deux axes principaux : les rues
gorges, prévient-il, prenez garde LouisXIV entend Royale et Saint-Pierre (Saint-André).
qu’étant toutes nues, il ne vous s’attacher l’estime De nombreux hôtels particuliers y
vienne quelque cancer comme la feu eurissent soit à front de rue, soit à
Reine Mère Anne d’Autriche.» Fort de ses sujets lillois, la française, entre cours et jardins.
heureusement, le temps panse les coûte que coûte. « Lille a crû en opulence, en gran-
plaies. Et Louis XIV entend s’atta- deur et en population au point de
cher l’estime de ses sujets lillois, coûte que coûte. En dix n’être surpassée que par bien peu de cités», commente
ans, le Roi-Soleil fait six visites: 1670, 1671, 1673, 1677, l’évêque de Tournai en 1678. Pour la cité, le début du
1678, 1680. Beaucoup de ses venues sont accompagnées e  siècle n’est pas facile. La guerre de Succession
de cérémonies grandioses. Sans cesse préoccupé par le d’Espagne (1702-1713) fait rage. Après leur victoire à
176

sort de sa nouvelle possession, plantée au sein de son Oudennarde, le 11juillet 1708, les coalisés marchent sur
système de défense de la frontière nord, LouisXIV mul- la ville, l’assiègent et la prennent le 25octobre. Lille est
Lille

tiplie les largesses et demande à Vauban d’en faire une hollandaise jusqu’en 1713. Signés à Utrecht le 11avril,
place inexpugnable. Comme à son habitude, l’homme les traités de paix sont accueillis avec joie dans la cité.
du roi s’exécute. Brillamment. Il fait construire hors Devenus de « zélés Français », les Lillois reviennent
de l’enceinte initiale, sur les terres basses des maré- dans le giron du royaume de LouisXIV. «Le Paris des
cages de la Deûle, une puissante fortication en forme Pays-Bas», comme l’écrit un voyageur en 1714, s’estime
de rosace de 1667 à 1670. Cette «reine des citadelles» bien heureux de son sort! Et il n’a jamais cessé depuis
éclôt comme un magnique nénuphar grâce à la main- d’honorer cette appartenance.
d’œuvre locale. Car Vauban a bien saisi l’importance de


177
Lille

Au ee
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Paris
Par
Paris

Versailles
Versai
Versailles
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Île-de-
France
Paris
L’ASCENSION D’UNE VILLE MONDE

Du Louvre à la tour Eiffel, des faubourgs à l’île de la Cité, s’égrène un Paris deux fois millénaire,

les trésors de la petite et de la grande histoire de France qui a parfois peiné à traverser les âges.

Les murs des thermes romains de Cluny, constitués


507 : Clovis élit son sedes regia, le « siège
d’une subtile alternance de moellons et de briques
du royaume » des Francs, à Paris
dominent le carrefour des boulevards Saint-Michel
885 : Eudes repousse l’armée viking sur l’île et Saint-Germain. Un fragment de la muraille de
de la Cité et devient roi de France PhilippeAuguste qui surgit au bord d’un trottoir de la
1160 : Début du chantier de la cathédrale rue Clovis, près du Panthéon. La tour fortiée de l’an-
Notre-Dame cien hôtel du duc de Bourgogne Jean sans Peur, érigée
durant les troubles de la guerre de Cent Ans, qui inter-
1850 : Haussmann commence ses grands
180

rompt la litanie des boutiques de mode, rue Étienne-


travaux de rénovation
Marcel. À Paris, en dehors de son emblématique
Paris


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cathédrale et de quelques églises médiévales, les témoi- rue Saint-Jacques. Mais de tous les bâtiments alors
gnages du passé lointain de la cité sont si rares qu’ils construits, dont le temple et la basilique édiés sur le
ne manquent pas de surprendre le passant non averti. forum de la ville, qui occupe l’emplacement de notre
Car, pour l’essentiel, l’architecture de la capitale a rue Souot, ne restent plus aujourd’hui que les vestiges
moins de deux cents ans. C’est sous son nouveau visage déjà évoqués des thermes de Cluny et ceux d’un amphi-
haussmannien que Paris est devenu à la Belle Époque théâtre, les arènes de Lutèce, redécouverts en perçant la
la « Ville Lumière » concentrant les regards de tout rue Monge lors des travaux haussmanniens, à la marge
l’Occident. Pour retracer l’histoire millénaire de la ville orientale de ce qui est resté le Quartier latin. Après
en ânant dans ses rues, il faut donc faire preuve d’une avoir un temps été appelée «Lutèce des Parisii», c’est au
certaine attention aux détails. L’eort en vaut la peine, cours duesiècle apr.J.-C. que Lutèce devient «Paris».
tant, à compter de la seconde moitié du Moyen Âge, qui Trois fois moins peuplée que Lugdunum (Lyon), la plus
marqua son décollage économique et politique sous les grande cité de la Gaule romaine, cette ville d’environ
auspices de la dynastie capétienne, son destin fut aussi 10 000 habitants revêt toutefois une certaine impor-
riche que mouvementé. tance stratégique à la n de l’empire. Dans le contexte
des invasions barbares, la cité, en retrait de la frontière
avec les Germains, accueille fréquemment des légions.
Sur les traces des Parisii Mais c’est après la chute de Rome que Paris deviendra
une ville de premier plan.

Si les débuts de Paris furent relativement modestes Après avoir conquis le sud-ouest de la Gaule sur les
à l’aune de son futur statut de « reine du monde », Wisigoths lors de la bataille de Vouillé, en 507, le Franc

181
salué en chanson par Maurice Chevalier, son entrée Clovis estime que sa capitale Tournai –aujourd’hui en
dans l’histoire n’est pas due à n’importe quelle plume: Belgique, près de Lille– est désormais trop excentrée.

Paris
c’est Jules César qui, dans ses Ainsi jette-t-il son dévolu sur
Commentaires sur la guerre des Paris, qui devient le sedes regia,
Gaules, est le premier auteur le « siège du royaume » des
à faire mention de celle qui Francs. Le «Barbare» converti
s’appelle alors Lutèce. En 53 au christianisme, qui s’installe
av. J.-C., rapporte le conqué- dans l’ancien palais du gouver-
rant de la Gaule, il réunit une neur romain, à l’ouest de l’île
assemblée de chefs celtes dans de la Cité, nourrit une dévotion
cette cité qu’il présente comme particulière envers Geneviève,
«la place forte des Parisii», un sainte femme et future patronne
peuple gaulois arrivé dans la de Paris, qui, quelques décen-
région deux ou trois siècles plus nies plus tôt, a selon la tradi-
tôt. Cet oppidum était proba- Sainte Geneviève ravitaille Paris assiégé par les Huns tion sauvé la ville des Huns
blement implanté sur l’actuelle d’Attila d’Attila par ses prières. Aussi
île de la Cité, même si certains  le Franc décide-t-il de se faire
archéologues émettent aujourd’hui des doutes à ce sujet. inhumer près de son tombeau, au sommet de ce qui
Le contrôle du cours de la Seine, support d’un important est devenu la montagne Sainte-Geneviève. C’est en
commerce uvial, assurait en tout cas aux Parisii une tout cas ce que nous dit son contemporain l’historien
certaine prospérité. Soumis par César après une brève Grégoire de Tours, car les archéologues n’ont jamais
révolte, ces premiers Parisiens s’intègrent sans mal au retrouvé la tombe de Clovis. Ses successeurs mérovin-
nouvel ordre gallo-romain. La rive droite de la Seine giens ont laissé encore moins de traces dans cette ville
étant alors pour l’essentiel marécageuse, jusqu’au pied à laquelle ils préfèrent leurs palais ruraux. Les premiers
des collines de Montmartre et de Belleville, c’est sur la Carolingiens résident ensuite sur les terres dont est
rive gauche que Lutèce se développe sous l’empire. Sa originaire leur dynastie, entre la Meuse et le Rhin, tel
rue principale relie la Seine au sommet de la colline qui Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Ainsi Paris ne cesse-
sera bientôt baptisée « montagne Sainte-Geneviève », t-il de perdre de l’importance, avant qu’aue siècle les
suivant un tracé correspondant à celui de l’actuelle invasions des Normands, qui remontent la Seine à de
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nombreuses reprises sur leurs drakkars, ne lui portent Sorbonne, fondée en 1257 par le chanoine de Notre-
un coup presque fatal: après plusieurs raids dévastant Dame RobertdeSorbon, de jeunes clercs apprennent la
les églises et les faubourgs de la rive gauche, une véri- théologie, la philosophie ou le droit canonique, au cours
table armée viking assiège l’île de la Cité à la n de de longues études qui ouvrent de belles carrières au sein
l’année 885. La ville résiste héroïquement pendant de de l’Église ou de l’administration royale, en plein déve-
longs mois sous la conduite du comte de Paris Eudes loppement au cœur du palais de la Cité. C’est également
et les Normands nissent par repartir. Un exploit qui sous les premiers Capétiens que la rive droite nit par
vaudra à Eudes d’être élu roi de France ; son petit- être vraiment investie, après que ses marécages eurent
182

neveu, HuguesCapet, établira ensuite une dynastie, les été drainés. Elle va vite devenir le principal foyer de l’ac-
Capétiens, dont le pouvoir s’armera en même temps tivité économique et commerciale de la ville. Les riches
Paris

que se développera leur capitale, Paris. « marchands de l’eau », qui commercent sur la Seine
depuis leur port situé place de Grève (l’actuelle place de
l’Hôtel-de-Ville), y côtoient les bouchers du marché aux
Un premier apogée capétien Champeaux, fondé en 1137 par LouisVI, qui ne cessera
de s’agrandir pour former les Halles, ainsi que de nom-
breux autres commerçants et artisans.
C’est sous le règne de Philippe Auguste (1180-1223),
marqué par l’expansion spectaculaire de l’autorité Par peur d’une attaque venue de la Normandie alors
royale au sein du royaume de France, que s’enclenche tenue par les Anglais, PhilippeAuguste décide de pro-
véritablement la dynamique urbaine parisienne. La téger sa capitale par une enceinte. Achevée en 1211,
ville, qui ne comptait que 25 000 habitants à son avè- celle-ci est renforcée rive droite, au bord de la Seine, à
nement, a déjà vu sa population plus que doubler à sa l’endroit qui marque alors la limite de l’expansion de
mort. L’île de la Cité en reste le la ville à l’ouest, par une puis-
cœur: à l’ouest s’élève le palais sante forteresse, le Louvre ;
royal, qui a été reconstruit par La rive droite va vite exhumés lors de travaux dans
Robert le Pieux, le ls d’Hu- devenir le principal foyer les années1980, les imposants
guesCapet, à l’emplacement de soubassements de ce Louvre
l’ancien palais de Clovis, et qui de l’activité économique et médiéval sont depuis acces-
ne cessera d’être agrandi par commerciale de la ville. sibles au public, au sous-sol
ses successeurs ; à l’est, l’autre du musée. Quant à l’enceinte
pouvoir, celui de l’Église, s’incarne dans la cathédrale de Philippe Auguste elle-même, il subsiste quelques
Notre-Dame, dont le chantier a commencé en 1160 et tours et quelques centaines de mètres de muraille, dont
ne s’achèvera que près de deux siècles plus tard. Sur la plus longue section, d’une soixantaine de mètres
la rive gauche se développe l’Université, qui attire des de long, est visible rue des Jardins-Saint-Paul, dans le
maîtres et des étudiants venus de toute la France mais 4e  arrondissement. Mais cette muraille, à peine ache-
aussi d’Angleterre, d’Italie ou d’Allemagne. Dans plu- vée, est vite débordée par l’expansion spectaculaire de
sieurs « écoles », dont la plus célèbre sera bientôt la la cité sur la rive droite: en 1328, Paris, qui attire des
populations venues du nord de la France mais aussi des renoue avec une croissance spectaculaire : entre 1800
îles Britanniques, de l’Empire germanique ou du nord et 1848, sa population passe de 500 000 à un million
de l’Italie, compte sans doute déjà 200 000 habitants. d’habitants. Accourus des campagnes et des petites
C’est de loin, désormais, la plus grande ville française, villes de la France du Nord, ces nouveaux arrivants,
devant Lyon et Rouen. Elle est deux fois plus peuplée pour ce qui est des hommes, travaillent dans le bâti-
que Venise ou Florence, quatre fois plus que Bruges ment, ils sont aussi cordonniers, tailleurs ou encore ébé-
ou Gand. Après le déclenchement de la guerre de Cent nistes au faubourg Saint-Antoine, ce quartier populaire
Ans, en 1337, la construction d’une nouvelle enceinte dédié à l’industrie du meuble. Face à cet aux, le cadre
rive droite s’impose pour englober les nouveaux quar- urbain, qui a très peu évolué depuis la n du Moyen Âge,
tiers. C’est le roi Charles V qui donne son nom à ce nit vite par craquer. Les rues étroites et sinueuses sont
mur de 6km de longueur, dont l’une des six portes, la en permanence congestionnées, les quartiers du vieux
porte Saint-Antoine, est renforcée d’une forteresse, la centre où s’entassent les plus modestes, comme l’île de
Bastille. Mais ce nouveau mur, s’il préserve Paris des la Cité, Beaubourg ou la place Maubert, deviennent des
raids anglais, n’est d’aucune utilité lorsque, au début cloaques invivables et insalubres: en 1832, c’est avant
duesiècle, éclate au cœur de la capitale la guerre civile tout dans ces quartiers populaires que frappe l’épidé-
entre Armagnacs et Bourguignons, qui s’arontent pour mie de choléra qui emporte 20 000Parisiens. La situa-
gouverner le royaume alors que CharlesVI est devenu tion est explosive, comme le prouvent les nouvelles
fou. Si la peste noire de 1348 révolutions de 1830 et 1848,
avait déjà enrayé la croissance mais il faut attendre l’avènement
parisienne, ce conit provoque le NapoléonIII entend faire du Second Empire pour que les
déclin de sa population. Et même de Paris une capitale pouvoirs publics agissent enn.

183
une fois la guerre de Cent Ans Deux hommes déclenchent
achevée, en 1453, Paris va mettre aussi majestueuse alors la plus grande révolu-

Paris
plus de trois siècles à retrouver la qu’agréable à vivre. tion urbanistique de l’histoire :
dynamique qu’elle avait connue Napoléon III et le préfet de la
sous les premiers Capétiens: à la veille de la Révolution Seine Haussmann, qui met en œuvre la transformation
française, elle ne compte encore que 500000habitants. radicale de Paris souhaitée par l’empereur. En vingt ans
Cette croissance relativement modeste de la capitale à peine, de 1850 à1870, la ville va changer de visage.
à l’époque moderne tient en partie au fait que le pou- NapoléonIII a vécu à Londres, qui a déjà connu d’im-
voir royal s’en éloigne alors progressivement, et avec lui portants travaux de modernisation: suivant l’exemple
l’activité politique et économique générée par la Cour. de la capitale anglaise, mais de manière encore plus
Car les Parisiens sont turbulents: à la n des guerres de spectaculaire, il entend faire de Paris une capitale aussi
Religion, le parti catholique de la Ligue chasse HenriIII, majestueuse qu’agréable à vivre.
avant d’être vaincu par Henri IV. Puis les troubles de
la Fronde, durant la jeunesse de Louis XIV, incitent Et il n’hésite pas à employer la manière forte: dans le
ce dernier à se méer de la capitale, jusqu’à quitter le centre miséreux, des quartiers entiers sont rasés avec
Louvre, devenu la résidence parisienne des rois depuis
FrançoisIer , pour s’installer à Versailles.

LA PLUS GRANDE RÉVOLUTION


URBANISTIQUE DE L’HISTOIRE

C’est bien sûr la Révolution française qui rend à la ville


toute sa centralité. Après avoir pris la Bastille, le peuple
parisien aiguillonne le processus révolutionnaire
jusqu’à la chute de Robespierre. Paris redevient le cœur 
du  e
battant d’une nation qui, jusqu’à la n de l’Empire, bou-  
e

leverse l’ordre politique et social de l’Europe. Et la cité 


leurs vieilles églises, comme dans l’île de la Cité, qui ont favorisé une intense spéculation immobilière, que
voit sa population divisée par trois ; et dans toute la Zola immortalisera dans son roman La Curée. Surtout,
ville, Haussmann ouvre à la hache des avenues larges et ils ont accentué la ségrégation sociale déjà à l’œuvre
rectilignes, au bord desquelles sont bâtis des immeubles dans la ville: dans le centre, les populations modestes
à l’opulente façade en pierre de taille. La modernisa- chassées par la destruction des bâtiments miteux n’ont
tion de Paris passe aussi par la construction de nom- pas les moyens de se loger dans les immeubles modernes
breux équipements publics : deux aqueducs sont édi- qui leur ont succédé. Ils se réfugient dans les arron-
és en banlieue pour donner enn l’eau courante aux dissements périphériques du nord-est ou en banlieue.
Parisiens, les Halles sont métamorphosées par l’érec- Ainsi se renforce la dissymétrie entre un Ouest pari-
tion de splendides pavillons de verre et de fonte, et deux sien bourgeois et un Est populaire. Une opposition qui,
grands parcs à l’anglaise, les Buttes-Chaumont au nord après la chute de NapoléonIII provoquée par la défaite
et Montsouris au sud, sont aménagés sur d’anciennes de Sedan face aux armées prussiennes, va s’exprimer de
carrières. À l’intention des élites économiques et cultu- façon tragique. Poussé à bout par le siège de la ville par
relles qui animent la « vie parisienne », mondaine et les Prussiens, cinq mois insoutenables durant lesquels la
virevoltante, un nouvel opéra, d’un faste inouï, est famine l’a conduit à manger des chiens, des chats voire
conçu par l’architecte CharlesGarnier pour remplacer des rats, le Paris populaire se soulève en mars 1871
l’ancienne salle de la rue LePeletier. En 1860, cette ville contre le pouvoir conservateur installé à Versailles. La
ivre d’ambition avale sa proche banlieue : des com- Commune s’achèvera deux mois plus tard dans le sang,
munes comme Ménilmontant, Belleville, La Villette, la répression versaillaise faisant plus de 10 000 morts
Charonne ou Grenelle sont intégrées à la capitale, chez les Parisiens révoltés.
dont la population passe d’un coup de 1 à 1,7million
184

d’habitants. Les tensions sociales resteront vives au sein de la capi-


tale tout au long de la IIIe  République, mais le nou-
Paris

veau cadre haussmannien va contribuer à faire de


Une restructuration Paris, de l’Exposition universelle de 1889 jusqu’au
avant tout politique de la ville début des années1930, une Ville Lumière fascinant le
monde entier. Si, à l’image du princedeGalles, le futur
Édouard VII, amoureux inconditionnel de la ville, les
Si, en moins d’une génération, Paris a connu une mue élites étrangères emplissent ses restaurants, ses théâtres
spectaculaire, jusqu’à devenir, selon nombre d’observa- et ses bordels de luxe, des visiteurs d’un autre genre
teurs, la ville la plus belle et la plus moderne du monde, s’installent à Montmartre, puis à Montparnasse: ce sont
les méthodes haussmanniennes suscitent de vives cri- des peintres comme Picasso, Soutine ou Modigliani,
tiques. Les travaux, dénonce l’opposition républicaine, des musiciens comme Stravinsky, des écrivains comme
Hemingway, dont la concentration
favorise une eervescence artistique
et intellectuelle sans équivalent.
Après la crise de1929, la fête retombe.
Reste un mythe, celui d’une ville belle
et joyeuse, qui permet à Paris de res-
ter un siècle plus tard la première des-
tination touristique au monde.


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185
Paris

e 
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Si
Versailles
m’était conté…

« On nous dit que nos rois dépensaient sans compter


Qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils,
Mais quand ils construisaient de semblables merveilles
Ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ? »

La tirade est de SachaGuitry en conclusion de son lm honorable! C’est moins sûr pour le duc de Saint-Simon
Si Versailles m’était conté, sorti en salles en mars1954, dont les critiques, objectives –«Le plus triste et le plus
et qui attira plus de 6 millions de spectateurs malgré ingrat de tous les lieux […] parce que tout y est sable
les critiques féroces des historiens de tout bord. Les mouvant et marécage»–, se doublaient d’une animo-
bénéces mis au service de la restauration du château, sité personnelle envers LouisXIV et ses collaborateurs
alors en très piteux état, furent une première réponse et de considérations très subjectives sur leur «mauvais
à l’ironique pirouette de l’auteur, metteur en scène et goût». Le château de Versailles fut un goure nancier
186

acteur –Guitry s’était attribué le rôle de LouisXIV, et relatif –2 à 6% du budget de l’État selon les années–,
le reste du casting était éblouissant. Le tournage du lm des centaines d’ouvriers y périrent de malaria ou d’acci-
VERSAILLES

se déroule pendant l’été 1953. Un nouveau conserva- dents et il ne fut jamais vraiment terminé. Mais outre le
teur vient d’être nommé, GéraldVan der Kemp, bien modèle architectural et politique qu’il représenta pour
décidé à refaire du château «ce qu’il était au temps des toute l’Europe, il fut à l’origine d’une ville nouvelle,
rois». Avec l’appui du ministère des Beaux-Arts, d’An- conçue autour de lui et pour lui.
dréMalraux, du général deGaulle lui-même et de nom-
breux mécènes, son œuvre, immense, poursuivie par
ses successeurs, a fait du château le double symbole de la 500 HABITANTS AU xvie SIÈCLE
splendeur monarchique et de la grandeur républicaine,
et attire chaque année plus de 5millions de visiteurs.
Au Moyen Âge, il ne s’agit que d’un village d’à peine
100âmes groupées autour de la petite église Saint-Julien
1623 : Début de la construction du château et dont les modestes seigneurs, tels HuguesdeVersailles
au  e siècle ou Gilles au e siècle, sont des vassaux
1848 : Proclamation de la IIe République dans
directs du roi. Pas de grand cours d’eau mais des marais,
la salle du Jeu de Paume
de vastes forêts et la proximité de Paris. Il n’en faut
1862 : Le château de Versailles est classé pas plus pour satisfaire l’ambition naissante du sieur
monument historique Martial de Loménie, fraîchement anobli par l’achat
1919 : Le traité de Versailles est signé d’une charge de secrétaire du roi en 1552 et proche de
le 28 juin CharlesIX. Versailles compte désormais 500habitants
et, placée idéalement au croisement de deux grands
chemins, l’un venant de Saint-Germain par Marly et
Qu’en aurait pensé Colbert, qui avait tout fait pour l’autre de Paris par Meudon, elle est dotée de quatre
détourner LouisXIV de ce projet –le Louvre seul était foires. De quoi attiser la convoitise d’un familier de
digne de l’héritier des Capétiens et des Valois–, et qui Catherinede Médicis et d’Henri III, Albert de Gondi,
lui écrivait: «Ô quelle pitié que le plus grand roi […] qui fait emprisonner Loménie sous prétexte de protes-
fut mesuré à l’aune de Versailles.» Avec son sens légen- tantisme et lui marchande la seigneurie de Versailles
daire des aaires, notre mercantiliste aurait fait amende contre sa libération. Le malheureux doit céder et sera, en


prime, égorgé pendant la Saint-Barthélemy! HenriIV petits séjours dans sa «maison», chasse, aménage des
vient chasser par la suite sur les terres de ce grand ser- jardins, joue de la guitare et participe même à la pré-
viteur de la Couronne qui a été fait duc de Retz et maré- paration des mets. Le 3novembre1626, il fait èrement
chal de France par HenriIII. Le 24août1607, le futur visiter son domaine aux deux reines, mais aucun appar-
LouisXIII, âgé de 6ans, assiste à l’une de ses premières tement n’est prévu pour elles. Elles repartent après le fes-
chasses dans un petit carrosse posté sous le moulin à tin et la chasse. Après la fameuse journée des Dupes, le
vent couronnant la butte du village. Enchanté, il voit 10novembre1630, au cours de laquelle MariedeMédicis
deux lévriers prendre un levraut et des cailles, et son lui demande de choisir entre elle et Richelieu, LouisXIII
propre épervier saisir deux per- se retire à Versailles, convoque le
dreaux… Louis XIII ne revient cardinal le soir même, lui renou-
à Versailles qu’en 1617. Cavalier La grande histoire velle sa conance et sacrie sa
hors pair et chasseur émérite, il est s’est invitée à Versailles mère. La grande histoire s’est
surtout le nouveau roi, qui vient invitée à Versailles et n’en sortira
de conquérir son indépendance
et n’en sortira plus! plus! En 1632, LouisXIII rachète
en faisant assassiner Concini. Las des complots de sa aux Gondi la totalité de la seigneurie et fait rebâtir par
mère et de son frère et des coquetteries de son épouse, PhilibertLeRoy «un fringant édice aux lignes élan-
Anned’Autriche, et de son entourage, il décide en 1623 cées et colorées de rose et d’ocre pâle, hérissé de toitures
de se faire bâtir un refuge modeste, «chétif château de gris bleuté et rehaussé de ferronneries vertes et dorées»
Versailles de la construction duquel un simple gentil- où il se rend une dizaine de fois par an et n’admet que
homme ne voudrait pas prendre vanité», ironise le maré- des proches. Après sa mort en 1643, son «petit château
chal deBassompierre. LouisXIII en dessine les plans et, de cartes» s’endort jusqu’à ce qu’un jeune roi de 22ans,
en 1624, il aide même les ouvriers à y installer son lit de retour de la frontière des Pyrénées où il a épousé
au premier étage du logis. Dès lors, entre campagnes l’infante d’Espagne, s’avise que ce petit domaine pater-
contre les protestants, guerres contre le duc Savoie et nel dans lequel il a chassé quelquefois est à l’abandon.
l’Espagne et complots internes, il fait régulièrement de Mazarin est encore à la tête de l’État pour quelques
mois, mais dès le mois d’octobre1660, LouisXIV y entre Grand Trianon, Chapelle royale, Marly… Jusqu’à la n
en maître et fait déjà des plans. du règne, Versailles est un chantier. Ce n’est qu’à partir
du 6mai1682 que la Cour et le gouvernement s’y ins-
En 1660, Versailles compte un millier d’habitants. tallent ociellement. La reine Marie-érèse meurt un
LouisXIII n’était pas un bâtisseur. Son ls le sera à la an plus tard. Le temps est venu de M mede Maintenon et
folie et vouera à Versailles une « passion démesurée ». des jeunes lles de Saint-Cyr, du roi de guerre battant sa
Mais ce n’est pas pour échapper à Paris et aux mauvais coulpe, et de l’eroyable extermination de ses descen-
souvenirs de la Fronde qu’il fait construire cette nou- dants directs à l’exception de LouisXV.
velle résidence. Celle de Saint-Germain-en-Laye, où il
est né, l’a consolé de son enfance et est devenue sa pré-
férence dès 1666 – il passera son dernier hiver à Paris UNE CEINTURE DE MAISONS
en 1669-1670. Et il y a vécu certainement ses années les « COURTISANES »
plus glorieuses, les plus gaies et les plus amoureuses.
Mais Versailles sera son grand-œuvre, celui d’un roi
de plein air qui a connu ses plus grandes pas- La construction d’une ville nouvelle, moderne,
sions dans les grottes de Saint-Germain et les unique, faisait partie du grand dessein originel du
futaies de Fontainebleau, et qui donnera dans Roi-Soleil. Une ville autour du château, pour le
les jardins de Versailles les plus belles fêtes de château et dont le roi est le maître puisqu’elle n’a
son règne, les Plaisirs de l’Isle enchantée en pas de syndic avant 1694. En 1671, un décret
1664, le Grand Divertissement royal en royal autorise quiconque à acquérir gratuite-
1668. Le petit château de LouisXIII est ment une parcelle de terrain pour une taxe
188

augmenté de deux ailes par Le Vau symbolique et d’y construire une mai-
et Mansart et les premiers jardins son en respectant les plans et modèles
VERSAILLES

sont dessinés par LeNôtre: le trio du surintendant des Bâtiments du


qui avait fait la gloire de Fouquet roi, Colbert, Louvois, Hardouin-
à Vaux-le-Vicomte ! Au l des Mansart… Plan en damiers, ali-

années, Le Nôtre crée l’Orangerie,        gnements rigoureux, pavillons bas
la Ménagerie, le Grand Canal, le    disséminés dans des îlots de ver-
bassin d’Apollon, etc. Un nouveau  dure, la ville de Versailles s’ordonne

bâtiment, conçu par LeVau, enve- à l’ombre du château. Les pre-
loppe le premier château. Grand Appartement du roi, miers édices, élevés par quelques grands, les Condé,
escalier des Ambassadeurs, cour de Marbre, Trianon Gramont, Créquy, Villeroy, Bouillon, Noailles, en com-
de porcelaine, galerie des Glaces et décors de LeBrun, plément de leur appartement «de fonction», forment
une ceinture de maisons « courti-
sanes » autour du château-roi. Cinq
cents places à bâtir sont distribuées
dans le quartier Notre-Dame, où une
nouvelle église est édiée en 1684.
Cependant, le privilège originel
d’exemption d’hypothèque est aboli
en 1713, certains préférant vivre à
crédit et ne payant même plus leur
boulanger puisqu’ils ne risquent pas
d’être expropriés! Grandes et Petites
Écuries encadrent l’avenue de Paris
qui prend sa source devant la place
d’Armes et nécessitera de gigan-
tesques travaux de déblaiement à la
pelle et à la pioche, et avec des paniers
 
e
et des tombereaux pour aplanir les
buttes bouchant la perspective du château. Un peu plus proclament Assemblée nationale le 17juin; puis dans
tard, de l’autre côté de l’avenue de Paris, le quartier la salle du Jeu de paume, quartier Saint-Louis, où les
Saint-Louis sort de terre. LouisXIV a sacrié sa réserve députés prêtent le serment de ne pas se séparer avant
de chasse du parc aux Cerfs pour d’avoir donné une constitution à la
orir de nouveaux terrains à bâtir. France, abolissent le régime féodal
À sa mort en 1715, Versailles est Versailles, ville le 4août et adoptent la Déclaration
une ville opulente de 30 000 habi- des droits de l’homme et du citoyen.
tants qui vit au rythme des énormes
du roi, devient, La IIe République est proclamée en
besoins en tout genre de la Cour. «logiquement», février1848 dans la salle du Jeu de
Le départ de celle-ci à Paris sous le berceau de paume – musée de la Révolution
la Régence inaugure une phase de aujourd’hui. C’est le premier édice
déclin : le marché immobilier s’ef- la Révolution. de France classé monument histo-
fondre et de nouvelles constructions rique en mars 1848. Le château de
plus bourgeoises, plus denses, plus hautes, remplacent Versailles ne le sera qu’en 1862! Louis-Philippe en avait
les pavillons bas et la cité-jardin d’origine. Le retour de fait un musée d’histoire consacré à toutes les gloires de
LouisXV en 1722 ouvre une nouvelle ère de construc- la France. Ne portait-il pas le titre de roi des Français?
tions : l’église Saint-Louis en Et la valse continue, entre ten-
1751, qui deviendra cathédrale tation de lui redonner son faste
en 1843, et le grand ensemble de résidence royale ou de le
des ministères de la Marine, xer dans un rôle historique
des Aaires étrangères et de la et didactique de musée de la

189
Guerre, où fut négocié le traité monarchie. La III e République
de Paris mettant n en 1783 à sera, malgré elle, confron-

VERSAILLES
la guerre d’Indépendance amé- tée à ce dilemme alors que
ricaine, et qui est aujourd’hui Guillaume Ier de Prusse a fait
l’une des plus magniques proclamer l’Empire allemand
bibliothèques de France. dans la galerie des Glaces le
Hôtels de la Pompadour, de 18 janvier 1871. Versailles
la Du Barry, Petit Trianon, humiliée, Versailles outragée
Hameau de la reine, théâtre et Versailles occupée par… la
Montansier : jusqu’en 1789, République. La Commune de
château et ville – elle compte Paris a contraint à la fuite le
désormais 50 000 habitants – chef du gouvernement, iers,
vivent au rythme des plaisirs qui s’installe à Versailles dans
et de la faveur, et s’enthousias- La Signature de la paix dans la galerie des Glaces la somptueuse préfecture édi-
ment le 19 septembre 1783 de  ée sous le Second Empire. En
l’envol du premier ballon à air revanche, les députés et séna-
chaud de M. de Montgoler transportant un mouton, teurs s’installent dans l’opéra du château et, de 1871
un coq et un renard… Le vent se lève et soue en tem- à1875, ils y écrivent la partition constitutionnelle fon-
pête en 1789. Versailles, ville du roi, devient, «logique- datrice de la IIIeRépublique. Le traité de Versailles met-
ment», le berceau de la Révolution. tant n à la Grande Guerre y est signé en 1919. Étrange
continuité historique pour une République encore
entourée de monarchies, qui ne veut rien lâcher des
VERSAILLES OCCUPÉE PAR... LA RÉPUBLIQUE fastes qui ont porté au pinacle dans toute l’Europe la
culture à la française symbolisée par Versailles et qui
entend les réinvestir pour la plus grande gloire de la
On oublie trop souvent que c’est là que tout commence. République. Jusqu’en 1962, le président de la République
D’abord dans l’hôtel des Menus Plaisirs, avenue de y est élu et encore actuellement les révisions constitu-
Paris, où les trois ordres du royaume tiennent leurs tionnelles y sont votées par les deux chambres réunies
États généraux le 6mai 1789 en présence du roi, et se en congrès. DeGaulle a fait restaurer somptueusement
le Grand Trianon pour accueillir les chefs résumer à un siècle d’occupation royale
d’État étrangers et, depuis, il n’est pas de1682 à1789. Vitrine historique, patrimo-
de plus grand honneur pour ceux-ci que niale et diplomatique de la France, témoin
d’être invités à Versailles : Kennedy en de ses grandeurs comme de ses débâcles,
1961, Xi Jinping en 2014, Poutine en 2017 elle s’arme avec ses 85 000 habitants répar-
pour l’inauguration de l’exposition sur tis en huit quartiers, comme la seule ville, en
Pierre le Grand, précédée de la visite de la dehors de Paris, qui a construit sa mémoire
galerie des Batailles, c’est-à-dire des victoires sur le pouvoir, un pouvoir qui ne se divise pas
françaises, de Clovis à Napoléon! Et ce n’est pas  qu’il soit monarchique ou républicain. Bien

un hasard si la résidence secondaire préférée  loin des histoires d’alcôves, de chaises percées
des présidents de la République depuis Nicolas  et de royales débauches auxquelles elle se voit si
Sarkozy se situe au bout du parc de Versailles, la  souvent réduite par la littérature et le cinéma,
Lanterne, dont Malraux, qui en avait eu la jouissance dont celui de Guitry mais avec quelle élégance ! En
de1962 à1969 en tant que ministre de la Cuture, disait: 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, le délé
«Ici vous êtes le colocataire de LouisXIV, de Dieu et du des États généraux intitulé «les chemins de la liberté»
Soleil». Un petit «Marly» en somme mais où Marianne a montré la voie. Les générations suivantes expéri-
ne semblait pas avoir ses entrées. mentent l’introduction de l’art contemporain dans le
château et la ville au grand dam d’un bon nombre de
traditionalistes. Autant de contradictions assumées que
VITRINE PATRIMONIALE ET DIPLOMATIQUE proclame et unie èrement son blason adopté au début
de la Révolution : trois eurs de lys surmontées d’un
190

coq bicéphale… comme l’aigle du Saint Empire!


Versailles ne peut oublier d’où elle vient. Dans le pro-
VERSAILLES

longement du Grand Canal, partant du rond-point de


l’Étoile royale, les cinq allées en voie de réhabilitation « Ici vous êtes le
pour les épreuves équestres des jeux Olympiques de
2024 symbolisent encore aujourd’hui la main du roi
colocataire de Louis XIV,
se posant sur son territoire. Mais la ville ne saurait se de Dieu et du Soleil. »

191
Si


Havre
vre
Le Havr
Havre

C
Caen
aen
Normandie
Rouen
Rouen
Caen
LE BASTION DE GUILLAUME

C’est au tournant de l’an mille que l’ancien village gallo-romain prend son essor sous

églises) en pierre blanc crème si typique de la région. Par bonheur, ils ont réchappé aux
destructions de la Seconde Guerre mondiale. Pour aborder le nouveau millénaire en beauté.

« Quand Saint-Étienne s’écroulera, le royaume d’An- Car Caen est sans doute l’une des villes les plus agréables
gleterre périra », assène, au e siècle, le chroniqueur de l’Hexagone. Au gré des âneries, on découvre ses
anglo-normand, Robert Wace, dans l’un de ses poèmes. ruelles anciennes et ses larges artères, habillées de la
En voilà une prédiction! Nos voisins d’outre-Manche pierre locale d’une belle couleur crème. Toutes regorgent
pourraient en frémir… Mais à contempler l’Abbaye- de charmantes surprises: librairies sympathiques, gale-
aux-Hommes et sa fameuse abbatiale Saint-Étienne, on ries d’art, échoppes d’artisans et petites cours inté-
doute sincèrement qu’une telle prophétie puisse un jour rieures cachées derrière de lourdes portes cochères…
194

se réaliser. Le roi CharlesIII peut dormir sur ses deux sans oublier son insoupçonnable port de plaisance
oreilles. C’est du solide! D’autant que ce chef-d’œuvre greé en plein cœur, à quelques pas de la zone pié-
Caen

de l’art roman a résisté plus d’une fois aux assauts de tonne. À chaque coin de rue, Caen l’inattendue raconte
l’histoire. Il a survécu à la guerre de Cent Ans, aux son histoire à qui veut bien l’entendre. À commencer
guerres de Religion et à la Révolution n’en gardant que par celle de l’illustre duc de Normandie, Guillaume le
quelques égratignures. Lorsque les bombardements Bâtard (v. 1027-1087), devenu le Conquérant après la
alliés de juin 1944 mutilent Caen aux trois quarts, bataille de Hastings (1066), sans qui elle ne serait pas la
l’eronté continue à pointer ses èches vers le ciel. Pas même aujourd’hui.
question de poser un genou à terre. Tenir. Ne serait-ce
que pour l’exemple. Le château ducal, l’Abbaye-aux-
Dames, et bon nombre de belles demeures (maison des 1035 : Guillaume devient duc de Normandie
Quatrans, hôtel d’Escoville) et d’églises (Saint-Pierre, Vers 1060 : construction de l’Abbaye-aux-
Saint-Nicolas ou encore Notre-Dame-de-la-Gloriette) Dames et de l’Abbaye-aux-Hommes
échappent de même à la destruction totale. La capitale 1944 : bataille de Caen
de Basse-Normandie a, contrairement à ce que l’on croit
souvent, conservé l’essentiel de son patrimoine archi-
tectural malgré cette terrible tragédie qui a coûté la Fruit des amours illégitimes de Robert le Magnique
vie à plus de 2000 Caennais. Sus aux préjugés! «Tout (v.1010-1035), duc de Normandie, et d’une jeune lle du
le monde croit qu’il n’y a rien à voir. On dit de Caen bourg de Falaise (au sud de Caen), prénommée Herleue,
qu’elle est entièrement bétonnée, reconstruite dans son ou Herlève, ou Arlette, Guillaume, dit le «Bâtard», a eu
intégralité, désespérément banale, sans aucune person- des débuts diciles. Et pour cause. Il a 7ans lorsque son
nalité, ni charme… Vous voyez bien que ce n’est pas le père, avant de partir en Terre sainte, le fait reconnaître
cas », marmonne un serveur, essuyant inlassablement comme son successeur lors d’une assemblée de barons
le même verre derrière son comptoir. «Combien de fois et d’évêques tenue à Fécamp en 1035. L’accession d’un
ai-je entendu des gens dire qu’ils sont venus visiter le ls illégitime à la tête de la principauté ne soulève, tout
Mémorial, de l’autre côté du périphérique, sans s’aven- d’abord, aucune objection. Barons et prélats acceptent
turer dans le centre-ville», déplore une commerçante sans mouer la décision de leur seigneur et prêtent
de la rue Saint-Pierre. Tant pis pour ceux qui n’auront hommage au jeune Guillaume couvert, pour l’occasion,
pas cette curiosité. du lourd manteau ducal.
195
Caen
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Un pouvoir convoité (parmi eux Renouf de Briquessart, vicomte du Bessin,


et Hamon le Dentu, seigneur de Creully et de Torigny),
ces indécrottables parjures, au lieu-dit Val-ès-Dunes,
Tant que Robert vit, même absent, l’ordre est maintenu en 1047. Le bocage retentit des clameurs des combat-
en Normandie. Mais sa mort soudaine en Asie Mineure tants qui poussent leurs cris de guerre et qui, pris d’une
au mois de juillet attise la convoitise des grands sei- fureur grisante, se lancent contre l’ennemi. Les épées se
gneurs de la famille ducale. Encore enfant, Guillaume croisent, les lances se brisent. La mêlée est terrible. On
voit ainsi une terrible vague de violences, meurtres et esquive au mieux les coups, on frappe rageusement sans
vengeances déferler sur ses terres. Sa vie ne tient qu’à jamais ralentir, ni trop rééchir.
un l pendant une dizaine d’années. Il ne doit son
salut qu’à son entourage et, conformément aux règles Toute faiblesse est fatale. Fidèles à eux-mêmes, les
féodales, au roi de France, HenriIer . En 1046, il est la couards fuient en abandonnant leurs blessés et le peu
cible d’un conjuration ourdie par quelques seigneurs d’amour-propre qu’il leur reste. Dieu a jugé. Et livre une
de Basse-Normandie, décidés à l’occire pour de bon et victoire éclatante à Guillaume. Il faut à présent restau-
à le remplacer par l’un de ses cousins, Gui de Brionne rer l’autorité ducale sur la Normandie. Au lendemain
– ou de Bourgogne. La tentative d’assassinat échoue in de cette bataille, le Bâtard convoque un « concile » à
extremis grâce à l’indiscrétion d’un bouon, Goles, qui, Vaucelles, près de Caen, où sont présents ses vassaux
ayant surpris les conspirateurs en plein conciliabule, se laïques et ecclésiastiques. Il proclame alors la Paix (ou
rend auprès du jeune duc pour l’avertir. Trêve, selon les auteurs) de Dieu. Désormais, toute action
militaire est interdite du mercredi soir au lundi matin et
Conscient de la fragilité de son pouvoir, Guillaume durant les périodes de l’Avent, du Carême, de Pâques et
le Bâtard décide de défendre ses terres par les armes. de Pentecôte. Les contrevenants seront, non seulement
Il sollicite l’aide du roi, réunit ses dèles, empoigne frappés de sanctions cléricales (l’excommunication par
son épée, et part aronter Gui de Brionne et ses alliés exemple), mais devront aussi se soumettre à la justice
du duc. Ainsi, Guillaume, suprême main- Cathim, sur la rivière de l’Orne, de part et d’autre,
teneur de l’ordre, est-il le seul autorisé à avec ses églises, ses vignes, ses prés, ses moulins,
faire la guerre en tout temps. Les princes avec le marché, le tonlieu [taxe sur le commerce]
et grands barons jurent de respecter cette et le port, et toutes ses dépendances.» Situé au
réglementation sur les reliques amenées conuent de l’Orne et de l’Odon, le bourg
de plusieurs églises. Une fois le synode possède un port pour les embarcations se
terminé, le jeune duc les fait rassembler dirigeant vers la mer. «Désireux de garder
et ordonne la construction, sur la rive un œil sur la partie occidentale du duché,
droite de l’Orne (dans la banlieue de bien trop velléitaire à son goût, Guillaume
Caen), d’une chapelle dite de la «Sainte- décide d’élever Caen au rang de seconde
Paix» pour les conserver. Seul le chœur capitale de la Normandie. Rouen, la capi-

de cette église subsiste aujourd’hui; il est  tale d’alors, est trop éloignée des territoires
situé à deux pas de la gare, rue du Marais. e de l’ouest », explique Jean-Yves Marin,
directeur du musée de Normandie. Vers
1060, le duc fait bâtir son château sur l’éperon rocheux
Guillaume renforce son duché qui domine Darnetal (actuellement quartier Saint-
Pierre). L’enceinte castrale construite en bois, rapide-
ment substituée par un rempart en pierre, épouse par-
Vers 1050, Guillaume épouse Mathilde, la lle du comte faitement le relief. Entourant 5 ha de terrain, elle est
de Flandre, BaudouinV, et d’Adèle de France, malgré sans doute l’une des plus grandes d’Europe! À l’inté-
l’interdiction du pape LéonIX qui dénonce la consan- rieur, un palais ducal est édié à côté des maisons par-
196

guinité des deux jeunes gens (ils sont cousins au cin- ticulières et de l’église Saint-Georges. Viendront s’ajou-
quième degré). Le duc passe outre l’opposition farouche ter au esiècle, sous HenriIer Beauclerc, le quatrième
Caen

du souverain pontife. Ce mariage d’amour revêt, par ls de Guillaume, un donjon quadrangulaire destiné à
ailleurs, un intérêt hautement politique : il lui permet renforcer la défense de la forteresse ainsi qu’une grande
de réunir les deux principautés les plus vastes, les plus salle d’apparat (aula), dite de l’Échiquier – cour de
riches et les mieux gérées du royaume de France. Il justice et de surveillance des comptes du duché. Mais
trouvera certainement un moyen d’apaiser l’hostilité de n’allons pas trop vite en besogne…
Sa Sainteté…
En 1059, le conseiller de Guillaume, Lanfranc de
Soucieux de renforcer l’union de son duché, Guillaume Pavie (un moine d’origine italienne devenu prieur de
poursuit la politique d’édication entamée par ses l’abbaye du Bec-Hellouin, entre Rouen et Lisieux) par-
ancêtres Richard II et Robert le Magnique. Des vil- vient à lever l’interdiction faite, six ans plus tôt, après
lages prospères sont élevés en le mariage du duc. Nicolas II, le
bourgs parmi lesquels Cherbourg pape récemment élu, veut bien
ou Saint-James (Manche) et il Pour recevoir leur fermer les yeux et donner sa
développe ceux de Saint-Lô et de bénédiction aux jeunes époux
Carentan. Mais surtout, il jette
bénédiction, les époux s’ils réparent leur désobéissance
son dévolu sur la modeste agglo- s’engagent à construire par des fondations monastiques.
mération de Caen. Croire que la quatre hospices Sitôt dit, sitôt fait. Trop heureux
ville a été fondée ex nihilo par le d’accéder à une telle œuvre de
duc est une erreur. Des fouilles et deux abbayes. pénitence, le couple s’engage
archéologiques menées dans les à construire quatre hospices
années1970 prouvent qu’il existait déjà un vicus gallo- (Rouen, Caen, Bayeux et Cherbourg) et deux abbayes.
romain, à vocation essentiellement artisanale, sur le Mathilde fait élever l’abbatiale dédiée à la Trinité
site caennais. Le nom latin de Caen, Cadomus, vien- (l’Abbaye-aux-Dames), au nord-est de la ville, dont la
drait du celte Catumagos signiant « champ de com- dédicace a lieu en 1066. Tandis que le bâtiment s’érige
bat». Des sources écrites du début du esiècle conr- derrière les échafaudages de bois, les escabeaux et les
ment la présence d’une ville. Datant de 1025, la charte treuils, Guillaume fonde à son tour une abbatiale dédiée
de l’abbaye de Fécamp précise: «La ville qui s’appelle à saint Étienne (l’Abbaye-aux-Hommes) au sud-ouest
de la cité, en 1063. Il charge son ami Lanfranc
de Pavie d’acquérir les terrains et de trou-
ver les subsides nécessaires à la construction
du sanctuaire dynastique destiné à accueil-
lir sa sépulture et celle de ses descendants.
Toujours aussi habile, l’homme de conance
s’acquitte de sa mission sans diculté. Sous la
tutelle de ces deux monastères et du château
ducal, Caen s’épanouit comme une merveil-
leuse eur ouvrant ses pétales à l’orée du jour
et devient l’une des plus puissantes villes de
Normandie sur le plan politique, économique
et culturel. Ces deux abbayes rappellent,
d’ailleurs, l’apogée de l’art roman, que l’on a
eMora
baptisé l’«art normand». 

l’usurpateur anglo-saxon. Les hostilités sont ouvertes.


En route vers le trône d’Angleterre Archers, fantassins, cavaliers rendent trait pour trait,
coup pour coup. Les cadavres s’amoncellent de part
et d’autre. L’arontement tourne progressivement à
La pureté de leurs lignes, leur nef à trois niveaux (arcades, l’avantage des Normands. Verdict divin : Harold est

197
tribunes et fenêtres hautes), leur chœur en plan éche- tué. Guillaume a vaincu. Celui que l’on nomme désor-
lonné ou plan rayonnant, leur large vaisseau, leur façade mais le Conquérant monte sur le trône d’Angleterre. Le

Caen
harmonieuse et leurs «murs épais» (mur dédoublé lais- 25décembre 1066, en l’abbaye de Westminster à Londres,
sant la place d’un passage à chaque étage) témoignent l’archevêque Ealdred d’York oint du saint chrême le front
d’un stupéant savoir-faire. Entre les e et esiècles, les du souverain. «Au sérénissime Guillaume, grand et paci-
grands bâtisseurs œuvrent sans relâche dans la région. que roi couronné par Dieu», clame l’assemblée. Cette
Châteaux, cathédrales, églises abbatiales eurissent intronisation change brusquement la donne. Désormais
comme des bourgeons au printemps. D’imposantes mai- à l’égal du roi de France pour son trône anglais, le duc
sons de Dieu comme Jumièges ou Cerisy-la-Forêt ser- reste tout de même son vassal pour ses possessions conti-
viront de modèles à celles édiées en Angleterre après nentales. Voilà une situation qui ne peut que créer des
la conquête (cathédrale de Winchester, Rochester ou tensions avec le Capétien. Et qui ressurgiront, plus de
Durham). Grâce à la paix instaurée en 1047, le duché de deux siècles après, lors de la guerre de Cent Ans…
Normandie connaît un essor sans précédent. Guillaume
le Bâtard partage son temps à gouverner avec fermeté, à De1066 à1087, le duc-roi accumule les allers et retours
savourer d’abondants repas et, comme tous les seigneurs entre son duché et son royaume d’outre-Manche. En
de son temps, à chasser sur ses terres. Jusqu’au jour où Angleterre, il réduit les foyers insurrectionnels d’une
le roi d’Angleterre, Édouard le Confesseur, rend l’âme main de fer, dresse un état des lieux, puis avec les
le 5janvier 1066. Désigné comme son successeur – dans informations réunies, réorganise le territoire anglais
des conditions assez obscures – quelques années plus tôt, à la mode normande. Lorsqu’il est absent de Caen,
le duc de Normandie est contraint d’armer une otte Mathilde, épaulée par Lanfranc (abbé de Saint-Étienne
d’invasion pour déloger l’earl (comte) Harold de Wessex depuis 1063) et Roger de Montgoméry, exerce le pouvoir
qui s’est fait proclamer roi à sa place. N’est-il pas dans en Normandie en son nom. Si la vie sourit à Guillaume,
son bon droit après tout ? Unique et exceptionnelle, la elle lui apporte, aussi, son lot de contrariétés fami-
broderie de Bayeux (ci-dessus), longue de 70m, ore des liales. Tout ne peut être parfait. D’un côté, son ls aîné,
représentations saisissantes des événements qui eurent Robert Courteheuse, prétend gouverner à sa place lors
lieu entre1064 et1066. de ses absences du duché; il se révolte, et s’allie au roi de
France à son encontre. De l’autre, son demi-frère, Odon,
Le 14 octobre, non loin de la ville côtière d’Hastings, évêque de Bayeux, trempe dans des aaires louches –
l’armée franco-normande du duc fait face à celle de il sera d’ailleurs arrêté puis emprisonné en 1082. Tout
bien considéré, ce ne sont que broutilles face à l’événe- Vie éternelle le premier jour de novembre, après l’heure
ment qui va l’anéantir. Sa mie, son épouse et collabora- de prime. » Profondément aecté par cette disparition,
trice dèle, Mathilde de Flandre, meurt le 1ernovembre le Conquérant ne s’en remettra pas. À jamais dèle, il le
de l’an 1083, aux premières heures du matin. restera jusqu’à sa n proche.

En guerre contre le roi de France en 1087 pour le


L’Abbaye-aux-Dames reçoit la dépouille contrôle de la région du Vexin, le duc-roi est blessé
de Mathilde, l’Abbaye-aux-Hommes, lors de l’attaque de la ville de Mantes. Il est ramené,
celle de Guillaume en grande hâte, à Rouen. Guillaume est alité dans une
chambre du palais ducal avant d’être transporté au
prieuré de Saint-Gervais, situé hors les murs. Le 9sep-
Elle est inhumée dans le chœur de l’abbatiale de la Trinité tembre, au petit matin, le sourant ouvre les yeux et,
de Caen, au sein du monastère qu’elle chérissait tant. après une nuit plutôt calme, déclare : « Je me recom-
Une dalle de marbre noir de Tournai porte, d’origine, mande à ma Dame, la bienheureuse Marie, mère de
une émouvante épitaphe en latin : « Cette belle tombe Dieu, an que par ses saintes prières elle me réconci-
abrite dignement Mathilde, issue de souche royale, d’une lie à son Très Cher Fils, notre seigneur Jésus-Christ.»
insigne valeur morale. Son père fut duc de Flandre, et sa Ce sont ses dernières paroles. Et aussi le début de ses
mère Adèle lle du roi de France Robert et sœur de Henri rocambolesques funérailles. Du moins si l’on prête foi
qui occupa le trône royal. Unie en mariage au magnique au récit qu’en fait Orderic Vital (1075-1141), un moine
roi Guillaume, elle a fondé cette abbaye et fait construire historien de l’abbaye de Saint-Évroult en pays d’Ouche.
cette église, de tant de terres et de biens prestigieux dotée
198

par elle, et consacrée à son initiative. Elle fut la provi- Conformément à la volonté du Conquérant, le corps doit
dence des malheureux, pleine de bonté. En distribuant être inhumé dans l’abbatiale Saint-Étienne. C’est ainsi que
Caen

ses trésors, elle fut pauvre pour elle-même et riche pour la dépouille est préparée, cousue dans une peau de bœuf,
les indigents. C’est ainsi qu’elle a gagné les demeures de la puis transportée de Rouen à Caen par la mer. À peine


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a-t-elle le temps d’arriver dans retour, en 1100, il apprend la
le port qu’un immense incendie mort de son frère Guillaume et
se déclare dans une maison et se
Profondément affecté la prise de pouvoir de Henri  er
propage dans la ville. Clercs et par la disparition de Beauclerc, intronisé entre-
laïcs abandonnent incontinent le son épouse, le Conquérant temps. Derechef, une lutte d’in-
cortège funèbre pour étouer le uence éclate. Le 28 septembre
feu. Les moines, demeurés seuls, ne s’en remettra pas. 1106, l’armée royale aronte les
conduisent, chantant des psaumes, le corps jusqu’à l’Ab- troupes ducales dans une violente mêlée à Tinchebray.
baye-aux-Hommes. Le début de la cérémonie se déroule Grâce à une habile manœuvre du comte du Maine, Élie
normalement. L’évêque d’Évreux, Gilbert, monte en de La Flèche, Henri  er Beauclerc remporte la victoire,
chaire et prononce l’éloge funèbre du roi. Une fois ter- capture son frère et l’envoie en captivité outre-Manche
miné, il fait une demande à l’assistance: «Puisqu’aucun dans le château de Cardi, au pays de Galles. Celui-ci y
homme n’est à l’abri du péché, je vous demande, pour mourra vingt-huit ans plus tard.
l’amour de Dieu, de supplier le Tout-Puissant pour notre
défunt duc et, s’il a causé à l’un ou l’autre d’entre vous Le royaume anglo-normand est à nouveau solidement
quelque tort, de lui pardonner.» C’est alors qu’un certain tenu par le plus jeune des ls du «Conquérant». Le roi
Asselin, ls d’Arthur, se lève. D’une voix forte, il déclare de France, Philippe Auguste, mettra n à l’autonomie
s’opposer à l’inhumation du corps, prétendant que du duché de Normandie et le rattachera à son domaine
l’édice est construit sur un terrain appartenant à son en 1204. Une page est tournée.
père, sans qu’il fût jamais indemnisé. Confusion totale.
Plusieurs personnes conrment ses dires. Les évêques

199
promettent avec empressement de lui donner satisfaction
et lui versent, séance tenante, 60 sous, valeur estimée

Caen
de l’emplacement de la sépulture. Au moment de des-
cendre le corps dans le caveau, il apparaît que celui-ci est
trop petit pour accueillir la dépouille du trop «grand»
Conquérant – contrairement à une idée reçue, Guillaume
n’est pas un géant. L’auteur anonyme de Deobitu Willelmi
Ducis précise qu’il « était d’une stature supérieure à la
moyenne mais non excessive ». On force pour le faire
entrer, «mais le ventre trop gros crève et une puanteur
intolérable se répand tout autour, puis dans la foule». À
grand renfort d’encens pour atténuer les euves nauséa-
bonds, la cérémonie s’achève péniblement.

