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Intérêts publics et initiatives privées, initiatives publiques et intérêts privés,

Travaux et services publics en perspectives


Colloque international tenu du 7 au 9 décembre 1998
Vaulx-en-Velin, ENTPE

Introduction

Que ce soit en histoire ou en économie industrielle, c’est une évidence de rappeler que les
conflits entre nations peuvent être directement ou indirectement à l’origine de progrès
technique1. La 2 ème guerre mondiale initie le nucléaire civil. Les guerres de coalition, en
mettant hors de prix le transport des cendres volantes, induisent des recherches qui à terme
imposent le béton2. Plus modestement, hors de ces nouveaux paradigmes technologiques3,
chaque conflit apporte son lot de nouveautés techniques. Beaucoup sont d’essence militaire et
le restent. D’autres font l’objet d’un transfert de techniques. Dans ce contexte la logique de
l’innovation déborde de la sphère économique. Ce n’est pas uniquement une réponse
commerciale. C’est d’abord un acte de sauvegarde. Peu importe le coût ou l’énergie
nécessaire. Encouragé par un Etat qui, de donneur d’ordre, s’établit à travers le renforcement
de ses structures comme le coordinateur de l’innovation, l’adaptation de techniques
confirmées, exogènes au domaine militaire est nécessaire.

Deux caractéristiques de ce conflit, la réalisation de milliers de kilomètres de tranchées ainsi


que l’utilisation massive de l’artillerie, détournent du combat vers des tâches logistiques
beaucoup trop de soldats. Il faut alors trouver et exploiter des procèdes permettant
d’économiser ce qui, en terme civil, s’appelle la main d’oeuvre indirecte. Dans cette
perspective, il est possible de s’intéresser au transfert de concepts technologiques4 entre les
“travaux publics” et l’armée en s’interrogeant aussi sur un éventuel transfert inverse.
Si l’influence du second conflit mondial sur le développement technique du génie civil ne fait
aucun doute, qu’en est-il de la “grande guerre” ? L’impact sur l’innovation5 dans les travaux
publics de l’après-guerre est-il du fait d’une offre de procèdes mis au point entre 1914 et
1918? Où est-ce davantage une prise de conscience, par les cadres de la profession et de
l’administration présents sur le front, des nouvelles possibilités offertes par le machinisme à

1
”Effets des innovations et de leur diffusion sur l’ensemble du système productif” in C. Le
Bas, Economie du Changement Technique, L’Interdisciplinaire, Limoges 1991, P 16.
2
A. Guillemet, Bâtir la ville, Champ Vallon, Mayenne, 1995, P 165.
3
”Approche qui définit conceptuellement des problèmes à affronter et des exigences à
satisfaire, des principes scientifiques auxquels recourir et des technologies spécifiques à
utiliser concrètement in M. Amendola / J.L Gaffard, La dynamique économique de
l’innovation, Economica, Paris, 1988, P 10.
4
Adaptation directe d’une solution entre secteurs différents. In J. Broustail / F Fréry, Le
management stratégique de l’innovation, Dalloz, Paris 1993, P 40.
5
Pris ici au sens de processus dynamique d’acquisition de nouvelles techniques en vue de
répondre économiquement à une évolution du marché.

1
une profession historiquement6 soumise à de vives tensions sur le coût de la main d’oeuvre.

Après un rappel sur (1) le rôle de l’Etat dans l’encadrement de l’innovation, des éléments de
réponse peuvent être apportés par l’examen (2) de trois défis relevés par les techniciens des
travaux publics : la neutralisation des réseaux de fil de fer barbelés, le creusement des sapes
et l’excavation des tranchées. Une réflexion d’Etat Major sur l’usage du caterpillar dans la
réfection des routes annonce en conclusion un débat prometteur.

L’encadrement de l’innovation : une nécessité engendrée par un conflit


hors norme.

Noël 1914. Les stratégies offensives des Français et des Prussiens ont échoué. De la Mer du
Nord à la frontière suisse, les troupes ennemies choisissent au mieux leurs positions et
s’enterrent. Le Grand Quartier Général (G.Q.G) ne se résigne pas à abandonner la guerre de
mouvement. Négligeant l’exemple allemand, il attaque et ré-attaque. Le 11 octobre, le mythe
de la percée s’effondre avec l’échec de la dernière des grandes offensives de 1915. La guerre
d’usure commence.

La France n’y est pas préparée. Depuis 1884 l’Etat Major a privilégié l’offensive. L’artillerie,
principalement architecturée autour de l’excellente pièce de 75, est dotée en grande partie
d’obus à balles peu adaptés à la destruction des positions. L’artillerie à tir semi-tendu ou
courbe est inexistante. Le plan de mobilisation ne prévoit aucune fabrication d’explosif.
L’explosif réglementaire, mélange de crésol et de phénol, est importé d’Allemagne. Les
unités combattantes ne sont pas dotées en matériel de siège.

L’enlisement fait apparaitre des contraintes logistiques d’une ampleur jusqu’ici


insoupçonnées. Il faut alimenter deux millions et demi d’hommes, plus d’un demi-million de
chevaux et mulets7. Quatre-vingt mille8 obus doivent quotidiennement être servis aux pieds
des tubes. Un kilomètre de front nécessite prés de cinquante tonnes de réseau de fil de fer
barbelé, trente tonnes de revêtement de tranchées, dix tonnes de protection contre la mitraille
auxquels il faut ajouter cent tonnes pour les structures des casemates de mitrailleuse et de
trois cents à quatre cents tonnes pour celles des abris. Pour garantir des conditions de

6
Le début du siècle avait été marqué dans la profession par des conflits sociaux fréquents et
violents. Alors que la culture du métier impose de ne jamais arrêter un chantier, les patrons
avaient à plusieurs reprise utiliser le lock out.
7
En 1917, 700 000 chevaux français et 422 000 chevaux anglais sont en service Leur ration
quotidienne est de 5 kg d’avoines et 4 kg de foin. in P. Miquel, La grande guerre, Fayard,
1988, P 559.
8
Production début 1915.

2
roulement suffisantes, ce n’est pas moins de sept cent mille tonnes de matériaux nobles par
mois que le service des routes transporte et met en oeuvre.

