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Eric Laurent
Ces journées ont été pensées à la suite du 11 septembre et du traumatisme créé par
l’épouvantable attentat suicide. Qui aurait pu soupçonner qu’elles allaient se tenir
une semaine après un véritable traumatisme dans la vie politique française ? Le
résultat du premier tour des élections présidentielles françaises où un représentant
de l’extrême droite a évincé le représentant de la gauche de gouvernement peut en
effet être rangé dans cette catégorie d’événements. D’abord parce que l’événement et
sa portée excèdent les commentaires qui tentent d’en rendre compte. Les
commentateurs politiques et les " classes parlantes " en général tentent de réduire le
non-sens produit par cette nomination, mais le fait résiste, véritable trou dans le
discours politique français.
Qualifier un tel fait de " traumatisme " peut maintenant se faire dans un sens clinique
et non seulement métaphorique. C’est que nous avons assisté, depuis les deux
dernières décennies du vingtième siècle, à une extension nouvelle du syndrome de
stress post-traumatique, du post-traumatic stress disorder, décelable dans les manuels
statistiques épidémiologiques, aussi bien le manuel américain DSM IV que le manuel
européen ICD-10.
La généralisation du trauma
Le sens classique a été spécialement étendu, au-delà des limites reçues jusques là,
dans les années 80. L’extension du terme se justifie par un phénomène qui se situe à
l'interface entre la description scientifique du monde et un phénomène culturel qui
l'excède.
C’est vingt cinq ans plus tard, après la Première Guerre mondiale, que Freud a donné
un sens nouveau aux accidents traumatiques et aux pathologies qui les suivaient. Il
en fait alors un exemple de l’échec du principe de plaisir et l’un des fondements de
l’hypothèse de la pulsion de mort. Le syndrome traumatique de guerre, que sa
définition soit psychanalytique ou non, est caractérisé par un noyau constant :
pendant de longues périodes et sans aucun remède, des rêves répétitifs, qui
reproduisent la scène traumatique, provoquent des réveils angoissés. Ces rêves
contrastent avec une activité de veille qui, elle, peut ne pas être endommagée.
Freud eût à connaître ces syndromes car il fut consulté comme expert pendant la
guerre et juste après. Il prit parti contre les méthodes utilisées par la psychiatrie
allemande de l’époque pour traiter les traumatisés. Le " traitement " consistait en
l’application de chocs électriques complété par la suggestion autoritaire pour forcer
les soldats à revenir au front avec un encadrement très serré. Les méthodes françaises
et anglaises, distinctes, étaient plus souples.
Le second facteur qui amène l'extension du syndrome, est la pathologie propre aux
mégapoles de la seconde moitié du XXe siècle. Les mégapoles agissent dans un
double registre. D’une part, elles engendrent un espace social marqué d’un effet
d'irréalité. L'admirable penseur allemand Walter Benjamin appelait cet effet " le
monde de l'allégorie " propre à la grande ville où le règne de la marchandise, de la
publicité du signe, plonge le sujet dans un monde artificiel, dans une métaphore de
la vie. Média et télévision ont généralisé ce sentiment d'irréalité, de virtualité. Le
village global risque toujours de se représenter comme une galerie marchande de
mégapole virtuelle.
C'est aux États-Unis d'abord que les groupes féministes ont voulu faire reconnaître le
viol comme un trauma, non plus comme un délit de droit commun, mais comme un
crime clinique, entraînant des conséquences subjectives de longue durée. Ils ont donc
demandé de plus importantes réparations et des sanctions plus grandes de la part
des tribunaux.
Certaines catégories professionnelles ont aussi demandé réparation pour les stress
qu'elles subissaient. Par une sorte de grimace de l’histoire, le syndicat des
conducteurs de trains allemands a demandé réparation pour le stress produit par le
fait que l'Allemagne est le pays d'Europe où l'on se suicide le plus en se jetant sous
les trains (un suicide toutes les cinq minutes).
Je dis grimace de l’histoire car nous n’oublions pas, dans ce phénomène, l’importance
de la réflexion sur les séquelles des camps de concentration. Les psychiatres qui se
sont occupés des survivants, découvrirent en effet le " syndrome de la culpabilité du
survivant ", avec des phénomènes comparables à ceux des traumas de guerre :
anxiété et dépression, associé avec des troubles somatiques variés. À partir d’une
expérience de rencontre avec la mort qui défie toute raison, des phénomènes
semblables se produisent.
Nous avons appris par un suivi plus en profondeur des cas que, contrairement à ce
que pensait Freud en 1918, le fait d'avoir été blessé physiquement ne protège pas
d'une névrose traumatique. Quatre-vingts pour cent des blessés graves lors des
attentats présentent, et ce jusqu'à plusieurs années après l'événement, des syndromes
de répétition, des troubles phobiques ou dépressifs.
Nous avons appris également que les enfants peuvent parfaitement connaître des
troubles similaires à ceux présentés par les adultes. Enfin nous avons appris que là,
comme dans d'autres phénomènes morbides, les femmes se révèlent, sur longue
distance, plus solides que les hommes.