Querelle de succession entre frères

Le ambeau passe à ses ls: Robert Courteheuse, l’aîné


rebelle, devient duc de Normandie et Guillaume le
Roux, le cadet, monte sur le trône d’Angleterre. Henri,
le benjamin, est exclu du partage. Et ce qui était prévi-
sible arriva. Une querelle de pouvoir éclate entre Robert
et Guillaume jusqu’en 1091 où les deux frères signent le
traité de Caen. Avide de hauts faits d’armes et à court

d’argent, Robert Courteheuse, le dépensier, engage ses 
terres et part pour la première croisade en 1096. À son 
Le Havre
UNE RENAISSANCE AU CORDEAU

« Jeune ville » fondée au  e



ravagée en 1944, est désormais inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité…

Lumineuse, aérée, dynamique : les adjectifs viennent emplacement initial et reprend comme base de son plan
naturellement pour qualier Le Havre, ville symbole la structure d’avant-guerre – pareil à un l ténu reliant
de la reconstruction de l’après-guerre, détruite à 80% le passé au présent. Pourtant, les Havrais rejettent
par les bombardements alliés. Le maître d’œuvre de ce cette architecture moderne et bétonnée dans laquelle
chantier titanesque, qui va s’étirer sur vingt ans, s’ap- ils ne se retrouvent pas. Mais en 2005, le classement
pelle Auguste Perret, le «poète du béton». Il conçoit un du centre-ville au patrimoine mondial de l’Unesco
centre-ville aux avenues, boulevards et rues rectilignes. marque une reconnaissance internationale de sa valeur
Géométriques, mais à taille humaine: les immeubles ne et contribue à faire évoluer le regard des plus réticents.
200

dépassent pas cinq étages et les logements, spacieux et En eet, Le Havre est – avec Brasília – la seule agglomé-
fonctionnels, font rêver à l’heure de la crise de l’habi- ration d’après-guerre y gurant pour son architecture
Le Havre

tat. Aujourd’hui encore, on peut visiter à la Maison contemporaine.


du patrimoine un appartement-témoin de l’après-
guerre: meublé dans le plus pur style des années 1950, La page est désormais tournée. Depuis, les Havrais se
il atteste de la quête d’un confort rationnel à l’aube des réapproprient leur ville et son histoire, et redécouvrent
Trente Glorieuses, avec double orientation et ensoleil- les édices ayant échappé aux destructions, comme l’ab-
lement optimal. Les sinistrés, qui sont relogés après baye de Graville des e et  esiècles, l’hôtel Dubocage
la Libération en forêt de Mongeon – aujourd’hui un de Bléville dans le vieux quartier Saint-François, la
espace vert de 270 ha en pleine ville – dans des mai- Maison de l’armateur ou la cathédrale Notre-Dame des
sons provisoires, ont tout perdu et n’ont plus le moindre e et esiècles, sans oublier les bassins du port his-
point de repère. Perret reconstruit l’hôtel de ville à son torique autour duquel s’est construite la cité des siècles


passés. Métropole maritime, royaume de la plaisance
d’où part, tous les deux ans, la transat Jacques-Vabre, 1517 : FRANÇOIS I er ORDONNE LA CRÉATION
premier port de croisière de la façade atlantique, premier DU PORT DE HAVRE DE GRÂCE
port français pour l’activité du conteneur, Le Havre est 1520 : le roi accorde des privilèges
aussi, depuis le e  siècle, une station balnéaire au perpétuels aux Havrais et leur octroie
ciel changeant, chère aux artistes: c’est ici que Claude ses propres armoiries, la salamandre
Monet a peint Impression, soleil levant en 1872; et son
1664 : la Compagnie des Indes orientales et
nouveau tramway, inauguré en décembre 2012, conduit,
la Compagnie des Indes occidentales,
sur une partie de son parcours, les voyageurs de la gare
fondées par Colbert, s’y installent
à la plage (longue de 2 km) où poussent d’élégantes
cabines de plage dès l’arrivée du printemps. Singulière, 1945-1964 : le centre-ville est reconstruit
elle se distingue dès sa naissance par volonté royale.
Le 7 février 1517, François Ier signe la commission qui De 1716 à 1793, date de son interruption, 399 navires
ordonne la création du port de Havre de Grâce. Le site, havrais sont armés pour le commerce triangulaire
qui porte déjà ce nom, n’est alors qu’une crique orant qui assure la prospérité d’une partie des négociants
souvent refuge aux navires. Le roi en fait l’une des clés havrais. Mais ne disposant que d’un espace restreint, le
du royaume, un verrou port, imbriqué dans la ville, commence à péricliter. À
sur l’estuaire de la Seine la n du règne de LouisXVI, on lance des études pour
pour contrer la menace l’agrandissement du Havre. Le plan Lamandé – du nom
anglaise, capable d’ac- de l’ingénieur qui l’a conçu – prévoit le creusement d’un
cueillir les bâtiments de bassin de 500m au nord (le futur bassin du Commerce),

201
sa otte. Port de guerre, et d’un bassin de 350 m au nord-est (l’actuel bassin de la
Le Havre de Grâce est Barre). Interrompu pendant la Révolution, ce projet sera

Le Havre
aussi, à partir de 1560, achevé en 1820, pour se révéler rapidement insusant.
un port d’armement des À partir du rétablissement de la paix en 1815, le trac
lointaines expéditions maritime reprend, plus important que jamais. Le dou-
d’exploration et de colo- blement du nombre de navires fréquentant Le Havre, le
nisation. Très vite s’im- développement de la navigation à vapeur et l’allonge-
pose la nécessité de fon- ment des coques des bâtiments impliquent la construc-

 der une cité pour faire tion de bassins et d’écluses de plus en plus grands. Une
 vivre le port. course sans n. À partir de 1823, Le Havre, déclassé au
prot de Cherbourg, n’est plus un port de guerre. Dès
lors, les négociants et la chambre de commerce vont
L’ensablement de Harfleur nancer en grande partie la nouvelle tranche de tra-
et de Honfleur vaux d’extension qui prendra n en 1847. Avec, entre
autres, l’élargissement de l’entrée du port et l’ajout des
bassins Vauban et de la Floride. Désormais, le secteur
Désormais, les Havrais vivront par et pour la mer. De portuaire déborde des fortications de la ville, deve-
plus, Rouen, centre marchand, a besoin d’un avant- nues inutiles et gênantes. Avec le creusement de bassins
port pour remplacer Hareur, « le port d’en haut », successifs, d’autres travaux d’agrandissements du port
et Honeur « le port d’en bas », tous deux ensablés. seront entrepris jusqu’au début du e siècle, souvent
Soutenus par cette conjonction d’intérêts stratégiques avec retard, au rythme de l’accroissement du trac et
et commerciaux, Le Havre se développe au cours du des progrès de la construction navale. Au e siècle,
e siècle et voit son rôle militaire et économique se une nouvelle activité maritime est venue s’ajouter aux
renforcer. Durant le siècle des Lumières, Le Havre autres : le transport des émigrants en partance pour
prend place aux côtés de Nantes et de Bordeaux parmi l’Amérique. De 1820 à 1920, 72 millions d’Européens
les ports coloniaux français les plus importants. quittent leur patrie. Ils seront environ trois millions
Également présent dans la traite négrière, il se range, à transiter par Le Havre. Les navires américains qui
pour cette activité, à la troisième place derrière Nantes s’amarrent au bassin de la Barre débarquent le coton
et La Rochelle. et rembarquent ensuite les candidats au voyage. C’est
également du Havre que des milliers de prospecteurs «l’une des plus belles de France». La croissance de la
partent pour la Californie, au moment de la Ruée vers ville, qui étoue dans ses remparts, se poursuit éga-
l’or (vers 1850). Ces grands mouvements de populations lement hors les murs. Un irrépressible mouvement
cesseront après la crise économique de 1929. d’extension débute vers le Nord, toujours accompagné
d’une spéculation erénée, nourrie par l’annonce de
En 1820, Le Havre n’est que la 35eville de France par l’arrivée prochaine du chemin de fer. Certains grands
l’importance de sa population. En moins d’un siècle, elle personnages s’y adonnent avec succès comme Joseph
va se hisser au 9 erang et devenir l’une des plus grandes et Périer, frère du ministre et régent de la Banque de
des plus modernes du pays. Sous la Restauration, la rue de France Casimir-Périer, ou le banquier parisien Jacques
Paris est déjà la principale artère Latte, ministre et président du
de la ville, concentrant richesses et Conseil sous Louis-Philippe. En
commerces. Les négociants, ban- Les navires américains 1852, Le Havre annexe les com-
quiers et autres « spéculateurs » débarquent le coton et munes voisines d’Ingouville, de
accourent et une cité nouvelle Graville-Leure et d’une partie
émerge rapidement. L’imprimeur- rembarquent ensuite les de Sanvic, entraînant la démo-
papetier Joseph Morlent (dont candidats au voyage. lition des remparts. On crée de
le commis, en 1835, n’est autre nouvelles artères comme le bou-
qu’Eugène Boudin, le futur peintre) évoque les terrains à levard Impérial (actuel boulevard de Strasbourg et
bâtir comme la «Chaussée-d’Antin du Havre». Là, écrit- avenue Foch) et le boulevard François-I er, où la grande
il «le mètre carré de supercie est aussi cher que dans les bourgeoisie havraise s’installe dans des hôtels particu-
quartiers de Paris les plus fréquentés.» Beaucoup s’enri- liers. Ces quartiers neufs – proches du nouvel hôtel de
202

chissent dans les spéculations foncières de l’époque, par- ville, rebâti pour la troisième fois et inauguré en 1857
fois de manière spectaculaire comme Jacques-Guillaume par Napoléon III, et de la nouvelle Bourse – attirent
Le Havre

Tesnière, serrurier et fondateur de la banque du même les négociants, jusqu’alors installés dans la vieille ville.
nom. An de canaliser cette urbanisation rapide, des Privée de son enceinte, Le Havre ne reste pas sans
mesures sont prises par l’administration municipale défense : plusieurs forts, ceux de Tourneville et de
pour réglementer les constructions qui s’élèvent dans Sainte-Adresse – ce dernier transformé depuis 2008 en
des rues rectilignes, se coupant à angle droit. Des jardins suspendus – la protègent. La ville est prête pour
arrêtés imposent l’uniformité des façades place Louis- son grand essor.
XVI, laquelle est décrite par Stendhal en 1837 comme

LES ÉTÉS DE LA BONNE SOCIÉTÉ


DE LA BELLE ÉPOQUE

Sous le Second Empire, elle fait face à l’aux de nou-


veaux arrivants: des hommes d’aaires, surtout venus
d’Angleterre, d’Allemagne et de Scandinavie (d’où
une importante représentation diplomatique), mais
aussi de simples artisans, marins et ouvriers, attirés
par les nombreuses possibilités d’emplois dans les
chantiers navals – les plus importants étant les chan-
tiers et ateliers Augustin-Normand. Ce brassage de
populations révèle de forts contrastes, comme l’in-
quiétant taux de pauvreté régnant dans les quartiers
portuaires. Dominique Rouet, directeur du réseau de
lecture publique et de l’accès à la connaissance de la
ville du Havre, étudie le cas d’Amandus Roessler, un
    e        
          adolescent ls d’une Anglaise et d’un tailleur prussien,
 dont le journal (illustré et rédigé entre 1859 et 1863)
découvert par hasard dans une poubelle londonienne de «villas sur lot». Les terrains peuvent être également
en 1981, fournit un témoignage sur la vie au Havre vendus nus, à charge pour le propriétaire d’édier «des
dans la seconde moitié du esiècle. Le jeune garçon façades élégantes ayant un caractère architectural étu-
raconte, par exemple, sa visite le vendredi 19 août 1859 dié ». Quelques belles villas à colombages, témoins de
à la chapelle Notre-Dame-des- cette splendeur passée, subsistent
Flots à Sainte-Adresse (une com- encore aujourd’hui. Une place est
mune limitrophe du Havre), édi- Une fois de plus, le port aménagée en bord de mer pour y
ée de 1857 à 1859. Son architecte, établir le palais du Commerce – un
éodore Huchon, est aussi le
doit s’agrandir centre commercial avant l’heure,
constructeur en 1859, sur le front pour accueillir cargos comprenant boutiques, cafés, res-
de mer, de la villa «Mon Désir», et transatlantiques. taurants, un grand magasin et une
édiée pour Marie-Christine, poste ! – ainsi que le palais des
veuve de Ferdinand VII d’Espagne. La reine en exil Régates, qui accueille la Société des régates. Des aches
assiste sans doute aux courses nautiques. Mises en publicitaires font, vers 1910, la promotion de la nouvelle
place par la Société des régates du Havre, elles pas- plage de Sainte-Adresse, «dans le site le plus pittoresque
sionnent les spectateurs et deviennent le rendez-vous de la côte normande», et égrènent ses atouts, larges ave-
estival de la haute société. Jusqu’au début du e siècle, nues éclairées en toute saison et villas «tout confort»
elles sont organisées avec les hôtels et bains Frascati avec eau, gaz et électricité. Cet âge d’or s’accompagne
dont l’intention est d’attirer la foule des Parisiens, d’un véritable bouillonnement culturel. Depuis 1906,
venus en train après trois heures de voyage. Les plus le Cercle de l’art moderne, fondé par des artistes et
aisés descendent au Grand Hôtel Frascati, construit des négociants havrais sous l’impulsion des peintres

203
en bois en 1839, reconstruit en briques et pierres de Braque, Dufy et Othon Friesz, s’eorce de promouvoir
taille à partir de 1867, nalement détruit par les bom- l’avant-garde et organise expositions, concerts et confé-

Le Havre
bardements de 1944. Plusieurs clichés du photographe rences à l’attention du grand public.
havrais Georges Priem (1896-1980) le montrent ainsi
que le sémaphore (élevé en 1909) et l’estacade, point La ligne de chemin de fer Paris-Rouen-Le Havre, qui
d’aboutissement des promenades le long de la plage. permet le développement du tourisme balnéaire, a
également un impact considérable sur celui des trans-
ports transatlantiques. Le 15juin 1864, le Washington,
SAINTE-ADRESSE, SITE LE PLUS pionnier du service de la nouvelle Compagnie générale
PITTORESQUE DE LA CÔTE NORMANDE transatlantique – la plus importante des grandes com-
pagnies maritimes–, prend la mer pour la première fois
vers New York. Dès la première heure, les Havrais se
À la même époque, la commune de Sainte-Adresse massent jusqu’au bout des jetées pour voir passer ce
devient une station balnéaire réputée. Dès 1841, un paquebot à roues de 106m de long. Déjà, « le confort
journaliste du Figaro, Alphonse Karr, vante la douceur et la bonne chère, réservés aux voyageurs de première
de son climat et les charmes de son vallon verdoyant. classe, font la réputation de la French Line», écrit Jean
Il s’y fait construire une villa, entraînant dans son Legoy dans Le Peuple du Havre et son histoire (La Ville
sillage les personnalités en vue du monde littéraire et du Havre, 1979). Une fois de plus, le port doit s’agran-
artistique. Mais son départ pour la Côte d’Azur, après dir pour accueillir cargos et transatlantiques. Le grand
le coup d’État de Napoléon III, rend la région moins chantier du nouvel avant-port est entrepris à partir de
attrayante pour les « people» de l’époque. Cependant, 1897 et se poursuit jusqu’en 1910. À cette date, les paque-
d’autres continuent d’y venir comme Sarah Bernhardt bots accostent à la gare maritime qui s’étire le long du
qui y fait bâtir une villa en 1879. En 1905, le promo- quai d’Escale. Les travaux à peine terminés, d’autres
teur parisien Georges Dufayel rêve de concurrencer commencent, cette fois pour la construction d’un bas-
Deauville: il achète des terrains sur les contreforts du sin de marée destiné aux pétroliers, avec 1 000 m de
cap de la Hève pour y créer une station balnéaire, pro- quai. Inachevé, il est tout de même inauguré en 1913
tégée du vent du nord, qu’il baptise le «Nice havrais». par le président de la République, Raymond Poincaré.
Des travaux de stabilisation sont entrepris par l’archi-
tecte de la station, Ernest Daniel, avant la construction
204
Le Havre

Les Régates à Sainte-Adresse     




BASE NAVALE AMÉRICAINE EN 1917

Un an plus tard, Le Havre se retrouve gouverné par les édier un nouveau quai de 600m, inauguré en 1928 par
autorités militaires. Le port devient une base navale pour le président de la République, Gaston Doumergue. En
les forces britanniques et belges qui y débarquent leurs 1935, c’est le président Lebrun qui inaugure à son tour la
troupes, et le casino, transformé en hôpital de l’arrière, nouvelle gare maritime de la Compagnie générale tran-
accueille les blessés. Le caractère cosmopolite du Havre satlantique, en même temps que le paquebot Normandie,
s’accentue au cours du conit. Le gouvernement belge en prêt pour son voyage inaugural, au cours duquel il
exil, son armée et de nombreux réfugiés s’installent au remportera le Ruban bleu récompensant le navire le
Havre et à Sainte-Adresse. Cette dernière devient même plus rapide du monde. La gigantesque gare maritime
la capitale administrative ocielle du royaume pour la peut abriter deux paquebots en même temps. Sa haute
durée de la guerre. En 1917, lorsque les États-Unis entrent tour lumineuse marégraphe (mesurant les marées), en
en belligérance, le port devient l’une des bases navales forme de phare, s’élève au milieu du bâtiment principal.
américaines sur les côtes françaises. Peu après la n des Emblématique de l’épopée des transatlantiques dans les
hostilités, les études pour l’amélioration et l’extension années 1930-1940, elle n’échappera pas aux ravages de la
du port sont relancées. En raison du conit, le trac guerre. En 1961, l’arrivée du paquebot France au Havre,
pétrolier s’est accru et exige, plus que jamais, l’aménage- qui sera son port d’attache pendant douze ans, marquera
ment d’un nouvel établissement maritime. Il faut égale- le point d’orgue de la renaissance de la ville et lui redon-
ment, pour faire face à l’augmentation du trac passager, nera sa erté. Une autre histoire commence…
205
Le Havre


Rouen
FLEURON DE LA NORMANDIE MÉDIÉVALE

Elle aurait bien pu être rayée de la carte, comme tant de sites pris d’assaut par les pirates
vikings. Mais le Carolingien Charles III négocie avec le chef Rollon et lui cède la région


Le ciel a pris la couleur de l’enfer, du sang et des habitants ont eu le temps de fuir devant le danger. «A
ammes. En fond d’estuaire sur un méandre de la furore Normannorum, libera nos Domine», «Protège-
Seine, à une centaine de kilomètres de la mer, Rouen nous, Seigneur, de la fureur des hommes du Nord». La
n’est plus que ruines fumantes et désolation. Mais les prière s’élève, régulièrement, sous les voûtes de toutes
206
Rouen



les églises de la chrétienté occidentale. C’est la première rouennais et conférencier Jacques Tanguy insiste sur ce
fois que Rouen est la proie des Vikings. Ce ne sera pas la point: «Rouen est vraiment le cœur de cette nouvelle
dernière. En ce 12mai 841, une otte, commandée par entité politique, et l’on ne parle alors pendant plus d’un
les chefs danois Asgeir et Osker, remonte le euve en siècle que des Normands de Rouen.» Rollon, désormais
protant de l’eet de la marée. Avant de s’en prendre à la comte de Rouen et vassal du roi de France, se fait bap-
ville, ils se ruent sur les abbayes de Jumièges et de Saint- tiser dans la cathédrale carolingienne. Et, conformé-
Wandrille situées en aval, promesses d’un butin facile. ment à l’accord passé, empêche toute nouvelle incur-
Œuvres d’art, bijoux, ciboires, recueils de manuscrits sion scandinave sur la Seine. Mais en 933, se livre une
aux reliures en ivoire, corets et reliquaires richement ultime bataille. L’arontement entre les Normands (les
ornés sont transportés sur les embarcations. Les pil- Northmen, hommes du Nord) de Guillaume Longue-
lards s’en prennent aussi à la puissante abbaye béné- Épée, ls de Rollon, et les guerriers du chef viking Riouf
dictine Saint-Ouen, devenue un centre de pèlerinage se déroule à l’ouest de Rouen, au lieu-dit le Pré de la
autour des reliques du grand évêque de Rouen. Depuis Bataille. Assassiné en 942, Guillaume Longue-Épée est
une vingtaine d’années, sous le règne de Louis le Pieux inhumé, à l’instar de son père Rollon, dans la cathé-
(814-840), la vallée de la Seine est victime de ces raids drale Notre-Dame. Son gisant, renouvelé au esiècle,
saisonniers qui terrorisent les populations par leur vio- est visible dans le déambulatoire.
lence et réduisent les autorités de l’Empire carolingien
à l’impuissance. En 946, RichardIer (942-996), ls de Guillaume Longue-
Épée, mineur à la mort de son père, doit livrer combat
contre les troupes coalisées du roi de France LouisIV
1199 : mort de Richard Cœur de Lion, roi d’Outremer, de l’empereur d’Allemagne et du comte de
d’Angleterre. Son cœur est inhumé

207
Flandre. La rencontre, sanglante, qui aurait eu lieu dans
dans la cathédrale « en remembrance un champ à la périphérie de Rouen, a donné son nom

Rouen
d’amour » pour la Normandie à l’actuelle place de la Rougemare. À la n du  esiècle,
1204 : ANNEXION DU DUCHÉ DE NORMANDIE son autorité enn établie, le duc Richard veut édier,
À LA COURONNE DE FRANCE PAR comme son aïeul Rollon, une résidence princière. Le
PHILIPPE AUGUSTE premier comte de Rouen avait fait bâtir un château en
1382 : RÉVOLTE DE LA HARELLE bas de l’actuelle rue Jeanne-d’Arc – le nom de l’ancienne
paroisse Saint-Pierre-du-Chastel en garde la mémoire.
1431 : supplice de Jeanne d’Arc Richard fait construire un donjon de pierre au bord de
sur la place du Vieux-Marché la Seine, symbole et centre du pouvoir politique. Il s’agit
1596 : entrée solennelle d’Henri IV à Rouen de la Tour-de-Rouen ou Vieille-Tour dont les actuelles
places de la Haute- et de la Basse-Vieille-Tour rappellent
le souvenir. Elle aurait servi de modèle à la Tour de
Londres, bâtie à partir de 1066.
De l’invasion viking
à la couronne d’Angleterre Au milieu du esiècle, la ville, très cosmopolite grâce
à son port, a déjà renoué avec son importante acti-
vité économique, celle d’avant les invasions vikings.
Dès le début de son règne, en 843, Charles le Chauve, roi Le nom antique de la cité, Rotomagus, issu du gaulois
de Francie occidentale, tente de lutter contre les Vikings. Ratumacos, « lieu d’échanges », dit assez sa position
Installés sur le cours inférieur de la Seine, ils ont pour stratégique de carrefour terrestre et uvial que la ville
chef le Norvégien Rollon. En 911, le roi Charles le Simple va conserver au cours des siècles. La paix revenue,
(893-923) signe avec lui le traité de Saint-Clair-sur-Epte l’Église cherche à étendre son inuence. À partir de la
et lui concède ociellement les terres comprises entre n des années 1020, l’archevêque Robert, frère du duc
le littoral de la Manche et les rivières de la Bresle, de Richard II, entame la reconstruction de la cathédrale
l’Epte et de l’Avre. Rouen, la ville la plus importante carolingienne. Un nouveau chœur roman est établi sur
de ce territoire issu de l’ancienne Neustrie, déjà siège une crypte à déambulatoire, aujourd’hui restaurée. Le
d’un archevêché, en devient la capitale. L’historien 1eroctobre 1063, la cathédrale romane est consacrée en
présence du duc Guillaume, à la veille de la conquête AU xiiie SIÈCLE, LES ROUENNAIS
de l’Angleterre. L’année suivante, celui-ci reçoit le CONSERVENT LE DROIT
Saxon Harold dans la grande salle de la Vieille-Tour de DE S’ADMINISTRER EUX-MEMES
Rouen, celle-là même qui est représentée sur une scène
de la Tapisserie de Bayeux. Tous deux prétendent à la
succession du roi d’Angleterre, Édouard le Confesseur. Quatre ans plus tard, Philippe Auguste fait son entrée
Le duc de Normandie, cousin de ce dernier, obtient solennelle dans la cathédrale, marquant ainsi l’annexion
d’Harold, son beau-frère, qu’il renonce au trône. Mais du duché de Normandie à la couronne de France, après
après la mort d’Édouard, en janvier 1066, Harold se fait deux mois de siège. Le roi va faire raser la Tour des ducs
couronner. Vainqueur lors de la bataille de Hastings, le de Normandie et construire au nord, sur une colline
14 octobre, Guillaume, surnommé le Conquérant, est dominant la ville, une imposante forteresse, le châ-
sacré roi d’Angleterre à Westminster. teau Bouvreuil, sur les ruines d’un amphithéâtre gallo-
romain du e siècle. Placés sous surveillance royale, les
Intégrée dans le royaume anglo-normand, Rouen n’en Rouennais conservent néanmoins le droit de s’adminis-
est plus le centre politique, mais demeure au cœur trer eux-mêmes grâce à leurs institutions communales
d’une intense activité écono- xées dans les Établissements de
mique. Le signe le plus visible de Rouen, document rédigé entre 1160
sa prospérité est la construction En 1066, Guillaume et 1170. L’organisation communale
de la nouvelle cathédrale. En 1144, le Conquérant, duc de est fondée sur l’assemblée des Cent
l’archevêque de Rouen, Hugues Pairs composée des plus grands
d’Amiens, assiste à la dédicace de Normandie, est sacré marchands de la ville, bientôt nom-
roi d’Angleterre à
208

l’abbatiale de Saint-Denis, près de més à vie. Philippe Auguste ne


Paris, édiée selon les préceptes de remettra pas en cause les privilèges
Westminster.
Rouen

l’abbé Suger, et il revient ébloui par exceptionnels accordés précédem-


ces nouveaux principes architecturaux accordant une ment aux habitants au milieu du esiècle par HenriII
importance essentielle à la lumière. Il met en chantier Plantagenêt. À l’époque, la Normandie est au cœur d’un
sur la façade de la cathédrale romane la Tour neuve, empire qui s’étend de l’Écosse aux Pyrénées, et Rouen
connue sous l’appellation de tour Saint-Romain, du devient la plaque tournante du négoce anglo-normand.
nom du saint patron de Les Rouennais, exoné-
la ville, une construc- rés de nombreuses taxes,
tion de style gothique ont l’exclusivité du com-
primitif. Son successeur, merce de tous les produits
Gautier le Magnique, entrant dans l’estuaire de
va poursuivre le chantier la Seine. Le rattachement
en abattant la nef romane de la ville et du duché au
vers 1185, et en lançant la royaume de France ne
construction de la façade va pas ralentir le déve-
et des premières travées loppement des aaires.
occidentales de la nef Bien au contraire. La
gothique. Mais dans la 
  e
 ville s’accroît et devient
nuit de Pâques 1200, un             la deuxième du royaume

terrible incendie se pro- par son importance, une
page dans la ville, la détruisant en grande partie et place qu’elle conservera jusqu’à la n du  e siècle.
embrasant le chœur et le transept romans qui avaient Au milieu du e  siècle, sa population compte entre
été conservés. Seule la nef en chantier échappe aux 30 000 et 40 000 habitants. La cathédrale en chantier
ammes. La reprise des travaux, soutenus par le roi est le lieu le plus animé de Rouen. Une intense eer-
d’Angleterre Jean sans Terre, s’eectue avec une rapi- vescence règne autour et dans l’édice. Le gros œuvre
dité surprenante sous la direction d’un maître d’œuvre est achevé vers 1240. Maîtres verriers, sculpteurs et
de grand talent, Jean d’Andeli. peintres prennent le relais des tailleurs de pierre, char-
pentiers et couvreurs. Les marchands ont coutume de
tenir leurs réunions dans la nef, ce qui n’est pas du goût gros mouton est le symbole de la corporation des dra-
des chanoines. D’ailleurs, jusqu’en 1429, un marché aux piers. Il ne s’agit pas de l’agneau pascal qui s’ouvre la
herbes et aux volailles se tient devant la cathédrale dans poitrine et verse son sang.» L’historien Henry Decaëns,
l’aître Notre-Dame. Le mot « aître » désigne l’espace qui fut conservateur de l’abbaye Saint-Ouen, n’est pas
libre entourant l’église et servant à la fois de parvis et de cet avis: «L’agneau des armes de Rouen est bien à la
de cimetière. fois un symbole religieux et un symbole économique.»
Dont acte.
Les artisans rouennais, souvent également marchands,
participent à l’embellissement de la cathédrale par leurs De nouveaux quartiers commerçants se sont formés
donations. Chaque métier possède sa confrérie et cha- entre les églises Saint-Sauveur (aujourd’hui disparue) et
cune d’entre elles met un point d’honneur à disposer Saint-Éloi, paroisses des marchands, autour de l’actuelle
de sa propre chapelle, comme celle des tonneliers, ou place du Vieux-Marché. Elle prendra ce nom au début
à orir un vitrail pour orner les hautes fenêtres. À la du e siècle lorsqu’un nouveau marché sera créé sur
n du esiècle, deux portails sont l’ancien clos aux Juifs. L’urbanisation
ouverts sur les bras du transept pour de ces nouveaux quartiers se traduit
donner aux chanoines un accès direct Deux mille maisons par la construction de maisons dites
à la cathédrale. Le premier, celui des à pans de bois sont à pignon dont on peut voir encore
Boursiers, du nom des échoppes aujourd’hui de beaux exemples rue
de changeurs qui s’y trouvent au
toujours visibles. Saint-Romain, le long de la cathé-
e siècle, sera rebaptisé au  e siècle portail des drale. Construites perpendiculairement à la rue, ces
Libraires, en raison de la présence de la bibliothèque des maisons à pans de bois, posées sur un rez-de-chaussée en

209
chanoines. Le second est celui de la Calende. Tous deux pierre pour une meilleure isolation, ont la particularité
ont un décor sculpté dû à Jean Davi. de ne pas montrer aux passants leurs façades mais leurs

Rouen
pignons. Deux mille d’entre elles sont encore visibles,
dont une centaine du Moyen Âge reconnaissables à
Le renommé drap de Rouen leurs encorbellements. L’usage est d’augmenter un peu
la surface d’habitation en faisant déborder chaque étage
par rapport à l’étage inférieur, en empiétant sur l’espace
Seule cité normande où l’artisanat s’est développé de public. Ajoutée à l’étroitesse des rues (l’actuelle rue
manière importante dès le  esiècle, Rouen est façon- des Chanoines en donne un aperçu), cette avancée des
née par ses artisans. Ils se sont regroupés dans de nou- habitations est surtout un redoutable vecteur de pro-
veaux quartiers. Les tanneurs et tous les métiers du pagation des incendies. Le remplacement du chaume
cuir sont installés le long de la Renelle, un petit cours des toitures par des tuiles diminuera leur fréquence.
d’eau qui descend vers la Seine, autour de l’actuel La pratique de l’encorbellement favorise également la
square Verdrel. Quant aux teinturiers et aux foulons, ils
se trouvent à l’est de la ville, sur les bords de l’Aubette
et du Robec (la rue Eau-de-Robec suit le tracé de l’an-
cien lit de la rivière), dans les paroisses Saint-Vivien et
Saint-Maclou. Les «penteurs» qui font sécher les étoes
dans les champs à anc de colline, travaillent dans les
quartiers Saint-Godard et Saint-Nicaise. L’activité
du textile est alors en plein essor. Le drap de Rouen,
très renommé, est désormais vendu dans les foires de
Champagne et en Italie. La matière première est ache-
minée d’Angleterre, d’Irlande ou même d’Écosse. Au
début du esiècle, signe de la puissance de l’indus-
trie lainière, les Rouennais changeront les lions léopar-
dés anglo-normands de leurs armoiries pour l’agneau             
      
portant étendard. En ce qui concerne l’interprétation 
du blason de la ville, Jacques Tanguy est formel: «Ce Les Vigiles de Charles VII
diusion des épidémies. En 1348, la peste noire frappe cadran, conçue pour actionner les cloches. Réalisé par
durement la ville. Les cimetières sont agrandis. D’autres Jean de Felains et installé dans la tour en 1396, ce méca-
sont ouverts comme l’aître Saint-Maclou à la décoration nisme, en activité jusqu’en 1928 et toujours en place,
morbide, surmonté de trois galeries au e siècle, et est l’un des plus anciens d’Europe. À la Renaissance,
toujours visible. un superbe cadran doré sera construit et posé sur une
arcade surbaissée à la place de l’ancienne porte. Baptisé
Entré tôt en apprentissage, l’artisan rouennais connaît au masculin pour marquer l’autonomie municipale, le
une vie de labeur. Rares sont ceux qui parviennent pour Gros-Horloge deviendra l’un des monuments les plus
autant à l’opulence: les marchands les plus prospères, célèbres de la ville.
les patriciens comme ceux de l’assemblée des Cent
Pairs, sont généralement issus de familles déjà aisées. Jusqu’à la n du esiècle, Rouen, protégée par ses for-
La grande majorité de la population est donc exclue tications, n’a pas eu à subir trop de dommages de la
du gouvernement de la ville. La colère gronde souvent guerre et a accueilli de nombreux réfugiés de la région.
à Rouen et de véritables explosions de violence se pro- Seule la rive gauche a été ravagée par les Anglais. Mais
duisent régulièrement en particulier contre la sca- le conit reprend à la faveur de la discorde qui règne
lité royale et urbaine. L’insurrection la plus célèbre de entre les Armagnacs et les Bourguignons. Les deux fac-
l’histoire de Rouen est celle de la Harelle ainsi nommée tions responsables de la guerre civile tentent de s’allier
d’après la « clameur de haro» par laquelle autrefois tout avec l’ennemi anglais et se disputent le pouvoir au sein
Normand pouvait en appeler à la justice ducale. Elle même de la cité. En janvier 1418, les Bourguignons
éclate alors que débute une longue période d’accalmie sont maîtres de la place. Mais lorsque le roi d’Angle-
de la guerre de Cent Ans, de 1380 aux années 1400. terre Henri V entreprend d’assiéger la ville le 29 juil-
210

let, les Rouennais vont attendre en vain les renforts du


roi CharlesVI et du duc de Bourgogne qui ont, de leur
Rouen

Émeute et perte d’autonomie côté, entamé des négociations avec les Anglais. Au bout
de six mois d’un terrible siège, les habitants aamés et
abandonnés se rendent le 19janvier 1419. Magnanime,
Le 24 février 1382, en réaction au rétablissement des HenriV fera toutefois exécuter Alain Blanchard, le cou-
impôts royaux, entre 200 et 300 ouvriers se livrent au rageux capitaine d’une compagnie d’arbalétriers rouen-
pillage des maisons de notables et ouvrent les portes nais, et déporter en Angleterre 50 riches bourgeois.
des prisons. Les autorités municipales vont tenter de Rouen est à présent la capitale de la France anglaise.
reprendre la situation en main y compris en détournant Elle le restera pendant trente ans. Dans les années 1429-
la fureur des émeutiers contre les établissements reli- 1430, celle de l’épopée de Jeanne d’Arc, la Normandie
gieux, en particulier l’abbaye Saint-Ouen, avec laquelle est sous le contrôle du régent du royaume d’Angleterre,
elles sont en procès. Le jeune roi CharlesVI, venu sur le duc de Bedford, frère de HenriV. Au cours des cinq
place, fait décapiter six meneurs et consquer les cloches
de la ville qui avaient permis d’appeler les insurgés à la
révolte. Pire, la commune de Rouen est supprimée. Il n’y
a plus de maire, mais un bailli, représentant du pouvoir
royal. La fonction de maire ne sera rétablie qu’en 1692.
Rouen subit aussi des sanctions nancières et perd ses
privilèges commerciaux. La sévérité de cette dernière
mesure sera adoucie par la suite. Le choc est rude pour
les Rouennais, si ers de leur autonomie, toujours âpre-
ment défendue.

En 1389, ils obtiennent l’autorisation de reconstruire


un nouveau beroi, haut de 46m, à l’emplacement de
l’ancien, au pied de la porte Massacre, entre la place du

Vieux-Marché et la cathédrale. Les cloches de la ville           
y sont installées ainsi qu’une horloge, à l’origine sans 
derniers mois de sa vie, la Pucelle d’Orléans va être jugée poursuit la lente reconquête de sa province. Le
et mourir à Rouen. Déclarée « relapse, excommuniée, 29octobre 1449, les Anglais capitulent. Le 10novembre,
hérétique», Jeanne est brûlée vive sur la place du Vieux- Charles VII fait son entrée dans la capitale normande
Marché, le 30 mai 1431, devant les autorités anglaises, sous les acclamations de ses sujets. La ville sort très
les dignitaires ecclésiastiques et une foule nombreuse. aaiblie de ce conit. Pourtant, une nouvelle ère de
prospérité économique et d’épanouissement artistique
La résistance à l’occupation anglaise en Normandie se prépare en Normandie et Rouen devient l’un des pre-
se renforce après la mort de Jeanne. Le roi de France miers foyers de la Renaissance en France.

211
Rouen
 ee

Poitiers
Poitie
Poitiers
itiers

LLa ochelle
a roc
rochelle
roch

Roche
Rochefort
Rochef
hefort
ort

Bordeaux
Bordeaux
Bordea

Bayonne
Bayonne
Biarri
Biarritz
Biarrit
rritz
Nouvelle-
Aquitaine
Bayonne
La sentinelle basque

En épousant Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, Aliénor d’Aquitaine lui apporte
en dot le Sud-Ouest de l’Hexagone. Le souverain de Londres est parfaitement conscient
de l’importance stratégique de la cité la plus méridionale de son royaume.
C’est ainsi que Bayonne entre, pour trois siècles, dans une ère de prospérité inégalée.

perdre dans un labyrinthe de ruelles tortueuses, s’eni-


1152 : Mariage d’Aliénor avec Henri
vrer de son parfum, irter avec son art de vivre, au son
Plantagenêt, héritier de la couronne
du .
d’Angleterre. Bayonne passera sous la
domination anglaise deux ans plus tard
Située au conuent de l’Adour et de la Nive, la ville
1451 : Le roi de France Charles VII s’empare s’enorgueillit d’un patrimoine exceptionnel. Grand
de Bayonne Bayonne, Petit Bayonne et Saint-Esprit. Trois quartiers
214

1680 : Considérée comme la Porte de la historiques, trois musées à ciel ouvert. Le premier, cor-
France, Bayonne est pourvue d’un seté d’un rempart gallo-romain du esiècle, est le noyau
Bayonne

ingénieux système de défense conçu urbain originel, le cœur palpitant de la ville. Ses étroites
par Vauban rues, bordées par des façades des e et esiècles,
semblent toutes mener à la cathédrale Notre-Dame du
1922 : La mairie rachète la maison Dagourette
e siècle, véritable bijou architectural d’inspiration
pour y créer le Musée basque
champenoise. De l’autre côté de la Nive, le Petit Bayonne
et de la tradition bayonnaise
vit autrement, plus à son aise. La présence d’une popu-
lation estudiantine, depuis la récente implantation
Séduisante, riante, éblouissante, mystérieuse… de l’université et des bureaux du conseil régional sur
Comment ne pas tomber sous le charme de la capitale les anciens terrains militaires, y est sans doute pour
du Labourd, l’une des sept provinces du Pays basque? beaucoup… Première extension de la ville haute au
Parée d’une magnique robe aux couleurs de l’Ikurrina esiècle, ce quartier est viscéralement attaché à l’iden-
(blanc, vert et rouge), Bayonne, sentinelle face à l’Atlan- tité basque. Pour preuve, il abrite trois incontournables
tique et à l’Espagne, joue avec les sentiments de ses visi- institutions de la vie culturelle locale: le musée Bonnat-
teurs. Tantôt arrogante, aguicheuse, impudique, pen- Helleu, le Carré Bonnat, le Musée basque et de l’histoire
dant les fêtes communales (n juillet-début août) et les de Bayonne (  ). Enn, Saint-
corridas estivales. Tantôt discrète, distante, silencieuse, Esprit, ou «le quartier du Bout du Pont», comme on dit
parfois pudibonde. On ne sait par quel bout l’appré- ici, est profondément marqué par l’installation des juifs
hender. Ou comment la dompter. Insaisissable, la cité hispano-portugais chassés de la péninsule Ibérique à
méridionale se faule entre les doigts trop entrepre- la n du esiècle… L’histoire, toujours et encore. Elle
nants, mais dévoile ses secrets à ceux qu’elle choisit avec éclaire tout. Eectivement. Les siècles ont modelé le
soin. D’un battement de cils, elle fait chavirer les cœurs. visage urbain de Bayonne. Ses lignes de vie et de mort,
Avec un naturel désarmant. Tout contribue à sa beauté: de fortune et d’amour s’entrecroisent dans le désordre à
arènes de Lachepaillet, Château Vieux, Château Neuf, la manière des drisses d’un voilier après une manœuvre
quais, hôtels… Sans oublier l’ensemble des 800escaliers dicile par grand vent. Même la gitane la plus perspi-
cachés derrière les murs. Aller à sa rencontre, ce n’est cace n’y verrait goutte. À défaut d’anticiper le futur, la
pas seulement ouvrir un guide touristique et se conten- séductrice au regard impassible sait se retourner sur son
ter de suivre les circuits classiques. C’est, bien plutôt, se passé, se souvenir de cet âge d’or où elle était un port
215
e

Bayonne
resplendissant appartenant à la couronne d’Angleterre. restitue la moitié de la ville au prélat Bernard d’Astarac.
Et ce, avec une lucidité antique. Cette session permet à l’Église de réarmer son assise et
d’augmenter ses revenus grâce aux perceptions de dîmes
et autres droits ecclésiastiques.
Des bateaux sous les maisons
Au l du temps,  prend de l’ampleur, déborde
de la vieille enceinte. Face à cette expansion inespérée,
Son nom à l’époque gallo-romaine est . Enclose l’évêque Raymond de Martres entreprend, avec l’ac-
d’une enceinte fortiée de 8,5ha –aujourd’hui en partie cord du vicomte Bertrand, la construction de moulins,
visible– elle est sans doute établie là pour contrôler les de ponts sur l’Adour et sur la Nive, entre 1120 et 1125.
passages vers l’Espagne. Une sorte de poste de garnison. Considéré comme le fondateur de la cité, il lance égale-
Devenue le siège d’un évêché, d’une façon obscure (vers ment le projet d’élévation d’une cathédrale romane et
830), la ville est pillée et incendiée par les Normands en étend les limites de la ville par l’aménagement de nou-
892. Faute de documents de première main, les historiens veaux quartiers sur les basses terres du Borc Nau (Bourg
ont peu d’éléments sur cette époque trouble… L’horizon Neuf) et du bourg du Bout du Pont. De nombreuses
se dégage enn deux siècles plus tard.  com- maisons sur pilotis, avec des arceaux de pierre, sont
mence à prendre l’appellation de , dont l’étymolo- construites sur ces terrains marécageux. Leurs corps de
gie est encore controversée. Provient-elle du gascon , logis, en façade, donnent directement sur les canaux, sans
« baie et vaste étendue d’eau », ou du basque , l’intermédiaire d’un quai. Ainsi, les galupes, anciennes
«bonne rivière»? À chacun sa version… En 1023, le roi gabarres landaises, peuvent se fauler en dessous, entre
de Navarre, Sanche III le Grand, fonde la dynastie des les poteaux en bois, pour décharger leurs marchandises
vicomtes du Labourd qui régnera près de cent cinquante dans un entrepôt ou un chai. Les rues sont soumises aux
ans sur l’ancien castrum. Les premiers représentants de caprices de la marée, sauf la rue Bourg-Neuf, tracée sur
la lignée font restaurer le rempart et renforcer sa défense une levée de terre. De nos jours, les badauds peuvent
par une forteresse : le Château Vieux. Très vite, ils se encore apprécier, sur les deux rives de la Nive, les noms
rapprochent des évêques de la cité, les représentants du évocateurs de certaines d’entre elles : Port-de-Castet,
pouvoir temporel. Vers 1090, le vicomte Fortun Sanche Port-de-Suseye, Port-de-Bertaco ou Galuperie. Les
métiers du port et de la mer s’y regroupent à l’instar des entre eux-mêmes, et enn détruisit toutes les mauvaises
marins, des tilholiers (conducteurs de  ou : coutumes qui s’étaient introduites à Sorges [Sordes ?]
petite embarcation aussi longue que large, démunie de et Espurin [Ispoure ?].» Les vicomtes du Labourd sont
quille et de gouvernail que l’on pouvait trouver sur les dès lors contraints de siéger dans le castrum d’Usta-
eaux de l’Adour), des tonneliers et, bien sûr, des galupiers. ritz. Guillaume Raymond de Sault est remplacé par un
fonctionnaire royal, le bailli (
Tandis que  s’épanouit au rythme des marées, ).
l’histoire redistribue les cartes, brasse de nou-
velles alliances politiques européennes. À la mort de
Sanche III le Grand, en 1035, la vicomté du Labourd Pièce maîtresse du duché d’Aquitaine
quitte l’orbite navarraise pour se ranger progressive-
ment du côté du duché d’Aquitaine. En 1152, tout s’ac-
célère. Aliénor d’Aquitaine, l’épouse divorcée du roi de On retrouve pour la première fois cette fonction
France Louis VII, convole avec Henri II Plantagenêt, dans la charte dite « des Malfaiteurs » (1190), sorte
comte d’Anjou, duc de Normandie, et surtout, futur roi de règlement de justice pour la répression des crimes
d’Angleterre (1154). Le mariage et délits « au prot de la terre
a lieu le 18 mai – deux mois à de Bayonne et de la vicomté»,
peine après sa séparation ! – Une partie des terres délivrée par Richard Cœur de
en la cathédrale Saint-Pierre
de Poitiers. Désormais, pour
change de destin et tombe Lion. L’administration anglaise
sépare d’ores et déjà la ville
plus de trois siècles, une par- dans l’escarcelle anglaise. (gouvernée par le prévôt maire)
216

tie des terres de l’actuel Pays de l’arrière-pays (tenu par le


basque Nord change de destin et tombe dans l’escarcelle bailli). Possession anglaise, , port uvial et mari-
Bayonne

anglaise. Richard, futur Cœur de Lion, ls du couple time, jouit d’un avant-port à La Puncte (Capbreton).
souverain, se retrouve face à une révolte des notables Son économie dépend principalement de la pêche et
locaux. Le chroniqueur anglais Roger Hoveden détaille du commerce maritime avec l’Angleterre et la Navarre
froidement: «Après la Noël de l’année 1177, [Richard] –un traité de paix est même signé entre ces deux États
investit la cité de Dax, que Pierre vicomte de Dax et le à Chinon le 14 octobre 1201. Très tôt, les armateurs
comte de Bigorre avaient fortiée contre lui, et au bout capitaines de la cité se regroupent au sein de la 
de dix jours s’en empara. Ensuite, il assiégea la cité de  (Société des navires de Bayonne)
Bayonne, qu’Arnaud Bertrand, vicomte de Bayonne, vers 1207-1213. Ce groupe de pression puissant assure
avait fortiée contre lui, et également au bout de dix une assistance mutuelle à ses aliés, réglemente leurs
jours, il s’en empara […] Il obligea ainsi par la force activités et partage les bénéces du commerce de guerre.
les Basques et les Navarrais à jurer qu’à l’avenir et Car, oui, les temps sont durs. Et le destin de la cité est
toujours ils observeraient la paix avec les étrangers et désormais lié à celui de la couronne d’Angleterre. Pièce
maîtresse du duché d’Aquitaine, avec Bordeaux et Dax,
elle se heurte aux convoitises françaises et castillanes.
Le roi AlphonseVIII de Castille était déjà venu jusqu’à
Bayonne pour revendiquer le duché d’Aquitaine au
nom de sa femme, Aliénor d’Angleterre (lle d’HenriII
Plantagenêt), en 1206… Les portes sont restées closes.
 demeure dèle. Loin d’être l’idiot que cer-
tains imaginent, le roi d’Angleterre Jean sans Terre
(1199-1216) est conscient de l’importance stratégique
de la cité la plus méridionale de son royaume. Surtout
en ces jours où ledit royaume est menacé de partout:
ses barons anglais se révoltent tous les quatre matins,
les Castillans revendiquent toujours l’Aquitaine, et les

e  Français, oui, les Français, ces misérables conduits par
 Philippe Auguste, lui mènent la vie dure. Euphémisme.
217
Bayonne
e


C’est un véritable prélude à la guerre de Cent Ans (1337- possèdent leurs propriétés. « La maison bayonnaise,
1453). La moindre ville est donc chère à son cœur… et autrefois comme aujourd’hui, comportait deux corps
à ses intérêts,  ! Après sa défaite à Bouvines en de bâtiment: l’un sur la rue servant de corps de logis,
1214, il devient « compréhensif » et octroie à  l’autre derrière comportant les dépendances : ateliers,
une charte de commune, calquée sur les Établissements pressoirs, foudres, etc. Entre les deux, une cour. Les
de Rouen. Celle-ci établit un «corps de ville» composé deux corps de logis étaient reliés à hauteur du premier
de cent pairs: 1 maire, 12 échevins, 12 conseillers et une étage par une galerie à ciel ouvert placée sur un des côtés
cour de 75 pairs. Une belle évolution, si ce n’est qu’elle de la cour et communiquant avec l’escalier qui partait,
sera appliquée plus tard, lors de la visite d’HenriIII, en soit de la rue directement, soit plus généralement de la
1243, venu récompenser les Bayonnais de leur loyauté à cour. Dans ce cas, un couloir passant sous le premier
La Rochelle (1224) et à Taillebourg (1242). corps de logis, aboutissait à la rue. Au esiècle, quand
la population augmenta, on bâtit étage sur étage, mais
 compte alors environ 7 000 habitants. De sans rien changer à ce plan. Au  esiècle, certaines
grands faubourgs eurissent : Saint-Léon, Tarride (ou vues de Bayonne nous montrent la cour protégée des
Lachepaille), Mousserolles et de l’autre côté de l’Adour, intempéries par un toit à une seule pente l’abritant du
Saint-Esprit. La ville haute, autour de la cathédrale, du côté de l’ouest, et s’ouvrant largement vers l’est. Au
château et du palais épiscopal, est le centre du pouvoir esiècle, ces toits furent remplacés par des verrières»,
politique, religieux et économique. Pêle-mêle entas- explique l’historien Eugène Goyheneche dans son
sés, greniers, entrepôts et pignons de bois, boutiques, excellent ouvrage 
auberges, tavernes, bordels. Nombre de bourgeois y e au e(Universidad del País Vasco, 1990).
Sur les avenues s’ouvrent, ici milieu d’un capharnaüm de
des rues irrégulières au pas tous les diables. Les tailleurs
du âneur, là des venelles trop Depuis l’incendie de 1258, de pierre marquent les blocs
resserrées pour deux hommes la cathédrale est en pleine sur lesquels ils travaillent; les
de front. Traverser la foule,
au beau milieu de la journée,
reconstruction pour un rendu gâcheurs préparent le mor-
tier ; les maçons élèvent les
s’avère dicile. Un peuple de plus… gothique! murs ; les charpentiers scient
va-nu-pieds, de bonimenteurs et assemblent les cintres de
et de vendeurs à la criée encombre le chemin. Pressés, bois; les couvreurs remplument la charpente de tuiles
les domestiques marchandent à la va-vite avec les came- ou d’ardoises; peintres, sculpteurs et verriers intervien-
lots pour louter sur l’argent des maîtres. Des gosses dront ultérieurement an d’embellir encore l’édice.
dépenaillés ferraillent, armés de bâtons, dans un tinta-
marre inouï d’encouragements frénétiques et de malé-
dictions furibondes. Les soldats du guet les regardent À chaque quartier sa profession
d’un air sévère, puis vaquent à leurs aaires. Voilà
justement une rixe qui éclate à la sortie d’une taverne.
En deux temps trois mouvements, les bagarreurs sont Certains noms de rues de la ville haute renseignent
appréhendés, puis mis au cachot. Quant aux femmes sur la localisation des professions. Le clergé habite, à
«querelleuses ou de mauvaise langue», elles sont trois l’évidence, autour de la cathédrale, rue des Prébendés.
fois plongées dans la Nive… Au milieu du populaire, les Le long du rempart, rue des Faures, on voit les forge-
hommes de foi traversent la place Notre-Dame la tête rons s’aairer, tandis que des soldats marchandent des
218

haute. Certains regardent, contrits, l’état de la cathé- pièces de maille et des ferrailleurs pleurnichent pour
drale. Depuis l’incendie de 1258, l’édice est en pleine reler des morceaux de métal vétustes. Quand le cha-
Bayonne

reconstruction. Les Bayonnais en veulent une nouvelle land ouvre la porte de l’une des boutiques, un soue
percée de grandes fenêtres, plus haute, plus imposante, embrasé lui saute au visage, lui donne l’impression
plus… gothique! De nombreux corps de métier contri- de pénétrer dans la gueule d’un dragon. À l’intérieur
buent à son édication. Sur le chantier, les maîtres amboient les forges ; le soufre et la fumée empuan-
artisans dirigent les compagnons et les apprentis au tissent l’atmosphère. Les hommes de peine, aux bras
et poitrines musclées, s’acharnent
avec leurs marteaux, manipulent
précautionneusement leurs pin-
cettes. Des étincelles jaillissent
en gerbes éblouissantes sur les
enclumes. Le fer rougi est agité
dans le brasier, puis trempé dans
l’eau froide. C’est un spectacle
hypnotisant. Non loin de là, les
bouchers (le plus ancien corps de
la ville) reçoivent leurs clients, rue
de Carnaceirie (actuelle Vieille-
Boucherie). La rue des Pitarrers
(Passemillon) abrite, quant à elle,
les quelques marchands de cidre…
La culture du pommier à cidre
remonte dans cette contrée à une
période antérieure au Moyen Âge!
L’historien Eugène Goyheneche
soulignait à ce propos: «On sait
                 que le pommier à cidre, favorisé
 
e par l’humidité de cette région
atlantique, s’étendait sur tout le versant septentrio- abilité et sécurité à la navigation, en tout cas plus que
nal des Pyrénées jusqu’en Biscaye et aux Asturies. Il la rame gouvernail connue jusque-là. Cette avancée
est possible que les Basques aient les premiers songé technologique sera diusée de bonne heure un peu
à améliorer par la gree les fruits du  partout dans le monde méditerranéen.
ou  qui croissait naturellement dans les
forêts de leurs montagnes, et qu’ils aient exporté ces
grees en Normandie, en Auvergne et en Picardie, où le DANS LE CIEL, UNE CROIX BLANCHE
pommier à cidre ne fut connu qu’à partir du esiècle. AVEC FLEURS DE LYS
Il est certain en tout cas que tous les mots usités au Pays
basque pour désigner le pommier, le cidre et l’activité à
laquelle ils donnent lieu, sont basques.» En 1337, lorsque la guerre de Cent Ans est sur le point
d’éclater, , ville anglaise, est au zénith de sa
puissance maritime. Elle participe activement aux
grandes batailles navales aux côtés de l’Angleterre,
sous le commandement du maire Pes de Puyane et du
chevalier Armand de Dufort, vicomte du Labourd.
Sa proximité avec les deux royaumes turbulents de
Castille et de Navarre lui vaut un certain nombre d’in-
terventions… Et de moments diciles! Par exemple,
en 1378, quand les 20000 hommes conduits par Henri
de Castille (dit Trastamare) mettent le siège devant

219
ses portes. Fort heureusement, la garnison comman-
dée par Mathieu de Gournay, sénéchal de Gascogne,

Bayonne
repousse triomphalement les multiples assauts enne-
 mis. La cité a encore une fois prouvé sa loyauté envers
e  le roi anglais alors qu’elle reste gasconne d’esprit et
de cœur! Un dévouement qui, cette fois-ci, ne paiera
Les quartiers bas abritent une population maritime. point. Les Anglais perdent toutes les batailles face aux
Grouillant de vie, le port est fréquenté par des embar- troupes de CharlesVII. Assiégée en août 1451, 
cations de toutes sortes : galupes, gabarres, coraus, ne se rend qu’au dernier moment. Un miracle, d’une
tarides ou tilholes. Presque toute la vie économique authenticité contestable, se produit le 20 août : juste
de  se concentre sur le cours de la Nive, entre après le lever du soleil, une croix blanche avec eurs de
l’estacade et les chaînes reliant la tour des Menons à la lys apparaît dans le ciel au-dessus de la cité. Le signe
tour de Saut, et le pont Maiour. Marché aux grains au est clair. Dieu souhaite que les Bayonnais renoncent au
port de Suzeye, marché aux poissons au port Bertaco, rouge emblème des Lancastre! Erayés par cette vision
port des Galupes, etc. Dès 1317, des chantiers navals céleste, ils baissent les armes. La reddition porte un
sont aménagés dans le Bourg Neuf (deux sur la Nive coup à l’économie commerciale et maritime locale. En
et un sur la rive gauche de l’Adour). Tous les navires position de force, le souverain français restreint l’auto-
fabriqués dans ces ateliers ont une très bonne réputa- nomie et réorganise les institutions de la ville. Ce sera
tion auprès des marins et des commanditaires. Parmi lui qui, désormais, nommera le maire. Pour mater les
eux, les galées, sortes de navires militaires à rames habitants, il fait d’ailleurs édier le Château Neuf en
avec une voile, les pinasses conçues pour la guerre ou 1470. C’est la n d’un l’âge d’or, certes, mais le nouveau
la pêche, ainsi que les  (nefs, en gascon). Ces der- statut de Bayonne ne fait que s’aligner sur celui de toutes
nières ont la particularité de posséder un timon axial les autres « bonnes villes » de France. Le destin de la
dit «à la navarraise» ou «à la bayonnaise». Appelé cité est dorénavant rattaché à celui de la lle aînée de
aussi gouvernail d’étambot, ce dispositif apporte l’Église. Pour le meilleur et pour le pire.
Biarritz
Le diamant impérial

Ce que femme veut... Napoléon III, ne sachant rien refuser à sa belle Eugénie, va,
au milieu du e 
station balnéaire. Une société cosmopolite et fortunée s’y retrouve. Le littoral est gagné
par une folie architecturale qui témoigne de cet âge d’or.

Le ciel est plombé. Les vagues grondent et font explo- pointe Saint-Martin, édié entre 1830 et 1832, culmi-
ser violemment leur écume sur des bouquets d’épines nant à plus de 73m au-dessus du niveau de la mer, la vue
rocheuses. Ce matin, Biarritz, la « reine des plages, la sur le golfe de Gascogne (Bizkaiko Golkoa en basque) et
plage des rois», a la mine des mauvais jours. Celle qui sur la ville est époustouante. Dans l’horizon brumeux,
rappelle aux promeneurs imprudents et aux marins les montagnes nord-ibériques laissent deviner leur sil-
trop zélés qu’ici, 1’Océan règne en maître. Colère houette imposante, révélant la proximité d’une terre
passagère. Quelques heures suront à rendre à la d’Espagne dont l’une des lles a plus que jamais inué
220

cité de l’Adour sa robe azurée et sa lumière éclatante. sur la destinée de l’ancien port baleinier. Son nom ?
Vertige de l’instant. Après avoir gravi gaillardement Eugénie de Montijo ou, plus exactement, Eugenia Maria
Biarritz

les 248marches qui mènent au sommet du phare de la Ignacia Augustina Palafox de Guzmán Portocarrero y



Kirkpatrick de Closeburn. D’ascendance espagnole par regroupant les agriculteurs et les éleveurs autour de
son père, comte de Teba et de Montijo, écossaise par sa l’église, toujours visible aujourd’hui, et le Port-Vieux
mère, la future impératrice des Français découvre les ramassé au pied du château de Ferragus – détruit en
côtes biarrotes dans les années 1833-1846, lors de la partie au e siècle sur ordre du roi de France qui a
guerre carliste, au cours de laquelle s’arontent les par- repris la main – où vivaient les pêcheurs.
tisans de la reine Isabelle et ceux de son oncle Charles,
frère du défunt FerdinandVII. Fascinée par ce littoral
battu par les vents, où ne eurissent que quelques mai- La chasse à la baleine,
sons blanches à volets verts appartenant à des pêcheurs PÉRILLEUSE... MAIS LUCRATIVE
vivotant d’une activité moribonde, et les premières
auberges, la belle Eugénie, jamais rassasiée par les
bains de mer qu’elle aectionne tant et par les prome- La chasse à la baleine a longtemps assuré la subsis-
nades en bateau, tombe amoureuse du lieu. Au point tance de la population. Des spécimens exceptionnels
d’en oublier toute prudence, comme ce jour de juillet migraient chaque année le long du plateau continental
1850 où elle faillit perdre la vie alors qu’elle se baignait s’enfonçant 200 m sous la mer. Les cétacés arrivaient
dans les eaux déchaînées de la plage du Port-Vieux. des zones nord et descendaient pour se reproduire au
Intrépide, la jeune femme de 24ans avait dangereuse- large des côtes portugaises, se rapprochant dangereu-
ment dépassé la corde tendue entre deux rochers, qui sement du Pays basque et de Biarritz. Les pêcheurs,
permettait aux baigneurs chahutés par les rouleaux de positionnés sur les atalaye (promontoires rocheux,
s’agripper. Luttant contre la houle, ne parvenant pas, postes de vigie), repéraient les jets d’eau du mammifère
malgré ses eorts répétés, à regagner la plage, la naïade lorsqu’il remontait respirer à la surface. La «baleine des

221
en perdition ne dut son salut qu’au courage de deux Basques» (baleine franche), réputée très grasse, restait
jeunes Basques, Arragory et Iturybarria, qui signaient sur le plateau continental pour se nourrir. Dès que les

Biarritz
de la sorte leur entrée inopinée dans l’Histoire. Moins guetteurs en apercevaient une, les chasseurs mettaient
de cinq ans plus tard, inconsciemment sans doute, la leurs chaloupes à l’eau, les pinaza, et se lançaient dans
miraculée saura remercier plus qu’ils n’en attendaient une poursuite périlleuse. Une fois tuée, la proie était
les enfants du pays. ramenée à marée haute dans l’anse du Port-Vieux. Ce
commerce t la fortune du village durant tout le Moyen
Âge. Rien ne se perdait : la viande, le lard, le cuir, la
1686 : Prise de la dernière baleine au large graisse pour l’éclairage des lampes à huile et même le
du Port-Vieux spermaceti (blanc de baleine) extrait de la cervelle pour
1788 : Les médecins de Biarritz prescrivent la fabrication d’onguents et de bougies. Les meilleurs
des bains de mer morceaux, la langue notamment, étaient réservés à
1854 : PREMIER SÉJOUR ESTIVAL DE NAPOLÉON III l’évêque de Bayonne qui exerça une tutelle spirituelle
ET DE L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE jusqu’au esiècle et l’arrivée de NapoléonIII. Lances,
pelles à décharner, haches à dépecer et têtes de har-
1844 : Création de la Société de sauvetage pons exposées dans les vitrines du musée de la Mer
témoignent de cette épopée baleinière qui prit déniti-
Ce pays originel, qu’en savons-nous au juste? Les pre- vement n en 1686.
mières sources écrites qui le mentionnent ne remontent
pas au-delà du e siècle. En 1150, le cartulaire de Sur cette terre accidentée, exposée aux vents, couverte
l’église de Bayonne évoque un certain Galindus de d’ajoncs et de marécages, l’agriculture est dicile. Avec
Beariz, chapelain de l’église Saint-Martin, paroisse du la disparition des baleines, qui allèrent danser dans des
Labourd relevant de l’autorité royale. En l’occurrence, eaux moins hostiles, et l’impossibilité d’édier un port
celle du roi d’Angleterre HenriII Plantagenêt, suzerain capable de résister à la violence des ots, la pêche reste une
de la région depuis son mariage avec Aliénor d’Aqui- activité mineure. Il faut trouver une ressource lucrative.
taine en 1152. Biarritz (ou Miaritze en basque, signiant
«langue de roc») n’est alors qu’un petit village partagé
en deux quartiers : Saint-Martin, sur les hauteurs,
L’essor des bains de mer Lorsqu’on se promène aujourd’hui le long de la Grande
Plage, que l’on suit le chemin aménagé dans la roche au
gré de ses ondulations, se laissant glisser du port des
Aux e et  e siècles, les Basques du Labourd Pêcheurs jusqu’au Port-Vieux, puis longeant le rocher de
(Arcangues, Bassussary, Arbonne), soucieux de mon- la Vierge jusqu’à la côte des Basques, on imagine l’émo-
trer aux Bayonnais qu’ils n’en- tion qu’ont dû ressentir Eugénie
tendent céder en rien leurs pré- et, avant elle, la reine de Hollande,
rogatives sur l’Océan, prennent C’est sur les hauteurs Hortense de Beauharnais, de pas-
l’habitude, le deuxième dimanche du village que l’idylle sage en 1807 après la disparition
après l’Assomption, de débarquer de Charles, son ls tant aimé. Un
en joyeuse farandole sur la plage entre Biarritz et le couple temps où le spectacle de l’océan
située la plus au sud de Biarritz impérial débute. en mouvement et de la côte déchi-
pour une partie de baignade des quettée par les embruns ne s’orait
plus festives. Ils écrivent ainsi les premières heures glo- qu’à ceux qui osaient s’installer dans les cacolets, ces
rieuses de la «côte des Basques». Bains traditionnels – paniers d’osier suspendus de chaque côté des ancs des
souvent jugés impudiques – auxquels succéderont bien- mulets. C’était alors le seul moyen de locomotion pour
tôt les bains à vertus curatives. Les médecins bayonnais traverser un paysage de landes et de dunes, comptant
utilisent en eet la grande plage de Biarritz – alors bap- pour seuls occupants des lieux quelques pins et tamaris.
tisée la «côte des Fous» – pour y baigner les malades C’est en 1808, à la suite de la visite de NapoléonIer, qu’ap-
mentaux. L’air viviant, la fraîcheur de l’eau et le choc paraissent les premiers chemins aménagés. Les routes
des vagues sont alors des plus conseillés pour deviennent plus praticables. Dans les années
222

réveiller les esprits les plus apathiques. Les 1830 s’y bousculeront calèches, cabriolets et
lendemains heureux de Biarritz passent autres diligences.
Biarritz

incontestablement par ses plages.


