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© Éditions First, un département d’Édi8, Paris, 2020

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ISBN : 978-2-412-05081-1
ISBN numérique : 978-2-412-05354-6

Correction : Chantal Ducoux


Illustration de couverture : Camille Besse

Éditions First, un département d’Édi8


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Liliane Roudière

LES GENS
HONNÊTES
ONT-ILS
UN AVENIR ?
En finir avec les gougnafiers
(un essai engagé sur la société actuelle)
« Si quelqu’un dit la vérité, donne-
lui un cheval, il en aura besoin
pour s’enfuir. »
Proverbe afghan
Préambule

Ne trouvez-vous pas qu’il y a une drôle d’odeur ? Comme un relent de


naphtaline ? N’est-on pas en train de remiser cette vertu si précieuse
qu’est l’honnêteté au fond de l’armoire normande ? On referme
doucement la porte avec ce tendre sentiment que l’on porte aux habits
devenus désuets, hors mode, trop petits, mais auxquels on reste
attaché. Et puis, sait-on jamais, un jour, elle pourrait resservir, peut-
être pour nos enfants. Nos petits-enfants. On en fait le vœu secret.

Oui, l’honnêteté ne fait plus recette. Elle n’est pas bankable. Elle est
ringarde. Les grands de ce monde n’en veulent plus. Et les petits non
plus.

Certes, l’honnêteté n’est pas toujours marrante à vivre, elle serait


même décourageante. Combien de fois avons-nous constaté que celle
ou celui qui s’impose de manière agressive, fallacieuse, s’en sort mieux
que nous qui marchons dans les clous. Mais nous ne devons pas
abdiquer car, contrairement à ce qu’on pourrait penser dans cette
période agitée, nous ne sommes pas une espèce en voie de disparition !
Loin de là !

Nous sommes une multitude de gens honnêtes qui continuons à croire


en la cause commune. Des millions de personnes sont engagées dans
des associations et luttent contre les fléaux qui s’abattent sur notre
époque : la paupérisation, la migration, le réchauffement climatique,
les ogres des GAFAM…
À l’instar des fourmis qui ont deux estomacs – un pour soi, un pour la
collectivité 1 –, nous avons compris (nous sommes intelligents, osons le
dire !) que la race humaine comme la nature ne survivront que par
l’entraide. Sinon… couic ! 2

Or, que constatons-nous ? Eh bien, que la bêtise, la corruption, les


incivilités, l’individualisme rongent notre siècle, se goinfrent de notre
estomac social, se répandent comme une coulée de lave sur notre
Terre. Et, au sommet de ce volcan en éruption : le gougnafier. Si le
terme est en train de disparaître, il est curieux de constater qu’à
l’inverse, le gougnafier se reproduit à toute allure ! Il est en train de
coloniser la Terre. Il se répand comme le doryphore sur un champ de
patates (c’est nous, les patates). Le gougnafier n’est pas un simple
« con » ; il est bien plus que ça. Il applique le TPMG (Tout Pour Ma
Gueule) à fond les manettes. La fin justifie tous les moyens. Rien ne
l’arrête. Pas d’éthique. Pas de gratitude. Il est arrogant. Sûr de lui. Et il
ne trouve devant lui aucune loi pour l’arrêter. Au contraire, il s’en
empare et les pervertit !

Nous devons bouter le gougnafier hors de notre quotidien. Nous, gens


honnêtes, sommes les dernières sentinelles d’un monde à la dérive. En
nous sauvant, nous sauverons quelque chose de bien plus grand.
Renonçons à la très tentante riposte d’une MMDTG (Ma Main Dans
Ta Gueule), même s’il paraît que c’est assez efficace. Sauf que
répliquer à la bêtise par la bêtise, à la violence par la violence
engendre un cercle peu vertueux, n’est-ce pas ? Et si l’on envisageait
quand même de ne plus se laisser faire ? De mener la révolte des gens
honnêtes avec nos moyens à nous ? C’est encore possible !

1. Ainsi, lorsqu’une d’entre elles est souffrante, une autre lui donne des réserves de
son estomac social. Tout en préservant ses forces, elle aide la communauté : c’est ce
qu’on appelle du win-win, du gagnant-gagnant.
2. Encore que, je suis moins inquiète pour la nature, elle survivra sous une autre
forme et, à mon avis, elle rigolera bien de nous voir à terre !
Gougnafiers contre gens
honnêtes : l’éternel combat
« On a beau ne pas être envieux, on rage
toujours quand les autres chaussent
vos souliers et vous écrasent. »

Émile Zola, L’Assommoir, 1877


Selon Raymond Devos : « Mon pied droit est jaloux de mon pied
gauche. Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un
imbécile, je marche ! »

L’humoriste définit ici à merveille le rapport stérile et absurde que


nous entretenons les uns contre les autres quand il faudrait
simplement nous détacher de l’individu pour ne viser que le collectif.

De la prise de conscience d’un


hamster hors de sa cage
Moi, Liliane R., journaliste, la cinquantaine
ébouriffée
C’est un sentiment qui s’est installé lentement en moi. Un malaise
indéfinissable.

Je venais de quitter le poste de rédactrice en chef d’un magazine


féminin. J’étais fatiguée. J’étais déçue. J’étais peinée. Un an avant,
l’équipe de Charlie Hebdo se faisait décimer. Sidération nationale et
internationale. Puis le 13 novembre. Et pourtant, rien dans notre
société ne semblait changer.

J’avais passé près de 20 ans enfermée (volontaire) dans diverses


rédactions – dont 10 ans au sein de Charlie Hebdo. J’en aimais
l’effervescence et les aléas. Je vivais au rythme des bouclages, des
éclats de rire, des disputes, des conférences de rédaction et des
nouvelles de la planète. J’avais l’impression (parfois juste) de
participer à un monde meilleur. C’est pour cela que je pédalais sans
relâche dans ma roue. J’étais devenue un hamster. Sans les
moustaches. Je pédalais, je pédalais. De tout mon cœur. Bien sûr,
parfois, je ralentissais, mais jamais longtemps. Le stress, l’adrénaline
étaient devenus ma came. Je me suis épuisée lentement, sans que
personne ne l’exige directement. J’avais troqué mes amis si précieux
contre mes joyeux collègues (dont beaucoup sont restés des amis). Je
parvenais à conserver le lien avec ma famille, un lien distendu
cependant. Quant aux amours, je n’ai pas eu les reins assez solides
pour les conserver. Pas le temps. Je m’étais glissée sans le savoir, sans
le décider, dans une sorte de servitude volontaire.

Un jour, enfin, j’ai eu une prise de conscience, violente, et je me suis


éjectée, j’ai sauté hors de la roue, puis hors de la cage. Toute dorée
qu’elle puisse paraître. Je me suis délivrée. En nage. Lessivée. Essorée.
Mais libérée (comme dirait De Gaulle ou la Reine des Neiges, au
choix…). J’ai assuré mes arrières avec une rupture conventionnelle (je
vous dis tout) et je suis rentrée chez moi. Là, mon angle de vue a
changé.

Je fus d’abord émerveillée. La liberté de chaque instant s’offrait à moi.


Le temps s’écartait. L’horizon également. J’ai joui de mille petites
choses : marcher moins vite, lire en journée, déjeuner au soleil (et plus
devant mon ordi), préparer de bons repas, faire le marché, aller voir
des spectacles avec les enfants, planter des fleurs, boire un café en
terrasse sans avoir aucun rendez-vous à honorer, juste regarder la vie
passer. J’ai retrouvé la force et la douceur de l’amitié. Les longs dîners
de discussion, les anniversaires-surprises. La liberté est un exercice
difficile, la culpabilité vous tenaille, mais je m’en suis sortie assez
facilement au fond. Mais comment avais-je pu m’en passer ?
Ce fut le premier constat. Puis il y en eut un autre. Inattendu. Quelque
chose avait changé. Quelque chose d’indicible.

J’ai éprouvé assez vite un malaise qui m’interrompait dans mon


nouveau bonheur. Comme si quelqu’un m’observait ou m’en voulait.
Je m’arrêtais, me retournais, mais je ne voyais rien que de très normal.
Les trottoirs d’une capitale en effervescence, des vies pressées, une
circulation bruyante. Si personne ne me suivait ni me regardait,
personne, non plus, ne me tenait la porte quand j’avais les bras
chargés. Personne ne s’arrêtait quand je m’apprêtais à traverser sur un
passage piéton, même avec une poussette. Personne ne répondait à
mes « Bonjour, messieurs-dames ! » quand j’entrais dans un
commerce. Dans le métro, je marchais de travers, comme un crabe,
afin d’éviter l’autre qui arrive en face, qui impose sa route à coups
d’épaule. En plus, comme d’habitude, je m’entendais dire, en
slalomant : « Pardon, pardon ! »

Un jour, tout s’est aligné. J’ai compris. Pendant que je m’occupais à


changer le Monde majuscule dans ma tour d’ivoire, le monde
minuscule, mon quotidien, était devenu l’otage des gougnafiers. Le
« moi d’abord » avait mis K.-O. le : « Après vous, je vous en prie. »
C’était donc ça, ce sentiment diffus !

Tout d’abord, j’ai ressenti de la honte. Moi, journaliste, où avais-je


donc vécu ces dernières années ? Sur Mars ? Sous l’eau ? Non, dans
ma cage de hamster. Je n’avais pas vu que les individus étaient
touchés. À ce point. Et je n’étais pas la seule à ressentir ce fléau !

« Ceux qui ont vraiment quelque chose à dire,


ils n’en parlent jamais. » (Albert Camus)
Ressentir de la honte est une chose. Mais on fait quoi, après ?

Tout quitter pour rejoindre une caverne (avec chauffage et eau chaude,
tout de même) ou remonter en selle ? J’ai rencontré beaucoup de gens,
échangé avec eux, senti leur détresse et surtout leur isolement. Leur vie
était devenue un chemin de croix. Aux difficultés « normales » –
boucler les fins de mois, tenir son entreprise, payer son loyer, éduquer
ses enfants – s’ajoutait l’incroyable pression d’individus égoïstes,
sourds et aveugles à tout sens commun.

Alors j’ai eu l’idée de ce livre. Espérant que ce serait plus efficace


qu’un papier fugace dans un journal. Grâce à des rencontres
inattendues et bienveillantes, ce projet a été validé très vite. Trop vite.
J’avoue être tombée à ce moment-là dans une profonde angoisse dont
j’ose vous faire part, car je la sais très (trop) répandue chez les gens
honnêtes. Mais qui étais-je pour prendre la plume ? Pour oser
m’emparer d’un tel sujet ? Pourquoi m’avait-on fait confiance ? Étais-
je légitime ? Je pédalais (à nouveau !) dans mon angoisse.

L’âge, l’expérience, la curiosité et les encouragements de mon


entourage ont fini par me raisonner et j’ai pris fermement mon bâton
de pèlerin. Je ne pouvais pas continuer à râler dans mon coin, regarder
le monde s’effondrer, élaborer théories et arguments autour d’un apéro
et rater ce rendez-vous avec vous que je venais d’obtenir. Je suis partie
vérifier mon intuition auprès d’experts, de quidams, d’associations.
J’ai beaucoup lu, écouté, visionné. Et, tout à l’heure, je partagerai mon
état des lieux. Pourquoi je vous raconte tout cela ? Pas pour me
touiller le nombril et vous le donner à admirer. Mais parce que le titre
de cet ouvrage pose une question : Les gens honnêtes ont-ils un
avenir ? Non pas que je sois adepte du spoiler, mais je vais vous
répondre tout de suite : « Oui. » Sauf que c’est un « Oui, mais… »
comme nous les détestons tous.

Oui, mais à certaines conditions : les gens honnêtes vont devoir sortir
de leur zone de confort, faire un pas de côté et oser prendre la parole.
C’est ce que j’ai décidé de faire. Pour que vous le fassiez à votre tour.
Je suis sérieuse. Je vais tenter de baliser votre route. Notre route. Nous
sommes nombreux. Bien plus nombreux que les gougnafiers. Il n’y
aurait donc aucune raison de ne pas gagner. L’honnêteté ne doit pas
devenir une langue morte.

J’ai puisé une grande énergie dans cette citation d’Albert Camus :
« Ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, ils n’en parlent
jamais. » Alors que, on est d’accord, les grandes gueules n’ont aucun
complexe à prendre la parole, et gueuler des âneries ne les gêne pas du
tout. J’ai entendu un animateur radio s’auto-congratuler, fier comme
un « bar-tabac », d’un : « Moi, j’ai un avis sur tout et surtout un
avis ! » Arrgh ! C’est une phrase en apparence bien foutue, qui claque
et peut faire marrer, mais elle est idiote, fausse et dangereuse. Non,
nous ne sommes pas omniscients et ne pouvons avoir un avis –
argumenté – sur tout.

Cette citation (celle de Camus, hein, pas celle de l’animateur), je la


porte en moi depuis longtemps, alors à présent, il est l’heure, je fais ce
pas de côté, je sors de ma zone de confort et j’ose écrire, prendre la
parole. Pour que vous fassiez de même, sous une forme ou sous une
autre. N’oubliez pas.

Mais qui sont les gens honnêtes ?


Dès le début de mon exploration, j’ai souri, car je me suis heurtée à
quelque chose que je n’avais pas prévu. Une primo-résistance de la
part de celles et ceux dont je voulais recueillir le témoignage ou
l’expertise. Résistance qui, pour les quidams, prenait la forme
suivante : « Suis-je bien légitime pour répondre à tes questions ? »
(tiens, tiens, ça me rappelle quelqu’un !) ; ou encore : « Ce n’est que
mon avis, ça ne vaut pas grand-chose, tu sais. » Cette hésitation
s’exprimait aussi parfois avec des dialogues inattendus :

— C’est quoi, pour vous, être honnête ? Parce que, vous voyez, je ne sais pas si je
le suis.
— Comment ça ?
— Eh bien, par exemple, l’ordinateur que j’ai chez moi et que mon fils utilise, en
fait, je l’ai mis sur le compte de ma société.
— Qui a payé ?
— Moi, mais bon, ce n’est pas très honnête.

Il a fallu que j’écoute patiemment ces témoins me donner leur


définition de l’honnêteté et parfois leur méfiance vis-à-vis du terme en
lui-même :

Tu parles de l’honnêteté. Je n’aime pas trop l’honnêteté. La revendiquer, c’est


déjà être un peu malhonnête, non ? C’est s’accorder des mérites qui sont
douteux à partir du moment où on se les attribue.

Ou, dit autrement :

L’honnêteté est un concept moral. À partir du moment où tu prends en mains un


concept moral, tu prends en mains ce qui est aussi immoral ou amoral. Et ça
veut dire que tu as une position morale qui juge ! Par rapport à ça, je préfère la
notion de bienveillance, c’est essentiel. Être bienveillant. Ça te convient ?

À l’époque, j’en ai souri. Pourquoi ? Parce que j’étais réconfortée dans


mon intuition. Les gens honnêtes, les vrais, on les reconnaît par cette
vertu toute particulière : le doute. Le doute d’eux-mêmes, de leur
probité, de leur utilité. Si j’étais sur la bonne voie, j’ai réalisé que je
devais poser clairement certains postulats afin que nous soyons sur la
même grille de lecture.

Portrait-robot d’une personne honnête


Je ne vais pas décortiquer et raconter la traversée des siècles de ces
« vertus » que sont l’honnêteté, la morale, l’éthique, etc. Et ce, pour
trois raisons :

ce n’est pas l’objet de ce livre ;


beaucoup de professionnel·le·s, philosophes, sociologues,
linguistes, historien·ne·s l’ont déjà fait, et magnifiquement ;
et surtout, il ne faut pas disséquer l’intuition. Elle porte en elle une
partie d’irrationnel à laquelle il ne faut surtout pas toucher. Si on la
contre par une réflexion conventionnelle, on la perd. Et on s’y
perd.

Voici donc la définition des « gens honnêtes » pour cet ouvrage :


personnes respectueuses, non violentes, bienveillantes, ayant le sens de
l’altérité. Ce ne sont pas des anges qui passent leur vie sur un nuage en
souriant béatement (enfin, pas tout le temps). Ni des êtres faibles et
fatalistes. Ils ressentent des sentiments violents comme la colère et la
peine. Ils ne se laissent pas faire (enfin, pas tout le temps), se défendent
au plus juste. Lorsque certaines situations impliquent l’utilisation du
système D, il leur arrive de commettre des petites entorses à la loi ou
bien quelques mensonges nécessaires. Cela avec tout de même une
pointe de culpabilité dans l’estomac. Comment pourrions-nous vivre
en appliquant toutes les règles et toutes les normes ? Le réel est ainsi
fait qu’on ne peut lui répondre qu’« humainement », c’est-à-dire de
manière parfois faillible ou imparfaite. Nous faisons toutes et tous ces
incartades. Et ce n’est pas si grave tant que prévaut, au fond de nous,
l’idée que nous vivons ensemble, ici et maintenant, et que nos petits
arrangements ne font souffrir personne. Que nous respectons le souci
de la justesse.

Donc, si on résume, vous êtes un·e enfant, un·e ado, un·e adulte. Que
vous soyez engagé·e ou non dans des causes humanitaires ou
associatives, vous appliquez les règles du vivre-ensemble. Vous
respectez naturellement les frontières de l’autre, vous participez au
collectif. Vous payez vos impôts (pas toujours avec joie, il ne faut pas
exagérer), vous cotisez vaillamment (même si ça coince certaines fins
de mois), vous éduquez vos enfants au respect et à la tolérance, vous
essayez d’être le plus juste possible, quelle que soit l’épreuve ou la
récompense. Au quotidien, vous économisez l’eau, vous aidez les
personnes fragiles à traverser, vous triez vos poubelles, vous versez 10
ou 20 euros à la Fondation Abbé Pierre ou Amnesty International,
vous participez au Téléthon, vous ne faites pas tourner de machine
après 21 heures, vous respectez les limitations de vitesse. Mais, c’est
fou, cette sensation de solitude, parfois, non ?

Que se passe-t-il dans notre for (et fort) intérieur lorsque, par
honnêteté, on se retrouve le bec dans l’eau, débouté, dégoûté, car on
doit jeter l’éponge face à la mauvaise foi de l’autre et son refus fier et
obtus des règles ? Que ce soit dans un cadre personnel (travail,
voisinage, famille…) ou dans la société (éducation, justice…) ? On est
en droit de se demander si on ne nous prend pas pour des buses !

Pourtant, il nous est difficile de nous plaindre. Comme nous sommes


plutôt fort doués d’empathie, on a d’abord tendance à essayer de
comprendre l’autre et lui trouver des circonstances atténuantes. Ouvrir
la bouche, c’est aussi, aujourd’hui, prendre le risque de recevoir des
seaux de boue sur la tête. Nos arguments ne servent à rien face à la
mauvaise foi. On sera traité (dans le désordre) de passéiste, raciste,
homophobe, macho, sexiste, ultra quelque chose, salaud de patron,
connard d’employé, misogyne, vieux con, jeune débile, racisé, non
racisé, vegan, viandard, ringard qui n’a pas compris le concept-roi du
« chacun pour soi », argumenté par le très solide : « Si je le prends
pas, quelqu’un d’autre le fera, alors je me sers. »

Pas facile de se défendre et de défendre un modèle de société !


Pourtant, promis, on est les plus nombreux !

Les gens honnêtes sont majoritaires !

Les gens bienveillants sont partout. Ce ne sont pas des oiseaux de nuit
mais, au grand jour, c’est vrai qu’ils font peu d’esbroufe ! Ils ne sont
pas sur la photo, puisque ce sont eux qui la prennent. Ce sont eux qui
restent debout quand il manque une chaise (ça ne vous est jamais
arrivé ?). On les devine à un sourire, à leur main tendue qui tient le
portail ouvert pour laisser passer l’enfant qui part à l’école. C’est une
discrétion toute particulière. Discrétion ne dit pas exclusion ou défaite.
Au contraire. Mais leur discrétion devient l’objet d’une disparition
apparente. Et vous savez quoi ? Ils sont des millions. Nous sommes
des millions. Ma-jo-ri-tai-res, je vous dis !

Comment en suis-je arrivée à cette conclusion ? Après moult lectures,


je suis simplement allée à la rencontre de Philippe Bertrand. Depuis
2006, il produit et présente, de sa voix chaude, Carnets de campagne,
sur France Inter 1. Ils sont 1 300 000 à l’écouter chaque jour. Le
concept de cette émission est, selon ses propres mots, le suivant :

Collecter des infos en provenance des régions qui relèvent d’alternatives et de


solutions culturelles économiques et sociales. Ça se résume à une flopée
d’assos en tout genre, de coopératives, collectifs, scops qui œuvrent dans tous
les compartiments du quotidien, avec une idée d’équité et de solidarité.
À ce jour, c’est plus de 8 000 initiatives triées, vérifiées, qui ont été
mises à l’antenne. 8 000 initiatives qui vont de la crèche collective au
recyclage, en passant par l’aide à la personne, l’aide au logement ou à
la recherche d’emploi, la réhabilitation des terres, les initiatives locales
et bio, l’accueil de migrants, les animations culturelles, sportives, etc.,
dont 80 % sont encore pérennes 13 ans après.

J’ai été saisie par les chiffres que m’a révélés Philippe Bertrand :
16 millions de bénévoles bossent dans 1 300 000 associations,
auxquels s’ajoutent 2 400 000 salariés 2. Mes yeux écarquillés, ma
bouche bée ont amusé le producteur qui s’est emporté :

Eh oui, personne ne sait vraiment ce qu’est l’ESS, l’économie solidaire et sociale.


Pourtant, ce n’est pas de l’utopie gentillette ! Ce n’est pas de l’outillage, ce n’est
pas une vieille clé de 12 toute rouillée ! C’est moderne. Il y a des gens très
pointus, brillants dans toutes ces initiatives ! Ils irradient, se répandent sans
passer par le haut.

Alors, je lui ai posé cette simple question :

Mais pourquoi l’État ne s’empare-t-il pas de ces modèles ? Pourquoi la somme


de ces intelligences ne remonte-t-elle pas à la surface puisqu’ils ont des
solutions ?! Ils les ont trouvées, fabriquées, « répétassées », comme disait ma
grand-mère, et ça fonctionne !

Grand soupir de l’animateur :

C’est bien ça, le problème ! Ces personnes ne souhaitent pas entrer dans les
réseaux, se méfient de la politique. Ils n’ont pas la même perspective de
performance. Si c’est pour le partage et l’équité, oui, mais pas le profit !