Le 13 novembre 1915, le Ministre de l’Instruction publique, M. Painlevé institue une


“Direction des inventions intéressant la Défense nationale”9. L’intention est “d’orienter vers
des buts précis les tentatives des inventeurs et de coordonner leurs recherches, de démêler,
dans la multitude de propositions, celles qui sont susceptibles d’être efficaces et de collaborer
à leurs réalisations”. Par ce décret le Gouvernement Briand renforce la “Commission
supérieure des inventions”10 constituée le 11 août 1914 afin d’étudier le nombre considérable
de propositions que la “Commission des inventions intéressant les armées de terre et de
mer”11, désorganisée par la mobilisation de ses membres ne peut plus traiter. Simultanément
un “Comité interallié des inventions”est créé. Le 31 décembre 1916 cette Direction est
rattachée au Ministère de l’Armement et Fabrications de guerre ou elle devient le Sous
Secrétariat d’Etat des “Inventions intéressant la Défense Nationale”. Par décret du 14 avril
1917, celui-ci devient le Sous Secrétariat des “inventions, études et expériences techniques”.
Le 12 septembre 1917 le Sous Secrétariat quitte l’Armement et Fabrication de Guerre pour
passer directement sous la tutelle de la “Présidence du Conseil et Guerre” de M. Painlevé.
Enfin l’arrêté du 18 novembre 1917 le replace sous l’autorité du Ministre L. Loucheur qui le
20 novembre 1917 substitue au Sous Secrétariat d’Etat une “Direction des Inventions, des
Etudes et des Expériences Techniques”.

La mission de cette administration s’étend au fur et à mesure que s’éternise la guerre. Les
textes officiels expriment l’importance croissante que prend cette structure. 11 août 1914 12 :
“Les Ministres de la Guerre et de la Marine reçoivent, depuis l’ouverture des hostilités, un
nombre considérable de propositions d’inventeurs qui s’offrent à collaborer à la défense
nationale. Parmi ces propositions, il en est qui doivent être rejetées dés le premier examen,
comme chimériques ou exigeant, pour leur mise en oeuvre éventuelle, un temps supérieur à
toute durée possible de la guerre. Il en est d’autres, au contraire, qui apparaissent comme
susceptibles de rendre d’utiles services et qu’il faudrait mettre à l’étude sans retard. Le
Gouvernement croit pouvoir espérer beaucoup d’une telle collaboration qui, il y a cent vingts
ans, a produit des résultats dont l’histoire n’a pas perdu le souvenir”. 13 novembre
1915 :”Le Gouvernement se propose de remédier à la dispersion des efforts des chercheurs,
d’orienter et de coordonner les recherches, de compléter la mobilisation individuelle par la
mobilisation scientifique du pays”.15 novembre 191513 : “La guerre, à mesure qu’elle se
9
la responsabilité en est confié à M. E Borel, sous-directeur de L’E.N.S..
10
Dans la troisième section de cette commission siègent auprès de M. Painlevé deux grands
ingénieurs: messieurs Boussinesq et Eiffel.
11
Constituée par décret en date du 2 août 1914.
12
J.O du 13 août 1914
13
J.O du 15 novembre 1915

3
prolonge prend de plus en plus le caractère d’une lutte de sciences et de machines ... La
complexité et la variété de ces problèmes et la nécessité d’aboutir vite, exigent la
collaboration de toutes les forces intellectuelles du pays et les ressources du génie inventif
français sont loin d’être utilisées .... faute d’une liaison suffisante avec la ligne de feu 14.....
nous nous inspirons de l’exemple de la convention nationale”. 14 avril 1917 : “Examiner les
propositions des inventeurs et poursuivre l’étude de celles susceptibles d’applications
pratiques immédiates ... entreprendre des recherches scientifiques d’ordre général”.

Au début cette structure est politique. Elle permet certes de recueillir des idées, mais aussi
d’associer ceux qui ne peuvent rejoindre le front à la défense de la nation. Sur la ligne de feu,
la mauvaise humeur se généralise ; les combattants, les députés mobilisés s’indignent. Ils
n’ont pas de système de tranchées semblable à celui de l’ennemi, d’artillerie d’assaut et de
contre barrage, de matériel limitant les pertes terribles subies par ceux qui coupent les
réseaux barbelés. Le directeur d’école, le chef de service qui depuis Sedan inonde le
Ministère de la Guerre de projets de fortins roulants blindés fait place au chef d’escadron, au
maître ouvrier, à l’ingénieur et au scientifique mobilisé sur le front ou à l’usine. D’ailleurs
c’est un des leurs, Jules-Louis Breton, que M. Painlevé nomme à la tête du Sous Secrétariat.
Et qui en restera le patron jusqu’à la fin de la guerre.

Député du Cher, M. Breton sait de quoi il en retourne lorsqu’ il rédige sa note du 27 avril
1917 :”C’est en effet avec la plus grande largeur de vue qu’il convient d’examiner les
dossiers en s’efforçant de trouver et de mettre en valeur l’idée intéressante parfois noyée
dans une documentation informe ou erronée.... il faut 1) entendre les inventeurs. 2)
convoquer ceux qui peuvent aider par des renseignements complémentaires. 3) fournir des
moyens et le concours de notre salle de dessin ainsi que celui de nos petits ateliers de la rue
de l’Université et de la rue de Sèvre”. Le parlementaire avait adressé en 1914 un projet
d’engin automobile blindé armé destiné à couper les fils de fer sur la base d’un tracteur
agricole à quatre roues motrices Jeffery. Malheureusement ni le Jeffery, ni le caterpillar Baby
Holt ne peuvent franchir les tranchées. Ce projet participe néanmoins à la genèse du char
d’assaut, ce qui vaudra après guerre à M. Breton de sérieux débats avec le Général Estienne,
le Colonel Levavasseur et M. Archer pour ce qui est de la paternité de cet engin.

Faisant l’objet en 1917 de deux chapitres du Budget avec une dotation de cent trente mille
Francs, le Sous Secrétariat réunit tous les services des Ministères ou des Armes en charge de
la conception de matériel nouveau. La “Commission Supérieure des Inventions”(C.S.I),
comprend environ quatre-vingts savants, techniciens et officiers. Cette commission étudie les

14
Circulaire du 7 juin 1915: les commandants des corps de troupes et services doivent
transmettre les propositions relatives à des inventions au ministre (condition de la note du 3
août 1894, ROEM vol 31.

4
demandes transmises par le “Service Administratif et de l’Enregistrement”(S.A.E) en charge
des relations avec les Inventeurs. Les dossiers retenus sont ventilés par la commission
permanente de la C.S.I dans l’une des dix sections(aéronautique, camouflage, chimie, Génie,
hygiène, information technique, marine, mathématique, mécanique, physique)du “Service des
Inventions, des Etudes et des Expériences Scientifiques”. Ces sections ont les missions
suivantes : 1) examen, étude, mise au point, réalisations, essais des dossiers retenus. 2) étude
des problèmes posés par le G.Q.G ou le Ministère. 3) initiative d’études dont l’utilité apparaît
au cours des travaux. Le “Service des Ateliers, Brevets, Dessin, Photographie et
Cinématographie”, le “Comité Interallié des Inventions” et un “Service du Personnel, de la
Comptabilité et du Matériel” complètent la logistique. En Aval sont rattachés : 1) la “Mission
d’Essais, Vérifications et Expériences techniques” relevant du Service de Santé, du Service
Vétérinaire, de l’Intendance, de la Cavalerie. 2) la “Commission du cuir”. 3) l”Inspection des
Inventions, des Etudes et des Expériences techniques de l’Artillerie”.4) la “Mission d’Etudes
de l’Artillerie”. 5) la “Mission de balistiques des tirs aériens”. 6) l“Inspections des
Inventions, des Etudes et des Expériences techniques des Armes portatives”. 7) l“Inspections
des Inventions, des Etudes et des Expériences techniques de l’Automobile. 8) l“Inspections
des Inventions, des Etudes et des Expériences techniques des Poudres et Explosifs”15.