La véritable révolution urbanistique sera
Dès 1765, un certain Moraçin, subdélégué initiée par Napoléon III, et son épouse,
de Bayonne à l’esprit visionnaire, fait part Eugénie. Biarritz commence à sortir de sa
de sa conviction au maire et à ses conseil- chrysalide. Au grand dam de Victor Hugo
lers: « Je sais, Messieurs, que des personnes qui redoutait, dès 1843, qu’avec l’arrivée
de qualité doivent aller cette année prendre des premiers touristes « Biarritz, ce village
des bains de mer à Biarritz et, comme ils ne tout blanc à toits roux et à contrevents
peuvent y aller qu’en voiture, ils me prient verts posés sur des croupes de gazon
de faire accommoder un petit morceau et de bruyères [...) ne devienne à la
de chemin pour qu’ils puissent passer mode. [...] Bientôt Biarritz mettra des
sans danger. Je vous prie, Messieurs, rampes à ses dunes, des escaliers
d’y faire donner un coup de main à ses précipices, des kiosques
sur-le-champ. Prenez garde, à ses rochers, des bancs à ses
je vous prie, que les bains grottes... Alors Biarritz ne sera
de mer prennent de la répu- plus Biarritz ; ce sera quelque
tation et qu’il est essentiel chose de décoloré et de
pour vous de rendre faciles  bâtard...»
et commodes les avenues de 

votre paroisse. Songez que  Pour l’heure, le 30 janvier
des gens qui viennent y faire 1853 à Notre-Dame de Paris,
des remèdes vous laisseront beaucoup d’argent et qu’il NapoléonIII passe l’anneau impérial au doigt d’Eugé-
vous convient par conséquent de leur faciliter tout ce nie à qui il ne refuse rien. Et lorsqu’à l’été 1854, celle-ci
qu’ils peuvent désirer. C’est donc votre intérêt que je lui demande de quitter le tumulte des Tuileries pour la
vous propose.» Belle intuition. quiétude océane de la côte gasconne, il accepte aussitôt.
C’est à proximité de l’église primitive, sur les hauteurs DANS LA SALLE DE BAL DE LA VILLA
du village, que l’idylle entre Biarritz et le couple impé- EUGÉNIE, LES DAMES RIVALISENT
rial débute. Les jeunes mariés sont accueillis dans la D’ÉLÉGANCE
maison bourgeoise de Jules Labat, maire de Bayonne,
nouveau propriétaire de la demeure ayant appartenu à
Gramont de Castera, personnalité locale, membre du Une cour relativement réduite s’installe au départ de Paris
Conseil général du commerce de Paris, qui avait été dans les wagons du train impérial reliant Bayonne via
invité au sacre de NapoléonIer. D’ailleurs, le parc de laBordeaux. Ce n’est qu’en 1864 que le réseau ferroviaire
demeure abrite des plantes rapportées de Malmaison. atteindra Irun après un arrêt en gare de Biarritz-La-
En arpentant les rues du quartier Saint-Martin, il est Négresse. Le Dr Barthez, médecin de la famille impériale,
aisé de resituer le premier acte de la geste impériale à relate une anecdote cocasse, souvenir d’un de ces voyages
Biarritz. En lieu et place de la résidence où le couple nocturnes en direction du Pays basque. Nous sommes en
séjourna quarante-deux jours, a été édié en 1866 le 1856: «Après le repas, l’Impératrice se retira, l’Empereur
château Gramont de style néo-LouisXIII. resta avec nous longtemps encore, fuma quelques ciga-
rettes, et nous invita à fumer. Je s comme les autres, je
Enthousiasmé par ce premier séjour, Napoléon III, fumai au nez de Sa Majesté, cela est assez peu poli; mais Sa
réalisant le vœu le plus cher d’Eugénie, se met en tête Majesté a la bonté de le sourir. Comme le soir approchait,
d’acquérir au plus vite un terrain sur lequel il fera chacun t ses préparatifs et l’on quitta bientôt le chapeau
construire une somptueuse résidence d’été. L’édition pour la casquette. [...] Puis on s’arrangea pour la nuit, les
du Messager de Bayonne en date uns jouant, les autres dormant. Ceci
du 3 août 1854 publie un véri- bientôt nous arriva à tous et chacun
Le prince impérial fait

223
table scoop, révélant l’immi- adoptant une pose plus ou moins
nence de cette opération foncière ses premiers châteaux pittoresque se mit à roner. Vers

Biarritz
de prestige : « Avant d’en avoir trois heures du matin, je m’éveillai,
reçu la conrmation ocielle, de sable à Biarritz avec entendant un peu de bruit et, à tra-
nous nous empressons d’annon- des fils de pêcheurs. vers l’une des glaces de notre salon,
cer à nos lecteurs la plus heu- je vis une gure rieuse qui avait tout
reuse nouvelle pour notre pays. L’Empereur serait l’air de se moquer de nous. C’était l’Impératrice qui venait
décidé à faire construire une habitation à Biarritz. Le nous surprendre et qui riait de tout cœur de notre façon de
plan arrêté par lui aurait été remis à MM. Durand et dormir. Bientôt on fut debout et après quelques instants Sa
Guichenné, les habiles architectes depuis longtemps Majesté se retira, nous disant que les représailles n’étaient
appréciés chez nous ; ces messieurs seraient chargés pas permises...»
de l’exécuter. L’emplacement choisi par l’Empereur
pour y établir sa nouvelle demeure, serait le rocher, Bonne humeur, détente, légèreté. La cour impériale
situé au pied du phare; 5ha de terrain, destinés aux réduite à quelques privilégiés et aux proches des sou-
jardins et aux dépendances, situés autour de ce rocher verains, accorde une large place aux amusements et ne
seraient déjà achetés. [...]» L’information est des plus se soucie guère de l’étiquette. Chaque jeudi soir, dans
justes. L’empereur étendra même sa propriété à 18ha.
Un domaine allant de la côte du moulin de Blaye
jusqu’au plateau du phare. En moins d’un an, le «châ-
teau » impérial sort de terre. Eugénie est conquise.
La voilà proche de sa famille et de sa sœur Paca, la
duchesse d’Albe, qui vit de l’autre côté de la frontière,
à SanSebastian. Jusqu’en 1868, quasiment sans inter-
ruption, le couple impérial va passer ses vacances
d’été à Biarritz avant que ne s’ouvrent les chasses
d’automne de Compiègne.


nombre d’observateurs: «Alors que
notre reine [Victoria] se retranche
à Osborne [île de Wight], se déro-
bant de toute manière au regard du
public, NapoléonIII et son impéra-
trice vivent à Biarritz à la vue totale
de tous ceux qui veulent bien suivre
leurs mouvements », commente un
journaliste britannique.

Le poids des responsabilités est bien


trop lourd pour que l’empereur
ne se perde dans l’oisiveté de ses
courtisans, lesquels se livrent à des
parties de jeu de paume, s’asseyent
aux tables du casino Bellevue et
s’étourdissent dans des séances de
 spiritisme. Comme le constate l’his-
 torien Alain Puyau : « La présence

à Biarritz des ministres, de l’admi-
la salle de bal de la Villa Eugénie, ces dames rivalisent nistration impériale, a fait que le travail a continué.»
224

d’élégance avec leurs somptueuses robes à crinoline et La station devient le point de rendez-vous des grands
leurs coiures à bandelettes ou à chignons bouclés. Le de ce monde et des diplomates les plus en vue. Le roi
Biarritz

quotidien est ponctué de promenades sur la Grande de Wurtemberg, la reine Isabelle d’Espagne, LéopoldIer,
Plage ou à l’intérieur du Pays basque, à la découverte roi des Belges, compteront parmi les premiers invi-
de la gastronomie locale ou des courses de taureaux. tés de marque. En 1865, Bismarck, l’homme de fer,
Des croisières sont organisées pour Saint-Jean-de-Luz séjourne quelque temps à Biarritz et s’entretient avec
ou SanSebastian. L’impératrice dispose de son propre NapoléonIII. «Rien n’a ltré de leurs discussions sur
bateau à vapeur, La Mouette, sur lequel ses invités ont la question de l’unité allemande autour de la Prusse»,
parfois bien du mal à supporter les mauvais tours que précise Alain Puyau. La petite histoire retient surtout
leur joue la houle. La princesse de Metternich peut en que lors d’un séjour à Biarritz, Bismarck, au cours d’un
témoigner, elle qui passa tout son temps allongée sur le bain de mer, réchappa de peu à la noyade (lui aussi!)
pont de l’embarcation faisant route pour Fontarrabie… grâce à l’intervention du guide baigneur Pierre Laeur.
Évidemment, les bains remportent un franc succès. En 1870, un sauveteur biarrot eut cette réexion pour le
Sur la plage, Eugénie occupe un pavillon blanc et rose moins piquante: «Si nous avions pu prévoir ce qui allait
à larges bandes où elle passe son costume de bain avant arriver, on l’aurait laissé se noyer.» Trois ans plus tard,
d’entrer dans l’eau. le chancelier mis au fait de cette funeste pensée aurait
rétorqué ironique: «J’ai oublié de stipuler à la paix de
Francfort, pour moi, le droit de retourner à Biarritz sans
JEU DE PAUME, CASINO ET SPIRITISME... que les baigneurs, nos amis, me noient.»

Quant à la guerre du Mexique – où la France voulait


Des guides baigneurs, membres de la Société de sau- imposer un souverain catholique européen pour contrer
vetage créée en 1844, accompagnent le couple impé- l’hégémonie américaine –, elle préoccupa beaucoup
rial et veillent à ce qu’il ne leur arrive pas malheur. En l’empereur lors de ses villégiatures sur la côte basque.
règle générale, le bain ne dépasse pas les dix minutes. Son esprit n’était donc jamais au repos. D’autant qu’il
Le prince impérial, né le 16aout 1856, fait ses premiers passait son temps à planier des travaux d’aménage-
châteaux de sable à Biarritz où ses camarades de jeu ments urbains et à projeter l’édication d’infrastruc-
sont souvent des ls de pêcheurs. Cette proximité avec tures balnéaires destinées à faire progresser la cité biar-
la population enchante les Biarrots mais étonne bon rote. Ses réalisations furent nombreuses. On retiendra
principalement la construction des Bains-Napoléon, de pionniers furent l’hôtel de France, l’hôtel d’Angleterre,
style mauresque (1858), en bordure de la Grande Plage, l’hôtel des Princes et l’hôtel d’Europe. Des appella-
la chapelle Sainte-Eugénie, la promenade publique de la tions qui traduisent l’esprit cosmopolite de la ville.
côte du Moulin, les travaux du port des Pêcheurs, le che- Une attractivité internationale qui commence dès les
min en encorbellement le long des falaises du plateau du années 1830 avec des familles anglaises, venues hono-
Phare, la consolidation des berges le long de la côte, le rer les soldats de Wellington morts en Espagne dans
tunnel sous l’Atalaye et l’aménagement du rocher de la les combats contre les armées napoléoniennes de 1813
Vierge avec sa passerelle d’accès. et enterrés depuis en terre biarrote. Un carré britan-
nique dans le cimetière du quartier Saint-Martin leur
L’empereur entraîne à sa suite une légion d’aristocrates est dédié. Ce cosmopolitisme ne va que se renforcer
et de grands bourgeois qui se laissent gagner par la les années passant. Et lorsque NapoléonIII et Eugénie
èvre de la spéculation immobilière. En moins d’une déserteront leur chère villa après la chute de l’empire,
décennie, en ce milieu du esiècle, des centaines de les nouveaux édiles républicains, soucieux de pérenni-
villas voient le jour, n’obéissant à aucun plan d’urba- ser le rayonnement de leur cité, composeront avec les
nisme. Isabelle Franke, guide rattachée à l’Oce du mondanités des grands monarques d’Europe. Ainsi, la
tourisme de Biarritz, insiste sur l’éclectisme de ces folies reine Victoria, AlphonseXIII d’Espagne, ÉdouardVII,
architecturales construites en pierre de Bidache. Tous OskarII de Suède ou Nathalie de Serbie fouleront-ils le
les styles cohabitent : néomédiéval, néo-Renaissance, sable de la Grande Plage, sans oublier les représentants
Empire, hispano-mauresque, néorégionaliste. Dans les de la communauté russe telle Marie de Russie, la mère
années 1930, ce sera l’Art déco dont le musée de la Mer, de NicolasII. Une aura sans frontières qui érige Biarritz
le casino, la mairie et l’hôtel Plaza, sont encore les meil- en véritable exception identitaire dans ce pays d’Eus-

225
leurs ambassadeurs. kadi. Ni tout à fait basque, ni tout à fait gasconne, la
terre d’élection de NapoléonIII et d’Eugénie embrasse

Biarritz
le monde entier et se nourrit de toutes ses inuences.
LE RENDEZ-VOUS DES TÊTES COURONNÉES Jusqu’à séduire les surfeurs hawaïens et californiens
qui font escale chaque année sur la côte des Basques.
Avec ses deux millions de visiteurs annuels, la belle
L’ouverture sur le monde et l’auence des têtes cou- impériale ne semble pas prête de boire la tasse. Elle lui
ronnées attirées par les fastes de la station balnéaire préférera un verre d’irouleguy, à la santé de l’impéra-
accélère la construction de grands palaces dont les trice, sa bienfaitrice.

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Bordeaux
La grande dame d’Aquitaine

Des conquêtes romaines au royaume des Wisigoths, de Charlemagne aux invasions normandes,
du duché de Guyenne à la guerre de Cent Ans, de la Fronde au gouvernement replié de 1914,
la capitale de l’Aquitaine s’est toujours trouvée au cœur de l’histoire de France.

Aquitania, le « Pays des eaux ». Le mot apparaît pour vestige de l’époque gallo-romaine, l’amphithéâtre dit
la première fois dans les Commentaires de César. La palais Gallien, doit son nom à l’empereur éponyme,
conquête romaine de la Gaule vient bouleverser les rap- qui régna de253 à268 : édié en bordure de la ville, il
ports établis : en 56 av. J.-C., Crassus, légat de César, accueillait 15000personnes. Ne subsistent aujourd’hui
soumet l’Aquitaine. L’Aquitania, dont le territoire que quelques travées et arcades. Le christianisme
s’étend alors des Pyrénées à la Loire, devient, sous la pénètre au e siècle : dans le quartier Saint-Seurin
férule d’Auguste, l’une des quatre provinces de la Gaule actuel, une nécropole, des fresques, des sarcophages
romaine. Duer auesiècle, Burdigala compte jusqu’à révèlent l’art des premiers chrétiens. La prospérité de la
25000habitants. Démunie d’enceinte, la cité possède des ville est illustrée alors par ses poètes chrétiens (Ausone,
thermes, un marché, un port, des aqueducs… Dernier 309-394) et ses saints (PaulindeNole, 353-431).


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Cinq siècles entre la France croisade, fait prononcer son divorce en 1152. Outre sa
et l’Angleterre liberté, Aliénor recouvre sa dot. Elle épouse deux mois
plus tard HenriPlantagenêt, comte d’Anjou et suzerain
du Maine, livrant du même coup l’Aquitaine à l’héritier
Avant même que l’Empire romain ne sombre en 476, de la dynastie angevine qui règne alors sur l’Angleterre.
l’Aquitaine est envahie en 418 par les Wisigoths, qui
la rattachent à leur royaume d’Espagne. Mais, en 507,
c’est au tour de Clovis de s’emparer de l’Aquitaine tant 848 : les normands détruisent Bordeaux
convoitée. Pendant toute la période mérovingienne, 1259 : Saint Louis signe le traité de Paris
l’Aquitaine ne cesse d’être un duché indépendant gou- qui accorde l’Aquitaine aux anglais
verné par divers parents des souverains, malgré une ten- 1453 : la bataille de Castillon rend
tative du bon roi Dagobert en 630 de créer un royaume définitivement Bordeaux à la France
aquitain. Au siècle suivant, ce sont les Arabes qui incen-
dient Bordeaux. Si CharlesMartel enraie leur progres- 1855 : le premier classement des vins est
sion en 732, il faudra plusieurs années à Charlemagne établi sur demande de Napoléon III
pour refouler les Sarrasins jusqu’aux Pyrénées. C’est en
778 qu’a lieu la célèbre bataille de Roncevaux, contée Pour les Capétiens, c’est une catastrophe: les domaines
dans La Chanson de Roland, où l’arrière-garde de réunis d’Henri et d’Aliénor sont aussi vastes que ceux
Charlemagne est écrasée, non seulement par les Arabes, du roi de France. Deux ans plus tard, en 1154, la cou-
mais aussi par les Vascons. Dans l’intention de sou- ronne d’Angleterre revient à Henri II : la France est
mettre ces derniers, Charlemagne crée la même année, cernée de toutes parts par les possessions de son vas-

227
pour son ls Louisle Pieux, un royaume d’Aquitaine. sal anglais. La lutte franco-anglaise qui s’engage durera
Celui-ci passe alors entre les mains des diérents sou- trois siècles et, jusqu’au esiècle, l’Aquitaine ne cessera

Bordeaux
verains carolingiens, qui doivent lutter contre les inva- d’être ballottée entre les deux puissances.
sions des Normands, tandis que ces derniers détruisent
Bordeaux en 848. En 877, l’Aquitaine est à nouveau Consquée à Jean sans Terre par Philippe Auguste
constituée en duché par Louis le Bègue, avant d’être en 1204, l’Aquitaine revient aux Anglais par le traité
unie au duché de Gascogne en 1058. Le titre de duc de Paris, signé par Saint Louis en 1259. L’accord est
revient dès lors à la dynastie poitevine, qui s’illustre avec remis en question à plusieurs reprises et les troupes
le prince troubadour GuillaumeIX, royales envahissent la Guyenne en
grand-père d’Aliénord’Aquitaine. 1296 puis en 1324. Cette période
est marquée par la fondation des
Il faut attendre le e siècle pour bastides – villes neuves aux plans
que Bordeaux retrouve sa splendeur rectangulaires. C’est aussi au
antique. Les deux mariages d’Alié-  e siècle qu’est édiée la cathé-
nor d’Aquitaine vont marquer un drale Saint-André : son archevêque,
tournant dans l’histoire de la pro- BertranddeGot, devient pape sous
vince et de la France tout entière. le nom de ClémentV. La guerre de
En 1137, Aliénor, qui vient tout juste Cent Ans éclate en 1337, lorsque
d’hériter du vaste duché d’Aqui- Edouard III d’Angleterre ache
taine, épouse le futur LouisVII dans ses prétentions sur la couronne de
la cathédrale de Bordeaux. La même France. En 1356, son ls, surnommé
année, tous deux se retrouvent à la le Prince Noir, capture le roi de

tête du royaume de France lorsque  France JeanIIle Bon et demande en
meurt LouisVIleGros. Ce mariage     rançon les pleins droits sur l’Aqui-
laissait espérer un prochain retour      taine. Cela lui est accordé en 1360

de l’Aquitaine au royaume de France, par le traité de Brétigny, au terme
mais le couple royal est mal assorti. LouisVII est une duquel la France abandonne l’Aquitaine aux Anglais,
sorte de moine couronné ; la reine est frivole. Après en échange du renoncement du PrinceNoir au trône
quinze années de vie conjugale, le roi, à son retour de de France. Au  esiècle, Bordeaux est capitale de la
Guyenne, rattachée depuis deux siècles à la couronne Lorsque les guerres recommencent en 1567, la ville se
d’Angleterre. La ville continue d’exporter ses vins en tient à l’écart des opérations militaires, en dépit des
Angleterre et fournit des armes à tous les belligérants. sermons «antihérétiques » professés par le collège de
Le PrinceNoir y établit son quartier général et sa cour. Jésuites, installé à Bordeaux en août 1572. Ce même
En 1380, c’est au tour des Anglais de se plier à la force mois les massacres se généralisent dans tout le royaume.
française : ils sont vaincus à Bordeaux et à Bayonne. Bordeaux connaît sa Saint-Barthélemy le 3 octobre
Bordeaux est reprise dénitivement par l’armée royale 1572 : les tueurs, dirigés par le jurat PierredeLestonnac,
française avec toute la Guyenne, lors de la bataille de assassinent entre250 et 270protestants. L’Église réfor-
Castillon (1453). C’est la n de la guerre de Cent Ans. mée sort aaiblie de cette épreuve, et il n’y aura plus de
troubles graves jusqu’à la n des guerres de Religion.

Bordeaux l’insoumise dans Derrière ce retour au calme, on peut aussi lire l’inuence
la tourmente des guerres de Religion des esprits éclairés, comme Montaigne : maire de
Bordeaux de1581 à1585. MichelEyquemdeMontaigne
défend la paix entre catholiques et protestants. Le 2jan-
Mais la tutelle du roi de France n’est guère vier 1590, le parlement de Bordeaux reconnaît au
appréciée. An de surveiller la ville, le roi futur Henri IV le droit à la couronne, avant le
Charles VII fait bâtir deux forteresses, le parlement de Paris et quatre ans avant son sacre
fort du Hâ (1456) et le château Trompette à Chartres ! Ce dernier promulgue l’édit de
(1467). Le commerce avec l’Angleterre Nantes en 1598, qui installe durablement la
décroît et la prospérité de la ville s’en paix religieuse. Sa révocation par LouisXIV
228

ressent. En 1462, LouisXI rend ses liber- en 1685 va déclencher une nouvelle vague
tés à la cité en la dotant d’un parlement. de persécutions.
Bordeaux

De cette époque, date la porte Cailhau,


arc de triomphe dédié à Charles VIII L’esprit «républicain» qui anime les
(1495). Haut de 35 m, juxtaposant Bordelais, leur défense des droits et
les éléments défensifs et décoratifs, libertés communales s’exprime lors
il prend des airs de décor de théâtre. de la Fronde, très vive en Gironde. En
1649, Bordeaux s’érige en République
En 1561 dans le Sud-Ouest, des       autonome, avec le soutien des
troubles annoncent les guerres de       Anglais. Noblesse et parlementaires
      
Religion. Huit guerres vont se suc-        entendent proter de la minorité de
céder entre1562 et1598, avec autant  Louis XIV pour se réapproprier cer-
de traités de pacication qui peinent taines prérogatives. L’opposition par-
à trouver un équilibre entre les deux religions. Les pro- lementaire, ou «mouvement de l’Ormée», est réprimée
testants bordelais, modérés, condamnent les violences par les armes. Ce n’est qu’en 1653, après que le jeune
commises en Agenais au nom de la Réforme. En 1562 LouisXIV a fait son entrée dans la ville «paciée» que
est promulgué un édit, véri- Bordeaux rejoint le royaume de
table charte du calvinisme, France. En guise de soumission
que le parlement de Bordeaux La grande force de au pouvoir royal, les Bordelais
enregistre avant celui de Paris. Bordeaux provient de son acceptent l’érection du nou-
La tolérance est toutefois de
courte durée : dès le 26 mars
arrière-pays, vaste, profond veau château Trompette, à
l’entrée de la ville, sur les bases
1562, devant la colère des et parfaitement structuré. de l’ancienne forteresse voulue
défenseurs de la « vieille reli- par Charles VII. Agrandie par
gion», le parlement interdit le culte réformé. L’accalmie Vauban en 1665, cette «forteresse tournée autant vers
est générale dans le royaume après l’édit de pacication le euve que vers la ville insoumise» a pour vocation
d’Amboise (1563). En avril1565, le roi CharlesIX entre de surveiller la cité.
dans Bordeaux. La paix n’est qu’apparente.
Avec le e siècle, Bordeaux devient un des centres
du renouveau catholique. Témoins de cette vitalité reli-
gieuse, les constructions des églises Saint-Bruno pour
les chartreux, Saint-Paul pour les jésuites, et surtout

Notre-Dame pour les dominicains, édiée entre 1684 
et 1707. Sa façade, de style jésuite-baroque, donne un 

air très romain à la place du Chapelet. Au esiècle,
Bordeaux connaît une croissance sans précédent, avec
une population passant de 35 000 habitants vers 1700
à 110 000 en 1790. Principale source de richesse : le
commerce avec les îles à sucre, véritable eldorado des
Aquitains. Les échanges avec les Antilles connaissent un
essor remarquable : sucre, indigo, cacao, café, coton et
bois précieux arrivent par bateau à Bordeaux avant d’être
réexpédiés vers toute l’Europe. S’eectuant dans un pre-
mier temps en droiture (les bateaux allant directement
de Bordeaux aux Antilles), ces activités évoluent à partir
de 1750. Désormais, les négociants explorent les routes
de l’Afrique où ils achètent des esclaves qui iront travail-
ler dans les plantations. Un commerce triangulaire, très
lucratif mais aussi plus long –il faut en moyenne un an et

229
demi pour joindre Bordeaux aux Antilles après un arrêt
en Afrique–, plus cher et plus périlleux.

Bordeaux
le marquis deSégur, le comte deLur-Saluces et sa dame
Les fortunes négrières la comtesse de Sauvage d’Yquem pour le e siècle,
et viticoles font prospérer la ville «véritables princes des vignes», que l’on doit les vins
qui enchantent nos palais.

En 1771, le trac maritime à Bordeaux est à son apogée. Bordeaux devient au e siècle le premier port de
La grande force de Bordeaux provient de son arrière- France. À la veille de la Révolution, le Bassin aquitain
pays, vaste et parfaitement structuré. Ce dernier, qui est considéré comme l’une des régions les plus prospères
fournit les marchandises destinées aux plantations de France. La capitale de l’Aquitaine devient le phare
(farine, machines, alcool), prote en retour de la pros- de la région. Son développement architectural coïn-
périté venue des îles et des échanges commerciaux avec cide avec le règne des intendants. C’est Richelieu qui, le
l’Europe du Nord. Le vignoble bordelais connaît aussi son premier, installe dans les provinces ces hauts représen-
âge d’or. Dès la n du esiècle, la noblesse parlemen- tants du pouvoir central et Colbert qui a mis l’organisa-
taire acquiert de vastes propriétés en Médoc, Sauternais, tion au point. D’une cité aux rues étroites et tortueuses,
dans les Graves, à Monbazillac… des noms qui évoquent Claude Boucher, le marquis de Tourny (1743-1757),
aujourd’hui la fraîcheur obscure des caves voûtées. et Dupré de Saint-Maur font au  esiècle l’une des
plus belles villes de France, aux solides constructions
Ce sont les Romains, dit-on, qui introduisirent la vigne de pierre. Alors apparaissent les grandioses ensembles
en Aquitania. Ce vin, que les Anglais appelleront «cla- que forment les quais, la place de la Bourse, les allées de
ret», sera fort apprécié des Plantagenêts : pour les fêtes Tourny, des monuments comme l’Archevêché, le Grand
du couronnement, mille barriques furent mises en éâtre, l’hôtel des Douanes, l’hôtel de la Bourse et le
perce. Mais il faut attendre le Siècle d’or pour voir appa- Jardin public. En 1729, l’intendant Boucher entreprend
raître les grands crus : la noblesse de robe développe la la construction de la place Royale (actuelle place de la
culture de la vigne, fait bâtir des chais où vieilliront les Bourse) sur les plans de l’architecte de LouisXV, Gabriel :
vins ns destinés aux îles, à l’Angleterre et à l’Europe c’est la première percée opérée dans la ceinture médié-
du Nord. C’est à ArnauddePontac pour le esiècle, vale, la première concession accordée à la modernité.
En 1743, l’intendant Tourny lance un projet de longue journalistes et d’avocats dont l’éloquence fait mouche,
haleine. Bordeaux détruit ses remparts, comble ses fossés, obtiendra la majorité à la Législative et au début de la
assèche ses faubourgs marécageux Convention. Parmi les plus célèbres :
et se dote d’agréables promenades Vergniaud, Guadet, Condorcet ou
plantées. Huit portes en forme d’arc Bordeaux découvre Ducos défendent le libéralisme et
de triomphe antique, construites la décentralisation. Les girondins
par l’architecte Nicolas Portier, une nouvelle source de seront proscrits le 2juin 1793. Mis
remplacent les poternes médiévales, revenus : le tourisme. en accusation par le tribunal révo-
à l’instar des portes d’Aquitaine lutionnaire, vingt-deux d’entre eux,
(place de la Victoire), Dijaux (place Gambetta), de la dont Vergniaud, sont condamnés à mort et guillotinés
Monnaie (quai de la Monnaie) ou de Bourgogne (place à Paris. La chute de Robespierre (2juillet 1794) permet
Bir-Hakeim). Bordeaux respire enn. aux survivants de la Gironde de retrouver une place au
sein des élites bordelaises.
L’architecte de Louis XV, Jacques Gabriel, crée à la
demande de Tourny le Jardin public, très apprécié La situation économique, elle, n’a fait qu’empirer
des Bordelais. La ville se dote également d’un opéra depuis la mauvaise récolte de 1791. Les négociants ne
construit par l’architecte VictorLouis. Ce sera le Grand pardonnent pas à Napoléon Ier le blocus continental
éâtre. Situé place de la Comédie, il est élevé de1773 qui freine le trac maritime et l’exportation des den-
à1780 et compte parmi les plus beaux de France. rées, notamment le vin, vers l’Angleterre et les États
du nord de l’Europe, principaux clients de Bordeaux.
Bordeaux étincelle. La haute société bordelaise, enrichie Les troupes anglaises qui entrent dans la ville en
230

par le négoce, fait édier de beaux hôtels, témoins pré- 1814 reçoivent l’accueil favorable d’une bourgeoisie
cieux de l’art de vivre du esiècle. Les architectes exsangue, ruinée par les campagnes napoléoniennes.
Bordeaux

imaginent des hôtels particuliers « entre cour et jar- Quand l’Empire s’eondre, la ville est la première à
din », d’une grande pureté néoclassique. Côté rue, un accueillir les princes de la maison de Bourbon, le duc
imposant portail s’ouvre sur une jolie cour pavée, tan- et la duchesse d’Angoulême. Bordeaux retrouve le
dis qu’à l’arrière du bâtiment, un jardin d’agrément sourire sous la Restauration. Le pont de Pierre et l’im-
ménage une pause de verdure. Citons, entre autres, mense place des Quinconces (126 000 m 2), aménagée
l’hôtel de Lalande, le petit hôtel Labottière ou l’hôtel sur l’emplacement du château Trompette, datent de
Saint-Marc. Sur le plan architectural, le e siècle cette époque. Cette esplanade –sur laquelle on planta
a laissé de profondes empreintes : aujourd’hui, le sec- une série d’arbres disposés en quinconce– est célèbre
teur du Vieux Bordeaux, inclus entre le quartier des pour son monument aux Girondins. Érigé entre 1894
Chartrons et le quartier Saint-Michel, compte quelque et1902 à la mémoire des girondins décapités en 1792, il
5000immeubles d’une architecturee . forme un ensemble allégorique étonnant. Cet ensemble
sculptural est composé d’une colonne de 50m de haut.
Au sommet, une Liberté brisant ses fers surmonte deux
La Révolution et les Lumières fontaines en bronze : des chevaux marins tirent les chars
obligent Bordeaux à se réinventer du triomphe de la République (côté Grand éâtre) et
celui du triomphe de la concorde (côté Jardin public).
À terre sont représentés trois personnages tragiques, le
Mais l’horizon s’obscurcit dès la n du e siècle. Vice, l’Ignorance et le Mensonge.
Bordeaux ne peut plus commercer via l’Atlantique sous
la Révolution et l’Empire : son économie s’eondre. La Sous le Second Empire, le commerce bénécie de l’amé-
chute de l’Ancien Régime est d’abord favorablement lioration des communications et de l’assainissement des
accueillie par des élites éclairées, ouvertes aux idées Landes, puis Bordeaux découvre une nouvelle source de
nouvelles : le parlement bordelais est le premier à s’oppo- revenus : le tourisme. La consécration de la côte atlan-
ser à l’édit royal établissant des assemblées provinciales. tique comme destination privilégiée se fait avec l’arri-
LouisXVI fait exiler les parlementaires à Libourne. Les vée du train à Bordeaux en 1852, suivie du développe-
députés de Bordeaux créent alors un groupe politique : ment des chemins de fer vers le littoral. La construction
les girondins. Cette formation, qui compte nombre de d’Arcachon a notamment contribué à favoriser l’essor
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du tourisme balnéaire. Autre attrait enivrant et lucratif : Que reste-t-il du port de Bordeaux? À98km de l’océan,
la viticulture. Le premier classement des vins, esquissé sur la Garonne, Bordeaux occupe la situation privilé-
dès 1725 avec Haut-Brion, Margaux, Late et Latour giée de «ville de premier pont» et, par la vallée de la
s’élargit en1855 avec la classication des grands crus du Garonne et le seuil de Naurouze, franchi par le canal

231
Médoc, établie à la demande de NapoléonIII en vue de du Midi, commande la plus courte liaison continen-
l’Exposition universelle de Paris. Si l’Aquitaine prote tale Atlantique-Méditerranée. Aujourd’hui, le port

Bordeaux
peu du développement industriel, Bordeaux, qui assiste de Bordeaux intramuros, qui a vu décliner son trac
à une fulgurante augmentation des exportations de vin, au bénéce du Verdon, a déménagé vers l’aval pour
se développe. Le pont de Pierre, achevé en 1822, relie les accueillir les grands pétroliers. Car Bordeaux n’a plus
deux rives. La ville installe des chantiers navals sur la autant besoin de son port qu’aux siècles précédents,
rive droite, et devient tête de ligne pour l’Amérique du mais a besoin de s’industrialiser.
Sud, le Maroc et les colonies. C’est aussi au cours de ce
même esiècle que se dessine le paysage urbain bor- Dans les années 1970, le maire Jacques Chaban-
delais contemporain. À cette époque se multiplient les Delmas ne rêve pas seulement « d’amener la cam-
petites maisons populaires de plain-pied aux hautes pagne à la ville et la ville à la campagne »  : il veut
portes étroites, dont les façades ornées de clefs de fenêtres faire de Bordeaux une ville moderne, ouverte, ambi-
sculptées imitent celles des demeures bourgeoises. tieuse, et sur le modèle des villes américaines, lance la
construction du quartier Mériadeck. Son nom rappelle
Bordeaux va mieux mais l’histoire qui bégaie lui joue Ferdinand Maximilien Mériadec, prince de Rohan,
des tours : à trois reprises, la capitale de l’Aquitaine archevêque de Bordeaux au e  siècle. Remplaçant
devient celle de la France, en accueillant des gouverne- les habitations insalubres construites sur d’anciens
ments français en déroute. En 1914, devant l’oensive marais, ce quartier devient le centre directionnel de
allemande, le président Poincaré, le gouvernement et la région Aquitaine. Englobant bureaux, bâtiments
les Chambres s’installent temporairement à Bordeaux, administratifs, habitations, centre commercial, biblio-
comme l’avait fait le gouvernement Gambetta en 1870 thèque municipale, patinoire, il est aussi agrémenté
durant la guerre franco-prussienne. Le réexe sera de pièces d’eau et d’espaces verts. Les immeubles sont
le même en 1940. On désigne alors Bordeaux comme en verre et en béton, arrondis ou cubiques, et par-
« capitale tragique » ou « capitale de la défaite ». Le fois encagés dans des structures métalliques. C’est
Grand éâtre fait oce de parlement : les débats y sont également l’époque des grands ensembles, destinés à
aussi enammés qu’à Paris. résoudre la crise du logement. Avec le tramway, c’est
tout un programme de réhabilitation des rues qui a été
Avec la n de la guerre, la cité retrouve le dynamisme mis en œuvre, accompagné d’un plan de sauvegarde du
de ses armateurs, nanciers et négociants d’autrefois. patrimoine architectural.
La Rochelle
UNE DIFFéRENCE AFFIRMéE

Ducs d’Aquitaine puis rois de France et d’Angleterre ont favorisé ses marchands. Mais elle est
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architectural témoigne encore aujourd’hui de son art de la guerre… et du commerce !

Le meilleur moyen pour découvrir et comprendre pêcheurs quand, en 1130, Guillaume X d’Aquitaine
LaRochelle est de l’aborder par la mer. En bateau, il faut s’empare du bourg de Châtelaillon, à quelques kilo-
suivre le chenal indiqué par les deux phares d’aligne- mètres. Pour punir ce dernier, il décide de doter sa voi-
ment – un rouge, un vert. Le port se referme presque sine, La Rochelle, de privilèges et de fortications. Ce
sur la baie et ne donne rien à voir de la ville jusqu’au coup de pouce permet à la ville de prendre de l’ampleur;
franchissement du goulet qui sépare les deux tours for- le commerce maritime se met rapidement en place. Fille
tiées. Le nom de l’une d’elles (la tour de la Chaîne) rap- de Guillaume d’Aquitaine, la célèbre Aliénor partage
pelle l’époque où les navires payaient un droit d’entrée. l’ambition locale de son père. En 1199, elle ore une
232

On peut imaginer les lourds maillons qui reliaient les charte communale, ce qui permet l’élection du premier
deux édices se lever pour nous laisser pénétrer dans maire de France, et incite l’ordre du Temple à s’y instal-
La Rochelle

le port et apercevoir enn le visage de la cité. Arrivés à ler an que son réseau économique et religieux prote
quai, on franchit l’arche de la Grosse-Horloge, la porte à la cité – on aperçoit encore les traces de leur présence
de La Rochelle. On se perd alors dans un entrelacs de dans les cours de la Commanderie et du Temple.
rues commerçantes bordées de maisons à colombages
dont le bois est recouvert d’ardoise. Les piétons cir-
culent à l’ombre des arcades qui protégeaient, au Moyen LA CITÉ RESTE FIDÈLE À LA FRANCE
Âge, les marchandises étalées sous leurs voûtes. EN SECRET

1152 : Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre,


En 1152, l’héritière d’Aquitaine fait annuler son
épouse Aliénor d’Aquitaine, qui lui
mariage avec le roi de France et épouse en secondes
apporte la cité
noces Henri Plantagenêt. Deux ans plus tard, celui-ci
1570 : LA CITÉ DEVIENT « PLACE DE SÛRETÉ » devient roi d’Angleterre, et LaRochelle tombe dans son
POUR LES PROTESTANTS escarcelle. Le port est ballotté entre les deux royaumes,
1627-1628 : « Grand Siège ». Décimée par mais – en secret – les Rochelais restent dèles à leur
la famine, LA VILLE se livre pays: «Nous avouerons les Anglais des lèvres, mais le
à Richelieu après 13 mois cœur ne s’en mouvera jamais !» La ville se démarque
et 20 jours par son indépendance, son habileté commerciale et sa
sagacité à décrocher des privilèges scaux: elle gure,
1643 : La Rochelle développe le négoce
par exemple, parmi les ports de la côte atlantique où les
colonial et entre dans le commerce
taxes sont les moins élevées. Cela lui vaut la préférence
triangulaire
des marchands, qui y transitent dès le  esiècle. Son cli-
1945 : Le 8 mai, les troupes nazies, assiégées mat doux et sa situation géographique favorisent l’essor
depuis l’automne 1944, capitulent enfin et la vente des produits locaux: le vin (que l’on dit mau-
vais pour la tête mais bon pour le ventre) et surtout le
Pour se développer, LaRochelle s’est toujours appuyée sel. Pendant cette période, la croissance démographique
sur le commerce. Elle n’est qu’un simple hameau de est telle que les paroisses eurissent en grand nombre:
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Saint-Barthélemy, Saint-Sauveur, Saint-Nicolas, Saint- lourds galions espagnols ou portugais : ils en retirent
Jean… Rapidement, la petite cité prend une dimen- généralement de précieuses marchandises ainsi que
sion internationale. Au  e siècle, elle commerce avec de l’or et de l’argent », soulignent Mickaël Augeron

233
de nombreuses destinations : les îles Britanniques, et Jean-Louis Mahé dans leur Histoire de La Rochelle
les Flandres, l’Espagne, le Portugal et les villes han- (Geste éditions, 2012). En tout cas, ces nouvelles res-

La Rochelle
séatiques, redistribuant en France le produit de ces sources contribuent à l’embellissement de la ville : les
échanges. Le roi LouisXI lui-même en parle comme de maisons de bois laissent place à de hautes bâtisses de
«l’une des plus belles et principales portes de mer». pierre nement décorées, dans un style d’inspiration
amande ou italienne. Opulente et indépendante,
Avec la découverte du Nouveau Monde, des campagnes La Rochelle jouit d’une autonomie certaine à l’égard
de pêche à la morue s’organisent au large de Terre- de la couronne de France. Cette situation particulière
Neuve. Le troc se met en place avec les Amérindiens. favorise sans doute l’implantation du protestantisme.
Certains armateurs et marins rochelais se convertissent Calvin visite la région dans les années 1530, et les idées
à l’occasion en pirates. « Attaquant inlassablement les de la Réforme y font rapidement leur chemin, en dépit

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d’une violente répression. Deux «hérétiques» sont brû- elle accueille l’année suivante le VIIe Synode national. Le
lés devant l’église Notre-Dame en 1552 après avoir eu la futur HenriIV y suit une formation politique et militaire
langue coupée pour avoir critiqué le dogme catholique. sous l’égide de l’amiral de Coligny, et prend pour quelques
Pour s’épargner de telles déconvenues, les protestants années la tête de la ligue protestante. Henri, devenu roi de
pratiquent leur culte dans la clandestinité jusqu’à la n Navarre, se convertit au catholicisme et participe au siège
des années 1560, où – en raison du nombre croissant de de 1573, ordonné par le roi Charles IX, contre la ville
convertis – la tolérance succède rebelle. Victorieuse, LaRochelle
à la répression. Les deux reli- accueille, trois ans plus tard, son
gions se côtoient paciquement «Je percerai le cœur «bien bon ami», sans lui tenir
et partagent même leurs lieux rigueur de cette indélité.
de culte. Hélas! la paix ne dure du premier qui parlera de
pas. En janvier 1568, le maire se rendre!», s’écrit le maire Roi de France, Henri IV
protestant François Pontard prend la peine d’expliquer aux
ordonne la destruction de toutes les églises (seuls les Rochelais les raisons – toutes politiques – de sa conver-
clochers sont préservés pour servir de tours de guet). La sion et veille par l’édit de Nantes, signé en 1598, à la pro-
terreur s’installe: les prêtres sont pourchassés et parfois tection des protestants tout en ménageant la majorité
égorgés. Treize d’entre eux sont précipités du haut de la catholique du pays. On accepte, non sans quelques réti-
tour de la Lanterne… cences, de rétablir la pratique publique du catholicisme
à LaRochelle. Quelques années de paix et de prospérité
laissent à ses habitants le temps de reprendre leur soue
Ce port indomptable qui renie avant un second épisode guerrier. Depuis l’assassinat
234

le dogme catholique d’HenriIV en 1610, la ville est sur ses gardes. Craignant
un revirement de la Cour, elle a renforcé ses défenses
La Rochelle

militaires et se tient prête. En 1621, LouisXIII s’agace


Au mois d’août, les chefs huguenots Gaspard de Coligny, de ce port indomptable qui renie le dogme catholique
le prince de Condé, Jeanne d’Albret et son ls Henri de et entretient des relations un peu trop étroites avec
Navarre (futur HenriIV) se réfugient à LaRochelle, deve- l’Angleterre, l’éternel ennemi du royaume. Il s’empare
nue bastion du culte réformé. L’édit de Saint-Germain lui de plusieurs villes protestantes de l’Ouest, avant de
confère d’ailleurs, en 1570, le statut ociel de «place de mettre le siège devant La Rochelle. Mais c’est sous-
sûreté» (permettant aux protestants de s’y réfugier), et estimer la puissance de la ville, dotée d’épais remparts
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235
La Rochelle
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et d’une otte chevronnée, dirigée par l’amiral Jean la cité rebelle. En la coupant de toute aide extérieure,
Guiton. Dans la baie, au cours des années1621 et1622, Richelieu espère mettre à mal le moral de la population
les combats font rage. La otte royale est déboutée une et l’aamer jusqu’à obtenir sa reddition. Le stratagème
première fois… Elle revient en plus grand nombre. En fait ses preuves. En dépit d’une sévère restriction, les
vain. Par cet ultime aront, LaRochelle prouve sa supé- provisions de vivres sont épuisées au bout de quelques
riorité militaire sur la Couronne, qui se retire, humiliée. mois. Après avoir mangé le grain, on tue le bétail, puis
les chevaux et les mules. En février1628, deux navires
anglais chargés de nourriture franchissent le blocus, ce
Le Grand Siège qui redonne de l’espoir aux habitants. Avec l’aide bri-
tannique, LaRochelle pourrait être sauvée! Mais ils ne
parviendront pas à renouveler l’opération, et la famine
Cinq ans sont nécessaires au souverain français pour fait de nouveau son œuvre. Quand on s’attaque aux
planier un meilleur plan d’attaque. La Rochelle est chiens et aux chats, la situation semble désespérée… Les
imprenable par la force? Qu’à cela ne tienne, il faut s’en rumeurs parlent alors d’une possible reddition, mettant
saisir par la ruse. Louis XIII convoque son conseiller l’inexible Jean Guiton en fureur.
– le cardinal de Richelieu – pour rééchir à une straté-
gie qui viendrait enn à bout des hérétiques. En 1627, Élu maire, l’amiral victorieux de 1622 organise la résis-
ce dernier fait ériger un rempart de 12 km autour de tance d’une main de fer. «Je percerai le cœur du pre-
la ville et une digue d’un kilomètre et demi à l’entrée mier qui parlera de se rendre!», s’écrie-t-il en frappant
de la baie, encerclant totalement et hermétiquement la table de marbre de son bureau avec son poignard – le
meuble, qui porte la trace du coup, se trouvait encore LES « FILLES DU ROI » EMBARQUENT
dans l’hôtel de ville avant d’être évacué après l’incendie DE LA ROCHELLE POUR LE QUÉBEC
du 28juin 2013. Les Rochelais font prol bas, préférant
mourir de faim dans l’honneur plutôt que d’être exé-
cutés dans la honte. Mais leur nombre diminue de jour Déchue de son rôle de forteresse protestante, LaRochelle
en jour. On raconte que, peu de temps avant la n du se concentre sur sa reconstruction économique. Elle
siège, une belle demeure jouxtant la Grosse-Horloge s’attache en priorité à reconstituer sa otte et ses circuits
fut échangée contre un rat; d’autres rumeurs évoquent commerciaux. Très vite, les relations avec le Canada
même de sombres aaires de cannibalisme. À la n du reprennent. Au commerce de la morue s’ajoute la pelle-
mois de septembre 1628, les rues sont désertes, et la terie. De1630 à1740, la moitié du trac de la Nouvelle-
maladie s’attaque aux derniers survivants. Du haut d’un France est assurée par des navires de LaRochelle. Le com-
des anciens clochers, on aperçoit une nouvelle otte merce des peaux de castor, de cerf ou de martre fait appel
anglaise s’approcher de la digue. Dernier espoir pour aux capitaux des négociants protestants. Après les explo-
la cité rebelle, qui n’est plus bien vaillante. Las! après rateurs, les missionnaires et les administrateurs, marins
quelques tentatives, les Anglais renoncent et entament et artisans en mal d’aventures embarquent pour peupler
des négociations avec le cardinal de Richelieu. la nouvelle colonie. Au Québec, la surpopulation mascu-
line commence à poser un problème. L’administration
Devant ce triste spectacle, Jean Guiton abandonne la royale décide d’y envoyer 800 jeunes femmes, orphelines
résistance et envoie à son tour une délégation auprès des pour la plupart, auxquelles on ore le voyage et une dot.
assiégeants. Le 29octobre, les troupes royales pénètrent Venues de Paris ou des villes de l’Ouest, les «Filles du
dans la ville et procèdent au désarmement des Rochelais. roi» embarquent de LaRochelle pour épouser les colons
236

Le 1er novembre, Richelieu célèbre la messe dans l’église et assurer l’avenir sur ces terres inhospitalières.
Sainte-Marguerite, l’actuel Oratoire, tandis que le roi
La Rochelle

pénètre solennellement dans la ville soumise. Quelques Parallèlement, le développement de colonies aux Antilles
jours plus tard, comme pour parfaire la tragédie, une ouvre de nouvelles routes commerciales. Sur place, les
violente tempête détruit en partie la digue de Richelieu. colons s’attaquent à la culture sucrière, nourrie rapide-
Jean Guiton est condamné à l’exil (quelques années plus ment par la traite des Noirs. Dès 1643, LaRochelle entre
tard, il reprendra du service… dans le commerce triangulaire.
dans l’armée royale!), et la ville Elle envoie ses bâtiments sur les
sévèrement punie : ses fortica- Les navires repartent, côtes du golfe de Guinée, où elle
tions sont détruites, à l’exception alourdis de centaines échange armes, tissus et eaux-
de quelques portes et des tours de-vie contre les prisonniers
à l’entrée du port. Les privi- d’esclaves entassés dans des guerres tribales. Les navires
lèges chèrement acquis au l des les cales, en direction repartent, alourdis de centaines
siècles sont abrogés et les églises d’esclaves entassés dans les cales,
reconstruites. LaRochelle comp-
des Antilles. et prennent la direction des
tait avant le siège environ 28000 habitants; elle n’abrite Antilles, et en particulier de l’île de Saint-Domingue,
plus que 5 400 personnes, dont une partie continue à future Haïti. Les conditions de vie et d’hygiène à bord
mourir des suites de la famine et de l’épidémie de peste sont eroyables : 10 % en moyenne des esclaves suc-
qui sévit en Europe. Mais la ville se relève. Dans sa combent avant d’arriver à destination. Les autres sont
grande mansuétude, le roi autorise l’exercice du culte vendus aux planteurs, et le bénéce obtenu permet aux
protestant, qu’il compense par une politique de repeu- négociants rochelais de racheter un chargement de pro-
plement de la ville par des familles catholiques. À la n duits coloniaux : du sucre, bien sûr, qui sera rané à
des années 1630, La Rochelle a retrouvé une popula- LaRochelle puis redistribué dans tout le pays, mais aussi
tion de 18000 habitants, parmi lesquels il ne reste plus du tabac, de l’indigo, du café…
que 8 000 protestants. Certains corps de métier leur
sont désormais interdits (y compris les charges poli- Le roi Très Chrétien Louis XIV mène une politique
tiques et militaires), mais ils conservent le monopole du de conversion dans le royaume ; progressivement, les
commerce maritime et sont très largement représentés droits des protestants sont réduits. En 1648, l’évêché
parmi les armateurs et négociants. ordonné à la n du siège est enn mis en place, et une
237
La Rochelle

e 

forme de répression s’installe : dans les années 1660, jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix
des centaines de familles protestantes sont chassées de que vous mangez du sucre en Europe.» Mais l’Europe
la ville, et, en mars1685, un temple est détruit dans une est devenue gourmande, et une quinzaine de raneries
commune voisine, Villeneuve – les prémices de la révo- tournent à plein régime dans la cité. Le commerce de la
cation prochaine de l’édit de Nantes. Un mouvement canne à sucre et la traite des Noirs se poursuivent tout au
massif de conversions forcées réduit le nombre ociel long du esiècle, tandis que LaRochelle, deuxième
de protestants à La Rochelle. Le culte est de nouveau port négrier après Nantes, s’enrichit de plus en plus. Un
pratiqué dans la clandestinité. Le problème est réglé nouveau quartier voit le jour. On y bâtit la chambre de
selon le roi, qui se félicite d’avoir en son royaume une commerce, que l’on entoure de somptueux hôtels parti-
ville aussi sage et prospère que La Rochelle. Pour la culiers. La perte du Canada, en 1763, assène un premier
récompenser, il lui ore, en 1689, de nouvelles fortica- coup à l’économie rochelaise; la révolte des esclaves de
tions, symbole de sa réhabilitation totale. Saint-Domingue, en 1791, et la déclaration d’indépen-
dance de l’île treize ans plus tard portent le coup de grâce.
Un siècle plus tard, le commerce triangulaire est tou- La cité traverse une grave crise économique dont elle ne
jours orissant. Voltaire, dans Candide, donne la parole se relèvera qu’à la n du e siècle. En 1890, la construc-
à un esclave : « Quand nous travaillons aux sucreries, tion du port en eaux profondes de La Pallice devient le
et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la symbole de son rebond. L’ironie du sort veut que ce soit
main; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la l’empire colonial qui sauva – une seconde fois – la ville…
Poitiers
La bien-aimée du Moyen Âge


Radegonde, épouse de Clotaire, et Aliénor d’Aquitaine, unie successivement au roi de France
et au roi d’Angleterre. Est-ce pour cette raison que Poitiers a autant de charme ?

Une ne lumière dorée inonde Poitiers, la cité romane traces de chaque époque. L’histoire a fait d’elle, et du
par excellence. Au-dessus d’un enchevêtrement irrégu- Poitou en général, un site de fractures et de contacts.
lier de toits en ardoise et tuiles creuses orangées, trône Située sur un axe de passage majeur entre le Bassin
le clocher de l’église Notre-Dame-la-Grande (esiècle). parisien et le Bassin aquitain, elle est, à plusieurs
Ce cœur d’agglomération siège sur un promontoire cal- reprises, le théâtre d’événements marquants. Trois
caire formé par l’érosion de deux rivières, le Clain et batailles capitales ont été livrées dans ses environs.
la Boivre. Pour l’atteindre, il faut s’engourer dans le En 507, Clovis arrête la progression des Wisigoths en
dédale de rues tortueuses et grimpantes des quartiers tuant leur chef Alaric II lors de la bataille de Vouillé.
238

médiévaux. À l’instar de la Grand’Rue, la pittoresque En 732, Charles Martel met un coup d’arrêt à l’inva-
voie commerçante où «tous les Poitevins ont vécu, au sion arabo-musulmane en Occident. Puis, en 1356,
Poitiers

moins une fois, dans leur vie ». Au gré des âneries, l’héritier de la couronne d’Angleterre, le Prince Noir,
on découvre des ruines gallo-romaines, des églises capture le roi de France, JeanII le Bon, à la bataille de
romanes (Saint-Hilaire-le-Grand, Sainte-Radegonde), Nouaillé-Maupertuis.
des maisons à pans de bois ou des hôtels particuliers
(hôtel Fumé, hôtel Berthelot, etc.). Majestueux, le palais Mais Poitiers, classée en 2022 première grande ville
de justice – vestige du palais des comtes de Poitou et étudiante de France (avec 27 000 étudiants, c’est-à-
ducs d’Aquitaine – se dresse à quelques mètres de dire près du quart de sa population), est surtout forte-
Notre-Dame-la-Grande. Nul doute, les Poitevins ment marquée par de grandes gures féminines. Sainte
peuvent s’enorgueillir de leur ville. Radegonde, Agnès de Bourgogne, Aliénor d’Aquitaine,
Jeanne d’Arc ou Charlotte Flandrine de Nassau sont
parvenues à laisser leur empreinte au cœur de l’histoire
560 : La reine Radegonde fonde du Poitou. Et deux d’entre elles ont, peut-être plus que
le monastère Notre-Dame les autres, contribué à l’essor de la cité. Ce n’est pas un
1137 : Héritière du duché d’Aquitaine, hasard si dans l’escalier d’honneur et la salle des fêtes de
Aliénor épouse Louis VII l’hôtel de ville, deux œuvres les honorent: Saint Fortunat
1152 : SÉPARÉE DE Louis VII, Aliénor d’Aquitaine lit des poèmes à sainte Radegonde à l’abbaye Sainte-Croix,
épouse en secondes noces Henri de Pierre Puvis de Chavannes, et le vitrail Aliénor d’Aqui-
Plantagenêt, futur roi d’Angleterre taine conrme la charte de commune aux habitants de
Poitiers, de Steinheil. De quoi méditer les propos vieillis-
1204 : À la mort d’Aliénor, Philippe Auguste sants de FrançoisIer: «Une cour sans dames est un jardin
s’empare de Poitiers, mettant fin sans eurs.»
à l’ère anglaise de la ville
Radegonde est la première de ces eurs précieuses
Fondée par les Pictons, un peuple d’origine celte, entre et délicates. Elle éclôt au  e siècle, dans une Europe
le e et le e siècle av. J.-C., Lemonum (la «cité de l’or- déchirée par des peuples dits barbares et à quelques
meau »), successivement rebaptisée Pictavia, Poictiers pas du royaume franc, le , partagé
et Poictou, a traversé les siècles tout en conservant des entre les ls de Clovis (ierry, Clotaire, Childebert
Civitates Orbis Terrarum


et Clodomir). En 531, la jeune princesse thuringienne conjugale, elle sait ménager son royal époux pour pré-
(lle du roi Berthaire) âgée d’une dizaine d’années voit, server une certaine liberté. Si la uringienne s’attache
horriée, la ville de Scithingi (en Allemagne) mise à sac d’une certaine façon à son ravisseur, le Franc éprouve,
par les armées franques. Capturée, elle est envoyée vers quant à lui, un mélange de fascination et de respect. Des
l’ouest avec son frère et d’autres prisonniers. Lors du voix s’élèvent, sardoniques, dans son entourage: «Tu as
partage du butin, la llette échoit à Clotaire, qui s’em- épousé une nonne et non une reine !» Le temps pour-

239
presse de l’envoyer loin de la Cour. Il a instantanément suit son œuvre, les saisons se suivent. La jeune femme,
saisi les atouts d’une telle «prise». toujours éprise d’une frénésie de partage, comble de

Poitiers
bienfaits les monastères et se consacre à ses œuvres
pieuses. De nombreux témoins évoquent même des
Radegonde, reine ou nonne ? dons de thaumaturge… Vers 550, la vie de Radegonde
est à nouveau bouleversée lorsque son frère est assas-
siné par les sbires de son mari. Il aurait voulu trahir le
D’une exceptionnelle beauté, la princesse est issue d’un roi, paraît-il. C’est trop. Elle prend la clé des champs
rang prestigieux, « un ventre de sou- avec plusieurs de ses suivantes et se fait
veraineté ». Ses futurs enfants auront consacrer diaconesse à Noyon par son
des droits légitimes et irréfragables sur protecteur, Médard. Après plusieurs
la couronne thuringienne… Ainsi, la années de vie itinérante, la fascinante
petite au teint de lait et à la chevelure reine trouve asile à Poitiers.
«d’un or rouge » est élevée avec soin
à Athies, l’une des villas du domaine À l’époque mérovingienne, la ville
royal de Soissons. À l’ombre des forêts possède encore l’épaisse muraille
giboyeuses, Radegonde reçoit une construite au esiècle, enserrant 43ha
formation doctrinale dispensée par de terrain. Extra-muros, l’amphi-
Médard, l’évêque de Saint-Quentin. théâtre, considéré comme l’un des plus
C’est une révélation : elle embrasse grands de Gaule (avec une capacité de
avec ardeur les vérités de la foi. Au 34 000 spectateurs), se dresse toujours
plus profond de son âme, elle ressent sur ses fondations. Les nécropoles
le besoin brûlant de secourir les mal- aménagées aux quatre points cardi-
chanceux et les miséreux. Son exis- naux sont, elles aussi, maintenues à
tence paisible est troublée vers 538, l’extérieur de l’enceinte, loin des parties
à la mort de la reine Ingonde. Veuf, habitées – la règle romaine des Douze
Clotaire, loin d’être accablé par le      Tables est toujours de rigueur. Auréolée
    
chagrin, épouse Radegonde, sans lui   e    du prestige religieux et politique de
demander son avis. Confrontée à la vie Vie de sainte Radegonde saint Hilaire, la cité poitevine est truée
d’églises paroissiales: Saint-Hilaire-entre-Églises, Saint-en détenir un morceau aussi important. Radegonde
Martin-entre-Églises, Notre-Dame-l’Ancienne (actuelle est aux anges. Pour accompagner la procession du Bois
rue Saint-Pierre-le-Puellier) ou Saint-Michel (les vestiges sacré à travers les ruelles de la cité, elle commande à
sont aujourd’hui visibles à l’angle de la rue des Feuillantsson ami dévoué et condent, Venance Fortunat, des
et de la Grand’Rue, sous un bâtiment). hymnes à la hauteur de l’exceptionnel objet. Le poète
latin venu d’Italie en 567 – futur évêque de la ville vers
600 – se met au travail avec zèle et termine en peu de
Tout pour son monastère temps les œuvres désirées: le  et le 
, «Les Étendards du roi». Tout va pour le mieux
dans le meilleur des mondes. Seulement voilà, l’évêque
Une fois arrivée, Radegonde décide de fonder l’un des de Poitiers, Marovée, un tantinet misogyne et excessi-
premiers monastères féminins du royaume. Pour cela, vement jaloux du succès de la reine, refuse de s’occuper
elle envoie une missive à Clotaire. Aurait-il l’obligeance de la cérémonie de translation. Il éperonne son cheval
de lui céder des terrains et de l’aider à concrétiser son et pique des deux en direction de l’une de ses villas
ambitieux projet ? Contre toute attente, son époux se située aux environs. Ainsi, point d’évêque, point de
montre municent, alors que peu de temps auparavant commémoration. C’est sans compter sur la pugnacité
il essayait de la ramener de force à Soissons. Après tout, de Radegonde. Pas de Marovée? Grand bien lui fasse!
même loin de lui, elle reste sa possession. N’est-elle Quelqu’un d’autre pourra le remplacer. Euphronius de
pas sa femme devant Dieu ? Tours par exemple. Encore
Aussitôt, il cède des terrains une fois, la moniale voit
jouxtant le quartier épiscopal, Entre pénitences, jeûnes, ses prières exaucées. La
240

fournit les fonds nécessaires, cérémonie a lieu vers la


et enjoint l’évêque et le gou-
offices, Radegonde trouve n de l’automne 569. Dès
Poitiers

verneur de faire tout ce qui est encore le temps de pourvoir lors, l’abbaye prend le nom
en leur pouvoir pour hâter les sa fondation de riches trésors. de Sainte-Croix et le reli-
travaux du monastère et de la quaire (la staurothèque)
basilique souhaités par sa femme. Une petite dizaine attire des foules de pèlerins – les moniales de Poitiers,
d’années plus tard, Radegonde emménage enn à l’in- aujourd’hui installées à la Cossonnière, commune
térieur du monastère Notre-Dame, fraîchement édié, de Saint-Benoît, conservent pieusement les reliques
et qui sera placé sous la règle de saint Césaire. Humble, de la Vraie Croix. La renommée de l’abbaye grandit
la reine moniale refuse la dignité d’abbesse pour la et Radegonde poursuit ses pénitences. À l’approche
coner à sa dèle suivante Agnès. Elle préfère demeu- de sa mort, la religieuse aurait eu une vision dans sa
rer dans l’ombre et la sainte obédience. À peine a-t-elle cellule. Selon Baudonivie (sa dèle suivante, auteur
le temps de se mettre à l’abri de la clôture conventuelle d’une ), le Seigneur lui serait
qu’elle reçoit une nouvelle troublante: Clotaire a subi- apparu, jeune et merveilleusement beau, pour lui dire:
tement rendu l’âme entre la n du mois de novembre et « Pourquoi donc, enammée de désir, me pries-tu
le début de décembre 561. Finis les menaces et les chan- dans une abondance de larmes et me cherches-tu en
tages qu’il faisait peser sur elle. Pourtant, elle n’arrive gémissant ? Pourquoi te répands-tu en supplications
pas à s’en réjouir et s’inige des mortications cruelles et t’iniges-tu de telles tortures cruelles pour moi, qui
comme si elle désirait expier les crimes perpétrés par suis toujours auprès de toi? Sache bien que tu es une
les Mérovingiens. Une attitude qui ne cesse d’inquié- perle précieuse et l’un des plus beaux joyaux de ma
ter son entourage… Entre pénitences, jeûnes, oces, couronne.» Supposée véridique, la visitation du Christ
Radegonde trouve encore le temps de pourvoir sa fon- a laissé une trace, dite « Pas de Dieu », inscrite dans
dation de riches trésors. Elle obtient de Justin II de la pierre de sa cellule. On peut admirer l’empreinte
Byzance et de l’impératrice Sophie, vers 569, un frag- du pied sous l’enfeu du mur sud de l’église Sainte-
ment de la Vraie Croix. L’insigne relique est disposée Radegonde. Le mercredi 13août 587, la uringienne
artistiquement en une croix à deux traverses et sertie meurt et laisse la communauté de Sainte-Croix incon-
dans une plaque émaillée sur fond d’or cloisonné par solable. Autour du lit funèbre, les moniales éclatent en
des émaux vert transparent. Grâce à ce don, Poitiers pleurs, se frappent la poitrine «avec leurs poings» ou
est la troisième cité, avec Constantinople et Rome, à «avec des pierres». Prétextant une tournée pastorale,
le coléreux évêque Marovée est absent. Grégoire de
Tours, l’auteur de l’ , pressé par
les notables poitevins, le remplace et consacre l’autel
du tombeau, dans l’église Sainte-Marie-hors-les-Murs
qui, reconstruite par la suite, deviendra l’église Sainte-
Radegonde. La sépulture sera rapidement l’objet de la
vénération des pèlerins.