Ces personnes se débrouillent entre elles, n’attendent rien des


collectivités locales – ou territoriales –, elles-mêmes empêtrées dans
des bourbiers de budgets, de responsabilités. Regardez tous ces maires,
hommes et femmes de bonne volonté, doués d’empathie, qui ont envie
de jeter l’éponge tant leur mission est rendue de plus en plus
impossible. Il est d’ailleurs assez frappant de constater qu’un tiers des
maires avouent renoncer à un prochain mandat car ils croulent sous
les exigences consuméristes de citoyens 3, ce qui va à l’encontre de leur
mission en faveur de l’intérêt général. Comme le souligne le
neuropsychiatre Boris Cyrulnik : « L’arrêt de l’empathie pour
quelqu’un qui veut faire de la politique est une force. » Or beaucoup
ne l’ont pas. Et c’est tant mieux dans un sens, mais dommage dans
l’autre, car cela nous coupe de ces belles personnes.

C’est pourquoi il me fallait absolument rencontrer un ancien président


de la République. Je voulais comprendre pourquoi celui qui a tous les
pouvoirs n’offre pas à tout un pays ces solutions locales, riches et
futées. J’avais le choix entre Messieurs Sarkozy ou Hollande (Giscard
d’Estaing, j’ai eu peur de ne rien comprendre). Compte tenu de ce que
je pensais des politiques 4 et sans doute aussi parce que nous aimons
tous deux la ville de Tulle, j’ai choisi Monsieur Hollande, qui a
accepté de répondre :

Ce monde souterrain, comme vous le dites, je le connaissais depuis longtemps,


de par mes fonctions d’élu local. Mais la grande différence entre être élu sur un
territoire et être Président, c’est qu’un Président ne tient pas de permanence, il
est trop sollicité et il y a des choses qui se perdent, qui peuvent être des pépites
de mobilisation civique. C’est aux administrations et aux ministères de faire
remonter ces initiatives. Certains le font.
Ce qui est grave, c’est qu’il n’y a pas de débouchés politiques à toutes ces
initiatives alors qu’il y a une trentaine d’années, il y avait une émulation, suite à
Mai 68 ou l’élection de François Mitterrand, l’espoir d’un changement. Beaucoup
de ceux qui étaient engagés pour l’environnement ou la solidarité trouvaient à
traduire politiquement leur lutte. Aujourd’hui, il y a une défiance vis-à-vis du
pouvoir, envers ses représentants, envers le système politique des partis.
L’image de la vie politique parlementaire ou locale n’est pas forcément à la
hauteur de ce que ces gens engagés voudraient avoir et attendent. Ils ne
cherchent pas la confrontation mais l’action.
CQFD. Si j’ai bien compris, donc, c’est que c’est bien ce que nous
disions avec Philippe Bertrand : l’exemple ne vient pas d’en haut.

L’habit ne fait pas le gougnafier


Le prédateur de l’honnêteté – dans ce livre, du moins – n’est pas la
malhonnêteté ordinaire. Ce serait beaucoup trop simple.

Pour vous mettre sur la piste de l’individu gougnafier, voici l’exemple


parlant d’une scène qui a été filmée par des caméras de surveillance (et
vue près de 5 millions de fois sur YouTube). Sur le quai du métro
parisien, un jeune repère un homme qui somnole, isolé sur un siège. Il
se met à son côté droit, fait ses poches, puis il passe du côté gauche,
fait les poches à nouveau et repart tranquillement. Le gars ne s’est pas
réveillé. Mais tout à coup, il se lève, titube, visiblement ivre. Un
voyageur qui attend le métro l’observe puis se détourne. L’homme
imbibé continue sa route, trébuche et tombe sur la voie. Le voyageur
le regarde choir, se détourne à nouveau et va à l’autre bout du quai. Le
métro entre en gare et devinez qui se jette au secours du gars tombé
sur la voie ? Le voleur ! Il lui tend la main et le hisse sur le quai, in
extremis.

Le gougnafier n’est pas toujours celle ou celui que l’on croit. L’homme
malhonnête est le voleur, mais le gougnafier est ce voyageur qui a fait
semblant de ne pas voir. Qui a préféré fuir au risque de laisser mourir
un homme.

Quant aux voleurs, ils font partie, organiquement, de la société ; et


cette dernière s’est organisée pour les contraindre. Je ne résiste pas à
partager la réflexion – entre ironie, pragmatisme et cynisme – de
Balzac dans son Code des gens honnêtes 5 :
[…] ils contribuent au mouvement de l’ordre social ; ils sont l’huile des rouages ;
semblables à l’air, ils se glissent partout ; les voleurs sont une nation à part, au
milieu de la nation […].
Que deviendrait-on le jour qu’il n’y aurait plus par le monde que des honnêtes
gens […], on s’ennuierait à la mort ; il n’y aurait plus rien de piquant : on prendrait
le deuil le jour où il ne faudrait plus de serrures.
Ce n’est pas tout, quelle perte immense cela ne ferait-il pas supporter ! La
gendarmerie, la magistrature, les tribunaux, la police, les notaires, les avoués,
les serruriers, les banquiers, les huissiers, les geôliers, les avocats disparaîtraient
comme un nuage. Que ferait-on alors ? Que de professions reposent sur la
mauvaise foi, le vol et le crime !

J’ajoute à cette liste « d’utilités » du voleur les bons sujets de


conversation à la machine à café et, bien sûr, le nombre de journaux
qui sont alimentés par une part de leur butin. Balzac a raison :
combien de créations d’emplois grâce aux gens malhonnêtes ? Ça doit
être vertigineux !

Portrait-robot d’un gougnafier

Revenons donc à nos moutons. Le gougnafier. J’en ai rencontré plein,


les ai étudiés, et ma conclusion est qu’ils sont difficiles à identifier de
prime abord, car… ils ne ressemblent à rien de précis ! Et c’est le hic !
Le gougnafier n’a pas d’origine géographique ou sociale définie, pas de
genre, pas de sexualité attribuée. Il est habillé en costard, jean troué,
jogging ou talons hauts. Son allure est svelte ou massive. Pas de taille
définie. Croyant ou athée. De droite, de gauche, anarchiste, facho.
Fonctionnaire, chômeur, artisan, mère au foyer, infirmier, prof, etc.
Son Q.I. varie de -1 000 à 160. Il est valide ou non. Quant à son âge,
ça va de 7 ans (eh oui !) à 97 ans (au-delà, on lâche l’affaire !).

À quoi, alors, reconnaît-on cette sorte de Barbapapa insaisissable,


parfait contorsionniste ?
Quelques indices infaillibles : il est bien dans sa peau et ne veut pas
savoir que vous existez. Il se fout de tout sauf de lui. Il ose tout. Et
surtout, il a une grande bouche !

Vous me direz : « Mais en fait, c’est un con ! » J’y ai pensé aussi. J’ai
consulté la littérature de plus en plus abondante sur le sujet 6. Eh bien
non, le gougnafier est bien plus qu’un con. Ou alors un très, très gros
con, « un con de compétition ». Et encore ! Il ne connaît ni la
culpabilité ni la honte. Il n’a que des droits. Aucun devoir. Si, il a « le
droit de n’avoir aucun devoir » (je l’ai entendu). Il vise la satisfaction
immédiate de son désir qu’il auto-déclare cause nationale, voire
planétaire. « Moi, moi, moi », c’est un état permanent (à l’inverse du
con qui, régulièrement, fait donc le con, mais pas tout le temps).

Très (trop) souvent, il connaît fort bien la loi, les règles de société ; il
les utilise et les pervertit. Il use et abuse de sophismes (sans toujours
connaître le terme). Il est bien dans sa peau, très à l’aise, Blaise.
Parfois malin, parfois gros lourd. Il vous repousse ou vous écrase,
même si vous étiez soi-disant son pote. Le champion vous explique, les
yeux dans les yeux (il en a des frissons) : « Je t’adore et j’ai beaucoup
de respect pour toi, mais là, tu vois, je vais te virer. Surtout, ne le
prends pas perso, et si ce n’est pas moi, un autre l’aurait fait. »

Il y a le gougnafier d’en haut et celui d’en bas. Tous frères de connerie.


Les gougnafiers célèbres font les grands titres, sont invités sur les
plateaux, échappent souvent à la justice (car très bien défendus), et
nous, « pauvres gens honnêtes », on regarde tout cela avec un grand
découragement. Et en plus, on doit se taper le « gougnafier du bas »,
celui du quotidien qui se rappelle à nous, plusieurs fois par jour. Les
crachats dans l’ascenseur, les poubelles déposées devant la benne et
pas dedans (pourtant, le gougnafier a deux bons bras valides, la
plupart du temps !). Quand ce ne sont pas des monceaux d’ordures
déposés en pleine campagne, c’est la queue de poisson sur la route, la
porte sur la tronche en entrant dans l’immeuble, les crottes de chien
sur les trottoirs ou les clopes écrasées dans les bacs à sable pour
enfants, la trottinette qui bloque la porte… C’est à croire que le
gougnafier marque son territoire.

« Moi, je m’en balek’ ! »

Le gougnafier est fier de lui. De sa médiocrité. Il la revendique : « Et


alors, c’est pas parce que je me trompe que j’ai tort ! » Ça lui évite de
faire des efforts, de réfléchir ou d’avoir des remords. Il n’a pas besoin
de changer. Il est adepte du « balekouillisme », nouveau courant qui
promeut le : « Je m’en bats les couilles ! », devenu le mantra : « Moi,
je m’en balek’ ! » Franchement, à choisir, je préférais le sobre : « Ça
m’en touche une sans m’bouger l’autre ! » de feu notre président
Chirac.
e
On peut s’initier au « balekouillisme », nouvelle religion du XXI siècle
(qui ne sera donc pas du tout spirituel), via Internet. De nombreux
imbéciles sont déjà au taquet. J’ai visionné, incrédule, plusieurs vidéos
dont celle d’un balekouilliste qui se présente comme « coach en
séduction » (sic), moche comme un pou (OK, ce n’est pas la question),
qui débite de la bêtise en saucisses et explique comment faire pour s’en
balek’, pour « te faire parvenir à l’indifférence totale face à des
évènements qui pourraient te nuire ». Comme un gros râteau, par
exemple ? Et il ne s’arrête pas là :

Tu peux pratiquer de partout dans le monde, assis-debout-couché. Il faut juste


lever le bras (tu choisis lequel), serrer ton poing et scander : « Je m’en balek’… Je
m’en balek’… Je m’en balek’… Je m’en balek’… Je m’en balek’… »
Véridique. Une pensée pour ma grand-mère qui, parfois, démunie par
la bêtise, soupirait un simple : « Mon Dieu, que la Terre est basse. »

Cette « idéologie » a des adeptes dans la vie réelle. Il est fréquent de


croiser des gens qui s’en balek’ dans le métro, dans la rue, aux
terrasses des bistrots, dans les vestiaires. Les jeunes filles, malgré leur
anatomie, ne sont pas en reste. Elles aussi hurlent dans leur portable :
« J’te dis que je m’en balek’ ! » Variante rare, mais tout aussi ridicule :
« Je m’en bats les ovaires ! » Puis, un beau jour, en allant chercher
mon Gabriel, 8 ans à l’époque, j’ai entendu un de ses potes se plaindre
à sa mère en hurlant : il était furax parce qu’on lui avait piqué ses
cartes Pokémon. La maman a balancé un vague : « C’est la vie, mon
amour, il faudra t’y faire. » En fait, elle n’écoutait pas, elle regardait
son smartphone. Elle a vite relevé la tête, interloquée, quand le gamin
a crié : « Mais je m’en bats les steaks, de la vie ! J’ai plus mes cartes et
en plus, y’en avait des très rares ! » Je m’en bats les steaks… J’ai cru
m’évanouir (j’exagère un peu, hein !). Ainsi, le balekouillisme avait
déjà infecté les cours de récré du primaire ! Arrgh !

M’est revenu en mémoire le film Idiocracy de Mike Judge. On y était !


Joe Bowers, un bibliothécaire jusque-là pépère, au Q.I. moyen, est
choisi par le Pentagone comme cobaye d’un programme d’hibernation.
Je ne sais plus pourquoi, mais il est oublié dans un coin et, au lieu de
se réveiller quelques mois plus tard, c’est 500 ans après qu’il sort de
son caisson cryogénisé. Il se réveille chez Frito, un Américain débile
qui se bâfre en hurlant de rire devant le programme d’une téléréalité
qui cartonne : Ow! My Balls! – « Oh ! Mes burnes ! » (Décidément,
on y revient tout le temps !) Il s’agit de foutre des coups de pied, ou
autre, dans les testicules du mec en face. Celui-ci doit résister, sinon il
perd. L’espèce humaine est devenue complètement débile, obèse,
cruelle. Les immeubles sont effondrés, les ordures recouvrent les rues.
Et ce pauvre Joe se révèle alors être l’homme avec le plus fort Q.I. de
la planète. Hélas, ce ne sera pas du tout un avantage dans ce nouveau
monde.

Je vous laisse voir ce film 7. Navet pour les uns, film visionnaire pour
les autres (car « il a prédit l’élection de Trump »). Il me revient si
souvent en tête que c’en est inquiétant. Comme l’impression que ce
n’est pas du tout de la science-fiction. Des Frito, je crois bien en
détecter plusieurs fois par semaine. Et effectivement, on dirait que
Trump nous prépare à cette société. Mais Trump a été élu
démocratiquement, n’est-ce pas ?

La question est donc la suivante : qu’est-ce qui a pu nous engendrer


des imbéciles pareils ?

1. De 12 h 30 à 12 h 40.
2. « Les chiffres clés de l’ESS », article sur le site Internet economie.gouv.fr,
26 octobre 2016.
3. « […] un autre élément mis en lumière au cours de l’étude : la naissance du
citoyen-consommateur. Pour plus d’un tiers des maires interrogés (37 %), les
exigences de plus en plus importantes des administrés font partie des raisons les
poussant à renoncer à un autre mandat électif, au point d’être la troisième raison
évoquée par les maires pour justifier leur décision de ne pas se représenter. », cité
dans « Des maires désenchantés face à des citoyens consuméristes : la démocratie
locale en danger ? », article sur le site courrierdesmaires.fr, 16 novembre 2018.
4. Voir « “L’exemple vient d’en haut.” Sérieusement ? ».
5. En accès gratuit sur Internet, n’hésitez pas à le feuilleter sur Google Play.
6. Voir Bibliographie.
7. Sorti aux États-Unis en 2006, diffusé sur Arte en 2017.
La fabrique du gougnafier
« Quand tout le monde vous ment
en permanence, le résultat n’est
pas que vous croyez ces mensonges, mais
que plus personne ne croit plus rien.
Un peuple qui ne peut plus rien croire
ne peut se faire une opinion.
Il est privé non seulement
de sa capacité d’agir, mais aussi
de sa capacité de penser et de juger.
Et avec un tel peuple, vous pouvez faire
ce que vous voulez. »

Hannah Arendt
Pas facile de devenir ou de rester honnête dans une société qui fait tout
pour nous détourner vers sa fabrique de gougnafiers.

Pour y résister, il faut débusquer ces interstices quotidiens qui sont


autant de peaux de banane pour nous faire basculer du mauvais côté.
Observons à quel point cette fabrique est puissante, roublarde et peut
nous entraîner malgré nous.

L’invasion des gougnafiers


C’est à croire qu’il existe sur cette terre (non, pas en Laponie, s’il vous
plaît, laissez-nous rêver !) une usine secrète où l’on fabriquerait des
gougnafiers, au moins à la cadence des trois-huit.

On les y façonnerait avec du liège ou du bois flotté (c’est pour cela


qu’ils remontent toujours à la surface, quelles que soient les
circonstances), puis on les assemblerait : jambes, bras, tête avec un
demi ou un quart de cerveau (ils doivent aussi parfois tester la version
« pas de cerveau du tout »), un cœur en acier trempé, un ventre mou.
On leur glisserait une puce sous la peau, dont les programmes seraient
« faire chier le monde » et « je mérite tout, tout de suite », puis on les
testerait, comme les fauteuils chez IKEA. On les mettrait devant des
poubelles (oui, ça m’obsède), dans une bagnole, dans un stade de foot,
et avanti! Quand le spécimen aura bien éructé, roulé à fond les
ballons, refusé des priorités, vidé son cendrier de voiture sur le trottoir,
en tapant bien fort pour que les mégots se décoincent, et balancé des
doigts d’honneur et des « J’m’en balek’ ! » à la pelle, on estimera qu’il
est prêt.
Alors, au crépuscule, on les ferait grimper dans des camions bâchés
qui sillonneront le pays. On les déchargerait, un tous les dix
kilomètres environ, jusqu’à l’aurore. À la campagne, à la ville, dans les
zones industrielles, les écoles, les sous-sols, les hôpitaux, à l’Assemblée
nationale, à l’Élysée, à la mairie et même dans les associations ou les
mouvements humanitaires (si, si, il y a des gougnafiers infiltrés là
aussi).

Leur mission : se répandre comme des particules fines dans le corps de


la société, dans le cœur de ses habitants et rendre la vie en commun
tellement insupportable, la discussion si infecte et le débat si caduc que
l’on finit par ne plus s’intéresser qu’à soi-même.

Mais à qui profite le crime, me direz-vous ? Quel est l’intérêt ? Qui, ou


plutôt quoi, est derrière cet engrenage ? C’est assez simple : la course
au profit. Le capitalisme déchaîné.

Je ne me lancerai pas dans les « causes et conséquences » du


phénomène. J’en suis incapable. Mais, ce que je sais, c’est que les
sirènes de la consommation nous ont envoutés, nous ont rendu
dingues. Cette société-là n’a pas été inventée par les singes du zoo de
Vincennes (bien que nous ayons beaucoup en commun) ! Ce sont des
êtres humains qui ont mis en place ce système et ce sont eux qui
continuent de l’alimenter du sol au plafond. Ils ont nourri cette bête
sans tête – le profit –, qui s’ébat toute seule à présent, s’alimente
goulûment de notre travail et de mauvais sentiments. Savoir que l’on
travaille assidûment et honnêtement pour gonfler le ventre d’une telle
créature est écœurant. Révoltant. Décourageant. Cette créature sans
pitié retire à beaucoup la possibilité d’une vie digne et pourtant
simple. Un toit, un travail, des vacances, des loisirs.
Alors oui, on pourrait comprendre que certains aient lâché l’affaire, se
soient recroquevillés sur eux-mêmes, et qu’ainsi la société soit devenue
un agglomérat d’individualités égoïstes, sans repères, sans spiritualité.
La morale et la politesse qui constituent les bases du vivre-ensemble
ont été emportées par le tsunami du TPMG (Tout Pour Ma Gueule) et
du PRAF 1 (Plus Rien À Foutre), aidé et conforté par les réseaux
sociaux, les médias et la contagion naturelle de la bêtise. Mais ce n’est
pas si simple, car la gougnaferie touche tous les milieux sociaux, y
compris les plus élevés.

Alors non, on doit réfuter l’argument (pourtant pratique, mais ô


combien insultant) du : « Les petites gens souffrent trop, normal
qu’elles se comportent mal. » Tout le monde peut mal se comporter, et
le pire, c’est que la société-même nous y incite au risque de devenir un
loser, un perdant. Comment ? Par la destruction du collectif, de
l’entraide et l’encouragement de l’individualisme à tous crins en
flattant la satisfaction immédiate du désir. Des exemples ? Nous en
sommes entourés. Mais les voyons-nous ?

Au pays des gougnafiers


Des systèmes de notation « parce
que je le vaux bien »
Tandis que le système de notation est sans cesse remis en cause dans
l’Éducation nationale afin de ne pas traumatiser les enfants, on
n’hésite pas, depuis quelques années, à demander aux adultes lambda
que nous sommes de noter nos congénères. Sommes-nous contents de
notre chauffeur ? De la bouffe ? Des profs de nos enfants ? De notre
hôtel ? De l’accueil du commerçant ?
Qui sommes-nous pour oser évaluer d’autres êtres humains ? Cette
pratique qui me révulse, j’ai dû cependant l’appliquer parfois. À la
demande de certains chauffeurs ou livreurs qui m’ont expliqué que si
je ne le faisais pas, cela ferait tomber leur moyenne et mettrait leur
travail (précaire) en péril. Alors, à présent, je mets systématiquement
cinq étoiles.

Un soir, Karim, chauffeur VTC, me racontait les fréquentes menaces


de ses clients, au prétexte d’embouteillages, de manque de bouteilles
d’eau dans la voiture ou d’un trajet qu’ils exigent de changer sans
toutefois modifier le prix de la course : « Sinon, tu vas voir la note que
je vais te mettre ! » Et Karim de s’exécuter, de se soumettre pour ne
pas avoir à subir les réprimandes de sa direction (par ailleurs
invisible).

Les « victimes » des systèmes de notation sont légion. Un hôtelier, à


Aurillac, m’a raconté recevoir régulièrement ce type de menaces. Un
jour, la piscine de son hôtel doit fermer quelques heures pour
nettoyage. Immédiatement, une cliente s’approche de l’accueil et exige
une réduction de 5 euros sur sa note (comment est-elle arrivée à ce
chiffre, on ne le saura jamais), sinon elle le « défonce sur
TripAdvisor ». Elle a eu sa réduction, mais a aussi gagné le mépris de
ce patron pourtant adorable qui, de lui-même, aurait offert une
boisson ou une pâtisserie pour compenser cette gêne imprévue.

Ce genre de menace sur TripAdvisor est fréquente, elle légitime les mauvais
comportements. En général, je ne me laisse pas faire, car je n’ai pas besoin du
site ! J’ai dirigé des restaurants à Paris, connu le racket… alors ce n’est pas ce
genre de clients qui va m’effrayer ! Mais là, je n’avais même pas envie de
discuter.

Dans la série Black Mirror, qui traite de ce qu’il va advenir de nous


dans un futur très proche grâce à (enfin, disons-le : « à cause de ») la
combinaison technologie-intelligence artificielle-individualisme, un
épisode est consacré à « la notation sociale ». Une jeune femme, pour
avoir accès à un appartement, doit avoir une bonne note. Son
comportement doit être exemplaire, car elle sera notée à toute heure
de la journée par son patron, son gardien, son boulanger – oh, la voir
déployer sourire et politesse exagérés quand elle demande une
baguette ! Ses fréquentations doivent être également bien notées. Elle
se replonge alors dans son carnet d’adresses pour renouer des
relations. Je vous laisse le plaisir de voir la suite. C’est un délice…
effrayant. L’époque a rattrapé la fiction. La Chine vient de franchir le
pas et a officiellement mis en place la notation sociale. Qui sera le
prochain pays ?

