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Le trauma à l'envers

Eric Laurent
Ces journées ont été pensées à la suite du 11 septembre et du traumatisme créé par
l’épouvantable attentat suicide. Qui aurait pu soupçonner qu’elles allaient se tenir
une semaine après un véritable traumatisme dans la vie politique française ? Le
résultat du premier tour des élections présidentielles françaises où un représentant
de l’extrême droite a évincé le représentant de la gauche de gouvernement peut en
effet être rangé dans cette catégorie d’événements. D’abord parce que l’événement et
sa portée excèdent les commentaires qui tentent d’en rendre compte. Les
commentateurs politiques et les " classes parlantes " en général tentent de réduire le
non-sens produit par cette nomination, mais le fait résiste, véritable trou dans le
discours politique français.

Qualifier un tel fait de " traumatisme " peut maintenant se faire dans un sens clinique
et non seulement métaphorique. C’est que nous avons assisté, depuis les deux
dernières décennies du vingtième siècle, à une extension nouvelle du syndrome de
stress post-traumatique, du post-traumatic stress disorder, décelable dans les manuels
statistiques épidémiologiques, aussi bien le manuel américain DSM IV que le manuel
européen ICD-10.

La généralisation du trauma

Le sens classique a été spécialement étendu, au-delà des limites reçues jusques là,
dans les années 80. L’extension du terme se justifie par un phénomène qui se situe à
l'interface entre la description scientifique du monde et un phénomène culturel qui
l'excède.

À mesure que la science avance dans sa description de chacune de nos


déterminations objectives, depuis la programmation génétique jusqu'à la
programmation de l'environnement, en passant par le calcul de plus en plus précis
des risques possibles, la science fait exister une causalité programmée. Le monde,
plus qu’une horloge, apparaît comme un programme d’ordinateur. C'est notre façon
actuelle de lire le livre de Dieu. À mesure que seule cette causalité est reçue, surgit le
scandale du trauma qui, lui, échappe à toute programmation. C'est à mesure que
nous bénéficions d’une meilleure description scientifique du monde, que prennent
consistance le syndrome de stress post-traumatique, lié à l'irruption d'une cause non
programmable, et la tendance à décrire le monde à partir du trauma. Tout ce qui
n'est pas programmable devient trauma. Cela va jusqu'au point où, par exemple,
dans des conférences de l’OMS, on assiste à des propositions visant à considérer la
sexualité elle-même, comme un post-traumatic stress disorder. Notre corps n'est pas fait
pour être sexué, comme le montre le fait que les hommes et les femmes se
comportent beaucoup moins bien que les animaux. On en déduit un trauma
incontestable lié au sexe. On peut alors décrire alors la sexuation tout entière comme
une difficile réaction au trauma. C’est un effort parmi d’autres pour résorber la
description du fonctionnement du body ou du mind, selon un seul modèle, celui de la
causalité programmée et de l'irruption de la contingence surprenante.

Il est paradoxal, pourrait-on dire, de demander à un psychanalyste de parler des


conséquences du trauma puisque la psychanalyse freudienne est précisément fondée
sur l'abandon de la théorie du trauma de la séduction. Pendant deux ans de sa vie,
entre 1895 et 1897, Freud a en effet pensé pouvoir réduire la sexualité à un trauma. Il
a ensuite abandonné cette théorie et a pensé que c'est dans la sexualité comme telle
qu'il fallait trouver la cause nécessaire du malaise dans la sexualité, et non dans la
contingence.

C’est vingt cinq ans plus tard, après la Première Guerre mondiale, que Freud a donné
un sens nouveau aux accidents traumatiques et aux pathologies qui les suivaient. Il
en fait alors un exemple de l’échec du principe de plaisir et l’un des fondements de
l’hypothèse de la pulsion de mort. Le syndrome traumatique de guerre, que sa
définition soit psychanalytique ou non, est caractérisé par un noyau constant :
pendant de longues périodes et sans aucun remède, des rêves répétitifs, qui
reproduisent la scène traumatique, provoquent des réveils angoissés. Ces rêves
contrastent avec une activité de veille qui, elle, peut ne pas être endommagée.

