Hors-série Octobre-novembre 2022

8,50 €

LA BOMBE
DÉMOGRAPHIQUE
En 2100, il y aura 10 milliards d’humains sur Terre.
Comment gérer le vieillissement de la population et les déséquilibres
géographiques et économiques ? Faut-il encore faire des enfants ?
Les réponses de la presse étrangère.

Japon : le laboratoire du monde

Allemagne 10,50 € Andorre 9 € Antilles Réunion 9,50 €
Canada 13,90$CAN Espagne 9,50 € Gabon 7000 F CFA
Grande-Bretagne 8,35 £ Grèce 9,50 € Italie 9,50 € Japon
1600 ¥ Maroc 92 MAD Pays-Bas 9,50 € Portugal cont.
9,50 € Suisse 13 CHF TOM 1800 XPF Tunisie 18 DT Afrique

Robotisation, recul de l’âge de la retraite… : l’archipel cherche autres CFA 6100 F CFA

M 04224 - 91H - F: 8,50 E - RD

des solutions à la crise de la natalité.
3’:HIKOMC=YU]ZUZ:?k@a@t@b@f";
 Climanario, flygskam, greenwashing…
Le climat dans tous ses états.

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FALCO/CUBA

ÉCOUTEZ L’ÉPISODE DE NOTRE PODCAST CONSACRÉ AUX MOTS

QUI DISENT L’URGENCE D’AGIR FACE AU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE,
SUR NOTRE SITE OU SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE.
 Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 3

La bombe démographique

L
’article de Nikkei Asia qui ouvre
ce hors-série est un cri d’alarme :
“Depuis deux cents ans, une croissance
démographique soutenue consume
les ressources naturelles, dévaste
l’environnement, engendre des guerres.
Or l’humanité est sur le point de troquer
une bombe démographique contre une autre.
Décideurs politiques et scientifiques ouvrent
les yeux sur une réalité nouvelle : le monde
est au bord du déclin, voire de l’extinction.”
Cette bombe démographique, c’est le
vieillissement accéléré de la population
mondiale. À l’horizon 2100, la planète
sera peuplée de 10 milliards d’humains,
et l’on comptera autant de moins de 24 ans
que de plus de 60 ans. Les conséquences sont
immenses : “La croissance économique globale
ne va plus de soi, l’humanité va devoir trouver un
nouveau modèle de prospérité”, souligne Nikkei.
C’est tout un modèle qu’il faut revoir :
comment gérer les déséquilibres entre
l’Afrique, où vivra 40 % de l’humanité,
et l’Europe ou la Chine, en déclin
démographique ? Comment prendre
en charge des personnes de plus en plus
âgées et financer les retraites ? Jusqu’à quel
âge travailler ? Comment gérer les disparités
entre villes et campagnes ? Les migrants
viendront-ils au secours des États
vieillissants ? Dans ce contexte, et dans celui
du réchauffement climatique, faut-il encore
faire des enfants ?
Si ce hors-série aborde ces nouveaux défis sur
l’ensemble des continents, nous avons choisi
de consacrer douze pages au Japon, pays
à la natalité en berne, qui, depuis longtemps,
travaille sur ces questions au quotidien.
Les solutions viendront-elles de ce véritable
laboratoire du monde de demain ? Les réponses
de la presse étrangère. Bonne lecture !
—Matthieu Recarte

4 L’humanité demain
K. HJORTH ET R.IKONEN

J. FULLERTON-BATTEN
O. TOLSTOY

J. FLORIO

La planète LE LES NOUVEAUX Faut-il encore

des vieux LABORATOIRE DÉSÉQUI- faire
JAPONAIS LIBRES des enfants?
8 Vers un monde dépeuplé
14 La Corée du Sud va-t-elle
disparaître ?
16 Perdasdefogu, au bonheur
des centenaires italiens
17 Le Mexique maltraitant
avec ses aînés
18 Le soutien aux familles chinoises
passe par la salle de bains
20 Péril sur les retraites
22 L’âge du départ à la retraite
agite la France
23 En Syrie, le grand âge
entre souffrance et désespoir
24 Pourquoi les seniors ont
la cote auprès des entreprises
28 Une situation sans issue 48 Quand l’Afrique s’éveillera 66 Désormais, les femmes
29 Au boulot jusqu’à 80 ans 51 L‘explosion urbaine font ce qui leur plaît
ou plus 52 Et si le télétravail revitalisait 68 Des bébés à tout prix
30 Les robots aidants entrent campagnes et petites villes ? 70 L’Espagne, pays de l’enfant
dans les maisons de retraite 54 Au Bangladesh, les Rohingyas unique
32 Des pistes pour soigner privés de perspectives 72 “Comment donner la vie
le vieillissement 57 La course démographique dans ce monde ?”
34 Tokyo tend la main se resserre en Israël 73 Lettre à toutes celles qui
aux travailleurs étrangers 59 En finir avec l’avortement hésitent à devenir mère
34 “Je voulais dénoncer sélectif
le manque d’empathie 60 En Inde, avorter au péril
Précision :
des Japonais” de sa vie Page 68-69 : dessins de
Teresa Sdralevich paru
36 “Nous ne jouerons plus 62 L’Allemagne de l’Est ne fait pas dans Chronique de la Ligue
ensemble” rêver les femmes des droits de l’homme,
Bruxelles.

38 PORTFOLIO Des vies en villes

74 À voir, à lire et à écouter

En couverture : dessin de Beppe Giacobbe paru dans Corriere della Sera, Milan.
Certains des articles de ce hors-série ont déjà été publiés dans notre hebdomadaire ou sur notre site.
4 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

L’HUMANITÉ DEMAIN
Jusqu’en 2100, la population mondiale va augmenter pour
atteindre un pic de 10,3 milliards d’habitants avant de commencer
à décliner sous les effets de l’accélération du vieillissement
et de la chute de la natalité. Apparu dans les années 2000,
le déclin de la population chinoise va prendre de la vitesse :
avec 767 millions d’habitants, la Chine, deux fois moins peuplée
qu’aujourd’hui, retrouvera son niveau des années 1950, et l’Inde
deviendra le pays le plus peuplé. Porté par une très forte croissance
démographique, le continent africain concentrera en 2100
près de la moitié de l’humanité.

Un vieillissement qui s’accélère La population mondiale en 2100

Évolution de la part des moins de 25 ans et des plus de 59 ans (En millions d’habitants. Seuls sont donnés les chiffres
dans le monde (en %) des pays dont la population dépasse 30 millions.)
0-24 ans
55 25-59 ans
60 ans et plus
50 2022
1950 Groenland
53 % 40,7 % 29,8 28,1
45 Moins
de 25 ans
40
2100 42,1
35 29,8 % 2100 Canada
54
30 13,9
40,7
25

20 28,1 % 45,4
États-Unis
15 2022 394
Plus
de 59 ans 8
10 8%
5 13,9 %
0 Estimations Projections 39 53
1950 Mexique
1950 2000 2022 2050 2100 116
Cuba RD
Répartition de la population mondiale par âge Ja.
et par sexe (en millions) Gu. Ho. Ha. PR

Sa. Ni.
110 ans Âge médian* :
CR Pa.
2100 | 41,6 ANS
100 ans Ve.
2022 | 30,2 ANS
35 Gu.
1950 | 23,6 ANS Colomb. Su.
90 ans Guyane
46 (Fr.)
80 ans Éq.
2100
HOMMES FEMMES
70 ans Pérou
42
60 ans Brésil
185
50 ans
Bo.
40 ans
Pa.
2022
30 ans

20 ans Argent.
48
10 ans 1950 La forme des pays
Chili Uruguay
Le planisphère ci-dessus a été transformé
0
en fonction de l’importance de la population
100 80 60 40 20 0 20 40 60 80 100 pour chaque pays en 2100 : dans cette
* La moitié de la population est plus jeune, l’autre moitié est plus âgée. anamorphose, les populations les plus
nombreuses entraînent une dilatation
Données des graphiques pour 2022 et les années suivantes : projections de l’ONU basées sur des de la surface réelle des États tandis que les
variations moyennes, qui tablent sur un recul du taux de fécondité et un allongement de l’espérance de vie.
La probabilité que la réalité se situe dans cette zone est de 95 %.
plus faibles provoquent un rétrécissement.
 Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 5

Chute de la croissance démographique Deux géants sur le déclin

Taux de croissance Population mondiale Variation annuelle de la population en Inde et en Chine
mondial (en %) 12 de 1950 à 2100 (en millions)
(en milliards de personnes)

10,3 20 2019
1963 9,7 10 Début de la pandémie
2 2,27 15 de Covid-19
1,73 2,27
8 10
1,5 1979
5 Début de la
politique de l’enfant
unique Inde
1 6 0

–5 1958-1960
0,84 Politique Chine
0,5 4
– 10 du Grand Bond
en avant
0,45
0 Estimations Projections – 0,11 2 – 15 Estimations Projections

1950 2000 2022 2050 2100 1950 2000 2022 2050 2100

Islande

No. Fi.
Su. Russie
112
Ka. 34
Bi. Ou. 51 Mo.
R-U Allem. Pologne
70 69 RT Uk.
Ir. Afghan.
France Ro. 111
61 It.
Turquie Né.
Chine
37
83 34 767 CdN
Po. Esp. Syrie Iran Pakistan
31 43 80 487
Irak CdS
112 Ja.
Tu. Is. 74
Maroc Jo.
44 Libye Égypte
Algérie Bangl.
68 205 Arabie 176
Saoudite Inde
Mali Niger 50 1 530 Taïwan
87 167 Om. Bi.
Ma.
Tchad Soudan Ér. Yémen 52
Sé. 65 142 74
BF Philippines
62 62 180
Th. La.
Bé. 45 Vietnam
Gu. 47 Nigeria Éthiopie 91
34 546 SdS 324
RC Ca.
SL Côte
d’Ivoire
89 Gh.

SOURCE : “WORLD POPULATION PROSPECTS 2022” (NATIONS UNIES, POPULATION.UN.ORG)

Li. 73 So.
Ca. Ouganda Malaisie
132 66 SL 39
87 Kenya
Co. Rw. 113
GÉ 34
RDC
Ga. 432 Bu.
39
Tanzanie
245 Indonésie PNG
297

Angola Ma. Mo.

133 Za. 59 106
64 Mada.
Zi. 83
Na. Bo. 36
Australie
38
Afrique
du Sud
75

La couleur des pays Nouvelle-

Zélande
Elle donne une idée de la croissance ou de la décroissance de la population d’un pays sur la période 2022-2100.

Décroissance Forte décroissance (plus de 30 %) Croissance Très forte croissance (plus de 100 %)
6 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↖ Agnes II, Norvège, 2011.

Photographie issue de la série Eyes as Big as Plates.
Photo Karoline Hjorth et Riitta Ikonen
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 7

La planète
des vieux
Le monde vieillit, et c’est tout un équilibre qui sera
bouleversé dans les décennies à venir. Travail, retraites,
prise en charge du quatrième âge… Les défis auxquels
tous les continents vont être confrontés sont vertigineux.
8 Courrier international
Vers un monde dépeuplé
En 2050, les populations de 151 des 195 pays du globe seront en décroissance.
Leur vieillissement, déjà notable en Asie et en Occident, entraîne pénurie
de main-d’œuvre, pression sur la protection sociale et ralentissement économique.
Quel moteur de croissance pour remplacer la démographie ?
D
—Nikkei Asia Tokyo
epuis deux cents ans, une croissance démo-
graphique soutenue consume les ressources
naturelles, dévaste l’environnement, engendre
des guerres. Or l’humanité est sur le point de
troquer une bombe démographique contre
une autre. Décideurs politiques et scienti-
fiques ouvrent les yeux sur une réalité nou-
velle : le monde est au bord du déclin, voire
de l’extinction.
Les forces du développement économique
et de l’émancipation des femmes se conjuguent pour mettre
fin à une ère amorcée sous la révolution industrielle. Période
au cours de laquelle la croissance économique était soutenue
par la croissance démographique et inversement. Depuis le
début du xixe siècle, cette marée démographique a suscité
bon nombre de prédictions alarmistes : l’économiste anglais
Thomas Malthus prédisait dès 1798 que la population aug-
menterait à une cadence telle qu’elle dépasserait la produc-
tion alimentaire et engendrerait des famines.
En 1972, le Club de Rome avertissait que l’humanité tou-
cherait aux “limites de la croissance” avant cent ans en raison
de l’augmentation implacable à la fois de la population mon-
diale et de la pollution de l’environnement.
Aujourd’hui, la population mondiale – qui était de 1 mil-
liard en 1800 – atteint 7,8 milliards, exerçant une pression
manifeste sur la planète. Mais les scientifiques et les déci-
deurs politiques prennent peu à peu conscience d’une nou-
velle réalité chiffrée : la croissance démographique a atteint
un maximum de 2,09 % à la fin des années 1960 et descen-
dra en dessous de 1 % en 2023, selon une étude de l’univer-
sité de Washington publiée l’année dernière.
En 2017, le taux de croissance de la tranche des 15-64 ans
– les gens en âge de travailler – est tombé en dessous de 1 %.
La population active a, d’ores et déjà, commencé à reculer dans
un quart des pays environ. À l’horizon 2050, 151 des 195 pays
du globe seront en situation de décroissance démographique.
À terme, l’étude annonce un pic de la population mon-
diale à 9,7 milliards en 2064, avant un fléchissement [L’ONU
projette, elle, 10,4 milliards d’habitants en 2100.].
Sur les quelque 300 000 années d’histoire de l’humanité,
les périodes de froid et d’épidémies ont causé des affais-
sements passagers de la population. Mais, selon Hiroshi
Kito, historien de la démographie et ancien président de
l’université de Shizuoka, l’humanité s’apprête, pour la
première fois de son histoire, à entamer une période de
déclin prolongé.
Hors-série Octobre-novembre 2022
L’Asie orientale est l’une des régions les plus touchées par
l’effondrement du nombre de naissances – notamment la Corée
du Sud (dont l’indice synthétique de fécondité – ISF – s’établit
à 1,11), Taïwan (1,15) et le Japon (1,37) sur la période 2015-2020,
selon le rapport “World Population Prospects 2019” [“Projections
démographiques mondiales”] publié par les Nations unies. La
population d’un pays commence à décliner lorsque la fécon-
dité tombe en dessous du taux de remplacement de 2,1, avec,
à la clé, des pénuries de main-d’œuvre, une crise des fonds
de pension et la péremption des vieux modèles économiques.
L’Asie du Sud-Est, qui tire la croissance mondiale depuis le
début du “miracle asiatique”, se trouve également à la croisée
des chemins. La Thaïlande, qui affichait un indice synthétique
de fécondité supérieur à 6, est aujourd’hui retombée à 1,53,
À la une se rapprochant ainsi du Japon. En 2019, la population active
a commencé à y décliner, et le taux de croissance économique
est redescendu à 2,4 %, presque trois fois moins que les 7,5 %
enregistrés par le pays dans les années 1970.
La disparition de l’humanité est en vue
Le Vietnam, quant à lui, est devenu une société dite “vieillis-
sante” en 2017. En janvier [2021], le gouvernement a décidé
de relever l’âge de départ à la retraite pour les hommes et les
“PLUS DURE femmes (il s’établit respectivement à 60 et 55 ans aujourd’hui)
SERA LA CHUTE” afin de pérenniser le financement des régimes de retraite. Il
En janvier, Courrier sera porté à 62 ans pour les hommes en 2028 et à 60 pour
international les femmes en 2035.
(n° 1628) avait Mais le meilleur exemple de cette décroissance démogra-
consacré sa une phique reste la Chine. L’université de Washington prédit que
et son dossier à la le fléchissement commencera [en 2022], et que la population
chute mondialisée chutera à 730 millions à l’horizon 2100, contre 1,41 milliard
de la démographie, [en 2021]. D’ici la même année, 23 pays, dont le Japon, verront
annoncée dès 2050. leur population fondre de moitié par rapport à leur niveau actuel,
Du Japon aux sinon plus bas encore, d’après Christopher Murray, directeur
États-Unis, en de l’Institut de métrologie et d’évaluation sanitaire de l’uni-
passant par la versité de Washington, qui a consacré l’essentiel de sa carrière
Chine, l’Allemagne à l’amélioration des systèmes de santé à l’échelle mondiale.
et la France, L’étude de l’université de Washington vient rectifier des
il y a urgence estimations antérieures qui prévoyaient un accroissement de
à trouver un moteur la population mondiale jusqu’à la fin du siècle. En 2019, le rap-
de croissance qui port “World Population Prospects” estimait que la population
ne repose pas sur allait continuer à croître pour atteindre 10,9 milliards en 2100.
la démographie. Or les nouvelles projections montrent que la natalité recule
plus rapidement que prévu dans les pays en développement.
Christopher Murray prévoit que les taux de fécondité conver-
geront autour de 1,5, voire en deçà dans certains pays. Et il
ajoute : “Ce qui veut dire que l’humanité finirait par disparaître
d’ici quelques siècles”, observe-t-il.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
Cette donne inédite va engendrer une nouvelle dynamique
– déjà visible ici ou là – dans des domaines allant de la poli-
tique monétaire aux régimes de retraite, en passant par les
prix de l’immobilier et la structure du capitalisme dans son
ensemble. À l’heure où la population mondiale approche de son
pic, beaucoup de gouvernements se voient en effet contraints
de réviser leurs orientations politiques, qui reposaient jusque-
là essentiellement sur l’essor démographique pour leur crois-
sance économique et leur poids géopolitique.
Les pénuries de main-d’œuvre viendront gripper les modèles
de croissance du passé. La protection sociale, dont les retraites
et l’assurance-maladie, présuppose par ailleurs une popula-
tion croissante, et elle sera dès lors mise à mal.
Cette décroissance démographique permettra peut-être de
remédier à certains problèmes chroniques à travers le monde,
notamment écologiques ou sociaux, mais la dépopulation
posera de nouveaux défis : transformer la société de sorte
qu’elle ne repose plus sur la croissance démographique. Pour
Hiroshi Kito, “ce sera le point nodal du prochain modèle de civi-
lisation. Il déterminera notre survie ou notre échec.” Certains
scientifiques estiment que l’humanité doit trouver un nou-
veau modèle de prospérité et que la croissance économique
globale ne va plus de soi.
“Sans enfants, nous vivrons plus librement”, me confie une
cadre de 41 ans travaillant dans une grande entreprise sud-
coréenne du secteur du divertissement. Elle a décidé de ne pas
avoir d’enfants après en avoir discuté avec son mari au moment
de se marier, en 2015. Elle aime les enfants, mais les frais de
scolarité en Corée du Sud sont très élevés, sans compter que
la flambée des prix de l’immobilier et la rudesse des condi-
tions de travail compliquent également l’éducation des enfants.
Beaucoup de gens autour d’elle refusent même de se marier,
poursuit-elle, précisant que sa propre sœur, enseignante dans
le primaire, lui a confié qu’elle ne convolerait pas non plus.
Courrier international 9
La Corée du Sud a recensé près de 272 400 naissances
en 2020, et son indice synthétique de fécondité plafonnait
à 0,84 la même année, soit le taux le plus bas du globe. Or si
l’ISF d’un pays reste durablement inférieur à 1,5, il devient
presque impossible de redresser la barre.
Le nombre croissant de femmes diplômées explique en
bonne partie l’évolution des taux de fécondité. En Thaïlande,
58 % des femmes font des études supérieures, contre seule-
La croissance ment 41 % des hommes, et le taux de fécondité du pays était
économique de 1,53 en 2020, en net recul par rapport aux décennies pré-
globale ne va cédentes. Selon un rapport de HSBC de février 2021, le taux
de fécondité reste faible dans tous les pays où les femmes font
plus de soi, des études supérieures.
l’humanité Christophe Murray remarque : “Bien sûr, c’est une bonne chose
va devoir que [les femmes aient accès aux études et à la plannification des
trouver naissances]. Il est important de bien réfléchir [avant de faire des
enfants] pour ne pas commettre d’erreur.” Il serait “terrible” qu’un
un nouveau pays fasse machine arrière sur l’accès des femmes à l’instruc-
modèle de tion dans le but de relever son taux de fécondité, ajoute-t-il.
prospérité. La création de dispositifs d’accompagnement comme les
garderies ou le congé parental ne semble guère avoir d’inci-
dence sur le nombre de naissances. La Finlande, par exemple,
a l’un des régimes d’aide les plus généreux au monde en faveur
des femmes et des enfants. Or le taux de fécondité du pays
est en chute libre. À 1,37 en 2020, il tutoie le taux japonais,
à 1,34 la même année.
“Il n’y a pas d’explication définitive à la baisse du taux de fécon-
dité sur les dix dernières années”, observe Venla Berg, direc-
trice de recherche à la Fédération des familles de Finlande,
qui accompagne les politiques de planning familial. Si, en
↓ Dessin Finlande, près d’un vingtenaire sur quatre dit ne pas vouloir
d’Otto paru d’enfants, “on rencontre aussi des gens qui font moins d’enfants
dans Account que ce qu’ils souhaitaient au départ”, constate Venla Berg avant
Manager, Londres. de poursuivre : “Si les gens faisaient autant d’enfants qu’ils → 10
10 Courrier international
9 ← voulaient, cela porterait le taux de fécondité à quelque chose
comme 1,6 ou 1,8. On aurait toujours un recul de la démographie,
mais à un rythme plus progressif, et cela permettrait de préser-
ver notre système de protection sociale.”
“Les États-Unis et l’Europe suivent peu ou prou le même chemin
que le Japon”, rappelait, en avril [2021], Masaaki Shirakawa,
ancien gouverneur de la Banque du Japon, devant une com-
mission d’enquête de la Chambre des Lords, au Royaume-
Uni. Quand il leur a décrit le déclin et le vieillissement de la
population japonaise, certains membres du Parlement se sont
inquiétés d’une “japonisation” [de la démographie britannique].
Dans les années 1960, le Japon affichait une croissance éco-
nomique supérieure à 10 %. Mais lorsque la population active
a commencé à décliner, à la fin des années 1990, le taux de
croissance a marqué le pas pour s’établir autour de 0,5 %. Il n’a
jamais redécollé depuis, restant presque insensible à vingt
années de politiques de relance.
La même dynamique pourrait être observée en Europe
dès [2022] : la population commencera alors à décliner,
selon le rapport “World Population Prospects 2019”. D’après
Hors-série Octobre-novembre 2022
un indice d’ING, le géant néerlandais de la finance, la zone
euro montre des signes de japonisation [de sa démographie]
depuis 2013. La principale période de surchauffe, pour l’éco-
nomie mondiale, a eu lieu au début des années 1970, quand
la population mondiale augmentait de 2 % par an. La crois-
sance économique tournait alors autour de 4 % en moyenne
et l’inflation de 10 % par an. C’était l’âge d’or de l’État pro-
↑ Dessin d’Otto vidence, et les pays développés étendaient leur filet de sécu-
paru dans rité sociale les uns après les autres.
The Economist, Seulement voilà : des failles sont en train d’apparaître dans
Londres. ce système adossé à une croissance et à une inflation fortes.
La croissance démographique mondiale s’est tassée à 1 %, et
la croissance économique comme l’inflation ont ralenti pour
se stabiliser entre 2 et 3 %. Les taux d’intérêt ont dévissé pour
atteindre un “plus-bas” historique, semant le doute sur la
pérennité des régimes de retraite.
Dans son rapport de 2020, “Shrinkonomics” (“L’économie
dans une population en déclin”), le Fonds monétaire interna-
tional notait qu’une baisse de la population pouvait “affecter
l’efficacité des politiques monétaires”, citant l’exemple du Japon.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
Le recours
à l’immigration
est vital.
En 2020, les
Nations unies
ont dénombré
près de
deux fois plus
de migrants
internationaux
qu’en 2020.
Même avec des taux d’intérêt bas, les investissements en capi-
tal ne repartiront pas à la hausse si les entreprises ne tablent
pas sur une reprise de l’économie.
Le gouvernement peut mettre le paquet sur l’investissement
public, mais cela aura pour seul effet de gonfler la dette publique
si ces investissements ne sont pas mis à profit. Les mesures
de relance à répétition ne suffiront sans doute pas à compen-
ser les répercussions d’un déclin démographique, fait obser-
ver Daniel Groh, du Centre d’études politiques européennes.
Pour vaincre le mal qui le frappe, le Japon doit impérative-
ment investir dans des secteurs de croissance pour inverser la
baisse de la demande. La transition numérique et la montée
en compétences des travailleurs amélioreront la productivité,
tandis que l’innovation permettra de répondre au défi d’une
population vieillissante. Il s’agit de repenser en profondeur les
politiques économiques traditionnelles. “Voilà encore quelques
années, on aurait reçu trois fois plus de candidatures que de postes
à pourvoir, observe-t-on dans une agence vietnamienne qui
recrute pour le Programme de formation technique interne
du Japon [dont le but est de former des jeunes talents issus de
Courrier international 11
pays moins favorisés que le Japon]. En ce moment, on en reçoit
à peine deux fois plus. D’ici cinq ans, le nombre de personnes qui
vont travailler loin de chez elles pourrait commencer à baisser.”
De nombreuses économies asiatiques ont, d’ores et déjà, fait
l’expérience de ce phénomène appelé en économie le “tour-
nant de Lewis”, du nom de l’économiste britannique Arthur
Lewis. Les travailleurs migrent des campagnes vers les villes
et alimentent la croissance économique en travaillant pour
des salaires modiques. À terme, la croissance finit cependant
par piétiner en raison de la hausse des salaires et de la pénu-
rie de main-d’œuvre.
La réponse, dans bien des cas, a été de recourir à l’immigra-
tion, qui a contribué à la croissance des pays développés après
le ralentissement de la croissance démographique. Les Nations
unies ont dénombré 281 millions de migrants internationaux
en 2020, soit 1,6 fois plus qu’il y a une vingtaine d’années.
Les restrictions aux frontières imposées durant la pandé-
mie de Covid-19 ont mis en évidence cette dépendance de
certains pays à l’égard des travailleurs étrangers.
Sans l’immigration, bon nombre d’économies développées
ne sont déjà plus en mesure de satisfaire leurs besoins en
main-d’œuvre. Dans le Royaume-Uni post-Brexit, la combi-
naison des barrières à l’immigration et des restrictions sani-
taires a entraîné une grave pénurie de travailleurs. Avant la
pandémie, seuls 12 % des chauffeurs routiers étaient origi-
naires de l’Union européenne. Or, en vertu des nouveaux
règlements britanniques, il est désormais interdit d’embau-
cher des chauffeurs à l’étranger.
La quête cruciale de main-d’œuvre
Selon l’Association britannique des transporteurs routiers,
le pays manque de plus de 100 000 chauffeurs profession-
nels. Désespérées, les sociétés de transport revalorisent le
salaire horaire de 30 %.
Et la baisse de l’immigration n’est peut-être pas un phéno-
mène provisoire. Les pays qui envoient le plus de travailleurs
à l’étranger voient leur population jeune décliner. En Inde, la
tranche d’âge des 15-29 ans atteindra son maximum en 2025.
En Chine, cette même tranche d’âge dévissera de 20 % envi-
ron au cours des trente années à venir.
Les Philippines, l’un des principaux exportateurs de main-
d’œuvre au monde, où près de 10 % de la population travail-
lerait à l’étranger, montre également les premiers signes d’un
revirement pour se focaliser sur la production nationale. Le
pays est en train d’étoffer son offre de sous-traitance, comme
les centres d’appel, sur le territoire national. Les transferts de
fonds de l’étranger, qui augmentaient de plus de 7 % en glis-
sement annuel pendant la première moitié des années 2010,
ne prenaient plus que 3 % en 2018.
Certains pays se mettent désormais en quête de main-
d’œuvre. L’Allemagne accepte davantage de travailleurs non
européens depuis 2020. En 2019, l’Australie a allongé la durée
maximale des visas vacances-travail de deux à trois ans, à la
condition que les personnes concernées travaillent pendant
un temps donné dans des secteurs victimes de pénuries de
main-d’œuvre, comme l’agriculture. Le Japon fait égale-
ment entrer plus de travailleurs étrangers au titre de son pro-
gramme Specified Skilled Worker [ouvert aux travailleurs
qualifiés dans certains secteurs spécifiques]. Les forces éco-
nomiques à l’œuvre pourraient bien faire naître une concur-
rence nouvelle entre les pays pour séduire les travailleurs
étrangers. L’objectif est de devenir un pays de prédilection.
Keizo Yamawaki, spécialiste des politiques migratoires → 12
12 Courrier international
11 ← à l’université Meiji de Tokyo ajoute : “Si l’on veut atti-
rer les travailleurs étrangers, il faut leur donner la possibilité de
s’installer à demeure dans le pays.”
En Asie, les baby-boomers arrivent à l’âge de la retraite,
la population vieillit et les gouvernements constatent une
flambée des dépenses sociales, notamment les retraites et
les soins médicaux. À l’heure où les plus de 65 ans com-
posent plus de 21 % de la population et où le PIB par habitant
dépasse les 44 000 dollars [45 000 euros], le Japon est devenu
une société “super âgée”. Quand la population active et les
entreprises ne sont plus en mesure de financer le système de
sécurité sociale, l’État reste la seule option.
En Chine, le nombre de naissances a grimpé en flèche après
la Grande Famine, de 1959 à 1961, et la population totale a
bondi de 190 millions environ au cours de la décennie qui a
suivi. La génération du baby-boom chinois, qui représente
1,5 fois la taille de la population totale du Japon, commen-
cera à atteindre l’âge de la retraite – 60 ans – l’année pro-
chaine. La charge de ces départs massifs en retraite pèsera
sur les épaules d’une société de seniors pauvres, qui auront
vieilli avant de devenir riches.
“La vie est dure”, confirme Chen, 59 ans, qui vit dans une
commune agricole de la province du Jiangsu, dans l’est de la
Chine. Plâtrier de métier, il construit des maisons en briques.
Chen souffre d’une maladie chronique, mais il ne touchera
pas de pension et [n’a pas pu prendre sa retraite à 60 ans l’an
dernier]. S’il est resté au village au lieu de partir à la ville,
c’est pour pouvoir s’occuper de ses parents.
La transition de la Chine vers l’économie de marché depuis
les années 1980 a poussé les gens vers les villes. Les familles
des zones rurales ont de plus en plus de mal à subvenir aux
besoins de leurs parents âgés. À peine plus de 70 % de la popu-
lation cotise au régime de retraite mis en place en 2009, qui
permet de toucher environ 10 % du revenu moyen de la popu-
lation active. Un système d’assurance-maladie pour les per-
sonnes âgées, comparable à celui du Japon, est encore à l’essai.
Les réformes visant à faciliter l’accès à l’emploi, quel que
soit l’âge, se font par ailleurs attendre en Asie.
Un cercle vicieux
En Corée du Sud, quelque 8 millions de personnes nées
entre 1955 et 1963 arrivent à l’âge de la retraite. Il est urgent
de relever ce dernier, actuellement fixé à 60 ans, mais la
réforme est au point mort. Le relèvement de l’âge de départ
à la retraite entraverait encore un peu plus l’accès des jeunes
à l’emploi. Les jeunes Coréens ne portent pas le gouverne-
ment du président, Moon Jae-in, dans leur cœur [il a été
battu à l’élection présidentielle en mars], et la précarisation
du marché du travail risque encore d’attiser la grogne. Les
entreprises qui s’inquiètent de la hausse du coût de la main-
d’œuvre sont également opposées à tout relèvement de l’âge
de départ à la retraite.
À Taïwan, l’âge moyen de départ est de 56 ans. Plus de 40 %
des 55-59 ans ne travaillent plus. Les couples mariés dont
chacun des conjoints travaille à temps plein prennent souvent
une retraite anticipée pour s’occuper de leurs petits-enfants.
Cette division du travail a longtemps été favorable à l’écono-
mie, mais le recul du taux de natalité viendra perturber cette
tradition de la retraite anticipée. Le Labor Insurance, le régime
de retraite [des travailleurs], pourrait s’effondrer en 2026.
Même les pays développés qui sont devenus riches avant
de subir les effets du vieillissement ne sont pas à l’abri de
telles difficultés. Les systèmes de sécurité sociale du Japon,
Hors-série Octobre-novembre 2022
du Canada et des pays européens reposent sur le principe
du soutien intergénérationnel, en vertu duquel la population
active subvient aux besoins des retraités. Avec la chute du
taux de natalité, la seule manière de pérenniser le système
de retraite sans alourdir le fardeau pour la population est
d’améliorer les retours sur investissement. Or la baisse de
la population entame également les réserves de croissance
de l’économie, créant un cercle vicieux qui est à l’origine de
chutes historiques des taux d’intérêt.
La solution serait de soutenir la croissance économique en
augmentant la productivité du travail. Seuls les pays et les
régions qui mettent en œuvre ce type de réformes parvien-
dront à sécuriser les retraites de leurs aînés.
Dans The Human Tide [“La Marée humaine”, inédit en
→ Dessin d’Otto français], paru en 2019, Paul Morland, du Saint Antony’s
paru dans College de l’université d’Oxford, estime que la plupart des
The Economist, guerres de ces deux derniers siècles découlent directement
Londres. de la menace que représentait la croissance démographique
des pays voisins. En amont de la Première Guerre mondiale,
par exemple, les Britanniques et les Français s’inquiétaient
tout particulièrement de la puissance industrielle et démo-
graphique de l’Allemagne. Les Allemands, de leur côté, fai-
sait une fixation sur le géant russe, qui s’industrialisait à
marche forcée, écrit Paul Morland.
Mais, “en soi, la démographie ne confère pas de pouvoir”, rap-
pelle-t-il. Ainsi, la Chine a toujours été le pays le plus peuplé
du monde. Pourtant, au début du xxe siècle, elle était impuis-
sante face à l’Europe et au Japon. “La démographie est cepen-
SOURCE dant une condition nécessaire, quoique non suffisante, du pouvoir.
Sans sa population foisonnante, la Chine n’aurait pas pu deve-
NIKKEI ASIA nir une grande puissance après l’essor de son administration et
Tokyo, Japon de son industrie.”
Hebdomadaire La Chine, dont la montée en puissance a en grande partie
asia.nikkei.com été rendue possible par sa main-d’œuvre pléthorique, pourrait
Connu sous le nom bien atteindre un point de bascule dans les décennies à venir,
de Nikkei Asian à l’heure où sa population accuse une baisse marquée. Pékin
Review jusqu’en a publié, en mai [2021], les chiffres de son recensement natio-
septembre 2020, nal, qui montre une croissance moyenne annuelle de 0,53 %
ce magazine sur les dix dernières années, soit le rythme de croissance le
conserve la même plus lent depuis des décennies.
ligne éditoriale. Directeur de recherche à l’université de Wisconsin-Madison,
Une couverture Yi Fuxian estime que les contraintes démographiques à
rigoureuse l’œuvre en Chine malmèneront son économie. “En Chine,
de l’Asie, entre le PIB actuel par habitant ne représente que 16 % de celui des
reportages, États-Unis. Ce qui attend la Chine, c’est une récession induite
analyses par son vieillissement. Sans relance de la natalité, le taux de
et enquêtes, croissance économique ne repartira pas et le pays ne dépassera
qui souligne jamais les États-Unis en termes de PIB.”
l’intérêt du groupe Détracteur de longue date de la politique chinoise de l’en-
japonais Nikkei fant unique, Yi Fuxian pense que la population chinoise est en
pour la région. déclin depuis 2018. Contestant le chiffre officiel de 1,41 milliard
d’habitants en 2020, il estime qu’il était en réalité de 1,28 mil-
liard, soit une différence de 130 millions de personnes. “L’Inde
a sans doute déjà dépassé la Chine en termes de population”, ce
qui en ferait le pays le plus peuplé au monde, dit-il.
Et si la superpuissance asiatique a abandonné sa politique
de l’enfant unique en 2015, repoussant la limite à deux enfants,
elle peine pourtant à relancer le taux de natalité. Pékin vient
de rehausser cette limite à trois enfants, quelques semaines
seulement après la publication du recensement.
Derrière les chiffres officiels de Pékin, la stratégie politique
est claire. Admettre que la démographie dévisse reviendrait
à mettre au jour ses échecs politiques. Plusieurs instituts de
Octobre-novembre 2022 Hors-série
recherche estiment que le PIB chinois dépassera le PIB amé-
ricain vers 2030, mais Yi Fuxian juge que les données démo-
graphiques chinoises surestiment de plus de 100 millions le
“Le sort et les
nombre réel d’habitants, ce qui voudrait dire que les États-Unis
perspectives
et la Chine conserveraient chacun leur place dans le classement
historiques
du PIB. Les autorités ont interdit le livre de Yi Fuxian, “Un
grand pays dans un nid vide” [inédit en français], en Chine.de la Russie
L’imminent déclin américain
dépendent
Face aux médias occidentaux qui déclarent que la Chine tra- de notre
verse une crise démographique, la porte-parole du ministère nombre.”
des Affaires étrangères, Hua Chunying, rétorque : “La popu- Vladimir Poutine
lation chinoise continue de croître, elle est plus importante que PRÉSIDENT
celle des États-Unis et de l’Europe réunis.” DE LA RUSSIE
La Chine n’est pas le seul grand pays dont le poids géopoli-
tique est menacé par la démographie. Selon les Nations unies,
la population russe perdra quelque 20 millions d’habitants
à l’horizon 2100. Vladimir Poutine parle d’ailleurs de crise :
“Notre devoir historique est de relever ce défi, a déclaré le pré-
sident russe dans une allocution télévisée en 2020. Le sort et les
perspectives historiques de la Russie dépendent de notre nombre.”
Courrier international 13
Les États-Unis vont aussi entrer dans une période de déclin
démographique qui aura de lourdes répercussions écono-
miques. La croissance américaine ralentit et sa richesse est
moins également répartie, d’où une vague de populisme et de
nationalisme ayant pour devise “America First” [“L’Amérique
d’abord”].
La puissance militaire évolue également. Elle ne se chiffre
plus désormais en nombre d’hommes, de chars, de navires
ou d’avions. Le bras de fer se joue désormais sur le terrain
de la qualité. Fini le temps où la puissance militaire et éco-
nomique était directement liée à l’étendue de la population.
De la même manière que la démocratie et le capitalisme
ont remporté la guerre froide grâce à la supériorité de leurs
régimes, les pays sont actuellement en concurrence pour éla-
borer un cadre qui leur permette de préserver leur prospérité
sans être tributaires d’une démographie vigoureuse.
L’avenir appartiendra aux sociétés qui parviendront à se
restructurer face au déclin avant qu’il ne soit trop tard.
—Kazuo Yansae, Yohei Matsuo,
Eugene Lang et Eri Sugiura
Publié le 22 septembre 2021
14 Courrier international
La Corée du Sud va-t-elle
disparaître ?
Avec un taux de natalité très bas et une population en diminution,
le pays est en proie à une crise sans précédent aux conséquences économiques,
sociales et culturelles incalculables.
—Hankyoreh21 Séoul
E
n 2017, 1,05 ; en 2018, 0,98 ; en 2019,
0,92 ; en 2020, 0,84 ; en 2021, 0,81…
Il s’agit de l’évolution du taux de
fécondité en république de Corée.
D’après la Commission écono-
mique des Nations unies pour
l’Europe (CEE-ONU), le taux de fécon-
dité minimal permettant de maintenir la
démographie serait de 2,1, soit deux fois
plus que celui que connaît actuellement
le pays. Une fois la barre de 1 franchie,
le nombre annuel de naissances peut
chuter de moitié en trente ans. En des-
sous de 1,3, le taux est considéré comme
extrêmement bas, ce qui est le cas de la
Corée du Sud depuis 2002.
Le phénomène est d’autant plus pré-
occupant qu’il dure depuis longtemps et
s’aggrave à une vitesse plus importante
que prévu. En 2021, pour la première fois
depuis la création de l’État, en 1948, la
population a diminué [à environ 51 mil-
lions d’habitants aujourd’hui], diminu-
tion qui n’était attendue qu’en 2029, voire
en 2032, selon une estimation de 2016.
On annonce que le cap de 2030 sera
catastrophique. L’Institut sur le vieil-
lissement de la population d’Oxford a
cité la Corée du Sud comme le premier
pays qui disparaîtrait. Cho Young-tae,
démographe et professeur de l’Univer-
sité nationale de Séoul, déclare : “Le
taux de fécondité en dessous de 1 a long-
temps été considéré comme improbable, à
moins d’une épidémie ou d’une guerre.” Il
ajoute : “On ne perçoit pas tout de suite les
répercussions de la baisse démographique
sur l’économie et la société, mais quand le
seuil critique est dépassé, il est très difficile
d’agir, et cela pénalise gravement la qua-
lité de vie des citoyens. Il est certain que la
Corée du Sud a atteint ce seuil.”
Aux alentours de 1960, le taux de fécon-
dité du pays se situait aux environs de 5
ou de 6. C’était après la guerre de Corée
[1950-1953] et il était “normal” pour un
couple d’avoir plusieurs enfants. Ceux qui
sont nés sous le fameux signe du Chien
de 1958 [selon l’astrologie chinoise] sont
plus de 1 million et font partie de la géné-
ration des baby-boomers.
Depuis vingt ans, les autorités
ont investi près de 15 milliards
d’euros et pris 2000 mesures
incitatives pour encourager
les naissances. En vain.
Le nombre annuel de naissances a
dépassé plusieurs fois la barre du mil-
lion jusqu’au début des années 1970,
puis a commencé à baisser : il était,
par exemple, de 860 000 en 1980 et
de 650 000 en 1990. Ce dernier niveau
s’est à peu près maintenu pour l’an-
née 2000, avec 640 000 naissances, puis
il a connu par la suite une chute brutale,
avec 470 000 en 2010 et 270 000 en 2020.
Cette tendance à la baisse risque de
se poursuivre dans les années à venir,
compte tenu de la diminution de la popu-
lation en âge de se marier et de la mode
du mariage tardif.
Pour favoriser la procréation, le gou-
vernement sud-coréen aurait investi
depuis vingt ans quelque 200 000 mil-
liards de wons [environ 14,3 milliards
d’euros]. Pas moins de deux mille
mesures auraient été prises par les auto-
rités centrales et locales dans ce même
but. Comment expliquer que la situa-
tion ne fasse que s’aggraver malgré tous
ces efforts ? “Une baisse démographique a
souvent des causes multiples, économiques,
Hors-série Octobre-novembre 2022
sociales et culturelles. La solution n’est
donc pas facile à trouver”, explique Kim
Chang-sun, président de l’Association
coréenne de la population, de la santé et
du bien-être (KoPHWA). “Le problème le
plus fondamental réside sans doute dans le
fait que les jeunes générations sont moins
habitées par l’espoir que par l’inquiétude
quant à leur propre avenir.”
Des seniors pauvres
Le nombre de mariages a également
chuté de 430 000 en 1996 à 280 000
en 2016. L’an dernier, il est descendu
pour la première fois en dessous de la
barre de 200 000, avec 190 000 mariages.
Par ailleurs, d’après les indicateurs
sociaux 2020 de la Corée du Sud, publiés
par Statistics Korea, les Coréens ne
À la une ressentiraient pas autant qu’avant la
nécessité d’avoir des enfants. Cette opi-
nion concerne toutes les tranches d’âge,
avec 60,6 % pour les 10-19 ans et 52,5 %
pour les 20-29 ans.
Quand on considère qu’une évolu-
tion démographique est prévisible à
l’intervalle d’une génération, soit envi-
ron trente ans, on peut chercher des
éléments d’explication de la situation
“LE PORTUGAL actuelle dans la politique démographique
EN VOIE des années 1980.
D’EXTINCTION” Dans les années 1960, une campagne
En rapportant les nationale alertait ouvertement : “À conti-
derniers chiffres nuer à faire des enfants, nous resterons dans
en baisse du taux la misère.” Le taux de fécondité d’en-
de natalité national, viron 6 à l’époque était un taux élevé,
le quotidien même pour un pays sous-développé.
lisboète Jornal i Souvent, une seule personne devait
s’inquiétait à la prendre en charge une famille nom-
une de son édition breuse. Soucieux du développement
du 13 août 2021 de l’économie nationale, le gouverne-
pour la survie ment déploya une politique de limi-
du pays. tation de naissances qu’il poursuivit
dans les années 1970 et même dans
Octobre-novembre 2022 Hors-série
les années 1980, alors que les mesures
prises avaient porté leurs fruits, avec un
taux de fécondité tombé à 2,1 en 1983.
Les économistes et les autorités
croyaient ferme en la théorie de l’éco-
nomiste britannique Thomas Malthus
[1766-1834], qui avait prédit que, sans
freins, la population augmenterait de
façon exponentielle, tandis que les res-
sources ne croîtraient que de façon arith-
métique. Cette politique de limitation
des naissances n’a été remise en cause
qu’en 2005, lorsque le taux de fécon-
dité est tombé à 1,08.
Certains relativisent le phénomène
actuel, arguant qu’il y a bien assez de
Coréens sur un territoire national qui
n’est pas si grand [environ 100 000 km2].
Cependant, la baisse du nombre de
naissances a des répercussions sociales
et économiques graves. En effet, une
chute démographique entraîne la pénu-
rie de main-d’œuvre, la réduction de la
consommation et finit par tirer la crois-
sance vers le bas.
Le système social actuel, conçu pour
l’essentiel à une époque de croissance
démographique, sera également per-
turbé. La baisse du nombre de naissances
est directement liée au vieillissement de
la population. La Corée du Sud n’est plus
seulement une société vieillissante, c’est
aussi une société de vieux. Avec la ten-
dance actuelle, 100 personnes dans la
population active soutiendront 60 per-
sonnes âgées en 2040, et 100 en 2065.
L’argent va manquer pour subvenir aux
besoins des aînés.
Le pays est déjà marqué par un taux
de pauvreté très élevé chez les plus
de 65 ans, réalisant dans ce domaine l’un
des pires scores des membres de l’OCDE.
Courrier international 15
Avec de moins en moins de jeunes et
de plus en plus de personnes âgées, la
prise en charge de celles-ci pèsera trois
fois plus que la moyenne internationale
d’ici cinquante ans, tel est le pronostic
de Statistics Korea.
Dix ans pour trouver les solutions
La décision de se marier et d’avoir des
enfants appartient à chaque individu.
L’incitation aussi bien que la limitation
par l’État constituent une atteinte aux
droits fondamentaux des citoyens. Que
faire alors ? Les experts réclament tous
une politique à long terme. Il faut faire
évoluer la société de manière que les
jeunes arrivent naturellement à penser
que fonder une famille n’est pas un si
mauvais choix. “Il faut mettre en place
un tissu de mesures concrètes et cohérentes
qui concernent les différentes étapes de la
vie, de la naissance à la vieillesse”, déclare
M. Kim. De son côté, Cho Young-tae
affirme : “Notre avenir est directement
lié au problème démographique. Il est très
important d’anticiper son effet. Les baby-
boomers auront quitté le marché du tra-
vail d’ici à dix ans. Si on ne s’y prépare
pas, on va vers une catastrophe.”
So Hyong-su, ancien vice-président
de la Commission sur la baisse de la
natalité et le vieillissement, propose,
lui, d’“adapter le système social et éco-
nomique en tenant compte de l’évolution
démographique à venir, l’essentiel étant la
répartition des ressources. Il faut améliorer
la qualité de la vie en réduisant les inéga-
lités sociales, la compétition et les concen-
trations géographiques de la population.”
—Hong Dae-sun
Publié le 1er août 2022
SOURCE
HANKYOREH21
Séoul, Corée du Sud
↑ Dessin de Hebdomadaire
A. Richard Allen h21.hani.co.kr
paru dans The New Cet hebdomadaire généraliste
Stateman, Londres. a été créé en 1994 par le groupe
de presse Hankyoreh Shinmun,
avec l’ambition d’aborder les
tabous de la société coréenne.
En 1999, une série d’articles
avait révélé des massacres
de civils par des soldats coréens
pendant la guerre du Vietnam.
Hankyoreh21 est aujourd’hui le
deuxième hebdomadaire le plus
vendu en Corée, après SisaIn.
16 Courrier international
Perdasdefogu, au bonheur
des centenaires italiens
Ce quotidien milanais s’est rendu dans l’est de la Sardaigne
pour percer les secrets de l’exceptionnelle longévité
des habitants d’une commune de 1 741 âmes.
—Corriere della Sera
E
(extraits) Milan
n lisant le panneau fixé à l’en-
trée, sur un totem de pierre,
on comprend déjà que ce vil-
lage a quelque chose de spécial :
“Perdasdefogu, record mondial de
la longévité familiale.” Cet exploit
a été officialisé en 2014 : à l’époque,
Consòla Melis et ses huit frères compta-
bilisaient 837 ans à eux neuf. Un record
homologué par le célèbre Livre Guinness
des records.
Et la tradition semble bien partie
pour perdurer, puisque l’anniversaire
de Federica Melis, ancienne institutrice
désormais néocentenaire, vient d’être
célébré dans le village.
Il n’est sans doute pas besoin de sou-
haiter à ceux qui fêtent leur anniversaire
de vivre jusqu’à chent’annos (100 ans)
dans ce village de 1 741 âmes situé dans
la région d’Ogliastra, à 100 kilomètres
de Cagliari. Car ici les centenaires sont
déjà au nombre de huit. Quatre hommes
et quatre femmes, une double anoma-
lie à l’échelle nationale, étant donné
qu’en Italie on compte 30 centenaires
Hors-série
pour 100 000 habitants en moyenne, et
À la une
que le ratio à l’échelle nationale est de
quatre ou cinq femmes pour un homme.
“S’il y a un secret, il faut le chercher
dans l’air pur et l’eau douce de Foghesu, le
nom sarde du village. Ensuite, nos anciens
mangent peu, les légumes viennent tous du
potager, et ce sont de grands marcheurs,
qui peuvent faire 10 kilomètres à pied pour
aller ramasser un fagot dans la campagne”,
“LES HÉROS témoigne Giacomo Mameli, 80 prin-
DES SOINS” temps, écrivain et mémoire vivante du
Le 22 juin dernier, village. Mais à ses yeux le véritable anti-
le magazine belge dote à la mort est surtout un fort sen-
Knack a salué timent communautaire : “Presque tous
à sa une les les anciens vivent encore dans les maisons
aidants sans où ils sont nés, et les gens sont solidaires,
qui “le système personne ne reste seul.”
de santé Outre Federica Melis, les autres cen-
s’effondrerait”. tenaires sont au nombre de sept. Ils
La couverture se nomment Antonio Brundu, 103 ans
du journal affiche (qui a réchappé au bombardement de
un cœur tatoué Cagliari le 30 mars 1943 parce qu’il
au centre duquel avait de la fièvre et qu’il a pu quitter la
est écrit “Mamie”. caserne pour se rendre dans un abri),
La fonction Bonino Lai, 102 ans (qui a échappé à
d’aidant une arrestation pendant la Seconde
concernerait Guerre mondiale grâce à une erreur de
un Belge sur trois. télégramme), Vittorio Spanu, 101 ans
Octobre-novembre 2022
← Les neuf frères et sœurs Melis,
dont Adolfo, sont la famille la plus
vieille du monde. Photo Gianni
Cipriano/The New York Times
(le seul qui vit à la maison de retraite
de Perdasdefogu et qui était agricul-
teur), Giovannina Mameli, 100 ans,
Maria Brundu, 101 ans, Concetta Melis,
100 ans, Gigino Depau, 101 ans.
“La population de Perdasdefogu est
à l’évidence âgée, mais, ce qui est inté-
ressant, c’est qu’ils soient si nombreux à
avoir franchi la barre des 80 ans. Cette
concentration de centenaires est unique
en Italie, d’autant qu’elle est caractérisée
par une longévité masculine exception-
nelle : le rapport est d’un pour un”, fait
remarquer Luisa Salaris, démographe
à l’université de Cagliari.
Peut-être n’était-ce pas à ce type
de notoriété que l’on songeait quand,
à la fin des années 1950 et au début
des années 1960, les missiles balisti-
ques partaient de la commune de
Perdasdefogu et que d’aucuns se pre-
naient à rêver que la nouvelle “base
spatiale sarde” ferait un jour jeu égal
avec cap Canaveral ou Baïkonour [deux
bases de lancement, respectivement
américaine et russe]. Chimères. La
désertification a atteint des propor-
tions inquiétantes : ces trente der-
nières années, 850 habitants ont fait
leurs valises.
Le village continue pourtant de
monter des projets qui permettent à
la scène culturelle de vivoter. Au fil
des années, plusieurs places y ont été
dédiées aux grands noms de la littéra-
ture : en 2019, à l’occasion de l’inaugu-
ration de la place Cent-Ans-de-Solitude,
Gloria Isabel Ramírez Ríos, l’ambas-
sadrice de Colombie en Italie, a fait le
déplacement, ainsi que Katia González,
la filleule de Gabriel García Márquez.
—Elvira Serra
Publié le 29 juin 2021
SOURCE
CORRIERE DELLA SERA
Milan, Italie
Quotidien, 220 000 ex.
corriere.it
Fondé en 1876, le premier
quotidien italien mentionne
toujours “della sera” (“du soir”)
dans son titre, alors qu’il sort
le matin depuis plus d’un siècle.
Il a traversé les aléas politiques
en gardant son indépendance.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 17