La livraison à domicile comme normalisation


du « tout, tout de suite »
Un autre comportement pernicieux de cette société sur mesure pour les
gougnafiers : les livraisons à toute heure. Comme souvent, au départ,
c’est une bonne chose. Se faire livrer les courses de la semaine, les
packs d’eau, de lait et de couches quand on n’a que deux mains et une
poussette à amener à bon port, quand on est fragilisé par une grippe,
une gueule de bois (aussi dite GDB) ou encore un plâtre, quand
l’ascenseur est en panne (ou qu’il n’y en a pas dans l’immeuble)… Y a
pas à dire, c’est un vrai soulagement.

Sauf que ça peut devenir un réflexe et paf ! on se fait livrer n’importe


quoi, à n’importe quelle heure. Un sandwich, une pizza, des glaçons,
des clopes. Trop faim, trop soif, trop chaud, trop envie de fumer : là,
maintenant, tout de suite ! Et allez, pédale, mon petit livreur avec ta
grosse hotte sur le dos – c’est du moins ce que je vois dans ma
capitale : des jeunes à vélo zigzagant à fond dans les couloirs de bus,
chargés comme des ânes, qui prennent un maximum de risques afin de
satisfaire un client-roi, de faire le plus de courses possible pour ne pas
être évincés par leur employeur (invisible, également). Le tout pour un
salaire de misère. Mais le pire arrive, accrochez-vous ! Car de cette
livraison à la minute se développe un odieux trafic : certains de ces
livreurs ont vite compris que ce n’était pas la peine de se fatiguer
autant pour si peu ou de risquer leur vie, alors ils font appel à de
jeunes sans- papiers, ravis de trouver un boulot, à qui ils reversent
environ 10 % de la course. 10 % ! Ce que je veux montrer ici, c’est
l’effet domino pervers que la satisfaction d’un estomac peut
déclencher. Nous devenons des esclavagistes. La plupart du temps, on
n’en a pas conscience.

J’ai moi-même participé à ce jeu de domino. Je vais vous raconter, ce


n’est pas captivant, mais cela démontre que parfois nous trahissons
nos idéaux sans l’avoir décidé. C’est parti !

Récemment, j’ai dû changer de réfrigérateur (je vous l’avais dit, ce


n’est pas palpitant). Et pour la première fois, je l’ai acheté sur Internet.
J’ai choisi de me faire livrer entre 20 heures et 23 heures, en pensant :
« Chouette, j’aurais ma journée de libre ! » J’en ai encore honte
aujourd’hui.

Bon, les deux livreurs ne sont arrivés qu’à minuit, mais ça, ce n’est pas
grave. Ce qui fut terrible, c’est la suite.

— Entrez. Voulez-vous un café, un verre d’eau ?


— Un peu d’eau, ça ira.
— Je suis votre dernière cliente ?
— Oui.
— Vous devez être soulagés. (Ils rigolent un peu.) Vous reprenez à quelle heure
demain ?
— 8 heures. Et là, en plus, je ramène mon collègue en banlieue à une heure d’ici,
puis je ramène ensuite le camion à Paris. Puis je rentre chez moi.
Je me suis dit qu’ils n’étaient pas couchés avant trois heures ! J’ai fait
le fond de mon porte-monnaie tant j’étais gênée de participer à une
telle fatigue ! Tout à coup, alors que je leur remettais un faible
pourboire (je ne l’avais pas anticipé, plus de monnaie), je regarde le
colis et m’aperçois qu’il m’arrive à la taille. Et ça, j’en suis certaine, ce
n’est pas possible, je sais que j’ai commandé un frigo très haut.

— Excusez-moi, vous êtes certains que c’est bien le bon frigo ?


— Ah oui, certains !

On vérifie, ce n’est pas le frigo que j’ai commandé. Les deux hommes
se regardent, cherchent quelques secondes si on peut s’arranger, faire
comme si… mais non. Car en fait, mon frigo, ils viennent de le livrer
par erreur à une dame de Noisy-le-Sec. Ils l’appellent, elle leur
répond : « Ah, mais je le garde, fallait pas vous tromper ! »

Panique dans leurs yeux. Grande gêne dans les miens. Il y a quelques
années encore, j’aurais dit : « Laissez tomber, je prends le petit que j’ai
payé comme un grand. » Mais là, non, j’ai appris de la vie, je ne veux
plus payer pour les autres. Ils appellent leur patron, le réveillent, il
faut tout de suite repartir à Noisy. Ils sont revenus une heure plus tard.
Ils ont repris un verre d’eau, en silence cette fois. Un silence terrible.

La culpabilité me rongeait. Avais-je eu un comportement de


gougnafière ? Oui, quand même un peu. Et la cliente de Noisy, n’en
était-elle pas une ? Si, bien sûr ! Et pire que moi. Mais je me suis
promis d’éviter tout risque à l’avenir. Si je devais me refaire livrer, ce
serait dans des horaires décents.

« Y a pas de sous-métiers. » Une belle façon


de se voiler la face !
Les métiers de service se sont fortement développés ces dernières
décennies. Oui, mais (parce qu’il y a un « oui, mais », en doutiez-
vous ?) à quel prix ? Celui d’une aliénation encore plus grande de la
population et de la création infinie de gougnafiers.

User de ces services (livraison, aide à la personne, ménage…) a été


pensé comme une avancée. Mais peut-on s’arrêter deux minutes sur
ses conséquences ?

Prenons l’exemple de la femme de ménage. Je garde volontairement


cette locution et au féminin. Parce que d’une part, je déteste les
hypocrites « technicien·ne de surface » ou « agent·e de propreté ».
« Femme de ménage » ou « homme de ménage » n’est pas péjoratif. Et
d’autre part, il y a une majorité de femmes dans ces métiers, alors,
pour une fois, laissons le féminin l’emporter sur le masculin ! J’ai une
admiration sans bornes pour ces personnes qui mènent des vies de
bêtes. Elles doivent se soumettre à une flexibilité d’horaires
déshonorante : travailler le matin très tôt avant que le personnel arrive
et très tard le soir après le départ du même personnel. Qui se
préoccupe de savoir qui garde les enfants quand elles se lèvent à
4 heures pour traverser la banlieue en RER et rejoindre Paris ou pour
faire des kilomètres dans les campagnes ? Et le soir, qui aide les
enfants à faire les devoirs ? Parfois, quand, entre deux services, elles ne
peuvent rejoindre leur domicile, trop éloigné, alors elles passent deux
ou trois heures à errer dans un centre commercial en attendant de
reprendre le boulot. Rien, absolument rien n’est prévu pour ces
femmes-là. Les heures payées (au lance-pierre) sont les heures
effectuées. Pas de défraiement d’essence, pas de forfait repas.
Beaucoup sont d’origine étrangère et/ou mère célibataire, elles n’osent
pas trop la ramener. Qui les aide à avoir une vie digne ? Qui les
soutient ? Qui se soucie de leur vie de famille ?
Il y a un mépris flagrant pour ces « sales boulots » qu’on refuse de
voir, comme la bourgeoisie avait fini par « cacher » ses domestiques en
les isolant dans des chambres sous combles et en créant des « escaliers
de service ». Ainsi, ces employeurs invisibilisaient le travail ménager
de manière à « conserver l’illusion d’incarner la pureté, et évoluer
comme par magie dans un intérieur immuablement propre, rangé,
fonctionnel 2 ». Incapables de saisir la difficulté de ces métiers, de faire
preuve d’empathie et de respecter cette plus-value dans leur vie que
leur apportent ces personnes invisibles.

Pourtant, il suffirait de peu pour faire comprendre que la « valeur


sociale » de ce type d’emploi est nettement supérieure à celle d’un bon
nombre d’autres métiers. À titre d’exemple, une étude datant de 2009,
et mise en avant par Mona Chollet dans Chez soi, compare l’impact
social, positif et négatif de l’activité d’un publicitaire et de celle d’un
agent de nettoyage en hôpital. Le premier crée des emplois mais
encourage dans le même temps la consommation, donc l’endettement,
la pollution ou l’obésité, entre autres. Le second, en revanche, pour un
salaire ridicule en comparaison du premier, permet « le bon
fonctionnement du système de santé et minimise le risque d’infections
nosocomiales 3 ». Mais l’invisibilité de ce travail nécessaire et l’absence
de prise de conscience des difficultés rencontrées par ces employés
nourrissent la fabrique des gougnafiers. Comme les singes de la
sagesse 4, on ne voit pas, on n’entend pas et surtout on se tait (et même
on se bouche le nez), souvent parce que l’on fait passer son propre
bien-être, son bonheur, bien avant celui des autres et le bien commun.

Il en est de même pour ce qu’Orwell appelle les « métiers inutiles ». Je


vous renvoie à son livre Dans la dèche à Paris et à Londres 5, dans
lequel il témoigne de son expérience de plongeur dans les restaurants
d’un Paris de la fin des années 1920. Travail rendu inhumain car
devant remplir à toute heure le moindre désir des clients.

Les questions que je pose sont alors les suivantes : comment un tel mode de vie
peut-il se perpétuer ? Quel but sert-il ? Qui souhaite le perpétuer et pourquoi ?
Je n’adopte pas ici l’attitude de creuse révolte du fainéant, j’essaye simplement
de considérer la vie du plongeur sous l’angle de sa signification sociale. […] Le
travail qu’il effectue est servile et sans art. On ne le paie que juste ce qu’il faut
pour le maintenir en vie […].

« Le maintenir en vie… » Rien n’a changé. Mais le peuple gronde.

La non-réponse : le mépris du silence


C’est une gangrène invisible. La non-réponse méprise celle ou celui qui
l’attend, qui interrompt projets et efforts.

C’est une inélégance, une négligence, un oubli qui cause beaucoup de


dégâts. Nous sommes nombreux à l’avoir expérimentée, et de chaque
côté du manche (reconnaissons-le, puisque nous sommes honnêtes).

Quand j’ai occupé des responsabilités de rédactrice en chef, je recevais


une vingtaine de propositions de sujets par jour. La plupart émanaient
de journalistes-pigistes- photographes souvent précaires. Mais lire et
répondre à ce genre de propositions demande une grande attention et
beaucoup de temps. Que je n’avais pas.

J’ai d’abord essayé la réponse automatique : « Merci de votre intérêt,


nous allons étudier votre proposition. » Bof, pas terrible. Alors j’ai
ajouté : « Si dans un délai de 15 jours nous ne sommes pas revenus
vers vous, veuillez considérer que nous ne prenons pas votre sujet. »
Mais je trouvais cela insatisfaisant, irrespectueux, car souvent, une
fois cette réponse envoyée, nous passions à autre chose de plus urgent
(ah, l’urgence !).

Nous avons donc décidé d’embaucher une journaliste dont la moitié


du temps serait consacrée à ce type de courrier. Malgré cela, restait en
carafe plus d’un tiers des mails. Nous n’avons pas réussi à endiguer le
flot. Trop chronophage.

Par la suite, quand, à mon tour, j’ai cherché des piges, j’ai vécu la
même chose : le silence. Sans même un accusé de réception. Ou si, par
miracle, j’obtenais un rendez-vous, on me disait : « C’est super,
envoie-nous tout ça par mail. » Ce que je faisais et, bien sûr,
s’ensuivait un silence radio. Plus aucun contact, ni écrit ni oral. Je
comprenais. J’avais fait pareil.

Non, cela n’est pas qu’un phénomène de ce microcosme. J’ai interrogé


Martine, qui travaille au Pôle Emploi depuis une dizaine d’années.

La non-réponse, c’est un fléau. Quand les demandeurs d’emploi envoient


spontanément des CV, j’estime qu’il y a 20 % de réponses seulement. Je parle
de réponses positives ET négatives. Et ce taux n’augmente pas, même quand ils
ont répondu à une offre d’emploi. Aucune nouvelle. À tel point qu’il faut à
présent leur faire comprendre qu’une non-réponse est un refus !

Mais alors, à partir de combien de temps celle ou celui qui a postulé


doit-il considérer que ce n’est pas bon, que leur CV n’est pas retenu ?
Trois jours, une semaine, un mois ? Comment fait la personne pour
s’organiser ? Non-réponse (à son tour !) de Martine, gênée, trop
honnête pour dire tout haut à quel point elle se sent impuissante. À
quel point c’est une déconsidération supplémentaire pour ces gens-là,
déjà fragilisés et humiliés par leur condition de chômeurs.
La non-réponse est un mur haut et gris, qui bouche l’horizon, un
paradoxe dans un monde où l’on ne met que quelques secondes pour
communiquer avec autrui. Mails, Messenger, WhatsApp : ça va quand
même plus vite qu’un facteur, non ? La non-réponse a tout d’une petite
vérole. Et on devrait faire gaffe car, vous savez, ça se propage vite !

La course au bonheur ? Oui, mais pour


ma gueule !
Cette société est vraiment étonnante. Tandis qu’elle écarte et divise,
elle prône le bonheur individuel comme objectif de vie. Peut-être pour
compenser, se donner bonne conscience. Cela est également un
phénomène récent. Je n’y avais jamais pensé, et c’est par Boris
Cyrulnik que je l’ai appris :

Le bonheur, c’est une notion sociale qui est apparue avec la Révolution
française. […] Avant, on ne pensait pas que le bonheur puisse exister sur terre.
On passait sur terre dans une vallée de larmes, entre deux paradis : le paradis
perdu […] et le paradis à regagner, peut-être, si vous aviez été bien sages et
soumis. […] C’est la Révolution française qui a dit : « Pas du tout, on peut, on doit
6
acquérir le bonheur sur terre. » C’était une révolution mentale .

Oui, c’est une jolie révolution d’arrêter de penser que quoi que l’on
fasse sera comptabilisé entre péchés et bonnes actions au Jugement
dernier. On a enfin fini par s’intéresser à cette vie terrestre. Sont
venues l’analyse, la psychothérapie. Les notions du Moi, du Surmoi,
du Ça sont apparues. A suivi l’injonction au bonheur.

Là aussi, la fabrique du gougnafier s’est glissée dans ce domaine


spirituel. Et en a fait un grand marché. Elle a compris que le bonheur
était bankable. Ont déferlé des centaines d’ouvrages, de méthodes, de
modes d’emploi pour atteindre le bonheur. Boris Cyrulnik annonce
400 méthodes différentes de psychothérapie 7 – rien qu’en France !
400 méthodes donc, dont la très grande majorité s’oriente vers une
« psychologie positive » selon laquelle il est décrété que nous portons
en nous le pouvoir d’être heureux, à condition de bien nous observer
et de bien observer les signes qui nous sont envoyés. Aussi, s’il nous
arrive quelque chose de malheureux, nous devons le traduire en une
incapacité personnelle, une déficience due à « une insuffisance morale
et cognitive ». Par exemple, si je tombe malade ou si je me fais virer, je
dois comprendre… que j’en suis responsable, car je n’ai rien compris
de moi, de la société, mais aussi, bourrique que je suis, que je n’ai pas
su interpréter les signaux envoyés (par qui ?). La course au bonheur,
c’est me demander de ne regarder que mon nombril. Tout ensanglanté
qu’il soit. C’est ce qu’Eva Illouz, directrice d’études à l’EHESS (Paris)
appelle l’ « happycratie 8 », la dictature du bonheur. Elle prévient des
risques :

[C’est] une révolution qui fait le lit du monde néo-libéral. Elle a créé un
néolibéralisme de la souffrance. Les citoyens deviennent des happycondriaques
anxieusement focalisés sur leur moi respectif. Ne pensent plus bien collectif. Or
la souffrance était une source de prise de conscience collective immense. La
solidarité s’est fondée sur le sentiment que ce que je vis est aussi le lot d’autres
9
personnes .

Encore une fois, ce qui au départ pouvait être une chance, une
ouverture d’esprit – le développement personnel, mieux se connaître,
se connecter avec son corps, la nature, respirer – est dévoyé par le
marché.

Les entreprises ne sont pas en reste et répondent à la gestion de la


souffrance au travail (plus de 52 % des salariés sont concernés) par le
bonheur au travail. Il y a probablement une grande bienveillance
derrière cet élan, mais qui se révèle être une imposture. « Une arnaque
intellectuelle », affirme Sylvaine Perragin 10, psychopraticienne et
consultante en entreprise. Beaucoup d’entreprises se sont dotées de
baby-foot, hamacs, tables de ping-pong pour lutter contre le burn-out,
le bore-out ou encore le brown-out – respectivement l’épuisement,
l’ennui ou l’absence de sens au travail (oui, il y a des noms pour tout).
C’est chouette, mais ça ne remplace pas le manque de moyens et de
personnel. Imaginez un peu si l’on proposait cela au personnel
hospitalier : « Vous souffrez ? On vous offre la méthode du
bonheur ! »

Viennent de débarquer les CHO (Chief Happiness Officers) – les


agents du bonheur ! Ghislaine témoigne sur France Inter 11. Elle
travaille à la CAF de Toulouse depuis 30 ans. Avec son accent
ensoleillé, elle raconte l’arrivée récente d’une CHO, une jeune femme
de 25 ans (un peu tôt, non, pour être experte en bonheur ?) qui
organise des jeux de stratégie le vendredi et parfois des petits
déjeuners. « Oh, elle est charmante, hein ! » Mais effectivement, on
sent dans le témoignage de Ghislaine que la puissance du croissant est
limitée (je ne pense pas qu’il finira le boulot en retard).

Bref, on met la poussière sous le tapis et on attend. Julia de Funès 12


rappelle qu’« on a besoin de moyens et pas de baby-foot ». En
attendant, il y a là encore « des méthodes simples pour réduire le
stress, comme arrêter de faire des réunions sans arrêt, laisser aux gens
le temps de réfléchir (à son travail et pas au bonheur), arrêter
d’inonder les salariés de mails et de slides ».

Attendez ! J’ouvre une parenthèse et signale que le marché, loin d’être


idiot, hélas, a dû sentir que la course au bonheur avait des limites et
vient de trouver la parade : croire en la puissance de nos défauts. Vous
vous souvenez, tout à l’heure, on parlait de déficience personnelle, et
voici que déferlent dans nos rayons moult livres qui font l’éloge de ces
déficiences : la paresse, le doute, la lenteur, l’échec, la vulnérabilité…

Faudrait se mettre d’accord, parce que là, moi, je ne sais plus ce qu’il
faut faire 13 !

La chougne SARL : si tout le monde


râle, qui écoute ?
Vous allez me dire que je râle tout le temps. Bah, j’ai peut-être
contracté la « chougnite », le virus de la chougne. C’est très
contagieux, ça se propage par la parole, en toute saison. Je n’entends
que ça, à longueur de journée, c’est le bureau des plaintes. On devrait
organiser des J.O., je vous promets que la France serait médaille d’or
de la chougne, toutes catégories, pentathlon compris !

L’écrivain Sylvain Tesson, grand voyageur, a écrit : « À chaque fois que


je rentre en France, j’arrive dans un paradis peuplé de gens qui croient
vivre en enfer. » Si certains y voient une forme de condescendance,
voire de mépris pour celles et ceux qui ne peuvent voyager, moi, je le
prends comme un enseignement, une confirmation de ce que je ressens
quand je regarde les infos, écoute mes collègues ou discute avec mes
voisins. Non, bien sûr que je ne voudrais pas vivre au Pakistan, en
Érythrée, en Arabie saoudite, en Italie (hélas, pays de mes rêves), en
Angleterre… Parce que je suis consciente que mon statut de citoyenne
sera moins protégé. Que je ne bénéficierai plus de notre « État-
providence 14 » (tiens, ça me vient, je crois que je pourrais vivre en
Belgique).

Celles et ceux que j’entends se plaindre sont, bizarrement, le plus


souvent, celles et ceux qui se sentent tout permis et « estiment
que… ». Ah, ce « j’estime que » ! Et, puisqu’ils se sont collés sur le
front le statut de victimes, ils cherchent l’affrontement car, comme le
confirme le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « la meilleure façon de
prendre le pouvoir est de se faire persécuter ». On se victimise. Tout
est contre nous. La neige en hiver ? « Personne ne nous a prévenus !
Personne ne fait rien ! On est bloqués ! » Eh oui, surprise, il neige en
hiver. Un train bloqué pendant des heures suite à un accident ? « On
nous a distribué des sandwichs et de l’eau, mais rien d’autre, on a dû
dormir dans le wagon : on a très mal dormi. L’État se fout de nous ! »
Ou encore, anecdote personnelle récente, j’ai vu un homme acheter un
ticket de métro à la machine et l’insulter : « Magne-toi, putain ! Je suis
en retard ! », puis la cogner : « C’est pas vrai, mais tu comprends
rien ! » Alors, en effet, Monsieur a sûrement raison, cette machine n’a
pas (encore) de cerveau, mais je crois que l’autre en face non plus.

Ne pas confondre le désagrément et le statut de victime. Comme cette


écrivaine moyennement (voire pas du tout) connue, à laquelle carte
blanche était donnée dans un hebdo de gauche, et qui, au lieu de
défendre une idée ou de nous faire rêver avec une nouvelle, a préféré
utiliser cet espace précieux pour chougner sa mère. « Les artistes
peintres ont accès à des ateliers grâce à la Mairie et pas les écrivains !
L’injustice ! » Oulala ! « Or, nous aussi nous avons besoin d’un cadre
pour écrire ! » Ouin ! « Et en plus, on ne gagne pas très bien notre vie,
c’est dégueulasse ! ». Ouin ! Petite Calimero, sache que moi, je trouve
que ce serait surtout bien que tout le monde ait accès à un logement
décent et qui ne grève pas les trois-quarts des revenus. Ensuite, si tu as
besoin d’un beau cadre pour écrire, il y a toujours des parcs ou des
bistrots qui t’accueilleront (vas-y, je sais que ça ne te plaira pas de
toute façon).
Cela dit, elle me répondrait sûrement : « Ce n’est pas moi qui ai tort,
c’est toi qui ne comprends pas ! » Eh oui, voilà ce qu’on peut entendre
lorsque l’on essaye de ramener certaines « victimes auto-désignées » à
la raison. Car au fond, pour ces soi-disant victimes, chougner est
devenu une seconde nature. Pourquoi ? Mais parce que la société,
l’État est contre eux. C’est une conspiration, je vous dis ! Tous
estiment que… (on y revient encore !) sans plus se soucier des autres,
de nous, gens honnêtes, qui écoutons à longueur de journée ces
chougneurs qui, « à l’insu de leur plein gré », huilent les rouages
pervers de la fabrique maudite.

