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Résumé
Pour les professionnels de la sécurité et de la justice, les milliers d’articles révisés par les pairs
sur la communication non verbale représentent d’importantes sources de connaissances.
Toutefois, malgré l’étendue des travaux scientifiques réalisés sur ce sujet, des professionnels
peuvent se tourner vers des programmes, méthodes et approches qui ignorent ou négligent
l’état de la science. L’objectif de cet article est de se pencher sur (i) des concepts sur la com-
munication non verbale véhiculés par ces programmes, méthodes et approches, mais aussi
sur (ii) les conséquences de leur utilisation. Pour atteindre cet objectif, nous décrivons l’étendue
de la recherche scientifique sur la communication non verbale. Un programme (le SPOT ;
« Screening of Passengers by Observation Techniques »), une méthode (le BAI ; « Behavior
Analysis Interview ») et une approche (la synergologie) allant à l’encontre de l’état de la science
sont examinés. Finalement, nous proposons cinq hypothèses afin d’expliquer pourquoi cer-
taines organisations des domaines de la sécurité et de la justice se tournent vers la pseudos-
cience et des techniques pseudoscientifiques.
* La liste complète des affiliations des auteurs est disponible à la fin de l'article (1)
Le SPOT
Le SPOT (« Screening of Passengers by Observation Techniques ») est un pro-
gramme ayant pour objectif l’identification des menaces à la sécurité aérienne
en surveillant les comportements non verbaux et l’apparence des voyageurs.
Ce programme a été mis en place dans plusieurs aéroports américains par le
Transportation Security Administration (TSA) du Department of Homeland
Security (DHS) des États-Unis à la suite des attaques du 11 septembre 2001.
Inspiré des méthodes israéliennes pour tenter de détecter les comportements
suspects, le SPOT a été implanté en 2006 et 2007 dans 42 aéroports régle-
Le BAI
Le BAI (« Behavior Analysis Interview ») est la première étape de la technique
Reid, une technique d’interrogatoire à laquelle auraient été formées plus de
500 000 personnes (John E. Reid & Associates, s.d.a, s.d.c). Essentiellement,
lors de cette première étape, un enquêteur procède à une entrevue non accu-
satoire avec un suspect. Une attention particulière est accordée aux compor-
tements non verbaux du suspect lorsqu’il répond à certaines questions
posées par l’enquêteur (Snook, Eastwood, & Barron, 2014 ; Vrij, 2008). Selon
les créateurs de la technique Reid, cette méthode d’entrevue est « conçue
pour déterminer si une personne dit la vérité ou cache des renseignements
pertinents au sujet d’un crime ou d’un acte répréhensible particulier » (John E.
Reid & Associates, s.d.b, notre traduction). Par exemple, le BAI prétend que
certains comportements non verbaux sont liés au mensonge (p. ex., posture
fermée et reculée, figée et statique, alignement non-frontal, se pencher vers
l’avant constamment) ou à la sincérité (p. ex., posture ouverte et détendue,
dynamique, alignement frontal, se pencher vers l’avant à l’occasion) (Inbau,
Reid, Buckley, & Jayne, 2013). Au terme du BAI, lorsque la culpabilité du sus-
pect « de l’avis de l’enquêteur, semble certaine ou raisonnablement certaine »
(Inbau et al., 2013, p. 185, notre traduction), l’enquêteur passe à la deuxième
étape de la technique Reid. L’objectif est alors d’obtenir une déclaration incri-
minante par un interrogatoire accusatoire psychologiquement coercitif (Masip,
Herrero, Garrido, & Barba, 2011 ; Snook, Eastwood, & Barron, 2014 ; Vrij,
2008).
Lors de cette deuxième étape, l’enquêteur doit déclarer qu’il n’existe aucun
doute dans son esprit que le suspect est coupable du crime. L’enquêteur offre
ensuite une excuse morale pour le crime afin que le suspect puisse « sauver
la face ». De plus, l’enquêteur s’assurera, par différents moyens, que le sus-
pect ne puisse nier son implication (p. ex., en interrompant le suspect).
Finalement, « afin de susciter un premier aveu de culpabilité » (Inbau et al.,
2013, p. 294, notre traduction), l’enquêteur pose au suspect une question à
laquelle les deux réponses possibles sont incriminantes, par exemple,
« L’argent volé a-t-il été utilisé pour acheter ta drogue ou pour aider ta famil-
le ? ». À la suite de la déclaration incriminante, l’enquêteur demande des
détails et procède à l’obtention d’une déclaration écrite (Inbau et al., 2013 ;
Snook, Eastwood, & Barron, 2014). Bien qu’elle ait de nombreux adeptes, par-
ticulièrement aux États-Unis, la technique Reid peut donner lieu à des erreurs
judiciaires (p. ex., Gudjonsson, 2014 ; St-Yves & Meissner, 2014).
