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NNT/NL : 0000AIXM0000/000ED000

THÈSE DE DOCTORAT
Soutenue à Aix-Marseille Université
le 20 novembre 2021 par

Anne Schwarz
Les chroniques franco-allemandes de Kurt
Tucholsky (1924-1929): une médiation
ambivalente.
Discipline Composition du jury
Études germaniques Olivier AGARD Rapporteur
Sorbonne Université
École doctorale
354 – Langues, Lettres et Arts Corine DEFRANCE Rapporteuse
CNRS UMR 8138 SIRICE
Laboratoire/Partenaires de recherche
Alexis TAUTOU Examinateur
ECHANGES
Université Rennes 2
Nicole COLIN Présidente du jury
Aix-Marseille Université
Florence BANCAUD Directrice de thèse
Aix-Marseille Université
2
Affidavit

Je soussignée, Anne Schwarz, déclare par la présente que le travail présenté dans ce
manuscrit est mon propre travail, réalisé sous la direction scientifique de Florence
Bancaud, dans le respect des principes d’honnêteté, d'intégrité et de responsabilité
inhérents à la mission de recherche. Les travaux de recherche et la rédaction de ce
manuscrit ont été réalisés dans le respect à la fois de la charte nationale de déontologie
des métiers de la recherche et de la charte d’Aix-Marseille Université relative à la lutte
contre le plagiat.
Ce travail n'a pas été précédemment soumis en France ou à l'étranger dans une version
identique ou similaire à un organisme examinateur.

Fait à Marseille, le 18 juillet 2021

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative
Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0
International.

3
4
(– »Ich war damals ein blutjunger Referendar –« sagen manche Leute; das haben sie so in den
Büchern gelesen ... )
Ich war damals gar kein blutjunger Referendar, doch besinne ich mich noch sehr genau,
einmal, als das Studium schon vorbei war (…) Da verstand ich auf einmal alles, was vorher,
noch vor drei Jahren, dunkel gewesen war; da sah ich Zusammenhänge und hörte mit Nutzen
und schlief keinen Augenblick; da war ich ein aufmerksamer und brauchbarer Student. Da –
als es zu spät war. Und darum möchte ich noch einmal Student sein. (…) Ich möchte Student
sein, um mir einmal an Hand einer Wissenschaft langsam klarzumachen, wie das so ist im
menschlichen Leben. (…)
Wie schön aber müßte es sein, mit gesammelter Kraft und mit der ganzen Macht der Erfahrung
zu studieren! Sich auf eine Denkaufgabe zu konzentrieren! Nicht von vorn anzufangen,
sondern wirklich fortzufahren; eine Bahn zu befahren und nicht zwanzig; ein Ding zu tun und
nicht dreiunddreißig. Niemand von uns scheint Zeit zu haben, und doch sollte man sie sich
nehmen. Wenige haben dazu das Geld. Und wir laufen nur so schnell, weil sie uns stoßen, und
manche auch, weil sie Angst haben, still zu stehen, aus Furcht, sie könnten in der Rast
zusammenklappen – –
Student mit dreißig Jahren ... auch dies wäre Tun und Arbeit und Kraft und Erfolg – nur nicht
so schnell greifbar, nicht auf dem Teller, gleich, sofort, geschwind ... Mit welchem Resultat
könnte man studieren, wenn man nicht es mehr müßte! Wenn man es will! Wenn die Lehre
durch weitgeöffnete Flügeltüren einzieht, anstatt durch widerwillig eingeklemmte Türchen,
wie so oft in der Jugend!
Man muß nicht alles wissen ... »Bemiß deine Lebenszeit«, sagt Seneca, »für so vieles reicht sie
nicht.« (….)

Peter Panter, « Ich möchte Student sein » (1929), in : Kurt Tucholsky, Das
groβe Lesebuch.

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6
Liste de publications et participation aux
conférences

1) Liste des publications réalisées dans le cadre du projet de thèse :


1. « Kurt Tucholsky : un voyageur allemand en France », article publié en ligne :
https://frontieresamu.hypotheses.org/articles
2. « De Berlin à Paris en passant par Marseille : Kurt Tucholsky (1890-1935), une
médiation originale et ambivalente », article soumis à publication auprès de
Trajectoires, revue des jeunes chercheurs du CIERA.
2) Participation aux conférences et écoles d’été au cours de la période de thèse :
1. Séminaire des jeunes doctorants d’ECHANGES, présentation de la thèse, 28
septembre 2018, Aix-en-Provence.
2. Journée d'étude « Écrire la frontière » organisée par le CIELAM, intervention :
« Kurt Tucholsky : un voyageur allemand en France », 10 janvier 2018, Aix-en-
Provence.
3. Journée d'études : « mai 68 et après : les suites des révoltes en France,
Allemagne et Italie » organisée par l’Equipe d’Accueil 4236 ECHANGES et
l’Equipe d’Accueil 854 CAER, 25 octobre 2018, Aix-en-Provence.
4. Séminaire annuel du Collège doctoral franco-allemand « Culture de conflits –
conflits de culture », présentation des avancées de la thèse, 24 octobre 2019,
Aix-en-Provence.
5. Conférence « Deux heures en compagnie de Charles PÉGUY » par Bruno VIARD,
7 décembre 2020, en visoconférence.
6. Conférence « Deux heures en compagnie de 'LA NÉGRITUDE, ET APRÈS' » par
Catherine MAZAURIC, 8 février 2021, en visoconférence.
7. Conférence « Deux heures en compagnie de 'MOLIERE’ » par Sylvie
REQUEMORA, 10 mai 2021, en visoconférence.
8. Conférence « Deux heures en compagnie de 'KAFKA' » par Florence BANCAUD,
7 juin 2021, en visoconférence.
9. Journée d’études de Trajectoires du CIERA, intervention lors de l’atelier
« lectures croisées » : présentation de la thèse d’une autre participante, 2 juillet
2021, en visioconférence.
10. Participation régulière aux séminaires d’ECHANGES de 2017 à 2021, Aix-en-
Provence et visioconférence.

7
8
Résumé

Souvent réduit à la figure du journaliste lucide, satirique ou bien polémiste de la


République de Weimar, Kurt Tucholsky (1890-1935) a tenu un rôle plus interculturel qu’il
n’a été dit. Il a vécu à Paris comme correspondant étranger de 1924 à 1929, or, cette
période, bien que peu étudiée, a eu un impact significatif sur son œuvre. Il y a en effet
développé un nouveau type de textes que l’on peut qualifier de chroniques franco-
allemandes. Tucholsky écrit sur la France à destination d’un lectorat allemand, en
confrontant sans cesse les réalités des deux sociétés. Il poursuit ainsi son combat pour la
paix, mais en changeant de méthode : il place désormais cette lutte sous les auspices du
rapprochement entre la France et l’Allemagne.
Le propos de cette thèse est de démontrer en quoi Tucholsky s’inscrit pleinement dans
la longue lignée des médiateurs franco-allemands. À partir des concepts de transfert
culturel et de médiateur, nous fondons notre analyse sur l’étude du récit de voyage Ein
Pyrenäenbuch, ainsi que sur celle des articles et poèmes de cette période qui présentent
une dimension franco-allemande. Il en ressort que Tucholsky a construit un portrait
partial du voisin français et que sa stratégie d’écriture oscille entre provocation du lecteur
et incitation à un rôle actif de sa part. Outre ces deux dimensions majeures qui font la
singularité des chroniques, l’ambivalence et les limites d’une telle démarche médiatrice
constituent un troisième axe fort de cette thèse.

Mots clés : Tucholsky, médiateur, transfert culturel, France, journalisme, voyage.

9
Abstract

Despite having often been reduced to the status of lucid and satirical journalist or to
that of a polemicist of the Weimar Republic, Kurt Tucholsky (1890-1935) yet played a far
more intercultural role than it’s been said. He lived in Paris, working as a foreign
correspondent from 1924 to 1929 and this period, although rarely studied, had a
significant impact on his work. Indeed, at that time, he developed a new type of text which
we characterise as « French-German chronicles ». Tucholsly writes about France for a
German readership and constantly compares the realities of both societies, thereby
pursuing his fight for peace with yet another method- that of striving to bring France and
Germany closer together.
Our aim is thus to demonstrate how Tucholsky stands fully in line with the long list of
French-German mediators. Based on the concepts of cultural transfer and of mediator, our
analysis focuses on the study of both the travel book Ein Pyrenäenbuch and of articles and
poems dating from that period which have a Franco-German dimension. It eventually
reveals that Tucholsky depicted France with partiality and that his writing strategy sways
between provoking the reader and inciting him or her to play an active role.
Added to those two major dimensions which make the chronicles unique, the last and
strong axis of the thesis revolves around the ambivalence and limits that such a mediation
work imply.

Keywords : Tucholsky, mediator, cultural transfert, France, journalism, travel.

10
Remerciements

Je tiens à exprimer mes remerciements et ma reconnaissance à ma directrice de thèse,


Florence Bancaud, pour son accompagnement au cours de ces quatre années. Par la
confiance qu’elle m’a accordée dans l’organisation de mon travail, par sa relecture
attentive, ses conseils et ses encouragements, elle a su stimuler ma réflexion et me
redonner l’élan nécessaire dans les inévitables moments de doute que comporte une telle
entreprise.

Mes remerciements s’adressent aussi à mes parents qui ont tenu un rôle décisif dans
l’accomplissement de ce travail. Mon père, pour m’avoir donné le goût de la langue et de
la culture allemandes et pour sa disponibilité chaque fois qu’une question linguistique me
taraude. Ma mère, pour avoir su me transmettre l’amour de la littérature, une inestimable
compagnie dans ma vie depuis toujours. Je la remercie, par ailleurs, d’avoir intégralement
lu, relu et commenté ces pages.

Je dois également beaucoup à mon compagnon, Alexandre, qui a fait preuve de patience
ces dernières années pendant la préparation du Capes, de l’agrégation, puis, ensuite, du
doctorat. Merci à lui pour son soutien indéfectible et pour notre si bien nommé Félix qui
a vu le jour pendant cette thèse. Ils m’ont tous deux aidée à considérer les choses avec
distance.

Ma gratitude va également à l’équipe enseignante du département d’allemand de


l’Université Aix-Marseille qui a rendu ma reprise d’études véritablement passionnante
sur le plan intellectuel et dans une atmosphère toujours chaleureuse. Je remercie en
particulier : Florence Bancaud, Hélène Barrière, Dominique Batoux, Susanne Böhmisch et
Nicole Colin.

Merci à mes merveilleuses sœurs, France et Cécile, pour leur compagnie toujours
précieuse et leur relecture estivale, ainsi qu’à mes amis et amie(s) de France, d’Allemagne
et d’ailleurs pour leurs encouragements.

Merci, enfin, à l’Université Aix-Marseille et à l’École doctorale 354 : en m’octroyant un


contrat doctoral ils m’ont permis d’étudier dans des conditions optimales. Merci à
l’Université franco-allemande qui a financé mon séjour de recherche au Deutsches
Literaturarchiv Marbach et qui en aurait financé un second si la Covid-19 ne s’en était
mêlée.

11
12
Table des matières

Affidavit 3
Liste de publications et participation aux conférences 7
Résumé 9
Abstract 10
Remerciements 11
Table des matières 13
Introduction 15
1. Kurt Tucholsky sous l’angle franco-allemand 29
1.1. Approche conceptuelle de l’altérité 29
1.1.1. Le transfert culturel 34
1.1.2. La médiation 40
1.2. Tucholsky, un médiateur méconnu 51
1.2.1. Quelques aspects de sa biographie 51
1.2.2. Son rapport à la médiation 67
1.3. Les entraves à la médiation 79
1.3.1. Un entre-deux-guerres conflictuel 79
1.3.2. Le poids des représentations anciennes 90
2. À l’origine de la médiation : le départ pour la France 99
2.1. Pratique et « théorie » du voyage 99
2.1.1. Les discours de Tucholsky sur les voyages 99
2.1.2. Les traditions sous-jacentes 113
2.2. Le récit Ein Pyrenäenbuch 129
2.2.1. Emprunts à la littérature de voyage 129
2.2.2. Une volonté de reportage 158
3. Les modalités d’une médiation journalistique 175
3.1. Premiers travaux parisiens 175
3.1.1. La mission du correspondant étranger 175
3.1.2. Le portrait des Français 188
3.2. Descriptions de scènes de vie en France 205
3.2.1. Des lieux à l’image d’un peuple 206
3.2.2. Traditions et institutions emblématiques 219
3.3. Réflexions sur les frontières 232
3.3.1. La langue comme barrière 233
3.3.2. Une critique de la France ? 247
13
4. Ambivalences et limites de la médiation 259
4.1. La question du destinataire 259
4.1.1. Une stratégie d’écriture active et polémique 259
4.1.2 Une médiation à deux sens 276
4.2. Une dimension personnelle 289
4.2.1. Tucholsky derrière la chronique franco-allemande 289
4.2.2. « Le courage de dire la vérité » 308
Conclusion 321
Bibliographie 333
ANNEXES 355
A. Recensions de Bella de Giraudoux par Tucholsky et Benjamin 355
B. Retranscription du discours de Tucholsky : 361
« La carrière de votre fils – soldat inconnu ». 361
362
364
365

14
Introduction

« Sage mir, was du brauchst, und ich will dir dafür ein Nietzsche-Zitat besorgen. (….)
Für Deutschland und gegen Deutschland; für den Frieden und gegen den Frieden; für die
Literatur und gegen die Literatur – was Sie wollen»1. Lorsque l’écrivain et journaliste
allemand Kurt Tucholsky (1890-1935) fait ce constat en 1932, il met en cause la
mésinterprétation de la pensée de Nietzsche du fait du détournement de l’œuvre par la
sœur du philosophe, Élisabeth Förster Nietzsche, qui a facilité sa récupération politique
par les nazis. Il pointe cependant aussi du doigt le caractère aphoristique et fragmentaire
des écrits nietzschéens qui permettent des interprétations plurielles et offrent un
réservoir sans fin de citations pouvant servir d’autorité à des points de vue très variés.
Il serait tentant de reprendre ce propos et de l’appliquer à Tucholsky ; non pas qu’il ait
lui-même été victime également de réinterprétations fallacieuses, mais parce que son
œuvre dans son extrême diversité des genres, par les évolutions thématiques et politiques
qu’elle connaît, ainsi que par les formats généralement courts qui la caractérisent - et
même les aphorismes dans les dernières années - offre un panorama kaléidoscopique
dans lequel il est aisé de puiser à sa guise. À l’instar de cet instrument d’optique, dont
l’étymologie2 renseigne sur le caractère à la fois esthétique et trompeur, les écrits de
Tucholsky proposent une grande combinaison d’images qui peuvent être séduisantes
pour différents partis et points de vue contradictoires.
C’est ainsi que sa réception dans les deux Allemagnes de l’après-guerre a été fort
contrastée. Dans les premières décennies de la Guerre froide, chacun des deux États s’est
réclamé de Tucholsky, mettant en avant certains aspects de son œuvre supposés souligner
les failles du système ennemi et taisant à l’inverse d’autres dimensions qui contredisaient
leur propre idéologie3. Ainsi, en RDA, il était présenté comme un sympathisant des luttes
de la classe ouvrière, alors qu’en République fédérale d’Allemagne, il était perçu comme
un défenseur de la liberté et un anticommuniste4. À l’Est, ses critiques de Staline et des
partis communistes allemands et soviétiques étaient taboues, à l’Ouest on préférait
ignorer ses envolées contre le système capitaliste et mettre en avant ses textes
humoristiques5. L’écrivain Peter Ensicat raconte comment dans sa jeunesse en RDA, il a

1 Kurt TUCHOLSKY, « Fräulein Nietzsche. Vom Wesen des Tragischen », Gesammelte Werke, tome 10,
Reinek, Rowohlt, 1993, p. 14.
2 Le terme kaléidoscope vient du grec kalos, « beau », eidos « image », et skopein « regarder ».
3 Christoph J. GEISSLER, Die Tucholsky-Rezeption in der DDR, University of Florida, 1998, p. 223 sq.
4 « (I]m Kalten Krieg, wurde der ‘Kämpfer’ Tucholsky dann auch auf beiden Seiten mobilisiert, als

vermeintlicher Antikommunist in der BRD (»Wachhund der Freiheit« nannte ihn das Hamburger Abendblatt
1960, ihn, der kein Hundebellen vertrug) und als bürgerlicher Vorkämpfer der Arbeiterklasse in der DDR. »
Susanna BÖHME-KUBY, « Der Autor kommt falsch auf die Nachwelt », in : Ossietzky. Zweiwochenschrift für
Politik / Kultur / Wirtschaft, n°2, 2015, https://archiv.ossietzky.net/2-2015&textfile=2948
5 GEISSLER, ibid.

15
pris conscience de ce décalage entre la version officielle de Tucholsky6 et la réalité de son
œuvre grâce à ses amis de l’Ouest qui lui donnèrent accès à des éditions parues chez eux.
La question qu’il soulève, « de quel Tucholsky parle-t-on ? », paraît aujourd’hui encore
pertinente. En effet, au-delà du contexte historique qui a favorisé cette lecture clivante,
Tucholsky reste malgré tout l’objet de visions divergentes, voire de polémiques.
De Tucholsky, on connaît de nos jours avant tout la figure du journaliste critique de la
République de Weimar, dont la pertinence de certaines analyses, mais aussi l’outrance et
la verve satirique ont fait la réputation en Allemagne, hier comme aujourd’hui. Il est dans
les années 1920 l’un des journalistes les plus en vue, les mieux payés7 et également les
plus controversés. Il reste de nos jours l’un des noms emblématiques de cette période de
l’histoire allemande, si troublée et si riche culturellement. À travers ses articles, le lecteur
retrace les soubresauts d’une époque violente, où l’assassinat est monnaie courante ; on
y lit la montée du péril brun et l’approche d’une nouvelle guerre. Certains textes sont
saisissants par leurs propos presque visionnaires sur la catastrophe à venir. « Tucholsky,
der linke Pamphletist, der prophetische Warner, der leidenschaftliche und und bissige
Kritiker, der moralische Zeigefinger der Weimarer Demokratie, der scharfzüngige
Chronist einer Epoche »8, telle est la vision qui prédomine sans doute encore de nos jours,
quelque cent ans plus tard.
Cependant cette figure de l’auteur engagé qui nous tend un miroir de son époque est
réductrice si on ne la complète pas par d’autres facettes tout aussi prégnantes dans son
œuvre. Tucholsky a écrit sur une multitude de sujets. Au-delà de l'événement politique et
journalier qu’il relate, il révèle des comportements et travers humains intemporels. Il
porte un regard critique, parfois teinté d'humour et d'ironie, parfois lucide et sombre sur
l'espèce humaine. Il dénonce l'absurde chez l’Homme et il propose en réaction le rire
salvateur. Il y a chez lui une dimension presque anthropologique, une « philosophie à
hauteur d'homme »9. Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus méconnaître en Tucholsky le
styliste. Celui-ci pratique une écriture hybride, tantôt populaire par son oralité et son
emploi du dialecte, tantôt plus littéraire et élaborée à d’autres moments, lorsqu’il fait
usage des normes ou renouvelle, à l’inverse, certains codes génériques. Le journaliste
s’intéresse d’ailleurs aux arts, étant lui-même critique de livres et de pièces de théâtre,
mais également chansonnier pour les cabarets berlinois à la mode, auteur de poésies et

6 Il
évoque les chansons de Tucholsky diffusées par des hauts-parleurs sur la place du marché lors du 1 er
mai dans les années 50 : la chanson pacifiste « Der Graben », la chanson anti-capitaliste « Bürgerliche
Wohltätigkeit », la chanson anti-fasciste « Rosen auf den Weg gestreut ». Peter ENSICAT, « Von welchem
Tucholsky reden wir ? », in : Wilhelm GREIS, Ian KING (dir.), Tucholsky und die Medien, St. Ingbert, Röhrig,
2006, p. 10.
7 Fritz J. RADDATZ : Tucholsky. Ein Pseudonym, Reinbek, Rowohlt, 1993, p. 53. Raddatz parle de

Tucholsky, en 1924, lorsqu’il vit encore à Berlin, comme d’une « célébrité », connue du tout Berlin et qui
connaît lui-même beaucoup de monde ; il a gagné énormément d’argent et il en dépense également sans
compter en menant un train de vie luxueux (nombreux voyages, grands hôtels, belles demeures, habits sur
mesures…).
8 Michael HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische Annäherungen, Reinbek, Rowohlt, 1993.
9 Alain FAURE, « Angoisse, humour et pulsion de mort chez Tucholsky », in : « Kurt Tucholsky », Cahiers

d'Etudes Germaniques n° 31, 1996, p. 132.


16
de brefs récits10 à succès. Il est tout à fait possible de proposer une lecture historique,
stylistique, littéraire et ontologique de ses écrits. Ces multiples aspects confèrent toute
son actualité à cette œuvre singulière et expliquent sa popularité durable.
Il importe de distinguer cependant la réception allemande du journaliste et sa
réception française. De fait, Tucholsky est régulièrement cité dans les médias allemands
par des journalistes, des hommes politiques et des artistes. Son sens de la formule y est
sans doute pour beaucoup.

Es vergeht wohl kaum ein Tag, an dem nicht in irgendeiner Zeitung ein Bonmot von Tucholsky
auftaucht oder auf einer Bühne ein Couplet von ihm vorgetragen wird. Auch über 80 Jahre
nach seinem Tod ist sein Werk in der Öffentlichkeit noch sehr präsent. Journalisten und
Künstler bedienen sich bereitwillig aus einem Fundus von rund 2900 veröffentlichten Texten.
Denn es gibt kaum ein Thema, zu dem Tucholsky sich nicht treffend und zumeist auch witzig
geäußert hat11.

Bien que n’appartenant pas aux Belles Lettres, il passerait presque pour un
« classique », tant son œuvre est encore massivement (re)publiée. Son éditeur historique,
Rowohlt, diffuse d’ailleurs une gamme variée d’ouvrages (œuvres complètes,
Gesamtausgabe, en 22 tomes12, livres de poche et livres brochés, recueils critiques,
biographies…) car l’auteur reste une valeur sûre13. La Kurt Tucholsky-Gesellschaft estime,
quant à elle, que l’œuvre du publiciste serait à ce jour diffusée à près de 20 millions
d’exemplaires et que Tucholsky serait l’auteur allemand le plus cité après Goethe14.
L’anecdote veut que même l’ancien Chancelier Helmut Kohl ait eu « son Tucholsky » dans
sa bibliothèque15. Outre la Kurt-Tucholsky-Gesellschaft qui assure la promotion de l’œuvre
et des idées de l’auteur, il existe également un musée littéraire Tucholsky dans le château

10 Le genre auquel appartiennent ces ouvrages est difficilement définissable et leurs titres n’apportent

pas d’indication sur ce point. Nous y reviendrons par la suite.


11 Extrait de la présentation biographique consacrée à Tucholsky sur le site de la Kurt-Tucholsky-

Gesellschaft, fondée en 1988 pour honorer la mémoire du publiciste et contribuer à la diffusion de son
œuvre. Texte de Friedhelm GREIS, in : https://tucholsky-gesellschaft.de/kurt-tucholsky/textauswahl/
12 Les tomes 1 à 15 répertorient l’ensemble des textes publiés par ordre chronologique, les suivants

contiennent les lettres écrites par Tucholsky, par ordre chronologique également, on y trouve aussi des
textes non publiés de son vivant. Tous les textes et toutes les lettres sont commentés en annexe. Enfin le
tome 22, très utile permet de s’orienter dans ces très nombreuses pages (entre quelque 700 pour le volume
le plus court et 1300 pages pour le dernier), en offrant des index des noms propres, des termes (lieux, partis,
organisations, éditeurs, notions…), des œuvres de Tucholsky, des œuvres recensées par lui, des
destinataires de sa correspondance… L’édition de ces œuvres complètes s’est étalée entre 1996 et 2011.
13 Tucholsky est qualifié de « longseller », autrement dit de succès commercial durable. À titre d’exemple,

le récit Schloss Gripsholm de 1931 a été vendu jusqu’en 1994 à plus d’un million d’exemplaires. In : Johannes
LUDWIG, Zur Ökonomie der Medien, zwischen Marktversagen und Querfinanzierung: von J.W. Goethe bis zum
Nachrichtenmagazin Der Spiegel, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1998, p. 332. Le prix des œuvres
complètes reflète sans aucun doute l’immense travail qu’a représenté cette édition très annotée, mais aussi
dans une certaine mesure la valeur lucrative de cet auteur. Le volume le plus court coûte 39€, la plupart
autour de 49€ et le dernier tome 79, 95€.
14 TUCHOLSKY, Die Zeit schreit nach Satire : Ein Lesebuch, Ian King, Steffen Ille [et al.] (dir.), Leipzig, Verlag

Ille & Riemer, 2016, p. 308.


15 ENSICAT, « Von welchem Tucholsky reden wir ? », op. cit., p. 16.

17
de Rheinsberg16 dans le Brandenbourg, en hommage au lieu du récit, Rheinsberg: Ein
Bilderbuch für Verliebte17. Les textes publiés de Tucholsky sont, par ailleurs, facilement
consultables en ligne sur les sites : textlog.de, Projekt Gutenberg.org et Zeno.org. Des blogs
traitant de son œuvre ont été ouverts en Allemagne18 et à l’étranger19. Il existe même un
compte twitter qui détecte parmi tous les tweets ceux citant Tucholsky et qui vérifie leur
authenticité grâce à un système informatique (« twitter bot ») et à la digitalisation des
œuvres du journaliste ; il informe ensuite l’auteur du message lorsque la citation est
erronée20.
Le revers de cette médiatisation est que l’œuvre de Tucholsky n’est pas toujours citée
à bon escient21. On lui attribue de nombreux propos qui ne sont pas de lui, tendance
facilitée à la fois par certains de ses aphorismes et par la diffusion incontrôlable de
l’information que permet internet. Un autre écueil est que ses idées sont souvent réduites
à quelques formules percutantes, tel que « Was darf die Satire? Alles! »22 ou encore
« Soldate sind Mörder »23. Bien évidemment, privées de leur contexte, ces phrases ne sont
perçues que dans leur dimension provocatrice ; elles ne permettent pas de saisir les
nuances présentes dans les articles dont elles sont extraites. Ainsi la célèbre formule sur
les soldats assassins a non seulement défrayé la chronique à l’époque de Tucholsky24,
mais elle a également donné lieu dans les années 1980 et 1990 à des débats très vifs en
République fédérale d’Allemagne lorsque ce slogan fut utilisé par des pacifistes et anti-
militaristes, contre la Bundeswehr notamment. La polémique a alors déclenché plusieurs
épisodes judiciaires, allant jusqu’au tribunal constitutionnel fédéral
(Bundesverfassungsrericht) . 25

16 Le musée se fixe comme mission de présenter en premier lieu la vie et l’œuvre de Tucholsky, ainsi que
la littérature de la République de Weimar. Il organise également des expositions d’artistes plus
contemporains qui travaillent dans un esprit de tolérance et de compréhension, commun à Tucholsky :
https://www.tucholsky-museum.de/en/index.html
17 TUCHOLSKY, Rheinsberg: Ein Bilderbuch für Verliebte, in : Gesammelte Werke, tome 1, Reinbek,

Rowohlt, 1993, p. 50.


18 Le blog http://www.sudelblog.de/ fait référence au Sudelbuch, le journal de Tucholsky de 1928 à sa

mort, en 1935. Il tenait en réalité plus du carnet d’aphorismes que du journal intime. Tucholsky y notait ses
propres observations, des idées de formulations, des commentaires d’autres personnes, des plaisanteries
…. Ce titre fait référence aux cahiers d’aphorismes, les Sudelbücher du physicien, mathématicien et écrivain
de l’Aufklärung Georg Christoph Lichtenberg. Le journal de Tucholsky fut publié de façon posthume en 1993.
19 Le site http://kurttucholsky.blogspot.com/ comporte des traductions en anglais des textes de

Tucholsky.
20 Le compte twitter en question est géré par le journaliste Friedhelm Greis, tout comme le sudelblog :

https://twitter.com/Tucholsky_Kurt/with_replies
21 Ces fausses citations sont recensées sur le sudelblog.
22 TUCHOLSKY, « Was darf die Satire ? », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 44.
23 TUCHOLSKY, « Der bewachte Kriegsschauplatz », Gesammelte…, op. cit., tome 9, p. 253.
24 Carl von Ossietzky, rédacteur en chef de la Weltbühne dans lequel parut en 1931 l’article « Der

bewachte Kriegsschauplatz », dut répondre en 1932 devant la justice d’outrage à la Reichswehr. Il fut
acquitté au motif qu’il ne put être prouvé que cette phrase visait un individu en particulier et qu’on ne peut
porter offense à une entité indéfinie.
25 Signe de la grande répercussion publique de la phrase « Soldate sind Mörder » : elle possède sa propre

page wikipedia (en allemand) qui retrace son historique, les différents épisodes polémiques et judiciaires
jusqu’à nos jours et les ouvrages publiés sur le sujet :
https://de.wikipedia.org/wiki/Soldaten_sind_M%C3%B6rder#Einzelnachweise
18
Pourquoi donc alors choisir d’étudier un auteur déjà si largement connu ? Tout d’abord,
il faut avoir à l’esprit le fait que la renommée de Tucholsky en France et en Allemagne
n’est pas la même. Malgré un séjour de plusieurs années à Paris, malgré un attachement
fort au pays voisin, malgré des écrits, articles, poèmes et un récit de voyage sur son pays
hôte, force est de constater que Tucholsky reste très largement méconnu du grand public
en France. Il est vrai que cette œuvre à multiples facettes, dont une majorité de textes sont
de nature journalistique, n’est pas d’un accès aisé. Qui plus est, de nombreuses références
historiques et culturelles, y compris françaises, sont aujourd’hui oubliées ; elles
nécessitent un effort de recherche pour le lecteur contemporain. Mais là réside
précisément une des spécificités et l’un des charmes de l’écriture de Tucholsky : il attend
de son lectorat une forme de participation active. Nous y reviendrons.
Quant à l’institution universitaire, elle ne lui accorde guère que le statut de témoin de
la République de Weimar. Tucholsky sert d’illustration aux événements de l’époque, à la
critique du nouveau régime et au naufrage de la jeune république allemande. De fait,
l’ensemble de ses écrits ne s’inscrivent pas dans un genre unique, ni dans un système de
pensée, ce qui ne facilite pas son analyse. Tucholsky résiste à toute classification stricte.
L’auteur ne relève ni de la littérature pure, ni uniquement du journalisme. Il peut
intéresser aussi bien le linguiste que l’historien ou le sociologue. Cette transversalité
constitue à la fois une richesse et une faiblesse car l’interdisciplinarité n’est pas la règle
dominante dans le domaine de la recherche.
Par ailleurs, reste que le débat des historiens spécialistes de la période de Weimar
autour de la question de la responsabilité des intellectuels, de gauche en particulier, dans
l’échec de la République nuit sans doute encore à la réception de Tucholsky, lequel est
souvent cité au premier rang de ces personnalités au rôle délétère. Ce débat a vu le jour
dans l’après-guerre en République fédérale d’Allemagne du fait du besoin de comprendre
les causes de l’avènement du nazisme et de tirer des leçons du passé. Ainsi, à la fin des
années 50 Golo Mann fait paraître Deutsche Geschichte des 19. Und 20. Jahrhunderts dans
lequel un chapitre entier est consacré aux intellectuels de Weimar. À propos de Tucholsky,
il écrit :

Die hellsichtige Bosheit, mit der Kurt Tucholsky die Republik verspottete, alle ihre Lahmheiten
und Falschheiten, erinnerte von ferne an Heinrich Heine. Von Witz und Haß des großen
Dichters war ein Stück in ihm, nur leider wenig von seiner Liebe. Die radikale Literatur konnte
kritisieren, verhöhnen, demaskieren, und erwarb sich eine leichte, für die Gediegenheit des
eigenen Charakters noch nichts beweisende Überlegenheit damit. Sie war ihr Handwerk
gewöhnt von Kaisers Zeiten her und setzte es fort unter der Republik, die es an Zielscheiben
für ihren Hohn auch nicht fehlen ließ. Was half es? 26

26Golo MANN, Deutsche Geschichte des 19. und 20. Jahrhunderts, Frankfurt am Main ; 1982 (1. Auflage
1958), p. 727.
19
Moins agressif dans sa critique de Tucholsky, Heinrich August Winkler n’en souligne
pas moins la part de responsabilité de l’auteur dans l’échec de la démocratie
weimarienne :

In der Wirkung war der Kampf, den Tucholsky und seine Freunde gegen die Sozialdemokratie
führten, ein Kampf gegen die parlamentarische Demokratie. In dieser Hinsicht standen die
Intellektuellen des Kreises um die ‚Weltbühne‘ den Antiparlamentariern der ‚konservativen
Revolution‘ sehr viel näher, als beiden Seiten bewußt war27.

Tucholsky a bien sûr ses défenseurs, mais cette image du fossoyeur de Weimar, de celui
qui est dans l’erreur et qui ne peut être pris au sérieux au motif que son discours n’est pas
constructif, perdure aujourd’hui encore dans le milieu de la recherche, en Allemagne et
au-delà. Un exemple parmi d’autres des reproches formulés à son encontre :

Par une critique acerbe et excessive, par un dénigrement systématique, ces derniers [les
intellectuels de gauche] fournissent des arguments faciles aux antidémocrates, qui ne
manquent pas d’exploiter la situation, en déclarant que cette République ne doit pas valoir
grand-chose puisqu’elle est honnie par ceux qui sont censés la défendre. Kurt Tucholsky, dans
la revue Die Weltbühne (Scène du monde), l’organe de presse le plus représentatif de la gauche
intellectuelle, incarne, entre autres, cette attitude négative faite d’idéalisme et de radicalisme
idéologique. En poursuivant des projets utopiques et irréalistes au lieu de s’engager dans une
action politique concrète afin de sauver la République, ces intellectuels de gauche sont du côté
de l’« éthique de conviction », pour reprendre les termes de Max Weber, et non du côté de
l’« l’éthique de responsabilité ». De plus, les discussions théoriques abstraites dans lesquelles
ils s’enlisent leur font commettre de graves erreurs d’appréciation sur l’évolution des
mouvements politiques et des crises économiques, et notamment sur le danger réel de la
montée du nazisme 28..

À ces critiques, nous répondons qu’un intellectuel n’est pas tenu de s’engager
concrètement sur le terrain politique ; son rôle est avant tout de participer au débat
d’idées. Telle est la défense de Tucholsky lui-même face à ceux, de gauche, comme de
droite, qui critiquent sa position. Tucholsky en réponse à un courrier de lecteur de la
Weltbühne, affirme :

Man hat mir tausendmal vorgeworfen : ‘ Kritik üben kann jeder – so geh doch und führe Du
die Proletarier.’ Ich habe stets geantwortet: Nein. Das kann ich nicht. Ich bin nicht so groβ wie
Lenin oder Lassalle – ich werde immer ein Fremder sein, das ist etwas, das mich trennet.- Ich

27 Heinrich August WINKLER, Der lange Weg nach Westen. Deutsche Geschichte 1806–1933, Beck,

München 2000, p. 467. Pour plus de détails sur ce débat, voir : Antje BÜSSGEN, « Intellektuelle in der
Weimarer Republik », in : Jutta SCHLICH (dir.), Intellektuelle im 20. Jahrhundert in Deutschland: Ein
Forschungsreferat, Berlin, New York, Max Niemeyer Verlag, 2011, p. 161- 246.
28 Hansgerd SCHULTE, « Histoire des intellectuels en Allemagne », in : Michel LEYMARIE (dir.), L'histoire

des intellectuels aujourd'hui. Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2003, p. 29-44. DOI
: 10.3917/puf.leym.2003.01.0029. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/l-histoire-des-
intellectuels-aujourd-hui--9782130531616-page-29.htm
20
halte den Durchschnittstypus des deutschen Intellektuellen – mich eingeschlossen – nicht für
den berufenen Führer des deutschen Proletariats. Aber warum benutzt ihr uns nicht mehr?29

Par ailleurs, une démocratie doit savoir supporter la critique, la liberté d’expression
est un de ses fondements majeurs.
Outre cette absence de reconnaissance en France, certains pans de l’œuvre de
Tucholsky sont encore méconnus de part et d’autre du Rhin. En effet, la dimension franco-
allemande de ses écrits n’a pas fait l’objet jusqu’à présent d’une attention particulière ou,
du moins, d’une étude poussée. Il suffit pour s’en rendre compte de lire les thématiques
retenues par la Kurt-Tucholsky-Gesellschaft à l’occasion de ses congrès annuels dont
certains donnent lieu à des publications. Ils offrent un aperçu des grandes lignes qui
orientent la perception de la vie et de l’œuvre du journaliste30. Ces rencontres se sont
tenues dans différents sites ayant joué un rôle dans ces dernières : la plupart ont eu lieu à
Berlin, sa ville natale et siège actuel de la société, mais aussi à Rheinsberg, à Düsseldorf,
en hommage à Heine, à Mariefred, en Suède, où Tucholsky est enterré, dans les Pyrénées
également, mais là il s’agissait d’un voyage sur les traces du journaliste et non d’une
journée d’étude. Aussi, serait-il légitime de souhaiter que se tienne prochainement en
France un congrès et une publication sur Tucholsky et la France afin d’enrichir la
recherche académique tant française qu’allemande sur cet auteur.
De la même façon, les biographes de Tucholsky relèvent avec plus ou moins d’intérêt
l’expérience française du journaliste, à savoir son séjour à Paris de 1924 à 1929, ainsi que
son attrait pour la culture et la langue françaises tout au long de sa vie. Il est certain que
cinq années, même sur une existence courte de 45 ans, paraissent bien brèves. Pourtant,
d’un strict point de vie quantitatif, les chiffres parlent d’eux-mêmes. On s’accorde à dire
généralement que Tucholsky a publié quelque 3000 textes, tous formats confondus, au
cours de sa vie31. Les auteurs qui se sont penchés sur la part de textes relatifs à la France
évoquent, pour l’un, plus de 300 textes journalistiques consacrés au pays, aux Français et

29 Lettre à Bernhard Wiedehöft du 19 avril 1926, in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe. 1913-1935,

Frankfurt am Main, Zweitausendseins, 2005, p. 177.


30 « Kurt Tucholsky und das Kabarett damals und heute » en 2020, « Engagierte Literatur oder Kunst um

der Kunst willen? » en 2019, « ‘Dürfen darf man alles’ – Möglichkeiten und Grenzen der Satire » en 2018,
« Tucholsky, Die Weltbühne und Europa » en 2017 (dernière publication en date), « Kurt Tucholsky,
Szczecin/Stettin, Polen und die Ostsee » en 2016, « ‘Verirrte Bürger’? » en 2015, « Kurt Tucholsky und Erich
Kästner » en 2014 (pas de publication), « Schriftsteller und Revolution » en 2013, « Tucholsky und die
Frauen » en 2012 (pas de publication), « Tucholsky und die Sprache » en 2011, « Tucholsky und die Ostsee »
en 2010 (pas de publication), « Der Antifaschist Tucholsky » en 2009, « Der Pazifist Tucholsky » en 2007,
« Mit Tucholsky lernen » en 2006 (pas de publication), « Tucholsky und die Medien » en 2005, « Tucholsky
und Heine » en 2004 (pas de publication), « Tucholskys Berlin » en 2003, « Spurensuche in den Pyrenäen »
en 2002 (pas de publication), « Tucholsky und Die Weltbühne » en 2001, « Tucholsky im Schwarzwald » en
2000 (pas de publication), « Tucholsky und das Kabarett » en 1999, « Literatur und Revolution 1848-1918 »
en 1998, « Tucholsky und die Justiz » en 1997 (pas de publication), « Tucholsky und das Reisen » en 1996
(pas de publication), « Tucholsky und das Judentum » en 1995, « Tucholsky in Schweden » en 1994,
« Tucholsky in Rheinsberg » en 1992 (pas de publication) Les titres des publications peuvent légèrement
différer de ceux des congrès. Le site de la Kurt-Tucholsky-Gesellschaft les répertorie : https://tucholsky-
gesellschaft.de/publikationen/schriftenreihe/
31 https://tucholsky-gesellschaft.de/kurt-tucholsky/textauswahl/

21
aux Parisiens, avant et pendant son séjour parisien32. Une autre étude, plus récente et
exhaustive, affirme que 12% de la production journalistique totale de Tucholsky, sur
l’ensemble de sa vie, est en lien avec la France33. Plus parlant sans doute, elle dénombre
37% de textes traitant de la France pendant la première partie du séjour de Tucholsky à
Paris, entre 1924 et1926, c’est-à-dire plus du tiers de l’ensemble des textes écrits au cours
de ces années. Cette proportion représente 21% entre 1924 et 1929, l’année de son départ
de Paris. Avant et après son séjour parisien, ce rapport serait d’environ 3% 34. Il faut
préciser qu’à ces chiffres sur des textes publiés dans des journaux s’ajoute le récit de
voyage Ein Pyrenäenbuch. Ces données chiffrées ne sont donc pas négligeables, même s’il
faut reconnaître qu’elles ne constituent pas non plus une ligne directrice dans l’œuvre.
Cependant, l’affinité, intellectuelle et affective de Tucholsky avec la France fait office de fil
rouge dans sa vie et ses écrits, publics et privés, comme nous nous attacherons à le
démontrer. Elle excède donc une simple fascination pour l’exotisme, c’est-à-dire du goût
pour une culture étrangère que l’on idéaliserait de façon naïve, sans réellement la
connaître, par escapisme, par rejet de sa propre culture 35, même si cette tendance existe
dans les premières publications parisiennes.

Notre état de la recherche se concentre volontairement, d’une part, sur les travaux
parus en France sur notre auteur dans la mesure où il y est encore largement ignoré ;
d’autre part, sur les travaux, parus en France et à l’étranger, sur la relation de Tucholsky
à la France et qui sont, eux aussi, encore assez marginaux. Nous n’aborderons pas les
travaux portant de façon plus générale sur l’œuvre et la vie de Tucholsky. Ils sont
nombreux et on peut aisément consulter une bibliographie assez complète sur le sujet sur
le site de la Kurt-Tucholsky-Gesellschaft36 notamment. Par ailleurs, pour un chercheur
intéressé par cet auteur, les archives littéraires de Marbach am Neckar (Deutsches
Literaturarchiv Marbach) représentent une source d’information inestimable. Elles
possèdent un fond Tucholsky riche de plus de 13 500 ouvrages dont la bibliothèque
personnelle de l’auteur, de nombreux objets lui ayant appartenu, toutes ses œuvres dans
toutes les éditions, toute la littérature secondaire (ou presque) parue sur lui.
À ce jour, on recense en France trois thèses de doctorat consacrées exclusivement à
Tucholsky. Une approche civilisationniste centrée autour de trois thèmes, le militarisme,
la justice et l'enseignement dans le travail, de Manfred Eggert, « Kurt Tucholsky : miroir
d'une certaine Allemagne, 1907-1933 », sous la direction de Pierre Angel (Tours).
Soutenue en 1988, cette thèse met en évidence le combat politique de Tucholsky pour une

32 Joseph HELF, op. cit.


33 BURROWS, op. cit, p. 4.
34 BURROWS, ibid, p. 3.
35 Tzvetan Todorov définit l’exotisme en mettant l’accent sur la confrontation entre identité et altérité :

« il s’agit moins d’une valorisation de l’autre que d’une critique de soi, et moins de la description d’un réel
que de la formulation d’un idéal. » in : Tzvetan Todorov, Nous les autres. La réflexion française sur la diversité
humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 355.
36 https://tucholsky-gesellschaft.de/kurt-tucholsky/auswahlbibliographie/

22
autre Allemagne. Catherine Desbois adopte une démarche alliant linguistique et analyse
textuelle dans sa thèse soutenue en 2000, « Le décodage de l'implicite dans les chroniques
de Kurt Tucholsky (1924-1929) », sous la direction de Marie-Hélène Pérennec (Lyon II).
Bien que cette étude porte sur la même période que celle que nous nous proposons
d’analyser, elle ne relève pas une spécificité des textes écrits en France par rapport au
reste de l’œuvre du journaliste. Elle propose en effet une approche contextuelle de
l’œuvre de Tucholsky sur l’ensemble de sa vie, quant aux textes de 1924 à 1929 qui sont
étudiés, ils le sont sous l’angle de la langue, plus que des thématiques abordées. Enfin, la
dernière thèse remonte à 2002. Il s’agit d’un travail en linguistique : « Approche
stylistique et rhétorique de textes de Kurt Tucholsky » par Robert Degournay, sous la
direction de Nicole Fernandez Bravo (Paris 10). Celui-ci étudie en particulier certains
traits de son style (le vocabulaire, la ponctuation, la répétition, le dialecte berlinois…).
Il nous faut également mentionner un numéro des Cahiers d'études germaniques
consacré, en 1996, à Tucholsky37 et dont plusieurs articles sont en rapport avec son séjour
en France. Chaque auteur se concentre sur un aspect particulier des écrits parisiens de
Tucholsky : les articles sur Paris, le récit de voyage Ein Pyrenäenbuch ou encore la critique
littéraire à Paris. Il s’agit de la seule revue française dont un numéro monographique
analyse les écrits du journaliste berlinois.
Pour ce qui est des travaux universitaires portant sur la relation entre Tucholsky et la
France, il en existe de plusieurs sortes. Tout d’abord, on peut distinguer une série de
mémoires de master datant des années 1970 à 1990, en France et en Allemagne. Ils
relèvent de différents genres38.

37 « Im Paradies der kleinen Leute. Zum Frankreich-Bild von Tucholsky » de Karl Heinz Götze ; « Dank
an Frankreich (1927). Tucholskys Pyrenäenbuch als Höhepunkt seiner Frankreichberichterstattung :
Kritische Reinszenierung von Parismythen » de Josef Helf ; « Tucholsky voyageur : Ein Pyrenäenbuch » de
Michel Vanoosthuyse ; « Malborough s'en va-t-en guerre : Tucholsky critique de théâtre à Paris » de Philippe
Wellnitz. In : « Kurt Tucholsky », études recueillies et publiées sous la direction de Michel Vanoosthuyse,
Cahiers d'études germaniques, n°31, Universités de Lyon II, de Nice, de Montpellier III, de Provence, 1996/2.
38 « Tucholsky in Frankreich » de Gisèle Beyer-Nadrigny (Université Toulouse-le-Mirail, 1972) relève par

exemples les influences littéraires et références intertextuelles chez Tucholsky. Montaigne, Rilke, Rousseau,
Heine sont notamment cités. Cette étude propose aussi une lecture psychologisante de la vie du journaliste
en France. Trois autres mémoires analysent également la période parisienne. « Kurt Tucholsky in
Frankreich » d’Andrea Stolz (données incomplètes, mémoire consulté aux archives de Marbach. Cote :
TA:4D/Stol) décrit également l’évolution thématique des articles du journaliste en France (le ton
euphorique des débuts, les images du pays à travers le théâtre, la langue, le voyage dans les Pyrénées) et le
combat pacifiste de Tucholsky à travers l’évocation des préjugés de ses compatriotes, les formes du
pacifisme, le traité de Versailles, les partis de gauche au pouvoir en France et en Allemagne, l’Action
française, la littérature et la presse française notamment. Eva Philippoff, dont le mémoire (Université La
Sorbonne, 1972) a été publié (Kurt Tucholskys Frankreichbild, München, Minerva Publikation, 1978) offre
une bonne introduction au sujet. Son analyse est chrono-thématique et distingue les évolutions de la
description de la France dans les articles de Tucholsky pendant son séjour parisien, avec une période de
quasi idéalisation de 1924-1926, puis de correction progressive de l’image proposée, et enfin, la
thématisation de la France après son départ de Paris et jusqu’à la fin de sa vie. Philippoff liste les
thématiques (Paris, les Parisiens, la vie culturelle, les tendances politiques, la vie sociale…) qui reviennent
fréquemment dans les articles, donnant ainsi une bonne vue d’ensemble, même si l’analyse est
nécessairement succinte du fait du format (une centaine de pages). « Paris- und Frankreichtexte von Kurt
Tucholsky » de Josef Helf (Eberhard Karls Universität Tübingen, 1994) est plus analytique et centré autour
de la perception que se fait le journaliste de son métier en France, de la représentation qu’il donne de son
23
Une lecture particulièrement instructive est la thèse anglaise « Tucholsky and France »
de Stephanie J. Burrows, consacrée au rapport qu’a entretenu Tucholsky tout au long de
sa vie avec la France39. Celle-ci analyse cette dimension au regard de l’ensemble des
publications et de la correspondance40. Le corpus est donc très vaste et l’intérêt de
l’auteur porte aussi bien sur les écrits du journaliste que sur l’aspect biographique.

Combining biographical investigation with an analysis of Tucholsky's published journalism,


this study sets out to assess the significance of the contact with France and French culture in
Tucholsky's life and work. It shows the extent to which he was influenced by the French
cultural and intellectual tradition, and by his first-hand experience of France.
It provides new insights into Tucholsky's life in France, notably his involvement with French
freemasonry and the importance of his contacts in French literary, pacifist, and political
circles. This study also considers the role Tucholsky played, or attempted to play, in improving
Franco-German relations, and reveals the extent of his efforts to promote rapprochement, not
only in Germany, but also in France, through behind-the-scenes contact with politicians and
diplomats, through lectures, and through his published journalism 41.

Cette thèse est très documentée et retrace une partie de l’existence parisienne de
Tucholsky, davantage que ne l’ont fait les différentes biographies de Tucholsky à ce jour.
Il demeure certaines zones d’ombres du fait de l’absence de sources, comme le souligne S.
Burrows. Tucholsky reste souvent évasif dans sa correspondance quant à ses activités et
ses contacts à Paris et certaines archives françaises, qui auraient pu donner quelques
informations, se sont perdues ou ont été détruites pendant la guerre42. Néanmoins cette
lecture est fort éclairante car la thèse retrace toute la vie de Tucholsky sous l’angle de son
attrait pour la France. Elle est construite autour de trois périodes : celle avant l’arrivée de

pays hôte et des Français et de l’impact voulu et réel de ses articles. Cette étude pose des questions que nous
jugeons pertinentes et que nous développerons dans notre thèse. Le travail de Stefanie Drusche, « Kurt
Tucholskys Bild von Paris. Texte für Die Weltbühne und Die Vossische Zeitung, 1924-1929 » (Eberhard Karls
Universität Tübingen, 1994), offre également des pistes d’analyse intéressantes. Outre une
contextualisation biographique et historique, elle questionne les textes de la période avec des outils
d’analyse littéraire : les caractéristiques de la Neue Sachlichkeit, le thème du mythe en référence à R.
Barthes et M. Eliade notamment, le thème baudelairien du flâneur. Elle compare aussi le traitement de
certaines thématiques avec celui de prédécesseurs allemands à Paris (G. Forster, L. Börne, H. Heine) ou de
contemporains de Tucholsky (F. Sieburg). Plus récemment, un mémoire en science de la comunication et du
journalisme, intitulé «’ Vertikaler Journalismus’. Kurt Tucholsky als Auslandskorrespondent » a été rédigé
par André Glasmacher (Freie Universität Berlin, 2008). Ce travail s’intéresse à la théorie du journalisme
professée par Tucholsky dans l’article « Horizontaler und vertikaler Journalismus » de 1925 (in :
Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 13), dans lequel il défend l’idée d’un journalisme de terrain qui permette
au lecteur de découvrir d’autres réalités sociales que celles de sa classe. Glasmacher met en évidence l’écart
entre théorie et pratique à Paris où Tucholsky donne assez peu à voir le quotidien des différentes couches
de la société.
39 Stephanie J. BURROWS, « Tucholsky and France », Maney Publishing for the Modern Humanities

Research Association and the Institute of Germanic Studies, University of London School of Advanced Study,
2001.
40 Elle mentionne dans sa bibliographies les œuvres choisies de Tucholsky (Ausgewählte Werke, édition

de Roland Links et Gesammelte Werke in 10 Bänden, édition de Mary Gerold-Tucholsky et Fritz J. Raddatz),
ainsi que les différentes éditions des lettres et journaux de Tucholsk, publiées avant la parution des œuvres
complètes (Gesamausgabe).
41 Stephanie J. BURROWS, « Tucholsky and France », op. cit., quatrième de couverture.
42 Nous y reviendrons dans la partie 4.

24
Tucholsky à Paris. Dans ce premier chapitre, il est question des connaissances qu’acquiert
Tucholsky sur la France et la culture française au cours de sa jeunesse et de la présence
de réflexions sur la France dès ses premiers articles de journaliste. Les deux chapitres
suivants sont consacrés à la période 1924-1929 : le premier retrace la vie du journaliste
et ses contacts sur place ; le second présente l’image que donne Tucholsky de la France à
ses lecteurs allemands dans ses articles et il montre comment le journaliste tente de
promouvoir un rapprochement franco-allemand. Puis le dernier chapitre couvre la
période 1929 à 1932 : il analyse les dernières publications et la correspondance pour
donner un aperçu de ce que la France représente pour Tucholsky à la fin de sa vie d’un
point de vue culturel, politique et émotionnel. Le principal intérêt de ce travail réside,
selon nous, dans sa dimension biographique. Le traitement des écrits parisiens est
intéressant également car il tend à donner, à l’instar de Philippoff, une vue d’ensemble des
sujets, mais l’analyse proprement dite des textes est assez brève43 et elle n’utilise ni
concepts théoriques, ni outils d’analyse littéraire.
Enfin, deux articles français plus récents encore ont constitué le point de départ de
notre investigation. « Marginalia pour Kurt Tucholsky » de Nicolas Geneix44 sur
l’importance de l’itinérance dans la vie et les textes de Tucholsky et surtout « Images et
stéréotypes : Kurt Tucholsky, journaliste à Paris » d’Alexis Tautou qui évoque
l’ambivalence des écrits parisiens, ont attiré notre attention sur ces deux thématiques. Il
nous est apparu que certains sujets traités par Tucholsky restaient encore à découvrir et
à faire connaître. Enfin, la lecture du recueil Chroniques parisiennes45 et sa comparaison
avec les autres recueils de traductions46 qui mettent en avant des aspects déjà connus du
talent du journaliste (la satire, l’humour, la critique politique…), nous ont encore plus
convaincue de l’intérêt de creuser ces pistes et plus particulièrement de nous pencher sur
la période française de Tucholsky.

Il sera dans ce travail uniquement question des textes publiés entre 1924 et 1929,
portant sur la France ou ayant un autre sujet principal, mais incluant une réflexion sur la
France et entraînant, explicitement ou pas, une mise en relation avec l’Allemagne. Ainsi,
les articles consacrés exclusivement à l’Allemagne ou à la question du pacifisme sont

43 Cette analyse est faite sur 90 pages : « Chapter three : a foreign correspondent in France (1924-
1929) », p. 98-188.
44 Nicolas GENEIX, « MARGINALIA POUR KURT TUCHOLSKY », Astrolabe [En ligne], Mars / Avril 2011,

mis en ligne le 09/08/2018, URL : https://astrolabe.msh.uca.fr/mars-avril-2011/dossier/marginalia-pour-


kurt-tucholsky
45 TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes 1924-1928, traduit de l'allemand, présenté et annoté par Alexis

Tautou, Paris, Payot & Rivages, 2010


46 TUCHOLSKY, Apprendre à rire sans pleurer. Lerne lachen ohne zu weinen, traduction d’Eva Philippoff

et de Jean Bréjoux, Paris, Aubier-Montaigne, 1974. TUCHOLSKY, Armé d’une machine à écrire, Traduction
par Elke R. Bosse et Catherine Desbois, préface de Fritz J. Raddatz, Paris, L’harmattan, 2010 (première
édition chez Balland en 1982). TUCHOLSKY, Moment d'angoisse chez les riches : chroniques allemandes,
Traduction de Claude Porcell, préface de Fritz J. Raddatz, Genève, Éditions Héros-limite, coll. "Feuilles
d'herbe", 2012.
25
volontairement mis de côté car ils ont déjà été analysés par d’autres auteurs et ils
n’entrent pas dans le champ de ce que nous voulons démontrer. Nous prenons donc le
parti de nous concentrer uniquement sur ce que nous appelerons les chroniques franco-
allemandes. Chroniques en cela qu’elles relèvent d’un genre hybride, à la croisée du
journalisme et de la littérature, où se mêlent souci de l’actualité et expérience subjective,
saisie de l’instantané et réflexion critique sur l’époque47. Le terme de chronique a déjà été
maintes fois employé à l’égard des textes écrits par Tucholsky48. À ces dimensions déjà
présentes sous la plume du journaliste s’ajoute un sujet nouveau : « l’ennemi
héréditaire ». Pendant ses années parisiennes, Tucholsky va écrire sur la France et les
Français, à destination d’un lectorat allemand, tout en confrontant sans cesse les réalités
des deux sociétés, analysant l’une à l’aune de l’autre. Franco-allemandes, ces chroniques
le sont donc par leur thématique, ainsi que par le projet réconciliateur qui les sous-tend
et qui constitue le cœur de notre étude.
Nous intégrons dans ce corpus aussi bien les articles journalistiques que les poèmes ou
des formats plus longs, tel le récit de voyage Ein Pyrenäenbuch. Nous ferons appel de façon
ponctuelle à la correspondance de Tucholsky pour étayer nos analyses, mais cette
référence restera marginale. D’une part car la correspondance prolixe du journaliste
justifierait à elle seule un travail de fond. D’autre part car notre propos est de mettre en
évidence la volonté de Tucholsky d’agir sur l’opinion publique à travers ses publications.
Bien que, depuis 2011, il existe une édition complète des œuvres de Tucholsky, nous
avons principalement utilisé l’édition des œuvres choisies de Fritz J. Raddatz en dix tomes
qui date de 1975. Ce choix s’explique, en premier lieu, par des raisons pratiques. Nous
avons abordé l’étude de l’œuvre par cette édition largement répandue dans le commerce
et dans les bibliothèques. Il nous est apparu à la lecture des premiers tomes que certaines
thématiques constituaient une trame de fond. Elles reviennent en effet sans cesse, mettant
en évidence une stratégie de la répétition, intention que Tucholsky confirmera lui-
même49. Aussi, nous avons poursuivi notre étude avec cette édition, la complétant par la
lecture d’autres textes grâce aux œuvres de Tucholsky consultables en ligne et, plus
ponctuellement, par la consultation en bibliothèque des œuvres complètes. Ce choix a

47 Au sujet du terme de chronique journalistique, ce genre apparaît vers 1830 en France dans l’ensemble
des périodiques. Son contenu est lié à l’actualité, mais aussi à l’observation des mœurs ; le ton est souvent
celui de la causerie, soit une narration qui reflète la personnalité de son auteur. De nombreux hommes de
Lettres s’y adonnent et contribuent à son succès, en particulier son le Second Empire. Les critiques du genre
relèvent ses facilités et sa superficialité, voire en font une cause de décadence de la société et du journalisme
ou encore du dévoiement des écrivains au détriment de la véritable littérature. Ses défenseurs, à l’inverse,
soulignent sa littérarité et l’ambition du chroniqueur qui, à l’instar d’Emile Zola, se veut moraliste et
observateur des maux de son époque. In : Sandrine CARVALHOSA, « Chronique journalistique et causerie :
rapports, formes, enjeux », Carnets [En ligne], Deuxième série - 2 | 2014, mis en ligne le 30 novembre 2014,
consulté le 17 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/carnets/1256 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/carnets.1256
48 Kurt TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes 1924-1928, op. cit., TUCHOLSKY, Moment d’angoise chez les

riches : chroniques allemandes, op. cit.


49 Nous aborderons ce point dans la quatrième partie de cette thèse qui, après l’analyse textuelle, fera

notamment le point sur les caractéristiques de l’écriture tucholskienne au sein des chroniques franco-
allemandes.
26
également été motivé par le fait qu’il ne nous importait pas de répertorier l’ensemble des
sujets français traités par Tucholsky50, mais de souligner la logique argumentative sur
laquelle reposent les écrits de cette période. Il nous semblait plus pertinent de signaler la
cohérence derrière l’apparente multiplicité thématique et, face à la légèreté et au
caractère anodin de certains articles, le sérieux d’un projet non seulement journalistique,
mais aussi littéraire et surtout politique à certains égards.

Le corpus retenu sera étudié sous l’angle de la médiation franco-allemande, angle


nouveau afin de parler du Tucholsky, journaliste à Paris de 1924 à 1929, comme d’un
médiateur. Il n’a de fait jamais été perçu comme tel jusqu’à présent, même si son
engagement en faveur d’un rapprochement entre la France et l’Allemagne a déjà pu être
souligné. Il nous importera de démontrer en quoi Tucholsky n’est pas simplement un
amoureux de la France et de la culture française, un esprit libéral et cosmopolite qui,
comme d’autres, s’opposerait aux discours de haine entre les deux pays, mais qu’il est
véritablement un médiateur au sens du concept qui a vu le jour dans le cadre de la
recherche sur les transferts culturels.
Notre démonstration se fera en quatre temps. Nous commencerons par poser les bases
théoriques de notre postulat, en proposant une définition des concepts employés, en
justifiant leur emploi envers Tucholsky par des éléments d’ordre biographique et par une
première analyse textuelle. Nous évoquerons également le contexte historique, afin de
souligner la difficulté d’une médiation franco-allemande dans les années 1920. Dans un
deuxième temps, nous aborderons ce qui constitue à nos yeux le point de départ de cette
médiation : l’établissement du journaliste à Paris ou ce que nous avons choisi d’appeler
son « voyage ». Nous justiferons l’emploi de ce terme, notamment en confrontant ce que
le journaliste dit du voyage dans ses articles. Nous mettrons en valeur les traditions
historiques et culturelles dans lesquelles il s’inscrit, en particulier les traditions littéraires.
Nous nous pencherons, par ailleurs, sur la pratique du voyage et de son écriture qui
ressort de son récit Ein Pyrenäenbuch, œuvre assez négligée par la critique ou, du moins,
dont le caractère éminemment littéraire n’a pas été assez relevé, ni même le fait que ce
texte constitue déjà une forme de médiation franco-allemande. Viendra ensuite ce qui
constitue le cœur de la médiation tucholskienne : les articles journalistiques qui
proposent un portrait de la France et des Français et dont l’objectif revendiqué est de
déconstruire les fausses images que se font les Allemands du voisin et de les informer de
la réalité du pays. Cet apparent principe de réalité sera bien évidemment questionné à
l’appui des textes qui nous semblent les plus emblématiques de la démarche médiatrice
de Tucholsky. Ils portent sur la définition des missions du correspondant de presse à
l’étranger, sur les Français, sur certains lieux du pays, sur des traditions et institutions,
sur la langue française et, enfin, sur la place à faire (ou non) à la critique du pays hôte.

50Cette logique plus exhaustive a été suivie par Eva Philippoff et Stephanie Burrows dans leurs travaux
déjà mentionnés.
27
Cette analyse textuelle nous amènera, dans un dernier temps, à prendre de la hauteur et
à revenir sur les ambivalences qui nous sont apparues : ambivalence dans la manière dont
Tucholsky écrit pour les Allemands, dans les rapports entretenus avec les Français et dans
la dimension également personnelle des chroniques franco-allemandes. Malgré les limites
que ces ambiguïtés génèrent, nous nous attacherons également à établir le mérite d’une
telle entreprise51.

Nous tenons à préciser que nous parlerons désormais de Tucholsky y compris pour les
textes signés sous un pseudonyme, ou lorsque la voix énonciatrice semble se distinguer
du journaliste. Il n’y a pas de notre part de confusion entre les notions d’auteur et de
narrateur, simplement le caractère ambigü de l’énonciation est entretenu par Tucholsky
et pour des raisons de facilité d’expression, nous emploierons donc son nom.

51 Cette thèse a été réalisée au sein du laboratoire ECHANGES (E.A. 4236) de l’Université d’Aix-
Marseille (https://echanges.univ-amu.fr ) dirigé par Florence Bancaud et qui regroupe depuis 2008 des
chercheurs travaillant sur les humanités anciennes et nouvelles germaniques et slaves en linguistique,
littérature, art et civilisation. Les problématiques inter-culturelles constituent l’un des fils directeurs des
recherches du laboratoire. Celui-ci est affilié en tant que laboratoire partenaire au GIS Institut du Genre à
Paris et au GDR Mémoire, réseau collaboratif et transdisciplinaire créé en 2018 par le CNRS. Depuis 2016,
il travaille plus particulièrement à la thématique générale et interdisciplinaire, « formes et figures de
l’altérité », autour de trois axes : altérité et transferts culturels ; altérité, langue et traduction ;
représentations de l’atérité.
Notre travail s’inscrit dans l’axe 1 (altérité et transferts culturels) dont l’objectif est de penser
l’altérité culturelle loin de toutes catégories réductrices et de formes d’ethnocentrisme au profit d’un
relativisme culturel propice aux métissages et aux hybridations. Les recherches menées comportent un
volet théorique (en particulier en ce qui concerne la recherche portant sur la médiation), mais aussi un volet
plus pratique en recensant et d’étudiant les phénomènes et exemples concrets de ces transferts culturels,
de ces processus de traduction/adaptation/transposition.
Ce doctorat a également été conduit dans le cadre du Collège doctoral franco-allemand « Cultures
de conflit / conflits de cultures ». Celui-ci associe l’Université d’Aix-Marseille et la Eberhard Karls Universität
Tübingen et ses co-directrices sont respectivement Nicole Colin et Dorothee Kimmich. Le collège a pour
objectif de favoriser les études interdisciplinaires et les approches croisées de la recherche dans le domaine
des conflits et de soumettre à la réflexion les liens multiples et contradictoires qu’entretiennent conflits et
cultures : comment les cultures en tant qu’identités engendrent des conflits, mais comment elles permettent
aussi de les penser et de les dépasser pour se faire échange et tolérance. Dans ce cadre, nous avons présenté
l’avancée de nos travaux lors de séminaires franco-allemands annuels, nous les avons soumis à la discussion
des autres doctorants et directrices de la structure. Nous avons également pu bénéficier par ce bias d’un
financement de l’Université franco-allemande pour l’organisation d’un séjour de recherche dans les
archives à Marbach.
28
1. Kurt Tucholsky sous l’angle franco-
allemand

Nous postulons que Kurt Tucholsky doit être considéré comme un médiateur franco-
allemand, certes méconnu à ce titre, mais digne de ce nom. Afin de corroborer cette
hypothèse, il nous semble nécessaire de replacer notre étude dans le cadre conceptuel
qu’a construit la recherche interculturelle au XXe siècle et plus particulièrement la
communication interculturelle. Nous nous appuierons sur la notion centrale de médiateur
qui combine une dimension théorique et des éléments d’ordre biographique et historique.

1.1. Approche conceptuelle de l’altérité


La communication interculturelle s’inscrit dans le vaste champ de la recherche
interculturelle ; elle se veut une nouvelle méthode pour analyser les rapports à l’altérité
et sa dynamique avec l’identité ainsi que les relations entre différentes cultures au temps
présent. Il s’agit de forger des outils de compréhension de nouveaux phénomènes, mais
aussi des outils pratiques pour permettre un mode de vie réussi entre les cultures. Elle
possède une dimension idéaliste et utopique qui se veut un démenti au « choc des
civilisations » de Samuel P. Huntington52 de l’aveu même de ses partisans53. Dans son état
des lieux de la recherche dans le domaine en France, Béatrice Rafoni définit l’interculturel
dans les mêmes termes :

[…] bien que son propos ne soit pas explicitement politique, il véhicule, de fait, une certaine
idéologie et une certaine conception des rapports entre les cultures. Une preuve en est que
l’interculturel, comme formation et comme pratique, est pensé comme un interculturel réussi,
fondé sur le respect de l’autre et de sa culture et dont la finalité est d’arriver, non seulement à
coexister, mais surtout à se comprendre et à produire des choses ensemble (le dernier cri de
la recherche étant d’ailleurs la compétence interculturelle et surtout la possibilité de
l’acquérir)54.

La recherche en communication interculturelle analyse essentiellement des


phénomènes contemporains, mais pas uniquement. Avant d’exposer en quoi Kurt

52Samuel P. HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.


53 Christoph VATTER, « La recherche interculturelle. État des lieux en Allemagne », Questions de
communication, décembre 2003, p 39. Hans-Jürgen LÜSEBRINK, Interkulturelle Kommunikation: Interaktion,
Fremdwahrnehmung, Kulturtransfer, Stuttgart, J.B. Metzler, 2012, p.29.
54 Béatrice RAFONI, « La recherche interculturelle. État des lieux en France », Questions de

communication [En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 08 octobre 2015, consulté le 03 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/questionsdecommunication/4510 ; DOI : 10.4000/
questionsdecommunication.4510, p. 24.
29
Tucholsky pratique une forme de communication interculturelle lors de son séjour en
France, nous allons définir brièvement ses principales caractéristiques.
Hans-Jürgen Lüsebrink définit cette communication comme ce qui résulte des relations
entre différentes cultures et qui repose sur trois types de processus : des processus
d'interaction interculturelle, des processus de perception de l'autre, et des processus de
transferts culturels.55 Il voit en elle à la fois un terme à la mode, un problème de la vie
quotidienne à l’ère de la mondialisation et une discipline scientifique. L’inflation dans
l’emploi de ce terme depuis une dizaine d’années serait liée à l’accroissement des rapports
entre cultures différentes, ainsi que les sources de conflit que cela peut engendrer. Certes
ce problème n’est pas nouveau, les voyages, les échanges en tous genres et le commerce
se sont internationalisés depuis déjà plusieurs siècles, mais l’ampleur de ce phénomène
s’est accrue de façon sans précédent depuis les années 1990.
L’interconnexion des économies nationales a des répercussions sur le plan culturel, du
fait de l’internationalisation des entreprises qui envoient leurs employés s’établir de par
le monde. Les nouveaux moyens de communication ont encore davantage contribué à la
naissance d’une société globale de l’information. De même, les migrations ont pris une
dimension nouvelle dans la deuxième partie du XXe siècle, avec la Seconde Guerre
mondiale, puis la migration du travail et des guerres civiles dans différents pays. À cela
s’ajoute l’aide au développement aux pays issus de la décolonisation notamment et enfin
le tourisme de masse qui constituent d’autres moteurs de la communication
interculturelle. Le politologue Claus Leggewie définit cette nouvelle ère à travers trois
caractéristiques : la déterritorialisation (des entreprises, institutions, communautés),
l’hybridation des cultures, c’est-à-dire l’accroissement des interactions et influences entre
différentes cultures, et la globalisation, soit l’appropriation au niveau local de
phénomènes économiques et culturels globalisés qui vont de l’imitation à la
réinterprétation, au rejet et repli sur soi56.
En tant que discipline scientifique, la communication interculturelle est apparue dans
les années 1960 aux États-Unis et au Canada. L’immigration importante qu’ont connue ces
pays, l’apparition en leur sein d’une société multiculturelle d’une part, ainsi que
l’intervention de l’armée américaine dans des pays étrangers d’autre part, enfin la
nécessité de s’adapter à ces changements et de les comprendre furent le point de départ
de la recherche et de l’enseignement dans ce domaine. L’accent était alors mis sur la
psychologie, la sociologie et la pédagogie. En Europe, cette discipline est apparue
beaucoup plus récemment, à partir des années 1980, en se concentrant d’abord sur la
communication économique et la pédagogie. Puis dernièrement, la philosophie, la
littérature, l’histoire, la philologie, la sciences des médias et la psychologie notamment se
sont tournées vers la dimension interculturelle. Celle-ci se caractérise donc par sa
pluridisciplinarité et par une acception qui varie d’une discipline à l’autre.

55 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « Les concepts de “Culture” et d'“Interculturalité”. Approches de définitions

et enjeux pour la recherche en communication interculturelle », in : Bulletin de l'A.R.I.C., n° 30, avril 1998, p.
2.
56 LÜSEBRINK, Interkulturelle Kommunikation…., op. cit., p. 2-3.

30
La recherche en communication interculturelle analyse aussi bien des phénomènes de
communication interpersonnelle directe (face-to-face-communication), que les forme de
communication médiatisée par le biais d’œuvres de fiction – littéraires ou
cinématographiques – thématisant le contact entre des cultures différentes et par la
couverture médiatique d’un pays sur un autre57. Lüsebrink plaide pour une conception
élargie de la communication interculturelle qui, souvent, se limiterait à étudier les
contacts humains envisagés à partir de deux angles académiques traditionnels et qui, dès
lors, ne prendrait pas assez en compte le contexte, le déroulement et les conséquences
d’une communication entre plusieurs cultures :

La première catégorie d’analyse se base généralement sur une conception de la culture de type
anthropologique. La culture comme mentalité ou « comme un modèle global d'action et
d'explication du monde inhérent à des groupes sociaux, acquis au cours du processus de
socialisation ». Quant à la deuxième catégorie d’études, sa vision de la culture de type
sémiotique et prédominante dans les domaines des Lettres et Sciences Humaines, se fonde sur
un ensemble de textes et d’œuvres d’art canonisés 58.

Lüsebrink souligne par ailleurs, que quelle que soit la conception de la culture à
laquelle on se réfère, celle-ci met en jeu la notion d’identité et les perception de soi et
perception de l’autre59.
Pour ce qui est des processus d’interaction, il s’agit de rencontres individuelles ou
collectives entre membres de cultures différentes, allant d’un simple contact entre
inconnus à une rencontre commerciale entre entreprises ou à un sommet politique
international fortement ritualisé. L’étude porte sur les paroles, les mimiques, la gestuelle
et les comportements, autrement dit la communication verbale et non verbale.
L’interaction intéresse alors avant tout la psychologie, la sociologie et la linguistique.
Lüsebrink ajoute à cela l’étude de ces rencontres par le biais de leur présentation dans les
médias ou la littérature, domaine encore peu exploré de la recherche. Il s’est intéressé par
exemple aux formes de dialogues représentées dans des textes fictionnels et non
fictionnels de la Nouvelle-France, aux anecdotes et aux récits racontant les rencontres et
les formes de communication entre Américains et Canadiens francophones dans les
almanachs populaires du XIXe siècle. Ces récits traduisant un échange ou une
confrontation identitaire60.
Quant aux processus de perception de l’Autre, l’analyse se fonde sur des sources
discursives et textuelles portant sur une culture étrangère. Cela va du discours

57 VATTER, « La recherche interculturelle. État des lieux en Allemagne », Questions de communication


[En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 16 mai 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL :
http://questionsdecommunication.revues.org/4527 ; DOI : 10.4000/questionsdecommunication.4527,
p.5.
58 LÜSEBRINK, « Les concepts de “Culture” et d'“Interculturalité”, op.cit., p. 1.
59 Ibid., p.2.
60 LÜSEBRINK, « Les transferts culturels : théorie, méthodes d’approche, questionnements », in :

Transfert. Exploration d’un champ conceptuel, Les Presses de l’Université d’Ottawa | University of Ottawa
Press, Ottawa, 2014, [En ligne : [en ligne]. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa | University of
Ottawa Press, 2014 (généré le 16 s<http://books.openedition.org/uop/438>. ISBN : 9782760326293.].
31
scientifique jusqu’aux formes stéréotypées de la représentation de l’Autre, présentes dans
des genres variés comme la publicité, la presse, la caricature, l’anecdote humoristique ou
encore dans les discours politiques. Cette perception de l’étranger est inséparable de la
question de l’identité propre et elle constitue une forme de construction sociale61. Il existe
toute une palette dans la représentation de l’Autre qui va de la plus explicite et virulente
dans les discours nationalistes qui font de l’Autre l’ennemi, à une représentation idéalisée
dans le cas d’une fascination pour la culture étrangère. Celle-ci sert alors souvent de
contre-modèle à la culture et à la société d’origine. Elle peut aussi constituer une forme
d’exotisme, une fascination superficielle, voire déformante dans sa compréhension de
l’Autre et sa volonté de communiquer.
L’étude de processus de perception interculturelle consiste donc à déconstruire les
images ou les représentations collectives d’une autre culture. Celles-ci relèvent souvent
du stéréotype, soit des « images dans notre tête » du monde extérieur pour reprendre la
définition de ce terme, introduit en 1922 par le journaliste américain Lippmann62. Ces
images expriment des caratéristiques fortement réductrices de la culture étrangère,
véhiculées dans des documents textuels ou visuels et qui peuvent également faire appel à
des types sociaux ou des typisations culturelles. Bien que simplificatrices et
généralisantes, ces représentations de l’autre, qui peuvent être positives ou négatives,
sont utiles d’un point de vue cognitif. Elles permettent de mettre de l’ordre dans les
informations sur l’altérité, de les classifier et d’orienter la compréhension de cet autre et
de soi-même63. En effet, la représentation de l’étranger éclaire toujours la manière dont
une société se perçoit. Il faut distinguer dans ce cadre les auto-stéréotypes (les images de
soi-même), les hétéro-stéréotypes (les images de l’Autre) et les méta-stéréotypes (les
images de soi que l’on présume chez l’Autre)64. Ces trois formes d’images peuvent
constituer un frein à la réussite de la communication entre plusieurs cultures car elles ne
correspondent pas nécessairement les unes aux autres. Cette approche a pour origine les
sciences sociales, mais aussi l’imagologie au sein de la littérature comparée. Dans le
domaine franco-allemand, de nombreuses études ont été réalisées sur l’image de la
France dans la littérature allemande et inversement. Toutefois, pour Lüsebrink ces
notions d’images auraient parfois pour corollaire de négliger la genèse et le contexte de
circulation de ces représentations, ainsi que la dynamique qui en résulte65. Il importe donc
de proposer des modèles de perception et de représentation de l’Autre qui prennent

61 LÜSEBRINK, Interkulturelle…, op. cit., p. 95.


62 Défition de Lippman citée par Lüsebrink : « pictures in our heads’ ». Lees types sociaux consistent à
simplifier une réalité sociale et culturelle complexe et ils sont surtout le fait des médias visuels. Quant aux
typisations, il s’agit du fait de réduire une culture étrangère à une figure emblématique. Ainsi, Joséphine
Baker incarnait dans les années 20 la représentation française de l’Afrique, synonyme d’érotisme, de
sensualité et d’énergie. In : LÜSEBRINK, Interkulturelle…, op. cit., p. 102.
63 Marion PERREFORT, « Formes et fonctions du stéréotype dans des interactions en situations de

contact », Acquisition et interaction en langue étrangère [En ligne], 7 | 1996, mis en ligne le 27 juin 2012,
consulté le 31 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/aile/4917 ; DOI :
https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.4000/aile.4917
64 VATTER, op. cit., p. 11.
65 LÜSEBRINK, « Les transferts… », op. cit., p. 29.