Freud eût à connaître ces syndromes car il fut consulté comme expert pendant la
guerre et juste après. Il prit parti contre les méthodes utilisées par la psychiatrie
allemande de l’époque pour traiter les traumatisés. Le " traitement " consistait en
l’application de chocs électriques complété par la suggestion autoritaire pour forcer
les soldats à revenir au front avec un encadrement très serré. Les méthodes françaises
et anglaises, distinctes, étaient plus souples.

La Seconde Guerre mondiale poursuivit la tendance libérale du traitement des


névroses de guerre, mais ce fut surtout l’après guerre du Vietnam qui changea la
conception du traitement du trauma en psychiatrie. Ce n'est qu'en 1979 que les
vétérans sont recensés, évalués, insérés dans des programmes de réhabilitation et que
la société américaine se réconcilie avec ces soldats traumatisés. Les psychiatres
américains fort largement mobilisés autour de ce problème remettent en faveur le
concept de stress et la particularité de la réaction qu'il engendre. C’est l’importance
de la mobilisation des psychiatres et psychologues américains sur le thème social de
la réinsertion qui fait sortir le trauma du cercle étroit de la psychiatrie militaire pour
devenir une perspective générale d'approche de phénomènes cliniques liés aux
catastrophes individuelles ou collectives de la vie sociale.

Le second facteur qui amène l'extension du syndrome, est la pathologie propre aux
mégapoles de la seconde moitié du XXe siècle. Les mégapoles agissent dans un
double registre. D’une part, elles engendrent un espace social marqué d’un effet
d'irréalité. L'admirable penseur allemand Walter Benjamin appelait cet effet " le
monde de l'allégorie " propre à la grande ville où le règne de la marchandise, de la
publicité du signe, plonge le sujet dans un monde artificiel, dans une métaphore de
la vie. Média et télévision ont généralisé ce sentiment d'irréalité, de virtualité. Le
village global risque toujours de se représenter comme une galerie marchande de
mégapole virtuelle.

D’autre part, le lieu de l'artefact est le lieu de l'agression, de la violence urbaine, de


l'agression sexuelle, du terrorisme, etc.

C'est aux États-Unis d'abord que les groupes féministes ont voulu faire reconnaître le
viol comme un trauma, non plus comme un délit de droit commun, mais comme un
crime clinique, entraînant des conséquences subjectives de longue durée. Ils ont donc
demandé de plus importantes réparations et des sanctions plus grandes de la part
des tribunaux.

Certaines catégories professionnelles ont aussi demandé réparation pour les stress
qu'elles subissaient. Par une sorte de grimace de l’histoire, le syndicat des
conducteurs de trains allemands a demandé réparation pour le stress produit par le
fait que l'Allemagne est le pays d'Europe où l'on se suicide le plus en se jetant sous
les trains (un suicide toutes les cinq minutes).

Je dis grimace de l’histoire car nous n’oublions pas, dans ce phénomène, l’importance
de la réflexion sur les séquelles des camps de concentration. Les psychiatres qui se
sont occupés des survivants, découvrirent en effet le " syndrome de la culpabilité du
survivant ", avec des phénomènes comparables à ceux des traumas de guerre :
anxiété et dépression, associé avec des troubles somatiques variés. À partir d’une
expérience de rencontre avec la mort qui défie toute raison, des phénomènes
semblables se produisent.

Deux facteurs participent donc à l'extension de la clinique du trauma. D’une part


l'expérience psychiatrique des traumas de guerre dans les pays démocratiques, c'est-
à-dire dans les pays où l'on n'abandonne pas ses citoyens. A cet égard, les nouvelles
définitions des missions de " maintien de la paix ", l’extension du rôle " humanitaire "
des armées, spécialement européennes, accentuent cette expérience. Un film
comme Warriors a popularisé le trauma de guerre dans les opérations de maintien de
la paix. D’autre part, la prise en compte de la pathologie civile du trauma étend la
définition de l'expérience traumatisante à celle qui comporte la rencontre d’un risque
important pour la sécurité ou la santé du sujet. La liste des dangers mêle catastrophe
technique, accident individuel ou collectif, agression individuelle ou attentat, guerre
et viol.