Du 1 novembre 1917 au 1 février 1918, deux mille cent quatre-vingt-sept propositions


arrivent au S.A.E. Mille cinq cent cinquante-neuf sont étudiées par la C.S.I. Six cent trente-
sept sont ventilées aux sections et soixante-trois transmises aux services intéressés. De 1914 à
1918, quarante-quatre mille neuf cent soixante-seize inventions furent reçues. Les soldats ne
sont pas en reste dans la course à l’invention. Le ministre reçoit même d’un député une lettre
commençant ainsi :” Mon cher Thomas, il paraît qu’à l’armée on provoque les soldats à
inventer”. Le soldat Johannot propose un dispositif de destruction de fil barbelé. Le chef
armurier Lebosse propose de réutiliser du matériel de cavalerie dans les tranchées. Les
innovations présentées expriment la préoccupation dominante du soldat qui est de rester en
vie : 1) Innovation de détail pour améliorer la fiabilité (substitution de bouchons en liège au
tampon en laiton feutre pour la fermeture des gaines relais du 75). 2) inventions de nouvelles
armes ou transformation de matériel existant pour satisfaire le besoin de matériel de tranchée
inexistant. 3) inventions de matériel de protection individuel (cuirasse), collectif (bouclier
roulant), optique à renvoi. 4) matériel de destruction des réseaux. 5) Matériel de manutention
6) matériel d’hygiène et de repos.

Une deuxième groupe d’inventeurs se détache : les ingénieurs ou entrepreneurs mobilisés.


15
Cette liste est tirée du Tableau du personnel de la “Direction des Inventions, des Etudes et
des Expériences techniques” au 1er Septembre 1918. Il est à noter l’appartenance possible de
l’”Inspections des Inventions, des Etudes et des Expériences techniques du Génie”. Le
tableau du personnel n’en fait pas état, mais le colonel Duvignac l’inclue dans son “Histoire
de l’Armée motorisée”, Paris, 1947, P 195

5
Ceux ci tentent de transposer leur approche de l’optimisation des processus. Les chimistes
veulent appliquer à la guerre des gaz leur science. Les mathématiciens et physiciens
travaillent beaucoup sur la balistique, et en particulier sur la D.C.A. Les ingénieurs du Génie
militaire ou civil sont féconds dans les domaines des travaux de fortification de
campagne(appareil Mascart-Déssoliers, excavateur Gauthier), de sapes(piocheuse Tronchet,
rouilleuse silencieuse Dolot) et dans les travaux routiers (machine à poser les routes en
madrier Monod). Enfin certains ingénieurs de renom comme MM. Caquot et Freyssinet
travaillent là où leur sensibilité et leur talent les portent : l’aérostation et la motorisation
aéronautique pour Caquot, la construction en ciment armé d’affût-truck ou de chalands pour
Freyssinet.

Une troisième famille rassemble les industriels et ingénieurs conseils. Les firmes titulaires de
marchés d’armement et de matériel innovent dans une logique classique économique.
Certains adaptent leurs produits. Ingersoll propose sa sondeuse de guerre, Decauville des
abris portatifs démontables pour avions, Messieurs Bonna, Waligorski, Romain et Kieffer
respectivement des grenades en sidéro-ciment, de la terre comprimée pour faire des moellons,
des panneaux en ciment armé ou un enduit imperméable. D’autres n’hésitent pas à se lancer
dans les projets les plus audacieux. Ils y travaillent soit seuls comme Delaunay Belleville
avec sa torpille automobile souterraine, soit sous forme d’une collaboration entre un
inventeur et un industriel, le premier apportant l’idée et le second la base mécanique à partir
d’un produit existant. C’est le cas pour l’excavateur Legrand-Normand et d’Haille ou le
rouleau blindé Frot-Laffly.

Enfin le dernier groupe est celui des ‘Inventeurs”. Leurs projets sont ambitieux,
visionnaires(canon à acétylène créant une surpression mortelle, communication par
infrarouge16). Ils ont beaucoup de mal à accepter le refus de leur projet. Certains préfèrent y
voir la conséquence d’une cabale ou même d’un complot, sentiment renforcé du fait que les
commissions ne sont pas autorisées à justifier les raisons du refus. Faisant souvent partie des
notables de province, d’autres, dotés d’une grande force de persuasion, font le siège des
autorités compétentes et n’hésitent pas à envoyer leurs parlementaires négocier un “examen
de rattrapage”.

De cet effort collectif d’imagination, moins d’un millier de propositions font l’objet d’une
réalisation. Peu de procédés passent au crible des sections. Le projet de déplacement latéral
d’affût du canonnier Guillot permet d’économiser du temps et de l’énergie lors du ripage
dans les ornières. Cependant c’est la présence d’ornières qui, en calant le canon, limite la
dispersion des tirs. Cette invention, comme le projet Breton-Prétot souffrent d’une même
cécité technique que l’on retrouve très souvent : l’impasse sur une contrainte de service
16
Efficace sur une distance de 5 km.

6
déterminante. Les contraintes militaires de ce conflit sont principalement les suivantes : 1)
L’innovation ne doit ni dégrader les performances initiales, ni compliquer la fabrication ou la
gestion de l’approvisionnement. 2) le matériel livré doit être simple d’utilisation et de
maintenance. En effet le nombre élevé de pertes rend impossible le détachement exclusif au
service d’un matériel de personnel qualifié techniquement. 3) il doit posséder un coefficient
d’”efficience” élevé. Cette sujétion est au coeur du débat sur l’emploi de l’artillerie sur affût-
chenilles. L’état des techniques imposant un temps de maintenance pratiquement égal au
temps de service, il est impensable d’interrompre un barrage roulant pour effectuer
l’entretien. 4) il doit pouvoir se déplacer rapidement sur de longues distances et évoluer dans
un terrain extrêmement bouleversé. 5) il doit être discret, c’est à dire silencieux et peu visible.
6) il ne doit pas par son poids, son mode de transmission et sa consommation, imposer aux
effectifs affectés au service des routes et du carburant une surcharge de travail préjudiciable à
l’approvisionnement des unités combattantes.