Le Mexique maltraitant avec ses aînés

Le nombre de personnes âgées grossit dans ce pays jeune.
Entre violences et abus de confiance, vieillir dans sa famille peut être un calvaire,
dénonce ce papier d’opinion.

L
—La Silla Rota Mexico
e Mexique reste un pays jeune. La
moitié de sa population a moins
de 29 ans. Quand on compare ce
chiffre à ceux d’autres pays, la dif-
férence est notable : au Japon, l’âge
moyen est de 48,2 ans, il est de
47,9 ans en Italie, de 38,7 ans en Chine
et de 38,3 ans aux États-Unis, selon les
données de l’Institut national de statis-
tiques et de géographie (Inegi) et du site
Our World in Data.
Pourtant, la population mexicaine
est déjà vieillissante. Selon l’Inegi, la
proportion d’adultes pour 100 enfants
et jeunes, à savoir l’indice de vieillisse-
ment, est passée de 16 à 48 entre 1990
et 2020. Au dernier recensement, le
Mexique comptait 15,1 millions de per-
sonnes de 60 ans et plus, soit 12 % de
la population.
Cette proportion va aller en augmen-
tant, étant donné que la base de la pyra-
mide des âges, composée des enfants
ayant entre 0 et 9 ans, a cessé d’être la
plus importante numériquement, cédant
cette place aux jeunes de 10 à 19 ans.
Ainsi, le Conseil national de la popula-
tion estime que vers 2050 l’âge moyen
au Mexique atteindra 38,2 ans, et qu’un
habitant sur cinq aura 60 ans ou plus.
Sans compter que l’espérance de vie
dépasse déjà les 75 ans, et qu’elle pour-
rait encore s’accroître dans les décen-
nies à venir.
Or l’Inegi signale qu’environ la moitié
des personnes âgées vivent avec leur
conjoint ou avec des enfants céliba-
taires, presque 40 % dans des familles
élargies, tandis qu’un peu plus de 11 %
demeurent seuls.
Certes, beaucoup de Mexicains vivent
sans doute leurs vieux jours de manière
épanouie : ils ont un mode de vie sain,
ont gardé une activité et sont en pleine
possession de leurs moyens intellectuels.
SUR NOTRE SITE Toutefois, il est des cas où vieillir est un
courrierinternational.com lent calvaire, surtout quand on est vic-
time de mauvais traitements et d’aban-
La vie éternelle don. Selon le Système national pour le
est-elle pour développement familial, 16 % des per-
demain? sonnes âgées au Mexique vivent dans
Des start-up cette situation.
investissent
des millions Jetés à la rue
et recrutent Des spécialistes de l’École nationale
des stars de de travail social de l’Unam [Université
la science pour nationale autonome du Mexique] pré-
conjurer la mort. cisent que les principaux agresseurs des
Le succès serait personnes âgées sont des membres de
à portée de main. leur propre famille. Les mauvais traite-
Or sommes-nous ments les plus fréquents sont physiques
prêts? se demande ou psychologiques et portent atteinte à
le Financial Times. la dignité des individus.
On a signalé également une hausse
des cas d’abus de confiance, visant à
profiter économiquement des retraites
ou des allocations liées à la pandémie
de Covid-19. Malheureusement, bon
nombre de ces mauvais traitements ne
seront jamais dénoncés, de peur qu’un
proche ait des problèmes avec les auto-
rités, par crainte de représailles ou par
Orpea : le scandale de la
prise en charge en France
Depuis la publication du livre
Les Fossoyeurs (éd. Fayard)
fin janvier, Orpea, le groupe
français spécialisé dans la prise
en charge médicalisée
des personnes âgées, fait face
à des enquêtes administratives
et financières du gouvernement.
Tout le secteur s’en trouve fragilisé,
rapporte Bloomberg. La filière
était déjà affectée par la pandémie
– elle compte 40 % des morts
du Covid-19, selon l’OCDE –,
à cause du manque de personnel
et de moyens.
Mais ce scandale-là est différent,
car il touche la frange “haut
de gamme du marché des soins aux
personnes âgées”, d’autant
qu’Orpea n’a cessé de s’agrandir
et qu’il est largement soutenu
par les finances publiques
françaises. En 2020, Orpea avait
reçu au moins 158 millions d’euros
d’aide financière pour faire face à la
pandémie. “Le gouvernement va
sans doute resserrer la bride sur le
secteur, estime Bloomberg. Il va y
avoir plus de réglementations et de
contrôles, mais il faudra du temps
et de nombreux bras de fer pour
que consommateurs
et investisseurs soient apaisés.”

20 %
DES BRITANNIQUES DE PLUS DE 65 ANS ont été
victimes d’abus dans l’année écoulée, selon l’association
Hourglass. Soit 2,7 millions de personnes, calcule The Guardian.
En juin, l’OMS affirmait qu’“une personne âgée de plus de 60 ans
sur six [est] victime d’une forme de maltraitance” dans le monde.
L’ONU cible établissements de soin de longue durée et maisons
de retraite : “Deux membres du personnel sur trois reconnaissent
un acte de maltraitance au cours de l’année écoulée.”
incapacité cognitive.
Dans d’autres situations, surtout dans
les cas de démence, les personnes âgées
sont simplement abandonnées. Il n’est
pas rare que certains vieux soient dépo-
sés devant une maison de retraite avec
une couverture et qu’ils ne revoient plus
jamais leurs proches, ou qu’on les jette à
la rue et qu’ils finissent dans la misère.
Il existe une vision romantique du
Mexique, où les personnes âgées sont
choyées et respectées, mais malheureu-
sement elle ne correspond pas à la réalité.
De fait, un grand défi nous attend : nor-
maliser le vieillissement et construire des
structures sociales qui forment un filet
de protection pour une vieillesse digne.
Nous avons aussi besoin de politiques
publiques qui permettent aux adultes
d’aujourd’hui et de demain de se prépa-
rer un avenir d’autonomie, d’indépen-
dance, de bonnes habitudes de santé, de
respect [assuré] jusqu’à leur dernier jour.
—Carlos Gastélum
Publié le 18 mai 2022
 18 Courrier international
Le soutien aux familles chinoises
passe par la salle de bains
Depuis 2018, plusieurs villes expérimentent une aide
au bain à domicile afin de soulager les proches
des plus dépendants. Le pays compte 264 millions
de personnes de plus de 60 ans.
E
n 2021, on dénombrait en Chine
264 millions de personnes âgées
de plus de 60 ans. Un chiffre
qui indique un vieillissement de
la population et s’accompagne
d’une hausse du nombre des per-
sonnes dépendantes. Dans le pays, de
nouveaux services d’aide au bain sont
en train d’apparaître. En 2018, le minis-
tère des Affaires civiles, voulant combler
une lacune, a instauré une expérimen-
tation dans une quinzaine de villes du
pays, relate Duanchuanmei, média
indépendant hongkongais. Encadré par
une nouvelle réglementation, ce ser-
vice s’est développé depuis lors, et de
nombreuses entreprises de soins aux
personnes âgées ont émergé dans plu-
sieurs villes.
Alitée depuis onze ans, Chen
Juqing, 90 ans, a été prise en
charge à plein temps par sa fille,
Zhu Hezhen. Ce type de soins
est courant en Chine : les per-
sonnes âgées alitées sont
pour la plupart prises en
charge 24 heures sur 24 à
domicile par les membres
de leur famille – un
conjoint également
âgé ou un enfant
adulte. Il y a envi-
ron 10 millions de
personnes âgées
IKON IMAGES
Hors-série Octobre-novembre 2022
sur place prend environ deux heures,
dont un temps de bain qui dure entre
vingt minutes et une demi-heure. Nie,
l’assistante au bain, dit avoir souvent le
sentiment que les personnes âgées sont
“plus proches d’eux que de leur famille”.
Lin Bin a 68 ans cette année, et après
un accident vasculaire cérébral à l’âge
de 57 ans, il est resté paralysé. Pendant
dix ans, il n’a pas pu prendre une vraie
douche. Sa femme, Jiang Huiqin, prend
soin de lui, mais étant beaucoup plus
petite que lui, elle ne pouvait laver le
corps de son mari qu’à l’aide d’une ser-
viette. En 2018, le gouvernement de
dépendantes comme Chen en Chine. Shanghai a lancé une “assurance de soins
Pour leur famille, donner le bain à ces de longue durée”, rapporte Duanchuanmei,
personnes âgées est un acte compor- qui garantit des services de soins aux
tant des risques de glissade, voire d’acci- personnes âgées à domicile et dont le
dents relevant des urgences médicales. coût est partiellement subventionné.
Ce nouveau service comble une lacune Mais Jiang, qui habite dans la ban-
ancienne. lieue de Shanghai, ne le savait pas.
Pour la famille de Chen, “le bain à Quand elle l’a appris, la première fois
domicile ne permet non seulement de rester où les assistants au bain sont venus,
propre, mais aussi de jouir d’un moment malgré la distance, a été le moment le
de répit”. Habituellement, l’équipe se plus animé de la maison depuis long-
↓ Dessin de compose de deux assistants, norma- temps. “Le voir se baigner me rend si
Trina Dalziel, lement un homme et une femme, et heureuse”, confie Jiang. En plus, pour
Royaume-Uni. d’une infirmière. Nie Jiyan en fait partie, Lin Bin, c’est la seule connexion avec
elle travaille comme assistante au bain le monde extérieur.
depuis deux ans. Cela n’est pourtant pas bon marché
En arrivant chez Chen, elle a construit pour ce couple qui ne vit que de ses
une baignoire temporaire avec ses collè- pensions de retraite. “Nous ne dépen-
gues, en suivant des normes strictes. sons pas beaucoup, je ne peux compter sur
La température de l’eau est fi xée personne, je compte sur moi-même.” Jiang
entre 36 et 38 °C, avec un thermo- considère que, pour Lin Bin, prendre un
mètre flottant pour la surveiller à tout bain est une dépense nécessaire. Même
moment. Ils mettent également une si le gouvernement chinois encourage le
couverture en mousse plastique développement de ce service en accor-
sur la baignoire au cas où la per- dant une allocation, ce service reste
sonne se cognerait. Une fois que encore rare en Chine en raison des
tout est préparé, ils immergent limites imposées par la condition phy-
la vieille dame en utilisant un sique et les conditions d’accueil des per-
lève-personne. L’ensemble du sonnes âgées.
processus d’assistance au bain —Courrier international
En Inde, une start-up rompt la solitude des plus âgés
Ratan Tata, l’ancien PDG du géant industriel indien Tata, a investi
dans Goodfellows, qui fournit de la compagnie aux personnes âgées.
Shantanu Naidu, le fondateur, a eu l’idée de cette start-up au moment
de la pandémie : “La compagnie et la conversation étaient alors
si importantes pour mes voisins âgés”, raconte-t-il au Washington
Post. Avec Goodfellows, les seniors s’inscrivent sur une plateforme
et sont jumelés à de jeunes diplômés universitaires. “Nous faisons
tout ce qu’un petit-enfant ferait pour un grand-parent : discuter
autour d’un thé, les emmener faire des promenades, du shopping,
les accompagner à leurs rendez-vous médicaux”, détaille Naidu, 30 ans.
La nouvelle start-up propose un service coûteux, à destination de la
classe moyenne en plein essor en Inde : 5000 roupies par mois (63 euros),
dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 40300 roupies (507 euros).
 Courrier DRE
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qqqq qqqq qqqq qqqq qqqq qqqq qqq
IBAN – Numéro d’identification international du compte bancaire Organisme créancier :
RCS Paris 344 761 861 000 71

l’exercice, par ce dernier, de ses droits d’accès, de

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75013 Paris
20 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

Péril
sur les retraites
Le vieillissement de la population
met à rude épreuve les systèmes
de retraite publics européens.
Des pistes de réformes existent,
mais le manque de courage politique empêche
leur émergence estime ce site américain.