C’est le cas de Vanessa. Elle est avocate, a 23 ans et n’aime pas ses
seins. Elle n’a pas d’argent mais une Golf (GTI, je crois). Elle a une
idée lumineuse : la déclarer volée et, avec l’argent de l’assurance, se
doter des deux obus rêvés. C’est chose faite, mais elle est à deux doigts
de porter plainte, elle a dû quand même débourser 1 000 euros
(ou 1 500, je ne me souviens pas et je ne vais pas lui redemander !),
car l’assurance – « tous des voleurs, à quoi ça sert de payer les
cotisations ! » – a remboursé en dessous de l’Argus, alors qu’elle
n’aurait pas dû (Vanessa connaît la loi). Elle a dû cependant, in
extremis, avoir un petit bout de cerveau disponible qui lui a crié
« Ferme ta G… ! » pour éviter de finir en taule ou avec une bonne
amende (au-dessus de l’Argus). En tout cas, elle trouve que nous
sommes « un pays de merde » (je l’invite à aller faire un tour au
Soudan pour comparer…). Dans tous les cas, c’est à se demander
pourquoi, ou plutôt pour qui, nous, gens honnêtes, payons des
cotisations, pas vrai ?

Mais attendez, voyez jusqu’où se niche cette râlerie permanente. Dans


son livre Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de
retour en France 15, le journaliste David Thomson nous livre sa longue
enquête – glaçante et passionnante – sur celles et ceux qui sont partis
faire le djihad en Syrie et en sont revenus. On apprend, entre mille
horreurs, que nos Français avaient mauvaise réputation. Si certains
sauvages y avaient trouvé leur compte de sang et d’horreur, d’autres
ont été fort déçus et se plaignaient beaucoup : comment ça, on ne peut
pas fumer ? Et où sont les kebabs ? Une femme a dû accoucher sans
péridurale et ça, elle ne l’a pas digéré. Au cours de conférences, le
journaliste, pour adoucir un peu l’horreur, ajoutait qu’« ils étaient au
bord de monter un syndicat 16 ». Ce qui prouve que finalement, où
qu’il soit, rien ne casse un gougnafier.

Ce qui serait bien, surtout, c’est que l’on entende les vraies victimes.
Celles qui ont déjà du mal à raconter leur agression, à déposer plainte.
Celles qui n’arrivent pas à trouver d’AESH 17 pour leur enfant
handicapé, celles qui rament vraiment et subissent des injustices, qui se
débattent et se font doubler au poteau par les opiniâtres de la
chougne, les frustrés et les victimes imaginaires.

Les millenials ou la naissance


du « moi d’abord » ?
Et si cette société était le fait des millenials ? (Chut, j’exagère exprès.)
On les raille souvent car prompts à la râlerie. On parle ici de ces petits
êtres apparus entre les années 1980 et 1995 (en gros). On les appelle
les millenials, ou génération Y (après 1995, c’est la génération Z et
après, je ne sais pas, on doit recommencer à A ou c’est peut-être la fin
du monde). L’écrivain phare de la génération X (donc née avant les Y,
c’est logique), Brest Easton Ellis, dit en riant qu’il « ne veut même plus
leur parler, aux millenials 18 » tellement ils se plaignent de tout. (Bon,
en même temps, il avoue lui-même vivre avec un millenial, donc je
suppose qu’ils causent ensemble de temps en temps.)

Pourquoi ont-ils si mauvaise réputation ? Ces enfants ont été les


premiers à développer le désir de la satisfaction immédiate et
considérer chaque aléa de la vie ordinaire – un prof absent pour la
première heure de cours (alors qu’ils sont péniblement sortis du lit),
plus de lait dans le frigo ou encore un échec à un examen – comme
une injustice personnelle, une agression à leur égard. On les a appelés
les « enfants-rois ». Le phénomène est intéressant et le psychologue
Didier Pleux, via conférences et ouvrages, est un des premiers à avoir
donné l’alerte sur cette singularité, il y a près de trente ans. Nous
avons échangé longuement, je lui laisse la parole :

Ce qui a caractérisé cette génération, c’est que pour la première fois, ces
enfants ont eu des parents, probablement dopés par les Trente Glorieuses et
Mai 68, qui ont voulu mettre fin à une éducation répressive et qui ont appliqué,
avec zèle, le précepte porté par la pédiatre Françoise Dolto, dès les années
19
1940 : « L’enfant est une personne à part entière . » Ce qui était salvateur dans
cette partie du siècle où les enfants étaient fréquemment objets de brimades,
de corrections, où les conventions de l’Église et de la famille leur demandaient
de se taire et d’obéir, aurait eu besoin d’être révisé à l’heure de l’explosion de la
société marchande.

Si, parmi ces minots, certains ont eu une éducation fort défaillante, la
plupart n’ont manqué ni d’amour, ni de bien-être, ni de culture.
Toujours selon Didier Pleux :

Ils ont manqué de limite. Ils souffrent de carence éducative et non pas
psychique ou affective. Ce que j’appelle les « cinq S » ont brisé le bon sens et
ont rendu l’enfant surpuissant. Surconsommation, Surstimulation,
Survalorisation, Surprotection, Surcommunication.
Arrêtons-nous un instant sur ces cinq S. À tous les coups, on en coche
deux ou trois. C’est vrai que nous suraimons nos enfants. Que nous
ferions n’importe quoi pour les satisfaire. Comme leur offrir des
vêtements branchés ou des tablettes, même quand on n’a pas un rond.
Mais on a tellement, tellement peur qu’ils soient stigmatisés à l’école
ou pire encore : qu’ils ne nous aiment plus ! Alors ces enfants-rois sont
devenus de petits tyrans qui « ont transformé leurs parents en parents
taxis, parents restaurateurs, hôteliers, banquiers et animateurs de Club
Med ».

Ils ont subi un gavage affectif bien trop puissant… et se sont


reproduits ! Aïe ! Les voilà devenus des « adultes- tyrans ». Pour la
plupart, ils ont conservé « le désir impérieux de la satisfaction
immédiate, qui ne supporte toujours aucune contrainte et qui chosifie
l’autre. Si cet autre apparaît dans son champ de vision, ce sera pour
qu’il s’en serve 20. »

Les dégâts sont énormes sur la société, dans laquelle, encore une fois,
le collectif passe à la trappe. Sur l’individu, les conséquences peuvent
également être dramatiques.

Sont apparus des enfants avec de grands troubles de l’attention, des troubles
21
alimentaires ou de sommeil, des colères spectaculaires et spontanées .

Une violence telle, qu’elle éreinte parents et professeurs. Cette colère


qui fuse et les domine nécessite parfois jusqu’à trois ou quatre adultes
pour maîtriser un petit de 6 ans. Un terme vient d’apparaître pour ces
enfants-là : ils ne sont ni bipolaires ni schizophrènes, mais atteints de
« troubles explosifs intermittents ».

Ce que pointait Didier Pleux par ses travaux (il y a plus de trente ans,
pour rappel) ne diminue pas. Le phénomène va crescendo, obligeant
les psys à faire de la « psycho-éducation ». Les profs eux-mêmes
déclarent faire plus d’heures d’éducation que d’enseignement. Il
explique qu’élever un enfant, ce n’est certes pas facile :

L’enfant est un être fragile qui se développe dans l’amour mais aussi dans le
contraignant, l’effort et le frustrant. […] L’éducation, ce sont des conflits à
répétition, alors que si on laisse aller, si on donne un écran au petit qui fait le
zouave, on est satisfait à court terme. Ajoutez à cela une société ultralibérale et
ces gens deviennent des leaders qui écrasent tout le monde. La société libérale
a tout intérêt à ce que ce soit le reptilien qui domine chez l’être humain, c’est-à-
dire le cerveau émotionnel. Elle n’a pas envie qu’on réfléchisse. Les marchands
sont très contents de savoir que les enfants ont pris le pouvoir, ils remplissent le
chariot du supermarché et conseillent même pour un achat de voiture !

Eh oui, le millenial symbolise un changement de paradigme : l’ancien


chasseur-cueilleur devient chasseur- prédateur.

Autre conséquence : le temps de l’enfance diminue. Le sociologue


Michel Fize explique :

Vers huit ans, les enfants commencent à capter le langage, la façon de


s’habiller, les goûts ados. Ce sont des cibles intéressantes puisque le marketing
22
ado rapporte bien plus !

Là aussi, ce mouvement de maturation culturelle a son acronyme


(encore un !) : KGOY (Kids Getting Older Younger) – les enfants
deviennent vieux plus jeunes. Ces jeunes sont traqués par la pub (on
parle de milliers d’expositions quotidiennes 23). Mais, s’ils peuvent
donner le change dans l’apparence et le langage, ces enfants « n’ont
pas encore la maturité psychologique et émotionnelle », comme le
rappelle la psychologue Anne Baccus 24. Ainsi, il n’est pas rare
aujourd’hui d’entendre des enfants utiliser les termes « crise
d’angoisse », « anxiété », « stress » dès l’âge de 8-10 ans. Cela va
jusqu’à des tentatives de suicide. Et parfois, ils ne se ratent pas. Ce qui
inquiète Didier Pleux, c’est « le retour aux blouses grises ».

Je vois certains parents qui passent de l’éducation permissive qu’ils ont reçue à
la schlague pour leurs enfants. C’est le répressif à fond. Pour éviter cela, tout
comme il existe un Code civil, un Code fiscal, un Code pénal, un Code de la
route, il faudrait un « petit code familial » avec récompenses et conséquences.
Non, ce n’est pas facho, on a besoin d’un flic intérieur.

Moi, ce qui m’inquiète, c’est : sur quels modèles les enfants peuvent-ils
aujourd’hui se construire quand celui qui la ramène avec fracas et
insolence remporte le gros lot ? Sale temps pour les timides, les doux
et les rêveurs. Et pourtant, je pense, comme l’écrivain conférencier
Josef Schovanec, atteint du syndrome d’Asperger, « qu’il est bien triste
d’être normal ou d’être non fou. »

« L’exemple vient d’en haut. »


Sérieusement ?
Les politiques ou les grands enfants en quête
de pardon

De mon point de vue, je dirais qu’ici, en France, c’est l’avènement de


Sarkozy, élu démocratiquement (tout comme Trump), qui a été le
début… de la fin de la contenance. Il a créé un nouveau parti, qu’on
pourrait appeler « La Parole décomplexée », et a mis en place
l’incivilité du « je me permets tout ». Jusque-là, même si on savait que
nos politiques pouvaient avoir un certain goût pour la corruption et le
mensonge, ils portaient haut la tête. Il y avait un peu de panache. Ils
essayaient, en tout cas. Certains donnaient le change.
Sarkozy, je me souviens de son visage à la télévision, celui qu’il prend
quand il fait le modeste, le timidou : tête penchée, petit sourire en
coin, regard humble. En gros, il annonce, les yeux dans la caméra, que
s’il est élu, avant « de se donner à la France », il fera une « retraite
spirituelle dans un monastère, afin d’habiter son nouvel habit de
Président ». C’était en mai 2007, je m’en souviens très bien, car cela
m’avait surpris et même touché (eh oui, les gens honnêtes, on est un
peu con-con). Et qui je vois, deux jours après son élection, faire le
kéké en short sur le yacht de Bolloré ? Notre ex-futur séminariste 25 !

Puis il y eut les fameux « karcheriser la racaille », « descends de là, si


t’es un homme » et l’inoubliable « casse-toi, pôv’ con » à un homme
qui refusait de lui serrer la main. Aucun filtre. Une assurance à tout
péter. Puis un jour, pour accéder à l’absolution, il a dit : « J’ai
changé. »

Là, je me suis dit, ça sent mauvais. Comment respecter la fonction


présidentielle avec des zozos pareils ? Si le Président n’est pas un
modèle, alors pourquoi nous, simples quidams, devrions-nous
continuer à rester dans les clous ? Il est prouvé que l’on accepte
d’obéir à celles et ceux qui sont censés en savoir plus que nous, que
l’on pense meilleurs que nous. Que celui qui a autorité a pour mission
de nous augmenter, de nous élever. Là, moi, je sens bien que la terre
est très, très basse. Je suis au niveau de la mer. De l’amer.

Une citation de Camus ne me quitte pas : « Un homme, ça


s’empêche ! » Et, comment dire, quand je pense à Sarkozy, ça ne
« matche » pas ! Et ce n’est pas le seul à oublier que l’exemple est
« censé » venir d’en haut. L’équipe de France, en 2010, en plein
mondial de foot, refuse de descendre du car pour s’entraîner. Ils font
grève, car ils ne sont pas contents. Pourquoi ? J’ai oublié.
Hallucination du monde entier. Le foot, cette religion pour des
millions d’enfants et d’ados. Merci pour le modèle !

« Un homme, ça s’empêche ! » Décembre 2012, après BFM, devant


l’Assemblée nationale, Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget de la
France, chargé de la fraude fiscale, soupçonné d’avoir un compte
caché en Suisse, déclare, « les yeux dans les yeux » :

Je démens catégoriquement les allégations contenues sur le site Mediapart. Je


n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant ni avant.

On connaît la suite. Après il a demandé pardon et puis voilà.

« Un homme, ça s’empêche ! » Une pensée particulière pour le chef


d’escadrille des gougnafiers, Donald Trump. Son comportement est
tellement bête et infantile que l’on en vient même à vérifier si ses
propos, tellement grossiers ou primaires, ont bien été tenus, si son
compte Twitter n’a pas été piraté (voyez un peu le boulot des
journalistes !).

C’est comme ça à présent. Quand les grands font des conneries, ils
disent « pardon » ou « j’ai changé ». On dirait des gosses, dans la
cour de récré, qui courent en zigzaguant, les bras en ailes d’avion,
renversant tout sur leur passage au son strident de : « Pardon, pardon,
je l’ai pas fait exprès ! Pardon ! »

Mais ces gens-là, ces politiciens, pensent-ils vraiment qu’on continue


de les croire ? Qu’on a confiance ? Sont-ils tellement aveuglés par leur
ego ou l’entre-soi dans lequel ils vivent, qu’ils ne se sont pas une seule
fois posé la question : « Suis-je encore crédible ? » Leur gesticulation
fait la une des médias. Ils doivent penser que du moment qu’ils
occupent l’espace, même pour des conneries, eh bien on parle d’eux et
c’est essentiel. Et, si l’on a accès à cette exemplarité politique (notez
l’ironie), c’est bien grâce à nos chers médias.

Les médias : à la recherche de l’analyse


perdue

Les médias : gros, gros dossier ! Comment en parler en moins de trois


cents pages ?! Je vous laisse fouiller dans les nombreux ouvrages fort
bien documentés qui existent, car je vais juste me contenter de mettre
en lumière quelques éléments qui justifient la défiance envers LES
médias. Majuscules pour « LES » car ce pronom défini brouille les
pistes. Il y a DES médias qui se comportent mal, tandis que d’autres
continuent de se battre pour livrer de vraies infos, les contextualiser,
les expliquer. Des journalistes et photos-reporters prennent des risques
fous, mais ceux-là, on les néglige, on les oublie beaucoup. Pourquoi ?
Parce que c’est toujours la même chose : ceux qui font du bruit, du
clash, qui nous attirent par du spectaculaire, des morts et des ragots
caracolent en tête. Ils remontent à la surface, comme les gougnafiers
qu’ils sont.

Avec le mouvement des Gilets jaunes, les journalistes ont été


estomaqués de la haine et la violence à leur égard. Et moi, c’est leur
étonnement qui m’étonne ! Le traitement médiatique de ce mouvement
était un mépris de classe flagrant (rien à voir, mais je pense à Macron
évoquant « Jojo le Gilet jaune »).

Sauf que les journalistes ne sont pas responsables. Il faut savoir que
ceux qui sont sur le terrain ont un statut précaire, qu’ils vont où on
leur demande d’aller et qu’ils doivent maintenir le suspense à tout
prix 26. Ce sont les dirigeants les responsables. Ceux qui donnent les
ordres et établissent la ligne éditoriale.
Comment se fait-il que ces gens-là ne voient pas à quel point ils
prennent les autres pour des buses ? Ils sont complètement hors-sol !
J’imagine que parfois, ils ont dû réfléchir à leur « morgue attitude »
qui consiste à être certain de savoir ce que veulent « leurs »
téléspectateurs. Mais bouchés comme ils sont, impossible d’entendre et
de comprendre ces fameux « vrais gens » dont ils tentent de parler à
tout prix, mais dont ils n’ont pas dû voir un spécimen depuis bien
longtemps. À part leur chauffeur ou leur femme de ménage. Les rares
sujets du style « Les médias en font-ils trop ? » ne répondent pas à la
question et tentent plutôt de les disculper.

Eh bien non, dirigeant, tu ne sais pas ce que veulent les « vrais gens »,
« tes » téléspectateurs. Penser ainsi est déjà méprisant et contraire à
l’éthique du journalisme : on n’est pas là pour flatter son auditoire,
mais pour renseigner celles et ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens
d’enquêter. Les journalistes doivent faire un compte-rendu le plus
exact possible d’un événement, écrire, « avec une égale liberté, ce qu’il
a vu, entendu et pensé », comme le disait Albert Londres. Et rien
d’autre. Même si l’objectivité est de mise, je pense que nous ne
sommes jamais tout à fait impartiaux. Mais soyons au moins
honnêtes !

Si vous n’êtes pas vigilants, les journaux arriveront à vous faire détester les gens
27
opprimés et aimer ceux qui les oppriment .

Sans surprise, quand je parle DES médias, ici, je pense aux médias de
masse. Ce sont bien sûr les chaînes d’info qui sont dans le viseur. Et
qui sont suivies par tous les autres médias à coups de push sur nos
portables. L’objectif : être le premier ! Tenir une antenne H24, souvent
sur du vide, c’est en quelque sorte un exploit qui nécessite beaucoup
de conditionnel, d’experts en tout (qu’on appellera « les
toutologues ») et d’éditorialistes inutiles et arrogants. Un avion vient
de sortir des radars ? Et c’est parti pendant des heures : des
toutologues y vont de leurs supputations dont on se fout, puisqu’on ne
sait même pas quel événement a eu lieu. L’avion a-t-il été détourné,
abattu, a-t-il explosé ? On ne sait pas, mais ça n’empêche pas de
débattre avec véhémence et sans rigoler !

Tout le monde se souvient de l’arrestation de Dupont de Ligonnès. Ah,


on a bien ri ! C’était beaucoup d’attendre la confirmation ? Ça aurait
changé quoi ? La face du monde ? Non, évidemment ! Il y a bien eu un
vague mea culpa, mais ce n’est guère l’exercice préféré de ces gens. De
ce système. Et pourtant, ce serait bien de revenir parfois sur des
événements mal traités.

Prenons l’exemple de l’ouragan Katrina, en 2005. Après son passage,


les médias du monde entier, comme des moutons de Panurge, ont mis
l’accent sur les pillages et ont débattu (bien sûr !). Or, des recherches
ultérieures ont prouvé que les comportements d’entraide avaient été
bien plus nombreux que les comportements des gougnafiers. Mais ça,
on n’en a pas parlé. Pas assez vendeur.

L’info demande du temps. Et le temps, on ne le prend plus. Les


médias, pardon, DES médias se plient aux mouvements sociétaux sans
les comprendre. Sans y avoir réfléchi. Il faut aller vite, faire du buzz,
du clic ! Quand je regarde des sujets à propos du voile, de la PMA, de
l’immigration, du mariage pour tous ou des Gilets jaunes, je
m’étrangle de honte et de colère. Il faut non plus expliquer, mais
polémiquer. Le propos est toujours réduit à « pour ou contre ? ». Le
système binaire est roi. Ça me rappelle que notre cerveau serait doté
de deux systèmes : le système 2 qui raisonne et le système 1 qui réagit
sur l’instant avec l’émotion. Et c’est ce dernier que sollicitent sans
cesse ces médias-là.

Ils détruisent et divisent ainsi la société. Ils libèrent les paroles de


haine. Ils sont coupables. Céline Pigalle, alors patronne de BFM-TV,
essayait de justifier, sur un plateau télé, un peu à bout d’argument,
pourquoi le sensationnel n’était pas un problème, car : « Les chaînes
d’info n’ont pas vocation à être regardées toute la journée ! » Ah
bon ?! Mais pourquoi, alors, nous tenir ainsi en haleine coûte que
coûte ? Pour vendre de la pub. Rien d’autre. De la pub, OK, je
comprends, mais pour payer quoi ? Des reportages sérieux ? Des
enquêtes ? Des salaires ? Ou de l’esbroufe ? J’aimerais avoir la
réponse.

Maître Henri Leclerc rappelait, il y a peu, que « l’éthique du


journaliste est aujourd’hui primordiale ; celui-ci doit savoir qu’il tient
une arme dans les mains. » Eh bien, cher Maître, vous avez raison. Et
cette arme, certains l’ont retournée contre nous. Donc contre eux. Les
imbéciles !

Il existe des émissions impeccables, pédagogiques, courtoises et même


pas ennuyeuses. Parmi elles : C’est dans l’air, C politique (sur France
5), 28 minutes, Le Dessous des cartes (sur Arte)… Mais cela requiert
de notre part de la volonté et du temps disponible. Une discipline
également. Il est tellement plus facile, en rentrant chez soi, de zapper
vite fait sur BFM-TV ou de regarder sur son écran de smartphone le
résumé des infos. On ne manque pas de sollicitations !

Infobésité : le choix de l’embarras

On nous gave d’informations (ou présentées comme telles). En


quantité astronomique. À longueur de journée. Nous n’avons plus
l’embarras du choix, mais le choix de l’embarras, et ça s’appelle
« l’infobésité ». Néologisme savoureux qui dit les choses : nous
sommes engraissés, dépassés, étouffés.

Il n’y a jamais eu autant d’informations disponibles aujourd’hui que n’importe


quand dans l’Histoire de l’humanité. Il y a plus d’informations publiées depuis le
début des années 2000 que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg.
En 2005, il y avait 150 exabytes de données disponibles. En 2010, il y en avait
huit fois plus.

Le sociologue Gérald Bronner a écrit cela il y a dix ans. Je n’ose


imaginer ce qu’il en est en 2020. De toute façon, les exabytes, c’est un
peu comme les trillions de dollars, difficile d’imaginer ce que ça fait.
J’ai cherché, un exabyte, c’est 1 000 000 000 000 000 000 de bytes.
Voilà, voilà. Nous voici plus éclairés, n’est-ce pas ? (Je plaisante !)

Et encore, si c’étaient de vraies infos, vérifiées, validées, on pourrait se


dire : « Merci, merci d’avoir des centaines de chaînes télés ou sites web
à notre disposition. » Mais non ! On doit se méfier et ramer pour faire
le tri, car dans les infos se glissent les fake news, les faits alternatifs,
l’intox, l’infox, le mensonge et la post-vérité 28. Selon la revue Science,
les fausses nouvelles se propagent 6 fois plus vite que les vraies 29. Les
contempteurs de la bêtise, du vide et de la théorie du complot sont
hyperactifs. Le jour de l’attentat de Charlie Hebdo, il y avait déjà
vingt théories différentes. Une semaine après, on en était à plus d’une
centaine.