Du duché d’Aquitaine
au royaume de France

Six siècles plus tard, Aliénor d’Aquitaine jette un coup
d’œil à son miroir. On est le 25juillet 1137. La lle aînée la cathédrale l’épée au poing, vociférant: «Tu es mort
et héritière du duc GuillaumeX d’Aquitaine vérie son si tu ne m’absous pas !» Le prélat fait semblant d’obéir
allure. Vêtue d’une resplendissante robe écarlate, la tout en continuant son oce. Une fois la cérémonie
jeune lle à la beauté printanière, alors âgée de 13ans, achevée, l’évêque rétorque : « Frappe, maintenant,
se sent prête. C’est un grand jour. Elle épouse l’héritier frappe donc ! » Décontenancé, Guillaume IX se tire
du trône de France, le futur LouisVII, et lui ore en dot d’aaire par une boutade : «Je te hais, c’est bien vrai,
son duché, l’Aquitaine, un domaine mais précisément parce que je te

241
bien plus vaste que l’Île-de-France, déteste, ne compte pas sur moi
réunissant rien moins que dix-neuf Aliénor, accompagnée pour te faire entrer au paradis.» Un

Poitiers
de nos départements, de l’Indre aux démêlé parmi tant d’autres entre les
Basses-Pyrénées. Durant la céré- de son jeune mari, clercs et son grand-père, le premier
monie, qui se déroule dans la cathé- se rend à Poitiers, troubadour occitan, l’inventeur
drale Saint-André de Bordeaux, la de la «n’amor», cet être hors du
princesse est au centre de toutes les
sa capitale, pour commun capable d’accumuler les
considérations. Le peuple, les pré- y recevoir la extravagances et les scandales à
lats et les grands vassaux, à l’ins- couronne ducale. outrance. N’a-t-il pas délaissé son
tar de Georoy de Rancon, sire de épouse au prot de Dangereuse, la
Taillebourg, sont charmés. vicomtesse de Châtellerault, qu’il a ouvertement ins-
tallée dans la tour Maubergeon, le donjon fraîchement
Peu de temps après, Aliénor, accompagnée de son jeune édié au palais ducal?
mari, se rend à Poitiers, sa capitale, pour y recevoir la
couronne ducale. Cette cérémonie est tout aussi impor- La reine Aliénor chasse ses rêveries d’un battement de
tante que la première. Parée d’une somptueuse robe cils. À l’issue de la cérémonie, le couple préside un ban-
d’églises romanes, l’ancienne cité mérovingienne est la quet dans la grande salle du palais ducal de Poitiers.
résidence préférée et le ef principal des ducs d’Aqui- Jongleurs et troubadours divertissent les invités. Hélas!
taine. Ainsi, les époux y reçoivent tous les honneurs qui les festivités sont interrompues par une terrible nou-
leur sont dus dans la primitive cathédrale Saint-Pierre velle: le roi de France, Louis VI, a rendu son dernier
(elle sera reconstruite aux e- e siècles), le 8 août soupir quelques jours plus tôt. Derechef, les époux
1137. L’esprit ailleurs, Aliénor d’Aquitaine repense à la prennent la route, direction Paris, an d’y prendre le
scène dramatique qui s’était déroulée dans cette maison pouvoir et d’assurer la continuité dynastique. Dans la
de Dieu en 1114. capitale capétienne, la jeune souveraine a l’impression
d’être une étrangère. D’aucuns, à la Cour, la trouvent
L’évêque de Poitiers Pierre II, agacé par les incar- trop méridionale. Ses manières trop hardies, son lan-
tades incessantes de Guillaume IX (dit Guillaume le gage eronté et ses tenues chatoyantes, jugées indé-
Troubadour, grand-père d’Aliénor), procède aux rites centes, choquent son entourage. Malgré tout, le roi reste
d’excommunication. Furieux, le pécheur se rue dans profondément amoureux de sa femme.
La cité s’oppose à Louis VII donc tout naturellement qu’Aliénor d’Aquitaine,
femme dotée d’un sens aigu des responsabilités et d’une
volonté de fer, chevauche à ses côtés, ou de son côté,
Moins d’un an après son avènement, Louis VII est mais avec les mêmes ambitions. Pendant ces années de
confronté à des révoltes en Aquitaine. Les bourgeois «corègne», le couple royal contribue indubitablement
de Poitiers ont décidé de se constituer en commune et à l’essor de Poitiers. Il est à l’origine de la construction
menacent de s’allier à d’autres villes du Poitou. À la tête d’une nouvelle enceinte (dès 1155) entourant l’intégra-
d’une petite armée de 200chevaliers, le souverain part lité du plateau sur une longueur de 6,5 km. Crénelé,
mater la rébellion. Il réussit à prendre la cité sans trop de le rempart intègre les anciens bourgs extra-muros de
dicultés et dissout la prétendue commune. Toujours Montierneuf, Sainte-Radegonde et Saint-Hilaire dans
courroucé par l’aront, il veut également emmener en la cité. Il est ponctué de plusieurs portes (Saint-Lazare
otage les ls et les lles au nord, de la Tranchée
des principaux notables. au sud, etc.) et scandé de
Fort heureusement, l’abbé nombreuses tours. Si la
Suger intervient et per- nouvelle cathédrale Saint-
suade Louis de renoncer Pierre n’a pas été com-
à son projet. Depuis la manditée par les époux
fenêtre du palais ducal (du moins le pense-t-on
donnant sur le quartier de aujourd’hui), elle a, en
Chadeuil, celui-ci rassure revanche, reçu leur patro-
les Poitevins : il se mon- nage. Ils sont tous deux
242

trera clément, cette fois- représentés dans la partie


ci. Aliénor d’Aquitaine basse d’un magnique
Poitiers

est sans doute soulagée, vitrail de la Crucixion


l’aaire aurait pu dégé- (1170) situé au chevet de
        
nérer… Au l des années,  la cathédrale. D’après des
elle pèse de plus en plus fouilles archéologiques, la
sur les décisions politiques, contre l’avis même de Suger. grande salle d’apparat (50m de long sur 16,85m), dite
Pour un certain temps au moins. des Pas perdus, du palais ducal est également rebâtie
sous l’impulsion des Plantagenêts, vers 1200.
En 1147, la reine accompagne son mari en Terre sainte.
Mal lui en prend. Là-bas, dans cet Orient fascinant, le
couple se brouille et rentre en France deux ans plus tard, Aliénor d’Aquitaine reste à Poitiers
à Pâques. Malgré l’intervention du pape EugèneIII pour
les réconcilier, leur désaccord s’amplie. Jusqu’au jour
où LouisVII fait annuler leur mariage par un concile à En 1168, de nouvelles révoltes grondent en Poitou.
Beaugency, le 18mars 1152, pour cause de consangui- Tout un monde de seigneurs, à l’instar du comte d’An-
nité. Aliénor, duchesse d’Aquitaine « à part entière », goulême, s’eorce de tenir en échec la politique centrali-
prend alors son destin en main. D’autant qu’elle repré- satrice du roi d’Angleterre. Qu’à cela ne tienne. HenriII
sente un beau parti et une belle proie pour les chas- traverse la Manche avec Aliénor et ses barons, se rend à
seurs d’héritages. Pour preuve: lors de son retour, entre Caen, Lisieux, Rouen avant de gagner le Poitou. Il écrase
Beaugency et Poitiers, elle réussit à échapper in extremis les insurgés, dont les Lusignan, dévaste leurs terres et
à deux tentatives d’enlèvement. En un tournemain, elle place des garnisons dans les châteaux stratégiques. Pour
choisit un autre époux, Henri Plantagenêt, comte d’An- éviter de nouvelles rébellions, ou du moins les limiter,
jou, duc de Normandie et, surtout, futur roi d’Angle- le souverain anglais laisse Aliénor à Poitiers. La petite-
terre. Le mariage a lieu le 18mai – deux mois à peine lle de Guillaume le Troubadour se serait à cette époque
après sa séparation ! – en la cathédrale Saint-Pierre entourée d’une cour prestigieuse, favorable à l’idéolo-
de Poitiers. Deux ans plus tard, HenriII monte sur le gie « courtoise», animée par de nombreux poètes, des
trône d’Angleterre et devient le maître d’un « empire troubadours et des lettrés. Cette thèse est de plus en
angevin » qui s’étend de l’Écosse aux Pyrénées. C’est plus contestée, du moins nuancée. Jean Flori explique
dans son  (Payot, 2004) : « On sait d’Aquitaine en 1169 – meurt sans laisser de progéniture,
aujourd’hui, depuis plus d’un demi-siècle, que de telles en 1199, une nouvelle discorde éclate entre les héritiers.
“cours d’amour” n’ont jamais existé que dans l’imagi- Aliénor parcourt toute la région pour rallier les sei-
nation de quelques-uns, suite à l’erreur d’interprétation gneurs à la cause de son autre ls, Jean sans Terre. Elle en
d’un érudit du e siècle qui a confondu avec la réalité prote pour octroyer et conrmer des chartes commu-
un jeu de société auquel font allusion les “jeux partis”, nales, en contrepartie d’un appui militaire et nancier.
amusement littéraire fondé sur la problématique cour- À cette occasion, la reine entérine, à Niort, les libertés
toise.» Toujours est-il qu’Aliénor ne reste pas clouée à et les droits des Poitevins, qui avaient été initiés bien
Poitiers; elle continue à «bourlinguer» en Aquitaine, en auparavant. La scène de cette conrmation est joliment
Anjou et Normandie. Dès 1173, elle prend le parti de ses représentée dans le vitrail de Steinheil de l’hôtel de ville.
ls Henri le Jeune, Richard (Cœur de Lion) et Georoy Seul artice: la reine est représentée avec les traits d’une
contre son époux, et se ligue avec son ancien mari, le demoiselle alors qu’elle avait 75ans!
roi de France. Lorsque son ls Richard – intronisé duc

243
Poitiers


Rochefort
La splendeur navale du Roi-Soleil


un nouvel arsenal. Mais où ? Après maintes hésitations, le choix se porte en 1665 sur un site
au beau milieu du ponant, protégé par les îles et relié à l’arrière-pays par la Charente.

Les touristes préfèrent se dorer la pilule sur les plages Plus loin, il y a l’hôtel de la Marine et la forme double
des îles de Ré et d’Oléron pendant la saison estivale, ou de radoub, dont l’un des bassins a servi au chantier de
passer un week-end culturel à La Rochelle. Peu d’entre l’ (entre 1997 et 2014). Charpentiers, forgerons
eux s’arrêtent ici, au milieu des marais, dans les terres. et gréeurs y ont reconstitué à l’identique la fameuse fré-
Ils ont bien tort. Alanguie sur les bords de la Charente, gate sur laquelle embarqua La Fayette, le 21mars 1780,
la petite cité de 23 400 habitants est étonnamment belle, pour rejoindre les insurgents américains en lutte pour
bourrée de charme. Son ensemble architectural édié au leur indépendance. À quelques pas de là, on se retrouve
cours des e et esiècles bouscule les sens, invite face au Musée national de la marine, installé dans le frin-
244

au voyage, fait rêver de conns innis. On est ailleurs. gant hôtel de Cheusses… Vaisseaux de pierre, répliques,
Loin de tout. Sur les rives du euve, la Corderie royale, établissement dédié à l’histoire de la navigation, pavil-
Rochefort

monument emblématique de l’arsenal, a des allures de lons au vent… Rochefort est entièrement tournée vers
vaisseau de ligne amarré au jardin des Retours, parc la mer ! Oui, mais… Où est-elle ? Il faut tourner les
aménagé à la n des années 1980 par l’équipe des pay- talons, xer la Charente. Elle est derrière, à 12km à vol
sagistes de Bernard Lassus. D’une élégance toute clas- d’oiseau. Hors champ. On ne la voit pas. On la ressent,
sique, le bâtiment étire majestueusement ses 373m de en revanche. Une légère brise marine caresse les ajoncs,
façade ouvragée sur l’esplanade herbue. Il semble prêt à apporte avec elle la marée. Des hérons soulèvent leurs
larguer les amarres, attendant l’heure d’un improbable rémiges noires, prennent leur envol dans une lumière
appareillage… La réplique d’une mâture, à l’échelle 1/2, intense, vibrante. L’appel de l’océan est ténu, mais réel.
se dresse, en face, dans l’aire des Gréements. Il devient, à force, une évidence.


1661 : Louis XIV souhaite une marine capable
La Charente, position idéale
de lutter contre les Anglais
1665 : Lancement du chantier DE L’ARSENAL De nombreux projets d’agrandissement et de réaména-
à Rochefort gement sont examinés, pour être aussitôt écartés. Brest
n’est pas sûre, trop proche de la maudite Angleterre.
1703 : Inauguration du Siège royal
La Rochelle empeste encore l’hérésie huguenote.
de Rochefort
Brouage, œuvre de Richelieu, est envasée jusqu’au cou
1926 : La fermeture de l’arsenal entraîne et, d’ici quelques années, la mer n’atteindra même plus
un déclin rapide de Rochefort son port. La Seudre? Trop dicile d’accès. Une confé-
rence est réunie, le 1er  mai 1665, pour étudier toutes
Rochefort est lle des ots. Son histoire? Elle découle, les possibilités. Un index avisé se pose sur la carte: la
tout naturellement, de la Charente et de ce beau jour où Charente pourrait faire l’aaire. Protégée par un cha-
le Roi-Soleil décide de rayonner partout, même à travers pelet d’îles (Aix, Oléron et Ré), la rade y est excellente.
les étendues céruléennes du globe. Ce que Louis XIV Le pertuis d’Antioche ouvre un passage large et pro-
veut, Dieu le veut. Et Jean-Baptiste Colbert, l’intendant fond vers la haute mer. Et l’arrière-pays dispose d’une
des Finances, y pourvoit. En 1661, le jeune monarque, voie d’eau pour acheminer les matières premières ou
âgé de 23ans, à peine aranchi de la tutelle de Mazarin, produits manufacturés en provenance des régions limi-
a le désir impérieux de posséder une marine digne de trophes. Enthousiastes, les commissaires de Colbert y
ce nom pour lutter contre les Anglais, entre autres, et apprécient, aussi, la hauteur de l’eau, susante pour
développer sans délai le commerce international par maintenir les navires à ot, et les fonds vaseux, appro-

245
voie maritime. À cette époque, la marine de guerre fon- priés à leur échouage. Deux sites sont surtout pressen-
dée par Richelieu fait peine à voir. Elle ne possède plus tis. Dans l’estuaire, Soubise pourrait convenir. Mais, la

Rochefort
qu’une vingtaine de bâtiments encore en état de navi- famille de Rohan refuse de vendre son bien. Tonnay-
guer, dispersés entre les ports de Toulon, Brouage et Charente ? Les Mortemart ne semblent pas non plus
Brest. Les équipages et les ociers sont peu nombreux. décidés à se séparer de leur propriété… Après maints
Incompétents. Indisciplinés. Bref, atermoiements et tergiversations,
tout est à refaire. Vite, cela va sans le choix se porte nalement sur
dire. Chargé de la remettre à ot, La Corderie, la forge, Rochefort, une châtellenie située
Colbert prend sa mission à cœur entre les deux. Blottie dans une
et plastronne : « La puissance du le parc aux ancres boucle de la Charente, distante de
roi est supérieure par terre à toutes sont rapidement 21km de l’embouchure, la seigneu-
celles d’Europe, par mer elle lui est rie est magniquement exposée.
inférieure, il faut la rendre égale
édifiés, malgré La hauteur d’eau y est susante, le
partout. » Des crédits sont déblo- l’hostilité du terrain. sous-sol approprié et l’arrière-pays,
qués, des vaisseaux et des matériaux riche. Autre atout : Rochefort est
(bois, goudron, chanvre, etc.) sont achetés, à grand rattachée au domaine royal. Le seigneur local, Jacques
prix, aux États voisins. Parmi cent autres préoccupa- Henri de Cheusses, descendant d’Adrien de Lauzeré
tions, l’homme à tout faire du royaume doit également (premier valet de chambre d’Henri IV récompensé
trouver l’endroit idoine pour bâtir un arsenal, c’est- pour sa dévotion), est « engagiste à titre précaire ».
à-dire un ensemble industriel capable de construire, Autrement dit : il peut jouir de la propriété tant que
d’armer et de réparer les bateaux royaux. Dès 1663, il le roi consent. Or, Colbert, et donc Louis XIV, en ont
dépêche des experts sur tout le littoral, de la Manche dorénavant besoin. Sans appuis à la Cour, l’infortuné
à l’Atlantique. Son cousin germain, Charles Colbert de sieur de Cheusses, protestant de surcroît, est dépossédé
Terron, ainsi que le commissaire général des fortica- de la châtellenie. Pour maquiller l’aront, on lui promet
tions Louis Nicolas de Clerville, l’ingénieur Pierre de un dédommagement de 50 000 écus. Maigre consola-
Chastillon et l’architecte François Blondel participent à tion. D’autant que nul ne sait vraiment s’il les a touchés!
cette prospection. Quoi qu’il en soit, le calviniste est prié de quitter pres-
tement ses terres…
Mais, au fait, à quoi ressemblent-elles ? À un désert ballet incessant sur la lande. Les forges fonctionnent à
marécageux, quasiment. Seuls obstacles notables : un plein régime, vomissent des tonnes d’acier. Des forêts
hameau d’une vingtaine de chaumières, une église entières disparaissent dans la fondation des bâtiments
romane, les vestiges d’un château, deux ou de l’arsenal. En 1671, la plupart des quais
trois moulins et le logis seigneurial. Tout est et des magasins sont terminés. Pressés
entouré par une lande bourbeuse. C’est par le temps, et sous la pression de la
là, au milieu de nulle part, que Charles guerre imminente avec la Hollande, les
Colbert de Terron, bientôt intendant ouvriers sont aussi sommés d’achever
général des armées navales du Ponant, la construction d’une vingtaine de
entend implanter l’arsenal de La navires. C’est un programme insensé.
Royale. Un Grand Conseil est prévu, Louis XIV ne semble pas mesurer
le 20 décembre 1665, pour entériner la diculté de construire simulta-
la décision et lancer le chantier. Il ne nément une base logistique et une
reste plus qu’à attendre… Mais Charles otte entière… Tandis que les travaux
Colbert de Terron s’impatiente. Il avancent, des rumeurs folles circulent
craint un revirement de dernière minute. à la Cour. Des sommes faramineuses
Brest pourrait, par exemple, retrouver les seraient englouties dans la vase pour des
faveurs de son cousin germain. Téméraire,  bâtiments inutilisables. Charles Colbert

il décide de faire poser les étiers (premiers  de Terron jetterait l’argent par les fenêtres
bois de charpente précédant l’installation sans se soucier des deniers de Sa Majesté…
d’un chantier de construction navale) à l’emplacement Rochefort? «C’est la ville d’or!», se gausse-t-on. C’en
246

de la future Corderie dès le 10décembre. Les travaux est trop. Le «grand» Colbert fait le déplacement pour
sont lancés, , alors même que la Cour n’a pas vérier si les racontars ont un fondement de vérité. Sur
Rochefort

encore donné son aval! Peu importe. Tout un monde place, il est rassuré. La coordination laisse à désirer,
d’architectes, d’administrateurs et d’ingénieurs, par- certes. Mais les dépenses sont à la hauteur du titanesque
fois rattachés par des liens familiaux, toujours des chantier. Et les bâtiments solides.
hommes de conance de la famille Colbert, se rend sur
place. François Blondel, devenu ingénieur du roi pour L’aux important d’ouvriers, venus de toute l’Europe,
la Marine, et Louis Nicolas de Clerville, commissaire incite Charles Colbert de Terron à aménager une cité-
général des fortications, se mettent aussitôt au travail, dortoir contre l’arsenal. Un plan en damier est tracé
dessinent, dressent des plans. Faire vite, grand et beau. à la hâte, avec une cinquantaine d’îlots plus ou moins
La Corderie, la forge, le parc aux ancres, les magasins réguliers dans lesquels chacun construit ce qu’il peut,
particuliers sont rapidement édiés, malgré l’hostilité avec les moyens du bord. Cayennes et masures en bois
du terrain. En 1668, Rochefort est une ruche bourdon- poussent un peu partout, comme de la mauvaise herbe:
nante. Une véritable armée d’ouvriers y œuvre sans «Les maisons étaient fort basses et peu ouvertes, et ne
relâche. La première forme de radoub, le hangar de la contenaient qu’un air renfermé et malsain. Les rues
mature, le magasin aux poudres, le magasin général et qui n’étaient point pavées et qui étaient remplies d’une
la fonderie voient peu à peu le jour. boue empoissonnée, exhalaient une odeur funeste à la
plupart des habitants. Une multitude de gens réfugiés
dans cette nouvelle colonie, attés par l’espérance de
Édifier une base logistique l’impunité ou attirés par le désir de faire fortune, étant
et fabriquer une flotte de guerre mal logés, mal nourris, s’infectaient mutuellement »,
selon un témoignage d’époque. Cependant, Rochefort
perd assez rapidement son allure abrupte, mal dégros-
Tout s’entrecroise, s’entremêle, s’empile dans cet ambi- sie. Ses allées sont pavées, dès 1671, à l’instar des rues
tieux chantier étalé sur plus de 2km le long du euve. Royale, de Martrou et Dauphine. Et la nomination de
Maçons, cardeurs, terrassiers, fondeurs, tonneliers ou Michel Bégon, en 1688, comme intendant de la Marine,
charpentiers accomplissent leur labeur avec opiniâtreté accélère le mouvement. Sidéré par le lamentable état
dès l’aube. Portefaix et charretins apportent les matières sanitaire de la cité, il lance des aménagements déter-
premières, distribuent les lourds outils, forment un minants pour le développement du paysage urbain et
247
Rochefort
e Vue du port de Rochefort,
prise du Magasin des colonies

l’amélioration de l’hygiène. Édications de maisons en roy» (au temps passé, sans échéance, sous surveillance).
pierres en lieu et place des masures en bois, construc- «La première manière est économique pour l’État, mais
tions d’immeubles d’angle, creusement de latrines, génère des défauts d’exécution. La seconde est un gage
revêtement des rues, captation de nouvelles sources de qualité, donc plus durable. Elle justie d’ailleurs un
d’eau potable… Passionné par les sciences végétales, investissement plus grand. Aux  e et esiècles, on
l’administrateur sera à l’initiative du premier jardin trouve bien sûr les deux systèmes, même si celui “à l’en-
botanique, en 1697, puis nancera des expéditions treprise” tend à se généraliser pour maîtriser les coûts.
scientiques par-delà les mers. L’une des plantes exo- Mais les tâches stratégiques de construction navale,
tiques ramenées des contrées lointaines sera baptisée celles qui engagent la sécurité même du vaisseau (cal-
«bégonia» en son honneur. fatage, mâture, etc.), restent presque toujours à la “jour-
née du roy”. L’État a besoin de contrôler la totalité du
travail. En revanche, pour les travaux moins sensibles
Le plus grand arsenal d’Europe (édication des bâtiments, peinture des navires, etc.),
le travail “à l’entreprise” est la règle. Bref, comment
économiser les deniers du royaume sans mettre en
L’existence de La Royale dépend en partie de l’arsenal péril ses missions fondamentales… Une démarche brû-
rochefortais, considéré comme le plus grand d’Europe. lante d’actualité!», souligne Denis Roland, attaché de
Construire des vaisseaux, les radouber, les entretenir, conservation du patrimoine au Musée national de la
les armer ou les désarmer nécessite une trentaine de marine de Rochefort.
corps de métier. Toute la journée, on s’aaire dans la
serrurerie, la ferblanterie, les ateliers de pouliage, la voi- Entre 1672 et 1713, les arontements maritimes se suc-
lerie, la corderie, etc. Les maîtres encadrent les ouvriers cèdent à un rythme eréné – guerres de Hollande, de
et les apprentis payés «à l’entreprise» (en fonction d’un la Ligue d’Augsbourg, de Succession d’Espagne. À la
prix et d’un délai dénis à l’avance) ou «à la journée du n du siècle, La Royale compte 120bâtiments de ligne,
25 frégates et 24 brûlots. Ses eectifs sont estimés à bondé – un second sera construit hors les murs ulté-
6450ociers, 21632matelots et 13121soldats. L’arsenal rieurement. Son administration est conée aux laza-
charentais fournit une quantité considérable de vais- ristes et les soins aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
seaux – des tonnes et des tonnes de On y cogite, expérimente, invente
bois englouties tous les ans. Lors de nouvelles médicamentations.
de la bataille de Béveziers, l’une Trois étapes, trois Du moins, on essaie. Pour limi-
des grandes victoires navales fran- ter les dégâts humains à bord des
çaises, en 1690, 44 bâtiments sur
marées, vingt-sept navires, la première école polyva-
78 ont été armés à Rochefort. Une ponts et des dizaines lente de médecine navale au monde
erté pour tous les gaillards ayant de kilomètres à est fondée en 1722. Médicastres,
contribué à leur équipement! Seule barbiers et bouchers sont peu à
ombre dans ce glorieux tableau : parcourir à pied peu remplacés par des profession-
15 galères prévues pour renforcer dans la vase. nels formés pour pratiquer leur art
l’escadre de Tourville n’arrivent dans les vaisseaux envoyés aron-
qu’à la n des hostilités… Elles ont dû attendre l’arrivée ter l’immensité des océans. Le e siècle sera celui
de la marée pour descendre la Charente. Certains pré- des grandes expéditions pour la cité charentaise. Les
fèrent en rire. D’autres pas. plus prestigieux marins y auent pour prendre leur
commandement.
Cette anecdote pointe les limites du site. Si les 12milles
qui séparent Rochefort de la rade d’Aix sont une merveil- Rochefort, forte de ses 20000habitants, est un miracle
leuse protection, ils impliquent d’énormes contraintes d’inventivité. Ingénieurs, techniciens et ouvriers riva-
248

de navigation. Les vaisseaux de fort tonnage doivent lisent de talent, trouvent des solutions médicales, tech-
changer d’amures sur le parcours, faire attention aux nologiques ou humaines aux nombreux dés qui se pré-
Rochefort

seuils et se soumettre au rythme des marées. An d’évi- sentent au l des années. Les guerres successives entre
ter tout risque d’échouage, ils sont allégés au maximum la France et le reste de l’Europe les galvanisent, il est
(déchargés de l’artillerie, de l’eau potable, etc.) et halés, à vrai. Mais leur créativité est également enévrée par les
force de bras, pendant qu’une noria de gabares, prames contraintes naturelles du site lui-même. La construction
ou chattes transportent les chargements. Deux à quatre de la forme double, achevée en 1728, en est le parfait
cents hommes réquisitionnés dans la population, assis- exemple. Permettant de réparer deux navires à la fois,
tés par des chariots de bœufs, tirent les gros navires à elle présente deux innovations majeures: elle est cein-
la cordelle. Trois étapes, trois marées, vingt-sept ponts turée de gradins pour faciliter le travail de radoub et la
et des dizaines de kilomètres à parcourir à pied dans la fermeture de l’accès est assurée par un «bateau-porte»
vase. Un calvaire qui, au soulagement des Rochefortais, qui, une fois coulé à l’aide d’un système de ballastage,
sera assuré par les forçats du bagne à partir de 1766. permet d’assécher la forme. Un bel ouvrage, admiré
partout en Europe, digne du prestigieux arsenal du roi!
Le «paraître» si cher aux monarques français revêt ici,
LA PREMIÈRE ÉCOLE POLYVALENTE dans le «Versailles de la mer», ses plus beaux atours.
DE MÉDECINE NAVALE

À cela s’ajoute l’état sanitaire calamiteux de la cité, sur-


nommée à juste titre «le tombeau de la Marine». Non
seulement les vaisseaux de guerre arrivent les cales
remplies de moribonds, mais les miasmes engendrés
par les terrains marécageux déciment la population
locale. Variole, typhoïde, èvres intermittentes, sou-
vent d’origine paludéenne, fauchent hommes, femmes
et enfants sans distinction. L’hôpital de la Marine,
           
ouvert dans l’alignement des magasins aux vivres 
dix-sept ans après l’ouverture du site, est sans cesse 
« L’arsenal est utilisé comme un instrument politique de la ère cité charentaise continue. Elle reste au l des
et de propagande. Conçu pour être découvert à partir siècles un extraordinaire terreau d’inventivité. On est
du euve, il aligne sur la Charente une façade splen- à la pointe du progrès: la première machine à vapeur
dide, produisant son petit eet au détour de la boucle. dans un arsenal en 1784, le premier vapeur opération-
Il symbolise la force et le pouvoir du royaume», précise nel de la marine française () en 1829, le cabestan
Emmanuel de Fontainieu, directeur du Centre interna- à empreinte de Barbotin entre 1830-1835, le premier
tional de la mer et auteur de L’Hermione (éditions Jean- sous-marin expérimental () en 1863. Les plus
Pierre de Monza, 2009). grands ingénieurs y ont donc brillé de toute leur intelli-
gence. Les voyageurs du globe y ont entretenu les rêves
Les souverains français rayonnent. Mais ils connaissent de leurs épopées lointaines. Les édiles locaux ont su
aussi des revers de fortune. Puis, ils nissent par pré- insuer une seconde vie à ses rues impeccables dès la
férer miser sur les batailles terrestres. La marine subit, n des années 1970. Et les «demoiselles de Rochefort»,
de fait, plusieurs baisses d’activité tout au long du depuis le lm de Jacques Demy (1967), continuent à se
e siècle. Rochefort est progressivement délaissée, trémousser sur la place Colbert. Quant aux fous de la
au prot de Brest, la nouvelle coqueluche des mes- marine… Ils fantasment, toujours et encore, sur leurs
sieurs de la Cour à partir de 1746. Pourtant, le voyage vies antérieures à bord de vaisseaux de La Royale. Joie!

249
Rochefort

Hermionee 

T
Toulouse
oulouse
oulouse

Carca
rcassonne
Carcassonne

N
Narbonne
arbonne
Occitanie
Nîmes
Nîmes

Mon
Montpellier
Montpell
tpellier
Carcassonne
Deux cœurs pour une seule cité

D’un côté, la citadelle connue du monde entier grâce à la restauration de Viollet-le-Duc.


De l’autre, la bastide voulue par Saint Louis après la croisade contre les albigeois, et qui doit sa
prospérité à la draperie. Une aventure passionnante, pétrie de rivalités et de rebondissements.

La citadelle établie sur le bord de l’Aude en met plein les Moyen-Orient. Pari gagné. Grâce aux importants reve-
mirettes. Avec sa succession de tours rondes ou carrées, nus tirés de ce nouveau commerce, la bastide connaît un
son enchevêtrement de toitures et ses deux enceintes bel essor sous l’Ancien Régime. Embellie et assainie, elle
frangées de créneaux, elle enamme l’imagination. voit eurir de nombreux hôtels particuliers, édiés sous
Point n’est besoin de fermer les yeux pour se gurer les l’impulsion de riches marchands, fabricants ou magis-
preux chevaliers, aux armures étincelantes, remonter trats. Hélas! Son épanouissement participe au dépéris-
les chemins escarpés sur leurs orgueilleux destriers, sement et à l’abandon de la cité médiévale. Jusqu’à ce que
franchir la porte Narbonnaise et pénétrer dans le châ- l’archéologue Jean-Pierre Cros-Mayrevieille s’en alarme
252

teau comtal… Un décor de rêve. Considérée comme et que Viollet-le-Duc (aussi contesté soit-il) intervienne
« le plus vaste ensemble de fortications urbaines pour que les Carcassonnais s’intéressent à nouveau à ce
Carcassonne

antiques et médiévales conservées en Europe », la cité patrimoine exceptionnel… Deux villes, donc, pour une
est située au carrefour de deux grands axes de commu- seule histoire. Et une époque décisive, durant laquelle les
nication reliant le Bassin aquitain au monde méditerra- destins de l’Église, de la France et de la région d’oc se
néen. Du haut de ses remparts, la vue sur le Carcassès jouent sur un siècle.
est imprenable. Au nord, la Montagne noire, avec son
sombre manteau forestier, barre l’horizon. Et annonce
les conns du Massif central. Au sud, les Corbières 1192 : LES VICOMTES TRENCAVEL ACCORDENT
arborent crânement leur couronne de crêtes pyré- UNE CHARTE DE COUTUME ET DE LIBERTÉ
néennes. En contrebas, la bastide Saint-Louis, au plan AUX BOURGEOIS
en damier, s’étend sur la plaine alluviale. 1209 : Début de la croisade contre
les albigeois
1229 : TRAITÉ DE MEAUX-PARIS. CARCASSONNE
L’essor de la bastide DEVIENT FORTERESSE ROYALE
sous l’Ancien Régime ET SÉNÉCHAUSSÉE
1246 : Raymond II Trencavel brise son sceau
Carcassonne est double, et cela depuis le e siècle: si en soumission à Saint Louis
sa citadelle est connue dans le monde entier depuis plus 1355 : Le Prince Noir rançonne
d’un siècle, sa ville basse, elle, a sombré dans l’oubli. Et et ravage Carcassonne
pourtant, celle-ci est digne d’intérêt. Que ce soit du point
de vue patrimonial ou historique. Édiée sous l’impul- Au cours du haut Moyen Âge, les Francs, les Wisigoths
sion de LouisIX, elle devient, au l des siècles, le centre et les Sarrasins s’arontent pour les beaux yeux de
névralgique de l’industrie textile régionale. Colbert, le Carcaso (latin), ou Carcasona (occitan), l’ancienne colo-
surintendant des Arts et Manufactures du Roi-Soleil, nie romaine protégée par une enceinte dont l’existence
toujours inspiré lorsqu’il s’agit de l’expansion écono- est attestée par un texte de 333. Tandis que le pouvoir
mique du royaume, voit dans cette seconde cité un terreau carolingien s’émiette à la mort de Charles le Chauve,
favorable à la production de tissus nobles exportés vers le une dynastie de comtes se met en place. Si l’histoire a
retenu les noms de Bellon et de Gisclafred, c’est Oliba, Une usurpation? Certainement. D’autant que les habi-
issu des Guilhem de Toulouse, qui apparaît comme tants de la cité ne voient pas d’un bon œil l’ingérence
le premier représentant d’une véritable dynastie de de ce seigneur venu du nord de la Montagne noire. Ils
comtes du Carcassès et du Razès (région de Renne-le- se révoltent en 1107, préférant les Catalans qu’ils jugent
Château et de Limoux). Au milieu du e siècle, une nou- légitimes. Bernard Aton Trencavel revient à la charge,
velle famille, celle des Comminges-Couserans, reprend avec l’appui du comte de Toulouse (qui n’apprécie guère
le ambeau et étend l’ensemble territorial vers Béziers les prétentions barcelonaises), et met le siège devant
et Agde. En 1067, à la mort du comte RogerIII, dernier Carcassonne. Il reprend la ville sans aucune diculté.
représentant de la dynastie, le comté se déchire dans Malgré de belles promesses de clémence, il déclenche
une querelle de succession avant d’être racheté par la une répression sanglante en passant au l de l’épée une
maison de Barcelone pour 5 000onces d’or… Le décès grande partie des Carcassonnais. En 1120, même scé-
du comte catalan Raymond BérengerIer, en 1076, jette nario. À ceci près que la résistance des habitants dure
encore une fois le trouble dans la région. Bernard Aton quatre ans. Tenace, le vicomte nit par récupérer la cité,
Trencavel, ls d’Ermengarde (la sœur de Roger III), toujours avec l’assistance des Toulousains. Il consque
prote des dissensions familiales qui aaiblissent la les domaines de 40nobles du Carcassès pour les redis-
dynastie barcelonaise, pour prendre le titre de vicomte tribuer à ses dèles. Selon un système déjà établi à
de Carcassonne. Il se retrouve alors à la tête d’un vaste Nîmes et Narbonne, le vicomte inféode ses plus proches
ensemble territorial comprenant les vicomtés d’Albi, chevaliers aux tours du rempart, à charge pour eux
Nîmes, Carcassonne, Razès, Béziers et Agde. d’assurer le guet, la garde et la défense de la ville. «À la

253
Carcassonne


même époque, vers 1120-1125, Bernard Aton déplace le de pouvoir entre les trois factions s’essouent d’elles-
siège de son gouvernement, installé jusqu’alors à l’est de mêmes, et les Trencavel sont dénitivement «adoptés»
la cité (emplacement de l’actuelle porte Narbonnaise), par leurs sujets. Cela annonce-t-il pour autant une
pour l’établir à l’ouest, contre l’enceinte “antique”, dans nouvelle, et durable, ère de paix ? Pas tout à fait. Un
un secteur mieux protégé par le relief. Il conserve sur sévère éau s’abat sur la région en 1209 : la croisade
ce nouvel emplacement un petit bâtiment adossé à la contre les albigeois…
muraille ainsi que les trois tours qui rythment cette
portion d’enceinte: la tour Pinte […], les tours antiques Depuis plusieurs années, le catharisme se répand au
de la Poudre et de la Chapelle. Entre la tour Pinte et sein de la noblesse rurale et du «patriciat urbain», de
le petit bâtiment, il élève au nord un donjon carré. […] ce que l’on appellera plus tard le Languedoc, c’est-à-dire
Entre 1140 et 1160, cet ensemble est complété, côté le comté de Toulouse, de Foix et la vicomté de Béziers,
nord, par une chapelle », détaille François de Lannoy Carcassonne et Albi. Beaucoup de puissantes familles
dans La Cité de Carcassonne (éditions du Patrimoine- locales appartiennent à ce qu’elles appellent entre elles
Centre des monuments nationaux, 2008). «la Bonne Église», «l’Église des vrais amis de Dieu».
La mission de saint Bernard, en 1135, et les mul-
tiples interventions ponticales n’ont pas réussi à
Les Trencavel déploient amoindrir l’inuence de la communauté cathare
des trésors de diplomatie organisée en véritable Contre-Église. Il faut dire
qu’elle bénécie du soutien d’un grand nombre
de princes méridionaux. L’avènement du pape
Au cours du e siècle, la cité prospère sous InnocentIII, le 8janvier 1198, va changer
254

le regard bienveillant des Trencavel – ils la donne. Issu d’une des plus vieilles et
accordent d’ailleurs une charte de plus nobles familles du Latium, le sou-
Carcassonne

coutume et de liberté aux bour- verain pontife n’a qu’une seule idée
geois en 1192. Carcassonne en tête: restaurer l’Église dans sa
devient alors une importante vocation de «gouvernement du
ville commerçante sur la monde». Son regard se porte
route de l’Espagne et de la            sur l’hérésie qui «gangrène»
      
Méditerranée. Marchands du du e la région. Il tente d’impo-
Midi, espagnols ou italiens, ser des mesures coercitives
drapiers, agriculteurs et artisans viennent y faire des contre les hérétiques et leurs protecteurs. Peine perdue.
aaires à l’occasion des deux foires annuelles (prin- Le haut clergé local ne montre aucun zèle à appliquer
temps et automne). Naturellement, les faubourgs de le pouvoir temporel et les puissants seigneurs conti-
Saint-Michel (à l’origine appelé Castellare) et de Saint- nuent à faire la sourde oreille. Faute d’appui pour réta-
Vincent, entourés de « murailles, tours et fossés », blir «la paix des âmes» sur place, le pape demande une
prennent de l’ampleur… aide extérieure. En 1204, il écrit à Philippe Auguste :
« Consquez les biens des comtes, des barons, des
An d’assurer la paix et la richesse de leur cité, les citoyens qui ne voudraient pas éliminer l’hérésie de
vicomtes déploient des trésors d’ingéniosités pour leurs terres. Ne tardez pas à rattacher le pays tout entier
maintenir un statu quo avec au domaine royal.» Le souverain
leurs deux puissants voisins: le français l’ignore et interdit for-
comte de Toulouse et celui de «Purifier» la région par mellement à ses barons de rallier
Barcelone – devenu, en 1137, roi la cause d’InnocentIII. Les deux
d’Aragon. Lorsque leur autorité les armes et le sang, nouvelles missives qui lui sont
est contestée par les Catalans, tel est l’objectif du pape adressées, en 1205 et en 1207, ne
ils sollicitent instamment le le feront pas changer d’avis.
soutien des Toulousains. Et vice
pour imposer sa loi.
versa. Autant le dire, rester maître chez soi est un exer- Le seul moyen pour le pape d’imposer sa loi est donc
cice dicile et périlleux. Mais le jeu n’en vaut-il pas la d’utiliser la force armée. « Purier» la région par les
chandelle? La preuve: à la n du siècle, les querelles armes et le sang. Mais comment faire sans l’accord du
roi? Il n’a pas d’autre choix que de prendre son mal en ronde bien qu’elle soit rectangulaire», sont toujours pré-
patience. Tout arrive à point nommé à qui sait attendre, sentes pour le rappeler à la descendance ou aux hôtes de
non ? De fait, l’assassinat de l’un de ses deux légats, passage. Aujourd’hui, c’est lui qui se trouve du mauvais
Pierre Castelnau, près de Saint-Gilles-du-Gard, le côté. La roue tourne. Et pour tout le monde.
14janvier 1208, lui fournit le prétexte idéal pour appeler
à la croisade contre les hérétiques. Le comte de Toulouse
RaymondVI est désigné comme le commanditaire du LA MÉDIATION DU ROI D’ARAGON ÉCHOUE
crime. Ses possessions sont «exposées en proie», c’est-
à-dire qu’elles sont oertes au premier occupant catho-
lique qui s’en emparera par la force. Philippe Auguste D’un haussement d’épaules, il chasse ces pensées et,
s’indigne : « Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi : le impatient d’en découdre, propose à ses vassaux de ten-
comte de Toulouse est mon vassal.» Mais InnocentIII, ter une sortie avec 400 des meilleurs chevaliers. Mais
avec l’appui des grands barons et du haut clergé du Pierre-Roger de Cabaret le dissuade de mener une telle
royaume, impose sa volonté. Point fou, le Toulousain action: «Par ma foi, vous n’en ferez rien, car au matin,
se soumet et fait amende honorable. Mieux, pour faire après avoir pris leur repas, les Français s’avanceront
bonne mesure, il prend même la croix. Une question se vers vous, près de vos fossés ; ils chercheront à vous
pose: qui combattre alors? La Chanson de la croisade le enlever l’accès à l’eau dont vous vous abreuvez tous et
précise : « Ils comptaient prendre Toulouse, mais cette à ce moment-là il y aura force coups donnés et reçus.»
ville a fait sa paix, ils prendront, disent-ils, Carcassonne Trop risqué, donc. Toute la vaillance de Raymond Roger
et l’Albigeois.» L’armée des croisés, dirigée par Arnaud Trencavel ne sut pas à arrêter la vague de croisés qui
Amaury, l’abbé de Cîteaux, se détourne alors vers les déferle sur le faubourg nord, le 3 août, puis celui du

255
terres du jeune vicomte Raymond Roger Trencavel qui, sud, le 7 août. Entre-temps, la médiation du catho-
lui, refuse de se plier à la volonté du Saint-Siège. À la n lique roi d’Aragon, Pierre II, suzerain du vicomte de

Carcassonne
du mois de juillet 1209, les croisés se présentent devant Carcassonne, n’aura servi à rien. Après quatorze jours
Béziers. Tout le monde sait ce qu’il advint de la cité : de combats acharnés, et privés d’eau, les assiégés sont
prise d’assaut et ses habitants, hérétiques ou non, furent exténués. Et le massacre des Biterrois hante leurs esprits.
massacrés.
Le 15 août, Trencavel se livre aux croisés. Le chroni-
Trencavel se retranche derrière les puissantes murailles queur Guillaume de Puylaurens raconte: «Le vicomte
de Carcassonne, et appelle ses dèles vassaux et amis à Roger, frappé de terreur, trouve des conditions de
venir lui prêter main-forte. Les provisions sont faites, les paix, à savoir que les citoyens quittent la ville en che-
remparts hourdés; on démo- mise et en braies, et l’aban-
lit le cellier et le réfectoire donnent aux arrivants, le
des chanoines de la cathé- vicomte lui-même restant en
drale Saint-Nazaire pour otage jusqu’à l’exécution du
en récupérer les matériaux. traité… » Jeté au fond d’un
Le 1er août, le vicomte de cachot, le seigneur meurt le
Carcassonne, Béziers et Albi, 10 novembre 1210, ociel-
voit la sainte armée, forte de lement de dysenterie. Son
cinq à six mille chevaliers ls, Raymond, avait, aupa-

assistés de leurs hommes de  ravant, été coné au comte
pied (sans parler de la foule de Foix. Reste à mettre en
de civils avide de rapine et d’exactions en tout genre), place un nouveau vicomte. Le choix des croisés se porte
planter ses tentes devant sa cité. Un sourire désabusé se tout naturellement sur Simon de Montfort, un petit
dessine sur son visage. Quelle ironie de voir là des croisés seigneur d’Île-de-France, catholique fervent, proche
prêts à occire ses gens, alors que son aïeul Bernard Aton du fanatisme, convaincu d’avoir été investi d’une mis-
Trencavel s’est battu comme un lion contre les Indèles, sion divine. Celui-ci se lance dans une course eré-
lors de la première croisade en Palestine ! Les fresques née à l’éradication du catharisme sur tous les anciens
racontant les hauts faits d’armes de celui-ci, peintes dans domaines des Trencavel. Chevauchées destructrices,
la salle «que les familiers du château ont baptisée chambre ravages, incendies, bûchers… Il se retourne contre
le comte de Toulouse, lui aussi suspecté d’hérésie. Le « complices » sont excommuniés en un tournemain.
12 septembre 1213, il inige une cuisante défaite à ce Les seigneurs locaux, inquiets, et las des massacres,
dernier, pourtant soutenu par le roi d’Aragon PierreII, se soumettent les uns après les autres au souverain
lors de la bataille du Muret. Cinq ans plus tard, Simon capétien, sans coup férir. Les Carcassonnais ne font
de Montfort est tué en essayant pas exception et portent eux-
de reprendre Toulouse. mêmes les clés de leur ville au
En 1229, le traité de roi. Raymond Trencavel, quant
Son ls Amaury de Montfort lui Meaux-Paris met un à lui, prend ses jambes à son cou
succède. Mais ne parvient pas
à garder l’autorité sur les terres
terme au conflit albigeois etle royaume s’enfuit à nouveau, direction
d’Aragon. Trois ans
conquises par son géniteur. opposant la France au plus tard, le traité de Meaux-
D’autant que Raymond VII de comté de Toulouse. Paris met un terme au conit
Toulouse et le comte de Foix albigeois opposant la France au
lui mènent la vie dure… Bousculé, débordé, il quitte comté de Toulouse. Et prépare le rattachement déni-
la cité le 15 janvier 1223, repart en Île-de-France et tif du Languedoc oriental au royaume. Carcassonne
cède ses droits au roi de France Louis VIII, l’année devient forteresse royale et sénéchaussée. Cependant,
suivante. Raymond Trencavel, le ls du vaincu de de l’autre côté des Pyrénées, Raymond Trencavel n’a pas
1209, reprend possession de ses terres, avec l’aide du encore renoncé à reprendre ses terres. Loin de là… En
comte de Toulouse, et se proclame dans une charte de 1240, il revient à la charge, rallie des chevaliers rebelles,
février 1224: «Trencavel par la grâce de Dieu, vicomte dits « faydits » (sans efs), et assiège Carcassonne.
de Béziers, de Carcassonne, du Razès et d’Albi.» Pas Vaillamment défendue par le sénéchal Guillaume des
256

pour longtemps. Ormes, la ville résiste aux assauts acharnés du vicomte.


Malchanceux, Raymond Trencavel doit à nouveau se
Carcassonne

LouisVIII décide de faire valoir ses droits sur les pos- retirer devant l’arrivée d’une armée française de ren-
sessions des Montfort et prend la tête d’une nouvelle fort, et reprendre le chemin de l’exil. Abattu, défait, il
croisade dès 1226. Raymond VII de Toulouse et ses sollicite la clémence de LouisIX et renonce dénitive-
ment à ses droits en septembre 1246.

Sous l’inuence des croisés, Carcassonne devient


le siège de l’Inquisition mise en place par le pape
Grégoire IX depuis 1233. La tâche de mener la lutte
impitoyable contre les cathares est conée à deux
ordres mendiants : les dominicains et les francis-
cains. Les accusés d’hérésie sont jetés dans les cachots
du «mur », une prison construite à côté de la porte
d’Aude. Lors de la reconstruction du anc est de la
cité, entre 1248 et 1280, deux tours seront édiées
pour l’usage exclusif des inquisiteurs : la tour de la
Justice – dans laquelle on suspendait à des crochets
les sacs d’archives – et une autre pour les prisonniers.
Conscient de la position stratégique de la ville, le pou-
voir royal entreprend une importante campagne de
travaux de restaurations et de fortications pendant
les années 1240-1250. La cité, doublée d’une seconde
enceinte extérieure ponctuée de quatorze tours, prend
quasiment l’aspect qu’elle a aujourd’hui. Pour l’anec-
            dote, elle ne sera plus jamais prise, d’où son surnom de
        Grandes «Pucelle du Languedoc»!
Chroniques de France
LE ROI JEAN LE BON RÉTABLIT grande peste de 1349 décime une partie de la popu-
LA VILLE MOYENNANT IMPÔT lation, et le Prince Noir, ls aîné du roi d’Angleterre,
l’incendie en 1355. «Carcassonne lui étant restée dèle
bookys-ebooks.com dans sa lutte contre les Anglais et en raison de la posi-
Autre chantier: l’édication d’une bastide. LouisIX fait tion stratégique de la ville, le roi Jean le Bon intervient
raser les faubourgs, chasse les habitants – qui avaient dès la n de 1355 en ordonnant au comte d’Armagnac,
aidé Trencavel lors du siège – et les autorise à s’installer son gouverneur pour le Languedoc, de faire rétablir la
de l’autre côté de l’Aude, par une charte du 21janvier ville grâce à un impôt payé par les marchandises ven-
1247. Le nouveau bourg, organisé autour d’une place dues sur place. […] La supercie de la bastide est dimi-
centrale, est entouré d’un simple mur en terre, hormis nuée de moitié pour former un hexagone développant
du côté de l’Aude où une digue le préserve des inon- 2 000mètres de périmètre, correspondant à nos actuels
dations. L’ensemble est découpé en carrés. En souvenir boulevards », explique Claude Marquié dans son
des deux anciens bourgs, deux paroisses sont établies: ouvrage Carcassonne, hommes et métiers au l du temps
au nord, Saint-Vincent; au sud, Saint-Michel. De fait, (Lions club Carcassonne-la cité, 2008). La nouvelle ville
cette bastide devient, dès le début du  e siècle, l’un s’est rationnellement urbanisée au pied de la citadelle.
des premiers centres drapiers du Languedoc. Toutefois Elle annonce la suite d’une histoire passionnante, pétrie
son développement ne s’est pas fait sans malheurs: la de rivalités et de rebondissements.