Nous avons appris par un suivi plus en profondeur des cas que, contrairement à ce
que pensait Freud en 1918, le fait d'avoir été blessé physiquement ne protège pas
d'une névrose traumatique. Quatre-vingts pour cent des blessés graves lors des
attentats présentent, et ce jusqu'à plusieurs années après l'événement, des syndromes
de répétition, des troubles phobiques ou dépressifs.

Nous avons appris également que les enfants peuvent parfaitement connaître des
troubles similaires à ceux présentés par les adultes. Enfin nous avons appris que là,
comme dans d'autres phénomènes morbides, les femmes se révèlent, sur longue
distance, plus solides que les hommes.

L’énergie du trauma

En 1895, Freud a d'abord noué le noyau de la névrose et le syndrome de répétition. Il


mentionne dans sa description de l'hystérie d'angoisse, le réveil nocturne suivi d’un
syndrome de répétition avec cauchemars. Ce n'est qu'après l'isolement du pur
instinct de mort qu'il séparera les rêves de répétition et l'hystérie, et parlera, dans le
syndrome de répétition traumatique, d’un échec de la répétition névrotique, d'un
échec des défenses, d'un échec du bouclier pare-excitation.

La question est celle de savoir comment relire maintenant ces métaphores


énergétiques freudiennes. La question du trauma constitue en quelque sorte une
pierre de touche. Elle a l'air en effet d'être, par excellence, le lieu de l'énergie, de la
quantité d'effraction.

En 1926, lorsqu'il modifie le sens du " traumatisme de la naissance " de son ancien
élève Otto Rank, Freud ramène les conceptions énergétiques qu’il avait
précédemment envisagées à des moments d’angoisse devant des pertes essentielles.
Freud distingue l’angoisse ressentie lors de la naissance et ce qui relève, à
proprement parler du traumatisme de la perte de l’objet maternel. Freud ose faire de
la perte nécessaire de la mère le modèle de tous les autres traumas. C’est sur ce fonds
qu’il faut entendre l’aphorisme qui figure dans un texte presque contemporain, le
texte sur " La dénégation " de 1925, où l'objet n’a pas à être trouvé mais toujours "
retrouvé ", toujours trouvé sur le fond d'une perte primordiale.

Lacan a retraduit l’inconscient freudien et la perte fondamentale qui lui est centrale
dans les termes de la pensée du XXe siècle, celui qu'on a pu appeler le siècle du "
tournant linguistique ". Au cours de ce XXe siècle, des traditions philosophiques
différentes, Frege, Russell, Husserl, etc., ont mis l'accent sur le drame qui fait que
nous ne pouvons plus sortir du langage une fois que nous y sommes. C'est ce que le
premier Wittgenstein énonce dans sa thèse pessimiste selon laquelle la philosophie
ne peut que démontrer des tautologies et que le monde ne peut se " montrer " qu'à
travers d'autres discours : l'esthétique, la morale, la religion.

Lacan a montré que la thèse de Freud peut se formuler ainsi : nous venons au monde
avec un parasite qu’il nomme l’inconscient. Au moment même où nous apprenons à
parler, nous faisons l’expérience de quelque chose qui vit autrement que le vivant,
qui est le langage et les significations. C’est dans le même mouvement que nous
communiquons nos expériences libidinales et que nous faisons la découverte des
limites de cette communication, le fait que le langage est un mur. Si nous ne sommes
pas trop écrasés par le malentendu, nous arrivons alors à parler. Mais nous faisons
alors l’expérience que nous ne sortirons plus du langage.

Au bord du système du langage, un certain nombre de phénomènes cliniques


relèvent de la catégorie du réel. Ces phénomènes sont à la fois au bord et au c¦ur de
ce système du langage. Le trauma relève d’une topologie qui n'est pas simplement
d'intérieur et d'extérieur. Le trauma, l'hallucination, l'expérience de jouissance
perverse sont des phénomènes que l’on peut dire toucher au réel. Le névrosé lui
aussi éprouve des moments d'angoisse qui lui donnent une idée de ces phénomènes
et l’arrachent à sa tendance à considérer la vie comme un songe.