Il faut savoir que 70 % des infos partagées sur les réseaux sociaux le
sont d’après le titre 30. Les articles ne sont pas lus. Ce qui n’empêche ni
les polémiques, ni les insultes, ni les clashs en plateau ou sur les
réseaux sociaux ! Mais cela donne des titres de presse hallucinants, les
médias devant faire de l’audience, du clic. Ils nous aguichent en faisant
appel à notre côté malsain, cancanier. Aucune hiérarchisation de
l’info. Tout se vaut. « Et le singe devint con 31 », dirait le merveilleux
Cavanna.

Voici, par exemple, une (pas si) courte sélection de ce que je reçois
chaque jour dans ma boîte mail (j’ai dû m’abonner à trop de
newsletters, j’en conviens !) et qui illustre ce racolage des médias :
Quand les titres font l’article !
« Faut-il laver son soutien-gorge ? Oui, contrairement à ce que dit Stella
McCartney. » (Huffpost)
(Et ma culotte ?)

« Qu’est-ce que la positivité toxique, quand être toujours positif devient


négatif ? » (Glamour)
(A pas compris…)

« Près de Nantes, le menuisier échangiste troquait sa femme contre des objets


récupérés en déchetterie. » (Le Courrier du Pays de Retz)
(Affaire conclue !)

« Alain Delon envisage l’euthanasie. / Ces yaourts à éviter absolument au


supermarché. » (Medisite)
(Il y a un rapport ? La date de péremption ?)

« Une vidéo choquante ? Inscrivez-vous pour recevoir chaque jour les news qui
nous indignent. » (aufeminin.com)
(C’est nous qui sommes choqués, là…)

« Concurrence : soupçons de cartel dans la compote. » (Le Monde)


(Les carottes sont cuites !)

« Politique. Nouvelle polémique autour de la fête du Cochon à Hayange, Jean-


Luc Lahaye ne confirme pas sa venue. » (France Bleu)
(Déception…)

« Santé. Se forcer à sourire au travail augmente votre consommation d’alcool. »


(Slate)
(Ah, c’est pour ça !)

« Benoît Hamon est-il vraiment populaire en Estonie ? » (Libération)


(C’est ce que je me demande chaque jour en me rasant !)

« Lisieux. Il droguait sa femme pour regarder en boucle le film Darty Dancing


[sic]. » (Le Pays d’Auge)
(Un passionné !)

« Le glyphosate et la masturbation. » (L’Express)


(Une combinaison détonante !)

« Il fait de la musique électro avec des saucisses. » (20 minutes)


(Super !)

« Femme enceinte dévorée : pourquoi son compagnon engage-t-il un


avocat ? » (Planet.fr)
(Mais pourquoi donc ?)

« Chère, déprimante, frelatée : qui veut encore acheter de l’information ? » (Arrêt


Sur Images)
(C’est une bonne question !)

« On a discuté avec Hugues Aufray parce que c’est la canicule. » (L’Obs)


(Il est cuit ?)

« Jésus / Débat démocratique / Saumon fumé » (theconversation.com/fr)


(Oulah ! En même temps ?)

« Pour la fête de la bière, Adidas invente une basket résistante à la bière et au


vomi. » (France Soir)
(Enfin !)

« Les inconditionnels de Tariq Ramadan assurent qu’il “n’a jamais agressé ces
femmes qui, par ailleurs, l’avaient bien mérité”. » (Agence ONCT)
(Je suis sans mots…)
« Drame dans le Nord. Il tue accidentellement sa sœur en la biflant. Acte
volontaire ou accidentel ? » (BFM)
(Je dirais qu’il n’a pas fait attention, des fois on bifle et on fait pas gaffe !)

Tout cela, je l’ai reçu en vrai 32, et pour être honnête (forcément), je
vous avoue que j’ai même lu certains de ces articles, car au fond j’ai un
faible pour les ragots, moi aussi. À cela, toujours dans ma boîte mail,
je reçois sollicitation sur sollicitation pour m’engager à sauver : le
Nigeria, les Kurdes, la retraite, les vers de terre, les abeilles, les
urgences, les Rohingyas, les énergies naturelles, la recherche contre le
cancer, la Fondation Abbé Pierre, une ZAD, un journaliste emprisonné
en Turquie…

« L’infobésité m’a tuer ! » C’est comme si chaque jour, en allumant


mon ordi, j’entrais dans une ville inconnue où un panneau à droite
m’indique « Toutes directions » et le panneau à gauche « Autres
directions ». On va où alors ? Gérald Bronner répond :

On se dirige vers ce qui va conforter nos idéaux, nos « opinions », nos croyances.
Une fois nos centres d’intérêts repérés par la toile, les algorithmes feront le reste
et nous inonderont de « nouvelles » dans nos boîtes mails, Facebook, etc.

Ceci explique le succès des théories du complot. On assiste, par


exemple, au grand retour des platistes (non, ce n’est pas un vieux
groupe de rock, mais des êtres humains qui croient dur comme fer, au
e
XXI siècle, que la Terre est plate !).

Qui véhicule ainsi, à fond la caisse, ces âneries ? Les réseaux sociaux.

Réseaux sociaux : l’autoroute infernale !


Si les réseaux sociaux sont sans limites, c’est que le camion de tout à
l’heure 33 y a déversé sa benne à ordures. C’est devenu un grand
défouloir où l’exhibition de la violence et de l’auto-célébration se
jouent la manche. C’est là que s’expriment frustration et vanité. Et
comme les gougnafiers sont en liège, ce sont eux qui surnagent.
Pourtant, quelle merveille que cet outil qui permet d’être en lien avec
le monde entier, de partager nos idées, de découvrir et comprendre, de
relayer des révoltes et des luttes. Mais cela demande, là encore, temps
et discipline car, comme expliqué ci-dessus, les algorithmes ont
tendance à nous isoler « entre nous », entre celles et ceux qui
partagent les mêmes opinions. Alors, on se prend pour le roi du
monde. Beaucoup de gens méprisent ce qu’ils ignorent.

Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui,
avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin, et ne causaient aucun tort
à la collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu’aujourd’hui, ils ont le
même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles.

On pense la même chose, n’est-ce pas ? C’est simple, tellement simple,


qu’on n’oserait même pas l’exprimer en société. On aurait l’impression
de faire une brève de comptoir. Mais quand on apprend que cette
citation est d’Umberto Eco, ça a plus de gueule, pas vrai ? C’est ce
qu’on appelle un argument d’autorité.

Les réseaux sociaux sont devenus le paradis des gougnafiers. Et ça y


va ! Ça saute du haut du plongeoir et ça s’ébroue dans tous les sens.
Décomplexés ! La haine, les insultes, la pensée à deux balles. L’appel
au meurtre, au viol. Sous couvert d’anonymat, bien sûr :
grossesaucisse33, lechaton22, Yoyofonfon, Binouse31, CanardMan,
Grosteak93…

Vous n’avez pas honte, vos enfants de putes ? C’était pour le compte d’une telle
provocation, l’intolérants, qui a donné une tragédie dans ce bordel de vous… Lot
de chèvres fumiers. [sic]

Ne me demandez pas, je n’ai pas compris de quoi cette personne


parlait. Visiblement, elle était très agacée. Peut-être qu’il n’y avait plus
de bière dans le frigo ?

Cette haine populaire et stupide entraîne des drames humains.


Combien de personnes ont eu leur réputation détruite, ont sombré
dans la dépression, ont dû démissionner avant que passe la justice ?
Combien de jeunes ados suicidés car moqués sur les réseaux sociaux,
car déchus de leur « popularité » ?

À peu de chose près, nous sommes comme en Chine, victimes d’une


notation sociale attribuée non pas par un régime autoritaire, mais par
nos propres congénères. Arrive-t-on au bout de l’humanité ?

La télé-réalité : qui se fout de qui ?

Petit arrêt sur ces programmes qui ont su porter haut et loin des
huîtres torse nu avec des tatouages ou à poitrine 95 Z qui connaissent
tout juste l’alphabet. Soi-disant on les regarde parce que ces gens-là
sont trop cons et c’est trop drôle. Mouais, je pense que le ridicule tue
certes, mais la moquerie aussi.

Nous avons parlé de télé-réalité avec le chanteur de IAM, Akhenaton.


Pour lui, pas de mystère.

Dès que c’est apparu, je me suis dit : « Eh bien, ce n’est pas avec ça qu’on va
fabriquer des Che Guevara ! » C’est la seule chose que ma femme et moi avons
interdit à nos trois enfants. Certes, ils ont été un peu exclus dans les discussions
à l’école, mais ça ne leur a pas manqué. On a comblé avec autre chose : des
séries, des BD…
Il prévient :

La culture précède toujours les épisodes heureux ou tragiques d’une société. Là,
on est dans une culture de consommation où on fait plus attention à
l’emballage qu’au contenu.

Il faut se reprendre et vite ! Ce serait peut-être bien d’instaurer, là


comme ailleurs, un code de bonne conduite des médias. Comme
arrêter de se foutre de la gueule du monde. Si des lois ont été
instaurées, c’est bien pour éviter que l’espèce humaine courre à sa
perte, non ? Alors, retour au règlement ! J’ai une idée !

Vers une loi anti-gougnafier ?


Et si la solution était la loi ?

Où m’en vais-je ? pourrait-on se questionner (moi-même, parfois, je


me demande). En fait, quand je réfléchissais abondamment (j’en suais
des cheveux), quand je cherchais des solutions pour bouter le
gougnafier hors de nos vies, j’ai eu ce que j’ai cru être une
illumination : et si on inventait une « loi anti-gougnafier » ? Ça aurait
de la gueule, non ? J’étais trop contente de ma trouvaille.

Une loi, même pas la peine, tiens, plutôt une faveur demandée à la
justice. Basée sur la morale et la confiance. Pas de preuves à fournir
forcément, ces fameuses preuves qui sont à la fois les garantes de la
justice et parfois ses limites. Juste un témoignage pour que les
évidences deviennent des preuves : « Je vous jure que cette personne
me harcèle, voici mon récit… » Une façon d’introduire, tout comme il
existe une « présomption d’innocence », une « présomption de
vérité ». Oui, j’ai bien conscience du danger des dérives, mais si l’on
faisait confiance ? Un avocat ou un médiateur peut être là afin d’éviter
les abus. L’innovation supplémentaire serait que les accusés ne soient
pas emprisonnés mais rééduqués (ou punis) via des sanctions de travail
d’intérêt général (TIG) ou des sanctions rigolotes (bon là, je vais un
peu trop loin, j’imagine).

Pour le plaisir, voici une liste non exhaustive des idées qui ont germé
sous ma caboche :

Une semaine à faire traverser les enfants le matin et le soir sur le


passage piéton pour celui qui aimait à ne jamais s’y arrêter quand il
était bien au chaud dans sa voiture.

Cette chère dame, là, qui fout ses poubelles partout, devra sortir celles
de son immeuble pendant un mois. Les vertes, les jaunes, les blanches.
Elle verra comme c’est agréable de ramasser ses déchets par terre, de
faire le tri et de tout nettoyer ensuite avec le grand jet d’eau glacée !

Monsieur a abusé de plein de femmes âgées et seules après les avoir


séduites. Il leur a soutiré de l’argent qu’elles ont donné en roucoulant.
Puis, il les quittait. Et bim ! Un mois dans un Ehpad, à la cantine, où il
devra aider les pensionnaires à manger à la petite cuillère, essuyer leur
menton si nécessaire, les promener dans le parc et puis, tiens, il fera un
peu de ménage. Ça ne peut pas lui faire de mal.

Ces citadins viennent d’arriver à la campagne et portent plainte contre


le bruyant coassement des grenouilles de la mare des voisins ou contre
le chant du coq ? Ils n’aiment pas l’odeur du purin ? On peut leur
proposer un temps de réflexion en leur offrant de passer un trimestre
dans une cage à poules, au-dessus d’un périph, fenêtres ouvertes
obligatoires. Jour et nuit.
Vous voyez, le « je veux, j’ai droit » a battu à plate couture le slogan
« interdit d’interdire ». Que diriez-vous d’ajouter de la morale à la
justice ? N’est-il pas temps ?

« On peut violer les lois sans qu’elles crient. »


(Talleyrand)

(Alors lui, il a eu du bol que Twitter n’existe pas à son époque. Sinon,
c’étaient le goudron et les plumes !)

C’est naïf ? Oh que oui ! Avocats, juges… beaucoup m’ont ri au nez.

Hu, hu, hu, ma p’tite dame, ce n’est pas comme ça que la justice fonctionne,
voyons !

T’es mignonne, mais tu te trompes de route. Dans nos études, on nous apprend
la loi, pas la morale.

Eh oui, les non-coupables ne sont pas toujours innocents, vous ne le saviez


pas ?

Heureusement, d’autres, plus compréhensifs et patients, ont pris du


temps pour m’expliquer, ainsi l’avocate Mary Plard 34 :

La loi contient une morale sociale. C’est la règle du vivre-ensemble. Dans la loi,
tous les ingrédients sont là. Des lois, on en a déjà plein, voire trop. C’est de
moyens pour les faire appliquer dont on manque ! Certains juges des enfants
placent des enfants maltraités, mais il n’y a pas de famille, pas de place dans
les foyers, les services sociaux craquent. Il faudrait plus de policiers, plus de
greffiers, plus de juges !

Mais quand même, le « ma p’tite dame » et le « t’es mignonne », ça ne


m’a pas trop plu qu’on me parle ainsi. On n’a quand même pas gardé
les mobylettes ensemble !
Alors je n’ai pas lâché. Je voulais des réponses à mes questions-cons
(j’en ai toujours plein dans ma besace). Ça fait un bail que j’ai compris
que, souvent, elles sont plus embarrassantes que cons.

Je me suis tournée vers le juge Marc Trévidic. Pour moi, il concentrait


une expertise qui allait du haut en bas de l’échelle sociale : haute
finance, anti-terrorisme, affaires familiales et j’en passe. Il avait eu à
traiter des gros dossiers comme Elf, les moines de Tibhirine, le
Rwanda ou l’attentat de la rue des Rosiers, mais aussi des cas
beaucoup plus quotidiens comme des divorces, gardes d’enfants,
attributions d’allocations, etc. J’aimais ses prestations médiatiques,
son franc-parler compréhensible (il ne jargonne pas). J’aimais ses
prises de position en faveur du respect de la vie privée. J’aimais aussi
ses à-côtés : le fait qu’il écrive des bouquins ou qu’il fasse de la
musique. J’aimais cette singularité. Je n’allais pas être déçue.

Il m’a accordé un rendez-vous très rapidement et sans condition.


Enregistrement autorisé, pas de relecture demandée.

C’est au tribunal de la cour d’appel de Versailles, dont il est le


président, que je l’ai rencontré, un jour de juin. Il est venu m’accueillir,
sous un soleil de plomb, avec un grand sourire. Nous avons grimpé en
silence les six étages sans ascenseur (keuf keuf !), pour rejoindre son
bureau sous les toits sans clim. Quelques étagères, un bureau marron
bas-de-gamme et une lampe de bureau verte, orientable. J’étais encore
essoufflée lorsque j’ai lancé l’entretien.

— Pardon, mais vos dossiers, il y a un passe-plat ou vous les transportez tout


seul, par l’escalier ?
— Ah non, pas d’ascenseur et pas de passe-plat ! Ça en fait des kilos à
transporter, hein, et plusieurs fois par jour, pour rejoindre le tribunal !
Il riait. Non mais quelle idée, me suis-je dit, de lui coller un bureau
dans une soupente ! Merde, il est président ! Il a dû deviner ce qui me
traversait l’esprit car il a ajouté, joyeux : « Vous voyez, on est loin des
ors de la République ! »

Puis nous nous sommes mis au travail. Il n’a éludé aucune de mes
questions, non, il voulait essayer de m’aider, bien que, selon lui, ma
cause était quasi perdue. « Mais merci de vous en préoccuper. » Il s’est
montré attentif, sincère et volubile. Malgré des propos parfois
terribles, il ponctuait ses phrases par de vibrionnants et joyeux :
« Vous voyez ce que je veux dire ? » ; ou : « Vous comprenez le
truc ? » (Euh, pas toujours, j’ai même eu un début de mal de tête sur
les affaires Elf ou Karachi…)

J’ai vite compris que ma belle idée de loi anti-gougnafier n’était pas
près de voir le jour !

Parce que la morale n’intervient pas dans la justice : vous pouvez être de bonne
foi, parfaitement honnête et faire quelque chose de techniquement,
juridiquement illégal, mais pas moralement. À l’inverse, des gens peuvent faire
des choses techniquement, judiciairement irréprochables, mais complètement
amorales. Il semble que les gens amoraux aient un avenir important.

L’exemple qu’il a pris pour expliquer ses dires est celui de l’impôt. En
effet, lorsqu’on connaît bien les lois et qu’on a de l’argent (pour se
payer des avocats et des conseillers fiscaux), il est possible d’y
échapper (surprise !). Et il y a un terme pour cela : on parle
« d’optimisation fiscale ».

C’est un mot poli pour désigner une attitude amorale. Tout est fait à présent,
dans la société moderne, pour que le vrai gougnafier intelligent qui connaît les
lois s’en mette plein les poches. Légalement. On est dans une société
individualiste. À l’époque de Cicéron, la corruption, c’était la peine de mort.
C’est pas trois mois avec sursis au bout de quinze ans de procédure, hein !
Et il rigole, et moi aussi.

C’est une sorte de libéralisme moral ou du libéralisme pénal, je ne sais pas


comment l’appeler. Et les Français sentent qu’il y a un truc dégueulasse que la
justice n’arrive pas à faire taire. Ils ont une vision de la justice catastrophique et
ils ont raison. Les gens moraux sont les dindons de la farce. Ils constatent qu’ils
ne peuvent que payer leurs impôts. Le fait que plein de gens échappent à ça
fait que, souvent, c’est à ceux qui ont détourné 10 euros que l’on s’en prend. Ils
sont faibles. C’est facile.

Mais alors ? Y a-t-il des solutions ? C’est no future ?

Il faut se méfier et ne pas être trop naïf. Faut pas être trop bon, trop con dans
cette société, c’est la morale à retirer. Plus sérieusement, il faudrait beaucoup
plus de moyens. Il faudrait qu’une fois enjambée la barrière de la morale, ces
gens mal intentionnés, les gougnafiers, aient peur de la loi. D’autres, les plus
faibles, les plus moraux n’arrivent pas à obtenir justice. Il faudrait qu’elle soit
rendue vite et bien : on n’en est pas capable !

Tandis que l’entretien (très long) touchait à sa fin, tandis que


l’obscurité envahissait le bureau, le juge Trévidic a quitté, pour la
première fois, ce masque d’un fatalisme de bon aloi qu’il affichait
depuis le début :

— Vous arrivez à rester optimiste ou bien… ?


— Je vois autour de moi de très nombreux collègues qui sont des êtres
formidables, engagés et honnêtes qui, petit à petit, se résignent, perdent
l’espoir. Quant à moi, je ne suis pas optimiste du tout ! Cette société me
débecte totalement. Je méprise la façon dont ça se passe. J’ai commencé en
1989 et je constate que « le fort contre le faible », ça a empiré. Il y a une vraie
absence d’égalité devant la loi. Avec tous les moyens modernes, on est fliqué
continuellement et les libertés reculent. Partout. Les gens ne veulent plus vivre
ensemble en France, ils ne supportent plus. C’est à tous les niveaux. Que ce soit
par rapport à leur religion, race, origine, niveau social. Quand on est juge, on
s’en rend bien compte. C’est hyper-inquiétant. Ça va exploser ou ça va se
terminer avec des coups de matraque sur la gueule dans un système répressif.
La seule liberté qu’on veut nous laisser, c’est la liberté de consommer. Je ne suis
plus un citoyen, je suis un consommateur.
Et mon idée de loi anti-gougnafier a définitivement sombré dans la
nuit.