Dans ce contexte contraignant, les techniciens des travaux publics s’attaquent à trois
problèmes : la neutralisation des réseaux de fils de fer barbelés, l’optimisation du creusement
des sapes, la rationalisation de l’excavation des fortifications de campagnes.

Trois défis pour les techniciens des travaux publics.

Le rouleau compresseur blindé Frot-laffly : une impossible adaptation.

Parallèlement aux sillons de ses tranchées, l’ennemi dresse un réseau de fil de fer barbelé
large parfois de plusieurs dizaines de mètres. Aucune attaque de fantassins n’est possible sans
ouvrir des brèches dans le barrage. Les pertes sont lourdes parmi ceux qui cisaillent les fils.
Les fantassins tentent de se protéger par des cuirasses, mais aucunes ne résistent aux balles.
Des boucliers roulants sont réalisés. Ce sont des charrettes poussées à bras d’homme munies
de protection dépliables. Le résultat, en utilisation courante, c’est à dire dans un terrain
défoncé et détrempé, sous le feu d’une mitrailleuse ou de 77 n’est guère convaincant.
Les mitrailleuses donnent des résultats. En tir bloqué quatre mitrailleuses découpent une
ouverture de douze mètres à trois cents mètres de distance. Cependant l’espace libéré n’est
pas suffisant pour le passage de la vague d’assaut. Les trente-six mitrailleuses d’un bataillon
sont alors insuffisantes pour ouvrir les mille mètres nécessaires à sa charge. Reste
l’artillerie. Le 75 est préconisé. Pour ouvrir une brèche de vingt-cinq mètres de coté dans un
réseau, les batteries doivent tirer mille obus explosif à une distance de deux à cinq milles
mètres, le triple si le terrain va en descendant. La dépense en obus nécessaire à la préparation
du passage d’un bataillon représente la moitié de la production nationale journalière 17.
17
En septembre 1914, 11000 obus de 75 sont fabriqués par jour. Janvier 1915, 75000 obus de
75/jour. Mai 1917, 261000 obus de 75/jour. in VERDUN- la Somme, 1996 EXPOSITION

7
L’imagination des ingénieurs est alors sollicitée18. Trois principes sont exploités. Le premier,
utilisant l’énergie électrique, cherche à diriger une charge explosive à distance. La charge se
déplace souterrainement selon un procédé de torpille souterraine étudiée simultanément par
Delaunay Belleville et l’Italien Cantoni & Florentino (printemps 1917). Ou à l’air libre selon
le système Gabet-Aubriot (novembre 1915) qui consiste à télécommander un petit engin mû
par trois chenilles.
Le second permet de découper les réseaux à partir d’un tracteur agricole blindé, ce sont les
projets Filtz (juillet 1915) et Breton-Pretot (novembre 1914).
Le troisième propose d’écraser le réseau. Deux machines font l’objet d’expériences poussées.
La première, l’appareil Boirault(fin 1914), surnommé le”diplodocus militaris” est un cadre
hexagonal articulé de quatre mètres de haut, de huit mètres de long, pesant trente tonnes, qui
mu par un moteur à explosion de quatre-vingts chevaux, abaisse et relève ses pans sans
glissement sur le sol. Hélas, malgré l’adaptation de vérins, cet engin se dirige mal. La
seconde est un rouleau compresseur blindé.

M. P Frot, entrepreneur de travaux publics, surnommé “le roi des terrassiers”, possédait avant
guerre une belle réputation d’innovateur19. Adjudicataire d’un important marché de
terrassement sur le canal du Nord, il avait étudié et réalisé, en partenariat avec une firme très
innovante, les Etablissements Laffly de Billancourt20, une dizaine de rouleaux compresseurs21.
Comme l’écrit P. Galloti dans les annales de la FNTP en 1920, “Sans être versé dans l’art
militaire, Frot, en homme pratique, pensa tout de suite à ses engins compresseurs, à leur
puissance d’écrasement, à l’emploi efficace qu’on pourrait tirer pour abattre tous les
obstacles naturels ou artificiels des défenses de l’ennemi..”. Frot peaufine alors un projet de
rouleau compresseur protégé par une cuirasse et armé de trois mitrailleuses. Puis le 1-er
décembre il écrit à M Millerand, Ministre de la Guerre. Le 29 décembre, le député des Côtes-
du -Nord L. Turmel écrit au Général Joffre pour lui dire qu’il croit avoir trouvé un moyen de
franchir les réseaux, “le moyen est simple, immédiatement applicable, le matériel qui n’est
pas militaire existe, il n’y a qu’à l’employer”. Turmel, par peur des fuites et des retards,

GARE DE L’EST, 23 septembre-6 novembre,


http://raven.cc.ukans.edu/~kansite/ww_one/comment/1916expo/1916b.html
18
N’ont pas été traité dans cet article les lance grappin coupants, obus et torpilles explosives
ainsi que les chariots portes bombes.
19
D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics (1883-1974). Contraintes et
stratégie, Doctorat d’Etat, Dir F.Caron, Université de Paris IV-Sorbonne, 1989, P 796.
20
Laffly, constructeur de rouleaux à vapeurs et de matériel de voirie dés 1859. Il fut un des
premiers à construire des rouleaux à pétrole. Une innovation fut de monter moteur et boîte de
vitesse sur rack coulissant afin de faciliter la maintenance. En 1922, Laffly, sous la direction
de M. Alexandre Laffly, se lance dans le matériel de transport routier, et en 1925, en
participation avec SOMUA, démarre une activité de constructeur de poids lourds.
21
Annales de la FNTP, 1920, P 585.

8
déclare ne vouloir confier ce projet qu’au Général en chef ou à un de ses représentants
qualifiés. Le 10 janvier 1915, Le général Curmer rencontre Turmel au lendemain des essais
d’un rouleau Laffly sur le champ de manoeuvre d’Issy les Moulineaux. Ceux ci ont montré
que, sans modification, un engin de ce type ne peut progresser dans un terrain gras ou
présentant des inégalités de quelques importances. Pourtant Curmer estime que l’étude
relative à cet engin présente un réel intérêt et qu’il faut la poursuivre.