En ce sens, l'extension de la clinique du trauma dans les classifications psychiatriques


est la conséquence logique de l'extension de la description linguistique du monde,
que ce soit dans les modèles scientifiques ou leur extension plus ou moins justifiée
dans les neurosciences. Mais la question véritable qui se pose est celui de la place
logique du trauma, dans les différents modèles qui nous sont proposés

Les deux lieux du trauma

La question du traumatisme est bien une question d’intérieur et d’extérieur, mais les
rapports de ces dimensions sont complexes, comme bien des textes de Freud, en plus
de celui sur la négation, le montrent.

Lacan, dès 1953, propose, pour en tenir compte, d’inscrire le langage dans un espace
fermé particulier, le tore. " À vouloir en donner une représentation intuitive, il
semble que plutôt qu’à la superficialité d’une zone, c’est à la forme tridimensionnelle
d’un tore qu’il faudrait recourir, pour autant que son extériorité périphérique et son
extériorité centrale ne constituent qu’une seule région ".

Ce modèle présente la particularité de désigner un intérieur qui est aussi à


l’extérieur. Il intéresse profondément la conception de l’espace en général. Les
réflexions sur la topologie nous permettent d’aller vers " la libération progressive de
la notion de distance en géométrie " et aussi de " distance " psychique par rapport à
un trauma. Le tore est la forme de l’espace la plus simple qui inclut un trou.

En un premier sens, donc, le trauma est un trou à l’intérieur du symbolique. Le


symbolique est ici posé comme le système des Vorstellungen à travers lesquelles le
sujet veut retrouver la présence d’un réel. Le symbolique inclut là le symptôme dans
son enveloppe formelle et aussi ce qui n’arrive pas à faire symptôme, ce point de réel
qui reste extérieur à une représentation symbolique, qu’elle soit symptôme ou
fantasme inconscient. Il permet de figurer le réel en " exclusion interne au
symbolique ". " Le symptôme peut apparaître comme un énoncé répétitif sur le réel
(…). Le sujet ne peut répondre au réel si ce n’est en en faisant un symptôme. Le
symptôme est la réponse du sujet au traumatique du réel ". Ce point de réel,
impossible à résorber dans le symbolique, c’est l’angoisse entendue dans un sens
généralisée où elle inclut l’angoisse traumatique.

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Le traitement qui se déduit de ce modèle est celui-ci : en cas de trauma, il faut arriver
à donner du sens à ce qui n’en a pas. C’est le traitement par le sens. La psychanalyse
s’inscrit alors, avec d’autres psychothérapies dans une volonté de ne pas limiter le
trauma à un hors-sens quantitatif. Elle considère que, dans l’accident le plus
contingent, la restitution de la trame du sens, de l’inscription du trauma dans la
particularité inconsciente du sujet, fantasme et symptôme, est curative.

Dans cette perspective, le psychanalyste est un donneur de sens. Il soigne en se


faisant une sorte de " héros herméneutique " de la communauté de discours dont il
procède. Comme psychothérapeute, il est celui qui réintègre le sujet dans les
différents discours dont il a été chassé. Il peut lui être nécessaire, comme thérapeute,
de renouer le sujet avec le discours de la loi, de l’école. Ce sont les différentes figures
du discours du maître qui viennent en opposition hors-sens avec le sujet après
l’impact initial. C’est par là que le sujet peut se réconcilier avec le désordre du
monde.

La psychanalyse s’appuie là sur l’inconscient comme un dispositif qui produit du


sens libidinal. Cela suppose de se méfier de l’inscription du sujet dans de grandes
catégories anonymes et de préserver sa particularité. Cette approche s’éloigne donc
des Alcoholics Anonymous. Elle ne méconnaît cependant pas l’importance du lien au
groupe et peut lui donner sa place comme par exemple, pour le traitement en
groupe, des traumatisés de telle catastrophe aérienne, de tel attentat spécifique, de
telle guerre, etc. La reconnaissance d’un trauma particulier propre à chacun est un
moyen de produire de la reconnaissance et donc du sens. Cela suppose aussi de se
tenir à distance des psychothérapies autoritaires, du conseil impératif, de la
suggestion. Il s’agit enfin de ne pas faire de cette psychanalyse appliquée la servante
de la chimiothérapie. Elle peut être combinée certes à un soutien médicamenteux
durant le temps nécessaire.