Le BAI est particulièrement préoccupant quant à l’utilisation de comporte-
ments verbaux et non verbaux pour déterminer la culpabilité ou l’innocence du
La synergologie
Selon son site Internet « officiel », la synergologie est une « discipline scienti-
fique de lecture des gestes » qui est « ancrée dans un champ pluridisciplinaire
au carrefour des neurosciences et des sciences de la communication »
(Synergologie, le site officiel, s.d.a, s.d.b). Elle prétend s’inscrire « dans cette
lignée de sciences qui cherche à mieux comprendre tout mouvement corporel
comme indicateur d’un processus mental inconscient » (Monnin, 2008, p. 35).
Plus spécifiquement, des partisans de la synergologie prétendent qu’elle utili-
se « plusieurs techniques et méthodes révolutionnaires issues des plus
récentes découvertes dans le domaine des sciences comportementales »
(Gagnon, s.d.a) et comble « le manque de référence sérieuse en communica-
tion non verbale » (Burnard, 2018, p. 47). De plus, des partisans de la syner-
gologie affirment que leur approche a « été fondée pour défaire les croyances
Les raisons expliquant les croyances irrationnelles ont fait l’objet d’une vaste lit-
térature scientifique. La pensée critique, les idéologies politique et religieuse,
ainsi que les habiletés cognitives et les connaissances scientifiques sont
quelques-unes de ces raisons (Bensley & Lilienfeld, 2017 ; Bensley,
Lilienfeld, & Powell, 2014 ; Boudry, Blancke, & Pigliucci, 2015 ; Bronstein,
Pennycook, Bear, Rand, & Cannon, 2018 ; Gauchat, 2015 ; Majima, 2015 ;
Nisbet, Cooper, & Garrett, 2015 ; Pennycook, Cheyne, Barr,
Koehler, & Fugelsang, 2015 ; Pennycook & Rand, 2018 ; Shen & Gromet, 2015).
Mais pourquoi certaines organisations des domaines de la sécurité et de la jus-
tice se tournent-elles vers la pseudoscience et des techniques pseudoscienti-
fiques ? Pour une communauté scientifique internationale qui a publié des mil-
liers d’articles révisés par les pairs sur la communication non verbale, il peut
sembler étonnant que ces organisations adoptent des programmes, méthodes
et approches qui, en apparence, semblent scientifiques mais, en réalité, ne le
sont pas. Nous proposons cinq hypothèses afin d’expliquer pourquoi certaines
organisations se tournent vers la pseudoscience.
Conclusion
L’objectif de cet article était de se pencher sur (i) des concepts sur la commu-
nication non verbale véhiculés par des programmes, méthodes et approches
qui ignorent ou négligent l’état de la science, mais aussi sur (ii) les consé-
quences de leur utilisation par des professionnels de la sécurité et de la justice.
Pour atteindre cet objectif, nous avons décrit l’étendue de la recherche scien-
tifique sur la communication non verbale et examiné un programme, une
méthode et une approche allant à l’encontre de l’état de la science. Finalement,
nous avons proposé cinq hypothèses afin d’expliquer pourquoi certaines orga-
nisations des domaines de la sécurité et de la justice se tournent vers la pseu-
doscience et des techniques pseudoscientifiques. Ces organisations (et leurs
employés) sont peut-être de bonne foi, croyant peut-être qu’elles utilisent les
meilleures pratiques professionnelles. La bonne foi, cependant, n’est pas suffi-
sante pour une bonne pratique. Par exemple, le SPOT a créé « un risque inac-
ceptable de profilage racial et religieux » (ACLU, 2017, p. 1, notre traduction),
le BAI augmente le risque que des innocents (particulièrement des mineurs et
d’autres personnes vulnérables) fassent de fausses confessions, et la synergo-
logie pourrait fausser l’issue de procès et d’importantes décisions prises par
des professionnels en situation d’autorité ou de confiance.