Le 27 mars 1915, à la Courneuve, dans les dépendances des usines Corpet et Louvet chargé
de la mise en oeuvre du blindage, ont lieu des essais officiels. En présence des généraux
Chevallier et Curmer, des tests sont effectués sur une machine de 7 mètres de long, 2 mètres
de large et deux mètres trente de hauteur. Son P.T.A.C est d’environ 10 tonnes. Le personnel
comprend un chef d’équipe, deux mécaniciens et huit servants. Propulsé par un moteur de
vingt CV, blindé, armé de quatre mitrailleuses ayant ensemble un champ de tir total de trois
cent soixante degrés, l’engin roule indifféremment en marche avant ou arrière du fait de la
présence de deux volants. Il monte normalement des pentes de dix pour cent, franchit des
talus à 2/3 de quatre-vingts centimètres de profondeur et passe des devers de quarante-cinq
degrés.
Les essais confirment une réalité : le principe d’un rouleau compresseur est inapplicable à ce
contexte. Un rouleau est conçu pour rouler lentement sur un terrain présentant le moins
possible d’inégalité afin de comprimer de façon homogène un matériau non pas gras, mais
arrosé. L’appareil ne peut traverser un terrain gras et détrempé. Il ne peut franchir les trous
d’obus22. Enfin lorsqu’il passe sur le réseau de fil de fer réglementaire, il l’écrase sans le
couper. Une fois l’engin passé, les fils de fer se redressent partiellement. En désespoir de
cause la commission d’essai pense à l’utiliser, armé de canons de 37 ou de 65 comme fortin
roulant sur une bonne piste. Mais sa masse très fortement apparente le destine à être une cible
rêvée. De plus son inaptitude totale au franchissement impose de le faire accompagner par
une section de pontonniers.

Le 3 avril 1915, Joffre écrit au ministre”qu’en raison de la grande vulnérabilité et des


difficultés de progression de l’appareil sur les terrains bouleversés du champ de bataille, il
estime qu’il n’y a pas lieu de donner suite au projet de construction de cet appareil”. Ainsi
disparaît un projet tactiquement parfait : la destruction du réseau combiné à la neutralisation
des mitrailleuses ennemies, du fait de la méconnaissance de la contrainte de base qu’est la
nature du terrain par un ingénieur peu “versé dans l’art militaire”. Mais qui introduit la notion
de travail hors piste.

22
Au fur et à mesure des essais de franchissement est normalisé le double trous d’obus. Ce
sont deux trous contigus respectivement de quatre vingt quinze et quatre vingt centimètres de
profondeur pour six cent vingt cinq et quatre cent quatre vingt centimètres de long.

9
La guerre des mines : des contraintes environnementales et géologiques
incompatibles avec le matériel civil existant.

Paradoxalement, alors que les places fortes comme Maubeuge ou Anvers ont été réduites par
le canon, c’est dans la guerre de campagne que l’on se bat sous terre. Les travaux souterrains
du sapeur-mineur sont les puits, les galeries de section 150x200 centimètres et les rameaux de
section 65x80 centimètres. A l’extrémité du rameau le mineur place une charge forte pour
créer en surface un entonnoir qui détruit un abri ou un élément de réseau. Il peut aussi placer
une faible charge afin de détruire le rameau d’une contre-mine ennemie sans ruiner son
propre travail : c’est un camouflet.

Tout l’art de la mine consiste à creuser sans se faire repérer. Le bruit est l’ennemi premier.
Des essais montrent qu’un coup de pic est entendu à cinquante mètres à l’oreille et à cent
mètres au géophone23. Le marinage pose un problème car les roues des wagonnets sont
bruyantes. Les sapeurs doivent parfois mettre des sandales ou entourer leurs chaussures de
sacs pour étouffer leurs pas. Le bruit des groupes électrogènes ou des compresseurs est la
preuve d’une activité souterraine.
Ensuite viennent les produits de marinage. La présence de déblais sur des photos aériennes
est révélatrice. Il faut évacuer le “marin” discrètement. Parfois c’est impossible. La technique
du sergent Bitur 24 est alors employée, en l’occurrence creuser des boyaux pour y mettre la
terre provenant d’autres boyaux.
Enfin l’eau pose des problèmes. Lorsque le sol l’impose, pour excaver des galeries sans avoir
à utiliser de blindage continu, le mineur doit aller en profondeur (vingt-cinq mètres) chercher
de la roche compacte. Des sondages sont nécessaires pour repérer les nappes phréatiques.
D’autant plus que le G.Q.G appuie l’opposition du service des eaux au détachement d’un
géologue par armée. L’établissement central du matériel spécial du génie livre aux corps
d’armée des sondeuses de guerre Ingersoll, Bornet.... Mais les conditions de service sont
telles qui’il faut souvent les renvoyer à l’arrière pour révision. Quant au pompage, il pose le
problème du bruit. Cependant, lorsque que les Allemands occupent des positions en hauteur,
les alliés creusent du bas vers le haut en profitant d’une exhaure gravitaire.

Afin de limiter la main d’oeuvre utilisée aux travaux de creusement, les alliés orientent leurs
recherches vers deux techniques différentes de l’excavation. Les Anglais sont en charge d’un
grand projet à Messines : Faire sauter une ligne de petites collines dont les plus élevées,
situées à Saint-Eloi et Wytschaete, sont hautes de quatre-vingts mètres25. Le Major John

23
Sorte de stéthoscope.
24
Christophe, Le sapeur Camembert, Livre de Poche, Librairie Armand Colin, Paris. P96.
25
W. Beumelburg, La Guerre de 14-18 racontée par un Allemand, Bartillat, Paris, 1998, P
392.