L’énergie du trauma
En 1926, lorsqu'il modifie le sens du " traumatisme de la naissance " de son ancien
élève Otto Rank, Freud ramène les conceptions énergétiques qu’il avait
précédemment envisagées à des moments d’angoisse devant des pertes essentielles.
Freud distingue l’angoisse ressentie lors de la naissance et ce qui relève, à
proprement parler du traumatisme de la perte de l’objet maternel. Freud ose faire de
la perte nécessaire de la mère le modèle de tous les autres traumas. C’est sur ce fonds
qu’il faut entendre l’aphorisme qui figure dans un texte presque contemporain, le
texte sur " La dénégation " de 1925, où l'objet n’a pas à être trouvé mais toujours "
retrouvé ", toujours trouvé sur le fond d'une perte primordiale.
Lacan a retraduit l’inconscient freudien et la perte fondamentale qui lui est centrale
dans les termes de la pensée du XXe siècle, celui qu'on a pu appeler le siècle du "
tournant linguistique ". Au cours de ce XXe siècle, des traditions philosophiques
différentes, Frege, Russell, Husserl, etc., ont mis l'accent sur le drame qui fait que
nous ne pouvons plus sortir du langage une fois que nous y sommes. C'est ce que le
premier Wittgenstein énonce dans sa thèse pessimiste selon laquelle la philosophie
ne peut que démontrer des tautologies et que le monde ne peut se " montrer " qu'à
travers d'autres discours : l'esthétique, la morale, la religion.
Lacan a montré que la thèse de Freud peut se formuler ainsi : nous venons au monde
avec un parasite qu’il nomme l’inconscient. Au moment même où nous apprenons à
parler, nous faisons l’expérience de quelque chose qui vit autrement que le vivant,
qui est le langage et les significations. C’est dans le même mouvement que nous
communiquons nos expériences libidinales et que nous faisons la découverte des
limites de cette communication, le fait que le langage est un mur. Si nous ne sommes
pas trop écrasés par le malentendu, nous arrivons alors à parler. Mais nous faisons
alors l’expérience que nous ne sortirons plus du langage.
La question du traumatisme est bien une question d’intérieur et d’extérieur, mais les
rapports de ces dimensions sont complexes, comme bien des textes de Freud, en plus
de celui sur la négation, le montrent.
Lacan, dès 1953, propose, pour en tenir compte, d’inscrire le langage dans un espace
fermé particulier, le tore. " À vouloir en donner une représentation intuitive, il
semble que plutôt qu’à la superficialité d’une zone, c’est à la forme tridimensionnelle
d’un tore qu’il faudrait recourir, pour autant que son extériorité périphérique et son
extériorité centrale ne constituent qu’une seule région ".
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Le traitement qui se déduit de ce modèle est celui-ci : en cas de trauma, il faut arriver
à donner du sens à ce qui n’en a pas. C’est le traitement par le sens. La psychanalyse
s’inscrit alors, avec d’autres psychothérapies dans une volonté de ne pas limiter le
trauma à un hors-sens quantitatif. Elle considère que, dans l’accident le plus
contingent, la restitution de la trame du sens, de l’inscription du trauma dans la
particularité inconsciente du sujet, fantasme et symptôme, est curative.
Mais le traumatisme du réel peut se comprendre en un autre " sens ", celui que
développe J.-A. Miller dans son commentaire du dernier enseignement de Lacan. Les
rapports de l’Autre et du sujet peuvent être aussi pris à l’envers. Il y a du symbolique
dans le réel, c’est la structure du langage, l’existence du langage dans lequel est pris
l’enfant, le bain de langage dans lequel il tombe. En ce sens, c’est le langage qui est
réel ou du moins le langage comme parasite hors sens du vivant.
Nous n’apprenons pas les règles qui composent pour nous l’Autre du lien social.
Nous suivons les règles que nous apprenons avec d’autres. Le sens des règles
s’invente à partir d’un point primordial, hors sens, qu’est " l’attachement " à l’Autre.
C’est un point de vue plus proche du second Wittgenstein et de son argument de
constitution d’une " communauté de vies" constituant une pragmatique primordiale.
Dans cette perspective, après un trauma, il faut réinventer un Autre qui n’existe plus.
Il faut alors " causer " un sujet pour qu’il retrouve des règles de vie avec un Autre qui
a été perdu. On ne réapprend pas à vivre avec un Autre ainsi perdu. On invente un
chemin nouveau causé par le traumatisme. C’est plutôt par la voie de l’insensé du
fantasme et du symptôme que cette voie se trace. C’est par ce qui excède tout " sens "
possible dans la cause libidinale que cette voie est possible. On peut figurer ainsi le
statut du langage dans le réel :
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C’est une voie où la production de sens se sépare de toute approche " cognitiviste ".
On n’apprend pas plus à vivre après le trauma que l’on apprend les règles du
langage. On invente l’Autre du langage en surmontant l’angoisse de la perte de la
mère, " causé " par la mère. Plus profondément encore, l’immersion dans le langage
est traumatique car il comporte en son centre un non-rapport. Le non-rapport sexuel
n’est jamais écrit. Il reste toujours comme une règle qui manque à inventer, mais qui
fait toujours défaut. C’est ce qui fait que Lacan a pu dire que le traumatisme est en
dernière instance le traumatisme sexuel. C’est un sens très différent de celui
qu’utilise l’OMS pour rendre compte de la sexualité.