32
davantage en compte leur fonction, leur caractère plus ou moins stéréotypé (clichés,
mythes, topoi…), ainsi que leur contextualisation.
Pour ce qui est des processus de transfert culturel, Lüsebrink insiste sur la distinction
entre trois perspectives d’analyse qui correspondent aux trois temps du transfert :
sélection, transmission et réception. L’analyse de la sélection porte sur les choix à la fois
quantitatifs et qualitatifs qui s’opèrent lorsque des éléments d’une culture de départ –
textes, objets, discours, pratiques – sont sélectionnés en vue d’être intégré dans une
culture d’accueil. Lüsebrink reprend à son compte la distinction opérée par Bernd
Kortländer66. Celui-ci considère que les choix de sélection sont dictés, d’une part, par des
intérêts techniques, lors d’importations d’avancées techniques dans le domaine de la
culture qui visent à améliorer des méthodes de travail par exemple, d’autre part par des
intérêts pratiques qui visent la compréhension de soi et de l’autre et concernent
notamment la traduction, la critique et la transposition d’œuvres. Enfin, ils obéissent à des
intérêts idéologiques lorsqu’il s’agit d’importer des normes et des valeurs. 67Cette analyse
soulève des questions comme :

Quels secteurs de la production livresque et médiatique d’un pays, d’une culture, sont traduits,
lus, discutés et appropriés dans une autre culture ? Quels sont les points de fascination, et, au
contraire, d’oubli et de rejet, implicite ou explicite, suscités par une autre société et une autre
culture ? Quels sont les secteurs de la production cinématographique d’un pays qui sont
perçus, doublés ou sous-titrés, à l’étranger, distribués dans les réseaux de large circulation et
discutés dans la critique ? 68

Au niveau de la transmission même, l’analyse porte sur les acteurs des transferts ou
médiateurs qui relèvent de trois types : des personnes, des institutions et des médias.
Enfin, la réception se traduit par des résultats contrastés. Ceux-ci vont de la transposition
fidèle de textes ou de pratiques provenant d’une autre culture, à l’imitation dans laquelle
on reconnaît des éléments de culture étrangère, en passant par l’adaptation (choix
d’autres illustration ou titres par exemple), ou encore par des formes de refus, de
résistance et de rejet.
Selon Lüsebrink, le transfert culturel se distingue sur deux points d’autres perspectives
de recherche interculturelle, comme celles qui portent sur l’hybridité textuelle ou sur le
métissage culturel. Sa spécificité provient de sa processualité, c’est-à-dire la dynamique
de sélection, médiation et réception, et de son intentionnalité, plus ou moins explicite,
avec la prise en considération systématique du médiateur. 69 Lüsebrink ayant élargi la
définition originelle de cette notion, il importe de revenir sur celle-ci.

66 Bernd KORTLÄNDER, « Begrenzung-Entgrenzung. Kultur und Wissenschaftstransfert in Europa », in :

Lothard JORDAN, Bernd KORTLÄNDER, Nationale Grenzen und internationaler Austausch: Studien zum
Kultur- und Wissenschaftstransfer in Europa, Tübingen, Niemeyer Verlag, 1995, p. 7.
67 LÜSEBRINK, Interkulturelle…, op. cit., p. 148.
68 LÜSEBRINK, « Les transferts… », op. cit., p. 30.
69 Ibid., p. 41.

33
1.1.1. Le transfert culturel
Le terme de « transfert culturel » est issu d’une théorie née en France au début des
années 1980. Il implique un déplacement entre deux espaces (nationaux, linguistiques,
ethniques ou religieux) qui peut concerner aussi bien des individus et des groupes sociaux
que des objets comme des livres, des œuvres d’art ou des lieux associés à ces objets, telles des
bibliothèques ou des archives.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si le terme de transfert évoque à la fois des flux financiers,
des déplacements de population et l’un des moments de la cure psychanalytique. En effet un
transfert culturel engage aussi bien la vie économique, démographique, psychique et
intellectuelle des groupes sociaux mis en présence70.

Cette recherche se propose d’observer les emprunts faits à une culture étrangère, les
assimilations, les hybridités et les métissages qui en résultent. Ces métissages sont à
comprendre comme « la resémantisation liée à la rencontre de deux entités culturelles
qui elles-mêmes résultent de rencontres et de resémantisations antérieures »71. Ce ne
sont donc pas tant les déplacements de personnes ou d’objets en eux-mêmes qui sont en
jeu, mais leur réinterprétation. La dimension critique est donc inhérente à cette recherche
fondée sur l’idée qu’il existe des éléments d’altérité à découvrir dans chaque culture, mais
que ceux-ci sont bien souvent occultés par le souci d’affirmer une identité nationale et une
tradition culturelle propre72.
Initialement, cette théorie a vu le jour au sein des études germaniques sous l’impulsion
de Michel Espagne et de Michael Werner. Il s’agissait alors d’étudier la réception de
Heinrich Heine en France et de démontrer comment elle était conditionnée par une
réception antérieure de la pensée allemande. Ces travaux furent le point de départ d’une
réflexion plus large sur le passage d’éléments étrangers au sein de la culture française. Un
groupement fédératif de chercheurs appartenant à des disciplines et des laboratoires
divers fut créé en 1985 et implanté à l’École normale supérieure de la rue d Ulm. Il a réalisé
d’une part des enquêtes empiriques pour mettre en lumière ces éléments de culture
importés. D’autre part, ce groupe de recherche a développé « un espace théorique et
méthodologique commun, répondant à un même souci d’aborder de façon nouvelle les
imbrications culturelles73. »
Il a été fait le choix, au départ, de se consacrer principalement à la période des XVIIIe et
XIXe siècles et, dans une moindre mesure, au début du XXe siècle. Ceci s’explique par le fait
qu’on ne peut véritablement parler de transferts culturels entre la France et l’Allemagne
avant le milieu du XVIIIe. En effet, c’est seulement à ce moment-là que le terme de nation

70 Michel ESPAGNE, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999, p. 1.


71 ESPAGNE, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne
le 01 mai 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://rsl.revues.org/219 ; DOI : 10.4000/rsl.219, p.
8.
72 ESPAGNE, Les transferts…, op. cit., p. 6.
73 ESPAGNE, ibid., p. 13.

34
s’impose dans l’espace germanique au sens d’un ensemble de références sur lesquelles
repose une identité commune. On parle d’ailleurs en ce qui concerne l’Allemagne de
« nation retardataire »74. Par ailleurs, c’est aussi la période durant laquelle se constituent
les sociétés européennes modernes. Pour Michel Espagne, tout se jouerait au XIXe siècle,
pendant les décennies qui suivent la Révolution française. On ne peut selon lui
comprendre le XXe siècle si l’on n’a pas d’abord étudié le siècle précédent qui resterait
encore mal connu75. Au cours de cette période, les échanges culturels se multiplient entre
les deux pays et leur intensité se poursuit jusqu’à la fin de la guerre de 1914-1918. Puis
dans l’entre-deux guerres, l’emprunt à l’autre culture devient impensable. Par la suite, le
concept de transfert culturel serait, selon ses propres théoriciens, moins pertinent dans
une société mondialisée avec un modèle économique, des modes de consommation et de
pensée dominants.
La recherche a également fait apparaître que ces transferts ne coïncident pas ou pas
nécessairement avec l’histoire politique française ou allemande. Pour éclairer ce qu’il
nomme la « question des chronologisations », Espagne évoque l’exemple de l’Université
française qui a cherché à s’organiser sur le modèle allemand dès 1860 sous l’impulsion du
ministre Duruy. Dans les années 1880, ce modèle est devenu véritablement une référence
de la politique scientifique. La défaite face à la Prusse et la mise en place de l’Empire
allemand n’ont eu que peu d’impact sur ce phénomène. De même, le rayonnement
d’Offenbach en France, musicien d’origine allemande, est identique avant et après la
révolution de 184876.

Eclairer les transferts culturels franco-allemands, c’est donc admettre des découpages
chronologiques pluriels et décalés. (….) Les transferts culturels permettent de penser une
histoire discontinue et donc moins menacée par les téléologies 77.

La recherche en transfert culturel s’est donc fixée comme objectif d’aborder de façon
nouvelle les imbrications culturelles. Le terme même de transfert culturel se veut libre de
toute représentation normée et il souligne la dynamique à l’œuvre entre culture de
réception et culture d’origine. Il ne peut être assimilé à une simple influence qui
instaurerait d’emblée une dissymétrie entre les deux aires culturelles, un rapport de
domination de l’une sur l’autre, alors que le transfert met l’accent sur la culture d’accueil
et les transformations opérées dans celle-ci. Or « lorsqu’un objet passant la frontière

74 Helmuth Plessner qualifie l’Allemagne de nation tard venue (« verspätete Nation ») notamment du fait
de sa naissance tardive en tant qu’Etat-Nation, en 1871, par comparaison avec d’autres pays européens, tels
la France et le Royaume-Uni, dont l’unité territoriale et politique est plus ancienne. L’idée d’un retard
s’appliquerait également dans d’autres domaines. L’Allemagne n’aurait adhéré que tardivement et de façon
incomplète au mouvement des lumières (Auflärung), rejetant les valeurs occidentales libérales et
démocratiques. Ce retard se traduirait aussi dans le processus de modernisation économique, entraînant
une industrialisation rapide et violente. Enfin, il serait également sensible sur le plan religieux, avec une
division interne particulièrement marquée. In : Helmut Plessner, Die verspätete Nation. Über die politische
Verfügbarkeit bürgerlichen Geistes, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1959.
75 Gérard NOIRIEL, Michel ESPAGNE, « Transferts culturels : l'exemple franco-allemand. Entretien avec

Michel Espagne », in : Genèses, 8, 1992, p. 151.


76 ESPAGNE, Les transferts…, op.cit., p. 2-3.
77 Ibid., p. 3.

35
transite d’un système culturel à un autre, ce sont les deux systèmes culturels qui sont
engagés dans ce processus de resémantisation.78» Le transfert culturel s’oppose à
l’historiographie et à la pensée philologique traditionnelle qui ignorent les éléments
étrangers présents dans leur propre culture et soulignent uniquement les éléments
nationaux et régionaux dans leur identité nationale79. Enfin, il s’oppose surtout au
comparatisme. C’est un point essentiel qui a beaucoup été souligné 80et que nous
n’évoquons donc que rapidement.
Le comparatisme présupposerait des aires culturelles closes, il a tendance à lister les
ressemblances et surtout les dissemblances et à pétrifier des oppositions données comme
étant de nature. Il ne prendrait pas en compte l’observateur qui crée la comparaison, avec
son propre système de pensée et son appartenance souvent à l’une des deux entités
comparées. Si bien que la comparaison conforte régulièrement les clivages en cas de
comparaison entre nations. De plus, les études comparatistes portent souvent sur des
objets censés exprimer une identité, ce qui détourne l’attention de l’observateur des
éléments allogènes dans une culture nationale. Or il ne faut pas oublier que ces « identités
nationales » sont des constructions historiques modernes qui se nourrissent des
différences avec les autres cultures81. Elles reposent tout aussi bien sur des oppositions à
l’autre qui les légitiment que sur l’intégration d’éléments de cette même culture étrangère.
Cette conscience date peu ou prou de la seconde moitié du XVIIIe siècle avec l’ancrage du
terme de nation. Nous y reviendrons à propos de Tucholsky.
Par ailleurs, la comparaison met en parallèle deux éléments considérés comme proches
sémantiquement, sans tenir compte suffisamment de leurs spécificités nationales et de
leur ancrage historique. Michel Espagne réfute l’idée que l’on puisse identifier par
exemple la « Volkskunde » à l’ethnologie en France, la réalité du domaine étant très
différente d’un pays à l’autre. De même, il conteste également le fait que le terme
« économie de marché » recouvre la même perception de part et d’autre du Rhin. Il ne
faudrait pas selon lui comparer les médecins, les artisans, les professeurs, etc., dans les
deux pays, mais étudier les médecins, artisans, professeurs allemands en France82. Ceux-
ci ont apporté un savoir-faire allemand avec eux qui, dans le contexte de leur pays
d’accueil, a été adapté, transformé, modifiant du même coup leur identité et la structure
de leur nouveau pays. De même, il ne serait pas pertinent de comparer les universités
françaises et allemandes à telle époque ; cela aurait davantage de sens de chercher les
traces dans l’université française du modèle allemand par exemple. De la sorte, on
pourrait montrer au-delà de la seule dissymétrie révélée par les études comparatistes,
que les deux traditions universitaires ne sont pas autonomes, mais s’expliquent au
contraire par leurs interrelations et leurs emprunts à l’autre. L’intérêt d’une telle

78 ESPAGNE, Les transferts…, op.cit.., p. 32.


79 Michel ESPAGNE, Werner GREILING (dir.), Frankreichfreunde. Mittler des deutsch-französischen
Kulturtransfers (1750-1850), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1996, p. 13.
80 Cf. notamment : ESPAGNE, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle ». In : Genèses, 17,

1994, p. 112-121. ESPAGNE, Les transferts…, op.cit. ESPAGNE, « La notion de transfert … », op. cit., p. 8.
81 Nous renvoyons à ce sujet au sous-chapitre « 1.3.2. Le poids des représentations anciennes ».
82 ESPAGNE, « Sur les limites… », ibid., p. 114.

36
approche scientifique serait de dépasser le résultat anhistorique de la comparaison, pour
au contraire prendre en compte, à la fois la continuité historique dans laquelle s’inscrit
tout contact entre deux cultures et le contexte ainsi que les attentes de la culture de départ
et de la culture d’accueil83.
La théorie des transferts culturels se veut donc une « contribution à une correction
méthodologique du comparatisme en histoire culturelle. »84 Elle souhaite mettre l’accent
sur les mécanismes d’acculturation et proposer une historiographie qui dépasse le cadre
strictement national et les risques d’ethnocentrisme qui lui sont afférents pour aller vers
une historiographie véritablement supranationale. Elle intéresse cependant aussi bien
des historiens que des germanistes, des romanistes, des chercheurs en communication et
de bien d’autres domaines. Il s’agit de remettre en cause la vision cloisonnée des aires
culturelles que portent les disciplines, en plaçant la relation à l’étranger au centre de l’analyse.

C’est précisément sa fonction d’approche critique des sciences humaines et sociales, de remise
en cause des hégémonies identitaires qu’elles ont exprimées à leur naissance et continuent
souvent de véhiculer qui paraît constituer son principal apport de connaissance85.

Cette théorie a donné lieu entre temps à de nombreuses publications, qu’il s’agisse de
monographies ou d’ouvrages collectifs. Néanmoins, elle se heurte à une difficulté qui est
celle de l’organisation des cotes d’archives et de bibliothèques. Pensées depuis la
Révolution française en termes de mémoire nationale, celles-ci ne facilitent pas l’accès aux
éléments étrangers en leur sein. Or la recherche en transfert culturel repose en partie sur
un travail quantitatif d’accumulation d’éléments sur les groupes sociaux ou objets
vecteurs de transfert – l’autre partie étant un travail de type qualitatif et herméneutique86.
Afin de faciliter ces études quantitatives, Michel Espagne plaide pour une redéfinition des
catégories archivistiques, au moins sur le concept d’une base transnationale87.
Concernant les mécanismes qui concourent au transfert culturel, on peut en distinguer
plusieurs types. Tout d’abord l’intégration d’un élément de culture étrangère ne se
décrète pas. Il n’est pas le fait non plus d’une politique expansionniste de la culture de
départ. Pour reprendre l’exemple de l’Université française, si on y trouve des éléments du
modèle allemand, ce n’est pas le fait de l’Allemagne, mais le fait d’un choix opéré par la
France. De même, Kant n’est pas interprété de la même manière par ses contemporains
en Allemagne que dans la France de la IIIe République où l’on voit en lui une référence de
la morale républicaine laïque. Autrement dit, l’élément décisif pour un transfert culturel
est le milieu d’accueil avec sa conjoncture et ses attentes spécifiques. Il peut en effet y
avoir instrumentalisation de la référence étrangère ou contre-sens sur celle-ci. Il y a dans
tous les cas une sélection qui est faite des idées, des textes ou objets dont certains sont

83 Ibid., p. 114-115
84 Ibid., p. 121.
85 ESPAGNE, Les transferts…, op. cit., p. 270.
86 LÜSEBRINK, « Les transferts culturels … », op. cit.
87 Cf. notamment : ESPAGNE, « La notion … » op. cit., p. 4. ESPAGNE, « Sur les limites … », op. cit., p. 118.

37
refoulés ou rejetés. Toute appropriation transforme donc l’élément qui passe d’une
culture à l’autre88.

L'étude des transferts culturels apprend beaucoup sur les lunettes avec lesquelles on voit les
pays étrangers et l'histoire des différents verres utilisés selon les époques. Quand il y a
emprunt ou importation, deux dimensions entrent en ligne de compte : la dimension
conjoncturelle française ou allemande immédiate, mais aussi la tradition des emprunts
antérieurs dont il faut se démarquer. La véritable introduction de la philosophie allemande en
France se produit quand les élèves de Cousin commencent à prendre cette référence beaucoup
plus au sérieux que le maître, en allant aux sources et en traduisant. Quand une pensée venue
d'Allemagne a exercé son effet de légitimation et apparaît usée dans le champ français, il est
de bonne guerre d'aller chercher une autre référence pour se positionner par rapport à la
référence jugée « dépassée »89.

Par ailleurs, les transferts s’effectuent concrètement par le biais de vecteurs matériels.
Nous l’avons dit, il peut s’agir aussi bien de personnes que d’objets ou de lieux. Tous les
groupes sociaux qui se déplacent et s’établissent à l’étranger, de manière temporaire ou
durable, peuvent être vecteurs de transfert culturel car ils véhiculent des savoirs et des
idées. Qu’il s’agisse de commerçants, de traducteurs, d’enseignants, de mercenaires,
d’émigrés politiques ou religieux, d’artistes, de libraires, etc., ils influent sur leur terre
d’accueil. Pour Michel Espagne, il serait pertinent de s’interroger sur l’ensemble des
communautés professionnelles ou confessionnelles qui ont franchi la frontière franco-
allemande et sur les micro effets que cela a entraînés90. Le métier, la confession et
l’appartenance politique constituent les trois critères qui permettent de définir les
individus vecteurs de transferts culturels, appelés médiateurs91.
L’établissement de transferts culturels passe donc notamment par l’analyse des vies de
ces figures. Il s’agit, en retraçant des parcours individuels, d’établir des cas représentatifs
pour des groupes sociaux. Cette méthodologie soulève naturellement des questions que
les pères de la théorie évoquent eux-mêmes. Il est légitime de se demander en quoi tel
médiateur est représentatif d’un groupe ou pour une époque. Pour ce qui est des
médiateurs qui publient (traducteurs, journalistes, écrivains…), ils sont par ailleurs à la
fois le reflet de leur époque et de leur individualité. On rencontre là les limites d’une
notion. Néanmoins, afin d’éviter le danger de tomber dans l’anecdotique et le cas
individuel, il est important de replacer le médiateur dans un contexte social, d’établir ses
relations et son environnement. Par ailleurs, il s’agit aussi de réhabiliter la perception de
la subjectivité en histoire. Les éléments qui transitent d’un univers culturel à un autre sont
objectivement prouvables et ils ne sont pas moins scientifiquement recevables sous
prétexte qu’ils proviennent d’un journal intime par exemple92.
Un transfert culturel s’effectue rarement dans un seul sens. Ainsi les familles
allemandes de négociants en vins installées à Bordeaux au début du XIXe siècle amènent-

88 ESPAGNE, Les transferts…., op.cit., p. 23.


89 NOIRIEL, ESPAGNE, op. cit., p. 147.
90 ESPAGNE, « Sur les limites… » op. cit., p . 115-116.
91 ESPAGNE, GREIFLING, op. cit., p. 11.
92 Ibid., p. 18.

38
elles leur culture et savoir-faire en France, mais, par leur correspondance avec leur pays
d’origine, elles exportent des éléments de culture française93. Même si, pour des raisons
pratiques, la recherche sur les transferts se concentre sur l’un des deux sens, il faut
toujours garder à l’esprit cette double dimension.
Par ailleurs, il arrive que les éléments de la culture étrangère ne soient pas intégrés
immédiatement et qu’ils soient conservés comme un « capital latent » dans la culture
d’accueil. Il en va ainsi des archives et des bibliothèques, lesquelles recèlent de traces
étrangères qui peuvent être mises à jour ultérieurement par des chercheurs. Il en est de
même pour des ouvrages qui peuvent être redécouverts. Michel Espagne et Werner
Greiling utilisent, pour évoquer les traces visibles d’une culture étrangère au sein d’une
culture nationale, l’image du sommet de l’iceberg qui dissimule la partie majeure et
invisible94. Les transferts culturels sont donc comme des strates géologiques qu’il s’agit
de révéler.
Cette théorie des transferts culturels, telle que définie initialement, a depuis donné lieu
à certaines critiques et à un élargissement de son champ de recherche au début des
années 2000.
Pour ce qui est des critiques, Béatrice Joyeux-Prunel notamment a souligné un « certain
flou » 95, un manque de précision dans la définition du transfert culturel, au risque de tout
pouvoir considérer comme un transfert. De même, le terme de culture semble être pris au
sens large dans la théorie, alors que dans la pratique, les transferts étudiés relèvent
généralement de la culture au sens savant : littérature, histoire, philosophie, histoire de
l’art… De plus cette théorie implique généralement un questionnement sur les identités
nationales ou collectives. Or, en cherchant l’identité d’un groupe, on court le risque de
définir des caractéristiques plus ou moins figées. Enfin cette analyse des identités peut ne
pas être opérante dans certains champs de la recherche. Tout comme l’extension des
transferts culturels à des relations non plus bilatérales mais trilatérales, voire davantage,
entraîne un manque de précision dans l’analyse interculturelle. Selon Joyeux-Prunel, il
faudrait parler de méthode des transferts culturels plutôt que de théorie. Celle-ci repose
sur « des outils de travail, des questionnements, des exigences »96, une approche d’abord
négative visant à déconstruire ce qui est douteux pour ensuite proposer une perspective
heuristique.
Concernant l’élargissement du champ de recherche, plusieurs théories ont été
élaborées à partir des transferts culturels. Il ne s’agit pas ici d’en faire un état des lieux97.

93 ESPAGNE, Les transferts culturels franco-allemands, chapitre V – La question de l’émigration, p. 95-


112.
94 « Die expliziten Hinweise auf die Andersheit des Ausländischen sind wie die Spitze eines Eisberges

von wenig artikulierten Berührungen, die es gleichsam archäologisch zu erkunden gilt. » In : ESPAGNE,
GREIFLING, op. cit., p. 12.
95 Béatrice JOYEUX-PRUNEL, « Les transferts culturels. Un discours de la méthode », Hypothèses 2003/1

(6), p. 149-162. DOI 10.3917/hyp.021.0149


96 Ibid.
97 Pour plus de détails, voir l’article : Damien EHRHARDT, « Après l’élargissement des transferts

culturels : les Transfer Studies comme renouvellement des études aréales », Diogène, 2017/2 (n° 258-259-
39
Néanmoins la notion même de transferts culturels est aujourd’hui entendue dans un sens
plus large. Alors que la recherche initiale s’intéressait avant tout aux siècles précédents, à
l’histoire culturelle et aux humanités98, inscrivant le transfert dans l’espace national et le
liant à l’autoperception des groupes en tant que nation, d’autres, dont Hans-Jürgen
Lüsebrink, se penchent avant tout sur l’époque contemporaine et sur les processus
économiques, sociaux et culturels de la globalisation. Ceux-ci présentent un triple objectif
d’ordre méthodologique et théorique. Ils invitent d’une part à « dé-territorialiser le champ
d’études et de recherches au-delà d’une aire culturelle linguistique et culturelle
définie »99. Ils invitent par ailleurs à élargir les objets de recherche des études culturelles
au-delà du champ privilégié que constitue la littérature et à s’intéresser aux sciences des
médias (presse, cinéma, internet, BD…) et au marketing interculturel par exemple, tout en
accordant une large place à la psychologie. Enfin, la période actuelle de la globalisation
doit permettre de repenser des phénomènes antérieurs, principalement liés à la
colonisation comme les migrations, ainsi que les phases d’expansion de tous ordres,
économique, sociale et culturel. Les transferts culturels sortent ainsi de la sphère franco-
allemande pour s’ouvrir à des relations tripartites, comme le triangle France-Allemagne-
Russie par exemple ou à d’autres aires culturelles comme l’aire Europe-Afrique.
Aujourd’hui, les études post-coloniales s’inscrivent dans cette lignée, cherchant à définir
une nouvelle relation à l’Autre, sans centre, ni périphéries, en repensant les questions
d’identité et d’altérité et en remplaçant ces oppositions par des concepts tels que
l’hybridité culturelle100.

1.1.2. La médiation
La recherche sur les médiateurs s’inscrit dans le cadre des transferts culturels dans la
mesure où elle contribue à démontrer comment des aspects d’une culture étrangère sont
importés dans une autre culture par le biais d’une personne, le médiateur. Néanmoins
l’objet d’étude n’est pas tout à fait le même. Avant d’aborder plus en détail la question des
différences entre ces deux approches, il semble nécessaire de souligner tout d’abord un
constat partagé par les théoriciens de la médiation.
Aux dires de certains de ses protagonistes eux-même, il existerait un paradoxe entre
une recherche qui d’une part est en plein essor ces dernières années et qui d’autre part
manquerait de bases conceptuelles clairement définies101. Plusieurs d’entre eux se sont

260), p. 209-220. DOI : 10.3917/dio.258.0209. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-


diogene-2017-2-page-209.htm
98 Parmi les sujets traités : la référence allemande dans l’université et les sciences en France, les émigrés

allemands en France, la mémoire interculturelle des archives.


99 LÜSEBRINK, « Les transferts culturels … », op. cit., p. 25.
100 L’un des ouvrages de référence dans ce domaine est : Homi K. BHABHA, The location of culture,

London/New York, Routledge, 1994.


101 Concernant la théorisation insuffisante Cf. notamment : Nicole COLIN, « Der Mittler als Verräter: Über

eine vernachlässigte Kategorie des Kulturtransfers », in : Nicole COLIN, Patrick FARGES, Fritz TAUBERT
40
penchés sur ce phénomène en essayant d’expliquer les raisons du manque de théorisation
de ce concept malgré son succès. Pour Nicole Colin, le fait que le terme de médiateur
intéresse des champs disciplinaires si variés explique en partie ce manque de
théorisation : « Die Figur des Mittlers ist theoretisch wenig erforscht, was nicht zuletzt
der Viezahl an disziplinübergreifenden Phänomen geschuldet ist » 102. Katja Marmetschke
constate également qu’il existe depuis environ vingt ans un intérêt croissant des
chercheurs de différents domaines (histoire, sciences-politiques, sociologie,
germanistique, études romanes…..) pour la figure du médiateur. Il se traduit par un
nombre grandissant de publications, en particulier des articles et ouvrages collectifs,
auxquels s’ajoutent des récits et mémoires de personnalités considérées comme de
grandes figures de la médiation franco-allemande, tels Alfred Grosser ou Joseph Rovan.
Parmi les raisons invoquées pour expliquer ce succès, celle qui revient le plus
fréquemment est le « prestige »103 dont jouissent les figures de médiateurs.
Dans leur introduction à l’ouvrage Annäherung durch Konflikt: Mittler und
Vermittlung104, Nicole Colin, Patrick Farges, et Fritz Taubert présentent ces médiateurs
comme des acteurs de la société civile au XXe siècle ayant contribué à l’intégration
européenne. Ils auraient acquis par la suite le statut de héros de la réconciliation, en
particulier les précurseurs de l’amitié franco-allemande, devenue elle-même une sorte de
mythe. Dans nos sociétés occidentales à l’hybridation grandissante et aux conflits
culturels latents, ces médiateurs constitueraient des figures consensuelles et rassurantes.
Nicole Colin y voit d’ailleurs une explication au manque de théorisation. Le terme de
médiateur aurait une connotation tellement positive qu’il ne nécessiterait pas de
définition105.
Au-delà du prestige des médiateurs et du contexte porteur -le développement de
l’amitié franco-allemande et la construction européenne-, Marmetschke voit également
d’autres raisons à cet essor, propres à la recherche. D’une part, les relations
internationales qui ont longtemps focalisé leur attention sur les acteurs
gouvernementaux et institutionnels, prendraient désormais davantage en compte les
acteurs individuels. D’autre part, il existe des raisons plus pragmatiques, liées à des
stratégies de recherche. Beaucoup d’études ont été consacrées à la catégorie de
l’intellectuel et du professeur d’université dans l’entre-deux guerres, comme par exemple
le romaniste allemand Ernst Robert Curtius ou les germanistes français Robert Minder et
Edmond Vermeil. Autrement dit, elles concernent des personnes qui ont formulé des clés

(dir.), Annäherung durch Konflikt: Mittler und Vermittlung, Syncron, Heidelberg, 2017, p. 19. Katja
MARMETSCHKE, Einleitung ; Dossier Mittlerstudien, in : Lendemain, N° 146/147, 2012, p. 10. ESPAGNE,
« Die Rolle der Mittler im Kulturtransfer », in : Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf Reichardt (dir.), Kulturtransfer
im Epochenumbruch. Frankreich/Deutschland 1770–1815, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1997, p.
309.
102 COLIN, « Der Mittler als Verräter: Über eine vernachlässigte Kategorie des Kulturtransfers », in :

Nicole COLIN, Patrick FARGES, Fritz TAUBERT (dir.), Annäherung durch Konflikt…, op. cit., p. 19.
103 Thomas KELLER, Introduction, in : « ‘Vrais’ et ‘faux’ médiateurs. La connaissance des lieux et ses

équivoques. », Thomas KELLER (dir.), Cahiers d’études germaniques n°60, Aix-en-Provence, 2011, p. 8.
104 COLIN, FARGES, TAUBERT (dir.), Annäherung…, op. cit.
105 COLIN, « Der Mittler als Verräter…. », op. cit., p. 19.

41
d’interprétation sur l’autre pays et qui ont beaucoup publié fournissant ainsi aux
chercheurs des sources importantes et facilement accessibles. Ces sources donnent
également matière à des travaux d’analyse sur l’histoire de leur propre discipline,
romanistique et germanistique. Marmetschke souligne deux dangers dans ce type
d’étude : celui de se concentrer uniquement sur les publications de ces médiateurs au
risque de laisser de côté les facteurs biographiques, historiques et politiques. Et celui de
faire de l’ombre à d’autres figures moins médiatisées et qui n’ont pas laissé d’œuvre
publiée derrière elles106.
Concernant l’envers de la médaille du succès de la recherche sur les médiateurs, à
savoir le manque de théorisation du terme lui-même, plusieurs chercheurs soulignent les
limites d’une recherche qui se bornerait à présenter la vie et l’œuvre de certains individus,
sans support théorique. Ainsi, Marmetschke interroge les méthodes employées et les
objectifs poursuivis :

Wer kann überhaupt als deutsch-französischer Mittler gelten ? Wie weit oder eng gefasst muss
der Untersuchungsausschnitt sein, welches Spektrum von Aktivitäten umfasst die
Mittlertätigkeit ? Bieten die biographische Methode oder die Werkanalyse angemessene
Instrumentarien, um die Aktivitäten dieser Persönlichkeiten zu untersuchen ? Und
schlieβlich : Wozu sollen die Mittlerstudien dienen ? Redudizert sich ihre Bedeutung darauf,
Lücken in der Erforschung der deutsch-französischen Kultur- und Gesellschaftsbeziehungen
zu schlieβen ? 107

De nombreuses questions restent ainsi en suspens concernant la méthode du


chercheur ou bien celle du médiateur lui-même108.
Parmi les interrogations que soulève cette recherche, on pourrait ajouter d’autres
angles d’analyse qui nous semblent tout aussi essentiels pour cerner les médiateurs : ont-
ils un ou des moyen(s) d’action privilégié(s) ? Quel est l’impact de leur action ? Quelles
traces ont-ils laissé à la postérité ? Se sont-ils considérés eux-mêmes comme des
médiateurs ?
Au-delà des question méthodologiques, on constate également un flottement au niveau
de la dénomination, relevé par plusieurs auteurs. Ce concept de médiateur serait l’un des
termes les plus utilisés dans la recherche sur la culture et les relations franco-
allemandes109. Mais plusieurs termes sont employés dans les deux langues : Mittler,
Grenzgänger, Vermittler, kultureller Übersetzer ou encore passeur, médiateur sont utilisés

106 MARMETSCHKE, « Was ist ein Mittler? », in : Michel GRUNEWALD, Hans Jürgen LÜSEBRINK (dir.),
France-Allemagne au XXe siècle. Vol. 1, Questions méthodologiques et épistémologiques : la production de
savoir sur l'autre, Peter Lang, Bern, 2011, p. 13.
107 MARMETSCHKE, Dossier…, op. cit., p. 10-11.
108 Concernant l’action du médiateur : « Aus welchen Motiven engagiert sich eine Privatperson für die

Annäherung zwischen zwei Ländern? », « Auf welche Ressourcen und Ansprechpartner können diese
Figuren in ihrem eigenen und dem anderen Land zurückgreifen? », « Was sind ihre bevorzügten
Zielgruppen? », « Welche Grenzen waren ihrem Engagement gesetzt? » In : MARMETSCHKE, « Was ist ein
Mittler? », op. cit., p. 184.
109 MARMETSCHKE, ibid., p.183.

42
indistinctement dans le sens de personnes qui s’engagent pour le rapprochement entre
deux nations et dont l’action ne mériterait à première vue pas de plus ample précision.
Dans l’introduction des Cahiers d’études germaniques consacrés aux médiateurs,
Thomas Keller revient précisement sur ces différentes appelations et leurs différences. Là
où le français se contente souvent du terme de « médiateur », l’allemand distingue
« Mittler », « Vermittler » et « Mediator » dont les rôles et activités se complètent.
« Vermittler » de « Mittel », le moyen, désigne la simple transmission d’informations.
Tandis que « Mittler » dans une perspective théologique, le Christ étant un intermédiaire
entre Dieu et les hommes, introduit une hiérarchie ou du moins une « logique verticale ».
Les termes « Mediator » et « médiateur » seraient les plus proches ; ils mettent l’accent
sur une activité réconciliatrice entre deux parties dans une « logique horizontale ». Quant
au « médiateur », terme issu du latin « medium », il renvoie à la dimension médiane, à ce
qui est au milieu et permet la délivrance d’informations. L’acte de médiation est un « acte
structuré et volontaire destiné à régler les conflits d’une façon constructive »110 Le
médiateur serait donc un tiers neutre, qui, à la différence de l’arbitre ne donne ni
recommandations, ni ne délivre des décisions et qui reste dans une position équidistante
des deux parties. Il s’agirait là du médiateur idéal111.
Du fait de son étymologie qui suppose une dimension réconciliatrice et censément
neutre, on pourrait être tenté de juger en termes de « vrais » et de « faux » médiateurs. Ou
encore de « bons » et « mauvais » médiateurs, en particulier dans le domaine franco-
allemand où il existe, selon Keller, une forme de hiérarchie, consciente ou non. Cela
viendrait du fait que l’on idéalise cette fonction. On ne peut que constater le prestige dont
jouissent les médiateurs franco-allemands les plus célèbres auprès du grand public :
Madame de Staël, Benjamin Constant, Alfred Grosser, Heinrich Heine, Ludwig Börne,
Heinrich Mann… Or comme le souligne le chercheur, derrière cette belle histoire se cache
en vérité une longue série de tensions et d’incompréhensions. Celle de la France
révolutionnaire qui enthousiasme puis effraie en Allemagne, celle de l’Allemagne de
Guillaume II qui veut s’affirmer en puissance mondiale et inquiète à son tour…112 Il n’est
donc pas pertinent de juger en ces termes l’action d’un médiateur. La recherche a
d’ailleurs apporté un éclairage sur la diversité des actes de médiation, leur antagonisme
et leur ambiguïté parfois. Il est admis que les médiateurs sont généralement amis de
l’autre culture et veulent trouver un terrain d’entente entre leur pays d’origine et leur
pays d’accueil. Une définition classique du médiateur pourrait être celle-ci :

Es entstand die Rolle des Mittlers, dessen Aufgabe es ist, den Mitbürgern des eignenen Landes
die besondere Denk- und Sichtweise des Nachbarlandes zu erklären und dort Verständnis für
sein Herkunftsland zu wecken113.

110 KELLER, in : Introduction, op. cit, p.9.


111 Ibid.
112 Ibid., p. 18.
113 Hans Manfred BOCK, « Vom Beruf des kulturellen Übersetzens zwischen Deutschland und Frankreich

oder: Verzagen die Mittler? », in : Lendemains, n°86-87, p. 9.


43
Néanmoins il a été démontré qu’il n’en va pas toujours ainsi. Certains médiateurs
peuvent également se déclarer ennemis de l’autre culture en période de conflit et de
flambée du nationalisme, tel Ernst Moritz Arndt114. Celui-ci contribue à la diffusion de
préjugés anti-français via ses écrits et pourtant il est lui-même largement imprégné des
idées de la Révolution française, remplaçant toutefois une vision politique de la nation par
une vision ethnique115. Ces médiateurs, qui ne sont pas explicitement amis de l’autre
nation ou qui, du moins, n’œuvrent pas de façon active pour un rapprochement entre
nations rivales, peuvent de ce fait rester dans « l’angle mort »116 de la recherche. Nicole
Colin, notamment, a attiré l’attention sur ce type de médiations, qu’il s’agisse de
« médiateurs discrédités » d’un point de vue moral ou politique. On pense, entre autres,
au francophile Otto Abetz117. Après avoir œuvré pour une réconciliation franco-allemande
dans les années 1930, celui-ci met en place comme ambassadeur allemand à Paris sous le
régime nazi, outre certains assouplissements de l’occupation allemande, la collaboration,
ainsi que la spoliation des juifs et la déportation118. Qu’il s’agisse également de
« médiateurs ambivalents ». Souvent experts de l’autre pays, ils font état de sentiments
d’amour-haine à son égard, alternant déclarations d’admiration et reprise des pires
stéréotypes. Parmi eux, on compte de nombreux journalistes ou essayistes dont Friedrich
Sieburg ou plus récemment Benjamin Korn et Peter Sloterdijk119. Enfin, il peut s’agir de
« médiateurs non-intentionels ou malgré eux »120 à l’instar d’un Jean Vilar, qui ne parlait
pas allemand et éprouvait un sentiment pour le moins distancé à l’égard de l’Allemagne,
d’après ce qui ressort de ses journaux intimes. Il a cependant mis en scène de nombreux
auteurs allemands – Brecht, Kleist, Büchner –, contribuant ainsi à leur découverte dans un

114 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « Ein Nationalist aus französischer Inspiration: Ernst Moritz Arndt (1769-
1860) », in : ESPAGNE, GREILING (dir), Frankreichfreunde…, op. cit., p. 221-242.
115 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « Interculturalités en temps de guerre. », in : Valérie DESHOULIERES, Hans-

Jürgen LÜSEBRINK, Christoph VATTER, Europa zwischen Text und Ort : Interkulturalität in Kriegszeiten
(1914-1954), Bielefeld, Transcript Verlag, 2013, p. 109.
116 Nicole COLIN, « Im toten Winkel der Versöhnung: Mittler wider Willen im deutsch-französischen

Kulturtransfer. Der Fall Jean Vilar », In: Zeitschrift für interkulturelle Germanistik, vol. 4, n°2, 2013, p. 95-
110.
117 Sur ce personnage, voir notamment : Barbara Lambauer, « Francophile contre vents et marées ? Otto

Abetz et les Français, 1930 - 1958 », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 18 |
2007, mis en ligne le 07 janvier 2008, Consulté le 21 janvier 2021. URL :
http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/bcrfj/40. Du même auteur, Otto Abetz et les Français ou
l’envers de la Collaboration, Fayard, Paris, 2001. Ou encore : Roland Ray, Annäherung an Frankreich Im
Dienste Hitlers? Otto Abetz Und Die Deutsche Frankreichpolitik, Munich, De Gruyter, 2000.
118 On pense également à d’autres personnalités déconsidérées après 1945 du fait de leur position sous

le national-socialisme, tels Ernst Jünger, Carl Schmitt, Leni Riefenstahl par exemple. Leur médiation n’est
pas ou peu étudiée, or cela est problématique selon N. Colin car la recherche ne doit pas être subordonnée
à des jugements moraux. In : Colin, « Im toten Winkel der Versöhnung… », op. cit., p. 96.
119 Joachim UMLAUF, « Erniedrigte und Beleidigte. Der ambivalente Mittler im deutsch-französischen

Kulturfeld zwischen Ressentiment und Erweckungsmission ». In: Zeitschrift für interkulturelle Germanistik,
vol. 4, n°2, 2013, p. 81-94.
120 Nicole COLIN, Joachim UMLAUF, « Eine Frage des Selbstverständnisses? Akteur im deutsch-

französischen champ culturel. Plädoyer fü einen erweiterten Mittlerbegriff », in : Nicole COLIN, Corine
DEFRANCE, Ulrich PFEIL, Joachim UMLAUF (dir.), Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen
nach 1945, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2013, p 71-82.
44
après-guerre peu favorable à la culture germanique. Plus largement, il a permis
l’inscription durable d’œuvres allemandes dans le répertoire théâtral français121.
Quelle que soit la position du médiateur envers l’autre culture, sa fonction lui donne
dans tous les cas un certain pouvoir. Le médiateur crée en effet un moyen afin de soit
simplement mettre en contact, soit de réconcilier, ou encore de faire dialoguer deux
parties qui s’ignoraient ou bien étaient en conflit. Il crée également une image de l’Autre
en voulant rapprocher les deux parties ou simplement du fait de ses propres rapports
avec elles. À travers cette création, il obtient le pouvoir d’influencer, d’aller de l’un à
l’autre. Il est « l’élément interculturel d’une culture dans la mesure où il introduit un
processus créateur qui permet d’aller d’un contexte d’origine à un contexte d’accueil »122.
Grâce à sa position même de tiers entre deux cultures, le médiateur agit donc sur les
ordres existants, il les modifie, en crée de nouveaux et peut être « ferment de paix et de
désordre (…) [car] (…) en même temps à l’intérieur et l’extérieur »123, entre identité et
altérité. Il peut aussi produire, volontairement ou pas, des stéréotypes en voulant
expliquer l’autre. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux textes clés de la médiation
franco-allemande qui forment un réseau, se répondent, mais se contredisent aussi : De
l’Allemagne de Madame de Staël, De l’Allemagne de Heine, Gott in Frankreich? de Sieburg,
Die Französische Kultur de Curtius, Incertitudes Allemandes de Viénot… Enfin, s’il occupe
volontairement le rôle de tiers au-dessus de la mêlée, le médiateur peut faire un choix
clair pour l’une ou l’autre partie, comme le montre la position sans équivoque d’Alfred
Grosser en faveur de la nationalité française124 ou bien celle de Frédéric II, francophile,
contre la culture allemande.
Le plus souvent il est question du médiateur, d’une personne donc, connue ou pas, mais
on entend également par ce terme des groupes de personnes (voyageurs, chercheurs,
bibliothécaires, interprètes, éditeurs… ) et plus particulièrement pour ce qui est de
l’époque contemporaine des institutions (Alliance Française, Goethe Institut, Bureau
International de Liaison et Documentation….), voire des organisation binationales (OFAJ,
ARTE…), ainsi que des réseaux (salons, cercles, revues….), des médias (traductions,
dictionnaires, revues), et des disciplines croisées (« Romanistik » en Allemagne, Études
germaniques en France). Enfin, certains espaces comme des régions frontalières, des
villes d’immigration et des lieux d’échanges d’idées (la foire du livre de Leipzig
notamment) peuvent également être désignés comme agents médiateurs125. Le terme
peut donc être entendu dans un sens parfois très extensible.
Plusieurs chercheurs proposent des typologies de médiateurs, sans chercher bien sûr
à être exhaustifs car les médiations sont très variées. Keller pour sa part en distingue 9
types qui font apparaître les ambivalences, voire les contradictions que recouvre le terme
et la grande diversité des réalités. Il distingue le messager, envoyé par un groupe et qui

121 COLIN, « Im toten Winkel der Versöhnung… », op. cit.


122 KELLER, in : Introduction, op. cit., p. 10.
123 Ibid., p. 11-12.
124 Ibid., p.17.
125 Ibid., p. 8.

45
reste un des leurs. Son message peut déclencher un désordre, mettre sa vie en danger. Il
y a aussi l’éclaireur. Il est également un envoyé qui part récolter des informations. Il ne
mène pas une double vie à la différence de l’espion, qui, avance en terrain ennemi et cache
sa position tierce. Pour ce qui est du transfuge, il franchit le seuil et rejoint un autre groupe
qu’il met en garde, informe sur son groupe d’origine. Le collaborateur établit, lui, une
relation de confiance avec l’occupant. Le rival est en concurrence avec un autre médiateur
et se cherche un allié, tel le médiateur est-allemand cherchant un allié français contre un
médiateur ouest-allemand. L’intercesseur est l’étranger qui intervient pour défendre une
culture, un lieu oublié ou dévalorisé. Le médiateur peut aussi faire figure de fou, d’outsider
qui se tourne vers les marginaux auxquels il appartient. Enfin, il existe le cas particulier
de deux tierces personnes qui se rencontrent. Les couples transculturels font figure de
tiers par rapport à leur culture d’origine126. Ces typologies ont le mérite d’exister127, mais
effectivement, elles ne peuvent traduire l’étendue des positions médiatrices. Dans le cas
de Tucholsky, aucun des neuf types évoqués ne semble vraiment adéquat. Comme l’a
souligné N. Colin à juste titre bien souvent les médiateurs peuvent entrer dans plusieurs
catégories128.
Afin de palier ce manque de conceptualisation, Marmetschke s’est attachée, pour sa
part, à reconstituer la genèse de la figure du médiateur. Elle s’est interrogée tout d’abord
sur les raisons qui poussent une personne à s’intéresser à un autre pays et à franchir
temporairement ou durablement la frontière de son propre pays. Comme Espagne et
Greiling129, elle considère qu’il existe à cela trois raisons principales toujours valables à
ce jour. Tout d’abord, on peut émigrer avant tout pour des raisons économiques. La
littérature s’en est fait l’écho, si l’on pense notamment à la nouvelle « Ambros Adelwarth »
dans Die Ausgewanderten de W.G. de Sebald. Ce personnage inspiré du grand-oncle de
l’auteur a émigré aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, comme tant d’autres Allemands à
l’époque, afin d’y trouver un emploi et un moyen de subsistance. Les autres raisons qui
poussent à partir sont d’ordre politique et/ou religieux. Dans ce cas, on parlera d’exil et
non d’émigration. L’exemple allemand venant immédiatement à l’esprit est celui de Heine,
exilé volontaire avant que ses écrits ne soient frappés de censure dans son pays. On pense
bien sûr également aux huguenots, ces protestants qui ont quitté la France après la
révocation de l’édit de Nantes. Enfin, Marmetschle ajoute une dernière motivation qui est
d’ordre culturel et éducatif, un projet de formation. Le départ s’inscrit dans une longue
tradition qui va des voyages des érudits au Moyen Âge, au Grand Tour des jeunes nobles
européens et à la mobilité Erasmus de nos jours.

126 Ibid., p. 16.


127 Plus succincte et intéressante également, la typologie de Colin qui distingue, outre les médiateurs
classiques issus de la société civile, les médiateurs non intentionels, ambivalents et discrédités déjà évoqués,
ainsi que les médiateurs éphémères, tels des diplomates ou représentants d’instituts politiques ou culturels
qui jouent un rôle ponctuel du fait de leur mission déterminée dans le temps, ou encore les médiateurs
motivés par des questions économiques ou de pouvoir politique. In : COLIN, « Im toten Winkel der
Versöhnung… », op. cit., p. 97.
128 Ibid.
129 ESPAGNE, GREILING, op.cit., p. 11.

46
Pour ce qui est des différences entre les études initiales en transfert culturel et celles
plus récentes sur les médiateurs l’une des plus importantes se rapporte à l’époque
étudiée. Espagne et Werner ont consacré leurs travaux à des personnes et surtout des
groupes de personnes des XVIIIe et XIXe siècles, alors que les chercheurs travaillant plus
spécifiquement sur la notion de médiateur se consacrent avant tout à des figures
individuelles du XXe. Ces médiateurs se distinguent également de ceux des siècles passés
par leur profil social et par leurs motivations. En effet, alors que ces derniers se
rencontraient auparavant essentiellement parmi les cercles savants, certains groupes
professionnels ou confessionnels ou parmi la noblesse, un nouveau type voit le jour au
début du siècle suivant du fait du contexte politique. Marmetschke explique cela par
l’apparition en Europe des États-Nations modernes et du nationalisme. Ce ne serait pas
un hasard que ce médiateur d’un nouveau genre soit apparu au lendemain de la Première
Guerre mondiale, après que les propagandes nationales ont ancré la haine de l’autre dans
les esprits. Dans ce contexte empli d’une animosité inégalée jusqu’alors, le but du
médiateur est l’amitié entre les peuples ou tout du moins, des relations non conflictuelles :
« Sein Ziel ist es, durch eine Politik der kleinen Schritte auf eine dauerhafte und
gesellschaftlich verankerte Annäherung und Verständigung zwischen zwei Völkern
hinzuarbeiten »130. Marmetschke voit en lui un acteur transnational à l’époque du
nationalisme.
Autre caractéristique, il situe son action dans la société civile telle que définie par
l’historien Jürgen Kocka131. Soit une forme d’action sociale qui se distingue des logiques
d’action dans les sphères politiques, économiques et familiales en cela qu’elle ne
recherche ni le profit, ni le pouvoir. Cette forme d’action est auto-organisée et constituée
d’associations, de mouvements, d’initiatives… Enfin, elle est souvent porteuse d’une
critique des relations établies et d’un projet alternatif, voire utopique. Marmetschke
nuance toutefois cette définition. Elle souligne que le médiateur tire sa crédibilité de son
indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et économique, mais que, néanmoins, les
lignes de démarcation ne sont pas toujours aussi nettes. Ainsi les médiateurs de l’entre-
deux-guerres ont-ils par exemple cherché à influencer les acteurs politiques. De même,
les médiateurs auraient parfois besoin de soutiens financiers pour agir efficacement, sans
que cela ne remette en cause leur légitimité, ni leur indépendance d’esprit. Marmetschke
donne l’exemple de revues franco-allemandes subventionnées par les autorités des deux
pays. Ces acteurs auraient également besoin d’un cadre politique favorable à leur action,
en l’occurrence un État de Droit, s’ils veulent pouvoir mobiliser les peuples et exprimer
leur opinion. Enfin, il faut interroger selon elle les buts et méthodes de leur projet
utopique : quelle est leur conception du rapprochement ? Ce rapprochement s’inscrit-il
dans un projet européen ? Quelle est leur conception de l’autre nation ? Sur ce dernier
point, elle rappelle que dans l’entre-deux-guerres il y eut de nombreuses

130MARMETSCHKE, « Was ist… », op.cit., p. 187.


131Jürgen KOCKA, « Zivilgesellschaft in historischer Perspektive », in : Ralph JESSEN, Sven REICHARDT,
Ansgar KLEIN (dir.), Zivilgesellschaft als Geschichte. Studien zum 19. Und 20. Jahrhundert, Wiesbaden, Verlag
für Sozialwissenschaften, 2004, p. 29-42.
47
incompréhensions, voire disputes, telle que celle survenue entre le romaniste Ernst
Robert Curtius et le germaniste Edmond Vermeil, du fait de divergences de vues.
Au-delà des conditions dans lesquelles se développe l’action de médiation - un contexte
politique entre deux pays et l’ancrage du médiateur dans la société civile-, il faut par
ailleurs se pencher sur la biographie du médiateur, car l’acte de médiation dépend
également en grande partie des compétences et appétences du médiateur. Sur cet aspect,
point de différences entre les études centrées sur les transferts culturels et les médiateurs,
si ce n’est l’établissement de catégories de médiateurs, signe donc d’une volonté de
théoriser le concept. Marmetschke développe, elle-aussi, une typologie des médiateurs.
Elle distingue en revanche uniquement trois formes de médiations. Premièrement, le
médiateur peut se faire auteur (« Autor »), en récoltant des informations sur l’autre pays
dont il fait un long travail explicatif. Deuxièmement, il peut jouer le rôle d’organisateur
(« Organisator ») et participer à la création d’agences transnationales et de revues.
Troisièmement, il peut agir comme multiplicateur (« Multiplikator »), qui, en tant que
journaliste ou professeur par exemple, œuvre pour une meilleure connaissance de l’autre
et participe ainsi à la mise en place d’un projet interculturel d’apprentissage et d’actions.
Ces trois formes d’engagement, « l’interprétative-intellectuelle », « l’organisationnelle-
pratique » et la « conciliatrice-pédagogique »132, sont rarement réunies chez un seul
médiateur, mais elles sont tout aussi importantes pour une communication interculturelle
réussie au sein de la société civile. Le contexte est déterminant pour la prédominance de
l’une ou l’autre forme d’engagement. Dans tous les cas, les médiateurs franco-allemands
ont émergé dans les périodes où les relations bilatérales étaient au plus bas, soit après les
deux guerres mondiales. Dans l’immédiat après-guerre, ils ne pouvaient compter ni sur le
soutien des politiques, ni sur celui de la population. Ils ont agi en véritable pionniers du
dialogue franco-allemand. Ceci a donné lieu à des médiations très différentes d’une
époque à l’autre.
Ainsi dans l’entre-deux guerres les acteurs du dialogue franco-allemand sont-ils avant
tout des intellectuels qui se retrouvent dans des cercles élitistes ou bourgeois pour
améliorer leur connaissance mutuelle et définir les perspectives d’une compréhension
transnationale. Les publications dans des revues spécialisées françaises et allemandes
(Nouvelle Revue Française, Neue Rundschau, Revue d’Allemagne, Deutsch-Französische
Rundschau) jouent un grand rôle dans ces échanges. La situation est différente après la
Seconde Guerre mondiale où l’on recherche désormais des initiatives concrètes, telles les
partenariats entre villes ou la création d’organisations franco-allemandes. C’est ainsi que
la figure de l’organisateur prédomine. Alfred Grosser notamment en est l’incarnation133.
La fonction de médiateur évolue ensuite sensiblement à partir de 1963 et du Traité de
l’Elysée qui institutionnalise la coopération entre les deux pays. Les médiateurs peuvent
alors compter sur le soutien politique et financier des décideurs des deux pays, sur la

132 « Die intellektuell-deutende, die praktisch-organisatorische und die pädagogisch-vermittelnde », in :

MARMETSCHKE, Dossier …., op.cit., p. 11.


133 Ibid., p. 12.

48
bonne volonté de la population, ainsi que sur les structures franco-allemandes qui voient
le jour, à commencer par l’Office franco-allemand pour la Jeunesse.
Parmi les autres auteurs qui s’intéressent au concept de médiateurs, citons également
Hans-Jürgen Lüsebrink et János Riesz134. Sans proposer une définition aussi approfondie
que Keller et Marmetschke, ils s’intéressent à l’étymologie du terme « Vermittler », et
soulignent notamment que certaines dispositions sont nécessaires chez le médiateur,
mais aussi chez ceux à qui il s’adresse. Marmetschke a elle aussi signalé l’importance de
la personnalité du médiateur, mais pour ce qui est du contexte, elle ne se réfère qu’à
l’aspect historico-politique et non aux destinataires du médiateur. Or pas de médiation
sans réception. Keller, lui, affirme que le médiateur ne contrôle pas les conséquences de
ses actes, ce qui est une autre manière d’affirmer que le succès d’une médiation ne dépend
pas uniquement du médiateur, mais aussi des destinataires135.
Par ailleurs, pour Lüsebrink et Riesz, la réussite ou l’échec concret d’un médiateur n’est
pas un critère pour juger de la qualité de son action car souvent l’échec serait
prévisible du fait de l’ambition et de l’idéalisme du médiateur :

Da die Mittler stets weiter zielen und mehr anstreben als wozu sie ihre eigene oder die je
andere Nation hoffen können mitzuziehen, geht ihre Absicht auch von vornherein weit über
das –bei ‘realistischer’ Einschätzung- Mögliche hinaus136.

Enfin, une dernière caractéristique, importante à nos yeux, est la défiance que peut
susciter le médiateur. Si ce terme en lui-même est connoté la plupart du temps de façon
positive, il arrive parfois qu’il en aille autrement. De vecteur potentiel de stéréotypes sur
l’autre, il devient lui-même objet de stéréotypes, lorsqu’il est assimilé à l’étranger. Il est
alors celui qui n’appartient ni à l’un, ni à l’autre camp. On le soupçonne, on lui reproche
son manque de fidélité. Il s’agit là d’un paradoxe car l’on pourrait s’attendre à ce que sa
supposée non appartenance à un parti soit justement le fondement même de sa
crédibilité. Or en particulier dans des contextes tendus entre deux nations, celui qui fait
œuvre de médiation peut être perçu par les siens comme un traître137. Heinrich Heine a
ainsi essuyé le reproche d’avoir franchi les frontières138. Il s’agit dans son cas des
frontières géographiques entre l’Allemagne et la France, du fait de son exil, mais aussi des
frontières du genre entre littérature et journalisme. Ces critiques ne sont pas le seul fait
des nationalistes ou antisémites de son époque ; on les retrouve également chez des
intellectuels de gauche à des époques ultérieures. N. Colin rappelle les critiques très dures
de Karl Kraus et Theodor W. Adorno. Selon eux, Heine se prostituerait dans la presse et
même si le terme de trahison n’est pas directement employé, il est inhérent à leur

134 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, János RIESZ (dir.), Einleitung, in : Feinbild und Faszination:

Vermittlerfiguren und Wahrnehmungsprozesse in den deutsch-französischen Kulturbeziehungen (1789-


1983), Frankfurt am Main, Verlag Diesterweg, 1984, p. 5-11.
135 KELLER, Introduction, op. cit., p. 14.
136 LÜSEBRINK, RIESZ (dir.), op. cit., p. 7.
137 COLIN, « Der Mittler als Verräter …», op. cit., p. 18.
138 « Grenzgängertum » est le terme difficilement traduisible employé à son égard et qui vise à

discréditer celui qui franchit les frontières. In : ibid., p. 26.


49
argumentation139. Pour Kraus, Heine trahirait la langue allemande du fait de l’influence de
la culture française. Il est question d’une maladie des Français qui contaminerait la langue
allemande, telle la syphilis140. On retrouve là le cliché ancien de la France décrite comme
une femme érotique et dangereuse. Kraus reproche à Heine son caractère apatride, son
manque d’enracinement, mais aussi sa tendance à salir la littérature par un mélange de
genres malheureux. Adorno évoque lui l’acculturation ratée du « Juif Heine ». Cet exemple
montre que l’action du médiateur n’est pas toujours acceptée, loin s’en faut. Sa loyauté et
ses compétences peuvent être – à tort ou à raison – remises en cause. On ne s’attaque alors
pas seulement à son action, mais également à sa personne, afin de le discréditer encore
davantage.
Le cas de Heine n’est pas isolé. Le Lorrain Charles de Villers, émigré en Allemagne en
1791, car « en quête d’un ailleurs, spirituel sinon géographique »141, s’est consacré à la
diffusion de la pensée et de la culture allemandes auprès des Français à travers ses
activités de journaliste, d’essayiste et traducteur. « L’esprit français et l’esprit allemand
sont placés sur deux sommets sur lesquels il y a un abîme. C’est sur cet abîme que j’ai
entrepris de jeter un pont »142, affirme-t-il dans sa préface à Philosophie de Kant.
Néanmoins, il considèrera la culture allemande comme supérieure et son attitude
apologétique nuira à son entreprise. S’il fut un précurseur et un informateur de Mme de
Staël, son œuvre ne connaîtra pas le même succès en raison de son dogmatisme. À titre
d’exemple, dans un essai,143 après avoir affirmé que la littérature est le reflet d’une nation,
il compare le traitement littéraire de l’amour en France et en Allemagne. Son analyse
aboutit à une image stéréotypée des deux pays, avec Sade d’un côté et Klopstock de l’autre.
Il perpétue en cela de vieilles oppositions de la France sensuelle et frivole et de
l’Allemagne sérieuse et intellectuelle. Selon Michel Delon, qui a étudié son parcours, son
projet de médiation était sans doute voué à l’échec car il ne relevait pas d’une volonté de
compréhension entre les deux nations. La balance était trop déséquilibrée au profit de
l’Allemagne. De son vivant il fut traité de « soi-disant Français qui habite depuis dix ans
les bords de l’Elbe »144, ou encore d’étranger, de bourgeois de Lübeck, puis de traître à la
patrie au lendemain de la guerre de 1870 et par la suite de précurseur du Troisième
Reich145. Cette évolution et même cette gradation négative dans les qualificatifs qui lui
sont attribués soulignent l’impact du contexte politique sur la réception d’une médiation.
Comme en attestent ces deux exemples, à afficher son attachement, voire sa préférence
pour la nation étrangère, on court le risque d’être rejeté par son propre pays, surtout si

139 Ibid., p. 29.


140 Ibid., p. 28.
141 Michel DELON, « Clivages idéologiques et antagonismes nationaux à l’époque de la Révolution et de

l’Empire : le cas de Charles de Villers. », in : Feindbild und Faszination: Vermittlerfiguren und


Wahrnehmungsprozesse in den deutsch-französischen Kulturbeziehungen (1789-1983). LÜSEBRINK, RIESZ
(dir.), op. cit., p. 25.
142 Ibid., p. 34.
143 Charles DE VILLERS, « Erotique comparée », in : Polyantheia, ein Taschenbuch für das Jahr 1807,

Münster, 1806. Cité par DELON, in : « Clivages idéologiques… », op.cit…, p. 36.


144 DELON, « Clivages idéologiques…. », op.cit.., p. 35.
145 Ibid., p. 37.

50
les relations entre les deux États ne sont pas au beau fixe. Ceci soulève plusieurs
questions auxquelles il nous faudra répondre : le médiateur doit-il, dans ce cas,
rechercher un certain équilibre entre les parties, afin d’éviter cet écueil ? Est-ce
souhaitable dans le même temps, car cela reviendrait à une forme d’auto-censure ? Enfin,
peut-on supposer que certaines époques ne se prètent tout simplement pas à ce type
d’action ?
Nous allons voir en quoi Tucholsky fait figure de médiateur et dans quelle mesure il
connaît de son temps un sort similaire à Heine et de Villers.

1.2. Tucholsky, un médiateur méconnu


1.2.1. Quelques aspects de sa biographie
Kurt Tucholsky (1890-1935) se situe à la charnière des deux périodes étudiées
généralement par les chercheurs en transferts culturels, à savoir la période initiale qui
s’achève selon Espagne au lendemain de la Première Guerre mondiale et selon Lüsebrink
avant la globalisation. Même si dans cet entre-deux les transferts ne sont plus conséquents
du fait du contexte politique troublé entre les deux nations, la personne et l’œuvre de
Tucholsky répondent néanmoins à un certain nombres de critères qui définissent un
transfert. Afin d’inscrire Tucholsky dans le champ des transferts culturels franco-
allemands selon la méthode définie par Espagne, quelques éléments biographiques
s’imposent. Il s’agit uniquement d’une sélection qui doit permettre de comprendre son
lien avec la France146.

Une enfance dans un environnement francophile


Kurt Tucholsky est issu d’une famille de la bourgeoisie juive berlinoise. Ses parents
appartiennent à la deuxième génération de Juifs assimilés qui ont réussi leur intégration
à force de travail et de volonté. Sa mère Doris a suivi une formation à l'Institut royal de la
formation des maîtres à Berlin (Königliches Lehrerseminar Berlin), son père Alex, qui
débute comme comptable, finira directeur à la banque d’affaires Berliner
Handelsgesellschaft, l’une des plus grandes banques de l’époque qui finance le secteur
industriel. Alex Tucholsky fait partie selon Michael Hepp de cette catégorie de Juif
apolitique qui connaît une ascension sociale pendant la période de la grandeur
wilhelminienne147, mais qui néanmoins pressent les dangers de la politique extérieure de

146 Plusieurs ouvrages biographiques ont été consacrés à Tucholsky et retracent sa vie de façon assez
détaillée. Ils peuvent être consultés pour plus de précisions L’ouvrage de référence est sans doute celui de
Michael HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische Annäherungen, Reinbek, Rowohlt, 1993. Cette thèse s’appuie
aussi notamment sur l’analyse psychologisante de Fritz J. RADDATZ : Tucholsky. Ein Pseudonym, op. cit. ; sur
le travail de Rolf HOSFELD qui présente une lecture plus historique de sa vie : Tucholsky. Ein deutsches
Leben, Siedler, München, 2012 ; sur celle également bien documentée de Helga BEMMANN, Kurt Tucholsky:
Ein Lebensbild, Frankfurt/m, Berlin, Ullstein, 1994.
147 Le père de Tucholsky fait partie de la génération des Kaiserjuden, une génération, ayant connu une

forte intégration sociale et dans le même temps la renaissance de l’antisémitisme. Il s’agit d’une génération
51
Guillaume II. Il craint de ce fait une nouvelle guerre et veut préserver ses enfants des
incitations à la haine par le biais de la culture et de l’éducation. 148 Rolf Hosfeld livre une
interprétation analogue lorsqu’il explique qu’Alex Tucholsky envoie son fils Kurt au lycée
français de Berlin pour le protéger du nationalisme ambiant en Allemagne : « das
französische Gymnasium – für Alex Tucholsky eine seinem Sohn verordnete
Präventivmedizin gegen den überbordenden Nationalismus in Deutschland149. »
Le lycée français est sans doute le cadre dans lequel s’établit l’un des premiers contacts
de Kurt Tucholsky avec la France. Il y entre en 1899, à l’âge de 9 ans. Fondé en 1689 à
l’origine pour accueillir les descendants de Huguenots, ce lycée devient au fil du temps de
plus en plus fréquenté par les élites allemandes à partir du XVIIIe siècle lorsque la culture
et la langue françaises sont en vogue dans les cours européennes. Les enseignements y
sont dispensés en français dans toutes les matières, y compris en histoire et en
mathématique et à l’exclusion du cours d’allemand. Ce lycée est considéré comme le
berceau de la culture humaniste à Berlin et de l’avis de certains de ses enseignants d’alors,
il est un peu plus libéral que les autres établissements prussiens150. Il a accueilli de
nombreux élèves devenus célèbres par la suite, notamment : Adelbert von Chamisso,
Maximilian Harden, Victor Klemperer. À l’époque de Tucholsky, l’établissement est
également fréquenté par les familles de diplomates et d´hommes d´affaires étrangers, et
la proportion d’élèves allemands de la bourgeoisie juive est importante, comme le
souligne Victor Klemperer151 dans ses mémoires ou comme le signale également de nos
jours le site internet du lycée français de Berlin152.
D’après les souvenirs d’un de ses anciens camarades, Tucholsky était, comme eux, fier
d’appartenir au lycée français qui représentait les idéaux de la Révolution française, mais
il se moquait sans cesse des contradictions de l’établissement. Un lycée royal, « ein
königliches französisches Gymnasium », puisque fondé par le prince-électeur Frédéric 1er
de Prusse, alors que la France était une république, où l’on parlait en bon prussien de

instruite, libérale, soucieuse de reconnaissance et de tranquilité bourgeoise. À l’inverse, la génération des


fils est doublement marginalisée sur le plan social du fait des discriminations qui persistent sous la
République et de la crise économique. Elle comprend un grand nombre d’intellectuels, constituant la
« gauche de Weimar », son avant-garde culturelle. Il s’agit d’une génération contestataire de l’ordre
bourgeois, sorte de « contre société » au sein de la société allemande. Cette intelligentsia juive ne peut avoir
accès aux institutions d’États et fait de sa position marginale, un observatoire critique de son époque. Pour
plus de détails, voir notamment : Enzo TRAVERSO, « Les Juifs et la culture allemande. Le problème des
générations intellectuelles », Revue germanique internationale [En ligne], 5 | 1996, mis en ligne le 26
septembre 2011, consulté le 04 février 2021. URL : http://journals.openedition.org.lama.univ-
amu.fr/rgi/544 ; ou aussi : Michael LÖWY, « Les intellectuels juifs », in : Marie Christine GRANJON, Michel
TREBITSCH, Pour une histoire comparée des intellectuels, Éditions Complexe, Bruxelles, 1998.
148 HEPP, op.cit., p. 20.
149 HOSFELD, op.cit., p. 30.
150 HEPP, op.cit., p. 40.
151 Victor KLEMPERER, Curriculum Vitae. Erinnerungen eines Philologen 1881-1918, Berlin, Rütten &

Loening Berlin, 1989, p. 77. Cité par HEPP, op.cit., p. 40 : « zwei besondere Gruppen von Bürgerlichen ,
nämlich etliche solche , deren Namen und Physiognomien ihre währende Verbundenheit mit den alten
Refugiés und Emigranten kennzeichneten, und viele, dem Prozensatz nach erstaunlich viele Kinder aus
wohlhabenden jüdischen Familien. »
152 Selon le site internet du lycée français de Berlin, près de la moitié des élèves étaient d’origines juives

vers 1890-1900 : https://www.fg-berlin.eu/L-histoire-du-College-francais


52
« l’ennemi héréditaire » mais en langue française et parfois avec un fort accent
allemand153.
Tucholsky reste au lycée français jusqu’en 1903 puis il en part pour le Königliches
Wilhelms-Gymnasium, qu’il quitte également quatre ans plus tard, afin de préparer
l’équivalent du baccalauréat avec un précepteur. Selon Hepp, bien que Tucholsky ait été
un élève plutôt médiocre – non scolaire et rebelle quoique doué –, le passage au lycée
français porte ses fruits. Le jeune Tucholsky se familiarise avec la littérature française, il
est marqué notamment par les idées de Rousseau154. Il acquiert également une certaine
maîtrise de la langue française, comme l’atteste un bulletin du lycée suivant, dans lequel
à l’exception de la mention maximale « très bien » en français, il n’obtient que des
mentions « insuffisant » dans les autres matières155. Il peut compter sur l’aide de sa tante
Flora, enseignante, qui lui donne des cours de soutien et de conversation en français156.
Preuve supplémentaire qu’il grandit dans un environnement familial francophile157. Par
la suite, au cours de ses études de droit, il choisit d’effectuer un semestre à l’université de
Genève. Dans la patrie de Rousseau, il travaille encore son français en y suivant, en plus
de ses cours juridiques, des séminaires sur l’analyse d’auteurs français contemporains, les
coutumes et institutions de la France du XVIIe siècle, et sur la prononciation et
l’accentuation françaises158. Enfin, on sait à travers sa correspondance avec sa sœur qu’il
a eu l’occasion de visiter Paris en famille au cours de son enfance159.
Il développe également un esprit critique, refusant de prendre pour argent comptant
tout ce qu’on lui enseigne en classe et allant jusqu’à remettre en cause l’autorité des
professeurs. Cette attitude peut paraître anecdotique, mais elle l’est moins quand on
pense à l’importance de la discipline et au respect de l’autorité en Prusse à l’époque.
Heinrich Mann en a tiré un roman, Der Untertan, certes satirique et où le trait est donc
grossi, mais l’intention est de dénoncer cet état d’esprit propre à l’Allemagne

153 Ibid., p. 42.


154 Hepp cite notamment une dissertation de 1906, après donc son passage au lycée français, Tucholsky
a alors 16 ans, dans laquelle il évoque Rousseau et son enseignement sur le retour à la nature. Le jeune
Tucholsky considère que cette idée est morte avec Rousseau et que l’homme de son époque est encore plus
perverti que celui de l’écrivain français. In : HEPP, Kurt Tucholsky, Biographische…, op. cit., p. 24.
155 Ibid., p. 46.
156 Joseph HELF, « Paris- und Frankreichtexte von Kurt Tucholsky », Magisterarbeit, Eberhard Karls

Universität Tübingen, 1994, p. 8.


157 Cet environnement familial francophile se devine également à une remarque faite par Tucholsky en

1923 dans une nécrologie en l’honneur de l’acteur allemand Richard Alexander. Le journaliste raconte
comment il lui avait écrit une lettre après avoir appris son retrait de la scène et comment ce dernier lui avait
envoyé à son tour un carton des pièces dans lesquelles il avait joué, « in allen jenen französischen Possen,
die das Entzücken unsrer Eltern gebildet hatten ». Ce ne sont sans doute pas toutes les familles allemandes
qui se sont régalées de comédies françaises après la guerre franco-prussienne.
158 HEPP, Kurt Tucholsky, Reinbek, Rowohlt, 1998, p. 18.
159 HEPP, op.cit., p. 31.

53
wilhelminienne160. L’auteur dévoile son projet dans une lettre qu’il écrit à son ami Ludwig
Ewers en 1906 :

Seit ich in Berlin bin, lebe ich unter dem Druck dieser sklavischen Masse ohne Ideale. […] Ich
mache Studien. […] Wie bei jedem beliebigen Akt sich Jeder als Vorgesetzter und als Feind des
Andern aufführt: so unverhüllt und brutal wie sonst nirgends in der Welt. […] – Das alles
möchte machen; ich muss es erst vor der Seele haben, bevor ich an die Umkehrung alles
dessen, die Helden, gehen kann161.

Tucholsky est très admiratif de Heinrich Mann et de ce roman en particulier qu’il


considère comme la bible de l’aire wilhelminienne162. L’une des missions qu’il s’assigne
une fois journaliste est de lutter lui aussi contre cette mentalité prussienne, cette servilité
face à toute forme d’autorité163. Ce thème est un leitmotiv qu’il décline de diverses
manières : « extirper chez les Allemands l’esprit servile »164, « qu’une révolution des
mentalités advienne »165, se débarrasser de la « peste prussienne »166... Dans la recension
que Tucholsky fait du roman de H. Mann en 1919, il se félicite de l’existence et du succès
de l’ouvrage :

Ce livre de Heinrich Mann, aujourd’hui, Dieu soit loué, dans toutes les mains, est l’herbier de
l’homme allemand. Le voilà tout à sa manie de commander et d’obéïr, dans sa brutalité et sa
religiosité, dans son idolâtrie du succès et sa lâcheté civile sans nom167.

Il conclut l’article en se disant conforté dans son combat par ce roman. Combat qu’il
entend mener, non pas directement contre les dirigeants et les puissants qui existeront
toujours et qui profitent de la misère des autres, mais précisément contre ces autres qui
se laissent asservir ou plus exactement contre cette mentalité de « sujet » qui leur a été
inculquée. Cette conclusion offre une véritable clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre
de Tucholsky, ainsi que pour la période parisienne, dans la mesure où Tucholsky entend
faire changer les mentalités de ses compatriotes au sujet des Français168.

Premiers signes de francophilie (1907-1924).

160 Frédéric TEINTURIER, « La place du roman Der Untertan au sein de l’œuvre d’Heinrich Mann »,
Individu & nation [En ligne], vol. 2 | 2009, mis en ligne le 30 novembre 2017, consulté le 04 octobre 2019.
URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=128
161 Heinrich MANN, Briefe an Ludwig Ewers (1889-1913), Berlin, Weimar, Aufbau. 1980, p. 422.
162 Kurt TUCHOLSKY, «Militaria », Gesammelte Werke, tome 2, Reinbek, Rowohlt, 1975, p. 24.
163TUCHOLSKY, « Kapp-Lüttwitz », ibid., p. 298.
164 « den Deutschen (…) den Knechsgeist ausrotten » In : TUCHOLSKY, « Militaria », ibid., p. 11.
165 « daβ eine geistige Revolution entsteht ». In : ibid., p. 38.
166TUCHOLSKY, « Kapp-Lüttwitz », ibid., p. 298.
167 « Dieses Buch Heinrich Manns, heute, gottseidank, in aller Hände, ist das Herbarium des deutschen

Mannes. Hier ist er ganz: in seiner Sucht, zu befehlen und zu gehorchen, in seiner Roheit und in seiner
Religiosität, in seiner Erfolganbeterei und in seiner namenlosen Zivilfeigheit. » In : TUCHOLSKY, « Der
Untertan », ibid., p. 67.
168 La manière dont Tucholsky entend faire changer les mentalités, et plus particulièrement l’avis des

Allemands sur les Français, sera traitée en particulier dans le chapitre 3 « Les modalités d’une médiation
journalistique ».
54
Lorsque l’on s’intéresse aux références françaises dans les écrits journalistiques de
Tucholsky, de ses premières publications en 1907 à la veille de son départ pour Paris en
1924, on se rend compte qu’elles ne sont pas négligeables. Si Tucholsky peut se
préoccuper de ce qui se passe dans d’autre pays, aucun ne revient de façon aussi
systématique sous sa plume que la France. Il n’est pas abusif de dire de lui qu’il est déjà
imprégné de culture française, tant il cite et commente notamment la presse – satirique
surtout – du pays voisin, sa littérature, tant il fait usage de mots, phrases et expressions
dans la langue de Molière. Par ailleurs, il compare déjà la France et l’Allemagne sur
certains points, pratique qui va devenir une constante, pour ne pas dire une obsession, au
cours de la période 1924-1929.
En tant qu’auteur satirique et que parolier, Kurt Tucholsky s’intéresse à ce qui se fait
dans ce domaine chez le voisin. Là aussi les comparaisons sont fréquentes et ce dès ses
premiers articles. Ainsi, dans un texte paru en 1912, Tucholsky, qui a alors 22 ans,
compare un numéro de cabaret berlinois qui lui donne une impression d’inachevé avec
une caricature osée parue dans L’assiette au beurre169, pour en dire que les histoires
paillardes en Allemagne s’arrêtent là où les françaises commencent170. Il en conclut donc
à un manque d’audace dans son pays. Et pas seulement. Il souligne aussi un manque de
savoir-faire. L’article se termine en effet sur une autre référence française, le chansonnier
Félix Mayol, et par une condamnation sans appel de la chanson allemande : « Et cela
personne n’en est capable à Berlin171. » Pour Tucholsky, écrire un bon couplet est tout un
art, que les chansonniers allemands ne maîtrisent pas, à l’inverse de leurs collègues
français qui savent, eux, rester élégants dans leur impertinence :

Das alte französische Cabaret – ich denke da besonders an Aristide Bruant – hatte solche
Schriftsteller, die einen Refrain herausgrölen konnten, ohne je derb zu sein, ohne platt und
geschmacklos zu sein. Manchmal trifft man bei uns Ansätze, aber sie gedeihen nicht172.