Il est à noter que tous les aspects du SPOT, du BAI et de la synergologie ne
sont pas erronés. Toutefois, l’utilisation de quelques preuves publiées dans des
journaux scientifiques (enchâssées parmi une foule de prétentions pseudos-
cientifiques) pour donner de la légitimité à des programmes, méthodes et
approches qui ne sont pas scientifiquement étayés est une caractéristique
typique de la pseudoscience. Autrement dit, les partisans de ces programmes,
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Notes
1 Le manuscrit initial de cet article a été rédigé par Vincent Denault avec l’aide de Pierrich
Plusquellec, Louise Marie Jupe, Michel St-Yves et Norah E. Dunbar. Les autres auteurs ont lu et
commenté le manuscrit initial et des versions subséquentes. Tous les auteurs ont approuvé la
version finale. Une version préliminaire de cet article a été présentée oralement le 15 juin 2018
par le premier auteur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (Canada) lors du Colloque étu-
diant sur la recherche en sciences criminelles.
1
Département de communication, Université de Montréal, Canada
2
Centre d’études en sciences de la communication non verbale, Canada
3
École de psychoéducation, Université de Montréal, Canada
4
Centre d’études sur le stress humain, Canada
5
Department of Psychology, University of Portsmouth, United Kingdom
6
Sûreté du Québec, Canada
7
École de criminologie, Université de Montréal, Canada
8
Department of Communication, University of California, Santa Barbara, United States
9
Department of Psychology, John Jay College of Criminal Justice, City University of New York,
United States
10
Department of Psychology and Sports Science, University of Giessen, Germany
11
Département de lettres et communication sociale, Université du Québec à Trois-Rivières,
Canada
12
McGill Office for Science and Society, McGill University, Canada
13
Leicester De Montfort Law School, De Montfort University, United Kingdom
14
Leuven Institute of Criminology, Catholic University of Leuven, Belgium
15
Department of Clinical Psychological Science, Forensic Psychology Section, Maastricht
University, The Netherlands
16
Department of Educational and Counselling Psychology, McGill University, Canada
17
School of Law, Murdoch University, Australia
18
Department of Psychology, California State University, Fullerton, United States
19
Department of Communication, Michigan State University, United States
20
École de travail social et de criminologie, Université Laval, Canada
21
Department of Psychology, Emory University, United States
22
Department of Psychological Sciences, University of Missouri-St. Louis, United States
23
Faculty of Criminal Justice and Security, University of Maribor, Slovenia
24
School Arts and Humanities, Edith Cowan University, Australia
25
Osgoode Hall Law School, York University, Canada
26
Trinity College, University of Toronto, Canada
27
Department of Psychology, University of Denver, United States
28
Department of Social Psychology and Anthropology, University of Salamanca, Spain
29
Department of Criminology and Law, University of Derby, United Kingdom
30
Département de psychologie, Université de Montréal, Canada
31
Department of Psychology, University of Gothenburg, Sweden
32
Institute of Criminal Justice Studies, University of Portsmouth, United Kingdom
33
Hamill Family Professor of Law and Social Psychology, University of San Francisco, United
States
34
Department of Criminal Law and Criminology, VU University Amsterdam, The Netherlands
35
Department of Psychological Science, Boise State University, United States
36
Department of Experimental Psychology, Complutense University of Madrid, Spain
37
Forensic Psychology Unit, Goldsmiths University of London, United Kingdom
38
Département de communication sociale et publique, Université du Québec à Montréal,
Canada
41
Center for the Management of Information, University of Arizona, United States
42
Operational Sciences International, United States
43
Law Faculty, University of Melbourne, Australia
44
Department of Criminal Law and Criminology, Maastricht University, The Netherlands
45
School of Psychological Sciences, University of Melbourne, Australia
2 Le U.S. Government Accountability Office (2017) a indiqué que le TSA a révisé la liste de 94 indi-
cateurs comportementaux en 2014 : « Selon le TSA, la plupart des 94 indicateurs comportemen-
taux ont été combinés, condensés ou mis à jour pour être intégrés dans une liste révisée et un
petit sous-ensemble a été supprimé » (p. 3, notre traduction).
3 Il est à noter qu’à la suite du rapport du Boston Globe, le TSA a restreint le programme : « Les
représentants de l’agence ont déclaré au Globe que les maréchaux de l’air ne documentent plus
les mouvements mineurs et le comportement de ces voyageurs » (Winter & Abelson, 2018, notre
traduction).
4 Par exemple, après avoir lui-même suivi la formation de plus de 200 heures pour « devenir »
synergologue, le premier auteur a rompu ses liens avec la synergologie, a fait la transition vers la
science en poursuivant une maîtrise en droit et un doctorat en communication, et a publié des
textes universitaires critiquant rigoureusement l’utilisation de la synergologie dans le système
judiciaire (e.g., Denault, 2015 ; Denault, Larivée, Plouffe & Plusquellec, 2015). Il a ensuite été la
cible d’attaques ad hominem, incluant des insultes et des commentaires désapprobateurs sur les
médias sociaux (Denault, 2018).