—Politico Bruxelles

L
es systèmes de retraite euro-
péens se dirigent lentement vers
le point de rupture et personne
ne semble savoir comment les
sauver. Le principal facteur de
ce déclin est le vieillissement
de la population, caractérisé par une
baisse de la natalité et l’allongement de
la durée de vie. Il en résulte un accrois-
sement de la charge que représentent
les seniors par rapport à une population
active de plus en plus réduite. Quand
à cela s’ajoutent une entrée plus tar-
dive dans la vie active, une précarisa-
tion des trajectoires professionnelles et
un chômage élevé chez les jeunes dans
↑ Dessin de Mikel certains des pays les plus endettés du
Casal paru dans monde, le cocktail devient explosif pour
Diario El Correo, les finances publiques. Une partie de
Bilbao. la solution consisterait à augmenter le
niveau de formation de la population
afin qu’elle puisse générer davantage
de recettes fiscales, explique Karina
Doorley, économiste spécialiste de la
question des retraites pour l’Economic
Octobre-novembre 2022 Hors-série
and Social Research Institute de Dublin.
Mais cela ne réglera pas tout. Alors qu’il
existe une multitude de solutions pour
sauver les systèmes de retraite – réduire
les pensions ; repousser l’âge de départ
à la retraite ; augmenter les cotisations
durant la vie active ou développer l’éco-
nomie pour assurer suffisamment de ren-
trées fiscales –, on ne peut que constater
une certaine absence de volonté poli-
tique. Ce qui s’explique essentiellement
parce qu’il est impopulaire de proposer
aux électeurs de travailler plus longtemps
dans leur grand âge ou de prélever plus
lourdement leurs revenus pendant leur
activité ou leur retraite.
Les systèmes de retraite existent
depuis des millénaires. Déjà les empe-
reurs romains versaient une pension à
leurs soldats retraités, en premier lieu
pour éviter d’éventuelles révoltes de l’ar-
mée. Mais c’est à Otto von Bismarck, le
premier chancelier allemand, que l’on
doit l’idée de la pension de retraite uni-
verselle en tant qu’assurance contre
les aléas du travail. Alors qu’à la fin
du xixe siècle les idées socialistes gagnent
en popularité dans l’Allemagne indus-
trialisée, le chancelier ordonne que
les travailleurs âgés de plus de 70 ans
reçoivent une pension de l’État pour le
restant de leurs jours – une limite d’âge
qui a ensuite été abaissée à 65 ans.
La jeunesse en colère
À l’heure actuelle, le système de retraite
dit par répartition est la norme dans le
monde : une partie du salaire des tra-
vailleurs est prélevée pour financer les
pensions des retraités selon le principe
de la solidarité intergénérationnelle.
Le “problème” est que nous vivons de
plus en plus vieux et en bonne santé,
alors que l’âge de la retraite est resté
plus ou moins constant – et les respon-
sables politiques ne sont pas favorables
à l’augmentation des pensions.
À Berlin, par exemple, la coalition au
pouvoir s’est engagée à ne pas repous-
ser l’âge de départ à la retraite et à ne
pas réduire le montant des pensions,
tout en maintenant leur niveau à 48 %
du salaire d’avant le départ à la retraite.
“Le gouvernement allemand fait face
à une réalité difficile sur la question des
pensions, explique Carl-Georg Luft, pré-
sident de la Foundation for the Rights
of Future Generations et membre des
libéraux allemands. Nous devons discu-
ter des moyens de lier l’âge du départ à
la retraite à la durée de vie pour trouver
des mécanismes qui soient justes.” Si la
part des cotisations individuelles reste
stable – elle est plafonnée à 20 % du
revenu brut jusqu’en 2025 –, cela signi-
fie qu’en 2045 il faudra consacrer plus
de la moitié du budget de l’État pour
stabiliser le système, indique le Conseil
scientifique du ministère de l’Économie
allemand. “Ce n’est pas dans l’intérêt des
jeunes générations”, reconnaît Carl-
Georg Luft.
Lorsqu’ils s’emparent du sujet, les res-
ponsables politiques voient se dresser
un mur de contestation de la part des
syndicats et s’exposent aux critiques
de l’opposition.
Au Royaume-Uni, un dispositif
inscrit automatiquement
les travailleurs à un fonds
d’épargne pour les aider à
économiser pour leur retraite.
L’objectif d’Emmanuel Macron de
passer l’âge de la retraite de 62 à 65 ans
s’est révélé trop ambitieux pour son pre-
mier mandat, et il a finalement dû se
contenter de le porter à 64 ans pour se
faire réélire. Alors même que le Conseil
d’orientation des retraites estime à
11 milliards d’euros le déficit du système
d’ici à 2027, la CGT ne juge pas néces-
saire d’augmenter l’âge de départ à la
retraite et plaide au contraire pour la
possibilité de partir à 60 ans, le finan-
cement du système devant être assuré
par une augmentation des cotisations
sociales.
Les jeunes générations s’irritent tou-
tefois de voir l’importance accordée
aux intérêts des seniors, notamment
sur le sujet des retraites. “La néces-
sité de penser le système de retraite sur
le long terme se heurte aux impératifs
politiques de court terme, qui peuvent se
résumer ainsi : les jeunes ne votent pas, les
vieux, si. On constate donc une forme de
partialité politique”, explique Nicholas
Barr, professeur à la London School of
Economics.
Les responsables politiques peuvent
regarder ce que font d’autres pays pour
réduire ce biais, ou au moins éviter
les débats partisans. Au Canada, par
exemple, les lois sur la retraite bénéfi-
cient des mêmes protections que celles
généralement réservées aux textes
constitutionnels et en Suède, toute
réforme du système des retraites doit
faire l’objet d’un consensus rassem-
blant tous les partis.
Dans les pays où le gouvernement
peut augmenter l’âge de la retraite,
Courrier international 21
En Allemagne, “le contrat
entre les générations est
sérieusement menacé”
En juin dernier, la Bundesbank
a publié un rapport – “alarmant”,
selon la Frankfurter Allgemeine
Zeitung –, sur le financement
du système allemand.
Le document critique la stratégie
de la coalition d’Olaf Scholz
de maintenir les pensions
à leur niveau actuel sans
augmenter l’âge de départ
à la retraite (entre 65 et 67 ans,
selon les cas).
De telles mesures risquent,
selon l’étude prospective,
d’entraîner de fortes hausses
des taux de cotisation : “En 2070,
travailleurs et employeurs devront
verser 29 % de leur salaire brut
pour le financement des retraites
[contre 18,6 % actuellement]”,
détaille le journal conservateur.
Pour le quotidien Die Welt,
“le contrat entre les générations
est sérieusement menacé”.
SOURCE La Bundesbank suggère d’adapter
l’âge de départ en retraite
POLITICO à l’espérance de vie, une solution
Bruxelles jusqu’ici peu évoquée outre-Rhin.
Hebdomadaire
politico.eu
Lancé en 2015 on pourrait proposer plus de choix
dans le but avoué aux travailleurs sur le moment et les
de “secouer” conditions de leur départ, et leur pro-
la couverture poser des incitations financières pour
journalistique rester plus longtemps. En Suède, par
de l’Union exemple, un dispositif de “pension par-
européenne, tielle” permet aux travailleurs âgés de
Politico est avant 60 à 64 ans de réduire leurs heures
tout l’extension de travail en touchant une pension
du site américain s’élevant à la moitié de la perte de
créé en 2007. leur revenu.
Dans le secteur privé, les législa-
teurs pourraient soutenir les caisses
de retraite privées ou obliger les
employeurs à mettre en place des plans
de retraite par secteur pour compenser
le système public. Au Royaume-Uni, le
gouvernement a créé un dispositif per-
mettant d’inscrire automatiquement
les travailleurs à un fonds d’épargne
afin de les aider à économiser pour leur
retraite. Toutes ces mesures néces-
sitent toutefois un minimum de cou-
rage politique, qui semble faire défaut
dans les débats actuels.
—Paola Tamma
Publié le 7 juin 2022
22 Courrier international
L’âge du départ à la
retraite agite la France
Emmanuel Macron veut réformer le système
de retraites dès l’été 2023. Il pourrait n’y avoir
que 1,3 actif pour 1 retraité en France en 2070.
E
lle avait déclenché un mouvement
de protestation majeur en 2019 et
même “failli faire capoter le premier
mandat” d’Emmanuel Macron,
selon le Daily Telegraph. Mais
la réforme des retraites a fait son
grand retour à la rentrée. Le président
de la République l’a annoncé : la reforme
passera coûte que coûte et très vite, les
premières mesures étant censées entrer
en vigueur à l’été 2023. Voilà qui “laisse
augurer de nouvelles manifestations”, note
Handelsblatt en Allemagne.
Pour justifier la réforme, le gouverne-
ment met en avant la question de l’équi-
libre financier du système de retraites.
Selon le dernier rapport du Conseil
d’orientation des retraites (COR), publié
en septembre, le système est revenu dans
le vert depuis 2021 grâce à la croissance
économique. Mais il prédit un retour des
déficits en 2023, qui persisteront jusqu’au
milieu des années 2030 au mieux.
C’est notamment “la baisse du rapport
démographique des 20-59 ans et des plus
de 60 ans” qui préoccupe le COR : “Elle
s’est accélérée à partir de 2006 – année où
l’on compte 2,5 personnes de 20 à 59 ans par
personne de 60 ans et plus (1,86 en 2019 selon
les données provisoires).” Selon le COR,
qui s’appuie sur les projections de l’Insee,
“en 2070, il y aura environ 1,3 personne
de 20-59 ans par personne de 60 ans et plus”.
Différentes mesures sont sur la table :
le report de l’âge de départ à la retraite
à 64 voire 65 ans, défendu par Macron
pendant la campagne présidentielle ;
ou l’allongement de la durée de cotisa-
tion, sachant que cette dernière aug-
mente continuellement depuis l’entrée
en vigueur de la dernière réforme, qui
date de 2014 ; et, enfin, une formule com-
binant les deux mesures.
Une rude bataille en vue
Politico doute d’une adhésion parlemen-
taire : “Demander aux députés d’adopter
des mesures anti-inflation pour soulager
le budget des électeurs est une chose, mais
demander à un Parlement hostile de voter
le budget 2023 et d’approuver le report
de l’âge de départ à la retraite – l’une des
mesures phares du programme d’Emmanuel
Macron –, c’est une autre paire de manches”,
observe le site américain. À Londres, le
Daily Telegraph renchérit : la bataille
sociale et parlementaire s’annonce rude.
“S’il a promis de rechercher un consensus
avec les syndicats et l’opposition, Emmanuel
Macron n’a pas exclu de dégainer l’‘arme
nucléaire’ [du 49.3] et de court-circuiter le
Parlement.” Car l’exécutif n’exclut pas
que des mesures d’âge soient décidées
dès cet automne, au moment de l’exa-
men du projet de loi de financement de
la Sécurité sociale pour 2023.
Pour Politico, “ces mesures – décriées par
la gauche et l’extrême droite – sont capitales
pour deux des principaux objectifs fixés par
Emmanuel Macron pour ce second mandat :
réduire le chômage et le déficit public”.
—Courrier international
Hors-série Octobre-novembre 2022
L’espérance
de vie
recule aux
États-Unis
Les Américains vivent
de moins en moins
longtemps. Une crise
ignorée à Washington.
L
es Américains vivent presque cinq
ans de moins que la moyenne dans
les pays riches.” Ce constat est signé
du Financial Times, qui s’alarme de
l’espérance de vie aux États-Unis qui a
chuté à 76 ans. Le quotidien économique
rappelle qu’au Japon, en Italie ou en
Espagne, l’espérance de vie est de huit
ans supérieure. “Personne à Washington
ne semble s’en préoccuper, alors que [la
longévité] révèle des tendances profondes
sous-jacentes aux malheurs de la démocra-
tie américaine”, regrette le FT.
Entre 2014 et 2022, c’est près de trois ans
d’espérance de vie qui ont été perdus,
avec une baisse sur les six des sept der-
nières années. “La dernière fois qu’elle avait
↖ Au cœur d’une reculé sur plusieurs années consécutives,
manifestation c’était pendant la Première Guerre mon-
à Paris, en diale”, cingle le quotidien, qui s’inter-
mars 2020. roge : “Comment expliquer cette indifférence
Photo Juliette Pavy/ américaine ?” Et de lister les principales
Divergence causes : “la hausse de l’obésité, la crise des
opioïdes et le Covid”.
Le journal rappelle que “plus de la moitié
des adultes américains souffrent d’une
maladie chronique, dont la plupart sont
associées à l’obésité – le diabète, l’hyper-
tension et les troubles cardiaques”. Pour le
Financial Times, il faut réagir et remettre
en question “le mode de vie américain”.
“Au moment où les gens bataillent avec leur
assureur depuis leur lit d’hôpital ou peinent
à financer leur longue liste de médicaments,
en raison des inégalités en matière de cou-
verture santé, il est déjà trop tard, sou-
ligne le FT. Le problème des États-Unis
porte autant sur l’absence de prévention
que sur l’accès aux soins. Les Américains
font relativement peu de sport, consomment
une quantité faramineuse de sucres et de
matières grasses, et ne s’en inquiètent pas.”
—Courrier international
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 23

En Syrie, le grand âge

entre souffrance et désespoir

La guerre les a précipités dans l’isolement, notamment familial,

et l’effondrement économique du pays les contraint à continuer à travailler :
les Syriens ayant atteint l’âge de la retraite sont livrés à eux-mêmes.

A
bou Nader, 68 ans, jeunes, qui, eux, ont pu absorber dans
est chauffeur de taxi une certaine mesure la cherté de la vie,
à Damas. Malgré la souligne Daraj.
fatigue, “il continue
d’exercer son travail
épuisant”, écrit le site
Les seniors syriens souffrent
libanais Daraj, fait “des heures supplé- de l’inflation et un retraité
mentaires pour couvrir ses besoins” et touche en moyenne
“doit supporter seul les files d’attente pour une pension équivalente
se procurer du pain, du carburant, du ← Dessin de Mikel
riz ou du sucre”. Seul avec son épouse, Casal paru dans
à une vingtaine d’euros.
car ses enfants ont quitté la Syrie pen- Diario El Correo,
dant la guerre. Certes, ils lui envoient Bilbao. Par ailleurs, la souffrance psycholo-
de l’argent tous les mois, mais “ça n’est gique des personnes âgées qui se sont
jamais suffisant” dans un pays miné par retrouvées seules après avoir perdu
une profonde crise économique et des leurs enfants, emportés par la guerre
pénuries qui font exploser les prix. ou ayant quitté la Syrie, “n’est pas assez
En Syrie, un salarié du public ou prise en compte”. Il y a également ceux
du privé peut prendre sa retraite à qui ont perdu leur maison, détruite par
60 ans ou après avoir travaillé un cer- une décennie de conflit, et à qui “il ne
tain nombre d’années, variable selon reste qu’une tente”. Dans ce contexte, il
les métiers. D’après le site d’informa- est “fondamental” que les seniors syriens
tion, un retraité touche en moyenne soient en “sécurité alimentaire et sani-
une pension autour de 60 000 livres taire” et ne soient pas ignorés parce
syriennes [environ 24 euros]. S’ajoute que devenus “incapables de produire”.
une assurance-maladie, dont le pla- —Courrier international
fond s’élève à 10 000 livres syriennes.
Incapables de faire face à l’effondre-
ment économique, les personnes âgées ↖ Dessin de Glez paru dans
sont en état de choc, au contraire des Journal du jeudi, Ouagadougou.

Une province chinoise repousse l’âge de la retraite

La riche province côtière du
Jiangsu, qui compte 84 millions
d’habitants, va devenir la
première en Chine à repousser
l’âge de la retraite, assure le site
d’information Asia Sentinel.
En cas de succès, ce projet
pourrait être déployé dans tout
le pays. Présenté comme un
moyen de réduire les dépenses
de protection sociale, il montre
surtout que les autorités
reconnaissent que la main-
d’œuvre chinoise n’augmente
pas assez vite pour supporter
le fardeau du vieillissement
de la population – le taux
de fécondité en 2020 était
officiellement de 1,3 enfant par
femme, mais des démographes
indépendants assurent qu’il était
tombé à 1,15 en 2021, avance
le South China Morning Post.
Plus de 40 millions de Chinois
vont se retirer du marché
du travail d’ici à 2025.
Une pression supplémentaire
sur le fragile filet de sécurité
sociale du pays, alors que
les fonds de pension nationaux
pourraient être épuisés d’ici
à 2035. Sur les réseaux sociaux,
des citoyens ont exprimé leur
crainte que le relèvement de l’âge
de la retraite provoque un retard
du versement de leur pension.
24 Courrier international
Pourquoi
les seniors
ont la cote
auprès
des entreprises
Les plus de 50 ans sont souvent
injustement refoulés du marché
de travail. Alors que la “silver economy”
est en plein essor, l’expérience
et le savoir-faire sont valorisés dans
des pays vieillissants, comme l’Espagne.
J
—El Mundo (extraits) Madrid
uste après avoir signé la première
prolongation de son contrat avec le
Real Madrid en 2016, Luka Modric
s’est senti contraint de se justifier.
“Certains penseront que je suis un peu
vieux, mais, à 31 ans, je joue mon meil-
leur football”, déclarait-il. Six ans, quatre
Ligues des champions, trois champion-
nats d’Espagne, une finale de Coupe
du monde et un Ballon d’or plus tard,
le joueur croate vient de rempiler pour
une nouvelle saison.
“Je pense qu’il ne faut pas regarder l’âge,
mais les performances et ce que vous faites
sur le terrain. Je me sens très bien, comme
si j’avais moins de 30 ans”, a-t-il expliqué
avant de remporter une nouvelle Ligue
des champions, jouée à Paris.
Si au lieu d’être footballeur, Luka [qui a
eu 37 ans en septembre] était par exemple
vendeur, publicitaire ou même journa-
liste, il aurait sans doute rejoint les rangs
des chômeurs depuis un certain temps
déjà. Pourtant, de plus en plus d’em-
ployeurs cherchent chaque jour leur
propre Modric.
“Nous surestimons la valeur de la jeu-
nesse en elle-même et nous avons cessé de
valoriser des choses plus intangibles : la
résilience, l’humilité, la capacité d’adapta-
tion au changement, le fait que la vie vous
Hors-série
a appris à souffrir, à accepter la frustra-
tion. Des choses que seule l’expérience vous
donne et qu’aucun master ou école de com-
merce ne peut enseigner.”
Ces mots, ce sont ceux de Gonzalo,
un entrepreneur (vétéran) dans le sec-
teur de la communication, qui a depuis
longtemps modifié la liste des compé-
↑ Dessin d’Ajubel tences exigées dans ses offres d’emploi :
paru dans “Cherche professionnel de plus de 50 ans.
El Mundo, Madrid. N’hésitez pas à nous contacter pour plus de
renseignements.” “Pendant longtemps, on
n’a pas voulu des jeunes sous prétexte qu’ils
ne savaient rien faire, poursuit Gonzalo.
Seules l’expérience et l’ancienneté étaient
valorisées. Aujourd’hui, en vertu de l’ef-
fet balancier, nous sommes dans la situa-
tion inverse : les jeunes sont désormais des
professionnels hautement qualifiés, mais
on ne peut pas congédier des travailleurs
avec quinze ou vingt ans d’expérience sim-
plement parce qu’ils ne sont plus trendy.”
La pandémie de Covid-19 a conso-
lidé une tendance de plus en plus mar-
quée depuis quelques années. Près
de 527 900 Espagnols ont perdu leur
emploi au cours de la première année
de la pandémie, dont un quart avaient
plus de 50 ans. Les seniors ont été les
premiers à faire la queue devant l’Inem
[l’ancien nom du Pôle emploi espagnol,
aujourd’hui appelé Sepe]. Le chômage a
augmenté de 16 % chez les plus de 50 ans,
Octobre-novembre 2022
contre 2 % chez les plus jeunes. Pour ali-
menter cette spirale infernale, les plus
de 50 ans forment le groupe de popula-
tion le plus important dans un pays qui
connaît sa pire crise démographique
depuis la guerre civile (1936-1939) : ils
sont deux fois plus nombreux que les
moins de 50 ans. Alors qu’on parle par-
tout des chiffres effrayants du chômage
des jeunes et qu’on aligne des équations
pour prédire combien de temps il reste
avant que la caisse des retraites, déjà bien
entamée, ne se retrouve à sec, personne
ou presque ne mentionne l’énorme déficit
d’emploi de la silver generation, les der-
niers boomers, les Modric de nos bureaux.
Selon l’Institut national de
la statistique, 30% des plus
de 45 ans disent avoir été
victimes de discrimination
en raison de leur âge.
“L’Espagne est l’un des pays les plus
âgés du monde”, commente Raquel Roca,
journaliste et autrice de Silver surfers.
El futuro laboral es para los mayores
de 40 [“Silver surfers, l’avenir de l’emploi
appartient aux plus de 40 ans”, inédit
en français], un essai sur la malédiction
de l’“âgisme” sur le marché du travail.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
“Dans les dix prochaines années, les plus
de 50 ans constitueront la majeure partie
de la main-d’œuvre. Nous ne pouvons pas
nous en débarrasser.”
Selon l’Institut national de la statis-
tique (INE), 30 % des plus de 45 ans
disent avoir été victimes de discrimina-
tion en raison de leur âge. Et ce phéno-
mène n’est pas propre à l’Espagne. Aux
États-Unis, deux travailleurs sur trois
âgés de 45 à 74 ans ont également vu leur
candidature à un emploi rejetée à cause
de leur date de naissance.
“Il y a trois conséquences dangereuses à
cela, alerte Tomás Chamorro-Premuzic,
professeur de psychologie du travail et
des organisations à l’University College
de Londres et à l’université Columbia de
New York. Tout d’abord, les entreprises
sacrifient des compétences, des talents et
surtout une expérience pourtant disponible
sur le marché du travail. Deuxièmement,
au niveau individuel, nous obligeons des
personnes capables de contribuer à l’écono-
mie à rester en dehors alors que le système
de retraite est au bout du rouleau. Enfin,
il existe un risque social et culturel, parce
que toute société qui écarte ses membres en
raison de leur âge ou de tout autre facteur
démographique n’est pas une méritocratie
ni une société éthique ou morale.”
Nous lui demandons : “Sommes-nous
victimes, sur le marché du travail, d’une
mythification de la jeunesse ?”
Il répond : “Les études scientifiques sont
très claires : il n’y a aucun lien entre l’âge
et la performance au travail.”
“On mésestime leur potentiel”
Avant la pandémie, Chamorro-Premuzic
avait déjà signé avec l’analyste Josh Bersin
un article dans la Harvard Business Review
présentant les avantages pour l’écono-
mie d’embaucher des personnes plus
âgées. Aux États-Unis, à ce moment-là,
il y avait plus d’offres d’emploi que de
demandes parce que les baby-boomers
prenaient leur retraite plus rapidement
que les milléniaux ne les remplaçaient.
Selon un article du Financial Times
publié récemment, près de 70 % des 5 mil-
lions d’Américains qui ont cessé de tra-
vailler pendant la crise du Covid-19
avaient plus de 55 ans. Et au Royaume-
Uni, le taux d’emploi des plus de 50 ans
a enregistré une baisse deux fois plus
forte que celui des 25-49 ans.
La situation est encore aggravée par
le fait que l’augmentation de l’espérance
de vie dans le monde entier condamne
déjà à la pauvreté ceux qui n’ont pas une
retraite suffisante pour survivre pendant
les vingt à trente dernières années de
leur existence sans un salaire. D’après
les calculs des experts, douze ans après
le départ à la retraite, c’est-à-dire à envi-
ron 77 ans, une personne a déjà reçu de
la Sécurité sociale l’équivalent de toutes
les cotisations versées pendant sa vie
active. Comme nous vivons aujourd’hui
en moyenne jusqu’à 83 ans, le compte n’y
est pas. “Lorsque les seniors se retrouvent au
chômage, il leur est très difficile de retrouver
un emploi salarié parce que les entreprises
trouvent qu’ils sont très chers et pensent
qu’ils vont être moins performants et ne
sont pas au fait des innovations, déplore
Carlos Salas, journaliste économique.
On mésestime le potentiel d’une attitude
envers le travail que seuls ceux qui ont déjà
surmonté plusieurs crises peuvent avoir.”
En dépit de Bill Gates
ou Steve Jobs, l’âge
moyen des fondateurs
de start-up qui réussissent
est de 45 ans.
Pour enfoncer le clou, le cliché selon
lequel les travailleurs plus âgés sont
moins innovants est loin d’être vrai. “Les
entrepreneurs seniors réussissent mieux en
tant qu’entrepreneurs, souligne l’étude de
Bersin et Chamorro-Premuzic. Les plus
de 40 ans ont trois fois plus de chances de
créer des entreprises prospères grâce à
leur patience et à leur esprit de coopéra-
tion et parce que, contrairement aux plus
jeunes, ils ne ressentent plus le besoin de
faire leurs preuves.”
Un autre article publié récemment à
Harvard a montré que, aux antipodes des
légendes entourant des gens comme Bill
Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg,
qui avaient à peine 20 ans lorsqu’ils ont
créé leurs entreprises respectives, l’âge
moyen des fondateurs des start-up qui
réussissent est de 45 ans.
“Nous avons associé erronément des
concepts comme l’innovation et l’agilité à
la jeunesse, ce qui est déjà une discrimina-
tion fondée sur l’âge, dénonce la journa-
liste Raquel Roca. Après l’irruption des
nouvelles technologies sur le marché du tra-
vail, nous avons commencé à lier les compé-
tences à des concepts générationnels. Mais
l’âge ne détermine jamais la contribution
d’une personne au monde du travail. Un
travailleur senior qui a de l’expérience et
la capacité de se tenir à jour est un atout
inestimable pour une entreprise parce qu’il
incarne le meilleur des deux mondes. En
particulier à une époque où la silver eco-
nomy (les produits et services consommés
Courrier international 25
L’Arabie saoudite veut
ralentir le vieillissement
Cela en fera “le plus grand
financeur” dans le domaine,
écrit la MIT Technology Review,
de l’Institut de technologie
du Massachusetts, aux États-Unis.
Créée par décret royal en 2018,
la fondation saoudienne
Hevolution ambitionne d’investir
1 milliard de dollars par an
dans des projets de recherchesur
le vieillissement.
Présidée par le prince Mohammed
ben Salmane et dirigée par un
scientifique américain, Hevolution
s’intéresse aux technologies de
rétro-ingénierie du vieillissement.
La revue explique que “la
motivation du gouvernement
saoudien pourrait s’expliquer
par la conviction que les maladies
liées au vieillissement menacent
l’avenir de leur pays”, qui souffre
d’un fort taux d’obésité.
La fondation à but non lucratif
aurait conclu un accord pour
soutenir l’essai médical de
la metformine, une substance
SOURCE
utilisée pour le traitement
EL MUNDO du diabète. Envisagé en 2014,
Madrid, Espagne il n’avait pas encore trouvé
Quotidien de financement. Ce sera “le
elmundo.es premier essai important sur des
Fondé en 1989, humains d’un médicament en vue
“Le Monde” de repousser le vieillissement”.
a toujours
revendiqué
le modèle par les personnes âgées de plus de 60 ans)
du journalisme génère 26 % du PIB [en Espagne].”
d’investigation C’est ce qui pousse Roca à avoir
à l’américaine, confiance dans l’avenir : “La démographie
bien qu’il ait commande, et nous n’aurons pas d’autre choix
parfois tendance que d’intégrer cette génération.” D’autant
à privilégier le que, selon les analyses, l’autre option est
sensationnalisme. effrayante : “Le prix à payer lorsqu’on ne
Sa ligne éditoriale mise que sur des jeunes surqualifiés et obsé-
penche du côté dés par le prestige et le statut est un excès
conservateur. d’égocentrisme et d’individualisme, un monde
très narcissique et peu collaboratif, déclare
Chamorro-Premuzic. Les grandes entre-
prises ne se construisent pas sur l’égoïsme
individuel, mais sur la capacité à coopérer et
à travailler ensemble. Une société névrosée
et obsédée par la réussite matérielle indivi-
duelle est une société vide et vulnérable, une
société fracassée.” C’est comme si tous les
Modric prenaient leur retraite et qu’il ne
restait plus que des Mbappé.
—Rodrigo Terrasa
Publié le 7 juin 2022
26 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↗ Photographie extraite de la série Who’s driving Tokyo,qui dévoile

chauffeurs de taxi et passagers dans la capitale japonaise. Photo Oleg Tolstoy
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 27

Robotisation,
médecine, recours aux
travailleurs étrangers :
l’archipel cherche
par tous les moyens
à faire face à la
chute de sa natalité
et au vieillissement
de sa population.

LE LABORATOIRE
JAPONAIS
28 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

UNE SITUATION SANS ISSUE

Le déclin démographique du Japon depuis quatorze ans, aggravé par la pandémie,
est pour la presse nippone la raison principale de la stagnation de l’économie.

D
epuis des dizaines d’années, le
taux de natalité est en baisse
au Japon. Comment en est-on
arrivé là ? C’est la question qui
surgit inéluctablement quand
il s’agit d’évoquer la chute de la
population du pays. Le Japon, État où la
part des personnes de 65 ans et plus est
la plus élevée du monde – 28 % en 2018 –
sert dans ce sens de laboratoire grandeur
nature à de nombreux observateurs.
Citée par le Mainichi Shimbun, l’éco-
nomiste au Fonds monétaire internatio-
nal (FMI) Gee Hee Hong l’assure : “Il se
peut que les solutions politiques conçues au
Japon soient adoptées à travers la planète.”
896 communes en voie d’extinction
Municipalités qui risquent de connaître une baisse
de 50 à 69 % de leur population féminine
de 20 à 39 ans*
Baisse de 70 % et plus*
Au-delà d’une baisse de 50 % du nombre de
femmes en âge de procréer, le Japan Policy
Council estime que le déclin démographique
d’une commune est inexorable.
Les régions particulièrement touchées,
comme Hokkaido et le Tohoku (nord-est
de Honshu) ont vu une grande partie de leur
population migrer vers la ceinture économique
du Tokaido (de Tokyo à Osaka) durant l'essor
économique d'après-guerre.
Osaka
La population est en déclin depuis qua- quotidien Asahi. Idem, le taux de nata-
torze ans : en 2021, le solde naturel (dif- lité, en baisse de 0,03 point par rapport
férence entre le nombre de naissances et à 2020, a atteint 1,3.
le nombre de décès) du pays était néga- Nombre d’observateurs attribuent ce
tif de 620 000 personnes. C’est comme phénomène à l’aggravation des conjonc-
si une ville telle que Lyon disparaissait tures économiques et surtout à l’échec
chaque année. Ce phénomène structu- de la politique démographique du pays
rel remonte à loin : le taux de natalité dans les années 1990.
de l’archipel n’a jamais atteint le seuil
de 2,07, nécessaire au maintien de la “La société a fermé les yeux”
population, depuis… 1973. Victime de la crise financière qui a frappé
Pour couronner le tout, le nombre de l’archipel après l’effondrement de la
nouveau-nés en 2021 était de 811 064. bulle financière, une partie importante
Un triste record historique : “Il s’agit de la génération des enfants des baby-
du chiffre le plus bas depuis le début du boomers – nés dans les années 1970
recensement public, en 1899”, déplore le et dont le nombre est estimé à 20 mil-
lions – n’a pas pu avoir d’enfants, rap-
pelle l’économiste Yohei Kojima dans
une interview accordée à l’Asahi. Et ce
HOKKAIDO alors que leurs enfants, c’est-à-dire les
petits-enfants des boomers, devaient
représenter le troisième pic démogra-
phique d’après-guerre, après ceux de
leurs parents et de leurs grands-parents.
“Bien que leur précarité soit structurelle,
Sapporo
la société a préféré fermer les yeux, consi-
dérant que cela relevait d’un manque d’ef-
fort de leur part”, analyse Yohei Kojima,
constatant que ce troisième pic “n’est
tout simplement jamais venu”.
Pis, comme les récentes statistiques le
suggèrent, le même scénario risque de se
HONSHU répéter aujourd’hui, car la pandémie ne
cesse de peser sur l’économie, marquée
Préfecture de Fukushima : en outre par la stagnation des salaires,
à cause de l’accident nucléaire, qui perdure depuis trente ans. “De plus
les données par commune
ne sont pas disponibles. en plus de jeunes renoncent à se marier
[pour des raisons fiscales, le pays compte
très peu de naissances hors mariage] pour
Tokyo
des raisons structurelles liées à la baisse
de leurs revenus ou à l’instabilité de leur
emploi. Est venue ensuite la pandémie, qui
SOURCES : WWW.NIKKEI.COM, JAPAN POLICY COUNCIL

Yokohama a aggravé la tendance, analyse le Nihon

200 km Keizai Shimbun. Le gouvernement et
Nagoya les patrons doivent absolument redoubler
d’efforts pour s’attaquer à ces problèmes.”
ei

SHIKOKU Îles “Il faut que le Premier ministre, [Fumio]

ns

Amami
Kishida, s’attelle aux réformes de toute
Na

Kobe
urgence”, insiste le quotidien économique,
el
ip

KYUSHU qui assène : “Un pays où les jeunes ne

ch
Ar

Okinawa peuvent pas avoir d’enfants n’a pas d’avenir.”

* Projections calculées sur la période 2014-2040.
—Courrier international
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 29

Pour nombre d’entreprises, le recul de

l’âge de la retraite est la réponse immé-
diate à l’évolution démographique.
À partir d’avril 2022, Kubota [fabricant
de machines agricoles, 41 605 salariés]
reculera l’âge de la retraite de 60 à 65 ans
← Dans un centre pour les employés permanents, à l’exclu-
de travail pour sion des cadres. Cela permettra aux tech-
seniors, à Tokyo. niciens qui travaillent dans ses usines de
Photo Toru transmettre leur savoir-faire aux généra-
Yamanaka tions suivantes, notamment en matière
de dépannage et d’amélioration de la
production. Mazda [constructeur auto-
mobile, 49 785 salariés] repoussera égale-
ment progressivement l’âge de la retraite
de 60 à 65 ans d’ici à 2030 [depuis 2006,

AU BOULOT JUSQU’À
l’âge légal de la retraite est de 65 ans
et 60 ans dans certaines entreprises].