10
Griffiths26 auquel est confiée cette mission est moins tenu que les Français à la discrétion. Le
Maréchal Haig n’attache aucune importance au secret27. Et le fait même d’avoir à volatiliser
des collines l’oblige à creuser à soixante mètres de profondeur, ce qui limite la précision du
repérage par l’écoute. Vingt-quatre mines totalisant quatre cent cinquante tonnes d’explosif
sont à réaliser. Griffiths espère accélérer la cadence de creusement des sept mille six cents
mètres de tunnel en utilisant des tunneliers. La 251st Tunneling Company et la 3rd Canadian
tunnelling Company achètent en 1917 quatre machines Stanley28 de cent quatre-vingts
centimètres d’ouverture, pesant chacune sept tonnes et demie, initialement conçues pour
l’extraction du charbon. Après cinq mois de travail, la progression n’est que de soixante-
quatre mètres. L’argile des Flandres bloque l’engin, fait chauffer le moteur. De plus il a
tendance à plonger et se mettre en contre rotation, ce qui fait écrire à un sapeur “we never
discovered why but this machine showed a complete disinclination to proceed towards
Germany, but preferred to head to Australia by the most direct route”. Nullement découragée,
l’armée commande alors à Markham plusieurs machines mises au point entre 1915 et 1916
par un officier et deux ingénieurs spécialistes des travaux au tunnelier dans l’argile de
Londres : MM. Mott, Price et Sankey. Composées d’un bouclier et d’une tête rotative, les
machines ont des ouvertures comprises entre cent vingt et cent cinquante centimètres. Bien
qu’elles aient été extrapolées de machines ayant tenues en 1906 des cadences dans l’argile de
57 mètres par semaine, les essais réalisés sur les premiers modèles en Grande Bretagne ne
sont pas satisfaisants. Les Markhams souffrent de la même pathologie que les Stanley.
Griffiths en importe cependant sur le continent et les utilise sans grands résultats.
Pendant que s’effectuent ces expériences, Le Capitaine Mc Mullen est chargé de projeter un
tunnelier en s’inspirant du Stanley. Il le fait fabriquer par la firme de M. G. R. Turner, qui
pendant la guerre élabore exclusivement des engins spéciaux pour l’armée. A ce titre Turner
réalise des excavatrices de tranchées conçues par M. D. Whitaker. Celui ci, après avoir
proposé à Mc Mullen d’adjoindre un convoyeur à sa machine, se met aussi de la partie et fait
construire une machine par Turner qui donne de bons résultats. Trois autres machines
réalisées par la suite confirment la réussite de Whitaker. Elles arriveront cependant trop tard
et une seule d’entre elles ira sur le sol Français.
Malgré tout, la preuve est faite que le tunnelier fonctionne dans des sols lourds et, dés la fin
des hostilités, les ingénieurs anglais étudient son usage pour la construction du tunnel trans-
manche. Des articles parus dans le Génie Civil du 3 mars 1923 et dans le Larousse Mensuel
d’août 1923 vulgarisent l’existence encore confidentielle de ce procédé.
La France, par la nature de ses projets et de sa géologie, a plutôt élaboré une culture
26
P. M. Varley, British Tunnelling Machines in the First World War, Transactions of the
Newcomen Society, Volume 65, P 1.
27
W. Beumelburg, La Guerre de 14-18 racontée par un Allemand, Bartillat, Paris, 1998, P 391.
28
Les informations sur les tentatives alliées d’utiliser des tunneliers sont traduites par l’auteur
de la communication de P. M. Varley publiées dans le Volume 65 des Transactions of the
Newcomen P 1 à P 18.

11
d’ingénieur tournée vers l’abattage à l’explosif29. Grands constructeurs de ponts, les
techniciens français ont développé la maîtrise du tubage. L’usage du bouclier, préconisé par
MM. Chagnaud et Fougerolle30 dans les travaux hydrauliques et métropolitains de Paris, ne
peut que l’entraîner vers de profondes réflexions sur le fonçage. La partie française de la
guerre des mines se situant dans des sols présentant des similitudes de contraintes avec le
sous-sol parisien, c’est donc naturellement qu’il cherche à adapter cette technique. L’armée
ne marque qu’un intérêt relatif aux propositions de tunnelier, comme celle faite par M de
Brunoff au Général Joffre, concernant une machine construite par la F.C Austin Drainage
Excavator Co de Chigago, Ills, USA. Elle préfère travailler sur les différentes composantes
techniques de l’excavation : le forage et le marinage.
Le 19 janvier 1915, la commission en charge de l’étude des perforatrices pour les travaux de
sape demande au Ministère des travaux publics de désigner les ingénieurs et entreprises
compétentes qui pourront siéger. Sont alors désignés MM. Zurcher, Séjourné, Le Cornec,
respectivement responsables des travaux du Loetschberg, du Mont dore, du Puymorens ainsi
que MM. Thévenot, Guignard. Chagnaud et Aroles. Plusieurs axes de recherches sont
privilégiés.
Tout d’abord le fonçage horizontal de mines tubées semble prometteur. Après avoir foncé
horizontalement des tubes d’une cinquantaine de centimètres de diamètre munis en tête d’un
microphone, on introduit une charge. Le fonçage s’opère par vérinage en prenant appuis sur
la paroi verticale de tranchées ou dans une chambre souterraine de poussage. Ce procédé pose
deux problèmes. La nature non homogène du terrain dévie les trajectoires. Ainsi le système
Boramé et Julien ne peut dépasser cent mètres au lieu des cinquante kilomètres escomptés.
D’ailleurs cette limite de cent mètres se vérifiera pour beaucoup de procédés. Ensuite, la
quantité d’explosif étant égale au cube de la distance verticale à la cible multiplié par un
coefficient h dépendant du terrain (2,5 dans le cas d’une argile mêlée à de la roche tendre), le
cubage d’explosif nécessaire à un tir profond peut dépasser la contenance du fourreau. Par
contre dans le cas du sautage de réseaux, ce procédé léger et rapide (quarante mètres à
l’heure) convient très bien si les conditions d’isotropisme du terrain et de proximité sont
réunies.
Ensuite une série de tentatives s’inspire des méthodes dites “traditionnelles”. Les premières
portent sur une approche machiniste de la perforation du “bouchon”. Mais le problème
provient de la consommation d’air comprimé. L’idée d’installer sur le front les réservoirs de
vingt mètres de long sur cinq de haut que Chagnaud met à disposition fait frissonner les

29
Rares sont les essais en France de tunneliers. Le Génie Civil rapporte dans n° 23 de 1883
page 593 qu’une machine Burton fut essayé pour le creusement d’une galerie à Gardanne,
prés de Marseille. Graham West, in Innovation and thre rise of the tunnelling industry,
cambridge université press, Cambridge, 1988, P247. rapporte que la société de Construction
des Batignolles construisit en 1882 la machine Beaumont-English mise en oeuvre à
Sangatte.Dans la presse technique française il y a peu d’articles.
30
A. Berthonnet, Chagnaud, L’histoire d’une fidélité, Editions du Lys, Caen, 1996, P 25.

12
militaires. Les secondes cherchent à réaliser des machines à attaque ponctuelle comme la
piocheuse Denis ou des haveuses-rouilleuses comme celle du Général Dolot. Elles se révèlent
trop bruyantes.
Les troisièmes se penchent sur l’utilisation des foreuses et sondeuses. Celles ci ont un
avantage sur le tubage, elles permettent de réaliser une chambre en fond de trou. Par contre
elles sont inexploitables en terrain boulant ou collant. Eté 1915, les armées sont dotées de
sondeuses électriques Bornet et de tarières Guillierme à énergie humaine ou électrique 31. Le
capitaine Dinoire cherche en 1916, sur la base d’une Guillierme, à réaliser un appareil
“omnibus” permettant d’utiliser indifféremment l’hélice ou la tarière, et ce dans un intervalle
de diamètre tout en réduisant son gabarit.