1. Acronyme emprunté à Brice Teinturier : « Plus rien à faire, plus rien à foutre », la
vraie crise de la démocratie, Robert Laffont, 2017 (Prix du livre politique 2017).
2. Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, La Découverte,
Poche, 2016, p. 185.
3. Pierre Rimbert, « De la valeur ignorée des métiers », Le Monde diplomatique,
mars 2010, cité par Mona Chollet, dans Chez soi, op. cit.
4. Vous savez, ces trois petits singes qui, respectivement, se cachent les yeux, les
oreilles et la bouche.
5. Éditions 10/18, 1982.
6. Interview de Boris Cyrulnik par Femme actuelle, 5 octobre 2014, disponible sur
YouTube.
7. La Grande Librairie, France 5, 27 novembre 2017.
8. Selon le titre de son ouvrage, co-écrit avec Edgar Cabanas, Happycratie.
Comment le bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.
9. « Eva Illouz : “L’idéologie du bonheur est le bras armé du capitalisme” », article
publié sur le site nouvelobs.com, 20 août 2018.
10. Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail, Don Quichotte, Le
Seuil, 2019.
11. « Le téléphone sonne », 1er mai 2019.
12. Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture, Éditions de
L’Observatoire, 2019.
13. Spoiler : peut-être se faire confiance, tout simplement ? Et troquer le bonheur
contre la joie ? On y reviendra.
14. D’ailleurs, il faudrait arrêter avec ce terme. À force de l’utiliser, on se comporte
comme une bande d’ados qui demandent à « l’État-nounou » de tout résoudre pour
nous.
15. Les Jours, Le Seuil, 2016 (Prix du livre Albert-Londres 2017).
16. Je n’ai rien contre les syndicats, hein !
17. C’est-à-dire un accompagnant d’élève en situation de handicap, anciennement
appelé AVS, auxiliaire de vie scolaire.
18. White, Robert Laffont, 2019.
19. Rappelons que depuis peu de générations, les enfants grandissent dans la paix, et
que ce n’est que depuis 1959, date de la Déclaration des droits de l’enfant, qu’ils ont
des droits.
20. Selon Didier Pleux.
21. Toujours selon Didier Pleux.
22. « Trop précoces, des enfants grandeur mature », article sur le site liberation.fr,
1er mai 2018.
23. « Mesure de la pression publicitaire : un état des lieux », article sur le site
antipub.org, 12 décembre 2018.
24. « Trop précoces, des enfants grandeur mature », article sur le site liberation.fr,
1er mai 2018.
25. Adolescent, il avait déjà voulu faire une retraite avec l’aumônier Biquette
(véridique), mais il a été viré au bout de quelques jours. Quand ça veut pas, ça veut
pas ! (Pour d’autres anecdotes croustillantes sur notre ex-Président, voir « Les douze
“off” les plus bavards de Nicolas Sarkozy », article sur le site nouvelobs.com, 6
décembre 2011.)
26. Je me souviens d’une collègue qui travaillait sur une chaîne d’info. Elle avait de
gros doutes déjà sur l’éthique de son métier et faisait, bon gré mal gré, des
compromis. En 2011, apparaît le terrible « concombre tueur » : à la suite de morts
mystérieuses en Allemagne, le concombre avait été désigné comme bouc émissaire.
C’était faux, mais les médias ne voulaient pas reconsidérer l’affaire. Dans son
oreillette, on lui hurlait : « Concombre tueur. Tu dois dire “concombre tueur”. Dis-
le ! Dis-le, putain ! » Elle l’a dit, mais a quitté la chaîne. Elle était passée du
compromis à la compromission.
27. Extrait du discours de Malcom X prononcé le 13 décembre 1964 à l’Audubon
Ballroom de Harlem.
28. C’est quoi une post-vérité ? Un fait alternatif ? Toujours pas compris… Voici la
définition qu’en donne le dictionnaire britannique Oxford, qui a élu « post-vérité »
mot de l’année en 2016 : « Circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins
d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux
opinions personnelles. »
29. “The spread of true and false news”, rapport de Soroush Vosoughi, Deb Roy et
Sinan Aral, publié dans la revue Science, 9 mars 2018, et disponible dans son
intégralité sur le site science.sciencemag.org.
30. D’après des propos de Gérald Bronner rapportés dans « Contre les fake news, la
meilleure régulation reste la pensée critique », article sur le site de Usbek & Rica
(usbeketrica.com), 27 avril 2019.
31. François Cavanna, Et le singe devint con. L’aurore de l’humanité, Le Livre de
Poche, 1986.
32. Mais je vous recommande en sus l’excellent compte Twitter « À Juste Titre »
(@ajustetitre) qui maintient une veille hilarante sur tous les titres de presse absurdes,
mais vrais.
33. Voir « L’invasion des gougnafiers ».
34. Mary Plard, Paternités imposées, Les Liens qui libèrent, 2013.
La riposte
« L’honnêteté est la plus grande
de toutes les malices, parce que c’est
la seule que les malins ne prévoient
pas. »

Alexandre Dumas fils


J’espère que vous êtes encore là. Que vous n’êtes pas partis acheter
une corde pour vous pendre ! Je comprends qu’après un tel bilan, ce
soit tentant, mais il ne faut pas ! Surtout pas ! Car voici venu le temps
de la riposte !

Combattons le syndrome vicariant


L’honnêteté, ça use, ça use et pas que les souliers, comme dit la
chanson. Au cours de mon enquête, il m’a semblé que de très
nombreuses personnes honnêtes présentaient les symptômes du
syndrome vicariant. Vous en êtes même peut-être atteint sans le savoir.
Ce syndrome est celui de « l’usure par compassion » ou « traumatisme
par procuration ».

J’ai rencontré des assistant·e·s de service social, des magistrat·e·s, des


professeur·e·s, des psys, des éducateur·rice·s, des agent·e·s du Pôle
Emploi, des infirmier·ère·s, des médecin·e·s, des policier·ère·s qui
étaient découragé·e·s, déprimé·e·s, crevé·e·s. Leur métier, qu’ils
considéraient comme une mission d’utilité publique, est devenu une
impasse. Pas d’argent, pas de réponse, aucune reconnaissance… Ils se
sentent devenus inutiles. Ils font face à des gens dans le besoin, dans la
douleur, pour lesquels ils ne peuvent plus faire grand-chose. Alors ils
souffrent. Terriblement.

« Je ne pouvais plus recevoir des gens dans la détresse, les écouter,


faire semblant, alors que je savais, dès qu’ils s’asseyaient en face de
moi, que je ne pourrai leur apporter aucune aide », confie Camille,
employée dans un organisme de réinsertion professionnelle en
Bourgogne, qui a préféré partir en pré-retraite. Comme elle, certains
démissionnent ou capitulent : « À présent, je fais mes horaires, avec les
moyens du bord. » Beaucoup développent douleurs et angoisses, se
mettent en arrêt maladie, espérant guérir ou peut-être, allez savoir,
que, pendant ce temps, l’époque changera. Cette souffrance psychique
(et physique) est immense. Il n’y a plus de motivation, on se dénigre,
on tombe.

L’Abbé Pierre soulignait : « Nous avons autant besoin de raisons de


vivre que de quoi vivre. » Quel est leur raison de vivre quand ils
deviennent inutiles ? Que faire à part se recroqueviller sur soi et son
entourage immédiat ? Or, mettons-nous bien ça dans le crâne,
personne ne peut gagner seul. Que ce soit pour des épreuves
personnelles ou sociales, l’autre est primordial. Tendre la main, c’est
souvent aider l’autre à se relever, mais tendre la main, c’est aussi dire :
« S’il te plaît, aide-moi à traverser mon épreuve. » Bien souvent, ces
personnes dans le besoin ne tendent pas la main, elles n’osent pas. « Je
dois m’en sortir seul, d’autres souffrent plus que moi. » Rappelons-
nous que notre vie, l’organisation de la cité, le « vivre ensemble » est
un sport collectif, avec un règlement précis.

Oui, nous vivons dans une société mal barrée, fort mal élevée, qui
s’émancipe des règles. Clairement, une guerre à l’intelligence a été
déclarée. Mais nous devons malgré tout résister, nous élever, passer de
branche en branche afin d’élargir notre point de vue. Au propre et au
figuré. Nous avons la mission de voler au secours de notre si jolie
démocratie, complètement amochée.

Nos aimés (oh, le lapsus ! je voulais dire : nos aînés) l’ont mise au
monde, au forceps, à force de luttes. Elle était destinée à la liberté, à
l’égalité et à la fraternité. Je regarde son visage tuméfié. Une boxeuse
qui aurait pris trop de coups. Une démocratie qui tient encore debout
malgré ses jambes qui flageolent dangereusement.

Comme pour un ancêtre qui nous a fait naître, nous devons nous en
occuper. La respecter. La soigner. Ne pas l’abandonner dans un
sombre Ehpad où, là aussi, le personnel souffre du manque de
moyens. Tirons les rideaux, ouvrons en grand la fenêtre. Laissons
entrer le vent et la lumière. Ce sont les meilleurs cicatrisants. Il faudra
ajouter, bien sûr, des litres d’alcool à 90° (ça va piquer !), des antibios
et pourquoi pas un peu de cannabis thérapeutique. Il faut que la dame
se requinque vite, elle a encore bien du boulot !

Nous sommes ses rejetons souvent ingrats, à qui il serait utile de


rappeler de temps en temps la chance d’être en son sein. Nous avons
réussi à nous extirper des conventions étouffantes de l’Église et de la
Famille. Nous avons obtenu, en luttant pour le bien commun, des
droits comme il en existe peu ailleurs dans le monde, un temps de
travail correct, des congés payés, le contrôle des naissances, le droit de
vote pour les femmes, l’école gratuite et obligatoire, la sécurité sociale,
l’intermittence du spectacle… Et la laïcité ! De tout cœur, nous avons
essayé de construire une société de liberté, de libre arbitre et de
partage, de culture et, visiblement, on s’est un peu plantés. Avec
bienveillance et une grande bonne foi, mais plantés quand même. À
force de prôner la liberté individuelle en droit absolu, on a constitué
une société d’archipels, de gruaux d’individus. Qui ne se supportent
plus. « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres »
s’est fallacieusement transformé en : « La liberté de l’autre s’arrête là
où la mienne commence. » 1

Qui met les bornes ? Les gens honnêtes et la justice. Ne comptez pas
sur les gougnafiers rongés par le marché, par le profit. Ils ne sont pas
des citoyens.

Pourquoi les gens honnêtes doivent


survivre
Cette démocratie a donc impérativement besoin de nous, les gens
honnêtes. Si nous n’intervenons pas, non seulement on est foutus, mais
la haine va l’emporter et on va l’avoir, notre guerre civile de crétins.
Un bouc émissaire sera désigné (c’est en cours), ou plusieurs (c’est en
cours également), et on se massacrera les uns les autres et tout
s’affalera. Plus de vent dans nos voiles. Nous serons morts ou sous la
coupe d’un dictateur ou, pire encore, on nous maintiendra en léthargie
avec l’éternel susucre : la consommation. Ça ressemble à la liberté,
mais c’est une prison. Nous serons alors des robots diabétiques qui
achètent, ingèrent, rotent et s’endorment pour se réveiller le lendemain
matin pour péter et consommer à nouveau dès le premier pied posé au
sol. Le jour sans fin. Je ne mange pas de ce sucre-là. Je ne veux pas de
cette vie. De cette dictature sophistiquée. Nous, gens honnêtes, n’en
voulons pas.

Ça me rappelle une anecdote. Une restauratrice, aux États-Unis, avait


un restaurant spécialisé dans le homard. Mais, « trop amoureuse des
animaux », ça lui fendait le cœur de devoir les ébouillanter vivants
(elle aurait peut-être dû tout simplement les retirer de la carte, non ?).
Alors, elle a eu l’idée du siècle : leur faire fumer du cannabis avant de
les passer à la casserole (c’est toute une installation pour faire inhaler
le bazar aux homards) pour qu’ils meurent complètement stone, sans
douleur. « Tout ce concept est basé sur le fait d’essayer de faire ce qu’il
faut pour rendre le monde meilleur », s’est-elle ébaubie avant
d’ajouter, toujours sans rire : « La preuve est dans le homard. » (Je
pense qu’au passage, elle a dû bien profiter de la weed.)

J’ai la sensation glaçante que c’est ce qui est en train de nous arriver.
On fait de nous des junkies, on nous refourgue sans cesse notre dose
de nouveaux gadgets, écrans, robots, séries, voitures, etc. et on reste
pépère. Sous perfusion, mais l’eau bout. Vous ne sentez pas une drôle
de chaleur sous vos jolies fesses ?

Ce qui me crève le cœur, mais vraiment, c’est de constater que, comme


le rappelle le regretté philosophe Michel Serres dans un de ses derniers
ouvrages, Petite Poucette 2 : « Nous sommes la première génération –
en Europe – à ne pas avoir connu de guerre depuis 70 ans. » Il
annonce ce chiffre sidérant : « Nous sommes dans les 5 % de paix
qu’a connu l’Europe depuis toujours. » Et effectivement, s’il n’y a plus
de guerre de conquête de territoires, on a réussi à en inventer une
nouvelle, encore plus terrible : la guerre envers l’autre. Son périmètre
intime.

Est-ce que les hommes ont voulu ça, est-ce qu’ils maîtrisent leur rôle
Ou est-ce que la machine s’est emballée et qu’on a perdu le contrôle
Est-ce qu’y a encore quelqu’un quelque part qui décide de quelque chose
3
Ou est-ce qu’on est tous pieds et poings liés en attendant que tout explose

C’est à se demander si la paix est dans la nature humaine. Bah, il doit


y avoir, en chacun de nous, un loup et un agneau. À nous de nourrir le
bon, comme dit le proverbe.

À ce propos, si ça peut vous rassurer, des animaux gougnafiers, il y en


a aussi. On ne cesse d’argumenter en répétant que « quand un animal
tue, c’est pour se nourrir, pour sa survie ». Eh bien, pas toujours.
Arrêtons de penser que cette nature est parfaite. Elle aussi, parfois, on
se demande ce qui lui passe par la tête. Le plus bel exemple que j’ai
trouvé parmi les animaux gougnafiers, après la loutre ou le soi-disant
gentil dauphin (oh, comme je ne voudrais pas être une dauphine !), est
celui du manchot d’Adélie. Le photographe et scientifique George
Murray Levick a observé ce « manchot à longue queue » pendant son
année passée en Antarctique (1911-1912). Il a tellement été horrifié
par ce qu’il voyait, qu’il prenait ses notes en grec pour qu’on ne puisse
pas les lire aisément ! Il décrit ces manchots comme « une bande de
hooligans » qui violent tout ce qu’ils trouvent de vivant… ou de mort
(y compris des petits poussins). Même la glace, ils la violaient 4 ! Vous
voyez, y a peut-être pire que l’humain. Rassurés ?

Si l’exemple ne vient plus d’en haut,


le salut est déjà en bas !
Gardons un « optimisme de combat » ! Je ne sais pas qui a utilisé en
premier ce terme – j’ai souvent entendu Michel Serres le porter –, mais
il me plaît fort. Non, ce n’était pas mieux avant ! Notre espérance de
vie a augmenté (souvenons-nous, elle était de quarante ans au début
du XXe siècle), nos petits n’ont plus le scorbut et ils ne travaillent plus
à la mine.

Regardez autour de vous, la nature humaine n’est pas que moche ! Au


contraire, elle est souvent lumineuse ! (Même si on peut en douter
certains matins.) Il nous faudrait quelques preuves ? En voici une que
j’aime beaucoup. Et c’est scientifique !

Récemment, une grande enquête 5 a été menée : 17 000 portefeuilles,


dans 355 villes à travers 40 pays, ont été « perdus » volontairement
par des chercheurs. À l’intérieur : de l’argent (quantité variable), une
clé et une adresse. Les résultats ont surpris. Pourquoi ? Parce qu’ils ont
révélé « une honnêteté inattendue » : les portefeuilles ont été
majoritairement rapportés. Le pire, le meilleur plutôt, c’est que ce sont
ceux qui contenaient le plus d’argent qui ont été le plus rendus 6.

J’ai voulu vérifier cette tendance auprès de France Objets Trouvés


(entreprise leader spécialisée dans les objets trouvés recommandée par
le gouvernement). Le directeur, Alain Franciosa, a confirmé la grande
honnêteté de nos concitoyens, qui va selon lui en grandissant (avec
cependant une baisse d’honnêteté du côté des « tiers », c’est-à-dire la
personne à qui on remet l’objet trouvé, qui elle, eh bien, le garde pour
elle de plus en plus souvent ; ça, c’est moche !) :

Nous collectons environ 150 000 objets par an. Plus de 85 % des objets perdus
sont retrouvés par des particuliers et 93 % d’entre eux souhaitent le restituer. Ils
le restituent à un tiers de confiance, comme une police municipale ou l’accueil
d’un grand magasin.

Ce qui est inquiétant, c’est que ces résultats surprennent. C’est dire si
l’honnêteté est tellement silencieuse et modeste qu’elle passe
complètement sous les radars d’un monde trop hâbleur et bruyant. Ça
me fait penser à la poussière : c’est quand on ne la fait pas que ça se
voit. Hélas, l’honnêteté est ainsi qu’un meuble propre. On ne la
remarque pas.

Et pourtant elle existe. Comme une brume ancienne. Une aptitude


naturelle. Nos cerveaux sont câblés pour résonner avec autrui. Des
expériences sur la douleur prouvent que, dans un couple, par exemple,
si l’on fait mal à l’un, ce sont les mêmes zones du cerveau qui sont
activées chez le conjoint. Ça s’appelle l’empathie, l’aptitude innée à
ressentir ce que l’autre ressent. Dans la peine et dans la joie.
J’ai lu que, jusque dans les années 1960, les chercheurs ne pensaient
pas que l’altruisme existait. Depuis (alléluia !), avec la naissance des
neurosciences et de l’imagerie médicale, le cerveau nouveau est arrivé !
Il est désormais prouvé que non seulement l’altruisme existe, mais
aussi qu’il apporte un bien-être. Le neuroscientifique Jean Decety
décrit le phénomène ainsi :

Les neurosciences nous enseignent que le souci de l’autre est associé à


l’activation des mécanismes du plaisir dans le cerveau. C’est le fruit d’une
chimie complexe, mobilisant la dopamine et l’ocytocine. C’est un merveilleux
message de la biologie : ce qui est bien pour les autres est bien pour moi
7
aussi !

Je pense que c’est une force venue des fonds des âges, sinon, nous
n’aurions simplement jamais survécu. Et c’est ce que confirme Jean
Decety :

[…] nous sommes interdépendants, nous obtenons la majorité de nos ressources


par la coopération : chasser, construire des habitations, se protéger des
8
prédateurs, élever ses enfants […] .

Le célèbre primatologue et biologiste Frans de Waal éclaire le propos :


« Ce n’est pas la compétition, mais bien la coopération qui fait qu’on
est 8 milliards aujourd’hui 9. »

Ce n’est pas la compétition ! Ce n’est pas : « J’ai la plus grosse


(bagnole, télé, bagouse, armée, religion, nation… à vous de
compléter). »

Mais ce n’est pas si simple non plus, car si ces aptitudes – l’empathie,
l’altruisme – sont innées, il faut qu’elles soient activées. Comme le
langage. Aucun enfant ne parle si on ne lui apprend pas. Voyez
l’enfant-loup. Le bébé naît avec la boîte à outils, mais il faut lui
donner le mode d’emploi (un peu comme les meubles IKEA). Il faut
être en interdépendance avec lui. Le stimuler. Il en est de même pour
l’empathie, le sens de l’altérité. Il faut que l’entourage de l’enfant
(parents, écoles, famille) lui apprenne à développer ces aptitudes.
Mais, comme nous l’avons vu, notre société actuelle favorise tout le
contraire.

Les gens honnêtes ont une mission dont ils n’ont pas idée. C’est un
défi à la bêtise. C’est un combat de chaque jour et de chacun. Chacune
de nos voix compte.

Voici ce qu’écrivait l’historien israélien Yuval Noah Harari, auteur du


best-seller Sapiens 10, dans une tribune du Monde 11, au moment des
élections européennes (mais c’est valable pour chaque jour qui passe) :

[…] Certaines personnes ne prennent pas la peine de voter aux élections


européennes parce qu’elles pensent qu’une voix ne change rien. C’est faux.
Certes, votre voix ne modifiera pas l’équilibre des forces au Parlement européen,
mais, à coup sûr, elle vous changera, vous. Il est important d’entretenir son cœur
en prenant régulièrement une position morale. Faute de quoi le cœur durcit et
s’ossifie, et la prochaine fois que vous devrez vous battre pour quelque chose –
pas nécessairement dans les urnes –, il vous sera plus difficile de le faire […].

En somme, ce qui est préconisé est une sorte de gymnastique du


quotidien : ne pas renoncer. Cela entretient les muscles du cœur. De
l’amour. Cela rend le monde meilleur, sans même que l’on s’en
aperçoive. Car si la violence, l’indifférence, l’impolitesse sont
contagieuses (« tu parles violent, je parle violent »), la bienveillance, la
délicatesse, le sourire, l’affabilité le sont tout autant. Combien de fois
ai-je pu constater, dans le métro, dans une rue, dans un bar, qu’il suffit
d’un éclat de rire, une musique, un sourire pour que les visages se
détendent, pour que les corps se mettent à battre la mesure et que
parfois, même, un couple entame une danse, là, sur un trottoir, un soir
d’été, sur un air d’accordéon. On dirait que nous n’attendons qu’un
signal pour bondir vers la joie.

De plus, le fameux « l’union fait la force » trouve également une


validation scientifique. Selon une étude menée par le MIT : « Il est
désormais établi scientifiquement que des cerveaux humains, en
s’assemblant, peuvent produire une intelligence supérieure 12. »

Dans une tribune 13, Émile Servan-Schreiber, spécialiste de l’intelligence


collective, revient sur les principaux facteurs favorables à cette
intelligence supérieure : « la sensibilité aux autres et l’équité dans la
prise de parole ». Il mentionne aussi « l’équité dans le temps de
parole ». Alors là, s’il y a bien une chose qui fait défaut dans nos
sociétés, c’est le temps et la diversité de la prise de parole. Ce sont bien
toujours les mêmes que l’on entend bramer comme des cerfs. Y
compris en dehors des périodes de rut. « L’indépendance d’esprit » est
également notée comme un élément important. Cessons d’être des
moutons, de suivre ce troupeau.

Au passage, je signale que « ce sont dans les groupes où les femmes


sont les plus nombreuses que les scores sont les meilleurs ». Sans
vouloir changer de sujet (quoique), je crois sincèrement en une
vibration féminine (que portent en eux femmes et hommes) et qu’elle
sera indispensable au changement.

Mais attention, d’aucuns louchent du côté de ces résultats sur


l’intelligence collective afin de rendre leur entreprise plus… vous
l’aurez deviné, performante ! On y revient toujours !

Gens honnêtes, je le répète, nous sommes les dernières sentinelles de ce


monde, n’en doutons plus une seule seconde et unissons-nous.
Balance, quelle balance ?
Ah, ce « balance »… Notre époque est truffée de ce mot précédé d’un
hashtag. #BalanceBalanceBalance. Dénonce. Ici, je voudrais rappeler
une autre acception de ce mot. Vous voyez cet objet ancien qui
soupèse, la grande aiguille au centre et, de chaque côté, un plateau ?
Eh bien, amusons-nous à l’observer en soupesant ceux qui éclairent et
aident notre société et ceux qui s’exemptent de tout règlement. De
quel côté penche la balance ? On sera étonné. Des éclats d’humanité, il
en existe pléthore. Et ce, depuis toujours. Y compris au creux des pires
moments de notre Histoire. Voici quelques exemples de héros
ordinaires, invisibles et ô combien indispensables :

Déportée au camp de Birkenau, Ginette Kolinka raconte 14 que


pendant qu’elles (les détenues) se battent pour fouiller les poubelles et
dévorer les épluchures, les ouvriers les observent sans bruit et que « le
lendemain, ils dissimulent d’infimes morceaux de pain sous les
machines où nous travaillons. » Ils n’avaient pas le droit de le faire,
mais ils ont pris ce risque. Des miettes de pain.

La jeune capitaine allemande du Sea-Watch 3, Carola Rackete, sauve,


en juin 2019, 53 migrants au large de la Libye. Durant deux semaines,
elle cherche un port d’accueil. Mais personne n’en veut (y compris la
France). Alors, face à la dégradation de certains migrants, elle accoste
de force à Lampedusa. Elle sera arrêtée puis relâchée.

C’est à peu près la même histoire pour Cédric Herrou, agriculteur


français qui continue de venir en aide aux migrants malgré les
différentes gardes à vue. Sans oublier les centaines d’anonymes qui
acceptent d’héberger ces migrants chez eux, pour une nuit ou plusieurs
semaines. On pousse les meubles, on ajoute des assiettes, on met un
peu plus de pâtes dans la casserole, on se rencontre, on se découvre
et… on s’élève.