Payés en fonction des résultats

80 ANS OU PLUS
Au Japon, où la rémunération à l’an-
cienneté est la norme, les dépenses de
personnel augmentent en même temps
que la durée d’emploi des salariés. On
estime que repousser l’âge de leur retraite
coûte environ 40 % plus cher que de les
Pour répondre au vieillissement et à la pénurie réembaucher en contrat temporaire.
Pour alléger leurs charges, les entre-
de main-d’œuvre, des entreprises nippones prises ont tendance à différencier les
reculent, voire suppriment, l’âge de la retraite. salaires en appliquant aux plus vieux un
système de rémunération fondé sur les
résultats. Casio a par exemple introduit

L
—Nihon Keizai Shimbun Tokyo
es entreprises sont toujours
plus nombreuses à employer
les seniors désireux de tra-
vailler. Nojima, une grande
enseigne d’électroménager,
a supprimé l’âge limite d’ac-
tivité, jusqu’alors fixé à 80 ans. En
avril [2021], le groupe YKK avait aboli
l’âge de la retraite pour les employés
permanents [CDI].
En plus de répondre aux réformes
visant à encourager l’emploi des seniors,
ces mesures pallient le manque de main-
d’œuvre qui accompagne la reprise éco-
nomique postpandémique. Alors que la
population continue de vieillir, l’emploi
des plus âgés devrait aussi jouer sur la
compétitivité des entreprises.
Chez Nojima, la suppression de
l’âge maximal d’activité, entrée en
vigueur en octobre [2021], concerne
les quelque 3 000 employés permanents
du siège social et des magasins, parmi
lesquels une dizaine ont 75 ans ou plus.
L’entreprise recrute par ailleurs des octo-
génaires, qui, en travaillant en magasin
cinq heures par jour, quatre jours par
semaine, touchent environ 120 000 yens
[855 euros] par mois.
En juillet 2020, le règlement de la
société avait été modifié pour per-
mettre aux salariés de continuer à
travailler après l’âge de la retraite
– 65 ans – comme employés tempo-
raires jusqu’à 80 ans, mais beaucoup
ont émis le souhait de rester actifs au-
delà. Pour Nojima, qui a pour caractéris-
tique de ne pas recourir aux assistants
de vente des fabricants, le lien que les
seniors ont créé avec la clientèle et leur
profonde connaissance des produits
font d’eux de précieux atouts.
Chez YKK, les salariés peuvent désor-
mais travailler comme employés per-
manents jusqu’à l’âge qu’ils souhaitent.
Mitsubishi Chemical [industriel de la
chimie, 42 660 salariés] envisage éga-
lement de supprimer l’âge de la retraite.
Nojima prévoit d’embaucher 870 per-
sonnes dans l’ensemble du groupe d’ici
au printemps 2022, mais pour le moment
seuls 700 postes ont été pourvus.
Selon les estimations réalisées en 2017
par l’Institut national de recherche sur
la population et la sécurité sociale, la
population active (15-64 ans) représen-
tera 59,78 millions de personnes en 2040,
soit 17,5 millions de moins qu’en 2015.
Parallèlement, la part des 65 ans et plus
devrait grimper jusqu’à 35,3 %.
un système qui évalue plus sévèrement
les 60 ans et plus que les générations
dites “actives”. La loi révisée sur la stabi-
lisation de l’emploi des personnes âgées,
promulguée en avril [2021], contraint
les entreprises à faire des efforts pour
garantir aux seniors des possibilités
d’emploi jusqu’à 70 ans.
SOURCE En septembre [2021], le Nihon Keizai
NIHON KEIZAI Shimbun a réalisé un sondage auprès
SHIMBUN de 100 PDG. Interrogés sur ce qu’ils
Tokyo, Japon comptaient faire pour répondre aux nou-
Quotidien velles exigences légales, 36,8 % d’entre
nikkei.co.jp eux ont déclaré qu’ils réembauche-
Le “Journal raient en contrat temporaire et 10,4 %
économique du qu’ils repousseraient l’âge de la retraite ;
Japon” fort de ses 25,7 % ont avoué n’avoir encore pris
1 300 journalistes aucune mesure.
et de ses Si les entreprises hésitent à reculer
90 bureaux (dont l’âge de la retraite, ce n’est pas seule-
32 outre-mer), ment en raison de l’augmentation poten-
excelle dans tielle de leurs coûts de personnel et
l’analyse de la vie du risque de non-renouvellement des
non seulement talents, mais aussi à cause des règles
économique, japonaises strictes en matière de licen-
mais aussi ciement. Ainsi, pour généraliser l’em-
politique du pays. ploi flexible des seniors, patronat et
syndicats devront également revoir la
réglementation relative au licenciement.
—Ryutaro Yokoyama
Publié le 14 octobre 2021
30 Courrier international
LES ROBOTS AIDANTS
ENTRENT
DANS LES MAISONS
DE RETRAITE
Aide à la surveillance, recueil des paramètres
vitaux : les robots interviennent dans les maisons
de retraite nippones, en manque d’aides-soignants.
Un établissement sur cinq y a déjà recours.
—Mainichi Shimbun Tokyo
L
orsqu’on parle de robots, on a ten-
dance à penser à des humanoïdes
capables de marcher seuls, dotés
d’un visage et pouvant nous parler.
Ceux qui sont développés pour
permettre d’alléger un peu le tra-
vail des aides-soignants ne sont pas de
ce type. Il s’agit en réalité de tout un sys-
tème robotique adapté aux soins, équipé
d’une série de fonctions pour “repérer
des informations et agir en conséquence”.
En 2019, une maison de retraite de la
ville de Sakai [dans la préfecture d’Osaka]
a investi dans des robots d’assistance à
la surveillance. Ceux-ci sont pourvus
d’un système de détection des mouve-
ments, et peuvent évaluer les risques de
chute des résidents en fonction de leur
comportement. Ces robots avertissent
les aides-soignants de la nécessité d’une
Hors-série Octobre-novembre 2022
intervention grâce à un terminal por-
table. Seule la silhouette est visible sur
l’écran du personnel, de manière à res-
pecter l’intimité des pensionnaires.
Depuis l’introduction de ces appa-
reils, les soignants ont pu réduire la fré-
quence de leurs rondes de nuit, destinées
à l’inspection des chambres en préven-
tion d’éventuels accidents. En outre,
les robots sont capables de discerner
les mouvements à risque spécifiques à
chaque résident. “Notre travail pendant
les gardes de nuit en est facilité”, s’accorde
à dire l’équipe soignante. Et, comme les
soignants viennent moins souvent dans
leur chambre en pleine nuit, certaines
personnes âgées affirment mieux dormir.
Capteurs et accéléromètres
Au vu de ces résultats, l’établissement a
acquis d’autres robots afin de permettre
une surveillance encore plus adaptée
à l’état de santé des résidents. “Il y a
des personnes qui ont besoin d’être aidées
dès qu’elles se lèvent de leur lit, tandis que
d’autres n’en ont pas besoin, précise le
directeur de l’établissement. C’est à nous
de trouver comment faire bon usage de ces
robots pour agir au cas par cas.”
D’après Kiyokuni Goshima, chef du
département Planning de la fondation
reconnue d’utilité publique Techno Aids
(dans l’arrondissement de Shinjuku, à
Tokyo), jusqu’à présent on disposait un
“détecteur sous forme de tapis” au pied du
lit des pensionnaires. C’était un moyen
de savoir quand chacun d’eux se levait
ou s’éloignait de son lit.
Désormais, des détecteurs à infrarouge,
des capteurs de vibrations ou encore des
accéléromètres sont installés à proximité
des lits pour recueillir des données qui
sont ensuite analysées. Si, par exemple,
un résident s’assied au bord de son lit, se
coince dans la barrière du lit ou tombe,
ces informations sont instantanément
SOURCE transmises aux soignants par leur ter-
MAINICHI minal. Les membres de l’équipe peuvent
SHIMBUN aussi surveiller plusieurs patients à la fois
Tokyo, Japon directement depuis leur bureau.
Quotidien C’est de ce type de système robotique
mainichi.jp que la maison de retraite située à Sakai
Fondé en 1872 s’est dotée. Kiyokuni Goshima explique
sous le nom que “ces progrès techniques permettent
de Tokyo Nichi non seulement de prévenir d’éventuelles
Nichi Shimbun, chutes, mais aussi de recueillir certains des
ce journal paramètres vitaux – comme la fréquence
centriste, le plus cardiaque ou respiratoire –, ou encore de
ancien du Japon, surveiller la qualité du sommeil des patients.
est le troisième Toutes ces informations peuvent être enre-
quotidien du gistrées, et certains établissements les uti-
pays en matière lisent pour prendre en charge la santé du
de diffusion. patient dans sa globalité.”

En raison du vieillissement de la popu-
lation, la demande en services de soins
croît rapidement. Cependant, de nom-
breux établissements peinent aujourd’hui
à garantir une présence de personnel
soignant suffisante. Afin de pallier ce
manque, l’État japonais a encouragé
l’utilisation de la robotique.
En octobre 2017, le ministère de la
Santé, du Travail et des Affaires sociales
et celui de l’Économie, du Commerce et
de l’Industrie (Meti) ont ajouté l’aide
pour accompagner les personnes aux toi-
lettes ou pour d’autres gestes du quoti-
dien à la liste des domaines prioritaires
dont le développement doit être sou-
tenu. Les deux ministères ont alors pla-
nifié la mise en place progressive de ces
équipements. Le programme d’aide pré-
voyait également l’évaluation des résul-
tats observés après l’introduction des
robots aidants.
Pas de manipulation du patient
Toutefois, l’objectif est loin d’être atteint.
Selon un sondage réalisé en 2020 par la
Care Work Foundation sur les condi-
tions de travail des soignants, 80,6 %
des établissements n’étaient pas équi-
pés de robots. Quels sont les obstacles
à l’introduction ou à l’utilisation de ces
nouvelles technologies ? Lorsqu’on inter-
roge les établissements, 60,5 % répondent
que leur mise en place coûte cher. Par
ailleurs, 34,5 % disent “craindre des dys-
fonctionnements”, 26 % “ne pas savoir
quels types de robots assistants existent”,
et 25,1 % déclarent “ne pas être à l’aise
avec l’idée d’utiliser des robots pour admi-
nistrer des soins”.
Afin de remédier à ces inquiétudes et
d’inciter les établissements à s’équiper de
systèmes robotiques, l’État et les muni-
cipalités prévoient d’apporter des sub-
ventions et d’autres aides financières.
Et afin de satisfaire ceux qui souhaitent
M. Bah, le déambulateur
antichute
Une équipe de chercheurs
de Singapour a élaboré un robot
pour prévenir les chutes
et rattraper les seniors
avant qu’ils ne tombent. Équipé
de garde-corps qui montent
jusqu’à la hanche et de capteurs
pour détecter la perte d’équilibre,
M. Bah – le surnom de ce
déambulateur motorisé –
déclenche un harnais robotisé
au moment où son occupant
commence à basculer, détaille
The Washington Post. Déjà testé
sur des victimes d’accidents
vasculaires cérébraux, de lésions
cérébrales traumatiques et de la
moelle épinière, l’appareil attend
une approbation réglementaire
avant que la recherche de fonds
pour sa commercialisation,
espérée d’ici à deux ans, ne soit
lancée, ont déclaré les chercheurs.
“Les chutes sont un gros problème
dans le monde entier, rappelle
Wei Tech Ang, chercheur principal
du projet et directeur exécutif
du Rehabilitation Research
Institute of Singapore. L’idée
est d’aider les personnes âgées
à se déplacer à la maison
sans crainte de tomber.”
Selon l’Organisation mondiale
de la santé, les chutes sont
la deuxième cause de mort
par blessure non intentionnelle
dans le monde. Aux États-Unis,
elles restent la cause principale
de décès liés à des blessures
chez les 65 ans et plus.
Courrier international 31
y recourir à titre expérimental dans un
premier temps, le ministère de la Santé a
chargé Techno Aids de publier une “liste
de robots mis à disposition pour le prêt”.
Cette liste répertorie des robots aidants
que des entreprises spécialisées acceptent
de prêter. Les établissements qui ont
l’intention de s’équiper de ces appareils
peuvent, grâce à la liste, connaître les
caractéristiques des appareils et les cir-
constances dans lesquelles ils peuvent
être utilisés. Celle-ci comprend, par
exemple, des robots aidants que les soi-
gnants portent sur eux – comme une
ceinture ou une veste – pour réduire la
charge sur le bas du dos, ou des équipe-
ments qui permettent d’accompagner
la personne âgée de son lit vers les toi-
lettes. Tous ces robots entrent dans la
catégorie “prioritaire” fixée par l’État.
Et dans cette liste, aucun robot aidant
humanoïde ne manipule directement
les patients.
La “communication-surveillance” est
aujourd’hui le domaine où les robots assis-
tants sont le plus largement employés.
Une grande variété de matériel est mise
← Dessins sur le marché dans cette catégorie par
d’Aya Francisco, de nombreuses entreprises. Rien que
Japon, dans la liste, les équipements proposés
pour Courrier proviennent de 42 sociétés différentes.
international . Pour bien choisir, les établissements
de santé candidats à l’expérimentation
peuvent prendre conseil dans leur pré-
fecture, auprès de responsables chargés
de la robotisation. Kiyokuni Goshima
ajoute : “Il leur est aussi expliqué comment,
en fonction du robot choisi, les informa-
tions collectées peuvent être concrètement
utiles pour les soins. On prête attention à
la réduction de la charge de travail du per-
sonnel, mais il ne faut pas oublier de veiller
à la qualité de vie de la personne assistée.”
—Akiko Yamagata
Publié le 15 août 2022
32 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

DES PISTES POUR SOIGNER

LE VIEILLISSEMENT
Les études sur les mécanismes de la sénescence et de la longévité s’intensifient dans
l’archipel, portées par des centres de recherche spécialisés et de récentes découvertes.

M
—Asahi Shimbun Tokyo Fondé en 2019 sur le modèle d’un ins-
titut de recherche privé américain, l’Irpa
e t t re au po int d e s s’est donné pour objectif de décryp-
méthodes antivieillis- ter les mécanismes de la sénescence
sement et allonger la et de la longévité pour développer des
durée de vie en bonne ↑ Dessin de méthodes de lutte contre le vieillisse-
santé ne relève plus de Walenta paru ment. L’institut est entré dans le vif du
la science-fiction, ce sont dans Podroze, sujet cette année [en 2020].
des objectifs atteignables.” Voilà ce qu’af- Varsovie. Cancers, maladies cardiaques, diabète,
firme Yoichi Nabeshima, directeur de maladie d’Alzheimer… Le principal fac-
l’Institut pour la recherche sur le vieil- teur qui accroît le risque de contracter
lissement productif (Irpa) et professeur ces pathologies est l’âge. Vieillir s’accom-
émérite de l’université de Kyoto. pagne d’une dégénérescence physique
en raison de laquelle on considère géné-
ralement qu’il est inévitable de tomber
plus souvent malade. Freiner le vieillis-
sement permettrait donc de minimiser
le risque de contracter de nombreuses
maladies. Les recherches sur ce sujet
font aujourd’hui d’importants progrès.
Par exemple, Shin-ichiro Imai, l’un
des directeurs de l’Irpa et professeur à
l’université de Washington, a découvert
grâce à des expérimentations sur des
animaux une molécule qui permet de
lutter contre l’augmentation du taux de
Octobre-novembre 2022 Hors-série
cholestérol et la diminution de la den-
sité osseuse liées à l’âge.
Il s’agit du nicotinamide mononucléo-
tide (NMN). Il est présent dans l’orga-
nisme, mais sa quantité diminue à mesure
que l’âge progresse. Des recherches sont
en cours pour déterminer si un apport
en NMN peut avoir un impact chez l’hu-
main. Cette molécule fait également l’ob-
jet de recherches à l’Irpa.
Situé sur l’île artificielle Port Island à
Kobe, l’Irpa développe avec des entreprises
des médicaments et des compléments
alimentaires médicaux. L’institut s’est
également doté de conseillers étrangers.
Éliminer les cellules
sénescentes grâce à des
médicaments pourrait aider
à la prévention ou à la
guérison des maladies.
AutoPhagyGO, une jeune pousse issue
de l’université d’Osaka, a vu le jour
en 2019. Son objectif : faciliter l’applica-
tion des résultats issus de la recherche
universitaire pour allonger la durée de
vie en bonne santé. L’autophagie est un
mécanisme d’expulsion des substances
toxiques par l’activation du métabolisme
intérieur des cellules [c’est un processus
de “nettoyage” et de “recyclage” dans la
cellule]. Yoshinori Ohsumi, professeur
émérite de l’université de technologie de
Tokyo, a reçu en 2016 le prix Nobel de
médecine pou r ses travau x su r
l’autophagie.
D’après Tamotsu Yoshimori, profes-
seur émérite de l’université d’Osaka et
conseiller technologique de l’Irpa, le
mécanisme d’autophagie perd en vitalité
avec l’âge. L’idée est donc de le stimuler
pour prévenir et limiter la sénescence
et les maladies liées au vieillissement.
Tuer les cellules âgées
Pourquoi le vieillissement s’accompagne-
t-il d’une dégénérescence physique ? On
sait que les mitochondries, des organites
qui produisent de l’énergie à l’intérieur
des cellules, fonctionnent moins bien et
que les cellules de la flore intestinale, par
exemple, se modifient [quand on vieil-
lit], mais l’attention se porte aujourd’hui
sur les cellules vieillies qui s’accumulent
dans l’organisme avec l’âge.
Les cellules âgées cessent de se divi-
ser, par exemple parce que leur ADN
(acide désoxyribonucléique) est endom-
magé. Avec l’âge, on le sait, ces cellules
sénescentes se multiplient dans diverses
parties du corps. De plus, elles sécrètent
des substances sources d’inflammation,
jouant ainsi un rôle dans la formation de
l’artériosclérose ou du cancer, entre autres.
Éliminer les cellules âgées grâce à des
médicaments pourrait participer à la
prévention ou à la guérison des mala-
dies, imaginent certains chercheurs. Aux
États-Unis, des travaux sont en cours
sur des médicaments de types “sénoly-
tiques” pour étudier leur effet sur l’hu-
main, et leur innocuité.
Eiji Hara, professeur à l’université
d’Osaka, participe depuis de longues
années à la recherche sur les cellules
sénescentes. Son équipe a découvert
que le foie de souris nourries avec des
aliments gras contenait davantage de
cellules âgées et que les animaux encou-
raient un risque accru de contracter un
cancer du foie.
Un programme de recherche mené
pendant cinq ans avec une entreprise
pharmaceutique a permis de travail-
ler au développement d’une molécule
capable d’éliminer les cellules âgées.
Utilisée chez des souris susceptibles
de développer un cancer du foie, cette
molécule est associée à une réduction
tant du nombre de leurs cellules sénes-
centes que du risque de contracter un
cancer de ce type.
Plusieurs molécules repérées
L’équipe d’Eiji Hara a également décou-
vert qu’après l’usage d’un anticancéreux
sur des souris ayant subi une transplan-
tation de cellules humaines cancéreuses,
l’injection de la nouvelle molécule amé-
liore l’efficacité de l’anticancéreux.
Les recherches continuent. Eiji Hara
souligne : “Si l’on arrivait à mettre au point
un médicament qui permette de cibler les
cellules sénescentes pour les éliminer, on
pourrait sûrement limiter l’apparition des
pathologies liées à l’âge et allonger la durée
de vie en bonne santé.”
Masataka Sugimoto, chef de service au
Centre national de recherche en géria-
trie et gérontologie (NCGG), a prouvé
en 2016, grâce à des expérimentations sur
les souris, que l’élimination des cellules
âgées du poumon permet d’améliorer les
fonctions respiratoires. Cependant, le
rôle des cellules sénescentes dans l’or-
ganisme reste à élucider : les recherches
continuent pour déterminer s’il n’est pas
dangereux de les éliminer.
Un rapport du Centre pour la stratégie
en recherche et développement (CRDS)
de l’Agence japonaise des sciences et
technologies (JST) – organisme qui pro-
duit des études sur la politique nationale
Courrier international 33
Le défi de former les
seniors aux smartphones
Dans la salle municipale de la ville
de Kaga (dans la préfecture
d’Ishikawa, dans le centre-ouest
du Japon), quinze personnes âgées
se débattent avec leur smartphone.
À leurs côtés, des instructeurs
bénévoles et des employés d’une
boutique de téléphonie, décrit
le quotidien Asahi Shimbun.
“C’est là qu’il faut appuyer ?
Sur ce bouton ?” demande
une septuagénaire qui apprend
à allumer son appareil.
Dispensée dans le cadre
du programme gouvernemental
de promotion de la formation
au numérique, cette formation
d’une heure trente – une initiative
pilote dans douze localités –
SOURCE doit être déployée sur l’ensemble
du territoire japonais.
ASAHI Depuis une vingtaine d’années,
SHIMBUN Masako Wakamiya, 85 ans,
Tokyo, Japon dirige l’ONG Broadband School
Quotidien Association, qui forme à l’usage des
asahi.com équipements numériques. Aussi
Fondé en 1879 membre du groupe de travail sur la
et chantre du proposition de loi liée à la réforme
pacifisme nippon numérique, qui conseille
depuis la Seconde le gouvernement, cette ancienne
Guerre mondiale, banquière est convaincue que
le “Journal du “le numérique est la clé” pour aider
Soleil-Levant” est au quotidien les plus âgés.
une institution.
Répartis dans
300 bureaux en matière de sciences et technologies –
nationaux signale que, concernant les molécules
et 30 à l’étranger, permettant de retarder le vieillissement
3 000 journalistes, et d’allonger la durée de vie, outre les
y veillent sénolytiques et le NMN, des recherches
à la récolte portent sur le sirolimus, un type d’im-
de l’information. munosuppresseur utilisé notamment
pour les greffes d’organes, et sur la met-
formine, utilisée dans le traitement
du diabète.
Dans le monde entier, les recherches
sur la lutte contre la sénescence cellu-
laire font l’objet d’un intérêt croissant.
Au Japon, le vieillissement de la popu-
lation s’accélère : de 29 % actuellement,
les plus de 65 ans devraient représen-
ter 35 % de la population totale en 2040.
Comme le souligne Yoichi Nabeshima :
“Pour le Japon, à la forte population vieil-
lissante et qui doit faire face à la hausse de
ses dépenses de santé, les recherches sur le
vieillissement sont cruciales.”
—Shigeko Segawa
Publié le 5 décembre 2020
34 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

TOKYO TEND LA MAIN

AUX TRAVAILLEURS
ÉTRANGERS
C’est un tournant pour le Japon,
qui a décidé, face à la pression démographique,
d’assouplir sa politique d’immigration.

S “JE VOULAIS
ur fond de crise démographique
sans fin, le Japon a pris [en
novembre 2021] une décision
inédite : les étrangers titulaires
du visa délivré aux travailleurs
qualifiés ne seront plus soumis
à une durée limitée de séjour. Une petite
révolution dans l’archipel. “Les travailleurs
assouplit les conditions d’autorisation des tra-
vailleurs venant d’autres pays. Dorénavant,
le nombre d’étrangers sur le sol japonais
s’élève à 2,82 millions, écrit le journal. Or
force est de constater que notre société n’est DÉNONCER
LE MANQUE
toujours pas préparée à accueillir un grand
nombre d’immigrés.”
Et de citer en exemple les “stagiaires

expérimentés pourront renouveler leur titre
de séjour indéfiniment. De même, en vertu
de cette mesure, le regroupement familial
sera autorisé”, décryptait alors le jour-
nal économique Nihon Keizai Shimbun.
Le titre de séjour en question, connu
sous le nom de “Specified Skilled Worker
Visa” (“visa pour les travailleurs quali-
fiés”), concerne à ce stade 350 000 ressor-
tissants étrangers employés dans quatorze
secteurs souffrant d’un manque criant
de main-d’œuvre, tel que l’agriculture, la
pêche et l’hôtellerie. Ceux qui travaillent
dans le BTP et sur les chantiers navals
bénéficiaient déjà d’une dérogation.
Dans un pays qui refusait d’avoir une
véritable politique d’immigration, “cette
réforme, qui permettra aux étrangers d’avoir
plus de facilité pour s’installer définitive-
ment au Japon, est un véritable tournant”,
souligne Saburo Takizawa, professeur
émérite de l’université Toyo Eiwa et spé-
cialiste de l’immigration au Japon, cité par
D’EMPATHIE
techniques”, terme désignant de jeunes
travailleurs asiatiques employés dans des
secteurs en manque de main-d’œuvre,
qui ont été licenciés en raison de la crise
sanitaire. Livrés ensuite à eux-mêmes,
un certain nombre ont dû être pris en
DES JAPONAIS”
charge par des associations humani-
taires. Idem pour les “Specified Skilled
Workers”. “Plus leur nombre augmente,
relève le journal, plus on note des pro-
blèmes liés aux licenciements ou aux chan- Dans Plan 75, son
gements d’employeur.” bouleversant premier
Pour attirer les étrangers et les retenir
au Japon, l’une des clés réside dans l’édu-
film , la Japonaise Chie
cation offerte à leurs enfants. Or, selon un Hayakawa imagine
sondage mené par le ministère de la Culture un futur proche où les
en 2018, la moitié des 51 000 élèves ayant
besoin de cours de japonais n’y avaient pas plus âgés se verraient
accès, faute de professeurs. “Certains ont proposer l’euthanasie
ainsi dû renoncer à aller au lycée”, regrette
le Nihon Keizai Shimbun. pour limiter les
Le regroupement familial constitue une dépenses publiques.
autre clé, au moment où beaucoup de pays

le Nihon Keizai Shimbun. Il estime pour
autant que ce changement ne conduira
pas à une explosion du nombre d’étran-
gers sur le sol nippon : “C’est l’Agence de
l’immigration qui gère les renouvellements
de visas et elle peut contrôler le nombre de
bénéficiaires en modifiant les critères d’ob-
tention. La réforme sera sans doute appli-
quée de manière graduelle.”
Néanmoins, le Japon s’étant toujours
vanté d’être une société homogène, la
réforme est accueillie avec inquiétude.
“Au fur et à mesure que le manque de main-
d’œuvre s’aggrave, le gouvernement japonais
L
se retrouvent confrontés eux aussi à un
manque de ressources humaines après l’ar-
rêt de la circulation des personnes pen-
dant la pandémie. “Si la réforme permet
aux étrangers de séjourner plus longtemps
au Japon et de vivre avec leur famille, cela
pourra donner naissance à un système plus
attrayant pour les candidats à l’expatriation,
commente Eriko Suzuki, professeure de
l’université Kokushikan, citée par le jour-
nal. Pour cela, il faut travailler au plus vite
sur les questions liées à leur accueil, notam-
ment l’éducation proposée à leurs enfants.”
—Courrier international
’action de Plan 75 se déroule au
Japon, dans un futur aussi proche
que douloureusement plausible. Face
au vieillissement de la population, le
gouvernement a lancé un nouveau pro-
gramme, appelé “Plan 75”. Il propose
aux personnes âgées, qu’il considère
comme des charges inutiles, un accom-
pagnement logistique et financier pour
mettre fin à leurs jours.
Présenté au dernier Festival de Cannes
dans la section Un certain regard,
Plan 75 est le premier long-métrage de
Octobre-novembre 2022 Hors-série
la Japonaise Chie Hayakawa, 45 ans. Il
a marqué la critique. Le site américain
Vulture évoque un film “déchirant”, à “la
subtilité glaçante”, qui a “dévasté en dou-
ceur la Croisette”. “Hayakawa veut nous
rappeler notre humanité, notre besoin de
nous inscrire dans une collectivité, une
communauté, écrit Vulture. Elle veut aussi
nous convaincre de ne plus laisser nos diri-
geants politiques nous réduire à de simples
chiffres sur une page de tableur.”
Plan 75 suit trois personnages princi-
paux : Michi (Chieko Baisho), une dame
alerte de 78 ans qui se retrouve ciblée par
la campagne du gouvernement ; Hiromu
(Hayato Isomura), un jeune homme
chargé de recruter des candidats au sui-
cide ; Maria (Stefanie Arianne Akashi),
une aide-soignante philippine qui accepte
de travailler dans un centre du Plan 75.
COURRIER INTERNATIONAL : Votre
film s’ouvre sur une référence au
massacre de Sagamihara. En 2016,
un jeune homme avait débarqué dans
un foyer pour handicapés mentaux
de cette ville située près de Tokyo
et avait tué 19 résidents.
CHIE HAYAKAWA : Ce drame m’a beau-
coup secouée. Il fait écho à une inquiétude
qui m’habite depuis quelques années. Il
est pour moi emblématique d’une intolé-
rance qui monte dans la société japonaise
envers tous ceux qui sont en situation de
fragilité, qu’ils soient handicapés, dans
la précarité ou âgés. Le tueur [qui a été
condamné à mort en 2020 pour ses actes]
a déclaré avoir agi pour le bien de tous.
Selon lui, les handicapés sont un fardeau
et n’apportent rien à la société.
Dans Plan 75, j’ai choisi de mettre en scène
des personnes âgées, car nous sommes
tous appelés à vieillir et je voulais que mon
film parle au plus grand nombre. Mais ce
n’est pas tant le sujet de la vieillesse que le
sort de toutes les personnes vulnérables
que je voulais aborder.
Comment expliquez-vous la montée
de cette intolérance dans la société
japonaise ?
← Chieko Baisho C’est un phénomène qui s’est accentué au
(à droite), star cours des dix ou quinze dernières années.
du cinéma Une attitude qui devient prédominante,
populaire encouragée par le gouvernement et l’État.
japonais, tient Elle met en avant le postulat selon lequel
le rôle principal l’État ne pouvant aider tout le monde
dans Plan 75. chacun doit s’aider soi-même. Et assumer
Photo Eurozoom sa responsabilité individuelle, dans cette
pensée-là, c’est ne pas être une charge
pour les autres et la société.
Les personnes qui se retrouvent considérées
comme un fardeau sont celles en situation
de fragilité dont nous parlions à l’instant.
Elles sont stigmatisées. Cela engendre un
climat que je ressens par tous les pores
de ma peau et qui se manifeste par des
allusions ou des prises de parole publiques
qui sont discriminantes et prennent pour
cible ceux qui sont “improductifs”.
Vous filmez les personnes âgées avec
beaucoup de tendresse. Quelles ont
été vos priorités de mise en scène ?
Sur le tournage, je me suis rendu compte
à quel point les rides étaient belles. Elles
témoignent de la vie, mais aussi de la beauté
SUR NOTRE SITE
de la vieillesse. C’est pourquoi ma caméra
courrierinternational.com
s’attarde sur les mains et les visages de
Agent de sécurité mes acteurs et actrices. Je voulais aussi,
à 70 ans, la dure avec mes images, essayer de réconcilier
vie des retraités avec la vieillesse les gens qui tendent à la
au Japon considérer comme anxiogène et repous-
Face au déclin sante. C’est beau de prendre de l’âge.
démographique,
le gouvernement Vous ne mettez pas en scène
nippon pousse de personne sénile, démente
les seniors ou incontinente. Pourquoi ?
à travailler Deux raisons expliquent ce choix. Tout
toujours plus d’abord, je craignais, en montrant des
longtemps. Selon personnes diminuées, d’encourager cette
un rapport relayé pensée qui veut que quelqu’un qui n’est plus
par le quotidien autonome n’est plus utile, que l’on peut
Asahi Shimbun, s’en débarrasser. Je ne voulais pas que le
le pourcentage public se demande si l’euthanasie n’est pas
d’agents de malgré tout, parfois, une solution valable
sécurité de plus ou souhaitable. Ensuite, je voulais que l’on
de 60 ans puisse s’identifier à mes protagonistes. Ils
atteignait 44 % sont en forme, ils ont des amis, un travail,
fin 2018, celui des des centres d’intérêt. Ils sont certes âgés,
plus de 70 ans mais ils vivent comme nous.
dépassait 13 %.
Vous ne montrez pas non plus
les débats de société auxquels
donnerait forcément lieu un
programme comme le Plan 75.
Je tenais à ce que les commanditaires
du Plan 75 restent totalement anonymes
Courrier international 35
et sans visage. Je montre les destinataires
du programme en train de se débattre avec
une alternative qui leur est bien plus que
suggérée, et dont ils ne savent pas exac-
tement qui l’a décidée. Je voulais à la fois
montrer cette docilité, cette passivité que
l’on peut avoir quand quelque chose nous
est imposé, mais aussi l’embrigadement
de tous les jeunes salariés qui participent
à l’application du plan.
Je crois que beaucoup de Japonais, à l’heure
actuelle, luttent contre ce sentiment
d’enfermement. Nous avons l’impression
que nos voix ne peuvent pas être enten-
dues, que manifester ne sert à rien. Nous
ne savons pas à qui adresser nos reven-
dications. Une forme de renoncement a
gagné la population.
Votre film explore le coût émotionnel
et collectif qu’aurait un programme
d’euthanasie comme le Plan 75.
Dans un premier temps, on ne voit que
la rentabilité de telles mesures, le profit
qu’elles permettraient de dégager. Mais
ce profit est moindre à côté du coût émo-
tionnel du Plan 75. Les personnes âgées
sont soumises à une forme de pression
sociale, on leur indique clairement qu’il
est temps pour elles de laisser leur place.
Et les générations plus jeunes qui colla-
borent au programme, sans avoir dans
un premier temps beaucoup réfléchi à ses
implications, découvrent comment elles
seront traitées plus tard, dans quarante
ou cinquante ans.
À quelle réalité sociologique
correspond le personnage de Maria,
l’aide-soignante philippine ? Pourquoi
l’avoir intégrée au scénario ?
Le personnage de Maria est là pour deux
raisons. Premièrement, elle incarne ces
immigrés qui travaillent au Japon, notam-
ment dans les soins aux personnes âgées.
Ce sont des emplois difficiles et mal payés,
que de moins en moins de Japonais sont
prêts à accepter. Beaucoup de Philippins
travaillent dans l’archipel.
Deuxièmement, en tant que Philippine,
Maria appartient à une culture diffé-
rente. Dans son pays, la population,
chrétienne à 90 %, montre encore un
élan assez spontané vers la solidarité et
l’entraide. C’est quelque chose qui s’est
presque perdu dans la société nippone,
devenue indifférente aux difficultés des
autres. Je voulais que le Japon souffre de
la comparaison avec une autre culture,
je voulais souligner le manque d’empathie
des Japonais.
—Propos recueillis
par Courrier international
36 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

“NOUS NE JOUERONS PLUS ENSEMBLE”

La baisse de la natalité limite la formation d’équipes de baseball ou de softball
dans les collèges japonais. Touchant les villes et les campagnes, le phénomène inquiète
les autorités alors que le sport permettrait de dynamiser des régions désertées.