Autre comparaison en défaveur de l’Allemagne : la presse satirique. Tucholsky déplore


dans plusieurs textes le manque d’esprit critique dans les journaux de son époque. Avant
la Première Guerre mondiale, il vante encore les mérites de la revue Simplicissimus qu’il
considére comme ce qui se fait de mieux. « Simplicissimus est l’alpha et l’oméga de la satire
politique allemande» affirme-t-il en 1912.173 Mais avec la guerre, le ton change, en 1918,
la revue n’est plus ce qu’elle était, elle n’a pu se tenir à l’écart de la propagande, d’où sans
doute ce propos qui souligne le changement néfaste de ligne éditoriale : « Il y a d’abord
Simplicissimus. Non : il y avait Simplicissimus174 ». Après avoir passé en revue et critiqué
toute la presse de l’époque dans ce même article, il s’adresse à son lecteur pour lui dire

169 Miklós VADASZ, « Les p'tits jeun' hommes », in : L’assiette au beurre, n°422, 1 mai 1909.
170 TUCHOLSKY, « Berliner Cabarets », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 88.
171 Ibid., p. 89.
172 TUCHOLSKY, « Die Kunst des Couplets », Gesammelte, op. cit., tome 2, p. 200.
173 TUCHOLSKY, « Die moderne politische Satire in der Literatur », https://www.textlog.de/tucholsky-

politische-satire.html
174 TUCHOLSKY, « Briefbeilagen », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 307.

55
qu’il pourra lui prêter quelques anciens numéros de L’assiette au beurre175. Cette
référence française réapparaît encore sous sa plume en 1919 dans une recension sur un
nouveau recueil de caricatures de guerre. Une occasion toute trouvée pour Tucholsky de
vanter à nouveau les mérites inégalés de cette revue et d’enfoncer le clou au sujet de la
médiocrité de la presse satirique allemande au regard de la française, capable de décocher
des flèches mortelles176. De même, en 1917 lorsque Tucholsky rédige la critique d’un
ouvrage décrivant les sévices imposés dans les prisons wilhelminiennes par les geôliers,
il fait remarquer, en passant, que Charivari177 n’aurait pas mieux décrit la chose178. Il ne
donne pas plus d’informations sur cette parution, il incombe au lecteur allemand d’aller
se renseigner.
Tucholsky semble néanmoins familier de ce journal car il cite fréquemment plusieurs
de ses contributeurs, à commencer par Honoré Daumier à qui il voue une grande
admiration. À propos de la publication d’un ouvrage qui regroupe des reproductions du
dessinateur en 1913, il souligne : « ce sont (…) quarante dessins du grand Daumier, du
Charivari de Philipon »179. Là aussi, même procédé, le lecteur allemand est supposé savoir
ou chercher de qui il s’agit. Ce dessinateur, que Tucholsky dit unique et d’une grande
modernité, restera dans les annales selon lui, à l’inverse de Thomas Theodor Heine,
illustrateur à Simplicissimus, car les dessins de ce dernier forcent trop le trait. Et
Tucholsky de décrire avec délectation les figures grotesques du monde judiciaire selon
Daumier. Il goûte d’autant plus la plaisanterie qu’il est lui-même docteur en droit et l’un
des premiers critiques de la justice sous la République de Weimar. L’article en question
s’intitule d’ailleurs « Le barreau », ce qui suppose également une certaine maîtrise d’un
champ lexical spécialisé. L’année suivante, Tucholsky cite de nouveau Daumier dans une
nécrologie de l’acteur-chanteur autrichien Joseph Giampetro, très célèbre à l’époque. Il
compare son impressionnante technique sur scène à celle de Daumier faisant des croquis
au théâtre180.
Il n’est pas étonnant qu’en tant que journaliste particulièrement critique de son temps,
Tucholsky s’intéresse à la caricature qui pratique la satire par l’image, que ce soit à des

175 L’assiette au beurre fut l'une des revues satiriques illustrées les plus connues de la "Belle époque".
Elle parut de 1901 à 1912, puis de 1921 à 1936. Elle ne paraît donc plus lorsque Tucholsky écrit cet article.
Elle fait appel à de grands dessinateurs ou peintres (Valloton, Van Dongen, Gris, Villon...) et dresse, sur de
pleine page notamment, des caricatures sociales ou politiques virulentes.
176 « Und weil die romanischen guten Witzblätter nicht, wie unsre lauen, streicheln und spotten und

versteckt kichern, sondern mit Keulenschlagen und Pfeilen töten… »In : TUCHOLSKY, « Das Bild als Narr »,
Gesammelte… , op. cit., tome 1, p. 273.
177 Le Charivari est un journal illustré satirique français, fondé par le journaliste et dessinateur Charles

Philipon, publié de 1832 à 1937. Journal d’opposition, très populaire sous Louis-Philippe, puis sous le
Second Empire, il se concentra sur les mœurs, les arts, la littérature et le théâtre plutôt que sur la politique
avant de retrouver son opposition républicaine et ses convictions anticléricales. De grands noms comme
Cham, Daumier, Gavarni, Grandville, Nadar, Doré, Gill contribuèrent au succès du journal.
178 TUCHOLSKY, « Vorher ! », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 83.
179 « Es sind (…) vierzig Zeichnungen des grossen Daumier, aus Philipons Charivari », in : TUCHOLSKY,

« Briefbeilagen », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 123.


180 TUCHOLSKY, « Giampetro », ibid., p. 163.

56
fins purement comiques ou bien plus contestataires181. Baudelaire qui a pris la défense de
ce genre « singulier »182, à l’écart des normes et de la bienséance, souligne le sérieux
derrière le rire. À propos de Daumier, il note à la fois la qualité d’observation du
caricaturiste et sa faculté à la transposer pour en dire quelque chose :

Ces échantillons suffisent pour montrer combien sérieuse est souvent la pensée de Daumier,
et comme il attaque vivement son sujet. Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler devant
vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de
vivantes monstruosités. Tout ce qu’elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres
et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et affamé, le cadavre gras et repu, les
misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous
les désespoirs du bourgeois, rien n’y manque183.

La caricature représente en outre un outil de langage politique à l’efficacité redoutable


du fait de son caractère « démocratique ». Sa dimension visuelle la met en effet à la portée
de tous, y compris des illétrés ; sa publication dans des journaux en fait un art de masse
bon marché qui la rend accessible à un large public. Elle participe ainsi potentiellement
d’une formation de l’opinion publique184. Les historiens de la Révolutrion française ont
ainsi démontré le rôle de la caricature dans la préparation de l’opinion à la déchéance
symbolique, politique et physique de Louis XVI185. Or Tucholsky s’intéresse à la question
de l’efficacité du discours journalistique et à sa réception par son lectorat186. Il souligne la
force de la caricature iconique. Qui plus est, Tucholsky pratique une écriture de l’implicite
qui se rapproche de la caricature par le décodage du lecteur qu’elles nécessitent toutes

181 Bertrand Tillier apporte une définition éclairante de la caricature par son étymologie :
« L’étymologie première serait issue de l’italien caricare, lui-même issu du latin populaire – charger, dans
sa polysémie et ses extensions, selon qu’on charge un poids comme un fardeau, qu’on pèse excessivement
sur quelque chose jusqu’à le voir rompre ou l’écraser, selon qu’on charge une arme, qu’on conduise une
attaque ou un combat, qu’on accable quelqu’un en lui portant des accusations ou des injures, qu’on exagère
au risque de la surcharge des traits de caractères, des travers ou des défauts, à des fins satiriques, entre
critique et comique. ». Bertrand TILLIER, « La caricature : une esthétique comique de l’altération, entre
imitation et déformation », in : Esthétique du rire [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris
Nanterre, 2012 (généré le 19 mai 2021). Disponible sur Internet :
http://books.openedition.org/pupo/2327 .
182 Charles BAUDELAIRE, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques »

(1855)., repris dans Curiosités esthétiques, édition établie par Henri Lemaître, Paris, Garnier, 1986, p. 241-
263.Texte consulté sur : http://expositions.bnf.fr/daumier/antho/03.htm
183 Charles BAUDELAIRE, « Quelques caricaturistes français », in : Curiosités esthétiques, Michel Lévy

frères., 1868, Œuvres complètes de Charles Baudelaire, vol. II (p. 389-419). Texte consulté sur :
https://fr.wikisource.org/wiki/Quelques_caricaturistes_fran%C3%A7ais
184 Roger BELLET, Raimund RÜTTEN, « Introduction », in : Philippe RÉGNIER (dir.); et al. La Caricature

entre République et censure : L’imagerie satirique en France de 1830 à 1880 : un discours de résistance ?
Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1996 (généré le 19 mai 2021). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/7799>. ISBN : 9782729710514. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pul.7799.
185 Exemple emprunté à B. TILLIER, op. cit.
186 Nous aborderons la question de la réception plus spécifique dans le quatrième chapitre

« Ambivalences et limites de la médiation ».


57
deux187. Derrière le dessin visible de la caricature, se trouve une idée cachée de l’auteur,
une référence à l’actualité à reconnaître188.
On peut d’ailleurs trouver de nombreux points communs entre Tucholsky et le
caricaturiste français. Daumier se spécialise dans la satire politique et sociale, dans
laquelle le journaliste de la République de Weimar s’est également fait un nom. Tout
comme Tucholsky plus tard à Paris, il pratique la déambulation urbaine et par son
aptitude à observer ses contemporains, il dresse son propre « tableau de Paris », sa vision
des Parisiens. Ses dessins sont de véritables reportages de la vie quotidienne, politique et
culturelle.

Journaliste, caricaturiste, lithographe, Daumier cumulait les obstacles à sa reconnaissance


comme artiste, et certes, pour beaucoup, il n’en était pas un et ne pouvait pas l’être. Il ajoutait
à ces handicaps celui d’avoir voué son œuvre non à l’art pour l’art, mais à une cause
républicaine qui ne triompha qu’après trois révolutions et cinquante ans de luttes 189.

Ce constat pourrait également s’appliquer à Tucholsky qui par son caractère éclectique
et son choix de faire du journalisme engagé n’est pas considéré généralement comme un
auteur littéraire malgré la grande littérarité de ses textes.
Tucholsky est également admiratif d’un autre contributeur du Charivari. Dans un
article de 1922 décrivant une soirée au cabaret à Berlin, quelques numéros très réussis
lui évoquent des dessins de Gustave Doré dans Les contes drôlatiques de Balzac190 . Ces
dessins lui reviendront également en mémoire dans l’article « Reise durch die
Jahreszeiten », lorsqu’il décrit en 1925 la ville de Nîmes qu’il associe, tout comme ces
images, au Moyen Âge. Tucholsky pratique fréquement l’association d’idées. Les
références françaises évoquées servent généralement de modèles critiques ou de
comparaisons élogieuses pour la société allemande. Ainsi Tucholsky ne vit pas encore à
Paris que déjà la France donne le ton.
Jacques Offenbach est également une personnalité « française » qui apparaît à
plusieurs reprises sous la plume de Tucholsky, et ce dès ses premiers articles de presse.
Ce grand compositeur d’opérette est bien évidemment le symbole de la gaieté et de l’esprit
parisien de son époque. Il connaît une trajectoire exceptionnelle d’immigré juif allemand
sans le sou lors de son arrivée en France jusqu’à son enterrement en grande pompe à la
Madeleine. Par ailleurs, ses opérettes, sous des dehors légers, possèdent une dimension
parodique et satirique, qui ne sont sans doute pas pour rien dans l’attachement que lui
porte Tucholsky. Notons par ailleurs que la musique d’Offenbach fait de l’Allemagne selon
Michel Espagne – tout comme la philosophie de Schelling et de Hegel – « un élément

187 L’analyse textuelle des chapitres 2 et 3 mettront en valeur cette dimension implicite, sur laquelle nous

reviendrons plus en détail dans le dernier chapitre.


188 Tillier cite l’essai de Baudelaire de 1857 sur la caricature dans lequel il la définit, comme un « genre

singulier », mystérieux,
189 Extrait du texte « Daumier dans l’histoire de France » par Michel Melot sur le site consacrée par la

BnF à l’exposition « Daumier et ses contemporains. » : http://expositions.bnf.fr/daumier/


190 « (….) kennt ihr Dorés Bilder zu den ‘Contes drolatiques’ von Balzac? Das ins Offenbachsche

übersteigert, toll gewordenes Mittelalter-ein famoses Bild! » In : TUCHOLSKY, « Der blaue Vogel »,
Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 151.
58
constitutif de la vie intellectuelle française » au XIXe siècle. Offenbach est donc lui-même
un élément de transfert culturel franco-allemand191. Ce transfert est, dans son cas, bien à
double sens, puisque Offenbach sera très apprécié également en Allemagne par Walter
Benjamin et Siegfried Kracauer notamment, qui lui a consacré une biographie192. Pour
Tucholsky, Offenbach symbolise la France du Second Empire puisqu’il dira de lui en 1912
« Offenbach qui a composé son époque193 » et il parlera en 1927 d’ « époque
Offenbach».194 Et lorsqu’il encensera les acteurs Max Pallenberg ou Fritzi Massary en
1913, c’est pour regretter qu’Offenbach n’ait pas connu le premier ou lorsque la musique
est de qualité, il la compare avec celle d’Offenbach, qui reste tout de même inégalée à ses
yeux.195
Notons que beaucoup de références allemandes citées par Tucholsky – Heinrich Mann,
Heinrich Heine, Oskar Panizza, Georges Grosz, Victor Auburtin… – sont également
francophiles et/ou ont séjourné plus ou moins longuement en France. À titre d’exemple,
si Tucholsky déplore de façon récurrente le manque d’esprit de la presse satirique
allemande, le peintre George Grosz trouve toutefois grâce à ses yeux parmi ses
contemporains et est régulièrement cité comme étant un excellent caricaturiste196. Grosz
fait plusieurs séjours en France entre 1913 et 1928197 et Tucholsky fréquentera sur place
celui que l’on a nommé le « Daumier du Kurfürstendamm »198.
Pour ce qui est de la satire en littérature, Tucholsky a écrit plusieurs textes sur un autre
de ses contemporains, quelque peu oublié alors, Oskar Panizza. Son oeuvre avait été
frappée de censure pour blasphème et lèse-majesté sous Guillaume II, l’auteur lui-même
emprisonné puis interné en psychiatrie à la fin de sa vie. Cet écrivain, dont Tucholsky
admire la force critique et l’audace199, supérieur en cela à Heine selon lui, était également
francophile. Comme Tucholsky l’évoque dans cet article, Panizza s’est établi à Paris après
sa sortie de prison. Il y a écrit un livre en 1899, Parisiana, que Tucholsky cite dans un autre
article200. Il goûte les vers prophétiques de Paniza annonçant une nouvelle guerre, ainsi
que sa critique perspicace de Berlin regardé depuis Paris. Tucholsky compare également
la critique du militarisme allemand de Panizza à celle faite par Maurice Barrès dans Au

191 ESPAGNE, « La notion de … », op. cit., p. 2.


192 Siegfried KRACAUER, Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire, Paris, Éditions Klincksieck,
2018.
193 TUCHOLSKY, « Der ungeschriebene Roman », https://tucholsky.de/der-ungeschriebene-roman/
194 TUCHOLSKY, « Eaux-Bonnes », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 52.
195 Respectivement dans : « Max Ulysses Pallenberg » in : https://www.textlog.de/tucholsky-max-

ulysses.html et : TUCHOLSKY, « Massary », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 128.


196 Notamment en 1921 dans « Fratzen von Grosz », Gesammelte Werke, 1921-1924, tome 3, Rowohlt,

Reinbek, 1993, p. 41.


197 Gitta HO, Georg Grosz und Frankreich, Berlin, Reimer, 2016.
198 Joachim BURDACK, Letzte Tage am Savignyplatz: George Grosz in Berlin 1959, neobooks, Prolog, 2018.
199 « Panizza, der wohl als er noch bei Verstande war, der frechste und kühnste, der geitsvollste und

revolutionärtse Prophet seines Landes gewesen ist »In : TUCHOLSKY, « Oskar Panizza », Gesammelte…, op.
cit., tome 2, p. 376.
200 TUCHOLSKY, « Panizza », ibid, p. 155.

59
service de l’Allemagne, en 1905, dont il cite quelques passages de la traduction
allemande201.
Autre constante, les références allemandes et françaises de Tucholsky ont en commun
l’utilisation de la satire ou du moins partagent un ton insolent, « frech », pour reprendre
un qualificatif qui revient souvent sous la plume du chroniqueur. Ce terme est connoté
positivement et sera souvent associé par Tucholsky à l’esprit français, lorsqu’il s’applique
à décrire à ses compatriotes, lors de son séjour parisien, les caractéristiques des Français.
Tucholsky considère Voltaire « craint, haït, admiré et acclamé par tout un siècle »202
lorsqu’il s’amuse des hommes et de la société de son temps, comme une incarnation de ce
trait de caractère français et de cette tradition littéraire. Pourtant à l’époque de Voltaire,
comme à celle de Tucholsky, la satire a « mauvaise réputation »203. Voltaire lui-même la
critique comme un genre mineur204. De fait, elle ne répond pas à une codification précise
ou plus exactement, elle désigne différentes choses dans l’histoire littéraire, ce qui ne
favorise pas son acceptation205. Qui plus est, la satire est douteuse car elle se moque,
dénigre, juge et condamne sans état d’âme, voire avec une « méchanceté toute
ludique »206. Comment dès lors lui porter crédit même si elle poursuit un idéal d’humanité
meilleure ? Tucholsy est conscient de cette difficulté inhérente à l’écriture satirique ;

201 Ibid., p. 156.


202 TUCHOLSKY, « Voltaire im Grünen », https://www.textlog.de/tucholsky-voltaire-gruenen.html.
203 Sophie DUVAL, Jean-Pierre SAÏDAH (dir.), Avant-propos In : Mauvais genre : La satire littéraire

moderne [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2008 (généré le 26 mai 2021). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/6581>. ISBN : 9791030004182. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pub.6581
204 Il est vrai qu’au XVIIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes fait rage, or de nombreux

Modernes et philosophes ont pris position contre la satire que l’on identifie alors à Boileau. In : Ahmad
GUNNY, « Pour une théorie de la satire au 18e siècle », in : Dix-huitième Siècle, n°10, 1978. Qu'est-ce que les
Lumières ?, p. 353.DOI : https://doi.org/10.3406/dhs.1978.1194,
205 On peut en effet distinguer tout d’abord un esprit satirique apparu dans la Grèce antique : « La satire

est à l’origine une parole performative : le satiriste primitif détient le pouvoir d’administrer par le verbe un
châtiment effectif, pouvant aller jusqu’à la mort de l’ennemi. Puis l’esprit satirique s’est édulcoré en simple
raillerie. Il a alors pu d’une part s’esthétiser, en engendrant certaines formes artistiques, comme le vers
iambique en Grèce, ou en imprégnant plus ou moins certains genres littéraires, comme la comédie
aristophanesque ou la sotie. D’autre part, il a été canalisé par des pratiques sociales, telles les Saturnales ou
la fête des fous. ». Puis, un genre satirique apparaît dans la Rome latine. Versifié, il se caractérise par le
mélange comme l’indique son étymologie ; un mélange formel : dialogue, saynete, sermon et maxime sont
convoqués ; un mélange thématique : tous les travers humains, individuels et collectifs, sont pris pour cible
; un mélange des tons : le propos est aussi bien comique qu’agressif ou moralisateur. La satire est alors une
discours offensif et critique dont la finalité est éthique et qui ne recule pas devant des accusations violentes
pour faire promouvoir la vérité, la raison et la justice. Ce genre redécouvert par les humanistes décline
ensuite progressivement au XVIIIe siècle dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes. Par
ailleurs, la satire ne correspond pas à l’esprit des Lumières qui préfère mettre l’accent sur les aspects
vertueux et raisonnables des Hommes. Reste par la suite un mode satirique aux contours flottants : la satire
a investi la prose, des formats (feuillets, libelles, scènes de théâtre, romans…) et media divers (art, presse,
littérature), sa dimension critique et comique demeure, mais la suspicion à son encontre du fait de son
aspect diffamatoire également. In : DUVAL, SAÏDAH (dir.), Avant-propos In : Mauvais genre : La satire
littéraire moderne [en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2008 (généré le 26 mai 2021).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/6581>. ISBN : 9791030004182. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pub.6581
206 Colette ARNOULD, La satire, une histoire dans l’histoire, Paris, P.U.F., 1996, p. 9.

60
comme il l’affirme, l’humour discrédite207. Or en France, cette forme d’humour combatif
se pratique malgré tout plus librement qu’en Allemagne selon lui. Il apprécie cette liberté
de ton dont il ne manque pas une occasion de rapporter des exemples.
L’intérêt de Tucholsky pour la France se manifeste également à travers d’autres types
de lectures. Il va par exemple recommander à ses lecteurs, en juin 1918, avant la fin de la
Première Guerre mondiale, le récit de Victor Auburtin, Was ich in Frankreich erlebte.
Correspondant étranger à Paris de 1911 à 1914 pour le journal Berliner Tageblatt , ce
journaliste allemand fut accusé d’espionnage au déclenchement de la guerre 1914-1918
et emprisonné en Corse pendant trois ans. Ce récit intéresse Tucholsky car il diffère de
tout ce qui a été écrit jusqu’alors : « Nach all diesem Schund endlich wieder einmal ein
menschliches Zeugnis aus dem Kriege208. » Auburtin décrirait selon lui sans complaisance
ni exagération la réalité car du fait de ses origines françaises, il est attaché aux deux pays.
C’est là le Tucholsky pacifiste qui parle. Il recommande également l’ouvrage d’un autre
journaliste de langue allemande, un Alsacien établi à Paris en 1909, René Schickele. Celui-
ci décrit dans ses articles le quotidien français : les grèves, les élections, mais aussi un
assassinat et Jaurès, pour reprendre des sujets cités par Tucholsky. Ce qui séduit
également Tucholsky au-delà du fond et de la forme qu’il loue, c’est la traduction d’un
sentiment commun aux grande villes, qu’elles soient allemandes ou françaises : « In allen
[Aufsätze] ist das Gefühl für die groβe Stadt, für den Asphalt, der von Arbeitern getreten
wird und von Bürgern und von uns209. » On peut lire là une trace de la mélancolie
exprimée en 1930 dans son poème Augen in der Großstadt210, mais aussi une preuve de
son esprit cosmopolite, qui ne voit pas de frontières aux sentiments humains. On peut
également considérer qu’il s’agit d’un attrait pour une manière de narrer un pays étranger
qui inspira plus tard sa propre pratique journalistique à Paris.
Tucholsky n’attend pas d’habiter en France pour tenter d’intéresser ses lecteurs à la
littérature française, contemporaine ou plus ancienne. Malgré la guerre, il va ainsi
recommander plusieurs auteurs de « l’ennemi héréditaire ». En 1917, alors qu’il se dit au
front en Lettonie, où – il le souligne sans doute pour prévenir les griefs de ses lecteurs – il
a pour habitude de faire son devoir et de satisfaire ses supérieurs, il raconte avoir lu Le
mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux. Ce roman l’aurait tellement passionné qu’il
en aurait, le temps de la lecture, tout oublié : « C’était terriblement excitant211 », et le
journaliste de décrire l’intrigue et les regrets que l’on a à terminer le livre. L’année
suivante, il se met de nouveau en scène en tant que soldat logeant chez l’habitant roumain.

207 « (…) wer glaubt in Deutschland einem politischen Schriftsteller Humor? dem Satiriker Ernst? dem
Verspielten Kenntnis des Strafgesetzbuches, dem Städteschilderer lustige Verse? Humor diskreditiert. »
TUCHOLSKY, « Start », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 434.
208 TUCHOLSKY, « Auburtin », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 304.
209 TUCHOLSKY, « Schreie auf dem Boulevard », ibid., p. 102.
210 Dans ce poème, la mélancolie résulte de la paradoxale solitude ressentie par les habitants des grandes

villes alors même qu’ils vivent au milieu d’une foule d’individus. Elle est exprimée par les vers qui
reviennent à la fin de chaque strophe tel un refrain : « Zwei fremde Augen, / ein kurzer Blick, / die Braue,
Pupillen, die Lider – / Was war das? vielleicht dein Lebensglück … / vorbei, verweht, nie wieder. » In :
TUCHOLSKY, Augen in der Großstadt, Gesammelte…, op. cit., tome 8, p. 69.
211 TUCHOLSKY, « Das Geheimnis des gelben Zimmers », Gesammelte…, op. cit., tome 8, p. 267.

61
Il découvre sur place dans des cartons des livres français dont « mon cher Courteline212 »
auquel il dédiera par la suite plusieurs articles lors de son séjour en France 213. Il décrit
également dans cet article des journaux de propagande française : il va jusqu’à la
considérer comme plus efficace que la propagande allemande car plus osée dans ses
caricatures, ses mensonges, et ses représentations des Allemands.
Après la guerre, les références se font plus nombreuses. En 1919, il conseille la lecture
d’un ouvrage de Claude Farrère, traduit en allemand Das Geheimnis der Lebenden car il
traiterait avec grâce d’un sujet universel et intemporel, le temps et le vieillissement
humain. L’année suivante, il commente la traduction de poèmes de Verlaine214, l’année
d’après, l’illustration réussie de Tartatin de Tarascon d’Alphonse Daudet par Georg Grosz
215. Daudet est de nouveau évoqué en passant, parmi d’autres lectures, dans un article en

1921216. Sa familiarité avec certains auteurs francophones se mesure aux parallèles qu’il
établit avec eux. Par exemple, Le livre de Blaise du suisse Philippe Monier aurait quelque
chose de Daudet217, un personnage d’un livre de l’auteur indien Sir Galahad ressemblerait
à un héros de Jules Verne218, chaque nouvelle de Maupassant pourrait se dérouler dans la

212 TUCHOLSKY, « Im Hinterzimmer », Gesammelte…, op. cit., tome 8, p. 302.


213 Tucholsky écrit en 1927 un article sur une exposition de dessins collectionnés par Courteline et il
découvre à cette occasion qu’il possède la même devise que le dramaturge Courteline : « Das Schönste, das
Allerschönste an dieser Ausstellung steht im Katalog (…) Das ist das Wappen, das sich Courteline selbst
entworfen hat. Ein heraldischer Scherz mit Spaßlöwen und Scherzornamenten, nichts Bedeutendes. Aber
unten, unter dem Wappen, zieht sich ein gemaltes Band, und auf dem steht ein Spruch. Auf dem steht,
Georges Courteline, der Spruch Ihres Lebens, und – verzeihen Sie – der des meinen auch. Nie wird mir einer
glauben, dass dieselben Worte, genau dieselben Worte, seit Jahren in meinem Arbeitsbuch stehn, vom auf
der ersten Seite. Ihr ganzes Wesen ist darin, Courteline, genau das, weshalb wir Sie lieben. Es sind nur zwei
Worte und eine ganze Welt. Die Worte heißen: »Et après –?« Na und –? » In : TUCHOLSKY, « Die
Bilderausstellung eines Humoristen », Gesammelte…, op. cit., 1927, tome 5, p. 413. En avril 1928, dans une
critique de livre, Tucholsky corrige les propos d’un écrivain français sur Courteline et réaffirme la haute
idée qu’il a de lui : « Courteline, sagt Brousson, stehe turmhoch über [Anatole] France, was nicht richtig ist
– wenn auch die große dichterische Kraft Courtelines in Frankreich oft verkannt, in Deutschland niemals
richtig erkannt worden ist. » In : TUCHOLSKY, « Der Maulesel des Papstes »,
https://www.textlog.de/tucholsky-maulesel-papstes.html En août 1928, dans un poème, Tucholsky se met
en scène à travers un « je-lyrique », qui a le sentiment d’être sur une île isolée, avec Courteline comme seule
compagnie et qui s’imagine la situation en Allemagne. In : TUCHOLSKY, « Aus der Ferne », Gesammelte…, op.
cit., tome 6, p. 195. Ces mentions répétées de Courteline dans des articles ont conduit un lecteur à écrire à
Tucholsky pour lui demander pourquoi il ne traduisait pas Courteline en allemand. Le journaliste relate cet
échange dans un article de septembre 1928 : TUCHOLSKY, « Courteline », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p.
247. En 1929, Tucholsky dédie à Courteline son recueil de textes Das Lächeln der Mona Lisa : « Für Georges
Courteline von Peter Panter, Theobald Tiger, Ignaz Wrobel, Kaspar Hauser ». L’ouvrage s’ouvre sur la
citation d’un autre auteur français apprécié de Tucholsky : « ‘Il ne faut pas rire tant qu’on n’est qu’à
l’extérieur des choses, mais il faut d’abord y entrer. Il faut rire du milieu des choses. Plus clairement, je ne
ris pas de toute politique, car il peut en être de belle que j’ignore, mais je ris des hommes politiques que je
connais, et de la politique qu’ils font sous mes yeux. Que le rire soit, non pas frivole, mais sérieux et intérieur,
et d’une philosophie consciente ! On n’a le droit de rire des larmes que si l’on a pleuré. Avant que de rire des
grands hommes, il faut savoir les aimer de toute son âme. L’ironie est la pudeur de l’humanité.’ Jules Renard
(Journal,1896.) » Enfin, en 1930, Tucholsky se sert de la devise de Courteline (« et après ? Courteline ») pour
le poème Danach : https://de.wikisource.org/wiki/Danach_(Tucholsky)
214 TUCHOLSKY, « Die Sittlichen », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 398.
215 TUCHOLSKY, « Der Bayer mit dem Schiessgewehr », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 52.
216 TUCHOLSKY, « Drei Abende », ibid., p. 92.
217 TUCHOLSKY, « Blaise der Gymnasiast », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 222.
218 TUCHOLSKY, « Die Kegelschnitte Gottes », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 347.

62
petite station du film « Tragödie der Liebe »219…. Ces quelques références illustrent le
caractère éclectique et non élitiste des lectures et critiques littéraires de Tucholsky. Il
conseille aussi bien des œuvres d’auteurs célèbres que l’on peut qualifier de classiques,
que des écrivains d’une littérature plus populaire, certains connus, d’autres beaucoup
moins220.
Ces quelques exemples mettent également en évidence comment, pour reprendre la
terminologie de Lüsebrink221, le journaliste opère une sélection d’éléments culturels dans
la culture étrangère qui reposent sur des intérêts pratiques. Ainsi lorsqu’il évoque la
nouvelle traduction de poèmes de Verlaine222, il porte tout d’abord un jugement de fond
sur la qualité de cette version. En l’occurrence, il trouve cette traduction trop sage et peu
fidèle au texte initial dont il donne « une fausse image »223. Ceci prouve sa maîtrise du
français et sa connaissance de Verlaine. Mais là n’est pas le principal. Le vrai sujet de
l’article est en réalité la censure qu’a subie ce livre dans une revue à destination des
libraires. Das Börsenblatt für den deutschen Buchhandel a en effet refusé de lui faire de la
publicité. Selon Tucholsky il ne s’agit pas d’une censure morale en raison de l’évocation
de prostituées par un auteur français, mais d’une censure politique car la maison d’édition
qui publie ces traductions, édite par ailleurs des auteurs engagés politiquement à gauche.
Au-delà du caractère anecdotique de cet article, il met en lumière à la fois le travail de

219 TUCHOLSKY, « Tragödie der Liebe », ibid., p. 355.


220 Ce constat à propos d’œuvres francophones vaut également pour l’ensemble des livres qu’il rescense.
Parmi ses plus de 500 critiques littéraires, on trouve aussi bien de grands noms – Brecht, Hesse, Ibsen, Joyce,
Kafka – que des auteurs de romans policiers –Frank Hellers, Edgar Wallaces- par exemple. De même,
Tucholsky ne se prive pas d’affirmer qu’il n’entend rien à certains grands auteurs, comme parmi les français,
Pauk Valéry et Proust (article : « E.R. Curtius’ Essays », Gesammelte…, op.cit., tome 4, p. 308). Au-delà de la
littérature, il écrit également sur des ouvrages politiques, historiques, juridiques, psychologiques,
sociologiques, ou encore photographiques, artistiques, ainsi que sur des reportages et récits de voyage, des
livres scolaires, des dictionnaires…. Ses critiques portent donc sur des objets et auteurs très hétérogènes.
Elles ne traduisent pas un canon esthétique ou une idéologie politique, même si on retrouve aussi, par
moments, ses convictions pacifistes, politiques, sociétales dans certains articles. On peut constater par
exemple dans ses recommandations de lectures, une forte présence d’auteurs naturalistes. Il faut y voir un
lien avec son ambition journalistique de dire la « vérité », de montrer la vie telle qu’elle est, avec ses
injustices et ses aspects sombres parfois. In : Ute MAACK, « ‘Warum schreibt das keiner ?’ Kurt Tucholskys
Literatur-Kritik », in : Sabina BECKER, Ute MAACK (dir.), Kurt Tucholsky. Das literarische und publizistische
Werk, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2002 p. 245-276.
Au sujet du naturalisme, Tucholsky affirme dans un article que Balzac est un génie comme il n’en existe
plus. Il admire le fait qu’il ait su montrer la diversité des existences en dehors de sa propre condition sociale.
Il regrette que la plupart des hommes ne possède pas un large « horizon sociologique » à l’instar de
l’écrivain français car cela les porte à concevoir des préjugés envers ceux qui ne sont pas comme eux.
Tucholsky plaide par conséquent pour une littérature sociétale (« Gesellschaftsliteratur ») qui éclaire les
consciences et révèle la réalité sociale dans toute sa diversité. In : TUCHOLSKY, « Der soziologische
Horizont », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 246.
221 LÜSEBRINK, Interkulturelle Kommunikation…, op. cit., p. 149.
222 TUCHOLSKY, « Die Sittlichen », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 398.
223 « Für mein Gefühl ist es nun nicht Fisch noch Fleisch, denn es gibt ein falsches Bild: Verlaine hat in

dieser Epoche seines Lebens, wo er nach katholischen Verzückungen in ganz andern als kirchlichen Domen
zelebrierte, durchaus nicht »Unflat in Gold verwandelt, das Verwerfliche geheiligt, das Unaussprechliche
sagbar gemacht« wie Curt Moreck behauptet. Ein Moorbad ist ein Moorbad, und wenn man so etwas negiert,
muß man es nicht übersetzen. Wert und Reiz des Moorbades liegen im Moor, nicht in kristallklarem
Wasser. » In : ibid.
63
médiation de Tucholsky, qui sélectionne un élément de culture étrangère, Verlaine en
l’occurrence, et le fait passer de son contexte d’origine, la France, vers un contexte
d’accueil, l’Allemagne. Il montre également comment la réception de cet élément étranger
est également le fait d’un choix, expliqué ici par des raisons politiques. On retrouve là les
deux aspects propres au transfert culturel, la processualité et l’intentionnalité.
Enfin Tucholsky fait un usage important de mots, de phrases entières ou de citations
en français dans ses textes, en particulier au lendemain de la Première Guerre mondiale.
La langue française a été prisée dès le XVIIe siècle dans les cours allemandes et de
nombreux mots sont entrés par la suite dans le vocabulaire courant, y compris au sein des
couches populaires, du fait de l’occupation napoléonienne. Cependant, au XIXe siècle,
l’apparition d’un nationalisme germanique et plus encore la fondation du Reich
entraînent une opération de purification de la langue allemande. Il est question à cette
époque de « gallicisation » (« Verwelschung »), c’est-à-dire d’emprise néfaste des langues
romanes, du français en particulier, sur la langue allemande. À partir de 1870,
l’administration doit officiellement supprimer les mots d’origine étrangère de son
vocabulaire. L’association Allgemeiner Deutscher Sprachverein est créée dans la décennie
suivante avec le même objectif. Le très francophile Theodor Fontane, autre auteur de
référence pour Tucholsky224, et qui emploie de nombreux gallicismes, fera partie des
intellectuels qui protesteront ouvertement contre l’entreprise de cette association225.
Tucholsky se moquera de cette association et plus largement de tous ceux qui, sous
couvert de défendre la langue allemande, la transforment en un idiome prétentieux,
bureaucratique et inélégant. Tel est son point de vue, défendu en 1918, dans l’article
« Neudeutsch », du nom de ce nouvel idiome barbare226. Dans un autre texte écrit en août
1920, il se remémore avec ironie le jour de la déclaration de guerre, six ans plus tôt,
lorsque l’envie d’en découdre avec l’ennemi était telle que beaucoup d’Allemands se
sentaient obligés d’éliminer tous les mots étrangers de la langue allemande :

Vorläufig zogen die Abonnenten des ›Berliner Lokalanzeigers‹ (und leider auch andere) von
Café zu Café, verlangten mit Stentorstimme mutig, tapfer und deutsch die Entfernung des
welschen Akzents, der Feldwebel auf dem Bezirkskommando sagte nicht mehr Adieu, sondern
auf Wiedersehen, und es zeigte sich nach kurzer Zeit, dass man alle Gemeinheiten auch ganz

224 Tucholsky admire à la fois l’écrivain pour la qualité de son écriture et pour la douce ironie qui
caractérise son regard sur le monde. Il admire aussi l’homme pour sa vie studieuse et modeste : « Was war
es denn schließlich mit ihm –? Er schrieb seine Bücher, und arbeitete – er war einer der gewiegtesten
Techniker, die die deutsche Literatur je gehabt hat, ohne daß man Versen und Sätzen ansieht, wie sie
gebosselt sind – er schrieb und lebte bescheiden daher. Und das Leben auf der großen Weltbühne rauschte
vorbei, umbrauste ihn, und er lächelte. Wer so lächeln kann –! Es war ein Gemisch, ein prachtvolles Gemisch
von Lavendelduft und neuer Zeit, wie er sie verstand, aus edelstem Menschentum und jenem Schuß Ironie
und Skepsis, die den Mann so anziehend machten. » In : TUCHOLSKY « Fontane und seine Zeit »,
Gesammelte…, op.cit., tome 2, p. 242.
225 Clarissa HÖSCHEL, « Gallizismen in Fontanes Roman „Irrungen, Wirrungen“ (1888) », in :

https://www.xlibris.de/Aufsatz/Autor/Fontane/Gallizismen%20in%20Fontanes%20Roman%20Irrunge
n%2C%20Wirrungen%20%281888%29 , consulté le 18/10/2019
226 TUCHOLSKY, « Neudeutsch», Gesammelte…, op. cit., tome 1, p .341.

64
gut ohne Fremdworte in seiner Muttersprache ausüben konnte. Es war wirklich eine große
Zeit227.

Dans un article écrit à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Fontane, Tucholsky


compare l’écrivain à Goethe, non pas en tant qu’artiste, mais en tant qu’incarnation d’une
époque. Il fait de l’écrivain brandenbourgeois le symbole d’une époque révolue, une
époque qui a pris fin le 1er août 1914. Regrettant qu’il n’intéresse plus la jeune génération,
Tucholsky lui rend hommage en concluant son article par quelques gallicismes imitant
cette langue du siècle passé228. Ces clins d’œil à Fontane sont aussi un moyen de lutter
contre cette germanisation revendiquée de la langue. On retrouve aussi cette idée d’une
époque révolue et même d’une vie devenue vide de sens, dans laquelle les plaisirs d’hier
– en l’occurrence la lecture de Maupassant – ne peuvent plus être :

(…) wie wir geliebte Bücher nicht mehr lesen können, weil die Voraussetzungen nicht mehr
stimmen, und wie Maupassant hölzern und tot und gestreckt wirkt, weil alles anders
geworden ist unterdessen. Merken sies nicht –?229

En faisant lui aussi un emploi important de termes français, qui plus est au cours d’une
période historique qui ne s’y prête guère, Tucholsky fait autant un choix stylistique que
politique. Celui-ci résulte d’une familiarité avec la langue et la culture françaises qui est le
fait de son éducation et de ses lectures. À titre d’exemple, l’article sur le procès des
meurtriers présumés des Spartakistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg s’ouvre sur
une expression française : « Cause fameuse im Groβen Schwurgerichtssaal : Mordprozeβ
in Sachen Liebknecht und Rosa Luxemburg230. » Il se termine également sur du français.
Après avoir décrit deux mondes irréconciliables, celui du militarisme et celui du
progressisme, Tucholsky lance à ses lecteurs le voltairien : « Écrasez l’infâme ! »231
Ironique, il cite dans un autre texte, cette phrase de Daumier, « Il faut être de son temps »,
en faisant référence à la versatilité de certains auteurs de la revue Süddeutsche

227 TUCHOLSKY « Rausch, Suff und Katzenjammer », ibid., p. 394.


228 « Wir stehen aber da, daß wir Geschichte treiben, wenn wir vom alten Fontane sprechen, wir stehen
da, wo die junge Generation wenig von ihm weiß. Und gar nichts von ihm wissen will, und erkennen wieder,
daß Geld auf alle Fälle, ob mans hat oder nicht, ein Malheur ist. Worauf der Alte sicherlich ein charmantes
Gedicht gemacht hätte. » In : TUCHOLSKY « Fontane und seine Zeit », op.cit., p. 244.
229 TUCHOLSKY « Leerlauf », ibid., p. 418.
230 TUCHOLSKY, « Die Lebendigen Toten », ibid., p. 95.
231 TUCHOLSKY, ibid., p. 99. En tant que satiriste lui-même, Tucholsky, apprécie sans doute la verve de

Voltaire qu’il a par ailleurs décrit dans un article de 1925 comme l’incarnation de la raison. Tucholsky y
dresse un parallèle entre son époque et celle de Voltaire. Tout deux doivent faire face aux mêmes
défaillances de l’Etat et de l’esprit humain : « All das hat es zu seiner Zeit auch gegeben: Beamte, die
Selbstzweck geworden waren, eine wacklige Justiz, eine brüchige Finanzverwaltung, Pfaffen und
Verdummte, Parteivorsitzende, die nichts waren als das – und über allem die falsche Gloriole des Staates. »
In : TUCHOLSKY « Voltaire im Grünen », https://www.textlog.de/tucholsky-voltaire-gruenen.html.
Tout comme d’autres auteurs de gauche sous la République de Weimar (notamment H. Mann dans son
essai Voltaire-Goethe), Tucholsky se réfère souvent aux idéaux et auteurs du Siècle des Lumières qui
inspirent sa conception de la démocratie. In : Bernhard SPIES, « Le développement d’une pensée
démocratique chez les écrivains dans la république de Weimar 1918-1924 ». In : Gilbert KREBS, Géradr
SCHNEILIN (dir.), Weimar ou de la démocratie en Allemagne [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle,
1994 (généré le 01 février 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org.lama.univ-
amu.fr/psn/5772>. ISBN : 9782878547870.
65
Monatshefte qui avant la guerre vénéraient les Anglais, puis se sont mis ensuite à les
vilipender232. Plusieurs de ses chansons et poèmes sont ponctués de l’expression
« Rideau ! Rideau !233 » Enfin, parmi les gallicismes ou les expressions françaises qui
aujourd’hui prêtent à sourire car inhabituels, citons notamment : « gaminhafte Züge »234,
« dessen Parvenütum »235, « Kujon »236, « ohne alle Prätention »237, « die Treue der
Reichswehr (…) ist eine Farce »238, « eine Courtoisie »239, à propos de la chanteuse Claire
Waldorff : « ihrer Drolerie »240, « ein groβes Bassin241 » pour qualifier une piscine, « einen
so diffizilen Stil wie den Meyrinks »242 dans une critique littéraire…. Les exemples sont
légions.
Malgré cela, les références à la France dans les biographies de Kurt Tucholsky, si on
excepte la période 1924-1929 pendant laquelle il vécut à Paris, sont paradoxalement
assez minces. Les différents auteurs ne sont pas attardés sur cet aspect de sa vie, même si
tous soulignent l’attachement de Tucholsky pour la France tout au long de sa vie. Une fois
installé en Suède, sa dernière terre d’exil243, Tucholsky continuera en effet à s’intéresser
à la France et à travailler inlassablement son niveau de français, comme en témoignent sa
correspondance et ses lectures sur place 244.
On peut donc parler de transfert culturel en ce qui concerne Tucholsky car dès l’enfance
il a été confronté à la culture française et il en a fait sien certains éléments. Nous en
trouvons des témoignages nombreux dans ses écrits avant même son séjour parisien,
nous venons d’en donner quelques exemples. Pendant ce séjour, les exemples sont encore
plus importants, comme nous le verrons par la suite. Tucholsky a donc bien été au cours
de sa jeunesse objet de transfert culturel et pendant sa carrière journalistique il a lui-
même été un vecteur de transfert. Ceci est encore plus vrai, une fois en France, où il se fait
médiateur entre la culture allemande et française.

232 TUCHOLSKY, « Otto Flake », Gesammelte…, op. cit, tome 3, p. 74.


233 Notamment : TUCHOLSKY, « Saisonbeschluβ », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 96 ; TUCHOLSKY ,
« Auftakt », in : Ibid., p. 108 ; TUCHOLSKY, « Saisonbeginn », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 174.
234 TUCHOLSKY, « Drei Generationen », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 118.
235 TUCHOLSKY « Heil, Kasier, dir ! », ibid., p. 125.
236 TUCHOLSKY « Kähne », ibid., p.141.
237 TUCHOLSKY « Der blaue Vogel », ibid., p. 150.
238 TUCHOLSKY « Die zufällige Republik », ibid., p. 22O.
239 TUCHOLSKY « Prozess Harden », ibid., p. 302.
240 TUCHOLSKY « Richard Alexander », ibid., p. 328.
241 TUCHOLSKY « Ein Hundstagsbild », ibid., p. 342.
242 TUCHOLSKY « Allotria », ibid., p. 344.
243 Tucholsky meurt en Suède en décembre 1935 dans des conditions non élucidées, suicide ou surdose

médicamenteuse accidentelle.
244 Il découvre notamment et mentionne à de nombreuses reprises Charles Péguy qui aurait été une de

ses lectures les plus marquantes à la fin de sa vie. Il lit également d’autres contemporains : Aymé, Barbusse,
Bernanos, Céline, Mauriac, Yourcenar… Il lit régulièrement les revues Esprit et L’Ordre Nouveau. Il
commente toutes ses lectures dans sa correspondance avec divers proches. Afin d’améliorer son français, il
dit passer jusqu’à six heures par jour à apprendre du vocabulaire et à faire des exercices de grammaire. In :
BURROWS, Tucholsky and…, op. cit., p. 214-219. Sa bibliothèque personnelle conservée aux archives de
Marbach témoigne de ce souci de maîtriser la langue française. Elle compte de nombreux manuels de
grammaire française.
66
1.2.2. Son rapport à la médiation
Kurt Tucholsky ne fait pas partie des figures de la médiation franco-allemande
généralement citées par la recherche. Et pourtant si l’on se réfère aux définitions du
médiateur qui ont été évoquées, il est sans aucun doute un médiateur. Avant de nous
interroger sur les raisons de cet oubli, rappelons ce qui légitime l’emploi de ce terme le
concernant. Marmetschke distingue trois conditions pour l’emploi du terme de médiateur.
Celui-ci doit s’inscrire dans un contexte politique de fortes tensions entre deux pays, il
doit être issu de la société civile et doit au cours de sa vie œuvrer par différents biais au
rapprochement entre les deux pays.
Lorsque Tucholsky s’installe à Paris en avril 1924, la situation est loin d’être apaisée
entre les deux anciens ennemis héréditaires, particulièrement du côté allemand. Le
souvenir de la défaite est encore cuisant, celle-ci a entraîné la chute de l’Empire et la mise
en place de la République de Weimar qui, dès ses débuts, est décriée de tous bords. Le
traité de Versailles, considéré comme un « diktat » des Alliés, est qualifié de « traité de la
honte » (« Schandvertrag »). Il impose notamment des réparations élevées, il confère à
l’Allemagne et à ses alliés l’entière responsabilité morale de la guerre et, autre
humiliation, il entraîne plusieurs occupations de territoire par la France245.
Tucholsky est bien, en tant que journaliste, un acteur de la société civile. Il n’est pas
mandaté par une institution lorsqu’il s’installe à Paris. Il y va de son plein gré en
convainquant deux journaux de l’employer comme correspondant étranger. Depuis Paris,
il aspire à désamorcer les tensions entre sa patrie et son pays hôte via ses publications.
Tucholsky n’écrira pas un article précis dans lequel il se présenterait comme un
médiateur, néanmoins le terme « Mittler » apparaît à plusieurs reprises sous sa plume.
Dans l’article « Die Gräfin im Löwenkäfig »246, publié en juillet 1924, il évoque un fait
divers qui a eu beaucoup d’échos dans la presse nationale et internationale, en
l’occurrence la récitation par une comtesse française de vers dans une cage à lions. Il part
de cette information anecdotique pour définir ce qui, selon lui, doit être la vraie mission
d’un correspondant étranger, c’est-à-dire se faire médiateur (« Mittler »). Il ne s’agit donc
pas de relater tels faits divers, mais de décrire le quotidien d’un pays étranger pour ceux
qui ne peuvent voyager, afin qu’ils se fassent leur propre opinion de la réalité. Livrer des
données sur le nombre d’habitants, la langue, l’économie ne suffirait pas, il faut par
ailleurs décrire des choses banales de la vie de tous les jours qui rendent cette réalité
tangible. Turcholsky cite notamment les chansons des enfants dans la rue, les discussions
de travailleurs dans le train, ce qui fait rire et pleurer un pays….

245 Nous avons choisi de développer la question du contexte historique en dehors de cette section, afin

de la centrer sur le rapport entre Tucholsky et la médiation : les critères qui font de lui un médiateur, les
articles dans lequels Tucholsky emploie le terme de médiateur (« Mittler ») ou ceux dans lesquels il se pose
en tant que tel. Pour ce qui est de l’arrière-plan historique durant l’après-guerre, se reporter au sous-
chapitre « 1.3.1. Un contexte peu favorable ».
246 TUCHOLSKY, « Die Gräfin im Löwenkäfig », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 423.

67
Le terme apparaît deux fois dans le texte en question. La première fois en référence à
un journaliste du Chicago News à Berlin qui remplirait bien cette mission. Tucholsky
évoque également dans ce sens le diplomate français Emile Haguenin, « Der verstorbene
Haguenin hat praktisch mehr für die Verständigung zwischen Frankreich und
Deutschland getan als mancher Journalist »247. Indirectement, Tucholsky affirme ce qu’il
entend plus largement par le terme de « Mittler » : un homme qui œuvre à la
compréhension entre les peuples. Cela peut donc être le fait d’un journaliste, mais pas
uniquement, comme le montre l’exemple d’Haguenin. Tucholsky évoque par ailleurs la
littérature comme autre moyen de découvrir un territoire étranger. Lire plusieurs romans
se déroulant dans une ville et donnant un bon aperçu de sa structure sociale est parfois
plus instructif et évocateur que d’accumuler des connaissances purement factuelles :

Es gibt ein Beispiel, das fast jeder Deutsche nachprüfen kann. Man kann über Hamburg viele
Daten geben, Fakten, Tatsachen, Zahlen und Nachrichten. Man wird der Stadt nicht
näherkommen. Wenn man aber einige gute hamburger Romane kennt und wirklich gute,
ernste oder witzige Schilderungen über die Stadt und ihre gesellschaftliche Struktur gelesen
hat, Bilder von Arbeitern nachts auf der Reeperbahn und den etwas förmlichen Senatoren
abends auf dem Diner – dann kommt man der Sache schon näher248.

Au-delà de ces intermédiaires, la meilleure solution pour comprendre une culture


étrangère reste selon lui cependant le voyage. Mais à défaut, la littérature ou le
journalisme doivent permettre de décrire et d’analyser « l’air » du pays voisin, aussi bien
que faire se peut. Cette image de l’air, élément invisible et impalpable, traduit toute la
difficulté de cette mission. Une mission qu’il considère comme essentielle dans une
période encore marquée par l’épisode des tranchées : « Das und nur das ist die Aufgabe
des Mittlers. Den wir nach dieser grabendurchfurchten Zeit nötiger haben denn je249. »
Autre occurrence du terme « Mittler », un article de février 1926 consacré à la venue à
Paris de Thomas Mann et d’Alfred Kerr pour donner des conférences et œuvrer ainsi au
dialogue franco-allemand. Cet événement est l’occasion pour Tucholsky de donner son
avis sur ce genre d’action pacifiste. L’effet serait limité selon lui car le public est lui-même
réduit à une élite dont la jeunesse ne fait par ailleurs pas partie. Ces discours
d’intellectuels peuvent éventuellement élargir le point de vue de certains auditeurs ou
lecteurs des journaux. Néanmoins, la méthode ne serait pas la bonne selon Tucholsky. On
n’empêche pas une guerre de cette manière. L’histoire récente en donne la preuve : « Des
intellectuels allemands à Paris, des Français à Berlin… On en était précisement au même
point en 1912250. » Ce type d’action serait par ailleurs ridicule et dangereux. Ridicule car
y participent dans chaque camp d’anciens apôtres de la Grande Guerre. Notamment ceux
qui, côté allemand, se présentaient, peu auparavant, comme sauveurs de la Ruhr lors de
son invasion par la France. Il y a donc là une hypocrisie sous-jacente. Dangereuse, par
ailleurs, car les intellectuels, qui de bonne foi, croient œuvrer pour la paix, se trompent de

247Ibid., p. 425.
248 Ibid., p. 424.
249 Ibid., p. 426.
250 TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », Gesammelte…, op.cit., tome 4, p. 345.

68
moyen251. Ce ne sont donc pas ces médiateurs, naïfs, qui sont en cause, mais la portée
excessive que l’on attribue à leur action.
Pour qu’elle soit efficace, il faudrait d’une part, dit Tucholsky, qu’ils s’adressent au
peuple, il faudrait, de plus, qu’ils s’opposent aux puissants de leur pays. Sont pointés du
doigt les autorités militaires et les acteurs économiques, censés attendre la prochaine
guerre252. Selon le journaliste, la paix du moment s’explique par les intérêts des acteurs
économiques. Une paix véritable ne peut advenir que par le rejet du système capitaliste
qui aurait besoin de la guerre pour vivre. Il réemploie alors la métaphore liée à l’air :
« Eine Luftreinigung. In diesem Sinne bin ich für eine deutsche-französische
Verständigung253. » Cette fois-ci, il ne s’agit plus de humer l’air du pays voisin, autrement
dit de découvrir ce qui fait l’essence de la vie sur place, mais de purifier ce qui pollue et
empêcherait durablement la vie pour les deux peuples. Le discours est ici radical, teinté
de communisme, même si Tucholsky ne sera jamais membre du parti et qu’il condamnera
la politique du KPD254.
Toutefois s’il rejette dans cet article – et dans d’autres – cette forme de pacifisme, qui
selon Marmetschke est la médiation franco-allemande dominante dans l’entre-deux-
guerres, il n’est pour autant pas opposé par principe à toute forme de médiation par des
intellectuels. Ainsi dans un article paru peu de temps avant, il fait une recension
extrêmement élogieuse d’un ouvrage du romaniste Ernst Robert Curtius, qu’il considère
comme l’une des meilleures publications récentes sur la France.

Hier spricht einer, der beide Völker, das deutsche und das französische, genau kennt, beiden
von Herzen zugetan ist und nach genauer Durchforschung ihrer Geschichte urteilt und urteilen
darf255.

Tucholsky n’emploie pas à son égard le terme de médiateur, néanmoins c’est bien la
figure du médiateur idéal, à égale distance des deux parties, dont il est ici question. Il ne
s’y trompe pas puisque Curtius est unanimement considéré aujourd’hui par la recherche
comme un médiateur franco-allemand. Tucholsky reconnaît à Curtius un statut particulier
du fait de sa maîtrise du sujet : il ne conteste pas l’affirmation de ce dernier selon laquelle

251 « Nicht ist gegen die Arbeit guter Mittler zu sagen – aber alles gegen ihre Bewertung. » In : ibidem, p
346.
252 « Das Bezirkskommando wartet, die Wirtschaft, und in den Zwischenpausen spielen sie
Völkerversöhnung. » In : ibidem.
253 TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », op. cit., p. 347.
254 Tucholsky est membre de l’USPD de 1920 à 1922, mais il ne rejoint pas l’aile gauche du parti qui se

rallie au KPD en 1920. CF BEMMANN, Kurt Tucholsky. Ein Lebensbild, op. cit. p.192-193. Tucholsky tient par
la suite un discours plus offensif et qui semble proche de l’idéologie communiste. Entre 1928 et 1930, il écrit
des articles pour l’Arbeiter-Illustrierten-Zeitung, proche du KPD. Néanmoins dès 1929, il critique de plus de
plus la politique du parti communiste. (BEMMANN, ibid., p. 402-403). Ses critiques plus franches au départ
dans sa correspondance, seront également publiquement exprimées dans ses articles à partir de 1930. Cf
HEPP, K.T. Biographische…, op. cit., p. 310. Cette année là, Tucholsky affirme notamment qu’il est temps de
dénoncer le dogmatisme du parti : « [es ist] an der Zeit, den Unentwegten mitzuteilen, daß man den
Marxismus nicht wie eine Käseglocke über die Welt stülpen kann. Er deckt sie nicht. Ihr habt aus ihm eine
dogmatische Religion gemacht. Wir machen das nicht mit. », in : TUCHOLSKY, « Gesunde und Kranke
Nerven », op. cit., tome 8, p. 246.
255 TUCHOLSKY, « E.R. Curtius’ Essays », Gesammelte…, op.cit., tome 4, p. 308.

69
la vie intellectuelle d’un peuple joue un rôle déterminant dans son histoire. Tucholsky,
dont les propos sont à cette époque teintés de matérialisme, ne le contredit pas car Curtius
ne néglige pas pour autant la réalité économique et sociale.

Curtius ist der einzige mir bekannte Literarhistoriker, der sich erlauben darf, den Satz
auszusprechen, dass die ersten, sublimsten Ausschläge des Geschichts-Seismographen in der
Geistigkeit eines Landes wahrgenommen werden und nicht in seiner Wirtschaftslage. Darüber
kann man sich unterhalten – er aber darf es sagen, weil er neben den Formwerten niemals den
Grund und Boden vernachlässigt, auf dem jene erwachsen sind256.

Autrement dit, Curtius n’est pas un intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire et sa
lecture permet d’apprendre beaucoup sur l’autre, au-delà de sa littérature :

Dieses Buch aber sei empfohlen. Man liest es mit Gewinn, man lernt daraus, man sieht weiter,
über die Grenzpfosten hinweg. Man ersieht daraus, wo das so komplizierte Geistesleben
Frankreichs heute steht; man erkennt die Gründe für die scheinbare Nichtachtung des
Fremden, man unterscheidet die Kräfte, die von einem festen Mittelpunkt aus nach draußen
streben – man versteht aufs neue die lebendigen humanistischen Tendenzen der Lateiner257.

Cet ouvrage permet de toucher à ce qui fait l’esprit des Français, or c’est là le propre de
la recherche de Tucholsky en France. Présenter à ses lecteurs qui sont leurs voisins, ce
qu’ils pensent au quotidien. De ce fait, cette lecture et plus largement ce genre de travaux
œuvreraient en faveur d’un rapprochement des deux peuples : « Und man wünscht sich
über die Bindung der Geistigen hinweg eine festere Bindung beider Länder (….) Eine
größere gegenseitige Befruchtung durch zwei Völker ist nicht denkbar258 ». Il conclut son
article en souhaitant que les classes laborieuses puissent se connaître davantage à travers
ce type de discussion. Cela rejoint donc sa position de l’article sur Mann et Kerr à Paris, à
savoir que la paix nécessairement passe par les couches populaires. Et le livre est dans ces
conditions un objet de médiation, tout comme le journalisme.
Si l’on reprend la typologie développée par Marmetschke, Tucholsky serait donc un
médiateur de la troisième catégorie, un multiplicateur (« Mulitplikator »), qui en tant que
journaliste s’engage pour une meilleure connaissance de l’autre et participe ainsi à la mise
en place d’un projet interculturel d’apprentissage, d’un engagement de type
« pédagogique » (« pädagogisch-vermittelnd »). Deux travaux universitaires de type
master centrés sur la période française de Tucholsky emploient d’ailleurs le terme de
médiateur, sans toutefois développer leur propos. L’un met davantage l’accent sur le fait
que Tucholsky s’adresserait aussi bien aux Français, qu’aux Allemands et que sa
médiation serait motivée par une affinité intellectuelle envers son pays hôte259. L’autre

256 Ibid.
257 Ibid., p. 309.
258 Ibid.
259 « Die geistige Verwandschaft verpflichtet ihn, den Vermittler zu spielen. Nicht allein den Deutschen

will er begreiflich machen, wie nahe ihnen der französische Nachbar steht, er weiss auch, dass ein
furchtbares Missverständnis die Franzosen von ihrem deutschen Gegenüber trennt. » In : Gisèle BAYER-
NADRIGNY, « Tucholsky in Frankreich », mémoire universitaire, université Toulouse-le-Mirail, 1972.
Données incomplètes au Deutsches Literaturarchiv Marbach (Cote : TA:4D/Beye*).
70
considère que cette médiation est le fruit de la conception que se fait Tucholsky du
journalisme; plus particulièrement de la mission du correspondant étranger260. Le
destinataire serait plutôt le lectorat allemand261. Il est vrai que la recherche sur les
médiateurs est postérieure à ces deux travaux. De même, une thèse très documentée sur
le rapport de Tucholsky à la France tout au long de sa vie, qualifie ses activités de 1924 à
1929 comme relevant de la médiation entre la France et l’Allemagne262. Elle souligne que
cette médiation ne se limite pas au journalisme et que Tucholsky souhaitait agir auprès
des deux populations. Mais tel n’est pas l’objet premier de la démonstration et l’auteur ne
s’y attarde pas263.
Par ailleurs, soulignons que Tucholsky est d’ordinaire présenté comme pacifiste264, à
défaut de médiateur. Cela s’explique par le fait que son engagement en faveur de la paix,
à travers ses articles et ses actions au sein de plusieurs sociétés pour la paix265, a
commencé avant sa période parisienne. Avant 1924, son pacifisme se traduit par une
critique répétée du militarisme, par une critique des institutions politiques, militaires,
judiciaires et éducatives de la jeune République de Weimar, ainsi que par une
condamnation de l’état d’esprit prussien de ses compatriotes, la servilité que H. Mann a
brocardée dans Der Untertan. Sa tactique consiste à s’adresser directement aux anciens
soldats, afin de dénoncer ce qu’ils ont subi et afin de les inciter à refuser de reprendre les
armes si une nouvelle guerre devait voir le jour266. Il appelle aussi la nouvelle génération
à rejeter le service militaire, entendant lui faire prendre conscience des horreurs de la
guerre. Il s’adresse enfin aux femmes qui doivent empêcher leur fils de partir à la guerre

260 Nous reviendrons sur la conception journalistique de Tucholsky dans la troisième partie de cette
thèse.
261 « Den Auslandskorrepondeten sieht er als Mittler zwischen zwei Nationen und als Friedenstifter.
Gerade weil die meisten seiner Leser den Franzosen nur als Erbfeind kennen » In : Andrea STOLZ, « Kurt
Tucholsky in Frankreich », mémoire universitaire (examensarbeit). Données incompletes au Deutsches
Literaturarchiv Marbach (Cote : TA : 4D/Stol*).
262 « Tucholsky tried to be a real mediator between the two countries » In : Stephanie BURROWS,

« Tucholsky and France », Maney Publishing for the Modern Humanities Research Association and the
Institute of Germanic Studies, University of London School of Advanced Study, Leeds, 2001, p. 86.
263 Nous évoquerons les autres moyens de médiation (actions de Tucholsky en France auprès de cercles

politiques, de francs-maçons…) mis en œuvre par Tucholsky dans la quatrième partie de ce travail. Ils nous
semblent secondaires au regard des publications journalistiques destinées aux lecteurs allemands, d’où leur
place dans cette thèse.
264 Voir à ce sujet : Friedhelm GREIS, Ian KING (dir.), Der Antimilitarist und Pazifist Tucholsky

Dokumentation der Tagung 2007 "Der Krieg ist aber unter allen Umständen tief unsittlich", St Ingbert, Röhrig,
2008.
265 Tucholsky a été membre de plusieurs organisations pacifistes sans toutefois s’y impliquer de manière

active et régulière. Parmi elles : « die Deutsche Liga für Menschenrechte », « die Rote Hilfe Deutschland » et
« die Gruppe Revolutionärer Pazifisten », dont il est membre fondateur en juillet 1926. Il soutient les idées
de ces organisations via ses articles, des interventions publiques, la signature de leurs appels et résolutions.
Il fait également office de conseiller juridique pour plusieurs d’entre elles. « Kurt Tucholsky war kein
Vereinsmensch, kein Organisator, der sich vereinahmen lieβ, weder von einer Partei, noch von einem
pazifitischen Verband. (…) Er war wichtiger Transmissionsriemen für pazifistische Ideen und damit ein
zuverlässiger Förderer der Weimarer Friedensbewegung. » In : Reinhold LÜTGEMEIER-DAVIN, « Nie
wieder Krieg! Tucholskys Rolle innerhalb der pazifistischen Organisationen der Weimarer Republik »,
GREIS, KING (dir.), Der Antimilitarist und Pazifist …, op. cit., p. 72-77
266 LÜTGEMEIER-DAVIN, « Nie wieder Krieg! … », op.cit., p. 64.

71
pour un sacrifice qui n’a pas de sens267. Tucholsky poursuit son combat pour la paix une
fois à Paris, mais en changeant de stratégie. Il prône désormais avant tout un
rapprochement des deux peuples. D’où la place faite à la France et aux Français dans ses
articles.
En 1934, lorsque Tucholsky sera amené à demander la nationalité suédoise, à la suite
du retrait de sa nationalité allemande par les autorités nazies, il joindra à sa demande une
lettre dans laquelle il décrira sa vie à la troisième personne. On peut y relever notamment
deux passages dans lesquels il se présente comme un combattant pacifiste de la première
heure et un promoteur du rapprochement franco-allemand :

Neben der literarischen Arbeit hat sich Tucholsky vom Jahre 1913 bis zum Jahre 1930 Pazifist
schärfster Richtung in Deutschland betätigt. Seine Betätigung in dieser Richtung bewegte sich
im Rahmen der Gesetze – er ist nicht bestraft. Tucholsky hat in Deutschland und in Frankreich
durch zahlreiche Vorträge für die deutschfranzösische Verständigung zu wirken versucht; er
hat gegen die Kriegshetzerei gearbeitet, wo er nur konnte: mit feinen und leisen Mitteln in der
Kunst und mit den gröbsten für die Massen268.

Dans cette présentation, Tucholsky met surtout en avant son combat pour la paix. Sans
doute se considère-t-il comme un pacifiste avant d’être un acteur du dialogue franco-
allemand269. Néanmoins dans son cas et dans le cas de beaucoup de médiateurs franco-
allemands au XXe siècle, l’un et l’autre sont liés. Selon Colin, Farges, et Taubert ces
médiateurs ont contribué à la future intégration européenne. Si là aussi on ne mentionne
pas souvent Tucholsky comme faisant partie des précurseurs de l’idée européenne, on
peut en revanche souligner qu’il a plaidé pour une certaine idée de l’Europe dans de
nombreux articles, la plupart à la fin des années 20. Ainsi, il déplore dans plusieurs écrits
en 1927 le fait que l’Europe n’existe ni dans les mentalités, ni dans les faits. Dans « Was
weiss der Franzose vom Deutschen ? »270, il regrette la méconnaissance et le désintérêt
des Français pour ce qui se passe en Allemagne. Que peut-il être de l’Europe dans un tel
contexte, se demande-t-il. « Europa- ? »271, la question reste sans réponse et ce non-dit
souligne la vacuité de l’idée européenne. Même constat dans un article sur l’arrestation
en Allemagne d’un journaliste pour soupçon de trahison envers son pays. Tucholsky
s’émeut de la méthode et du motif. Il regrette qu’à l’étranger l’on n’ait pas réagi à cette
nouvelle, preuve qu’il n’y a pas de solidarité européenne : « Zwischen staatlich organisiert

267 Ainsi par exemple dans l’article suivant : TUCHOLSKY, « Fragen an eine Arbeiterfrau », Gesammelte…,
op. cit., tome 6, p. 122.
268 TUCHOLSKY, « Eigenhändige Vita Kurt Tucholskys für den Einbürgerungsantrag zur Erlangung der

schwedischen Staatsbürgerschaft », in : https://www.textlog.de/kurt-tucholsky.html


269 Dans une lettre à son frère, émigré aux États-Unis en 1935 et qui connaît des déboires administratifs,

Tucholsky évoque également son engagement en faveur de la France. Engagement qui ne l’a pas privé, lui
non plus, de difficultés administratives : « Expertus scio, ich weiβ es aus Erfahrung: ich habe zweimal bei
den Franzosen leise darauf hingewiesen, daβ ich meinen jetzigen Status schlieβlich auch dadurch erlangt
habe, daβ ich mich jahrelang für sie eingesetzt habe. Nichts. Ackselzucken. Kalte Höfflichkeit.
Schwierigkeiten, wenn ich nach Paris wollte… » In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., lettre du 3.6.35,
p. 321.
270 TUCHOLSKY, « Was weiβ der Franzose vom Deutschen ? », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 280.
271 TUCHOLSKY, ibid., p. 282.

72
sind in Europa nur das Verbrechen und der Kapitalismus»272 . Et pourtant malgré ce
manque de tangibilité, l’Europe est nécessaire car c’est à son niveau que se jouerait la paix.
Dans un autre texte au sujet de l’organisation paramilitaire Stahlhelm, issue des corps-
francs et qui a beaucoup fait parler d’elle dans la presse allemande, Tucholsky affirme que
le vrai danger pour la paix européenne vient en réalité des différents partis politiques
bourgeois au pouvoir, car les esprits en Allemagne n’auraient toujours pas désarmé273.
L’année suivante, en 1928, les occurrences se font encore plus nombreuses et son
évocation de l’Europe plus précise. Il s’insurge par exemple contre le traitement réservé
aux étrangers dans les pays européens, considérés comme des hôtes que l’on peut
renvoyer, que l’on soumet à des chicanes administratives et qui se retrouvent sans droits
alors même qu’ils travaillent et paient leur impôt comme tout citoyen. La division de
l’Europe en états nationaux est selon lui « un enfantillage anachronique »274, du fait du
système économique capitaliste qui règne partout depuis longtemps. Tucholsky dessine
deux mouvements parallèles : d’un côté le flot grandissant d’étrangers qui se déplacent
notamment pour trouver un travail et de l’autre des États qui tentent d’enrayer ces
déplacements par différents moyens : sélection et expulsion d’étrangers, fermeture des
frontières... Le premier mouvement l’emportera un jour malgré tous les efforts des États
car l’idée d’une souveraineté nationale absolue est selon lui dépassée. « L’Europe fédérale
adviendra – malgré Genève »275, Genève étant le siège de la Société des Nations qu’il
considère comme impuissante. Près de 100 ans plus tard ces propos sont toujours
d’actualité : les migrations qu’elles soient économiques, politiques ou religieuses restent
un sujet majeur. En revanche les États n’ont trouvé de solution véritable ni à cette
question, ni à la forme que doit prendre l’Europe. Le fédéralisme rêvé par Tucholsky n’est
pas encore à l’ordre du jour.
Puis dans une chronique judiciaire – le procès de pacifistes allemands que l’on accuse
de trahison envers leur pays –, Tucholsky réaffirme de façon plus radicale la primauté
d’une paix européenne sur la souveraineté nationale, allant jusqu’à reconnaître en
l’Europe sa véritable patrie. Dans de nombreux articles, dès avant sa période parisienne,
Tucholsky présentait déjà l’Allemagne comme divisée en deux camps, celui du militarisme
et plus largement celui de toutes les valeurs qu’il exècre, et l’autre Allemagne, celle qui
pense différemment, celle qui veut une République véritablement démocratique et la paix.
Ici les deux camps s’internationalisent, avec d’un côté la grande famille des pacifistes et
de l’autre, la grande famille internationale du militarisme. L’article se clôt sur son credo
politique :

Wir halten den Krieg der Nationalstaaten für ein Verbrechen, und wir bekämpfen ihn, wo wir
können, wann wir können, mit welchen Mitteln wir können. Wir sind Landesverräter. Aber

272 TUCHOLSKY, « Der Fall Röttcher », ibid., p. 394.


273 TUCHOLSKY, « Stahlhelm oder Filzhut ? », ibid., p. 219.
274 TUCHOLSKY, « Wahnsinn Europa », op. cit., tome 6, p. 348.
275 « Es kommt das föderalistische Europa – trotz Genf ». In : Ibid., p. 349

73
wir verraten einen Staat, den wir verneinen, zugunsten eines Landes, das wir lieben, für den
Frieden und für unser wirkliches Vaterland: Europa276.

Ainsi pour éviter une prochaine guerre qu’il craint et annonce dans de très nombreux
articles dès la fin du premier conflit mondial, Tucholsky appelle tout d’abord de ses vœux
un changement dans les institutions de la République de Weimar et dans les mentalités
de ses compatriotes. Désillusionné, il change ensuite de stratégie. À partir de sa période
parisienne, il concentrera ses efforts sur un rapprochement franco-allemand et également
sur la naissance d’un sentiment européen. Il plaidera même pour l’idée d’États-Unis
d’Europe277.
Tucholsky évoque donc de plus en plus souvent l’Europe à la fin des années 20, période
pendant laquelle ce sujet est dans les esprits avec le traité de Locarno signé en 1925 et
sous l’influence du mouvement pan-européen du Comte Coudenhove-Kalergi notamment.
Cependant comme l’a souligné Ian King l’un des textes les plus significatifs écrits par
Tucholsky sur l’Europe date de 1926278. Dans cet article, publié dans le journal pacifiste
Die Friedenswarte, il critique non seulement la Société des Nations pour son immobilisme,
mais il revendique le droit d’intervenir dans les affaires internes d’un Etat si la paix est
menacée. Il anticipe ainsi le principe de « droit d’ingérence » utilisé à partir des années 90
par le Conseil de sécurité des Nations unies, en cas de « menace contre la paix et la sécurité
internationales » dans plusieurs conflits (Kurdistan irakien, Somalie, Bosnie-
Herzégovine…). Il compare par ailleurs l’Europe à une maison unique, proche en cela de
la formule de Gorbatchev de « maison commune européenne » en 1985, pensée comme
une alternative au découpage bipolaire de l’Europe pendant la guerre froide.

Solange sich der Völkerbund nicht entschließt, mit der falschen Vorstellung von der
Unantastbarkeit des Staates aufzuräumen, so lange werden wir keinen Frieden haben. Es ist
nicht wahr, dass man sich nicht in die Innenpolitik fremder Staaten mischen dürfe – eine
Innenpolitik ohne Rückwirkung nach außen gibt es heute nicht mehr, wenn es sie je gegeben
hat. So, wie kein Mieter das Recht hat, in seiner Wohnung Feuer anzuzünden, mit der Berufung
auf die Heiligkeit des Heims, sowenig dürften Staaten ohne Gefährdung des Friedens
Innenpolitik auf eigene Faust machen, soweit diese den Frieden in Frage stellt. Wir wohnen
nicht mehr in einzelnen Festungen des Mittelalters, wir wohnen in einem Haus. Und dieses
Haus heißt Europa279.

Si l’on associe rarement le nom de Tucholsky aux précurseurs de l’Europe – hormis


parmi ses récents biographes comme Hepp ou les universitaires s’intéressant à son œuvre
–, cela s’explique sans doute par sa production littéraire elle-même, comme le souligne
justement Ian King. Tucholsky écrit de courts articles et il n’est pas un théoricien par
ailleurs. Il réagit davantage à l’actualité même si sur certains sujets politiques rapidement

276 TUCHOLSKY, « Die grossen Familien », ibid., p. 84.


277 « Über (…) der absoluten Staatssouveränität aber siege der Gedanke der Vereinigten Staaten von
Europa. » In : TUCHOLSKY, « Verhetzte Kinder – Ohnmächtige Republik »,ibid., p. 263.
278 Ian KING, « Kurt Tucholsky as a prophet of european unity », in : German Life and Letters, Volume

54 :2, April 2001, p. 164-172.