Mais le traumatisme du réel peut se comprendre en un autre " sens ", celui que
développe J.-A. Miller dans son commentaire du dernier enseignement de Lacan. Les
rapports de l’Autre et du sujet peuvent être aussi pris à l’envers. Il y a du symbolique
dans le réel, c’est la structure du langage, l’existence du langage dans lequel est pris
l’enfant, le bain de langage dans lequel il tombe. En ce sens, c’est le langage qui est
réel ou du moins le langage comme parasite hors sens du vivant.

Nous n’apprenons pas les règles qui composent pour nous l’Autre du lien social.
Nous suivons les règles que nous apprenons avec d’autres. Le sens des règles
s’invente à partir d’un point primordial, hors sens, qu’est " l’attachement " à l’Autre.
C’est un point de vue plus proche du second Wittgenstein et de son argument de
constitution d’une " communauté de vies" constituant une pragmatique primordiale.
Dans cette perspective, après un trauma, il faut réinventer un Autre qui n’existe plus.
Il faut alors " causer " un sujet pour qu’il retrouve des règles de vie avec un Autre qui
a été perdu. On ne réapprend pas à vivre avec un Autre ainsi perdu. On invente un
chemin nouveau causé par le traumatisme. C’est plutôt par la voie de l’insensé du
fantasme et du symptôme que cette voie se trace. C’est par ce qui excède tout " sens "
possible dans la cause libidinale que cette voie est possible. On peut figurer ainsi le
statut du langage dans le réel :

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C’est une voie où la production de sens se sépare de toute approche " cognitiviste ".
On n’apprend pas plus à vivre après le trauma que l’on apprend les règles du
langage. On invente l’Autre du langage en surmontant l’angoisse de la perte de la
mère, " causé " par la mère. Plus profondément encore, l’immersion dans le langage
est traumatique car il comporte en son centre un non-rapport. Le non-rapport sexuel
n’est jamais écrit. Il reste toujours comme une règle qui manque à inventer, mais qui
fait toujours défaut. C’est ce qui fait que Lacan a pu dire que le traumatisme est en
dernière instance le traumatisme sexuel. C’est un sens très différent de celui
qu’utilise l’OMS pour rendre compte de la sexualité.

Dans cette approche-là, l’analyste occupe la place de la perte essentielle de l’objet. S’il
peut aider un sujet à retrouver la parole après un traumatisme, c’est qu’il arrive à être
lui-même à la place du trauma. C’est en ce sens que Lacan a pu dire que " l’analyste
est traumatique ". Il l’est comme le langage l’est lui-même. Il peut occuper cette place
de l’insensé car sa formation l’a amené à réduire le sens du symptôme à son noyau le
plus proche d’une contingence hors-sens. Disons qu’il ne croit plus au sens.

Le psychanalyste peut alors se qualifier comme un traumatisme " suffisamment bon "
pour qu’il " pousse " à parler. Comment oser énoncer une telle proposition ? C’est
dire la même chose que ce qu’une personne m’a confié ici même, à New-York.: Le 11
septembre a eu la conséquence surprenante de déplacer les limites du discours. On
s’est mis à parler avec des gens avec qui on ne parlait pas et de choses dont on ne
parlait pas. Des membres d’une famille qui étaient devenus étrangers l’un et l’autre
ont renoué. Des liens nouveaux se sont créés. En ce sens, l’analyste est un partenaire
qui traumatise le discours commun pour autoriser l’autre discours de l’inconscient.
Ce n’est pas l’analyste comme " héros herméneutique ". C’est plutôt celui qui sait que
le langage, en son fonds le plus intime, reste hors sens. Il sait que " le langage est un
virus " comme le dit le titre d’une chanson de la performing artist Laurie Anderson.

Par la position que l’analyste occupe, il est le garant du surgissement de l’inconscient


qui émerge toujours dans sa dimension de rupture du sens établi. Comme Autre
discours, il est voué à une position non-sensical. C’est un partenaire anti-
herméneutique, comme les héros de Rainman ou de Forrest-Gump. Il est celui qui sait
que le langage fonctionne comme la répétition insensée du " run, Forrest, run ! " qui
scande le film. Il court avec le sujet contre le sens.