U
—Mainichi Shimbun Tokyo
ne fin d’après-midi en ban-
lieue, à l’heure où chacun
s’apprête à rentrer chez
soi. Sur le terrain de sport
de l’école locale, seuls
deux élèves s’entraînent.
Ils jouent silencieusement de la batte
dans un coin du terrain, accompagnés
du professeur qui les entraîne, un gant
à la main.
Au collège public Yakata, dans l’arron-
dissement d’Izumi, à Sendai [à 300 kilo-
mètres au nord-est de Tokyo], depuis le
tournoi de juin 2021, synonyme d’adieu
aux huit élèves de troisième et der-
nière année, seuls deux élèves de pre-
mière et deuxième années participent
en semaine aux entraînements du club
de baseball. Puisqu’ils ne peuvent pas
↑ Dessin d’Arès, organiser de matchs, ils se concentrent
Cuba. sur les bases, à savoir l’entraînement
physique et le lancer.
Jusqu’à mars dernier [marquant la fin
de l’année scolaire au Japon], ils par-
ticipaient aux compétitions officielles
en formant une équipe commune avec
les huit membres d’un autre collège de
l’arrondissement. Mais, cette année, si
l’école partenaire arrive à réunir neuf
élèves, nouveaux arrivants y compris, le
collège Yakata devra chercher ailleurs
pour former une équipe.
Pour Yuri Tanaka* (13 ans), en deuxième
année : “C’est triste, mais nous tenons à
continuer le baseball, nous aimons ça. Nous
n’arrêtons pas de réfléchir aux moyens de
faire venir des première année.” “Dans
l’impossibilité d’organiser des matchs, les
entraînements manquent de sel”, souligne
leur professeur, Shiko Chiba (31 ans).
“Le baseball a moins la cote et il y a moins
d’enfants [qui veulent pratiquer ce sport],
cela devient difficile de former une équipe.”
Octobre-novembre 2022 Hors-série
Le collège Yakata, situé à une dizaine
de kilomètres au nord-ouest du centre de
Sendai, a ouvert en 1996, à l’époque où
cette banlieue nouvelle voyait sa popula-
tion augmenter, tout comme le nombre
d’élèves : ils étaient 450 en 2000. Mais,
depuis, leur nombre n’a cessé de baisser,
et aujourd’hui l’établissement compte
moitié moins d’élèves, autour de 210
(mars 2022). Le nombre de professeurs
diminue aussi. Un redimensionnement
des activités des clubs pour coller à la
taille actuelle du collège a été annoncé
aux parents des nouveaux élèves. À la une
On dénombre sept clubs au collège
Yakata. Mais ceux qui, l’année prochaine,
compteront trop peu de membres pour
former une équipe et participer à des
tournois devront cesser leur activité
après les adieux aux troisième année. Le
club de baseball est le premier concerné.
Des voix s’élèvent dans le voisinage
pour demander son maintien, afin que “LE JOUR
“la flamme du baseball ne s’éteigne pas”. OÙ LE JAPON
DISPARAÎTRA”
Des équipes conjointes En mars 2018,
La disparition des clubs scolaires faute Courrier
de membres engendre une crise qui ne International
concerne pas seulement les zones rurales (n° 1430) avait
dépeuplées, elle s’étend également aux consacré sa une
zones urbaines. et un dossier
De son côté, le club de softball mas- à la catastrophe
culin du collège no 6 de Koriyama, dans démographique
la préfecture de Fukushima, a été dis- qui menace
sous juste après sa dernière participation le Japon. Pour
au championnat national intercollèges, contrer ce déclin,
l’été dernier. Il n’y avait plus que deux le gouvernement
clubs de softball dans la préfecture ; la de Shinzo Abe
disparition de l’autre club, celui du col- avait alors opté
lège no 7 de Koriyama, avait été actée un pour la robotique
mois plus tôt. et l’intelligence
Au collège no 6, le départ des quatre artificielle plutôt
élèves de troisième année, à l’été 2021, que l’ouverture
n’a pas laissé de quoi former une équipe des frontières.
– seulement six membres. Pour l’éta-
blissement, “avec une seule équipe dans
toute la préfecture, les possibilités étaient
limitées”. Les membres, qui ont appris
soudain la dissolution de la bouche de
leur professeur, ont fondu en larmes.
Ils ont eu beau lutter, trouvant la déci-
sion incompréhensible, aucun retour en
arrière n’a été possible.
Le nombre d’élèves est passé de plus
d’un millier il y a trente ans à moins
de 600 aujourd’hui, et celui des ensei-
gnants aussi a baissé. L’année dernière,
les 34 professeurs ont dirigé 20 clubs.
L’établissement aurait voulu affecter plu-
sieurs enseignants à chaque club, afin
d’alléger leur charge de travail, mais
cela n’a pas été possible. Le principal,
Toshiyuki Haga (59 ans), explique que
“face aux limites matérielles il n’y avait
d’autre solution que de supprimer un club”.
Les collégiens ont trouvé le salut grâce
à l’association sportive locale. Atsushi
Murakami (57 ans), qui a entraîné nombre
de ces jeunes lorsqu’ils étaient encore
écoliers, leur a offert, avec ses collè-
gues, un environnement où continuer
leur pratique sportive. Avec la partici-
pation d’élèves d’autres établissements,
ils ont pris un nouveau départ au mois
d’avril [dernier] au sein d’un nouveau
club baptisé Fukushima Ultimate. Hiiro
Takazaki (13 ans), en deuxième année
de collège, a les yeux qui brillent quand
il rappelle que “tout ce qu’[il] souhaite,
c’est jouer au softball”.
Mais, à la différence des clubs scolaires,
trouver un lieu où s’entraîner n’a rien de
simple. La location de salles et les frais
liés aux déplacements pour les matchs
ne sont pas négligeables. M. Murakami
s’adapte : “C’est aux adultes de fournir le
bon environnement. Nous ne pouvions pas
laisser les enfants en rade. Mais, comme
cela n’a jamais été fait, nous ne savons pas
trop comment nous y prendre.”
Voici une statistique frappante :
en 2048, dans les collèges du pays entier,
les clubs de softball masculins devraient
compter en moyenne 3,5 membres, contre
4,3 pour les clubs féminins. Même dans
cette discipline reine, les clubs sco-
laires n’arriveront plus à réunir neuf per-
sonnes, le minimum pour former une
équipe. Cette statistique, qui signe l’ar-
rêt de mort des clubs, a fait pâlir les res-
ponsables de l’Agence du sport.
Choix forcé d’un sport individuel
La situation est déjà tendue. D’après la
Fédération sportive des collèges japo-
nais, entre 2001 et 2021, le nombre
de pratiquants a diminué d’environ
780 000, soit une baisse de 30 % en
vingt ans, pour s’établir à 1,84 million.
Parmi les six disciplines comptant le
plus grand nombre d’adhérents mascu-
lins et féminins, cinq sont des sports col-
lectifs de ballon, comme le basketball,
la sixième étant le soft tennis féminin.
Faute du nombre nécessaire de
membres pour constituer une équipe
et participer aux tournois, la forma-
tion d’équipes conjointes est de plus
en plus fréquente. Pour l’année scolaire
2021, on en comptait plus de 1 700 dans
les 47 préfectures du pays, soit six fois
plus qu’il y a vingt ans. “Même dans
les grandes villes, les équipes conjointes
ne sont plus rares”, souligne Takeshi
Shinguryo, directeur de la fédération
[rassemblant les principales disciplines
Courrier international 37
sportives]. “En province, la seule solu-
tion est de former des équipes intermuni-
cipales, ce qui complique les déplacements
pour les entraînements.”
On note également une tendance
intéressante : en vingt ans, tandis que
le nombre de collégiens s’inscrivant à
un club scolaire diminuait de 30 %, le
nombre de clubs, lui, n’a baissé que de
10 %. Chaque collège a fait en sorte de ne
pas supprimer les activités des clubs, sti-
mulantes pour les enfants. Il sera néan-
moins difficile, dans un avenir proche,
d’échapper à leur disparition progres-
sive, y compris pour cause de difficulté
à maintenir des équipes conjointes.
Le nombre de pratiquants
a diminué de 780 000
entre 2001 et 2021,
soit une baisse de 30 %
en vingt ans.
Déplacer le centre de gravité des clubs
des établissements scolaires aux muni-
cipalités ne résout ni les problèmes de
dénatalité ni ceux de dépopulation. Le
responsable d’un club sportif local de
Kyushu rappelle que, “à la campagne, les
sports d’équipe reposent entièrement sur
l’accompagnement assuré par les parents.
Au bout du compte, le choix se trouvera res-
treint à celui d’une discipline individuelle”.
Alors pourquoi, malgré tout, les
municipalités prennent-elles en charge
l’organisation des activités de club ?
Hidenori Tomozoe (65 ans), président
de la Fédération japonaise d’étude de
l’éducation physique à l’école, égale-
ment président de la commission ad
hoc à l’Agence du sport, précise “l’im-
portance d’avoir une vision globale de l’ave-
nir du sport japonais dans son ensemble,
et pas seulement dans les clubs scolaires”.
“Le sport peut apporter du dynamisme
à des régions épuisées par la baisse de la
population, explique-t-il. Jusqu’à pré-
sent, il était difficile pour la population de
s’impliquer, car les activités se déroulaient
dans les collèges, mais on peut aujourd’hui
tisser librement des liens entre la commu-
nauté et le sport. C’est une dernière chance,
tant pour les localités que pour les clubs.”
—Yuta Kobayashi
et Tadashi Murakami
Publié le 14 avril 2022
* Les prénom et nom de cet élève
ont été changés dans la version
française à la demande
du Mainichi Shimbun.
38 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

Des vies
PORTFOLIO

en villes
I
mmergé dans les mégapoles
les plus densément peuplées
du monde, Bas Losekoot saisit
des visages, des expressions ;
Stoppant le rythme effréné
des habitants et travailleurs de
la ville, il fige des fractions de vie,
des inquiétudes, des fatigues,
des solitudes. Avec Out of Place,
le photographe néerlandais
illustre depuis 2011 l’urbanisation
galopante et le rapport à la
ville, aux autres et à soi-même.
“Je considère la ville comme
le centre de la société mondialisée,
confie-t-il à Courrier international.
Avec ce projet, je cherche à savoir
comment cela se reflète sur ses
habitants.”
Grâce à des vitesses d’obturation
rapides et à des flashs posés sur
des lampadaires, des poteaux
ou des balustrades, Losekoot,
qui “aime travailler aux heures
de pointe”, ralentit l’instant
et les sujets “pour faire réfléchir
ces derniers à la manière dont
ils occupent cette nouvelle réalité
urbaine”. “Nous aimons faire
partie d’un groupe, mais aussi
être un individu. Nous aimons
être ensemble, mais ne pas être
pareils, avance-t-il. Je crois que
dans mes images vous trouverez
des personnes qui sont ‘seules
ensemble’.”
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 39

↓ São Paulo, 2012.

PHOTOS DE BAS LOSEKOOT

40 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↓ Bombay, 2013.

↑ Mexico, 2017.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 41

↓ Hong Kong, 2014.

PHOTOS DE BAS LOSEKOOT

↑ Bombay, 2013.
42 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↓ Legendes xoxoxox

↑ Bombay, 2013.

↑ Séoul, 2012.

↑ Londres, 2015.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 43

Avec la mondialisation, les centres des mégapoles,

y compris leurs citoyens, deviennent visuellement
étonnamment homogènes.”
Bas Losekoot

PHOTOS DE BAS LOSEKOOT

↑ Mexico, 2017.
44 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↓ São Paulo, 2012.

Je travaille dans les rues les plus encombrées,

où l’espace personnel est très réduit et où les gens se frôlent.”
Bas Losekoot
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 45

↓ Séoul, 2012.

PHOTOS DE BAS LOSEKOOT

“Le rythme de la vie urbaine est si intense

que je n’ai jamais le temps de parler aux gens
quand ils passent.
Bas Losekoot
46 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↘ Un migrant recueilli au large de la Libye,

sur le pont du Phoenix, le navire de sauvetage
de l’ONG Moas, en 2016. Photo Jason Florio
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 47

Inégalités Nord-Sud,
hommes-femmes,
villes-campagnes…
Comment gérer
les mutations d’un monde
où les migrations vont
s’accélérer et la dynamique
démographique passer
de l’Asie à l’Afrique ?

LES NOUVEAUX
DÉSÉQUILIBRES
48 Courrier international
QUAND L’AFRIQUE S’ÉVEILLERA
Le continent est au cœur d’une révolution démographique,
qui va façonner le xxie siècle. Mais cette nouvelle dynamique suppose
de relever de nombreux défis politiques, économiques et sociétaux,
souligne ce chroniqueur et historien.
D
—Foreign Policy (extraits)
Washington
epuis les années 1990,
l’idée que nous puis-
sions entrer dans
un “siècle asiatique”
préoccupe et déso-
riente l’Occident.
Cependant, si l’on
considère l’histoire
sur le long terme, le
retour de la Chine et
de l’Inde au centre de la scène mon-
diale est moins une révolution qu’une
restauration.
Contrairement à l’Asie, le continent
africain est historiquement caractérisé
par une faible densité de population.
Selon les plus vieux chiffres dont nous
disposons, vers 1914 l’Afrique comptait
124 millions de personnes, soit un peu
plus de 7 % de la population mondiale.
C’est le xxe siècle qui a apporté une
révolution démographique en Afrique.
Aujourd’hui, sa population totale s’élève
à quelque 1,4 milliard d’individus – elle
a été multipliée par plus de dix en l’es-
pace d’un siècle –, et elle devrait pour-
suivre sa croissance au fil des prochaines
décennies.
Rien que dans les années 2040, 566 mil-
lions d’enfants devraient naître en Afrique.
Au milieu du siècle, il y aura plus de
naissances en Afrique qu’en Asie, et les
Africains constitueront le plus grand
groupe du monde de personnes en âge
d’activité maximale [de 24 à 54 ans].
La force avec laquelle la jeune Afrique
façonnera le xxie siècle apparaît claire-
ment lorsqu’on classe les sociétés par
âge médian – l’âge qui divise une popu-
lation en deux moitiés égales. En Chine :
38 ans. En Inde : 28 ans. Au Nigeria :
18 ans. Ce qui signifie que, sauf catas-
trophe majeure, une grande partie de
la population nigériane d’aujourd’hui
connaîtra les années 2080. Avec nos
politiques climatiques actuelles, par
Hors-série
exemple, c’est leur monde que nous
façonnons aujourd’hui.
Certes, tenter de prédire ce qui se
passera dans des décennies est une
affaire fort spéculative. Mais à en croire
les prévisions des Nations unies – qui
constituent sans doute notre meilleure
L’auteur estimation collective –, la population
d’Afrique devrait dépasser les 4,2 mil-
liards d’habitants d’ici à 2100. Les
Africains représenteront alors 40 %
de la population mondiale. Ce serait
encore bien loin des 60 % de l’Asie d’au-
jourd’hui, mais cela n’en constituerait
pas moins une véritable révolution.
ADAM TOOZE La vitesse de la croissance démogra-
est professeur phique de l’Afrique a de quoi surprendre.
d’histoire à Cela tient au fait que la transition démo-
l’université graphique africaine que l’on attend
new-yorkaise depuis si longtemps se produit à un
Columbia, rythme bien plus lent que ce que l’on
après avoir pensait il y a quelques années encore.
enseigné à
Cambridge
et Yale. Spécialiste D’ici à 2100, l’Afrique devrait
de l’histoire dépasser les 4,2 milliards
de l’économie d’habitants et concentrer
et auteur de 40 % de la population
plusieurs ouvrages
économiques, mondiale.
le Britannique
écrit notamment Il est absurde d’émettre des générali-
pour le Financial tés à propos d’un continent aussi vaste et
Times, The New varié que l’Afrique. En Afrique du Nord,
York Times ou par exemple, le Maroc, la Tunisie et la
encore Der Spiegel. Libye connaissent des transitions démo-
graphiques aussi rapides qu’ailleurs dans
le monde. L’Afrique du Sud aussi a enre-
gistré une chute impressionnante de sa
fécondité, tout comme le Malawi et le
Rwanda. Au même moment, toutefois,
au Nigeria, en République démocratique
du Congo, en Tanzanie, en Ouganda et
au Soudan, la transition se fait plus mol-
lement. La mortalité chute vite, mais la
fécondité baisse lentement. En Égypte et
en Éthiopie, où la fécondité recule rapi-
dement, les jeunes sont si nombreux que
ces pays ne compteront respectivement
Octobre-novembre 2022
pas moins de 160 et 205 millions d’ha-
bitants d’ici à 2050.
Dans de nombreuses sociétés afri-
caines qui peinent à élargir l’éducation
aux filles et à donner plus de pouvoir aux
femmes, les taux de fécondité restent
élevés. Chez les populations d’une
grande partie de l’Afrique de l’Ouest
et de l’Est, la famille idéale compte
plus de cinq enfants. Ce n’est pas un
hasard si le Niger est le pays à la plus
forte croissance démographique : les
femmes déclarent vouloir neuf enfants
ou plus, les hommes treize.
Des réactions enflammées
À certains endroits, notamment dans
la capitale éthiopienne, Addis-Abeba,
l’urbanisation va de pair avec une chute
des taux de fécondité. Mais ce n’est pas
le cas partout. Le Nigeria présente ainsi
un taux d’urbanisation semblable à celui
de la Thaïlande et de l’Indonésie, pour
un taux de fécondité trois fois supérieur.
Dans certains pays, la religion et les
mœurs sociales conservatrices res-
treignent l’accès à la contraception. Mais
même lorsque des moyens de contracep-
tion sont disponibles, comme au Nigeria
et en Angola, beaucoup de femmes de
tous les niveaux d’éducation et de toutes
les classes sociales n’y ont pas recours.
Et ce bien qu’une Nigériane ait dans
sa vie un risque de 1 sur 22 de mourir
durant la grossesse, l’accouchement, le
post-partum ou des suites d’un avorte-
ment. Au total, 20 % des morts mater-
nelles dans le monde surviennent au
Nigeria. De fait, une myriade de fac-
teurs informels empêchent les femmes
nigérianes de faire des choix libres en
matière de reproduction.
Bien sûr, il n’est pas exclu que le
rythme de la transition en Afrique s’ac-
célère soudainement. La population afri-
caine peut se stabiliser de la même façon
que celles de l’Inde et de la Chine sont
en train de le faire. Mais au cours des
trente prochaines années, la dynamique
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 49

vivant sous le seuil de pauvreté absolue.

À noter que, malgré les ressources natu-
relles du pays et sa réputation méritée
de pépinière de talentueux entrepre-
neurs, le PIB nigérian par habitant ne
dépasse que très légèrement le niveau
qu’il atteignait à la fin des années 1970.
Le Nigeria détient la palme douteuse
de l’économie dont le PIB en dollars par
kilowatt de capacité du réseau électrique
est le plus élevé. Palme qui témoigne
à la fois du talent d’improvisation des
Nigérians et de l’incapacité du pays à
construire des infrastructures. Ce grand
producteur de pétrole qui ne possède
pas de capacité de raffinage adéquate
et qui produit une bonne partie de son
électricité en brûlant du gazole importé
ne tire, et c’est peu dire, pas le meilleur
de ses possibilités.

Que faire de tous ces jeunes ?

de la croissance démographique afri-
caine sera presque impossible à stop-
per. Les mères des enfants qui naîtront
dans les années 2030 et 2040 sont déjà
nées. À moins que la fécondité de ces
filles ne diverge profondément de celle
de leurs mères, le scénario le plus pro-
bable pour 2050 est celui d’une Afrique
forte de 2,4 à 2,5 milliards d’habitants.
Le Nigeria sera le plus grand pays du
continent, avec une population com-
prise entre 350 et 440 millions de per-
sonnes, très probablement supérieure
à celle des États-Unis.
Ces chiffres vertigineux ont tendance
à provoquer des réactions enflammées.
D’un côté, ils suscitent des discours
catastrophistes au racisme à peine voilé
à l’idée d’un raz-de-marée de migrants
africains déferlant vers l’Europe. De
l’autre, ils font naître l’euphorie d’une
“Afrique qui monte” et de sociétés jeunes
et dynamiques récoltant les fruits de
ce que les démographes appellent le
“dividende démographique”, la phase au
cours de laquelle une économie natio-
nale jouit des bénéfices d’une popula-
tion active nombreuse.
Quoi qu’il en soit, le fait est que nous
n’avons aucune expérience comparable
sur laquelle nous appuyer. Un scénario
où les Africains représentent au moins
un quart de la population mondiale est
on ne peut plus nouveau. Et les défis
sont immenses.
En 2018, avant la pandémie, le Nigeria,
devançant l’Inde, est devenu le pays
avec le plus grand nombre de personnes
Le cas du Nigeria pose crûment des ques-
tions qui touchent l’ensemble du conti-
nent. Comment les villes en plein essor
d’Afrique peuvent-elles construire les
infrastructures et les services dont leurs
habitants ont désespérément besoin ?
Sur l’ensemble du continent, où le taux
d’accès à l’électricité (40 %) est le plus
bas du monde, plus de 640 millions de
personnes n’ont pas accès à l’électricité.
Comment les économies africaines
vont-elles créer les emplois nécessaires
pour donner du travail et des perspec-
tives d’avenir à des centaines de mil-
lions de jeunes ? Absorber la jeunesse en
plein boom d’Afrique est un défi com-
parable, pour ce qui est du rythme et de
l’ampleur, à la vague géante d’urbanisa-
tion de la Chine, entre les années 1990
et 2010. Or nulle part en Afrique le
rythme de la croissance économique
n’atteint celui de la Chine.
Alors que plus de 40 % de la popu-
lation active vit encore à la campagne,
comment stimuler le développement
agricole ? Et comment les populations
rurales et urbaines d’Afrique s’adapte-
↑↑ En 2050, ront-elles au dérèglement climatique ?
le Nigeria Selon la Banque mondiale, plusieurs
sera le pays problèmes, comme des pénuries chro-
le plus peuplé niques d’eau, pourraient provoquer la
du continent. migration interne de plus de 80 mil-
Photo Andrew lions d’Africains au cours des décen-
Esiebo/Panos-REA nies à venir.
Les besoins de financement sont
immenses. En 2018, la Banque afri-
caine de développement estimait qu’il
faudrait de 130 à 170 milliards de dollars
d’investissements par an pour parvenir,
d’ici au milieu des années 2020, à élec-
trifier complètement le continent, → 50
50 Courrier international
49 ← à garantir un accès universel à
des services d’eau et d’assainissement
de base, à réparer et agrandir le réseau
routier, ainsi qu’à développer la cou-
verture du réseau de téléphonie mobile
de sorte qu’au moins 50 % de la popu-
lation se trouve à moins de 25 kilo-
mètres d’une dorsale à fibre optique.
Malheureusement, l’objectif est loin
d’être atteint.
Étant donné les faibles niveaux de
revenu, d’épargne et d’imposition en
Afrique, une bonne partie des finan-
cements initiaux devra venir de l’ex-
térieur. Ce qui augmentera le poids de
l’endettement sous lequel croulent déjà
de nombreux pays africains. Quelle que
soit l’origine de ces premiers finance-
ments, les emprunts devront être rem-
boursés avec les profits, les revenus et
les recettes fiscales produites par les
économies africaines.
Il n’existe pas de politique
économique durablement
fructueuse là où il n’y a pas
un accès minimum à l’eau, à
l’électricité et à l’éducation.
Ce sont là les sempiternelles questions
des pays en développement. En Asie,
depuis les années 1990, le problème de la
pauvreté de masse est progressivement
résolu. Le processus est loin d’être achevé,
mais le développement global des pays
asiatiques ne semble plus hors de portée.
On ne peut en dire autant de l’Afrique.
Le seul pays d’Afrique subsaharienne qui
se soit hissé dans la tranche supérieure
des économies à revenus intermédiaires
est l’Afrique du Sud et, son développe-
ment reposant en partie sur son passé
colonial et l’apartheid, ce n’est guère un
exemple à citer. Aujourd’hui, l’Afrique du
Sud souffre de multiples maux – infras-
tructures vétustes, troubles sociaux et
chômage de masse.
Les jours sont loin où chacun y allait
de son couplet pour recommander avec
assurance tel ou tel modèle de dévelop-
pement pour l’Afrique. Les économies
qui ont réalisé de grands progrès ces
dernières années sont passées par dif-
férentes voies, avec par exemple une
forte implication du gouvernement
en Éthiopie et des modèles de marché
plus libres au Ghana et au Kenya. Mais
il n’existe pas de politique économique
durablement fructueuse là où il n’y a
pas un accès minimum à l’électricité,
à l’eau et à l’éducation. La satisfaction
Pourquoi la démographie
américaine stagne
“La population des États-Unis
a enregistré la plus faible
croissance de son histoire
en 2021”, rapporte The Atlantic,
relayant les chiffres du Bureau
du recensement. Avec seulement
0,1 % de hausse sur un an – un peu
moins de 400 000 personnes sur
presque 332 millions d’habitants –,
la démographie américaine stagne.
Cela ne fait qu’accentuer une
tendance de plus long terme :
“Entre 2011 et 2017, la population
des États-Unis n’a augmenté
que de 2 millions de personnes
chaque année ; et de seulement
1,1 million en 2020.”
D’une part, le Covid-19 a tué
près de 1 million d’Américains,
selon les chiffres officiels. D’autre
part, l’immigration s’est fortement
réduite. “Le gouvernement Trump
s’est employé à contenir
l’immigration non seulement
clandestine, mais aussi légale.
Et le gouvernement Biden n’a
pas fait du rétablissement
d’une politique pro-immigration
sa priorité.
Enfin, “oui, les Américains font
moins de bébés – en gros,
comme tous les autres pays riches
du monde”. La pandémie semble
avoir accéléré cette tendance,
indique le mensuel américain.
de ces besoins est quant à elle liée à la
croissance, fulgurante, de la population.
Aucun tableau de la mondialisation
au xxie siècle ne saurait être complet
sans intégrer les voix et les analyses
des Africains qui luttent pour faire face
à cette croissance titanesque, laquelle
transforme tout le continent et constitue
une des plus grandes aventures humaines
de notre époque. Et pourtant, il est frap-
pant de constater à quel point l’Afrique
est absente des analyses mondiales.
L’influence de nos attentes et pré-
supposés historiques sur qui est censé
être développé, qui est censé avoir un
gouvernement efficace et des solutions
technologiques est profonde. Après l’opti-
misme postcolonial et les grands espoirs
des années 1970, puis les déceptions
qu’ils ont suscitées, l’afro-pessimisme
envoie le continent sur la touche.
Hors-série Octobre-novembre 2022
Au sein des institutions internatio-
nales, l’absence de l’Afrique est criante.
Le G20 ne compte qu’un seul membre
africain, l’Afrique du Sud. Et comme
l’Amérique latine ou l’Inde, l’Afrique
ne possède pas de siège permanent au
Conseil de sécurité de l’ONU. Cette
absence ne tient pas seulement à un
manque de morale et de justice. Elle
reflète tout simplement une vision irréa-
liste et dépassée du monde du xxie siècle.
Un futur pôle d’innovation ?
Nous parlons de la fin de la mondialisa-
tion parce que le grand essor commer-
cial entre l’Asie et l’Occident atteint
peut-être un palier, sauf que l’intégra-
tion de l’Afrique dans les communica-
tions et les échanges mondiaux ne fait
que commencer.
Quand le Nigeria sera peuplé
de 300 millions de personnes, son sort
aura une importance considérable à
l’échelle mondiale. Sa population, loin
d’être cantonnée aux campagnes, est de
plus en plus urbaine. Même si le revenu
par habitant et l’éducation formelle y
restent limités, le pays est profondé-
ment connecté au reste du monde. Le
potentiel de conflits, mais aussi d’inno-
vation et de croissance, y est énorme.
Grâce à la téléphonie mobile, les
SOURCE pirates somaliens et les systèmes de
paiement comme M-Pesa montrent de
FOREIGN POLICY manières diverses et variées comment
Washington, l’Afrique peut devenir un grand pôle
États-Unis d’innovation. Si l’on considère le nombre
Bimestriel de films produits annuellement, seule la
foreignpolicy.com gigantesque machinerie de Bollywood
Fondé en 1970 dépasse l’industrie cinématographique
pour “stimuler nigériane. Il y a plus de chrétiens qui
le débat sur vivent en Afrique que sur n’importe
les questions quel autre continent. Du simple fait
essentielles de leur taille, la façon dont l’Égypte et
de la politique l’Éthiopie gèrent leurs problèmes de
étrangère santé publique et de développement
américaine”, énergétique aura des implications sur la
Foreign Policy Terre entière. Handicapée comme elle
a longtemps l’est par Eskom, sa déplorable compa-
été une revue gnie d’électricité, l’Afrique du Sud, si elle
académique veut prospérer, n’a d’autre choix que de
avant de devenir devenir une pionnière de la décarbona-
un bimestriel tion des pays à revenu intermédiaire. Les
en 2000. tourbières du bassin du Congo consti-
tuent un des plus grands puits de car-
bone du monde. Ces régions abritent
aussi une des populations aux revenus
les plus faibles et à la croissance la plus
rapide de la planète.
Cette longue liste pourrait s’étirer
à l’infini.
—Adam Tooze
Publié le 13 mai 2022
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 51

L’EXPLOSION URBAINE
D’ici à 2025, la population mondiale aura atteint 8,1 milliards de personnes.
Les métropoles africaines sont le moteur de cette hausse :
17 des 20 villes à la plus forte croissance se trouvent sur le continent.
6,5 %
D’ici à 2025, la population mondiale atteindra
8,1 milliards de personnes. Sur certains continents, 1. Gwagwalada, Nigeria 6,46 %
en Europe notamment, la croissance démographique
sera lente. Elle sera beaucoup plus rapide 2. Cabinda, Angola 6,37 %
dans de nombreuses métropoles émergentes. 3. Rupganj, Bangladesh 6,36 %

Une seule ville chinoise figure

sur la liste des agglomérations
ayant la plus forte croissance Croissance
démographique, ce qui témoigne annuelle de la
du ralentissement que connaît population
le pays à cet égard. prévisions
8 2020-2025

3 6%

4. Lokoja, Nigeria 5,93 %

5. Uíge, Angola 5,92 %
13

6. Bujumbura, Burundi 5,75 %

7. Songea, Tanzanie 5,74 %
9 8. Xiong’an, Chine 5,69 %
1 9. Potiskum, Nigeria 5,65 %
4 10. Bunia, Rép. dém. du Congo 5,63 %
14 15 17
11. Tete, Mozambique 5,56 %
10
Gwagwalada est la ville ayant la plus forte 19
croissance à l’échelle mondiale, avec une 20 5,5 %
hausse de 6,46 % par an, alors que la ville 6 12. Cuito, Angola 5,48 %
européenne la plus dynamique, Balachikha, 2
à l’est de Moscou, n’aura que 2 % d’habitants 5
en plus chaque année. 16 13. Hosur, Inde 5,38 %
7
Kampala, en Ouganda, est la seule
capitale à figurer sur la liste, 12 11
qui ne compte aucune ville occidentale. 14. Abomey-Calavi, Bénin 5,27 %
18

Dix-sept des vingt villes connaissant la plus 15. Nnewi, Nigeria 5,18 %
forte croissance démographique se trouvent 16. Malanje, Angola 5,17 %
en Afrique. Quatre sont au Nigeria, trois 17. Mbouda, Cameroun 5,16 %
18. Quelimane, Mozambique 5,14 %
en Angola, trois en République démocratique 19. Kampala, Ouganda
du Congo et deux au Mozambique. 20. Goma, Rép. dém. du Congo

5%
Source : variation annuelle moyenne des agglomérations urbaines de plus de 300 000 habitants en 2018 (en %), dans le rapport “World Urbanization Prospects” de l’ONU, révision de 2018.