Je pense à la ville de Daraya, en Syrie. Dans cette ville ultra-


bombardée, trois inconnus ont sauvé près de 15 000 ouvrages
récupérés dans les décombres. Ils les ont répertoriés et consignés dans
une bibliothèque secrète construite sous les gravats. Des centaines de
rescapés viennent lire à l’abri. En catimini. C’est grâce à l’acharnement
d’une journaliste, Delphine Minoui, qui a passé des mois à enquêter
dans des conditions difficiles, que nous avons eu connaissance de ce
fait, par un livre 15 et un documentaire 16 magnifiques. La bonté est une
chaîne.

Leïla se nourrit souvent auprès des Restos du cœur. Elle raconte,


émue, que sans eux, elle n’aurait pas pu conserver une forme de
dignité pour ses enfants : « Là, je sens l’énergie de l’amour ! C’est pour
cela qu’en échange, je viens parfois aider et aussi j’amène des jouets
pour les enfants. » Rien n’est jamais aussi cher que ce que l’on reçoit
gratuitement.

Dans le documentaire exceptionnel de rigueur et de dignité des frères


Naudet, 13 novembre : Fluctuat Nec Mergitur 17, qui retrace les
attentats de cette soirée en 2015, on pourrait beaucoup pleurer et
s’effondrer de désespoir. Bizarrement, c’est le contraire qui se produit.
Moi, ce sont les poches d’humanité, qui ont surnagé dans l’horreur,
qui m’ont fait sangloter. Je repense à ce témoignage d’une jeune femme
ronde, toute jeune maman. Dans le Bataclan, elle fait partie, avec son
mari, du petit groupe qui a pu rejoindre les étages et soulever un faux
plafond où se réfugier. Mais hélas, malgré la courte échelle de son
mari, elle ne peut se hisser. Elle est trop lourde. Alors, d’elle-même,
elle sort du rang (oui, tout le monde est en rang, personne ne se
bouscule) et propose qu’on prenne sa place. « Je me suis dit qu’à cause
de mon surpoids, des gens risquaient de mourir. » Et là, sans aucune
concertation, le groupe l’a soulevée, hissée, sauvée. Et voilà que j’en
chiale encore. C’est ça, l’humanité. Ne gardons que ça en tête. Ne
nous nourrissons plus que de ça.

Le documentaire se termine d’ailleurs par cette phrase : « À la fin,


c’est toujours l’amour qui gagne. » C’est cucul ? Non, c’est la vérité. Il
faut croire à ce qui nous dépasse. Car quelque chose nous dépasse.
Dieu ? La nature ? Le hasard ? La physique quantique ? La biologie ?
L’amour ? Aucune idée, mais ça existe. Cette spiritualité est un des
éléments indispensables à notre survie. Nous ne serons jamais des êtres
surpuissants et invincibles malgré l’essor technologique, l’aide de
robots ou je ne sais quoi. Nous ne déciderons pas de tout, tout le
temps. Il y aura toujours un phénomène, niché dans la nature, qui
nous ramènera à la maison, à la raison. Ce volcan qui tousse en
Islande et c’est l’ordre du monde qui en est bouleversé. Cette petite
souris glissée dans la carlingue peut bloquer au sol, pour plusieurs
jours, un Boeing maous costaud.

Notre destin ne tient parfois qu’à une petite souris que notre vanité
pensait avoir pulvérisée. Il suffit de peu, n’est-ce pas ?

1. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789, article 4 : « La liberté


consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits
naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres
de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la loi. »
2. Le Pommier, 2012.
3. Grand Corps Malade, « Course contre la honte », 2014 (paroles de Richard
Bohringer et Fabien Marsaud).
4. Ses travaux sont visibles (depuis peu !) au musée d’histoire naturelle de Londres
(Natural History Museum).
5. Résultats apparus dans “Civic honesty around the globe”, un rapport de lain
Cohn, Michel André Maréchal, David Tannenbaum et Christian Lukas publié dans
la revue Science, 5 juillet 2019, et disponible dans son intégralité sur le site
science.sciencemag.org.
6. La France arrive dixième dans ce classement, derrière les pays du Nord. Ce n’est
pas si mal. Et la Chine arrive en dernier, je dis ça je dis rien !
7. Propos tirés de la conférence « De la sensibilité morale du bébé à l’attention
flottante de la mère » tenue au Palais des Papes, Avignon, 18 novembre 2016, et
disponible en intégralité sur le site colloque-tv.com.
8. Idem.
9. Vers un monde altruiste ?, un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de
Lestrade, Arte France, 2015.
10. Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel,
2015.
11. « Les Européens doivent prendre des décisions cruciales pour l’avenir du
continent », tribune de Yuval Noah Harari sur le site Internet lemonde.fr, 23 mai
2019.
12. Émile Servan-Schreiber, Super collectif. La nouvelle puissance de nos
intelligences, Fayard, 2018.
13. « Émile Servan-Schreiber, spécialiste de l’intelligence collective », article sur le
site mediapart.fr, 23 novembre 2018.
14. Avec l’aide de Marion Ruggieri dans Retour à Birkenau, Grasset, 2019.
15. Les Passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, Points,
2018.
16. Daraya, la bibliothèque sous les bombes, co-réalisé par Bruno Joucla,
Brotherfilms, 2018.
17. Netflix, 2018.
Pour aller plus loin (trop
loin ?)
« Chaque génération, sans doute,
se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait pourtant qu’elle
ne le refera pas. Mais sa tâche
est peut-être plus grande. Elle consiste
à empêcher que le monde se défasse. »

Albert Camus, discours de réception


du prix Nobel, 1957
De tous les témoins que j’ai interrogés, la plupart finissaient l’entretien
par un : « Il suffirait de… » Le psychiatre Didier Pleux a préconisé un
simple code familial, certains médias se lancent dans le journalisme de
solutions, des employeurs acceptent à présent que le ménage soit fait
dans leur boîte à des heures décentes. Avant d’attendre les grands
changements venant d’en haut, enclenchons nos petits changements à
nous.

L’honnêteté est un cheval de Troie


En résumé, pour éviter que ce monde ne se défasse, si l’on veut que les
gens honnêtes survivent et la démocratie après eux, si l’on veut
anéantir le désespérant « on ne sait pas évoluer autrement que par la
catastrophe », il faut agir sur deux plans : le collectif et l’individuel.

Le collectif
L’État doit impérativement donner tous les moyens nécessaires (du
personnel supplémentaire et de l’argent) à la justice, l’aide à l’enfance,
au logement, l’emploi, la santé, l’enseignement… Si ce n’est pas fait,
notre société ne sera plus qu’un lambeau de peaux. Il ne faut plus se
voiler la face. Il faut enrayer la fabrique de gougnafiers, rompre la
chaîne en changeant de paradigmes. C’est un chantier immense, qui
prendra du temps. De plus, de nouvelles mesures doivent être initiées.

Au cours de mes pérégrinations, j’en ai recueilli quelques-unes qui font


l’unanimité (bien qu’elles soient suivies du fatidique : « On n’y
arrivera jamais ! »). Elles s’adressent aux très jeunes et aux anciens :
Instaurer, dès la maternelle, des programmes de méditation 1 (ou de
yoga ou de sophrologie) qui permettront à l’enfant de prendre
conscience de l’ampleur d’un corps, d’un souffle, d’une réflexion et
d’un groupe.

Établir discussions et débats encadrés dès le collège par des rencontres


et des documentaires. Éveil garanti 2 !

Instaurer un « service civique » dès la troisième et tout au long de la


scolarité. Chaque année, garçons et filles auront à découvrir « les
cuisines » d’une société. Stage dans les crèches, les Ehpad, les
hôpitaux, les centres d’accueil pour migrants, pour non-valides, dans
les associations pour l’environnement, dans les fermes, les centres
aérés, les commerces, les administrations… Ouverture d’esprit, en
prise avec la réalité 3 !

Dans les entreprises, faire appel aux anciens (ne plus les mettre
dehors) pour transmettre leur savoir-faire, leur expérience, leur
enthousiasme aux jeunes qui débutent.

À titre individuel
Pendant ce temps, nous pouvons impulser le collectif par des voies
tout à fait détournées et invisibles à nos yeux. Nous devons, car nous
en avons le pouvoir, apporter notre pierre à l’édifice. Vous savez,
comme ce colibri dont on parle tant. Ce petit oiseau qui, selon une
légende amérindienne rendue célèbre par l’écologiste-paysan Pierre
Rabhi, n’hésite pas à combattre l’incendie de forêt en déversant des
gouttes d’eau transportées dans son tout petit bec. À ceux qui se
moquent de lui (ceux qui ont un gros bec), il répond : « Je fais ma
part. »
« Faire sa part », c’est refuser la fatalité, c’est sortir de notre
assentiment muet à l’ordre pourri des choses. Si nous faisons notre
part, nous pouvons modifier – autour de nous – un état d’esprit, des
habitudes, et ainsi, selon la théorie du battement d’ailes du papillon,
clouer le large bec des gougnafiers du quotidien.

Ce serait un bon début, car il n’existe pas de cellule de déradicalisation


des gougnafiers. Mais il faut agir en contrebande.

Les 5 commandements
Exercices personnels et quotidiens !

1. Débarrassons-nous de la mésestime
de nous-même, cette « qualité » propre
aux gens honnêtes

Prenons conscience chaque jour de notre valeur


ajoutée

Tout comme les enfants ne savent pas qu’ils sont des enfants, les gens
honnêtes n’ont pas idée qu’ils le sont. Allez, faites un pas de côté et
regardez-vous. Soyez admiratifs de vous-même (sans vous la péter,
mais je nous en crois incapable). Rendez-vous hommage.

Libérons-nous de la honte sociale

La honte sociale, c’est arriver dans un milieu qui n’est pas le nôtre, qui
nous paraît supérieur. Il suffit d’une seule personne, pas forcément mal
intentionnée, mais maladroite, et… vous vous sentez mal, vous vous
sentez écrasé∙e. La honte sociale, c’est un peu comme le syndrome
vicariant, on peut en être affecté sans le savoir. Pour ma part, j’ai pu
poser ce mot sur ce mal-être il y a peu.

Des exemples, j’en ai des centaines, mais en voici un qui, me semble-t-


il, réunit tous les facteurs. Petite provinciale, quand je suis « montée »
à Paris, j’ai eu la chance de travailler dans un hebdo que j’ai adoré.
Mon travail était celui d’une petite main, mais c’était bien. À
condition que je la ferme. On ne me l’a jamais demandé, mais j’ai bien
compris. Cependant, parfois, je l’ouvrais un peu. Oh, jamais très fort.

Un jour, pendant une conférence de rédaction, tout à fait excitée, je


dis :

— Vous avez vu, les gars, il y a une émission de télé- réalité qui arrive : Le Loft. Je
crois que nous devrions nous y intéresser.
— Ah oui ? me répond un des directeurs, un peu ironique. Et c’est quoi ?

Et je fais mon baratin (un peu embrouillé, je le concède) et là, gros


silence de mon directeur, regard par en dessous du style « t’es lourde,
tu nous fais perdre du temps ». OK, je n’ai plus rien dit.

Trois semaines après, toujours en conférence, un journaliste prend la


parole et s’adresse à ce directeur :

— Il se passe un truc inouï ! As-tu vu Le Loft ?


— Non, c’est quoi ?
— Un truc complètement post-baudrillardien !
Le patron, complètement sous le charme :
— Non, tu déconnes ? Raconte !

S’en est suivi une longue discussion, passionnée, puis plusieurs


reportages. Voilà, il aurait suffi que j’emploie ce terme « post-
baudrillardien » pour être écoutée. Mais je n’ai jamais lu Baudrillard.
Ce genre de petites humiliations, j’en ai vécu beaucoup. Et il a fallu
longtemps, très longtemps pour que j’ose m’exprimer. Et quand on
s’exprime, à sa hauteur, sans forcément adopter des codes que l’on
n’aime pas, eh bien, je vous le garantis, il y a toujours quelqu’un pour
vous écouter. C’est d’ailleurs ce que faisait l’ensemble de l’équipe à
mon égard, mais je vous l’ai dit, il suffit d’une personne pour que tout
s’écroule en vous.

Réenchantons notre vie

En faire un récit, un roman. C’est plus efficace qu’une course acharnée


au bonheur. C’est s’accorder des moments de paix, de joie.
Interrompre le flux bouillant d’une journée pour lever le nez vers le
ciel, s’adonner à ce qu’on aime faire même si on pense que « ça ne sert
à rien ». On n’imagine pas les bienfaits d’un moment de joie dans une
journée.

Il y a un petit exercice simple que je pratique et auquel je fais


participer les enfants, au dîner. Je leur demande : « Quels ont été les
trois meilleurs moments de notre journée ? » C’est un moment très
joyeux (et plein de surprises !) d’une part, et d’autre part, il nous
oblige à appuyer sur « pause » afin de dérouler nos journées, qui
parfois s’enchaînent sans une seconde de répit, sans que l’on se
souvienne de quoi que ce soit. On est allé, du matin au soir, d’un
point A à un point B, sans même plus savoir comment on a fait.
Comme un trajet en voiture que l’on fait mécaniquement.

2. Résistons aux injonctions de toutes sortes

Refusons de nous laisser « caser », « cataloguer »,


« étiqueter »
Un être humain est composé d’une multitude de facettes qui font de lui
un être unique et singulier. On n’est jamais juste un homme, une
femme, un commerçant, un artisan, un cadre, un homosexuel, un non-
valide, une origine, un statut social, une couleur de peau, un âge, un
végétarien… On est la somme de tout cela.

Devenons « color-blind »

Par là, j’entends : être aveugle à tout signe extérieur d’origine, d’âge,
de sexe, de validité ou de niveau social.

C’est, selon moi, la seule façon de résister au racisme, à l’homophobie,


à l’antisémitisme et à ce courant épouvantable qui prend racine, l’air
de rien : « l’indigénisme », qui prêche « la racialisation » (mais quel
mot horrible !) et veut rediviser le monde en origine et couleur. Nous
sommes tellement plus complexes et singuliers (voir ci-dessus) ! De
plus, en devenant « color-blind », il nous est enfin permis de pouvoir
répliquer à toute personne qui nous agresserait, sans tenir compte
d’une apparence ou d’une appartenance.

Résistons aux sirènes de la consommation

Pour ne plus alimenter l’ogre du profit. Avant d’acheter, demandez-


vous : en ai-je vraiment besoin ou en ai-je vraiment envie ?

Sortons du militantisme fainéant facile

Je clique, engoncée dans mon canap’ en bouffant des Tuc. Je like, je


signe des pétitions, je me révolte contre la disparition des abeilles en
me grattant les fesses ? Wake up ! Si vous likez une cause
virtuellement, vous devez en échange agir pour elle dans la vraie vie.

Pratiquons l’exercice « Ho ! Hisse ! La saucisse ! »


C’est un exercice qui requiert souplesse et grande force d’esprit. Il
s’agit de reconnaître et de s’extraire de toute addiction : par exemple,
à la fin d’un épisode sur Netflix, Ho ! Hisse ! on s’extrait du canapé
en quelques secondes avant que l’épisode suivant ne commence (oh,
qu’ils sont malins d’envoyer la suite sans qu’on la demande !). On
éteint son ordi, sa tablette. On va marcher, faire la vaisselle, lire un
livre, dormir ou faire l’amour (pas tout en même temps, je crois que ce
n’est pas possible).

3. Tenons Internet du bon côté de la laisse


Faire avec Internet ne signifie pas ne rien faire.

Ne donnons pas foi aux réseaux sociaux porteurs


de « propos de bistrots »

(C’est dommage, d’ailleurs, d’appeler ça comme ça, car c’est sympa,


les bistrots.)

Ces porteurs de fausses infos, de polémiques haineuses – soutenus par


la loupe des chaînes d’info et autres émissions d’infotainment
(mélange d’infos et de divertissement) – ne sont que des trompe-l’œil.

Je reviens à Ginette Kolinka, qui intervient depuis des années dans les
classes de CM2 pour témoigner de son expérience de déportée. À la
question : « Souffrez-vous de voir, sur les réseaux sociaux, cette
recrudescence de négationnisme sur les camps de concentration ? »,
Ginette Kolinka répond 4 :

[…] Je ne crois que ce que je vois et ce n’est pas sur les réseaux sociaux. Quand
je vais dans les écoles, je ne vois rien de tout ça. Il y a toutes sortes d’élèves : ils
écoutent tous ! Faut-il parler de ces quelques-uns qui font du bruit, sur les
réseaux sociaux, ou faire semblant de ne rien entendre ? Ça, c’est une question
que je me pose […].
Bonne question. Je dirais même : « That is the question. »

Faisons le tri dans nos « amis »

De temps en temps, nettoyez vos abonnements, ne gardez que ceux qui


vous informent, vous amusent, vous intéressent. Ça prend du temps
mais, vous verrez, dès le lendemain, vous vous sentirez mieux, quelque
chose comme « plus léger ».

Résistons aux sirènes de la fausse notoriété

Celle qui fait bomber notre abdomen selon le nombre de likes que l’on
obtient. Entretenir cet agissement, c’est faire courir un grand danger à
nos enfants, aux personnes isolées et fragiles. Avez-vous remarqué que
ce sont toujours les belles et les beaux (pour le coup on arrive à
l’égalité homme-femme, aussi crétins les uns que les autres) qui
changent le plus souvent leur photo de profil ? S’ensuit toujours un
troupeau de chèvres en transhumance dans les commentaires :
« Bêêêêlllle ! », « Bôôôô ! »… Est-ce vraiment nécessaire ? Que
ressentent les moches, les non-beaux quand pour eux les
commentaires deviennent : « Tu as l’air en forme ! », « Quelle jolie
robe ! »… ? Moi, je ne prends aucun risque et ne change jamais de
photo. Pas envie de tomber sur : « Tu as changé de lunettes ? Elles te
vont très bien ! »

Mais cette course à la notoriété ne passe pas que par le physique.


Certains se pensent très intelligents au prorata des likes récupérés. Je
me souviens d’une personne qui se vantait d’avoir clashé Obama via
Twitter : « Je ne me suis pas gênée pour lui dire qu’il nous avait bien
enc… à sec, avec des graviers dedans ! » Elle avait dû manger un truc
pas frais la veille. Je ne sais pas. Elle se l’est pétée toute la journée, en
nous montrant le nombre de pouces levés qu’elle avait recueillis !
Surexcitée. Le président des États-Unis, ô surprise, n’a pas répondu.
Selon elle, il s’étais écrasé. Oui, mais bien sûr !

4. Répandons la bienveillance, elle


est contagieuse

Montons le son sur la politesse

On dit toujours « bonjour », « pardon », « merci », « allez-y »,


« après vous » (mais on ne s’excuse plus quand c’est l’autre qui vous
bouscule ! lisez le commandement no 5), « vous voulez le dernier
morceau de poulet ? »… Mais plus fort que d’habitude. Vous aurez
parfois l’air ridicule, mais cela contaminera les autres. Faites l’essai,
dans un ascenseur, dans un commerce… Vous prendrez quelques
râteaux, mais petit à petit, l’autre vous répondra.

Soutenons la jeunesse

Encourager la jeunesse, c’est soutenir sa curiosité, ses doutes. Il faut la


considérer, l’écouter. Elle est notre avenir et, d’après mon enquête, ce
serait une belle jeunesse qui pointe le bout de son nez. Elle relève peu à
peu la tête des écrans, prend conscience des enjeux écologiques,
migratoires. Elle s’élève contre un patriarcat millénaire. Depuis peu
(cet automne 2019), ces jeunes manifestent leur ras-le-bol du soupçon
d’égocentrisme dont on les affuble 5 par un « OK, Boomer ! », une
façon de dire aux baby-boomers : « Parle à ma main ! », et ainsi leur
signifier d’arrêter de leur donner des leçons, vu le monde qu’ils leur
ont laissé. Pour le New York Times, cette repartie signerait « la fin des
relations amicales entre les générations ». Moi, je pense que c’est
plutôt la marque d’une véritable prise en main de leur avenir.

Prenons soin de nos aînés


Ils sont celles et ceux qui savent avant nous. Écoutons leur expérience,
leur récit. Chaque vie est un roman.

5. Ne nous laissons plus emmerder !

Non, ce n’est pas devenir un gougnafier. Mais quand ce dernier vous


pique trois places dans la file d’attente au ciné ou à la boulangerie, eh
bien prenez la parole. Faites-lui remarquer, devant tout le monde, que
vous étiez là avant. Il est possible que vous soyez soutenu et qu’il
recule enfin, ou qu’il hésitera la fois d’après. Si vous avez besoin d’un
argument d’autorité (comme vu précédemment), je vous indique une
chronique du psychiatre Christophe André qui, malgré son calme et sa
sagesse, prône lui aussi une « correction fraternelle laïque 6 » (merci de
me permettre de reproduire vos précieux propos).

[…] Avant de parler aujourd’hui des emmerdeurs, j’aimerais bien parler des
« bienveilleurs ». Vous savez, toutes les personnes bienveillantes, polies,
respectueuses des règles : les propriétaires de chien qui ramassent leurs crottes
ou leur font faire dans le caniveau, les personnes qui tiennent la porte derrière
elles, les automobilistes qui freinent pour laisser traverser, en souriant, les
piétons dans les clous, les voyageurs qui passent leurs coups de téléphone
depuis les plateformes des trains…

Bref, les humains sympas qui font tout pour ne pas casser les pieds aux autres,
voire même pensent à les aider ! Ils sont majoritaires, heureusement ! C’est
grâce à eux que nos sociétés, que tous les groupes humains sont vivables et
agréables. Mais on ne les repère pas, ils œuvrent en silence et n’attirent pas
notre attention. Comme dit le proverbe : l’arbre qui tombe fait plus de bruit que
la forêt qui pousse. Et nous sommes plus choqués par un seul comportement
incivique que par dix attitudes de discret respect d’autrui. Ouvrons donc un peu
mieux les yeux.