279 TUCHOLSKY, « Auβen- und Innenpolitik », in : https://www.textlog.de/tucholsky-innenpolitik.html

74
évoqués ici (questions des frontières, des étrangers, la souveraineté des États, la forme de
l’Europe), il pose des questions de fond et se montre très en avance sur son temps.
Enfin, signalons un dernier texte, car il s’agit du seul texte publié en français par
Tucholsky, « D’une autre barrière », paru en 1925 dans la revue Europe. Créée en 1923
sous l’égide de Romain Rolland et d’autres intellectuels pacifistes, cette revue va
s’intéresser notamment à l’idée européenne, au dépassement des frontières et au
rapprochement franco-allemand, trois thèmes chers à Tucholsky. Dans l’article en
question, Tucholsky répond à un texte d’André Suarès qui donnerait selon lui une fausse
idée de l’Allemagne. Il s’en explique et plaide pour une autre relation entre les deux pays,
non pas fondée sur une vision littéraire et fantasmée de l’autre, qui plus est une vision
« périmée », mais sur une véritable connaissance du voisin. Il en appelle à « l’aide
énergique de nos amis français » pour soutenir l’autre Allemagne, « la République sans
républicains » et pour aller dans le sens de l’Europe : « Ce que nous ne cessons pas de
vouloir, c’est l’Europe, et plus que l’Europe, au-dessus de tous les drapeaux, au-dessus de
la mêlée280, loin des livres, par-delà l’une et l’autre ‘Barrière’ »281.
Autre caractéristique commune à bon nombre de médiateurs, Tucholsky va être taxé
de traître en Allemagne. Ce reproche il va l’essuyer dès 1922, date à partir de laquelle il
commence à plaider pour un rapprochement franco-allemand dans son combat pour la
paix. Cette année-là est une année marquante dans les camps pacifistes de part et d’autre
du Rhin. Les Ligues des droits de l’Homme notamment jouent un rôle moteur et publient
en janvier un appel « aux démocraties d’Allemagne et de France », afin de parvenir
notamment à une normalisation des rapports entre les deux pays, aussi bien au niveau
des gouvernements que des populations. Ceci passe entre autre par la fin des mensonges
sur le peuple voisin que l’on lit dans certains titres de presse. L’appel se clôt sur ces mots :
« an der Wiederversöhnung durch Wahrheit arbeiten ». Tucholsky est, avec H. Mann et
Anatole France notamment, l’un des premiers signataires282. L’appel est reproduit dans
Die Weltbühne283. Cela n’a rien d’étonnant car « dire la vérité » à ses compatriotes est
véritablement un leitmotiv chez Tucholsky dès la fin de la Première Guerre mondiale et
plus encore au cours de sa période parisienne. C’est ainsi qu’il conçoit son métier de
journaliste, il considère cela comme son « devoir ». Le terme de devoir (« Aufgabe ») va
souvent de pair avec la vérité (« Wahrheit ») dans ses textes. Dans l’immédiat après-
guerre, il s’agit de dire la vérité sur la guerre284, le militarisme, puis sur les institutions de

280 L’expression « au-dessus de la mêlée » est sans doute une référence au texte éponyme, manifeste
pacifiste de R. Rolland, publié en septembre 1914.
281 TUCHOLSKY, « D’une autre barrière − A propos d’un article d’André Suarès », in : Europe, n° 28, 15

avril 1925, p. 505. Ce texte est consultable dans : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 7, p. 684.
282 Helga BEMMANN, Kurt Tucholsky. Ein Lebensbild, op.cit., p. 266.
283 Texte de l’appel : https://das-blaettchen.de/wordpress/wp-content/uploads/2012/05/F%c3%bcr-

eine-Verst%c3%a4ndigung-mit-Frankreich.pdf
284 Tucholsky fera sienne la formule de Victor Hugo « Déshonorons la guerre » qu’il citera notamment en

1926 dans « Das Telegrammblock », in : Gesammelte…, tome 4, p. 175 et en 1932 dans « Krieg gleich Mord »,
Gesammelte…, tome 10, p. 66.
75
la République : la justice, les partis politiques au pouvoir… Vient ensuite la vérité à dire
sur la France et les Français.
En 1922, Tucholsky va publier plusieurs articles dans lesquels il plaide pour un
rapprochement avec la France et dénonce les violations du traité de Versailles en
Allemagne, notamment le non-respect de l’obligation de désarmement. Ainsi dans
« Deutsches Tempo »285, il pointe du doigt, l’incurie de la justice face à l’accumulation
d’armes par les nationalistes dans l’éventualité d’une nouvelle guerre avec la France.
Tucholsky tourne en dérision cette « idée fixe », il serait temps selon lui d’accepter que
l’Allemagne a été vaincue :

Es wäre klug, das endlich einzusehen und nicht jene Politik aus den politischen Gründerjahren
von 1870 bis 1914 zu wiederholen, die uns diese Niederlage eingebracht hat. Mehr blamieren
als das kaiserliche Regime kann man sich nicht gut286.

Il critique également l’existence dans les campagnes allemandes de caches d’armes et


de munitions dans « Die Schupo »287.
Aussi lorsque durant l’été 1922 deux scandales éclatent autour de Tucholsky, il est
immédiatement menacé et diffamé par ses détracteurs. L’un des scandales est dû à une
erreur de sa part. Dans l’article « Die Erdolchten », une charge anti-armée, il confond le
nom de deux officiers et malgré ses excuses, la Reichswehr se saisit de l’affaire et la porte
devant les tribunaux288. Dans l’autre campagne menée contre lui, il est en revanche
victime d’une erreur qui durera de l’été à la fin de l’année 1922. Le correspondant à Paris
du 8-Uhr-Abendblatt découvre en feuilletant le journal L’Eclair un article de Tucholsky au
sujet de la police prussienne, accompagné d’un commentaire selon lequel l’auteur
berlinois aurait fait des révélations sur la Schutzpolizei. En réalité, il s’agit simplement
d’un article paru peu de temps avant dans la Weltbühne, traduit et reproduit sans
l’autorisation de Tucholsky. Le 8-Uhr-Abendblatt publie alors immédiatement ce qu’il
croit être une information inédite. Le jour même Tucholsky écrit un article dans lequel il
explique la méprise et le 8-Uhr-Abendblatt, reconnaissant son erreur, publie ce texte le
lendemain. Mais le mal est fait ; la presse réactionnaire de tout le pays se saisit de
l’occasion pour fustiger Tucholsky comme étant un traître éhonté289.
Ceci d’autant plus que Tucholsky continue à plaider dans l’article qui lui tient lieu de
défense290 pour un rapprochement franco-allemand. Poincaré, président du Conseil en
1922 concentre la haine des nationalistes allemands car il s’est fait le champion de la
fermeté vis-à-vis de l’Allemagne. Tucholsky ne le défend certes pas, mais il dément l’idée
selon laquelle il représenterait la position du peuple français. Il affirme qu’à l’inverse de
l’Allemagne, il existe en France une véritable opposition dans les milieux cultivés. La

285 TUCHOLSKY, « Deutsches Tempo », in : https://www.textlog.de/tucholsky-deutsches-tempo.html


286 Ibid.
287 TUCHOLSKY, « Die Schupo », Gesammelte…, op.cit., tome 3, p. 212.
288 HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische…, op. cit., p. 211.
289 « Ehrlosen Vaterlandsverräter », tel est le terme à son encontre. BEMMANN, Kurt Tucholsky : Ein…,

op. cit., p. 233.


290 TUCHOLSKY, « Frankreich und wir » : https://www.textlog.de/tucholsky-frankreich-wir.html

76
presse nationaliste des deux pays déformerait la réalité pour mieux présenter les
pacifistes comme de doux rêveurs. Il est temps de mieux se connaître en somme. Ainsi se
clôt l’article et tel sera l’un de ses thèmes récurrents, une fois en France :

Durch eine Wolke von Haß, Unverstand, Verachtung und Kabalen sehen wir das Bild
Frankreichs nur verschwommen. Frankreich und wir: Es ist an der Zeit, durch sachliche und
ruhige Arbeit die Luft zu reinigen291.

Ces propos sont particulièrement mal reçus, car peu de temps auparavant, Tucholsky
a fustigé dans « Vor acht Jahren » l’état d’esprit qui a prévalu lors de la déclaration de
guerre. Associer la beuverie et la honte aux journées d’août 1914 et incriminer les
autorités politiques et militaires de l’époque passe encore très mal en 1922. De plus,
Tucholsky y dénonce le « coups de poignard dans le dos » comme étant un mensonge et il
met, en outre, soldats français et allemands sur le même plan. Tous seraient les mêmes
victimes des dirigeants politiques et du système capitaliste :

Die Mißhandlungen, die deutsche Gefangene von französischen Militärs erdulden mußten,
veranlassen heute noch viele, zu sagen: »Wenn es gegen Frankreich geht, dann nehme ich die
Knarre auf den Buckel und gehe noch mal mit!« Aber er schösse auf Genossen, auf Arbeiter,
wenn er noch mal mitginge, auf Menschen, die genau so unter der Knute des Kapitalismus zu
leiden haben, wie der übereifrige Schütze selbst. Die Richtigen, die, die wirklich schuld sind,
wird er niemals treffen. Die sitzen in Paris, wie sie bei uns in Berlin saßen292.

Tous ces articles, ces scandales concourent à faire de Tucholsky la bête noire des
nationalistes et extrémistes de droite. Il reçoit des lettres et appels anonymes dans
lesquels il est menacé ou insulté de diverses manières, mélange à la fois
d’antibolchevisme, d’antisémitisme, de francophobie et de nationalisme293. Il en a
d’ailleurs fait un article, « Helden am Telefon »294, tournant en dérision ces attaques :

»Hallo? Sind Sie Herr Wrobel295?«


»Wer ist denn da –?« »Das ist janz nebensächlich. Sind Sie Herr Wrobel?«
»Sie müssen schon so freundlich sein, sich vorzustellen!«
»Ich will Ihnen mal was sagen: Sie sind ein französischer Lump – Sie nehmen Franken – Sie
verraten die Heimat – Sie verdammter Bolschewik – wer weiß, wo Sie überhaupt herstammen
– Sie Drückeberger – Sie sollen ja in Frankreich eine Villa haben – von Ihrem ergaunerten Geld
–«
Bumms – weg.
Das Leben ist ernst, und der Freuden sind so wenig. Aber dies ist wohl eine: in Ruhe, bei einer
Tasse Kaffee und einer Zigarre zu hören, wie sich die Leute aufregen und abhaspeln und ihr
schlechtes Deutsch herunterschnurren und sich versprechen und schimpfen, schimpfen,
schimpfen ...296

291 Ibid.
292 TUCHOLSKY, « Vor acht Jahren », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 241.
293 HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische…, op.cit., p. 234.
294 TUCHOLSKY, « Helden am Telefon », Gesammelte…, op. cit. tome 3, p. 266.
295 Ignaz Wrobel, l’un des cinq pseudonymes de Tucholsky.
296 TUCHOLSKY, « Helden am Telefon », Gesammelte…, op. cit. tome 3, p. 266.

77
Si l’on en vient aux raisons qui font que Tucholsky n’a pas été vu à ce jour comme un
médiateur franco-allemand, on peut distinguer des raisons propres au milieu de la
recherche et d’autres propres à la personnalité et au parcours de Tucholsky.
Il s’inscrit tout d’abord dans une période moins étudiée, la recherche initiale sur les
transferts culturels s’étant focalisée sur le XIXe siècle essentiellement et celle plus récente
sur les médiateurs a porté son attention avant tout sur la période se situant après la
Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’entre-deux-guerres a été étudié, il l’a été, comme
Marmetschke l’a relevé et expliqué, du point de vue des groupes les plus impliqués dans
le dialogue franco-allemand, à savoir les intellectuels, écrivains ou universitaires qui se
rencontraient et publiaient dans des cercles restreints. Kurt Tucholsky est quant à lui un
électron libre, qui ne fait partie de façon active d’aucun groupe ou mouvement, il est
journaliste de métier, connu comme étant un auteur engagé, mais en faveur de la paix. Sa
période parisienne est sans doute éclipsée par ses textes satiriques et polémiques sur la
République de Weimar, beaucoup plus connus.
Sa médiation est atypique en un sens, mais elle n’en est pas moins intéressante car ses
publications sont moins confidentielles que celles d’auteurs plus spécialisés que lui dans
l’interprétation de l’autre pays297. Nous verrons également dans les parties à venir que sa
médiation a ses ambivalences. Peut-être celles-ci expliquent-elles également sa non
reconnaissance comme acteur de la médiation franco-allemande. Toutefois, s’il n’y a pas
eu d’étude à proprement parler sur le lien de Tucholsky avec la médiation franco-
allemande, son nom apparaît régulièrement parmi les acteurs de la société civile qui
entretiennent des contacts avec le pays voisin.298
Par ailleurs, comme l’a souligné Marmetschke, l’un des mérites de la recherche sur le
sujet est bien de mettre en lumière des médiations tombées dans l’oubli, soit car leurs
auteurs sont moins connus, soit parce qu’ils ne correspondent pas aux sujets privilégiés
par les chercheurs ou aux typologies qu’ils ont définies.
Une autre figure que l’on peut ranger dans cette catégorie, aux côtés de Tucholsky, est
Margarete Rothbarth299. Cette historienne de formation a travaillé à l'Institut
international de coopération intellectuelle, organisme dépendant de la Société des

297 Hans Manfred BOCK s’intéresse par exemple aux parcours de ceux qu’il classe comme « deutsche
Frankreich-Autoren » : le romaniste Ernst Robert Curtius, le journaliste Friedrich Sieburg, l’historien d’art
et journaliste Otto Grautoff, le journaliste Paul Distelbarth et le philologue et romaniste Victor Klemperer et
inversement à des « französische Deuschland-Autoren » : l’intellectuel et homme politique Pierre Viénot,
les germanistes Henri Lichtenberger, Félix et Pierre Bertaux, l’homme de lettres Jacques Rivière, le
diplomate et journaliste André-François Poncet, dans son ouvrage : Kulturelle Wegbereiter politischer
Konfliktlösung : Mittler zwischen Deutschland und Frankreich in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts,
Tübingen, Narr Verlag, 2005.
298 Notamment dans l’ouvrage coordonné par Stefan SEIDENDORF, Le modèle franco-allemand, les clés

d'une paix perpétuelle ? Analyse des mécanismes de coopération, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2013, p. 28.
Tucholsky est cité aux côtés de Thomas Mann, Albert Einstein, Ernst Robert Curtius, André Gide et
d’autres comme faisant partie des intellectuels les plus influents ayant des contacts outre Rhin.
299 Ute LEMKE, « Die Mittlertätigkeit der Völkerbundbeamtin Margarate Rothbart nach dem Austritt

Deutschlands aus dem Völkerbund – mission impossible? », in : COLIN, FARGES, TAUBERT (dir.),
Annäherung…, op. cit., 2017.
78
Nations, créé à Paris en 1926300. Elle ne correspond pas aux trois formes des médiateurs
franco-allemands définies par Marmetschke dans la mesure où elle n’est pas issue de la
société civile. Elle est en effet une fonctionnaire envoyée par le gouvernement allemand
auprès de cet institut entre 1926 et 1939. Elle ne travaille donc pas directement au
rapprochement entre la France et l’Allemagne et elle fait donc davantage partie des
acteurs transnationaux qui œuvrent pour la paix. Sa mission consiste à s’interroger sur la
manière dont devraient être écrits les livres scolaires d’histoire, afin d’éviter tout esprit
belliqueux au sein des jeunes générations. Au lendemain de la Première Guerre mondiale
les représentations du déclenchement de la guerre et des combats dans les manuels
scolaires français et allemands ont fait l’objet de critiques. De là est né le mouvement pour
la révision des livres scolaires auquel a participé M. Rothbarth. Cette question est
hautement sensible dans l’entre-deux-guerres, en témoigne le fait que l’Auswärtiges Amt
suivait avec attention la représentation qui était faite de l’Allemagne dans les livres
étrangers.
Bien que ces deux parcours soient très différents, on peut établir un parallèle entre
Rothbarth et Tucholsky. Outre le caractère atypique de leur médiation, ils se sont
intéressés à des sujets communs. En effet, Tucholsky soulignera souvent au cours de son
séjour parisien l’importance du rôle de l’éducation et de la jeunesse pour le maintien de
la paix et il dénoncera à plusieurs reprises certains ouvrages scolaires allemands pour
leurs affirmations mensongères et nationalistes301, tandis qu’il tiendra ce phénomène
pour minoritaire en France302.
Pour Tucholsky, l’image que l’on donne de l’Autre est donc essentielle à la paix. De
même, développer les contacts directs entre Français et Allemands est tout aussi
important. Voyons désormais en quoi sa volonté d’établir des passerelles entre les deux
cultures se heurte à certains obstacles.

1.3. Les entraves à la médiation


1.3.1. Un entre-deux-guerres conflictuel
Dans les premières années de l’après-guerre les relations entre la France et l’Allemagne
restent très tendues. D’un côté, la politique internationale de la France est régie par
l’impératif de sécurité, de l’autre, l’Allemagne est guidée par son désir de révision du traité

300 Kurt Tucholsky évoque cet institut dans l’article « Deutsche Woche in Paris » où il relate également
la venue de T. Mann et A. Kerr à Paris. Il juge cet organisme inefficace : « Das Institut de la Coopération
Intellectuelle ist zu Paris mit vielen schönen Reden eröffnet worden – ich verspreche mir nicht das geringste
davon. Wir haben dergleichen vor dem Kriege gehabt, es hat nicht gehalten, und es wird wieder nicht halten.
Ehren-Doktordiplome sichern keinen Frieden. », in : « Deutsche Woche in Paris », Gesammelte…, op.cit.,
tome 4, p. 246.
301 CF notamment TUCHOLSKY, « Sieg im Atlas », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 256 et « Verhetzte

Kinder –ohnmächtige Republik », ibid, p. 259.


302 TUCHOLSKY, « Deutschenhaβ in Frankreich », Gesammelte…, op.cit., tome 4, p. 436.

79
de Versailles. Ces lignes directrices vont déterminer les relations franco-allemandes dans
l’entre-deux-guerres, période au cours de laquelle on peut distinguer trois phases303.
La première, de 1918 à 1924, a été qualifiée de « guerre froide» 304 entre la France et
l’Allemagne ou de « continuation de la Grande Guerre par d’autres moyens »305. Point
culminant de cette confrontation larvée, l’occupation de la Ruhr par les troupes franco-
belges en janvier 1923. Le gouvernement Poincaré prend prétexte d’un retard des
livraisons allemandes, imposées par le Traité de Versailles à titre de compensations
financières, pour occuper les centres de production de charbon, de fer et d’acier de la
vallée de la Ruhr. Immédiatement, l'opération provoque une vague d’indignations en
Allemagne. Le chancelier Wilhelm Cuno appelle ses concitoyens à la « résistance
passive » : cheminots, ouvriers, fonctionnaires ripostent alors par la grève générale. Des
affrontements avec les forces d’occupation et des actes de sabotages ont également lieu.
Les conséquences économiques pour la jeune République de Weimar sont désastreuses.
L’hyperinflation qui avait commencé en 1922 atteint son paroxysme. Face au désastre,
Cuno démissionne et il est remplacé par Gustav Stresemann en août 1923. Celui-ci décrète
la fin de la résistance passive en septembre et s’engage à respecter le Traité de Versailles.
Mais l’agitation publique est grande en divers endroits du pays, l’état d’urgence est
décrété. Outre la haine des ultra-nationalistes, le chancelier doit affronter des velléités
séparatistes en Rhénanie notamment, ainsi que des émeutes et « le putsch de la
brasserie » d’Hitler et Ludendorf en novembre 1923.
Le climat politique n’est donc guère favorable à un dialogue interculturel et encore
moins à une réconciliation entre anciens belligérants. Gallophobie et germanophobie sont
encore très présents de part et d’autre du Rhin. Aussi les milieux pacifistes font-ils figure
de pionnier dans ce domaine. Précisons d’emblée que le pacifisme n’a alors pas le même
statut en France et en Allemagne. En France, il est porté par une « tendance lourde de
l’opinion publique »306. De nombreux intellectuels font paraître au lendemain de la guerre
des pièces de théâtre, des récits et des romans pacifistes ou inspirés de l’expérience
terrible de la guerre, dont Henri Bataille, Georges Duhamel, Maurice Genevoix, Victor
Margueritte, Roland Dorgelès, Henri Barbusse… Ce dernier, l’un des chefs de file des
écrivains pacifistes, est d’ailleurs cité à diverses occasions par Tucholsky dans ses
articles307. Barbusse crée en 1919 le mouvement Clarté et la revue du même nom,

303 Hans-Manfred BOCK, « Transaction, transfert et constitution de réseaux. Concepts pour une histoire
sociale des relations culturelles transnationales », in : Hans Manfred BOCK, Gilbert KREBS (dir.), Échanges
culturels et relations diplomatiques. Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar, Paris,
Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 21.
304 Jacques BARIETY et Raymond POIDEVIN, Les relations franco-allemandes 1815-1975, Paris, Armand

Colin, 1977.
305 Nicolas BEAUPRE, « Occuper l’Allemagne après 1918 », Revue historique des armées [En ligne], 254 |

2009, mis en ligne le 15 mars 2009, consulté le 06 novembre 2019. URL :


http://journals.openedition.org/rha/6333
306 Gilbert MERLIO, « Le pacifisme en Allemagne et en France entre les deux guerres mondiales », in : Les

cahiers Irice, 2011/2 n°8, p. 41.


307 Barbusse est notamment évoqué via son livre Le feu, cité dans : TUCHOLSKY, « Im Hinterzimmer »,

Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 304. Son ouvrage Faits divers fait l’objet d’une recension dans : « Henri
Barbusse und die Platte », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 250.
80
cherchant à regrouper tous les intellectuels en faveur de la paix. À la ligne
internationaliste et pacifiste s’ajoute bien vite une dénonciation du capitalisme308.
Romain Rolland, attaché à une conception plus apolitique, lance de son côté un appel qui
sera signé par un millier d’intellectuels européens dont beaucoup d’Allemands309. André
Gide de son côté veut relancer le dialogue franco-allemand sur de nouvelles bases. Il est
l’auteur de plusieurs initiatives journalistiques dans ce sens dès 1919310.Les intellectuels,
tout comme les sociétés pacifistes, sont donc divisés. De plus, la majorité de ces
organisations est convaincue de la responsabilité allemande dans le déclenchement de la
guerre et fait de cette reconnaissance par les pacifistes allemands un préalable à tout
dialogue. Il faut donc attendre 1921 pour que se rétablissent progressivement des
relations entre mouvement pacifiste des deux bords.
Du côté allemand, à l’inverse, le pacifisme reste marginal, impopulaire dans l’opinion
publique et il est miné par son éclatement en diverses organisations parfois rivales. Il est
certes porté par des intellectuels et écrivains311. Mais il s’accompagne bien souvent d’une
critique des mentalités de la société, héritées du Reich wilhelminien, et par extension une
critique de la République de Weimar. Si bien que le pacifisme est cantonné à une
opposition extra-parlementaire. Par ailleurs, ce mouvement doit affronter l’occupation
française de la Ruhr et « l’hypothèque » du Traité de Versailles qui pèsent lourdement sur
les relations franco-allemandes312. De fait, le pacifisme est considéré par une grande
partie de la population comme du défaitisme et il est associé au « coup de poignard dans
le dos ». Les pacifistes sont par conséquent souvent diffamés par la presse nationaliste et
d’extrême-droite, Tucholsky en est un exemple parmi d’autres, quand ils ne sont pas
attaqués en justice, comme son collègue de la Weltbühne Carl von Ossietzky313.

308 Alain CUENOT, « Clarté (1919-1928) : du refus de la guerre à la révolution », Cahiers d’histoire. Revue
d’histoire critique [En ligne], 123 | 2014, mis en ligne le 01 avril 2014, consulté le 03 février 2021. URL :
http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/chrhc/3522
309 Cf. Stephan REINHARDT, Die Schriftsteller und die Weimarer Republik. Ein Lesebuch, Berlin,

Wagenbach, 1982. Reinhardt donne p. 58 une liste des signataires allemands de cet appel (« Déclaration
d’Indépendance de l’Esprit » : les pacifistes Albert Einstein, Graf Arco, Friedrich Wilhelm Foerster, Georg
Friedrich, Nicolai, Ludwig Quidde, Hellmut von Gerlach, Helene Stöcker, Hans Paasche ; les écrivains Max
Brod, Martin Buber, Bruno Frank, Leonhard Frank, Ivan Goll, Walter Hasenclever, Wilhelm Herzog,
Hermann Hesse, Kurt Hiller, Georg Kaiser, Klabund, Annette Kolb, Heinrich Mann, Gustav Meyrink, René
Schickele, Kurt Tucholsky, Fritz von Unruh, Jakob Wassermann, Franz Werfel, Stefan Zweig, les professeurs
d’université Hans Wehberg, Alfred Weber, Max Lehmann, etc. Les hommes politiques Harry Graf Kessler,
Walther Rathenau, Hugo Preuss, Gustav Radbruch, Eduard Bernstein, Karl Kautsky ; des musiciens et des
artistes comme Walter Gropius, Lyonel Feininger, Käthe Kollwitz…
310 IHRING, « André Gide et l’Allemagne…. », op. cit., p. 269-282.
311 À ceux signataires de la « Déclaration d’Indépendance de l’Esprit », on peut ajouter aussi : Erich

Mühsam, Carl von Ossietzky, Erich Maria Remarque, Ludwig Renn, Ernst Toller, Arnold Zweig.
312 MERLIO, « Le pacifisme en Allemagne et en France… », op. cit., p. 48.
313 Il est aujourd’hui admis que la justice allemande sous la République de Weimar était politique et

combattait les pacifistes. Ceci s’explique par la continuité des institutions juridiques (et militaires) sous le
Reich puis la République de Weimar. Ces institutions restèrent fidèles à l’esprit autoritariste et militaire qui
caractérisait l’empire de Guillaume II. La justice combattait les pacifistes de trois manières : en protégeant
les assassins de pacifistes, en intimidant ceux qui dénonçaient le réarmement illégal par des procès pour
trahison et en parant les critiques contre l’armée et le militarisme par des procès en diffamation. Concernant
Carl von Ossietzky, l’un des pacifistes allemands les plus connus et alors rédacteur en chef de la Weltbühne,
il a été condamné en 1931 à 18 mois de prison pour trahison (révélation de secrets militaires). Cf : Wolfram
81
La deuxième phase des relations franco-allemandes durant l’entre-deux-guerres se
situe du milieu à la fin des années 1920. En 1924, avec la relative stabilisation de
l’économie allemande et l’arrivée du Cartel des gauches en France, les tensions s’apaisent
et laissent place à un progressif rapprochement franco-allemand, considéré comme
nécessaire pour assurer la paix en Europe. La Ruhr est évacuée à partir de l’été 1925, les
réparations allemandes sont limitées et échelonnées, la garantie mutuelle des frontières
est établie par les accords de Locarno en cotobre 1925. En 1926, l’Allemagne est admise,
sur proposition française, à la Société des Nations. On parle dès lors d’ère Locarno, voire
même d’euphorie locarnienne. Cette même année, Briand et Stresemann obtiennent le
prix Nobel de la paix. L’année d’après ce sont les pacifistes allemand et français Ludwig
Quidde et Ferdinand Buisson qui le reçoivent. Ce changement dans les relations
diplomatiques suscite des espoirs de réconciliation, particulièrement chez les jeunes
intellectuels français314. Le pacifisme est alors dans l’air du temps. Des écrivains français
tels Colette, André Gide, Roger Martin du Gard ou Jules Romain participent à des
conférences dans des universités allemandes et côté allemand Carl Sternheim, Heinrich
Mann, Thomas Mann, notamment se rendent en France. Mais ce développement des
échanges culturels et sociaux entre les deux pays – qui se traduit aussi par des voyages
d’une capitale vers l’autre, un intérêt pour la production littéraire et artistique de l’autre
pays –, reste là encore le fait d’une élite intellectuelle. L’Allemagne est toujours
majoritairement révisionniste315 et la France se désintéresse dans l’ensemble de son
voisin, quand elle n’est pas anti-« boches ». Le fait que de grands auteurs de langue
allemande (Hasenclever, Schnitzler, Wedekind…) ne trouvent pas d’éditeur en France est
assez révélateur de cet état d’esprit316.

WETTE « Militarismus in der Weimarer Republik – Reichswehr und Justiz gegen pazifitische
Rüstungskritiker », in : GREIS, KING (dir.) Der Antimilitarist und Pazifist…, op. cit., p. 23, 29. Tucholsky qui
était alors installé en Suède s’est posé la question de venir en Allemagne accompagner von Ossietzky lors
de son internement en prison en mars 1932. Comme il ressort de sa correspondance, il en a été dissuadé
par son ex-femme Mary et son ami, Erich Danehl (« Karlchen »), commissaire de police, face aux risques
d’assassinat qu’il courait de la part des nazis. In : Kurt TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe 1913-1935,
Zweitausendeins, Frankfurt am Main, 2005, lettres à Mary du 29/03/1932 p. 494 et du 10/04/1932 p. 496.
314 Les élèves de l’ENS sont majoritairement pacifistes. En 1927 ils protestent contre un projet de loi

(« sur l'organisation de la nation pour le temps de guerre ») qui les obligerait à suivre des cours de
préparation militaire. Des jeunes normaliens dont Raymond Aron, Pierre Bertaux, Jean-Paul Sartre etc.
signent la pétition contre « l’enrôlement forcé des esprits » aux côtés de plus de trois cents intellectuels…
In : MERLIO, « Le pacifisme en Allemagne et en France… », op. cit., p. 53.
Jean-François Sirinelli évoque une « sensibilité pacifiste » chez les khâgneux tout au long de la décennie
qui suit le premier conflit mondial, un « pacifisme ambiant », voire un « antimilitarisme largement
répandu » rue d’Ulm qui ira jusqu’à l’engagement dans la résistance lors de la seconde guerre mondiale et
le sacrifice de leur vie pour beaucoup de normaliens de cette génération. In : Jean-François SIRINELLI,
Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, 1994,
respectivement p. 309, p. 314, p. 343.
315 Jean-Michel GUIEU, « Le rapprochement franco-allemand dans les années 1920 : esquisse d’une

véritable réconciliation ou entente illusoire ? », in : Les Cahiers Sirice, 2016/1, n° 15, p. 25-40. Consulté le
08/11/2019. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-sirice-2016-1-page-25.htm
316 Florence BANCAUD, « Il n’y a de salut en Europe que dans l’esprit de Goethe », in : Frontières,

transferts, échanges transfrontaliers et transculturels. Actes du XXXVIè Congrès de l’AGES, Bern, Peter Lang,
2005, p. 109.
82
Ainsi, le succès de la pensée pacifiste et de l’esprit Locarno se révèlent être une
illusion317. Très rapidement, vers 1929-1930, la méfiance entre les deux nations reprend
le dessus et la guerre se profile de nouveau. Sous le national-socialisme, les échanges
interculturels sont étouffés ou dévoyés, comme l’ont montré les exemples de médiateurs
discrédités ou ambivalents évoqués précédemment.
Pour saisir toute la difficulté d’une médiation à l’époque de Tucholsky, il faut aller au-
delà de la simple évocation du contexte politique. Il faut prendre en compte les mentalités
qui prévalent et plus particulièrement les représentations de l’autre nation. La perception
que l’on s’en fait alors est le fruit d’une évolution historique et de nombreux échanges
scientifiques, culturels et économiques. Une constante est le rapport ambivalent de
fascination et détestation qu’exercent l’une envers l’autre la France et l’Allemagne.
Pour ce qui est de l’image de l’Allemagne en France, on peut en retracer les grandes
lignes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les hommes de lettres français se préoccuppent peu
des peuples de l’autre côté du Rhin et les représentations qu’ils en ont sont assez vagues et
stéréotypées : ce seraient de bons soldats, des êtres simples, aux manières grossières.
Cette représentation change avec le mouvement de l’Aufklärung qui marque un début
d’intérêt pour ces voisins philosophes servant désormais de miroir critique à la société
française318. De même, l’émigration d’une partie de la noblesse pendant la Révolution
permet l’établissement de liens plus étroits entre les couches supérieures des deux
sociétés et contribue également à modifier l’image de l’Allemagne chez l’élite française. La
parution en 1814 du livre de Mme de Staël, De l’Allemagne, et son succès immédiat
témoignent de l’attrait que suscitent désormais la culture, les modes de vie et le caractère
des peuples outre-Rhin. Mais avec la guerre franco-prussienne de 1870, l’image d’une
Allemagne romantique et idyllique s’effondre et fait place à celle du Prussien agressif,
brutal et discipliné. On passe donc d’un contre-modèle positif à un contre-modèle
repoussoir. D’une image idéalisée de l’autre, littéraire et culturelle, à une image politique
qui n’est plus le seul fait d’une élite, mais qui s’ancre durablement dans la population à
travers notamment la diffusion massive de caricatures dans des médias touchant un large
public. De là naissent toute une série de stéréotypes qui servent notamment à présenter

317 Comme l’avait présenti Tucholsky qui dénonce « l’hypocrisie-Locarno » lors de la venue à Paris de T.
Mann et A. Kerr. In : « Deutsche Woche in paris », op. cit., tome 4, p. 346. Ce point de vue à contre-courant,
particulièrement pour un pacifiste, a depuis été validé par les historiens qui ont montré que cette politique
de rapprochement servait en réalité des intérêts nationaux. D’autre part, l’idéologie nationaliste restait
dominante dans la société allemande où le pacifisme butait sur la question épineuse de la responsabilité de
la guerre et plus largement du traité de Versailles. Cf GUIEU, « Le rapprochement franco-allemand… », op.
cit. Et MERLIO, « Le pacifisme en Allemagne… », op. cit., p. 52
318 Ernest Renan dans la préface à Réforme intellectuelle et morale (1871) affirme, qu’en tant que disciple

de l’idéalisme allemand, il avait toujours profondément admiré l'Allemagne jusqu’à la guerre franco-
prussienne. In : Peter IHRING, « André Gide, son image de l'Allemagne et le nationalisme français entre
1900 et 1918», Bulletin des amis d’André Gide, n° 114/115, avril-juillet 1997, p. 271. En ligne :
https://www.andre-gide.fr/images/Ressources-en-ligne/Par-BAAG/BAAG-114-115/BAAG114115-269-282.pdf
83
la France comme une victime et à attiser un esprit de revanche dans les débuts de la IIIe
République, puis lors de la Première Guerre mondiale319.
Concernant l’image de la France en Allemagne, Hans-Jürgen Lüsebrink considère
qu’elle est marquée à la fois par des traditions littéraires, des discontinuités historiques
et des différenciations sociales. Il définit trois formes de représentations de la France : la
plus ancienne, dès le début du XVIIIe, est celle d’une élite pour qui la France sert de modèle
esthétique et de norme du bon goût. On lisait des auteurs français, on parlait cette langue
dans les cours allemandes, on s’intéressait aussi entre autres à la mode, à l’architecture, à
la peinture et au mobilier du pays voisin qu’il s’agissait d’imiter. Cette tendance valable
juqu’à Lessing au moins, recula par la suite à partir du Sturm und Drang et de la
philosophie de l’Aufklärung – période donc pendant laquelle à l’inverse le prestige de
l’Allemagne augmenta en France –, mais l’influence de la culture française resta malgré
tout présente et forte par moments et selon les domaines aux XIXe et XXe siècles. La
deuxième représentation de la France repose sur l’image d’un modèle politique, la France
des débuts de la Révolution, incarnant la liberté et l’égalité républicaine, le pays des droits
de l’Homme. On la trouve essentiellement parmi des intellectuels de gauche, francophiles
républicains ayant voyagé en France depuis 1789. Lüsebrink cite notamment Georg
Forster, Jean Paul, Ludwig Börne, Heinrich Heine, Heinrich Mann, Peter Weiss, Hans
Magnus Enzensberger. On pourrait y ajouter naturellement Tucholsky. Souvent ces
intellectuels associent par ailleurs une vision politique de la France à un art de vivre. Enfin
la dernière représentation de la France est celle d’une presse et d’une littérature
conservatrices, elle est particulièrement présente du début du XIXe au milieu du XXe siècle.
Le livre à succès de Friedrich Sieburg, Gott in Frankreich, en serait l’illustration. Elle allie
une forme d’admiration pour une France muséifiée à une affirmation de sa décadence. On
retrouverait cette francophilie ambivalente, nostalgique et critique, associée à un
sentiment de supériorité allemande dans la presse conservatrice et l’opinion publique de
la RFA post-Seconde Guerre mondiale320.
Une caractéristique revenant souvent dans les discours et dans les travaux d’analyse
sur les relations franco-allemandes est la représentation genrée des deux pays. Depuis la
Révolution, il est de tradition de représenter la République, et par extension la France, à
travers le personnage allégorique de Marianne. En Allemagne, il existe également une
allégorie féminine, Germania, mais elle apparaît au cours des guerres de libération sous
des traits guerriers et donc associée au masculin ou bien libérée par Hermann, le chef des
Chérusques. Ainsi donc la France fait figure de femme et l’Allemagne généralement
d’homme. Chaque pays attribue des qualités à son personnage et les défauts inverses à
celui de l’autre. Hermann et la virile Germania en Allemagne incarnent les qualités

319 Claire LÜSEBRINK, « Das Deutschlandbild in Frankreich – Geschichte, Entwicklung und Präsenz eines

Wahrnehmungsmusters », in : Frankreich. Ein regionalgeographischer Überblick, tome 35, Darmstadt,


Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1990, p. 288-301.
320 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « Das Frankreichbild in Deutschland – Geschichte, Medien und Strukturen

der deutschen Frankreichwahrnehmung », in : Frankreich. Ein regionalgeographischer Überblick, op.cit., p.


302-317.
84
considérées comme masculines : la force physique, le courage, la détermination. Tandis
qu’en France ce personnage représente les attributs négatifs de la masculinité : brutalité,
primitivité, barbarie. La France représente sa Marianne comme garante de la morale, de
l’humanité et de la civilisation, alors qu’en Allemagne elle incarne la lascivité, la décadence
et le péché. Les deux figures nationales évoluent quelque peu au fil du temps, y compris
dans leurs propres représentations. En France, Marianne prend soit les traits d’une belle
et séduisante jeune femme ou à l’inverse d’une vieille femme, laide et vulgaire. Seule la
première représentation de Marianne, toute en ambiguité, trouve sa place dans les
journaux satiriques allemands de 1871 à 1914, en tant que figure étrangère, amie ou
ennemie. Au cours de cette même période, Germania fait en France tout simplement figure
de barbare, avec sa stature de géante, ses tresses et son casque à pointe prussien. En
Allemagne, sa représentation est tout d’abord essentiellement mythologisante et
héroïsante, puis ses attributs (couronne de laurier, aigle impérial, épée et bouclier ornés
de l’aigle à deux têtes… ) sont tournés en dérision ; elle peut figurer aussi bien la mère
rayonnante, qu’une vieille femme bigotte, une ménagère… La Première Guerre mondiale
donne lieu à une véritable guerre des caricatures. En France, Germania reste dans la
tradition révolutionnaire : une figure ridicule ou horrifique. Outre-Rhin, l’image de
Marianne est très variable ; elle peut constituer une réincarnation de la Commune de
Paris, une furie, une cocotte, une femme élégante ou encore une victime de l’Angleterre,
ennemi principal de l’Allemagne321.
Ces caricatures genrées et antithétiques reprennent après guerre. Lors de l’occupation
de la Ruhr en 1923, la propagande anti-française fait appel aux mêmes stéréotypes de la
femme sensuelle, diabolique et irrationnelle. Cette représentation est cependant ambiguë
car elle dénote aussi l’attirance et la fascination qu’exercent encore malgré tout la France
et sa capitale. Selon Esther Suzanne Pabst, l’intérêt de ces représentations genrées est de
présenter cette opposition comme irréversible :

dass über die Geschlechterdifferenz ein natürlicher und damit unüberwindbarer Gegensatz
zwischen den beiden Ländern entworfen wird, die sich als wesenhafte Feinde wahrnehmen
sollen. In Geschlechterstereotype übersetzt wird dieser Entwurf einer breiten Masse fassbar,
verfügbar und so fest in den kollektiven Vorstellungswelten verankert322.

Cette irréversibilité du fait des genres opposés, on la retrouve aussi dans le topos de
l’ennemi héréditaire. Celui-ci existait déjà sous l’absolutisme pour caractériser les Turcs
tout d’abord, puis l’ennemi chrétien que représentait la France pour les Habsbourg et
enfin par la suite, l’hostilité nationale entre la France et l’Allemagne. Ce terme se nourrit
entre autre de la théologie chrétienne. Si l’ennemi est le diable, par conséquent la France

321 Ursula E. KOCH, « Marianne und Germania : 101 Pressekarikaturen aus fünf Jahrhunderten im

deutsch-frznösichen Vergleich », in : Marie-Louise VON PLESSEN (dir.), Marianne und Germania. 1789-1889.
Frankreich und Deutschland. Zwei Welten – Eine Revue, Berlin, Argon, 1996, p. 69-81.
322 Esther Suzanne PABST, « Ob Feind, ob Freund: Der Mythos der Gegengeschlechtlichkeit in den

deutsch-französischen Beziehungen », in : Ulrich PFEIL (dir.), Mythes et tabous des relations franco-
allemandes au XXe siècle / Mythen und Tabus der deutsch-französischen Beziehungen im 20. Jahrhundert,
Bern, Peter Lang, 2012, p. 40.
85
incarne le mal, l’impiété et le péché originel. Le mouvement de libération insistera de ce
fait sur les caractéristiques viriles en faisant consciemment ou pas référence à la
Genèse323. Après 1945 ces représentations genrées referont surface mais cette fois-ci de
façon positive pour suggérer un désir, une possibilité du rapprochement, voire une
relation durable ou des problèmes dans le désormais « couple » franco-allemand, moteur
de l’Europe unifiée324.
Michael Jeismann n’a pas seulement retracé ces évolutions de l’image de l’autre, dont
nous sommes plus ou moins conscients à travers des lectures, des films ou encore des
images vues dans la presse notamment. Il a aussi mis en évidence à quel point la notion
d’identité nationale en France et en Allemagne était liée à celle d’ennemi, terme que les
deux États emploient l’un envers l’autre depuis les guerres révolutionnaires. L’image de
l’autre, tout comme l’image de soi, vont évoluer toutefois au fil du temps.
Ainsi la France révolutionnaire se perçoit comme détentrice d’une mission politique
universelle ; il s’agit de libérer l’humanité des tyrans et des barbares, ceux-ci étant les
adversaires de la Révolution, aussi bien à l’intérieur qu’à extérieur des frontières de la
France. L’ennemi n’est donc pas défini par son appartenance étatique ou nationale, il est
considéré comme ennemi de l’humanité et donc barbare à ce titre. La France se présente
dans cette lignée sous Napoléon, puis Napoléon III comme ayant une mission offensive,
celle d’apporter la civilisation. Puis l’image de soi et de l’ennemi changent avec la défaite
lors de la guerre franco-prussienne et l’instauration de la IIIe République. On passe d’un
usage offensif à un usage défensif de la civilisation, la France étant présentée comme la
vicime du voisin rhénan. De même, la barbarie est désormais théorisée en termes
nationalistes. Ce sont les dirigeants et le peuple prussien qui incarnent désormais les
barbares. Lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, la France représente
la civilisation au sein d’une coalition, ce qui a moins de poids dans l’image nationale et qui
fait que la notion de civilisation est abandonnée à l’issue du conflit. Quant aux ennemis,
l’hostilité à leur encontre n’était plus seulement nationaliste, mais également ethnique.
Les Allemands sont dénigrés comme étant physiquement, moralement et

323 Michael JEISMANN, La patrie de l’ennemi. La notion d'ennemi national et la représentation de la nation
en Allemagne et en France de 1792 à 1918, Paris, CNRS éditions, 1997, p. 82.
324 Pour une présentation plus détaillée des différents stéréotypes nationaux en France et en Allemagne,

en particulier dans le domaine de la littérature, nous renvoyons à l’ouvrage très complet de Ruth FLORACK :
Tiefsinnige Deutsche, frivole Franzosen, Stuttgart, Metzler, 2001. Pour R. Florack, l’emploi des stéréotypes
nationaux est ancien, on en trouve notamment déjà chez Luther. Ce phénomène prend de l’ampleur avec le
développement des voyages (à des fins de découverte, de commerce, puis de formation) sous la Renaissance
et avec l’essor du marché du livre qui entraîne le développement d’une littérature en langue vernaculaire.
Il en résulte que la perception de l’autre devient une expérience du quotidien. Le concept de « caractère
national » sert à la fois à la comparaison avec son propre pays et possède une fonction intégrative. Cette
idée se cristallise aux XIXe et XXe siècles avec la notion de « l’esprit d’un peuple », liée à la psychologie des
peuples. Les peuples sont alors assimilés à des individus et auraient des « vertus » et des « vices » ou du
moins des qualités positives et négatives. C’est ainsi que les différences culturelles sont conçues comme
étant de nature. Cette représentation essentialiste perdure aujourd’hui encore avec les mentalités que l’on
attribue aux Chinois, aux Allemands, aux Italiens…. In : FLORACK, Tiefsinnige Deutsche…, op. cit., p. 25 et p.
41 sq.
86
intellectuellement barbares. Cette vision des choses laisse place à l’issue de la guerre à
une tentative pour revenir à une lecture universaliste de la civilisation.
Pour ce qui est de l’Allemagne, on peut également distinguer trois phases. L’émergence
tout d’abord d’une conscience de la nation allemande, en réaction aux guerres
napoléoniennes et via des publications (discours, poésies, tracts…) et non la parole des
dirigeants. À l’inverse de la France, le fait national se traduit en termes de frontières et de
démarcation. Les Allemands se distingueraient de leurs ennemis, non pas seulement des
dirigeants français, mais de l’ensemble du peuple français, par des qualités morales,
éthiques et chrétiennes, la France étant le mal, l’irréligion dont il faut se libérer325. Le
soulèvement contre l’ennemi sert de légitimation historique : sans libération de l’ennemi,
pas d’accomplissement de l’histoire allemande. Cette idée, associée par la suite aux
mythes de Barberousse et d’Arminius lors de la création de l’Empire, sera réactivée à
chaque conflit avec la France. La nation n’est alors pas un projet politique précis, mais une
volonté commune et un ensemble de caractéristiques identitaires exclusivement
allemandes, non transmissibles à d’autres peuples. Cela change avec la guerre franco-
prussienne et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Il faut désormais opposer à la volonté de
ces habitants des critères « objectifs » qui font d’eux des Allemands malgré eux.
Néanmoins, les mêmes distinctions morales et chrétiennes sont réactivées, le même jeu
de qualités antithétiques :

… loyauté, franchise, simplicité, pureté, force de caractère, vertu et liberté caractérisait


l’Allemand ; à l’opposé de l’honnêteté allemande, il y avait la ruse française, le « mensonge », à
l’opposé de la « bonne foi » et de l’« authenticité », les « vanités latines », à l’opposé de « l’âme
simple » et des « mœurs pures », le « plaisir » et la « débauche »326.

325 Cet antagonisme culturel entre la France et l’Allemagne repose sur la vieille opposition entre les
notions de « culture » et de « civilisation », mise en lumière par Norbert Elias (Über den Prozeß der
Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 1939) et qu’il fait remonter au XVIIIe
siècle. Elias a démontré comment l’acception du terme de « civilisation » variait considérablement d’une
nation à l’autre, en particulier en France et en Allemagne. Depuis la Révolution, la France fait de la
« civilisation » une source de fierté nationale et sa vocation universaliste. Elle entend par là un processus de
progrès de l’humanité, une sortie de la barbarie, une civilité et un raffinement des moeurs. En Allemagne, le
terme de « civilisation » est connoté légèrement négativement, il est synonyme de superficialité, de
mondanité et de dissimulation. On lui oppose la notion de « culture », qui souligne les différences entre les
peuples et le particularisme allemand, du fait de la profondeur et de l’authenticité de son art, de sa
philosophie et du fait de la place de la religion et de valeurs comme l’honnêteté et la franchise. In : Nathalie
HEINICH, « I. Une sociologie de la civilisation », in : La sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte,
« Repères », 2010, p. 6-26. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/la-sociologie-de-norbert-elias-
-9782707138309-page-6.htm Cette antithèse stéréotypée d’une culture « intérieure », correspondant à
l’âme, à l’esprit et à la liberté individuelle, et d’une civilisation « extérieure », représentant les mœurs d’une
société et l’exercice du pouvoir, s’inscrit dans un contexte historique tendu entre les deux nations et qui se
polarise autour de 1890-1914. Thomas Mann reprend les mêmes termes lorsque dans Betrachtungen eines
Unpolitischen (1918) il polémique (sans le nommer) contre son frère Heinrich notamment et contre les «
littérateurs de la civilisation » (« Zvilisationsliteraten ») qui mélangent littérature et politique pour se faire
l’avocat de l’universalisme, du pacifisme et de la démocratie. A cette « civilisation » des Occidentaux, T.
Mann oppose la « culture » allemande. In : Olivier REMAUD, Culture versus civilisation. La genèse d’une
opposition, Revue de synthèse, tome 129, 6e série, n° 1, 2008, p. 105-123. DOI : 10.1007/s11873-007-0034-
z
326 JEISMANN, op. cit., p. 94.

87
Face à une coalition d’ennemis lors de la Première Guerre mondiale, il ne peut y avoir
une définition fédératrice de l’ennemi, ni de ce fait une définition satisfaisante des
Allemands, ce qui aboutit à une crise profonde dans la représentation de la nation. Or à la
différence de la France en 1870, la défaite et la mise en place de la République ne
répondent pas à cette crise identitaire et ne résolvent rien.
Au-delà de ces différences, Jeismann souligne les points communs dans l’image de soi
en France et en Allemagne : le rôle constitutif de l’ennemi dans la définition de la nation,
une certaine continuité des représentations au-delà des changements politiques, l’appel à
la purification et l’unité nationale comme préalables à la réalisation de l’histoire nationale
et universelle. Ces caractéristiques ne sont pas propres aux relations franco-allemandes,
mais une constante du nationalisme au XIXe et début du XXe siècle327.
En effet, bien que chaque nation souligne sa singularité, voire en fasse un prétexte de
guerre, toutes les nations européennes sont issues du même modèle. Anne-Marie Thiesse
a montré comment l’avènement des États-Nations au XIXe est allé de pair avec la création
d’un système d’identités prétendument nationales, mais forgées en réalité à travers
d’importants échanges culturels internationaux 328. L’origine des nations ne remonte pas
à des temps héroïques et anciens comme le laissent croirent les histoires nationales, elles
sont apparues à partir du XVIIIe siècle de la volonté d’individus de se constituer en tant
que telles. La nation est une communauté qui existe et perdure indépendamment des
pouvoirs politiques, religieux ou militaires et qui fonde sa légitimité et son désir de
solidarité d’un héritage commun. On retrouve ces deux dimensions dans le fameux
discours d’Ernest Renan :

La nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une,
constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent.
L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement
actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu
indivis. […] Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des
sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore 329.

La formation des identités nationales a consisté à inventorier ce qui relevait de cet


héritage ou plus exactement à l’inventer. Cette filiation a été établie par des révolutions
esthétiques : chaque prétendant au titre de nation s’est cherché une épopée, des chansons,
des héros fondateurs qui ont formé une littérature et ainsi une conscience nationale.
L’œuvre des frères Grimm dans ce domaine tient lieu de référence internationale au XIXe
siècle. On définit, voire on crée dans certains cas une langue nationale. Elle doit permettre
la communication entre tous les membres de la nation et elle a pour mission de l’incarner.
On établit enfin une histoire nationale devant illustrer la continuité de la nation à travers
les vicissitudes de l’histoire. Son récit se fait à travers les romans et pièces de théâtre

327 JEISMANN, op. cit., p. 324.


328 Anne-Marie THIESSE, La création des identités nationales. Europe XVII e- XIX e siècle, Paris, Éditions du
Seuil, 2001.
329 Ernest RENAN, « Qu'est-ce qu'une nation ? », conférence en Sorbonne le 11 mars 1882,

http://www.bmlisieux.com/archives/nation04.htm
88
historiques - Walter Scott est l’un des modèles en Europe -, puis à travers l’Opéra ou
encore la peinture. L’architecture est également au service de cette histoire nationale au
XIXe siècle, avec des constructions nouvelles, telle notamment la cathédrale de Cologne,
mais aussi les restaurations de monuments historiques qui voient le jour partout en
Europe. Il s’agit de fournir un patrimoine matériel identitaire330 et même de définir des
références pour la réalisation de nouveaux bâtiments.
On peut distinguer trois phases dans cette construction identitaire : la première est
celle de la découverte de la culture nationale par une élite, puis vient sa diffusion à travers
« l’agitation patriotique » ou le « folklore » selon sa dénomination. Le peuple se doit
d’incarner la nation dans des territoires circonscrits grâce à la peinture de paysages, la
valorisation des habits traditionnels, les expositions universelles et les musées
d’ethnographie, l’artisanat, les arts décoratifs... Ce mouvement engendre à son tour une
culture de masse qui fait de la nation l’horizon de toute chose : Etat, éducation, sport,
tourisme et activités de nature, tout doit contribuer à une pédagogie du national, afin de
créer une adhésion collective à la nation331.
Les identités nationales reposent donc sur un paradoxe majeur ; elles visent à produire
de la différence à partir d’un modèle profondément transnational :

En fait, les échanges entre érudits, écrivains et artistes engagés dans la construction culturelle
des identités nationales sont constants, de même que les transferts d'idées et de savoir-faire.
L'observation critique des initiatives prises ici ou là, l'émulation et l'imitation des réussites est
au cœur de la production identitaire332.

Naturellement, les identités nationales ne sont pas perçues telles quelles, mais au
contraire comme des formations originales et autonomes. Il y a une véritable distorsion
entre la réalité et sa représentation. Margit Pernau souligne que plus la nation apparaît
comme une entité donnée de nature, pré-existante, c’est-à-dire, plus les peuples oublient
qu’elle est une construction et une représentation, plus son poids est puissant dans les
esprits. Le rôle des historiens est déterminant dans l’établissement de cette vision des
choses. Elle donne notamment l’exemple de l’Allemagne où la professionalisation des
historiens, le développement de l’historiographie comme matière scientifique au XIXe
siècle et sa nationalisation allèrent de pair333.
Lorsque la nation se confond avec l’Etat à partir de la fin du XIXe, le discours sur sa
potentielle disparition prend de l’ampleur. On dénonce la décadence de la nation du fait
d’éléments extérieurs ou du fait de l’oubli de ses traditions et origines. Le nationalisme,
qui, comme la nation, est une réalité historiquement construite, se nourrit précisement de
ces fantasmes.

330 L’émergence de l’idée de nation engendre la création d’une nouvelle conception : le patrimoine

matériel national. In : Anne-Marie THIESSE. « Des fictions créatrices : les identités nationales. » In :
Romantisme, 2000, n°110. De la représentation, histoire et littérature, p. 56.
331 Ibid., p. 156
332 Ibid., p. 56.
333 Margit PERNAU, Transnationale Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2011, p. 11-12.

89
1.3.2. Le poids des représentations anciennes
Ces fantasmes nationalistes sont l’une des cibles de la critique de Tucholsky, avant et
pendant son séjour parisien car ils entravent tout dialogue interculturel et sont dangereux
pour la paix. Même si on ne trouve pas d’articles traitant en détail de la question – à
l’inverse notamment de sa critique de la justice ou du militarisme allemands –, on peut
reconstituer à travers différents textes sa vision du nationalisme. On constate alors que
de nombreux points qu’il soulève rejoignent les analyses des auteurs qui viennent d’être
évoqués. Tucholsky considère tout d’abord le nationalisme comme une épidémie, qu’il
convient de distinguer du sentiment légitime pour la « Heimat ». Il voit en lui également
le nouvel opium du peuple du XXe siècle ayant remplacé la religion et qui permet aux
dirigeants de détourner l’attention des problèmes intérieurs334. Jeismann et d’autres avec
lui ont souligné la fonction d’instrumentalisation politique de cette utopie d’harmonie
nationale visant à dépasser une prétendue décadence335.
Tucholsky ne cantonne d’ailleurs pas sa critique du nationalisme à la seule Allemagne.
Dans plusieurs textes, il en dénonce la dimension européenne et même mondiale. Il choisit
de le faire sur le mode humoristique, en tournant en dérision l’un des effets du
nationalisme. Il raille de fait la fierté nationale qui envahit tous les domaines et tous les
pays. Il en va ainsi dans le poème Olympiade336, référence aux Jeux Olympiques de 1928 à
Amsterdam. Il s’y étonne du comportement des spectateurs qui s’enthousiasment, quel
que soit le classement de l’athlète de leur pays. Tucholsky joue sur le comique de
répétition pour souligner le ridicule de la chose :

Wenn Herr Körnig erster Mann wird,


haben sie gesiegt.
Wenn er nur als Zweiter anschwirrt,
haben sie gesiegt.
Wird er Dritter, wird er Vierter,
haben sie gesiegt.

Wird er aber Letztchargierter,


haben sie auch gesiegt.
Ob sie vorne oder hinten liegen,
sie tun egalweg nur siegen337.

Le choix lexical n’est pas neutre. Il n’est pas question seulement de gagner
« gewinnen », mais de vaincre « siegen », que l’on emploie généralement dans un contexte
militaire et non pour une compétition. Ce verbe reflète l’état d’esprit des spectateurs qui

334 Cf l’article « Auf dem Nachttisch », qui est une critique de l’ouvrage Nationalismus de l’universitaire

américain C.J.H. Hayes, in : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 215.


335 JEISMANN, op. .cit., p. 324.
336 TUCHOLSKY, Olympiade, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 197.
337 Ibid., p. 198.

90
voient des ennemis dans les pays autres que le leur. On retrouve là la notion d’opposition
intrinsèque à la nation selon Jeismann. Par ailleurs, l’individu disparaît dans une masse
bruyante. Tucholsky souligne l’instinct grégaire et primaire engendré par le
nationalisme :

Läuft ein Mann aus Japan durch das Ziel,


schrein die Japaner.
Siegt ein USA-Mann in dem Spiel,
brüllen die Amerikaner.
Siegt ein Fechter von den Herrn Faschisten,
steigt ein brausender Chor;
siegt ein Jude, nehmen die Zionisten
eine doppelte Beschneidung vor.
So läßt jeder von den bunten Gruppen
seinen höchst privaten Vogel huppen338.

Enfin, il prend les spectateurs à partie concernant cette fierté mal placée : « Seid ihr
stolz auf das, was andere tun? 339 »
Dans un autre poème paru la même année340, Tucholsky parodie cette fierté nationale
qui s’applique cette fois-ci au domaine de l’aviation. Si l’avion apparaît encore à l’époque
comme un objet d’innovation et de progrès, il ne faut pas oublier qu’il est aussi l’arme de
la guerre moderne depuis le premier conflit mondial. On trouve d’ailleurs dans le texte
une allusion aux industriels se félicitant de l’enthousiasme des foules pour ces engins,
ferveur qu’ils auraient discrétement orchestrée en coulisse.
Tucholsky met à nouveau en évidence différents ressorts du nationalisme. Il s’appuie
sur le même lexique de la victoire et des cris pour montrer que si chaque pays exprime
différemment sa fierté, le discours est au final le même. Il repose sur l’affirmation de sa
propre supériorité :

Unsere Flieger haben über den Ozean gemacht


deutsche Energie! deutsche Energie! (…)
Unsere Flieger sind der Gipfel ihres Standes
Réception et la Légion d'Honneur! (…)
Unsere Flieger fliegen heut nach Mexiko!
Gods own country – our America! 341

L’exaltation de ce sentiment est le fait des journaux : « Jede Zeitung hat uns das gesagt:
/ Hat da einer einen Flug gewagt, / wächst empor zum höchsten Firmament / noch der
allerdümmste Abonnent342.» Tucholsky met en cause la responsabilité de la presse qui, en
créant des héros et en tant que vecteur d’une culture de masse, participe à la
nationalisation des esprits. Ce sentiment patriotique exacerbé culmine dans l’évocation

338 Ibid
339 Ibid.
340 TUCHOLSKY, Meine Flieger-deine Flieger, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 120.
341 Ibid., p. 120-121.
342 Ibid.

91
finale de la Stammtisch. Cette tablée des habitués apparaît souvent chez le journaliste de
façon péjorative, comme un amalgame de vulgarité, de bêtise et d’agressivité. Quant au
titre du poème, « Meine Flieger-deine Flieger », il imite un langage enfantin et fait ainsi
ressortir la dimension puérile de ces comportements. Une fierté nationale excessive
entraînerait donc le dénigrement de l’autre et la confrontation, comme le donne à
entendre l’ensemble du poème.

Unsere Flieger! Unsere Flieger!


Die sind Sieger! die sind Sieger!
Eure Flieger, gar nicht zu vergleichen,
können unsern nicht das Wasser reichen343.

Ce nationalisme contaminerait selon Tucholsky, entre autres domaines, la langue. Dans


l’article « Deutsch »344, il critique l’usage exponentiel de l’adjectif éponyme dans la presse
de son pays. Cet emploi, présenté comme un signe de l’état d’esprit de son temps, donne
lieu à des énoncés risibles :

Wenn heute Einer in Glauchau geboren und in Insterburg gestorben ist, dann rühmen ihm die
Nekrologe nach, er sei ein „echt deutscher Mann“ gewesen. Was soll er denn sonst gewesen
sein? Ein Neger? Ein Kalulu-Indianer? Ein Eskimo? Natürlich war er echt deutsch345.

Premier constat, la langue est le reflet de l’étroitesse d’esprit (« Bornierheit ») de


l’idéologie nationaliste, qui d’une trivialité – le caractère allemand d’une personne, d’une
chose, d’un lieu –, fait une source de fierté et de louange et donnerait à tout le pays la
« folie des grandeurs ». L’adjectif « allemand » ne servirait plus seulement à décrire une
appartenance nationale, il serait dôté désormais d’une connotation systématiquement
positive. Mais là ne réside pas seulement le problème. L’image flatteuse que les Allemands
ont d’eux-mêmes devient dangereuse dans la mesure où elle implique a contrario une
image négative des autres nationalités. Tucholsky formule la thèse de Jeismann selon
laquelle « la notion d’identité nationale implique une opposition, une démarcation346. »
Les Allemands s’attribuent un ensemble de qualités qu’ils dénient au reste de l’humanité :
« Darin liegt nun nicht nur: Lob des Deutschtums – was noch erträglich und verständlich
wäre, sondern der Ausschluß der gesamten übrigen Welt von obgesagten guten
Eigenschaften347. » Cette remarque de Tucholsky renvoie aux prétendues caractéristiques
des Allemands, développées dans les discours du mouvement national au XIXe dans une
vision essentialiste. Elles sont supposées connues de ses lecteurs et par conséquent il ne
les précise pas dans ce texte-ci.
La langue allemande est donc le reflet d’auto et d’hétéro-images, mais aussi de méta-
images à propos desquelles Tucholsky ironise également : « Rührend ist an den
Kirchturmnationalisten, dass sie alle wähnen, die gesamte Welt sei mit ihnen einig,

343 Ibid.
344 TUCHOLSKY, « Deutsch », in : https://de.wikisource.org/wiki/Deutsch_(Tucholsky)
345 Ibid.
346 JEISMANN, op. cit., p. 15.
347 TUCHOLSKY, « Deutsch », in : https://de.wikisource.org/wiki/Deutsch_(Tucholsky)

92
bewundere, liebe und fürchte sie348. » Par manque de discernement, les nationalistes vont
jusqu’à se croire craints et aimés de leurs ennemis qu’ils dénigrent pourtant. Comme le
souligne Jeismann, la définition traditionnelle de l’identité allemande, fondée sur une
éthique supérieure et non cessible, ne serait pas compatible avec une politique
internationale349.
Dans le poème Olle Germanen350 Tucholsky raille plus clairement encore l’héritage
identitaire du mouvement national. Il le fait par la voix du « je lyrique », un enfant qui
innocemment décrit sa famille et, on le comprend implicitement, les valeurs nationalistes
et antisémites de celle-ci. Les parents sont l’incarnation physique et morale du parfait
allemand : « Papa ist Oberförster », autrement dit proche de la nature et plus
particulièrement de la forêt, un mythe allemand. « Mama ist pinselblond », autrement dit
de « sang pur ». L’un de ses frères fait partie d’une société estudiantine nationaliste et
guerrière : « Johan steht an der Front/ der Burschenschaft », que Tucholsky fait rîmer
avec « Teutonenkraft », la force étant l’une des caractéristiques prétendument allemande.
Puis suit notamment l’évocation de la mythologie nordique avec les divinités Wotan, Lok
et Frigga, les origines lointaines de ses ancêtres « germains cachoubes », la tradition du
chant avec notamment la chanson « Deutschland-Lied » du mouvement national au XIXe…
À ce « folklore » national est associé l’antisémitisme : « Verjudet sind die Wälder »351.
Associer le topos de la décadence nationale à la forêt prête à sourire, tout comme
l’affirmation triviale : « Die Vorhaut, die soll wachsen, / in Köln und Halberstadt; / wir
achten selbst in Sachsen, / daβ jeder eine hat. »352 Néanmoins, on peut aussi lire une mise
en garde face au danger du nationalisme dans le vers : « Wer uns verlacht, der irrt
sich. »353 Cette manière de tourner en ridicule la teutomanie, sans toutefois minimiser sa
dangerosité, n’est pas sans rappeler le ton de Heinrich Heine, notamment dans
Deutschland. Ein Wintermärchen. Dans la préface, le poète met en garde contre les
partisans de l’idéologie nationaliste, ces « pharisiens de la nationalité (…), ces héroïques
laquais dans leur livrée noire-rouge-or » avec « leur voix de buveur de bière »354, avant,

348 Ibid.
349 Ibid., p. 329.
350 TUCHOLSKY, Olle Germanen, Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 57.
351 Ibid.
352 Ibid.
353 Ibid., p. 58.
354 « Was ich aber mit noch größerem Leidwesen voraussehe, das ist das Zeter jener Pharisäer der

Nationalität, die jetzt mit den Antipathien der Regierungen Hand in Hand gehen, auch die volle Liebe und
Hochachtung der Zensur genießen und in der Tagespresse den Ton angeben können, wo es gilt, jene Gegner
zu befehden, die auch zugleich die Gegner ihrer allerhöchsten Herrschaften sind. Wir sind im Herzen
gewappnet gegen das Mißfallen dieser heldenmütigen Lakaien in schwarzrotgoldner Livree. Ich höre schon
ihre Bierstimmen: "Du lästerst sogar unsere Farben, Verächter des Vaterlands, Freund der Franzosen,
denen du den freien Rhein abtreten willst!" » ; in : Heinrich HEINE, Atta Troll. Ein Sommernachtstraum.
Deutschland. Ein Wintermärchen, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2005, p. 114.
93
dans le corps de cette épopée politique en vers, liquider les grands mythes de l’ identité
allemande355.
En s’attaquant ainsi à cet héritage national ou ce que Thiesse nomme la « check-list
identitaire »356 allemande, Tucholsky s’expose – tout comme Heine avant lui – à la critique
et au reproche d’être anti-patriotique. Nous avons déjà évoqué l’article « Helden am
Telefon »357 qu’il a écrit en 1922 suite à une série de menaces reçues. Deux ans plus tard,
il récidive avec « Wie uns aus »358. Dans cet article, il se joue à nouveau des préjugés et
fantasmes des nationalistes allemands qui mélent francophobie, antisémitisme et
anticommunisme. Ce texte constitue la parodie d’un article de la presse nationaliste
annonçant l’arrivée à Paris d’Ignaz Wrobel, pseudonyme que Tucholsky emploie pour ses
articles à caractère politique et polémique. Wrobel y est présenté comme un célèbre
dirigeant communiste accueilli en grande pompe par Poincaré lui-même et une foule de
dignitaires. On retrouve dans cette énumération saugrenue, l’idée d’ennemi, constitutive
de la nation. Ici ils sont pléthore : le président français, considéré comme le mal absolu
depuis l’occupation de la Ruhr, est épaulé dans son entreprise de débauchage du traître
Wrobel par une alliance imaginaire de pays hostiles à l’Allemagne (« Feindbundstaaten »).
Celle-ci est constituée des « évêques de St Emilion et St Beaujolais », personnification de
l’irréligion et du vice français, ainsi que du préfet de police de Paris, incarnant
probablement l’espionnage. S’ensuivent toute une série de clichés359 anti-français dans la
description de la vie que mènerait Wrobel. On retrouve les caractéristiques attribuées aux
Français depuis le mouvement de libération nationale et développés par la suite dans la
presse : leur impiété, leur vie de débauche et leur oisiveté, la légèreté des femmes
françaises, leur élégance maniérée… Il en résulte que Wrobel est décrit comme
« totalement francisé » dans ses mœurs et même dans son apparence. Il est également
totalement corrompu, s’étant fait payer l’équivalent du salaire mensuel du gouvernement
français à son arrivée à Paris et recevant régulièrement des commissions du
gouvernement, et, pêle-mêle, des partis socialiste, communiste et clérical. Tout ceci
prouverait une nouvelle fois la justesse de la légende du « coup de poignard dans le dos ».
Pour parfaire ce tissu de stéréotypes et d’informations colportées – l’article commence

355 Telle par exemple l’évocation de la victoire de Hermann sur Varus dans la forêt de Teutoburg, associée

à la saleté. : « Hier schlug ihn der Cheruskerfürst, / Der Hermann, der edle Recke; / Die deutsche
Nationalität, / Die siegte in diesem Drecke. » In : ibid., p. 149.
356 THIESSE, op. cit.., p. 14.
357 TUCHOLSKY, « Helden am Telefon », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 266.
358 TUCHOLSKY, « Wie uns aus », ibid, p. 385.
359 Concernant les notions proches de stéréotypes et de clichés : le terme de stéréotype est davantage

employé dans les sciences sociales pour désigner les images mentales que l’on a d’un groupe, qui procédent
à des généralisations et catégorisations simplifiant le réel. Les études littéraires emploient et confondent
souvent les deux termes, « cliché » mettrait davantage l’accent sur la dimension banale et répétitive de
certaines formules et « stéréotype » sur des représentations communes figées. Cf : Ruth AMOSSY, Anne
HERSCHBERG PIERROT, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Armand Colin, 2011.
Dans la mesure où Tucholsky s’intéresse aux images réductrices de l’autre qui fonctionnent comme des
lieux communs dans le texte (presse et littérature) et dans la tête des Hommes, et comme par ailleurs ces
images sont banales tant elles sont répétées, nous emploierons les deux termes indistinctement.
94
ainsi : « Wir uns aus deutschnationalen Kreisen mitgeteilt wird »360 –, Tucholsky ajoute
une dose d’antisémitisme. Là aussi, l’effet est comique du fait de la grossièreté du propos.
Il réduit de grands représentants de la science, la littérature et de la politique allemande à
leur judéité :

Wir gönnen den Franzosen die Neuerwerbung dieses Mannes, der endlich heimgefunden hat,
und bedauern nur, daß er nicht gleichzeitig den Relativitätsjuden Einstein sowie die Juden von
Unruh, Gerhart Hauptmann und Wirth mitgenommen hat. Aber was nicht ist, kann ja noch
werden361.

Enfin, citons la série d’articles, intitulés « Nationales », parue entre 1924 et 1926 dans
Die Weltbühne. Celle-ci met à jour une autre forme de nationalisme, bien moins exacerbée
et xénophobe, mais qui n’en est pas moins problématique. Le deuxième article de la série
se présente comme une suite d’aphorismes sur les nationalités d’Europe. Certains
énoncés paraissent inoffensifs car ils tournent simplement en ridicule ce qui est supposé
être l’essence d’un peuple :

Der Deutsche denkt sichs aus; der Italiener erfindets; der Engländer setzt es in die Praxis um;
der Amerikaner kauft das Patent; (…) — und der Franzose ernennt alle Beteiligten zu
Mitgliedern der Akademie Réaumur. Hierauf schreibt der erstaunte Deutsche eine
Bibliographie des Vorfalls362 .

D’autres en revanche, reposent sur une caractérisation généralisante et raciste des


peuples, présentée par Tucholsky comme de la propagande mensongère en vue d’une
future guerre : « Die Dänen sind geiziger als die Italiener. (…) Alle Letten stehlen. Alle
Bulgaren riechen schlecht. Rumänen sind tapferer als Franzosen. (…) Das ist Alles nicht
wahr — wird aber im nächsten Kriege gedruckt zu lesen sein363. » Le journaliste dénonce
ainsi des propos qui, sous couvert de plaisanteries, ancrent des préjugés et renforcent les
frontières mentales et géographiques en Europe. Or selon Tucholsky, les véritables
frontières sont sociales et professionnelles.

Die falschen Staaten von Europa: England, Frankreich, Spanien, Italien, Ungarn, Preußen,
Esthland, Lettland, Rumänien, Bayern. Die Grenzen stehen fest. Die richtigen Staaten von
Europa: Arbeitslose, Arbeitsmänner, Arbeitgeber und Nutznießer fremder Arbeit. Die Grenzen
fließen364.

Bien que Tucholsky dénonce régulièrement le nationalisme et déconstruise ses


ressorts, nous verrons par la suite qu’il pense lui-même, paradoxalement, en catégories
nationales lorsqu’il évoque la France ou compare son pays d’origine et son pays hôte365.
Néanmoins, malgré le contexte historique et politique, malgré le poids des mentalités,
Tucholsky se veut médiateur franco-allemand entre 1924 et 1929. Nous pouvons d’ores-

360 TUCHOLSKY, « Wie uns aus », op. cit., tome 3, p. 385.


361 Ibid.
362 Ibid., p. 512-513.
363 Ibid.
364 Ibid, p. 513.
365 Ce point sera abordé en particulier dans le troisème chapitre de ce travail.

95
et-déjà poser ce principe et donner quelques exemples des formes que prend sa
communication interculturelle, avant de passer à une analyse détaillée de sa production
littéraire et journalistique sur cette période dans les deux parties suivantes de ce travail.
En s’établissant en France, Tucholsky est lui-même acteur d’une communication
interpersonnelle directe. Stefanie Burrows, qui a tenté d’établir ses fréquentations et
activités en France, affirme que la tâche est difficile car Tucholsky reste très évasif à ce
sujet dans sa correspondance. Il nomme tout de même quelques personnalités
notamment issues des milieux politiques, dans le monde de la presse, des cercles
pacifistes et des loges franc-maçonnes dont il est membre. Il reste également quelques
traces des discours qu’il a prononcés dans ces loges366. Nous avons également évoqué son
article paru dans la revue Europe dans lequel il s’adresse directement aux Français. Il est
vrai que, dans ses articles, Tucholsky se met rarement en scène en situation de
communication directe avec des Français – un peu plus peut-être dans Ein Pyrenäenbuch.
Il se fait davantage observateur et commentateur du quotidien, de la vie culturelle en
France, des Français, de leurs villes, leur langue, leur manière de penser… Cependant, ses
observations relèvent nécessairement en partie d’une interaction directe avec des
Français. Il ne peut en être autrement pour lui qui réside sur une aussi longue période en
France.
Dans quelques rares textes, il évoque également en tant qu’observateur des situations
de rencontres franco-allemandes, mais toujours de manière assez sommaire. À titre
d’exemple, dans l’article déjà cité sur les conférences de Mann et Kerr à Paris, Tucholsky
se contente de commenter la réception de l’événement par la presse comme étant
favorable à quelques exceptions près, sans donner plus de précisions. Au sujet de la langue
de l’intervention, il indique que l’un des orateurs s’est exprimé en français, l’autre
uniquement dans son introduction. Afin de prévenir la critique de ceux qui
considèreraient qu’il faut s’adresser à un public français uniquement dans sa langue, il
souligne la difficulté d’un tel exercice même lorsqu’on parle aussi bien français que ces
deux écrivains. Cette difficulté tiendrait selon lui aussi à la grande différence d’ « âme » du
public français pour reprendre ses termes367. Parler de l’âme d’un peuple est devenu
commun depuis l’emploi de l’expression par Herder. Ici l’âme n’est pas associée
spécifiquement à la langue mais semble davantage synonyme d’esprit. On peut tout de
même s’étonner du choix de ce mot. Tucholsky reste dans le vague sur ce point. De même,
lorsqu’il se demande quel aura été l’effet produit par les discours de ces représentants de
l’esprit allemand : « Franzosen sehen diese Abgesandten deutschen Geistes mit ganz
andern Augen an als wir, die wir sie nah kennen »368. Il ne répond pas à la question. Sans
doute se considère-t-il illégitime pour y répondre, mais il laisse tout de même son lecteur

366 BURROWS, op. cit,.p. 82. Nous aborderons cette question dans le quatrième chapitre de ce travail.
367 « Wer da weiß, wie unendlich schwer es ist, vor einem französischen Publikum als Fremder
französisch zu sprechen, auch dann, wenn man die Sprache so gut beherrscht wie Mann und Kerr, wer weiß,
wie die Seele einer französischen Zuhörerschaft so ganz, ganz anders ist als die einer deutschen, wird keine
Kritik der Einzelheiten vornehmen… » in : TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », Gesammelte…, op. cit.,
tome 4, p. 343.
368 TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », op. cit., tome 4, p. 344.

96
sur sa faim en n’expliquant pas en quoi consistent ces différences. Enfin, il relate qu’une
réception a été donnée à l’ambassade d’Allemagne à laquelle plusieurs ministres français
ont assisté, ce qui constituait une première depuis la guerre. Sur ce point, il se permet
simplement une remarque : « Aber schließlich ist ja seit sieben Jahren Friede… »369. Les
points de suspension soulignent le caractère implicite du commentaire. On peut
comprendre par là qu’il n’y a pas de raison de s’en féliciter.
Dans l’article « Deutsche in Paris »370, qui date de 1924, Tucholsky s’intéresse à
certains hommes politiques et hommes de lettres allemands qui se rendent en France.
Mais là encore, il n’évoque pas ou peu de situations de communication directe avec des
Français. Il détaille surtout les comportements de ses compatriotes, ainsi que leurs
conséquences. Les politiques qui font le déplacement sont en théorie plein de bonne
volonté, mais sans influence et aveugles. Ils sont victimes de malentendus culturels car ils
confondent l’amabilité française avec l’estime véritable. Ils restent dans le cercle étroit
d’une famille politique et croient avoir vu et compris la France. Certains se sentent chez
eux, mais leur compréhension de l’esprit français serait inversement proportionnelle à
leur maîtrise de la langue française. Quant aux hommes de lettres, la critique est encore
plus féroce car ils seraient poseurs, ignorants et soit ignorés, soit moqués des Français.