LA SOURCE la plus forte croissance démographique. d’individus, la majeure partie

Cette infographie, publiée le 13 août 2022 Elle s’appuie sur les prévisions du rapport de la croissance démographique
sur le site canadien Visual Capitalist, “World Urbanization Prospects” de l’ONU, sera concentrée en Asie et en Afrique,
présente les 20 villes de plus de 300 000 révisé en 2018. Alors que la population notamment au Nigeria, pays dont
habitants qui connaîtront entre 2020 et 2025 mondiale dépassera en 2025 les 8 milliards quatre villes figurent dans ce top 20.
52 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

ET SI LE TÉLÉTRAVAIL
REVITALISAIT
CAMPAGNES
ET PETITES VILLES ?
L’exode des travailleurs à distance
hors des métropoles
peut être une chance inespérée
pour les villes secondaires
et les zones rurales délaissées.
Qui peut aussi s’accompagner

F
d’effets pervers.

uir les métropoles, le stress
et la vie chère pour démé-
nager vers une ville à taille
humaine ou un coin de cam-
pagne tranquille : beaucoup
de ceux qui ont pu expéri-
menter le télétravail durant
la pandémie ont éprouvé
cette tentation – et ils sont
des centaines de milliers,
un peu partout dans le monde, à être
passés à l’acte. “Grâce au travail à dis-
tance, les petites villes sont en plein essor,
constate le site de la BBC. Pour certaines,
c’est l’occasion d’inverser la fuite des cer-
veaux, de compenser le vieillissement de
leur population et d’injecter de l’argent
dans les finances publiques. D’autres se
voient tout à coup confrontées aux pro-
blèmes des grandes villes, alors qu’elles
n’y étaient absolument pas préparées.”
Aux États-Unis, l’Idaho, l’Utah et le
Montana, trois États essentiellement
ruraux, ont affiché en 2020 et 2021 les
taux de croissance les plus élevés du
pays. Et à Boise, la capitale de l’Idaho, le
prix des logements a fait un bond. Prix
moyen des maisons dans cette ville d’à
peine plus de 200 000 habitants en 2021 :
534 950 dollars (473 000 euros), soit dix
fois le revenu médian.
Salt Lake City, dans l’Utah, est dans le vraie métropole, avec une population qui
même cas : cette ville de 200 000 habi- se transforme complètement. Une tran-
tants compte désormais parmi “les dix sition majeure s’est produite du jour au
marchés immobiliers les plus suréva- lendemain.”
lués d’Amérique”, selon une étude de En cause : l’afflux massif de tra-
la Florida Atlantic University (FAU). vailleurs à distance venus de Seattle
SUR NOTRE SITE Danya Rumore, chercheuse à l’univer- et de San Francisco, deux villes où
courrierinternational.com sité de l’Utah, constate : “La ville que la vie est devenue trop chère pour
nous avions l’habitude d’appeler ‘Small eux. Aux yeux des nouveaux venus,
Neom, bulle Lake City’ ressemble de plus en plus à une ces villes ont beaucoup d’avantages.
dystopique
en plein désert
saoudien Faute d’élèves, le Portugal reconvertit ses écoles
Le quotidien
britannique En dix ans, les écoles portugaises ont perdu 419 000 élèves sur les 1,6 million
Financial Times que compte le pays. Le record du plus faible nombre de naissances datant
ironise sur cette de 2014, “la génération d’élèves qui peuple actuellement les écoles primaires
future mégapole du pays est la plus petite de l’histoire récente du Portugal”, précise Jornal i.
à plusieurs Autre corollaire de cette chute de la natalité, mais aussi de l’exode rural,
centaines de 3 451 écoles ont fermé leurs portes en dix ans, fautes d’élèves. Depuis
milliards de quelques années, de nombreuses écoles sont transformées pour “faire
dollars, voulue par revivre les villages” et relancer le tourisme. Le quotidien lisboète rapporte
le prince héritier que “les anciennes écoles de l’État nouveau” (le régime salazariste renversé
Mohammed ben par la “révolution des œillets”, en 1974), construites entre 1940 et 1960,
Salmane et censée ont été reconverties en restaurants ou en logements touristiques de courte
accueillir, sur durée, type Airbnb. Au total, plus de 1 300 écoles ont été retapées pour
170 kilomètres donner lieu à “de nouveaux espaces qui redynamisent le tourisme rural”.
de long, 9 millions Jornal i prend l’exemple de celle de Gouvães, dans la vallée viticole du Douro.
d’habitants. Réaménagée en 2015 et rebaptisée Lugar das Letras, l’ex-école figure dans
un classement du Guardian des 40 plus belles maisons de vacances d’Europe.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 53

1€
POUR UNE MAISON OU UN APPARTEMENT EN ITALIE
C’est le prix de départ de biens immobiliers privés mis aux enchères dans
la péninsule pour encourager le repeuplement des petits villages, rapporte
l’hebdomadaire Il Venerdì. De la Sicile aux Marches en passant par les Pouilles
ou la Toscane, les mairies proposent des maisons et des appartements laissés
à l’abandon à des gens disposés à y vivre et à les remettre en état. Sur le site
Case a 1 euro, qui regroupe ces initiatives, on dénombre pas moins de cinquante
communes dans toute l’Italie qui explorent cette option.

Le plan du gouvernement irlandais

Proches d’immenses parcs naturels,
elles off rent notamment de multiples
possibilités pour les activités de loisirs
et une très bonne qualité de vie. Or ces
nouveaux résidents en télétravail ont
des revenus nettement supérieurs à
ceux des résidents plus anciens. Dans
de nombreux quartiers, une gentrifi-
cation galopante est déjà en marche,
avec toutes ses conséquences, constate
Danya Rumore.
En Europe, les effets pervers du bras-
sage de population lié au télétravail
existent aussi, mais les bénéfices l’em-
portent, note le site de la BBC : “Pendant
des décennies, les faibles taux de nata-
lité et les migrations massives vers des
centres urbains tels que Londres, Paris
ou Madrid ont entraîné le dépérissement
des villes secondaires et des zones rurales.
Pour beaucoup de régions, la pandémie a
offert une lueur d’espoir.”
Un pays comme l’Irlande a saisi
cette occasion comme aucun autre.
Depuis mars 2021, elle met en œuvre
une nouvelle politique de développe-
ment rural qui, selon la ministre du
Développement rural et communau-
taire, Heather Humphreys, constitue
“l’effort le plus ambitieux en faveur de
l’Irlande rurale depuis des décennies”.
consacre un budget de 2,7 milliards
d’euros au déploiement du haut débit à
travers le pays. L’idée est de transfor-
mer des pubs moribonds en lieux pro-
pices au travail à distance afin d’insuffler
une nouvelle vie aux villages en déclin.
Des millions d’euros sont également
dévolus aux régions pour transformer
les immeubles abandonnés en espaces
de coworking et des allégements fis-
caux sont prévus pour les particuliers
et les entreprises qui favorisent le tra-
vail à distance.
Des lieux d’échanges à créer
Le Japon a adopté une approche simi-
laire. Les salariés qui acceptent de télé-
travailler hors de la région de Tokyo
– où se concentre 30 % de la population
de l’archipel – se voient attribuer une
aide de 1 million de yens (7 730 euros).
Le plan de revitalisation rurale prévoit
↑ Dessin de Beard également jusqu’à 3 millions de yens
paru dans (23 200 euros) pour les personnes qui
Financial Times, créent une entreprise numérique à la
Londres. campagne.
Les travailleurs à distance qui ont
déménagé resteront-ils sur place une fois
oubliée la pandémie? Au Japon comme
ailleurs, la question se pose, souligne le
site de la BBC. Pour Marcus Andersson,
qui dirige à Stockholm le cabinet de
conseil Future Place Leadership, les
télétravailleurs ne doivent surtout pas
rester des travailleurs isolés, et la revi-
talisation durable des petites villes et
des zones rurales passe par la créa-
tion de lieux où ils pourront échanger :
“Il faut créer en région des espaces de ren-
contre et des réseaux où les gens pourront
interagir, apprendre les uns des autres et
développer ensemble leurs projets. Des
lieux susceptibles de jouer, pour les pro-
fessionnels, les entreprises et le monde de
l’innovation, un peu le même rôle que les
grandes villes.”
—Courrier international
En Espagne, près
de 2000 villages
avec un seul habitant
Depuis plusieurs années, voire
plusieurs décennies, l’Espagne
rurale se dépeuple. D’après
un recensement national, relayé
en 2021 par le site d’information
El Confidencial, plus
de 1800 villages, paroisses
ou hameaux éparpillés à travers
le pays ne comptent qu’un seul
habitant. Selon le média,
qui évoque une “agonie rurale”,
les communautés autonomes de
Galice et des Asturies concentrent
une grande partie de ces localités.
“Là où l’on dénombrait auparavant
20 personnes qui vivaient
de l’agriculture ou de l’élevage
dans cinq habitations dispersées,
il ne reste souvent plus qu’une
personne très âgée ou un dernier
paysan, qui, ayant hérité
d’une exploitation, a fait le choix
de la reprendre.” Il existe aussi
des petits regroupements
d’habitations, voire des demeures
isolées, transformées en “hôtels
de charme, centres de loisirs
d’aventure ou d’activités de plein
air ou en logements haut de
gamme”. Pour les pouvoirs publics
locaux, ces villages sont un
casse-tête, puisqu’il faut maintenir
un service minimum : fourniture
d’électricité, assainissement,
entretien des routes, ramassage
des ordures ou transports
en commun. Les difficultés
de connexion à Internet,
surtout dans les zones les plus
reculées, restent “le principal
écueil lorsqu’il s’agit d’attirer
des familles ou des entreprises”.
54 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

AU BANGLADESH,
LES ROHINGYAS PRIVÉS
DE PERSPECTIVES
Ils sont 1 million à avoir fui la répression en Birmanie pour des camps de fortune.
Mais le gouvernement à Dacca ne fait rien pour les intégrer et vit cet afflux comme
un fardeau. Reportage dans la plus grande zone de réfugiés au monde.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 55

E
—Nikkei Asia (extraits) Tokyo
n début d’année, alors
que Nur Kabir, directeur
d’une école pour réfugiés
rohingyas dans le sud du
Bangladesh, s’apprêtait à
donner un cours de sciences
à ses élèves de cinquième, des
policiers armés ont débar-
qué et fermé l’établissement.
Les écoles comme celle
de Nur Kabir, construites en bambou et
couvertes d’un toit de bâches, représen-
taient un espoir pour des milliers d’en-
fants rohingyas dont les familles avaient
fui les violences dont elles étaient vic-
times en Birmanie. Les forces de police
ont appliqué la décision du bureau du
commissaire chargé de l’aide et du rapa-
triement des réfugiés – responsable de
l’aide humanitaire –, qui estimait que les
écoles privées non autorisées dans les
camps “devaient être fermées”.
La fermeture des écoles n’est qu’une
preuve parmi tant d’autres de la préca-
rité dans laquelle sont plongés les réfu-
giés, musulmans pour la plupart, au
Bangladesh. Rejetés de toutes parts,
ils perdent l’espoir de retourner sains
et saufs dans leur pays, désormais sous
contrôle militaire depuis la prise du pou-
voir par l’armée birmane, en février 2021.
Le 25 août 2017, un groupe de rebelles
rohingyas prend d’assaut des postes de
police birmans. En réponse, la junte
militaire lance une contre-attaque
sans merci dans le district maréca-
geux de Maungdaw, dans la région de
l’Arakan, dans l’ouest du pays. Cette
vague meurtrière et destructrice, au
cours de laquelle des villages entiers
de Rohingyas ont été incendiés, aura
poussé près de 750 000 habitants à se
réfugier de l’autre côté de la frontière
bangladaise, où se trouvaient déjà plus
de 200000 membres de leur groupe eth-
nique ayant fui les violences précédentes.
Bloqués dans le sud du Bangladesh,
les Rohingyas occupent les taudis
des 34 camps qui composent désormais
la plus grande zone de réfugiés au monde.
Faizul Haque, 50 ans, déplore le climat
d’insécurité ambiant, mais est heureux
d’avoir survécu à la répression birmane,
à laquelle les Nations unies prêtent une
“intention génocidaire” et que les États-
Unis qualifient de génocide. Faizul Haque
témoigne : “Ils ont tué trois membres de
ma famille, dont mon fils. Nous avons
échappé à la mort.”
Le régime birman, qui dément les accu-
sations d’atrocités, n’a pour le moment
pas réussi à faire classer sans suite l’af-
faire sur les Rohingyas devant la Cour
internationale de justice (CIJ). [La CIJ
examine l’accusation de génocide dépo-
sée par la Gambie contre la Birmanie.
Dans une ordonnance préliminaire
du 23 janvier 2020, elle a demandé à la
Birmanie de prendre des mesures conser-
vatoires pour protéger les Rohingyas.]
Conditions de vie indignes
Abdur Rahim, dirigeant de l’Arakan
Rohingya Society for Peace and Human
Rights [Société des Rohingyas de l’Arakan
pour la paix et les droits humains], nous
assure que, dans les camps, les réfugiés
ne s’inquiètent plus de leur survie quo-
tidienne mais de leur avenir. Le gouver-
nement bangladais a entrepris plusieurs
tentatives officielles de rapatriement
qui ont toutes échoué : malgré un désir
commun de rentrer chez eux, les réfugiés
craignent de nouveaux actes d’oppres-
sion en Birmanie. Abdur Rahim explique :
“Nous vivons dans des conditions indignes,
mais au moins nous sommes en sécurité. Si
nous retournons en Birmanie, nous serons
de nouveau persécutés.”
Regina de la Portilla, porte-parole du
Haut-Commissariat des Nations unies
pour les réfugiés (HCR), soutient que
les réfugiés rohingyas ne demandent
qu’à retourner en Birmanie, mais → 56
La dépendance
du système de santé
← Le jeune frère
de Senowara,
allemand
25 ans, a été tué “Il y a 35000 postes non pourvus
devant ses yeux dans le secteur des soins
par l’armée et ce nombre a augmenté de 40 %
birmane. Photo en à peine dix ans en Allemagne”,
Shahria Sharmin analyse la Deutsche Welle.
Les embauches de professionnels
étrangers se multiplient face
à cette pénurie, avec un total
en 2020 de 56000 médecins
non allemands – contre 22000
une décennie plus tôt.
À la une Les spécialistes roumains
et syriens sont particulièrement
présents. “Sans les immigrés,
notre système de santé serait
au bord de l’effondrement”,
souligne la chercheuse
en migrations Petra Bendel.
Mais les difficultés d’accès
à son marché du travail
UKRAINE, LA VIE (validation de diplômes
DERRIÈRE SOI étrangers, processus
Le 10 mars, deux administratif…) empêchent
semaines après le l’Allemagne d’attirer davantage
début de l’invasion de soignants étrangers.
de l’Ukraine par
la Russie, nous
portions à la une L’immigration,
la question la tech sur ses épaules
des réfugiés. À
l’époque, 2 millions Le San Francisco Chronicle
de personnes se demande: “L’immigration
avaient fui le pays. est-elle le secret du succès
Elles sont de la Silicon Valley?” Selon
aujourd’hui plus un rapport de la National
de 6 millions, sans Foundation for American Policy,
compter 7 millions 55 % des licornes américaines
de déplacés – start-up valorisées à plus
internes. de 1 milliard de dollars, non cotées
en Bourse et non affiliées à un
grand groupe – ont été fondées
par des immigrants.
Cette organisation américaine
indépendante a aussi évalué
que les fondateurs d’entreprises

100
innovantes entrent presque
toujours aux États-Unis en tant
que réfugiés, avec des visas
de regroupement familial
MILLIONS DE DÉPLACÉS DANS LE MONDE, ou des visas parrainés
c’est le chiffre qu’avance le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies dans un par un employeur. Son directeur,
rapport publié à la fin mai et commenté par CNN. “Un individu sur 78 dans le monde a été contraint de Stuart Anderson, plaide pour
fuir – un chiffre dramatique auquel personne ne se serait attendu il y a dix ans.” Parmi eux, 60,1 millions la création d’“un visa de start-up”
sont des déplacés à l’intérieur de leur pays, 32,1 millions des réfugiés et 4,5 millions des demandeurs pour que “les entrepreneurs
d’asile – auxquels s’ajoutent 4,4 millions de Vénézuéliens partis à l’étranger, que le HCR comptabilise nés à l’étranger restent
à part. La guerre en Ukraine “est l’une des plus grandes crises de déplacement forcé depuis la Seconde développer leur entreprise
Guerre mondiale, et certainement la plus rapide”, s’alarme l’agence onusienne. Elle a causé la migration et créent des emplois”.
interne de 7 millions de personnes, quand plus de 6 millions d’Ukrainiens ont dû quitter le pays.
56 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

L’école de → Nobir Hossain

Nur Kabir,
à Cox’s Bazar (à gauche)
a sympathisé
BANGLADESH avec Mobarak,
un pêcheur local.

SOURCES : UNHCR, OPENSTREETMAP CONTRIBUTORS. SITUATION AU 31 AOÛT 2022.

10 km Ils passent leurs
Kutupalong, journées en mer
plus grand camp en attendant des
de réfugiés jours meilleurs.
BIRMANIE Photo Shahria
(MYANMAR)
ÉTAT D’ARAKAN
Sharmin
District de
Golfe Cox’s Bazar
du Bengale

Camps de réfugiés Maungdaw

rohingyas (943 529 au total)
Flux de réfugiés rohingyas

55 ← uniquement s’ils peuvent le faire

volontairement, en toute sécurité. “Ni
les réfugiés ni le HCR ne considèrent que
le contexte actuel permette un retour en
Birmanie en toute sécurité.” SUR NOTRE SITE
Le HCR a déclaré que son fonds pour courrierinternational.com

l’aide aux Rohingyas était “insuffisant com-

paré aux besoins”. Son plan pour 2022 pré- Des travailleurs
voyait plus de 881 millions d’euros, seule indonésiens sans “Les perspectives de rapatriement sont
la moitié de cette somme aurait été reçue papiers victimes évidemment sombres maintenant”, déplore
de la part des pays donateurs. D’après de traitements Mohammad Shamsud Douza, commis-
la déclaration, “les besoins auxquels il est inhumains en saire adjoint aux réfugiés. Azeem Ibrahim,
le plus souvent difficile de répondre com- Malaisie. auteur du livre The Rohingyas. Inside
prennent l’accès à une alimentation cor- Sur les plantations Myanmar’s Genocide [“Les Rohingyas.
recte, aux matériaux de construction, aux de palmiers à Au cœur du génocide birman”, non tra-
installations sanitaires et aux moyens de huile, des milliers duit en français], le dit clairement : “Les
subsistance”. de travailleurs Rohingyas n’ont nulle part où rentrer.”
Le Bangladesh, qui souhaite depuis migrants sans Il explique que la Birmanie a passé
longtemps se défaire de ce fardeau, se papiers ont été presque un demi-siècle à essayer de
débat dans les affres d’une crise éco- arrêtés. Koran se débarrasser de cette minorité eth-
nomique profonde, qui l’a contraint à Tempo dénonce nique et que, lorsqu’elle a enfin réussi,
solliciter un prêt auprès du Fonds moné- leurs conditions “elle a non seulement refoulé ses membres
taire international. Le pays voit aussi les de détention de l’autre côté de la frontière bangladaise,
chances de départ des réfugiés s’ame- épouvantables. mais elle a aussi garni le terrain de mines
nuiser, notamment depuis que les forces pour s’assurer qu’ils ne reviennent jamais”.
armées ont renversé le gouvernement “Je crains qu’avec l’effondrement de la
élu d’Aung San Suu Kyi, en février 2021. façade démocratique birmane les forces
Les Espagnols, futurs “climigrants”?
Épisodes caniculaires et feux de forêt historiques cet été, chutes de neige en avril, fortes
précipitations en mars et sévère sécheresse en janvier et février, l’Espagne subit les conséquences
du dérèglement climatique. Selon une enquête de la Banque européenne d’investissement auprès
des habitants de l’Union européenne âgés de 15 à 29 ans publiée en avril, 61 % des Espagnols
envisagent de migrer à cause du changement climatique. Contre 48 % dans le reste de l’Europe,
relève El Mundo. Les “climigrants” espagnols, comme les surnomme le quotidien conservateur,
opteraient pour des régions où le climat est plus supportable, voire pour un pays voisin. Un rapport
de la Banque mondiale révélait l’an dernier que le réchauffement climatique pourrait forcer d’ici
à 2050 environ 216 millions de personnes dans le monde à migrer à l’intérieur de leur propre pays.
armées agissent comme bon leur semble”,
ajoute-t-il concernant la possible ineffi-
cacité ou indifférence de la communauté
internationale. [Entre 2015 et 2021, le gou-
vernement d’Aung San Suu Kyi a dirigé
le pays, mais les militaires ont conservé
des postes ministériels clés ainsi qu’une
minorité de blocage au Parlement.]
Pour Maung Zarni, un militant birman
des droits humains établi au Royaume-
Uni, le rapatriement des Rohingyas n’a
aucune chance tant que les militaires
ayant “volontairement institutionna-
lisé [leur] destruction [sont au pouvoir]”.
Cinq ans après leur fuite face aux vio-
lences systématiques, près de 1 million
de personnes demeurent donc dans l’in-
certitude. Les perspectives limitées en
matière d’éducation en sont un exemple.
Le gouvernement bangladais n’a jamais
accordé de statut légal aux écoles gérées
par des réfugiés, mais a accepté le plan
de soutien proposé par des groupes
humanitaires en janvier 2020. Il a néan-
moins fait marche arrière en décembre
dernier en ordonnant leur fermeture.
La fermeture de l’école de Nur Kabir
a été un véritable coup de massue pour
Mohammad Akram, 16 ans, qui rêvait de
devenir médecin. “Maintenant, je m’en-
nuie à mourir. Je n’ai rien à faire.”
—Faisal Mahmud
Publié le 25 août 2022
Octobre-novembre 2022 Hors-série
LA COURSE DÉMOGRAPHIQUE
SE RESSERRE EN ISRAËL
L’écart entre le taux de natalité des Arabes et celui des Juifs, les deux principales
communautés de l’État hébreu, où l’évolution de la population a des conséquences
géopolitiques et économiques, s’est considérablement réduit.
Q
—The Economist Londres
uand une
Israélienne a
moins de trois
enfants, elle
se sent obli-
gée de se jus-
tifier – voire
de s’excuser.
C’est en tout
cas ce qu’affirme une démographe
renommée de l’État hébreu. Chaque
fois qu’elle se rend à Londres, elle est
frappée par le peu de magasins de jouets
dans les rues de la capitale. Israël est
l’un des pays développés qui enregistre
le plus de naissances au monde : l’indice
de fécondité culmine à 2,9 enfants par
femme en moyenne, contre 1,8 chez les
Françaises et 1,6 chez les Britanniques.
Or, dans cette partie du monde, l’évo-
lution démographique a des consé-
quences géopolitiques et économiques.
Israël compte 9,5 millions d’habitants,
dont environ 21 % d’Arabes (musul-
mans, pour la plupart) et 74 % de Juifs.
Mais si l’on tient compte des territoires
occupés de Gaza et de Cisjordanie, les
Juifs ne représentent plus que 50 % de
la population.
C’est là tout le dilemme de l’État
hébreu : impossible d’avoir à la fois une
population très majoritairement juive,
comme dans l’ensemble des territoires
conquis en 1967, et une véritable démo-
cratie – qui ne discrimine pas les Arabes.
Les chiffres ont donc leur importance,
et les dirigeants israéliens et palesti-
niens ont longtemps surveillé de près
les taux de natalité.
Yasser Arafat, qui a présidé l’Autorité
palestinienne pendant plus de trente ans,
Courrier international 57
décrivait le ventre des femmes arabes
comme la meilleure des armes [face à
Israël]. Pendant un temps, les projec-
tions des démographes ont annoncé
qu’il y aurait un jour plus d’Arabes que
de Juifs entre les rives du Jourdain et la
Méditerranée. Ces prédictions inquié-
taient déjà Benyamin Nétanyahou avant
qu’il devienne Premier ministre – celui
qui est resté le plus longtemps en exer-
cice. En 2003, il déplorait la mise en
danger de l’identité juive d’Israël à cause
du taux de natalité chez les Arabes israé-
liens, alors bien plus élevé [que celui
des Juifs] – sans parler des naissances
à Gaza et en Cisjordanie. “À l’époque,
l’écart démographique était conséquent :
sur le seul territoire israélien, les femmes
arabes avaient presque deux fois plus d’en-
fants que les Juives. Mais depuis quelques
années, l’écart se resserre, conséquence de
la chute des naissances côté arabe et de leur
hausse côté juif.”
Les haredim font le plus d’enfants
En 1960, l’indice de fécondité des Arabes
israéliennes s’élevait à 9,3 enfants par
femme. Au cours des trente-cinq années
suivantes, il a presque diminué de moitié,
passant à 4,7, puis à 3 aujourd’hui. Même
phénomène chez les Palestiniennes de
Gaza et de Cisjordanie, où l’indice est
passé de 4,6 en 2003 à 3,8 en 2019.
Ces évolutions reflètent une tendance
mondiale : dans les pays de l’OCDE, l’in-
dice de fécondité moyen est passé de
presque 3 en 1970 à 1,6 – bien au-dessous
des 2,1 enfants par femme requis pour
assurer le maintien de l’effectif d’une
population. À l’échelle mondiale, → 58
← Dessin de Boligán
paru dans El Universal, Mexico.
58 Courrier international
57 ← les femmes de confession musul-
mane sont celles qui ont le plus d’en-
fants, d’après le Pew Research Center.
Et pourtant, dans cette communauté
aussi, l’indice de fécondité est en chute
libre : s’il atteignait 4,3 en 1995, vingt
ans plus tard, il ne dépassait pas les 2,9.
Sept États arabes figurent parmi
les douze pays ayant enregistré les
plus fortes baisses de fécondité entre
la fin des années 1970 et le milieu des
années 2000. En Iran, où les respon-
sables religieux ont longtemps appelé
les femmes à enfanter davantage, l’in-
dice de fécondité est passé de 7 enfants
par femme en 1984 à 1,7.
L’identité d’Israël altérée
Au vu de ces tendances, la hausse de
la natalité chez les Juives d’Israël est
d’autant plus surprenante. Entre 1960
et 1990, l’indice de fécondité était passé
de 3,4 à 2,6, une évolution apparemment
en phase avec le reste du monde. Mais
la tendance s’est ensuite inversée, et
l’indice est remonté, jusqu’à atteindre
son niveau actuel de 3,1.
Cette évolution à contre-courant
s’explique en très grande partie par
la présence de plus en plus marquée
des Juifs ultraorthodoxes (les hare-
dim), chez qui l’indice de fécondité
s’élève à 6,6 enfants par femme, soit
deux fois plus que la moyenne natio-
nale, et trois fois plus que chez les Juifs
laïcs. Conséquence de ce phénomène, le
pourcentage d’ultraorthodoxes dans la
population est plus ou moins multiplié
par deux à chaque nouvelle génération,
constate Dan Ben-David, économiste
à l’université de Tel-Aviv et au sein
du think tank Shoresh Institution.
Les haredim ne représentent que 13 %
des Israéliens, mais 19 % des enfants
de moins de 14 ans et 24 % des moins
de 4 ans. D’après l’institut officiel de
statistiques, si la tendance se poursuit,
d’ici à 2065, la moitié des enfants israé-
liens seront des Juifs ultraorthodoxes.
Si cette natalité galopante a de quoi
séduire les rabbins et les nationalistes
juifs, elle altère également l’identité
d’Israël et met en péril l’économie natio-
nale, avertit Dan Ben-David. La plupart
des haredim envoient leurs fils dans des
écoles religieuses pour étudier la Torah,
au détriment de matières comme les
mathématiques et les sciences, pour-
tant indispensables pour décrocher un
emploi dans le secteur de la tech [très
présent en Israël]. Moins d’un ultra-
orthodoxe sur deux est présent sur le
marché du travail, car nombre d’entre
Hors-série Octobre-novembre 2022
eux se consacrent à l’étude des textes Autre explication possible : la poli-
anciens. Souvent, ils ne vivent que du tique d’encouragement des naissances
salaire de leur femme et d’allocations menée par le gouvernement, qui finance
de l’État. notamment les traitements contre l’in-
Plusieurs facteurs peuvent expliquer fertilité. L’État dépense chaque année
cette forte natalité au sein de la com- pas moins de 150 millions de dollars
munauté ultraorthodoxe. De nombreux pour subventionner les fécondations in
haredim rêvent d’une famille nom- vitro. Malgré sa petite taille, Israël pos-
breuse pour compenser les millions sède une banque d’embryons aussi four-
de vies perdues durant l’Holocauste, nie que celle des États-Unis. Et même
ou sont persuadés de servir Dieu en SUR NOTRE SITE si ces facteurs n’ont qu’une répercus-
procréant. Yerach Toker, qui a déjà courrierinternational.com sion minime sur le taux de natalité, c’est
six enfants, confie : “Je n’ai jamais uti- la preuve que le gouvernement appelle
lisé de contraception. Beaucoup de choses Avec l’exode ses citoyens à procréer.
relèvent de la volonté de Dieu, et celle-ci de sa population Ajoutez à cela la disponibilité des
en fait partie.” active, le grands-parents, qui ont tendance à
Par ailleurs, les femmes se marient Venezuela est prêter davantage main-forte aux jeunes
et tombent enceintes plus tôt que chez devenu un “pays parents que dans la plupart des autres
les laïcs. Et comme de nombreuses de vieux et pays riches. Israël étant un petit pays
familles ultraorthodoxes tentent de se d’enfants” densément peuplé, les grands-mères ne
tenir à l’écart des influences extérieures, L’émigration sont jamais très loin. D’après un sondage,
comme Internet et la télévision, elles massive due à la 83 % des Juives laïques de 25 à 39 ans
sont sans doute en partie préservées crise économique, sont épaulées par les grands-parents de
des facteurs qui tirent la natalité à la politique et leurs enfants, contre seulement 30 % des
baisse dans le reste du monde. sociale ralentit Allemandes. La structure familiale tra-
d’autant plus le ditionnelle est encore très présente
développement dans l’État hébreu, contrairement à
Chaque année, l’État du seul pays ce que l’on observe dans certains pays
hébreu dépense d’Amérique latine comme la France ou le Royaume-Uni,
150 millions de dollars à avoir perdu où plus de la moitié des bébés naissent
pour subventionner des habitants hors des liens du mariage – en Israël,
durant la dernière ils ne sont que 10 %.
les fécondations in vitro. décennie, Au vu de cet équilibrage des nais-
constate le site sances entre Juifs et Arabes, les réper-
Il est plus difficile d’expliquer la forte BBC Mundo. cussions de l’évolution démographique
natalité chez les Juifs laïcs. La plupart s’annoncent bien plus limitées que ne
d’entre eux ont un emploi, et les congés le craignaient les prophètes de mal-
parentaux ne sont pas particulièrement heur israéliens et que ne l’espéraient les
avantageux en Israël, pas plus que les nationalistes palestiniens. Et puisque
solutions de garde, aussi coûteuses que aucune des deux communautés ne
dans les autres pays riches. Certains semble devoir engloutir l’autre en la
commentateurs affirment que si les submergeant de bébés, elles devront
Juifs israéliens ont autant d’enfants, continuer à chercher les moyens de
c’est parce qu’ils sont optimistes pour partager pacifiquement ce territoire
l’avenir : l’État hébreu compte parmi très convoité.—
les dix pays les plus heureux du monde. Publié le 18 août 2022
En Iran, le combat contre les certificats de virginité
“En novembre 2021, une pétition en ligne a reçu près de 25 000 signatures en un mois, rapporte
la BBC. C’était la première fois que les tests de virginité étaient ouvertement contestés par autant
de personnes.” Le média britannique a recueilli le témoignage de Maryam, humiliée et violentée par
son mari car elle n’avait pas saigné lors de leur premier rapport sexuel. Son mari lui aurait lancé :
“Tu m’as piégé pour que je t’épouse parce que tu n’es pas vierge.” Elle a essayé de le rassurer,
mais son mari ne l’a pas cru et lui a demandé un certificat de virginité.
Maryam a subi un examen médical et obtenu un document qui indiquait que son hymen était
“élastique”, ce qui expliquerait l’absence de saignements lors d’un rapport. “Je n’ai rien fait
de mal, mais mon mari n’arrêtait pas de m’insulter, raconte-t-elle. Je n’en pouvais plus, alors
j’ai pris des cachets, j’ai essayé de me suicider.” L’OMS dénonce régulièrement les tests de virginité
comme contraires à l’éthique et dépourvus de tout fondement scientifique, mais cette pratique
est toujours à l’œuvre dans plusieurs pays, dont l’Indonésie, l’Irak et la Turquie.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 59
Sexe-ratio
Sexe-ratio (ou rapport de masculinité) de la Chine pour
Nombre d’hommes pour 100 femmes (pour la tranche d’âge 15-49 ans, par pays, en 2021) les 15-49 ans :
109,4
Il est bien
plus élevé à la
naissance : 112,3
La stérilisation
masculine explose
aux États-Unis
Sexe-ratio de “Ç’a été l’élément déclencheur.”
la France pour
les 15-49 ans : Depuis longtemps, Thomas
98,7 (104,3 à la Figueroa savait qu’il ne souhaitait
naissance) Vietnam pas avoir d’enfants. Il a franchi
une étape supplémentaire lorsque
la Cour suprême a décidé le 24 juin
Sexe-ratio de l’Inde d’annuler l’arrêt Roe vs Wade qui
pour les 15-49 ans :
108,6 (107,9 à la reconnaissait depuis 1973 le droit
naissance) à l’avortement au niveau fédéral.
Une onde de choc dans le monde
entier qui a provoqué la fermeture
Autant de femmes
que d’hommes de cliniques aux États-Unis
et pourrait avoir des
Plus de femmes que d’hommes Plus d’hommes que de femmes
conséquences pour des dizaines
SOURCE : “WORLD POPULATION PROSPECTS 2022” de millions d’Américaines à
(NATIONS UNIES, POPULATION.UN.ORG) 90 95 100 105 110
mesure que les États restreignent
l’accès à l’IVG.

