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Marguerite de Navarre (1492-1549)

Marguerite de Navarre emprunte au Décaméron de Boccace le cadre de son œuvre, l'Heptaméron


(1559), composé de soixante-douze contes et nouvelles, mettant en scène dix personnages qui,
contraints par les intempéries de rester enfermés pendant sept jours dans une abbaye des Pyrénées,
décident de passer le temps en devisant de l'amour et du rapport entre les sexes, sujet très prisé à la
Renaissance. Après la lecture des Saintes Écritures, chacun a pour tâche de raconter une histoire
authentique, afin d'en soumettre la leçon aux débats et aux commentaires moraux ou religieux des
devisants.

L'Heptaméron (1559)
XXXIII. Hypocrisie d’un Curé, qui, sous le manteau de sainteté, avait abusé de sa propre sœur,
découverte & punie par la sagesse du Comte d’Angoulême

Le comte Charles d’Angoulême, père du Roi François prince fidèle et craignant Dieu, était à
Cognac, que l’on lui raconta que, en un village près de là, nommé Cherves, y avait une fille vierge
vivant si austèrement, que c’était chose admirable, laquelle toutefois était trouvée grosse. Ce
qu’elle ne dissimulait point, et assuroit tout le peuple que jamais elle n’avait connu homme et
qu’elle ne savait comme le cas lui était advenu, sinon que ce fut œuvre du Saint Esprit; ce que le
peuple croyait facilement, et la tenait et considérait comme pour une seconde Vierge Marie, car
chacun connaissait que dès son enfance elle était si sage, que jamais n'eut en elle un seul signe de
mondanité. Elle jeûnait non seulement les jeûnes commandés de l’Église, mais plusieurs fois la
semaine à sa dévotion, et tant que l'on disait quelque service en l'église, elle n’en bougeait; par
quoi sa vie était si estimée de tout le commun, que chacun par miracle la venait voir; et était bien
heureux, qui lui pouvait toucher la robe. Le curé de la parroisse était son frère, homme d’âge et de
bien austère vie, aimé et estimé de ses parroissiens et tenu pour un saint homme, lequel tenait de si
rigoureux propos à sa dite sœur, qu'il la fit enfermer en une maison, dont tout le peuple était mal
content; et en fut le bruit si grand, que, comme je vous ai dit, les nouvelles en vinrent à l’oreille du
Comte. Lequel, voyant l’abus où tout le peuple était, désirant les en ôter, envoya un maître des

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requêtes et un aumônier; deux fort gens de bien, pour en savoir la vérité. Lesquels allèrent sur le
lieu et s’informèrent du cas le plus diligemment qu’ils purent, s'adressant au curé, qui était tant
ennuyé de cette affaire, qu'il les pria d'assister à la vérification, laquelle il espérait faire le
lendemain.

Ledit curé, dès le matin, chanta la messe où sa sœur assista, toujours à genoux, bien fort grosse et,
à la fin de la messe, le curé prit le Corpus Domini, et, en la présence de toute l'assistance dit à sa
sœur : "Malheureuse, que tu es, voici Celui qui a souffert mort et passion pour toi ; devant lequel
je te demande si tu es vierge, comme tu m’as toujours assuré ?" Laquelle hardiment lui répondit
que oui. "Et comment donc est-il possible que tu sois grosse et demeurée vierge ?" Elle répondit:
"Je n’en puis rendre autre raison, sinon que ce soit la grâce du Saint Esprit, qui fait en moi ce qu’il
lui plaît; mais, si ne puis-je nier la grâce que Dieu m’a faite, de me conserver vierge; et n'eut
jamais volonté d'être mariée." À l’heure, son frère lui dit : "Je te donnerai le corps de Jésus-Christ,
lequel tu prendras à ta damnation, s'il est autrement que tu me le dis, dont Messieurs, qui sont ici
présents de par Monseigneur le Comte, seront témoins." La fille, âgée de près de trente ans, jura
par tel serment: "Je prends le corps de Notre Seigneur, ici présent devant vous, à ma damnation,
devant vous, Messieurs, et vous, mon frère, si jamais homme me toucha non plus que vous !" Et,
en ce disant, reçut le corps de Notre Seigneur. Le maître des requêtes et aumônier du Comte, ayant
vu cela, s’en allèrent tous confus, croyant qu’avec tel serment mensonge ne saurait avoir lieu. Et
en firent le rapport au Comte, le voulant persuader à croire ce qu'ils croyaient. Mais lui, qui était
sage, après y avoir bien pensé, leur fit dire encore une fois les paroles du jurement, lesquelles
ayant bien pensées : "Elle vous a dit, que jamais homme ne la toucha, non plus que son frère; et je
pense, pour verité, que son frère lui a fait cet enfant, et veut couvrir sa méchanceté sous une si
grande dissimulation. Mais, nous, qui croyons un Jésus-Christ venu, n’en devons plus attendre
d'autre. Par quoi allez-vous-en et mettez le curé en prison. Je suis sûr qu'il confessera la vérité." Ce
qui fut fait selon son commandement, non sans grandes remontrances pour le scandale qu’ils
faisaient à cet homme de bien. Et, si tôt que le curé fut pris, il confessa sa méchanceté, et comme il
avait conseillé à sa sœur de tenir les propos qu'elle tenait, pour couvrir la vie qu'ils avaient menée
ensemble, non seulement d'une excuse légère, mais d'un faux donné à entendre, par lequel ils
demeuraient honorés de tout le monde. Et dit, quand on lui mit au devant qu'il avait été si méchant
de prendre le corps de Notre Seigneur pour la faire jurer dessus, qu'il n' était pas si hardi et qu'il
avait pris un pain non sacré, ni béni. Le rapport en fut fait au comte d’Angoulême, lequel
commanda à la justice de faire ce qu'il appartenait. L'on attendit que sa sœur fut accouchée; et,
après avoir fait un beau fils, furent brûlés le frère et la sœur ensemble, dont tout le peuple eut un
merveilleux ébahissement, ayant vu sous si saint manteau un monstre si horrible, et sous une vie
tant louable et sainte régner un si détestable vice.

"Voilà, mes dames, comme la foi du bon Comte ne fut vaincue par signes ne miracles extérieurs,
sachant très bien que nous n'avons qu’un Sauveur […] - J’ai ouï dire, dit Hircan, que ceux qui,
sous la couleur d'une commission de Roi, font cruautés et tyrannies, sont punis doublement pour
ce qu'ils couvrent leur injustice de la justice royale ; aussi, voyez-vous que les hypocrites, combien
qu'ils prospèrent quelque temps sous le manteau de Dieu et de sainteté, si est-ce que, quand le
Seigneur Dieu lève son manteau, il les découvre et les met tous nus. […]

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