Ich bin der Ansicht, daß es für unsereinen einmal sehr gesund ist, zu sehen, wie wenig unser
geistiges Wirken im Ausland gilt – man ist liebenswürdig zu uns, aber unser Name bedeutet
hier anfangs gar nichts, und das ist auch durchaus verständlich371.

Ce n’est donc pas l’interaction franco-allemande en tant que telle qu’il l’intéresse, mais
plutôt les ratés de cette communication et les raisons de cet échec. Ces ratés sont
instructifs par ailleurs sur l’image des Allemands à l’étranger. Tucholsky conclut l’article
sur des conseils à ceux qui veulent réellement découvrir un pays.

Wer das heute noch ist [ehrlich], der wird im Ausland sich erst einmal an die sichtbaren
Tatsachen halten, etwas lernen, bevor er hinausgeht, und nicht seine Unkenntnis hinter der
Lyrik verstecken. Wenn er dann auch noch Fingerspitzen hat, dann mag er hinter den
Sehenswürdigkeiten, hinter den Festveranstaltungen und hinter den ›Sitten und Gebräuchen‹
des fremden Landes die Seele entdecken.
Unsre Politiker ahnen nichts von ihr, die Journalisten haben keine Zeit, und die Snobs in der
Literatur haben alle je ein Verhältnis mit einer russischen Großfürstin372.

Dans cet article, Tucholsky ne précise pas davantage ce qu’il entend par « âme ».
Néanmoins, ce texte confirme que Tucholsky ne l’assimile pas non plus, dans une vision
romantique, à la langue ou à la littérature nationales. Elle est pour lui quelque chose
d’intangible. On peut la saisir si l’on est porté par un vrai désir d’apprendre. Le fait de se
s’interroger sur l’Autre constitue le premier pas. Vient ensuite l’étape de la découverte
physique, à savoir la visite du pays et de ses attractions touristiques. Puis arrive la phase

369 Ibid.
370 TUCHOLSKY, « Deutsche in Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 439.
371 TUCHOLSKY, ibid., p. 442.
372 Ibid., p. 443.

97
de la découverte d’éléments plus codifiés, comme les fêtes officielles et plus intangibles
encore les us et coutumes. Derrière tout cela se trouverait l’âme du pays, mais pour
l’apercevoir, il faudrait encore avoir du doigté pour employer une expression proche de
l’image allemande (« Fingerspitzen haben ». Cela n’est donc pas donné à tout le monde,
soit parce que les conditions que nous venons d’évoquer ne sont pas réunies, soit parce
que l’on se fait une image erronée de l’étranger. On comprend indirectement que
Tucholsky attache la plus haute importance à la découverte de l’âme d’un pays étranger.
Tel va être son programme de recherche et d’écriture en France, en réaction précisement
au poids des représentations et au contexte franco-allemand conflictuel.

Tucholsky s’est donc intéressé très jeune à la langue et à la culture françaises. Devenu
journaliste, il écrit à partir de 1922 également sur la politique française et plus
particulièrement sur les relations franco-allemandes. Il est déjà objet et vecteur de
transferts culturels. Mais on ne peut véritablement parler de médiation et de
communication interculturelle dans toutes ses dimensions373 qu’à partir de son départ
pour Paris, en 1924. Tucholsky est alors bien « un acteur transnational à l’époque du
nationalisme »374, au sens où il est issu de la société civile, mais il agit à l’échelle inter-
étatique pour un rapprochement progressif et durable entre deux peuples. Son voyage en
France est l’un des outils qu’il met en œuvre à cet effet.

373 La communication interpersonnelle directe, la communication médiatisée par le biais d’œuvres de

fiction, comme la littérature et la couverture médiatique sur l’autre pays sont les trois dimensions de la
comunication interculturelle. Sur ce point, voir le sous-chapitre « 1.1. Approche conceptuelle de l’altérité »
dans ce travail.
374 MARMETSCHKE, « Was ist ein Mittler », op. cit., p. 186.

98
2. À l’origine de la médiation : le départ pour
la France

2.1. Pratique et « théorie » du voyage


2.1.1. Les discours de Tucholsky sur les voyages
L’emploi du terme « voyage » concernant la période pendant laquelle Tucholsky va
vivre en France peut paraître de prime abord surprenant, voire inapproprié. Par voyage
on désigne généralement un déplacement physique dans un autre lieu, plus ou moins
éloigné ou étranger. On entend par là aussi le fait d’y rester un certain temps puis de
retourner au lieu d’où l’on était parti. Ce mot implique donc à la fois le départ et le retour.
Or non seulement lorsque Kurt Tucholsky quittera Berlin en avril 1924, il n’y aura pas de
retour, définitif du moins. Mais de plus, il vivra cinq ans à Paris, une période
anormalement longue pour ce que l’on entend habituellement par voyage, quand bien
même ces cinq années seront entrecoupées de déplacements fréquents à la découverte de
régions françaises tout d’abord, puis à partir de 1927 d’allers-retours vers l’Allemagne, le
Danemark puis la Suède, pays où il s’établira en 1929 et où il mourra en 1935.
On pourraît dès lors être tenté d’employer le terme d’émigration375 en lieu et place du
voyage. Un départ donc volontaire à l’origine et qui à partir de 1933 se serait transformé
en exil du fait de l’arrivée au pouvoir des nazis376. Mais ce serait une interprétation a
posteriori qui résulte du tragique de cette destinée personnelle dans un contexte
historique bien particulier. De fait, les textes publiés et la correspondance de Tucholsky
n’indiquent pas une volonté de sa part de quitter définitivement l’Allemagne en 1924. Le
terme de séjour pourrait de ce fait sembler plus approprié car plus neutre. Il présente peu
ou prou les mêmes caractéristiques que le voyage, mais il n’est pas connoté, ni d’un point
de vue historique, politique et économique comme l’exil et l’émigration, ni d’un point de

375 Sur la distinction entre émigration choisie et exil contraint : « (….) als Emigration bezeichnen wir die
unfreiwillige Auswanderung von Einzelnen oder Gruppen in ein fernes Land. Sie ist die Folge direkter oder
indirekter – politischer sozialer, religiöser oder ökonomischer Ächtung (vor allem politische und
rassistische Gründe im 3. Reich), die dem Geächteten nur die Alternative lässt, entweder zu emigrieren, oder
mit der Verkümmerung bzw. mit dem Ende seiner bisherigen Existenz zu rechnen (…) Exil ist... die
strafweise Ausstoßung eines namentlich genannten Individuums aus dem Staat ». Helge PROSS, Die
deutsche akademische Emigration nach den Vereinigten Staaten 1933-1941, Berlin, 1955, p. 18.
376 Tucholsky fit partie de la première vague de confiscation de la nationalité allemande d’août 1933 qui

concernait les pacifistes, communistes et sociaux-démocrates. Cf : Horst MÖLLER, « L’émigration hors de


l’Allemagne nazie : causes, phases et formes », in : Exil et résistance au national-socialisme (1933-1945) [en
ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1998 (généré le 27 février 2020). Disponible sur Internet :
https://books.openedition.org/psn/5837
99
vue affectif. En effet, un séjour ne sollicite pas l’imaginaire comme un voyage. Cela
s’explique d’un point de vue linguistique par l’étymologie même des deux termes en
allemand. Tandis que Aufenthalt met l’accent sur le fait de s’arrêter en un lieu où l’on va
vivre plus moins temporairement, Reise souligne au contraire le mouvement, le départ,
voire la rupture. Qui plus est, le voyage est associé à des représentations collectives : la
découverte, le dépaysement, le rêve, l’aventure, le plaisir… Il est également associé à un
genre littéraire, la littérature viatique. Ce n’est donc pas un hasard si Tucholsky emploie,
généralement, le terme voyage et non séjour en ce qui le concerne. Le voyage est par
ailleurs une solution qu’il prône en tant que médiateur franco-allemand dans de
nombreux textes, afin de développer la connaissance de l’autre et de préserver ainsi la
paix entre les nations d’Europe. Il s’agit enfin d’une thématique littéraire dans son œuvre,
qui jusqu’alors avait peu, voire pas été explorée.
Les écrits de Tucholsky se caractérisent avant tout par une prédilection pour la forme
courte, qu’il s’agisse de poèmes, de chansons ou d’articles de journaux377. Or, comme l’a
souligné Fritz J. Raddatz, les trois seuls textes de long format ou du moins de format plus
long (une petite centaine de pages) ont pour thématique le voyage378. Publié en 1912,
Rheinsberg: Ein Bilderbuch für Verliebte est l’histoire de l’escapade amoureuse d’un couple
de jeunes berlinois non mariés. L’ouvrage remporte à l’époque un vif succès du fait du
contenu provocateur pour les mœurs d’alors, et du style de l’auteur, mêlant ironie et jeux
de mots. En 1927, Tucholsky publie le récit de voyage Ein Pyrenäenbuch, dans lequel il
relate le périple qu’il a entrepris dans les montagnes françaises. Puis en 1931 paraît
Schloß Gripsholm. Eine Sommergeschichte qui met en scène une romance lors de vacances
en Suède. Alors que les deux livres, qui n’ont pas été écrits en France, se présentent
comme des fictions avec des personnages distincts de l’auteur qui les a signés de son vrai
nom, Ein Pyrenäenbuch est paru sous le nom de Peter Panter379. Il s’agit du pseudonyme

377 Catherine Desbois souligne que la forme courte est le propre de l’écriture de Tucholsky. In : DESBOIS,

« De la forme courte dans l’œuvre de Kurt Tucholsky ou : De l’art de la concentration dans l’écriture »,
Cahiers d’Etudes Germaniques, n°31, Aix-en-Provence, 1996. Tucholsky souligne lui-même dans un courrier
à un de ses lecteurs que la concision est sa règle d’écriture : « Beschränkung als Kunstmaxime (….) fast alle
Autoren schreiben zu lang. Ich habe von S.J. die Kunst des Streichens gelernt – und ein halber Blaustift bei
Grisholm ist drauf gegangen. Ich habe es viermal geschrieben, und jedesmal wurde es kürzer. » In :
TUCHOLSKY, Augewählte Briefe., op. cit., An Alfred Stern, lettre du 06.05.1931.
378 Fritz J. RADDATZ, « Tod als nicht Utopie », in : Heinz Ludwig ARNOLD (dir.), Kurt Tucholsky,

Text+Kritik, n°29, Munich, Text+Kritik, 1971, p. 11.


379 Tucholsky explique l’emploi de ses pseudonymes dans le texte « Start » de 1927 (in : Gesammelte…,

tome 5, p. 434). Il affirme que ses pseudonymes ont été inventés par jeu, mais aussi pour des raisons
pratiques. Ils lui permettraient d’écrire des textes dans des genres variés (poésie, article politique, satire,
feuilleton…) dans un même journal (Die Weltbühne) sans lasser son public et tout en restant crédible à ses
yeux. Chaque « homoncule » écrit généralement un type de texte bien défini : Ignaz Worbel signe les textes
politiques et polémiques ; Peter Panter est l’auteur de la plupart des articles parisiens et des feuilletons en
général ; Theobald Tiger écrit en vers et Kaspar Hauser porte un regard mélancolique et réflexif sur le
monde. Quant à Kurt Tucholsky, il signe de son vrai nom bien peu de textes. Plusieurs auteurs mettent en
doute l’explication donnée par Tucholsky. F.J. Raddatz parle des pseudonymes comme d’une « mesure de
défense » pour un être solitaire et souffrant. Fritz Joachim RADDATZ, « Tod als Nicht-Utopie », in : Heinz
Ludwig ARNOLD (dir.), Kurt Tucholsky, n°29, Munich, Text+Kritik, 1971, p. 9-15. Pour Catherine Desbois,
les pseudonymes relèvent d’un jeu ambivalent avec le public ; un jeu à la fois léger et grave car il correspond
à une nécessité de se cacher. Elle compare Tucholsky à la figure du clown qui sous les rires masque sa
100
utilisé par Tucholsky pour une grande partie des textes français, il y a donc une logique,
celui qui se présente comme correspondant étranger à Paris, publie son récit de voyage
en France. Par ailleurs, ce pseudonyme est plus généralement celui des articles à caractère
littéraire, parus dans les pages culturelles des journaux qui emploient Tucholsky. Ce choix
de signature donne donc aussi une indication quant au contenu. Malgré cette différence,
ces trois textes présentent des éléments qui peuvent être rapprochés de la vie de
Tucholsky et qui de fait brouillent les frontières entre fiction et réalité. Sans doute faut-il
y voir une stratégie d’auteur visant à inscrire ces récits dans une tradition littéraire380 et
plus particulièrement dans celle des récits de voyage pour le Pyrenäenbuch. Nous nous
pencherons uniquement sur l’analyse du récit dans les Pyrénées, les autres ouvrages étant
hors corpus. Néanmoins il est remarquable que ce thème commun de l’ailleurs traverse
d’un point de vue chronologique presque toute son activité en matière de publication, à la
fois via ces trois longs récits, mais aussi via de nombreux articles, particulièrement au
cours de la période française381.
Pour ce qui est des raisons du départ de Tucholsky en France, les biographies
s’accordent toutes à souligner son besoin de quitter l’Allemagne, face à la montée des
périls – militarisme, nationalisme, justice à deux vitesses… - qu’il ne fait que dénoncer dès
le lendemain de la Première Guerre mondiale. Face aussi à une république, qui selon lui,
au mieux ne sait pas endiguer ces phénomènes, au pire y contribue. De plus, depuis 1923,
il travaille comme secrétaire privé pour le banquier Hugo Simon. D’une part, car son
métier de journaliste lui semble vain et, d’autre part, parce que la crise économique et
l’hyperinflation ne lui permettent plus de conserver son train de vie bourgeois en vivant
uniquement de sa plume. Or cette situation ne lui convient guère. Hepp parle de Paris
comme d’un sauvetage de dernière minute face à l’état depressif et suicidaire que traverse
Tucholsky382. On en trouve des traces dans quelques-uns des rares écrits de cette année
noire.
Ainsi de l’article « Kleine Reise 1923 ». Cette saynète met en scène le voyage du comte
Koks à Goslar et s’ouvre par une citation du Harzreise de Heine, moquant cette ville et
l’empereur. Le décor est planté d’entrée de jeu ; cette bourgade est le reflet d’une partie
de la société allemande que Tucholsky exècre : passéiste, petite bourgeoisie, assujettie à
ses dirigeants. Là aussi, fiction et réalité se rejoignent quand à la fin, le comte explique à

tristesse intérieure. Catherine DESBOIS, « Kurt Tucholsky : à cache-cache derrière les pseudonymes », in :
Cahiers d’Etudes Germaniques, n°61, Aix-en-Provence, 2011. On peut également consulter l’article suivant
pour une interprétation des pseudonymes : Yuko YAMAGUCHI, « Wer ist der Mann mit 5 PS : Kurt Tucholsky
und seine 5 Pseudonyme », in : Keio-Germanistik Jahrresschrift, n° 18, 2001.3.
380 De même, ses recueils d’articles parus à partir de Mit 5 PS (1928) seront tous signés Tucholsky.

Desbois souligne (cf l’article cité) que Tucholsky publie davantage d’articles sous son nom à partir de la
mort de Siegfried Jacobsohn, directeur de la Weltbühne avec qui il entretenaît un lien fort. Cet événement
marquerait une césure dans sa vie et sa production. Il avancerait à partir de là plus souvent à visage
découvert. On peut en faire une lecture psychologique et politique –il affirme de plus en plus haut et fort ses
idées et rejets en l’occurrence- et une lecture littéraire également, il s’affirme comme écrivain.
381 Sa production s’étend de 1907 à 1932 car à partir de l’arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir,

Tucholsky ne pourra plus publier en Allemagne. Cependant, face à l’évolution politique dans son pays et en
raison de problèmes de santé qui le préocuppent, sa production diminue nettement dès 1931.
382 HEPP, Kurt Tucholsky. Biograpische…, op. cit, p. 257.

101
sa femme pourquoi il ne travaille plus à la Weltbühne, le seul endroit d’Allemagne où l’on
puisse dire la vérité :

Weil die Zeit mir dagegen zu sein scheint. In einem schlecht geheizten Warteraum voll
bösartiger Irrer liest man keine lyrischen Gedichte vor. Wenn irgendeiner uns in das Ausland
unter richtige Menschen holt, damit wir erst einmal wieder einen klaren Kopf bekommen,
Übersicht und Festigkeit, dann will ichs wieder versuchen. Bis dahin bleibt – über diese
Sozialdemokratie, über Industriewegelagerer, Städteaushungerer und Schutzhaftgenerale,
über den Bürgerpräsidenten Louis Philippe Ebert, über Radeks sitzengebliebene Zöglinge und
Bayerns Ehrenwortfabrikanten – bis dahin bleibt nur eines:
Schweigen. Schweigen. Schweigen383.

Siegfried Jacobsohn, directeur de la Weltbühne, comprend le sous-entendu puisqu’il


accepte d’employer Tucholsky dans la foulée et de l’envoyer en France pour quelques
temps384.
Dans l’une des premières publications parisiennes de Tucholsky, on trouve des
éléments de réponse sur son besoin de départ. Le poème Park Monceau385, met en scène
un je lyrique qui décrit le bonheur simple d’être assis sur un banc, d’observer les gens et
de pouvoir rêver paisiblement. Le poème s’ouvre sur une anaphore du déictique « Hier »
marquant d’emblée l’antagonisme de ses sentiments entre le Paris où il se sent revivre et,
implicitement, l’Allemagne où il vivait dans le mal-être : « Hier ist es hübsch. Hier kann ich
ruhig träumen. / Hier bin ich Mensch – und nicht nur Zivilist »386. Il dénonce là l’esprit
militaire qui règne en Allemagne où l’uniforme prime sur l’humain. Les deux vers finaux
résument le rapport douloureux à son pays d’origine : « Ich sitze still und lasse mich
bescheinen/und ruh von meinem Vaterlande aus »387. La comparaison, principe moteur
de son écriture en France est déjà présente. De même, on trouve également des
thématiques propres au voyage avec l’évocation ironique des touristes importuns qui ne
savent pas visiter sans guide à la main : « Es prüfen vier Amerikanerinnen, / ob Cook auch
recht hat und hier Bäume stehn. / Paris von außen und Paris von innen: / sie sehen nichts
und müssen alles sehn »388. Le ton d’ensemble de ce poème est néanmoins celui du
soulagement d’être loin de l’Allemagne. On comprend par-là que le départ volontaire de

383 « Kleine Reise 1923 » publié dans la Weltbühne, en janvier 1924. In : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op.
cit., tome 3, p. 369.
384 Au départ il était simplement convenu dans son contrat que Tucholsky voyagerait minimum trois

mois par an, puis une fois en France ou avant son départ – cela reste incertain – Jacobsohn lui aurait
conseiller de rester au moins plusieurs années sur place, afin de se remettre d’aplomb. Cf HEPP, Kurt
Tucholsky. Biographische…, op. cit, note 88, p. 470.
385 TUCHOLSKY, Park Monceau, Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 378. Tucholsky avait au départ écrit le

nom du lieu à la française, « Parc Monceau », mais Jacobsohn lui a demandé d’opter pour l’orthographe
allemande. In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 6, Kommentar 61 p. 547.
386 Ibid.
387 Ibid.
388 Ibid.

102
son pays est une nécessité quasi vitale. La tranquillité est d’ailleurs un leitmotiv dans les
publications de cette période389.
Ce voyage est donc motivé en premier lieu par un besoin personnel. Cette « réparation de
soi par l’action et par le mouvement » est d’ailleurs commune à de nombreux écrivains
ayant voyagé et écrit sur leur voyage390.
Il l’est également par le combat pacifiste que Tucholsky reprend sous l’angle de la
médiation franco-allemande. Dans ses premiers textes, il s’applique à décrire la capitale
française et ses habitants : le Paris de la rue, des petites gens rencontrées au cours de ses
promenades, un Paris qu’il veut authentique, loin des clichés touristiques – de la ville
romantique, celle des cabarets, des jolies femmes aux mœurs légères –, ou encore des a
priori de ses compatriotes.

Gestern mit George Grosz zusammen. Wir haben uns geeinigt: noch nie ist so viel über eine
Stadt zusammengelogen worden wie über das Paris von 1918-1924. Es ist alles (nicht mehr)
wahr (…) Ich werde es sehr schwer haben mit den Artikeln: die Leser wollen doch natürlich
alle für ihr Geld einen begeisterten, enthusiasmierten Korrespondenten – und das erste, was
man tun muβ, ist: mit einem Müllberg von falschen Assoziationen und Vorstellungen
aufräumen (…) Aber all das ist so getrübt vom Snobismus, von Feinseligkeit, von Afferei, von
der deutschen Sucht, alles im Ausland für den letzten Dreck zu halten oder würdelos davor auf
dem Bauch herumzukriechen…daβ es sehr, sehr schwer sein wird, da das Richtige zu treffen.
Ich habe erhebliches Lampenfieber. 391

Tucholsky entend dévoiler les « mensonges criminels » que propagent les journaux
nationalistes et d’extrême-droite392, changer l’image fausse et réductrice que les
Allemands se font de la France et de Paris393. On retrouve cette rengaine dans bien des
textes394. En réalité, l’enjeu n’est pas tant d’esquisser un tableau réaliste de la vie en
France que de convaincre les Allemands que les Français ne représentent pas une menace
pour eux. La paix passe à ses yeux par une meilleure connaissance mutuelle395. Le voyage
est donc une solution qu’il préconise fréquemment.
Enfin, le voyage permet une mise à distance salutaire, pas seulement pour l’homme,
mais aussi pour l’écrivain-journaliste. Il engendre une prise de recul par rapport à des
éléments vécus à chaud. En offrant un nouveau spectacle à la pensée, il tempère les
sentiments, renouvèle le regard et les sujets de publication. De fait, Tucholsky retrouve

389 Dans sa biographie, Bemmann affirme que Tucholsky, comme H. Mann ne supportait plus l’Allemagne

et les Allemands. Elle souligne aussi son besoin de calme : « er wollte Abstand gewinnen und zur Ruhe
kommen. » p. 268.
390 Gérard COGEZ, Partir pour écrire. Figures du voyage, Paris, Éditions Champion, 2014, p. 17.
391 Lettre à Mary Gerold, 15 avril 1924, in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., p. 464.
392 TUCHOLSKY « Wie sich der deutsche Stammtisch Paris vorstellt », Gesammelte…, op.cit., tome 4, p.

341.
393 TUCHOLSKY « Das falsche Plakat von Paris », Gesammelte…, op.cit., tome 3, p. 416.
394 Thème évoqué notamment dans l’article déjà cité « Die Gräfin im Löwenkäfig », qui fait le lien entre

l’activité de médiateur et le journaliste, correspondant à l’étranger.


395 Nous y reviendrons plus en détail dans le troisième chapitre de ce travail.

103
en France le goût d’écrire et un ryhtme soutenu d’écriture396. Cela n’est pas seulement dû
à ses engagements contractuels avec ses employeurs. On le constate aussi au changement
de ton dans ses articles, à l’enthousiasme et même l’enchantement qui sont les siens les
premiers temps. Si certains articles des débuts ne portent que sur la France, ses habitants
ou sa capitale, très vite la comparaison entre les deux pays s’installe. Une balade dans les
rues, une sortie au musée ou au théâtre, tout événement du quotidien français du
journaliste peut servir de point de départ pour aller vers des considérations qui ont trait
à l’Allemagne. Paradoxalement, vivre en France permet à Tucholsky de s’intéresser de
nouveau à son pays et de commenter ce qui s’y passe. Les parallèles avec le pays hôte
enrichissent la réflexion, voire la critique. Ainsi conseille-t-il à ses lecteurs de sortir de
chez eux pour se faire une idée juste de leur pays : « Wer die Enge seiner Heimat ermessen
will, reise397.»
Bien qu’en voyage en France, l’Allemagne restera donc un sujet de préoccupation et de
réflexion constant398.
À ces trois raisons de voyager qui lui sont propres, Tucholsky ajoute d’autres raisons
dans ses articles, dans lesquels il vante les bienfaits que ses lecteurs peuvent en tirer. Dans
le poème Luftveränderung399, il appelle en particulier la jeunesse, incarnée par l’impératif
« fahre, Junge, fahre ! »400, à prendre la route. Peu importe le moyen – sont évoqués le train
qui représente la modernité et la vitesse ou le bateau que l’on imagine plus lent –, quelle
que soit la destination, il faut partir en terre étrangère, se confronter à la différence. La
répétition de l’adjectif « fremd » dans chaque vers de la deuxième strophe souligne cette
nécessité :

Tauch in fremde Städte ein,


lauf in fremden Gassen;
höre fremde Menschen schrein,
trink aus fremden Tassen401.

Sont énumérées pêle-mêle des destinations urbaines, dont Paris, et des horizons plus
exotiques telle l’Afrique. Le dépaysement, mais aussi la fuite du quotidien, l’oubli des
obligations professionnelles et personnelles semblent être la raison d’être du voyage :
« Flieh Betrieb und Telefon »402. Il doit en résulter une expérience sensorielle : « trink aus

396 Selon Bemmann, sa productivité retrouve à partir de mai 1924 son plus haut niveau, celui des
premières années de l’après-guerre, lorsque ses articles pouvaient constituer jusqu’à un tiers d’un numéro
de la Weltbühne. In : BEMMANN : Kurt Tucholsky, op. cit. p. 278.
397 TUCHOLSKY, « Interessieren Sie sich für die Kunst - ? », Gesammelte.., op. cit., tome 4, p.421.
398 Ceci a fait dire à Raddatz que peu de textes de la période parisienne portaient réellement sur la

France. Ceci n’est pas tout à fait vrai. Disons que les textes seront pour beaucoup des articles franco-
allemands, en cela qu’ils comportent des réflexions sur les deux pays. « Tucho wohnt in Paris -aber er lebt
in Berlin. Er berichtet ein biβchen über den französischen Alltag (...), aber er interpretiert Deutschland, nicht
Frankreich » Fritz J. RADDATZ, Tucholsky. Ein Pseudonym, Reinbek, Rowohlt, 1993, p. 70.
399 TUCHOLSKY : Luftveränderung, Gesammelte.., op. cit., tome 3, p.534.
400 Ibid.
401 Ibid.
402 Ibid

104
fremden Tassen »403, « sieh am Seinekai »404, « hör den Mistral blasen! »405. La synesthésie
traverse l’ensemble du poème et quasiment tous les sens sont convoqués. Au-delà des
sensations, c’est également le mouvement qui caractérise le voyage, que ce soit par les
moyens de transports cités ou par les verbes liés à l’effort physique : « reiten »,
« laufen », « tauchen », « graben », « die Welt durchflitzen ». La mise en valeur du pronom
personnel « du » qui compose à lui seul le vers final indique qu’il s’agit d’une expérience
toute personnelle.
Néanmoins ce lyrisme et cette vision du voyage sont contrebalancés par d’autres textes
qui mettent davantage l’accent sur l’aspect intellectuel. Voyager amène également à
relativiser ses propres problèmes, à se montrer plus attentif aux sorts des autres et à la
société dans laquelle on évolue. Cette prise de conscience peut survenir dans des
moments d’adversité. Le simple fait de rechercher un hébergement dans une ville
touristique quand la fatigue advient peut représenter sur le coup une épreuve, comme le
décrit l’article « Du hast ein Bett »406. Tucholsky raconte son sentiment d’angoisse à l’idée
de chercher un lit à Bayonne au sortir de la gare, puis l’envie qui le saisit face au plus
misérable des habitants rencontrés sur son chemin car lui aura un lit ce soir. Puis cette
ritournelle intérieure, « Du hast ein Bett », se transforme en réflexion sur les inégalités
sociales. Elles empêchent celui qui est dans le besoin de s’intéresser à ce qui n’est pas
immédiatement vital pour lui, comme l’art ou des sujets d’actualité. Ce texte se clôt alors
d’une toute autre manière qu’il n’avait commencé, comme souvent chez Tucholsky. Le
lecteur n’a plus affaire au journaliste voyageur qui décrit la France, mais au journaliste
politique qui commente et analyse ce qu’il voit dans son pays. « Du hast ein Bett » lui
revient alors sans cesse à l’oreille tel un « diapason » lorsqu’il est confronté aux puissants
de la classe politique et aux nantis.

Aber immer, wenn ich Präsidentenreden, Wohltätigkeitssprüche, patriotische Rote-Kreuz-


Damen, abwiegelnde Sozialdemokraten, Zahlabendbonzen und Reichstagsabgeordnete höre,
tönt eine angeschlagene Saite in mir fort, ein lang hinhallender Ton wie von einer Stimmgabel:
Du hast ein Bett, du hast ein Bett. Wir frieren407.

La comparaison avec le diapason est éclairante car comme l’instrument de musique


indique la note juste, le voyage donne de la hauteur et doit servir de guide. Par
l’expérience et l’apprentissage qui en résulte, le voyage devient une référence dans
l’existence, il nous fait réfléchir et oriente notre conduite à l’avenir.
Tantôt les propos sur le voyage sont politiques et graves, comme dans le texte qui vient
d’être évoqué ou dans ceux qui mettent en garde contre une nouvelle guerre du fait des
préjugés nationaux, tantôt ils sont au contraire légers et même humoristiques.
Le voyage est parfois présenté comme une source de fantasmes et de rêveries qui
transporte, le temps d’un instant, hors de la morosité du quotidien. L’article « Halt auf

403 Ibid
404 Ibid
405 Ibid
406 TUHOLSKY, « Du hast ein Bett », Gesammelte.., op. cit., tome 4 p. 415.
407 Ibid, p. 416.

105
freiem Felde »408 décrit une scène fugitive lors de l’arrêt d’un train en gare. De par sa
perspective narrative, ce texte très bref s’apparente à un extrait de roman ou de nouvelle.
Les personnes à bord du train et à l’extérieur s’observent mutuellement. Leurs apparence
et attitude sont décrites, puis le narrateur omniscient nous donne accès à leurs pensées
respectives. Tandis que la vue du train et de la foule enthousiasme un enfant sur le quai,
sa mère rêve à la vie de luxe et de divertissements qu’elle associe au wagon de première
classe face à elle, pendant qu’une passagère anglaise sourit à l’inverse de voir cette jeune
famille sur le quai et se remémore en regardant le père une rencontre amoureuse lors
d’un précédent voyage. Puis le train démarre, laissant chacun à ses pensées. Le texte se
termine sur le mot « Bewegung ». Sans doute n’est-ce pas le fruit du hasard, dans ce texte
comme dans le poème Luftveränderung409, le mouvement est associé aux plaisirs, qu’ils
relèvent des sens ou de l’intellect.
Plus largement, le voyage suscite l’imaginaire. Ainsi dans l’article « Kleine Station »410,
la scène esquissée est similaire. Un train entre en gare dans la ville de « -‘menau ! », dont
un narrateur affirme que l’on ne voit rien depuis le train. Ce narrateur emploie le pronom
personnel « nous » : « wir sehen hinaus »411. On peut le supposer autodiégétique, il
recourt au pluriel pour évoquer sa personne et ses compagnons de route bien que ceux-
ci ne soient pas évoqués directement dans la suite du récit. Mais il peut aussi bien s’agir
au contraire d’un narrateur hétérodégiétique qui rapporte les pensées et gestes du
personnage central et cette marque du pluriel est destinée à englober le lecteur dans
l’action, à faire en sorte qu’il se mette dans la peau de ce dernier. L’absence de certitude
quant à la voix narrative crée un certain mystère. Et ce d’autant plus que le narrateur
commence à décrire la ville ou plutôt ce qu’il imagine de cette petite bourgade typique de
la province allemande avec ses monuments à la gloire de l’empereur, son église romane,
sa Stammtisch composée des notables locaux, son marché, ses paysans…. On assiste en
quelque sorte à une mise en abyme, à un voyage dans le voyage. La description se fait de
plus en plus énumérative et parataxique sur les petits faits et les caractéristiques des
différents habitants. Puis vient la question qui met un terme à cette divagation : « Möchte
man hier leben - ? 412 » Elle peut incarner l’interrogation qui vient à tout voyageur à un
moment ou à un autre de son parcours, soit par attrait pour un lieu, soit par besoin,
conscient ou non, de poser ses valises ou par simple jeu de l’esprit pour tromper l’ennui.
Dans le cas présent, la réponse qui suit met fin à ce voyage imaginaire :

Auf dich haben sie nicht gewartet; sie haben ihre Schicksale, sterben, saufen, handeln, lassen
Grundstückseintragungen vornehmen, prügeln ihre Kinder, stecken der Großmama
Kuchenkrümel in den Mund und verzweifeln – höchst selten – an der Welt. »–'menau!«
Ja, und dann fahren wir wieder413.

408 TUCHOLSKY, « Halt auf freiem Felde », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 7.
409 TUCHOLSKY, Luftveränderung, Gesammelte.., op. cit., tome 3, p.534.
410 TUCHOLSKY, « Kleine Station », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 486.
411 Ibid.
412 Ibid., p. 487.
413 Ibid.

106
Ce passage de la voix narrative du « wir » au « du », du collectif à l’individuel, induit une
rupture. Une distanciation surgit entre le personnage du train/le lecteur et le monde à
l’extérieur du train. Est-ce le narrateur hétérodiégétique qui s’adresse au
personnage/lecteur ? Est-ce le narrateur autodiégétique qui se parle à lui-même ? Là aussi
le doute est permis. Néanmoins, il en résulte un effet de surprise et même une violence,
renforcée par l’énumération qui suit et qui dénonce l’étroitesse de ces vies. La fin de cette
rêverie marque la reprise du voyage physique et la fin du texte.
On peut se demander quelle est la fonction d’une telle publication qui tient davantage du
récit littéraire que du reportage journalistique. Est-ce une simple distraction pour les
lecteurs insérée dans les pages culturelles de la Weltbühne ? Une réflexion de Tucholsky
suite de sa propre expérience du voyage ? Un moyen d’amener ses lecteurs à réfléchir à la
misère de ces vies de province ? Il n’y a pas de réponse toute trouvée, néanmoins un tel
texte interroge. On peut affirmer qu’il y a une volonté de l’auteur d’interpeler, voire de
provoquer le lecteur.
Tucholsky ne plaide pas uniquement pour le voyage à l’étranger comme c’est le cas
dans le poème Luftveränderung ou contre le voyage en Allemagne, comme pourrait le
laisser penser l’article « Kleine Station ». On peut citer notamment deux textes qui traitent
d’excursions que Tucholsky a réellement entreprises.
En 1927, il publie l’article « Das Wirtshaus im Spessart »414, titre qui fait référence pour le
lecteur averti à un conte éponyme de l’auteur Wilhelm Hauff. Ce texte, écrit un siècle plus
tôt, a pour thème les brigands et le voyage pédestre, la « Wanderung », chère aux
romantiques. Dans la version de Tucholsky, il est question également d’une randonnée de
plusieurs jours menée entre le narrateur et ses amis « Karlchen » et « Jakopp », qui, par
leurs aventures et leurs mauvaises manières, peuvent faire figure d’inoffensifs brigands.
Le texte, écrit à la première personne, tient du journal de bord. Il énonce l’itinéraire, jour
après jour. On y trouve quelques descriptions des choses vues, mais là n’est pas l’essentiel.
« Wie schön müβte diese Reise erst sein, wenn wir drei nicht da wären 415. » Le récit des
jeux, des discussions et plaisanteries, des soirées arrosées de la joyeuse bande prend
davantage de place. En somme le plaisir d’être ensemble, l’amitié tient ici le premier rôle.
Cela peut donner lieu à des énoncés surprenants :

Heimbuchenthal; Dienstag. Wie arm hier die Menschen sind! Alle Kinder sehen aus wie alte
Leute: blaß, gelb, mit trüben Augen.
Zu Fuß gehen ist recht schön. Manchmal sagen wir gar nichts – wir haben uns ja auch alles
gesagt. Wir freuen uns nur, dass wir beisammen sind416.

Ici ce n’est donc pas la beauté des lieux ou la découverte de l’autre qui importent, mais
le bien être du trio, ses impressions, quitte à provoquer le lecteur par ces plaisirs égoïstes
face à la pauvreté des habitants pourtant constatée. L’alternance de discours directs et

414 TUCHOLSKY, « Das Wirtshaus im Spessart », Gesammelte.., op. cit., tome 5, p. 374. Tucholsky part du

9 au 29 septembre 1927en voyage avec ses amis « Karlchen » (Erich Danehl) et « Jakkopp » (Hans Fritsch)
randonner dans le Spessart.
415 Ibid., p. 376.
416 Ibid., p. 378.

107
indirects, de passages au présent puis au passé, le style tantôt télégraphique, proche de la
prise de note, tantôt familier, presque oral ou plus soutenu, et le ton badin rendent le récit
vivant et divertissant. Il n’y a pas d’enseignements explicites ou implicites à cette histoire.
Ce texte partage un moment de bonheur, une pause dans le combat de Tucholsky pour
une autre Allemagne. Toute l’ambiguïté, le déchirement intérieur que ressent l’auteur à
l’encontre de son pays sont résumés à la fin du périple : « Es ist sehr schwer, aus
Deutschland zu sein. Es ist sehr schön, aus Deutschland zu sein417. »
Dans l’article « Wer kennt Odenwald oder Spessart ? »418, Tucholsky s’intéresse cette
fois-ci aux lieux eux-mêmes.419 Il part du constat paradoxal que les Allemands ont le goût
du voyage à l’étranger, mais connaissent peu leur propre pays :

Was ein richtiger Deutscher ist, so kennt der sein Italien und Sizilien und die Riviera und
Schweden und Norwegen . . . aber ob er auch sein eigenes Land genau kennt, das steht noch
sehr dahin420.

Par « vrai Allemand », Tucholsky entend non pas son contemporain nationaliste qui
revendique sa germanité, en employant l’adjectif « deutsch » à tout propos, mais celui qui
relève de la tradition de Goethe et de sa passion pour l’Italie, le « Weltbürger », curieux
des autres cultures. Il évoque la beauté de la nature et de l’architecture de cette région du
sud de l’Allemagne. Les lieux ne seraient pas pittoresques, mais « naturels », en ce sens
que les villages se fondent dans la nature pour ne faire qu’un. Cette harmonie est un plaisir
pour les yeux et pour l’esprit. À deux reprises dans le texte, Tucholsky se sert d’une
métaphore musicale pour décrire l’effet produit par les paysages : « man (…) lasse die
Musik dieser süddeutschen Landschaft auf sich wirken wie einen Orgelklang »421. L’orgue
étant utilisé pour la musique religieuse, implicitement il confère aux lieux une dimension
sacrée. Il est également question de « paix musicale » sur les chemins forestiers. Or la paix
dans ses deux acceptions, comme l’antonyme de guerre et comme le synonyme de
quiétude, est un état recherché tout au long de sa vie par l’auteur pour son pays et pour
lui-même. À traverser ces espaces, on atteindrait une heureuse insouciance : « bei allem
Fleiβ der Bevölkerung ist etwas Leichtes in der Luft, die Sorgen wiegen, scheints, nicht so
schwer, und jeder freut sich, daβ er auf der Welt ist422. » Et si l’on se retrouve seul, au
milieu du silence, on peut alors atteindre ce qui semble, sous la plume de Tucholsky, le
comble du bonheur : « dann können Sie die Zeit vergessen und, wenn Sie wollen, auch sich
selbst. »423 Oublier l’aspect éphémère de la vie et les tourments de son époque – il faut
sans doute entendre « Zeit » dans ces deux dimensions –, ainsi que ses soucis personnels :

417 Ibid., p. 379.


418 TUCHOLSKY, « Wer kennt Odenwald oder Spessart ? », Gesammelte.., op. cit., tome 6, p. 117.
419 Le contexte dans lequel a été écrit cet article est différent puisqu’il s’agit d’une commande de la revue

« Reisedienst am Meer », comme Tucholsky l’écrit à sa femme dans sa lettre du 17/08/1928, in : Kurt
Tucholsky, Ausgewählte Briefe 1913-1935, op.cit., p. 485.
420 TUCHOLSKY, « Wer kennt Odenwald oder Spessart ? », Gesammelte.., op. cit., tome 6, p. 117.
421 Ibid.
422 Ibid., p. 118.
423 Ibid., p. 119.

108
on retrouve là l’amoureux de la littérature avec ce topos de la fuite du temps, le journaliste
critique de la société allemande contemporaine et l’homme tourmenté. Bien que ce texte
soit une commande et qu’il réponde à des impératifs économiques, on y trouve une
sincérité, un vrai attachement à son pays. Ce texte rejoint d’ailleurs sa déclaration d’amour
à l’Allemagne, sa « Heimat », titre du chapitre final de Deutschland, Deutschland über
alles.424 Paradoxalement, cet article est plus instructif que « Das Wirtshaus im Spessart »
quant à ce qui fait l’attrait du voyage pour Tucholsky. En parlant à ses lecteurs de
l’Allemagne qu’il aime, « cette Allemagne, que l’Allemand ne connaît pas aussi bien qu’elle
le mérite »425, Tucholsky leur parle de lui. Et les raisons qu’il met en avant pour les inciter
à visiter cet endroit rejoignent celles qui le poussent à voyager.
Le voyage peut également susciter des sentiments contradictoires. Joie et excitation
d’un côté, mais aussi solitude, mélancolie, voire mal du pays. On peut relever cet aspect
notamment dans quatre textes que l’on peut qualifier de littéraires par leur forme et par
les procédés stylistiques employés. Tous ont pour point commun de situer l’action dans
une chambre d’hôtel dans laquelle un narrateur, seul, analyse ses pensées et sentiments
dans une sorte de monologue intérieur.
« Koffer auspacken »426 est le seul dans lequel la voix narrative n’emploie pas le « je »,
mais le « tu ». Ici le sujet est banal en un sens, comme le titre l’indique, il traite du moment
où un voyageur, arrivé à l’hôtel, défait sa valise. Confronté à ses effets personnels, celui-ci
est envahi par une vague de nostalgie par rapport à ce qu’il a quitté. Il se parle à lui-même
en commentant son action et son ressenti. Cependant l’emploi du pronom personnel
« du » a pour effet de prendre le lecteur à témoin. Comme si le voyageur s’adressait à lui
en faisant appel à une communauté d’expérience :

Du hast dich schon ein biβchen eingelebt (…) Du schlieβt auf-


Eine Woge von Heimat fährt dir entgegen.
Zeitungspapier raschelt, und auf einmal ist alles wieder da, dem du entrinnen wolltest. Man
kann nicht entrinnen427.

Le voyage serait donc également lié à une volonté de fuir. Fuir quoi, cela n’est pas dit.
Mais cette fuite, via la vue des objets contenus dans la valise, engendre un sentiment de
culpabilité. « Schämst du dich ihrer ? 428 » Ces objets sont humanisés, « Ein Stiefel guckt
empor »429, ils deviennent des « proches parents», qui parlent et rappellent au voyageur

424 TUCHOLSKY, Deutschland, Deutschland über alles, Reinbek, Rowohlt, 2000, p.226 : « Nun haben wir
auf vielen Seiten Nein gesagt, Nein aus Mitleid und Nein aus Liebe, Nein aus Haß und Nein aus Leidenschaft
– und nun wollen wir auch einmal Ja sagen. Ja –: zu der Landschaft und zu dem Land Deutschland. Dem
Land, in dem wir geboren sind und dessen Sprache wir sprechen.
Der Staat schere sich fort, wenn wir unsere Heimat lieben. Warum grade sie – warum nicht eins von den
andern Ländern –? Es gibt so schöne.
Ja, aber unser Herz spricht dort nicht…. » Ce livre accompagné des photomontages de John Heartfield paraît
en 1929.
425 TUCHOLSKY, « Wer kennt Odenwald oder Spessart ? », Gesammelte.., op. cit., tome 6, p.119.
426 TUCHOLSKY, « Koffer auspacken », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 153.
427 Ibid.
428 Ibid., p. 154.
429 Ibid.

109
de bien se tenir et de ne pas parler aux femmes, « Das mag man nicht »430. Cette
personnification, qui est l’un des ressorts comiques du texte, souligne également
l’attachement sentimental à l’endroit quitté, le déchirement qui résulte de cette fuite. « Die
Sachen im Koffer sprechen nicht die Sprache des Landes, nicht die Sprache der Stadt, in
der du dich befindest431. » Ces sentiments contradictoires engendrent un dédoublement
de personnalité : le corps est présent dans cet hôtel, mais l’esprit est ailleurs : « Zwei
Leben lebst du in diesem Augenblick: eines körperlich, hier, das ist unwahrhaftig; ein
andres seelisch, das ist ganz wahr432. » Or ce sont les pensées le ramènant chez lui qui sont
considérées comme la vraie vie et non ce voyage pourtant bien réel. Le voyageur essaie
de se persuader que cette sentimentalité est ridicule : « Ein Mann, der sich lyrisch Hosen
in den Schrank hängt! Schämen solltest du dich was! (…) Gut, daβ dich keiner sieht433. »
Bien qu’il n’ait jamais ressenti « l’intensité de la vie à l’étranger » chez lui, tout l’y ramène.
Ses tentatives de refoulement cèdent face aux souvenirs qui émergent de l’odeur d’un
parfum, lui rappelant d’un coup personnes, objets, paroles oubliés : « [sie] sind auf einmal
da, sind ganz lebendig, guten Tag! Guten Tag, sagst du überrascht434. » Là encore la
personnification et le dialogue imaginaire créent un comique de situation et empêchent
ce texte de tomber dans le pathos. Néanmoins la mélancolie est bien réelle. C’est elle qui
domine dans la dernière phrase : « Du wirst dich auf deiner nächsten Station
zurücksehnen: nach diesem Zimmer, nach diesem dummen Hotelzimmer435. » Le voyage
est donc le lieu paradoxal où l’on se projette en avant, où l’on tente de s’inventer une
nouvelle vie, tout en se tournant avec nostalgie vers son passé, vers son monde familier,
sa « Heimat ». Qui plus est, chaque nouvelle étape ajoute à la liste des moments révolus,
elle marque ce qui n’est plus. Si le voyage peut apparaître comme une fuite du quotidien,
il n’apporte pas de solution à la fuite du temps. Il la met au contraire encore plus en
évidence.
On retrouve des thématiques similaires dans les poèmes Tourist436, Nebenan437 et
l’article « Es ist »438, même si le ton n’est pas toujours le même. Contrairement à ce que
pourrait laisser présager son titre, le premier poème est plutôt sombre. Pourtant le
qualificatif de « touriste » implique en théorie la recherche de plaisir. C’est même le but
premier de celui-ci alors que le voyageur peut se déplacer, lui, pour des motifs
professionnels, scientifiques, familiaux, de santé ou autres qui n’ont pas forcément de lien
avec le plaisir. Le désordre de la forme avec des rimes, des strophes et des vers de
longueur irrégulière reflète le désordre intérieur du je lyrique : « Ich reise schon zwei

430 Ibid.
431 Ibid.
432 Ibid.
433 Ibid.
434 Ibid., p. 155.
435 Ibid.
436 TUCHOLSKY, Tourist, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 21.
437 TUCHOLSKY, Nebenan, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 30.
438 TUCHOLSKY, « Es ist », Gesammelte…, op. cit., tome 6, P. 263.

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Monate – bald bin ich gar nicht mehr da439. » Ici l’impression n’est pas de vivre
intensément, mais de disparaître comme l’exprime la métaphore de la peau que l’on pèle :
« Die scharfen Schneidekanten der Eisenbahnschienen schälen mir im Gleiten die Aura
herunter, eine Haut nach der andern – ich friere440. » L’anaphore « Jeden Abend » souligne
la monotonie du quotidien d’hôtels en hôtels, l’absence de repères, de contacts humains
qui en résulte. La formule elliptique « Du sagen », exprime le besoin de familiarité perdue
qui donne au je lyrique le sentiment d’être un objet que l’on déplace au même titre que
ses clés : « der Schlüssel geht mit mir, / und unten werden wir beide abgegeben: er beim
Portier, und ich im Eßsaal »441. Ce qui est ensuite décrit est la solitude ressentie lorsque
l’on visite une ville étrangère, où seul le bruit de la ville est perçu. Il en résulte que l’hôtel
devient une « île » vers laquelle on court se réfugier. Le voyage est ici dépeint à la fin
comme la recherche (sans fin ?) d’un lieu où l’on pourrait poser ses valises ou prendre
racine pour reprendre la métaphore végétale : « Reisen. Reisen. Die Wurzeln schleifen,
blasse, dünne Fäden, die so gern trinken wollen und einen Boden suchen, der ihnen
schmeckt. / Jeder Mann seine eigene Erde442. » Il s’agit donc de voyager pour trouver le
lieu qui convient à chacun. Mais cette quête peut être déshumanisante dans le même
temps. Le touriste n’est ici pas le voyageur ridicule, guide en main, mais un voyageur
perdu et triste.
La tonalité est très différente dans les deux autres poèmes, beaucoup plus légère, drôle
en partie, même si, sur le fond, la solitude domine. Les deux moi lyriques sont seuls dans
la chambre et ne trouvent pas le sommeil. Dans Nebenan, il écoute ce qui se passe chez le
voisin pour passer le temps. Les deux premières strophes sont comiques, du fait du
ridicule de la situation, « Ohr an die Wand. Was hör ich dann/ von nebenan - ? »443, ridicule
renforcé par l’accumulation de questions : « Knackt da ein Bett? Rauscht da ein
Kissen?/Ist das mein Atem oder der/von jenen ... alles will ich wissen! »444. L’imagination
du « je » s’emballe, lui fait croire à un couple en pleins ébats : « Gib, Gott, den
Lautverstärker her –! / Ein Stöhnen; hab ichs nicht gewußt ... / Ich zecke an der fremden
Lust »445. Mais elle lui joue des tours, il s’agit seulement de la femme de ménage. À partir
de là, son esprit s’évade, il repense à son enfance, lorsque déjà il trouvait chez les autres
tout plus enviable. Les mots de l’enfant et de l’adulte se mélangent, les caprices et
expressions bisyllabiques côtoient la métaphore : « Ich auch! ich auch! es greift die Hand
/nach einem nicht vorhandenen Land:/ Ja, da –! strahlt warmer Lampenschimmer. /Ja, da
ist Heimat und das Glück446. » Cet ailleurs prend la forme d’un pays qui est dit absent donc
fictif, trompeur en un sens. Mais il est dans le même temps idéalisé, promettant à la fois le
bonheur et la « Heimat », terme difficilement traduisible, à la dimension affective,

439 TUCHOLSKY, Tourist, op. cit., p. 21.


440 Ibid.
441 Ibid.
442 Ibid., p. 22.
443 TUCHOLSKY, Nebenan, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 30.
444 Ibid.
445 Ibid.
446 Ibid., p. 31.

111
désignant à la fois le pays d’origine mais aussi la terre d’élection, le lieu où l’on se sent
chez soi. On retrouve la même idée que dans le poème Tourist : partir pour trouver son
lieu à soi. Mais alors que ce dernier poème semble s’ouvrir dans le vers final sur une note
d’optimisme, ici, à l’inverse, la strophe conclusive est désenchantée. « Schön ist nur, was
niemals dein447. » Le premier vers reprend l’idée déjà exprimée auparavant selon laquelle
l’herbe est toujours plus verte ailleurs. Puis tombent telle une sentence irrévocable ces
vers :

Es ist heiter, zu reisen, und schrecklich, zu sein.


Ewiger, ewiger Wandersmann
um das kleine Zimmer nebenan448.

L’opposition entre les deux états, gaieté du voyage et horreur de la vie, est quelque peu
nuancée par la triste mélodie des deux derniers vers. La rythmique induite par la
répétition de l’adjectif « ewig », le néologisme « Wandersmann » et le thème romantique
du voyage à pied évoquent une comptine ou un conte cruel pour enfants. Le voyage serait-
il donc un leurre ?
On retrouve l’humour, l’érotisme, mais aussi l’isolement dans l’article « Es ist ». À
l’inverse des autres textes où la solitude était perçue par le lecteur, mais peu exprimée
explicitement par des mots, ici elle est un leitmotiv. L’adjectif « allein » est récurrent, de
même que son synonyme « einsam » et ses variantes nominales. Le « je » insomniaque,
pour palier ce sentiment et son besoin de contact humain et même de contact physique,
tient des dialogues imaginaires. Il se représente les habitudes de ses voisins de chambre,
écoute les bruits qui l’entourent, chante, se pose des questions, puis, en désespoir de
cause, s’adresse à lui-même pour essayer de s’auto-convaincre qu’il ne se sent pas seul. La
lecture, enfin, est le dernier remède convoqué pour combler le vide existentiel du
voyageur :

Knips das Licht an, sagt der Schlaflose zu sich selbst


(er duzt sich, weil er sich schon so lange kennt) –
und lies noch ein bißchen.
Du hast zu viel Pfirsich-Melba gegessen, daher solche Gedanken,
Luftblasen auf dem Meer der innern Sekretion.
Du bist überhaupt gar nicht allein. Du hast eine Zeitung. Lies449.

On le voit à travers ces quelques textes sur le voyage, le discours de Tucholsky est
multiple. Il présente des thématiques communes, mais également des divergences, voire
des contradictions. Cependant, que le voyage soit source de plaisirs réels, fantasmés ou
de désillusions, de sentiment de solitude, il pousse à l’introspection et à la réflexion450.

447 Ibid.
448 Ibid.
449 TUCHOLSKY, « Es ist », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 264.
450 La dédicace de Tucholsky à un frère de loge maçonnique, William Mattheson, pour son livre Ein

Pyrenäenbuch, en 1933, est éclairante : « Man kann reisen; / man kann Reisen träumen; /man kann auf
Reisen träumen. » In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe. Texte und Briefe, tome 9, op. cit., p. 801.
112
Celles de l’auteur et celles des lecteurs. Il relève d’une expérience à la fois intellectuelle et
physique. Le corps et l’esprit sont en éveil : on réfléchit, on ressent, on utilise tous ses sens.
On vit en somme, même si la quête d’un ailleurs peut parfois sembler illusoire. Dans un
texte à la mémoire de son ami Jacobsohn, Tucholsky évoque tout ce qui rend la vie digne
d’être vécue : « Fruchtbar kann nur sein, wer befruchtet wird. Liebe träft Früchte, Frauen
befruchten, Reisen, Bücher… in diesem Fall tat es ein kleiner Mann »451. Les relations
humaines, les livres et les voyages sont l’essence même de la vie selon lui. L’emploi du
passif « befruchtet werden » implique par ailleurs que sans interaction avec l’un de ces
trois éléments, la vie n’est tout simplement pas possible. Pour reprendre la métaphore
employée, sans fécondation, pas de vie.
En utilisant sciemment le terme de voyage et non de séjour, Tucholsky s’inscrit dans
une tradition à plusieurs égards. Nous allons voir désormais lesquelles.

2.1.2. Les traditions sous-jacentes


S’il n’est pas banal pour un Allemand d’aller s’établir en France six ans après la fin de
la Première Guerre mondiale, Tucholsky n’en est pas moins l’héritier d’une tradition,
même si, à son époque, celle-ci est quelque peu tombée en désuétude.
Cette tradition est celle tout d’abord des voyageurs allemands à Paris et parmi eux, plus
précisément celles des écrivains, journalistes et intellectuels qui, depuis la Révolution
française, se rendent dans la capitale française et consignent par écrit leur expérience de
cette ville mythique et fascinante, « die Stadt der Städte »452. Auparavant Paris est déjà
une halte importante pour les voyageurs allemands du Grand tour. Paris, à l’image duale,
à la fois ville supercielle et frivole, lieux de plaisirs, des mœurs légères, de la mode et du
bon mot, mais aussi ville des arts et de la science, n’en est pas moins une école de la vie.
On la compare tantôt à Babylone, tantôt à Rome, mais ce qui en ressort est son caractère
exceptionnel, qui culminera dans le mythe poétique de Paris dans la littérature française
du XIXe siècle. La vraie condamnation morale intervient plus tard avec l’avènement des
voyages de formation bourgeois et surtout la naissance du sentiment national allemand.
Dès lors les supposés défauts de la ville sont reportés sur les Parisiens et sur l’ensemble
des Français eux-mêmes453. Cependant même dans un contexte européen d’émergence
des identités nationales, Paris fait dans une certaine mesure figure d’exception et attise
les curiosités, à défaut de susciter l’admiration générale. Capitale d’un Etat-Nation ancien

451 TUCHOLSKY, « Start », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 434.


452 Dans son introduction à l’ouvrage, Deutsche Berichte aus Paris, 1789-1933, Gerhard R. Kaiser souligne
que cette formulation emphatique se retrouve sous la plume de nombreux auteurs. Il cite notamment Adolf
Lenz, note 5, p.14. Dolf Oehler cite lui son emploi par Ernst Jünger dans : « Autobiographische deutsche
Paris-Literatur im 20. Jahrhundert von Rilke und Kafka zu Weiß, Nizon und Handke. », in : Conrad
WIEDEMANN (dir.), Rom - Paris - London. Erfahrung und Selbsterfahrung deutscher Schriftsteller und
Künstler in den fremden Metropolen, Stuttgart, J.B. Metzler, 1988, p. 513.
453 Ingrid OESTERLE, « Paris – das moderne Rom ? », in : Rom - Paris – London, op. cit., p. 375.

113
et centralisé, elle concentre de façon sans doute inégalée tous les pouvoirs (politiques,
économiques, culturels, médiatiques, artistiques..) et offre de ce point de vue un lieu
d’observation privilégié de toutes les composantes d’une identité nationale454. Elle peut
dès lors servir de modèle, de repoussoir ou tout simplement de point de comparaison.
Pendant le « long XIXe siècle »455 les mouvements révolutionnaires, de la Révolution
française à la Commune et les changements sociaux-politiques qu’ils occasionnent sont
une source de curiosité motivant le voyage. Ils donnent aux observateurs l’occasion de
voir l’Histoire en train de se faire. On vient à Paris vivre cette expérience, mais aussi
observer au quotidien les évolutions dans les manières de s’exprimer ou de vivre. Le
présent français peut offrir des perspectives pour un avenir allemand plus ou moins
proche. Paris propose par ailleurs un concentré de tout ce qui se fait de nouveau dans les
arts, la science et la technique. Les étrangers se pressent pour voir l’Opéra, les collections
du musée du Louvre, du Jardin des Plantes et les expositions universelles. Les artistes
viennent parfaire leur formation sur place. Les différents lieux de plaisirs, outre l’Opéra,
les théâtres, les cabarets-concerts, les bals attirent tout autant et contribuent au fantasme
de Paris, ville de l’amour et du vice. L’intérêt des voyageurs va aussi à la vie dans la rue :
les lieux à la mode, le Palais-Royal, le boulevard, les cafés, les passants et leur toilette, les
travaux d’Haussmann, l’architecture en général, les commerces et boutiques, le trafic…456
Paris offre autant un spectacle à l’esprit qu’un spectacle aux sens. Ce laboratoire de la
modernité est d’ailleurs qualifié par Walter Benjamin de « capitale du XIXe siècle »457 Pour
Karl Heinz Stierle, Paris est restée depuis le « mythe urbain par excellence » qu’il analyse
à la lecture de la littérature française de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, de
Rousseau à Baudelaire458. De fait, la ville devient pour de nombreux observateurs
allemands, non seulement une école de la vie ou « école de la connaissance de
l’Homme »459, mais aussi une « école préparatoire au journalisme »460 et même un centre
de la ville littéraire allemande par moments.
Michel Espagne considère Paris comme une « capitale littéraire allemande »461 à deux
périodes de son histoire. Tout d’abord au cours de la première partie du XIXe siècle,
lorsque quelque 50 000 émigrés allemands y sont installés vers 1830-1840, des écrivains
et philosophes tels Ludwig Börne, Heinrich Heine, Arnold Ruge, Moses Hess, Lorenz von
Stein… La deuxième période se situe dans les années 1930 avec notamment Walter

454 Christophe CARLE, « Introduction. Pour une histoire culturelle et symbolique des capitales
européennes », in : Christophe CHARLE, Daniel ROCHE (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques.
Paris et les expériences européennes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 9.
455 Formule de l’historien anglais Eric Hobsbawm qui s’applique à la période allant de la Révolution

française à la Première Guerre mondiale.


456 Gerhard R. KAISER, Introduction, Deutsche Berichte…, op. cit., p. 15 sq.
457 Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, 1939.
458 Karlheinz STIERLE, Der Mythos von Paris. Zeichen und Bewuβtsein der Stadt, Munich, Deutscher

Taschenbuch Verlag, 1998, p. 903.


459 « Schule der Menschenkenntnis » In : Georg FORSTER, Pariser Umrissen, cité par Ingrid OESTERLE,

op. cit., p. 375.


460 Franz Hessel intitule en 1929 un récit : Vorschule des Journalismus. Ein Pariser Tagebuch.
461 Michel ESPAGNE, « Les capitales littéraires allemandes », in : Capitales culturelles, capitales

symboliques, op. cit., p. 332.


114
Benjamin, Siegried Kracauer, Joseph Roth pour ne citer qu’eux. Dans les deux cas de figure,
ces hommes de lettres se sont exilés face à la répression politique, celle de l’ère Metternich
ou du national-socialisme. Ils ont écrit sur leur pays hôte, la France du passé ou celle de
leur époque, et à travers ces évocations, bien souvent ils parlent aussi de la réalité
allemande. À titre d’exemple, dans sa biographie de Jacques Offenbach, Kracauer avertit
son lecteur, davantage que de la vie d’un homme, il s’agit de la « biographie d’une société –
une biographie sociale ». Il souligne à de nombreuses reprises les parallèles avec son
époque et de ce fait « l’immense profit qu’on peut tirer de l’étude de cette société »462.
Parmi les passages les plus explicites pour les lecteurs contemporains de l’auteur,
mentionnons notamment Bismarck enchanté par l’opérette « La Grande-Duchesse de
Geroldstein », car « elle lui permettait en effet de constater le recul croissant de l’esprit
militaire en France »463, ou encore « Bismarck, qui jugeait la guerre indispensable à la
réalisation de l’unité allemande »464. Lorsque Kracauer cite un court extrait de l’opéra-
bouffe « Les brigands », « ce sont les bottes, les bottes, les bottes des carabiniers »465, le
lecteur d’alors peut aisément associer ces bottes aux nazis466. La période où s’épanouit
l’opérette est qualifiée d’« euphorie qui précède la catastrophe »467. Comment ne pas voir
dans le commentaire suivant sur l’attitude de la population française face au régime
impérial une mise en garde de Kracauer à ses contemporains : « La dictature ne pouvait
être stable qu’au sein d’une nation débordante d’activité et qui ne poursuivrait aucun but
politique. »468 De même, on peut lire un appel à la raison dans ces propos sur les étrangers
à Paris, venus profiter des plaisirs de la capitale : « évadés de leur patrie, ils avaient perdu
conscience de leur responsabilité et n’avaient en tête que lumière et joie. »469
Mais Paris n’attire pas seulement les opposants allemands. Y viennent tous les curieux
de cette capitale qui semble donner le ton dans tant de domaines en Europe. Certains
voyageurs allemands veulent ainsi séjourner temporairement sur les lieux de ce théâtre
de l’Histoire et de la modernité, d’autres dans la lignée de Wilhelm von Humboldt s’y
établissent plus longuement, avec comme projet une « anthropologie comparée » entre la
France et l’Allemagne, « comme si on ne pouvait tenir un discours pertinent sur
l’Allemagne qu’en parlant de Paris. »470 C’est dans ce contexte que s’élabore à Paris, à
partir de la Révolution française, un genre nouveau, une synthèse entre littérature et
journalisme471, tradition qui sera perpetuée par plusieurs générations de voyageurs
allemands. Destiné à rendre compte des événements révolutionnaires à chaud, ce genre

462 Siegfried KRACAUER, Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire, op. cit., p. 15.
463 Ibid., p. 285.
464 Ibid., p. 309
465 Ibid., p. 305.
466 L’ouvrage de Kracauer paraît en 1937 après donc l’accession au pouvoir d’Hitler. Le développement

des organisations militaires et paramilitaires, et la violence dans l’espace public qui va avec, sont incarnés
par la métonymie de la botte militaire.
467 Ibid., p. 111.
468 Ibid., p. 141.
469 Ibid., p. 163.
470 Michel ESPAGNE, « Les capitales littéraires allemandes », op.cit., p. 332.
471 Gerhard R. KAISER, ibid., p. 17.

115
prend au départ la forme épistolaire, mais sur la base d’une correspondance fictive. À
destination du public allemand, celle-ci paraît dans la presse, avant d’être publiée
éventuellement sous forme de livre. La lettre, qui, du fait de ses multiples évolutions
stylistiques et fonctionnelles au cours des siècles, résiste à toute définition générique
stricte, permet à son auteur une grande liberté. Elle peut être pensée « comme un
document, comme un texte, comme un discours ou encore comme un faire, mais [elle] est
toujours, en réalité, tout cela à la fois »472. Le « document » témoigne d’une réalité
historique, sociologique, politique ou littéraire. Cette valeur documentaire est
particulièrement prisée au XIXe siècle qui voit la naissance de l’Histoire comme science.
La lettre est un « texte » au sens où elle comporte également des intentions esthétiques,
qu’elles soient ouvertement revendiquées ou pas. « Discours », elle l’est dans la mesure
où elle relève du dialogue différé avec un absent, même si ce destinataire semble parfois
n’être qu’un pur prétexte pour développer une pensée. Enfin, la lettre peut, par ailleurs,
servir de support au rêve de son auteur : celui d’agir sur le monde et donc de « faire ». Elle
prend alors souvent la forme d’une missive ouverte, politique et militante.
On retrouve ces dimensions dans les « Lettres de Paris » qui naissent avec notamment
J. H. Campe, G. Forster ou K. F. Oelsner, un modèle repris quelques décennies plus tard par
les écrivains du Junges Deutschland, L. Börne, K. Gutzkow et H. Heine. Marie-Claire Hoock-
Demarle, qui a retracé l’historique du genre, définit ce qu’elle considère comme une
médiation à sens unique – de la France vers l’Allemagne –, résultant de la pression de
l’événement et de celle du public. Elle détermine trois caractéristiques :

[Cet] écriture au jour le jour (…) est donc d'abord la transmission d'une histoire au présent,
saisie par le regard du témoin, souvent complice, parfois piégé, mais physiquement présent
sur le lieu de l'action. C'est en second lieu une forme d'écriture, au plus près des attentes de
l'opinion publique allemande. C'est enfin un écrit qui s'octroie le statut de document pouvant
servir à l'histoire de la Révolution, à sa diffusion et à la compréhension qu'ont pu en avoir les
contemporains473.

Heine donnera par la suite une définition célèbre de sa correspondance parisienne et


précisera les contours du genre :

Mes lettres lutéciennes sont un livre d’histoire daguerréotype, dans lequel chaque jour s’est
peint lui-même ; et par l’arrangement de ces portraits quotidiens, l’esprit ordonnateur de
l’artiste a donné au public une œuvre, où les objets représentés constatent authentiquement
leur fidélité par eux-mêmes. Mon livre est donc un produit de la nature et de l’art à la fois, et
tandis qu’il suffit peut-être pour le moment aux besoins populaires du lecteur contemporain,
il pourra en tout cas servir un jour aux historiographes comme une source historique, qui
porte en elle-même la garantie de son authenticité.474

La comparaison de sa pratique d’écriture à un objet technique moderne à l’époque


souligne l’innovation visée, autant que l’aspiration à l’authenticité. Néanmoins tout

472Brigitte DIAZ, L’épistolaire ou la pensée nomade, Paris, P.U.F., 2002, p. 49 sq.


473Marie-Claire HOOCK-DEMARLE, « La médiation selon Heine », in: Romantisme, 1998, n°101. Heine le
médiateur, p. 20.
474 Henri HEINE, Lutèce, Paris, 1855, p. 9 sq ( « Épître dédicatoire » ).

116
comme une photographie est une copie de la réalité, qui plus est une réalisation artistique
qui porte donc en elle une part de subjectivité, les textes de Heine ne recherchent pas à
dissimuler le point de vue qui est le sien. Le lecteur perçoit sa « manière de voir » et
informé des faits et de l’état d’esprit de l’auteur, il doit être capable de se former son
propre jugement. Ces textes relèveraient d’une « pratique pédagogique » autant que d’une
volonté d’ « historiographie du présent »475. En effet Heine ne souhaitait pas seulement
rendre compte des événements parisiens, mais également susciter une « réflexion de
fond » sur la situation en Allemagne. Paris devait servir de miroir à l’Allemagne, elle était
censée lui montrer tout son « retard »476. Dans sa préface aux Französische Zustände,
Heine décrit la mission qu’il s’assigne en tant que correspondant étranger à Paris :

Si nous arrivons à ce point, que la grande masse comprenne le présent, les peuples ne se
laisseront plus exciter à la haine et à la guerre par les écrivains serviles de l’aristocratie ; la
grande confédération des peuples, la sainte-alliance des nations se formera ; nous ne serons
plus forcés, par défiance mutuelle, de nourrir des armées permanentes de meurtriers (…) ;
nous aurons enfin paix, aisance et liberté. Ma vie restera consacrée à cette mission : c’est mon
emploi477.

On retrouve dans ces différents propos de Heine des caractéristiques présentes


également dans les écrits parisiens de Tucholsky : la volonté d’informer ses
contemporains sur la réalité française et de se faire médiateur en vue d’un projet pacifiste.
Il n’est plus question chez notre auteur d’image « daguerréotype », mais de « dire la
vérité ». Cette expression, véritable leitmotiv dans ses articles, s’applique aussi bien à la
société allemande qu’à l’image de Paris et des Français. C’est la mission qu’il s’assigne en
tant que journaliste et que l’on retrouve notamment dans les textes écrits à la mémoire de
S. Jacobsohn478. Il existe de nombreux parallèles entre la vie des deux hommes (milieu
social bourgeois, études juridiques, rapport distant à la judéité, francophilie…) et une
partie de leur œuvre, tant sur le fond que sur la forme. Ils ont été soulignés à de
nombreuses reprises479 et nous n’y reviendrons donc pas. En revanche, la thématique

475 Michael WERNER, « Réflexion et révolution. Notes sur le travail de l’histoire dans l’œuvre de Heine »,

Revue germanique internationale [En ligne], 9 | 1998, mis en ligne le 08 septembre 2011, consulté le 15
mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rgi/664 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.664
476 Marie-Claire HOOCK-DEMARLE, op. cit., p 21.
477 Henri HEINE, De la France, Paris, Michel Lévy Frères éditeurs, préface, p. 6.
478 Dans « Siegfried Jacobsohn † » notamment, in : Gesammelte, op. cit., tome 4, p. 571 : « Wir alle, die wir

unter seiner Führung gegen dieses Militär, gegen diese Richter und gegen diese Reaktion gekämpft haben,
kennen seinen tiefsten Herzenswunsch: die Wahrheit zu sagen. Die Wahrheit Mozarts, die Wahrheit
Schopenhauers, die Wahrheit Tolstois – inmitten einer Welt von Widersachern: die Wahrheit. »
479 Notamment : Andreas TURNSEK, Reisen in den Werken von Heinrich Heine und Kurt Tucholsky: Fremde

Heimat. Heimatliche Fremde. Sprache als Heimat, Düsseldorf, Grupello, 2014 ; Jochanan TRILSE-
FINKELSTEIN, Heinrich Heine und Kurt Tucholsky in Paris : Traditionen gelebter Widersprüche, gleicher
Gegner und nicht eingelöster Ideale, Paris, Édition Bodoni, 2010 ; Dans sa biographie consacrée à Tucholsky,
Raddatz parle de « Melodie eines modernen Heine », op. cit., p. 11. Dans sa biographie, Tucholsky. Ein
deutsches Leben, München, Siedler, 2012, Rolf Hosfeld rappelle les propos de Jürgen Habermas à l’égard de
Tucholsky : « [er] hat ihn deshalb einen Heinrich Heine verwandten Solitär unter den nicht selten von der
Macht des Geistes träumenden Intellektuellen der Weimarer Republik gennannt. » p 99. De manière
générale l’ensemble des biographies de Tucholsky, ainsi que les travaux universitaires portant sur sa
période parisienne évoque une parenté avec Heine.
117
qu’occupe le voyage dans les deux œuvres n’a pas été mentionnée. Chez Heine, elle est
beaucoup plus centrale dans ses écrits480 et dans la littérature secondaire481. Chez
Tucholsky, ceci n’est pas le cas, ce qui se justifie en partie. Tucholsky n’a écrit à
proprement parler qu’un récit de voyage qui se présente comme tel, Ein Pyrenäenbuch.
Mais comme cela a été rappelé, la thématique du voyage est également présente dans ses
articles sur la France au cours de la période parisienne, ainsi que dans des articles sur des
voyages en Allemagne, au Danemark et en Suède tout au long de la période 1924-1929,
sans oublier les ouvrages hors corpus déjà évoqués.
De plus, Tucholsky cite régulièrement Heine dans ses articles482. Durant sa période
française notamment, il se réfère aux écrits de voyage et aux textes parisiens de ce dernier.
Il fait par exemple référence aux Reisebilder, lorsqu’en commentant l’architecture de Paris
et l’agencement de différentes époques qu’il considère comme réussi, il se remémore un
passage dans lequel Heine critique Berlin, aux constructions si neuves et qui pourtant
semblent déjà si vieilles et si « mortes »483. La référence à son illustre prédécesseur sert
ici à conforter sa comparaison entre les deux capitales et à légitimer son propre point de
vue. Elle peut également avoir une autre fonction. En voyage dans les Pyrénées, Tucholsky
fait étape à Cauterets, lieu de l’action d’Atta Troll. Ceci l’amène à citer les tout premiers
vers de l’épopée, mais entre-coupés de ses propres commentaires qui se détachent
visuellement en débordant de part et d’autre du texte de Heine :

Rings umragt von dunklen Bergen


Bin ich verpflichtet, überall philologischen Assoziationen nachzugehen und bei Flandern
gleich den Grafen Egmont, bei Granada das Nachtlager ...
Die sich trotzig übergipfeln
und bei Roncevaux das ›Rolandslied‹ zu zitieren? Ich will aber nicht. Im Grunde will ja der
Hörer auch nicht.
Und von wilden Wasserstürzen,
Eingelullet wie ein Traumbild,
Es schmeichelt ihn nur, dem Schreiber um eine Nase vorausgewesen zu sein und es gleich
gewußt zu haben, denn man ist ja unter gebildeten Menschen. Wenn also von Cauterets die
Rede ist, so hat zu erfolgen:
Liegt im Tal das elegante
Cauterets ... 484

Cette association, dérangeante à la fois sur le plan esthétique et sur le plan de la lecture,
oblige le lecteur à s’interroger. Qui parle ? Quel est le sens de ce propos et de cette mise
en page ? La lecture est ainsi ralentie, voire recommencée pour qui ne détecte pas
immédiatement l’hypotexte enchâssé. On comprend au fur et à mesure qu’il y a deux voix,

480 Au-delà des textes parisiens déjà évoqués, on pense bien sûr aussi aux Reisebilder ou encore aux

épopées Deutschland. Ein Wintermärchen et Atta Troll.


481 Cf notamment Alain COZIC, Françoise KNOPPER, Alain RUIZ (dir.), Heine voyageur, Toulouse, Presses

Universitaires du Mirail, 1999


482 Les occurrences sont relevées dans : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe. Band 22: Register, Reinbek,

Rowohlt, 2011.
483 TUCHOLSKY, « Das konservative Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 457.
484 TUCHOLSKY, « Cauterets », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 93.

118
dont l’une, celle de Tuchlolsky, souligne la vanité des voyageurs qui, tels des animaux
savants, récitent des œuvres littéraires associées à certains lieux. Ce faisant, Tucholsky
s’inscrit dans la tradition des récits de voyage de Heine, quand celui-ci se moque du
« philistinisme culturel »485 de ses contemporains qui citent de grands auteurs, se disent
épris de culture – celle-ci faisant partie de leur idéal bourgeois –, mais ne possèdent en
réalité que des connaissances de façade. Ce clin-d’œil malicieux à Heine, n’empêche pas
Tucholsky de s’affranchir de l’affirmation de son ainé sur la beauté de la ville. Il en donne
ses propres impressions qui diffèrent totalement : « So elegant ist Cauterets auch gar
nicht. (…) Cauterets liegt in einem engen Tal. Enge Täler… das drückt leise auf die
Seele486. » Cette entrée en matière lui permet, par ailleurs, de conseiller d’autres lectures
du poète bien plus importantes à ses yeux, précisément, celles où son prédécesseur se fait
médiateur franco-allemand :

Besser wäre, die Reisebriefe Heines wären bekannter als sie sind, auch die aus den Pyrenäen,
und alle seine Berichte aus Paris, in denen er sich als einen Jahrhundertkerl seltnen Formats,
als einen Propheten und als einen Allesüberschauer zeigt. (»Man müßte wirklich mal abends
den Heine wieder heraussuchen ... !« Ja, man müßte wirklich einmal.) 487

Dans la parenthèse, on retrouve de nouveau un effet polyphonique entre la première


voix que l’on peut atribuer à ceux qui se réclament de Heine sans le lire et la deuxième,
celle du journaliste, qui ironise à ce sujet. Cette figure de style, la sermocination, est
particulièrement appréciée dans le monde judiciaire car elle permet, en rapportant des
propos, de créer une mise en scène vivante et d’accuser implicitement. En tant que
journaliste qui couvre des procès, Tucholsky a l’habitude de ce type de procédé
rhétorique. Ici, il se joue des faux-semblants et appelle donc à passer de l’affirmation aux
actes, car il y aurait de précieux enseignements à tirer des écrits de voyage de Heine.