257
Carcassonne

e

Montpellier
La rabelaisienne au sang chaud

La petite et prospère ville marchande apparue au  e siècle est rattachée au royaume de France
en 1349. En marge des affrontements entre catholiques et protestants dont elle est le théâtre
au e siècle, son université de médecine rayonne dans toute l’Europe et compte dans ses rangs
de prestigieux carabins, tel l’auteur de Gargantua.
258
Montpellier



Le 9septembre 1837, Stendhal note dans son Journal: cloche est très diérent: «Montpellier est une des plus
«Montpellier est une fort jolie ville bâtie sur un tertre, laides villes que je connaisse mais d’une laideur à elle,
ce qui fait que plusieurs rues sont en pente; c’est selon qui consiste à n’avoir pas de physionomie. On monte et
moi un des grands avantages. On voit la mer à l’hori- on descend sans cesse; ce sont de petites rues étroites
zon à quatre ou cinq lieues.» Le 1ermai 1838, le son de […]. Les maisons sont en pierre et en général ont trois
étages, mais petites, mesquines, sans aucune physiono- route du sel, et domine d’une cinquantaine de mètres la
mie. Pas d’églises, une cathédrale ridicule ; mais une plaine languedocienne bordée par les Cévennes au nord
des plus belles promenades du monde…» Que s’est-il et s’ouvrant au sud, à une dizaine de kilomètres, sur la
passé pour qu’en un jour Stendhal brûle ce qu’il avait Méditerranée. Son tracé en forme de blason a donné
adoré quelques mois auparavant? Il l’avoue lui-même: son surnom d’Écusson à la vieille ville, tracé encore
il était à ce moment-là «mal disposé», fatigué de son matérialisé par les boulevards et par deux tours, celle
voyage, agressé par un soleil éblouissant et un mistral de la Barbote et celle des Pins. Un autre surnom a sub-
glacial, attristé de ne voir que des pharmacies ainsi que sisté de ces temps anciens, Lou Clapas, qui, en occitan,
des Anglais « poitrinaires et mélancoliques » et, pour désigne un tas de cailloux.
nir, scandalisé de n’avoir pu se faire servir que du café
médiocre et du thé à l’eau tiède. Dépression passagère,
dira-t-on, de notre égotiste national, qui aurait dû pro- 1220 : Fondation de la faculté de médecine
ter de son passage dans cette cité médicale pour soi- 1349 : Jacques III de Majorque cède la ville
gner sa complexion atrabilaire! à Philippe de Valois
1383 : RÉUNION DÉFINITIVE À LA COURONNE
Reste un fait étonnant, alors que deux siècles se sont DE FRANCE
écoulés et que Montpellier s’est profondément trans-
formée : elle est toujours « sans physionomie », c’est- 1567 : La cité devient une PLACE FORTE
à-dire non réductible à une formule simple. Lorsque du protestantisme
l’on interroge les Montpelliérains sur « l’identité » 1596 : OUVERTURE DU PREMIER JARDIN
de leur ville, ils répondent : diversité, mixité, moder- DES PLANTES DU ROYAUME

259
nité, ouverture, culture… Autant de mots riches de 1622 : Siège de la cité par l’armée royale
sens, mais qui n’imposent pas une image précise, géo- de Louis XIII

Montpellier
graphique, historique, patrimoniale, architecturale,
sociale, économique, culturelle, voire gastronomique.
Cependant, tous s’accordent sur la réputation de son
école de médecine, la plus ancienne du monde encore UN MANTEAU DE PIERRE
en exercice depuis la disparition de celle de Salerne en D’UNE SUPERBE BLONDEUR
1811. Une image intellectuelle forte, conjuguant esprit
scientique, empirisme, tolérance, humanisme et
Lumières, ancrée dans la plus haute Antiquité et pro- Une évocation imagée des maisons entassées dans des
jetée, de siècle en siècle, au faîte de la modernité. Une ruelles sinueuses et pentues qui font encore tout le
« panacée universelle » à laquelle songeait sûrement charme de la ville piétonne. Une allusion aussi au fait
Stendhal lorsqu’il concluait: «Au fond, le grand mérite que tous les édices sont en pierre, grâce à des car-
de Montpellier est de n’avoir pas l’air stupide…» rières proches, notamment celle de calcaire coquil-
lier de Castries. Ainsi, dès le début du Moyen Âge,
Montpellier fait montre de ses dons dès le berceau. Il Montpellier se drape d’un manteau de pierre d’une
faut dire qu’elle a près d’un millénaire de retard sur superbe blondeur, qu’elle ne cesse d’enrichir – et de
ses concurrentes languedociennes ou provençales – démolir! – au cours des siècles. Citons pour mémoire
Marseille, Nîmes, Arles ou Toulouse –, qui ont brillé au – et quelle mémoire, car ici Montpellier se souvient du
sein des Empires romain puis carolingien. Montpellier passé antique qu’elle n’a jamais eu ! – les quartiers du
n’apparaît qu’à la n du e siècle, en pleine muta- Polygone et d’Antigone, dévalant la colline jusqu’au
tion féodale. Mais qu’importe, « aux âmes bien nées bord du Lez et le franchissant de la place du Parnasse
la valeur n’attend pas le nombre des années»… Deux à l’Odysseum. Un rêve de «pierres vives», revisité par
siècles plus tard, le bourg castral primitif de la famille de grands architectes contemporains, Boll, Nouvel,
des Guilhem est devenu une petite ville marchande Portzamparc ou Ricciotti… Une ville de colonnes, de
prospère, bien abritée derrière son rempart hérissé de portiques et de frontons, de fontaines, de naïades et de
tours. Le mons Pestellarium – l’étymologie est incer- héros, monumentale, ouverte, sereine… Très diérente
taine – est situé au carrefour de l’ancienne via Domitia, de ce qu’elle était à l’époque que nous avons choisi de
du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle et de la conter, celle des guerres de Religion.
260



Montpellier

Mais faisons le point. Pendant le règne des rois d’Ara- mikvé), récemment redécouvert, destiné au bain rituel
gon et de Majorque, de 1204 à 1349, c’est une ville dra- et toujours alimenté par une source très pure.
pière et marchande de première importance, ouverte
sur le grand commerce méditerranéen par les ports de La vente de la seigneurie de Montpellier aux rois de
Lattes et d’Aigues-Mortes. Ses universités de médecine France en 1349 et sa réunion dénitive à la Couronne
et de droit, dotées de statuts avantageux par les papes en 1383 ouvrent une nouvelle ère. La ville est touchée
NicolasIV et UrbainV, attirent des étudiants de toute par une crise économique et sociale, qu’aggravent, au
l’Europe. Les professeurs, qui enseignent tout d’abord esiècle, la guerre de Cent Ans et la Grande Peste de
à domicile, se sont regrou- 1348. Un siècle plus tard, après
pés et dotés d’institutions une reprise, incarnée notam-
réglant la durée des études Les détenteurs d’offices ment par Jacques Cœur, argen-
et les examens. La hiérarchie royaux forment une nouvelle tier de CharlesVII, Montpellier
universitaire est dominée par se détourne un peu de la mer
le chancelier, maître en méde- élite qui dispute aux gens – Aigues-Mortes s’ensable.
cine désigné par l’évêque de de métier et de marchandise Elle reste cependant une place
Maguelone. L’université de nancière et commerciale
Paris n’est alors célèbre que
les charges consulaires. attractive entre Catalogne,
pour ses théologiens. Cependant, en dépit des idées Italie et Paris – négoce du sucre, du poivre, du safran,
reçues, Montpellier n’a pas été une «petite Cordoue», du coton – et un centre de production de draps de laine
car elle n’a pas autorisé des médecins juifs ou musul- et de couvertures, les «assades», exportés vers les villes
mans à enseigner. En revanche, elle a joué un rôle de du Nord. La cité compte de nombreux étrangers venus
« passerelle » entre les antiques savoirs des médecins pour leurs aaires ou pour consulter l’un ou l’autre de ses
grecs, Hippocrate et Galien, et ceux des praticiens praticiens, sans compter les esclaves des riches familles
arabes et juifs du esiècle, Averroès et Maimonide. La achetés sur le marché de Barcelone. Toutefois, une page
communauté juive y tient une place importante, dont se tourne. Les riches négociants, qui investissent de
témoignent, rue de la Baralerie, les vestiges d’une syna- plus en plus dans des biens fonciers, notamment viti-
gogue du e siècle et d’un bassin souterrain (appelé coles, sont désormais concurrencés par les gens de robe
– une Cour des aides est dénitivement établie en 1486, les poissons, et surtout l’anatomie. Avec l’appui de
puis une Chambre des comptes en 1523. Les détenteurs l’évêque Guillaume Pellicier, grand humaniste et
d’oces royaux, souvent anoblissants, érudit, il fait construire le premier
forment une nouvelle élite qui dispute amphithéâtre d’anatomie de France
aux gens de métier et de marchandise et pousse l’amour de la science
les charges consulaires. La tenue des jusqu’à disséquer sa femme et sa
états du Languedoc anime régulière- belle-sœur ! La course aux cadavres
ment la ville et rehausse son prestige. est un sport local très apprécié, car il
Elle n’aura cependant jamais de par- est dicile de s’en procurer pour des
lement, et il lui faut attendre le règne raisons religieuses. Le médecin Félix
de François Ier pour devenir, en 1536, Platter raconte dans ses Mémoires les
siège épiscopal à la place de Maguelone. expéditions nocturnes des étudiants
L’église du monastère Saint-Benoît et au cimetière de Saint-Denis pour
Saint-Germain prend alors rang de déterrer des cadavres frais, au grand
cathédrale sous le nom de Saint-Pierre. dam des prêtres, qui les dispersent
Mais déjà se concentrent sur ses tours, à coups d’arbalète! Pierre Richer de
qui en font une véritable citadelle de la Belleval, autre anatomiste célèbre,
foi, de sombres nuages annonciateurs       crée à la demande d’HenriIV le pre-
    
du plus violent orage que Montpellier du       Les
e mier jardin des plantes du royaume,
ait eu à supporter : les guerres de Costumes grotesques et les Métiers admiré dans toute l’Europe dès
Religion. En quelques décennies, elle  son ouverture, en 1596, et encore

261
devient un réel tas de cailloux, dont aucun «clapassier» aujourd’hui. Pour autant, ces carabins qui se pas-
– surnom des Montpelliérains – de la n du esiècle sionnent pour les sciences et les humanités, qui prêtent

Montpellier
ne songe plus à rire. le serment d’Hippocrate dans l’église Saint-Firmin et
se gobergent joyeusement à grand renfort d’hypocras
et de gaudrioles, se montrent très sensibles à l’espoir
La course aux cadavres est un sport de salut, par les œuvres et par la foi, que leur propose
local apprécié la Réforme. Ils en sont les premiers soutiens, entraî-
nant derrière eux juristes, théologiens, membres de la
noblesse et de la bourgeoisie, et nombre d’artisans, tan-
La Réforme s’est installée très tôt dans cette cité d’étu- dis que le petit peuple, rebuté par l’austérité calviniste,
diants et de savants, indépendante d’esprit et se dési- reste en majorité catholique.
gnant comme une petite République, sinon autonome,
du moins solidement accrochée à ses privilèges et
immunités. Et l’inuence des papes, notamment ceux Papistes et parpaillots circulent
d’Avignon, y est plus forte que celle des rois de France. armés jusqu’aux dents
La population estudiantine est remuante et turbulente
– viols, agressions et «bizutages» sont monnaie cou-
rante –, et les maîtres eux-mêmes renâclent lorsque le En 1561, les protestants sont majoritaires au consu-
baile tente de sévir. Il est vrai que les gages des quatre lat. Ils s’emparent de l’église Notre-Dame-des-Tables
titulaires des chaires royales, créées en 1498, ne sont pour célébrer leur culte, puis ils pillent la cathédrale
payés que si quatre étudiants attestent qu’ils ont dis- ainsi qu’une soixantaine d’autres églises dont les des-
pensé leurs cours ! Le monde marchand prend aussi servants sont poursuivis à coups d’«époussette» – le
fait et cause pour eux: ce sont de bons clients. On leur surnom des bâtons qui sont utilisés. L’idée est de rebâ-
reproche pourtant de faire payer trop cher leurs ser- tir une Église sur des bases puriées. Cependant, tout
vices ou, plus grave, de se sauver à toutes jambes dès le royaume est désormais en proie à la guerre civile,
qu’une épidémie menace la ville. Quelques-uns sont marquée par la succession de sept campagnes armées
très brillants, tel Guillaume Rondelet, ami de Rabelais, jusqu’à l’avènement d’Henri IV. Le lieutenant géné-
qui soutint sa thèse à Montpellier. Chancelier de 1556 ral du roi en Languedoc, le comte de Joyeuse, assiège
à 1566, Rondelet se passionne pour la botanique, Montpellier à l’automne 1562. Jacques de Crussol, pour
mieux défendre la ville, ordonne de détruire de nom- papistes que les parpaillots, et tous circulent armés
breux bâtiments, dont l’université de droit et 25 éta- jusqu’aux dents. Les nouvelles de ce qui sera la guerre
blissements religieux ou hospitaliers. En 1567 et 1568, de Trente Ans leur parviennent étouées, déformées.
la cathédrale subit de nouveaux assauts et l’une de ses La peur fait son œuvre. En 1620, le Béarn, l’Aunis et
tours s’eondre. Les réformés peinent à se maintenir des villes du Midi s’embrasent. LouisXIII prend la tête
au pouvoir. Les dévastations se multiplient. En 1572, de ses troupes pour châtier les rebelles.
le pire est évité : les échauourées de l’été n’ont rien
de comparable aux massacres parisiens de la Saint-
Barthélemy. Henri de Montmorency-Damville, gou- LE DUC DE ROHAN INSTALLE UNE GARNISON
verneur du Languedoc, obtient une union provisoire DE PLUS DE 4 000 HOMMES.
entre protestants et catholiques. Un nouveau siège LE SIÈGE PEUT COMMENCER
par les troupes royales en 1577 est interrompu par la
paix de Bergerac, qui érige la cité en place de sûreté
pour les protestants. Les catholiques sont expulsés des Pendant près de deux ans, Montpellier se prépare à
charges ocielles, et des familles entières sont bannies. l’assaut. Le gouverneur de la cité, Gaspard de Coligny,
La tenue de synodes, la présence de grands humanistes organise sa défense tandis que la chasse aux papistes
comme Isaac Casaubon et l’installation en 1594 d’un fait rage, dévastant les dernières églises et chapelles.
imprimeur, Jean Gillet, confèrent à la ville réformée un Seule résiste la cathédrale, dernier vestige du magni-
grand rayonnement. Les «petits rois de Montpellier», que ensemble d’églises gothiques et de couvents qui
surnom donné par Henri III aux consuls calvinistes, faisait la erté de la ville médiévale. Un nouveau géné-
sont aux commandes. ral en chef, Henri de Rohan, négocie avec des émis-
262

saires royaux. Les Montpelliérains crient à la trahison


Mais les catholiques ne se résignent pas. En 1598, et font assassiner les négociateurs. Rohan, furieux,
Montpellier

un nouvel évêque, Guillaume de Ratte, proche exige réparation. La terreur règne, les exécutions
d’HenriIV, est bien décidé à obtenir l’appli- se multiplient et les positions du consulat
cation intégrale de l’édit de Nantes dans se durcissent sous la houlette d’Aimeric,
son diocèse. La réforme catholique – premier consul farouche et déterminé.
renforcée par le retour des pénitents Les destructions continuent mais,
et des cordeliers, et soutenue par cette fois, pour la bonne cause: rendre
des prédicateurs très ecaces, tel Montpellier inexpugnable en doublant
le dominicain Sébastien Michaëlis, la Commune Clôture par une nouvelle
auteur d’ouvrages de controverse, ou enceinte. Les «cailloux » ne manquent
le pamphlétaire Guillaume de Reboul, pas. La ville s’est trouvé un Vauban avant
qui met les rieurs de son côté – ressoude l’heure en la personne de Pierre de Conty
la communauté. Pendant une ving-  d’Argencourt, vaillant capitaine d’ori-
taine d’années, un semblant de paix se  gine parisienne et ingénieur de grand
maintient. Les Montpelliérains, déchi-  talent. Toute la population retrousse ses

rés dans leurs familles par les conits  manches – même les catholiques! –, et,
religieux et horriés par l’ampleur des en quelques mois, de nouveaux rem-
destructions, rêvent de réconciliation. parts s’élèvent, hauts de 6m, bastionnés
Mais la restitution des lieux de culte, et notamment et précédés d’un fossé et d’un glacis de protection. On
de l’église Notre-Dame-des-Tables, réveille régulière- peut admirer au musée du Vieux-Montpellier le plan –
ment la fureur des deux camps. LouisXIII est jeune et dit «de Melchior Tavernier» – de ce formidable appa-
bien éloigné de ses terres languedociennes. Sans doute reil de défense tel que LouisXIII l’a découvert au matin
n’en connaît-il que ce que lui en dit son cher méde- du 31août 1622. La ville a stocké nourriture, armes et
cin, Jean Héroard, formé à Montpellier et à qui l’on munitions. Et l’eau ne manque pas tant les puits sont
doit le fameux Journal de la santé du roi. Quoi qu’il en nombreux à l’intérieur de l’enceinte. Le duc de Rohan
soit, dans le «Clapas», qui n’a jamais autant mérité a installé une garnison de plus de 4 000 hommes et
son surnom, tout est prétexte à bagarre. L’angoisse de nommé son second gouverneur de la ville. Le siège peut
complots, de trahisons et d’attentats mine autant les commencer!
Il dure jusqu’au 19 octobre suivant, sous un soleil trois jours à Montpellier lors du voyage qui le conduit,
écrasant et des pluies diluviennes. Les 36 canons du en 1660, à la rencontre de son épouse, l’infante d’Es-
roi tonnent sans relâche pendant que ses ingénieurs pagne. Il y fait un froid glacial. Sa cousine, la Grande
creusent des souterrains pour miner Mademoiselle, trouve la ville « fort
les remparts. Mais Montpellier résiste jolie», mais moins ses femmes, «trop
toujours. Lesdiguières négocie la paix Que faire de tant fardées et trop libres » ! Quant aux
avec Henri de Rohan. Ce dernier de pierres? Une soirées de Mme d’Argencourt, elle s’y
demande pardon à Louis XIII. Lequel ennuie. Mais n’est-ce pas M lle d’Ar-
assorti son pardon d’une condition :
nouvelle citadelle gencourt qui a disputé le cœur du roi
démolir la redoutable enceinte de à la gloire du à Marie Mancini ? Tout cela est bien
D’Argencourt, que Louis XIII pren- pouvoir royal! loin lorsque Louis contemple les des-
dra d’ailleurs à son service après sa sins de sa statue par Jules Hardouin-
conversion. Les démolitions reprennent dans une ville Mansart. Bon! disons-le, celle qui trône aujourd’hui est
en ruine. Que faire de tant de pierres ? Une nouvelle deux fois plus petite que l’originale, détruite pendant la
citadelle à la gloire du pouvoir royal! C’est chose faite Révolution. Quant à l’histoire selon laquelle le sculp-
en 1627. Édiée à l’est de la vieille ville, la forteresse teur se serait suicidé pour avoir oublié de doter d’étriers
arbore une surface de 7ha anquée de quatre bastions: son royal cavalier, ce n’est qu’une légende… LouisXIV
le Roy, la Reyne, Montmorency et Ventadour. Pendant n’en a pas besoin puisqu’il est ici représenté sous les
plusieurs siècles, elle fera le guet entre le haut pays des traits de l’empereur Marc Aurèle. Il en a d’autant moins
Cévennes, refuge des protestants, et les côtes languedo- besoin qu’au moment où sa statue est réalisée cela fait
ciennes, ouvertes à tous les dangers. Quelques vestiges belle lurette qu’il ne monte plus à cheval. La santé du

263
monumentaux sont encore visibles près de la place de la Roi-Soleil n’a jamais été à la hauteur de sa gloire. Dès sa
Comédie. À l’intérieur, la vie reprend, et des dizaines de jeunesse, il est soumis à des vapeurs et des vertiges. Son

Montpellier
grands hôtels d’un sobre classicisme attestent la fortune premier médecin, Antoine Vallot, formé à Montpellier
retrouvée des grandes familles de notables entrées dans et chancelier de la faculté tout en restant près du roi, est
le temps de l’obéissance. partisan d’une médecine «expectante» – laissons faire
la nature! – à base de diètes et de cures hydriques. Il est
Une obéissance superbement incarnée sur la nouvelle aussi très favorable à l’utilisation d’antimoine, au grand
place du Peyrou, conçue par l’architecte d’Aviler, par scandale des médecins formés à Paris. Antimoine qui
la statue équestre de Louis XIV levant son bâton de sauve le roi en 1658 et assoit dénitivement la gloire
commandement, érigée en 1718. Le roi n’a passé que de Vallot. Antoine d’Aquin, favorable à une méde-
cine «agissante », à base de sai-
gnées et de purgations, est lui
aussi diplômé de la faculté de
Montpellier. Mais c’est surtout
le chirurgien Charles-François
Félix de Tassy qui porte au
pinacle, si l’on peut dire, les cou-
leurs de la ville en opérant le roi
d’une stule anale le 18novembre
1686. Une première dans l’his-
toire de la chirurgie. Félix s’est
fait la main sur 75stuleux et a
conçu un bistouri « recourbé à
la royale», qui servit une fois et
que conserve encore précieuse-
ment le musée de la Médecine
de… Paris ! Tout le reste relève
 du secret médical…

Narbonne
LA PETITE pépite DU LANGUEDOC

Pour nos puissants voisins, le site offre bien des avantages. Il se trouve à proximité
de la Méditerranée et sur le chemin qui conduit de Rome à la riche Hispanie. C’est donc là


Le cers, ce vent de nord-ouest tourbillonnant, glacial Retournons sur la place de l’Hôtel-de-Ville. L’œil ne
en hiver, chaud en été, s’engoure dans les ruelles de distingue pas tout de suite le quadrilatère qui déli-
Narbonne et le long du canal de la Robine, ébourie les mite en son milieu le tronçon de route antique, situé
palmiers qui se détachent sur les en dessous du niveau de l’actuel
façades des maisons coiées de revêtement. Des marches per-
tuiles, et balaie la place de l’Hôtel- Pour un peu, on mettent au public de descendre
de-Ville. L’impressionnant palais entendrait le bruit des à son niveau an de voir de près
des Archevêques qui la domine, ce vestige extraordinaire, le seul
sandales des légionnaires
264

dresse ses hautes murailles ocre du Midi encore visible en plein


vers le ciel où s’enfuient quelques romains ou le fracas cœur d’une agglomération. Et
Narbonne

nuages blancs. Mais où se trouve des roues des chars. les enfants ne se privent pas de
ce tronçon de voie Domitienne, courir dessus. Fascinante ren-
mis au jour fortuitement le 7février 1997? Ce jour-là, à contre du passé et du présent. Constituée de grosses
l’occasion de travaux d’urbanisme, une pelle mécanique dalles calcaires inégales jointes par des pierres plus
a heurté une pierre imposante, petites, la voie apparaît telle
bombée et taillée avec soin. Plus qu’elle était lors de sa dernière
question de creuser. Les fouilles réfection. Pour un peu, l’on
ont commencé. Une histoire entendrait le bruit des cali-
presque banale dans cette ville, gae, les sandales des légion-
où chaque particulier grattant naires romains, martelant le
la terre de son jardin ou fai- pavé, ou le fracas des roues
sant des aménagements dans sa des chars. Le sondage du sol a
cave d’époque romaine trouve, permis de retrouver plusieurs
presque à eur de sol, des tes- strates correspondant cha-
sons de poterie antique. cune à des réparations succes-
sives de la chaussée. De cette
Comme toutes les aggloméra- via Domitia qui court de la
tions qui se sont maintenues au     via Domitia       Gaule cisalpine jusqu’à l’His-
l des siècles à l’emplacement  panie romaine, la première
de leur fondation, Narbonne            réalisée hors d’Italie, vingt et
a conservé les traces de sa très 

un siècles nous contemplent.
longue histoire dans son sous-
sol. Contrairement à d’autres cités méridionales, aucun Elle porte le nom de son constructeur, le proconsul Cneius
édice ne subsiste en surface et rechercher des indices Domitius Ahenobarbus (Barbe d’Airain). Retracer l’his-
de la présence romaine (d’une durée de sept siècles !) toire de sa construction revient à évoquer le temps de la
dans la ville actuelle prend des allures de jeu de piste. conquête romaine. À la demande de Marseille, Massalia
la Phocéenne, en butte à ses voisins gaulois, Rome,
265



son alliée, a envoyé à plusieurs reprises, à partir de Martius rappelle que la colonie est placée sous la pro-
125av.J.-C., des armées pour mettre au pas les Salyens tection du dieu de la Guerre Mars, souverain contre les
de l’oppidum celto-ligure d’Entremont en Provence, maladies, les démons et les ennemis des récoltes.
détruit et remplacé par l’installation d’une première
garnison romaine en Gaule : Aquae Sextiae, actuelle
Aix-en-Provence. Puis est venu le tour des Allobroges -118 : Fondation de la colonie romaine
du Dauphiné et des Arvernes du Massif central, battus de Narbonne
dans la vallée du Rhône en 121av.J.-C. L’un des deux -52 : César organise la défense de la ville
généraux romains vainqueur de cette dernière bataille, -22 : L’empereur Auguste fait de Narbonne
Cneius Domitius Ahenobarbus, entreprend, au-delà la capitale économique et politique
du Rhône, la pacication d’une région jusque-là sous de la province
domination arverne mais déjà sillonnée par des négo-
ciants romains solidement implantés. À dos d’éléphant, 462 : les Wisigoths s’installent dans la ville
tel Hannibal un siècle plus tôt, il va traverser l’actuel
Languedoc et créer, entre -120 et -119, la province de
Gaule transalpine qui s’étend des Alpes aux Pyrénées. « L’OBSERVATOIRE ET LE REMPART
En -118, Domitius fonde la Narbonne romaine, capitale DU PEUPLE ROMAIN »
de la Provincia, future Provence, à quatre kilomètres au
sud de l’oppidum de Montlaurès, le premier emplace-
ment de la ville, occupé dès le  esiècle av.J.-C. Cette Les arrivants, des plébéiens originaires d’Italie centrale
colonie de citoyens romains, située sur la rive gauche appauvris par la crise agraire, sont conduits par un
de l’Atax (l’Aude), en aval, sur une petite éminence, est jeune orateur du nom de C. Licinius Crassus (il vient
nommée Narbo Martius. D’origine ibérique, le topo- de prononcer au Sénat un discours remarqué en faveur
nyme Narbo fait référence à la divinité gauloise des de la fondation de Narbonne) et par le ls du procon-
eaux, dans ce lieu situé à l’embouchure d’un euve. sul Domitius. Conformément à l’usage, les géomètres
romains tracent à l’emplacement de la future cité un vivres en abondance aux nombreuses unités qui y font
réseau de rues se croisant à angle droit selon un plan en halte. C’est ainsi que l’armée de Pompée partie com-
damier. Des îlots d’une centaine de mètres de côté vont battre Sertorius en Espagne (en 77-76 et 74-73 av.J.-C.)
accueillir habitations et édices publics. Sur les 4000 à utilise Narbonne comme base d’opération. La ville est,
5000 personnes prévues, seules 3000 vont s’y installer. selon l’expression de Cicéron (Pour Fonteius, 5, 13)
L’éloignement mais aussi les tensions politiques sus- «l’observatoire et le rempart du peuple romain». À ce
citées à Rome par la fondation de Narbonne (le parti titre, la cité est aussi très exposée.
conservateur tentera par deux fois de faire annuler
le projet) ont sans doute ralenti l’arrivée des colons.
Toujours sur place, le consul Domitius aménage une FIDÈLE À ROME PENDANT
voie, véritable épine dorsale de la région, an de contrô- LA GUERRE DES GAULES
ler les communications avec l’Espagne, et la fait jalon-
ner. En 1949, à Pont-de-Treilles (Aude), une borne mil-
liaire en grès de 1,93m de haut, marquée au nom de Cn. Dès le début de sa révolte, en -52, Vercingétorix cone à
Domitius Ahenobarbus Imperator, a été retrouvée dans Lucter, à la tête des Cadurques qui occupent le Quercy,
le lit d’une rivière, protégée par les alluvions. Elle porte le soin d’envahir et de ravager la Province méridionale,
le chire XX correspondant à la distance qui la sépare aidés des autres peuples celtes – Gabales du Gévaudan,
de Narbonne (20milles; un mille romain=1482m). Rutènes du Rouergue, Nitiobroges de l’Agenais, vivant
Il s’agit du seul « milliaire » d’époque républicaine, près de ses frontières, des Cévennes à la Garonne. Le
mais aussi de la plus ancienne inscription latine connue chef gaulois espère ainsi obliger les Romains à divi-
conservée en Gaule. ser leurs forces et retenir Jules César, proconsul de la
266

Transalpine de -58 à -49, le plus longtemps possible


Sentinelle avancée du dispositif de surveillance romain dans le Sud. La menace d’une invasion vise directement
Narbonne

en Gaule transalpine, Narbonne (qui restera, pendant la capitale provinciale. Informé de l’insurrection, César
plus de soixante-dix ans, la seule colonie romaine de «pensa qu’il devait, de préférence à tout autre plan, par-
la Province et le siège du gouvernement) assure un rôle tir pour Narbonne», écrit-il dans sa Guerre des Gaules
stratégique et militaire de premier plan: elle fournit des (livreVII, 52av.J.-C.). Venu d’Italie avec des renforts,
il organise la défense de la ville, «rassure les courages
ébranlés», installe une ottille pour la protéger d’une
oensive maritime et place, autour de Narbonne et
aux conns de la Province, des détachements. Narbo
Martius sauvée, César franchira les Cévennes pour
s’en aller combattre les Arvernes. Fidèle à Rome pen-
dant la guerre des Gaules, la Province fait preuve du
même loyalisme lors de la guerre civile, à la grande
satisfaction de César. En -49, ses légions hivernent à
Narbonne. La chute de Marseille, tenue par les parti-
sans de son ennemi Pompée, va proter à sa rivale. En
-45, César y installe une nouvelle colonie, cette fois
constituée de vétérans de l’une de ses plus glorieuses
légions, la Xe . Dès lors, en référence à leur arrivée, la
ville sera nommée Colonia Julia Paterna Narbo Martius
Decumanorum et ses nouveaux venus, les Decumani.
Conduits par Tiberius Claudius, le père du futur empe-
reur Tibère, ils se distinguent des autres citoyens, les
Atacini – d’après le nom du euve Atax – descendants
des premiers colons ou des élites gauloises. Prospère,
     horreum Narbonne est devenue le plus grand marché de la Gaule,
   
          fréquenté par des brasseurs d’aaires, des négociants
 et des publicains, les collecteurs d’impôts. C’est sans
doute à cette époque, vers la n de la République, que servait-elle simplement à stabiliser les embarcations ?
débute la construction de l’horreum (grenier ou entre- Même les spécialistes l’ignorent, mais sa dimension
pôt), ce monument souterrain voûté en berceau, situé à (3,65m) donne une idée de leurs tailles et du tirant d’eau
5m sous le niveau actuel, à 3m sous le niveau antique, des chenaux aménagés.
découvert en 1930 sous la rue Deymes et sous les mai-
sons de la rue Rouget-de-Lisle, au sud de l’emplacement
de l’ancien forum. Sa visite est l’un des grands moments Haut-lieu d’import-export
de la découverte de la Narbonne antique. De ce qui
devait être un quadrilatère, il ne reste que deux ailes
principales et une troisième à peine ébauchée, édiées Les innombrables amphores pansues conservées dans
en plusieurs étapes, comme le montrent les diérents les collections narbonnaises, utilisées pour transporter
parements. Ces galeries, ponctuées de cellules plus ou toutes sortes de marchandises, témoignent de l’intensité
moins étroites, aujourd’hui décorées de vestiges, étaient du trac. Une fois la cargaison déchargée des navires,
probablement situées sous un grand marché et utilisées elle est acheminée à bord d’embarcations plus petites à
comme lieu de stockage des marchandises. fond plat qui remontent le cours de l’Atax jusqu’au grand
port uvial, à la hauteur de l’actuelle promenade des
Au  siècle de notre ère, Narbonne est dotée d’un réseau Barques, sur la rive gauche, puis à nouveau chargée sur
er

de communication étendu. L’aménagement de la voie de lourds chariots. Le blé, le vin, l’huile, les lingots de
d’Aquitaine reliant la ville à Toulouse, via Carcassonne, métaux, la céramique gauloise sont exportés tandis que
reprend le tracé de la route les lampes à huile fabriquées
préromaine où se croi- en Italie, l’huile d’olive d’Es-

267
saient l’étain de (Grande-) pagne ou de Sicile, le marbre
Bretagne et les vins d’Ita- de Numidie ou de Grèce

Narbonne
lie. Les minerais exploités constituent la plus grande
dans la Montagne noire, le partie des importations. Les
Minervois et les Corbières, le naviculaires, ou négociants
cuivre et le plomb espagnol, maritimes, ont un comptoir
assurent à Narbonne une à Ostie, le port de Rome,
activité constante pendant comme le montre la repro-
toute l’époque romaine. À duction d’une mosaïque du
la fois port uvial et mari- esiècle. L’un d’entre eux est
time, via l’Aude qui se jette bien connu grâce au piédes-
alors dans la Méditerranée, tal d’une statue retrouvé en
la ville dispose d’un réseau 1892 à l’emplacement de l’an-
d’avant-ports et de débarca- cien forum situé dans le pro-
dères. Les plus importants longement de la via Domitia
se trouvent sur les rives des (l’actuelle place du Forum,
étangs de Bages et de Sigean, ancienne place Bistan). Les
à 4km au sud. Ils favorisent inscriptions mentionnent
un fructueux commerce qu’Aponius Cherea, augure
avec les marchands romains municipal (il organise le
et l’ensemble du monde culte des grands dieux ainsi
méditerranéen. Une impres-  e que le culte impérial) et

sionnante ancre marine de  questeur (magistrat chargé
366 kg a été retrouvée dans des nances), ayant obtenu
l’étang de Bages, à Port-la-Nautique. Appartenait-elle à le titre d’édile honoraire, a oert 1 500 sesterces à sa
une corbita, ce gros navire de commerce à coque arron- ville. An de l’honorer, son dèle secrétaire Blastus et ses
die utilisé pour les traversées de la Méditerranée et repré- employés lui ont élevé une statue, érigée devant le forum
senté sur les bas-reliefs funéraires, à une actuaria, plus lors d’une cérémonie solennelle. Aponius Cherea, ls
petite, à voiles et à rames, employée pour le cabotage, ou d’aranchi, devenu riche et puissant, habite sans doute le
quartier des notables, situé au nord-est de la ville, en bor- une ceinture de villas avec à l’est, près de l’amphithéâtre
dure de la voie Domitienne, au clos de la Lombarde. Ce (où s’élèvent aujourd’hui des HLM), un sanctuaire, édi-
site archéologique comprend des rues, plusieurs grandes é alors que Narbonne devient la capitale religieuse du
domus et des thermes. Des fonctionnaires, des militaires culte impérial de toute la Province. Enn, le cœur de
ou des commerçants font bâtir des villas de type campa- la cité, situé au point le plus haut, comprend, outre le
nien par des architectes et des artisans venus d’Italie, et forum, un théâtre dont l’emplacement est ignoré. Enn,
adoptent le style de vie à la romaine. la ville compte déjà un égout, sous l’actuelle rue Droite,
toujours utilisé!

Un vibrant culte impérial Au e  siècle, Hadrien fait bâtir un nouveau forum et,
à proximité, un monumental Capitole, dédié à Jupiter,
décrit par le poète Ausone. La tradition l’a toujours
À partir du règne du «divin » Auguste (27av.J.-C. à situé sur la butte de Moulinassès, une éminence au nord
14apr.), la ville connaît une expansion rapide et devient de la ville, baptisée d’après les moulins qui y seront pla-
«la très belle Narbonne», dont parle le poète Martial à cés bien plus tard et qui donneront son nom à l’actuelle
la n du  ersiècle (Épigramme, 8, 72). Un pas décisif est rue des Trois-Moulins. Une partie de ses fondations
franchi en 22av. J.-C. L’empereur fait de Narbonne la seront mises au jour au e siècle. Lors de fouilles
capitale économique et politique de la nouvelle province réalisées à l’été 2011 dans l’étang de Bages, des élé-
de Narbonnaise, l’ancienne Transalpine, qui couvre tout ments complets du monument, sculptures, chapiteaux,
le sud de la Gaule. Un magistrat romain, nommé par colonnes ont été retrouvés. Ce Capitole, haut de 34m, a
l’empereur, puis par le Sénat, y réside et la dirige. Quant probablement été démantelé à partir du esiècle pour
268

à la ville, elle est administrée par des magistrats muni- édier une digue. D’autres vestiges du temple, comme
cipaux, élus par les citoyens. Les bienfaits d’Auguste la « frise des Aigles », une plaque de marbre qui sera
Narbonne

pour la ville et sa région vont faire utilisée plus tard comme pierre
naître de son vivant un vibrant de remploi dans une chapelle, se
culte impérial qui s’épanouit sous À la fin du Ier
siècle, trouvent au Musée lapidaire de la
diverses formes. Des citoyens, à la ville la plus peuplée ville situé dans l’ancienne église
titre privé, marquent leur attache- Notre-Dame-de-Lamourguier. On
ment à l’empereur, comme un cer- de Gaule a atteint y accède par la rue du Pont-des-
tain Titus Domitius Romulus qui son étendue maximum. Marchands, à l’emplacement d’un
dédie son autel à la Paix auguste, ouvrage antique qui enjambait
Ara Pacis, un monument de marbre blanc, décoré d’une l’Atax, dans le prolongement de la voie Domitienne. Dès
couronne civique de chêne et de rameaux de laurier, la nef, la vision des 2000 grosses pierres antiques est un
symbole de victoire. On note aussi une stèle de marbre choc. Pour la plupart d’origine funéraire, elles forment
blanc, haute d’un mètre à peine, sur laquelle gurent de véritables murs dont les inscriptions détaillées ou les
des inscriptions. Elles nous apprennent notamment que motifs évoquent le souvenir des citoyens, civils ou mili-
le 22septembre de l’an11, la plèbe, à la suite d’un vœu taires, de la Narbonne antique. Au esiècle, en dépit des
perpétuel à l’Esprit divin d’Auguste, a élevé un autel sur invasions successives, la ville, protégée par son enceinte,
le forum et célébré un culte dont les cérémonies ont lieu dont des blocs sont encore visibles dans les murailles
cinq fois l’an. médiévales du palais des Archevêques, est toujours une
métropole politique, religieuse (le christianisme est
À la n du  ersiècle, la ville la plus peuplée de Gaule a devenu religion ocielle de l’Empire romain) et cultu-
atteint son étendue maximum et s’organise selon trois relle, à laquelle Sidoine Apollinaire rend hommage dans
grands cercles concentriques: à la périphérie se trouvent un poème. En 462, les Wisigoths s’y installent pour
les nécropoles, surtout vers le nord et le sud-ouest, puis deux siècles et demi. Une autre histoire commence.
269
Narbonne

e 
Nîmes
L’auguste romaine

Au e 

Nemausus de quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre architecturaux.

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270
Nîmes



Le Gard. Dans toute sa splendeur. Adossée aux Cévennes, parties de pétanque au Bosquet, le saint des saints de la
Nîmes eure bon la lavande, la sarriette, les olives et le boule situé à l’entrée du jardin de la Fontaine. Avec son
miel. Le soleil, si généreux, darde accent circonexe et sa forte iden-
ses rais d’or sur les allées et les tité romaine, la cité marque, d’em-
patios de la cité au mépris des Deux millénaires n’ont blée, sa diérence avec ses proches
saisons. La garrigue résonne du pas réussi à effacer voisines. Dans ses rues s’égrènent
chant des cigales. Clichés ? Bien les traces de de nombreux vestiges antiques: les
sûr. Mais pas tant que ça. Nîmes Arènes, la Maison Carrée, le cas-
la Romaine, ou l’Antique, possède la pax romana. tellum aquae, la porte d’Auguste.
tous les charmes du Midi. Pastis frais et vin gouleyant Rome a laissé une empreinte indélébile. Deux millénaires
des Costières compris. Sans oublier les interminables n’ont pas réussi à eacer les traces de la pax romana.
vauclusienne, à la « profondeur insondable », charrie
–500 : FONDATION DE LA CITÉ PAR LES VOLQUES des légendes à travers un lacis de galeries et de canaux.
ARÉCOMIQUES Pour comprendre l’histoire de Nîmes, il faut remonter
–120 : LA VILLE DEVIENT GALLO-ROMAINE aux sources. Ou plutôt à la source de la Fontaine.
673 : LES WISIGOTHS ASSIÈGENT NÎMES
892 : LA VILLE PASSE SOUS L’AUTORITÉ DES
COMTES DE TOULOUSEe
Un peuple celte se fixe près
d’une source et rend hommage à Nemoz,
1226 : NÎMES FAIT ALLÉGEANCE AU ROI LOUIS VIII la divinité du lieu
À moins que, prise d’une terrible fureur, Dame nature
déclenche une inondation bien plus dantesque que celle Vers le  esiècle av. J.-C., un peuple celte, les Volques
du 3octobre 1988. Nostradamus n’avait-il pas prédit un arécomiques, s’installe au pied et sur les pentes méri-
déluge nîmois dans le dixième livre de ses Centuries? dionales du mont Cavalier. Le site réunit toutes les
Citons: «Gardon, Nyme, eaux si hautement déborde- conditions nécessaires à leur sédentarisation: pérennité
ront/Qu’on croira Deucalion renaître/Dans le colosse de l’eau, abondance de ressources (chasse dans une gar-
[la tour Magne ?] la plupart fuiront. » Les Nîmois rigue giboyeuse, élevage et agriculture dans la plaine) et
regardent toujours avec un brin d’appréhension le ciel proximité du grand axe de circulation Rhône-Pyrénées,
les jours d’orage. Même la statue de l’empereur Antonin la mythique «voie Héracléenne». Aussitôt implantés,
(petit-ls d’un Nîmois !), plantée au croisement des ces Gaulois honorent la divinité de la source, topique
boulevards Alphonse-Daudet et Gambetta, fait un salut et éponyme : Nemoz, devenu Nemausus à l’époque

271
romain équivoque. On dit ici, qu’avec son bras levé, le romaine. Ils prient également d’autres esprits, comme
princeps « espincho se plou »… Il surveille s’il pleut ! en témoigne la dédicace aux «déesses mères nîmoises»

Nîmes
À l’instar de ses conditions climatiques fortement –divinités de la terre souvent associées à des sources–,
contrastées, Nîmes est paradoxale. Tantôt ouverte, gravée sur l’abaque d’un chapiteau votif en gallo-grec
accueillante, voire impudique pendant les férias ené- (langue gauloise transcrite en alphabet grec). Le «guer-
vrées. Tantôt fermée, discrète, pudibonde. Elle cache rier de Grézan», dont on a trouvé le magnique buste
ses plus beaux joyaux sous un océan de tuiles claires où dans le quartier du Grézan en 1901, a certainement
grouillent des monuments plusieurs fois centenaires, des révéré l’une de ces divinités préromaines, sans visage,
ruelles secrètes, des arrière-cours oubliées, des hôtels tapie quelque part dans l’eau trouble de la source.
particuliers restaurés. Enserré entre les grands bou-
levards, le cœur de l’insoumise cité des Antonins Au l du temps, l’oppidum se développe et, au
se laisse découvrir lentement, méticuleusement.  e siècle av. J.-C., se dote d’une enceinte. Les
Détail après détail. Il faut être aux aguets, l’œil habitations primitives élevées avec des matériaux
ouvert, l’oreille attentive et, souvent, le nez en périssables laissent la place à des constructions
l’air. À chaque coin de rue, on tombe sur les en pierre sèche. Parmi celles-ci, une imposante
lambeaux d’un passé eloché, érodé, enfoui. et inébranlable tour juchée au sommet d’une
Humbles, les façades nîmoises possèdent peu colline, noyau de la tour Magne romaine. Du
de décors architecturaux. Seules les fenêtres haut de ce poste de surveillance, les Volques
et les portes déploient quelques coquetteries arécomiques voient l’ombre de Rome rôder,
comme des motifs sculptés, des coquilles ou s’approcher. Inexorablement. Ils savent bien
des pilastres surmontés de feuilles d’acanthe. que les Romains annexeront un jour ces ter-
Il sut de traverser la rue de l’Aspic pour ritoires compris entre les Alpes et les Pyrénées.
s’en convaincre. De temps à autre, le visiteur C’est chose faite à la n du  esiècle av. J.-C. Les
a la curieuse impression d’être épié. Romains envahissent la région entre les
Rien d’étonnant: des dizaines de faces  années 125 et 121 av. J.-C. et créent leur pre-
d’hommes et de femmes, de démons  mière province en Gaule, la Transalpine,
ou de lions en pierre, le surveillent future Narbonnaise. Une via publica, la
du haut de leurs corniches. Ces sentinelles du passé voie Domitienne, est alors aménagée sous l’impul-
guettent tandis que, sous terre, l’eau verte de la source sion du proconsul Cneius Domitius Ahenobarbus sur
l’ancienne voie Héracléenne vers 118 av. J.-C. Destiné à reine d’Égypte, lors de la bataille d’Actium sur la côte
faciliter la circulation des légions romaines, l’axe rou- occidentale de la Grèce. Cette victoire met un terme
tier reliant Rome à la péninsule Ibérique est une béné- aux arontements qui ont divisé la République et laisse
diction pour l’économie locale. Octave, futur Auguste (le Sénat lui décernera le titre
ociel d’Imperator Caesar Augustus le 16janvier 27 av.
J.-C.), seul maître du monde romain. Une monnaie frap-
Dans sa Géographie Strabon fait pée à Nemausus, entre 28 et 27 av. J.-C., commémore
une description précise de Nemausus cet épisode. Ces as de Nîmes représentent, à l’avers,
les bustes adossés d’Agrippa (le général victorieux) et
d’Auguste et, au revers, un crocodile enchaîné à une
La Nemausus gallo-romaine acquiert le statut de colo- palme (symbole de l’Égypte vaincue), que l’on retrouve
nie –soit à l’époque césarienne, soit pendant le second sur les armoiries de la ville. Les Nîmois seraient-ils les
triumvirat. L’émission de monnaies en argent et bronze, descendants de ces vétérans, grands bourlingueurs
entre 44 et 42 av.J.-C., portant la légende «NEM COL.», de la mer Méditerranée, appartenant à l’armée qui
atteste pour la première fois de l’existence d’une colo- vainquit à Actium? Il n’y a pas l’ombre d’une preuve.
nia Nemausensis. Reste à savoir si elle est une colonie Pourtant, cela pourrait expliquer l’incroyable prodiga-
de droit romain (où tous les citoyens ont les mêmes lité d’Auguste envers Nemausus. Sous son principat, la
avantages que ceux de Rome) ou de droit latin (où seuls ville devient l’une des plus belles «vitrines» de l’Urbs
les citoyens ayant exercé une magistrature peuvent en province. Sa riche parure monumentale fait encore
se voir gratiés du droit romain). Le géographe grec sa réputation dans le monde entier. Lors des deux pre-
Strabon (58 av. J.-C. – entre 25 et 21 av. J.-C.) précise mières décennies de l’empire, le développement urbain
272

dans sa Géographie: «La capitale des Arécomiques est est important. Évidemment, la refondation symbo-
Nemausus. Elle est de loin inférieure à Narbonne sous lique de la ville débute par le site de la Fontaine. Dès
Nîmes

le rapport de sa population étrangère et de son mou- 25 av.J.-C., les Romains greent un sanctuaire dynas-
vement commercial, mais elle l’emporte sur elle sur le tique consacré au culte de l’empereur et de sa famille
plan politique. En eet, elle tient à sujétion 24 bourgs sur l’espace cultuel indigène. Articulé autour du bassin
de même appartenance ethnique qu’elle-même, habités de la source, l’Augusteum est composé de trois grands
par une population remarquablement nombreuse. Ces ensembles (nymphée, temple et théâtre). Au centre, le
bourgs forment avec elle une confédération. En outre, Nymphée est une plate-forme massive quadrangulaire
Nemausus jouit de ce qu’on appelle le ius Latii, droit qui anquée de quatre hautes colonnes d’angle au milieu
assure la citoyenneté romaine à qui a revêtu l’édilité ou de laquelle est érigé l’autel impérial. Une frise à rin-
la questure. De ce fait, la population n’est pas soumise ceau d’acanthes –dont sept fragments sont conservés
aux édits des gouverneurs envoyés par Rome.» Dotée du au Musée archéologique– orne le soubassement de ce
droit latin, la ville domine 24oppida qui lui paient tribut, massif entouré d’eau. Du bassin de la source partent
jouit de privilèges et d’une autonomie relative. De sacrées deux escaliers semi-circulaires. Pour parfaire l’en-
prérogatives, alors qu’elle n’a pas encore entamé son âge semble, un triple portique (est, ouest, sud) à double
d’or! Il faudra attendre la mort d’un illustre personnage galerie agrémenté d’une entrée monumentale cerne la
pour que son histoire s’emballe et joue en sa faveur. construction. Sur la partie orientale du site, l’édice dit
«temple de Diane», seul monument encore debout, est
L’assassinat de César, aux ides de mars en 44 av.J.-C., sans doute l’un des plus mystérieux de la ville. On ne
par Marcus Junius Brutus, son ls adoptif, plonge sait pratiquement rien de lui. Était-ce un temple, une
Rome dans une eroyable guerre civile. Pendant treize bibliothèque ou une maison luxueuse ? L’incertitude
ans, Lépide, Antoine et Octave, le ls adoptif et héri- plane. L’une des hypothèses avancées par les archéo-
tier du général défunt, se jettent frénétiquement dans logues est celle d’une salle cultuelle utilisée simultané-
un tourbillon de batailles et d’alliances pour s’emparer ment comme bibliothèque… Quoi qu’il en soit, cette
de l’illustre succession. La position stratégique de la construction –qui n’a jamais été consacrée à la divinité
Transalpine incite les triumvirs à envoyer des adés, chasseresse– présente un plan tripartite avec une large
clients et vétérans dans les nouvelles colonies. Il s’agit cella (salle centrale) à niches alternées et deux couloirs
de garder une inuence sur ces marches militaires. En voûtés. Abritées sous des grands arbres, les ruines du
-31, Octave vainc la otte d’Antoine et de Cléopâtre, la temple de Diane font le bonheur des promeneurs en
mal de romantisme. En face se dressait un théâtre inté- apercevront les ruines d’une tour et d’un tronçon du rem-
gré au sanctuaire dynastique. Ses vestiges dégagés au part. Un lieu agréable à visiter. Mais revenons à l’histoire
esiècle, sous la direction de l’archéologue Auguste de Nemausus, d’Auguste et de ses nombreuses largesses.
Pelet, furent aussitôt remblayés: ils sont enfouis sous la
pelouse. La ville n’y avait certainement pas vu d’intérêt Chaudement blottie dans son rempart et traversée par
immédiat. Fort heureusement, une maquette en liège, la voie Domitienne, la cité en pleine expansion est dotée
où l’on distingue l’orchestra semi-circulaire et neuf gra- d’un autre espace public, le forum. La planication
dins, a été réalisée par l’initiateur des fouilles. urbaine est bouleversée. Désormais, la vie religieuse,
politique, judiciaire et commerciale se déroule sur cette
place d’environ 150m de long et 60m de large. Au nord
L’empereur Auguste protège se dresse la curie, édice où les décurions (hommes
la ville d’une enceinte inuents de la cité) se réunissent. Au sud, la Maison
de six kilomètres Carrée –seule construction du forum conservée– trône
crânement sur son haut podium, dominant la vaste place
dallée et bordée de portiques. L’harmonie de ses propor-
Le princeps, au faîte de sa gloire, continue à combler tions et la perfection de ses détails laissent pantois les
Nemausus de ses bienfaits. Il lui ore une enceinte notables, les marchands venus négocier ou les Romains
monumentale de 6 km, percée de portes et renforcée de passage. Elle est d’une beauté à couper le soue. Ses
de 80 tours. Le tout enserre 220 ha ! « César Auguste, colonnes cannelées, ses chapiteaux corinthiens et ses
empereur, ls du divin [Jules César], frises sont autant d’attraits pour
consul pour la onzième fois, revêtu les badauds. Il serait dommage de
Sous le principat

273
de la puissance tribunicienne pour la décrire comme un archéologue,
la huitième fois, donne portes et d’Auguste, la ville et parler de «temple d’ordre corin-

Nîmes
murs à la colonie.» Grâce aux titres thien pseudo-périptère, hexastyle,
énumérés dans cette inscription, devient l’une des plus avec un pronaos, une peristasis»…
conservée sur la partie supérieure de belles «vitrines» de Des mots justes. Mais qui enlai-
la porte d’Auguste (naguère nom- dissent la vedette romaine! Et que
mée porte d’Arles), les archéologues
l’Urbs en province. ce soit dit: la Maison Carrée n’est
ont pu dater la n de la construction, puisque c’est dans pas « carrée ». Au e siècle, les savants dénissaient
les années 16-15 av. J.-C. qu’Auguste a revêtu la puis- le rectangle comme un « carré long». Longtemps elle
sance tribunicienne pour la huitième fois. Ce rempart, a gardé le secret de sa date de naissance. Pourtant, elle
victime des turbulences de l’Histoire et, surtout, de la ache sur son frontispice des trous de xation, répartis
spéculation immobilière, ne présente plus que quelques irrégulièrement, destinés à ancrer des lettres en bronze
irréductibles ruines encore debout, dont la providentielle dans la pierre. Celui qui voudra connaître sa date d’édi-
porte d’Auguste. Bâtie en grand appareil au sud-est de cation devra déchirer l’énigme. Les siècles passent.
l’enceinte, elle possède deux grandes entrées destinées
aux véhicules et deux passages latéraux pour les pié-
tons. On peut apercevoir le tracé des deux puissantes
tours semi-circulaires qui l’encadraient. Précision : on
a très longtemps considéré la demi-colonne placée en
son centre comme la borne milliaire marquant le point
zéro de la voie Domitienne reliant Nîmes et Beaucaire.
C’est une erreur. Le jalon initial a été retrouvé à une
centaine de mètres à l’intérieur de la ville. Autres ves-
tiges visibles de l’appareil défensif: la modeste porte de
France (ou d’Espagne) et la tour Magne, point culminant
du rempart remanié par les Romains. Les plus curieux,
ou passionnés par la romanité, peuvent se rendre au
jardin des Sœurs-de-l’Hospice (ancienne polyclinique Intérieur du temple de Diane à Nîmes     
Saint-Joseph, rue Alexandre-Ducros). Dans la cour, ils 
Eurêka ! En 1758, le Nîmois Séguier source de l’Eure à Uzès, à environ 25 km au nord de
parvient à résoudre l’énigme Nîmes. Pour contourner l’obstacle que constituait le
de la Maison Carrée franchissement des gorges du Gardon, ils optèrent pour
un cheminement de la canalisation en piémont des gar-
rigues, sur une distance d’une cinquantaine de kilo-
Et c’est un érudit nîmois, Jean-François Séguier, qui mètres», explique Dominique Darde, conservatrice du
perce à jour le mystère en 1758. Les trous révèlent Musée archéologique de la ville.
cette inscription : « C. CAESARI. AVGVSTI. F. COS.
L. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. DESIGNATO Les années lent, Rome demeure. Le peuple gallo-
PRINCIPIBVS. IVVENTVTIS ». Traduction : « À romain, quant à lui, s’éprend de spectacles de grande
Caius, ls d’Auguste, consul et à Lucius Caesar, ls envergure. Et les citoyens de Nemausus ne font pas
d’Auguste, consul désigné. Aux Princes de la Jeunesse». exception. Imaginons : un homme, vêtu d’une toge,
Séguier se plonge dans les livres. Voici ce qu’il y avance à grands pas, traverse les rues. Il est certaine-
découvre. Faute de descendance, Auguste demande à ment en retard. Ses grandes enjambées nissent par
son ami Agrippa d’épouser sa lle Julie. De cette union l’amener devant l’amphithéâtre édié vers la n du
naissent deux enfants: Caius (en -20) et Lucius (en -17). er siècle –sous Vespasien (69-79) ou sous Domitien (81-
Le princeps s’empresse de les adopter (au sens politique 96). Élevé à 8m du rempart augustéen, le bâtiment mas-
du terme) pour assurer sa succession et les nomme sif (21m de hauteur) en impose avec ses 60arcades. Les
consuls lorsqu’ils atteignent l’âge de 14ans. L’Imperator dimensions exactes de cette ellipse? Le Gallo-Romain,
a bien préparé le terrain. Il va réussir à imposer le prin- disons Marcus, s’est fait un point d’honneur de les
cipe dynastique. Mais l’Histoire en décide autrement. apprendre par cœur: elle fait 133,38m sur 101,4m. Il
274

Lucius meurt en 2apr.J.-C. et Caius en 4apr.J.-C. La jette un coup d’œil à la façade nord. Décidément, les
solution de l’énigme est là. Eurêka! La Maison Carrée deux avant-corps de taureaux placés en dessous du
Nîmes

a bel et bien été bâtie la première décennie de notre ère fronton triangulaire lui plaisent toujours autant. Il s’en-
puisqu’elle est dédiée à ces « Princes de la Jeunesse », goure à l’intérieur du bâtiment et vole à travers le lacis
disparus prématurément. de galeries qui lui permettent d’atteindre prestement sa
place. La structure intérieure du monument est, indé-
Puis viennent les règnes de Tibère (14-37) et de ClaudeIer niablement, ingénieuse. Galeries, couloirs, escaliers et
(41-54). Nemausus continue à se pourvoir de bâtiments vomitoires hiérarchisent le public au fur et à mesure
urbains et à prendre de l’ampleur. «Ce n’est que vers de sa montée. Les gradins (cavea), pouvant accueillir
le milieu du  er siècle de notre ère 23 000 spectateurs, sont divisés en
que la construction de l’aqueduc est trois zones séparées par des passages
entreprise. Équipement hydraulique pourvus chacun d’un parapet.
d’une haute technicité, l’aqueduc
participe aussi au prestige de la cité, Depuis sa place (délimitée par deux
au même titre que les autres monu- sillons espacés de 40 cm), Marcus
ments publics. La campagne gar- regarde, envieux, les quatre premiers
doise conserve de nombreux vestiges gradins au-dessus de la piste. Ce
des ouvrages d’art qui supportaient sont les places d’honneur réservées
la canalisation antique, dont le plus aux sénateurs, consuls ou tribuns.
célèbre est le pont du Gard (inscrit Bien sûr, les gradins situés au som-
au Patrimoine mondial de l’huma- met sont destinés aux plus pauvres.
nité). Dans la ville, le castellum –l’un Marcus voit avec satisfaction que le
des rares châteaux d’eau conservés  velum a été déployé – il est soutenu
du monde romain –, à la fois bassin  par des mâts plantés dans les consoles
     
de réception et de distribution, fai-  disposées à l’extérieur de l’attique.
sait partie de la parure monumentale  Sur la piste (69,14 m × 38,34 m), les
urbaine. On peut voir les vestiges de  combats de gladiateurs (munera) font
ce bassin circulaire rue de la Lampèze où il a été dégagé rage. Qu’ils soient rétiaires (armés d’un let et d’un tri-
en 1844. Les ingénieurs romains ont choisi de capter la dent), mirmillons (grande épée et bouclier) ou thraces
(épée recourbée, casque à large rebord), ces hommes Il ne croit pas si bien dire… «Les arènes sont la matrice,
s’évertuent à garder leur vie sauve et, pourquoi pas, à les entrailles de la ville. Toutes les passions et les émo-
s’auréoler d’un peu de gloire. Si Marcus apprécie ces tions s’y jouent. À l’époque romaine, les spectacles s’y
arontements, il regrette, en revanche, l’absence de déroulent. Elle devient une protection lors des grandes
chasses (venationes), ces combats d’animaux organi- invasions et, ensuite, un lieu de pouvoir et d’opposition.
sés pour chauer le public. Ici, l’élévation des gradins Lorsqu’elle retrouve sa vocation de lieu de spectacle au
n’est pas susante pour protéger les spectateurs des e  siècle, l’ellipse redevient un lieu de catharsis des
bêtes sauvages. Il aurait un mot à dire aux architectes… foules. Avec la tauromachie, l’opéra ou les concerts de
Comment s’appellent-ils déjà ? Il ne se souvient plus. rock. C’est le chaudron des passions!», s’enthousiasme
Pourtant, sous ses pieds, deux galeries aménagées ser- Daniel J. Valade, qui fut adjoint au maire de Nîmes,
vant de coulisses techniques révèlent le nom de celui délégué à la Culture et à la Tauromachie. Avec ses
qui a élevé une partie du monument : Titus Crispius récents chantiers de restauration (l’amphithéâtre et la
Reburrus. Marcus défronce les sourcils et se laisse Maison Carrée) ainsi que la fondation du musée de la
absorber par les combats. Tant pis. L’amphithéâtre don- Romanité en 2018, «Nîmes-la-Romaine» n’a pas ni de
nera peut-être un jour des spectacles avec des animaux. faire parler d’elle.

275
Nîmes


Toulouse
La rebelle

Dans cette ville où « même les mémés aiment la castagne », la résistance est une manière
de savoir-vivre. Avant de devenir une technopole de pointe, la cité a connu bien des périodes


Qui sont les premiers Toulousains? Des Celtes, venant Mais les proto-Toulousains se révoltent en 109… mal
de Germanie. La tribu des Volques Tectosages s’établit leur en prend. Deux ans plus tard, le consul romain
sur la rive droite de la Garonne, un peu en amont de Quintus Servilius Caepio entre en vainqueur dans
la Toulouse actuelle. Elle choisit un chapelet de hau- Tolosa. Désormais, les habitants paieront des taxes
teurs, capable de la protéger des méchantes crues du et subiront un service militaire. Les Romains, eux, se
euve. Vieille-Toulouse, la bien nommée, revendique frottent les mains. La ville est riche et l’orfèvrerie des
la palme de l’établissement le plus ancien. «Sans argu- Tectosages est si célèbre que l’or toulousain devient
ment décisif», jugent toutefois les auteurs de la Nouvelle légendaire. Selon la tradition, les Tectosages ont rap-
276

Histoire de Toulouse (Privat, 2002). Pourtant, ce lieu est porté de leurs conquêtes guerrières un trésor volé près
bien choisi. Toulouse forme un carrefour naturel. Sur de Delphes. Le dieu Apollon, irrité par le larcin, leur
Toulouse

l’axe nord-sud on accède aux Pyrénées toutes proches envoie la peste. Les Tolosates se débarrassent alors du
(120km). D’est en ouest, elle est le passage obligé entre trésor maudit en le jetant dans des fondrières. Le consul
Méditerranée et Atlantique. Caepio assèche les marais et récupère l’or. Soixante-dix
tonnes ! Mais cette pêche miraculeuse lui porte mal-
heur à son tour. Il est défait militairement peu après. Les
418 : début de l’occupation de la ville par
Romains en tireront un dicton: «Il a l’or de Toulouse»
les Wisigoths qui en font leur capitale
équivaut à notre «Bien mal acquis ne prote jamais».
1189 : signature de la charte qui établit
le pouvoir et les libertés communales Fidèle alliée de César pendant sa guerre des Gaules,
des capitouls Toulouse obtient de l’empereur Auguste, au  er siècle
1249 : LOUIS IX HÉRITE DU FIEF TOULOUSAIN de notre ère, le droit d’élever une enceinte. Quatre-
vingt-dix hectares sont clos par 3km de remparts en
1463 : le grand incendie ravage le centre-
briques et ponctués de dizaines de tours. Partant des
ville pendant douze jours et douze
rues Pargamières, puis Romiguières, la fortication
nuits
traversait l’actuelle place Wilson pour atteindre le
1814 : la bataille de Toulouse se solde monument aux morts avant d’obliquer à nouveau vers
par une victoire relative de la France la Garonne par les rues Bida, Jules-de-Rességuier et le
qui perd la ville palais de justice. L’urbanisme romain se dévoile peu à
peu aux archéologues. Deux axes, le cardo (nord-sud)
et le decumanus (est-ouest) se croisent au forum, le
cœur religieux et politique de la cité. Le cardo romain
SE DÉBARRASSER DU TRÉSOR MAUDIT correspond aujourd’hui à l’axe rue Pharaon-rue des
Filatiers-rue des Changes-rue Saint-Rome, tandis que le
decumanus va de la Daurade à la porte Saint-Étienne à
Quand les Romains battent les Celtes, vers121av. J.-C., travers la rue de Metz. L’ancien forum, lui, se trouvait
Tolosa s’allie sagement à Rome: vin italien contre blé place Esquirol. Toulouse se dote aussi d’un aqueduc de
ou bétail gaulois, le commerce adoucit les mœurs. 8km. L’eau vient de Lardenne et du Mirail, où subsistent


277
encore quelques arcades, traverse la Garonne par un indignés: «Cet imposant vestige de Toulouse capitale a
pont (totalement disparu) et rejoint la place Rouaix, été brutalement oblitéré, un jour de mars1989, par les

Toulouse
le point culminant de la cité. C’est donc presque sans bulldozers des promoteurs venus faire leur oce, sans
surprise que le visiteur actuel y découvre une fontaine. se soucier de la clause de la découverte exceptionnelle.»
«On a évalué le débit quotidien de l’aqueduc à10000 ou Le palais wisigothique s’est transformé en une place de
15 000m³: environ 1 000litres par habitant, à peu près Bologne grillagée et sans âme.
comme à Rome à la même époque, et beaucoup plus
qu’à Toulouse avant1950», soulignent les auteurs de la
Nouvelle Histoire de Toulouse. La révolution comtale
Le territoire de Tolosa s’étend, selon le géographe
grec Strabon, « des pins des Cévennes aux neiges des En 507, les Wisigoths sont battus par des nouveaux
Pyrénées» et Toulouse fait partie des vingt plus grandes venus, les Francs. Chevauchant depuis Bordeaux,
villes de l’Empire romain. Mais les dieux abandonnent Clovis entre dans Toulouse, sans combat, en 508. Une
Rome et ses alliés. Voici le temps des grandes invasions nouvelle menace, arabe cette fois, apparaît deux cents
et de la christianisation. Sa première évocation est le ans plus tard. En 719, Al-Samh et son armée occupent
martyre de saintSernin en 250. Vers l’an400, l’évêque Narbonne, puis Carcassonne. Toulouse est assiégée
Exupère fait construire un reliquaire pour son pré- en 721. Sous la direction d’Eudes, duc d’Aquitaine, les
décesseur martyr. Et si, en 407, Exupère mobilise les Toulousains repoussent les Arabes. Un jour noir pour
Toulousains contre l’invasion des Vandales, il ne peut les musulmans puisque Al-Samh lui-même est tué et
rien contre celle des Wisigoths, qui occupent Toulouse que leur avancée vers le nord est brutalement stoppée.
à partir de 418, formant un immense royaume qui va Au cours d’une seconde incursion en 732, les Arabes
de l’Espagne à la Loire. Pendant un siècle, éodoricII éviteront soigneusement Toulouse avant d’être arrêtés
(dont le buste trône encore aujourd’hui dans la salle du à Poitiers par CharlesMartel.
conseil municipal du Capitole) et ses successeurs dirigent
ce vaste ensemble depuis les berges de la Garonne. Des Bien vite, Eudes et Charles rivalisent pour récupérer
vestiges du palais des rois wisigoths sont mis au jour en la couronne chancelante des Mérovingiens. Eudes,
1987, lors de fouilles eectuées sur les ruines de l’hôpi- duc d’Aquitaine, meurt en 735, laissant la place libre à
tal Larrey. La suite est racontée par les universitaires CharlesMartel, maire du palais d’Austrasie, dont le ls
er 

Pépin obtient du pape la couronne royale. Pépin fonde gouvernent Toulouse, laissant alors se développer les
la dynastie carolingienne. « Les historiens de cour, libertés urbaines.
carolingiens puis capétiens, tout en faisant silence sur la
bataille de Toulouse, n’auront de cesse de fonder la légi-
timité de la nouvelle dynastie sur la bataille de Poitiers. Le capitoulat,
Ainsi se forgera l’un des mythes les plus tenaces de une exception administrative
notre histoire nationale », expliquent les auteurs de la
Nouvelle Histoire de Toulouse. Cette rivalité n’empêche
pas les églises de eurir dans la cité. En 844, l’église Le «conseil commun du bourg et de la cité», qui appa-
Saint-Jacques est mentionnée pour la première fois à raît en 1152, reprend les attributions judiciaires du
côté de l’église Saint-Étienne. Cet ensemble épiscopal comte. Six chanoines d’un chapitre (capitulum en latin),
278

se situe sur un site cultuel païen plus ancien encore. qui deviendront les capitouls, siègent en compagnie de
Quant à Saint-Pierre-des-Cuisines, elle est considérée, quatre juges et de deux avocats. Les capitouls veulent
Toulouse

avec l’église du Taur, comme la plus ancienne église de davantage de pouvoirs? RaymondV leur en laisse peu.
Toulouse (esiècle) et deviendra l’église comtale. En 1189, cependant, ils font reconnaître leurs «droits,
coutumes et franchises» et, à partir de1200, se lancent
Le pouvoir comtal, lointain héritier du prince caro- dans une politique expansionniste pour contrôler les
lingien, s’arme progressivement aux e et  esiècles. villages voisins. En ville, ils achètent systématiquement
Guillaume III, dit Taillefer (998), Pons (1037), les maisons et les terrains situés à l’est de la Porterie.
GuilhemIV (1061), puis son frère RaymondIV (1093) se Ils y créeront une maison commune, le futur Capitole,
succèdent. À l’est, le château comtal est accolé à la porte symboliquement situé sur l’ancien rempart romain, à
Narbonnaise, s’y élève aujourd’hui le palais de justice. cheval entre les deux parties de la ville.
De l’autre côté de la ville, un pouvoir concurrent appa-
raît. Les moines de la basilique Saint-Sernin créent un En 1208, Toulouse est au sommet de sa puissance. Elle
bourg de 60ha –l’église Saint-Sernin, qui s’illumine le prend l’allure d’une riche cité italienne, avec une oli-
soir comme le chante ClaudeNougaro, l’enfant du pays, garchie au pouvoir et des campagnes alentours à son
est désormais classée au patrimoine mondial de l’hu- service. Les troubadours chantent l’amour et persient
manité par l’Unesco. Ses dimensions impressionnent: le clergé, avec une liberté de ton inconnue jusqu’alors.
112m de long, la plus grande église romane conservée La croisade contre l’hérésie cathare s’abat brutale-
en France. Commencée vers1070, elle est consacrée par ment en 1209. Pourtant, Toulouse est peu touchée par
le pape UrbainII en 1096. Ses chanoines obtiennent du le catharisme. Les historiens estiment que seulement
pape leur autonomie vis-à-vis de l’évêque et du comte. 5% de la population se revendiquent de l’hérésie, soit
Le seigneur abbé de Saint-Sernin, par sa puissance éco- à peine 1 000 personnes. Mais « ces familles appar-
nomique, militaire et symbolique se tiennent toutes à la vieille aristocra-
veut l’égal du comte, qui s’absente tie de la terre et de l’argent, et c’est
souvent pour défendre ses territoires Au sommet de sa leur concentration qui fait la force du
provençaux. Quand Raymond IV puissance, Toulouse foyer toulousain », précisent-ils. Le
répond à l’appel de la première croi- catharisme est déjà bien connu depuis
sade (1096-1099), ce sont ses ls prend l’allure d’une plus d’un demi-siècle. La réponse
Bertrand puis Alfonse Jourdain qui riche cité italienne de l’Église est d’abord pacique.
Prédications et débats avec les «parfaits» se multiplient. est royalisée, francisée. L’Université, ancien agent de
Le futur saint Dominique parcourt le Languedoc en propagande catholique, sort de l’ombre grâce à l’ensei-
1206. Un an après, le nouvel évêque de Toulouse frappe gnement du droit. La qualité des juristes toulousains
un grand coup. Il excommunie RaymondVI, coupable devient proverbiale dans tout le royaume. Les agents du
de mollesse envers les cathares. Puis, en 1208, le légat roi s’installent à la mort d’AlphonsedePoitiers en 1271.
du pape PierredeCastelnau est assassiné par un écuyer Les capitouls sont cantonnés à des tâches subalternes:
du comte. La coupe est pleine. La croisade est décidée. voirie, ravitaillement, contrôle des poids et mesures,
SimondeMontfort en prend la direction. entretien des ponts… Tâches pourtant diciles,
comme en cette veille de l’Ascension1281, où le «vieux
En 1213, la bataille de Muret ouvre les portes de la ville pont» s’eondre. Toulouse, pendant la guerre de Cent
aux «Français». Mais les Toulousains se révoltent en Ans, reste loyale à la royauté. Face à la menace anglaise,
1217 et chassent Montfort. C’est l’union sacrée des elle reconstruit ses murailles. Sa délité est récompen-
Toulousains derrière les reliques de saint Exupère qui sée par la création d’un parlement en 1420, le deuxième
avait sauvé la ville des barbares en 407. Les femmes après Paris. La ville devient la capitale judiciaire du
jouent un grand rôle. Elles sont même à la manœuvre Grand Sud. Intégrer la magistrature devient alors le but
de la catapulte qui tue SimondeMontfort en 1218 alors des riches citoyens, mais les places sont chères et, rapi-
qu’il assiège à nouveau la ville rebelle. Un épisode évo- dement, deviennent héréditaire.
qué par une immense peinture dans la salle des Illustres
de l’actuel Capitole. Toulouse capitule pourtant en 1229.
C’en est ni de sa puissance. La lle du dernier comte L’or bleu et la ville rose
est mariée au frère de LouisIX, qui hérite du ef toulou-

279
sain (1249). C’est l’heure de la mise au pas. Le concile
de Toulouse de 1229 instaure la surveillance des dèles, Le 7mai 1463, le feu prend chez un boulanger du quar-

Toulouse
avec port d’insignes distinctifs pour les suspects et déla- tier des Carmes. Attisé par le vent, le brasier gagne en
tion rémunérée par l’évêque. Pour couronner le tout, on intensité. Comme en 1408 et en 1442, des centaines de
crée une université chargée de renforcer la lutte intel- maisons brûlent. Mais cette fois-ci, l’incendie ravage
lectuelle contre les relents de catharisme qui pourraient le centre-ville pendant douze jours et douze nuits.
encore couver sous les crânes. Les dominicains font la Toulouse est en cendres. LouisXI gracie le boulanger
chasse aux crypto-cathares. Ils ont fort à faire puisque et, surtout, accorde des exemptions scales pour favori-
les deux tiers des capitouls sont encore cathares. En ser la reconstruction de la cité. Le clocher de la nouvelle
1237, un ancien parfait, RaymondGros, livre une longue église de la Dalbade dominera la ville du haut de ses
liste de noms. Les condamnations pleuvent. En 1250, les 81m. Toulouse rosit encore un peu plus car la brique,
cathares ont disparu de Toulouse.