L’évacuation des déblais fait aussi l’objet de toutes les attentions. Le bruit et l’exiguïté des
sections condamnent le treuil et les tapis roulant. La brouette va s’imposer par sa simplicité
de mise en oeuvre et son rendement. Les monorails en bois, bien que d’un rendement plus
faible, sont utilisés car ils évitent une reprise du fait de la translation de sacs de vingt litres
chargé en front de taille. La recherche objective du rendement des procèdes de marinage
conduit d’ailleurs fin 1918 la section technique du Génie à faire un comparatif des différents
systèmes en un lieu commun par une analyse des rendements effectuée au moyen d’une
décomposition en temps élémentaires et du chronométrage.
La guerre des mines provoque une rupture dans la pensée de l’ingénieur. Jusqu’en 1914 le
technicien évite de construire dans des zones peu favorables. Lorsqu’il y est obligé, il projette
un matériel spécifique au chantier. Au contraire sur le front, l’emplacement est imposé par les
fortunes de la guerre. Le technicien découvre une logique inverse de celle qui consiste à
projeter l’ouvrage en fonction des contraintes imposées par les techniques. L’imagination, la
qualité première de l’ingénieur, est sollicitée au plus haut point. Associé à une réflexion
d’homme de chantier sur le processus constructif, le développement de matériel polyvalent
annoncent l’industrialisation de la profession.

Les bataillons Mascart Dessoliers : un transfert de connaissance réussi.

Six cents kilomètres de front représentent des milliers de kilomètres de tranchées. Ou plutôt
d’une architecture défensive constituée de deux ou trois lignes brisées selon des angles
variant de zéro à quatre-vingt-dix degrés. Entres ces parallèles court tout un réseau de
transversales. Çà et là émergent des casemates. Un peu partout des abris, des postes de
commandement, des infirmeries sont creusées et protégées du coup direct par des structures
composites de rondins et de sacs de sables.
Les derniers conflits, en Afrique du Sud, en Mandchourie avaient annoncé la guerre de
31
Ensuite sont livrées les sondeuses Ingersoll, Cantin, Guillat, de Mokeewsky ainsi que la
tarière Meurisse.

13
tranchées. Entre 1900 et 1910, quelques officiers y réfléchissent. Le commandant de
Maud’huy constate qu’en utilisant une charrue, il augmente des quatre cinquièmes la rapidité
de confection des tranchées. Le Lt-Colonel Espitallier propose de réaliser intensivement des
essais de charrue automobile et hippomobile32 Riester. Espitallier pose néanmoins la question
de la vulnérabilité au feu de l’équipage. Cette question se situe au centre du débat sur
l’utilisation des terrassiers automobiles. Mais contrairement à ce qu’écrit Espitallier, la
tranchée de première ligne n’est jamais linéaire.
Deux excavateurs automobiles vont cependant être développés. L’ingénieur Legrand dépose
en 1915 deux brevets. Le premier porte sur un excavateur mixte tranchées et galeries, le
second sur un terrassier automobile pour l’excavation mécanique de tranchées. Il est prévu
que la machine rejette la terre de façon à créer des parapets. Mise en service au printemps
1916, chaque drague à godets montée sur camion nécessite pour son service un électricien et
un mécanicien, ce qui apparaît au Génie comme une gabegie de main d’oeuvre spécialisée.
Bien qu’utilisée en deuxième ligne du fait de son gabarit, elle réalise difficilement les
sinuosités de ce type d’ouvrage. Relativement rapide, elle creuse en terrain crayeux dix
mètres à l’heure de tranchées de section 120x200 centimètres avec un équipage de 8 hommes.
Le même rendement à la main nécessite, sur la base d’un demi-mètre cube à l’heure par
homme, une compagnie d’une soixantaine de sapeurs.
La même année, Gauthier, un sergent du Génie de la classe 1896, conducteur de travaux
dans le civil et spécialiste de grand terrassement, propose un projet d’excavateur au colonel
Levy, Commandant p.i. le Génie de la sixième Armée. Celui ci écrit au général Curmer que
les tranchées n’étant pas des excavations rectangulaires rectilignes, le travail à faire après
coup pour l’aménagement des banquettes et autres traverses est plus considérable que s’il est
exécuté du premier jet à bras d’homme. Le colonel propose son emploi à l’arrière dans des
terrains peu résistants (en raison de son poids peu élevé) pour réaliser des “communications
de grands développements”. Le projet est tout d’abord écarté par Curmer. Mais en avril 1915
la nécessité de mettre en oeuvre un système défensif aussi efficace que celui de l’ennemi
relance l’idée, tout au moins pour les deuxièmes lignes, du creusement mécanique des
tranchées. Lévy revoit Gauthier et l’autorise à envoyer son projet aux ingénieurs d’un
constructeur de Corbeil : Dalbray Père et Fils. En effet Gauthier avait conçu sa machine en
fonction de l’existence de pièces utilisées dans des excavateurs sur rails. Pour motiver le
constructeur, n’écrit-il pas :” Cet appareil pourra être aussi employé très utilement dans
l’industrie pour les travaux de trop faible importance pour supporter les frais qu’entraîne
l’emploi d’un excavateur sur rails. C’est donc la une affaire très intéressante”. Il s’illusionne
cependant lorsque qu’il pense pouvoir blinder l’engin afin qu’il puisse travailler sous le feu
de l’infanterie ennemie. Malheureusement, rappelé sur le front, Gauthier ne peut suivre la
mise au point de sa machine. La machine Legrand étant plus accomplie, c’est donc elle qui
32
La traction animale est utilisée sur route. Hors piste l’attelage dirige l’engin qui creuse et se
propulse en utilisant l’énergie délivrée par un moteur de 100 HP.

14
fait l’objet d’une commande de plusieurs dizaine d’exemplaires, monté sur camion de trente-
quatre chevaux. Machines fragiles, grandes consommatrices de moteur, elles sont utilisées
principalement à l’arrière, dans les parcs automobiles ou les aérodromes. Elles creusent des
tranchées pour le service télégraphique, le service des eaux et pour la protection du personnel
contre les bombes d’avions.