Au-delà de la tradition des voyageurs allemands à Paris, de celles des lettres de Paris,
et plus précisément de la tradition heinéenne, Tucholsky s’inscrit plus largement dans la
tradition de la littérature de voyage. Il en emprunte certains codes dans plusieurs types
de publications. Ceci est particulierement vrai pour son récit Ein Pyrenäenbuch, auquel
nous allons consacrer une analyse détaillée car cela a peu été fait jusqu’à ce jour.
Auparavant, nous allons voir comment plusieurs caractéristiques de la littérature viatique
se retrouvent également dans un ensemble de textes journalistiques datant de la période
parisienne de Tucholsky.
L’idée selon laquelle il y aurait un art de voyager est emblématique à cet égard. Ce
thème est issu des traités didactiques apparus à la Renaissance en parallèle au
développement des récits de voyage. Cette littérature dite des arts apodémiques
enseignait les manières de bien voyager et répondait à des questions pratiques du type :

485 Gerhard HÖHN, « Les Reisebilder de Heine et (Ver)Bildungsreisen », in : Alain COZIC, Françoise

KNOPPER, Alin RUIZ (dir.), Heine voyageur, op. cit., p. 138.


486 TUCHOLSKY, « Cauterets », op. cit., p. 93.
487 Ibid.

119
pourquoi, à quel âge, quand voyager, qu’apprendre pendant le voyage, avec qui partir,
qu’emporter avec soi sur la route, que voir pendant le voyage et quels buts se fixer ?488
Tucholsky en reprend l’idée, mais sur un mode humoristique dans l’article « Die Kunst,
falsch zu reisen »489. Celui-ci se présente comme un guide de voyage donnant des conseils
aux lecteurs sur l’attitude à observer en voyage. Il est composé de deux parties. La
première donne son titre à l’article et repose sur le comique. Le journaliste y énumère
tout une liste de règles à suivre pendant un voyage en train, puis à l’arrivée à l’hôtel et lors
de la visite d’une ville étrangère. Toutes sont plus farfelues les unes que les autres et ne
peuvent conduire qu’au désastre.

Wenn du reisen willst, verlange von der Gegend, in die du reist, alles: schöne Natur, den
Komfort der Großstadt, kunstgeschichtliche Altertümer, billige Preise, Meer, Gebirge – also:
vorn die Ostsee und hinten die Leipziger Straße. Ist das nicht vorhanden, dann schimpfe.
Wenn du reist, nimm um Gottes willen keine Rücksicht auf deine Mitreisenden – sie legen es
dir als Schwäche aus. Du hast bezahlt – die andern fahren alle umsonst. Bedenke, dass es von
ungeheurer Wichtigkeit ist, ob du einen Fensterplatz hast oder nicht; dass im Nichtraucher-
Abteil einer raucht, muß sofort und in den schärfsten Ausdrücken gerügt werden – ist der
Schaffner nicht da, dann vertritt ihn einstweilen und sei Polizei, Staat und rächende Nemesis
in einem. Das verschönt die Reise. Sei überhaupt unliebenswürdig – daran erkennt man
den Mann490.

On comprend à la lecture qu’il s’agit en réalité d’un anti-manuel de voyage qui décrit
précisément la méthode à ne pas suivre. Tucholsky esquisse le portrait d’un voyageur
borné et ridicule, qui s’imagine être en droit « d’exiger » certaines choses à l’étranger et
ne fait pas cas de tous ceux qui l’entourent. Non seulement il s’attend à trouver tout
comme chez lui car son monde est la valeur de toute chose : « In der fremden Stadt mußt
du zuerst einmal alles genauso haben wollen, wie es bei dir zu Hause ist – hat die Stadt
das nicht, dann taugt sie nichts. »491 Il n’est donc pas prêt à rencontrer l’altérité ; or telle
est justement l’essence même du voyage selon Tucholsky : découvrir et vivre la différence.
Mais en outre, il s’attend, paradoxalement, à ce que tout soit plus exceptionnel que chez
lui, même s’il se défie de ce qui est étranger et se plaint à tout propos. Or cela ne peut que
conduire à la déception, au renforcement des préjugés nationaux, voire au conflit. Les
conseils sont bien évidemment caricaturaux et le voyageur qui transparait en filigrane
rappelle Herr Wendriner, personnage berlinois qui revient épisodiquement sous la plume
de Tucholsky, prototype du « Spiesser », petit bourgeois matérialiste, ridicule et
superficiel. Si cette figure est destinée à faire rire, elle sert aussi à dénoncer certains
travers contemporains.
Quant à la deuxième partie de l’article, elle énumère de façon beaucoup plus succincte
la véritable façon de voyager et prend le contre-pied de ce qui vient d’être dit. Se laisser

488 Normand DOIRON, « L'art de voyager. Pour une définition du récit de voyage à l'époque classique. »,

in : Poétique, 73, Paris, Seuil, 1988, p. 85.


489 TUCHOLSKY, « Die Kunst, falsch zu reisen », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 115.
490 Ibid.
491 Ibid., p. 116.

120
surprendre, prendre son temps, accepter les éventuels désagréments, telle est l’humble
conduite à adopter pour qui veut avoir plaisir à voyager :

Entwirf deinen Reiseplan im großen – und laß dich im einzelnen von der bunten Stunde
treiben.
Die größte Sehenswürdigkeit, die es gibt, ist die Welt – sieh sie dir an.
Niemand hat heute ein so vollkommenes Weltbild, dass er alles verstehen und würdigen kann:
hab den Mut, zu sagen, dass du von einer Sache nichts verstehst.
Nimm die kleinen Schwierigkeiten der Reise nicht so wichtig (…).
Entspanne dich. Laß das Steuer los. Trudele durch die Welt. Sie ist so schön: gib dich ihr hin,
und sie wird sich dir geben492.

On peut rapprocher cette parodie des arts podémiques, d’une catégorie au sein de la
littérature viatique, le « récit de voyage humoristique » 493. Celui-ci tourne en dérision
certaines caractéristiques du genre. Parmi les modèles les plus connus figure notamment
Voyage à Encausse de Chapelle et Bachaumont. Ce récit se caractérise entre autres par une
liberté dans le ton et les sujets abordés ; ainsi les repas y tiennent une place importante
et les villes et paysages ne sont quasiment pas décrits. Autre exemple, qui a joué un rôle
majeur à partir de la fin du XVIIIe et pendant tout le siècle suivant, le Voyage sentimental
de Sterne. Outre la grande place faite aux émotions et aux humeurs, l’auteur propose une
classification des voyageurs qui raille leurs manières de voyager. 494 Chez Tucholsky, on
retrouve également certains de ces éléments : un ton moqueur à l’encontre d’une certaine
conception du voyage, le refus du pédantisme, le plaisir des sens, la volonté de divertir le
lecteur et surtout une charge à l’encontre du « mauvais voyageur ». Dans plusieurs
articles, Tucholsky s’en prend à ses contemporains qui ne savent pas voyager, mais s’y
efforcent, quand bien même ils n’en tireraient aucun plaisir. Ceux-ci voyageraient par pur
sentiment d’obligation envers ce qui apparaît comme une norme et un moyen de se
distinguer socialement. Ces voyageurs sont soit qualifiés de « snobs »495 par le jounaliste
car ils se targuent de tout connaître et se considèrent comme une élite, soit ils sont décrits
comme des individus à l’instinct grégaire et peu curieux, comme des touristes en somme,
qu’ils soient désignés comme tels ou pas.
Établir une typologie des voyageurs est un code du genre viatique lié à l’idée qu’il existe
un art de voyager. Cette pratique se développe au XIXe siècle, la plus célèbre étant sans
doute celle proposée par Hippolyte Taine dans Voyage aux Pyrénées496. Son propos

492 Ibid., p. 117-118.


493 Daniel SANGSUE, « Le récit de voyage humoristique (XVIIe -XIXe siècles) », Revue d'histoire littéraire
de la France, 2001/4 (Vol. 101), p. 1139-1162. DOI 10.3917/rhlf.014.1139
494 Françoise Knopper qui décrit les liens ambivalents de Heine avec la tradition des récits de voyage,

dans sa dimension érudite, politique et esthétisante, rapproche sur ce dernier point Heine de Sterne dans
sa recherche de l’authenticité des sentiments et son écriture digressive. In : Heine voyageur, op. cit., p. 109.
495 Voir notamment l’article « Snobs in Paris » qui parodie l’article d’un journaliste se posant en

connaisseur de Paris et de sa « psyché », in : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op.c cit., tome3 p. 410. Ou l’article
« Wiedersehen mit Paris » dans lequel il évoque directement ces snobs : « das Getue der Snobs, die dieser
Stadt herablassend auf den Popo klopfen, die sie falsch vertaulich duzen, die sot un, als ob… » in :
TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 348.
496 Sylvain VENAYRE, Panorama du voyage. 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 418.

121
volontairement caricatural dénonce « l’espèce des touristes », qu’il s’agisse des « touristes
marcheurs » forcenés de l’excursion, des « touristes dociles » toujours guide en main, des
touristes « en troupe », des « touristes dîneurs » soucieux de leurs plaisirs de citadins, des
rares « touristes savants » ou de très nombreux « touristes sédentaires » qui regardent le
paysage depuis leur hôtel, ou qu’il s’agisse encore des voyageurs, voyageant pour voyager,
incapables de percevoir réellement la beauté des lieux. Tucholsky s’adonne lui aussi à ce
type de classification497. Cependant sa critique ne concerne pas les touristes en général,
mais le plus souvent ses propres compatriotes lorsqu’ils voyagent en France.
Ainsi dans l’article « Berliner auf Reisen »498 il dresse un portrait à la fois caustique et
sans concession des Berlinois. Il y aurait deux types de Berlinois, tout aussi « effroyables »
l’un que l’autre. Le premier, bien connu, est celui qui rouspète sans arrêt et compare tout
à chez lui. Le deuxième, le « Na – faabelhaft-Berliner » quant à lui s’extasie au contraire
tout le temps, ce qui en réalité est une manière de se faire valoir car il ne s’intéresse qu’à
ce qui serait digne d’intérêt. Tout l’article joue sur l’exagération caricaturale : les Berlinois
sont un peuple monomaniaque, ils sont fiers de tout ce qui vient de chez eux, persuadés
que tout y est unique, y compris leurs brosses à dents et sous-vêtements. Par conséquent,
à l’étranger, ils se comportent comme des juges qui, du haut de leur chaise, toisent et
défient le reste du monde : « Na, nu zeijen Sie mal, was Sie könn!« Worauf sich Notre-
Dame, Sacha Guitry, die Seine und die Sonne in Chantilly abzuschwitzen haben. »499 Leur
ridicule est appuyé par l’emploi du dialecte qui accentue le côté provincial de leur
description, alors même qu’ils se prennent pour le centre du monde. De ce fait, ils sont
incapables de profiter des plaisirs qui s’offrent à eux :

Und ich habe mich immer gewundert, warum weitgereiste Berliner so gar nichts von ihren
Reisen mit nach Hause bringen … Jetzt weiß ich es. Sie hören nicht zu. Wenn die Sonne über
dem Meer untergeht, wenn einer singt und eine tanzt, wenn Paris silbrig leuchtet, und wenn
die Damen aus Lemberg abends lebende Gruppen stellen: der Kerl hört nicht zu 500.

Ce qui est notable dans ce passage est que Tucholsky n’emploie pas le verbe voir, la vue
étant le sens généralement associé à la découverte et au voyage501. Écouter lui semble plus
important pour apprendre d‘un voyage. Écouter implique par ailleurs un échange
interpersonnel, autrement dit une forme de communication avec l’autre culture. On
retrouve là la figure du médiateur intéressé par la compréhension mutuelle et le dialogue
entre les peuples. Le texte reste néanmoins dans le registre comique : le narrateur feint
de prendre ses compatriotes en pitié, alors même qu’il accentue la caricature. Leur défaut

497 Tucholsky cite d’ailleurs Taine et son récit de voyage à de nombreuses reprises dans Ein
Pyrenäenbuch. Cette intertextualité fait l’objet d’une analyse particulière. Cf le sous-chapitre 2.2.1.
« Emprunts à la littérature de voyage ».
498 TUCHOLSKY, « Berliner auf Reisen », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 324.
499 Ibid., p. 325.
500 Ibid.
501 Dans Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Cogez intitule « La pratique du regard », la première partie

de son ouvrage, la deuxième étant « la rencontre des individus. ». Chez Tucholsky, la rencontre avec un
peuple étranger semble donc primer sur la découverture visuelle d’un pays.
122
de caractère, leur haute idée d’eux-mêmes sont censés se lire dans leur physique, le
ridicule de leur comportement se comprend à l’outrance de la description :

Die armen Leute … Sie sind sich selber im Weg, ihr Bauch ist ein optisches Hindernis, und wenn
sie sich mal richtig amüsieren wollen, gucken sie sich in den Spiegel. Ihr Tadel ist ein
persönlicher Frontalangriff, ihr Lob eine Ordensverleihung an sich selbst 502.

Le texte se clôt sur un constat paradoxal, qui est une critique récurrente que fait Tucholsky
aux Allemands en général : « Berlin ist so groß: es hat vier Millionen Einwohner. Berlin ist
so klein: auf Reisen sieht der Berliner nicht über den Spittelmarkt. »503 On touche là dans
ce texte au ton léger à l’une des raisons mêmes de son séjour en France : ouvrir les yeux à
ses compatriotes, leur faire voir le monde au-delà de leurs préjugés et ainsi éviter une
nouvelle guerre.
L’idée selon laquelle certaines personnes ne retiraient rien de leur voyage est un autre
topos de la littérature viatique ou de le littérature qui traite des voyages. On la trouve
notamment chez Rousseau504, dans Émile ou de l’éducation, lecture de jeunesse de
Tucholsky:

Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays. Il faut savoir voyager. Pour observer il faut
avoir des yeux et les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les
voyages instruisent encore moins que les livres ; parce qu’ils ignorent l’art de penser, que dans
la lecture leur esprit est au moins guidé par l’auteur, et que dans leurs voyages ils ne savent
rien voir d’eux-mêmes505.

La spécificité de Rousseau réside dans le rôle politique qu’il attribue au voyage dans la
formation des jeunes esprits. Pour lui un homme bien né se doit de connaître le monde.
S’il voyage de la bonne manière, il dépassera alors les préjugés nationaux et accédera à la
connaissance de l’Homme en général. Il pourra ainsi comparer pays et gouvernements et
in fine comprendre ce qu’est la liberté. Il pourra choisir d’adhérer librement au contrat
social. Le voyage fera donc de lui un citoyen506. On peut voir dans ce point de vue une
certaine parenté avec le propos de Tucholsky, même si le but final n’est pas le même. Les
deux auteurs souhaitent que les voyages servent à développer la conscience politique, la
libre opinion et le connaissance de l’autre au-delà de tout stéréotype.

Il est d’ailleurs notable que dans ses recensions de récits de voyage, Tucholsky se
prononce d’après un critère d’appréciation qui est d’ordre politique avant tout. Un
exemple parmi d’autres, le récit d’Anna Siemsen Daheim in Europa qu’il qualifie de

502 TUCHOLSKY, « Berliner auf Reisen », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 326.
503 Ibid.
504 Cf note 102 p. 36. Stefanie Burrows souligne également à plusieurs reprises l’influence intellectuelle

de Rousseau sur le jeune Tucholsky et dont on retrouve des traces dans certains articles. Cf : BURROWS, op.
cit. p. 15, 38-39, 180 notamment.
505 Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, Paris, Flammarion, 2009, p. 652.
506 Juliette MORICE, « Voyage et anthropologie dans l'Émile de Rousseau », Revue de métaphysique et de

morale, vol. 77, no. 1, 2013, p. 129.


123
« hübsches Reisebuch »507. L’adjectif souligne à la fois la qualité mais aussi la modestie de
l’ouvrage dont le sous-titre, Unliterarische Streifzüge, annonce d’emblée que l’ambition
n’est point de faire de la littérature, mais d’apporter un témoignage. Le sujet du livre et
son mérite sont décrits par Tucholsky de manière extrêmement simple : « eine gebildete,
gütige Frau geht durch Europa, wo sir wirklich zu Hause ist, soweit einer da zu Hause sein
kann, wo er nicht geboren ist – und das allerschönste daran : wie die albernen Grenzen
fortfallen508. » Ce qui le séduit dans ce récit est sa dimension internationaliste. Sans pour
autant nier toutes les différences, Siemsen déconstruit les oppositions et rivalités
nationales jugées factices pour mettre en avant une communauté humaine. Tucholsky
apprécie l’optique marxisante de l’auteur car elle donne ainsi une toute autre grille de
lecture des pays étrangers. Il avoue ne pas partager toutes ses descriptions : « ich
empfinde Frankreich etwas anders, aber jeder hat schlieβlich seine Augen »509. Cette
remarque prouve que Tucholsky ne cherche pas à imposer un point de vue unique et
dogmatique sur son pays d’accueil et que certaines choses relèvent de la sensibilité de
chacun. Il ajoute dans la foulée, en écho à l’article « Berliner auf Reisen », que voir ne suffit
pas ; il faut vivre dans le pays un certain temps, se mêler à la population pour vraiment
pouvoir écrire avec justesse. Là aussi, la confrontation personnelle avec l’autre apparaît
comme primordiale. Le « bon » voyage serait donc celui qui dure, qui permet de
comprendre à travers l’échange.
Dans de nombreux articles, Tucholsky dénonce les voyageurs pressés et, pire encore,
ceux qui propagent de fausses idées sur les pays étrangers dans leurs écrits. Il consacre
ainsi au Comte Hermann von Keyserling un long article, dans lequel il livre une critique
acerbe de l’homme, de son dernier récit de voyage Das Spektrum Europa et plus largement
de son oeuvre510. On y retrouve des reproches similaires à ceux de « Berliner auf Reisen »,
à commencer par l’attitude de censeur de l’auteur ou pour reprendre l’image employée,
de maître d’école passant en revue les élèves que constituent les pays d’Europe, décernant
louange ou blâme. Là aussi, le jugement est arrogant, l’auteur croit tout savoir car il est un
homme cultivé, mais il se trompe, émettant des jugements à l’emporte-pièce : « Nichts
stimmt ; alles ist halb ; alles ist angelesen, schlecht angelesen »511. Pour pallier son
ignorance, il devrait faire l’effort de lire sur les pays dont il parle : « Er sollte wenigstens
fleiβig Literatur lesen »512. La lecture étant pour Tucholsky la base de tout savoir sur un
pays étranger, comme il l’écrit souvent. Keyserling fait également preuve d’un manque de
discernement concernant les questions sociales. Ses œuvres tiennent lieu davantage de
bavardages (« Geschwätz »), lui-même étant un racontard éloigné des réalités (« dieser
lebendferne Plauderer »). Ce vocabulaire tend à souligner l’inconsistance et le caractère
peu fondé des écrits de Keyserling, qui seraient en outre marqués par une volonté d’en

507 TUCHOLSKY, « Auf dem Nachttisch », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 47.
508 Ibid.
509 Ibid.
510 TUCHOLSKY, « Der Darmstädter Armleuchter », Gesammelte.., op. cit., tome 6, p. 144.
511 Ibid., p. 148.
512 Ibid., p. 146.

124
imposer à ses lecteurs. Ce serait même sa marque de fabrique : « Der Mann arbeitet mit
einem Trick. Er will imponieren513. » Tucholsky déplore d’autant plus le succès dont celui-
ci jouit en Allemagne et au-delà. Il y voit un danger dans la mesure, d’une part, où
Keyserling abreuve ses compatriotes de semi-vérités sur les peuples étrangers, et d’autre
part, car il est exhibé comme un représentant de la pensée allemande dans les centres
culturels de par le monde. Tucholsky se préoccupe donc des répercutions politiques d’un
tel personnage.
Un autre exemple intéressant, car il concerne cette fois-ci un auteur français, est le cas
d’Henri Béraud et de son récit Ce que j’ai vu à Moscou514. Tucholsky considère cet ouvrage
digne d’intérêt, non pas pour son contenu qu’il condamne, mais parce qu’il rend compte
de la manière dont une partie importante de la bourgeoisie française est informée sur un
pays étranger. Certaines critiques envers Béraud sont semblables : le manque de
connaissances préalables au voyage via des lectures, entrainant conclusions erronées et
descriptions clichés. Autre grief : la suffisance de l’auteur qui sait tout alors même qu’il ne
parle pas russe, ce qui signifie qu’il lui échappe nécessairement beaucoup. Les
affirmations sont pourtant péremptoires : « ‘Die Kutscher sind ausnahmslos
Konterrevolutionäre’. Bum. »515 L’emploi de l’onomatopée exprime par son côté familier
l’absence de nuance et même la grossièreté d’une telle assertion. La conclusion est sans
appel. Tucholsky énumère les sujets importants – économiques, politiques, sociétaux –
qui auraient dû être évoqués : « Von der russischen Seele, von den wirtschaftlichen
Vorgängen, von den innenpolitischen Ereignissen, von den Versuchen, den heldenhaften
Niederlagen - kein Wort. »516 L’aspect itératif de la formulation souligne le nombre des
carences. Enfin la comparaison finale, volontairement exagérée, met en lumière ce dont
souffre cruellement ce livre, à savoir les échanges humains, nécessaires à toute
compréhension d’une culture étrangère : « Was würde Béraud sagen, wenn einer, der kein
Französisch kann, in den Verlag der ›Nouvelle Revue Française‹ ginge und von da aus ein
Buch ›Frankreich‹ in die Welt setzte. Und von so etwas beziehen Millionen Franzosen ihre
Kenntnis über Rußland517. » Cette dernière phrase révèle le mépris de Tucholsky pour ce
type de publications et, implicitement, le danger qu’il y voit pour les relations
internationales.
Dans « Aus aller Welt »518, Tucholsky expose plus précisément le rôle qu’il attribue au
récit de voyage. Il n’est pas pour autant question d’un article théorique. Comme souvent,
le journaliste commence par une anecdote, en l’occurrence ici, il répond à la question d’un
collègue journaliste519 : pourquoi ne ferait-il pas un voyage autour du monde ? Cette mise
en scène lui permet d’exposer pourquoi cette pratique du voyage avec des haltes dans
plusieurs pays n’a plus de sens selon lui, ou du moins, elle n’a plus sa place dans la

513 Ibid., p. 148.


514 TUCHOLSKY, « Der Dicke in Russland », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 327.
515 Ibid., p. 328.
516 Ibid., p. 331.
517 Ibid.
518 TUCHOLSKY, « Aus aller Welt », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 171.
519 Il s’agirait d’Emil Ludwig. In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 11, Kommentar 111 p. 718.

125
rubrique culturelle d’un journal. Il énonce cause et conséquence à cela : d’une part, le
monde s’est uniformisé par le développement des échanges et le progrès technique. Il
n’emploie évidemment pas le terme de mondialisation, mais c’est bien le phénomène qu’il
décrit : « Die Welt hat sich, wie männiglich bekannt, mechanisiert. In Hongkong fahren die
Trambahnen; in Sumatra trinken sie Pilsener; auf Alaska flüstert Jack Smith; in Grönland
kauen sie wahrscheinlich Gummibonbons520. » Les différences s’effacent, ce qui annule
l’intérêt des récits de voyage tels qu’ils étaient pratiqués jusqu’alors, c’est-à-dire, basés
sur la description du pittoresque et les impressions subjectives de l’auteur. Selon
Tucholsky, il ne faut pas se plaindre de cette évolution dans un réflexe égoïste. Ces parties
du monde n’ont pas à être conservées tel un musée pour le plaisir des voyageurs et des
lecteurs étrangers. D’autre part, cette évolution implique également de changer la
manière de raconter le voyage. Il s’agit désormais de montrer le monde « tel qu’il est
réellement », c’est-à-dire de décrire comment vivent et pensent les populations
étrangères. L’altérité est donc au premier plan. En la scrutant, on peut espérer percevoir
les différences qui persistent malgré tout d’un lieu à l’autre :

Und je mechanisierter die Welt ist, um so schwerer ist es, die Nuance zu erkennen, auf die alles
ankommt. Denn es ist ja nicht wahr, daß sich – bei aller Gleichheit in den Nöten und Freuden
des Stadtlebens – Paris und Berlin und London gleichen; die Leute haben alle denselben
Kummer mit ihren Hauswirten, das ist wahr; aber sie sterben anders, sie lieben anders, sie
leben auch anders, eine winzige Kleinigkeit anders, etwas verschieden vom Nachbarland, und
darauf kommt es an. Das freilich muß man sehen, fühlen, zu empfinden verstehen,
auffangen521.

Afin d’acquérir cette connaissance du monde, Tucholsky définit plusieurs conditions :


la meilleure maîtrise de la langue qui soit, l’étude préalable au voyage des pays traversés,
c’est-à-dire l’apprentissage de leur histoire, de leur économie, de leurs dirigeants et de
leurs passions, pour reprendre ses exemples. Enfin, condition sine qua non, sans quoi le
reste n’aurait pas de sens, avoir du temps à passer sur place. Seulement ainsi, on peut
espérer comprendre un pays et saisir les nuances qui feraient tout le sel du récit de voyage
moderne. Tucholsky se récrie, une fois encore, contre ces journalistes et écrivains pressés,
qui restent quelques jours ou semaines sur place et qui croient pouvoir expliquer un pays.
Il l’a observé lui-même étant à Paris, le résultat serait, à quelques exceptions près,
superficiel, quand il ne serait pas totalement erroné. La critique est tout à la fois
impitoyable et drôle par le vocabulaire imagé :

Unter den gradezu schauerlichen Exemplaren, die durch die Welt reisen, heben sich nur drei
oder vier Männer vorteilhaft ab – der Rest ist wildgewordene Konfektion oder bebrillte
Hochschule, blind wie die Nachteulen522.

Autre récrimination à l’encontre de ces mauvais voyageurs : leurs récits sont motivés, non
par la recherche de la vérité, mais par le gain qu’eux et leurs journaux peuvent en tirer.

520 Ibid., p. 172.


521 Ibid., p. 174.
522 TUCHOLSKY, « Aus aller Welt », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 173.

126
Tucholsky tire à boulets rouges sur ses confrères orrespondants étrangers, à qui il fait le
même reproche qu’à Keyserling ou Béraud, celui de vouloir faire parler d’eux : « Hier soll
noch nicht einmal von der Wichtigtuerei gesprochen werden, der chronischen Krankheit
der meisten Auslandsreporter523. »
Tucholsky en appelle à un nouveau type de récit de voyage. Celui-ci doit être utile. Il
emploie les adjectifs « unnütz » et « brauchbar » pour opposer les articles des pages
culturelles et le récit qui répondrait aux critères qu’il énonce. Le critère de l’utilité
apparaît également lorsqu’il évoque la figure de l’écrivain ou du journaliste-voyageur 524
idéal : « Wir brauchen etwas andres. Wir brauchen den fröhlichen Kenner525. » Le
malheur, est selon lui, qu’en Allemagne, le savant ou du moins celui qui possède un savoir
du fait de son expérience à l’étranger, se transforme la plupart du temps en spécialiste, en
« Fachmann », autrement dit en donneur de leçon arrogant. Or, Tucholsky plaide pour un
« gai savoir »526. Cet emprunt à la terminologie nietzschéenne s’explique sans doute par
les liens qu’il établit lui aussi entre connaissance et vie. Chez Tucholsky la connaissance
est au service de la vie, car elle détruit les illusions et croyances qui menacent l’existence.
Il décrit ainsi les conséquences de l’ignorance concernant les autres peuples, ainsi que le
danger que représentent les mauvais récits de voyage :

Und gibt es eine Katastrophe, dann hat es die Propaganda leicht, dem Deutschen, was sie nur
will, über die Fremden vorzugaukeln – Stresemann hat das neulich im Reichstag, genau
fünfzehn Jahre zu spät, gut formuliert. Kennen wir den Fremden nur aus diesen
Reiseschilderungen, dann ist er im Handumdrehen zu einem blutrünstigen Straßenräuber,
einem Kinderschänder, einem Lügner und einem Falschmünzer gemacht. Wer mit offenen
Augen im fremden Land gelebt hat, glaubts nicht so leicht. Wer dauernd gut unterrichtet wird,
auch nicht527.

L’objectif de la connaissance est chez lui politique. Il s’agit, encore et toujours, de


préparer la paix. Pour autant, Tucholsky ne suivra pas toujours sa propre description du
récit de voyage utile. Il l’avoue d’ailleurs dans ce même article en répondant à un
journaliste du Berliner Tageblatt, qui l’avait attaqué sur sa vision du récit de voyage et sur
son texte Ein Pyrenäenbuch :

Hier sei eingefügt, was wegen jenes Briefes Herrn Klötzels einzufügen nötig ist, daß ich das
kleine Pyrenäenbuch, das ich einmal geschrieben habe, für kein Muster seiner Gattung halte –

523 Ibid., p. 173.


524 Tucholsky emploie plusieurs termes imprécis « der Schreibende », « der Reisende », « die
Auslandsdeutschen » pour désigner ceux qui font le récit de leur voyage. Parfois, il emploie des termes, tels
« die Reise-Journalisten », « die Auslandsreporter », qui désignent clairement des journalistes. Cependant
d’autres termes évoquent également l’écrivain : « Literatenreise » ou « Reisebuch ». On peut en déduire que
son discours sur le voyage utile concerne les deux fonctions, même si à la fin de l’article, il semble les
opposer : « so hat das Volk der Dichter und Denker ein paar sehr gute Reisebücher, aber wenig brauchbare
Reise-Journalisten. » Le flou de la terminologie reflète sans doute l’idée non arrêtée, fluctuante et hybride
que se fait Tucholsky du récit de voyage, aux confins de la littérature et du journalisme. Tel est le point de
vue que nous allons développer dans la sous-partie suivante.
525 TUCHOLSKY, « Aus aller Welt », Gesammelte…, op. cit., p. 173.
526 Ibid., p. 172.
527 Ibid., p. 175.

127
es ist darin mehr von meiner Welt als von den Pyrenäen die Rede, und nur das Kapitel über
Lourdes macht eine Ausnahme. Ich konnte zum Beispiel mit den Leuten nicht baskisch
sprechen – wie soll ich diesen Landstrich ganz begreifen?528

Vérifions en quoi Ein Pyrenäenbuch s’écarte du modèle défini dans « Aus aller Welt »,
mais dans quelle mesure il s’y attache tout de même, peut-être davantage que ne veut bien
le dire son auteur.

528 Ibid.
128
2.2. Le récit Ein Pyrenäenbuch
2.2.1. Emprunts à la littérature de voyage
Le récit viatique : un genre polymorphe
Tucholsky part en voyage dans les Pyrénées avec sa femme Mary du 18 août au 18
octobre 1925. Dès son retour à Paris, il entreprend la rédaction de l’ouvrage qu’il termine
le 6 novembre. Il sera publié seulement en mars 1927 du fait des difficultés rencontrées
par l’auteur à s’entendre avec plusieurs maisons d’édition. Certains chapitres paraîtront
avant dans différents journaux529. Tucholsky conçoit l’idée de ce voyage peu de temps
après son arrivée en France, puis repousse son exécution en raison de la saison avancée.
Il l’effectue sur ses vacances de l’année suivante qui, conformément à l’accord passé avec
Jacobsohn, lui permettent de voyager trois mois par an. Il souhaite le faire financer par la
maison d’édition Ullstein, mais celle-ci n’étant pas intéressée, il l’entreprend sur ses
propres deniers bénéficiant toutefois d’une avance de l’éditeur Enoch. De sa
correspondance, il ressort simplement qu’il souhaiterait voir les provinces françaises.530
Il y a donc une intention d’écrire et de publier avant même le départ. Tucholsky est bien
en cela un écrivain voyageur531 dans le sens où le voyage constitue l’objet du livre. Mais
l’écriture d’un récit répondant aux codes de la littérature de voyage est tout autant
majeur, comme en attestent notamment les réflexions métalittéraires récurrentes.
Le titre, Ein Pyrenäenbuch, est révélateur à bien des égards, non seulement du contenu
thématique, mais aussi de l’écriture. Dans les récits de voyage, comme c’est le cas ici, la
destination est généralement annoncée dès le titre532. En revanche, il n’est pas
explicitement question de voyage chez Tucholsky. Le terme retenu à la place, « Buch », est
assez vague. À la fois, il signale qu’il s’agit d’un texte d’une certaine longueur et qui
possède une unité sémantique, voire une certaine littérarité car le livre est souvent
employé comme métaphore de la littérature. Mais dans le même temps, tous les livres ne
sont pas nécessairement littéraires. De plus, le choix inhabituel de faire figurer le
déterminant indéfini « ein » implique qu’il s’agit d’un livre sur les Pyrénées parmi

529 Sont publiés : des extraits de « Lourdes », chapitre le plus long (trentaine de pages) ; le chapitre
introductif, « Der Beichtzettel », qui comporte une critique politique des passeports et des frontières , ainsi
qu’une analogie avec l’Église et sa pratique des certificats de confession ; le chapitre de fin, « Dank an
Frankreich » dans lequel il remercie son pays hôte ; les chapitres qui mèlent personnages français
historiques comme « Pau » et personnages culturels tel« Einer aus Albi , publié partiellement ; des extraits
de « Die Republik Andorra » dans lequel on trouve notamment des considérations politiques.
530 Pour plus de détails sur le contexte de parution, voir le commentaire des oeuvres complètes : Kurt

TUCHOLSKY, Gesamtausgabe. Texte und Briefe, tome 9, Reinbek, Rowohlt, 1998, p. 767, 797-800.
531 Comme le rappelle Gérard Cogez, cette appellation qui a pu être critiquée ne signifie pas que les

écrivains voyageurs sont une catégorie particulière d’écrivains, mais simplement qu’écriture et voyage sont
intimement liés dans leur projet de voyage. In : COGES, Partir…, op. cit., p. 10.
532 Exemples de classiques parmi les récits de voyages français : Itinéraire de Paris à Jérusalem de

François-Réné de Chateaubriand, Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Voyage au Moyen Orient de Pierre
Loti… Parmi les allemands, citons notamment : Italienische Reise de Goethe, Harzreise de Heine,
Wanderungen durch die Mark Brandenburg de Fontane…
129
d’autres533. Il sous-entend que le sujet a déjà été maintes fois traité ce dont Tucholsky se
fera largement l’écho. Il laisse par ailleurs à entendre que l’auteur ne prétend pas à
l’objectivité. Ce titre est à la fois canonique et surprenant, il possède une dimension
informative et joue son rôle d’accroche, mais il instille aussi le doute quant à son contenu
réel. Il crée un « horizon d’attente »534 auprès du lecteur, tout en brouillant les pistes.
Le contenu lui-même de l’ouvrage est déstabilisant à la première lecture car il ne
ressemble pas à ce qui fait habituellement le style de Tucholsky, la satire, la critique
politique et le jeu avec la langue. Certains passages paraissent même assez plats. Peut-
être est-ce dû au genre nouveau auquel l’auteur s’essaie. Un genre, qui plus est, aux
contours assez flous. Comme l’ont souligné la plupart des auteurs étudiant la littérature
de voyage, celle-ci échappe à toute définition précise du fait de son aspect protéiforme.
Constituée d’un ensemble hétérogène de textes dont le trait thématique commun est de
relater un déplacement dans l’espace, la littérature viatique connaît des formes de
narration très variées. Digressions historiques, anecdotes, citations littéraires,
commentaires philosophiques, sociologiques, vers ou prose, réflexions personnelles,
descriptions de villes, de la nature, de personnes, journal de bord, lettres, mémoires… Elle
intéresse par ailleurs des disciplines tout aussi multiples : littérature, ethnologie,
géographie, histoire, sociologie... Enfin, les formes et motivations du voyage ont également
beaucoup changé à travers les siècles. Que l’on pense à l’Odyssée d’Homère, épopée où
éléments réels et imaginaires se côtoient, aux récits de découverte du nouveau monde
comme celui de Jean de Léry, à ceux de navigateurs (Cook, La Pérouse, Bougainville) ou à
ceux d’artistes en Italie au Siècle des Lumières. Il nous faut également évoquer le rôle des
journaux au XIXe siècle comme prescripteur et lieu de narration du voyage535, l’avènement
de l’écrivain-voyageur avec le romantisme que certains qualifient « d’entrée en
littérature »536 du genre viatique537 ou encore les anti-récits de voyage au siècle suivant,

533 Parmi les prédécesseurs français célèbres de Tucholsky, ayant écrit sur les Pyrénées, citons

notamment : Georges Sand, Stendhal, Prosper Mérimée, Gustave Flaubert, Victor Hugo, Hippolyte Taine,
Octave Mirbeau…. Tucholsky cite notamment Sand, Taine, Pierre Loti, le comte Henry Russel, l’un des
premiers alpinistes, Henri Béraldi, autre passioné des sommets des Pyrénées, Emile Zola et parmi les
voyageurs allemands : le comte Pückler-Muskau et bien évidemment Heine.
534 Le terme « horizon d’attente » est défini par Hans Robert Jauss comme un « système de références

objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois
facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la
thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage
poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne. » In : H.R. JAUSS, Pour une esthétique
de la réception, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 49. Il s’agit donc pour le lecteur de « tout un ensemble
d’attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture,
peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites » (Ibid., p. 51). Autrement dit,
l’horizon d’attente constitue la tradition littéraire et l’expérience de lectures du lecteur, à l’aune desquelles
il va juger d’une œuvre.
535 Sylvain VENAYRE, « Le voyage, le journal et les journalistes au XIXe siècle », Le Temps des médias, vol.

8, n° 1, 2007, p. 46-56.
536 Roland LE HUENEN, 1987. « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, n°20, 1987,

p. 45-61.
537 Mais pour d’autres auteurs, le récit de voyage se constitue en genre littéraire dès le XVII e siècle. Voir

Norman DOIRON, « L’art de voyager. Pour une définition du récit de voyage à l’époque classique » in :
Poétique, n° 73, février 1988, p. 83-108.
130
tel Ecuador d’Henri Michaux, qui détournent les codes de la tradition pour créer un
nouveau canon…
Ceci explique que l’on emploie, parfois indistinctement, tantôt le terme de récit de
voyage tantôt de littérature de voyage. Mais même lorsqu’il ne s’agit pas à proprement
parler de littérature, le texte viatique moderne comporte souvent une certaine littérarité,
comme cela a été reconnu par exemple dans Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss538.
L’expression littéraire permet en effet de dire une autre réalité qui ne répondrait pas aux
codes d’un texte scientifique ou journalistique par exemple. Elle possède une force
d’évocation plus grande, restituant atmosphère et sentiments, là où le simple souci de
connaissance peut rendre un texte parfois aride. Cette grande diversité des genres, qui va
au-delà du simple assemblage d’éléments hétérogènes, aboutit à une esthétique à part
entière et à un « archigenre » pour reprendre les termes de Gérard Genette. Elle est l’une
des caractéristiques principales de cette forme de récit. Le but de cette « circulation entre
les genres » est de parvenir à une richesse littéraire, afin de plaire et d’emporter
l’adhésion du lecteur. Ce refus des classifications établies et l’hybridité qui en résulte font
de la littérature viatique un genre moderne.539
Cette modernité se traduit aussi par l’importance de l’intertextualité, qui est l’autre
caractéristique majeure de l’écriture viatique, à tel point qu’elle a été qualifiée de
« principe génétique ».540 Il s’agit là d’un paradoxe et non des moindres pour une écriture
référentielle, censée rendre compte d’une expérience, que d’emprunter les mots d’un
autre. L’intertextualité, que Genette définie comme « la présence effective d’un texte dans
un autre »541, peut-être plus ou moins explicite. Certains emprunts sont parfois avoués,
l’auteur est cité ou bien des guillemets sont employés, une allusion est faite, mais parfois
ce n’est pas du tout le cas. Il ne faut y voir ni faiblesse littéraire, ni plagiat, mais bien une
stratégie d’écriture. L’intertextualité entraine une transformation qui produit un sens
nouveau, elle peut être source de dialogue entre écrivains et moteur potentiel de voyages
et de récits à venir. Il existe cependant un risque à cette pratique : tomber dans le voyage
livresque au détriment de la mission heuristique du récit viatique qui est de rendre
compte du monde découvert542. Ceci pose la question de savoir si la relation d’une
expérience de la nouveauté est bien la mission première de cette littérature.
Par ailleurs, l’intertextualité sert aussi à mettre en scène la difficulté à dire le réel
(insuffisance du langage à dire le vu et vécu, caractère prosaïque de la réalité, risque de
répéter ce qui a déjà été écrit), tout en offrant des solutions à ces difficultés. La

538 L’académie française a pensé à lui attribuer son prix. Sur la réception par la critique, voir les
références citées dans : Dorine ROUILLER, « L’Apothéose de l’ethnographe : Tristes tropiques ou le voyage
vers soi », ASDIWAL. Revue genevoise d'anthropologie et d'histoire des religions, 2012, p. 99.
539 Sylvie REQUEMORA-GROS, « La circulation des genres dans l’écriture viatique : la “ littérature ” des

voyages ou le nomadisme générique, le cas de Marc Lescarbot », Oeuvres et critiques, Francke/Narr,


2011. hal-01631039
540 Préface in : Sophie LINON-CHIPON, Véronique MAGRI-MOURGUES, Sarga MOUSSA (dir.), Miroirs de

textes. Récits de voyages et intertextualité, Nice, Publications de la faculté des Lettres, Arts et Sciences
Humaines de Nice, nouvelle série n°49, 1998, p. VIII
541 Gérard GENETTE, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, collection poétique, 1982, p. 8.
542 LINON-CHIPON, MAGRI-MOURGUES, Sarga MOUSSA (dir.), Miroirs…, op. cit., préface p. X-XI.

131
bibliothèque fait alors office de « médiation », entre le monde et l’écriture, elle propose
des outils pour dire le monde543.
Après cette brève tentative de définition du genre, voyons en quoi Ein Pyrenäenbuch
s’inscrit effectivement dans cette tradition544, du fait des formes du récit et des topoï
mobilisés, ainsi que de l’intertextualité omniprésente.

Entre récit du vécu et codes du récit littéraire.


Bien souvent, le récit de voyage débute par une préface545dans laquelle les auteurs
clament leur sincérité et font acte de modestie en se présentant comme de simples
successeurs des nombreux voyageurs qui les ont précédés546, sorte de captatio
benevolentiae. Ils peuvent aussi mettre en garde le lecteur contre leur récit, ses
prétendues lacunes et avouer leur réticence à le publier547. Ils peuvent également, et ceci
est particulièrement fréquent au XXe siècle548, affirmer leur désintérêt pour le voyage ou
leur mépris pour le récit viatique et leur volonté de s’en écarter.549 Quelle que soit la
stratégie des uns et des autres, on peut y voir deux traits communs. Le premier est de
s’adresser directement au lecteur afin de créer une connivence, à défaut de pouvoir parler
véritablement de confiance. Car en dénigrant le genre qu’ils pratiquent ou du moins en
avertissant le lecteur qu’ils s’apprêtent à transgresser la tradition, ils déstabilisent celui-
ci. Néanmoins, cette pratique consistant à rompre avec la tradition finit par devenir elle-
même une nouvelle tradition. La deuxième caractéristique commune est de dire la tension
inhérente au genre, entre voyage et écriture, autrement dit entre réalité et fiction, vérité
et invention, objectivité et subjectivité. À l’instar du genre autobiographique, il y a bien
une forme de pacte établi ainsi entre l’auteur et le lecteur.
Chez Tucholsky, point de préface, mais on trouve une épigraphe, dont la fonction est
assez analogue. Comme l’a rappelé Genette cette citation liminaire n’est pas explicite :
« épigrapher est toujours un geste muet dont l’interprétation est à la charge du

543 Christine MONTALBETTI, Le voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, P.U.F., 1997.


544 Günter Häntzschel a souligné que ce texte est un bon exemple de la littérature de voyage en vogue
sous Weimar, mais sans expliquer en quoi il se rattache à ce genre. Il a par ailleurs souligné, à juste titre,
que l’ouvrage était assez peu évoqué par la littérature secondaire sur Tucholsky. Ceci s’explique sans doute
par le fait qu’il détone par rapport au reste de l’œuvre et ne correspond pas au rôle de chroniqueur satiriste
et politique de la République de Weimar, auquel est souvent réduit Tucholsky. Voir « Kurt Tucholskys ‘Ein
Pyrenäenbuch’ », in : Sabina BECKER, Ute MAACK (dir.), Kurt Tucholsky…, op. cit., 47-65.
545 Véronique Magri-Mourgues parle de rituel pour les écrivains du XIX e. Voir « L’écrivain-voyageur au

XIXe siècle : du récit au parcours initiatique. », 6èmes Rencontres Méditerranéennes du Tourisme (RMT),
Festival TransMéditerranée (FTM), Jun 2005, Grasse, France. pp.43-54. hal-00596462
Pour Valérie Berty, la préface est devenue presque un passage obligé du genre. Voir « Ecuador : un anti récit
de voyage », in : LINON-CHIPON, MAGRI-MOURGUES, Sarga MOUSSA (dir.), Miroirs…, op. cit., p. 132.
546 Chateaubriand met l’accent sur l’authenticité du récit en définissant le voyageur comme témoin et

historien dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, considéré comme récit fondateur à son époque.
547 Lamartine : « Ceci n’est ni un livre, ni un voyage : je n’ai jamais pensé écrire l’un ou l’autre » dans

Voyage en Orient. Il évoque des « notes » qu’il livre « à regret ».


548 COGEZ, Partir …, op. cit., p. 16.
549 On pense au célèbre début de Tristes Tropiques de C.L. Strauss : « Je hais les voyages et les

explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. » On peut citer également Ecuador
d’Henri Michaux : « Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal a composé ce journal de voyage.
Mais, au moment de signer, tout à coup pris de peur, il se jette la première pierre. Voilà. L’AUTEUR. »
132
lecteur »550. En réalité, on trouve, et cela est plus surprenant, deux épigraphes, assez
longues chacune qui n’ont point de rapport avec les Pyrénées, mais avec le voyage.
L’épigraphe semble ici avoir pour fonction de donner des indications sur le genre de
l’ouvrage. Dans la première citation extraite de Partir de Roland Dorgelès551, un
personnage explique à un autre que le rôle paradoxal de l’écrivain-voyageur est de mentir,
d’exagérer ses descriptions et de créer de nouvelles mythologies, ce qui constituera son
gage de crédibilité auprès des lecteurs, qui ne veulent pas d’une fade vérité, mais pouvoir
rêver. La deuxième, qui provient de L’éveil de la glèbe de Knut Hamsun552, met en scène
l’esprit de clocher de l’un des personnages qui se fait donneur de leçon envers ses
interlocuteurs car ceux-ci ont omis de visiter l’église du village. La prétention de ce
personnage n’est pas sans rappeler celle que dénonce Tucholsky chez certains voyageurs.
Ces deux épigraphes ont en commun de souligner l’exagération, intentionnelle ou non,
liée au récit de voyage. Leur caractère de dialogue où une seule voix se fait entendre, une
voix qui édicte des règles, semble indiquer que le récit de voyage est lui-même vivant, fait
d’oralité, de rencontres, mais aussi de codes dont le souci de réalisme ne fait pas partie.
Comment comprendre cette entrée en matière : Tucholsky met-il ses lecteurs en garde
contre le genre qu’il va pratiquer en les priant de ne pas prendre tout ce qu’il écrira pour
argent comptant ? Veut-il au contraire leur signifier qu’il ne veut pas se rattacher à cette
tradition littéraire car mensongère ? Il n’y a pas de réponse toute faite, mais l’épigraphe
joue bien son rôle, dans la mesure où le lecteur s’interroge et débute Ein Pyrenäenbuch
sur ses gardes.
La construction de l’ouvrage est assez classique ; elle reprend l’itinéraire suivi par le
voyageur. Les titres de chapitre correspondent aux étapes et les rares sections qui ne
contiennent pas de noms géographiques se déroulent toutefois dans un nouveau lieu. Pas
d’innovation de ce côté-là. Le narrateur souligne à plusieurs reprises que cette halte est
un passage obligé, quand bien même il ne semblerait pas en avoir envie. Ainsi il affirme
être allé à Biarritz par acquit de conscience (« Pflichtbewusstsein »)553 car les

550 GENETTE, Seuils, Paris, éditions du Seuil, 1987, p. 139.


551 Extraits tels que cités par Tucholsky (Ein Pyrenäenbuch, Gesammelte.., op. cit., tome 5, p.7) :
« – Shanghai ? La ville la plus riche du monde. Le Cercle français ? Le plus beau… Leur bar ? Le plus
grand… Leurs hôtels ? Les plus confortables… Leurs banques ? Les plus puissantes… »
« Savez-vous ce qu'on attend du voyageur ? Qu'il mente. Le mensonge, c'est le cachet d'authenticité. Vous
voyez-vous racontant à votre retour que le ciel des tropiques est gris ? Jamais de la vie ! Il est admis qu'on
doit le voir bleu, bleu comme la Côte d'Azur, bleu comme une boule de blanchisseuse, et tout ce que vous
écrirez là-dessus n'y changera rien. Croyez-vous qu'on vous prendra au sérieux si vous prétendez qu'il a au
Japon plus de morts par les accidents de tramways que par le harakiri ? Pas du tout . . . La tâche du voyageur
n'est pas de détruire des légendes, c'est d'en créer. Il faudra que vos Hindous soient majestueux, vos Chinois
impénétrables, vos nègres lubriques, vos Nippons courtois. Ça n'est pas vrai ! Tant pis ! La réalité, c'est la
monnaie de ceux qui ne savent pas mentir. » Roland Dorgelès, Partir.
Notons, par ailleurs, que Tucholsky a fait le choix d’un auteur français notoirement pacifiste.
552 Extrait tel que cité par Tucholsky (Ein Pyrenäenbuch, Gesammelte.., op. cit., tome 5, p.7) :

« Und Inger war freundlich und gutherzig. Sie erzählte von der Domkirche in Drontheim und begann:
‘Ihr habt wohl die Domkirche in Drontheim nicht gesehen? Nein, ihr seid ja nicht in Drontheim gewesen!’
Diese Domkirche war gleichsam Ingers eigene Domäne, sie verteidigte sie, prahlte mit ihr, gab Höhe und
Breite an, sie sei wie ein Märchen! » Knut Hamsun, Segen der Erde.
553 TUCHOLSKY, « Ausflug zu den reichen Leuten », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 19.

133
photographies vues avant le départ de ce lieu guindé ne l’attiraient guère. Parfois il
explique, d’où lui vient ce sentiment d’obligation. Quelqu’un lui a dit d’aller à tel endroit :
« Ciboure. Ich muβ in die Réserve de Ciboure, das habe ich in Paris aufbekommen. (…)
Wenn ich muβ… »554 Il en est de même pour le cirque de Gavarnie, qualifié d’idée fixe
nationale (« nationale Zwangsvorstellung », le terme allemand est beaucoup plus fort avec
l’idée d’obligation). Tucholsky restitue une discussion pour en donner un aperçu vivant :
« Unmöglich, in Paris von den Pyrenäen zu sprechen, ohne daß der andere sagt: ‘Vous
faites le tour des Pyrénées? Alors il faut voir le Cirque de Gavarnie.’ Ja doch. »555 Tucholsky
visite donc certains lieux sur les conseils de gens avec qu’il a échangé, mais nous ne
saurons pas précisément lesquels. On peut supposer que d’autres haltes trouvent leur
sources d’inspiration dans ses lectures. Nous avons déjà évoqué Cauterets et Atta Troll de
Heine. Voyage dans les Pyrénées d’Hippolyte Taine, cité à de nombreuses reprises, semble
en être une autre. Le parcours des deux hommes est assez similaire et les comparaisons
entre ses observations et celles de son prédécesseur fréquentes. Plus généralement, on
peut affirmer que les Pyrénées ont été un lieu de voyage et objet d’écriture pour de
nombreux écrivains, du XIXe siècle en particulier, avec l’avènement du goût pour les
sommets à l’ère romantique556. Tucholsky est conscient de cet héritage littéraire, puisqu’il
en suit la trace, géographique du moins, et il évoque de nombreux récits de voyages
pyrénéens.
On retrouve parfaitement la dimension polymorphe du genre viatique dans Ein
Pyrenäenbuch. Le récit passe sans cesse d’observations empiriques liées aux visites, à des
réflexions du narrateur en lien ou pas avec ce qu’il décrit, et à des digressions de
différentes natures. Le récit n’est absolument pas linéaire, il ne comporte pas de dates et
peu de repères temporels. Parmi les éléments caractéristiques du récit, car récurrents,
figurent les explications historiques. Beaucoup relèvent de la grande Histoire de France
avec des lieux et personnages célèbres. Certains sont évoqués de façon quasiment
elliptique, comme si l’événement, maintes fois narré n’avait plus d’intérêt, bien qu’il soit
pourtant nommé : « Ronceval – ganz richtig: das ist da, wo Roland erschlagen wurde. Man
zeigt heute noch die Kampfkeulen, mit denen… aber das will ja niemand wissen557. »
D’autres ont un caractère purement anecdotique et sont relatés en passant. Ils peuvent
rappeler néanmoins des souvenirs au lecteur ou au contraire lui apprendre un fait qui
pourrait le surprendre, comme au sujet de l’église de Saint-Jean-de-Luz : « Dort ist Ludwig
XIV. getraut, und auch das Haus Haraneder steht noch dort, in dem die Infantin Maria-
Theresa vor ihrer Hochzeit gewohnt hat558. » D’autres enfin jouent un rôle plus important.
L’article consacré à la visite de Pau et au château d’Henri IV559 laisse vite place à un récit
de la vie du souverain français. Et ce récit est assez surprenant dans la mesure où il ne dit

554 Ibid.
555 TUCHOLSKY, « Cirque de Gavarnie », Gesammelte…, op. cit., p. 89.
556 A propos de l’introduction de la montagne comme motif littéraire, voir : Jean Lacroix, « L’évolution

du sentiment de la montagne dans la littérature, des Lumières au Romantisme ».


557 TUCHOLSKY, « Zwei Klöster », Gesammelte…, op. cit., p. 26.
558 TUCHOLSKY, « Saint-Jean-Pied-de-Port: Die Basquen », ibid., p. 29.
559 TUCHOLSKY, « Pau », ibid., p. 48.

134
rien de ce qui est attendu sur lui, rien de sa conversion religieuse et de sa fameuse
sentence, rien des guerres de religion, rien du contexte de son assassinat. Son évocation
se résume à une description de l’homme, physique mais surtout psychologique. Et on sent
toute la tendresse que lui porte le narrateur qui le décrit comme un bon vivant, aimant le
vin, les femmes, la chasse, un homme dépensier, mais bon, aimé de son peuple. Tucholsky
en fait un personnage quasiment romanesque, effet renforcé par l’emploi soudain du
prétérit, qui est le temps du récit littéraire. Il mobilise pour cela plusieurs procédés : il fait
parler Henri IV via des extraits de sa correspondance, ce qui, d’un côté, donne une caution
d’authenticité au récit et dans le même temps le rend plus vivant, le théâtralise. Il use de
la prosopopée : « Die Totenmaske Heinrichs des Vierten im Schloß zu Pau sagt: Ich habe
gelebt, und es war sehr schön zu leben; jetzt muß ich schlafen gehn560. » Il multiplie les
énoncés exclamatifs (« Wie haben sie ihn geliebt ! (…) – er wollte geliebt werden, und sie
liebten ihn (…) Wie sie ihn liebten !561 ») pour traduire le caractère exceptionnel de
l’homme, certains adverbes et adjectifs intensificateurs qui ajoutent à l’emphase du
discours (« er war so schlau », « obgleich er so viel Geld ausgab », « es ist ihm sehr gut
bekommen », « die massive Lebensfreude », « die bezauberndste »….562), tout comme des
figures de style, telle cette épiphore qui renforce l’affirmation catégorique et purement
subjective du narrateur : « Sie haben ihn in Paris erstochen ; er war siebenundfünfzig
Jahre alt, ein Mann im besten Alter. Er war immer im besten Alter563. » Tous ces procédés
stylistiques évoquent la reprise du mythe du « bon roi Henri » dans un exercice de style
littéraire davantage qu’une explication historique, destinée à instruire le lecteur sur
l’objet du voyage.
L’Histoire laisse aussi place à des anecdotes locales, comme le récit de la chute d’un car
à touristes dans un ravin, « fröhliche Leute auf einem fröhlichen Ausflug. Sie fuhren eine
halbe Stunde an ihrem Grab entlang, und was es dann mit dem Chauffeur gegeben hat (…)
weiß man nicht »564. Les circonstances du drame, racontées avec précision, et tous les
ressorts pour accentuer la dramaturgie n’apportent en soi pas d’éléments d’information
nécessaires à ce chapitre sur Gavarnie. En revanche, ils introduisent de la variété dans un
récit qui pourrait vite être monotone à ne décrire que des lieux. Tucholsky, lorsqu’il
évoque Lourdes et Bernadette Soubirous, affirme que les Pyrénées sont riches en
légendes et il joue beaucoup sur le registre du mystère, voire du danger tout au long du
livre. Il s’agit là d’un des motifs du romantisme pyrénéen565. Outre l’évocation à plusieurs

560 Ibid.
561 Ibid., respectivement p. 48, p. 50.
562 Ibid., respectivement p.48, 49, 49, 49.
563 Ibid., p. 48.
564 TUCHOLSKY, « Cirque de Gavarnie », ibid., p. 89.
565 Jean Fourcassié parle de « mode toute puissante » qui à partir de 1830 attire vers les Pyrénées artistes

et écrivains, dont Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Vigny, George Sand, Mérimée, Stendhal, Thiers, Taine et
Heine pour les Allemands. In : Jean FOURCASSIE, Le Romantisme et les Pyrénées, Paris, FeniXX, coll. Annales
Pyrénéennes, 1990, introduction. Ces hommes de lettres et artistes appliquent à la montagne les traits
essentiels du romantisme, notamment des figures récurrentes : le contrebandier, le bandit, le crétin,
l’ermite… Toutes sont présentes chez Tucholsky, ainsi que plusieurs des auteurs cités, ce qui accrédite notre
hypothèse d’un récit des Pyrénées très littéraire.
135
reprises du banditisme local lors d’excursions (le narrateur mentionne des sentiers de
contrebandiers visibles près de Gavarnie ou l’histoire d’une famille de brigands à
Andorre), la visite du château de Foix débouche sur l’histoire de la « folle des Pyrénées »
et non sur celle, que l’on serait en droit d’attendre, c’est-à-dire l’histoire de ce haut lieu
cathare. Cette femme, retrouvée nue dans les montagnes, incapable d’expliquer qui elle
était, a été emprisonnée au château, faute d’asile. Tucholsky la présente comme la sœur
de Kaspar Hauser, autre figure mystérieuse du siècle passé et l’un de ses propres noms de
plume par ailleurs. Lorsqu’il est question des grottes préhistoriques de Gargas, célèbres
pour leurs peintures, le narrateur procède de la même façon, il élude l’intérêt supposé du
lieu pour narrer un autre fait macabre, la vie d’un antropophage du XVIIIè siècle qui s’y
était réfugié. Le narrateur prétend déjà connaître ce fait divers qu’il aurait lu dans Der
neue Pitaval566. Cette affirmation est invérifiable et elle peut tout simplement relever de
la stratégie littéraire, destinée à rendre l’anecdote plus sensationnelle par sa présence
dans ce recueil d’histoires criminelles exceptionnelles. Véridique ou pas, elle rattache
aussi potentiellement le fait divers à un univers familier au lecteur, ou, du moins, à un
univers germanophone. Or, en familiarisant l’altérité, le narrateur suscite plus facilement
son intérêt.
Si le mystère rappelle divers genres fictionnels – roman policier, conte, roman
d’aventures… – il peut toutefois s’intégrer au réel, tant que n’apparaissent pas d’éléments
surnaturels. Les exemples qui viennent d’être évoqués relèvent tous de la chronique des
faits divers d’un journal567. Cependant Tucholsky franchit les limites du réel à plusieurs
reprises. Il emploie deux autres prosopopées, avec des animaux cette fois-ci. Or à la
différence du masque d’Henri IV, où l’énonciation donne à comprendre que le masque ne
parle pas vraiment et qu’il s’agit d’un artifice littéraire jouant un rôle comparable à une
focalisation interne, les épisodes avec les animaux sont présentés comme réels. Tout
d’abord, au retour d’une randonnée équestre, le narrateur remarque que son cheval se
tourne vers lui plusieurs fois et le regarde bizarrement, mais il n’y prend pas garde et il
replonge dans ses pensées. Arrivé à destination, le cheval se retourne à nouveau et
s’adresse à lui d’une voix distincte : « ‘Ich habe ja schon viele Leute auf meinem Rücken
getragen – aber eine so schweinemäßige Reiterei ist mir denn doch nicht vorgekommen
–!’Sprachs, gab ein Geräusch von sich und wandelte schwanzschlagend in den Stall. »568
On retrouve là des éléments de récit fantastique : le récit à la première personne,
l’introduction progressive d’éléments surnaturels dans un cadre réaliste et une révélation
finale. Cependant le texte ne verse pas dans l’horreur, la peur ou la folie, mais dans la farce
car le cheval se moque du narrateur et se comporte de façon grossière. Le narrateur, ainsi

566 Der neue Pitaval, recueil d’histoires criminelles venant de toute l’Europe, publié entre 1842 et 1890

par Julius Eduard Hitzig und Wilhelm Häring, faisant suite à Causes célèbres et intéressantes, publié en
France en 1734 par l’avocat François Gayot de Pitaval.
567 Le narrateur évoque d’ailleurs une source journalistique lorsqu’il relate l’histoire de la folle des

Pyrénées : « ein romantisch veranlagter Unterpräfekt veröffentlichte etwas später einen langen Artikel über
die ›Irrsinnige aus den Pyrenäen‹ im ›Journal de l'Empire‹ in der Nummer vom 17. Januar 1814 ». In :
TUCHOLSKY, « Drei Tage » ; Gesammelte…, op. cit., p. 108.
568 TUCHOLSKY, « Cirque de Gavarnie », ibid., p. 92.

136
ridiculisé, apparaît sous les traits d’un anti-héros. En détournant ainsi plusieurs
conventions littéraires, Tucholsky fait également de ce passage un anti-récit de voyage.
L’autre épisode se produit alors que le narrateur s’ennuie à Barèges où il a été bloqué
par trois jours de pluie et où il y a peu à voir, à tel point qu’une bagarre de chiens est
présentée comme un « événement »569. L’auteur emploie plusieurs figures de style. Il
personnifie l’un des animaux, à qui il attribue un nom et un titre impérial, ainsi qu’une
fonction : « Rudolph I., Schlächterhund und Straβenkaiser »570. Cette association
d’éléments dissymétriques sur le plan sémantique constitue une forme de zeugma qui
institue d’emblée une tonalité comique. Le chien agressé par Rudolph prend ensuite la
parole, ou, plus inattendu encore, sa queue parle pour lui : « ‘Ich weiß ja, dass ihr da seid’,
sagte der Wedel. ‘Schafft mir doch nur diesen Lümmel vom Hals – er beißt mich ja tot! Das
geht doch nicht –!’571 » Rudolph parade tel un empereur : « Einzug durchs Brandenburger
Tor, Gladiatorenmarsch »572. S’ensuit alors la péripétie finale, présentée, comme un
événement inédit, alors qu’il n’en est rien. Rudolph se fait simplement corriger, puis
moquer par les passants. Et la morale qui clôt le chapitre : « Nichts ist förderlicher für
Diktatoren als ein Besen ins Kreuz573. » On retrouve là plusieurs codes de la fable
animalière, dans laquelle les animaux sont une allégorie de la société humaine et servent
à la critique politique et sociale. Ici cependant, le ton reste léger et il ne faut peut-être voir
dans cette anecdote qu’un divertissement pour le lecteur et un nouvel exercice de style
pour l’auteur.
Quant au chapitre intitulé « Lieber Jakopp »574,, qui est une lettre du narrateur à un
ami575, il surprend de prime abord. Le lecteur ne s’attend pas à trouver un récit épistolaire,
après des débuts somme toute conventionnels, où l’on suit le narrateur dans ses
différentes visites. Qui plus est, le chapitre précédent, consacré aux us et coutumes des
basques, est très descriptif, il témoigne davantage d’une volonté d’information de l’auteur
que d’une recherche stylistique à proprement parler. Cette lettre tranche donc par
l’introduction d’un genre nouveau, sur un ton badin et dialogique ; Tucholsky s’y moque
de son ami et de lui-même. Elle permet en effet le style de la « causerie » pour reprendre
le terme de Mme de Sévigné, une certaine spontanéité et – fausse – intimité, une souplesse
dans le choix des sujets et leur agencement576. Elle tranche aussi par son contenu mêlant
des souvenirs communs aux deux amis et le récit d’une mésaventure de voyage. Or, en
réalité, la forme épistolaire fait partie des conventions du genre viatique qui ne se limite
pas au récit d’une expérience de découverte. Il est aussi une écriture du moi qui peut se

569 TUCHOLSKY, « Die Täler », ibid., p. 106.


570 Ibid.
571 Ibid., p. 107.
572 Ibid.
573 Ibid.
574 TUCHOLSKY, « Lieber Jakopp ! », ibid., p. 42.
575 L’ami bien réel de Tucholsky, déjà évoqué dans l’article « Das Wirthaus im Spessart », paru également

en 1927.
576 Brigitte DIAZ, « Poétique de la lettre dans les Lettres d’un voyageur », Recherches & Travaux, n°70,

2007, p. 44.
137
décliner sous forme notamment de journal de voyage, de récit rétrospectif, mais aussi de
lettres, que l’on pense, par exemple, aux Lettres d’un voyageur de George Sand, Le Rhin,
lettres à un ami de Victor Hugo, ou encore les Lettres persanes de Montesquieu, sans
oublier Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France de Heine.
Par rapport à ces quelques classiques du genre, Tucholsky innove en proposant non
pas un ouvrage entier sous forme épistolaire, mais en insérant simplement une lettre dans
son récit de voyage. La lettre, qu’elle soit fictive ou pas, présente plusieurs avantages pour
le récit viatique. Le « je » fait figure d’autorité, il retranscrit ce qu’il est supposé voir et
vivre. De plus, la lettre a le cachet de l’authenticité car elle est censée être écrite sur place
et donc refléter l’instantané du voyage et des impressions. Elle permet de supposer « la
coïncidence, feinte ou réelle, entre l’acte de voir et l’acte d’écrire577. » Enfin, la lettre a une
dimension symbolique non négligeable. Elle est une métaphore du voyage, puisqu’elle
voyage elle-même. Plus encore peut-être qu’un livre, elle incite le lecteur à un voyage de
l’esprit. Le lettre de voyage oscille ainsi entre littérarité et authenticité, elle est chez
Tucholsky un parfait exemple de « bio-fiction »578.
Un autre chapitre, celui consacré à Albi, rend également compte de cette volonté de
marquer le récit du sceau de vécu. Alors qu’il visite la ville, le narrateur prétend découvrir
par hasard un musée consacré à Toulouse-Lautrec.

Im erzbischöflichen Schloß ist ein Museum, eine Bilderausstellung; ach, wer wird denn das
jetzt sehn wollen! Aber da fällt mein Blick auf ein kleines Ausstellungsplakat . . . Ich muß mich
wohl verlesen haben. Nein. »La Galerie de Toulouse-Lautrec.«
Toulouse-Lautrec? Hier? Im Bischofsschloß? Hier im Bischofsschloß. Und da stak ich nun den
ganzen Tag. In Albi ist Toulouse-Lautrec geboren, in Albi ist er gestorben (1901). Und ihm zu
Ehren haben sie diese Ausstellung in drei Sälen zusammengebracht579.

Or l’artiste fait partie comme Daumier des dessinateurs de presse que Tucholsky
admire depuis sa jeunesse pour leurs illustrations de la vie quotidienne à Paris et de la
bohême montmartroise580. On peut se demander si cette visite d’Albi est réellement
fortuite car la ville est après tout assez éloignée des Pyrénées et n’est pas un classique de
la route littéraire. Taine s’arrête par exemple à Toulouse, ville que Tucholsky mentionne
à peine en début d’article. Qui plus est, le titre, « Einer aus Albi », se veut énigmatique. Il
crée une attente. Le lecteur, intrigué, se demande qui est cette personne mentionnée dans
le titre de façon si impersonnelle et dont le nom est tu. D’autres éléments peuvent
soulever le doute quant au déroulement réel de cette halte. Après la surprise du musée,

577 MAGRI-MOURGUES, « L’écrivain-voyageur au XIXe siècle.. », op. cit.


578 DIAZ, « Poétique de la lettre…. », op. cit., p. 41.
579 TUCHOLSKY « Einer aus Albi », op. cit., p. 129.
580 Voir notamment l’article « K.-K. » datant de 1913, https://www.textlog.de/tucholsky-
plakatmaler.html : « Der Montmartre, Steinlen und der einzige Toulouse-Lautrec haben kein Geld verdient,
aber sie hatten ein Gefühl für sauber gewaschene Hände. » Tucholsky oppose ces artistes français aux
dessinateurs d’affiche berlinois qui se seraient vendus au commerce. Selon S. Burrows, Toulouse-Lautrec
au même titre qu’Aristide Bruant, Daumier, Doré et Voltaitre, que l’on trouve cités dans les articles de
Tucholsky, a sans doute influencé sa conscience sociale, sa conception du journalisme et de la satire. In :
BURROWS, op.cit., p. 239.
138
dont il décrit l’exposition, le narrateur aurait fait trois rencontres assez exceptionnelles
liées à l’artiste. Ceci dans un laps de temps tellement court qu’il parait peu probable que
ces rencontres n’aient pas été organisées à l’avance. Mais naturellement en les faisant
passer pour des événements imprévus, il accentue leur caractère singulier.

Er ist in Albi geboren und gestorben. Wo? Die Straße heißt heute rue de Toulouse-Lautrec, es
ist das Haus Nummer 14. Außen eine glatte Front, eine hohe verschlossene Tür … Sein Vetter,
der Doktor Tapie de Céleyran, empfängt mich 581.

La première forme d’ellipse narrative concerne le cousin du peintre. Comment


Tucholsky a-t-il eu son contact et a-t-il pu être reçu si vite ? Il n’y a pas d’explication. Les
repères temporels présents dans le texte indiquent qu’il commence sa visite d’Albi, de la
cathédrale, puis du musée dans la matinée. Il doit être reçu par le cousin dans cette même
matinée car l’après-midi il rencontre ensuite le conservateur du musée. Là aussi, les
circonstances sont passées sous silence. Le même procédé est utilisé pour la dernière
rencontre, et non des moindres, celle avec la mère de l’artiste quand il retourne (quand ?
Nous ne le savons pas) à Toulouse :

Und dann fuhr ich nach Toulouse zurück. Da wohnte noch jemand, den ich zu besuchen hatte.
Eine alte Dame empfing mich in ihrer Wohnung, die in einer stillen Straße liegt. Die Comtesse
de Toulouse-Lautrec ist heute vierundachtzig Jahre alt582.

Remarquons simplement que Tucholsky emploie brièvement le prétérit pour marquer


sa prise de contact avec la mère, ce qui apporte un supplément de littérarité au récit. Puis
il repasse au présent, car ce temps donne l’impression au lecteur de vivre l’action décrite.
Pour la mère, comme pour le conservateur, il utilise le même procédé que pour le titre du
chapitre, à savoir qu’il retarde le moment de donner l’information sur l’identité de la
personne. Par ailleurs, ces trois rencontres lui donnent accès à chaque fois à des
informations et à des œuvres inédites, ce qu’il ne se prive pas de souligner. Chez le cousin :
« Und ich bekomme zu hören, dass die Familie und der Hauptverwalter des Nachlasses,
Herr Maurice Joyant in Paris, der an einem großen Werk über den Maler arbeitet, seine
Einschätzung durch das Publikum nicht lieben583. » Puis avec le conservateur :
« Nachmittags bekomme ich im Museum zu sehen, was nicht ausgestellt ist…584 » Suite à
la description de la jeunesse du fils par la mère : « Nur eine Mutter kann das sagen. (…)
Und dann gehe ich von der, die diesen Meister geboren hat585. »
Cette leçon d’histoire artistique et culturelle narrée comme la bonne surprise qui marque
la fin du voyage sent donc l’artifice littéraire pour qui est attentif aux détails. Le lien entre
Albi et le célèbre peintre est toutefois présenté comme une découverte inattendue, car la
surprise est l’un des éléments incontournables de tout voyage réussi. Paradoxalement, cet
épisode doit en cela contribuer à donner de l’authenticité au récit.

581 TUCHOLSKY, « Einer aus Albi », op. cit., p. 131.


582 Ibid., p. 132.
583 Ibid., p. 131.
584 Ibid.
585 Ibid., p. 132, p. 133

139
Enfin le livre se clôt sur « Dank an Frankreich »586, chapitre qui voit le retour du
narrateur à Paris, thématique classique du récit de voyage587, et qui par sa forme s’attache
à une autre tradition littéraire, celle du lyrisme. Par bien des aspects, ce texte final
correspond à la définition qu’en donne Jean-Michel Maupoix, comme étant « l’expression
d’un sujet singulier qui tend à métamorphoser, voire à sublimer le contenu de son
expérience et de sa vie affective, dans une parole mélodieuse et rythmée » 588.
De retour des Pyrénées, le narrateur s’attache à dire son plaisir de revoir Paris et plus
largement à exprimer sa dette envers son pays hôte. Ce qui pourrait donner lieu à une
déclaration politique, car après tout, Tucholsky a quitté son pays entre autres pour des
raisons politiques et il se veut médiateur franco-allemand, verse dans la déclaration
d’amour. La France est personnifiée, le narrateur s’adresse à elle sur le mode intime avec
le pronom personnel « du », et il mobilise un registre lexical de la sensualité. Son corps se
meut et s’émeut lorsqu’il entame son discours : « bewegen sich ganz leise meine Lippen,
eine warme Welle schießt mir zum Herzen auf, und ich sage: Dank »589. En vivant à Paris,
qui incarne peu à peu la France dans son propos, l’écrivain voyageur s’est imprégné de la
ville et a fait sien son environnement : « die Laute, die ich kenne und zutiefst fühle »590. La
fusion avec elle atteint son paroxysme dans la métaphore finale faisant de la ville une
femme qu’il étreint et à qui il déclare sa flamme : « Da fließt das Wasser, da liegst du, und
ich werfe mein Herz in den Fluß und tauche in dich ein und liebe dich591. » Tucholsky
s’inscrit dans la double tradition déjà évoquée dans ce travail de la représentation
mythique et allégorisée de Paris et de la France, comme femme d’une part, ainsi que
comme patrie universelle du genre humain d’autre part. Il présente dans son discours de
remerciement son pays d’élection comme accueillant, tolérant et fraternel. Une suite de
constructions antithétiques amplifie la louange : « Du bist nicht meine Heimat (…) Und
doch bin ich bei dir zu Hause »592, « ich war so arm, ich bin so reich »593. Alors que les
Allemands le dénigrent du fait de son installation en France, « Franzosenliebling,
Französling, landfremdes Element, Undeutscher »594, les Français ne font pas cas de sa
nationalité, « nie ein böses Wort, nie eine böse Anspielung »595. La gradation culmine avec
le qualificatif final « unser aller Heimat »596.
Il a été souligné par ailleurs que la symbolique de l’eau (« ich werfe mein Herz in den
Fluβ ») peut également être interprétée dans une dimension quasi religieuse, le baptême

586 TUCHOLSKY, « Dank an Frankreich », Gesammelte…, op. cit., p. 133.


587 Selon Cogez, les écrivains voyageurs du XXe siècle aboutissent à la conclusion que le retour au point
de départ est nécessaire, quand bien même ils sont partis pour fuir la culture et le milieu dans lesquels ils
étouffaient, in : COGES, Les écrivains…, op. cit., . 30-31.
588 Jean-Michel MAUPOIX : http://www.maulpoix.net/lelyrisme.htm
589 TUCHOLSKY, « Dank an Frankreich », Gesammelte…, op. cit., p. 133.
590 Ibid., p. 134.
591 Ibid., p. 135.
592 Ibid., p. 134.
593 Ibid., p. 135.
594 Ibid., p. 134.
595 Ibid.
596 Ibid., p. 135.