On donnera pourtant une totale abso-


lution aux frères prêcheurs (domi-
nicains) en découvrant l’héritage
fabuleux qu’ils laissent à Toulouse.
Car le monastère des Jacobins, réa-
lisé entièrement en briques, est un
véritable joyau de l’art gothique lan-
guedocien. Massive, voire austère de
l’extérieur, l’église, qui conserve les
reliques de saint omas d’Aquin,
est d’une extraordinaire légèreté à
l’intérieur. De sa double nef, une
colonne, semblable à un gigantesque
palmier, soutient le chœur. Derrière
se trouve un cloître harmonieux,
îlot de paix en pleine ville. Toulouse
jusqu’alors réservée aux bâtiments publics, gagne du de carrefour et mettent à bas les statues des saints
terrain. La période, qui s’étend du grand incendie qui ornent la façade de la cathédrale Saint-Étienne.
de1463 au début des guerres de Religion en 1562, appa- En mai 1562, 1 500 protestants prennent d’assaut le
raît comme la plus faste de l’histoire Capitole, dans lequel ils se barri-
de la cité, un véritable «siècle d’or». cadent. À l’issue de quatre jours de
Tandis que Montaigne, La Boétie, La ville fait fortune combats, les réformés doivent aban-
l’imprimeur ÉtienneDolet, le réfor-
miste Michel Servet, ou le juriste
grâce au pastel donner la ville. Une violente répres-
sion s’ensuit. Dix ans plus tard, à
Cujas fréquentent l’université, la ville et devient le «pays la nouvelle de la Saint-Barthélemy
fait fortune grâce au pastel et devient de cocagne». parisienne, le parlement se saisit des
le «pays de cocagne». protestants toulousains. Deux cents
ou 300 d’entre eux seront massacrés le3octobre 1572:
Le pastel est un buisson donnant de petites eurs jaunes. Toulouse ne compte plus un seul réformé. La « ville
Les feuilles de la plante sont séchées puis broyées. De la sainte» se met au service de la Ligue avant de se rallier
pâte obtenue, on fait des petites boules appelées coques, à HenriIV, à qui les Toulousains érigent une statue de
ou cocagnes, qui fournissent une teinture d’un bleu son vivant. Toulouse restera loyale aux lis. Elle
indélébile. Le climat du Lauragais tout proche ne soutient pas la révolte du gouverneur du
est bien adapté à la plante. Cinq à six récoltes Languedoc, le duc de Montmorency, déca-
par an sont monnaie courante, ce qui est pité, en présence de LouisXIII, dans la cour
utile car il faut 10 kg de feuilles pour obtenir du Capitole le30octobre 1632. L’absolutisme
500 g de cocagne. Le « bleu de Toulouse » royal réduit pourtant comme une peau de
280

est alors recherché dans toute l’Europe. chagrin l’autonomie toulousaine. Même
De somptueux palais, comme celui de le fameux Consistoire du Gai Savoir,
Toulouse

Pierre Assézat ou de Jean de Bernuy fondé par sept notables occitans en
sortent de terre. Ce dernier est si riche 1323, passe sous le contrôle royal.
qu’il se porte caution de la moitié de À partir de1513, les Jeux oraux
la rançon de François Ier après le couronnent des œuvres en fran-
       e 
désastre de Pavie. Signe de sa puis-          çais. LouisXIV érige ces Jeux o-
sance, Bernuy se fait construire en      raux en académie royale en 1694.
1504 une tour hexagonale, la plus  Bien plus tard, en 1819, un jeune
haute de la ville, puis un palais tout entier en 1530, homme de 17ans obtiendra à son tour une récompense,
rue Gambetta. Comble du luxe dans ce pays de brique, un certain VictorHugo.
l’hôtel de Bernuy a une façade en pierre. Il accueille
aujourd’hui le collège et le lycée Pierre-de Fermat. Sous l’impulsion du Biterrois Pierre Paul Riquet,
Enrichis à l’extrême, les pasteliers aspirent au capitoulat LouisXIV lance, à partir de1662, la construction d’un
et à la noblesse qui en découle. Leurs hôtels se hérissent canal entre Méditerranée et Océan. Le canal des Deux-
de tours, signes de puissance. Encore aujourd’hui, il Mers est achevé et inauguré en 1681, un temps record.
faut se promener tête en l’air pour découvrir l’une des Mais avant de devenir le lieu de promenade que nous
50 tourelles qui subsistent. L’hôtel de Boysson (capitoul connaissons, le canal a été un formidable outil écono-
en 1468), 11, rue Malcousinat, est superbe, tandis qu’une mique. La bourgeoisie foncière toulousaine va ainsi pro-
échauguette construite par Arnaud de Bruxelles se ter du canal pour exporter le blé du Lauragais dans le
cache dans la cour du 19, rue des Changes. Tout près de monde entier. Avec la richesse retrouvée au esiècle,
là, l’hôtel d’Astorg et celui de Saint-Germain dévoilent Toulouse se lance dans de grands travaux d’urba nisme.
leurs trésors aux curieux qui franchissent leur porche. On construit successivement la place du Capitole et le
Pourtant, dès1560, la folie de l’or bleu décline, sous les cours Dillon, qui sert de digue sur la rive gauche. Le
eets conjugués de mauvaises récoltes, de la concur- faubourg Saint-Cyprien sera pourtant entièrement sub-
rence de l’indigo et des guerres de Religion. mergé en septembre1772. Sur l’autre rive sont construits
des quais et un quartier neuf, autour du Grand Rond.
En 1548, les calvinistes interrompent un sermon dans Enn, est creusé, en six ans, le canal de Brienne qui per-
l’église des Tiercaires. En 1555, ils abattent des croix met de relier la Garonne au canal du Midi.
LA PREMIÈRE CHAIRE DE PRÉHISTOIRE les électeurs renouent avec leurs opinions républicaines.
DE FRANCE Jaurès écrit régulièrement dans La Dépêche, le journal
républicain créé en 1871 et les radicaux socialistes occu-
peront la mairie de1907 à1971.
La Révolution marque la n d’une ère. Les congréga-
tions religieuses sont chassées, le couvent des Jacobins Sous la IIIeRépublique s’ouvrent la rue de Metz et la rue
devient une caserne. Sous la Terreur, 45 personnes d’Alsace-Lorraine, percées après1870. La rue Ozenne,
sont exécutées. En août 1799, des insurgés royalistes du nom du généreux banquier qui légua sa fortune à
se présentent aux portes de la ville; ils seront écrasés. la ville, est percée au début du  e siècle. La prairie
Sous Napoléon I er, la ville devient la base arrière de la des Filtres devient un lieu de promenade. C’est là que,
guerre d’Espagne. Les généraux toulousains Caarelli, dès1899, le Stade olympien des étudiants toulousains,
Dupuy, Verdier ou Pérignon s’illustrent sur les champs maillot rouge et épaulettes noires, joue son premier
de bataille. Mais en 1814, avec la perte de l’Espagne, match ociel de rugby contre le Stade bordelais. En
l’armée de Wellington poursuit le maréchal Soult qui 1907, la fusion de diérents clubs donne naissance
bat en retraite. Le10avril 1814, le jour de Pâques, éclate au Stade toulousain qui garde les couleurs d’origine.
l’indécise bataille de Toulouse. Des assauts sanglants L’université se développe. Médecine, droit, sciences,
se déroulent sur le canal, aux Ponts-Jumeaux et au agronomie, lettres, puis bientôt la première chaire de
pont Matabiau. Soult résiste, puis décide de se retirer. préhistoire de France font de Toulouse une ville intel-
L’armée quitte Toulouse dans la nuit en direction de lectuelle. Le décollage industriel de Toulouse ne se fera
Carcassonne où elle apprendra l’abdication de l’Empe- qu’avec la Première Guerre mondiale et ses commandes
reur quelques jours plus tard. Chaque année, une prise militaires (chimie et aviation).

281
d’armes en costumes d’époque commémore cet épisode.
Aujourd’hui, Toulouse, métropole régionale, est

Toulouse
Malgré la création de la place Wilson (1803 et 1804) et l’une des villes les plus attirantes de France. Son cli-
des boulevards qui ont remplacé les vieilles murailles, mat, sa gastronomie, sa culture et ses technologies de
le centre reste un dédale de ruelles étroites. En 1854, pointe attirent de plus en plus. La ville, qui comptait
le choléra tue plus de 400 personnes. La Garonne 50000habitants en 1789, frôle aujourd’hui les500000.
déborde à nouveau en 1875, anéantissant quasiment la L’agglomération totalise plus d’un million d’habitants.
rive gauche de la cité. On relève 209morts, 1 141mai- Les Toulousains abordent le troisième millénaire riches
sons détruites, et 3 ponts emportés. Politiquement, de leur passé et conscients de la chance qu’ils ont de
Toulouse est une «ville agitée». Dès le Second Empire, vivre dans l’une des plus belles régions d’Europe.

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
Livre
VI des annales
(1618-1633).
A
Angers
ngers
ngers
Mans
Le Mans

Pays
de la Loire
Angers
Bénie des dieux

La capitale angevine semble entretenir avec le ciel des relations on ne peut plus favorables…

Avec le temps, celle qui fut brièvement la capitale du royaume de France a abandonné

284
Angers




À quand remonte la présence humaine dans la région quatre millénaires avant notre ère. Mais ce n’est qu’au
angevine? Certains indices permettent de penser que er  siècle av. J.-C. qu’une tribu gauloise – les Andes
le promontoire rocheux, sur lequel est aujourd’hui per- (ou Andécaves)– installe un véritable oppidum sur le
ché le palais comtal, a été peuplé depuis le Paléolithique. rocher. De ce village gaulois primitif, les archéologues
Si la mise au jour d’un biface taillé, vieux de 400 000 n’ont, à ce jour, retrouvé que des vestiges épars. Des
ans (rue de Frémur), ne prouve pas la présence conti- fouilles, réalisées sous le logis Barrault au moment de
nue de l’homme sur cet éperon, l’existence d’une la réhabilitation du musée des Beaux-Arts, permettent
mine d’ardoise, toute proche, indique qu’un village néanmoins d’armer que ce premier hameau celte était
était probablement implanté à proximité du cairn, bien plus étendu qu’on ne le pensait.
« LE MARCHÉ DE JULES » situé aux alentours de la cathédrale actuelle, n’a pas
encore été localisé. Seules les fondations des tours de
garde de la muraille antique demeurent encore visibles
L’urbanisation du site ne commence qu’avec l’arrivée au pied de la tour Villebon, dominant la rue Baudrière,
des Romains. Vers 50 av.J.-C., il s’agit déjà d’une place et de la tour de l’Évêché. La présence d’une fontaine
commerciale importante si l’on en juge par le nom qui sacrée, identiée dès la n du esiècle dans le quar-
lui est donné: Juliomagus, c’est-à-dire «le marché de tier de la Chalouère, indique que la cité n’était pas seu-
Jules ». En témoigne la mise en place d’un réseau de lement un lieu d’échanges commerciaux mais disposait
voirie, dont des vestiges ont été retrouvés, notamment également d’un sanctuaire important. Le plus ancien
avenue de la Blancheraie. Cette association de murs document écrit, évoquant l’existence de Juliomagus,
maçonnés et de sol pavé pourrait correspondre au cardo est tardif. Il s’agit de la table de Peutinger, reproduction
(c’est-à-dire l’axe nord-sud) de la ville antique. Sans médiévale de l’une des premières cartes routières de
oublier la présence d’un decumanus (grande rue tra- l’histoire (datée du e siècle). Elle montre que la cité
versant la cité d’est en ouest) que reprend, aujourd’hui gallo-romaine est située sur une voie de communica-
en grande partie, la rue Saint-Aubin. Des fouilles tion stratégique reliant Rennes à Tours. Son rôle essen-
récentes ont permis de repousser un peu plus vers tiel de place d’échanges entre la Bretagne et l’arrière-
l’ouest les limites connues de Juliomagus. L’insécurité pays est conforté.
croissante, à la n du  e siècle, conduit la ville à se
doter d’une enceinte dont une partie demeure visible Il faut attendre l’évangélisation de l’Anjou au e siècle
rue Toussaint, derrière l’oce du tourisme. «La super- pour que Juliomagus commence à faire réellement par-
cie de la cité ainsi enclose avoisine, vers 275, les 9 ha», ler d’elle. Le premier évêque angevin, mentionné en

285
indique la guide-conférencière 372, entre dans l’histoire sous le
Micke Overlaet. Les sondages nom de Defensor. Ce ne serait en
Son rôle de place

Angers
eectués dans le château, au réalité qu’un titre indiquant que
moment de la construction des d’échange entre la l’évêque est bien le défenseur de
salles d’exposition de la tenture la cité, face à une administra-
de l’Apocalypse, ont montré Bretagne et l’arrière-pays tion gallo-romaine désorgani-
que le site était alors densément est conforté. sée. Sous son impulsion, la ville
occupé. De même, les fouilles, se transforme. Une basilique
réalisées lors de l’édication du théâtre et de l’amé- est édiée (on en retrouve aujourd’hui la trace dans
nagement de la place du Ralliement, ont indiqué que la crypte de la collégiale Saint-Martin) et trois églises
la cité comptait de très nombreux ateliers de potiers paroissiales sont bâties: Saint-Pierre, Saint-Maurille et
et de bronziers. Cependant, faute de sources écrites, Saint-Julien. alasius, le cinquième évêque d’Angers,
il est bien dicile de décrire la population. Tout juste contribue, au e siècle, à faire de la ville haute une cité
peut-on armer que la ville a débordé rapidement des presque exclusivement dédiée au culte catholique.
remparts puisque des traces d’habitat gallo-romain Plusieurs congrégations monastiques s’y implantent.
ont été repérées rue Saint-Julien et sous l’immeuble de L’éperon rocheux retrouve sa vocation spirituelle initiée
la Poste lors de son édication, en 1935. Ce qui porte la au Néolithique!
supercie de l’agglomération, au début du esiècle, à
une soixantaine d’hectares: soit presque la supercie
853 : L’Anjou devient la marche du royaume
de Lutèce. La richesse des sépultures découvertes dans
franc
la nécropole retrouvée, en 1841, à l’emplacement de la
gare Saint-Laud, laisse supposer que la ville est pros- 1154 : Henri II devient roi d’Angleterre.
père. Comme le conrme le trésor monétaire mis au Le comté d’Anjou passe sous contrôle
jour à la faveur de l’installation des voies ferrées. anglais
1219 : L’Anjou redevient français
Pourtant, en dehors d’un amphithéâtre, exhumé en
1475 : Louis XI accorde l’autonomie municipale
1804 (près du château), et de thermes publics (place de
à la ville
la République), aucun édice d’importance ne semble
avoir traversé les âges. Le forum, vraisemblablement
À la même époque, la première abbaye de la ville, dédiée geste. Tels Foulques Ier (870-941) et FoulquesIII (965-
à Saint-Aubin, dont elle abrite les reliques, est consacrée, 1040), plus connu sous son surnom de Nerra, «le Noir»,
non loin de là, par l’évêque de Paris, saint Germain. Les tant à cause de la couleur de ses cheveux que de son
églises se multiplient, notamment au lendemain du tempérament violent. C’est à ce dernier qu’Angers doit
siège de la cité par Childéric (en 470). Toutes les activités la restauration de la collégiale Saint-Martin qui consti-
profanes sont alors concentrées en périphérie, à l’exté- tue le plus ancien de ses monuments. C’est encore avec
rieur de la muraille augustinienne. Trois siècles durant, lui que le quartier d’Outre-Maine (ou Doutre), sur la
l’agglomération se développe au pied de cette enceinte rive droite du euve, voit la fondation des églises béné-
sacrée, au cœur de laquelle l’abbatiale Saint-Serge est dictines : Saint-Nicolas (avant 1020) et Notre-Dame-
fondée, à l’instigation des rois mérovingiens ClovisII et de-la-Charité (en 1028). Cette dernière sera, à partir du
ierryIII, au milieu du esiècle. esiècle, connue sous le nom d’abbaye du Ronceray,
en raison d’une ronce miraculeuse qui aurait protégé la
statue de la Vierge qui orne sa crypte. Foulques Nerra
Un territoire stratégique fera, enn, construire le premier pont de pierre d’An-
gers, à l’emplacement exact de l’actuel pont de Verdun.

À partir des années 840, les incursions de plus en plus Lorsque Georoy V hérite du titre de comte d’Anjou,
fréquentes des troupes bretonnes (entre autres l’armée de onze générations après Robert le Fort, il a tout juste
Nominoë) et normandes aux portes d’Angers poussent 16 ans. Nous sommes en 1129. Ce jeune homme, sur-
les religieux à consolider les défenses de la ville haute et à nommé «Plantagenêt» pour le brin de genêt qu’il aime
accueillir ainsi les populations civiles attaquées. L’Anjou porter à son chapeau va, lui aussi, consacrer sa vie à lut-
286

devient un territoire stratégique. Charles le Chauve en ter contre les Normands. Tant et si bien qu’il nit par
fait, dès 853, la «marche frontière» de la Francie occi- conquérir la Normandie entre 1136 et 1146 ! Par son
Angers

dentale. Lorsque la ville est prise par les Normands en mariage avec Mathilde l’Emperesse, de onze ans son
873, le petit-ls de Charlemagne envoie immédiatement aînée, il va fonder la célèbre dynastie des Plantagenêts
son armée pour les déloger. Les oensives étrangères se qui, de son ls HenriII à RichardII (en 1399) va régner
multipliant, le souverain carolingien noue une solide sur l’Angleterre. Tous les souverains britanniques de
alliance avec les comtes d’Anjou auxquels cette branche ne conservent cependant
il cone la défense de la frontière. Mais pas leur titre de comte d’Anjou. Après
que leur donner en échange? En juin 877, Richard Cœur de Lion (1157-1199) et
Charles le Chauve, empereur d’Occident Jean sans Terre (1167-1216), le duché de
depuis deux ans, promulgue le capitulaire Normandie et le comté d’Anjou sont à
de Quierzy par lequel la charge comtale nouveau rattachés à la maison capétienne.
devient héréditaire. Cette décision, qui
fonde l’acte de naissance du système féo- Une reconquête dicile qui nécessite de
dal, va lui permettre de s’assurer la dé- fortier une fois encore la ville, car les
lité des comtes d’Anjou dont l’appui lui Anglais n’entendent pas se faire dépos-
est indispensable pour sécuriser la partie séder ainsi de ces territoires. C’est à
ouest de son territoire. cette époque qu’est construite une nou-
velle enceinte, comprenant le quartier de
Robert le Fort, en précurseur, a devancé la Doutre et l’actuel château d’Angers.
cette mission au prix de sa vie puisqu’il  Édiée sur ordre de Saint Louis, cette for-
meurt, en 866, en tentant de contenir les  teresse monumentale sera à la hauteur des

attaques conjuguées des Bretons et des  ambitions de la famille d’Anjou dont les
Danois à la bataille de Brissarthe. Ses propriétés englobent à la fois le comté de
descendants ne trahiront pas la couronne de France. Provence, le royaume de Naples, celui de Sicile et surtout
Plusieurs d’entre eux marqueront l’histoire du royaume. Jérusalem ! De prestigieuses terres, héritées de père en
EudesIer et RobertIer, ses ls, seront rois de Francie. La ls, auxquelles leBonRoiRené (1409-1480) adjoint, par
plupart de leurs successeurs entreront dans la légende mariage, celui du duché de Lorraine. Son signe de ral-
en raison de leur bravoure, vantée par les chansons de liement, la croix d’Anjou, à double traverse récupérée en
foire pour la Saint-Martin, que dans le domaine s-
cal avec la levée d’impôts) permettent au souverain de
gagner les faveurs de la population angevine qui, rejetant
la suzeraineté des comtes d’Anjou, fera désormais pleine-
ment partie du royaume de France. C’est de cette époque
prospère que date la construction de la maison d’Adam
(1491) et celle du logis Barrault (1493). Cette politique ne
vise pas seulement à assujettir une population suscep-
tible d’être appelée à intervenir contre les voisins bre-
tons… L’autre objectif est de garantir la paix sociale dans
un territoire devenu stratégique depuis que la Loire s’est
transformée en axe de circulation de première impor-
tance. Ses rives se couvrent de châteaux somptueux.

PARMI LES PIONNIÈRES DE L’IMPRIMERIE

La n du e et le début du  e  siècle constituent


une période bénie pour Angers. Ses marchands, pré-
sents aux foires de Lyon et de Genève, expédient vers

287
Paris et Orléans, mais aussi vers les grands ports de
l’Atlantique (Nantes, LaRochelle, Saint-Malo) les pro-

Angers
duits de la province : toiles, vins, ardoises, tueau.
Après Strasbourg, Paris, Lyon et Toulouse, Angers
est la cinquième ville de France à bénécier d’une
imprimerie (1476). L’eervescence intellectuelle y est
 exceptionnelle. L’université forme les plus éminents
 juristes, comme Guillaume Poyet, futur chancelier

 de François Ier et auteur de l’ordonnance de Villers-
Cotterêts. CharlesdeBourdigné, frère du premier his-
Terre sainte par ses ancêtres, deviendra le symbole de ce torien de l’Anjou JeandeBourdigné, compose en 1531
nouveau comté, sous le nom de «croix de Lorraine». La Légende joyeuse de maistre Pierre Faifeu qui inspi-
rera Rabelais pour l’écriture de son célèbre Gargantua.
En fondant près d’Angers, en 1451, le couvent des
Cordeliers de la Baumette, le roi René pérennise la tra- En 1500, la ville compte un peu plus de 12 000 habi-
dition, inaugurée mille ans plus tôt, qui veut que la ville tants. Dix-huit ans plus tard, François I er y eectue une
consacre une place importante à la recherche théolo- visite de courtoisie et réarme son souhait de doter sa
gique. Celle-ci s’est perpétuée tout au long du Moyen prestigieuse université de moyens accrus. La faculté
Âge grâce à l’école épiscopale fondée au esiècle par où Ambroise Paré entame ses études médicales en
Hubert de Vendôme. Le même roi René, peu avant sa 1525 en bénécie grandement. Elle forme également le
mort (en 1480), fait don à la cathédrale d’Angers de la grand juriste Jean Bodin, né en
tapisserie de l’Apocalypse. 1530, rue Valdemaine. L’auteur de
LaRépublique inuencera l’œuvre
En cette n de e siècle, la Bretagne demeure remuante. de Montesquieu.
Soucieux de pouvoir envoyer rapidement des troupes
pour mater d’éventuelles révoltes dans ces provinces
éloignées, Louis XI accorde l’autonomie municipale         
     
à Angers. Les privilèges accordés à la cité (tant dans le      
domaine commercial, avec l’institution d’une grande 
Angers, en cette première moitié du esiècle, compte pas à éliminer les intrépides et à reprendre la forte-
parmi les seize plus importantes cités du royaume. Du resse. Le roi de France ordonne d’en araser les tours.
moins si l’on en croit l’état des contributions à fournir Le gouverneur Donadieu de Puycharic, chargé de
pour la solde des «gens de guerre à pied» daté de 1538. l’opération, les fait découronner pour y ménager les
À cette date, la population dépasse les 20000 habitants. plates-formes nécessaires à l’artillerie moderne. Sage
Bien que l’Église soit très présente dans la ville haute (ou précaution… HenrideNavarre étant devenu l’héritier
peut-être justement à cause de cette omniprésence!), la présomptif du royaume, les catholiques angevins se
Réforme rencontre un fort succès auprès des Angevins. regroupent alors en nombre derrière HenrideGuise.
« L’Évangile y est reçu avec une grande avidité », se Ainsi défendu, le château minimise les risques de tom-
félicite ainsi le protestant éodorede Bèze. Les idées ber aux mains des protestants.
calvinistes progressent dans les esprits et la hiérarchie
catholique ne tarde pas à réagir. Conscient que la ville lui est hostile, c’est dans un esprit
de « réconciliation nationale » qu’Henri IV va faire
d’Angers sa capitale, pendant quelques jours, neuf ans
Les désastres des guerres de Religion après son accession au trône. Arrivé le 7 mars 1598,
le roi de France s’attache, pendant son court séjour,
à eacer trente années d’arontement entre les deux
En 1539, l’épiscopat réprime très durement les premières communautés. Il multiplie les gestes symboliques dans
conversions. C’est ainsi que le prédicateur huguenot l’espoir qu’ils raviveront le dialogue: ainsi, le 15mars,
Denis Brion est brûlé vif place des Halles. Entre 1546 une palme à la main et un collier de l’ordre du Saint-
et 1547, une demi-douzaine d’Angevins vont, à leur Esprit sur les épaules, il suit la procession des Rameaux.
288

tour, payer de leur vie le fait de s’être tournés vers le pro- Arrivé à Saint-Michel-du-Tertre, le roi entend le ser-
testantisme. Malgré cette réaction, mon d’un père cordelier depuis le
Angers

l’Église réformée d’Angers est, en presbytère, face à l’église, et se met


1555, la deuxième, après Paris, à Hier paisible, Angers à genoux devant la croix, raconte
se constituer. Le 14 octobre 1560, change de visage. le chroniqueur Jean Louvet dans
lors de la tenue des états provin- son journal. Le Jeudi saint, le
ciaux d’Anjou, les gentilshommes huguenots réussissent monarque lave les pieds à treize pauvres au Palais épis-
à imposer l’élection de trois des leurs comme députés. copal. Il ne manque aucun oce, touche les malades
Aussitôt alerté, le duc de Montpensier, gouverneur de des écrouelles sur le parvis de la cathédrale suivant la
l’Anjou, est dépêché dans la ville avec une troupe de tradition royale, pose la première pierre du couvent des
900hommes. Les protestants sont démis de leurs fonc- Capucins en Reculée le 4avril, mais n’en oublie pas pour
tions et les Angevins réformés doivent fuir ou se cacher autant les agréments de la chasse –son grand plaisir–
pour pratiquer leur culte. Cependant, cette mise au pas au Plessis-Macé. Le souverain prote de son passage en
ne va pas empêcher les huguenots de prendre la ville en Anjou pour, le 20 mars 1598, conclure dénitivement
avril1562. Dans la nuit du 5au 6avril, ils s’emparent, la paix avec Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de
sans violence, de l’épiscopat, de la cathédrale et de la Mercœur, gouverneur de Bretagne et dernier tenant de
mairie. La réaction de la couronne de France est san- la Ligue catholique, qui s’opposait encore au retour au
glante: plusieurs centaines de protestants sont exécutées calme. Ce dernier reçoit, en échange, la somme phéno-
lors de la «reconquête» par les troupes royales. ménale pour l’époque de 4 295 000livres. Cet accord se
solde aussi par un mariage entre la lle unique du duc
Hier paisible, Angers change de visage. Les guerres de Mercœur, Françoise, et CésardeVendôme, ls natu-
de Religion empoisonnent l’atmosphère. D’abord les rel du roi et de Gabrielled’Estrée. Le contrat de mariage
29 et 30août1572, nuit de la Saint-Barthélemy ange- est signé au château le 5avril de la même année. Pour
vine, au cours de laquelle le lieutenant Puygaillard HenriIV, c’est «le plus grand mariage qui soit» en son
fait exécuter des centaines de protestants. Puis, en royaume. Cela fait, le monarque quitte dénitivement
1585, lorsqu’un commando huguenot parvient à Angers pour Nantes, le 12avril, où il signera, peu de
prendre le château, n septembre. Leur victoire est temps après, le fameux édit garantissant la liberté de
de courte durée. Les troupes d’Henri III ne tardent culte aux protestants français.
« LE CULTE DES CHOSES DE L’ESPRIT » l’épiscopat d’Henri Arnauld (1649-1692), frère d’An-
toine Arnauld, fervent défenseur du jansénisme. La
constitution du séminaire d’Angers, au logis Barrault
Angers redevient cette ville bénie des dieux, symbole dans les années 1670, précède de quelques années la
de la concorde entre les religions. Elle reprend son rang fondation du Mont-de-Piété (1684) destiné à venir en
au titre des « bonnes villes du royaume », celles où il aide aux plus déshérités. Preuve que les préoccupations
fait bon vivre. La population angevine avoisine alors les spirituelles demeurent centrales dans la capitale ange-
30 000 âmes. La parenthèse est, cependant, de courte vine, les échevins locaux décident de faire reconstruire
durée. La ville soure grandement d’une terrible épi- l’abbaye Saint-Aubin. Les travaux vont durer une ving-
démie de peste en 1626, au cours de laquelle 2000habi- taine d’années, entre 1688 et 1710. Date à laquelle est
tants décèdent en quelques semaines. C’est dans ce également achevé le Grand Séminaire dans l’actuelle
même hôpital, dédié à saint Jean, où tant d’Angevins rue du Musée.
ont rendu l’âme au cours de cette période, que Vincent
de Paul rédige le règlement de l’ordre des lles de la Deux siècles plus tard, un prêtre formé en ce lieu,
Charité, en 1640. Cette congrégation se voue à l’assis- JosephWresinski (1917-1988) consacrera sa vie à lutter
tance aux malades dans tous les hospices du pays. En contre la pauvreté. Fils d’un émigré polonais et d’une
1642, une nouvelle communauté religieuse s’implante à réfugiée espagnole, il a lui-même connu la misère, sa
Angers. Par lettres patentes royales, les Pénitentes sont mère étant seule pour subvenir aux besoins du foyer.
autorisées à établir leur maison, installée Outre-Maine Rescapé du camp de Ravensbrück, il créera en 1957 le
–toujours visible. Le médaillon qui orne sa façade tra- mouvement Aide à toute détresse (ATD), organisation
hit l’inuence orentine en vogue à l’époque. non gouvernementale.

289
Après l’épisode de la Fronde (1648-1652), où Angers Comme l’écrivait le géographe Paul Wagret, «Angers

Angers
passe du côté des opposants à la Couronne, puis la garde le visage original d’une cité inniment aimable
reprise de la ville par les troupes de LouisXIV (en1649 où ne compte pas seulement la richesse brutale, mais
et 1652), Angers redevient un haut lieu spirituel sous […] surtout le culte des choses de l’esprit».



Le Mans
LA PERLE ANGLO-SARTHOISE

Au e siècle, la discrète cité de l’Ouest va donner à l’Angleterre une lignée de souverains
parmi les plus illustres : les Plantagenêts. Mais c’est en s’affranchissant de son enceinte
qu’elle va prendre son essor et connaître d’autres grandes heures…

Circuit des 24 Heures, rillettes… Pour certains, tout des demeures remarquables des e et esiècles. Dans
est dit. Dommage et surtout réducteur (pour une ville les ruelles pavées, des maisons à pans de bois bariolés.
labellisée Ville d’art et d’histoire par le ministère de la Bleu lavande, jaune vif ou vert céladon… Il y en a pour
Culture). La meilleure façon d’en savoir plus sur la cité tous les goûts. La plus vaste d’entre elles est celle des
mancelle est d’y pénétrer par le pont Yssoir. Quelques Deux-Amis, rue de la Reine-Bérengère. Sa façade, éle-
ruines éparses de l’enceinte médiévale ( e-e siècle) vée sur deux étages, arbore une intéressante sculpture
se reètent sur la paisible Sarthe. Irréductibles, elles sur le pilier central. Deux hommes s’y tiennent la main
290

tiennent tête aux assauts de la végétation conquérante, et tournent leurs regards vers des directions oppo-
voire belliqueuse, des jardins des Tanneries. À l’ombre sées. Qu’attendent-ils? Qu’espèrent-ils ? Mystère. Plus
Le Mans

des arbres, les oiseaux chantent les louanges d’une telle pittoresque encore, la minuscule Maison Suspendue
oasis de paix, inespérée au milieu de l’agitation cita- montre ses colombages à l’entrée de la rue Saint-Pavin-
dine. Une atmosphère bucolique qui aurait pu inspi- de-la-Cité. Témoin de la quête d’espace habitable intra-
rer nos plus grands romantiques : Alfred de Musset, muros, elle enjambe la ruelle sans aucune gêne. Il fallait
Chateaubriand, Mme  de Staël, éophile Gauthier, bien trouver de la place… Non?
Victor Hugo…
838 : Charles le Chauve obtient
Quelques mètres encore et l’on est frappé de surprise.
le titre de roi du Maine
Ou trompé par une illusion. C’est selon. Une enceinte
romaine, ponctuée avec une belle régularité par douze 1070 : La ville bénéficie
tours, se dresse devant nous. Fière. Puissante. Sa cou- d’une institution communale
leur dominante est, à elle seule, tout un poème: rouge 1481 : Louis XI accorde à la cité du Mans
carmin. Une teinte qui a valu auMans d’être qualié sa première charte
par l’historien André Duchesne, en 1637, de « ville
1871 : 11-12 janvier : bataille entre Français
rouge» au même titre que Bourges, Lyon et Limoges.
et PRUSSIENS
Les tons éclatants sont accentués par les motifs géo-
métriques des parements du rempart propres au pays
des Cénomans – les premiers habitants de la région. Le Mans a un autre atout dans sa manche: les hôtels
Triangles, losanges, obliques, dents-de-scie et che- particuliers de style Renaissance ou classique. Prenez
vrons composent une suite étonnante de tableaux. le Grabatoire (place du Cardinal-Grente) par exemple.
Construit vers 280, le rempart à vocation défensive est, Avec ses deux tourelles à pans coupés et ses lucarnes de
aujourd’hui, le mieux conservé de ce qui fut l’Empire pierre, l’édice accroche le regard des promeneurs… Et
romain, avec ceux de Byzance et de Rome. Autrement il n’est pas le seul à produire son petit eet: les hôtels
dit: un monument unique en France. d’Argouges, de Vaux ou Baigneux de Courcival ne sont
pas en reste. Rien d’étonnant à ce que des cinéastes
Derrière, se dessine la cité dite «Plantagenêt». Perchée soient tombés amoureux de la ville et qu’ils la fassent
sur son éperon rocheux, la ville close abrite, sur ses 20ha, passer pour le Paris du e siècle ! D’autant qu’au


milieu de cette «forêt» de toitures pentues, soutenues Les pièces d’un puzzle compliqué s’assemblent à la
par des « troncs », ou piliers corniers (colonnes ser- n du e siècle. Vers 1060, la ville passe aux mains
vant de repères ou d’enseigne), Le Mans est trué de de Guillaume le Bâtard, duc de Normandie. Après
ponctuations ouvragées, insolites et symboliques tel le avoir conquis le comté du Maine, il transforme la cité
menhir adossé au anc de la cathédrale Saint-Julien. Il cénomane en place forte et la dote d’un château fort.
incarne, à lui seul, les septmilleans d’histoire de la cité. Soucieux de s’attacher le soutien des Manceaux, le
Normand daigne leur accorder quelques faveurs et

En 1070, les bourgeois se constituent


en « commune libre », Stupéfiante la
la première de France journée, la cité
Plantagenêt devient
Stupéante la journée, la cité Plantagenêt devient magique la nuit.
magique la nuit. Depuis 2005, elle est le théâtre d’appa-
ritions mystérieuses… Tout au long de l’été et lors des conrme certains droits. Cela ne mange pas de pain et
fêtes de n d’année, elle est mise en scène, en lumière pourrait, le cas échéant, calmer les ardeurs insurrec-
et en musique. La cathédrale devient un merveilleux tionnelles. Seulement voilà: les bourgeois –constitués
vaisseau illuminé, sur lequel les anges de la chapelle de commerçants et d’artisans– ne sont pas nés de la der-
de la Vierge viennent interpréter un concert céleste. À nière pluie. Frondeurs, ils tirent prot des absences pro-
quelques pas de là, la Dame Blanche hante la cour du longées de Guillaume le Bâtard (futur «Conquérant»)
musée de la Reine-Bérengère. En contrebas, un étrange en Angleterre pour se révolter à plusieurs reprises et se
bestiaire déle sur l’enceinte romaine… Une question constituer, en 1070, en «commune libre», la première
vient à l’esprit. Pourquoi la cité porte-t-elle le nom de de France. Un vent de liberté soue sur Le Mans. Et
Plantagenêt ? Réponse : parce qu’elle est tout simple- annonce une nouvelle ère.
ment le berceau de cette dynastie.
En 1128, Foulque V marie son fils restaure le palais des comtes du Maine, il fait recons-
Geoffroi à l’héritière truire une chapelle comtale, aujourd’hui appelée col-
de la couronne d’Angleterre légiale royale Saint-Pierre-la-Cour, et la Grande Salle
d’apparat (aula), pour célébrer le mariage de sa lle avec
Foulque V. On peut voir les restes du mur pignon de
Après de nombreuses années de lutte contre les ducs celle-ci dans le hall de l’hôtel de ville», raconte l’histo-
normands, Hélie de la Flèche, descendant des comtes rien duMans, Étienne Bouton.
du Maine, récupère son héritage. Esprit rééchi, il est
conscient de la fragilité de sa position politique. En ces « Solide guerrier, habile diplomate, doté d’une ambi-
temps-là, les alliances sont précaires et les humeurs tion démesurée », le comte Foulque V réunit l’Anjou
changeantes… Pour asseoir son autorité, le comte et le Maine lors de son avènement. Pendant une ving-
doit absolument négocier le mariage de sa lle unique, taine d’années, il mène des campagnes militaires pour
Aremburge, avec un prince voisin… À quelques lieues imposer son autorité et étendre sa seigneurie. Son rôle
de là, le comte d’Anjou, Foulque le Réchin (dit aussi le devient même essentiel dans le jeu des alliances entre
Querelleur) a plus ou moins les mêmes projets pour le roi capétien LouisVI le Gros et les autres seigneurs
son ls, prénommé Foulque lui aussi. Entre les deux territoriaux. Tout lui sourit. Mais ce n’est point assez.
hommes, l’aaire est conclue. Le mariage entre leurs Sa lignée ne mériterait-elle pas d’être liée à celles des
enfants a lieu en 1110. «Hélie de la Flèche est un per- plus grands princes européens ? Pour cela, il lui faut
sonnage important de l’histoire de la cité. Lorsqu’il trouver un parti prestigieux pour son ls Georoi le
292
Le Mans

e e

Bel, surnommé « Plantagenêt » en raison du rameau qu’en 1153. Pendant ce temps, Georoi agit. Il part à
de genêt qu’il plante sur son chapeau lors des chasses la conquête de la Normandie. En 1146, elle est sienne.
sur les landes mancelles. Foulque V nit par trouver Une belle revanche. Que le comte n’aura guère le temps
un bon parti pour son héritier. Le 17 juin 1128, il le de savourer, puisqu’il rend l’âme cinq ans plus tard à
marie à la princesse Mathilde, lle du roi d’Angleterre Château-du-Loir. Selon sa volonté, il est inhumé dans
Henri Ier Beauclerc et veuve de l’empereur germanique la cathédrale du Mans. « La superbe plaque tombale
HenriV. Excellent choix. Depuis le décès des deux ls d’émail champlevé [visible au Carré-Plantagenêt],
du souverain anglais lors du naufrage de la Blanche ciselé peu avant 1160 sur une commande de l’évêque
Nef, «l’Emperesse» est la seule héritière de la couronne du Mans, Guillaume Passavant, présente peut-être le
d’Angleterre. De belles perspectives se prolent donc à premier exemple en France d’armoiries qui soient autre
l’horizon… Fastueuse, la cérémonie se déroule dans la chose qu’un simple décor. On a beaucoup disserté sur
cathédrale Saint-Julien du Mans. « On a festoyé pen- les animaux héraldiques gurés sur le bouclier et la
dant trois semaines au palais des comtes du Maine», coie de Georoi. On y a vu trois lionceaux dressés ver-
précisent les chroniqueurs… ticalement, et on les a mis en relation avec les six lions
de l’écu naguère oert par Henri Ier Beauclerc. Si tel
Comte du Maine depuis la mort de sa mère (1126), était le cas, ils diraient ce qui, dans sa construction poli-
Georoi Plantagenêt récupère les titres d’Anjou et de tique, semblait essentiel à Georoi: l’héritage anglais.
Touraine l’année de ses noces – son père est parti en Henri II s’en serait tenu à cette symbolique hautement
Orient pour épouser Mélisende, la lle héri- politique, faisant simplement basculer à l’hori-
tière du roi de Jérusalem, BaudouinII. Bien zontale les lions pour donner ce que l’héral-
entendu, les barons angevins ont une dique classique appellera des léopards.

293
fâcheuse tendance à ignorer la nouvelle Mais certains historiens ont noté que
autorité comtale. Pis : ils forment une les lions de Georoi avaient une petite

Le Mans
coalition, dont la tête est le seigneur de tête et une pelure mouchetée de pan-
Sablé. Jeune, inexpérimenté, Georoi thère, un animal qui, dans la tradition,
fourbi vaillamment ses armes pour était un symbole païen cousin du dra-
soumettre les vassaux indisciplinés. gon. Bien des exemples montrent cepen-
Hors de question de les laisser faire. Planté dant qu’au temps de Georoi le lion et le
au cœur de «l’espace Plantagenêt», LeMans  léopard sont deux formes graphiques d’un
devient alors l’un des centres majeurs du  même animal. On ne peut, devant toutes ces
pouvoir comtal angevin. Manceau avant hypothèses, oublier que l’héraldique était en
tout, Georoi y tient plusieurs cours solennelles, en par- train de naître et qu’elle n’avait pas encore, au milieu
ticulier lors des fêtes religieuses. C’est dans le palais des du e siècle, conquis sa force symbolique des siècles
comtes du Maine que naît son ls Henri, le 5mars1133. postérieurs», explique l’historien Jean Favier dans son
Il sera baptisé dans la cathédrale Saint-Julien. excellent ouvrage Les Plantagenêts, origines et destin
d’un empire (Fayard, 2004).
Deux ans plus tard, le roi d’Angleterre, Henri I er
Beauclerc, exhale son dernier soupir. Georoi
Plantagenêt et Mathilde croient enn l’heure venue Henri II Plantagenêt se forge
de récupérer l’héritage tant convoité. Hélas ! Étienne un territoire plus vaste que
de Blois, le petit-ls de Guillaume le Conquérant, le royaume de France
s’empresse de ceindre la couronne royale dans l’abbaye
de Westminster. Et ce, avec l’appui des barons nor-
mands. Encore eux. Non seulement ils ont soumis le Son descendant HenriII Plantagenêt connaît un destin
comté et LeMans durant de nombreuses années, mais hors du commun. Duc de Normandie, le er chevalier
ils continuent à mettre des bâtons dans les roues des à la chevelure rousse récupère les titres de comte du
descendants d’Hélie de la Flèche. Dicile à avaler. Maine et d’Anjou à la mort de son père. Son mariage
Incontinent, Mathilde gagne l’Angleterre pour faire avec la belle et « scandaleuse » Aliénor d’Aquitaine,
valoir ses droits. C’est le début de ce que l’histoire en mai 1152, double son domaine. Pour le royaume
anglaise nomme «la guerre civile», qui ne s’achèvera de France, cette union est un coup terrible. Louis VII
est au bord de l’apoplexie. Non seulement son vassal
se marie avec son ex-femme, mais devient, a fortiori,
le maître d’un ensemble territorial cohérent, d’un seul
tenant et plus vaste que son État. C’en est trop. Reste
à trouver un moyen d’empêcher son rival d’accéder au
trône d’Angleterre qu’il convoite tant… Malgré tous
ses eorts, le souverain français ne réussit pas à freiner
la fulgurante ascension d’Henri II. L’enfant du comte
Georoi est sacré roi le 19décembre 1154 dans l’abbaye
de Westminster. Le camouet est cinglant.

Bien qu’occupé à rétablir le calme dans son île, HenriII


n’en reste pas moins attentif à ses possessions conti-
nentales. Il séjourne fréquemment dans sa ville natale,
notamment en 1160, 1161, 1174 et 1184. Le Mans se
couvre à cette époque d’un prestigieux manteau d’ab-
bayes et d’églises: ainsi l’église Notre-Dame-du-Pré, de    Grandes Chroniques de France   

pur style roman, voit-elle le jour; la cathédrale Saint-
Julien continue à prendre de l’ampleur et à se magnier, Philippe Auguste offre la cité
et l’église abbatiale de la Couture renaît de ses cendres à la veuve de Richard Cœur de Lion
(Couture vient du mot latin cultura en rapport avec les
294

champs cultivés qui entouraient le monastère) après sa


destruction par les Normands; HenriII fait restaurer, Lorsque Richard rattrape la troupe en fuite, il se trouve
Le Mans

puis agrandir le palais des comtes et la chapelle sei- face à un adversaire redoutable. Le Maréchal se jette
gneuriale. Il est également à l’origine de l’édication de sur lui, au mépris de tout danger, une épée dans une
l’hôpital religieux de Coëort. main et un épieu dans l’autre. Le cheval de Richard
est embroché de part en part. La violence du coup fait
Home sweet Home? Point! Trop d’enfants. Aux dents tomber le prince à terre. Désarmé, interdit, Richard
longues qui plus est. Le Plantagenêt temporise, refrène, voit sa vie déler à toute vitesse. Désespéré, il supplie
ou pallie, les appétits féroces de ses rejetons. À moins… Guillaume : « Par les jambes Dieu, Maréchal,/Ne me
Qu’il n’ait pas envie de passer le tuez pas, ce serait mal,/Je suis tout
relais. Une fois que l’on a goûté au désarmé ainsi. » Son adversaire
pouvoir, chèrement acquis, surtout Malgré tous ses rétorque: «Non. Que le diable vous
de cette envergure, est-on enclin à efforts, le souverain occie,/Car je ne vous occirai pas.»
le laisser à ses enfants qui n’auraient Il était moins une… Le Maréchal
qu’à le recueillir sans mérite ? Il français ne réussit pas est dèle à sa réputation : un
fallait faire des choix. Henri II n’en à freiner la fulgurante homme d’honneur comme on n’en
t aucun. Son ls Richard, futur fait plus, car on n’achève pas un
Cœur de Lion, réclame ce qui lui
ascension d’HenriII. prince désarmé. Cette intervention
revient et sollicite Philippe Auguste, le roi français. permet à HenriII Plantagenêt de déguerpir. Mais l’étau
Malade, épuisé autant physiquement que mentalement, se resserre. Acculé, le loup édenté ne peut plus mordre.
HenriII sent comme une odeur de n de règne planer Il capitule le 4juillet à Azay-le-Rideau et meurt deux
autour de lui. En 1189, il vient se réfugier dans sa place jours plus tard à Chinon. Pire que des charognards, les
forte duMans. Rien ne va plus. Richard et le Capétien gens de son entourage se précipitent sur le mobilier de
attaquent la ville au mois de juin. Les gens du souve- la chambre royale, et en viennent presque aux mains
rain anglais, trop empressés de dégager les défenses, pour s’emparer des aaires du roi. Ils n’hésiteront
incendient involontairement la cité. Éreinté, Henri d’ailleurs pas à lui retirer le manteau royal… L’un des
II parvient tout de même à s’échapper avec quelques plus grands souverains du esiècle est ainsi avalé par
dèles. Guillaume le Maréchal, «le meilleur chevalier l’obscurité et dépouillé par l’ignominie humaine.
du monde», ferme la marche.
Duc de Normandie, puis roi d’Angleterre, Richard La charte octroyée par Louis XI
part en croisade en 1190. Sur son chemin, il épouse à est exposée au musée d’Histoire
Chypre Bérengère, la lle du roi SancheVI de Navarre. et d’Archéologie
Son mariage ne porte pas les fruits escomptés. Lorsqu’il
meurt le 6avril 1199, à la suite d’une mauvaise blessure
inigée par un carreau d’arbalète, Richard est sans héri- L’ère Plantagenêt s’achève ici, au pied de cette belle
tiers. Sa femme se retrouve veuve sans aucune princi- sculpture. Mais la fabuleuse histoire duMans continue.
pauté, presque sans recours. Jean sans Terre, le frère de Il y aura la guerre de Cent Ans, la naissance de la Pléiade
son défunt mari, devenu roi d’Angleterre, s’est emparé et de l’école de terre cuites polychromes du Maine, les
jalousement du trésor royal et refuse de lui donner ce guerres de Religion, le commerce eurissant de bou-
qui lui revient de droit. Il essaie même de l’endormir gies et d’étamines, ou la révolution économique du
avec de belles promesses. Commence alors une période esiècle. Aujourd’hui, LeMans est en pleine mutation.
pénible pour Bérengère… Après des années d’errance Dotée d’un tramway depuis 2007, la ville se modernise,
et de lutte désespérée, elle réussit à arracher un douaire s’embellit de jour en jour et se dote d’institutions cultu-
sur quelques villes normandes. Mais le sort s’acharne. relles. Son nouveau musée d’Histoire et d’Archéologie,
En très mauvais termes avec Jean sans Terre, Philippe baptisé Carré-Plantagenêt, présente des pièces rares,
Auguste s’empare de la Normandie en 1204. La veuve voire uniques. Il y a l’émail Plantagenêt bien sûr, mais
est, de nouveau, privée de revenus. Cependant, le aussi les trésors de Saint-Ouen-en-Belin (e siècle) et
Capétien, bienveillant, ou trop heureux de désobliger de Coëort (e  siècle), un christ en bois polychrome
son adversaire, décide de lui donner en compensa- roman (e siècle) ou encore la charte octroyée par
tion Le Mans et sa quinte (la « banlieue » de la cité). LouisXI à la «bonne ville duMans» en 1481.

295
Bérengère s’installe donc dans le palais des comtes du
Maine et consacre ses revenus aux bonnes œuvres. À Pour ce qui est des dernières réalisations, la ville a

Le Mans
l’exemple de beaucoup de cités, Le Mans soure des inauguré en 2014 le centre culturel, dit des Jacobins,
conits d’intérêts entre le clergé et le pouvoir féodal. qui abrite un théâtre de 832 places, des salles de cinéma
Douairière, Bérengère dispose de nombreux serviteurs et des espaces d’exposition. Alors? La cité cénomane
qui accomplissent leur besogne avec soin. Et certains, se résume-t-elle vraiment au circuit des 24Heures, et
comme partout, avec zèle. Ses ociers, prévôts, sergents aux rillettes?
et baillis lèvent les tailles dans les communes environ-
nantes, emprisonnent les malfrats dans la tour duMans.
Malheureusement, il leur arrive aussi de taxer des per-
sonnes ou des biens qui normalement en sont exempts,
dont le clergé. Furieux, l’évêque frappe Le Mans et sa
quinte d’interdit. Autrement dit, plus aucun sacrement
n’est administré. Les mariages, les baptêmes et les enter-
rements ne sont plus célébrés. Une décision lourde de
conséquences. Les cloches se taisent. Tant et si bien que
les Manceaux trouvent une solution pour leurs morts:
ils hisseront les cercueils dans les arbres à l’extérieur de
la ville jusqu’à ce que l’évêque lève l’interdit! Fatiguée,
usée par ses nombreux déboires, Bérengère décide de
fonder, en 1228, l’abbaye cistercienne de l’Épau pour en 

faire sa dernière demeure. L’ancienne reine d’Angleterre 
ne la verra jamais, puisqu’elle meurt deux ans plus tard.
La salle capitulaire de l’Épau abrite aujourd’hui son
gisant, jadis peint. Le sculpteur a représenté la «dame
duMans» tenant un livre d’heures et une aumônière,
symbole de sa générosité. Si l’éclairage est favorable, on
peut distinguer sur celle-ci des pièces de monnaie…
Avignon
Avignon

Arles
Arles

Aix-en-Prov
Aix-en
Aix-en-Provence
x-en-Provence
-Provence

Marseille
Marseille
Marseille

T
Toulon
oulon
oulon
Nice
Provence-Alpes
Côte d’Azur
Aix-en-Provence
LA PETITE VERSAILLES DU SUD

Capitale provinciale, frondeuse et provocante, la cité va connaître son âge d’or aux  e
et  e siècles. Une ville où noblesse de robe et noblesse d’épée s’affrontent pour le pouvoir
et rivalisent dans la construction d’hôtels particuliers, qui n’ont rien à envier aux réalisations


gamin questionne  : « Pourquoi sont-ils tout noirs,


1182 : Aix devient la capitale du comté
m’man ?» En eet. Noircis et rongés. Une restauration
de Provence
s’impose. C’est pour bientôt. Les minutes s’écoulent,
1381 : Début de la guerre civile en Provence, et les conversations s’animent. Anodines, légères ou
dite de l’Union d’Aix sérieuses. On s’embrasse, on s’étreint, on se touche,
1481 : le comté de Provence est rattaché on se pousse. Des Japonaises sont perplexes devant
au royaume de France sous l’appellation les eusions tactiles des Provençaux. Mains devant la
298

de « province royale française » bouche, elles pouent, puis baissent leurs yeux… Sur le
Cours, c’est une foule hétéroclite en perpétuel mouve-
1799 : Aix devient sous-préfecture
Aix-en-Provence

ment qui déambule : des étudiants les écouteurs d’un


des Bouches-du-Rhône
iPod accrochés aux oreilles, des dames d’un certain âge
tenant un caniche en laisse, ou des hommes élégants
«Quand j’étais à Aix, il me semblait que je serais mieux montres rutilantes au poignet.
autre part; maintenant que je suis ici, je regrette Aix…
Quand on est né là-bas, c’est foutu, rien ne vous dit Mais tout ce beau monde ne prête plus attention aux
plus », écrit Paul Cézanne en 1896. Nul doute : l’il- somptueux hôtels particuliers des e et esiècles
lustre peintre chérissait sa ville et la montagne Sainte- qui bordent l’artère principale de la ville. Non seule-
Victoire plus que tout. Cela fait plus d’un siècle qu’il ment ils sont admirables d’un point de vue architec-
nous a quittés, et pourtant son souvenir reste vivace. tural, mais aussi d’une inestimable valeur symbolique.
L’enfant du pays est partout. Il fait vendre et rameute Leurs façades ocre rappellent la splendeur passée de la
un nombre considérable de touristes en été. Sa statue en cité. Aix, ville lumière, centre des pouvoirs administra-
bronze est plantée aux abords de la Rotonde (place du tifs et judiciaires de toute la Provence. Une étonnante
Général-de-Gaulle). Elle observe le ballet des âneurs époque où la noblesse de robe rivalisait avec la noblesse
et des automobiles. Figée. Auguste. Devant elle s’ouvre d’épée pour y construire les plus fastueuses demeures.
le cours Mirabeau, où convergent toutes les soifs de Où les investissements furent faramineux. Pour ne pas
vivre. Dans la lumière dorée des ns d’après-midi, les dire inconsidérés, mais qui permirent à la métropole
platanes séculaires de ces «Champs-Élysées» brillent provençale de s’épanouir et d’acquérir une notoriété
de mille feux. De retour de virée, les motards garent méritée. Retour sur son âge d’or.
leurs cylindrées devant le Festival ou le Palatino. Les
terrasses sont envahies, littéralement assiégées. On y
sirote un pastis… ou deux, une bière, un Coca. Certains LOUIS XII FONDE LE PARLEMENT
arment, goguenards, que les deux seuls Aixois à DE PROVENCE
tenir debout sont les atlantes de l’hôtel Maurel-de-
Pontevès ! Un enfant, vêtu d’un tee-shirt Spiderman,
pointe son doigt vers les géants de pierre éreintés de Aix connaît des changements déterminants pour
soutenir ce chu balcon depuis le e  siècle ! Le son avenir dès la n du e siècle. À la mort de
299
ee ou
e 

Charles III du Maine, en 1481, le comté de Provence règlement sur les vêtements de luxe, adopté en 1543,
est rattaché au royaume de France sous l’appellation codie l’habillement selon la condition sociale.
de « province royale française ». Le 10 juillet 1501,
LouisXII y fonde le parlement de Provence sur le modèle La société aixoise se stratie en cinq catégories. En bas,
de celui de Paris. Cette cour souveraine a toute autorité les muletiers, brassiers ou chambrières. Au-dessus, les
pour juger les aaires de sacrilège, d’hérésie, de lèse- petits marchands, revendeurs, cordonniers et artisans.
majesté ou d’atteinte à l’ordre public. L’institution peut L’échelon supérieur regroupe les grands marchands,
aussi examiner en dernière instance les dossiers déjà les procureurs des cours inférieures ou les notaires.
traités devant des juridictions inférieures. Elle joue en La quatrième catégorie réunit les procureurs au par-
même temps un rôle important dans le domaine public, lement, les enquêteurs ou les greers des « soumis-
administratif, réglementaire ou sions » (contrats) et « appella-
de police. Elle enregistre et enté- tions » (procédure d’appel). Le
rine les statuts municipaux, gère En 1543, un règlement haut du pavé est évidemment
la santé publique, veille, surtout,
au respect de la législation sur
sur les vêtements de luxe tenu par les membres des deux
grandes institutions comme le
les grains. Son pouvoir, consé- codifie l’habillement lieutenant général de la séné-
quent, se « superpose » à celui selon la condition sociale. chaussée, les conseillers (magis-
de la Chambre des comptes qui trats) ou le trésorier général. Ces
devient, sous l’impulsion du roi HenriII, la Cour des bourgeois instruits, et anoblis par l’achat de charges
comptes, aides et nances. Capitale administrative, Aix royales, se considèrent à l’égal de la noblesse hérédi-
attire une population nouvelle. Les habitants des vil- taire. Seulement voilà, les « messieurs de l’épée » les
lages environnants viennent y tenter leur chance. Un méprisent. Pour eux, cette «roture savante», noble par
l’acquisition de «savonnettes à vilains», n’est pas digne
du moindre intérêt! Entre les deux castes, la mésentente
est profonde. Et durable.