EN FINIR AVEC
Trois jours après la révocation,
Thomas, Floridien de 27 ans,
a eu recours à une vasectomie.
L’urologue qui l’a opéré, interrogé

L’AVORTEMENT SÉLECTIF
par le Washington Post, confirme
un pic significatif des demandes :
“C’était déjà très notable
le 24 juin, puis il y a eu une ruée
pendant le week-end [les 25
Au moins 23 millions de foetus féminins et 26 juin] et depuis, les chiffres
auraient été avortés dans le monde entre 1970 et 2017 qu’on enregistre dépassent
toujours de loin le niveau normal
en raison de leur sexe. La Chine, l’Inde ou encore d’activité.” Un autre spécialiste,
le Vietnam commencent à combattre cette pratique. installé à Los Angeles, a observé
“une hausse de 300 % à 400 %”

A
du nombre de consultations.
près l’analyse de données sur est le troisième plus élevé du monde, La vasectomie est une opération
les naissances de 1970 à 2017 derrière la Chine et l’Inde. de stérilisation masculine
de 202 pays, des chercheurs Le Fonds des Nations unies pour la permanente “où l’on bloque
de l’Université nationale de population estime que l’Inde “rate chaque les canaux déférents pour
Singapour ont constaté que les avorte- année près de 400 000 naissances de filles éviter que les spermatozoïdes
ments sélectifs ont empêché la naissance en raison de la sélection du sexe”, relève se mêlent au liquide séminal”,
sur cette période d’au moins 23 mil- l’hebdomadaire américain Christian précise le quotidien américain.
lions de filles dans le monde, explique le Science Monitor. Mais la tendance s’in- Au moins “60 % à 70 % [des
New Scientist. L’équipe de chercheurs verse. Selon une étude du Pew Research patients souhaitant y recourir]
a décelé depuis les années 1970 – au Center, relayée par le quotidien indien mentionnent la décision de la
cours desquelles l’avortement sélectif en The Hindu, il naissait en Inde 111 gar- Cour suprême” sur l’avortement,
fonction du sexe de l’enfant commence çons pour 100 filles en 2011, et ce ratio estime John Curington, un
à être pratiqué – une surabondance non est passé à 108 garçons pour 100 filles urologue établi en Floride, dans
naturelle de garçons dans 12 pays, prin- sur la période 2019-2021. le quotidien américain.Les
cipalement l’Inde et la Chine. Inquiètes du déclin de la population, spécialistes interrogés par
Hormis au Vietnam, cette étude révèle les autorités chinoises commencent le Washington Post y voient
que ce déficit du genre féminin s’est à lutter contre l’avortement sélectif. “un changement de mentalité
équilibré. En juin dernier, le gouverne- Bloomberg précise qu’une province a chez les hommes”. Comme
ment vietnamien a discuté d’un projet décidé en 2018 que les femmes qui sou- Eric Nisi, 29 ans, qui explique
de loi visant à criminaliser l’avortement haitaient avorter après la 14e semaine qu’il ne veut pas que sa
sélectif, rapporte le site The Diplomat. de leur grossesse devaient obtenir une compagne, âgée de 33 ans,
Cette pratique conduit à un énorme désé- autorisation écrite de trois profession- “subisse le stress d’une grossesse”
quilibre entre les deux sexes : le ratio nels déclarant la procédure “médicale- si l’accès à la contraception venait
hommes-femmes du Vietnam à la nais- ment nécessaire”. à être restreint à son tour.
sance, de 111,5 garçons pour 100 filles, —Courrier international
60 Courrier international
EN INDE,
AVORTER
AU PÉRIL
DE
SA VIE
Chaque jour, au moins
huit Indiennes meurent des suites
d’un avortement insuffisamment
sûr. Le manque de médecins
et les préjugés empêchent
un accès libre et dans de bonnes
conditions à l’IVG.
L
—Asia Sentinel Asie
a Cour suprême américaine
a révoqué [le 24 juin] l’ar-
rêt Roe vs Wade, privant de
fait les Américaines du droit
constitutionnel à décider ce
qu’il advient de leur corps. En
Inde, cette annonce a suscité
un débat d’ampleur nationale
sur les réseaux sociaux, où
les internautes s’interrogent
sur la position de leur pays vis-à-vis de
l’avortement.
Officiellement, les Indiennes peuvent
avorter jusqu’à vingt semaines de gros-
sesse, avec l’aval d’un médecin pendant
les douze premières semaines, puis de
deux médecins au-delà. En 2021, la loi
a été amendée pour allonger le délai
de quatre semaines pour les victimes
de viol, ou si une malformation congé-
nitale est détectée chez le fœtus. Les
victimes d’agression sexuelle, d’inceste,
les mineures et les femmes en situation
de handicap peuvent également bénéfi-
cier du délai de vingt-quatre semaines.
Charlatans et décoctions louches
Malgré le libéralisme apparent de ces
lois, le nombre d’avortements pratiqués
dans de mauvaises conditions sanitaires
reste faramineux et constitue une cause
majeure de mortalité maternelle. D’après
le rapport “État de la population mon-
diale 2022” du Fonds des Nations unies
pour la population, au moins huit femmes
meurent chaque jour en Inde des suites
d’un avortement peu sûr – c’est la troisième
cause de mortalité maternelle. Entre 2007
Hors-série Octobre-novembre 2022
et 2011, pas moins de 67 % des avorte-
ments pratiqués en Inde ont été réalisés
↑ Dessin de dans de mauvaises conditions sanitaires
Andrea Arroyo, – la moyenne mondiale est de 45 %.
États-Unis. Pour les défenseurs des droits des
femmes, la question de l’avortement
ne se résume pas au droit à disposer
de son corps : c’est une facette du droit
à la santé dont toutes les citoyennes
devraient bénéficier. “La décision de
la Cour suprême américaine risque de
faire reculer la santé sexuelle et reproduc-
tive dans le monde entier, alerte Deepa
Sarkar, gynécologue obstétricienne à
New Delhi. C’est une grave violation du
droit des femmes à disposer de leur corps,
CARTOON MOVEMENT
et nous devrions toutes nous en inquiéter,
y compris ici, en Inde.”
Le verdict américain va encoura-
ger les idées rétrogrades, prévient-elle.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
“Chaque année, près de 47 % des victimes
de trafic d’êtres humains sont des jeunes
filles mineures, qui doivent souvent subir
des avortements clandestins, car elles sont
privées de nombreux droits. Ce devrait
être un sujet de préoccupation pour tous
les gouvernements.”
Pis, certains gynécologues s’estiment
en droit de juger la moralité de leurs
patientes, voire de traiter de “salopes”
les jeunes femmes non mariées qui ont
des relations sexuelles, au lieu de leur
prodiguer des conseils purement profes-
sionnels sur la contraception et l’avorte-
ment. Il est démontré que, pour éviter
ces commentaires désobligeants, la
plupart des femmes se tournent vers
des charlatans ou avalent des décoc-
tions douteuses pour mettre un terme
aux grossesses non désirées, au péril
de leur vie.
La situation n’est guère plus facile pour
les femmes mariées. Même si le méde-
cin consent à pratiquer une interrup-
tion volontaire de grossesse (IVG), les
patientes doivent bien souvent obtenir
la permission de leur mari ou de leur
belle-famille, bien que ce ne soit pas
nécessaire au regard de la loi.
Pression morale
Kamla Yadav est cadre dans une entre-
prise de marketing à New Delhi. L’an
dernier, elle est tombée enceinte par acci-
dent, moins d’un an après son mariage.
Elle a dû courir de médecin en méde-
cin, car tous se contentaient de lui
faire la morale sur sa décision d’avor-
ter. “Quelques mois après mes noces, j’ai
découvert que mon mari était déjà marié,
mais il ne me l’avait jamais dit. J’étais sur
le point de demander le divorce, et je ne
voulais pas de cet enfant”, se souvient la
jeune femme [la polygamie est interdite
en Inde depuis 1956, tolérée pour les
musulmans, mais résiduelle dans toutes
les religions]. À l’époque, deux gynéco-
logues lui ont déconseillé d’avorter, car
elle aurait pu avoir ensuite “des diffi-
cultés” à tomber de nouveau enceinte.
“Heureusement, j’ai finalement réussi à
avorter dans une clinique agréée.”
Toutes n’ont pas sa chance. “La plu-
part des Indiennes n’ont aucun contrôle sur
les conditions dans lesquelles elles ont des
Des infirmières peu
formées, voire des
membres de la famille,
pratiqueraient près de
la moitié des avortements.
Le grand mufti d’Égypte
légitime la contraception
“Nous sommes face à une
explosion démographique
dangereuse […] et nous devons
prendre des mesures pour nous
prémunir contre ce danger.”
Le plus haut dignitaire musulman
sunnite du troisième pays le plus
peuplé d’Afrique a insisté en début
d’année sur la nécessité pour l’État
égyptien de prendre des mesures
contre la surpopulation, a rapporté
le quotidien Al-Youm Al-Sabee.
“L’utilisation de méthodes
médicales de contraception face
à l’augmentation de la population
est permise et ne porte pas atteinte
à la famille ou à la femme”,
a déclaré Chawki Allam, le grand
mufti d’Égypte, lors d’une séance
de la Commission de la santé
et de la population au Sénat.
Avec 102 millions d’habitants,
l’Égypte est le pays arabe le plus
peuplé. En cinquante ans, le taux
de natalité a été divisé par deux,
passant de six à trois enfants
par femme, néanmoins la question
démographique inquiète les
autorités, qui font depuis plusieurs
années la promotion du planning
familial et du contrôle des
naissances. En revanche,
l’avortement est interdit.
rapports sexuels, déplore Maitri Pandey,
bénévole au sein de Snehalaya, une asso-
ciation de défense des droits des femmes.
De ce fait, l’avortement devient souvent
la seule forme de contrôle des naissances.
Beaucoup de femmes défendent aussi le
droit à l’IVG à cause du tabou qui entoure
les grossesses illégitimes ou parce qu’elles
n’ont pas les moyens d’élever un enfant
de plus, poursuit Pandey. Mais au lieu
de faire preuve d’empathie, la société juge
leurs choix. Les femmes ne sont pas du tout
libres de disposer de leur corps, elles sont
soumises à tout un tas de facteurs externes.”
Malgré le libéralisme juridique, tout
le processus qui mène à l’avortement
est truffé d’aberrations et d’ambiguïtés,
dénoncent certains spécialistes. La loi
sur l’interruption volontaire de gros-
sesse (MTP Act), votée en 1971, n’était
d’après eux qu’un “moyen de contrôler la
croissance de la population”. Rien à voir
avec une volonté de respecter la liberté
des femmes de disposer de leur corps.
Courrier international 61
“Les droits des femmes n’ont jamais été
au cœur des lois, ni au moment de la ‘libé-
ralisation’ de l’avortement via le MTP Act
de 1971 ni lors de l’interdiction de l’IVG
en fonction du sexe du fœtus, avec la loi
sur les techniques de diagnostic antécon-
ceptionnel et prénatal” (1994), regrette
Maitri Pandey. [En Inde, la préférence
pour les garçons entraîne des avorte-
ments sélectifs et un déséquilibre des
sexes dans la population : le déficit de
naissances féminines atteindrait près
À la une de 6,8 millions de femmes entre 2017
et 2030, selon les projections d’une étude
publiée en 2020, lire p. 59].
“Contrairement à beaucoup d’autres
pays qui ont légalisé l’avortement, en Inde,
la situation reste compliquée sur le plan
social et juridique, analyse Deepa Sarkar.
Selon le MTP Act, seuls les médecins spécia-
lisés en gynécologie ou en obstétrique sont
autorisés à pratiquer une IVG. C’est une
“CE MAGAZINE très bonne idée sur le papier, mais où sont
PEUT VOUS ces médecins ? L’Inde est très en retard.”
AIDER À L’Inde ne compte qu’un médecin
AVORTER” diplômé du gouver nement pour
Dans son édition 10 189 habitants [selon l’Organisation
du 24 mai, mondiale de la santé (OMS)], alors que la
The New York recommandation de l’OMS est de 1 pour
Magazine mettait 1 000. D’après un sondage du ministère
à disposition de la Santé réalisé en 2015-2016, 47 % des
des femmes avortements seraient pratiqués par des
des informations infirmières à la formation limitée, voire
et des adresses par des membres de la famille. Seuls
d’établissements, 1 351 gynécologues et obstétriciens sont
État par État, installés en zone rurale, quand il en fau-
pour qu’elles drait au moins dix fois plus.
puissent recourir Deepa Sarkar conclut : “Cette pénu-
à une interruption rie de professionnels compétents et l’hos-
volontaire de tilité d’une partie de la société envers les
grossesse en femmes restreignent fortement les possi-
sécurité aux bilités d’avorter, mettent en danger la vie
États-Unis. Les des Indiennes et aggravent le taux de mor-
fuites du projet talité maternelle, déjà très élevé.”
d’arrêt de la Cour —Neeta Lal
suprême faisait Publié le 4 juillet 2022
déjà craindre la
fin du droit
constitutionnel à
l’avortement, qui
sera effective le SOURCE
24 juin.
ASIA SENTINEL
Asie
asiasentinel.com
Installé à Hong Kong jusqu’en 2017,
ce site d’information et d’analyse
propose des sujets sur l’Asie
et se penche aussi sur les
questions intérieures des pays
de la région. Les auteurs sont
des journalistes, des chercheurs
ou des universitaires.
62 Courrier international
L’ALLEMAGNE
DE L’EST NE FAIT PAS RÊVER
LES FEMMES
Les hommes sont majoritaires dans les Länder de l’est du pays.
Le départ de nombreuses femmes impacte la démographie locale, mais aussi
la vie politique de ces régions désertées.
D
—Die Welt (extraits) Berlin
epuis la réunification,
Weißwasser a perdu
plus de la moitié de sa
population. Autrefois
connue pour ses souf-
fleurs de verre, cette
ville de Haute-Lusace
[une région la Saxe à
la frontière polonaise]
ne compte plus que
16 000 habitants à peine, contre plus
de 38 000 autrefois. Et l’âge moyen aug-
mente à toute allure. Pour inverser la ten-
dance, la ville aurait besoin de femmes
– mais elles se font rares.
Dans beaucoup de régions de l’est de
l’Allemagne, la proportion de jeunes
femmes dans la population est inférieure
à la moyenne nationale. Si l’exode des
années 1990 s’est ralenti, les hommes
restent encore bien souvent en sur-
nombre en Saxe-Anhalt, dans la Saxe
et en Thuringe, d’après une enquête de
la Mitteldeutscher Rundfunk.
Les effets de ce déséquilibre démogra-
phique se font particulièrement ressen-
tir en Haute-Lusace : à Weißwasser, le
taux de natalité ne cesse de diminuer.
En 2010, 137 bébés ont vu le jour dans
la commune, dix ans plus tard, on ne
comptabilisait plus que 98 naissances.
Et si l’on en croit le Lausitz Monitor, un
ensemble de sondages menés chaque
année auprès des habitants de la Lusace,
la tendance ne semble pas près de s’in-
verser. Vingt-sept pour cent des femmes
âgées de 16 à 39 ans affirment qu’elles
quitteront probablement la région dans
les deux années à venir. Les représen-
tantes de cette tranche d’âge seraient
Hors-série
bien moins satisfaites de la qualité de
vie dans la région que leurs homolo-
gues masculins.
L’exemple de Tonie Jahnke, 22 ans,
permet de comprendre les raisons de ce
mécontentement. Bien qu’elle soit née
après la réunification, la jeune femme,
qui vit à Weißwasser, se considère comme
“une enfant de la RDA”. Son histoire fami-
liale illustre les bouleversements qu’ont
vécus de nombreux Allemands de l’Est
après la chute du mur.
Ses grands-parents s’étaient installés à
↗ Tonie Jahnke Weißwasser pour travailler dans la mine
a choisi de rester à ciel ouvert et dans la brasserie locale.
à Weißwasser, Mais la brasserie a fermé ses portes
où elle entraîne en 1991, et la centrale sera mise à l’arrêt
les pom-pom d’ici à 2038. Sa tante a dû abandonner
girls du club de sa ferme pour permettre l ’extraction du
hockey sur glace. lignite. “Encore une vie détruite”, com-
Photo Diana mente la jeune femme. L’appartement
Pieper/Die Welt dans lequel elle a grandi a quant à lui été
“reconverti” il y a quelques années – un
euphémisme pour désigner la démoli-
tion de plusieurs pâtés de maisons aban-
données. “C’est comme s’ils avaient effacé
une partie de mon identité”, confie Tonie
en contemplant les pins qui se dressent
aujourd’hui à la place de sa maison.
La jeune femme a trouvé un nouveau
foyer au sein de l’équipe de hockey sur
glace de la ville, les Renards de Lusace, un
point de repère positif pour de nombreux
habitants depuis des années. Tandis que
la plupart de ses camarades de classe quit-
taient la région pour faire leurs études,
Tonie a refusé une place à Berlin et choisi
de rester à Weißwasser pour entraîner les
pom-pom girls du club. “Sans les Renards,
je serais partie depuis longtemps, moi aussi.”
Aujourd’hui les filles de l’équipe s’en
vont à leur tour, et la jeune femme
Octobre-novembre 2022
comprend leur décision. Le réseau de
transports en commun est catastrophique,
la ville n’offre pas assez de perspectives
aux jeunes. Mais Tonie déborde d’idées
pour dynamiser la région. Elle est atta-
chée à son pays natal, et voudrait deve-
nir une sorte d’“influenceuse de la Lusace”.
Stéréotypes ancrés
Près de 10 000 personnes la suivent sur
Instagram, et ses appels au rassemble-
ment – pour l’inauguration de la fontaine
des souffleurs de verre de Weißwasser
il y a quelques semaines, par exemple –
trouvent de l’écho auprès des jeunes. C’est
un atout pour la ville, même si pour l’ins-
tant la jeune femme n’a décroché aucun
partenariat régional ni aucune subven-
tion officielle.
Pas facile de défendre une approche
innovante dans cette région où les métiers
d’artisanat traditionnels sont très pré-
sents. Sans compter que les stéréotypes
sur les rôles sociaux des hommes et des
femmes ont la vie dure. “Quand j’explique
aux gens que je suis entrepreneuse, ça les
fait souvent sourire”, regrette Tonie. Si
son projet ne rencontre pas le succès
escompté, elle partira vivre aux États-
Unis. “Là-bas, les concepts de ‘start-up’ et
d’‘espace de coworking’ ne font pas ouvrir
des yeux ronds.” L’étroitesse d’esprit finira-
t-elle par céder la place à l’esprit d’entre-
prise et d’innovation en Lusace ? Tonie
Jahnke ne semble pas nourrir beau-
coup d’espoir.
Le gouvernement du Land de Saxe
souhaite promouvoir le tourisme en
Lusace, encore trop peu développé. C’est
du moins ce qu’explique le ministre-pré-
sident du Land, Michael Kretschmer
(CDU, conservateur), à l’occasion de
Octobre-novembre 2022 Hors-série
la conférence régionale de son parti à
Weißwasser. Au milieu des bâtiments
de brique de l’ancienne verrerie, il tente
de convaincre les habitants du potentiel
qu’offre ce nouveau modèle économique.
Et ce n’est pas une mince affaire.
D’après le Lausitz Monitor, la sortie du
charbon et du nucléaire est loin de faire
l’unanimité. Seuls 39 % des habitants sont
favorables à la fermeture de toutes les
centrales à charbon d’ici à 2038, et 45 %
s’y opposent. “En 2038, on sera tous mis à
la retraite, la mine va fermer, et il n’y aura
plus rien ici”, prévient Kretschmer. Le
maire (sans étiquette) de la ville, Torsten
Pötzsch, est également venu au rassem-
blement. Ses mots sont encore plus durs.
“Avant, il y avait plus de gens intelligents ici”,
constate-t-il. Avant d’ajouter : “Beaucoup
de femmes sont parties.” L’implantation à
Weißwasser de l’Office fédéral de l’éco-
nomie et du contrôle des exportations
devrait permettre la création de nouveaux
emplois – y compris pour les femmes. Un
espoir que partage Michael Kretschmer.
Bastion d’extrême droite
Ces promesses arrivent dans le contexte
du second tour de l’élection des prési-
dents d’arrondissement, qui [s’est tenu
le 3 juillet]. Dans l’arrondissement de
Görlitz [dont fait partie Weißwasser],
tout se jouait entre la CDU et l’AfD. Cet
arrondissement a la réputation d’être un
bastion du parti d’extrême droite : Tino
Chrupalla, fraîchement élu président
du groupe parlementaire de l’AfD au
Bundestag, vient d’une ville voisine de
Weißwasser et c’est lui le député de la
circonscription. [Finalement, les conser-
vateurs de la CDU ont remporté l’élec-
tion.] Mais dans les villages voisins, les
lampadaires sont ornés d’affiches aux
couleurs de l’AfD qui promettent aux
électeurs de mettre un terme à la sortie
du charbon. Les représentants du parti
revendiquent leur fidélité à la patrie, leur
attachement aux racines familiales. Et
visiblement, cela leur réussit : ici, beau-
coup d’habitants affirment connaître
personnellement Chrupalla et sa famille,
des gens sympathiques et honnêtes. Rien
à voir avec des nazis.
La défiance vis-à-vis des
institutions démocratiques
et le racisme sont marqués
dans les régions où les
femmes sont minoritaires.
C’est ce qu’affirme notamment un
homme entre deux âges accoudé au comp-
toir d’un bar en périphérie de Weißwasser.
La soirée loto vient de se terminer.
Quand on aborde le sujet du manque
de femmes dans la région, les clients du
bar se montrent peu loquaces. Comme
s’ils ne voulaient pas dévoiler leur point
faible. Tandis que la nuit tombe dehors,
une dizaine d’hommes sont encore assis
dans le bar. La seule femme de l’assem-
blée est derrière le comptoir, en train
d’essuyer les verres.
L’AfD s’adresse à des électeurs aux
valeurs souvent conservatrices, ana-
lyse Franziska Stölzel, chercheuse en
sciences sociales spécialisée dans les
processus de transformation. Elle est
engagée auprès du mouvement fémi-
nin F wie Kraft [“F comme Force”], qui
œuvre pour les femmes de Lusace. Les
femmes se sentent moins concernées par
Courrier international 63
les idées défendues par le parti d’extrême
droite, affirme Stölzel. Par ailleurs, la
difficulté à trouver une compagne, due
à l’infériorité numérique des femmes,
susciterait un sentiment de frustration
chez certains hommes. “Un terreau par-
fait pour permettre aux extrêmes de pros-
pérer”, conclut la chercheuse.
Faire revenir les natives de la région
En 2019, le Centre de recherche en
sciences sociales de Berlin s’est inté-
ressé à ce déséquilibre démographique
entre les sexes et a étudié ses répercus-
sions sur la cohésion sociale. Les cher-
cheurs ont remarqué que le racisme et la
défiance vis-à-vis des institutions démo-
cratiques étaient particulièrement mar-
qués dans les régions rurales de Thuringe,
où les femmes sont fortement minori-
taires. Les hommes qui ont du mal à
trouver une compagne à cause du profil
démographique de la région auraient ten-
dance à se sentir délaissés.
Cette réalité préoccupe aussi la classe
politique, car les groupuscules néonazis
sont particulièrement actifs dans la
région. Non loin de Weißwasser, des
SOURCE membres du mouvement des Reichsbürger
DIE WELT [“Citoyens du Reich”] ont acheté une par-
Berlin, Allemagne celle de terrain. D’après l’Office pour la
Quotidien protection de la Constitution de Saxe,
welt.de ils auraient l’intention d’y fonder des vil-
“Le Monde”, lages “pour le bien commun” et d’y vivre
porte-drapeau en autarcie. À Niesky, entre Weißwasser
des éditions et Görlitz, le groupe d’extrême droite
Springer, est une Schlesische Jungs [les “Garçons de
sorte de Figaro Silésie”] tient une réunion dans un bâti-
à l’allemande. ment près de la gare. Eux aussi sont dans
Très complet le viseur de l’Office pour la protection
dans le domaine de la Constitution.
économique, La mise en œuvre de mesures pour
il est aussi lu inciter les femmes à rester en Lusace est
pour ses pages également primordiale pour la cohésion
concernant de la société, assure Torsten Pötzsch, le
le tourisme maire de Weißwasser. Mais cela prend du
et l’immobilier. temps, alors pour le moment, les pouvoirs
publics ont décidé de se concentrer sur
un autre objectif : inciter les femmes du
pays à revenir s’installer dans la région.
Pour tenter de les attirer, les com-
munes proposent des prix attractifs
dans le secteur de l’immobilier, déve-
loppent des solutions de garde d’enfants
et misent sur le calme de leurs espaces
naturels. Dans sa mairie, Torsten Pötzsch
a créé une ligne d’assistance téléphonique
consacrée à ces enjeux. “On se bat pour
chaque citoyen et chaque citoyenne. Et si
ça ne marche pas, Weißwasser est voué à
disparaître.”
—Diana Pieper
Publié le 27 juin 2022
64 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

FAUT-IL
ENCORE
FAIRE DES
ENFANTS ?
Les politiques natalistes n’ont pas disparu
mais les femmes ont aujourd’hui
le choix de devenir ou non mère.
Entre le réchauffement climatique
et la surpopulation, certains hésitent,
voire se refusent à fonder une famille.
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 65

↖ Photographie extraite de la série Mothers and Daughters, 2012.

Photo Julia Fullerton-Batten
66 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

↓ Illustrateur
paru dans
Journal, Ville.

DÉSORMAIS,
LES FEMMES FONT
CE QUI LEUR PLAÎT
Les Américaines ont des enfants plus tard, quand elles décident
d’en avoir. Une évolution liée au manque structurel d’aides, mais
qui peut aussi être vue de façon positive : pour exister dans la société,
les femmes n’ont plus l’obligation millénaire de devenir mères.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
—The New York Times
New York
L
es Américaines font de moins
en moins d’enfants et de plus
en plus tard, une tendance
démographique qui consterne
aussi bien à gauche qu’à droite
de l’échiquier politique.
Pour les conservateurs, le fait que
de plus en plus de femmes retardent le
moment de devenir mères ou décident
de ne pas l’être montre un dangereux
déclin des valeurs familiales tradition-
nelles. Pour eux, les femmes ont été
manipulées pour faire passer leurs aspi-
rations éducatives et professionnelles
avant la maternité, ce qui a contribué à
accentuer la rupture culturelle.
Les progressistes avancent une autre
explication (plus juste). La baisse de la
natalité est selon eux clairement liée à
la politique : les mères potentielles sont
dissuadées de procréer par le manque
de modes de garde d’enfants à un prix
abordable, ainsi que par l’absence d’une
couverture santé universelle, d’un congé
parental convenable et rémunéré et
d’autres systèmes d’aide basique. Si l’on
ajoute à cela l’escalade du prix du loge-
ment, la lourde dette des étudiants et la
stagnation des salaires, il n’est pas sur-
prenant que tant de femmes se disent :
“Quoi ? Faire des enfants ? Dans un contexte
économique pareil ?”
Dans tous les cas, le “baby krach”,
est partout présenté de façon négative.
Les progressistes comme les conserva-
teurs considèrent la baisse de la natalité
comme un échec, que ce soit de la famille,
des femmes et d’une culture compro-
mise par les ambitions féministes, ou
de l’État, du capitalisme et de nos entre-
prises peu respectueuses de la vie de
famille qui alimentent une culture de
l’épuisement au travail.
Mais si la baisse des taux de natalité
était en fait une bonne chose ? Beaucoup
de femmes décident de ne pas devenir
mères non pas à cause d’un contexte dif-
ficile ou parce qu’elles n’ont pas satisfait
toutes leurs ambitions, mais parce que
cela leur ouvre tout un champ de pos-
sibilités. En tant que pays, nous nous
porterions beaucoup mieux si nous
considérions les changements démogra-
phiques importants comme des indices
précieux de ce que les gens veulent ou
de ce dont ils ont besoin, et de la façon
dont on pourrait améliorer leur vie.
Le taux de natalité diminue chez les
femmes de 20 à 30 ans et augmente
légèrement chez celles de 30 à 40 ans.
Les femmes à l’origine du ralentisse-
ment des naissances sont celles qui ont
le plus grand éventail de choix, et tout
l’avenir devant elles.
Par ailleurs, si le taux de natalité est
en baisse, le pourcentage total de mères
a augmenté, en partie parce que davan-
tage de femmes plus âgées ou qui ont
fait des études supérieures ou qui sont
célibataires deviennent mères. Faire des
enfants reste largement la norme : 86 %
des Américaines âgées de 40 à 44 ans en
ont. La maternité n’est pas tant en déclin
que retardée, et le nombre de familles
avec un ou deux enfants est en hausse.
Grâce aux changements de société
introduits par le féminisme et à un meil-
leur accès aux moyens de contraception,
de plus en plus de femmes se posent la
question de la maternité de la même
façon qu’on prend les autres grandes
décisions dans une vie : en pesant le pour
et le contre, en mettant dans la balance
les autres désirs que l’on peut avoir et
en prenant en compte le contexte dans
lequel on se trouve. Avoir des enfants
n’étant pas obligatoire, cette évalua-
tion est faite pendant toute la période
où les femmes sont en âge de procréer.
Il y a également de nombreuses
femmes qui n’ont pas autant d’enfants
qu’elles le voudraient et les responsables
politiques devraient se pencher sur ce
problème : beaucoup de ces femmes
prendraient peut-être des décisions
différentes si elles étaient mieux sou-
tenues. Mais opposer le fait de ne pas
vouloir d’enfants et celui d’en vouloir
est loin de refléter tous les tiraillements
par lesquels passent beaucoup d’Améri-
caines avant de prendre leur décision.
Envisager la procréation
à la lumière du désir
d’enfant est une révolution
dans l’histoire de l’humanité.
Envisager la procréation à la lumière
du désir d’enfant est une révolution.
Tout au long de l’histoire de l’huma-
nité, avoir un enfant était tout simple-
ment considéré comme indissociable
de la vie adulte.
Le fait de vouloir un enfant est pour-
tant très important. Selon plusieurs
études réunies par l’institut Guttmacher,
les femmes qui planifient leur mater-
nité sont plus heureuses, mieux infor-
mées et ont moins de conflits au sein
de leur couple que celles dont les gros-
sesses ne sont pas planifiées.
Courrier international 67
Partout dans le monde, les femmes
ont moins d’enfants et plus tard. La
raison profonde de la baisse du taux de
natalité dans les pays les plus riches du
monde réside peut-être dans la ques-
tion du sens. Tout au long de l’histoire,
les hommes ont régné sur les domaines
← Belle Mellor du travail rémunéré, de la politique, de
paru dans l’économie et des affaires internatio-
The Guardian, nales tandis que la maternité était pour
Londres. une femme la voie la plus claire et la
plus acceptable pour entrer dans l’âge
adulte, gagner le respect de la société
et donner un sens à sa vie.
Les femmes ont davantage
de voies pour trouver
l’amour, être respectées et
avoir une vie bien remplie.
Comme de plus en plus de femmes
trouvent un emploi qui leur donne un
salaire, l’indépendance qui va avec et
même de la satisfaction et un sens à leur
vie, elles sont de moins en moins nom-
À la une breuses à utiliser la maternité comme
le moyen d’être considérées comme des
adultes et d’être respectées.
La vérité est peut-être que lorsque
davantage de voies s’ouvrent devant les
femmes pour trouver l’amour, être res-
pectées et avoir une vie bien remplie,
avoir un enfant ou fonder une grande
famille ne sont que deux de ces voies
parmi les autres. Les choix faits par
“DES ENFANTS ? certaines des femmes les plus chan-
NON MERCI !” ceuses et les mieux loties du monde ne
En novembre 2021, devraient pas nous effrayer, mais nous
Courrier apprendre simplement que lorsque les
international femmes ont davantage d’options et de
(n° 1618) avait possibilités, les désirs qu’elles nour-
consacré sa une rissent deviennent beaucoup plus variés.
à un phénomène Nous devrions passer moins de temps
encore tabou : à nous inquiéter des taux de natalité
le regret d’être et davantage à élaborer des politiques
parent. Ce dossier visant à soutenir les familles sous toutes
donnait aussi la leurs formes, parce que c’est tout simple-
parole à ceux qui ment ce qu’il faut faire. Nous devrions
assument le choix en même temps faire évoluer notre
de ne pas faire culture de façon qu’elle cesse d’exiger
d’enfants dans des femmes qu’elles renoncent à une
un monde en crise. si grande partie d’elles-mêmes (et de
leur potentiel et de leurs autres désirs)
lorsqu’elles ont des enfants. Cela n’en-
traînerait peut-être pas un baby-boom
mais servirait un but bien plus louable :
des familles et des citoyens plus heu-
reux, un peu plus libres de décider eux-
mêmes de ce qui rend leur vie plus belle.
—Jill Filipovic
Publié le 27 juin 2021
68 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

DES BÉBÉS À TOUT PRIX

Leur population vieillit et diminue. Ces six pays, pour certains menacés
d’un fort déclin, se mobilisent pour relancer leur natalité.