Le problème du terrassement des premières lignes étant toujours posé, deux hommes de la
territoriale vont, fin 1914, enfin trouver la solution. Le Capitaine Mascart, ENPC, et le
Lieutenant Dessoliers33, Polytechnique, respectivement administrateur-délégué de la Société
d’Entreprises “Routes & Pavages” et de la Société Française d’Entreprise de Dragages &
Travaux Publics mettent au point plus un système plus qu’un matériel. A partir d’engins
légers, ramassés et discrets, ils proposent une organisation de chantier. Avec la maison
Ingersoll-Rand et le Syndicat des Industries Electriques, ils mettent au point des perforateurs
munis d’outils nouveaux limitant le boisage. La reprise des déblais se fait par un éjecteur à
courroies se composant essentiellement d’un wagonnet supportant lui-même un chemin de
roulement reposant sur une élinde à inclinaison variable. Cette sauterelle permet de gerber le
marin en recouvrement total ou partiel de la galerie, réalisant ainsi des tranchées couvertes à
l’avancement protégé par des merlons régalés à distance. L’énergie prévue est l’air comprimé,
amené en tête de chantier par une canalisation enterrée. Les sapeurs au front d’attaque ne sont
pas exposés. Ils travaillent avec des outils pesant moins de dix kilogrammes. Quant à
l’éjecteur, il est enterré. Le rendement espéré est de l’ordre de cinquante mètres par jour.
Malgré la simplicité du procédé, le commandement y met un terme courant janvier 1915. Le
17 mars, après réclamation auprès du G.Q.G, les expériences reprennent en présence de
Chevallier et Curmer. Ils établissent que le système basé sur un cycle à trois temps réalise
prés de deux mètres de tranchées couvertes par heure avec une équipe de dix sapeurs non
spécialisés et une consommation de trois Kw et demi. Bien plus qu’une méthode, c’est même
un système fortifié qui est proposé avec tactiques d’attaques et arguments économiques 34.
Cette nouvelle conception dépasse l’Etat Major du Génie qui ne retient dans son compte
rendu d’expérience que le projet d’attaque massive (cent machines de front) qui” ne tient
aucun compte de la situation du front et de l’impossibilité d’exécuter des travaux superficiels
importants sur un terrain qui peut être bouleversé par les bombes et même battu par
l’artillerie”. Il conclut que le matériel peut avoir sa place dans un parc du Génie en cas

33
”j’ai dirigé des travaux d’extraction de plus de cent millions de mètres cubes dans tous les
terrains et par tous les procédés”, Extrait de la lettre de Dessoliers a Curmer en date du 27
janvier 1915.
34
“Un point cependant à retenir, c’est que pour terrasser 10 mètres cubes à l’heure ou pour
avancer de 50 mètres par jour, nous exposons seulement 10 hommes et une machine qui ne
vaut pas 1/6 d’homme, au prix de 30000 francs par tête, auquel les économistes estiment la
valeur actuelle du capital humain”, extrait de la note de Mascard et Dessolier du 19 mars
1915,

15
d’apparition d’une situation nouvelle comme l’investissement d’une place forte.
Heureusement les deux ingénieurs trouvent auprès d’un autre officier du Génie, le colonel
Protard, une oreille attentive. Le 15 septembre 1915, celui ci essaye sur le terrain la
méthode dans divers ouvrages. Protard en est très satisfait et commande d’autres matériels
avec condition expresse que des équipes constituées soit affectées au service des machines.
Cette clause est un obstacle pour l’Etat Major qui objecte des problèmes de relèves et de
service des unités combattantes. Protard, devenu général, continue de soutenir le système
M.D. Janvier 1916, Dessolier invente une autre machine, un élévateur, sorte de sauterelle
verticale légère pesant deux cent cinquante kilogrammes. Par la combinaison des deux,
Dessolier réalise des abris enterrés pour soixante-dix hommes. Par la mise en oeuvre d’un
phasage permettant de réaliser sur trois abris un train de travaux, il espère avec vingt
éjecteurs et quarante élévateurs construire quatre-vingt-dix abris par mois. Pour ce
programme il demande que son détachement soit renforcé afin de comporter douze sous
officiers et prés de cinq cents sapeurs.
A terme le détachement deviendra bataillon. Le succès de cette entreprise revient tout d’abord
à ces trois hommes. Mascart et Dessolier ont cru à leur système. Protard a gommé les
obstacles administratifs. Mais au-delà, la réussite tient dans l’analyse du problème. Des
machines simples répondant aux contraintes de poids et de discrétion associée à des phasages
compliqués permettent d’optimiser la production. Ces spécialistes cherchent à appliquer leurs
réflexes productifs à la réalité des combats. Le résultat est un transfert de techniques réussi.

La question de l’usage du caterpillar dans la réfection des routes : un débat


prometteur.

”Etudiez le problème des caterpillar, montrez l’avantage des caterpillar, conclure par une
demande de caterpillar, mais nous aurons quand même une méthode sans caterpillar”.

Ces paroles sont prononcées en conclusion d’une commission d’étude sur “la réparation des
voies de communication dans l’offensive” par le Général Roques début automne 1917.
Les préparations d’artillerie et les contre barrages exécutées lors des grandes offensives
connaissent de fortes concentrations de canons. Il n’est pas rare qu’une pièce soit en position
tous les cinq mètres sur une longueur de plusieurs dizaine de kilomètres. C’est donc prés de
deux cent mille obus par jour qu’il faut servir aux canonniers. Mais les choses se compliquent
avec l’apparition des tirs de barrage effectués en arrière du front par l’armement à longue
portée développé par les belligérants. Que ce soit pour maintenir les positions ou alimenter le
barrage roulant lorsque la ligne de combat se déplace, le problème provient de l’état du
réseau routier ayant subi la canonnade. Il ne reste qu’un chaos de profonds entonnoirs jointifs
ou se chevauchant les uns les autres. Contrairement aux obus des canons de campagne ou des
torpilles aériennes, les obus des grosses pièces détruisent l’assise de la route.

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Une réflexion est alors menée par une commission spécialement chargée d’étudier un cas
d’école, en l’occurrence la construction d’une route provisoire de dix kilomètres découpée en
plusieurs segments présentant chacun des dispositions techniques particulières imposées par
des conditions géométriques et géologiques représentatives. Des analyses comparatives de
rendements, la mise au point d’une cinématique permettent d’élaborer un système optimisé.
Le caterpillar est aperçu comme le “seul mode paraissant susceptible à l’heure actuelle de
rendre réellement service et de répondre au but à atteindre, attaques latérales du travail en
des points multiples”. Voici posés les prémisses d’une nouvelle approche du chantier. Celle
qui dépasse le mode linéaire qu’offre jusqu’a présent la voie de 60 ou le rail pour tendre vers
le mouvement brownien qui caractérisera le grand chantier de l’après guerre.

La guerre a démontré que le transfert de techniques est difficilement réalisable des travaux
publics vers le champ de bataille. L’énergie et l’ardeur de ceux qui ont essayé ont prouvé que
la mécanisation, hors des contraintes militaires, est une solution viable à la condition de
l’accompagner de nouveaux schémas de production. Peu de procédés seront directement
utilisés dans la profession au sortir de la guerre. Coûts d’exploitation élevés, fiabilité
perfectible, poids des traditions seront encore quelques années un frein. Mais les possibilités
annoncées par les expériences qui se sont déroulées en présence d’un grand nombre de
techniciens mobilisés sur le front ou dans les services techniques de l’armée ouvrent de larges
horizons aux ingénieurs. Il n’y a plus une méthode pour réaliser une tâche, mais un
portefeuille de méthodes dans lequel l’ingénieur moderne puise en fonction d’un panel de
critères définis par l’économie du projet.

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