L’analyse comme narration et l’analyse comme installation

L’analyste sait ainsi qu’il opère avec des matériaux fragiles. L’analyse n’est pas la
mise au point de la métaphore ou du récit de la vie de chaque sujet. Ce n’est pas le "
récit qui conviendrait " à la place de l’histoire qu’il n’y a pas, une fois récupéré le
dossier perdu sous le refoulement. L’analyse ressemble bien plus, dans cette
perspective, à une installation précaire, comme celle que l’on rencontre maintenant
dans tous nos musées ou lors de grandes cérémonies de la communauté artistique
que l’on appelle des biennales. J’ai vu, il y a peu, au Whitney Museum une de ces
installations. Il s’agissait d’une salle où l’artiste, John Leaños avait reconstitué une
sorte de pseudo exposition archéologique consacré à la culture de " l’Azteclan ". Cette
culture aurait été centrée non pas sur le sacrifice sanglant comme les anciens Mayas,
mais sur la castration rituelle. Le titre de l’installation étaitRemembering castration.
C’est ce qu’il reste lorsque la castration ne veut plus rien dire de tragique pour notre
culture. On joue alors avec le passé d’un monde où aurait existé la signification
rituelle d’une telle opération. L’installation toute entière est une sorte de fragile
opération sur ce qui nous reste de sens autour du phallus. Mieux vaut concevoir
l’analyse ainsi que comme une métaphore narrative pleine de sens. L’analyste, dans
cette seconde position, se situe au-delà ou en-deçà d’une conception thérapeutique
du sens.

Dans la première position, celle d’une réparation du sens, l’analyste est plus
évidemment thérapeute. Mais dans la seconde position, il aperçoit le sens lui-même
comme un objet dangereux. Il peut produire des " overdoses" qui le rendent
inopérant. Il est ainsi impossible d’interpréter davantage les " araignées " de Louise
Bourgeois plus qu’elle ne la fait elle même. Il faudra donc à l’analyste, mesurer, pour
chaque sujet, jusqu’où il peut présenter les deux pôles de son action. Cela dépend
évidemment des " traumatismes " extérieurs que l’analysant a subis. Mais il faut
cependant que l’analyste sache qu’il ne peut réduire sa position à celle d’un donneur
de sens, où à celle de celui qui restitue le sens refoulé.

Avec les philosophes du langage et contre les approches cognitivistes, nous savons
que le langage fait bien autre chose que de coder une expérience du vivant. Il n’est
pas un code de plus dans la multiplication des codes sensoriels, le code de la vision,
de l’entendu, de l’affect, etc. Mais, à la différence de l’approche philosophique de la
relation intersubjective que peut avoir un philosophe américain contemporain
comme Donald Davidson, le psychanalyste sait que ce n’est pas un " monde commun
" et partagé qui est la référence ultime du langage. Ce qui nous est commun est plutôt
la référence au traumatisme langagier, ce qui réellement fait obstacle à la constitution
d’un monde. Ce qui est commun à toute relation intersubjective est la non existence
du rapport sexuel, faille dans laquelle viendront s’inscrire les objets fragmentés de la
jouissance.

Si nous conjoignons ces deux sens du trauma, le trauma est davantage un processus
qu’un événement. Il accompagne à jamais le sujet.

Il faut tenir ensemble les deux points de vue sur l’endroit et l’envers du trauma, que
nous écrivons avec J.-A. Miller :

S€RR€S

C’est ce qui fait l’originalité de la psychanalyse dans l’ensemble des thérapies du


trauma par la parole. Le recours généralisé aux psychothérapies post-traumatiques,
propres à notre civilisation nous donne de nouveaux devoirs et de nouvelles
responsabilités. C’est l’occasion de faire entendre la singularité du discours
psychanalytique dans une expérience clinique partagée. C’est d’autant plus
nécessaires que nous savons du monde après le 11 septembre 2001, qu’il nous
amènera, sans aucun doute, pour notre malheur, à intervenir après un trauma ou un
autre. Freud nous avait laissé le XXe siècle sur " le malaise de la civilisation ", peut-
être le XXIe nous amène-t-il à parler plutôt de la " civilisation et de son trauma " ?

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