L’épanouissement de la société urbaine aixoise est


mis à mal lorsque adviennent les guerres d’Italie entre
Charles Quint et son éternel rival François Ier. La cité
est envahie par les Impériaux en 1524 et en 1536. À
peine ces conquêtes territoriales s’achèvent-elles, que les
guerres de Religion prennent le relais de1562 à1598. La
Provence est à feu et à sang. Comme si cela ne susait
pas, Aix est ravagée par une épidémie de peste en 1580,
et subit de plein fouet l’augmentation spectaculaire du
prix du blé, «les grandes chertés».

Par bonheur, elle surmonte toutes ces dicultés politico-


économiques. Pour preuve  : le quartier Villeneuve est
créé, en 1583, à l’emplacement du jardin du Roi, en face
du palais comtal. Cet agrandissement est aménagé selon
un plan bastionné et orthonormé, se souciant de l’esthé-
tique et de la perspective d’ensemble. La rue Émeric-
300

David relie la place du Palais et la «Plate-forme», tandis



que la rue Lacépède rattache les portes Saint-Louis et
Aix-en-Provence

      


Saint-Jean. Aix peut s’enorgueillir d’avoir orchestré la 
première opération d’urbanisme en France! Le quartier
de Villeverte sortira de terre dix-neuf ans plus tard… cherche par tous les moyens à le brider. En 1630, les par-
lementaires provençaux refusent d’entériner l’édit des
Le temps des malheurs continue. De nouvelles épi- Élus par lequel le cardinal Richelieu entend retirer aux
démies de peste s’abattent sur la cité en 1620 et 1630. états de Provence la répartition et la collecte de l’impôt
Pour endiguer l’opiniâtre éau, et éviter tout rassemble- pour les coner aux agents du roi. Exaspérée par les
ment en des lieux clos, on installe des oratoires nichés intrusions de Paris dans leurs aaires, une partie des
aux angles ou sur les façades des maisons. Celles-ci parlementaires, menée par le président Coriolis et son
abritent des statues de la Vierge ou de saints protecteurs neveu PauldeJoannis, se révolte. Ils adoptent comme
(saintRoch, saintHonorat, saintJacques…). Les Aixois signe de ralliement un grelot (cascavéu en provençal)
assistent aux messes célébrées au pied des sculptures, attaché à un ruban blanc qu’ils font tinter au moindre
limitant ainsi les risques de contagion. Malgré l’intense mot prononcé sur l’édit, ou à la vue d’un ocier royal.
ferveur, des milliers de pauvres gens sont fauchés par Les dèles de Richelieu sont «emmouscaillés » : l’in-
le éau de Dieu. Les survivants n’ont que les yeux pour tendant de Dreux d’Aubray est victime d’un charivari
pleurer. D’autant que les mauvaises récoltes font am- et la maison du conseiller dePaule est pillée. La situa-
ber les prix des denrées de base. Conséquence: les sou- tion dégénère. Les gagne-petit, croquants et villageois
lèvements se multiplient dans le pays. Mal coordonnés, rejoignent la contestation. Résultat  : les dépendances
ils s’essouent. Ou sont matés par les autorités. du château de la Barben sont incendiées. Face à cette
violence, une milice bourgeoise se constitue autour du
premier consul, le baron deBras. Pour se distinguer des
LA GUERRE DES GRELOTS cascavéu, les membres de cette garde portent des grelots
attachés à un ruban bleu. La lutte entre les deux partis
est aussi âpre qu’inutile… Richelieu envoie une armée
éâtre d’une tragédie humaine, voilà Aix de nouveau de 5 000 hommes. La répression est sévère. Certains
secouée par des troubles politiques. Son parlement se sont exilés à Brignoles, d’autres emprisonnés. Les plus
livre à un bras de fer incessant avec l’autorité royale, qui malchanceux exécutés. Une concertation est tout de
même ouverte le 8mars 1631 à Tarascon. Les états de détruisent le piquet de la farine (octroi où l’on perçoit la
Provence négocient le retrait de l’édit contre un «don taxe sur la farine) et des maisons de magistrats. Dépassé
gratuit extraordinaire» d’un million et demi de livres. par les événements, Mazarin négocie l’abolition du
Le calme est revenu. Mais à quel prix ? «semestre». Tout aurait dû s’arrêter là. Cependant, les
«sabreurs» –adversaires du cardinal avec le président
Obnubilée par la centralisation du pouvoir, l’autorité Maynier d’Oppède et le conseiller Saint-Marc à leur
royale tente à nouveau en 1641 de diminuer l’inuence tête– continuent à s’opposer aux «canivets» (porteurs
de la cour souveraine provençale. Richelieu promulgue de canifs servant à tailler les plumes d’oie), autour du
l’édit de Saint-Germain par lequel il crée la président de Régusse. Les troubles ne prennent
chambre des Requêtes, sorte de second n qu’avec l’arrivée d’un nouveau gouver-
parlement, investie de compétences neur en mai1652: le duc de Mercœur,
qui dépossèdent les autres chambres de la lignée des Vendôme, prince du
d’une partie de leurs prérogatives. sang comme petit-ls d’Henri IV
Sans surprise, le parlement aixois et de Gabrielled’Estrée.
retoque la loi. La tension monte
d’un cran. Six ans plus tard, Veuf de Laure Mancini, nièce
le cardinal ministre Mazarin, du cardinal Mazarin, Mercœur
successeur de Richelieu, essaie tombe fou amoureux de
derechef de déstabiliser le pou- Lucrèce de Forbin-Solliès, sur-
voir provençal avec un parle- nommée la belle du Canet en
ment semestre – les magistrats raison de son exceptionnelle

301
siégeraient en alternance tous les beauté. La sylphide, également
six mois. Le nombre des ociers veuve, partage les mêmes sen-

Aix-en-Provence
serait doublé et, par conséquent, la timents. Les amants décident
valeur vénale de leur charge (prix à donc de s’unir devant Dieu. Mais
la revente) divisée. C’est le début de Louis XIV, inquiet de ce qu’il consi-
la «guerre du Semestre». Un groupe dère comme une mésalliance, impose
d’avocats séditieux jure de faire la  à son cousin la barrette rouge de
peau au premier qui oserait acquérir  cardinal. Le gouverneur n’a pas
une nouvelle charge. Le 18mars 1648,   d’autre choix que d’accepter… Va-t-il
e


un avocat marseillais, Gueydon, est  pour autant renoncer à son aimée ?
assassiné à l’hôtel de la Mule Noire Certainement pas. Aussi, entre 1665
pour avoir eu la mauvaise idée de s’en orir une… L’un et 1668, fait-il construire le pavillon Vendôme dans le
des coupables de cette conjuration, Étienne Vaillac, quartier des Cordeliers pour cacher ses amours interdites.
est appréhendé. Son procès est instruit dans un cli- À la faveur de la nuit, chaque soir, des individus masqués,
mat de peur. Personne ne parle, les juges eux-mêmes que les paysans du coin ont surnommés les machouet-
craignent pour leur vie. Mazarin réagit. Il exile «d’an- tos (chouettes en provençal), pénètrent dans la demeure
ciens ociers» et maintient le Parlement semestre. Aix par une porte dérobée. Que se passe-t-il ensuite ? Seul
s’échaue. Et la France est secouée par la Fronde… Mercœur aurait pu répondre à cette question… Lorsqu’il
meurt le 6août 1669, à peine âgé de 57ans, les mauvaises
Le 18janvier 1649, un incident mineur est à deux doigts langues persient: «Les chouettes ont tué le duc!»
de mettre le feu aux poudres. Un laquais du conseil-
ler Saint-Marc reste assis au passage du gouverneur.
Interpellé, le malappris est rudoyé par un garde. Il n’en Capitale provençale
faut pas plus pour que le cri «Aux armes!» retentisse
dans la ville. On dresse des barricades, on ferme les
boutiques… CharlesdeGrignan, le lieutenant général, Dès la seconde moitié du esiècle, Aix-en-Provence,
calme un temps les esprits. Mais le surlendemain, jour capitale provençale, siège du gouverneur, a changé de
de la procession de la Saint-Sébastien, protecteur de la visage. Michel de Mazarin, archevêque, frère du car-
cité contre la peste, le soulèvement éclate. Les émeutiers dinal ministre, a fait aménager un nouveau quartier
à l’emplacement de prairies appartenant à l’archevê- Les hôtels particuliers sis autour du palais comtal,
ché (au-delà du rempart sud) en 1646. La supercie de ou près de la cathédrale Saint-Sauveur, sont recons-
l’agglomération s’en trouve augmentée d’un bon tiers. truits, ou rénovés. Le conseiller au parlement, Jean-
Gagnés par la èvre immobilière, les parlementaires y François d’Aymar d’Albi, baron de Châteaurenard,
font édier de somptueux hôtels particuliers, rivalisant cone la transformation de sa demeure (aujourd’hui,
de ranements et de luxe. On dépense sans compter, au 19, rue de Gaston-de-Saporta) à l’architecte
cherchant à faire mieux que son voisin. D’autant que le PierrePavillon et au peintre JeanDaret. L’escalier d’ap-
roi compte visiter la ville en janvier 1660… Ces nou- parat est orné de fresques en trompe-l’œil, sur le thème
velles demeures sont adaptées au mode de vie proven- de « l’Immortalité de la Vertu », peintes en 1654. Les
çal, avec trois étages, la façade sud tournée sur un jardin invités s’extasient devant les allégories des arts libéraux:
au fond duquel sont aectés les le Trivium (logique, grammaire
communs. Fenêtres décorées de et rhétorique) et le Quadrivium
lambrequins et de mascarons, Aix, devenue une ville (musique, astronomie, algèbre et
portails ornés de pilastres et courtisane, s’épanouit géométrie). Cet escalier de style
d’entablements, frontons soute- baroque fait l’admiration de
nus par des atlantes ornent les comme une fleur au soleil. Louis XIV. Au point d’honorer
façades. Le plus bel exemple est, sans doute, l’hôtel bâti l’artiste du titre de peintre de Sa Majesté et de l’inviter à
en 1647 par MaureldePontevès, un drapier surnommé s’installer au château de Vincennes.
le Crésus aixois, remarquable par ses deux atlantes
monumentaux (ci-dessous). Sculptés par JacquesFossé, Aix, devenue une ville courtisane, s’épanouit comme
ils encadrent le portail de leur torse musculeux, laissant une eur au soleil. Son parlement décide, en 1651, de
302

apparaître une toison intime à peine voilée. Le proprié- créer «un cours à carrosses» à l’emplacement des rem-
taire avait-il l’intention de heurter la bonne société? Il parts abattus au sud de la ville, juste devant le nouveau
Aix-en-Provence

est aujourd’hui investi par le tribunal de commerce. quartier Mazarin. «Le Cours devint le rendez-vous et la
promenade journalière des habitants d’Aix. Les familles
nobles et les parlementaires, dont un grand nombre
avait des équipages, s’y montraient dans leurs carrosses,
et lorsque quelques-uns de leurs membres y paraissaient
à pied, ils avaient grand soin de ne point se mêler à la
bourgeoisie, encore moins avec les gens du Palais et les
marchands. […] Les bourgeois savaient se tenir à l’écart
des marchands, quoique ceux-ci fussent souvent plus
riches qu’eux. […] Les artisans n’auraient osé se mon-
trer sur le Cours que le soir ou à la nuit close, les jours de
fête ou de grandes réunions», détaille AmbroiseRoux-
Alphéran dans ses Rues d’Aix en 1846 (Aubin).

La nouvelle artère est bordée de belles demeures,


plantée d’arbres et rafraîchie par quatre fontaines (les
Neuf-Canons, la Moussue, la Pyramide et les Chevaux-
Marins) – elle sera baptisée « cours Mirabeau » le
3 novembre 1876, par arrêté municipal, avec l’assen-
timent du président Mac-Mahon. Gigantesque chan-
tier à ciel ouvert, Aix se couvre de bâtiments religieux
(Visitandines, Carmélites ou Ursulines) et publics. En
1652, les édiles décident de faire reconstruire l’hôtel
de ville. En 1675, c’est au tour du palais d’être rénové.
L’eervescence immobilière est à son zénith. Avec,
 cependant, quelques inconvénients. «Il existait autre-
 fois un proverbe aixois “A-z-Ais quand plou, plou de
merdo” (à Aix quand il pleut, il pleut de la m…). Cela ne assez de recul pour que l’on puisse admirer la façade
faisait que souligner la coupable consigne de l’adminis- correctement. Qu’à cela ne tienne ! M. d’Albertas
tration municipale qui, dès le esiècle, encourageait rachète, entre 1735 et1741, les maisons qui lui font
les architectes à prévoir les lieux d’aisance sous les toits. face, et les fait démolir. Son fils fera aménager sur ces
En cas de fortes intempéries, phénomène récurrent en décombres une jolie place, selon la mode parisienne.
Provence, la matière en question se trouvait propul-
sée par les ots, débordait par-dessous les toitures et «Aix, au siècle des Lumières, est dominée par l’aris-
se répandait eectivement sur les passants», explique tocratie. Des hommes d’une certaine stature. Mais
Jean-Pierre Cassely dans son guide Aix, insolite et aussi animée par des personnages singuliers, voire
secrète (Éditions Jonglez, 2009). farfelus. Gaspard de Gueidan est l’un d’entre eux.
Président à mortier au parlement de1740 à1766, il se
met en tête de rattacher, coûte que coûte, sa famille
LES RÉVOLTES GRONDENT… à la noblesse d’épée. Il commence par rémunérer le
père Simplicien pour qu’il rédige une “fable” familiale
dans laquelle les Gueidan auraient participé aux plus
Loin des immondices citadines, les bastides eurissent grandes batailles (siège de Damiette, Pavie…) et gra-
aux environs de la ville. Le registre de la capitation vité depuis toujours dans l’entourage des princes. En
(impôt sur la richesse des roturiers) de1695 en dénombre 1746, l’aabulateur acquiert la baronnie du Castellet
410! Ces grandes demeures rurales accueillent les mes- à laquelle il donne son nom. Sa seigneurie est érigée
sieurs du parlement et leurs familles en été. Vers1700, en marquisat par le roi en mai 1752… Sa folie des
le «petit Versailles» compte près de 30000habitants. Il grandeurs va encore plus loin. Il falsifie la planche

303
continue de s’embellir. Pour mettre en valeur l’hôtel de de la carte de Provence pour substituer le nom de
ville, les autorités font raser les habitations en face, puis Castellet par le sien et use de son inf luence

Aix-en-Provence
aménagent une place, qui sera fermée au sud lors de pour faire saisir, en 1757, la première édi-
l’édication de la Halle aux grains à partir de1718. tion du Nobiliaire de Provence d’Artefeuil
La façade du bâtiment municipal présente une afin d’y rajouter son impressionnante
magnique allégorie de Jean Pancrace Chastel généalogie! Des manœuvres qui ont fait
qui gure le Rhône et la Durance sous les traits de lui la risée de la cité», nous raconte
d’un vieillard et de Cybèle, déesse nourricière. Michel Fraisset, directeur général à
À quelques rues de là, Henri Raynaud d’Al- l’office de tourisme.
bertas, premier président de la Cour des
comptes, charge LaurentVallon, Fascinante, resplendissante, Aix
l’architecte de la ville, de montre pourtant des signes de
rénover son hôtel particu- stagnation, voire de malaise,
lier (10, rue Espariat), à la n de l’Ancien Régime.
en 1724. Dans un Les révoltes grondent. La
style Régence, la cité est sur le point de perdre
demeure est des plus tous ses privilèges et de
réussies. Cependant,  sombrer dans un profond

la venelle dans laquelle             sommeil… Digne de la Belle
elle se situe n’ore pas  au bois dormant.
Arles
La Provençale chérie de Rome

Face à sa puissante rivale qu’est la future Marseille, la colonie d’Arelate va se concilier


les faveurs des Romains. Pas étonnant qu’aujourd’hui Jules César ait davantage la cote
auprès des habitants qu’un certain Vercingétorix.

Par la fenêtre du train qui mène d’Avignon à Arles, je la cité est un entrelacs de ruelles pittoresques dont
contemple la pluie torrentielle qui brouille le paysage. chaque porte cochère peut s’ouvrir sur un hôtel parti-
Des trombes d’eau comme seul le Midi est capable de culier du e ou du  esiècle. Car Arles préserve
vous en servir. Heureusement, en Provence, la météo jalousement son intimité. On monte progressivement.
ne fait jamais bien longtemps la tête. Arrivée à destina- Et subitement… coup de cœur : l’amphithéâtre appa-
tion, le ciel est dégagé. Une avenue conduit vers la ville. raît dans toute sa splendeur. Il se dresse, majestueux et
L’entrée se trouve entre les deux tours de la Cavalerie, tranquille, au sommet de la colline. Immense. Sans être
imposantes par leurs dimensions. Changement de écrasant. Toute l’âme de la ville est ici: somptueuse et
304

décor: on pénètre dans le centre ancien. Sans donner accueillante.


l’impression d’une ville musée –pas de rues piétonnes
Arles

aux pavés fraîchement posés, de façades léchées comme Pour Claude Sintès, qui fut directeur du Musée départe-
des bijoux historiques, de boutiques à l’ancienne –, mental Arles antique, chacun a conscience de la valeur

 

du lieu : « Les petits jeunes gens coiés de capuches l’oblige à faire un coude, et à perdre un peu de sa vio-
que vous voyez ici vont à l’amphithéâtre voir des spec- lence. Un port uvial est aménagé, pour le plus grand
tacles, comme leurs prédécesseurs, il y a deux mille ans. bénéce des marins qui peuvent transborder leurs car-
Ils vivent avec le patrimoine. Pour eux, ce n’est pas un gaisons des navires de haute mer, remontant du golfe du
“truc” réservé à l’élite. Quand ils Lion, sur des embarcations u-
vont boire un verre sur la place viales, vers l’intérieur des terres.
du Forum et qu’ils sont envi- La ville honore son passé. Au passage, saluons les hommes
ronnés de colonnes antiques, ils et les animaux chargés de haler
sont dans une proximité avec
Et quel passé! les bateaux à contre-courant,
l’Histoire et ils la prennent en compte. Plusieurs col- ce qui ne devait pas être de tout repos. Il paraît qu’ils
lèges de la ville organisent la remise des prix dans le avaient le temps… Hercule lui-même serait passé dans
théâtre antique. Les professeurs sont sur la scène, les le coin, pas pour donner un coup de main aux mariniers
enfants assis sur les gradins.» De fait, pas le moindre mais pour se rendre en Espagne, comme le fera plus
tag ne macule les édices. Autre particularité: à Arles, tard, en sens inverse, Hannibal. Mais n’anticipons pas.
on se sent plus Romain que Gaulois. Vercingétorix,
c’est loin. Les hommes aux cheveux longs et portant
braies n’évoquent pas grand-chose aux mentalités -46 : Jules César fonde la colonie romaine
provençales. Il ne faut pas oublier que la Provincia, d’Arelate
conquise par les légions romaines en 125 avant notre 536 : Arles passe sous l’autorité franque
ère, a donné le mot «Provence». C’est Auguste qui, plus 855 : La cité devient la capitale du royaume
tard, la rebaptisera Narbonnaise. Les peuples occupant de Provence

305
la Gaule «transalpine», c’est-à-dire au-delà des Alpes,
sont à égalité avec ceux de la Gaule «cisalpine», au nord 1596 : Soumission d’Arles à Henri IV

Arles
de la péninsule Italienne. Ils se sentent plus proches de
Rome que de Lutèce. Et ce n’est pas un hasard si Arles Au e siècle, arrivent progressivement des groupes
est l’une des dernières villes qui aient quitté la roma- celtes, d’où le nom de Celto-Ligures donné par la suite
nité en 476, à la chute de l’empire. Pour preuve, chaque aux autochtones. C’est sans doute vers cette époque
année, la ville s’ore trois journées romaines: le festival que le bourg prend le nom d’Arelate, du celte ar-lath,
Arelate n’est pas une simple manifestation folklorique. l’habitat près des marais. Arelate devient un objet de
Les participants se documentent pour savoir comment convoitise de la part des Massaliotes. Ces nouveaux
on dispose les plis d’une toge, ils sollicitent l’aide des venus comprennent très vite l’importance économique
historiens pour le faire bien. Il y a des courses de chars de la vallée du Rhône et tentent de nouer des relations
avec des véhicules reconstitués dans les règles de l’art. avec les indigènes ligures. Vers -540, ils décident de
Donc la ville honore son passé. Et quel passé! créer un emporion, ou comptoir commercial, sur le
site d’Arles qu’ils baptisent éliné, la Nourricière, ce
qui en dit long sur leurs intentions. Sur le plan éco-
C’est ici que les navires de mer, nomique, la Nourricière se développe bien et s’étend
venus du golfe du Lion, bientôt sur une trentaine d’hectares –en comparaison,
débarquent leurs marchandises Marseille ne dépasse pas la quarantaine. Sur le plan
humain, c’est autre chose. Déjà un échec de la poli-
tique d’intégration ? Toujours est-il que la gree ne
Car le site est occupé depuis le e siècle avant notre prend pas. Au début du e siècle, émerge une classe
ère. D’abord par des tribus ligures, qui établissent les dirigeante autochtone qui, sans aller jusqu’à bouter le
premiers échanges commerciaux avec les navigateurs Phocéen dehors, reprend les rênes du pouvoir et com-
méditerranéens, étrusques puis grecs. Ces autochtones mence par rendre à la ville son nom d’origine: Arelate.
s’installent sur un rocher, l’Hauture, promontoire de Autant dire qu’à partir de là, la cité va entretenir avec
25m dressé au-dessus du Rhône. Un refuge, car le euve Marseille des relations mouvementées. Lors d’une
fait des siennes et inonde régulièrement les plaines alen- nouvelle poussée celte, les peuples méridionaux éta-
tour. Autre atout du lieu : dévalant à grand débit vers blis entre le Var, le Lubéron et le Rhône forment une
le sud, le Rhône bute brutalement sur le rocher, ce qui alliance dite salyenne, constituée de notables locaux
qui voudraient bien s’émanciper de la cité phocéenne. droite du Rhône, dans l’actuel quartier de Trinquetaille.
Survient alors un événement singulier qui aurait pu Ce nom viendrait des marins qui autrefois, lorsqu’ils
changer le destin de la ville. Hannibal, en provenance faisaient une halte, allaient dans des auberges pour trin-
d’Espagne avec son armée, ses pachydermes, son quer. Après chaque verre, ils eectuaient une entaille
intendance, traverse la région en direction des Alpes dans un des murs de l’établissement. L’association de
pour fondre sur les Romains. Il cherche un point de ces deux actions: trinquer et tailler, aurait donné son
franchissement du Rhône. Ce qui, en 218 av. J.-C., nom au quartier.
est particulièrement dicile à trouver. Or, on sait
que Rome châtie sévèrement ceux qui la trahissent.
Heureusement, le Carthaginois choisit une route plus La ville prend parti contre Pompée
au nord, entre Tarascon et Avignon. On ne connaît pas et les sénateurs. Elle en sera
exactement la position politique des Arlésiens sur le bien récompensée
moment, mais on peut conjecturer que le général a pré-
féré éviter une région qui lui était hostile. N’empêche:
l’alerte a été chaude. La situation privilégiée d’Arles va jouer un rôle impor-
tant quelque soixante ans plus tard, lors de la guerre
civile qui oppose les partisans de Pompée à ceux de
César. En l’an 49 av.J.-C., Pompée et une bonne partie
des sénateurs se sont mis à l’abri loin de Rome. César
décide alors de se déplacer en Provence, en direction de
l’Espagne où se trouvent les troupes de son adversaire.
306

L’imperator installe son QG à Arelate, dont la position


est idéale sur la route terrestre qui va d’est en ouest. Mais
Arles

voilà que Marseille, l’éternelle alliée de Rome, prend le


parti de Pompée. Erreur funeste. César va lui donner
une bonne leçon. Il ordonne la construction de douze
navires que les chantiers arlésiens de Trinquetaille
lui fournissent en un mois ! Emportant à leur bord

 trois légions, les vaisseaux descendent le euve et font
le siège de la cité phocéenne. Qui nit par se rendre,
Rome décide en -125 d’en nir avec la résistance vaincue par la faim. César sait se montrer reconnais-
salyenne an d’établir la fameuse pax romana . À sant: trois ans plus tard, il choisit Arelate pour fonder
cette occasion, le consul Marius intervient et s’installe avec les vétérans de la VIe légion une colonie de droit
dans la région après l’écrasement de la confédération. romain, dotée en prime de l’essentiel du territoire rural
Aquae Sextiae, Aix, est fondé en -122. Pendant deux de Marseille, et qui recevra, sous le règne d’Auguste,
ans, stationné au nord-est d’Arles, Marius doit trouver le nom de Colonia Julia Paterna Arelate Sextanorum.
une occupation à ses cinq légions – quand on ne leur Du coup, les Arlésiens se retrouvent citoyens romains,
fait pas construire des routes, on avec tous les privilèges qui y sont
leur fait bâtir des ouvrages d’art, attachés : droit de vote, droit
sinon, c’est l’anarchie – et assurer Désormais, ce sera d’être magistrat, droit de mariage,
leur ravitaillement. Il faut que les de propriété, avantages scaux,
navires venus d’Ostie acheminent
Arles la favorite. etc. Cerise sur le gâteau, la cité
les vivres dans le sens sud-nord sans transborder la car- devient avec Narbonne l’un des deux premiers ports
gaison, opération trop coûteuse. La solution consiste à méridionaux. Quant à Marseille, si elle ne subit pas le
créer un canal pour relier Arles à la mer. On le baptise châtiment habituel des cités révoltées (remparts rasés,
en -102 les fosses Mariennes. Mais l’usage de la nouvelle temples et maisons brûlés, habitants réduits en escla-
voie d’eau est concédé aux Marseillais. Par cette faveur, vage), elle n’a plus la cote avec Rome. Désormais, ce
Arles se trouve encore plus sous la dépendance de sa voi- sera Arles la favorite.
sine. Elle n’en devient pas moins un grand port uvial et
maritime, avec un arsenal bien équipé, situé sur la rive
er 


307
La plaine du Trébon devient constituait le centre politique, juridique et social de
le deuxième grenier à blé des Romains la communauté. Quant au théâtre (10 000 places), il

Arles
après l’Égypte est toujours visible mais bien amoindri, car il a servi
de carrière pour édier les bâtiments chrétiens. On se
rend compte de la splendeur du lieu grâce à la maquette
César l’aurait sûrement comblée de bienfaits s’il n’avait reconstituée au musée Arles antique. Le mur de scène
prématurément disparu. Son petit-neveu et ls adop- était décoré sur trois niveaux d’une centaine de colonnes
tif, Octave, futur Auguste, va devenir l’artisan de son et orné de statues dont celle, monumentale, d’Auguste,
expansion économique et politique. La structure de aujourd’hui au musée. Les acteurs portaient masques et
l’agglomération est chamboulée par l’ampleur des ter- perruques, et le public appréciait particulièrement les
rassements. Tout d’abord, l’espace est remodelé selon comédies, les spectacles burlesques et la pantomime
un quadrillage orthogonal – les Romains aiment les avec musique et danse. En demi-cercle, au pied des gra-
rues bien droites – qui va déterminer l’implantation dins, l’orchestra était réservé aux évolutions du chœur,
des lieux publics. Une enceinte s’appuyant au nord sur le groupe qui prenait la parole entre deux scènes jouées
le euve entoure quelque 40 ha. Sans être proprement pour raconter l’histoire. Son pavement de marbre poly-
défensive, elle est la marque d’une colonie de droit chrome est quasiment intact. Assis sur un gradin, on
romain, comme à Narbonne ou à Autun. On pénètre se laisse emporter par l’atmosphère. Dans le silence, on
dans Arelate par une entrée monumentale appelée imagine la magie de la dramaturgie antique.
aujourd’hui porte d’Auguste. Grâce à un programme
d’urbanisme ambitieux, achevé à la n du er siècle avant Arles a également un cirque réservé aux courses de
notre ère, la cité est dotée d’un forum avec son sanc- chars. En raison de leurs vastes dimensions, ces édices
tuaire pourvu d’un autel dédié au genius Augusti, de sont généralement installés à l’extérieur des murailles,
cryptoportiques et d’un théâtre, placés respectivement ce qui est le cas ici. Sa construction remonte au milieu
le long du decumanus (axe est-ouest) et du cardo (axe du esiècle, d’après la datation des pieux utilisés pour
nord-sud). Sous le principat d’Auguste, la colonie s’orne consolider le terrain. Car celui-ci, marécageux, est par
également d’un arc de triomphe, l’Arc du Rhône. dénition instable. Or, le cirque mesure 450m de long
pour 101 m de large, et peut accueillir jusqu’à 20 000
Du forum, il ne reste presque rien. Cette grande place spectateurs. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est
centrale, dallée, qui devait couvrir environ 3 000 m 2, une chose rare en Gaule: quatre seulement, alors qu’on
en compte une vingtaine en Espagne, autant en Afrique peut le retracer au musée Arles antique, parce que évi-
du Nord et dans les provinces romaines orientales. demment, il n’en reste rien. Cet ouvrage d’art marque
Quand on vous dit que les Arlésiens sont bien lotis! une rupture de charge, les marchandises transportées
par les embarcations de haute mer étant débarquées à
En plus des courses, ils peuvent assister à des com- proximité du pont avant d’être remontées en amont par
bats de cavalerie ou à des venationes, chasses aux ani- les nautes arlésiens. Quant aux bateaux, solidement liés
maux. Au centre, un long mur, appelé spina , sépare la les uns aux autres, ils peuvent à l’occasion servir de bar-
piste en deux. C’est là que s’élevait l’obélisque qui se rage en cas d’agression maritime.
trouve, depuis 1675, place de la République. De pas-
sage dans la région, Henri IV avait pensé l’ériger au
milieu de l’amphithéâtre quand celui-ci serait dégagé Devenu l’atelier monétaire de l’Empire,
de ses maisons… Le cirque a été remanié à l’époque de ON Y FRAPPE des pièces d’or
Constantin (306-337), ce qui prouve la popularité des sous Constantin
spectacles. Des courses y sont organisées jusque vers
550, si l’on en croit l’écrivain Procope. Mais des des-
tructions sont opérées à partir de la n du esiècle, et De plus en plus prospère, Arles connaît une forte
là encore les pierres servent de réemploi, notamment croissance démographique et commence à étouer
pour la construction de riches villas. dans sa ceinture de remparts. De nouveaux quartiers
se créent, constitués d’un habitat résidentiel souvent
À la n du Haut-Empire, Arles est toujours une cité luxueux. Les Arlésiens aisés s’installent surtout à
importante et surtout prospère. C’est au début Trinquetaille, comme le révèle le riche décor des
308

de notre ère que le site, passage incontour- maisons : pavements de mosaïque, murs revê-
nable entre le commerce uvial rhoda- tus de marbre. C’est d’ailleurs dans ce quar-
Arles

nien et celui de la Méditerranée, est relié tier que se tiennent la plupart des activités
à Lyon via Avignon par une voie terrestre commerciales. La ville, située au cœur
qui accroît son rôle économique en dou- d’un généreux terroir, est le siège d’une
blant l’axe du Rhône. Déjà, dans la seconde importante corporation de nautes, grou-
moitié du e siècle av. J.-C., les nombreux pement de bateliers bien organisés – les
échanges avec l’Italie exercent une inuence utriculaires, conducteurs de radeaux portés
essentielle sur l’économie de la région. Le vin par des outres adaptées à la navigation
notamment est une denrée largement importée dans les marais; les naviculaires, pilotes
en Gaule. Nouvelle source de richesse : sur d’embarcations de mer. Cet essor per-
les terres, particulièrement fertiles, prises dure jusqu’au  e siècle. Aux alentours
aux Massaliotes, les Arlésiens font pous- des années 260, la situation se gâte.
ser du blé, à telle enseigne que la plaine Sans que l’on sache très bien pourquoi,
du Trébon devient le deuxième gre- la ville traverse une période de crise
nier à blé de Rome, après l’Égypte bien        grave. Les incendies font rage, la pau-
entendu. On se met à cultiver également  er e périsation gagne certains quartiers
la vigne avec succès. La preuve : des  voués à disparaître. Ces événements
      
amphores gauloises ont été retrouvées  jalonnent une période de forte insécu-
en grand nombre dans le Rhône.        rité, liée sans doute à l’anarchie poli-
 Arelate   tique que traverse la Gaule.

Et le fameux pons navalis, le pont de
bateaux? Il fait la fortune de la ville. Ingénieusement Grâce au dynamisme de son économie, Arles ne s’en
placé à l’endroit où le euve perd un peu de son éner- sort pas trop mal. Elle prote de la restauration de l’État
gie, il est posé sur des demi-coques de navires couvertes par Dioclétien (empereur de 284 à 305) pour surmon-
d’un plancher en bois. Le tout mesurant 45m de long ter les épreuves. Deux épisodes symboliques marquent
par 10m de large. Accroché à deux piles plantées dans cette renaissance. En 313, après la bataille du pont
le euve, il possède à ses deux extrémités des ponts- Milvius qui donne à l’empereur Constantin le pouvoir
levis permettant le passage des navires. Tout cela, on en Occident, la cité se voit coner l’atelier monétaire de
Arelate

l’empire. L’année suivante, le même Constantin réunit et nalement sous celle des Francs en 536. Durant
un concile auquel assistent 44 églises d’Occident. Pas des siècles, il n’est plus question que de guerres, de
de doute: au e siècle, Arles est considérée comme la famines et d’épidémies. Curieusement, elle réussit à

309
deuxième ville de Gaule, après Trèves en Allemagne, s’imposer comme métropole chrétienne. La commu-
résidence habituelle des empereurs d’Occident. En 407, nauté des dèles est l’une des plus anciennes de Gaule.

Arles
son rôle monte d’un cran, avec le transfert de la préfec- Un évêque est attesté dès 254 et un premier martyr,
ture du prétoire des Gaules, l’une des plus prestigieuses saint Genest, vers 250. Le concile de 314 lui confère
administrations impériales désignant le gouvernement un lustre particulier. Mais c’est par une lettre du
d’une des quatre divisions de l’empire: les Gaules, l’Ita- 22mars 417 que le pape Zozime accorde à son évêque
lie, l’Illyrie et l’Orient. La cité provençale connaît alors Patrocle l’autorité sur toute l’ancienne Narbonnaise.
une immense notoriété politique. Saint Césaire prendra le relais de 502 à 542. C’est
reparti pour la prospérité, qui durera jusqu’à l’époque
Face aux Barbares, la ville régulièrement assiégée doit moderne. À se demander si la cité n’est pas née sous
baisser la voilure. Réduire son enceinte. Elle passe bien- une bonne étoile qui la préserve de tout. Il faudrait
tôt sous l’autorité des Wisigoths puis des Ostrogoths, voir son horoscope.
Avignon
Au bonheur des papes et des comédiens


d’Anagni. Ayant perdu l’honneur, il perd la vie. Les cardinaux choisissent l’archevêque
de Bordeaux, Bertrand de Got, qui prend en 1305 le nom de Clément V. Sacré à Lyon,
celui-ci ne s’installe pas à Rome mais sur des terres provençales plus paisibles.

310
Avignon

e

Tous les petits enfants connaissent la comptine: «Sur Car si l’on y vient pour l’incontournable palais des Papes
le pont d’Avignon, l’on y danse, l’on y danse… » La campé contre le rocher des Doms, le pont, le Festival de
ronde popularisée par Adolphe Adam, jouée à l’Opéra- théâtre, on ne s’intéresse pas forcément aux détails de
Comique de Paris le 2 février 1853, a fait chanter le son histoire, ni à ses autres trésors. Dans ses tortueuses
monde entier. « Some people from our country know ruelles, souvent balayées par les rafales du mistral, les
about the Avignon’s bridge. Because of the traditio- livrées cardinalices (les fastueuses demeures des pré-
nal song », s’enthousiasme un touriste aux traits asia- lats), les églises, les chapelles, les couvents ou les aumô-
tiques, avant d’entonner gaiement la chanson avec un neries attendent qu’on leur accorde un peu d’attention.
accent pour le moins singulier. Mais connaît-il seule- Ces lieux se sentent délaissés ! A-t-on oublié, ou seu-
ment l’histoire du pont et celle du petit pâtre Benoît qui lement jamais su, que le Petit-Palais possède l’une des
entendit la voix du Seigneur lui ordonnant d’édier un plus remarquables collections de peintures primitives
passage sur le Rhône? Rien n’est moins sûr. C’est cela, italiennes visibles en dehors de l’Italie, allant du e
la magie d’Avignon! au  e siècle ? L’hôtel Villeneuve-Martignan, quant à
lui, abrite les riches œuvres d’art du musée Calvet. Une Entre les guelfes, les gibelins
autre prestigieuse résidence, celle de Caumont, accueille et les grands féodaux, le pape
la collection d’art contemporain d’Yvon Lambert. Des ne sait plus où poser sa tiare
artistes prestigieux tels que Christian Boltanski, Robert
Ryman, Chaïm Soutine, Camille Claudel et Miquel
Barceló ont leurs œuvres exposées derrière les murs de Hiver 1309. Le 195e pape de la chrétienté, ClémentV,
cet établissement. Inscrite au patrimoine de l’Unesco en est sans domicile xe. Cela fait plusieurs années déjà
1995, couronnée capitale des côtes-du-rhône en 1996, que lui et ses prédécesseurs errent continuellement sur
capitale européenne de la culture en 2000, labellisée les routes loin de Rome, trouvant refuge dans les villes
Patrimoine européen en 2007, la préfecture du Vaucluse de leurs États italiens. Viterbe, Orvieto, Pérouse sont
cumule les titres honoriques depuis un certain temps autant de cités où les souverains pontifes vaquent à leurs
déjà. Le plus remarquable est celui de capitale de la aaires sans avoir à subir les troubles qui agitent Rome,
chrétienté au esiècle. la gardienne de la tombe de saint Pierre. Non seulement
la Ville Éternelle est le théâtre d’incessants conits
entre les guelfes (partisans du pape), les gibelins (ceux
537 : Vitigès, roi des Ostrogoths, de l’empereur), la Commune romaine et la noblesse féo-
cède la ville aux Francs dale, mais elle tombe, en 1303, aux mains des Colonna
1251 : Avignon est vassale des comtés après le décès de BonifaceVIII. Les papes ne savent plus
de Toulouse et de Provence où poser leur tiare… Dans ce contexte tourmenté, l’ar-
1348 : La ville est vendue à Clément VI chevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, est élu pape le
par Jeanne Ire de Naples 5juin1305. Il prend alors le nom de ClémentV. Dès sa

311
consécration à Lyon, il se retrouve dans une position pour
1797 : 19 février : Pie VI consent à abandonner le moins délicate. L’attentat d’Anagni contre son prédé-

Avignon
la ville à la France lors du traité de cesseur BonifaceVIII, le 7septembre1303, a ébranlé le
Tolentino. Avignon s’affirme chef-lieu siège apostolique. Comment pourrait-il en être autre-
du Vaucluse ment? Ce jour-là, dans son propre palais, le pontife est
malmené, déshonoré, traité comme un vulgaire maraud
Pendant cet incroyable siècle, la cité par les troupes de Philippe IV le Bel,
rhodanienne devient le centre d’une dirigées par Guillaume de Nogaret.
Europe très catholique de1309 à1423. Son ennemi mortel, le condottiere
Neuf papes français, dont deux consi- Sciarra Colonna, lui aurait administré
dérés comme schismatiques, viennent avec son gantelet de fer la gie la plus
se mettre au vert dans cette paisible retentissante de l’histoire! Bouleversé
ville provençale située à la frontière par la violence de cet aront, le mal-
de la France et de l’Empire, loin des heureux Boniface VIII en est mort
troubles politiques qui secouent Rome. peu de temps après. Les relations entre
Avignon brille de mille feux et connaît la France et le Saint-Siège, déjà mau-
un essor économique, urbanistique, vaises, semblent atteindre leur point
artistique et intellectuel sans précé- de rupture. Philippe IV le Bel, qu’il
dent. Devenue un creuset culturel est peu séant de contrarier, s’acharne
extrêmement fertile, elle voit éclore et cherche coûte que coûte à faire
dans son giron la célèbre école d’Avi- condamner par un concile œcumé-
gnon (xv e). Retour sur cet âge d’or qui nique à défaut de sa personne, du
marqua non seulement l’histoire de la      moins la mémoire du défunt pape. La
ville, mais également celle de l’Europe  stabilité du monde chrétien vacille.
  
entière.   L’Histoire de France : Clément V se doit de suturer au plus
depuis les temps les plus reculés vite les plaies de ce conit entre le
jusqu’en 1789, racontée à mes petits- Saint-Siège et la France. Face aux exi-
enfants    
    gences du Capétien, il temporise, s’ex-
 cuse, reporte autant qu’il peut l’aaire
du Temple, un nouveau coup de force de Philippe le Bel, Carpentras, en 1314, le conclave se solde par un échec.
ce «roi, pape et empereur» comme le dénit un ambas- Les trois partis –gascon, français et italien– se tirent
sadeur aragonais. Jusqu’au jour où le pape convoque un sournoisement dans les jambes et se montrent inca-
concile général à Vienne pour le 1er octobre 1310. pables de s’entendre sur l’un d’entre eux. Le conclave
est suspendu. Les cardinaux se dispersent : Orange,
Valence ou Sorgues. Deux années se sont écoulées et
À leur arrivée, le pontife et sa suite toujours pas de pape. La providentielle ingérence de
logent comme ils peuvent dans Philippe de Poitiers, deuxième ls de Philippe IV le
des maisons de ville Bel –et régent du royaume depuis la mort de son père
le 23 novembre 1314 – dénoue la crise. Il emploie la
bookys-ebooks.com manière forte et fait cerner le couvent des Frères prê-
En attendant, Clément V établit temporairement sa cheurs de Lyon pour enfermer les cardinaux. Il y avait
résidence à Avignon en 1309. Un choix qui n’est en eu un précédent en 1241: le premier conclave, du latin
rien dû au hasard. Appartenant à Charles II d’Anjou, cum clave, qui désigne un lieu fermé à clé. Toute résis-
comte de Provence, roi de Jérusalem et de Sicile, la tance sera vaine. Nul ne sortira avant qu’un nouveau
cité jouit d’une haute position straté- souverain pontife ne soit élu.
gique puisqu’elle est sise dans le Saint
Empire, voisine du Comtat venaissin Le pape Jean XXII Le 7août1316, le choix se porte enn
–possession de l’Église depuis 1274– sur Jacques Duèze, un Français ori-
et à une longueur de pont du royaume
stabilise la curie ginaire de Cahors, naguère évêque
de France qui se trouve de l’autre côté à Avignon. d’Avignon. C’est un septuagénaire. Il
312

du Rhône. Planté au carrefour des ne devrait pas régner bien longtemps.


routes terrestres et uviales de l’Europe du Nord et du En fait, ce pape de transition leur mènera la vie dure
Avignon

Bassin méditerranéen, le refuge choisi par le pape est pendant dix-huit années! Une fois monté sur le trône
sûr. À la suite d’un périple à étapes, Clément V et sa de saint Pierre, JeanXXII s’installe, à nouveau, dans le
suite, composée d’au moins 300personnes, arrivent aux palais épiscopal qui fut le sien pendant deux ans. Malgré
portes d’Avignon, le 9mars1309. son intention achée de faire recouvrer à l’assemblée
des évêques son siège romain, il entame une réforme
Il s’installe dans le couvent des Dominicains (ou Frères de l’administration ponticale et stabilise la curie à
prêcheurs), une grande bâtisse établie en dehors des Avignon. Contrairement à son prédécesseur, JeanXXII
remparts, face au portail Bienson. Les cardinaux et le est un homme sédentaire: il fait aménager plus conforta-
personnel de la curie logent où ils peuvent, dans les blement sa résidence avignonnaise. Ce qui ne l’empêche
maisons de la ville ou d’ailleurs qui leur sont assignées pas d’être un véritable bâtisseur. À son initiative, l’église
et leur vaudront l’appellation de «livrées cardinalices». de Notre-Dame-des-Miracles et la chartreuse de Bonpas
C’est la crise du logement. Le provisoire dure… Que sont érigées; de nombreuses forteresses, comme le châ-
le pape se réfugie dans une terre d’accueil n’a rien de teau de Noves ou Châteauneuf-Calcernier, plus connu
surprenant, d’autres l’avaient déjà fait avant lui. Reste sous le nom de Châteauneuf-du-Pape, voient le jour.
une question à poser : le successeur de saint Pierre
peut-il négliger la tombe du Vatican ? Les canonistes Ce que l’on retient du ponticat de Jean XXII est
Hostiensis et Baldo avaient répondu à cette interroga- son antagonisme avec Louis de Bavière. À la mort de
tion dès le esiècle: Ubi est papa, ibi est Roma, «Où l’empereur Henri VII de Luxembourg, en 1313, Louis
est le pape, là est Rome». En d’autres termes: «Ce n’est et Frédéric d’Autriche entrent en conit pour accé-
pas le lieu qui sanctie l’homme, c’est l’homme qui der au trône. Ils nissent par s’aronter à la bataille
sanctie le lieu.» de Mühldorf, le 28 septembre 1322. Vainqueur, Louis
prétend à la domination de l’Italie et fait valoir ses
Lorsque Clément V s’éteint le 20 avril 1314, à droits sur la Lombardie comme « terre d’empire »,
Roquemaure, il n’y a toujours pas de palais pontical, alors occupée par les troupes ponticales et angevines.
ni de réelle organisation au sein de cette papauté vaga- Jean XXII le cite à comparaître devant le tribunal du
bonde. Or, le Sacré Collège doit se réunir pour élire Saint-Siège puis nit par l’excommunier solennelle-
un nouveau pape. Plus facile à dire qu’à faire. Réuni à ment le 23mars1324. Dès lors les querelles politiques
et religieuses convergent. Avec le sou- Clément VI a sans doute été choisi
tien des franciscains en désaccord avec par des cardinaux éprouvant le besoin
le pontife, Louis de Bavière riposte en pressant d’un changement radical et,
rédigeant l’appel Sachsenhausen le surtout, de lustre.
22 mai de la même année. On peut y
lire: «La méchanceté du pape s’attache Les chapeaux rouges ne seront pas
jusqu’au Christ, jusqu’à la Très Sainte déçus… Né au château de Maumont,
Vierge, jusqu’aux apôtres et à tous ceux en Corrèze, Clément VI est un sei-
dont la vie a reété la doctrine évan- gneur, un homme d’État, un grand de
gélique de la parfaite pauvreté… Cet ce monde. Il est habitué à mener un
oppresseur des pauvres, cet ennemi certain train de vie. Les Avignonnais
du Christ et des apôtres cherche par la se souviennent encore de son cou-
ruse et le mensonge à anéantir la par- Gravure du e  ronnement, le 19mai 1342, en l’église
faite pauvreté.» Une guerre politique et e des Dominicains. Un bon nombre de
religieuse est ouverte. À peine est-il ceint de la couronne princes assistent à l’événement: le duc de Bourgogne, le
du Saint Empire romain germanique, le 17janvier1328, duc de Bourbon, le dauphin de Viennois et, surtout, le
à Rome, qu’il s’empare de l’aaire de la «Vision béati- duc de Normandie, futur Jean le Bon. Le fastueux ban-
que» pour le condamner comme hérétique et le dépo- quet marquant la n des festivités détonne par rapport
ser dans une cérémonie solennelle. Il nommera à la aux précédents. On y prévoit 118 bœufs, 1 023 moutons,
place l’antipape NicolasV, un pauvre moine franciscain. 101 veaux, etc. La ville s’est sustentée de quelque 39980
œufs, 50 000 tartes et 95 000 pains ! Toute modestie à

313
part, son palais doit être un instrument de prestige. Ses
Rome étant une chimère SOUFFRETEUSE, prédécesseurs «n’ont pas su être papes»! Il demande

Avignon
mieux vaut rester dans à Jean de Louvres d’entamer le chantier d’un dispen-
la cité provençale dieux édice accolé au Palais-Vieux, le Palais-Neuf,
et en cone la décoration à Matteo Giovannetti, de
Viterbe. Les appartements ponticaux sont ornés par
L’avènement de BenoîtXII, en 1334, change la donne. des peintres issus d’ateliers siennois et français. Le
Réputé austère, l’ancien moine cistercien prote des 19juin1348, JeanneI re, reine de Naples, lui cède la ville
richesses accumulées grâce à la machine administrative pour 80000orins.
de Jean XXII pour construire une véritable forteresse
à l’emplacement de l’ancien palais épiscopal –l’ombre
inquiétante de Louis de Bavière plane encore au-dessus Les prélats se montrent de généreux
d’Avignon… Dès 1335, les travaux du Palais-Vieux mécènes qui attirent artistes,
sont conés à l’architecte Pierre Poisson de Mirepoix savants et érudits
(Ariège), l’un de ses compatriotes. Cela faisait presque
trente ans que les papes s’étaient installés au bord du
Rhône sans qu’aucun d’entre eux n’ait pris l’initiative Les Avignonnais, quant à eux, prêteront serment de foi
de bâtir un édice de cette importance. Tout d’abord et hommage au pape dans la salle de la Grande Audience
déterminé à rétablir la résidence du Saint-Siège à Rome, du palais presque dix ans plus tard. L’établissement
Benoît XII nit par renoncer et annonce ocielle- plus ou moins dénitif de la curie, et l’aux de popu-
ment sa volonté de demeurer dans la cité provençale, lation qui en découle, modie profondément la ville.
le 31juillet1337. La Ville Éternelle est, pour l’instant, En moins d’un siècle, elle passe de 6 000 à 30 000 ou
une chimère soureteuse qu’il vaut mieux laisser de 40 000 habitants, triple la longueur de ses remparts et
côté. Ancré au rocher des Doms, son palais fortié devient un pôle économique important. Crise du loge-
à l’image d’un cistercien scrupuleux xe désormais ment oblige, on y bâtit à l’intérieur de l’enceinte, mais
d’un regard vigilant les portes d’Avignon. Il est impo- on déborde aussi à l’extérieur. L’évêque d’Avignon siège
sant, certes, mais pas assez fastueux pour ClémentVI. dans son palais crénelé, le Petit-Palais, et les cardinaux
Unanimement élu le 7 mai 1342, le nouveau pape est remplacent leurs livrées cardinalices par des palais.
d’un caractère à l’opposé de celui de son prédécesseur. «Aujourd’hui, nous pouvons admirer plusieurs de ces
livrées, et d’innombrables traces subsistent dans les prendrait à un juif –partout en Europe, les populations
maisons avignonnaises, cachées dans le lacis de ruelles. se livrent à des exactions contre la communauté accusée
La livrée Ceccano en est l’un des plus beaux témoi- d’être responsable de la calamité. Son ponticat signe
gnages », explique Roberte Lentsch, conservateur du l’apogée de la cité papale. Mais tout a une n. Avignon
patrimoine, historienne d’art et médiéviste. décline. À partir d’InnocentVI, le rayonnement de la
cité papale faiblit. Le rêve de retourner vers les sept
Le rayonnement de la cour papale éblouit l’Europe collines reprend le dessus. Élu en 1362, UrbainV tente
entière. Cardinaux et papes sont de généreux mécènes un premier retour à Rome. Il y entre triomphalement
qui attirent artistes, savants et accompagné d’une partie du Sacré
érudits. Pétrarque, le grand poète Collège, le 16 octobre 1367, et
italien, fait partie en 1330 de ces Le rayonnement de s’installe au Vatican – le palais du
hôtes de marque qui s’y installent. la cour papale éblouit Latran étant vétuste. Cependant,
Pourtant, il ne mâche pas ses les aaires diplomatiques entre
mots lorsqu’il évoque la nouvelle
l’Europe entière. la France et l’Angleterre néces-
Babylone impie. Florilège: «La plus infecte des villes, sitent toute son attention et sa présence. Le 27 sep-
horriblement venteuse, mal bâtie, incommode, enfer tembre1370, il retourne donc à Avignon. C’est là qu’il
des vivants », «la plus puante des villes de la terre », meurt quelques mois plus tard.
«Avignon, sentine de tous les vices». Des propos durs
et sans appel pour une ville qui lui permit de rencontrer
Laure de Noves, celle qui lui inspira une passion célé- Durant le Grand Schisme,
brée dans son Canzoniere. Quelle ingratitude! la papauté dispose de deux sièges :
314

Rome et Avignon
À défaut d’être un parangon de piété et d’humilité,
Avignon

ClémentVI est un grand orateur et conciliateur. Il réus-


sit à conclure des trêves entre les Anglais et les Français Protant d’une trêve entre les deux royaumes en 1375,
qui ne cessent de se massacrer dans la sanglante guerre son successeur, Grégoire XI, quitte dénitivement
de Cent Ans. L’homme est généreux qui dépense Avignon, le 13septembre1376. Le décès de celui qui a
50 000 orins (soit 17 % de ses revenus) chaque année ramené «Rome dans Rome», en 1378, marque le début
pour des actions caritatives tant pour les Avignonnais de l’un des épisodes les plus dramatiques de la papauté.
que pour les voisins du Comtat. On retiendra aussi L’élection du souverain pontife suivant se déroule dans
son comportement lors de la grande épidémie de peste des conditions épouvantables. Enfermés, les seize cardi-
noire de 1348. Non seulement il reste en ville alors naux font leur choix alors que la foule romaine assem-
que le éau y sévit plus durement qu’à la campagne, blée dehors menace et vocifère. Les Romains exigent
mais frappe d’excommunication tout chrétien qui s’en un pape italien ! L’évêque de Marseille, Guillaume de
La Voute, frappe au guichet qui permet au conclave
de communiquer avec l’extérieur : « Seigneurs !
Seigneurs! Dépêchez-vous, vous risquez d’être mis en
pièces, si vous ne vous hâtez pas d’élire un pape italien
ou romain! Nous qui sommes au-dehors, nous jugeons
bien mieux du péril que vous-mêmes ! » Ce sera
l’évêque de Bari, Bartolomeo Prignano, qui prend le
nom d’UrbainVI. Autant le dire tout de suite: l’homme
est sévère, irascible. Consternés, les cardinaux français
contestent l’élection et quittent Rome pour Avignon.
Ils vont élire leur propre pape, ClémentVII.

C’est le début du Grand Schisme d’Occident. La



papauté dispose de deux sièges : Rome et Avignon.
 Faisant  des conseils avisés de certains souverains et
 de l’Église de France, le deuxième pape schismatique,
Benoît XIII, décide de s’enfermer dans le palais des mains du camérier de JeanXXIII, François de Conzié.
Papes avec 200soldats catalans. Une belle obstination. Benoît XIII est ociellement déposé le 29 mai 1415.
Il tient bon d’octobre 1398 à avril 1399, mais ni par Avignon voit ainsi le chapitre le plus richement enlu-
fuir son palais en cachette et quitter la région… Après la miné de son histoire se terminer.
reddition des troupes du pape, la cité est remise entre les



315
Avignon
Marseille
Bonne mère bookys-ebooks.com

Avec ses 861 000 habitants, la cité phocéenne est la deuxième ville de France.
Depuis sa création, il y a vingt-six siècles par des Phocéens, elle a vu passer quantité
de peuples. Et c’est ce qui a fait la richesse de cette ville qui, après avoir été ionienne,
romaine, devint française en 1481. Fière, aimée ou détestée, Marseille suscite
les sentiments extrêmes. Elle le doit à son histoire.

Car Marseille existait avant la Gaule. Avant la France. et Emporion en Catalogne. Rapidement, la nouvelle cité
Avant Paris. Marseille ne peut se comparer qu’à Rome, dépasse son modèle. Massalia crée son propre réseau
son alliée durant quatre cents ans. Il lui faudra des de comptoirs avec Nice et Antibes… En 545 av. J.-C.,
siècles pour s’implanter au fond de sa calanque, plus Phocée est prise par les Perses. «Marseille [...] la rem-
d’un millénaire pour s’agréger à la Provence, et presque place de facto comme métropole de tous les Phocéens,
deux pour devenir française. lle vaillante protégeant désormais sa mère comme ses
316

sœurs », écrit le Pr Jean-Paul Morel dans Phocée et la


Fondation de Marseille (Musées de Marseille, 1995).
Marseille

De Phocée la grecque Une solidarité appelée à se renouveler : quatre siècles


à Massilia la latine plus tard, Phocée, à nouveau menacée de destruction
pour s’être révoltée contre Rome (130 av. J.-C.), sera
sauvée par une médiation de diplomates massaliotes
Massalia apparaît il y a 2600ans. Le lieu est bien choisi. dépêchés auprès du sénat romain.
«Si Marseille est bien ouverte sur la mer, son terroir est
verrouillé de trois côtés par d’épaisses collines dont cer-
taines atteignent 500mètres», écrivent RogerDuchêne 49 av. J.-C. : Jules César assiège la ville
et JeanContrucci, auteurs de Marseille (Fayard, 1998). 1481 : Marseille devient française
Malgré cet enclavement, Marseille est au bout du cou- 1792 : un bataillon de volontaires
loir rhodanien. Un axe d’échanges idéal avec ce Nord marseillais propage le chant
encore inconnu et barbare, mais d’où proviennent de l’armée du Rhin, bientôt rebaptisé
l’ambre et surtout l’étain, nécessaire à la fabrication du Marseillaise
cuivre.
1953 : Gaston Deferre est élu maire, et le
Les pères fondateurs viennent de l’autre côté de l’uni- restera jusqu’à sa mort, en 1986
vers alors connu: de Phocée, cité grecque d’Ionie, sur
la côte turque. Les Phocéens sont d’honorables mar- Progressivement, les marchands grecs devenus colons
chands grecs, marins, pirates à l’occasion, qui déve- développent leur ville, sur les hauteurs de la butte Saint-
loppent leur commerce vers l’Occident. La baie est Laurent, puis vers la colline des Moulins. On plante
idéale. Sa calanque de 400ha est parfaite pour y créer de la vigne et des oliviers. On fabrique des amphores
un port. Elle est protégée des vents et il sut d’une et de la poterie. Massalia préservera son indépendance
muraille de quelques centaines de mètres pour iso- pendant cinq siècles. Selon Cicéron (106-63 av. J.-C.),
ler le piton rocheux qu’est l’actuel promontoire Saint- «environnée de nations gauloises et comme battue par
Jean. An de maintenir les liens avec la cité mère, les les ots de la barbarie, [la ville] est si bien gouvernée par
Phocéens fondent trois autres comptoirs: Vélia au sud la sagesse de ses notables qu’il serait plus facile de louer
de Naples, Alalia (aujourd’hui Aléria) à l’est de la Corse, ses institutions que de rivaliser avec elles».
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

C’est en combattant que les Massaliotes ont ni par capituler. Elle doit livrer ses armes, ses navires et
par s’imposer. D’abord sur mer contre Carthage et son trésor. Massalia garde ses remparts, ses lois, et ses

317
les Étrusques, puis sur terre contre le chef ligure habitants ne sont pas réduits en esclavage.
Catumandus, qui a fait vainement le siège de la ville en

Marseille
390 av. J.-C. Indépendante, autonome, alliée d’égale à Massalia la Grecque fait place à Massilia la Latine. Elle
égale avec Rome, Marseille envoie ses enfants découvrir s’accommode nalement très bien des Romains. La
de nouvelles routes commerciales. Pytheas dépasse le pax romana favorise le commerce. Les Marseillais, à
détroit de Gibraltar, remonte l’Atlantique, découvre la l’époque d’Auguste, modernisent leur port. Les entre-
Grande-Bretagne, dépasse l’Écosse, les îles Hébrides et pôts sont toujours visibles, deux mille ans plus tard,
atteint le «bout du monde», le pays de ulé, vraisem- au musée des Docks romains. On trouve trace du port
blablement l’Islande. De même, Euthymènes part vers du  ersiècle, avec sa citerne d’eau douce, au jardin des
le sud et découvre les rivages du Sénégal. Trop loin- Vestiges. Un siècle après sa chute, la vieille cité grecque
taines, trop compliquées, à peine crédibles, ces expédi- excelle dans l’enseignement de la rhétorique et de la
tions n’auront pas de suite. médecine. Crinas, le plus célèbre médecin de Rome –il
soigne Néron–, est marseillais.
Massalia, puissance maritime, soutient Rome, puis-
sance terrestre. En 217 av. J.-C., les Marseillais aident Au  esiècle, l’édit de Milan accorde aux sujets de l’empire
à vaincre la otte carthaginoise. En retour, ils doivent le droit d’être chrétiens. Massilia va-t-elle se convertir?
faire appel à Rome pour contenir leurs voisins celto- Le plus ancien témoignage chrétien est la présence d’Ore-
ligures. Les Romains créent, en 122av.J.-C., la garnison sius, évêque de Marseille, au concile d’Arles en 314. Les
d’Aquae Sextiae (Aix-en-Provence), habitants édient, avec les pierres
ainsi que Narbonne et Arles: un bon des temples païens, le plus grand
moyen de contrôler l’axe Espagne- Massalia préservera baptistère des Gaules, dont il reste
Italie et de sécuriser les abords de son indépendance quelques traces dans la cathédrale
Marseille. Bientôt, la Narbonnaise, dite de la Vieille-Major. Ils enterrent
province romaine, entoure la cité et pendant cinq siècles. leurs défunts dans une nécropole
ses possessions. Mais Marseille va perdre son indépen- située sur la rive sud du port. C’est dans ce périmètre que
dance. JulesCésar, en 49av.J.-C., lui assène le coup de s’installe la première communauté religieuse marseil-
grâce. Il assiège la ville, coupable d’être restée dèle à laise, fondée par le moine JeanCassien en 416. Plus tard,
son opposant Pompée. Trois légions s’installent sur la les moines édieront l’abbaye Saint-Victor, l’un des plus
colline des Carmes. Après six mois de siège, la cité nit beaux et des plus anciens monuments de la ville.
Un Moyen Âge périlleux la nomination d’un nouvel évêque, en 1230, pour que les
choses rentrent dans l’ordre.