140
signifiant selon Mircea Eliade l’apparition d’une nouvelle vie, d’un nouvel Homme597. Il est
vrai qu’il y a une forme de sacralisation de Paris et de la France, et qu’il est question
implicitement d’une renaissance, « Ich habe mich nicht in dir verloren – ich habe mich
wiedergefunden, wenn ich mich verloren hatte. ». Néanmoins, le chapitre du
Pyrenäenbuch sur Lourdes s’attache à démonter et à dénoncer les mécanismes du miracle.
Aussi, l’interprétation amoureuse paraît plus adaptée, d’autant qu’elle fait écho aux mots
de Heine : « Merci, grand merci, belle Lutèce, pour cet acte hospitalier et charitable ! Je
t’aimerai jusqu’à mon dernier moment598 ».
Quoi qu’il en soit, l’expérience française du narrateur est belle et bien sublimée
Plusieurs figures de style de la répétition participent à l’animation croissante du discours
en instituant une rythmique. Les échanges successifs de « Guten Tag » à son arrivée en
gare. L’anadiplose « Dank » qui marque le début de son adresse à la France, « und ich sage:
Dank. Dank, dass ich in dir leben darf, Frankreich. »599 Les constructions hypotaxiques,
avec de nombreux « Und » tout au long du texte, « Und da gehe ich ganz allein ….(…) Und
jetzt wo niemand es hört…. (….) Und deine Menschen sind es. (…) Und es sind besonders
‘die kleinen Leute’… », ainsi que l’anaphore du pronom personnel « Du » lorqu’il s’adresse
à la France et en fait son portrait, « Du warst gastlich vom ersten Tage an. Du hast niemals
den Fremden verspottet (…) Du siehst von auβen mitunter besser aus, als du bist (…) Du
liegst in Europa…600» L’effet d’accumulation traduit l’émotion du narrateur, sa volonté de
dire tout ce qu’il a sur le cœur, il met aussi en valeur le caractère généreux et unique de la
ville. Tous ces procédés d’écriture contribuent à la célébration de la France et de Paris601.
Il n’y a pas d’idéalisation toutefois, dans la mesure où certaines critiques sont également
émises, nous y reviendrons602.
Outre ces quelques exemples témoignant de la diversité des genres employés dans Ein
Pyrenäenbuch, il nous faut également citer quelques topoï propres au récit viatique. Ils
concernent tous la manière dont le « je » se met en scène.
Tout d’abord le chapitre d’ouverture, « Der Beichtzettel », dans lequel il est question de
l’obtention du passeport du narrateur, nécessaire à son départ dans les Pyrénées. Selon

597 Josef HELF « Dank an Frankreich », in : Kurt Tucholsky, Cahiers d'études germaniques, Aix-en-

Provence, 1996, p. 31-44. Il compare même l’arrivée à Paris du narrateur, à l’arrivée à Lourdes des pélérins,
le plongeon dans la Seine, au baptême dans la ville de Soubirous, constituant deux formes de miracles.
598 Josef Helf a à juste titre rapproché ces deux propos dans l’article déjà cité, p. 44. Citation de Heine

extraite de « Ursprünglicher Schluβ der ‘Préface’ zu Poèmes et Légenes, 1. Teil, in : Heinrich HEINE : Lutezia.
Berichte über Politik, Kunst und Volksleben. Zweiter Theil. Hist.-Krit. Gesamtausg. Der Werke, Düsseldorfer
Ausgabe, Bd. 14/1, Hamburg, 1990, p.300-301.
599 TUCHOLSKY, « Dank an Frankreich », op. cit., p. 133.
600 Ibid., p. 134.

601 Notons le fort contraste entre l’emphase de ce lyrisme amoureux et les passages évoquant

l’Allemagne qui sont généralement très courts et mêlent critique et ironie. Le ton y est alors tout autre. La
langue se fait extrêmement concise, laconique, voir cassante, reflet de l’amertume du narrateur, mais aussi
de sa volonté de poser un regard de commentateur politique. Nous en donnerons des exemples dans la
prochaine sous-partie qui analyse la dimension proche du reportage dans Ein Pyrenäenbuch.
602 Les critiques émises par Tucholsky envers la France sont analysées dans le sous chapitre 3.3.2. « Une

critique de la France ? ».
141
Christine Montalbetti les scènes de passeport sont fréquentes603. Elles font parties de ce
qu’elle nomme des inscriptions (au même titre qu’un graffiti, un panneau dans la rue, une
épitaphe sur un monument… Toute écriture dans l’espace), c’est-à-dire des éléments où
le monde et le texte coïncident, qui reproduisent le monde et l’explicitent. Chez Tucholsky
en l’occurrence, obtenir les signatures des autorités compétentes relève du parcours du
combattant. Le narrateur dénonce via l’ironie la longueur, le coût de la démarche et le
caractère aberrant de la procédure :

Der Fall lag wunderschön kompliziert; ich wohne in Paris, und es waren drei Mächte zu
bemühen: Deutschland, Frankreich und Spanien. Ich bemühte sie.
Es kostete vier Arbeitstage sowie zweihundertachtunddreißig Francs. Die Sache spielte sich
in Liebe und Freundschaft ab: niemand benahm sich irrsinniger, als seine Vorschrift ihm das
vorschrieb, es wurden weder Kniebeugen noch Freiübungen verlangt, auch vom
Einzelvorbeimarsch wurde allgemein abgesehen. Regiert wurde ich bei den Deutschen von
einem sehr wohlschmeckenden, großen Mädchen, bei den Franzosen von einem höflichen,
staubigen Mann, bei den Spaniern von einem Botschaftssekretär und zwei dunkelgetönten
Konsularbeamten. Jeder stempelte, trug in Bücher ein, schrieb und fertigte aus, ließ von
unbekannten Mächten, die hinter geschlossenen Türen thronten, unterschreiben … 604

Ici les livres, tampons, signatures évoqués sont synonymes du non-sens, de l’opacité et
de l’arbitraire des règles qui régissent les États. Ils participent d’une dynamique
métonymique qui est révélatrice d’un aspect de la société. Ils servent de vecteur à la
critique de l’auteur qui compare implicitement les États à des monarchies coupées de leur
peuple et par conséquent anti-démocratiques. Les scènes de passeport peuvent donc ne
pas simplement marquer le début du récit, mais refléter les débats de leur temps, comme
c’est également le cas dans un récit de voyage d’Adolphe Thiers, qui plus est dans les
Pyrénées.605 Il y consacre tout son premier chapitre dans lequel il donne à voir les
péripéties qui ont été les siennes pour obtenir le fameux sésame. Lui aussi se sert de
l’humour pour mettre en lumière la longueur des démarches, ainsi que la toute puissance
et le ridicule des autorités et de la bureaucratie. Cette entrée en matière cocasse sert à
développer une critique des passeports qui restreignent la liberté de circulation et sont
un signe de réaction politique.
Autre classique du genre, donner l’impression que le narrateur voyage seul quand bien
même cela ne serait pas le cas. Tucholsky a voyagé dans les Pyrénées avec sa femme, or,
elle n’est pas mentionnée dans le récit. Il est question d’un « wir » tout au début, dont on
ne connaît pas l’identité, mais il est vite remplacé par le « ich ». Le chapitre « Allein » nie
même sa présence ; le narrateur se dit seul dans une chambre d’hôtel, confronté à ses

603 Elle cite trois œuvres à titre d’exemple : Gustave Flauvert, Par les champs et par les grèves, Alexandre

Dumas, Les Bords du Rhin, Théophile Gautier, Voyage en Russie. In : MONTALBETTI, Le voyage…, op.cit., p.
208.
604 TUCHOLSKY, « Der Beichtzettel », Gesammelte… ; op. cit., p. 8.
605 Les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et décembre 1822, acessible sur

le site de la BNF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102806g/f5.image.texteImage


Ce récit de voyage est cité et commenté dans : VENAYRE, Panorama…, op. cit., p. 75-77. Il n’est pas cité par
Tucholsky. Mais on constate des similitudes dans le traitement du sujet.
142
pensées. Les auteurs qui ont souligné cette particularité de l’énonciation dans Ein
Pyrenäenbuch ont simplement expliqué que les relations étaient tendues entre les époux
durant le voyage. Or il faut sans doute y voir davantage une stratégie littéraire. Cet
« effacement du compagnon d’un voyage »606 permet de mettre en valeur la dimension
personnelle du vécu et du point de vue. Le « je » occupe ainsi la place centrale du récit, il
fait figure d’aventurier solitaire, cela l’héroïse. A contrario on peut s’interroger sur
l’intérêt qu’il y aurait eu à mentionner la présence de l’épouse. Certes, cela aurait accru la
dimension autobiographique du récit, mais visiblement Tucholsky a préféré mettre
l’accent sur la confrontation entre sa personne et l’altérité, quitte à réécrire la réalité pour
en faire un objet plus littéraire. Cette oscillation permanente entre fiction et réalité, entre
mensonges et légendes pour reprendre les termes de l’épigraphe et revendication de
l’authenticité du récit, attestée par les données personnelles notamment, se retrouve donc
également dans la manière dont se raconte le narrateur.
Le souvenir d’enfance est un autre motif fréquent de la littérature viatique607 qui
souligne la signification intime du voyage. Tucholsky y a recours à plusieurs reprises. À
commencer par la scène d’ouverture, dans laquelle il évoque les cours de géographie du
temps où il était écolier et la manière dont les Pyrénées y étaient présentées. Cet élément
biographique assure une entrée en matière inattendue pour le lecteur en occasionnant un
détour dans le passé. Il permet en outre de critiquer au passage la superficialité de
l’enseignement scolaire en Allemagne :

»Pyrenäen« – das war so eine rostbraune Sache auf der sonst grünen und schwarzen Karte,
darin ein paar Bergkleckse standen, rechts und links gefiel sich die Karte in Blau, das war das
Meer … Ja, und sie trennten Spanien und Frankreich. Auch mußte man jedesmal ein kleines
bißchen nachdenken, bevor man den Namen schrieb.
Dies waren die wissenschaftlichen Kenntnisse, die mir die deutsche Schule in Bezug auf die
Pyrenäen mitgegeben hatte608.

On comprend ainsi que les connaissances du narrateur sur le sujet sont quasi nulles au
départ et que ce voyage ne peut être qu’instructif. On observe le même procédé lors de la
visite d’Andorre : « Sie waren vier Schwestern: Andorra, Liechtenstein, San Marino und
Monaco – und Wir durften sie beim Roten in der Geographiestunde rasch aufsagen:
Andorra, Liechtenstein … und die Hauptstädte – und aus. »609 Ou encore à Pau, où le
narrateur dit n’avoir presque rien appris sur Henri IV : « In der Schule haben wir ihn nur

606 Adrien Pasquali fait remarquer que cet effacement est relativement fréquent, il donne notamment
l’exemple de Mme de Chateaubriand qui accompagne son mari jusquà Venise, mais n’apparaît pas dans le
récit Itinéraire de Paris à Jérusalem et Nerval qui ne mentionne pas le peintre Fonfrède dans Voyage en
Orient. In : Le tour des horizons : critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994, p. 104. Même constat
pour les auteurs du siècle suivant chez Gérard Cogez, in : Les écrivains…, op. cit., p. 152.
607 Sylvain Venayre évoque la récurrence du souvenir d’enfance et du récit de rêves, en particulier dans

les récits de voyage archéologique. Il donne notamment l’exemple de Ilios de Heinrich Schlieman dans lequel
celui-ci fait le lien entre sa découverte de Troie et ses désirs d’enfance et ceux de son père. In : Panorama..,
op. cit., p. 275-276.
608 TUCHOLSKY, « Der Beichtzettel », Gesammelte…., op. cit., p. 8.
609 TUCHOLSKY, « Die Republik Andorra », Gesammelte…., op. cit., p. 111.

143
unter dem Kleingedruckten gerlernt »610. Ces évocations du passé servent à chaque fois
d’éléments déclencheurs au récit. Outre la critique du système scolaire, qui est fréquente
chez Tucholsky, ils sont aussi l’occasion de commentaires politiques sur la société de son
temps, plus ou moins implicites. Ainsi dans le cas de la leçon sur les Pyrénées, le narrateur
se demande si le professeur Gierke évoque aujourd’hui encore les Pyrénées611. Autrement
dit, est-il encore possible d’enseigner des faits ayant trait à l’ennemi héréditaire ? Tel peut
être le sens de cette remarque sibylline. En ce qui concerne Andorre, l’allusion est plus
claire : « Inzwischen hat sich die Familie bedeutend vermehrt, denn was wir da alles an
kleinen Staaten in Europa dazubekommen haben, tut diesen vieren keinen Abbruch,
sondern macht sie zu ganz respektabeln Anwesen »612. Il fait référence aux nombreux
petits États nés du Traité de Versailles et l’ironie de la formulation dénote une certaine
critique. En revanche, à Pau, la référence à l’école a une autre fonction que la critique
scolaire ou politique. Elle exprime toute la difficulté à faire sien un sujet qui lui est
étranger, l’histoire d’Henri IV en l’occurrence, ce qui constitue un des attendus du récit de
voyage. « Hier ist er geboren, hier hat er gelebt. Das ist nun nicht einfach, zu einem
fremden Fürsten in Beziehung zu treten613. » Afin de proposer une lecture plaisante,
l’auteur ne peut se contenter du récit forcément plat de ce qu’il a observé, il apporte bien
plus d’informations et instruit le lecteur. Comparant le château d’Henri IV à la maison de
Goethe à Weimar pour son aspect muséal, il affirme qu’avec un effort d’imagination, on
arrive à se représenter les lieux tels qu’ils étaient à l’époque : « dann versteht man »614.
Autrement dit, voyager et voir de ses yeux ce qui était abstrait auparavant permet de
comprendre l’histoire et les hommes. Il y a un cercle vertueux, le voyage instruit l’auteur
par ce qu’il a vu et lu. Lui-même instruit et fait voyager le lecteur par ce qu’il écrit.
Ainsi ces souvenirs d’enfance comportent-ils également des commentaires sur la
pratique d’écrivain-voyageur. D’une part la difficulté de l’exercice dans ce cas-ci. Dans un
autre chapitre, le narrateur tourne en dérision le genre lui-même en inventant un faux
souvenir d’enfance, alors qu’il vit une épreuve difficile. La pluie le trempe, le chemin
monte tellement qu’il est obligé de descendre de son âne et de marcher sur un mauvais
chemin pierreux :

In diesem schrecklichen Augenblick erinnerte ich mich eines Rezepts meiner guten
Großmama, die bis in ihr achtzigstes Lebensjahr eine rüstige Bergsteigerin gewesen ist: kurz
einmal kräftig in der Nase bohren. Ich tat es und dankte der alten Frau in kurzem Stoßgebet.
(Kein Wort wahr, aber das ist in den alten Büchern so.) Und ich fluchte mich die letzten fünfzig
Meter hinauf und gelobte, wenn ich erst einmal oben sein sollte, dem Führer aber ordentlich
Bescheid zu stoßen und seinen Eseln auch615.

610TUCHOLSKY, « Pau », Gesammelte…., op. cit., p. 48.


611 «Wir kommen nunmehr zu den Pyrenäen«, sagte der Rote. Ich weiß nicht, ob er heute auch noch dazu
kommt - », in : TUCHOLSKY, « Der Beichtzettel », Gesammelte…., op. cit., p. 8.
612 TUCHOLSKY, « Die Republik Andorra », Gesammelte…., op. cit., p. 111.
613 TUCHOLSKY, « Pau », Gesammelte…., op. cit., p. 48.
614 Ibid., p. 49.
615 TUCHOLSKY, « Von Barèges bis Arreau », Gesammelte…., op. cit., p. 103.

144
Ce faisant la situation difficile tourne au comique, car l’anecdote est grossière et
l’auteur se détourne ostensiblement de la fiction littéraire en dénigrant « les vieux livres »
dont pas un mot n’est vrai. De manière paradoxale il revendique ainsi la véracité de son
récit dans une réflexion métalittéraire. On trouve enfin une autre illustration de cette
fonction dans le chapitre consacré à la description de la province française, chapitre qui
constitue une sorte de conclusion bilan à son séjour dans les Pyrénées.

Alle diese Städtchen, Oloron und Mauléon und Tarbes und St.-Girons und Gaudens und Foix
und Perpignan erinnern mich immer an die Sonntagnachmittage zu Stettin, an denen mein
Vater auf dem Balkon saß, eine Pfeife rauchte und auf die Sonntagsausflügler sah, die furchtbar
eilig auf den Paradeberg wallen mußten. Er sprach das Wort, das ich von ihm geerbt habe,
mehr vielleicht, als gut ist. »Wie sie rennen! Wie sie rennen!« Die Leute in der französischen
Provinz rennen nicht. Sie leben616.

Au-delà de la comparaison entre les modes de vie allemand et français, cette évocation
du père, figure s’il en est de l’intime et donc de la réalité, sert de gage d’authenticité.
Autre élément qui participe de cette dichotomie entre récit prétendument
autoréférentiel et fiction romanesque, l’exposé des vicissitudes de la route. Qu’un
voyageur soit confronté à des difficultés dues aux intempéries, à la maladie, à des
accidents ou encore à la langue et à la culture étrangère, rien d’étonnant à cela. Le lecteur
ne peut qu’accorder du crédit à ce type d’événements, voire ils sont attendus. Toutefois la
manière dont ils sont narrés peut participer à l’héroïsation du narrateur, qui n’est plus
seulement le personnage principal du récit, mais qui devient un aventurier exposé à
l’adversité.
Dans la lettre à Jakopp, le narrateur raconte une mésaventure qui lui est arrivée car
n’ayant pas voulu suivre les prescriptions de son guide de voyage, il s’est engagé seul sur
un chemin qui nécessitait un accompagnateur local. Il parodie dans sa lettre le récit
d’aventure en reprenant le thème de la survie dans un milieu hostile, ainsi que le schéma
narratif classique du départ, de la quête, des obstacles successifs qui mettent en jeu la vie
du héros, jusqu’au dénouement final heureux. Le récit est long et affecte le suspense, mais
la tonalité reste comique car le narrateur n’a ni les qualités physiques, ni les attributs
moraux de l’aventurier. Il s’est montré ridicule, le sait et joue là-dessus, créant des effets
burlesques. « Waren wir selbständige Männer oder nicht ? (…) ich brauche keinen
Führer617. » Cette question rhétorique archétype de la virilité machiste pose d’emblée le
cadre de l’anti-héros. Le comique résulte de la répétition qui souligne le manque
d’endurance du marcheur : « Nun mußte man klettern. Ich kletterte eine halbe Stunde.
Eine halbe Stunde ist lang, mitunter618. » Il en résulte des comparaisons hyperboliques qui
mobilisent un lexique guerrier et traduisent le désarroi du narrateur s’étant perdu : « Ich
stand da, mit der kleinen übriggebliebnen Karte, wie ein großer Heerführer: sehr wichtig,
aber etwas ratlos»619, « Ich hatte noch keinen entdeckt, der an der Sache schuld war, aber

616 TUCHOLSKY, « Französiche Provinz », Gesammelte…., op. cit., p. 126.


617 TUCHOLSKY, « Lieber Jakopp ! », Gesammelte…., op. cit., p. 43.
618 Ibid., p. 44.
619 Ibid.

145
ich würde schon einen Dolchstoßer finden620. » L’effet comique procède aussi de la
description de ses sentiments –colère, abattement, désespoir – qui dénotent un manque
de sang froid :

Ach, wer mich jetzt fotografiert hätte! Leise vor mich hin brabbelnd, tolpatschte ich dahin –
und eine Wut im Leibe! Nie wieder Gebirge! Verdammt, warum war ich nicht an die See
gefahren, an einen ganz und gar glatten Strand –! Die Felsen und die Bäume redete ich gar
nicht mehr an, die waren Partei. Aber ich fragte meinen Bergstock, ob ich das vielleicht nötig
gehabt hatte, in so eine gänzlich irrsinnige Schlucht hineinzuklettern, in eine ganz und gar
fremde Schlucht. Cacaoueta! Was ist das überhaupt für ein Name! So heißt man nicht. Laßt
mich nur hier herauskommen – ich will der Länge lang im Bett liegen, nie mehr aufstehen,
überhaupt nie wieder in meinem ganzen Leben einen Fuß in so ein vertracktes Gebirge setzen
…621

Si le narrateur se blesse en cours de route, le registre reste comique puisqu’il est


question d’une lourde chute sur le train arrière qui lui fait perdre « toute sa dignité
humaine » et lui occasionne une bosse, « souvenir des Pyrénées »622. Or la réalité est plus
grave car Tucholsky devra être opéré de la jambe et passera dix jours à l’hôpital.623 Mais
comme elle ne coïncide pas avec le traitement littéraire de l’événement, il l’adapte à ses
besoins.
Cette épisode burlesque laisse cependant place dans le récit à de vrais moments de
mélancolie et de doutes sur le sens de ce voyage, quand la solitude se fait sentir, comme
dans le chapitre « Allein » qui se déroule dans une chambre d’hôtel :

Was tue ich eigentlich hier –? (…)


Die Pyrenäen gehn mich überhaupt nichts an. Da treibe ich mich nun schon seit zwei Monaten
umher, laufe und fahre von einem Ort in den andern, wozu, was soll das. Für morgen steht im
Notizbuch eine besonders schwierige und mühselige Sache, und zwei ältere Bücher darüber
muß ich auch noch lesen, vielleicht hat sie die Bibliothèque Nationale ... das ist ja alles
lächerlich. Wie kalt die Fensterscheibe ist –624

Ce questionnement est cependant un autre épisode fréquent du genre625 qui témoigne


de la mise à l’épreuve que constitue le voyage pour le narrateur et, à travers cela, de la
place qu’occupe son expérience personnelle dans le récit. Tout au long du Pyrenäenbuch,
on retrouve une alternance entre discours sur l’altérité, dont il semble au départ que ce

620 Ibid., p. 45.


621 Ibid., p. 47.
622 Ibid., p. 46.
623 Il en est question, mais toujours sur un mode léger, dans l’article « Der Reisegott Zippi », que

Tucholsky publia dans la Vossische Zeitung à son retour de voyage et qui n’est pas inclus dans le
Pyrenäenbuch, bien qu’il traite d’événements s’étant déroulés au cours de ce périple. Voir le commentaire
de la mésaventure dans : Helga BEMMANN, Kurt…, op. cit., p. 84.
624 TUCHOLSKY, « Allein », Gesammelte.., op. cit., p. 110.
625 Gérard Cogez évoque des « épisodes de rupture » qui peuvent assaillir tout voyageur, en cas de

difficultés, par exemple de maladie, de fatigue ou de sentiment de malaise dans un lieu. In : Partir.., op. cit.,
p.27.
146
soit le but du voyage, et un discours réflexif sur soi, dont l’ampleur croit au fil des pages.626
Si bien que le narrateur en proie au doute fait douter à son tour le lecteur. D’autant que le
processus de création est dans ce passage clairement donné à voir. Le narrateur évoque
son carnet de notes dans lequel il consigne son programme du lendemain, qualifié de
pénible, remettant en cause les notions de plaisir et une certaine spontanéité,
indissociables du voyage. Par ailleurs, l’évocation des livres à lire donne à comprendre
qu’il s’agit, d’une part, d’un travail planifié et savant, et d’autre part, l’allusion à la
Bibliothèque nationale de France laisse entendre que le narrateur aurait pu se passer du
déplacement. Autrement dit, il aurait pu écrire son récit sans se rendre dans les Pyrénées !
Cette nouvelle réflexion métalittéraire est vite interrompue par le flot des pensées du
narrateur qui n’ont rien à voir avec ce voyage et qui rappellent les articles de Tucholsky
précédemment cités dans lesquels le voyageur soliloque dans sa chambre d’hôtel.
La subjectivité du récit est également mise à nue lorsque le narrateur dépeint ce qui a
constitué les moments forts du voyage. Dans le chapitre consacré à la nature, dont la
description est un passage obligé du genre au siècle précédent, Tucholsky se détache de
la tradition en expliquant qu’en tant que citadin, il ne ressent pas l’attrait nécessaire pour
la dépeindre :

Und daher kann ich auch nicht solche Beschreibungen von den Pyrenäen geben, in denen es
nur so braust von ungewöhnlichen Adjektiven – dem ich habe das nicht empfunden. Die
Höhepunkte lagen auf dieser Reise, wie bei allen Menschen, die unter denselben
Lebensbedingungen aufgewachsen sind wie ich, sehr oft in kleinen Nebenumständen, im
Wohlbefinden an einem sonnenbeglänzten Nachmittag, in dem Geschrei von Gänsen, das sich
anhörte, wie wenn sie sich selbst ironisch nachahmten; in dem Drum und Dran von ländlicher
Arbeit, die ich nicht mitzutun gezwungen war, deren Anblick mir also für die erste Zeit
Vergnügen bereitete; in der Freude, in den Bergen zu sein, wo keine Elektrischen fahren, keine
Zeitungsausrufer brüllen, keine Schutzleute stehen. Und manchmal . . . drei–, vier–, fünfmal –:
mehr627.

Dans le même temps, il discrédite quelque peu cette tradition par les mots dont il fait
usage. « Brausen » et « ungewöhnlich » traduisent la démesure, voire potentiellement
l’exagération de descriptions que le narrateur avoue avoir trouvé ennuyante, tout comme
la nature qu’il a pu trouver « vide » par moment. Tucholsky s’inscrit ainsi pleinement dans
la tradition des écrivains-voyageurs du XXe siècle qui portent leur attention non pas sur
les paysages eux-mêmes, mais sur la manière dont ils les perçoivent et sur leurs propres
impressions628. Tout ce que le narrateur décrit dans cette énumération sont des petites

626 Véronique Magri-Mourgues évoque un « parcours initiatique » pour parler de cette constante dans
les récits de voyage du XIXe siècle, qui d’un discours sur l’autre vont vers un discours sur soi et une
connaissance de soi. In : « L’écrivain-voyageur au XIXe siècle : du récit au parcours initiatique. », 6èmes
Rencontres Méditerranéennes du Tourisme (RMT), Festival TransMéditerranée (FTM), Jun 2005, Grasse,
France. pp.43-54. hal-00596462
627 TUCHOLSKY, « Über die Naturauffassung », Gesammelte…., op. cit., p. 101-102.
628 COGEZ, Les écrivains…, op. cit., p. 87. L’auteur cite les propos de Victor Segalen qui, lui aussi, égratigne

cette tradition : « Je manquerais à tous les devoirs du voyageur si je ne décrivais pas des paysages. Le genre
est facile. C’est un exercice et un sport. », in : Équipée, étape 1, dans Œuvres complètes, vol. II, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », p. 265.
147
choses du quotidien, des observations anodines, un sentiment de bien-être diffus, qui ne
disent rien du lieu où se déroule le voyage, mais révèlent en revanche le voyageur lui-
même. Son plaisir provient de l’éveil de ses sens : l’ouïe qui perçoit des sons inhabituels
ou au contraire est préservée du vacarme urbain, la vue qui lui fait ressentir sa liberté à
se reposer ou à ne pas être surveillé…

L’intertextualité au cœur du récit


Pour autant, le projet littéraire, à travers l’intertextualité, reste omniprésent. Les
références, tantôt avouées, tantôt non avouées629, sont aussi bien allemandes que
françaises. Elles occupent des fonctions variées, nous ne pourrons pas toutes les traiter.
Nous avons choisi d’en distinguer parmi les plus fréquentes. L’intertextualité sert
notamment à introduire trois grands types de comparaisons630.
On peut définir tout d’abord la comparaison qui ramène l’altérité de l’univers du
voyage à un élément familier. Le narrateur se sert à plusieurs reprises de ce procédé pour
faciliter la visualisation physique de personnes rencontrées. Ainsi dans les arènes de
Bayonne : « Ein Torero, Emilio Mendez, steht wie eine Bildsäule, bevor er zusticht, in einer
vornübergebeugten Haltung leicht, wie auf dem Theater… Es ist ein dunkler, schwarzer
Mann, in diesem Augenblicke sieht er genau aus wie Walter Hasenclever631. » Ce
rapprochement permet au narrateur de faire l’économie d’une description détaillée et il
offre aussi au lecteur la possibilité de limiter son effort d’imagination dans un contexte
culturel où tout ce qui est dépeint lui est déjà totalement étranger. L’intention est similaire
à Lourdes lorsque le narrateur évoque le directeur du musée, Monsieur Le Bondidier.
Cependant il ne se contente pas de substituer simplement la description de sa
physionomie par celle d’une personnalité allemande. Il donne tout d’abord un aperçu des
qualités intellectuelles et humaines de l’homme en le décrivant comme quelqu’un de
compétent en matière d’art et d’histoire locale, qui a assemblé avec amour une collection
très intéressante. Après ces débuts élogieux, le narrateur raconte leur rencontre,
comment il s’est établi une certaine familiarité avec l’homme. C’est à ce moment-là qu’il
fait usage de la comparaison physique : « Er erinnert mich im Aussehen – o ihr
Rassenphysiologen!- an Wilhelm Raabe. »632 Ici, la comparaison ne sert pas seulement à
faciliter la visualisation, elle permet aussi, comme tout ce qui précède, de rendre cet

629 Un seul exemple : dans « Pau », il est question de l’énervement du Comte Pückler-Muskau face au
mauvais goût de la mise en scène du château d’Henri IV, qualifiée de « Trödelbudengeschmack ». Mais ce
que le narrateur taît est que l’anecdote sur la statue de Louis XIV est issue du récit de voyage du Comte.
Voir la version en ligne de l’ouvrage, p. 253-254 :
https://books.google.fr/books?id=cjkPAQAAMAAJ&pg=PA247&lpg=PA247&dq=Puckler-
Muskau++Pau&source=bl&ots=tm_HH0Aup2&sig=ACfU3U3X8PFEOXtJIDr4NxZ6axIaDOnXzg&hl=fr&sa=X
&ved=2ahUKEwjbq9X51vbpAhUKkhQKHQPsDnwQ6AEwA3oECAoQAQ#v=onepage&q=statue&f=false
Qui plus est, ce Comte Pückler-Muskau n’est autre que le récipiendaire de la dédicace dans Lutèce, ce qui est
une autre forme d’intertextualité cachée avec Heine :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9763391z/f27.item.r=P%C3%BCckler.texteImage
630 Nous nous appuyons sur la typologie définie par Christine Montalbetti, sans toutefois en retenir la

terminologie. Voir : Le voyage…, op. cit., p. 176-196.


631 TUCHOLSKY, « Stierkampf in Bayonne », Gesammelte…, op. cit., p. 16.
632 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 74.

148
homme, un français, aimable par l’évocation d’un grand nom de la littérature allemande.
L’interjection « Ô » entre tirets va dans ce sens car, employée fréquemment dans un
contexte dramatique, elle souligne la dimension funeste de la théorie des races humaines.
Le fait que les races allemandes et françaises soient parfaitement distinctes, sur le plan
physique et psychique, est ici réfuté par l’exemple de Monsieur Le Bondidier. Dans ce cas
présent, la stratégie littéraire de la comparaison sert avant tout un propos politique. Enfin,
le choix de ces deux écrivains n’est pas anodin, il parle aussi pour Tucholsky qui était ami
avec Hasenclever633 et admirait Raabe.
Ce premier type de comparaison n’a pas seulement pour fonction de remplacer la
description physique, il peut aussi être employé pour exprimer le ressenti du narrateur.
Pendant la visite d’un fort Vauban en compagnie de la fille du gardien, celle-ci escalade un
mur, afin d’ouvrir une porte sous les yeux ébahis du voyageur :

Ich stand dick und dumm daneben. (Edschmid wäre mit der Riesenwelle nach oben geflogen,
Ewers hätte der Dame ein Kind verursacht, und Bonsels hätte in ihrer Seele geblättert.) Ich
stand also daneben. Sie kam hinauf, schwang sich durch das Fenster, ich hörte einen dumpfen
Sprung, dann öffnete sie die Pforte. Welch ein Mädchen –!634

La triple comparaison suggère la très forte impression que lui fait la jeune fille. Le
narrateur se sent dépassé par la situation et il puise dans l’univers qui lui est familier pour
dire à la fois son sentiment d’étrangeté et l’admiration éprouvée. La référence à
l’expressionniste Kasimir Edschmid dit la portée extraordinaire de l’action. L’allusion à
Hanns Heinz Ewer s’explique par les reproches d’immoralité faites à l’époque à cet
écrivain et laisse à entendre que la jeune fille fait tourner la tête du narrateur. Quant à
l’évocation de l’auteur de jeunesse, père de Maya l’abeille, Waldemar Bonsels, elle
souligne les qualités morales de la jeune personne. Ainsi le narrateur fait quasiment d’elle
un personnage de fiction. Néanmoins, la comparaison intervient au sein de parenthèses
qui manifestent l’introduction d’une digression et marquent implicitement la séparation
entre le réalisme du récit en cours et la fiction littéraire. Par ailleurs, l’emploi du subjonctif
2, mode de l’irréel, établit également cette séparation. Cependant, cette comparaison
entre le narrateur et trois auteurs de fiction – bien réels – n’est pas anodine. Tucholsky se
joue de la porosité des frontières et de son lecteur, en brouillant sans cesse les pistes entre
revendication d’authenticité, rejet de la littérature de voyage et emprunt de ses codes.
Remarquons que cette première catégorie de comparaisons avec un univers familier du
narrateur ne fonctionne que si le lecteur connaît lui aussi les références allemandes635. On
peut par ailleurs considérer qu’il s’agit également d’un outil de médiation pour créer des
ponts entre univers français et allemand.

633 Ils se sont rencontrés à Paris en 1924 où tous deux étaient correspondants pour plusieurs journaux

allemands et ils ont entretenu à partir de ce moment une correspondance suivie.


634 TUCHOLSKY, « Das Fort », Gesammelte…, op. cit., p. 121.
635 La remarque vaut également pour l’intertextualité, qui nécessite une « compétence culturelle du

lecteur », in : Anne-Claire GIGNOUX, « De de l’intertextualité à la récriture », Cahiers de Narratologie [En


ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 25 septembre 2016, consulté le 07 février 2020. URL :
http://journals.openedition.org/narratologie/329 ; DOI : 10.4000/narratologie.329
149
Les multiples références françaises636, dont on peut supposer qu’un bon nombre ne
sont pas connues du lecteur allemand, jouent un autre rôle. Nous avons choisi d’illustrer
cette deuxième catégorie par l’évocation d’Hippolyte Taine637, dont les occurrences sont
nombreuses, variées dans le jeu intertextuel, et font de lui l’auteur le plus cité du
Pyrenäenbuch. La comparaison se fait désormais entre le monde tel qu’il est perçu par le
narrateur et un corpus de textes qui proposent une description de ce monde.
À plusieurs reprises, le narrateur cite Taine, afin de montrer l’évolution de certains
lieux. Il en va ainsi de Biarritz où il évoque en passant des propos de l’auteur français, sans
citer, ni de titre d’ouvrage, ni d’extraits, ni même d’ailleurs le prénom de l’auteur, comme
s’il était connu de tous : « Der nach Fischen riechende Winkel, als den Taine den Ort noch
in den fünfziger Jahren angetroffen hat, ist durch den spanischen Adel und vorzüglich
durch die Queen, der die englische Aristokratie todesmutig nachfolgte, erst zu dem
geworden, was es heute ist. »638 Tucholsky tronque en réalité le discours de Taine qui ne
parle pas d’odeur de poissons mais d’un « triste village, sali d'hôtels blancs réguliers, de
cafés et d'enseignes, échelonné par étages sur la côte aride »639, et qui s’attarde ensuite à
décrire un environnement naturel hostile. Tucholsky ne retient que ce qui l’intéresse.
Autrefois ville sinistre, Biarritz est devenu un haut lieu de la bourgeoisie et de la noblesse,
un repaire de riches comme le sous-entend le titre « Ausflug zu den reichen Leuten ».
L’auteur expédie la description de la côte et de la ville sans mentionner que sa vision des
choses640 diverge totalement de celle de Taine. Ce qui lui importe est la sociologie de la
ville sur laquelle il s’attarde longuement.
En ce qui concerne Lourdes, l’intertextualité est plus prononcée car un extrait de Taine
est cité pour décrire la ville et souligner surtout son insignifiance au siècle précédent :

Vor siebenundsechzig Jahren fing es an. Lourdes war damals »ein Haufe trüber Dächer, von
traurigem Bleigrau; so stehen sie da, unterhalb der Straße eng zusammengedrückt«. Taine hat
seine Reise im März 1858 abgeschlossen, er kam grade einen Posttag zu früh. Sonst hätte er
folgendes beobachten können: (…)641

636 Certains auteurs sont connus d’un public lettré, voire du grand public : Valéry Larbaud, Pierre Loti,
Jean-Jacques Rousseau, George Sand, et Emile Zola, dont le narrateur dit à propos de son roman Lourdes :
« dessen Roman in Deutschland berühmter ist als bekannt », in : TUCHOLSKY, « Lourdes. IV Der
Sardellenkopf », Gesammelte…, op. cit., p. 82. D’autres sont en revanche beaucoup plus confidentiels, comme
Henri Beraldi, Henry Russell, Isabelle Sandy qui sont des personnalitées liées aux Pyrénées notamment.
637 Taine n’apparaît pas dans le reste de l’œuvre de Tucholsky, ni dans les ouvrages de sa bibliothèque

aux archives de Marbach. Le choix de cet auteur par Tucholsky résulte donc sans doute d’une question de
pragmatisme et de goût. Il a lu ce récit de voyage dans les Pyrénées, il a dû lui plaire par son ironie, son ton
léger, le mélange des genres (anecdotes, digressions historiques…), l’intertextualité... Des éléments que l’on
retrouve également chez Tucholsky.
638 TUCHOLSKY, « Ausflug zu den reichen Leuten », Gesammelte…, op. cit., p. 18.
639 Hippolyte TAINE, « Voyage aux Pyrénées », troisème édition, Hachette, Paris, 1860, p. 38. En ligne

sur le site de la BNF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k103134v.image


640 « Es liegt entzückend: die silbrig-blaue Küste mit Felsen, die kunstvoll durchbrochen sind, so daß man

darin spazierengehen kann, Blumenanlagen (…), nur das allgemeine Straßenbild ist nicht elegant », p. 18.
641 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 64.

150
La référence à Taine permet ici de noter l’évolution majeure du lieu, de Lourdes, cette
fois-ci non pas socialement, mais en tant que haut lieu de pèlerinage catholique. Elle sert
d’introduction à l’histoire de Bernadette Soubirous.
En revanche, lorsque le narrateur ne constate pas d’évolutions majeures entre ce qu’il
voit et ce qu’il a lu, il emploie différemment le texte de Taine en proposant de longues
citations. À Eaux-Bonnes, l’extrait s’insère dans une présentation de l’histoire des stations
thermales pyrénéennes :

«Zu Zeiten Franz des Ersten», sagt Taine, «waren die Quellen von Eaux-Bonnes gut für
Verwundungen, sie hießen Arkebusier-Quellen, und man schickte die Soldaten dahin, die bei
Pavia verwundet worden waren. Heute heilen sie mehr Kehlkopf- und Lungenkranke. In
hundert Jahren werden sie vielleicht wieder etwas anders heilen, denn in jedem Jahrhundert
macht die Heilwissenschaft neue Fortschritte. »642

Ici Taine fait figure de caution. Le narrateur ni ne confirme, ni n’infirme ce propos, tout
simplement car il ne constate pas de changement dans la fonction de la ville et dans sa
pratique médicinale. Le fait de couper la citation en deux dès le début et d’inscrire le nom
de Taine dans une courte apposition, le met en valeur et renforce sa fonction d’autorité.
En revanche, Tucholsky ne reproduit que la présentation historique de la ville faite par
son prédecesseur, il ne reprend pas l’ironie qui suit cet extrait, car lui a pris le parti de
décrire l’aspect ennuyeux, vide et démodé d’un tel lieu.
Nous rencontrons un autre cas de figure où Taine sert de caution, mais où l’hypotexte
est biaisé :

« Die Leute haben dabei gewonnen, ich weiß. Sie haben keinen Krach mehr mit den Nachbarn
und leben friedlich; aus Paris schickt man ihnen die neuen Erfindungen und die Zeitung: Ruhe,
Umsatz und Wohlbefinden sind zweifellos großer geworden. Aber wir haben doch dabei
zugesetzt: an Stelle von dreißig kleinen Hauptstädten, die alle brodelten und eigene Gedanken
hatten, stehen da nun dreißig Provinzstädte, ohne Leben: Filialen. Die Frauen wollen einen
neuen Hut haben, die Männer rauchen ihre Zigarette im Café – das ist ihr Leben; aus
dümmlichen Zeitungen klauben sie sich alte, abgenutzte Ideen heraus. Früher hatten sie
politische Köpfe, Höfe und das Lautenspiel der Liebe. » Soweit Taine643.

Tucholsky intègre ce passage de Taine à la fin de son chapitre sur Pau. Après avoir
décrit la personnalité d’Henri IV et son château, le narrateur s’intéresse – enfin pourrait-
on dire – à la ville qu’il a sous les yeux pour se demander si elle a encore à voir avec celle
du roi protestant : « Ist das noch sein Pau ?» Le texte de Taine semble répondre par la
négative à cette question, car il dépeint des habitants aux préoccupations matérialistes,
des vies et une ville qui riment avec ennui. Or en réalité cet hypotexte décrit la ville

642 TUCHOLSKY, « Eaux-Bonnes », Gesammelte…, op. cit., p. 52. Ce passage chez Taine se trouve dans le

chapitre sur Cauterets, op. cit., p. 306. Le narrateur développe ensuite l’idée selon laquelle cette médecine
thermale est une mode comme celle des chapeaux. Il affirme qu’elle n’est pas désagréable et qu’elle permet
de faire un beau voyage. Il conclut par une ironie finale à la Voltaire : « On prend patience et plaisir à jusqu’à
ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
643 TUCHOLSKY, « Pau », Gesammelte…, op. cit., p. 51.

151
d’Orthez644 et son évolution depuis le temps où elle était une capitale au XIVe siècle.
Tucholsky n’indique absolument pas la modification qu’il fait subir au texte. Celui-ci lui
permet de développer une critique du Pau contemporain, tourné vers le tourisme d’hiver
et dénaturé par les installations qui vont avec, ainsi que les divertissements monotones.
Le lecteur a par conséquent l’impression que Taine et Tucholsky critiquent de façon assez
similaire les mentalités à leur époque respective. Le cautionnement est factice, mais seul
un lecteur comparant les deux textes peut s’en apercevoir645. Là aussi l’intertextualité est
au service d’une critique sociétale.
Enfin la citation la plus longue du texte de Taine concerne le Pic du Midi. Elle semble
faire office de point de comparaison entre l’expérience ratée de l’écrivain français et celle
du narrateur. Ce dernier est à l’hôtel et se rémémore l’ascencion malheureuse de Taine.
Son expérience à lui sera différente, mais là n’est pas l’intérêt et, de fait, il s’attardera très
peu sur ce qui s’offre à sa vue. Il décrira davantage les travaux pour aménager le site, les
désagréments de l’hébergement… En vérité, l’hypotexte cité sert surtout à révéler
l’artifice du récit de voyage de l’auteur français :

Wird die Aussicht oben gut sein –? Taine hatte es seinerzeit nicht gut getroffen, und er legt
einem fingierten Reisekameraden folgende Notiz ins Tagebuch:
« Abmarsch vier Uhr morgens im dichten Nebel. Beginn der steilen Böschung; langsamer
Aufstieg im Gänsemarsch. Erste Stunde: Rückenansicht meines Führers sowie eines
Pferdehinterteils. Der Führer hat eine Jacke aus flaschengrünem Samt, rechts und links ist der
Stoff etwas ausgebessert, das Pferd ist schmutzigbraun und hat Striemen. Große Steine auf
dem Weg, ich muß an die deutsche Philosophie denken. Zweite Stunde: Es klärt sich auf, jetzt
kann ich das linke Auge des Führerpferdes sehn. Das Tier ist auf diesem Auge blind – es verliert
aber nichts. Dritte Stunde: Die Aussicht wird immer weiter. Ich sehe jetzt zwei Pferderücken
und zwei Jacken von Touristen, die fünfzehn Schritt unter uns sind. Graue Jacken, rote Gürtel,
Mützen. Sie fluchen. Ich fluche auch, das tröstet etwas. Vierte Stunde: Große Begeisterung. Der
Führer verspricht uns, wenn wir oben angekommen sind, ein Wolkenmeer. Wir sind oben, wir
sehen das Wolkenmeer. Leider sind wir grade mittendrin. Die Sache sieht aus wie ein
Dampfbad – vom Dampfbad aus gesehn. Bilanz: Schnupfen, Reißen in den Füßen, Hexenschuß,
Frost, wie wenn man acht Stunden in einem ungeheizten Wartezimmer gesessen hätte.« –
»Kommt das oft vor?« fragt Taine seine Figur. »Von drei Malen zwei«, sagt die. »Die Führer
geben das große Ehrenwort: es kommt überhaupt nicht vor.
Und während ich noch in der Hotellerie frühstücke, die sauber ist und schön kalt, bezieht sich
der Gipfel mit weißen Wolken 646.

La littérarité du texte de Taine est rappelée tout d’abord par l’évocation du camarade
de route et de son récit fictifs. Tucholsky avertit donc son propre lecteur que Taine s’est

644 « Orthez, au XIVe siècle, était une capitale ; de cette grandeur il reste quelques débris, des murs ruinés
et la haute tour d'un château où pendent des lierres. Les comtes de Foix avaient là un petit État presque
indépendant, fièrement planté entre les royaumes de France, d'Angleterre et d'Espagne. » Puis suit le
passage cité par Tucholsky : « Les gens y ont gagné, je le sais … », in : TAINE, op. cit., p. 66.
645 À noter, par ailleurs, qu’une référence non explicite à Taine n’a pas été perçue et donc mentionnée

dans l’édition complète des œuvres de Tucholsky. Il s’agit de celle sur la « race maudite » des cagots
(Chapitre Pau), simplement traduite en annexe. In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe…, op. cit., tome 9, 1998, p.
809.
646 TUCHOLSKY, « Pic du Midi », Gesammelte…, op. cit., p. 94.

152
joué des lecteurs de son époque en faisant mine de retranscrire un carnet de bord. Ce type
d’écriture est censé être un gage d’authenticité ultime car les notes sont prises sur le vif.
La citation est ensuite entrecoupée sur la fin par une remarque de Tucholsky dans laquelle
il fait de Taine un écrivain qui interroge son propre personnage. Ainsi ce qui dans
l’hypotexte était un simple dialogue entre le narrateur et son ami devient chez Tucholsky
une sorte de métalepse qui met en évidence la transgression entre fiction et réalité chez
Taine. Cette pratique est tout de même assez ironique. Tucholsky cite sans cesse cet
auteur tout au long du Pyrenäenbuch et il révèle dans le même temps qu’il ne faut pas se
fier à son récit. Ceci rappelle l’avertissement ambiguë au lecteur contenu dans les
épigraphes.
Toutes les illustrations de cette deuxième catégorie de comparaisons montrent qu’il
s’agit pour l’écrivain-voyageur de se défaire ou de s’écarter, assez paradoxalement, du
modèle que constituent les hypotextes. Il se fait critique littéraire en se prononçant sur la
conformité ou la non-conformité des textes cités avec la réalité qu’il observe. En cas de
non-conformité, il réécrit sa propre version du réel. Il peut ainsi renverser la hiérarchie
intertextuelle dans laquelle l’hypotexte joue couramment le rôle de caution. Enfin, il peut
également tronquer l’hypotexte pour lui donner le sens qu’il veut. Ainsi, il se présente
comme ayant produit un texte inédit dans le sens où il n’est pas influencé par les récits
des voyageurs antérieurs.
Ajoutons pour en terminer avec Taine que Tucholsky lui fait deux emprunts non avoués
qui relèvent de l’anecdote et non de la comparaison. L’une intervient au cours d’une
randonnée à dos d’âne pendant laquelle le narrateur se demande s’il va se faire détrousser
par des bandits de grand chemin :

Würden sie mich sehr ausrauben –? Im allgemeinen war es ja gut gegangen, aber die Reiseschilderer
hatten mir in Paris nicht schlecht Angst gemacht. Die Fremden seien für die Pyrenäenleute das, was für die
Nordlandfischer das angeschwemmte Strandgut: legale Beute. Und einer hatte, um die mörderische
Raubsucht der Leute genau zu charakterisieren, hinzugefügt, dass im vorigen Jahrhundert ein Präfekt einen
Bauern wegen der Steuern gemahnt und dass der geantwortet habe: « Exzellenz, ich tue, was ich kann! Seit
vierzehn Tagen stehe ich täglich mit meiner Flinte auf der Chaussee und warte, dass jemand vorbeikommt.
Meinen Sie, es kommt einer? Kein Aas. Aber das verspreche ich Ihnen, Exzellenz: wenn einer kommt, dann
bezahle ich meine Steuern »647.

L’origine de cette crainte est assez floue. « Reiseschilderer » peut se rapporter à des
auteurs qui ont écrit des récits de voyage, ou encore à des voyageurs qui évoquent leur
expérience au cours d’une conversation. Le verbe « hinzufügen » laisse à penser qu’il
s’agit précisément d’un échange oral ayant eu lieu à Paris, ville de résidence de Tucholsky
avant le départ pour les Pyrénées. Cependant la crainte est feinte, on le comprend au
caractère hyperbolique de la description et à l’anecdote qui est comique plus
qu’effrayante. On la trouve à l’identique chez Taine, comme peut le reconnaître le lecteur

647 TUCHOLSKY, « Von Barèges bis Arreau », Gesammelte…, op. cit., p. 104.
153
qui aurait la curiosité de comparer les deux textes à force de l’entendre cité par Tucholsky
648.

L’autre occurrence cachée concerne un fait d’histoire locale, les « cagots », qui sont
l’objet d’une digression dans le chapitre sur Pau et Henri IV. Alors que Taine évoque
simplement en quelques mots cette « race maudite », qui avait sa porte basse pour entrer
séparément dans l’église de Saint-Jean de Luz649, Tucholsky fait un long développement
sur le sujet. Il reprend les informations ainsi que la formule entre guillemets de Taine –
seul indice que l’expression n’est pas de lui – et explique la ségrégation dont étaient
victimes ces habitants, véritables parias650. Ces deux anecdotes servent à agrémenter
plaisamment le récit avec un fait curieux qui confère lui aussi aux Pyrénées une aura
mystérieuse. Néanmoins, tandis que la première anecdote s’inscrit dans l’évocation
romantique des bandits pyrénéens, la deuxième met en lumière un fait plus politique. Si
l’exclusion d’une minorité ne choque pas à l’époque de Taine, elle interpelle en revanche
Tucholsky. Il expose donc en détail les effets de l’intolérance et laisse l’opportunité à son
lecteur de méditer sur la question.
La troisième catégorie de comparaison est pour le moins paradoxale car elle a recours
à la fiction pour dire le monde. À plusieurs reprises, le narrateur évoque des romans pour
les confronter à son vécu. À Andorre, la ville le renvoie à la « Perle » du roman fantastique
d’Alfred Kubin, Die andere Seite. La référence intertextuelle sert ici à exprimer l’étrangeté
du lieu, mais fiction et réel restent bien distincts : « Die Traumstadt »Perle« von Kubin
gibt es nicht, aber hier liegt sie651. » Le narrateur peut aussi convoquer d’autres œuvres
pour les critiquer : Ramuntcho de Pierre Loti romantiserait le pays basque et les paysans.
La lecture en serait agréable, mais le livre reprendrait les ficelles habituelles de l’auteur
pour les insérer dans un autre décor : « solche Romane sind mehr für den Hersteller als
für das geschilderte Land charakteristisch652. » Le narrateur reproche donc ici à la
littérature de ne pas être réaliste, alors qu’un roman n’a pas nécessairement à être fidèle
à la réalité. Les commentaires sont similaires pour des ouvrages de Francis Jammes653 –
sont cités Monsieur le Curé d’Ozéron, Der Hasenroman, Dichter Ländlich –. Ils seraient
certes plaisants à lire, mais trop idylliques dans leur évocation de la vie de province. Ces
comparaisons, à première vue surprenantes, mettent en lumière le fait que la littérature
sert à la construction de représentations du monde car elle dit malgré tout des choses du

648 « Du temps de Napoléon, un préfet gourmandait un paysan aisé qui ne payait pas ses contributions ;
l'autre répondit avec une franchise d'honnête homme : Ma foi, Excellence, ce n’est pas ma faute. Voilà quinze
jours que je vais tous les soirs avec ma carabine me poster sur la route pour voir s’il ne passera personne.
Personne ne passe ; mais je vous promets d’y retourner, jusqu’à ce que j’aie ramassé les ducats que je vous
dois », in : TAINE, op. cit., p. 220.
649 TAINE, ibid., p. 262.
650 TUCHOLSKY, « Pau », Gesammelte…, op. cit., p. 50.
651 TUCHOLSKY, « Die Republik Andorra », Gesammelte…, op. cit., p. 113.
652 TUCHOLSKY, « Saint-Jean-Pied-de-Port : Die Basken », Gesammelte…, op. cit., p. 39. Au sujet de Pierre

Loti, Gérard Cogez va dans le sens de la remarque de Tucholsky lorsqu’il souligne que ses récits de voyage
sont parfois difficiles à distinguer de ses romans, in : COGEZ, Les écrivains…, op. cit., p. 18.
653 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », Gesammelte…, op. cit., p. 126.

154
monde réel. Le narrateur du Pyrenäenbuch corrige ainsi les images qu’il avait en tête du
fait de ses lectures, par l’expérience de la réalité que lui offre le voyage.
Cette dernière catégorie souligne l’importance des lectures du narrateur dans ce récit
de voyage. De fait, celui-ci se met continuellement en scène comme lecteur. À Lourdes, il
convoque pêle-mêle un nombre impressionnant d’ouvrages littéraires, scientifiques et
religieux. Il cite plusieurs fois J.K. Huymans, afffirmant notamment « Chez Huysmans j’ai
appris…. » 654. Il donne ainsi à voir que ses propres constatations lors du voyage ne sont
pas ses seules sources de connaissance. De même, il évoque l’importance de tel point dans
la « littérature sur Bernadette»655, ce qui implique qu’il en a lu une grande partie pour
pouvoir en tirer des conclusions. Il commente également le roman Lourdes de Zola, qui a
fait scandale en son temps et qu’il juge pourtant faible : « hier scheint mir dieser tapfere
und wirkungsvollste Vorkämpfer (…), einen Schuß nicht abgefeuert zu haben »656. Le
nombre et la variété des ouvrages cités montre à quel point il s’est documenté avant et
pendant sa visite. Ses lectures font office d’autorité.
Le narrateur commente également un autre type de lectures, celui des guides
touristiques. A Andorre, par exemple, il se trouve en accord avec ce qu’il a lu et cite donc
un extrait : « ‘Jede Provinz, jeder Winkel auf der Erde gibt dem Vorüberkommenden, der
keine Zeit hat, lange zu verweilen, etwas mit, was ich ein Stückchen Herz nennen möchte.
(…)’ So stand in einem Reiseführer durch Andorra, und das ist richtig. »657 On remarque
que les références de l’ouvrage ne sont pas mentionnées précisement, ce qui s’explique
sans doute par le peu de cas qu’il fait malgré tout de ce genre de lectures. En revanche,
lorsqu’un guide s’avère particulièrement mauvais, il n’hésite pas à en donner le nom et à
expliciter ses griefs :

Mit dem ›Guide Bleu‹ von Hachette versuche ichs erst gar nicht. Das ist eines von jenen
Reisebüchern, deren Verfasser man immer gern bei sich hätte, um sie mit der Nase an alle
Mauern zu stoßen, die man einrennen würde, wenn man ihre törichten Ratschläge befolgte.
Das Kartenmaterial ist mäßig, die Stadtpläne sind voller Fehler, die Angaben über die Hotels
unzuverlässig, die Wegbeschreibungen von entwaffnender Kindlichkeit, das
Nachschlageverzeichnis wimmelt von Druckfehlern. Das hübsch ausgestattete Bändchen
kostet, in schmiegsames blaues Leinen gebunden, fünfundzwanzig Francs 658.

Pourquoi dans ce cas évoquer les guides de voyage pourrait-on se demander ? En


faisant cela, le narrateur avoue qu’il est lui aussi un touriste et non pas seulement un
écrivain-voyageur faisant fi d’informations bassement matérielles. Comme nous l’avons
vu dans les articles de Tucholsky sur la thématique du voyage, les besoins et sensations
corporels sont selon lui une composante importante de l’expérience. Qui plus est, le

654 TUCHOLSKY, « Lourdes. III. Siebenundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 74. Le narrateur cite

auparavant nommément deux ouvrages de Huymans, le roman A rebours qui traite notamment de la
question de la foi et Les foules de Lourdes, qualifié par le narrateur « d’un des documents les plus intéresants
sur cette ville », p. 70.
655 Ibid., p. 67.
656 Ibid., p. 82.
657 TUCHOLSKY, « Die Republik Andorra », op. cit., p. 114.
658 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », op. cit., p. 124.

155
narrateur montre ainsi l’étendu de ses sources d’informations. Il fait acte d’honnêteté, ce
qui peut rentrer dans sa stratégie d’authenticité.
Une autre manière pour le « je » de se mettre en scène comme lecteur est l’évocation
des bibliothèques et lieux de lecture fréquentés au cours du voyage. « Ich saβ noch ein
Stündchen bei den Rathausbüchern in der kleinen Munizipalbibliothek. »659, nous dit-il à
Luchon après avoir raconté l’histoire de celle qu’il nomme la sœur de Kaspar Hauser. On
peut supposer qu’il tire ce fait-divers local de l’endroit même où il se trouve, même s’il ne
le précise pas. À Eaux-Bonnes, il évoque en passant la salle de lecture660 où il se trouve car
c’est un élément obligé des hôtels chics dans les stations thermales autrefois à la mode.
Le narrateur peut aussi simplement se dire en train de lire : « Da sitze ich nun und lese
meinen französischen Roman, in dem unweigerlich vorkommt : ‘Il huma l’air frais’ »661, ce
qui lui permet de parodier les faiblesses stylistiques du roman français – lequel ?
l’appelation est pour le moins vague –. Quoi qu’il en soit, la lecture sur place est un
leitmotiv de la littérature viatique, que l’on trouve également chez Flaubert, Dumas,
Lamartine et de nombreux auteurs662. Le thème de la lecture, qu’elle soit objet de plaisir,
de savoir, de confrontation avec l’expérience de l’altérité, répond à différents enjeux, mais
contribue dans tous les cas à renforcer le lien entre littérature et récit de voyage.
Bien que ce voyage dans les Pyrénées repose donc en grande partie sur un savoir
livresque, comme nous le donne à entendre le narrateur, il en vient cependant à remettre
en cause cette forme de savoir. Dans l’un des derniers chapitres, alors qu’il se repose sur
l’herbe, il repense à son voyage, à diverses choses vues, puis au développement du train
dans les Pyrénées. Il finit par s’endormir et le flot de pensées décousues reprend à son
réveil. Ce monologue intérieur aboutit à une réflexion sur l’intérêt des livres pour un
voyageur : « Ich weiß so viel aus Büchern über die Pyrenäen. Aber was habe ich gesehen?
663 » La formulation de cette opposition entre savoir livresque et savoir expérimental par

l’observation donne l’impression que les livres constituent un obstacle au regard ou du


moins un filtre qui oriente la perception d’un lieu.
Puis d’une réflexion métalittéraire, le voyageur passe à une réflexion qui touche à ce
que l’on nomme aujourd’hui la médiation. « Was kann überhaupt ein Fremder
sehen? »664Il remet ainsi en cause la possibilité même de saisir pleinement la réalité du
fait de son alterité. Il développe ensuite cette idée qui ne s’appliquerait pas seulement à
son voyage dans les Pyrénées, mais également à ses activités journalistiques à Paris et
plus largement à toute personne qui tenterait de décrire un lieu étranger :

659 TUCHOLSKY, « Drei Tage », op. cit., p. 109.


660 « Jetzt komme ich in das Lesezimmer hinunter, und da hätten wir eine Gruppe, einen Holzschnitt aus
der Offenbach-Zeit, nur die kostüme sind schwach erneuert… », in : TUCHOLSKY, « Eaux Bonnes », op. cit.,
p. 52.
661 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », Gesammelte…, op. cit., p. 123.
662 MONTALBETTI, Le voyage…, op. cit., p. 213. L’auteur fait de la lecture sur place l’une des stratégies de

l’écrivain pour saisir l’hétérogénéité du réel.


663 TUCHOLSKY, « Auf der Wiese », Gesammelte…, op. cit., p. 119.
664 Ibid.

156
Ich denke immer: Wenn ein Berliner die Schilderung eines Amerikaners über seine Stadt liest,
dann ist er amüsiert, gekränkt, geschmeichelt – aber auch ein bißchen unbefriedigt. Der Midi-
Mann, der dieses Buch vielleicht in die Finger bekommt, der Pariser, dem ich zeige, was ich
aus seiner Stadt nach Hause berichte, sie sagen bestenfalls: »Es sind keine groben Fehler in
Ihrer Arbeit. So ungefähr sieht es aus.« Aber – aber es ist nicht das. (»Ce n'est pas ça« ist ein
sehr guter französischer Ausdruck.) Es fehlt für den einheimischen Leser irgend etwas, er
kennt das doch anders; es ist eben der Fremde, der das geschrieben hat, einer, der ›Sie‹ zu
Paris sagt665.

Le narrateur s’interroge sur l’expérience et la découverte de l’autre offertes par le


voyage : voir un lieu ne permet pas de connaître le quotidien des gens qui y vivent. Si
cependant le voyageur parvient à connaître ce quotidien, il ne le comprendra pas pour
autant. L’altérité n’est pas complètement réduisible au familier, elle échappe toujours en
partie. Le narrateur en tire la conclusion que les récits de voyage souffrent de ces mêmes
limites. Quand bien même l’écrivain arriverait à bien retranscrire la chose, ses lecteurs ne
la comprendraient pas pour autant, car elle leur demeurerait étrangère.
À cela s’ajoute la crainte du narrateur de ne pas être légitime à dire cette altérité : « Ich
habe immer Furcht, dass mich ein Baske, ein Katalane, ein französischer Unterpräfekt
eines Tages auf der Straße anhalten wird, sich meine Notizen geben läßt, sie liest und dann
spricht: ‘Mensch! Was weißt denn du –?’ 666»
La conclusion de cette réflexion personnelle fournit des indices supplémentaires aux
lecteurs pour la compréhension de l’ouvrage de Tucholsky et de son titre :

Ist einer eine langweilige Type, dann nimmt er alle Tatsachen korrekt auf und darf schreiben:
›Reise durch die Pyrenäen‹. Jeder kann den Wittenbergplatz fotografieren, damit hat er alles
gesagt und nichts.
Ist einer ein Kerl, dann steht er sich selbst im Wege, bei allen Schilderungen, und wenn er fertig
ist, darf er nicht sagen: ›Reise durch die Pyrenäen‹. Er müßte sagen: ›Reise durch mich
selbst‹667.

Ein Pyrenäenbuch constitue un mélange des deux options proposées dans cette citation
et le titre traduit à la fois une recherche d’objectivité et une part inévitable de subjectivité.
Si le ton léger et le registre de langue familier de cette fin de chapitre traduisent la
volonté de l’auteur d’offrir une lecture divertissante – ce qui le rattache encore à la
littérature de voyage –, néanmoins, la littérarité du texte ne masque pas l’ambition de
l’auteur de se rapprocher d’une forme de journalisme, afin de faire découvrir la culture
française. Le médiateur franco-allemand prend alors le pas sur l’écrivain-voyageur.

665 Ibid.
666 Ibid., p. 120.
667 Ibid.

157
2.2.2. Une volonté de reportage
Sous la République de Weimar, la littérature de voyage connaît une sorte d’âge d’or.
Les récits font partie des genres littéraires les plus populaires, les auteurs sont alors
extrêmement mobiles et le thème du voyage est également très présent dans les journaux,
à la radio et au cinéma. Ce désir d’ailleurs s’explique entre autres par le contexte
mondial global : le développement des infrastructures touristiques au début du siècle,
l’interdépendance croissante des économies et politiques qui entraîne un besoin
d’information plus grand et l’envoi par les grands quotidiens de correspondants à
l’étranger. À cela s’ajoute le développement du marché du livre et des médias. Par ailleurs,
cette curiosité pour l’étranger s’explique aussi par le contexte propre à l’Allemagne. Les
difficultés identitaires de la jeune république créent dans le même temps un besoin
d’orientation et de sens. De nombreux reportages et récits de voyage voient alors le jour
sur des destinations qui paraissent à l’époque exotiques telles l’Espagne, la côte nord-
africaine ou encore sur des pays qui proposent un modèle de société différent comme les
États-Unis et l’URSS. 668
Dans ce contexte, le récit de voyage se fait plus politique669 ; il est un moyen pour dire
la réalité. Il emprunte aussi bien à la littérature – celle de Heine et plus largement celle du
voyage –, qu’aux sciences sociales, comme l’ethnologie, étroitement liée aux missions
d’exploration, ou à la jeune sociologie670. Il emprunte également au reportage, phénomène
encore plus récent671. La mission du reportage à l’allemande a été définie en 1925 par
Egon Erwin Kisch dans la préface à son ouvrage Der rasende Reporter :

668 Andrea WETTERAUER, Lust an der Distanz : Die Kunst der Autoreise in der « Frankfurter Zeitung »,

Tübingen, Tübinger Vereinigung für Volkskunde, 2007, p. 62. Le chapitre « Reisekultur in der Weimarer
Republik » est consacré en partie au récit de voyage dans les années 20, p. 62-66.
669 Peter J. BRENNER (dir.), Reisekultur in Deutschland: Von der Weimarer Republik zum « Dritten Reich »,

Tübingen, Niemeyer Verlag, 1997, p. 135.


670 La Société de sociologie allemande est fondée en 1909. Parmi les sociologues les plus connus sous

Weimar citons notamment : Theodor W. Adorno, Norbert Elias, Erich Fromm, Max Horkheimer Karl
Mannheim, Herbert Marcuse, Georg Simmel, Werner Sombart, Max Weber…. Kracauer fut l’élève de Simmel
et entretenait des contacts avec des membres de l’Institut für Sozialforschung de Francfort, Adorno
notamment. Kracauer est l’un des exemples les plus représentatifs de cette écriture métissée, littéraire et
sociologique à la fois. Afin de réaliser son ouvrage Die Angestellten (1929), il s’immerge durant dix semaines
parmi des employés, sur leurs lieux de travail et de loisirs. Il s’entretient avec eux, ainsi qu’avec leurs
employeurs et leurs représentants syndicaux. Il lit leur presse, voire leur correspondance. Il compose ainsi
un portrait de la culture des employés fondé sur ses observations sur le terrain. Yolande BENARROSH,
« Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929) », Sociologie du travail [Online],
Vol. 44 - n° 2 | Avril-Juin 2002, Online since 09 September 2002, connection on 26 May 2021. URL:
http://journals.openedition.org/sdt/33206; DOI: https://doi.org/10.4000/sdt.33206
671 Emprunts soulignés notamment dans : Hannes HAAS, « Die hohe Kunst der Reportage.

Wechselbeziehungen zwischen Literatur, Journalismus und Sozialwissenschaft », Publizistik, n° 32, 1987, p.


277-294.
158
Nichts ist verblüffender als die einfache Wahrheit, nichts ist exotischer als unsere Umwelt,
nichts ist phantasievoller als die Sachlichkeit. Und nichts sensationelleres gibt es in der Welt
als die Zeit, in der man lebt! 672

Finie la recherche de l’exotique ou du sensationnel. Le reporter doit donc s’attacher à


dépeindre son époque dans toute sa « vérité », c’est-à-dire en représentant le réel sans
fard. Et cela passe, écrit Kisch, par une connaissance factuelle acquise par la présence sur
le terrain, les conversations, l’observation et le renseignement.
Ein Pyrenäenbuch est le reflet de cette évolution. L’ouvrage révèle par moments une
volonté visible de témoigner de la réalité observée et d’en rendre un récit tantôt factuel
et neutre dans la mesure du possible, tantôt critique. On trouve des passages qui relèvent
parfois d’une approche ethnologique, parfois sociologique ou encore de l’analyse
politique et historique.
Nous ne nous attarderons pas sur le plus long chapitre consacré à Lourdes, car il a déjà
été largement commenté673. Il est vrai qu’il se distingue nettement du reste, tant sur la
forme que sur le fond. Il incarne parfaitement cette diversité des points de vue et il mérite
à ce titre quelques remarques. Constitué d’environ quarante pages, il est agencé en quatre
récits dans lesquels le narrateur se fait tour à tour pourfendeur de l’Église et de son rôle
de soutien des belligérants lors de la Première Guerre mondiale, ethnologue décrivant
une journée de rituels à Lourdes, historien du miracle Soubirous pour « rendre visible le
mécanisme »674. Enfin il se fait statisticien et psychologue en réduisant les miracles
enregistrés à un phénomène de suggestion et de croyance de la part des malades. Avec un
tel sujet, Lourdes et ses miracles, il y aurait matière à rire pour un satiriste comme
Tucholsky. Et pourtant, celui-ci s’efface presque entièrement, pour laisser place à
l’analyste675.
Le chapitre consacré au pays basque, intitulé « Saint-Jean-Pied-de-Port: Die
Basken »676, est assez similaire dans l’esprit. Il est également sensiblement plus long,
quinze pages, quand les autres chapitres ne dépassent guère les cinq pages. Il est aussi
guidé par cette volonté d’instruire ou plus exactement d’expliquer à son lecteur allemand
une réalité autre. Cela se traduit dans la conception même du chapitre dans lequel on peut
dinstinguer deux parties. La première constitue une forme d’introduction. Elle présente,

672 Egon Erwin KIRSCH, Gesammelte Werke in Einzelausgaben: Der rasende Reporter. Hetzjagd durch die
Zeit. Wagnisse in aller Welt. Kriminalistisches Reisebuch, Berlin, Aufbau-Verlag, 1972, vol. 5, p. 660.
Contrairement à ce que Kirsch affirme dans cette préface sur la neutralité du reporter, il pratiquera un
journalisme engagé. Tucholsky évoque cet ouvrage et critique justement cette prétendue neutralité dans
l’article : « Der rasende Reporter », in : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 48.
Par la suite, Tucholsky louera dans divers articles les qualités de reporter de Kisch. Cf notamment : « Wissen,
Beobachtungsgabe und Stil zusammen: das ist selten. Denn hier liegen die wirklichen Aufgaben unsrer Zeit,
und was Egon Erwin Kisch angefangen hat, ist ein Anfang. », in : TUCHOLSKY, « Larissa Reissner »,
Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 159.
673 Voir notamment : Michel VANOOSTHUYSE, « Tucholsky voyageur : Ein Pyrenäenbuch », Cahiers

d’Etudes Germaniques, n°31, 1996, p. 45-59.


674 Ibid., p. 54.
675 Paradoxe relevé à juste titre dans l’article de Vanoosthuyse, p. 54. L’auteur serait guidé par un « souci

explicatif » dans ce chapitre en particulier.


676 TUCHOLSKY, « Saint-Jean-Pied-de-Port: Gesammelte…, Die Basken », op. cit., p. 27-42.

159
comme l’indique le titre du chapitre, les Basques, leurs caractéristiques et modes de vie.
Le narrateur est quasiment absent, il n’apparaît vraiment que dans la seconde partie où
débute le récit de deux journées passées à Saint-Jean-Pied-de-Port. L’ordre d’évocation
est ainsi inversé par rapport au titre. Cette inversion met en valeur l’idée sous-entendue
par le titre, selon laquelle les habitants de cette ville sont représentatifs de l’ensemble de
la population du pays basque.
Afin d’évoquer ce régionalisme, le narrateur aborde tout d’abord la langue, signe que
pour Tucholsky l’idiome joue un rôle déterminant dans la manière d’être et de penser d’un
peuple677. Wilhelm von Humboldt , qui est l’un des premiers à avoir théorisé cette idée
d’une interaction entre nation, langue et pensée en étudiant le peuple basque678, est
d’ailleurs cité par le narrateur. Celui-ci évoque aussi les nombreux autres intellectuels et
professeurs allemands s’étant penchés sur le mystère des origines de la langue basque.
Puis viennent ensuite des éléments sur la « race » — caractère et physionomie — les
coutumes, comme le fonctionnement patriarcal de la famille, la nature et l’architecture, le
rôle central de l’Église et concernant l’économie, l’importance de l’émigration outre-
Atlantique. Après cet avant propos, quasiment exempt de commentaires et jugements du
narrateur, ce qui est assez rare pour être noté, et qui traduit une intention purement
descriptive et informative, la forme personnelle du récit réapparaît : « Als ich nach Saint-
Jean-Pied-de-Port kam, klebte an allen Ecken ein blauweißes Plakat: Morgen, Sonntag: LA
PELOTE679. » Si le « je » est à nouveau introduit, il n’est pas pourtant au centre du récit.
L’attention reste centrée sur ce qui constitue le quotidien des Basques, la messe
dominicale, ainsi que les loisirs et activités comme la pelote, le bal ou encore le marché.
Tout ceci est raconté avec distance. Le narrateur ne se met pas en scène ou très peu et
simplement pour rapporter des discussions qu’il a eues ou des anecdotes éclairantes sur
la population :

Nicht nur an der Sprache merkt man, dass man in einem besondern Winkel Frankreichs ist.
»Bei Gott!« will die Hotelfrau zu mir sagen, und um das noch mehr zu bekräftigen, hebt sie die
rechte Faust über den Scheitel, der kurze Unterarm liegt nahe am Kopf. Ich frage später nach
dieser wilden Tomahawk-Geste. Es sind die baskischen Schwurfinger: »Bei Gott ... !« Und nun
weiß ich, dass sie gelogen hat680.

Il lui arrive aussi de donner son avis, mais toujours dans l’intention de compléter son
tableau du pays basque, comme lorsqu’il évoque la mauvaise réputation des Basques
auprès des autres Français, réputation qu’il trouve infondée :

Sie gelten für nicht sehr zuverlässig, die Basken, und vielleicht trügt der erste angenehme
Eindruck. »Die Leute in Bayonne«, sagte mir einer in, aber nicht aus Bayonne, »sind

677 Nous reviendrons sur ce point dans le sous-chapitre 3.3.1. de cette thèse (« La langue comme

barrière »)car Tucholsky exprime également ce point de vue dans certains articles sur la France.
678 Anne-Marie CHABROLLE-CERRETINI, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt : Histoire d'un

concept linguistique, ENS Éditions, Lyon, 2007, p. 40. Disponible sur Internet :
http://books.openedition.org.lama.univ-amu.fr/enseditions/6364
679 TUCHOLSKY, « Saint-Jean-Pied-de-Port: Die Basken », Gesammelte…, op. cit., p. 30.
680 Ibid., p. 38.

160
liebenswürdig, freundlich und falsch wie Galgenholz.« Nun, das sind Urteile ... Auch andre sind
nicht gut auf sie zu sprechen und sagen ihnen eine Habsucht nach, die ich nicht zu spüren
bekommen habe.681

Ce chapitre, tout comme celui de Lourdes, tranche avec les passages centrés sur les
impressions du narrateur ou les pages très littéraires du voyageur-écrivain. Par
opposition, ce type de chapitres peut paraître assez monotones. Mais plus qu’une
faiblesse, il faut y voir là aussi une autre stratégie d’écriture qui prétend tendre vers
l’objectivité et la neutralité. Cette autre manière de dire l’altérité s’apparente au texte
ethnographique en cela notamment qu’elle étudie et décrit des groupes humains sur le
terrain. Elle se rapproche de l’ethnologie lorsqu’elle interprète certains faits culturels.
Lors du sermon dominical, le prêtre de Saint-Jean-Pied-de-Port fait, selon le narrateur,
une telle louange de la pelote et du peuple basque que cela relève d’une tentative
d’autopersuasion pour préserver un particularisme qui tend à s’effacer :

Das sicherste Zeichen dafür, daß mit einem Volksgebrauch etwas nicht in Ordnung ist, sind
Lehrer- und Pfarrervereinigungen zu seiner Konservierung. Niemand tut etwas für den
Gebrauch von Tinte, und einen Verein zur Erhaltung des weichen Umlegekragens gibt es nicht.
Nur Sachen, die sich nicht von selbst verstehen, werden so hallend betont 682.

On peut même parler d’anthropologie comparée par moments tant les mises en
perspective, implicites ou explicites, avec la société allemande sont légions. Au sujet de la
pelote, par exemple, le narrateur se réjouit que cette pratique reste un sport et non un
moyen de discipliner corps et esprits : « ‘Hebung der Pferdezucht’, ‘Ertüchtigung der
Jugend’, ‘Disziplinierung des Geistes’ (…) Soweit ist es da unten noch nicht683. » Ces
approches de l’altérité, proches voisines des démarches en sciences sociales, sont une
tendance propre à la littérature de voyage sous Weimar, mais aussi plus largement aux
écrivains du XXe siècle.684
Ainsi, qu’il adopte la pratique de l’écrivain-voyageur ou du voyageur « scripteur »,
Tucholsky joue le rôle de médiateur d’un monde à l’autre685. Pour le lecteur, l’intérêt de
ces passages plutôt plats du point de vue du style réside dans la perception de l’autre,
mais aussi de soi qu’ils révèlent. Ils reflètent une époque et sont l’expression, non pas de
la réalité, mais d’une réalité comme le souligne le titre Ein Pyrenäenbuch. Dans le chapitre
« Französische Provinz »686, le narrateur livre sa vision de la campagne française au terme
de son voyage. Il relève la simplicité des lieux : toujours les mêmes noms de cafés, d’hôtels,
la même disposition des bâtiments au sein des villes et villages, leur quiétude quasi
fantomatique par moments, les mêmes menus au restaurant, les tracasseries à l’hôtel…

681 Ibid., p. 39.


682 Ibid., p. 31.
683 Ibid., p. 33.
684 COGEZ, Partir…, op. cit., p. 15.
685 Aline GOHARD-RADENKOVIC, « ‘L'altérité’ dans les récits de voyage », in : L'Homme et la société, n°

134, 1999, Littérature et sciences sociales, p. 84 L’auteur reprend à son compte la distinction entre
« écrivains » et « scripteurs » faite par Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture (Paris, Seuil, 1953)
distinguant dans son cas les récits de voyages littéraires, des récits plus factuels et descriptifs.
686 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », Gesammelte…, op. cit., p. 123

161
Les défauts ne sont donc pas tus, mais ce qui domine à la fin est la sympathie pour ces
lieux et ces gens simples. Sans toutefois tomber dans l’idéalisation béate - « Bis zur reinen
Idylle gehts doch nicht immer »687-, le narrateur explique pourquoi ces villes pyrénéennes
peuvent donner une impression idyllique parfois :

Es sind freundliche Städtchen, und man ist gern in ihnen. Liegen sie weit entfernt vom Brausen
der Welt? Aber das ergreift sie ja mit. Wissen sie das? Nein, die meisten Menschen wissen das
nicht. Das Neue ist da. Es hat sich nur noch nicht herumgesprochen. So hat das Trotzki
formuliert: »Das Alltagsleben setzt sich zusammen aus der angesammelten spontanen
Erfahrung der Menschen, es verändert sich ebenso spontan unter der Wirkung von Stößen,
die von der Technik ausgehen oder von gelegentlichen Stößen seitens des revolutionären
Kampfes, und« – hier sitzt es – »spiegelt in Summa viel mehr die Vergangenheit der
menschlichen Gesellschaft als ihre Gegenwart wider.« Und daher wirken diese kleinen
Städtchen so idyllisch688.