PMA gratuite La prime de mariage

en Hongrie
“L’avenir de la nation dépend
de la démographie”, affirmait
en 2020 un ministre au quotidien
conservateur Magyar Hirlap.
Depuis, la PMA est devenue
gratuite en Hongrie, et Budapest
assure la gestion de cliniques
spécialisées pour soutenir
les 150 000 couples hongrois
ayant des difficultés à procréer.
Reste à savoir si les “bébés Orban”
corrigeront le déclin de la population
magyare, qui pourrait passer
de 9,7 à 6 millions en 2070
si la natalité ne décolle pas.
triplée au Qatar
“Le coût du mariage
est l’une des principales raisons
pour lesquelles les jeunes s’abstiennent
de se marier, explique un expert
au quotidien Al-Arab. Les frais peuvent
parfois atteindre 3 millions de riyals
[810 000 euros] pour la seule
fête de mariage.”
Pour encourager l’engagement,
l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad,
a triplé en avril la prime qui était déjà
proposée aux jeunes mariés de nationalité
qatarie. Doha veut remédier à un fort
déséquilibre démographique : les citoyens
qataris ne sont que quelque 300 000
sur une population totale
d’un peu moins de 3 millions.

Plusieurs aides pour les jeunes couples serbes

En novembre 2021, Aleksandar Vucic, le président serbe, a lancé un programme nataliste
face au “danger de la disparition de la nation” lié à au déclin démographique, explique
le quotidien Blic. Le solde naturel notamment inquiète : “Sur les neuf premiers mois [de 2021],
le pays a enregistré 100 000 morts pour 50 000 naissances”, rapporte Novosti.
Le 1er janvier dernier, la prime à la naissance pour le premier enfant est passée de 100 000
à 300 000 dinars serbes (2 500 euros), et l’aide financière pour les deuxième et troisième enfants
a aussi augmenté, annonce le quotidien Danas. Autre mesure incitative : les jeunes qui deviennent
parents pendant leurs études bénéficient d’un aménagement de leur scolarité. Le gouvernement
serbe – qui espère atteindre un taux de natalité de 2,1 enfants par femme, contre 1,5 actuellement –
a aussi annoncé des aides destinées aux couples de jeunes parents pour l’achat d’un logement,
allant de 10 000 à 20 000 euros.

Une taxe pour les Turcs sans enfants?

En 2020, le nombre de naissances en Turquie a baissé de 3,6 %.
“Les gens préfèrent courir le monde, se focaliser sur leur carrière pour augmenter leur niveau de vie
et s’occuper de leurs chiens ou chats plutôt que d’avoir des enfants”, fustige l’éditorialiste
Mevlüt Tezel. Alors que le président, Recep Tayyip Erdogan, exhorte régulièrement
les Turcs à faire au moins trois enfants, le journaliste du quotidien progouvernemental Sabah
propose d’imposer davantage les célibataires et les couples sans enfants : “Ceux qui désirent avoir
un enfant œuvrent pour la pérennité du système, et les célibataires doivent être leurs débiteurs.”
Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 69

Où vont naître les prochains bébés ? (nombre de naissances théoriques* par pays et par heure, estimations 2022)

Russie
Allemagne 153
Canada Royaume- Pologne
44 Uni
84
87 37
45 Ukraine Kazakhstan
France 91 34
Ou. Corée
Espagne 48 55 du Nord
États- 38 Tu. 42 Japon
Unis
473
Italie
135 Sy. Chine
41 99
56 Ir.
Iran
Af. 1 599 Corée
Maroc 155
Algérie 28 114 151 Né. du Sud
73 Jo. Pakistan
93 Ég. 734 61
Mexique AS
264 Ba.
57 335 Bi.
200
Mali Soudan 107 Vietnam
27
97 Ni. Tchad Yémen Inde 186
Guatemala 45 Haïti
Sénégal 64
132 83 183 87 2 668 81
Philippines
84 Nigeria 37
Th. 291
Guinée 54 65 878
SdS Ca.
Sierra Leone 32 31 Éthiopie
59 Venezuela 50 396 37
Ca. Malaisie
119 54 Somalie Sri Lanka
Colombie 85 Ou. 56
Côte Ghana
d’Ivoire 108 216
Équateur 32 93 40 168 Kenya Indonésie
RDC Papouasie-
496 51 485 Nlle-Guinée
Pérou 243 Tanzanie 32
63 Angola
Brésil
* Exemple de la France : 346 Za.
166 78 66 Malawi
The World Factbook Bolivie
estime qu’il y aura Zi. Mo.

SOURCE : “THE WORLD FACTBOOK” (CIA.GOV)

26 136 92
en France environ 57 Australie
792 000 naissances Madagascar 37
au cours de l’année 2022. Chili 2 000
Si on divise ce total 27 122
par 365 (jours), puis Afrique 1 000
par 24 (heures), on obtient Argentine du Sud
91 naissances théoriques 82 500
par heure. Un chiffre
beaucoup plus parlant 50 100
Seuls sont indiqués les pays dont le nombre 25
que le total annuel. de naissances par heure dépasse 25.

La Russie récompense L’Iran restreint

l’accès
les “Mères héroïnes” à la contraception
Vladimir Poutine a relancé le prix Mère héroïne créé en 1944
par Staline, raconte The Times. Les mères de dix enfants
et à l’IVG
recevront 1 million de roubles (17 000 euros) au premier
anniversaire de leur dixième enfant, à condition que les neuf La vente de produits liés à la prévention
autres enfants soient toujours en vie. Le président russe de la grossesse est devenue illégale
a aussi augmenté la prime de l’ordre Parental Glory, créé dans le réseau de santé public du pays,
en 2008 : les familles de sept enfants ou plus vont être gratifiées rapporte le média iranien d’opposition IranWire.
de 700 000 roubles (11 600 euros). Ces décisions surviennent Et l’avortement a été restreint, même pour les cas
alors que le Service fédéral des statistiques a averti que la où la vie de la mère est en danger.
population pourrait passer de 144 millions Ces dernières années, le guide suprême iranien,
à environ 132 millions d’habitants d’ici à 2040. l’ayatollah Ali Khamenei, a mis en garde à plusieurs reprises
Certains accusent Poutine d’encourager contre le vieillissement de la population et a annoncé
les femmes à produire de la chair à canon alors l’objectif d’une population de “150 millions” d’habitants,
que la guerre en Ukraine a tué, depuis février, contre 83 millions d’habitants à l’heure actuelle.
des dizaines de milliers de jeunes Russes. “Si le gouvernement veut que la population augmente,
Porté par des députés pro-Poutine, un récent il doit améliorer la situation économique”,
projet de loi veut interdire tout débat public a lancé Fatemeh Haghighatjou, ex-parlementaire et militante
sur un mode de vie sans enfant, selon eux des droits des femmes, regrettant qu’“il utilise des méthodes
aussi nocif que la toxicomanie, l’extrémisme qui aggravent la situation économique des ménages
politique et le suicide pour l’avenir de la Russie. et mettent en danger la vie des femmes”.
70 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

L’ESPAGNE, PAYS
DE L’ENFANT UNIQUE
Ces trois familles n’ont qu’un enfant, par obligation ou par choix, dans un pays
qui affiche l’un des taux de fécondité les plus bas du monde. Des spécialistes
en anthropologie et en psychologie racontent ce qu’engendre une société sans fratries.

—El Mundo (extraits) Madrid Et c’est le cas. Comme tous les enfants plus des usines à bébés sans autre hori-

A
11 ans, Alonso est déjà un
préado. “Alonso, dis-nous
pourquoi tu ne veux pas de
frères et sœurs ?”
— Parce qu’ils me vont me
casser mes affaires, vouloir se
battre, se mettre dans mon lit et m’empê-
cher de dormir. Avant, je voulais un frère.
Mais plutôt un grand frère.
— Pourquoi ?
— Pour rester le préféré de mes parents.”
uniques sur cette planète. Le minimum ↑ Pour María zon que de se marier et de donner nais-
pour assurer la continuité de l’espèce. José Garrido sance à une nombreuse progéniture. Les
À l’exception de la Chine dictatoriale de Mayo, une gens ont tendance à avoir moins d’en-
la fin des années 1970, il n’y a pas de pré- anthropologue, fants et à les élever à deux afin de parta-
cédent historique de société composée dans un monde ger la charge de travail. Mais l’équilibre
d’enfants uniques. Nous avons grandi sans fratries entre vie professionnelle et vie privée
avec des frères et sœurs, pour le meil- “l’individualisme, reste difficile à trouver, et l’économie
leur ou pour le pire. la compétitivité va de crise en crise.
Cependant, le monde développé fait de et l’indépendance Le résultat est un monde avec moins
moins en moins d’enfants. Les femmes primeraient”. d’enfants, et davantage d’enfants uniques.
se battent pour se faire une place dans Photo A. Di Lolli/ Par choix ou par obligation. Et l’Espagne,
la société patriarcale, et elles ne sont El Mundo comme d’autres pays, ne fait pas exception.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
En 1975, le nombre moyen d’enfant par
femme était de 2,8. Aujourd’hui, le taux
de fécondité en Espagne est de 1,19, l’un
des plus bas du monde.
“La baisse de la fécondité depuis la fin
des années 1970, qui s’est accentuée dans
les années 1990, et l’augmentation de l’espé-
rance de vie ont conduit à un vieillissement
de la population. Cette chute fait que 23 %
des couples se retrouvent sans descendance.
Tout dépend des perspectives sociales et éco-
nomiques, mais, dans un avenir proche, il
ne faut pas s’attendre à ce que nous nous
éloignions de valeurs qui oscillent entre 1,1
et 1,2 enfant par femme”, affirme Diego
Ramiro, directeur de l’Institut d’écono-
mie, de géographie et de démographie du
Conseil supérieur de la recherche scien-
tifique [principal organisme public de
recherche en Espagne].
Un choix égoïste ?
Dans leur étude intitulée “Why don’t
women have all the children they say
they want” [“Pourquoi les femmes n’ont
pas autant d’enfants qu’elles le souhai-
teraient”], Alícia Adserà, de l’univer-
sité de Princeton aux États-Unis, et
Mariona Lozano, du Centre d’études
démographiques de l’Université auto-
nome de Barcelone, rapportent que près
de quatre femmes sur dix ayant dépassé
l’âge optimal de procréation auraient
voulu avoir davantage d’enfants.
Pourquoi avez-vous eu un seul enfant ?
“Pour avoir des enfants, il faut une cer-
taine sécurité. Vivre dans la précarité est
un frein à l’agrandissement de la famille.
Nous avons des contrats temporaires, nous
n’avons personne à qui laisser nos enfants,
ou alors il faut payer, les écoles coûtent
cher, nous vivons dans un appartement
de 50 m2… Il n’existe pas de véritables poli-
tiques permettant de concilier vie profes-
sionnelle et vie privée, que ce soit en matière
de logement ou d’école… On parle d’égalité,
mais l’équilibre entre vie professionnelle et
vie privée ainsi que l’accès à l’emploi sont
toujours plus difficiles pour les femmes”,
déplorent Tatiane Fernandes, 36 ans, une
Brésilienne chercheuse en développe-
ment rural à l’Université polytechnique
de Madrid, et Ernesto García, 39 ans, un
Colombien doctorant en urbanisme à
la même université. Ils sont les parents
d’Enzo, bientôt âgé de 3 ans et qui vient
de découvrir les fourmis.
“Nous avons un seul enfant, mais c’est
un choix. Ce n’est pas pour des questions
économiques mais plutôt personnelles.
Avoir un autre enfant nous pénaliserait
dans notre travail, or nous aimons beau-
coup ce que nous faisons. Au départ, nous
avions des doutes, car il y a une certaine
pression sociale pour avoir plus d’enfants.
Si vous n’en avez qu’un, vous êtes consi-
dérés comme égoïste, les gens vous disent :
‘Quoi ! Vous allez le laisser tout seul ?
Sans frères et sœurs ?’” développent
Marta Caballero, 42 ans, professeure de
danse classique, et José Pastor, 41 ans,
membre de l’équipe de production du
département cinéma et fiction de l’audio-
visuel public espagnol RTVE, parents de
Joaquín, une tornade de 2 ans et demi.
“Quand j’ai eu mon fils, j’ai été virée. Et
à chaque période de grandes vacances, je
devais quitter mon boulot. Alors j’ai fini
par créer ma propre entreprise pour pou-
voir concilier ma vie professionnelle et ma
vie familiale. Ma mère était ouvrière et ne
pouvait pas garder mon fils. Maintenant,
elle est à la retraite, et elle pourrait m’ai-
der si je voulais un deuxième enfant”,
explique Nagore Valera, 42 ans, créa-
trice d’écharpes et membre du collectif
Malasmadres [“Mauvaises mères”], qui
lutte pour que l’État espagnol mette en
place des politiques permettant de conci-
lier famille et travail. Elle et Guillermo
Pérez, chef de projet, sont les parents
d’Alonso, le garçon à l’étonnante luci-
dité du début de cet article.
“Il n’y a pas de véritables
politiques permettant
de concilier vie privée
et vie professionnelle.”
Tatiane Fernandes et Ernesto García,
PARENTS D’ENZO, BIENTÔT 3 ANS
Un pays sans frères et sœurs, est-ce une
bonne ou une mauvaise chose ? En 2019,
la psychologue Ana Aznar, de l’univer-
sité de Winchester, au Royaume-Uni, a
publié un article dans The Conversation
à partir d’une centaine d’études sur l’in-
telligence, les capacités cognitives, la per-
sonnalité et l’équilibre psychologique des
enfants uniques. Elle en a conclu qu’ils
n’étaient pas différents des autres : “Les
enfants uniques ne doivent pas rivaliser
avec qui que ce soit pour obtenir l’atten-
tion de leurs parents, leur amour et les res-
sources matérielles. Nous avons toujours
supposé que cela les rendait égoïstes, mais
il se pourrait que l’absence de rivalité soit
plutôt un atout. Il est peut-être temps de
cesser de stigmatiser les enfants uniques et
de condamner les parents qui choisissent
de n’avoir qu’un seul enfant.”
Natalia Valverde, psychologue pour
enfants, est plus nuancée : “Être le seul
objet d’amour de ses parents, ce n’est pas
Courrier international 71
pareil que d’appartenir à une fratrie de
sept enfants. Et être tout pour ses parents,
c’est parfois lourd à porter. C’est ce qu’on
appelle le phénomène de ‘surinvestisse-
ment’. Pour qu’un enfant grandisse, il
doit cesser d’être au centre de la vie de ses
parents. Et avec des frères et sœurs, cette
charge est mieux répartie. C’est pourquoi
il est bon que les parents fassent en sorte
qu’il ait des amis, des cousins, des passe-
temps, une vie à l’école. C’est le meilleur
moyen d’aider un enfant unique à s’épa-
nouir en dehors du cadre familial.”
Une autre “école de la vie”
Nous avons demandé à l’anthropologue
María José Garrido Mayo ce que serait
un monde sans frères et sœurs : “Une
société sans fratries ressemblerait beau-
coup à celle d’aujourd’hui, où les valeurs
du système économique déterminent tout
le reste. En d’autres termes, l’individua-
lisme, la compétitivité et l’indépendance
primeraient. C’est le contraire des sociétés
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traditionnelles, qui privilégient le groupe
par rapport à l’individu et sont fondées
Pourquoi il ne sur l’entraide, la coopération, la solida-
faut pas faire rité et la réciprocité.”
d’enfants Comme nous ne savons pas à quoi
La vie humaine ressemblera un monde composé seu-
vaut-elle d’être lement d’enfants uniques, penchons-
vécue, avec ses nous sur ceux d’aujourd’hui. Tatiane et
grands malheurs Ernesto, à propos de leur fils de 3 ans,
et ses petites Enzo : “Son entrée à l’école maternelle
frustrations, lui a fait un bien fou. Il est plus sociable,
ses deuils, et nous le trouvons très heureux. Mais
ses maladies [c’est Tatiane qui parle] je veux qu’il ait
et les inévitables des frères et sœurs. Cela me fait pleurer de
inconforts ne pas pouvoir avoir plus d’enfants pour
du quotidien ? des questions matérielles, et je ne veux pas
Non, répond attendre d’avoir 40 ans, car ils auront un
le philosophe trop grand écart d’âge.”
sud-africain Marta et José, à propos de Joaquín, leur
David Benatar fils de 2 ans et demi : “Il adore être et jouer
que le New Yorker avec d’autres enfants. Il est très sociable et
a rencontré, et qui partage ses jouets. Nous voyons beaucoup
affirme de façon ses cousins et les enfants de nos amis. Il y
provocante que a de plus en plus de familles avec un seul
faire des enfants enfant, et, en l’absence de frères et sœurs,
est moralement nous nous rapprochons les uns des autres.”
indéfendable. Nagore Valera à propos d’Alonso, son
fils de 11 ans : “Quand on a des frères et
sœurs, on est à l’école de la vie. Un enfant
unique, lui, ne connaît pas toujours les
règles. Et il doit les apprendre dans la
rue, tout seul. C’est pourquoi j’ai beau-
coup emmené Alonso au parc, il faisait de
nombreuses activités en dehors de l’école,
et il sait bien s’adapter. Il grandit avec des
adultes, donc, pour certaines choses, on le
traite comme tel, et il a son mot à dire.”
—Rafael J. Álvarez
Publié le 6 août 2022
72 Courrier international
“COMMENT DONNER
LA VIE DANS CE MONDE ?”
Face aux crises actuelles, et notamment à la menace
climatique, de jeunes adultes en âge d’avoir un enfant
font le choix de tourner le dos à la maternité et à la paternité.
—Le Temps (extraits) Genève
I
ls n’ont rien contre les enfants.
Bien au contraire. Sur le papier, ils
pourraient bientôt devenir parents.
Sauf qu’ils doutent. En Suisse, près
de 90 000 naissances étaient enre-
gistrées en 2021, du jamais-vu
depuis 1972, malgré un taux de fécon-
dité qui reste stable et bas – 1,5 enfant ↑ Dessin de Bela
par femme – depuis cinquante ans. Jude paru dans
Mais aujourd’hui, une partie d’une jeu- Le Temps, Genève.
nesse en âge, voire en désir de procréer
est prise dans un déroutant jeu de Tetris
mental. Le changement climatique met
la terre en péril, dénonçait une nouvelle
fois le Giec dans son rapport ce lundi
[publié le 4 avril dernier], la crise sani-
taire n’a pas eu le temps de tirer sa révé-
rence que des civils sont massacrés en
Ukraine. Dès lors, que faire… Donner
la vie au milieu du chaos ? Est-ce sage,
légitime, égoïste, nécessaire, incons-
cient, altruiste ?
D’entrée, il y a les décidés. Ceux qui
ont trouvé une solution drastique : dire
non aux bébés. Vincent et Nathalia,
des Genevois de 34 ans, sont en couple
depuis vingt ans. Ils estiment ne pas
avoir besoin de procréer, ni pour eux ni
“pour le monde”. Ils expliquent : “Nous
allons droit dans le mur et nous sentons
que ça n’ira pas mieux. Nous prônons le
bien-être des humains qui sont déjà là,
alors qu’assez d’enfants attendent déjà
d’avoir des parents.”
Les amoureux qualifient leur posture de
“politique” sans en faire une revendication.
En balayant la case “famille”, ils tournent
le dos aux traditions. C’est aussi de tout
le système “capitaliste et consumériste”
qu’ils veulent se distancier, ce mode de
vie qui aurait poussé leur progéniture à
consommer et donc à polluer.
D’autres voient dans le renoncement
à la grossesse un acte “de raison”. Il y a
six mois, Lou*, créatrice web lausan-
noise de 28 ans, s’est retrouvée par sur-
prise au cœur du labyrinthe du choix. “Je
suis tombée enceinte. Les arguments per-
sonnels et ‘logistiques’ se sont mêlés à une
certitude liée à l’environnement : je ne pour-
rai pas offrir à un enfant la vie que j’ai eue.
Je me suis plongée dans la collapsologie il y
a quelques années, les chiffres sont clairs”,
confie-t-elle. Lou a décidé d’avorter.
“Un monde qui va à sa perte”
Depuis Zurich, où elle vit, Laura, céliba-
taire de 32 ans, raconte comment, une
marche après l’autre, le vertige a grimpé
jusqu’à lui faire abandonner pour l’heure
son envie de devenir maman, pourtant
ancrée en elle depuis l’enfance : “Plus
je me suis renseignée sur la gravité de la
situation climatique, plus je me suis rendu
compte que la question n’était pas dans quel
monde allaient vivre mes enfants une fois
adultes, mais dans quel environnement ils
allaient grandir. L’arrivée du Covid m’a
encore plus inquiétée, la guerre, n’en par-
lons même pas… Je ne me vois pas donner
la vie dans un monde qui semble déterminé
à aller à sa perte.”
Pour Sabrina*, 26 ans, entrepreneuse
dans le branding en Valais, la focale
Octobre-novembre 2022
dépasse les seuls enjeux climatiques :
“L’évolution de la société, par exemple sur
le plan économique et sur celui du finance-
ment de nos retraites, fait qu’on a vraiment
de la peine à se projeter. Je me soucie déjà
pour moi-même, alors pour un enfant…”
Avec son conjoint, dans une balance
complexe entre les craintes et leurs
envies individuelles, l’équilibre s’est
trouvé dans l’abandon d’une “parenta-
lité naturelle” : “Mon copain s’est fait sté-
riliser par vasectomie. L’adoption reste une
option sans être d’actualité pour l’instant.”
L’espoir est pour certains plus néces-
saire que jamais : “L’annonce de la guerre a
tout à coup donné l’impression d’un futur rac-
courci, on s’est souvenu que la vie avait une
fin”, dit Samantha*, graphiste de 32 ans.
Avec son compagnon, la Valaisanne essaie
de concevoir un bébé depuis janvier. Elle
voit en la génération suivante des esprits
dans lesquels faire pousser les graines
de comportements conscients et bien-
veillants. La jeune femme, inquiète de
son impact écologique au quotidien,
provoque en souriant : “Si on ne fait pas
d’enfants, cela veut dire qu’il n’y aurait que
les abrutis insensibles et insouciants qui en
feraient ? Il faut transmettre des énergies
positives, j’y crois fort.”
—Agathe Seppey
Publié le 6 avril 2022
* Les prénoms ont été modifiés.
Parents en souffrance
Les attentes autour de l’éducation
des enfants sont de plus en plus
élevées, et la pression sur les
parents de plus en plus forte.
Depuis plusieurs années, Moïra
Mikolajczak et Isabelle Roskam
s’emploient à faire connaître
ce nouveau terme : le burn-out
parental. Quand, mue par
l’ambition d’être un parent idéal,
une personne se sacrifie, se sent
frustrée, vidée de son énergie
et qu’elle finit par ne plus avoir
le sentiment d’être efficace
ni satisfaite, alors la situation
devient dangereuse. “L’étape
suivante, c’est la violence
physique ou psychique à l’égard
de l’enfant parce qu’on a rompu
le lien émotionnel avec lui”,
préviennent les deux professeures
de psychologie à l’université
catholique de Louvain dans le
quotidien belge De Standaard.
Octobre-novembre 2022 Hors-série
LETTRE À TOUTES CELLES
QUI HÉSITENT À DEVENIR MÈRE
La journaliste Hadley Freeman se réjouit d’avoir eu des enfants.
Elle aimerait néanmoins que ses amies qui ne sont pas sûres d’en vouloir
ne culpabilisent pas et passent à autre chose.
—The Guardian Londres
J
e suis à un âge où la plupart
de mes fréquentations ont la
quarantaine, et depuis tou-
jours j’ai surtout des amies
femmes. Je me retrouve donc
de plus en plus souvent à avoir
la même conversation – en général avec
une amie, mais parfois avec une femme
sympa que j’ai rencontrée dans une soirée
ou autre. Mon interlocutrice a toujours
eu l’intention d’avoir des enfants, mais
elle n’a pas rencontré le bon partenaire
entre 30 et 40 ans. C’est tant mieux parce
qu’elle était très prise par sa carrière, et
puis de toute façon les enfants coûtent
les yeux de la tête. Mais maintenant
elle a 40 ans, et même si elle ne tient
pas à avoir des enfants à tout prix, elle
veut que cela reste une
possibilité. Ça craint un
peu, quand même, d’être
la seule parmi ses amies
à ne pas être maman. Et
puis que va-t-il se passer
quand elle sera vieille ?
Est-ce qu’elle devrait avoir
un bébé dès maintenant ?
Je la regarde alors droit
dans les yeux et je lui dis
ce que je dis toujours aux
femmes en pareil cas : ne
t’embête pas avec tout ça.
J’aimerais d’abord cla-
rifier les choses. Pre-
mièrement, ce que je dis
à ces femmes n’a rien à
voir avec ce que je ressens
pour mes propres enfants :
je ne conçois pas ma vie
sans eux, même si j’ai
attendu d’avoir presque
40 ans pour sauter le pas.
Le fait que votre vie finisse
par tourner entièrement
autour de vos enfants
une fois que vous en avez ne prouve
pas que la vie doive être ainsi – cela
correspond à ce que sont les enfants.
C’est bizarre comme dans ce domaine
les gens ont tendance à confondre la
cause et l’effet. Certains parents, j’ima-
gine, tentent de se rassurer en se disant
qu’ils ont fait les bons choix dans la vie
↓ Dessin de Willis, lorsqu’ils comprennent que, pendant
Tunisie. les huit années à venir, leurs week-ends
ne seront plus consacrés à voir leurs
amis, mais consisteront uniquement à
conduire leurs enfants chez leurs copains
et à échanger des propos insignifiants
et gênants avec des inconnus qui se
trouvent avoir eu des enfants environ
en même temps qu’eux.
Deuxièmement, je ne donne ces
conseils qu’aux femmes qui sont ambi-
valentes dans leur désir d’enfant. Celles
qui sont prêtes à tout
pour en avoir et qui ont
subi des épisodes dou-
loureux, des traitements
médicaux à répétition,
je leur dirais les choses
avec plus de tact, d’autant
que je suis passée par
là. Vers la fin de la tren-
taine, mon désir d’enfant
est devenu obsession-
nel, si bien que toutes
mes conversations tour-
naient autour de la ferti-
lité. Quand je ne suis pas
parvenue à être enceinte
instantanément, puis
quand plus tard j’ai fait
une fausse couche, cela
a été un immense cha-
grin, mais contrairement
à un chagrin d’amour, il
n’y avait pas la promesse
d’une rédemption à la clé.
Pendant un temps, j’ai
à peine été capable de
mener une vie normale.
Courrier international 73
Il n’y a pas une catégorie de femmes
que j’envie plus que celles qui sont
contentes de ne pas avoir d’enfants. Et
en effet, celles que je connais ont des
vies formidables. Mais je sais que je
n’aurais pas été heureuse sans enfants.
La tristesse m’aurait vite rattrapée, et
c’est peut-être la preuve d’un manque
chez moi, mais c’est aussi la raison pour
laquelle je n’ai jamais douté de ma déci-
sion d’en avoir.
Plus Peppa Pig que Jane Austen
Même si je passe bien des week-ends à
songer aux livres incroyables que j’au-
rais écrits si je n’avais pas encore passé
un dimanche au pique-nique des 4 ans
d’un gamin. (Jane Austen, les sœurs
Brontë et Virginia Woolf n’auraient
jamais passé un après-midi à une fête
Peppa Pig [série télévisée d’animation
britannique diffusée sur France 5].)
La pulsion de parentalité – peut-être
biologique, peut-être affective – a été
plus forte, et j’envie terriblement les
femmes qui ne sont pas emportées par
cette grande vague illogique qui vous
retourne le cerveau.
La peur des regrets futurs est une
drogue puissante, mais ce n’est qu’une
peur théorique. Et, contrairement à ce
qu’affirme la propagande populaire,
avoir des enfants n’est pas la seule réus-
site possible dans la vie d’une femme.
Les enfants ne sont ni des polices d’as-
surance ni des promesses d’accompa-
gnement pour nos vieux jours. Ce sont
simplement des gens, et ils peuvent être
tout aussi irritants et épuisants que
n’importe lequel d’entre nous. Certaines
femmes, pour des raisons bizarres, ont
vraiment besoin d’avoir une descen-
dance. Mais celles qui s’en passent très
bien, je leur dis : “Ne t’embête pas avec
tout ça… Et félicitations !”
—Hadley Freeman
Publié le 4 septembre 2021
74 Courrier international Hors-série Octobre-novembre 2022

À lire À voir
Move. The Forces Uprooting Us
de Parag Khanna (Scribner, 2021)

Un essai stimulant d’un chercheur indien renommé, qui affirme

que la mobilité est le destin de l’humanité à l’heure
du vieillissement de la population et des déséquilibres
engendrés par le changement climatique.

Debating Procreation. Is It Wrong to Reproduce ?

de David Benatar et David Wasserman
(Oxford University Press, 2015)
Plan 75 Une jeune fille de 90 ans Les Fils de l’homme
Il faut complètement cesser de faire des enfants. C’est la thèse de Chie Hayakawa de Yann Coridian et d’Alfonso Cuarón
du philosophe antinataliste sud-africain David Benatar, (2022) Valeria Bruni-Tedeschi (2016) (2006)
qui la discute ici avec un chercheur en bioéthique.
Dans un avenir proche Un documentaire sensible Le monde est frappé
La population mondiale. Répartition, et inquiétant, le Japon règle sur le grand âge. Venus filmer d’une stérilité de masse :
dynamique et mobilité de façon radicale la question l’intervention d’un plus aucun enfant n’est né
d’Olivier David (Armand Colin, 2020) démographique en créant chorégraphe, dans le service depuis dix-huit ans.
un programme incitant les gériatrique d’un hôpital, La violence règne, et les
Pour comprendre la variété des dynamiques démographiques personnes âgées à se faire les deux réalisateurs suivent réfugiés sont refoulés
à l’œuvre et les enjeux pour les populations à venir. euthanasier pour limiter une patiente qui tombe d’Europe. L’espoir pourrait
les dépenses publiques. amoureuse du danseur. venir d’une jeune Africaine.
La Folle Semence
d’Anthony Burgess (1962 ; Le Serpent à plumes, 2001)

Dans un futur proche, les deux États qui subsistent sur Terre
luttent contre la surpopulation en encourageant
l’homosexualité et en réprimant les naissances. Un roman
caustique et philosophique, par l’auteur d’Orange mécanique.

Les Revenants Bienvenue à Gattaca Soleil vert

de Robin Campillo (2004) d’Andrew Niccol (1997) de Richard Fleischer (1973)

À écouter Une crise migratoire inédite.

Dans une ville française,
Dans une société qui pratique
Le Péril démographique comme ailleurs dans le
La démographie vue à travers le prisme de l’économie, monde, les morts reviennent
de la pensée de Thomas Robert Malthus à la question parmi les vivants. Il faut
de la croissance économique dans un monde trop peuplé. les nourrir et les réintégrer
Une série de l’émission Entendez-vous l’éco? dans un monde qu’ils
de France Culture en quatre épisodes. ne connaissent plus.
l’eugénisme, le patrimoine
génétique décide de tout :
du fait de devenir parent
d’un enfant quasi parfait
comme de sa carrière
professionnelle. Le meilleur
des mondes.
Comment survivre dans
un New York surpeuplé
et surchauffé, aux allures
de camps de réfugiés? Grâce
à une mystérieuse tablette.
Un classique du cinéma
d’anticipation… dont l’action
se déroule en 2022.

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Société éditrice
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de 106400 euros
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et l’équipe de Courrier international
Traduction Elorri Laborde, Valentine Morizot
Maïa Raclot et l’équipe de Courrier
international
Ont collaboré à ce numéro Julien
Abiramia, Jean-Hébert Armengaud,
Christine Chaumeau, François Gerles,
Gabriel Hassan, Eun-Jin Jeong, Bachir
El-Khoury, Carolin Lohrenz, Hassina
Mechaï, Valentin Scholz, Yuta Yagishita
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au numéro, réassorts 0 805 05 0147 Ce magazine est imprimé chez Maury (Malesherbes),
Fabrication Nathalie Communeau imprimeur certifié PEFC, sur papier issu de forêts
gérées durablement et de sources contrôlées.
(directrice de la fabrication), Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées :
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Octobre-novembre 2022 Hors-série Courrier international 75

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Depuis toujours, d’où qu’ils viennent, ils le dessinent, rond comme un soleil,
ils savent le faire rayonner par-delà les frontières pour le partager avec ceux
qui ont le plus besoin de soins. Oui, comme les enfants, nous pouvons tous
passer l’espoir et c’est cette Chaîne de l’Espoir qui, chaque année, soigne,
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Soyez aux côtés des enfants.

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