La chute de l’Empire romain ne remet pas en cause la « Depuis Charles Martel, Marseille ne s’était jamais
prospérité de la cité. En revanche, en 591, Marseille retrouvée aussi indépendante. C’est pendant les quelques
subit sa première épidémie de peste, avant celles de599 années qui vont suivre que l’on peut presque parler de
et de650. Malgré tout, le commerce maritime se main- République marseillaise », écrivent Roger Duchêne et
tient et l’on construit vers l’est, hors des murs gréco- Jean Contrucci. La réalité du pouvoir est détenue par
romains. Une situation qui va basculer dans les deux un conseil de 183membres (une majorité de chefs de
siècles suivants. « Après la victoire de Poitiers en 732, métiers, des artisans tailleurs, des bouchers, un repré-
les Francs entreprennent la reconquête de la Provence, sentant des avocats ou des orfèvres).
qui avait proté de l’avancée des Arabes pour gagner
son indépendance. Et ils ont la main lourde. Marseille Le sort de la cité phocéenne bascule une nouvelle fois,
est ravagée en 737», rapporte l’historien JeanGuyon. Il quand le comté de Provence tombe dans l’escarcelle
faudra des années à la ville pour s’en remettre. de Charlesd’Anjou, frère de LouisIX. La capitulation
politique de Marseille prendra dix ans, ponctués de
Les échanges maritimes se font plus diciles avec révoltes. Charles d’Anjou assiège la ville pendant un
l’Orient. En 826, l’Empire byzantin perd le contrôle de an, et la otte génoise bloque le port. Une douzaine de
la Crète, puis de la Sicile. L’Afrique est sous le contrôle conjurés, décapités le 22octobre 1264, sont les derniers
des Arabes. Le commerce méditerranéen se réduit. Pis, «autonomistes marseillais».
en 838, les Sarrasins débarquent à Marseille, pillent
318

ses trésors, emmènent en captivité un grand nombre Une fois domptés, les habitants se révèlent les meil-
d’habitants et détruisent l’abbaye Saint-Victor. Dix leurs soutiens de Charles d’Anjou. Son royaume, basé
Marseille

ans plus tard, une troupe de pirates grecs s’attaque à à Naples, comprend une partie du Piémont et englobe
ce qu’il reste de la cité. C’est seulement en 972 que les la Provence en général, Marseille en particulier. Pour
Provençaux, avec à leur tête Guillaumed’Arles, chassent maintenir leur État, les Anjou ont besoin du port et des
les bandes sarrasines installées sur la côte. Devenu navires. La ville voit son activité se développer. En 1274,
GuillaumeleLibérateur, il prend le titre de marquis de elle redevient un port militaire et compte deux ami-
Provence. Désormais, Marseille est liée à la Provence: raux. On se croirait revenu aux temps antiques! Mais
on la désigne sous le nom de Marsilho. Le pouvoir est la perte de la Sicile, en 1282, marque un coup d’arrêt. La
dans les mains du vicomte Arlulfe, puis de sa famille. otte massiliote est anéantie par les navires catalans en
L’abbaye Saint-Victor, reconstruite en 977, gagne de 1284. C’en est ni du rêve des Anjou de conquérir l’Ita-
l’importance et devient un ordre à part entière, régi par lie. Marseille redevient un simple port de cabotage et
la règle de saintBenoît, qui essaime en Europe du Sud. l’avant-port d’Avignon, la nouvelle cité ponticale qui
draine toute la richesse de la vallée du Rhône. De1348
Mais un nouveau péril menace la ville : la division. à1361, la peste frappe à nouveau. De 25 000habitants,
Marseille se trouve administrativement scindée en trois la population tombe à 12000 en 1385.
parties. La ville haute dépend de l’évêque, la ville basse
est contrôlée par les vicomtes, et la ville prévôtale est sous
l’autorité des moines. Un conit de près de cinquante
ans s’engage. Il éclate en 1215 quand les moines décident
d’exercer leur autorité sur la ville basse. Les Marseillais
de la ville basse se fâchent. Au printemps1229, la ville
connaît «sa prise de la Bastille», selon PaulAmargier
dans son Histoire de Marseille en treize événements (édi-
tions Jeanne Latte, 1988). La foule se précipite vers
le chantier naval du plan Formiguier (actuellement le
bas de la Canebière), renverse la colonne qui marque

la limite des terres de l’abbaye et saccages les salines 
(place iars) exploitées par les moines. Il faut attendre e 
Près de six siècles après les Sarrasins, le 20 novembre En 1440, la création de nouvelles foires à Lyon favo-
1423, une otte catalane attaque Marseille. Mais cette rise le commerce. Le roi René fait venir à Marseille
fois, les habitants se sentent à l’abri derrière leurs rem- JacquesCœur, grand argentier de CharlesVII. Celui-ci
parts et la chaîne qui barre l’entrée du port. Erreur! Les devient citoyen marseillais en 1446. Il poste dans le port
troupes d’AlphonseV débarquent à l’anse des Catalans son escadre personnelle, composée de quatre galères.
(qui prendra ce nom vers1760), atteignent la rive sud du
port, s’emparent de trois navires et prennent à revers les
défenseurs. La ville est mise à sac. Les Catalans repartent La ville au service du roi
en emportant les reliques et la chaîne du port, toujours et de l’histoire française
visible sur les murs de la cathédrale de Valence. Pour
la deuxième fois de son histoire après CharlesMartel,
Marseille est dévastée. Quand le successeur du roi René meurt sans héritier, le
comté de Provence revient à LouisXI. Le 10décembre
1481, vingt et un siècles après sa fondation, Marseille
Les habitants se sentent à l’abri devient française. Sans déplaisir, car l’aventure angevine
a failli la faire disparaître. LouisXI ménage une transi-
derrière leurs remparts et la chaîne tion en douceur. L’époque est toujours à la conquête de
qui barre l’entrée du port. l’Italie. CharlesVIII, LouisXII et FrançoisIer vont s’y
essayer. Marseille devient alors une base militaire avec
Les 4 000 à 5 000 habitants rescapés se lancent à la arsenal et fonderie de canons, et ses habitants se trans-
poursuite des «chiens de Catalans». Ceux-ci, excédés, forment en corsaires du roi.

319
reviennent devant Marseille en 1431. Mais cette fois,
la ville, qui a reconstruit ses remparts, résiste pendant Mais la guerre reprend et, en 1524, la Provence est à nou-

Marseille
un mois. Un traité de paix est signé. René, nouveau veau envahie. Marseille, qui compte 15 000 habitants,
roi d’Anjou et comte de Provence, comprend qu’il ne rase ses faubourgs et s’enferme derrière ses remparts.
pourra plus jamais régner sur Naples. Il s’installe à Aix Basée sur les îles, la otte marseillaise ravitaille la ville
et s’occupe d’améliorer le sort de ses sujets, Marseillais et tient en respect les 18000hommes de CharlesQuint.
compris. C’est à lui que l’on doit la Maison du port, qui Le siège va durer quarante jours. Bombardée, la cité
deviendra plus tard la mairie. Il pose aussi la première résiste. CharlesQuint revient, sans plus de succès, avec
pierre de la tour qui porte son nom à l’entrée du port. 6 000 hommes en 1536. Pour lui résister, François Ier


 e
devient l’arsenal. À son apogée, vers1700, il comptera
12000galériens. Le nouvel hôtel de ville est terminé en
1674. Marseille se transforme, mais la peste réapparaît.
Fin août, 500personnes meurent chaque jour. Ceux qui
le peuvent s’enfuient: près de la moitié des Marseillais
disparaît en quelques mois. En avril1722, un nouveau
début d’épidémie est vite circonscrit.

Pourtant, le dynamisme reprend le dessus. Trois ans


plus tard, la cité a retrouvé sa population grâce à une
forte immigration, essentiellement provençale. Une
nouvelle ère de progrès s’ouvre jusqu’à la Révolution.
En 1770, l’arsenal a été rasé puis loti. La Canebière
se dessine. À la veille de la Révolution, la cité compte
120000habitants. Les chantiers navals tournent à plein
régime. On fabrique une faïence élaborée, des bon-
nets, des chaussures. Marseille distribue dans toute la
Méditerranée la morue salée apportée par les pêcheurs
bretons. Le trac d’esclaves prospère.
           
 La Révolution est accueillie avec enthousiasme et
320

Service hydrogra- Marseille fait tomber, elle aussi, ses bastilles, les forts
phique de la marine consacrée aux cartes anciennes de territoires Saint-Jean et Saint-Nicolas, en mai 1790. Elle envoie
Marseille

européense 
à Paris un bataillon de volontaires qui prend part à la
s’allie aux Turcs. Cet accord politique et militaire prend journée du 10 août 1792, qui abolit la monarchie. Ce
une dimension économique dont les Marseillais vont sont eux qui propagent le chant de l’armée du Rhin,
proter. Les comptoirs turcs, les «échelles», se multi- bientôt rebaptisé Marseillaise. Mais les habitants,
plient. La population passe à 26000habitants en 1544, déçus par le jacobinisme et fédéralistes dans l’âme, se
et à 30000 dix ans plus tard. révoltent en juin1793. Prise d’assaut par les troupes de
la Convention le 25août, la ville est soumise au régime
Lors des guerres de Religion, Marseille rejoint le parti de la Terreur. Les guerres révolutionnaires et impériales
catholique de la Ligue, qui veut empêcher l’accession ruinent son commerce.
au trône du protestant Henri de Navarre. En 1591,
CharlesdeCasaulx s’empare de l’hôtel de ville. Sa dicta-
ture dure cinq ans… jusqu’à son assassinat, le 17février TROISIÈME PORT D’EUROPE AU xixe SIÈCLE
1596. Apprenant le ralliement de Marseille à sa cause,
HenriIV aurait dit: «C’est maintenant que je suis roi!»
En 1599, pour montrer sa reconnaissance, il y institue la En 1801, la ville ne compte plus que 100 000 habi-
première chambre de commerce de France. tants. Le Consulat remet de l’ordre et transfère d’Aix à
Marseille le chef-lieu du département. La Restauration
En 1660, l’heure est à l’absolutisme. LouisXIV enlève à est accueillie avec soulagement. La disparition de la
la cité phocéenne ses derniers privilèges et y fait entrer piraterie barbaresque, la conquête de l’Algérie, le per-
ses troupes. Les canons des remparts sont détruits, et les cement de l’isthme de Suez ouvrent une ère de prospé-
serrures des portes de la ville enlevées. Le roi entre dans rité sans précédent. Marseille devient le troisième port
Marseille le 2 mars, par une brèche ouverte dans les d’Europe, après Londres et Liverpool. En 1844, plus de
remparts. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne prête 3 500 navires y accostent. Sénégal, Guinée, Égypte et
pas serment de respecter les libertés de la cité. La prise Indes sont de nouvelles destinations. Une communauté
de pouvoir royal n’a pourtant pas que des eets néga- grecque reprend le commerce avec le Levant. Les savon-
tifs. Marseille redevient un important port militaire. neries et les raneries de sucre se multiplient. En 1848,
Une grande partie de la rive est, au-delà de la Canebière, la ville compte 5 000ouvriers.
L’heure est au désenclavement. Le percement du tunnel En 1871, après la défaite de Sedan, les Marseillais pro-
de la Nerthe (4,5km, l’un des plus longs sur le territoire clament la Commune, comme les Parisiens. Et comme
français) permet la liaison en chemin de fer jusqu’à Paris, Marseille est reconquise, les insurgés poursuivis et
Avignon (1848), puis Paris (1857) et Toulon (1859). leur chef, Gaston Crémieux, exécuté. L’état de siège dure
Marseille devient le point de départ obligé des voyages jusqu’en 1876. Radicale, la cité devient bientôt socialiste.
coloniaux. Malgré une terrible épidémie de choléra
en 1834, la population augmente encore : 156 000 en La dernière grande épidémie de choléra tue 3 000per-
1840, 195000 en 1850. Le maire Consolat fait creuser sonnes entre 1884 et 1885. On crée 220 km d’égouts
un canal de 83 km pour apporter l’eau de la Durance en 1897 et on dote les rues d’un éclairage public. La
jusqu’au palais Longchamp (1849). Au sud, en 1848, ville compte 500 000 habitants (dont un cinquième
commencent les travaux de la Corniche. d’étrangers) au début du e siècle, 650 000 dans les
années 1920. Des banlieues prolifèrent entre la Belle-
de-Mai et l’Estaque, la Capelette ou Saint-Marcel.

Dans l’entre-deux-guerres, les aménagements conti-


nuent : le tunnel de Rove, en 1927. La même année,
l’escalier monumental de la gare Saint-Charles est inau-
guré, la rue Noailles élargie. Mais Marseille gagne une
réputation de Chicago à la française: de 1928 à1932,
Spirito et Carbone font la loi, soutenus à la mairie par
Sabiani. La gestion municipale est si calamiteuse qu’en

321
mars1939 la ville est mise sous la tutelle directe du pré-
fet. La Seconde Guerre mondiale fait des ravages : les

Marseille
Allemands détruisent le quartier du Vieux-Port en 1943
et expulsent manu militari 12 000personnes. Pendant

Les Merveilles de l’industrie dix-sept jours, les maisons sont détruites les unes après
les autres. La Libération a lieu du21 au 28août 1944,
LouisNapoléon, le prince-président, se rend à Marseille sous le commandement du général de Montsabert. Si le
trois mois avant le coup d’État de décembre 1851. II communiste Cristofol est le premier maire de Marseille
pose la première pierre du palais de la Bourse ainsi que après-guerre, il doit céder son fauteuil au gaulliste
de la cathédrale Nouvelle-Major et promet de faire de Carlini avant que GastonDeferre ne soit élu en 1953…
«la Méditerranée un lac français dont Marseille serait et jusqu’à sa mort en 1986. La population atteint le mil-
le centre». De fait, sous le Second Empire (1852-1870), la lion d’habitants. Marseille, dans l’urgence, s’étend vers
prospérité connaît une nouvelle accélération. Un nou- le sud et vers le nord. De nouvelles voies routières (tun-
veau port articiel apparaît en 1853 devant la Vieille- nel sous le Vieux-Port) sont ouvertes tandis qu’on amé-
Major. On comble les anses de l’Ourse et de la Joliette, nage la plage du Prado ou le centre Bourse. Marseille
on ouvre un passage entre le fort Saint-Jean et la butte est la deuxième ville de France à avoir son métro (1978).
Saint-Laurent. Le bassin du Lazaret voit le jour en 1856,
et le bassin Napoléon (gare maritime) est commencé Tandis que les industries traditionnelles (huileries,
en 1863. En 1868, plus de 16 000 navires font escale à pâtes alimentaires, savonneries…) disparaissent, lais-
Marseille. C’est le temps des grandes compagnies mari- sant de larges friches industrielles en centre-ville, un
times qui se rendent en Indochine, et du commerce nouveau pôle sidérurgique et pétrolier se développe aux
régulier avec l’Algérie. portes de la ville, à Fos. 2 600 ans après sa naissance,
Marseille est toujours là. Fièrement, comme il se doit…
Nice
Une merveille baroque révélée
bookys-ebooks.com

C’est seulement depuis cent soixante-trois ans que cette cité s’est ralliée à la France. Fière de
son indépendance du temps des ducs de Savoie, elle a longtemps joué avec les nerfs de son
puissant voisin, jusqu’à provoquer l’intervention des troupes de François Ier, puis du Roi-Soleil.

À l’aube, le soleil chasse les ténèbres. Du haut de la col- frontière entre le ciel et la mer. Il n’y a qu’un tableau
line du château, on peut observer le réveil de la cité qui bleu monochrome, une fenêtre sur l’inni… Pourquoi
reprend des couleurs. Les marchands lèvent leurs stores, cette «angélique» appellation? Est-ce dû au sentiment
les euristes installent leurs étals sur le cours Saleya ; de paix qu’elle inspire? La légende voudrait que le corps
les premiers automobilistes animent le quai des États- de sainte Réparate, martyrisée à Césarée, en Palestine,
Unis. Déjà, les promeneurs et les touristes arpentent la vers 250, ait été transporté jusqu’ici dans une barque, et
promenade des Anglais. Certains prennent des clichés à déposé sur la grève par des anges. Une belle histoire…
l’ombre des palmiers, d’autres s’assoient sur les bancs du Autre explication avancée: naguère, les pêcheurs niçois
322

front de mer pour admirer la baie des Anges. Face à eux, ramenaient fréquemment dans leurs lets des requins
l’horizon joue des siennes. Impossible de distinguer la inoensifs, savamment baptisés Squatina angelus dum.
Nice


Empire romain germanique dans la première moitié
1538 : François Ier et Charles Quint signent du e siècle. CharlesIII, le duc savoyard, est dépassé
la paix de Nice par les événements. Entre son neveu FrançoisIer et son
1691 : Louis XIV s’empare de l’ensemble beau-frère CharlesQuint, son cœur balance. Partagé, il
du pays niçois essaie de garder une certaine neutralité dans le conit.
En vain. En 1536, le souverain français, obnubilé par
1696 : Nice est restituée à Victor-Amédée II,
la conquête du Milanais, occupe la majeure partie des
duc de Savoie
États de Savoie. Acculé, Charles III se replie à Nice
1860 : Rattachement définitif à la France avec son épouse, Béatrice, et son jeune ls Emmanuel-
Philibert. Ainsi, à l’abri de la citadelle, il peut méditer
Ces squales ont la particularité de posséder de larges ses erreurs, voire échafauder de nouvelles alliances. La
ailerons perpendiculaires semblables à des ailes de ché- situation se décante.
rubins. Aujourd’hui, les seuls corps célestes qui sur-
volent la baie sont les Boeing et les Airbus en manœuvre Trop pressé de combattre la Réforme luthérienne
d’approche de l’aéroport. Du mythe à la réalité, le vol et d’organiser une croisade contre les Turcs, le pape
soure de nombreuses escales. PaulIII va faire des pieds et des mains pour réconcilier
les deux belligérants. Des négociations de paix entre les
Le Vieux Nice est une houle de tuiles orangées. deux grandes puissances européennes sont organisées à
Quelques clochers pointent ici et là, déant les lois de Nice, en juin1538, sous les auspices du souverain pon-
la gravité. Majestueuse, la cathédrale Sainte-Réparate tife. Elles n’aboutissent qu’à une trêve de dix ans «sur
(esiècle) se distingue par sa coupole en tuiles ver-

323
nissées à la mode génoise. Elle est un bastion de la foi
catholique planté dans le cœur vibrant et mystérieux

Nice
de la ville. Car Nice a aussi son lot d’énigmes, de lieux
insoupçonnés et de détails insolites. À l’instar de la
frise Adam et Ève déployée sur un édice du esiècle
de la rue de la Poissonnerie. Quel message sont-ils
censés transmettre aux passants ? Aucune réponse.
Les murs ont des oreilles, mais ne parlent pas volon-
tiers. Que ce soit dit : Nice n’a jamais été italienne.
Longtemps rattachée à la maison de Savoie, elle a pour-
tant hérité de la tradition architecturale transalpine.
Bon nombre de façades s’enorgueillissent de couleurs
chaudes composées d’oxydes rouges et jaunes, d’ocre,
ou de terre de Sienne. Elles sont colorées, pimpantes,
uniques. Sobrement rehaussées d’un décor de pilastres,
de balustres ouvragés ou de linteaux armoriés. Sans
oublier les confondants trompe-l’œil très en vogue aux
e et e siècles. Décidément, l’époque baroque fut
bien chargée! Preuve que l’histoire locale ne se résume
pas au esiècle et à son développement touristique.
Retour sur un «siècle d’or».

LA FLOTTE TURQUE ASSIÈGE LA CITÉ

De par sa situation géographique, le duché de Savoie –a



fortiori Nice– se retrouve, à la Renaissance, pris dans le 
maelström des guerres d’Italie entre la France et le Saint 
terre et sur mer». Personne n’est dupe. L’accalmie risque LE DUC DE SAVOIE A BEAUCOUP FAIT
de ne pas durer. CharlesIII voit son fol espoir de récu- POUR LA CITÉ
pérer ses territoires s’évanouir… Pis encore: au mois bookys-ebooks.com
d’août 1543, la otte turque forte d’une centaine de
galères aux ordres de Khayr al-Dîn (dit Barberousse), et Le duc ordonne ainsi l’édication d’une citadelle épau-
épaulée par les Français, assiège la cité. C’est lors de cette lant au nord les anciennes fortications du château. Il
attaque que Catherine Ségurane, la fait également ériger le fort du mont
Jeanne d’Arc niçoise, lavandière de Alban sur les hauteurs de la ville, et,
son état, aurait assommé d’un coup Le remaniement à moins de 8km à l’est, la citadelle
de battoir un enseigne turc, et saisi défensif entraîne de Villefranche et le fort satellite
son étendard. La ville basse est prise de Saint-Hospice sur la presqu’île
le 15 du mois, mais la forteresse le «déperchement» du cap Ferrat. Nice connaît à cette
résiste héroïquement aux assauts. de la ville haute. époque un véritable bouleversement
Craignant l’arrivée des renforts urbain. Jusque-là, la cité était articu-
savoyards et génois, les Turcs décident de se retirer. lée autour de la ville haute, lieu de résidence de l’aristo-
Furieux de cet échec, ils pillent et incendient la région cratie, et la ville basse, limitée par la mer et le Paillon,
avant de battre en retraite. centre d’activités commerciales et artisanales. Le rema-
niement défensif entraîne le «déperchement» de la ville
À la mort de son père en 1553, Emmanuel-Philibert haute: entre1550 et1580, l’ensemble de la population
monte sur un trône branlant. Réduit à une peau de abandonne la colline pour s’installer dans l’actuel Vieux
chagrin, le duché ne compte plus que six villes: Cuneo, Nice. Malgré le transfert de sa capitale de Chambéry
324

Asti, Ivrée, Vercelli, Aoste et Nice. Le jeune duc, âgé à Turin (1563), le duc de Savoie continue de se rendre
de 25ans, en est conscient. Ce n’est pas un hasard s’il régulièrement à Nice. Que ce soit pour proter du cli-
Nice

prend pour devise Spoliatis arma supersunt («À qui est mat tempéré de la cité en hiver, ou pour honorer de sa
dépouillé, il reste les armes »). Commandant en chef présence les cérémonies ocielles, à l’instar du serment
des armées de l’empereur CharlesQuint, il fait mordre de délité des chevaliers de l’ordre des Saints Maurice et
la poussière au connétable de Lazare en avril1573. Nul doute:
Montmorency lors de la bataille le souverain est attaché à sa de-
de Saint-Quentin, le 10 août lissima. Ne l’a-t-elle pas protégé
1557. Défaite, la France est pendant six ans lorsque son père
contrainte de signer la paix de avait dû s’y cantonner?
Cateau-Cambrésis deux ans plus
tard. C’est une belle revanche « S’il n’était pas obligé, pour
pour le duc qui recouvre ses toutes sortes de raisons, de res-
terres de Savoie, le Piémont et le ter en Piémont, il passerait une
comté de Nice –à l’exception de grande partie de sa vie à Nice
quelques places fortes. Soucieux pour être au bord de la mer »,
de placer sa dynastie au même cone un ambassadeur véni-
rang que les autres familles tien. Toujours préoccupé par
royales européennes, il épouse le développement économique
Marguerite de Valois, lle de de la cité, Emmanuel-Philibert
FrançoisI er et sœur d’HenriII, à acquiert le comté de Tende, en
Paris, le 22juillet 1559. Les noces 1579, an d’ouvrir une voie pour
célébrées, Emmanuel-Philibert l’acheminement du sel vers le
      
gouverne son duché depuis Nice 
Piémont. Il envisage même la
une année durant (1559-1560). construction d’un vrai port,
Grand stratège, cela va sans dire, il décide de remanier l’anse des Ponchettes ne permettant pas l’accostage de
le système défensif du littoral pour en faire «une véri- navires importants. Cependant, le projet reste en sus-
table muraille du duché de Savoie». pens… Le duc a déjà beaucoup fait pour Nice, et pour
le duché en général. Lorsqu’il disparaît en 1580, il est
peu probable qu’il fut conscient de préparer la cité à un dans les veines palpitantes de la cité. Témoignage de
nouvel éveil. la Contre-Réforme issue du concile de Trente (1545-
1563), ce nouveau style, ayant pour chantres Le Bernin
Le règne de Charles-Emmanuel Ier est marqué par de et Borromini, allie la liberté des formes à la profusion
nouveaux conits avec la France. Batailleur, le nou- des ornements. L’architecture civile de Nice s’inspire
veau duc de Savoie prote des guerres de Religion pour ainsi du mouvement, sans toutefois prendre l’ampleur
s’emparer du marquisat de Saluces (1588), et tente de escomptée. Les demeures fraîchement édiées pré-
prendre Genève (1602) sans succès, tout en gardant un sentent des façades dépouillées. Seuls les portails béné-
œil sur Nice. An de développer l’essor commercial de cient d’ornements ranés. Certains présentent de
la cité, il lui donne un édit de port franc le 22janvier remarquables bossages, d’autres des frontons armoriés.
1612. Ainsi les navires n’auront-ils plus à s’acquitter Le linteau est couramment orné d’un simple « IHS »
des droits de douane. Parallèlement, l’appareil admi- (Iesu Salvator Homine, «Jésus sauveur des Hommes»)
nistratif est profondément dans un cercle, soit gravé
transformé. Après avoir auto- d’une devise familiale.
risé la création d’un Collège Contrairement aux demeures Au-delà de l’entrée, c’est une
de procureurs (1580), le duc nobiliaires, les églises tout autre aaire.
institue le Sénat de Nice par
lettres patentes du 8 mars
et les chapelles construites Monumental, le vestibule est
1614. Cette cour de justice au xvii e siècle arborent large, voûté d’arêtes ou en
souveraine, semblable à celles des «splendeurs baroques». coupole, parfois éclairé par
de Turin et Chambéry, insti- des fenêtres. L’escalier déploie

325
tution de haut rang, apporte un poids politique impor- un faste déroutant. «Il s’articule sur une ou deux cours
tant à la ville. Celle-ci, capitale de comté, devient aussi intérieures qui l’éclairent par de hautes arcades en plein

Nice
une capitale au rayonnement régional. Par ailleurs, les cintre, dédoublées parfois grâce à une colonne centrale.
grands féodaux, tel Annibal Grimaldi de Beuil, tendent Cette dernière répond alors à la colonnade de la rampe.
à disparaître pour laisser la place à une nouvelle couche Ceux bâtis sur plan carré, ménageant une cage centrale,
sociétale noble issue de la robe et du commerce. Reste à sont les plus réussis (palais Maurice de Savoie, palais
loger tout ce beau monde… Gioredo, entre autres). Ailleurs, ce sont des escaliers à
volées droites qui ne devaient pas manquer d’élégance
à l’époque où les murs et voûtes portaient des peintures
LES NOBLES FONT CONSTRUIRE LEUR PALAZZO murales qu’on n’a pu restituer qu’au palais Lascaris »,
explique Luc évenon, ancien conservateur du musée
Masséna, dans son ouvrage Du château vers le Paillon:
Avec l’avènement de Victor-Amédée I er, en 1630, Nice le développement urbain de Nice (Serre éditeur, 1999).
connaît une ère de paix qui lui permet de muer, de se
mettre au goût du jour. Corsetée dans ses remparts,
elle manque d’espace. Plus une acre constructible. Pour
bâtir ou agrandir leur palazzo, les grandes familles
nobles doivent acheter des habitations voisines, ou un
groupe d’immeubles peu onéreux et, exiguïté des ter-
rains oblige, construire en hauteur. Le palais Lascaris
est le parfait exemple de cette évolution. En 1648, Jean-
Baptiste Lascaris, maréchal de camp du duc de Savoie,
55e grand maître de l’ordre de Malte, acquiert plusieurs
maisons en mauvais état donnant à la fois sur la rue
Drecha (Droite) et la rue Giudaria (actuelle Benoît-
Bunico). Une fois les bâtisses rasées, il fait élever sa rési-
dence. Celle-ci est aujourd’hui une illustration unique
et brillante des palais niçois du esiècle. À voir, assu-     e   
rément. C’est une période où l’art baroque se distille 
Le second niveau, que l’on appelle le piano Nobile, s’aranchir de la tutelle française. LouisXIV a tendance
l’étage noble, est composé de pièces spacieuses riche- à empiéter sur ses plates-bandes. Le duc n’hésite alors
ment décorées. Dommage que le temps ait irrémédia- pas à adhérer à la Grande Alliance (ou Ligue d’Augs-
blement eacé la plupart des traces de ce patrimoine. bourg), en juin1690, pour se débarrasser de l’ascendant
du Roi-Soleil. Décision, action, réaction. Courroucé, le
Dans cette ville verticale, étriquée, les édices reli- souverain français envoie une importante armée diri-
gieux eurissent également à une vitesse folle. Quoi de gée par le maréchal de Catinat. Celle-ci franchit le Var
plus normal? Depuis le début du siècle, de nombreux le 12 mars 1691, s’empare de Villefranche, du mont
ordres, masculins et féminins, se sont installés à Nice: Alban et de Saint-Hospice. Encore une fois assiégée,
les jésuites en 1606, les clarisses en 1607, les visitandines Nice capitule le 26mars et, suite à l’explosion du don-
en 1634, les théatins en 1671, les bernardines en 1651. jon, le château rend les armes le 1eravril. Dès lors, les
Contrairement aux demeures nobiliaires, les églises et Français occupent la cité pour la première fois de son
les chapelles construites au e  siècle arborent des histoire, pour une durée de cinq ans.
« splendeurs baroques ». La première chiesa est celle
commanditée par les jésuites. Construite à partir de Louis XIV, soucieux d’éloigner Victor-Amédée II de
1642, l’église du Jesù l’est «en bonne partie à l’imitation ses alliés, lui restitue ses territoires le 29août 1696, par
de l’église de San Fedele de Milan et de San Solutore de le traité de Turin, juste avant la paix générale signée à
Turin». Sa nef unique surmontée d’une voûte en ber- Ryswick. Ce retour à la maison de Savoie n’est qu’un
ceau, sa serlienne (groupe de trois baies) percée dans entracte. À la mort du roi CharlesII d’Espagne, en 1700,
un chevet plat et son décor stuqué, rythmé d’angelots, le petit-ls du Roi-Soleil, à savoir Philippe, est placé à la
laissent les dèles pantois. À deux pas, la cathédrale tête du royaume. Un avènement qui n’est guère appré-
326

Sainte-Réparate est l’objet de remaniements impor- cié des autres pays européens. La guerre de Succession
tants dès 1650 –d’après les plans de l’ingénieur niçois d’Espagne vient de débuter… Victor-AmédéeII prend
Nice

Jean-André Guibert. Le chantier est pour le moins le parti des insurgés. Mal lui en prend. Au mois de
chaotique, pour ne pas dire maudit. En 1659, une par- mars 1705, l’armée française franchit le Var – l’his-
tie de la voûte s’eondre sur Mgr Palletis. Il succombe. toire n’a-t-elle pas tendance à se répéter ? –, s’empare
Les travaux sont interrompus. Le successeur du prélat, de Villefranche et de Saint-Hospice, puis assiège Nice.
Mgr Solaro, préfère passer son tour. Ce n’est que sous La ville se rend le 18avril, mais le château résiste, un
l’épiscopat de MgrDiegue della Chiesa que le chantier temps, vaillamment. Bombardé, pilonné avec acharne-
reprend en 1669. Certains historiens reprochent l’aus- ment, il nit par lâcher prise le 4janvier 1706.
térité et l’état d’inachèvement de la nef. Cependant,
la cathédrale a des qualités indéniables. Les décors de Louis XIV, franchement irrité par la résistance de l’or-
ses chapelles latérales sont particulièrement cohérents gueilleuse place forte, ordonne qu’elle soit démantelée
et somptueux. Sans omettre la qualité de ses retables, pierre par pierre. Et ce, contre l’avis de Vauban. Nice
de ses colonnes de marbre ou de ses frontons à enrou- redevient française pour la deuxième fois, jusqu’au
lement… Si d’autres sanctuaires baroques montrent traité d’Utrecht (1713), par lequel la Savoie récupère ses
l’étendue du savoir-faire des artistes du e siècle, États. Privée de ses défenses, la ville ouverte perd toute
comme l’église de l’Annonciation, dite Sainte-Rita, fonction militaire. Elle est désormais prête à s’étendre.
ou l’église Saint-Martin-Saint-Augustin, la cathédrale De grands chantiers sont lancés et vont se poursuivre
reste un site majeur à visiter. durant tout le siècle. On investit le secteur à l’ouest de
l’église et du couvent des dominicains. Vers l’embou-
chure du Paillon, le Pré-aux-Oies convient parfaitement
Louis XIV s’empare de Nice à un aménagement urbain. En 1717, les ouvriers et les
artisans se mettent à l’ouvrage dans ce nouveau quartier
prosaïquement baptisé « Villanova ». Une vaste place
Chantier à ciel ouvert, Nice se pare sereinement de palais est prévue (actuelle place du Palais-de-Justice) devant
et d’églises. Seulement voilà, le nouveau duc de Savoie l’église Saint-Dominique. Face à elle, une caserne et une
prend des résolutions qui vont à nouveau changer son nouvelle tour de l’Horloge (l’ancienne ayant été détruite
visage. Tout aussi ambitieux que Charles-EmmanuelIer, lors du siège) sont érigées. Ce nouvel espace est agré-
Victor-AmédéeII décide, en cette n de e siècle, de menté de deux grandes résidences, l’une appartient à
la famille Spitalieri, et l’autre aux Torrini. Traversé par méditerranéenne. Fait exceptionnel, quatre d’entre
une grande rue, le quartier accueille également le cou- elles existent toujours à Nice. Et sont les gardiennes
vent des Minimes et une église dédiés à saint François de magniques sanctuaires, dont certains sont clas-
de Paule. Non loin de là, une manufacture de tabac, un sés monuments historiques. Splendeurs ornementales,
théâtre voient le jour… Des commerçants fortunés font débauche de stucs, indécence de dorures, profusion de
bâtir des immeubles de rapport. Nice connaît d’autres lumière… Tout est fait pour vous ravir l’âme. Les cha-
grandes réalisations, tout aussi importantes: le premier pelles de la Sainte-Croix des pénitents blancs (place
bassin du port en eau profonde creusé dans le quartier André-Pachetti), du Très-Saint-Sépulcre des pénitents
de Lympia (1749), la première terrasse construite en bleus (place Garibaldi) et du Saint-Suaire des pénitents
bordure du cours Saleya (vers 1750) et la place Vittoria, rouges (place Félix) sont de délicates «bonbonnières».
future Garibaldi, à côté de la porte Pairolière. La popu- La chapelle de la Miséricorde des pénitents noirs (cours
lation de la delissima augmente considérablement: de Saleya), édiée sur les plans de l’architecte turinois
14600habitants en 1718, elle passe à 20000 en 1790. Bernardo Vittone, abrite deux chefs-d’œuvre de la pein-
ture niçoise des e et  esiècles.
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Derniers éléments incontournables issus de l’eerves-
cence architecturale et artistique du e  siècle : les Nice, la bella, la dèle et la résistante, commence – dès
chapelles de pénitents. Cachées derrière des façades le milieu du esiècle– à attirer les premiers touristes
sobres, ce sont les joyaux de l’art baroque niçois. Mais anglais. Les temps changent, la cité avec. Mais c’est
que sont les archiconfréries de pénitents? Ce sont des encore trop tôt. Son expansion urbanistique est suspen-
associations de laïcs charitables ayant pour objectif de due par sa première annexion à la France, entre 1792
manifester publiquement leur foi catholique et de faire et 1814. Il faudra attendre son second rattachement

327
œuvre de charité. Certaines gèrent les monts-de-piété, –celui-là dénitif–, en 1860, pour qu’elle déploie à nou-
d’autres les hôpitaux, les orphelinats ou assistent les veau ses ailes et s’étende vers le nord (en direction de

Nice
condamnés à mort dans leurs derniers instants. Les pre- la nouvelle gare). Cent soixante-trois ans déjà? C’était
mières sont nées entre le eet le esiècle, en Europe hier. Bon anniversaire!


Toulon
L’arsenal de charme

Entre Méditerranée et Provence, la cité vit au rythme des aventures maritimes


de la France. Choisie pour sa rade sans égal, elle possède un superbe patrimoine.
Et cultive un art de vivre qui fait des envieux…

Sous la lumière éclatante, les bannières rouges et noires ainsi que l’on peut admirer le mieux sa rade, l’une des
pavoisent la ville et claquent au vent les jours de mis- plus belles d’Europe, un bassin naturel exceptionnel
tral. Elles sont omniprésentes les veilles de matchs et par son ampleur et sa profondeur, remarqué dès l’An-
rappellent au visiteur que Toulon porte haut les cou- tiquité par les Romains. Protégé de la haute mer au sud
leurs de son club de rugby àXV, leRCT, premier club à par la presqu’île de Saint-Mandrier et des vents froids
avoir remporté la Coupe d’Europe, le championnat de du nord par une barrière montagneuse, il a attiré avant
France et le Challenge européen. Seule ville où le bal- eux les Ligures, installés sur ses bords marécageux. Ils
lon ovale est une religion dans une régionPACA vouée adorent la déesse Telo, protectrice des sources jaillis-
328

au football, Toulon ache là sa singularité et l’un de santes, qui laissera son nom à la cité antique. Rome
ses paradoxes qui la rendent attachante. Durement tou- y ajoute celui du dieu romain Martius, Mars. Ici est
Toulon

chée en 1943 et 1944 par les bombardements alliés qui implantée dès la seconde moitié du er siècle av.J.-C.,
ont détruit 50% de l’arsenal et de nombreuses maisons l’une des deux teintureries impériales de Gaule, pro-
et institutions de la ville, elle a été totalement recons- ductrice de la pourpre (servant à teindre les toges)
truite sur le front de mer. Le projet de l’architecte tirée du murex, un coquillage abondant le long du
JeandeMailly est retenu par la municipalité au lende- littoral, mais aussi du chêne kermès qui recouvre les
main de la guerre et la barre de nouveaux immeubles collines environnantes.
édiée dans les années 1950, classée Patrimoine du
 esiècle en 2007, qui longe les quais, porte un nom Quatre montagnes dominent et entourent la rade dont
évocateur: La Frontale. le mont Faron, le plus haut, ainsi nommé en souvenir du
«faro», poste d’observation destiné à prévenir la popu-
Pourtant, la ville a conservé des pans de sa mémoire lation des incursions des Sarrasins. On y accède de nos
collective dans ses ruelles étroites, jalonnées de haltes jours par un téléphérique, le seul du littoral méditer-
accueillantes, comme la place Puget et sa fontaine des ranéen, les jours sans vent, ou par la route. Vue impre-
Trois-Dauphins, sculptée en 1780 et recouverte d’une nable garantie sur la ville, son écrin de pinèdes et bien
incroyable végétation luxuriante, ou la place de la sûr la rade azuréenne, scintillante sous le soleil.
Cathédrale, l’une des plus anciennes, deux hauts lieux
toulonnais. Et que dire du Cours Lafayette, artère
ombragée et aérée, axe nord-sud, où se tient le marché 1481 : avec le rattachement de la Provence au
de Toulon et qui irrigue le centre ancien, du port au royaume de France, la ville devient une
centre-ville. Justement, passer de la basse ville, la vieille base navale militaire
ville, à la haute ville, où prédomine une architecture de 1678 : Vauban est choisi pour agrandir
style haussmannien, permet de comprendre les étapes l’arsenal
et les raisons de ce développement urbain marqué par
deux époques fastes. 1748 : le plus grand bagne de France est créé
pour loger 4 000 forçats
Quelle est la meilleure manière de découvrir Toulon? 1859 : l’arrivée du chemin de fer désenclave
Les marins vous le diront sans hésiter: par la mer. C’est la ville


Des aménagements royaux tournés Richelieu, grand maître et surintendant général de la


vers la mer navigation, est bien décidé à faire de la ville une place

329
forte. Mais l’entrée de la rade n’est défendue que par la
Tour royale. Un deuxième fort, la tour de Balaguier, est

Toulon
Le rattachement de la Provence au royaume de France construit face à elle an de croiser ses feux avec les siens.
en 1481 marque une étape importante de l’histoire de la Équipée sur sa plate-forme d’artillerie de huit canons,
ville. LouisXII, qui entame la deuxième guerre d’Italie, elle dispose aussi d’un four à boulets qui permet de tirer
fait partir sa otte, non plus d’Aigues-Mortes, mais du «à boulets rouges» dans le gréement des navires pour y
port de « olon» et lance la construction de la Tour mettre le feu. Elle abrite depuis1970 le musée d’histoire
royale pour le protéger d’attaques maritimes. La petite maritime locale. Dès le milieu du e siècle, alors que
cité médiévale, siège d’un évêché depuis le e siècle, s’établit à Toulon le gouvernement de Provence, il est
à l’étroit à l’intérieur de ses fortications dressées question d’agrandir l’arsenal, la darse, à l’emplacement
au début du esiècle, est entourée de huit « borcs », de l’actuel vieux port, et la ville. Les destins de Toulon
les faubourgs, comme celui du Portalet où est créée la et de la Marine royale en Méditerranée sont désormais
première savonnerie, une industrie qui disparaîtra dès liés pour le meilleur et pour le pire.
le début du e siècle. Ses remparts, hauts de 10m,
suivent le rectangle irrégulier tracé par l’actuel Cours
Lafayette, la rue Paul-Lendrin, les rues Hoche et d’Alger,
et le quai d’honneur. Le projet d’extension de l’enceinte,
repoussé pour des raisons nancières pendant des
décennies, ne se concrétise qu’en 1589. Le 19novembre,
la première pierre de la nouvelle fortication, consti-
tuée de cinq bastions reliés par des courtines, est enn
posée. La forme étoilée de la ville, tracée pour l’essentiel
d’après les plans de l’ingénieur piémontais ErcoleNegro,
est xée pour plus d’un siècle. Ces remparts suivent les
limites du centre ancien de Toulon, à savoir au nord le
boulevard de Strasbourg, à l’ouest les rues Pastouret et
Anatole-France, à l’est, la rue Saint-Bernard et l’ave-
nue de Besagne. Un vaste espace à l’ouest est désormais          
réservé aux ateliers et entrepôts de la Marine royale. Album de Colbert
Vauban restructure la ville « la ville pleine comme un œuf » et constate que de
«méchants ruisseaux», le Las et l’Eygoutier, ensablent
le port. Il les fera détourner à grand-peine. Dans
Lorsque le 7 février 1660, le jeune Louis XIV et sa son rapport de 1679, il propose de conserver en par-
mère, Anne d’Autriche, font leur entrée dans la ville, tie les anciennes murailles tout en créant vers l’ouest
les acclamations de la population sont couvertes par le une extension, exclusivement réservée à la Marine
vacarme des décharges de mousquetons et des tirs de royale, la darse neuve. La nouvelle enceinte accroît
canons. Les souverains logent dans les appartements la supercie de la ville de 11 ha. C’est aussi l’époque
de l’hôtel de ville. Le peintre, sculpteur, ingénieur de l’agrandissement de la Fonderie, située au nord,
et architecte Pierre Puget, né à Marseille, a achevé contre le bastion Saint-Roch, et de la construction de
trois ans auparavant son chef-d’œuvre toulonnais, la Corderie, longue de 400 m. Miraculeusement pré-
les Atlantes, réalisés en pierre de Calissane et de la servée des destructions de la Libération en 1944, tou-
Sainte-Baume, qui en supportent le balcon. Ces deux jours propriété de la Marine, elle abrite les bureaux du
allégories représentant la Force et la Fatigue, aux- service historique de la Défense. Deux places, la place
quelles de solides dockers ont servi de modèles, sont d’Armes et la place Royale, actuelle place Léon-Blum,
surnommées avec humour par les Toulonnais « mal à l’ouest, sont également édiées. Autour de la pre-
au dos» et «mal aux dents». Protégées des bombar- mière, bordée d’arbres, prennent place les aristocra-
dements, elles ont retrouvé leur place après-guerre sur tiques demeures des ociers, le plus souvent étrangers
la façade de la nouvelle mairie d’honneur. Puget, qui à la ville. Toulon est déjà occupée aux deux tiers par
dirige l’atelier de l’arsenal royal chargé de décorer les la Marine et sa conguration restera la même jusqu’au
bâtiments de Sa Majesté, est le créateur d’une véri- milieu du esiècle. Côté mer, la défense de la rade est
330

table «école Puget» renommée dans l’Europe entière. renforcée avec la construction du fort de l’Éguillette à
Sollicité pour présenter un projet d’agrandissement de partir de1672, sur le territoire de l’actuelle commune
Toulon

l’arsenal, il en soumet cinq, de1669 à1676, grandioses de La Seyne-sur-Mer, et en 1692, du fort des Vignettes.
et coûteux, tous refusés. Colbert, soucieux comme Réduit à l’état de ruine par le siège de1707 lors de la
toujours de ménager les nances du royaume, hésite. guerre de Succession d’Espagne, il sera reconstruit en
C’est nalement le projet de Vauban qui est retenu en 1708 et rebaptisé fort Saint-Louis. Tous deux sont tou-
1678. Commissaire général des fortications, il trouve jours occupés par la Marine nationale.

Ce premier essor de Toulon au Grand


Siècle est interrompu par une série
d’événements qui vont éprouver dure-
ment la ville et ses habitants. En pre-
mier lieu, les combats de1707. Du15 au
20août, le bombardement de la ville, de
la darse et du nouveau quartier à l’ouest
par des galiotes à bombes anglaises
endommage environ 200maisons intra-
muros ainsi que 400bastides aux alen-
tours. Il entraîne aussi la destruction
d’une partie des vergers et des vignes
environnants et le premier sabordage de
la otte de l’histoire toulonnaise dans
l’espoir, vite abandonné, de pouvoir
ensuite la renouer. Privé de ses navires,
ruinée par la guerre, la ville n’a plus

        


       
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
d’argent pour reconstituer son armada. Il faut, la mort en 1793, et servira de prison pendant la Révolution et
dans l’âme, envoyer les canons et les mortiers de l’arse- au cours du siècle suivant. En 1786 est édié un autre
nal à la fonte pour payer monument embléma-
le personnel. Pourtant, tique, l’hôtel de la Marine,
la résistance toulonnaise future préfecture mari-
aux assauts des troupes time, situé à l’ouest de
du duc de Savoie a permis la place d’Armes. Il n’en
d’empêcher l’invasion de reste rien car il a disparu
la Provence et la perte du sous les bombes pendant
port de guerre. L’hiver la Seconde Guerre mon-
glacial de 1709 achève diale. Au cours des e
de ravager les oliviers et et esiècles, les grandes
autres cultures vivrières expéditions de prestige (le
qui poussent hors les transfert de l’obélisque de
murs. Soumise à un blo- Louxor à Toulon en 1833),
cus de la otte anglaise, d’explorations (le voyage
la ville meurt de faim. Le de Dumont d’Urville en
9 janvier 1710, un convoi  Antarctique en 1837), et les
venu du Levant, chargé  multiples équipées mili-
de blé et de riz, parvient -taires et coloniales (la
à le forcer. Mais le pire est à venir. La peste qui frappe campagne d’Italie en 1796, l’expédition d’Égypte en

331
la Provence entière emporte la moitié de la population 1798, la conquête de l’Algérie en 1830, entre autres), qui
toulonnaise entre 1720 et 1721. Il faut attendre 1760 partent du port, n’ont pas de conséquences directes sur

Toulon
pour que la ville retrouve son niveau démographique la prospérité des habitants de la cité.
d’avant l’épidémie, soit 26000habitants. bookys-ebooks.com
Ville dans la ville, l’arsenal, le plus gros employeur
de la région jusqu’à aujourd’hui (près de 20000per-
20 000 PERSONNES sonnes y travaillent actuellement), marque de son
TRAVAILLENT À L’ARSENAL empreinte leur quotidien. Soldats de la garnison,
troupes coloniales, marins et Toulonnais d’origine
populaire dont beaucoup travaillent à l’arsenal, se
La renaissance progressive de la ville dont l’économie côtoient. Les rencontres ont souvent lieu, comme dans
uctue au rythme des périodes de conits et de paix, tous les ports, dans les cabarets et bordels où s’activent
vient de la reprise de l’activité de l’arsenal, liée aux pré- les prostituées, surnommées au e siècle «les petites
paratifs de la guerre de Succession alliées ». On les rencontre, à l’est
d’Autriche. C’est en 1738 qu’est de la ville, dans le quartier réservé
achevée la porte monumentale En 1748, on y implante de la Visitation, là où se trouvait,
du bâtiment, de 13,50 m de hau- ironie de l’histoire, le couvent des
teur, ornée de quatre colonnes en le plus grand bagne Visitandines au  e siècle. Une
marbre venues de Grèce et an- de France. enclave qu’il ne faut pas confondre
quée de statues des dieux de la avec «le petit Chicago» au bas de
Guerre, Mars et Bellone, symbole de l’importance de La la vieille ville, au débouché de la porte principale de
Royale à Toulon. Classée monument historique en 1910, l’arsenal, qui est, après la Seconde Guerre mondiale
elle sera déplacée en 1976, sur 80m, et tournée vers le et jusque dans les années1950, le lieu des sorties noc-
nord pour devenir la façade du Musée national de la turnes des permissionnaires, entre les actuelles rues
marine édié derrière, en 1978, place Monsenergue. En Pierre-Semard et Victor-Micholet.
1738 commence la construction du fort Lamalgue, un
rectangle bastionné dominant toujours les plages du Toulon, c’est aussi le bagne, le plus grand et le plus
Mourillon, qui protègera à l’est la ville d’attaques ter- longtemps ouvert de France, implanté en 1748 avec
restres. Ce lieu sera occupé par un détachement anglais les galères, devenues obsolètes en combat naval. Alors
on installe, si l’on peut dire, les prisonniers, venus à la bien nommée, sise entre mer et montagne, ne peut
pied de toute la France et souvent enchaînés deux par s’étendre que dans le sens de la longueur, mais se désen-
deux en permanence – la pire des punitions – à bord clave peu à peu.
de vieux vaisseaux démâtés. Un bagne ottant donc,
avantageux à plus d’un titre puisqu’il fournit une main- L’arrivée du chemin de fer en 1859 la relie à Paris mais
d’œuvre gratuite, puis modestement rétribuée selon aussi aux grandes cités de la région et les dix portes
des critères précis. Ce bagne ottant sera remplacé en ménagées dans les fortications assurent une meilleure
1780 par un bagne à terre. VictorHugo, qui le visite en circulation des diligences, des habitants de la ville et
1839, s’en souviendra pour créer, plus de vingt ans plus des faubourgs, et des troupes de garnison. Trois d’entre
tard, le personnage de JeanValjean dans ses Misérables. elles ont été conservées : les portes Malbousquet,
Devenu une curiosité locale et un dépôt de transit, il Sainte-Anne et d’Italie. Les remparts de cette dernière
ferme ses portes dénitivement le 31 décembre 1873 font partie des derniers vestiges des fortications de
lorsque la frégate La Guerrière emporte vers Cayenne Vauban. La construction de la haute ville de style hauss-
les 400 derniers forçats de Toulon comme le précise mannien est entreprise. Le boulevard de Strasbourg sur
le guide Jean-Pierre Cassely dans Provence insolite et lequel s’alignent les nouvelles rues et places marque la
secrète (Éditions Jonglez, 2014). limite avec la ville ancienne, devenue la basse ville. La
bourgeoisie émergente s’est appropriée les nouvelles
parcelles et y fait édier des immeubles de rapport et
L’EMPIRE Y EST ACCUEILLI de belles maisons d’habitation. En bordure nord du
AVEC ENTHOUSIASME boulevard, une vaste place est prévue, l’actuelle place
de la Liberté, aujourd’hui entourée d’une couronne de
332

majestueux palmiers, tandis que sur son côté sud est


Hormis la période du siège de1793 pendant laquelle la inauguré en 1862 le Grand éâtre dans le plus pur style
Toulon

ville est aux mains des royalistes, Toulon s’est montrée NapoléonIII, et qui inspirera l’Opéra Garnier à Paris.
à l’avant-garde révolutionnaire en 1789 et l’est à nou- Sa façade la plus ouvragée tourne le dos au boulevard.
veau en 1795, lorsqu’elle se soulève cette fois pour la Il est alors en eet envisagé de percer une large voie
défense du jacobinisme. L’Empire y est accueilli avec qui, du théâtre, conduirait vers le port, mais faute de
enthousiasme et se révèle une période orissante pour moyens, elle ne sera jamais réalisée.
le premier port militaire de France. Fière de sa Marine,
à laquelle elle doit sa renommée, la ville aimerait pour- Les quartiers populaires où, dans le lacis des ruelles
tant bien s’aranchir d’une tutelle qui ne dit pas son étroites et dépourvues d’égouts, s’entassent les ouvriers
nom. Le préfet maritime est en termes de préséance plus dans l’insalubrité la plus totale, sont les laissés-pour-
important que le sous-préfet, le député et le maire. De compte de la période même si, en raison d’épidémies
plus, Toulon, dont la population ouvrière augmente en successives de choléra et de èvre typhoïde, les édiles
proportion du développement industriel de la Marine, commencent à rééchir au problème récurrent de
étoue au sens propre dans le carcan des fortica- l’assainissement.
tions de Vauban. En visite les 27 et 28septembre1852,
le prince-président, futur empereur, arrivé à Toulon à
bord du Napoléon, premier vaisseau à vapeur et à hélice DÉMOCRATISER LA CULTURE
sorti de l’arsenal deux ans plus tôt, s’en est lui-même
rendu compte. Il autorise l’extension de l’enceinte pour
agrandir la supercie de la base navale et de la ville. Dès l’avènement de la IIIeRépublique, la politique d’em-
Terminée en 1856, la nouvelle ligne de fortications est bellissement se poursuit, accompagnée d’un souci de
presque aussitôt rendue inutile par les progrès de l’artil- démocratisation de la culture sous l’impulsion notam-
lerie et elle sera en grande partie démantelée au début ment du maire radical HenriDutasta et de ses héritiers
du e siècle. De nouveaux faubourgs sont apparus à en politique jusqu’à la n du siècle. Les inaugurations
l’est et à l’ouest, ceux du Mourillon (où une annexe de se succèdent. En 1888, celle du Musée-Bibliothèque,
l’arsenal a été aménagée en 1836 et qui deviendra à par- actuel musée d’Art, réalisé sur les plans de l’architecte
tir de la seconde moitié du siècle une station balnéaire GaudensiAllar, écrin somptueux sublimé par les sculp-
cotée), de Saint-Jean-du-Var et du Pont-du-Las. Toulon, tures de son frère André, grand prix de Rome, l’auteur
de la parure ornementale de la ville. Ici sont conservés immortalisées par une série de photographies, expo-
à l’époque 18000volumes et 455œuvres d’art. En 1889, sées au musée de la Marine. Le quai de Cronstadt en
on inaugure le casino, puis en 1890, la fontaine de la rappelle le souvenir. Il est aujourd’hui le point de départ
Confédération, place de la Liberté. Le 13octobre1893, des petits trains touristiques de Toulon et d’ancrage des
un événement place la ville au premier plan de l’ac- bateliers qui proposent la visite commentée de la rade.
tualité nationale : dans le cadre de l’alliance militaire La plus grande partie de la force d’action navale y est à
entre la France et la Russie, la venue d’une escadre quai dont le porte-avions Charles-de-Gaulle, visible de
russe, en réponse à la visite d’une escadre de la marine loin. En 2023, les histoires à la fois parallèles et entre-
française à Cronstadt, est l’occasion de réjouissances mêlées de Toulon et de La Royale continue de s’écrire.

333
Toulon

e Condamnés à perpé-


tuité
Les auteurs
bookys-ebooks.com

Journaliste et autrice indépendante, spécialisée dans Catherine DECOUAN a été l’une des premières jour-
les thématiques culturelles, sociétales et historiques, nalistes à s’intéresser aux mouvements féministe et éco-
Clémentine V. BARON a collaboré de nombreuses logiste, et a travaillé pour le journal mensuel La Gueule
années avec le magazine Historia avant de se consacrer ouverte. Elle a travaillé à Historia comme secrétaire de
à l’écriture d’ouvrages documentaires. Elle a dirigé le rédaction.
recueil Les oiseaux migrateurs: témoignages de migrants
aux éditions L’Harmattan (2016) et cosigné Shoba, iti- Véronique DUMAS est journaliste, collaboratrice de
néraire d’un réfugié au Livre de Poche (2017). Elle tra- longue date d’Historia. Elle s’intéresse en particulier
vaille désormais avec les éditions Quelle Histoire sur au patrimoine européen, à l’histoire des mentalités
une collection de livres pédagogiques et historiques et à la place des animaux dans l’histoire des sociétés
pour la jeunesse. humaines.

Victor BATTAGGION est rédacteur en chef adjoint Baudouin ESCHAPASSE, actuellement reporter

335
d’Historia, auteur, scénariste de bandes dessinées, au Point, a travaillé pendant dix ans à Historia. Il est
codirecteur d’ouvrages de référence comme Fantasy et également auteur de plusieurs livres, dont Les archives
Moyen Âge (ActuSF, 2023), Assassin’s Creed, 2500 ans secrètes de Lourdes: aux sources du mystère (Éditions
d’Histoire (Les Arènes, 2019) et L’Histoire mondiale Privé, 2008).
des cours, de l’Antiquité à nos jours (Perrin, 2019). Il a
sillonné l’Hexagone à la recherche des trésors de notre Normalien et agrégé d’histoire, Charles GIOL est jour-
patrimoine. naliste et historien. Auteur de De Jaurès à Hollande.
Histoire de France de 1914 à nos jours (PUF, 2015), il a
Diplômé de Sciences Po, historien et journaliste, notamment été, pendant une dizaine d’années, rédac-
Gautier BATTISTELLA a travaillé pendant deux ans teur en chef des hors-série de L’Obs.
à Pékin pour l’agence de presse Chine Nouvelle avant
d’entamer un long périple en Asie du Sud-Est. En Écrivain et historien, Éric MENSION-RIGAU a publié
France, il collabore plusieurs fois avec Reporters sans une quinzaine d’ouvrages sur les élites aristocratiques.
frontières et signe son premier guide de voyage sur l’Ita- Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de
lie du Sud. Désormais écrivain, il a publié trois romans Lettres, il est professeur d’histoire sociale et culturelle à
chez Grasset. Le plus récent, Chef (2022), est en cours Sorbonne Université.
d’adaptation cinématographique.
Historien de formation, ancien élève de l’Institut fran-
Joëlle CHEVÉ est historienne, spécialiste de la société çais de Presse, Éric PINCAS est rédacteur en chef du
d’Ancien Régime et de l’histoire des femmes dans le magazine Historia depuis 2014. Spécialisé dans la vul-
champ du sexe et du pouvoir Elle a notamment publié la garisation historique depuis plus de vingt ans, il a réa-
biographie de la reine Marie-érèse d’Autriche, épouse lisé de nombreux reportages et il est déjà l’auteur de
de Louis XIV (Éditions Flammarion) et L’Élysée au plusieurs ouvrages à succès, dont Lady Sapiens: enquête
féminin de la e à la e République (Éditions du Rocher). sur la femme au temps de la Préhistoire (Les Arènes,
2021). Il est aussi scénariste de documentaires scien-
Fondateur et directeur éditorial de l’agence de commu- tiques pour la télévision. Chaque mois, il anime une
nication éditoriale Agrément, Christophe COURAU a chronique sur Histoire TV dans Historiquement Show.
également été journaliste pour Historia, Le Point, VSD
et Courrier Cadre.
Crédits iconographiques Borges Photography p.124 h; /sdecoret p.176; /SerFF79 p.315;
/Sergey Dzyuba p. 62, 322 ; /Sergii Figurnyi p. 307, 310, 319 ; /
Granger / Bridgeman Images p.98. SergiyN p.329 h; /Sissoupitch p.55; /Stoker-13 p.8, 60 (Brest),
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