Dans cette approche-là, l’analyste occupe la place de la perte essentielle de l’objet. S’il
peut aider un sujet à retrouver la parole après un traumatisme, c’est qu’il arrive à être
lui-même à la place du trauma. C’est en ce sens que Lacan a pu dire que " l’analyste
est traumatique ". Il l’est comme le langage l’est lui-même. Il peut occuper cette place
de l’insensé car sa formation l’a amené à réduire le sens du symptôme à son noyau le
plus proche d’une contingence hors-sens. Disons qu’il ne croit plus au sens.
Le psychanalyste peut alors se qualifier comme un traumatisme " suffisamment bon "
pour qu’il " pousse " à parler. Comment oser énoncer une telle proposition ? C’est
dire la même chose que ce qu’une personne m’a confié ici même, à New-York.: Le 11
septembre a eu la conséquence surprenante de déplacer les limites du discours. On
s’est mis à parler avec des gens avec qui on ne parlait pas et de choses dont on ne
parlait pas. Des membres d’une famille qui étaient devenus étrangers l’un et l’autre
ont renoué. Des liens nouveaux se sont créés. En ce sens, l’analyste est un partenaire
qui traumatise le discours commun pour autoriser l’autre discours de l’inconscient.
Ce n’est pas l’analyste comme " héros herméneutique ". C’est plutôt celui qui sait que
le langage, en son fonds le plus intime, reste hors sens. Il sait que " le langage est un
virus " comme le dit le titre d’une chanson de la performing artist Laurie Anderson.
L’analyste sait ainsi qu’il opère avec des matériaux fragiles. L’analyse n’est pas la
mise au point de la métaphore ou du récit de la vie de chaque sujet. Ce n’est pas le "
récit qui conviendrait " à la place de l’histoire qu’il n’y a pas, une fois récupéré le
dossier perdu sous le refoulement. L’analyse ressemble bien plus, dans cette
perspective, à une installation précaire, comme celle que l’on rencontre maintenant
dans tous nos musées ou lors de grandes cérémonies de la communauté artistique
que l’on appelle des biennales. J’ai vu, il y a peu, au Whitney Museum une de ces
installations. Il s’agissait d’une salle où l’artiste, John Leaños avait reconstitué une
sorte de pseudo exposition archéologique consacré à la culture de " l’Azteclan ". Cette
culture aurait été centrée non pas sur le sacrifice sanglant comme les anciens Mayas,
mais sur la castration rituelle. Le titre de l’installation étaitRemembering castration.
C’est ce qu’il reste lorsque la castration ne veut plus rien dire de tragique pour notre
culture. On joue alors avec le passé d’un monde où aurait existé la signification
rituelle d’une telle opération. L’installation toute entière est une sorte de fragile
opération sur ce qui nous reste de sens autour du phallus. Mieux vaut concevoir
l’analyse ainsi que comme une métaphore narrative pleine de sens. L’analyste, dans
cette seconde position, se situe au-delà ou en-deçà d’une conception thérapeutique
du sens.
Dans la première position, celle d’une réparation du sens, l’analyste est plus
évidemment thérapeute. Mais dans la seconde position, il aperçoit le sens lui-même
comme un objet dangereux. Il peut produire des " overdoses" qui le rendent
inopérant. Il est ainsi impossible d’interpréter davantage les " araignées " de Louise
Bourgeois plus qu’elle ne la fait elle même. Il faudra donc à l’analyste, mesurer, pour
chaque sujet, jusqu’où il peut présenter les deux pôles de son action. Cela dépend
évidemment des " traumatismes " extérieurs que l’analysant a subis. Mais il faut
cependant que l’analyste sache qu’il ne peut réduire sa position à celle d’un donneur
de sens, où à celle de celui qui restitue le sens refoulé.
Avec les philosophes du langage et contre les approches cognitivistes, nous savons
que le langage fait bien autre chose que de coder une expérience du vivant. Il n’est
pas un code de plus dans la multiplication des codes sensoriels, le code de la vision,
de l’entendu, de l’affect, etc. Mais, à la différence de l’approche philosophique de la
relation intersubjective que peut avoir un philosophe américain contemporain
comme Donald Davidson, le psychanalyste sait que ce n’est pas un " monde commun
" et partagé qui est la référence ultime du langage. Ce qui nous est commun est plutôt
la référence au traumatisme langagier, ce qui réellement fait obstacle à la constitution
d’un monde. Ce qui est commun à toute relation intersubjective est la non existence
du rapport sexuel, faille dans laquelle viendront s’inscrire les objets fragmentés de la
jouissance.
Si nous conjoignons ces deux sens du trauma, le trauma est davantage un processus
qu’un événement. Il accompagne à jamais le sujet.
Il faut tenir ensemble les deux points de vue sur l’endroit et l’envers du trauma, que
nous écrivons avec J.-A. Miller :
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