Bon, pour autant, les sagouins et les comportements crétins existent bel et bien.
Les personnes qui mettent leur sono à fond sur la plage, les fumeurs qui
cancérisent les poumons des non-fumeurs sur les terrasses de café au
printemps, les conducteurs qui grillent la priorité ou ceux qui garent leur grosse
voiture en double file devant la boulangerie… […] Je l’avoue, je ne suis pas très
doué pour rectifier les incivilités sur le vif, comme ça, dans la rue, sur les trottoirs,
dans le train… J’ai toujours un peu tendance à laisser faire, à me dire que ce
n’est pas très grave, que chacun est libre et sera jugé tôt ou tard pour tout ça,
ici-bas ou dans l’au-delà. Mais je sais que j’ai tort, et aussi que ma tolérance,
c’est plutôt de la paresse. Et je sais aussi que tout groupe humain a besoin de
s’autoréguler. Quand un de ses membres casse les pieds des autres ou enfreint
une règle importante de savoir-vivre, il est logique qu’il soit remis en place, sans
agressivité mais avec fermeté. Et il est important que tout le monde le fasse. Les
chrétiens ont pour cette démarche une belle expression : ils parlent de
« correction fraternelle », pour désigner l’attitude que l’on doit avoir envers un de
ses semblables qui vient à pécher. L’idéal de « correction fraternelle laïque » me
plaît beaucoup : aller tranquillement vers ceux qui transgressent en leur
demandant de cesser.

Sans les agresser : après tout, ça peut arriver à chacun d’être casse-pieds ou
de commettre une incivilité. Mais sans laisser passer : car si nous procédions
tous, régulièrement, à de telles corrections fraternelles régulières, nos quotidiens
changeraient sans doute en bien.
Récapitulons ensemble
les commandements :
1. Débarrassons-nous de la mésestime de nous-même
Prenons conscience de notre valeur ajoutée
Libérons-nous de la honte sociale
Réenchantons notre vie

2. Résistons aux injonctions de toutes sortes


Refusons de nous laisser « caser »
Devenons « color-blind »
Résistons aux sirènes de la consommation
Sortons du militantisme fainéant
Pratiquons l’exercice « Ho ! Hisse ! La saucisse ! »

3. Tenons Internet du bon côté de la laisse


Ne donnons pas foi aux réseaux sociaux
Faisons le tri dans nos « amis »
Résistons aux sirènes de la fausse notoriété

4. Répandons la bienveillance
Montons le son sur la politesse
Soutenons la jeunesse
Prenons soin de nos aînés

5. Ne nous laissons plus emmerder !

La révolte joyeuse des gens


honnêtes
Chères lectrices, chers lecteurs. En plus de ces 5 commandements, à
faire seul∙e, je crois que nous devrions nous regrouper pour « une
convergence des luttes ». L’union fait la force, n’est-il pas ?
J’ai pensé à tout un tas de petites choses joyeuses à faire ensemble. Je
sais qu’elles paraîtront bien naïves, mais elles ne sont pas difficiles à
mettre en route et puis je suis certaine que nous sommes très
nombreux, les naïves et les naïfs. Regroupons-nous. On devrait bien se
marrer. Parce que s’il n’y a plus de joie, de rire, d’humour dans nos
vies… au secours !

Allez, je me lance.

Création du label GH (gens honnêtes)

C’est une labellisation dont on gratifierait certaines émissions, des


médias, des manifs, des initiatives locales, des personnalités ou que
sais-je encore. Il nous faut un logo et des stickers !

Inventer des « ateliers de GH »


En se basant sur le fonctionnement des AA (Alcooliques Anonymes),
on organise des réunions, réservées aux gens honnêtes qui n’en
peuvent plus des gougnafiers, qui se passeraient un peu comme dans
l’exemple qui suit (et on boit un verre de bon vin après, c’est la
différence avec les AA !) :

— Bonjour, je m’appelle Sarah.


(Tous ensemble :)
— Bonjour, Sarah !
— Voilà, cette semaine, j’ai réussi à ne pas m’énerver contre mon collègue. Je l’ai
laissé se plaindre de notre patron, de ses voisins, de sa belle-mère. Il est gonflé :
il pose arrêt maladie sur arrêt maladie pour refaire sa maison. Je n’ai pas essayé
de le raisonner, ni de l’engueuler.
(Applaudissements.)
— Sarah, as-tu ressenti un bien-être à ne plus t’énerver vainement après un
gougnafier ?
— Oh oui, et de la fierté ! Toute l’énergie que je n’ai pas dépensée à ressasser sur
lui, je l’ai mise chez moi, je pétais le feu avec mes enfants !
— Donc la méthode de la cloche a marché ?
— Oh oui, dès que j’ai vu mon collègue et qu’il a commencé à se plaindre, je l’ai
imaginé sous une cloche à fromages en verre. Comme ça, tous ses propos
ripaient sur la paroi.
(Applaudissements.)

#BalanceTonGH

Au début, je voulais lancer un hashtag « Balance ton gougnafier ».


Mais au fond, je ne ferais que reproduire une certaine gougnaferie,
non ? Et puis, pas besoin de répertorier les incivilités, on les a tous les
jours dans les médias 7.

Alors, je me suis dit que le hashtag « Balance ton gens honnête », ce


serait pas mal aussi. Qu’en pensez-vous ? Ce serait chouette de
retrouver sur un site, du type Tumblr, des témoignages de personnes
honnêtes, d’actions formidables (même si petites) qui nous ont
marquées.

Bals GH

J’aimerais aussi, toujours sous cette appellation GH, organiser des bals
avec, tenez-vous bien : le retour du slow. C’est vrai, quoi, retrouver le
contact physique, une légère étreinte, c’est mieux que de se déhancher
tout seul en boîte en se recoiffant devant les miroirs, non ? On peut
faire les deux, remarquez. Alterner. Mais remettre le slow ! Ou le
quart d’heure américain (oui, ça fait daté…).

Manifs GH

Sur la même idée, organisons des manifs GH. Avec musique, danse et
des gros hugs. Je me souviens que les femmes Gilets jaunes ont fait ça,
une fois. Elles criaient « Des bisous ! Des bisous ! Pendant que nos
hommes se tapent, nous, on revendique la paix et l’amour. » Ouah ! Il
suffisait de pas grand-chose pour que ça prenne. J’étais déjà partie
chercher mon gilet jaune fluo dans le coffre de ma voiture, mais le
temps de revenir du garage, les gros relous avaient repris le devant de
la scène… médiatique.

Des hackers de l’amour au service des GH

Il nous faudrait aussi des hackers de l’amour qui descendent sur les
réseaux sociaux et suppriment tous les messages de haine ! Des
anonymous de la love !

Brigades de GH

Et si, enfin, on organisait des brigades de GH qui, sur le mode du


happening, à heure H, surgissent dans un quartier et nettoient les rues,
les plages… au son d’une fanfare et de batucada pour qu’on entende
les gens honnêtes, pour une fois ?

Je m’inspire de ce flashmob, à Lille, réalisé par une centaine


d’habitants. Un gobelet est déposé par terre, devant une poubelle, et
on attend. Les piétons par centaines passent à côté, sans rien faire.
Jusqu’à ce jeune homme qui se baisse et le jette dans la poubelle. Et là,
des centaines de piétons surgissent. Applaudissements, fanfares,
bouquets de fleurs, embrassades : c’est génial. Et il faut voir la tête du
garçon abasourdi par cette ovation, qui rigole et n’en revient pas 8.

Si vous en avez, de folles idées comme celles-ci, n’hésitez pas à en faire


part ! Je réserve une place pour ces initiatives sur mon site :
liliane.roudiere.com. Je vous attends !
« Êtes-vous sûre d’être honnête ? »
(Test Marie-Claire, 12 mai 1939)
Avant de se quitter, je voulais partager avec vous ce test retrouvé dans
mes archives. Il vient d’un numéro de Marie-Claire daté du 12 mai
1939. Voyez comme l’honnêteté était considérée (et comment on
considérait les femmes, beurk !). Je dirais que c’est un test
transgénérationnel : les jeunes seront obligés de faire appel à des aînés,
car beaucoup de termes ou situations doivent leur être inconnus,
comme téléphoner en « inter » ou « ramener une plume décatie »
(moi-même, j’ai un doute) ou les « timbres du bureau » (là, j’exagère
un peu, je crois).

Voici le texte in extenso :


« Êtes-vous sûre d’être honnête ? »

« Examinez-vous très sincèrement vous-même ! Vous allez


suivre cette liste et, à mesure que vous répondrez à une
question, par oui ou par non. Toutes les questions
auxquelles vous pouvez répondre non vous valent 5 points,
celles auxquelles un examen sincère vous force à répondre
oui vous valent 0, 2, 3 ou 4 points selon les cas. Allez-y ! N’en
parlez à personne, faites votre examen de conscience vous-
même et voyez combien vous marquez de points. Notre
conclusion est, comme il est assez naturel, à la fin.
Questions Oui Non

1. Êtes-vous descendue mystérieusement de l’autobus 2 pts 5 pts


avant d’avoir fait contrôler votre billet ?

2. Avez-vous téléphoné par l’inter et annoncé une 0 5


communication pour la ville ?

3. Avez-vous entendu une bonne histoire et l’avez-vous 4 5


racontée ensuite comme étant de vous ?

4. Pour ne pas faire la queue à la Poste, avez-vous, d’un 3 5


pas de homard astucieux, gagné traîtreusement des
places ?

5. Avez-vous gardé un journal ou des allumettes prêtés ? 3 5

6. Avez-vous gardé un paquet livré par erreur ? 0 5

7. Avez-vous laissé passer un petit mensonge ou une 4 5


erreur sans protester ?

8. Avez-vous rajeuni insolemment un enfant, vis-à-vis du 3 5


contrôleur de chemin de fer, pour payer moins cher ?

9. En passant la frontière, avez-vous, si peu que ce soit, 3 5


fraudé la douane ?

10. Avez-vous triché avec le contrôleur des 4 5


contributions ?

11. Avez-vous rendu, à un magasin, une petite plume 2 5


légèrement décatie, en jurant qu’on vous l’avait livrée
sous cet aspect triste et anémique ?

12. Lorsqu’un téléphone public où vous avez mis 20 sous 4 5


vous rend subitement trois francs, les gardez-vous ?

13. Utilisez-vous, pour votre correspondance personnelle, 2 5


les timbres du bureau ?

14. Êtes-vous capable de tricher au jeu ? 2 5

15. Êtes-vous capable de faire circuler une pièce fausse 2 5


en sachant qu’elle est fausse ?

16. Si vous avez attrapé une contravention, racontez- 2 5


vous l’événement en vous prêtant un rôle héroïque ?
Faites maintenant le total des points. Si vous n’avez que
40 points, vous êtes une petite vilaine. 50, c’est moyen. 60 et
au-dessus, c’est très convenable. 80, c’est le maximum et
c’est admirable (de deux choses l’une : ou c’est vrai et vous
ne devez pas être facile à vivre, ou c’est faux, et vous dites
cela pour nous étonner, et, par conséquent vous trichez et
en ce cas-là, vous n’êtes pas honnête.) »

1. Des expérimentations sont déjà en cours et les résultats sont étonnants.


2. Voir Bibliographie.
3. Ghada Hatem-Gantzer, directrice de la Maison des Femmes de Saint-Denis,
reconnaît que de nombreux stagiaires, après cette immersion dans son centre,
déclarent : « Je ne me plaindrai plus jamais. »
4. On n’est pas couché, France 2, 1er juin 2019.
5. Voir « Les millenials ou la naissance “moi d’abord” ? ».
6. Chronique « Comment se défendre contre les agressions et manipulations
verbales ? », dans l’émission Grand bien vous fasse d’Ali Rebeihi, sur France Inter, 9
avril 2019.
7. Voir « Les médias : à la recherche de l’analyse perdue ».
8. La vidéo est disponible sur YouTube.
« Un jour, j’irai vivre en Théorie,
car en Théorie, tout se passe bien. »

Pierre Desproges
Du « cœurage » !

Ne faisons pas le deuil d’un idéal de sens commun, de « vivre-


ensemble ». Ne pensons pas que nous sommes au bout de l’humanité.
Ce qui se passe aujourd’hui ressemble fort à hier. Savez-vous de quand
date le texte suivant ?

Qu’est-ce que la France de … [solution ci-dessous] ? Un pays


exclusivement occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience,
où le pouvoir est sans force, où l’élection, fruit du libre arbitre et de la liberté
politique, n’élève que les médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire
contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres
choses, étouffe toute action du corps politique ; où l’argent domine toutes les
questions, et où l’individualisme, produit horrible de la division à l’infini des
héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l’égoïsme
livrera quelque jour à l’invasion.

Ce texte de Balzac 1 date de 1848. Vous voyez, il n’y avait pas Internet,
pas de neurosciences, pas d’intelligence artificielle, pas de robots, pas
de mondialisation. Et toujours le seul et unique problème : le profit, la
domination et l’individualisme. Ce sont nos seuls ennemis et il faut
absolument faire basculer ce paradigme. Nous avons, nous, gens
honnêtes, la mission de réparer cette société. L’enjeu est de taille car
nous devons nous entraider, répandre l’altruisme pour vivre ensemble.
Et clouer le bec aux gougnafiers. Vivre ensemble en ce début de siècle,
c’est aussi vivre avec la nature. Et si on n’est pas ensemble, eh bien,
comment dire… c’est bien elle, la nature, la terre qui nous héberge, et
gare à l’expropriation ! Comme le disait Léonard de Vinci : « Scrute la
nature, c’est là qu’est ton futur. » (Et j’ai envie d’ajouter : « Yo ! »)
Vous voyez, on n’a pas le choix. Pas d’autre choix. Les gens honnêtes,
majoritaires, je le répète, doivent se soulever. Ils sont, vous êtes, nous
sommes la seule chance de ce pays. Il existe de nombreux talents non
médiatisés, non médaillés, qui ont des cerveaux bien faits et ne
remontent pas à la surface. Mettons-nous bien ça dans la tête. Il nous
manque peut-être la foi. Les gens qui ont une croyance ont beaucoup
plus tendance au prosélytisme. Inventons une nouvelle religion (laïque,
hein !) : le « cœurage » ! De l’audace, du courage et du cœur !

Je suis certaine que le mouvement du balancier est en notre faveur.


Préparons-nous à quelques à-coups, mais aussi au retour des jours
lumineux et joyeux. Je ne veux pas croire que nous ne portons pas en
chacun∙e de nous un peu de cette lumière, de cette chaleur. Que notre
souffle soit doux, qu’il aide aussi à rallumer le feu chez celles et ceux
dont les braises se sont refroidies.

Écrivez, manifestez, dansez, chantez, aimez, indignez- vous,


photographiez, peignez, fabriquez, créez, aidez, faites tout ce qui est à
votre portée, là, maintenant, avec les moyens du bord.

Vous êtes une vibration !

Rêveur·euse·s, fêlé·e·s, gens de la marge : soyez toutes et tous les


bienvenu·e·s !

1. Sur Catherine de Médicis, La Table Ronde, 2006.


Bibliographie

Voici quelques références des textes, documentaires, films, qui m’ont


aidée, d’une façon ou d’une autre.

J’ai beaucoup lu, discuté, rencontré, regardé. Pris beaucoup de notes.


Il se peut que, malgré ma grande vigilance, j’ai repris certains propos,
sans citer les auteur∙e∙s.

Si ceci est arrivé, je me réfugie derrière la cryptomnésie 1 :


« l’impression erronée d’avoir produit une pensée (une idée, une
chanson, une plaisanterie), alors que cette pensée a été en réalité
produite par quelqu’un d’autre 2. »

Si ceci est arrivé, je cours acheter un martinet (ça existe encore, à


4 euros environ, j’ai vérifié, pardi !) et me flagellerai.

Plus sérieusement, si c’est arrivé, je vous prie de bien vouloir me


pardonner et surtout m’en informer !

Rendez-vous sur mon site liliane.roudiere.com !

Livres
D’ordre général
Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes, Folio,
2014.
Christophe André, Et n’oublie pas d’être heureux, Odile Jacob, 2014.

Honoré de Balzac, Le Code des gens honnêtes ou l’art de ne pas être


dupe des fripons, 1825.

Thierry Bedossa, Tout sur le toutou, Anne Carrière, 2015.

Carole Bouquet et Martine Brousse, Enfants maltraités, occupons-


nous de ce qui ne nous regarde pas, Le Cherche-Midi, 2019.

Henry Broch, L’Art du doute ou comment s’affranchir du prêt-à-


penser, éditions Book-e-book, 2008.

Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, Grasset, 2019.

Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment le bonheur a pris


le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.

Albert Camus, Le Premier Homme, Gallimard, 1994.

Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, La


Découverte, Poche, 2016.

François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la


violence, La Découverte, 2018.

Boris Cyrulnik, Les Nourritures affectives, Poches Odile Jacob, 1994.

Julia de Funès, Développement (im)personnel. Le succès d’une


imposture, Éditions de L’Observatoire, 2019.

Frans de Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre


l’intelligence des animaux ?, Les Liens qui libèrent, 2016.
Éric Dupin, Les Défricheurs, La Découverte, 2014.

Éric Dupond-Moretti et Hadrien Raccah, À la barre, Michel Lafon,


2019.

Marie-France Hirigoyen, Les Narcisse, La Découverte, 2019.

Naomi Klein, Dire non ne suffit plus, Actes Sud, 2017.

Ginette Kolinka, avec Marion Ruggieri, Retour à Birkenau, Grasset,


2019.

Élodie Mielczareck, La Stratégie du caméléon. S’adapter à tous les


profils grâce à la communication non verbale, Le Cherche-Midi, 2019.

Delphine Minoui, Les Passeurs de livres de Daraya, Points, 2018.

Lionel et Karine Naccache, Parlez-vous cerveau ?, Poches Odile Jacob,


2018.

George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Éditions 10/18,


1982.

Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge, Grasset, 2019.

Charles Pépin, La Confiance en soi, Allary, 2018.

Sylvaine Perragin, Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance


au travail, Don Quichotte, Le Seuil, 2019.

Mary Plard, Paternités imposées, Les Liens qui libèrent, 2013.

Didier Pleux, De l’adulte roi à l’adulte tyran, Odile Jacob, 2012.


Serge Portelli, Qui suis-je pour juger l’autre ?, Le Sonneur, 2019.

Ollivier Pourriol, On/Off, Nil, 2013.

Alain Pujol, La Fabrique du monstre, Poche, 2017.

Muriel Salmona, Le Livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2018.

Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Librio, 2014.

Michel Serres, C’était mieux avant !, Le Pommier, 2017.

Émile Servan-Schreiber, Super collectif. La nouvelle puissance de nos


intelligences, Fayard, 2018.

Mathieu Simonet, Anne-Sarah K., Le Seuil, 2019.

Akli Tadjer, Qui n’est pas raciste ici ?, JC Lattès, 2019.

Christiane Taubira, Murmures à la jeunesse, Philippe Rey, 2016.

Brice Teinturier, « Plus rien à faire, plus rien à foutre », la vraie crise
de la démocratie, Robert Laffont, 2017.

Sylvain Tesson, Une très légère oscillation, Pocket, 2017.

David Thomson, Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont
de retour en France, Les Jours, Le Seuil, 2016.

Marc Trévidic, Qui a peur du Petit Méchant Juge ?, JC Lattès, 2014.

Émile Zola, L’Assommoir, Poche, 1971.

Sur les cons


François Cavanna, Et le singe devint con. L’aurore de l’humanité, Le
Livre de Poche, 1986.

Étienne Liebig, Les Nouveaux Cons, J’ai Lu, 2012.

Jean-François Marmion, Psychologie de la connerie, Sciences


Humaines, 2018.

Maxime Rovere, Que faire des cons ?, Flammarion, 2019.

Robert Sutton, Kit de survie face aux sales cons. Les repérer, s’en
protéger, Vuibert, 2018.

Films et documentaires
Akhenaton et Didier Darwin, Conte de la frustation, téléfilm, 2010.

Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, Vers un monde altruiste ?,


documentaire Arte France, 2015.

Grand Corps Malade et Mehdi Idir, La Vie scolaire, film Mandarin


Production, Kallouche Cinéma, 2019.

Ladj Ly, Les Misérables, film SRAB Films, 2019.

Delphine Minoui et Bruno Joucia, Daraya, la bibliothèque sous les


bombes, documentaire Brotherfilms, 2018.

1. Sur le sujet : Franck Thilliez, Le Manuscrit inachevé, Poche, 2018.


2. Définition Wikipédia.
Remerciements

Je remercie du fond du cœur celles et ceux qui ont soutenu ce projet.

Tout d’abord, ce que je nomme « mon premier cercle », famille (je


vous aime), ami·e·s, qui a eu à supporter les affres de ma réflexion, de
mes doutes et tutti quanti. Merci !

Je remercie chaleureusement celles et ceux qui ont accepté de


témoigner sincèrement, de s’exprimer sans langue de bois. Ils
n’apparaissent pas tous dans l’ouvrage, mais qu’ils sachent que leurs
propos ont aidé à l’enrichir.

Je remercie aussi, tout autant, celles et ceux qui, même s’ils n’ont pas
souhaité témoigner, ont eu la délicatesse de répondre et m’expliquer
pourquoi.

Je remercie Christelle Graillot qui s’est emparée du projet.

Je remercie First Éditions pour leur confiance et leur soutien. Tout


d’abord Laure-Hélène Accaoui, puis Louise Mailloux et Marjorie
Poitte.

Enfin, je remercie feu le précieux Cavanna, car il est celui que j’ai
entendu pour la première fois prononcer ce mot « gougnafier » ! Ce
mot ne m’a plus quittée.

Merci à :
Akhenaton – Christophe André – Yvonne Barrette – Thierry Bedossa –
Philippe Bertrand – Camille Besse – Maryse Bessaguet – Anne-Céline
Beyssac – Gilles Bonjour – Brigitte Bouillot – Elizabeth Cooper – Boris
Cyrulnik – Helder Da Nazare – Caroline Destais-Brochain – Patricia
Dikmann et son équipe des Enfants de la Balle – Doudou – Antonio
Fischetti – Nathalie Floret – Vanessa Foucher – Alain Franciosa –
Gabriel – Thierry Gaches – Sybil Gerbaud – Laurence Giordano –
Bernard Gomel – Grand Corps Malade – Mélissa Gruenzig – Alain
Guyard – Ghada Hatem-Gantzer – François Hollande – Sophie
Jarreau – Karim – Anne-Sarah Kertudo – Taline Kortian – Éric La
Blanche – Marion Lecuyer – Valérie Lefebvre – Éric Levieux – Étienne
Liebig – Margot Loizillon – Louisa – Martine – Michel Mary – Jeanne
Massart – Christophe Meireis – Léna Meynard – Leslie Molko –
Lionel et Karine Naccache – Élisabeth Paquotte – Sylvaine Perragin –
Juliette Plagnet – Mary Plard – Didier Pleux – Ollivier Pourriol –
Juliette Prados – Réelles (podcast d’Estelle Abbou) – Virginie Roels –
Carole Roudière – Cécile Sarafis – Colo Tavernier – Thomas – Marc
Trévidic – Fabrice Virgili – Isabelle Vonlanthen.

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