On idéalise ces villes car elles reflètent un monde qui n’est plus et dont on apprécie les
qualités en comparaison du présent. Leur attrait ne résulte cependant pas uniquement
dans une forme de passéisme, mais de la distance critique qu’elles permettent. On le
comprend au commentaire suivant : « Die Republik, hat ein witziger Franzose gesagt, war
nie so schön wie unter dem Kaiserreich. Paris ist nie so schön wie in der französischen
Provinz689. » Autrement dit, la distance permet d’apprécier les choses à leur juste valeur.
La province française plaît à Tucholsky surtout parce qu’elle fait d’autant mieux ressortir
le charme de Paris, ce qui aboutit à la déclaration d’amour « Dank an Frankreich ». Et, on
le verra par la suite, Paris possède cette fonction vis-à-vis de l’Allemagne.
La perception de l’autre et la perception de soi se croisent, comme en attestent les
nombreux commentaires politiques du narrateur dans lesquels Tucholsky livre sa vision
du monde. Il y a tous ceux, et ils sont nombreux, qui concernent la guerre et sont liés à son
combat pour le pacifisme. Cela peut être une simple allusion, comme dans le piteux
épisode des gorges de Cacoueta où le narrateur après s’être perdu en quittant le sentier,
se ridiculise en chutant piteusement sur les fesses et en se blessant. Or cette escapade a
lieu, cela est dit au détour d’une phrase, « am Sedantage »690, comme si cette date ne
pouvait amener que honte et défaite aux Allemands. La guerre laisse par ailleurs des
traces visibles : à Saint-Jean-Pied-de-Port, le narrateur voit des inscriptions sur les murs
intérieurs du fort qu’il visite et il apprend que 500 prisonniers de guerre allemands y ont
été enfermés. Information laconique, mais qui sous-entend les souffrances passées de ces
hommes, pourtant si proches dans le temps. En contre-point, Tucholsky décrit les
monuments aux morts qui témoignent de cette souffrance partagée par les Français :

Die französischen Kriegerdenkmäler sind nicht weniger schauerlich als die unsern – aber nicht
so aggressiv. Oft tragen sie einfach auf einem schlichten Obelisk nur die Namen der Gefallenen

687 Ibid., p. 126.


688 Ibid., p. 127.
689 Ibid.
690 TUCHOLSKY, « Lieber Jakopp ! », Gesammelte…, op. cit., p. 43.

162
. . . mir wurde jedesmal heiß, wenn ich das las; welche Listen in den kleinsten Orten! was hat
dieses Land gelitten!691

L’horreur de la guerre se lit également dans des endroit plus inattendus, comme à
Eaux-Chaudes :

Das Hotel hat ein Fremdenbuch; es reicht weit zurück.


18. Juni 1857
Otto Freiherr von Ende
Königl. Preußischer Offizier.
Sein Kollege aus dem Jahre 1916 ist ausführlicher.
« Wer hier nicht zufrieden war, braucht nur in die
Schützengräben zu gehen – vielleicht gefällts ihm
da besser! »692

L’appelation « Kolleg » traduit la fraternité humaine qui dépasse les rivalités


nationales. Face aux tenants de la guerre, le combat pour la paix devrait être international.
D’où la réaction amère du narrateur face aux foules impressionnantes qui défilent à
Lourdes pour sauver leur vie et non la vie en général :

Ja, wenn es der Weltfriede wäre, den sie da mit Gesang und Fackellicht verlangten! Wenn es
ein einziger tobender Protest gegen den staatlichen Massenmord wäre, erhoben von Müttern,
Witwen, Waisen…ich hätte wahrscheinlich geweint wie ein kleines Kind. So aber schlug die
Quantität nicht in die Qualität um693.

Le terme meurtre d’Etat, qui n’est donc pas spécifique à l’Allemagne, apparaît
également à Albi où le narrateur discute avec des ouvriers en grève en raison de la
situation au Maroc694 :

Nun, es war das ein Teilstreik, und sie wußten das auch sehr genau. Sie sagten, es nütze ja doch
nichts. Ich schwieg – denn ich bin in Frankreich. Aber ich wußte: es nützt immer. Nichts ist
verloren. Es ist ein Steinchen, wenn ein paar Fabriken gegen den Staatsmord protestieren,
wenn sie nicht mehr wollen, wenn die Arbeiter ihre Söhne nicht mehr hergeben wollen . . 695.

Si le narrateur se refuse à prendre ouvertement position sur la politique coloniale de


l’Etat français, il évoque, en revanche, certaines pratiques politiques locales, ce qui
l’amène souvent à faire des comparaisons avec la société allemande. Dans une vallée, en
interrogeant un paysan pour savoir à qui va son vote, il apprend que celui-ci soutient le
fils de l’ancien député. Ce « vote héréditaire » serait chose courante dans les coins réculés
des Pyrénées. Bien que le narrateur trouve cela évidemment rétrograde, il n’en critique
pas moins le système électoral allemand, qui serait à la fois impersonnel et abstrait avec

691 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », Gesammelte…, op. cit., p. 127.


692 TUCHOLSKY, « Eaux-Bonnes », Gesammelte…, op. cit., p. 53.
693 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 73.
694 Guerre du Rif en 1925.
695 TUCHOLSKY, « Einer aus Albi », Gesammelte…, op. cit., p. 132.

163
le scrutin de liste et, par ailleurs, dirigé dans l’ombre par des groupes d’intérêts
économiques696.
Le reportage sur Andorre, qui, comme il le rappelle, est une petite république
indépendante depuis plus de deux siècles, lui inspire plusieurs commentaires politiques.
Tout d’abord une pique à l’égard des Länder, qui à l’inverse d’Andorre ne sont pas de vrais
États, mais ont tout de même l’immodestie d’avoir pour certains un représentant à Berlin.
La pique suivante s’adresse ensuite à l’Etat allemand qui ne serait pas une véritable
république. Tout cela est dit sans acrimonie, sur le ton de l’humour, ce qui n’empêche pas
la charge d’être extrêmement lourde et féroce sur le fond pour la première république
allemande697. À cela s’ajoutent des remarques sur des droits civils et politiques
andorrans que le narrateur trouve particulièrement progressistes : l’absence de service
militaire et le droit à la nationalité en cas de mariage avec une femme andorrane. Ceci
l’amène à plaisanter sur l’attrait des femmes du pays et de conclure : « welch schöne
Staatsangehörigkeit. »698 Il concilie ainsi dans son reportage grâce à l’humour,
informations sur le pays visité et critiques politiques de l’Allemagne.
Les fréquentes critiques envers l’Église catholique constituent une autre catégorie de
commentaires que l’on peut dire politiques dans la mesure où ils concernent une forme
de pouvoir sur la société. Elles ne s’inscrivent pas en revanche dans le discours sur
l’altérité française, ni dans la médiation franco-allemande. Aussi nous ne nous y
attarderons pas. Nous pouvons toutefois citer notamment le parallèle qu’établit le
narrateur entre les billets de confession et l’inquisition mis en place par l’Église pour
asseoir son autorité selon lui et le contrôle exercé par les États grâce aux passeports699. Il
dénonce également le mercantilisme de Lourdes700 ou encore les exercices spirituels des
Jésuites, lors de la visite du sanctuaire d’Ignace de Loyola, qui amèneraient à la même
paralysie intellectuelle que l’entraînement militaire701… Dans ces critiques virulentes on
retrouve le journaliste Tucholsky qui se bat contre les institutions qui assujetissent le
corps et la pensée de ses contemporains. Elles participent à la diversité stylistique et
thématique du Pyrenäenbuch et à son inscription dans la forme du reportage.

696 « Das ist politisch sicherlich rückständig, aber ebenso sicher immer noch besser, als ein abstraktes
Listensystem, bei dem der Vorsitzende des Verbandes Deutscher Steuerassistenten zur Wahrung seiner
Berufsinteressen ins Parlament geschickt wird, ohne dass mans eingestehen will. Und so sieht das
Parlament ja auch aus ».In : TUCHOLSKY, « Die Täler », Gesammelte…, op. cit., p. 105.
697 « Republik Andorra… ! Dieser Staat hat – im Gegensatz zu Hamburg – in Berlin keinen Gesandten.

Wenn aber die Republik Andorra in Deutschland läge, hätte sie einen, aber dann wäre es keine Republik. »
In : TUCHOLSKY, « Die Republik Andorra », Gesammelte…, op. cit., p. 116.
698 Ibid.
699 Voir TUCHOLSKY, « Der Beichtzettel », Gesammelte…, op. cit. p. 9.
700 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig », Gesammelte…, op. cit., p. 74 : « Da rollt der Betrieb ab,

der kirliche und der kaufmännische. »


701 TUCHOLSKY, « Zwei Klöster », Gesammelte…, op. cit., p. 23 : « Der Ordensgründer hatte gewußt, was

er tat. Die verblüffende Ähnlichkeit seiner geistlichen Übungen mit denen der Yogis ist längst aufgedeckt –
es ist in der Sache wohl kaum ein Unterschied. Was das Militär aller Länder mit roher Gewalt versucht und
nie zu Ende geführt hat, hier ist es mit der glänzendsten Geschmeidigkeit gelungen: Menschen ergreifen,
umformen, in den Zustand der Halblähmung bringen, um dann aus den Geschwächten die größte Stärke
herauszuholen. »
164
Y contribue également l’analyse historique des pratiques du voyage. Le narrateur offre
un panorama de toutes les formes de voyage existant dans les Pyrénées, en traitant des
différents modes de transport, des types de voyageurs et en pratiquant une forme de
sociologie du tourisme.
Cela est particulièrement visible dans le chapitre « Über die Naturauffassung »702, qui
retrace une part d’histoire culturelle, mais aussi plus largement une part de l’histoire du
voyage. Le narrateur y explique comment la perception de la montagne n’a fait qu’évoluer
depuis l’Antiquité et est intimement liée aux attentes de chaque époque et de chaque
peuple. Ce tableau, instructif même s’il est rapide, trace les grandes lignes de cette
évolution. Il est émaillé de commentaires humoristiques qui rendent la lecture
divertissante et l’éloignent de l’exposé savant. Le narrateur nous rappelle ainsi que
jusqu’à la Renaissance, la montagne n’est que traversée, voire évitée et crainte, seuls les
premiers chrétiens y recherchent la solitude. Puis il évoque les premiers discours positifs,
mais qui rencontrent encore le scepticisme : « die Schweizer, berggewohnt, im Gebirge
geboren, erzogen, gealtert, begannen die seltsame Mär in die Welt zu setzen, dass Berge
schön seien703. » Au-delà de ces curieux montagnards, l’attrait pour les hauteurs reste
distant : « Das sechzehnte Jahrhundert rühmte die hohen Berge, und liebte sie, zum
mindesten platonisch704. » Le siècle suivant, qui aime les jardins ordonnés et la maîtrise
de la nature, n’a que mépris pour ces hauteurs car on ne peut « rien en faire ». On prétend
même très sérieusement que leur air rend idiot. « Die Berge … das war eine grobe Sache,
pfui! Sie fügten sich in kein ästhetisches System ein, unübersichtlich und frech lagen sie
da, roh, unbehauen – da war keine Klarheit und keine Vernunft705. » Dans un style oralisé
et familier, le narrateur parodie la conception très anthropocentriste d’alors. Il faut
attendre le XVIIIe pour qu’interviennent un jugement esthétique et diverses théories
postulant l’admiration de la montagne, et ensuite le XIXe caractérisé par l’exaltation des
sentiments propre au romantisme face à la nature sauvage. Puis se produit un nouveau
renversement de la sensibilité où la montagne n’est pas que beauté, décor, ou miroir des
états d’âme, elle est aussi mouvement, endurance et volonté :

Und nun stellt sich vor diese Dekoration, deren Soffitten man so oft ausgewechselt hat, ein Kerl
mit einem kräftigen Stock, mit benagelten Stiefeln, mit wolligem Sweater und treibt Sport! und
das ist etwas ganz Neues. Mühen um ihrer selbst willen zu unternehmen; hinaufzuklettern,
nicht um oben ein Liedchen zu singen, sondern nur und lediglich, um zu klettern; Kampf,
Niederlage, Wiederanstrengung und Sieg –: das ist das neunzehnte Jahrhundert. Die Zeit der
Ideen scheint für die Wandrer bis auf weiteres vorüber – es ist die Zeit der Tat706.

Cette perception évolutive de la montagne entraîne différents usages de ce territoire.


Les modes de déplacement changent également. Comme le rappelle le narrateur, le
voyage peut, avec le progrès technique, se faire de différentes manières. Il rend compte

702 TUCHOLSKY, « Über die Naturauffassung », Gesammelte…, op. cit., p.98.


703 Ibid., p. 99.
704 Ibid
705 Ibid.
706 Ibid.

165
des débats entre partisans de la voiture et ceux de la marche, chacun reprochant aux
autres de ne rien voir. Le narrateur livre sa vision des choses. Il rejette cette polémique
au motif que chaque manière de voyager a ses avantages et ses inconvénients, comme il
en a fait lui-même l’expérience dans les Pyrénées en parcourant la même route des deux
manières : « Es war jedesmal eine andere Allee707. » Il insiste sur les sensations éprouvées
dans les deux cas et il les décrit alternativement :

Die grünen Blätter, die einem entgegengeweht kommen; streifende Zweige; das unermüdliche
Brummen des Wagens; der Takt des Motors; der Blick, der schon aus Langerweile weit in die
Landschaft hineinsieht und den Horizont absucht; Felder, die sich fächerartig vorbeidrehen,
keine Einzelheiten, viel, wenn möglich alles –: das ist das eine. Die Erde unter den Füßen
fühlen; ein Steinchen mit der Fußspitze beiseite schleudern; ein Blatt im Gehen abreißen;
stehenbleiben und sehen, was denn da im Bach herumkreiselt; aus dem Bach trinken; an die
Häuser herangehen und sie mit den Händen befassen, kennst du diesen Stein? nicht so sehr
die Weite kontrollieren als genau die kleine Umwelt –: das ist das andere708.

Dans le cas de la marche, davantage de sens sont sollicités – le toucher et le goût en


plus de la vue et de l’ouïe –. En voiture, on voit plus de choses, la vitesse permet d’avoir
une meilleure vue d’ensemble, un point de vue macro, tandis qu’à pied, on parcourt moins
de chemin, mais on voit de plus près les éléments, on aperçoit leurs micro-propriétés. Le
narrateur n’oppose pas pour autant qualité et quantité car il associe la marche à l’intensité
et la voiture à une nouvelle façon d’aborder l’existence. Il y a certes perte d’un côté avec
le progrès, mais aussi gain dans le même temps.
Le récit donne également à voir les différentes formes du voyage qui coexistent à
l’époque de Tucholsky dans les Pyrénées. On peut établir un parallèle avec les travaux de
l’historien Sylvain Venayre sur l’évolution du voyage entre 1780 et 1920. Ce dernier
explique comment les savants et explorateurs de l’âge classique ont progressivement été
remplacés par des individus aux motivations autres. La notion de découverte
géographique devient obsolète à l’approche du XXe siècle ; on voyage toujours pour
découvrir, mais plus uniquement des territoires lointains. On s’intéresse aussi aux
vestiges d’un monde passé. Le voyage n’est plus seulement un déplacement dans l’espace,
mais dans le temps également et le motif est une connaissance anthropologique,
archéologique ou bien aussi sociétale avec l’avènement du reportage709. Le goût de la
découverte demeure, mais change donc d’objet.
À cette dimension s’ajoute aussi la quête de la santé710. Les médecins recommandent
les usages thérapeutiques du voyage. Celui-ci est censé apaiser les humeurs, l’un des noms
de la mélancolie, renforcer le corps par les épreuves de la route et éviter les maladies
imputées aux « miasmes » (forme de « mauvais air ») par l’hygiénisme. Les médecins
prescrivent des lieux de séjour bien précis, notamment les villes d’eau et stations
thermales. La géographie thermale de la France est présentée vers 1900 comme la

707 Ibid., p. 100.


708 Ibid.
709 VENAYRE, Panorama, op. cit., troisème partie « Le goût de la découverte », p. 215-302.
710 Ibid, quatrième partie « La quête de la santé », p. 303-358.

166
première au monde et les stations des Pyrénées sont célèbres. Taine, dont la lecture a
visiblement inspiré Tucholsky, s’y est rendu sur les conseils de son médecin, afin de
soigner des maux de gorge en 1854. Suite à quoi il a écrit son livre. Les guides de voyage
qui voient le jour à cette époque relaient également ces conceptions hygiénistes et tout
cela concourt à la naissance des « saisons ». On part à l’époque aux beaux jours pour
bénéficier d’une température favorable dans les eaux de montagne. Les supposées vertus
de la villégiature attirent également la bonne société dans les stations pyrénéennes. On
retrouve chez Tucholsky dans le chapitre « Eaux-Bonnes » notamment ces éléments et les
grandes lignes de l’histoire du thermalisme local :

Eaux-Bonnes ist leer, die Saison ist im Absterben. Da stehen nur noch wenige Männer in der
Halle des Thermal-Gebäudes und gurgeln mit Schwefelwasser. (…) Die Mode, in die Pyrenäen
zu gehen, stammt etwa aus dem Jahre 1860, und Napoleon III. hat damals nach sich gezogen,
was an Snobs gut und teuer war. Aber diese Leute stiegen nicht auf die Berge, sie sahen sich
ein Schauspiel von unten an, das für sie eine Art Theaterdekoration war. Und daher schmecken
wohl so viele Pyrenäen-Badeorte nach Vergangenheit. Nicht etwa, als ob sie nicht hübsch
eingerichtet wären! (…) Aber die Leute, der Schmuck in den Gebäuden, das Gehaben des
ganzen Ortes, selbst die Bäume und die Gärten – alles sieht aus wie 1875711.

Ces stations permettent au beau monde de se retrouver dans l’entre-soi habituel des
capitales en lui offrant les plaisirs dont il a l’habitude : salons, salles de lectures, de
spectacles, de concerts et de bals, musées, golfs… À plusieurs reprises le narrateur
tucholskien évoque ces distractions pour voyageurs fortunés. À Eaux-Bonnes, il est
question de la salle de lecture de l’hôtel qui abrite des clients qu’il imagine porter des
titres de noblesse. À Eaux-Chaudes, un cinéma ambulant anime la soirée et à Cauterets on
joue de la musique pour le plaisir des baigneurs : « Die Kurkapelle spielt einen dünnen
Walzer, die Gurgler gurgeln, die Bresthaften baden sich…712 »
Un autre type de voyage est largement illustré dans notre récit, il est de nature
religieuse713. Les pélerinages connaîssent au XIXe un grand succès. L’Église appelle à
renouer avec cette ancienne tradition et encourage une pratique qui avec la Révolution a
largement diminué. Les pélérinages lointains, à Rome ou Jérusalem, restent en raison de
leur coût le fait d’une élite. En revanche, les sanctuaires locaux et lieux de miracles se
multiplient et rassemblent davantage le peuple. Souvent, comme l’ont constaté les
historiens, les apparitions de la Vierge se sont produites en temps de crise, auprès de gens
simples des campagnes et d’enfants. Cette particularité est soulignée dans Ein
Pyrenäenbuch. De Bernadette Soubirous, on apprend qu’elle est l’enfant d’une famille
nombreuse dans le besoin : « In Lourdes lebte zu dieser Zeit eine kleine Müllerstochter,
Bernadette Soubirous, sie war vierzehn Jahre alt. Das Kind war immer krank, es litt an
Asthma, an Atemnot, an schweren Hustenanfällen. Die Alten hatten viele Kinder und
wenig Brot, es ging ihnen nicht gut714. » L’accent est également mis sur un autre aspect

711 TUCHOLSKY « Eaux-Bonnes », Gesammelte…, op. cit., p. 52.


712 TUCHOLSKY, « Cauterets », Gesammelte…, op. cit., p. 93.
713 VENAYRE, Panorama, op. cit., cinquième partie « La modernité des pèlerinages », p. 359-406.
714 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 64.

167
relevé par les historiens : le décalage entre les autorités publiques et religieuses qui
hésitent dans un premier temps à se prononcer sur un potentiel miracle et la population
qui « exige son miracle »715. Les pélerins eux-mêmes font partie de milieux modestes,
comme le souligne notre narrateur, en déclarant Lourdes « ville des petites gens » :

Es sind nun Leute von so vielen Nationen da, aber es ist immer derselbe Typus. Der bäuerliche,
der kleinbürgerliche. Besonders die Frauen erinnern an Klatsch im Schlächterladen, an kleine
Schneiderinnen, an Hebammen ... (…) Polen, Italiener, Spanier, Belgier, Holländer, Franzosen
vieler Provinzen ... es ist alles da. Und alle aus derselben Schicht.(…) Es ist die Stadt der kleinen
Leute716.

Tucholsky rappelle également des pans entiers de l’histoire religieuse, comme la


déclaration du dogme de l’immaculée conception et son rôle majeur dans la
reconnaissance du miracle de Lourdes :

»Ein Wunder! Ein echtes Wunder! Hat sie nicht von der conceptio immaculata gesprochen?
Aber das Kind hat das Wort nie gehört, kann es gar nicht gehört haben!« – Die Bernadette-
Literatur legt auf diesen Punkt den allergrößten Wert. (…) dieses schwierige Wort und der
noch kompliziertere Begriff seien dem Kinde unbekannt gewesen. Nein, das waren sie nicht.
Man wird nun verstehen, warum die Bernadette-Traktätchen so ängstlich darüber schweigen,
dass das Dogma schon drei Jahre, ex cathedra verkündet, vorgelegen hat. Es war also nicht nur
möglich, sondern höchst wahrscheinlich, dass das Kind diesen Ausdruck von den Priestern
aufgeschnappt hatte, ohne zu begreifen. Und man weiß, wie Latein auf die wirkt, die es nicht
verstehen717.

Bien évidemment la langue du récit n’est pas celle de l’historien. Tucholsky ajoute aux
faits, ses commentaires et critiques, son ironie, son style en somme. Mais ses constatations
rejoignent sur de très nombreux points celles de Venayre. Tous deux expliquent par
exemple que ce type de pèlerinage repose sur un programme intense dont les exercices
de piété et de dévotion occupent la plus grande partie du temps. Pour Venayre ces
pratiques pieuses constituent les principaux bienfaits du pèlerinage, pour notre
narrateur, si bienfait il y a, il est le résultat de la volonté humaine de guérir par la foi718.
On peut percevoir dans ce chapitre sur Lourdes un écho de la critique de la religion chez
Heine. Celui-ci attribue la responsabilité du retard de la société allemande à l’autorité du
clergé notamment. L’Allemagne se trouverait là où était la France avant 1789. Il associe
Ancien Régime et chrétienté et il s’agit donc de « neutraliser » le « pouvoir de la
religion »719. Ainsi, dans les Reisebilder, on trouve un passage dans lequel le narrateur

715 « Sie hatte einen schweren Stand: der Geistliche wollte nicht heran, die Polizei drohte sie
einzusperren, wenn dieser Unfug nicht aufhöre, und das Dorf verlangte seine Wunder. », in : TUCHOLSKY,
ibid., p. 67.
716 Ibid., p. 75.
717 Ibid., p. 67.
718 Ibid., p. 87.
719 « Indem ich nun mit Besprechung der Religion beginne, bitte ich im voraus alle frommen Seelen, sich

beileibe nicht zu ängstigen. Fürchtet nichts, fromme Seelen! Keine profanierende Scherze sollen euer Ohr
verletzen. Diese sind allenfalls noch nützlich in Deutschland, wo es gilt, die Macht der Religion für den
Augenblick zu neutralisieren. Wir sind nämlich dort in derselben Lage wie ihr vor der Revolution, als das
Christentum im untrennbarsten Bündnisse stand mit dem alten Regime. Dieses konnte nicht zerstört
168
décrit avec force ironie une procession religieuse dans la ville de Lucca et qu’il qualifie de
« mascarade » (« Mummenschanz »)720. Tout comme Tucholsky, au début de son récit de
voyage dans les Pyrénées721, Heine associe critique du pouvoir religieux et critique du
pouvoir politique :

Die vorderen Mönche gingen mit gekreuzten Armen ernsthaft schweigend; aber die mit den
hohen Mützen sangen einen gar unglücklichen Gesang, so näselnd, so schlürfend, so kollerend,
daß ich überzeugt bin, wären die Juden die größere Volksmenge und ihre Religion wäre die
Staatsreligion, so würde man obiges Gesinge mit dem Namen »Mauscheln« bezeichnen.
Glücklicherweise konnte man es nur zur Hälfte vernehmen, indem hinter der Prozession, mit
lautem Trommeln und Pfeifen, mehrere Kompanien Militär einherzogen, so wie überhaupt an
beiden Seiten neben den wallenden Geistlichen auch immer je zwei und zwei Grenadiere
marschierten. Es waren fast mehr Soldaten als Geistliche; aber zur Unterstützung der Religion
gehören heutzutage viel Bajonette, und wenn gar der Segen gegeben wird, dann müssen in der
Ferne auch die Kanonen bedeutungsvoll donnern722.

Enfin, il existe un dernier motif de voyage, le plus moderne, mis en lumière dans Ein
Pyrenäenbuch. Il s’agit de la jouissance personnelle que consacre l’avènement du
tourisme. Depuis longtemps, il est indéniable et légitime que le voyage comporte une part
importante de plaisir, que le voyageur se délecte de la beauté des paysages ou de
l’animation des grandes villes. Mais ce qui change au XIXe siècle est l’intervention d’une
nouvelle figure du voyageur, entièrement tournée vers le plaisir. Le néologisme « touriste
», apparaît tout d’abord en anglais, vers 1800. Formé à partir du mot français « tour », on
le retrouve ensuite dans la langue française vers 1816, puis un peu plus tard en allemand.
En 1839 paraît le premier guide touristique moderne par Baedecker, « die Rheinreise »723.
Le mot « touriste » résume toute l’ambiguïté de cette nouvelle conception du voyage, à la
fois de plus en plus acceptée et pratiquée, mais aussi rejetée. Le touriste désigne au départ
les riches voyageurs anglais qui sillonnent l’Europe. Teinté d’anglophobie, il se définit
ensuite par sa recherche de paysages pittoresques, ainsi que par son ridicule. Il est
souvent considéré comme oisif, désoeuvré, ne sachant pas apprécier ce qui s’offre à ses
yeux. Les lettres d’un voyageur de Georges Sand, publiées en 1837, illustrent ce lieu
commun de l’époque. Le narrateur du Pyrenäenbuch s’en fait l’écho lorsqu’il évoque

werden, solange noch jenes seinen Einfluß übte auf die Menge. » Heinrich HEINE, Zur Geschichte der Religion
und Philosophie in Deutschland, Erstes Buch, in :
http://www.zeno.org/Literatur/M/Heine,+Heinrich/Essays+I%3A+%C3%9Cber+Deutschland/Zur+Gesc
hichte+der+Religion+und+Philosophie+in+Deutschland/Erstes+Buch
720 HEINE, Reisebilder, Vierter Teil, Kapitel V, in :
http://www.zeno.org/Literatur/M/Heine,+Heinrich/Reisebilder+und+Reisebriefe/Reisebilder.+Vierter+
Teil/Die+Stadt+Lucca/Kapitel+5
721 TUCHOLSKY, « Der Beichtzettel », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 9. Le narrateur y fait une analogie

entre la délivrance par l’Église, dans le passé, de certificats de confession et celle de passeports par les États
modernes.
722 HEINE, Reisebilder, Vierter Teil, Kapitel V, in :
http://www.zeno.org/Literatur/M/Heine,+Heinrich/Reisebilder+und+Reisebriefe/Reisebilder.+Vierter+
Teil/Die+Stadt+Lucca/Kapitel+5
723 Gerhard HÖHN, « Les Reisebilder de Heine et ‘(Ver)Bildungsreisen’ », in : Heine voyageur…, op. cit., p.

133-134.
169
l’agacement de l’écrivaine face aux mœurs anglaises : « Vor hundert Jahren hat sich
George Sand über sie gegiftet und gefragt: ‘Wozu reisen diese Leute eigentlich –?’ Das ist
ihre Sache724. » Cette affirmation semble indiquer que lui-même ne prête pas attention à
ces critiques. Or cela n’est pas tout à fait vrai. On trouve de nombreux passages où le
touriste anglais est malmené chez Tucholsky. Dans ce même chapitre, il s’en prend aux
Américains qui le gênent un peu du fait de leur bêtise, puis aux Anglaises qui gâchent le
paysage : « genau wie manche Engländerinnen, die wie ein albernes Reklameschild die
Landschaft verschandeln725. » Il réitère ces reproches au pays basque :

(…) auf dem offnen Wagen sitzen die Engländer und, was noch schlimmer ist, ihre Frauen, und
lassen an ihren kalten Fischaugen die ihnen zustehenden Pyrenäen vorübergleiten. Es gibt da
so eine Art Rundreisebillett, von Bayonne bis Perpignan – zweimal darf man unterbrechen –,
sonst aber werden sie mitleidslos durch Busch, Feld, Wald, Klamm und Tal gejagt, an
Abgründen vorüber, über Brücken und neben den schäumenden Bächen her, ›gaves‹ genannt,
immer weiter, immer weiter – bis alles aussteigen muß. Das ist den Engländern recht. Sie
nehmen es auf sich, sie müssen auch das gesehen haben (…)726

On le voit ce sont les manières des Anglais qui sont décriées, ici pour leur froideur
supposée face au paysage, ainsi que pour leur manque de discernement quant aux
conditions de voyage, voire leur fainéantise. À Lourdes, le narrateur rapporte les critiques
des autres pèlerins sur le comportement égoïste et versatile des Anglais : « Jede Nation
hat ihre Eigenart; jemand beklagt sich über die ›Engländer, die alles für sich haben wollen,
die besten Plätze, die Spitze bei den Prozessionen‹ – und die dann nach ein paar Tagen die
ganze Geschichte satt bekommen und Ausflüge in die Umgebung machen727. » Ce faisant,
Tucholsky manie des stérotypes qui connurent au siècle d’avant une grande fortune728 et
il s’inscrit dans une histoire littéraire faite de modèles. D’autant que parfois l’anglophobie
du narrateur sert de prétexte à une référence intertextuelle, comme c’est le cas avec
Heine, son célèbre prédécesseur à Paris et dans les Pyrénées :

Nebenan brabbeln zwei Stimmen: eine Engländerin spricht und spricht und hört nie wieder
auf. Wie kommt es, daß ich sie nicht mag? Daß der Satz: »Ich bin fest überzeugt: ein fluchender
Franzose ist ein angenehmeres Schauspiel für die Gottheit als ein betender Engländer« mir
aus dem Herzen geholt ist, und daß ich derselben Meinung wie sein Verfasser über den tiefen
Grund dieser Abneigung bin: »Ich gestehe es, ich bin nicht ganz unparteiisch, wenn ich von
Engländern rede, und mein Mißurtheil, meine Abneigung, wurzelt vielleicht in den
Besorgnissen ob der eignen Wohlfahrt . . . Und jetzt ist England gefährlicher als je, jetzt, wo
seine merkantilischen Interessen unterliegen – es giebt in der ganzen Schöpfung kein so
hartherziges Geschöpf, wie ein Krämer, dessen Handel ins Stocken gerathen, dem seine
Kunden abtrünnig werden und dessen Waarenlager keinen Absatz mehr findet.« Was ist das

724 TUCHOLSKY, « Über die Naturauffassung », Gesammelte…, op. cit., p. 102.


725 Ibid.
726 TUCHOLSKY, « Saint-Jean-Pied-de-Port : Die Basken », Gesammelte…, op. cit., p. 41.
727 TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig Jahre », Gesammelte…, op. cit., p. 75.
728 VENAYRE, Panorama…, op. cit., p. 417.

170
für eine Orthographie? Das ist die deutsche Orthographie aus dem Jahre 1842, die man auch
anwendete, wenn man in Paris saß. Nein, nicht Börne. Der andre. Der andre 729.

Les évocations des Anglais par le narrateur dessinent également une histoire locale du
tourisme car les Pyrénées constituent à l’époque avec Paris, la Riviera et les Alpes une
destination privilégiée des Britanniques.730 Avec l’essor du voyage à l’échelle mondiale à
la fin du XIXe, la critique du touriste ne concerne progressivement plus les seuls Anglais.
Le touriste devient dès lors celui qui voyage ou plutôt circule sans discernement, il est un
consommateur passif des choses lues dans son guide, il s’intéresse peu à ce qu’il voit, il
corrompt les lieux où il se rend car il y introduit une activité marchande, il est « l’idiot du
voyage » pour reprendre le terme du sociologue Jean-Didier Urbain731. Aussi, ce sont de
plus en plus les mauvaises manières de voyager qui sont décriées et donnent lieu aux
typologies de voyageurs précedemment évoquées et à une vision négative du touriste.
D’autres aspects du développement d’un tourisme pas encore totalement de masse
transparaissent en filigranes dans notre récit. Notamment la place qu’occupe désormais
le sport de plein air à partir de la fin du XIXe. On voit le narrateur s’adonner à des
excursions dans des gorges avec le résultat malheureux que l’on sait, à dos d’âne, ou à
l’assaut du Pic du Midi. Il fait d’aileurs une allusion à l’un des promoteurs français du
tourisme sportif, le Touring Club de France732, bien que cela soit pour constater la
persistance de réflexes anti-allemands :

Als ich wieder aufwache, sagt mir der Wegweiser unter den Bäumen, wo ich bin. ›Nach Bourg-
Madame 0,2 km . . . ‹ Wegweiser . . . Viele habe ich in den Bergen nicht getroffen. Auf manchen
stand: ›Geschenk von Citroën‹ – und viele stammten vom Touring Club de France. Der nimmt
heute noch, 1925, keine Deutschen auf, steht also an kleinbürgerlichen Vorurteilen dem
Deutschen Alpen-Verein keineswegs nach733.

Autre activité citée au détour d’une phrase, les sports d’hiver. Le narrateur se trouve à
l’hôtel de Super-Bagnères auquel conduit, nous précise-t-il, une remontée mécanique. La
saison d’hiver n’a pas commencé et sa solitude lui inspire des commentaires
mélancoliques : « Für mich allein wird ein Frühstück geschlachtet, und träumerische
Einsamkeit umfängt mich im weiβen Lavabo734. » Le caractère artificiel du lieu, ainsi que
la désolation qui en ressort dans l’entre-saison trouvent leur expression dans la violence
symbolique des termes « schlachten » et « umfangen ». Comme si la nature avait été
sacrifiée au tourisme et comme si le narrateur était prisonnier du lieu. On retrouve
également le champ lexical de la mort dans la description du Pau moderne, qui souligne
la laideur des constructions touristiques :

729 TUCHOLSKY, « Französische Provinz », Gesammelte…, op. cit., p. 125.


730 VENAYRE, Panorama…, op. cit., p. 417.
731 Jean-Didier URBAIN, L'idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, 2002.
732 Il s’agit de la première institution française créée en 1890 au départ pour développer le tourisme à

bicyclette. In : VENAYRE, Panorama…, op. cit., p. 424.


733 TUCHOLSKY, « Auf der Wiese », Gesammelte…, op. cit., p. 119.
734 TUCHOLSKY, « Drei Tage », Gesammelte…, op. cit., p. 108.

171
Pau hat alles, was so ein Ort braucht, der im Winter das Zentrum des Schneesports ist: große
Hotels, Kanalisation, Licht, gaunernde Geschäftsleute, es ist alles da. Sie haben sich bei der
Stadt ein ›Palais d'Hiver‹ aufgebaut, eine Scheußlichkeit aus Glas und Eisen; ein verstaubter
Bakkarat-Saal gähnt mit eingemummten Fauteuils, und wer verloren hat, sieht sich die
Innenausstattung an und stirbt am Schlag735.

Il est à noter que les lieux entièrement tournés vers le tourisme – et pas uniquement
les stations de ski, les villes thermales également736 – sont souvent décrits comme étant
vides, ennuyeux, et sans âme. Le constat de leur faible activité entre deux saisons en soi
est banal, mais la description qui en est faite comporte une critique sous-jacente. À Pau,
les animations pour touristes ont un aspect mécanique et conventionnel qui invite au
sommeil. La monotonie des lieux et des personnes est rendue également par la parataxe
et l’attitude désolée de la statue d’Henri IV :

Das Kurkonzert spielt noch immer wie eine Spieluhr, jetzt haben sie eine Carmen-Ouvertüre
am Wickel, sie hört sich an wie »Schlaf, Kindchen, schlaf . . . !« Die Damen wandeln, die Männer
trinken Bier und stärkende Limonaden, sanfte Winde wehen. Oben steht Heinrich der Vierte
und lächelt. Er lächelt über die Nachkommen seiner Schreiber, die sich da Musik vormachen
lassen; hier muß etwas vorgegangen sein, denkt er . . . »Ist denn kein Condé da?« Nein, es ist
keiner da. Der König sieht sich um. Er steht ganz allein 737.

Au-delà de la médiocrité de telles installations, l’appât du gain est parfois clairement


pointé du doigt. Tel est le cas notamment dans la station thermale Eaux-Chaudes, décrite
comme encore plus « empaillée » (« ausgestopfter ») qu’Eaux-Bonnes, et dont on apprend
qu’elle est en faillite pour cause de spéculation à outrance. L’effet de mode aussi est en
cause et le lieu semble s’être vengé du sort qui lui a été fait :

Der betrübte Badediener führt mich durch das Bad, das unter Sequester steht, sie haben in
keiner Zelle mehr einen Stuhl, wegen Gepfändetwordenseins. Das Badehaus ist ein riesiger
alter Kasten, mit sicherlich guten Quellen, aber trotz der schönen Namen, die sie führen:
›L'Esquirette Chaude‹ und ›Le Rey‹ und ›Minvielle‹ – sind sie zur Zeit nicht hoch im ärztlichen
Kurs notiert, und so hat sich eine plötzlich hinzugekommene Überspekulation, gegen die es
keine heißen Quellen gibt, gerächt – das Bad ist nur noch eine sich mühsam dahinschleppende
Sache738.

La recherche de profit est aussi dénoncée lors de l’excursion dans les Gorges de
Cacaoueta. Celles-ci ont été privatisées, défigurées par un grillage et rendues payantes. Le
narrateur souligne le paradoxe qu’il y a à payer pour se promener dans la nature par
plusieurs formules ironiques : « nichts verständlicher, als daß man eine Eintrittskarte in
die Natur zu lösen hatte. Zwei Frank fünfzig. Guten Morgen »739 et « (…) von hier ab
begann also die bezahlte Natur »740. À l’hôtel du Pic du Midi, le prix du logement est

735 TUCHOLSKY, « Pau », Gesammelte…, op. cit., p. 51.


736 « Eaux-Bonnes ist leer, die Saison ist im Absterben. Da stehen nur noch wenige Männer in der Halle
des Thermal-Gebäudes. », in : TUCHOLSKY, « Eaux-Bonnes », Gesammelte…, op. cit., p. 52.
737 TUCHOLSKY, « Pau », op. cit., p. 51.
738 TUCHOLSKY, « Eaux-Bonnes », op. cit., p. 53.
739 TUCHOLSKY, « Lieber Jakopp! », Gesammelte…, op. cit. p. 43.
740 Ibid., p. 44.

172
tellement élevé que le narrateur se dit dévalisé par l’hôtelier, souriant et sympatique au
demeurant, comme si cette pratique relevait de la routine : « Der Wirt schlägt mir die
letzten Goldplomben heraus, nimmt mir die Uhr fort und entläßt mich mit einem
fröhlichen: Glück auf! 741 » Il dénonce aussi le mitage du paysage que va entraîner la
construction de lieux d’hébergement pour touristes avec l’arrivée du train : « Und das
ganze Land wird in Hôtels ersaufen742. » En réalité, ce n’est pas tant le train qui est en
cause. Le journaliste relève certes les effets de la construction du chemin de fer, mais la
conclusion reste positive : « Zerstört die Bahn die Poesie ? keine Spur. Sie verwandelt sie
nur. Aber der Grund des Landes bleibt doch743. » Le narrateur ne tient donc pas un
discours anti-progrès. Le problème vient de la naissance d’une activité touristique qui
relève de l’industrie par ses dimensions et ses objectifs pécuniers, au détriment de
l’authenticité des lieux et de l’humain. Il s’agit d’un autre aspect du futur tourisme de
masse mis en lumière par ce récit et qui traduit une évolution historique et sociétale744.
Les guides de voyage cités par le narrateur – guide bleu d’Hachette, le Baedecker – en
sont une autre expression. Ils reflètent d’un côté la standardisation du voyage, devenu une
offre de service, et de l’autre, ils traduisent également la recherche du confort et de la
facilité comme critères premiers par les voyageurs modernes. Ils sont l’incarnation du
tourisme dans ses aspects négatifs et souvent un repoussoir pour les écrivains-voyageurs
du XXe siècle. Ceux-ci sont en effet encore plus en quête d’authenticité que leurs
prédécesseurs, du fait des évolutions que font subir les progrès techniques et l’essor du
tourisme planétaire aux paysages et aux sociétés en général.
Tucholsky ne s’enferme pas pour autant dans une posture passéiste. Il ne mythifie pas
une supposée authenticité des lieux comme ce peut être le cas chez d’autres écrivains de
son siècle745. Le narrateur s’intéresse beaucoup aux évolutions des espaces parcourus,
confrontant ce qu’il voit à ce qu’il a lu pour en tirer ses conclusions. Même s’il affirme qu’il
fait bon vivre dans ces petites villes de la province française, il ne tient jamais un discours
véritablement nostalgique. Il critique même ceux qui déplorent le changement,
voudraient perpétuer des modes de vie anciens, tout en profitant de la modernité pour
eux-mêmes746. Et il finit, rappellons le, par une ode à Paris, à la fin de son voyage dans les
Pyrénées, considéré à certains égards comme un voyage dans le temps, puisque la
province est décrite comme un monde du passé.

741 TUCHOLSKY, « Pic du Midi », op. cit., p. 96.


742 TUCHOLSKY, « Auf der Wiese », op. cit., p. 118.
743 Ibid., p. 119.
744 Le tourisme est la quatrième forme qui caractérise le voyage dans son évolution du XIX e au début du

XX siècle (avec le voyage découverte, le voyage santé, le voyage religieux) et qui est relevée par Venayre
e

dans l’ouvrage cité. Toutes ces formes sont présentes chez Tucholsky, commentées, voire critiquées et c’est
en cela que son récit illustre par moment une histoire du voyage et une sociologie du tourisme.
745 COGEZ, Partir…., op. cit. p. 212.
746 « Die weinerlichsten Schilderer der baskischen Eigenart müssen zugeben, in jedem Buch dreimal; es

verschwindet! Alles das verschwindet. Sprache, Eigenart, Sitten und Gebräuche, Aberglaube – denn man
mache uns doch ja nicht weis, dass sich dergleichen bei einer so umwälzenden Umgestaltung der Erde
erhalten kann! Ihr fahrt in der Stadt Untergrundbahn, und der tumbe Bauer soll ewig derselbe bleiben, ewig
derselbe. Er wird euch was husten. », in : « Saint-Jean-Pied-de-Port: Die Basken », op. cit., p. 37.
173
En somme on peut dire que Ein Pyrenäenbuch est à la lisière « entre écriture du monde
et réécriture de la bibliothèque »747. Il est un récit de voyage qui s’inscrit dans une
tradition littéraire ancienne, mais il fait aussi preuve de modernité par l’hybridité de la
forme qui le rapproche par moments du reportage. Si les références littéraires, cachées
ou avouées, de l’auteur sont souvent issues du XIXe, sa pratique d’écriture est, elle, bien
de son époque. Ainsi Tucholsky propose à ses lecteurs à la fois un déplacement dans
l’espace, mais aussi dans une culture et dans le temps, ce qui rejoint la définition du
voyage moderne selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Comme lui, il propose
une réflexion sur le sens du voyage et à travers la découverte des autres, il se dévoile lui-
même. Bien évidemment l’ambiguité demeure entre le narrateur et l’écrivain, entre des
procédés fictionnels et une volonté de restitution fidèle du vécu748. Ce tiraillement, on le
retrouve jusque dans les propos de Tucholsky. Celui-ci désavouera son ouvrage, qu’il
trouve raté, hormis le chapitre sur Lourdes749. Or ce chapitre est sans doute le plus
documenté, le plus descriptif pour une part, le plus critique et argumentatif pour une
autre. Autrement dit, le chapitre le plus réussi à ses yeux est le moins littéraire. Ceci
répond à notre intterogation antérieure, le récit de voyage, pour Tucholsky du moins, se
doit d’avoir une fonction heuristique. Le médiateur interculturel prime donc, à ses yeux,
sur l’homme de lettres.
Tucholsky a donc pratiqué un mélange des genres qu’il n’assume finalement pas. Cest
là tout le paradoxe car l’ouvrage sera, précisement pour cette raison très bien reçu par la
critique dans son ensemble.750
Voyons à présent en quoi sa pratique journalistique à Paris constitue une médiation
franco-allemande qui possède également en partie une dimension littéraire, tout en
relevant d’une volonté de reportage.

747 MONTALBETTI, « Entre écriture du monde et récriture de la bibliothèque », in : Miroirs de textes…,


op. cit., p. 3-16.
748 Ce métissage est constitutif de la littérature de voyage, comme l’exprime cette citation : « Entre

histoire et roman, le récit de voyage suit une topographie mouvante qui excelle à satisfaire des attentes
plurielles. Tiraillé entre ces deux modèles, il se joue de l’un et de l’autre, oscillant et subissant aussi
l’aimantation d’un troisième genre, lui aussi protéiforme, celui de l’autobiographie. » François HOURMANT,
Au pays de l’avenir radieux : voyages des intellectuels français en URSS, à Cuba et en Chine populaire, Paris,
Aubier, 2000, p.109. Cité par COGEZ, Ecrivains…, op. cit.p. 212-213.
749 Article « Aus aller Welt », déjà cité, voir p. 121 de cette thèse.
750 Helga Bemmann souligne que le livre a eu à sa sortie un très grand écho. Par ailleurs, chaque critique

trouvait une qualité différente à l’ouvrage : l’absence de descriptions, le côté très personnel, la
représentation plastique de Lourdes, l’importance accordée aux hommes et non aux paysages, l’originalité
et la diversité des styles… Elle cite plusieurs commentaires de journaux, in : BEMMANN, Kurt Tucholsky, op.
cit., p. 339-340.
174
3. Les modalités d’une médiation
journalistique

3.1. Premiers travaux parisiens


3.1.1. La mission du correspondant étranger
Tout au long de sa vie, Tucholsky va s’interroger dans ses articles ainsi que dans sa
correspondance sur le métier de journaliste, son sens, son impact, ses travers et ses
limites. Il en vient ainsi à ébaucher une théorie de la mission du journaliste à l’étranger.
Au cours de sa période parisienne, il va s’intéresser en particulier à la question du travail
des correspondants étrangers, dont il fait désormais partie751. Cette question est pour lui
de première importance car les articles portant sur un pays étranger conditionnent
l’image que les lecteurs auront de cette nation. À l’instar des récits de voyage, ils façonnent
les mentalités, ce qui peut avoir indirectement des répercussions sur la paix lorsque la
nation voisine est continuellement présentée sous des traits négatifs ou si son image est
erronnée. Entre 1924 et 1929, Tucholsky écrit de façon assez régulière sur le sujet des
textes critiques et méta-journalistiques qui procèdent à une mise en abyme de son propre
travail. Il y met notamment en avant les raisons de ces pratiques discutables au sein de la
presse allemande. À ses yeux, ce ne seraient pas tellement les journalistes qui seraient en
cause mais leurs commanditaires qui tiendraient les cordons de la bourse et qui ne
voudraient pas les desserrer.
Dans deux textes datant des débuts de son séjour, Tucholsky insiste en particulier sur
l’aspect financier, qui est à ses yeux la condition indispensable pour acquérir le statut d’un
journalisme de qualité à l’étranger. Le premier, « Auslandskorrespondenten» 752 , qui date
d’août 1924, est un premier constat à chaud, quelque quatre mois après son arrivée à
Paris. Selon lui, l’ensemble des représentants allemands en France, qu’ils soient
journalistes, mais aussi délégués de l’Ambassade, de commerce notamment, ne possèdent
pas, à quelques rares exceptions près, les moyens de leur représentation. Or dans un pays
où l’on est étranger, l’image que l’on donne de soi est essentielle, elle donne un gage en

751 À partir de février 1924, Tucholsky signe un contrat avec l’hebdomadaire berlinois alors important,
Die Weltbühne, qui lui permet de s’établir à Paris sans que soit décidé au départ que ce lieu de travail sera
durable. Il doit livrer deux articles par semaine à son directeur de rédaction et ami, Siegfried Jacobsohn.
Tucholsky s’engage également à produire trois articles mensuels pour les pages culturelles de Die Vossische
Zeitung, l’un des plus vieux et prestigieux quotidiens de Berlin. A ce journal d’envergure nationale, il doit
fournir des articles pour les pages culturelles sur ses observations à Paris. Tucholsky écrira également de
façon ponctuelle pour diverses publications, afin d’augmenter ses revenus. In : HEPP, Kurt Tucholsky.
Biographische…, op. cit., p. 255. BEMMANN, Kurt Tucholsky. Ein Lebensbild, op. cit., p. 304
752 TUCHOLSKY, « Auslandskorrespondenten », Gesammelte.., op. cit., tome 3, p. 447.

175
quelque sorte, avant que l’on puisse faire ses preuves sur d’autres critères. Tucholsky
l’affirme sans ambages, l’argent ouvre les portes de la société et tel est bien le but quand
un journaliste veut comprendre un pays et rapporter ce qui s’y passe. Il n’est évidemment
pas question de corruption, mais il s’agit simplement de pouvoir tisser des relations à
toutes les échelles de la société et de nouer des contacts avec tous les milieux :

Um in die kulturelle und soziale Struktur eines Landes ohne allzuviel Zeitverlust tief
einzudringen, dazu bedarf es – neben den persönlichen Eigenschaften des Beobachters, wie
Sprachkenntnis, Menschenkenntnis, natürliches Benehmen – guter gesellschaftlicher
Beziehungen. Dieser Kontakt zur Gesellschaft der obern und auch noch der mittlern Klassen
kostet Geld. Und für diese Art Spesen hat man in Deutschland niemals Verständnis gehabt753.

Remarquons au passage que les qualités ici citées sont les mêmes que celles
précédemment évoquées de l’écrivain-voyageur ou du voyageur idéal pour Tucholsky.
L’argent est en revanche une nécessité supplémentaire pour qui souhaite correctement
exercer le métier de correspondant à l’étranger. L’auteur s’en explique pour faire taire les
récriminations des éditeurs, lesquels justifient leur souci d’économie par la situation
difficile de l’Allemagne. Son argument porte sur l’ignorance des éditeurs : il n’y aurait
jamais eu de compréhension pour ce type de dépenses dans son pays par manque de
connaissance des formes que prend la sociabilité à l’étranger :

So, wie in Deutschland die bessern Sachen abends beim Dreimännerskat entschieden werden,
am Stammtisch, bei stillen Besprechungen in einer Weinstube: so blühen die Beziehungen in
England im Klub, in Frankreich auf den Teenachmittagen, in den Premieren, auf Banketts
(…)754

Tucholsky insiste sur l’importance des relations humaines, le fait d’intégrer les cercles
intimes pour avoir acccès aux confidences et informations exclusives. Pour cela, il faut
avoir les moyens de recevoir soi-même et de tenir salon, ce qui, à l’étranger, ne serait pas
une pratique élitiste, à la différence de l’Allemagne755. Sans cela, le correspondant ne
pourrait que rester à la surface des choses et se contenter de recycler des informations
qu’il obtiendrait indirectement. Il est en effet qualifié de « dernier maillon de la chaîne »
et de « poubelle à papier »756. Ces métaphores dédaigneuses soulignent son absence de
reconnaissance sociale ainsi que sa passivité. Il récolte ce que d’autres lui jettent. Ce statut
dégradant est également mis en lumière par une autre métaphore déshumanisante. Le
correspondant est réduit à l’état de machine : « eine Registriermaschine der
Landespresse, angewiesen auf die kleinen Klatschinformationen der Couloirs, der

753 Ibid., p. 448.


754 Ibid., p. 449. Ou encore sur l’importance des lieux de résidence et des fréquentations à l’étranger :
« Das gesamte Ausland rangiert sozial viel unbarmherziger ein, als wir es tun; wohnst du in London im
Westen, dann bist du unweigerlich eingeordnet; verkehrst du in Paris in einer bestimmten
Gesellschaftsklasse, dann weiß die Welt, auf die es für dich ankommt, Bescheid », in : ibid., p.450.
755 « ‘einen Salon machen’ (….) (ein Begriff, den es im Ausland in der unsnobistischen Form gibt, wie man

sie bei uns nicht mehr kennt », in : ibid., p. 448.


756 Ibid., p. 449.

176
Kollegen, der zweiten Hand. Das ist nichts»757 . De même, la comparaison avec un
sténographe souligne la dimension mécanique de son travail, son absence d’autonomie. Il
ne fait que copier au lieu de rechercher l’information lui-même pour ensuite la diffuser.
Tucholsky dénie tout simplement à l’Allemagne le fait d’avoir de vrais correspondants
étrangers. Or les conséquences de cette situation ne sont pas seulement néfastes pour ces
journalistes empêchés de faire leur travail, une mission dont il souligne l’importance
(« dieser unendlich wichtiger Betrieb »), puisqu’il s’agit de rien de moins que de « dire la
vérité »758. Elles le sont aussi pour les administrations et organisations allemandes qui
restent dans l’ignorance de la réalité étrangère. D’où l’appel de Tucholsky aux
entrepreneurs qui détiennent les journaux à investir dans l’intérêt de chacun759.
Environ un an après son arrivée en France, Tucholsky précise sa pensée dans un nouvel
article, « Auslandsberichte »760. Il revient sur la question, centrale à ses yeux, du manque
d’argent et de ses conséquences761, à savoir le fait que les correspondants ne peuvent que
se contenter de recopier les nouvelles dans la presse locale762. Non seulement ce travail
pourrait être fait depuis Berlin mais surtout, les lecteurs allemands ne sont pas en mesure
d’apprécier telle ou telle information par manque de connaissance de la presse française :

In den meisten Fällen kennt der Leser den jeweiligen Charakter der fremden Zeitung nicht, er
kann sie nicht richtig auseinanderhalten, und das französische ›Zwölf-Uhr-Mittagsblatt‹, der
französische ›Lokalanzeiger‹ und der französische ›Börsencourier‹ werden ihm meist alle
hintereinander ohne Kommentar serviert; er ist nicht in der Lage, Schwere und Bedeutung der
einzelnen Zeitungen richtig abzuwägen, er kennt in den wenigsten Fällen ihre Auflageziffern,
geschweige denn Parteizugehörigkeit, Interessentengruppe, Nuance und öffentliche
Geltung763.

Les références aux journaux allemands rendent le propos de Tucholsky plus concret
pour ses lecteurs qui peuvent identifier des différences de ligne éditoriale d’un titre à
l’autre. Même si Tucholsky se sert régulièrement de la formule - quelque peu facile et qui
peut sembler dogmatique - « dire la vérité », dans cet article il insiste bien sur le fait que
les journaux ne reflètent pas fidèlement la réalité. Ils sont l’expression de l’opinion d’un

757 Ibid., p. 448.


758 « Die Wahrheit sagen », un leitmotiv dans les articles de Tucholsky tout au long de sa vie. Ici deux
occurrences dans le texte, en début d’article p. 447 et à la fin, p. 450.
759 Ibid., p. 450 : « Macht deutsche Auslandsjournalisten. Ihr habt noch fast keine. Aber bei uns haben ja

die Unternehmer immer nur kalkuliert und nie gerechnet. »


760 TUCHOLSKY, « Auslandsberichte », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 119.
761 On en trouve également un écho dans une lettre adressée à Georg Grosz du 11.03. 1925 : « Die Folge

für den Schriftsteller sieht so aus : er kann keinen Aufwand machen, sieht nichts von der Welt und bleibt
ein ungeladener Revolver, oder er macht –wie ich– einen Zwangskompromiβ mit bürgerlichen Blättern, um
überhaupt was von der Welt zu sehen. Glauben Sie, daβ ich einen Artikel, wie den mit Hölz, der Ihnen
gefallen hat, von den honoraren der Linksblätter hätte schreiben können ? Die schicken mich nicht nach
Marseille, bei denen langts kaum bis Halle. », in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 167.
762 Il illustre cette pratique par une citation mise en exergue qui prête à sourire : « Wien, 19. November.

Aus Amsterdam wird uns gemeldet: Nach Mitteilungen der pariser Presse hat der ›Daily Telegraph‹ ein
Telegramm des ›New York Herald‹ aus Konstantinopel erhalten. Danach soll die Brotkarte in Berlin
eingeführt werden Zeitungsmeldung aus dem Krieg ». In : ibid.
763 Ibid.

177
journaliste ou d’un journal. Il faut ne pas confondre copie et original, soit le journal et la
réalité :

Das Leben eines Landes spielt sich eben nicht in seinen Zeitungen ab. Man kann zwar aus
diesen Zeitungen viel ersehen, wenn man auch sonst gut Bescheid weiß – ihre Macht soll nicht
unterschätzt werden. Aber eine Zeitung ist keine Kamera – Journalisten sind Abzeichner. Man
muß immer Bild und Wirklichkeit vergleichen764.

Le lecteur a donc un rôle à jouer : celui d’avoir l’esprit en alerte, de comparer les
données, les opinions, afin de se faire sa propre idée.
L'autre grief que Tucholsky fait aux éditeurs allemands porte sur l'exigence imposée
aux correspondants de fournir des informations non politiques, que l'auteur qualifie de
faits divers. Or elles donnent une image déformée et grotesque du pays étranger :

Die faits divers sind auch schuld daran, dass die eine Nation die andre für einen Haufen
tobsüchtig gewordener, ewig ehebrechender, halbirrer, sonderlinghafter, unter völlig
desperaten Umständen lebender und mit Revolvern herumfuchtelnder Menschen hält 765.

Tucholsky rappelle que ces défauts de la presse allemande ne sont pas nouveaux,
puisque Fontane, auteur de référence à ses yeux, s’en moquait déjà, à l’époque où il
écrivait pour le journal « Kreuzzeitung » des nouvelles anglaises écrites depuis Berlin.
Tucholsky explique que certaines choses ne peuvent pas se faire à distance :

Zwanzig verschiedene Milieus im fremden Lande immer wieder aufsuchen: Akademiker,


Gewerkschaftssekretäre, Geistlichkeit, den Adel, die Industrie, die Bauern und die
Volksschullehrer. Was man in Berlin nicht kann, ist: im gesellschaftlichen Verkehr mit den
Fremden auf jene Halbtöne zu horchen, auf die es so sehr ankommt, jene unwägbare
Stimmung einzufangen, Zufälligkeiten vom Prinzipiellen zu sondern und Typen zu sehen 766.

Il en revient à postuler la nécessité de contact direct avec la population locale, et plus


précisement avec toutes les couches de la société. Il s’agit du seul moyen de parvenir à
percevoir les nuances de ce qui ne se dit ou ne se voit pas aisément et nécessite le
décryptage d’un bon observateur 767. À la différence de la presse allemande, les
journalistes du « Temps » et du « Times » en seraient, eux, capables. Tout comme les
industriels allemands qui ne regardent pas à la dépense car ils ont compris qu’il en va de
leur intérêt d’être bien informés.
Cependant, Tucholsky n’idéalise pas non plus la manière dont est pratiqué le
journalisme à l’étranger. Dans l’article « Wieso768 », écrit à la fin de l’année 1925, il fait
part, désabusé, de son expérience après avoir fréquenté les correspondants étrangers du
monde entier. Dès le titre, la question est posée de savoir pourquoi on lit un journal. La

764 Ibid., p. 120.


765 Ibid.
766 Ibid., p. 121.
767 Tucholsky insiste à nouveau sur les différences culturelles et la nécessité plus grande des frais de

bouche à l’étranger : « Um das zu erreichen, muß der Beobachter finanziell völlig frei sein und das besonders
im Ausland, wo man andre Tischsitten und eine viel größere Geselligkeit beim Essen hat. », in : ibid., p. 122.
768 TUCHOLSKY, « Wieso », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 278.

178
réponse qui semblerait évidente et qu’il formule, « pour apprendre ce qui se passe dans
le monde? »769, est d’emblée hypothéquée par l’affirmation que l’on y trouve au mieux des
manières de voir les événements. Mais là n’est pas le problème car Tucholsky réaffirme
son credo, l’objectivité n’existe pas. Ce qu’il critique cette fois-ci est le manque d’éthique
dans la profession. Celle-ci traite un événement en fonction des répercussions qu’elle lui
attribue, présentant les faits d’une certaine manière, de façon à anticiper les réactions du
milieu politique et économique en particulier. Outre que cela équivaut à une forme de
manipulation de l’opinion, Tucholsky dénonce l’importance que la profession s’attribue à
tort :

Man muß einmal einer Unterhaltung von Nachrichtenmännern beigewohnt haben, die
darüber beraten, ob man dieses oder jenes ›geben‹ könne. Sie denken an alles: an die Wirkung
der Nachricht auf die Börse, auf die Rechte, die Linke, auf das Inland und das Ausland – und
sie pflegen gern die Größe dieser Wirkung zu überschätzen –; nur auf einen einzigen Gedanken
kommen sie überhaupt nicht: daß man etwa die Dinge so schreiben könnte, wie sie sich
zugetragen haben, also: wie man sie sieht. Von den Redaktionen, die die Berichte ihrer
Korrespondenten nach Belieben zurechtstutzen, zu schweigen770.

Puisque l’objectivité n’existe pas, Tucholsky plaide pour une description subjective
assumée de l’événement. Il s’agit de dire son idée des choses, et non ce qui ferait plaisir
ou peur à un tiers.Voilà sans doute ce qu’il entend par la formule si souvent répétée de
« dire la vérité ».
Ces dérives de la profession seraient particulièrement marquées en France, où les
journalistes sont décrits comme étant experts dans l’art d’enrober et de révéler une
information par la mise en page, la typographie, le placement de l’article, de sorte que la
forme du texte semble davantage travaillée que le contenu. Seuls deux journaux feraient
du vrai travail journalistique à ses yeux : « Der ‘Temps’ und das ‘Journal des Débats’
beschreiben die Ereignisse, die andern drucken sie771. » Bien que ce problème soit
dénoncé par des auteurs français en vogue772, leurs critiques ne sont lues et perçues que
par une minorité de la population, le reste croit ce qui est écrit dans les journaux.
L’absence d’esprit critique du lecteur est renforcée par le fait qu’il ne lit généralement
qu’un seul journal, ne pouvant ainsi confronter les différences de points de vues.
La conclusion de cette réflexion est que le journalisme, quelle que soit l’origine des
correspondants, est une affaire soumise à de nombreux intérêts qui travestissent la vérité.
Au fil de son séjour à Paris, Tucholsky en vient à remettre en cause tous les maillons de le
chaîne de l’information : les propriétaires des journaux qui, par cupidité, ne saisissent pas
les enjeux d’un investissement, ni ce qui doit faire le cœur de l’information sur
l’international. Les journalistes qui, par leur arrogance et leur soumission aux puissants,

769 Ibid.
770 Ibid., p. 279.
771 Ibid.
772 Tucholsky cite l’historien journaliste Lucien Romier et son Explication de notre Temps, paru en 1925,

et Vingt Leçons de Journalisme, paru en 1920, du journaliste Robert de Jouvenel.


179
produisent une image faussée de la réalité. Enfin les lecteurs qui ne cherchent pas assez à
déméler le vrai du faux en multipliant les lectures.
En 1928 Tucholsky donne une illustration cette fois satirique des conséquences de ce
type de journalisme dans « Der pont de l’Alma fliegt in die Luft »773. Cet article parodie le
travail des correspondants étrangers en prenant pour sujet un faux fait divers à Paris.

Am achten Juni, morgens genau um neun Uhr zwanzig, flog in Paris die ›Pont de l’Alma‹
benannte Seine-Brücke mit ungeheuerm Getöse in die Luft und kam schon nach kurzer Zeit
ratenweise wieder herunter. Die Panik, die in der Stadt ausbrach, war unbeschreiblich und
verdient daher eine kurze Beschreibung774.

La recherche de sensationnalisme se lit à la fois dans la précision des données, qui se


veut gage de sérieux, mais n’apporte rien d’instructif, tout comme dans le registre lexical,
familier et hyperbolique, ainsi que dans des affirmations contradictoires
(« unbeschreiblich »/ « kurze Beschreibung ») qui reflètent une rédaction à la hâte. Le
reste de l’article est de la même teneur. Il retrace le déroulé de l’événement et la gestion
de cette information par tous les acteurs de la chaîne médiatique, ainsi que les acteurs
politiques et économiques. Les commentaires sur la réaction des autorités françaises sont
formulés dans une langue inélégante et même grammaticalement incorrecte. Ils reflètent
par ailleurs des préjugés anti-français : le président de la République est habillé de façon
ridicule, il est présenté comme quelqu’un d’insconcient qui doit être cadré par son préfet
de police. Paris serait un lieu arriéré où le téléphone n’existe pas encore775.
La recherche du « scoop » à tout prix est dénoncée de façon implicite par
l’invraisemblance de la situation : les reporters américains annoncent la nouvelle avant
que l’explosion n’ait lieu, les journaux français concluent hâtivement à un attentat, chaque
titre publiant une photo différente du prétendu coupable, puis tous démentent
l’information en tout petit, afin ne pas reconnaître trop ouvertement leur erreur. Les
journalistes allemands, trop excités par l’événement, ne parviennent pas à écrire sur les
lieux du sinistre, se disputent, et, tel un troupeau, vont finalement prendre leur
renseignement auprès de leur ambassadeur. Celui-ci nie l’accident, bien que son
ambassade ait été endommagée par l’explosion. Il leur déconseille d’écrire sur le sujet
pour des raisons politiques, ce à quoi les journalistes acquiescent par respect pour cette
haute personnalité.
L’information parvient néanmoins dans les rédactions allemandes, mais déformée.
L’explosion du pont devient un accident de train et fait l’objet d’un chantage mercantile
au sein de la rédaction du Berliner Lokalanzeiger : « Eisenbahnunfälle und ähnliches wird
nur gebracht, wenn die Versicherungsgesellschaften inserieren! Merken Sie sich das: wir

773TUCHOLSKY, « Der pont de l’Alma fliegt in die Luft », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 163.
774Ibid.
775 « Der rasch herbeigerufene Sanitätsdienst konnte nur noch den soeben eingetretenen

Polizeipräfekten feststellen, der die Geistesgegenwart hatte, den Präsidenten der Republik telefonisch zu
verhindern, seinen lächelnden Zylinder über den Steintrümmern zu lüften. Bei dieser Gelegenheit hat der
Präfekt beschlossen, in Paris das Telefon einzuführen. » in : ibid.
180
haben hier die Unabhängigkeit des Inseratenteils!776 » Les milieux politiques
instrumentalisent l’information. Elle sert de sujet d’opposition entre Hambourg et la
Bavière, cette dernière étant vexée d’avoir obtenu l’information par la chancellerie après
sa rivale du Nord. Un grand éditeur de journaux pose la question de savoir quand Berlin
fera exploser un pont pour pouvoir rivaliser avec Paris auprès des touristes américains.
Le gouvernement allemand saisit l’occasion pour mettre cette idée en œuvre, afin de
redorer son blason et de faire adhérer le peuple à la République.
La piètre qualité des journaux allemands est une dernière fois mise en lumière par la
lecture des éditoriaux consacrés à l’évenement. Ceux-ci semblent traiter un tout autre
sujet, tant leurs conclusions divergent. Ils présentent les caractéristiques de ce qui se fait
de pire dans la presse allemande selon Tucholsky : un mélange de réaction, de religiosité,
d’anti-communisme, de nationalisme et de provincialisme :

Nach Lektüre aller Leitartikel aber zeigt uns dieser Vorgang aufs neue:
die Vergänglichkeit der irdischen Werke;
die Größe Deutschlands;
die Wahrheit des christlichen Gedankens;
die Notwendigkeit der Beibehaltung der Simultan-Schule;
die Notwendigkeit der Abschaffung der Simultan-Schule;
die Schurkerei des Bolschewismus sowie die Dringlichkeit des Baus einer neuen
Eisenbahnbrücke im Kreise Oldenburg-Nord
(Nichtgewünschtes bitte zu durchstreichen!) 777

Ce faux article de presse se conclut sous forme de post-scriptum, dans lequel, à l’instar
des journaux français, l’information sur l’explosion du pont de l’Alma est démentie ou
plutôt rectifiée. Il s’agissait en réalité de travaux de peinture sur le Tower Bridge de
Londres. Mais le journal ne veut pas reconnaître ses torts : « Eine Änderung unsres
grundsätzlichen Standpunktes kann dies natürlich nicht herbeiführen. / Ereignisse haben
manchmal unrecht – die Zeitung hat es nie778. » Tucholsky analyse les conséquences d’un
tel journalisme qui vont de la désinformation d’un pays à une manipulation à des fins de
politique intérieure comme l’illustre cette satire, et comme il l‘affirme plus explicitement
encore dans « Auslandsberichte » : « Das Zeug unterrichtet keinen und führt höchstens zu
innenpolitischem Mißbrauch »779.
Tucholsky développe une critique méta-journalistique des pratiques de la presse de
son époque car il est guidé par sa volonté de médiation. Bien qu’il s’agisse d’un article
fictif, ce texte illustre une nouvelle fois comment, lors d’un transfert culturel, la
dynamique d’intégration d’un élément exogène est conditionnée par les intérêts de la
culture d’accueil. Intérêts pratiques pour les acteurs de la presse, du milieu politique et
économique qui utilisent l’événement français comme bon leur semble. Intérêt

776 Ibid., p. 164.


777 Ibid., p. 165-166.
778 Ibid., p. 165.
779 TUCHOLSKY, « Auslandsberichte », Gesammelte…, op. cit., p. 119.

181
idéologique de Tucholsky qui, en rendant visible ce mécanisme dans ce faux article,
dénonce implicitement les sentiments anti-français.
La médiation de Tucholsky est d’ailleurs elle aussi guidée par son intérêt, qui est
d’œuvrer pour le pacifisme via une entente franco-allemande. S’il veut corriger l’image de
la France dans les journaux et dans l’esprit des gens, ce n’est pas uniquement par amour
de la culture française, mais pour éviter une nouvelle guerre.
Dans de nombreux articles, Tucholsky s’applique à dénoncer les dangers de la
méconnaissance entre Français et Allemands, ainsi que des représentations erronées. Il
énumère à cette fin quelques-uns des clichés sur Paris.
Il en va ainsi des Apaches, ces bandes de jeunes voyous qui terrorisent certains
quartiers de Paris à la Belle Époque. L’écho de leurs méfaits est au début du siècle amplifié
par le développement du fait-divers dans la presse et par quelques romans policiers
français à grand tirage (Maurice Leblanc et le « gentleman cambrioleur » Arsène Lupin,
Gaston Leroux et le détective Rouletabille, Pierre Souvestre et Marcel Allain et leur « génie
du crime » Fantômas…)780. Ce contexte renforce une mythologie déjà existante de Paris
comme ville de la noce et du crime. La presse étrangère s’empare également du
phénomène Apaches et contribue à sa popularisation au-delà de l’existence réelle de ces
bandes dont la plupart sont fauchées par la Première Guerre mondiale781. Tucholsky cite
quelques titres d’articles de reporters traitant du sujet, et qu’il qualifie de tissus de
mensonges : « ›Kokain auf dem Montmartre‹, ›In den Salons des Faubourg Saint-
Germain‹ und ›Nachts auf La Villette‹ 782». Ces articles à sensation prétendraient répondre
à une demande du lectorat783, ce à quoi Tucholsky oppose que la motivation réelle est
l’appât du gain et que ce folklore a des conséquences néfastes :

Bedauerlich ist nur, daß dieser Kram einer anständigen Verständigungsarbeit zuwiderläuft –
die verfälschten Berichte von den »japanischen Dirnen in Paris«, von den »Stadtgesprächen in
London«, von dem gesamten verlogenen Stadtbild werden gelesen und, wenn sie illustriert
sind, gefressen. Und sie bleiben haften – im Gegensatz zur Wahrheit, die grauer ist, nicht
immer amüsant, manchmal langweilig784.

Ces représentations restent ancrées dans les esprits des Allemands ; on comprend
implicitement le risque de considérer les Français comme de dangereux bandits amoraux,
en cas de nouveau conflit entre les deux nations. Le dernier argument que Tucholsky
emploie pour saper la légitimité de ces récits porte sur la légitimité de ces journalistes :

780 Jacques BOURQUIN, « Dominique Kalifa L'encre et le sang », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière
» [En ligne], Numéro 4 | 2002, consulté le 18 septembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/rhei/63
781 L’historienne Michelle Perrot : « La guerre : Veuve suprême. Ainsi finirent les Apaches. », in : Michelle

PERROT, « Dans le Paris de la Belle Époque, les « Apaches », premières bandes de jeunes », La lettre de
l'enfance et de l'adolescence, 2007/1 (n° 67), p. 71-78. DOI : 10.3917/lett.067.0071. URL : https://www-
cairn-int-info.lama.univ-amu.fr/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2007-1-page-71.htm
782 TUCHOLSKY, « Durchaus unpassende Geschichten », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 336.
783 Cet argument n’est pas improbable. Ce type de lectures est également très en vogue en France dans

les publications romanesques et journalistiques, comme l’a démontré Dominique Kalifa dans L’encre et le
sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995.
784 TUCHOLSKY, « Durchaus unpassende Geschichten », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 336.

182
quelle crédibilité peut-on leur accorder lorsqu’ils prétendent avoir approché ces gangs de
criminels, quand on sait déjà la difficulté à connaître et comprendre ceux de son propre
pays ? Pour y parvenir, il faudrait non seulement diposer de temps mais aussi de
compétences linguistiques et culturelles, que Tucholsky lui-même reconnaît ne pas
posséder. Il passe par la comparaison avec l’univers berlinois pour achever de convaincre
son lecteur :

Ich habe einiges aus diesem Milieu gesehen, aber ich halte einen ephemeren Beobachter nicht
für legitimiert, andres als nur kurze Eindrücke darüber auszusagen – denn ich muß mir so
vieles erst mühsam übersetzen, was sie da heraussprudeln; ich höre nicht die Unterschiede in
den Dialekten der Arrondissements, und während ich ziemlich genau angeben kann, ob ein
Berlinisch aus der Klosterstraße oder vom Wedding stammt, fehlt mir vorläufig eine solch
genaue Kenntnis von Paris785.

Dans un autre article, « Die Dekadenten »786, la critique se fait plus virulente. Tucholsky
accuse les anciens correspondants étrangers à Paris d’avoir directement contribué au
déclenchement de la Première Guerre mondiale, aux côtés des cercles militaire et
politique, en propageant une image négative de la nation française : « Die haben
unentwegt und durch Jahre hindurch behauptet, dieses Land sei am Ende, sei krank,
dekadent, schwach, kernfaul… » 787. Cette image de la France décadente prolonge les
stéréotypes véhiculés par la presse allemande depuis le XIXe siècle788, tout comme
d’ailleurs l’évocation anachronique des Apaches offre une nouvelle version du vice
inhérent au peuple français. Cette représentation est sans doute confortée par les discours
sur la décadence qui voient le jour à la fin du XIXe siècle en lien avec le sentiment de
l’homme moderne de vivre la fin d’une époque et en lien, également, avec les théories
évolutionnistes. Celles-ci considèrent que l’humanité, à l’instar des individus, possède une
jeunesse, une maturité et une viellesse. Le mouvement de l’Occident vers son déclin serait
inévitable. Le thème de l’accélération du siècle vers sa fin est alors très répandu. En
France, Paul Bourget est l’un des principaux théoriciens de la décadence, il fait le constat
d’un épuisement physique et nerveux de la race et d’une « nausée universelle »789 des
peuples face à la médiocrité d’un monde vieillisant. En Allemagne, Max Nordau théorise
également dans son ouvrage, Entartung (1892), la dégénérescence physique et mentale
de l’individu, mettant en cause notamment l’urbanisation accélérée, il diagnostique plus
largement le déclin de la civilisation, en particulier dans le domaine des arts.
À cette prétendue dégénérescence française, portée par un thème en vogue, Tucholsky
oppose les faits : les Français ont remporté la guerre. Il le fait cependant dans des termes

785 Ibid.
786 TUCHOLSKY, « Die Dekadenten », op. cit., p. 276.
787 Ibid.
788 Michael JEISMANN, La patrie de l’ennemi.., op. cit.
789 Paul BOURGET, Essais de Psychologie Contemporaine, 2 vols (Paris, Lemerre, 1885), I, p. 19-20. Cité

par : Catherine RANCY, « Chapitre I - La période esthétique et décadente », dans : Fantastique et décadence
en Angleterre : 1890-1914. sous la direction de Rancy Catherine. Paris, C.N.R.S. Éditions, « Littératures »,
1982, p. 3-24. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/fantastique-et-decadence-en-angleterre-
1890-1914--9782222031178-page-3.htm
183
qui n’ont rien de mesuré, ce qui, remarquons le au passage, ne sert pas forcément son
propos :

Daß sechzig kriegerische Millionen vierzig nichts als ruhebedürftige Millionen besiegen
können, leuchtet ein. Daß aber eine wunderbare Kraft, die in keinem Bizeps in die Erscheinung
tritt, den Franzosen die Fähigkeit verlieh, während des Krieges niemals die Nerven zu
verlieren, davon hat man uns nichts gesagt. Im tiefen Unglück, vor der Marne-Schlacht, im
höchsten Glück, im November 1918, immer gemessen zu bleiben, immer das Gleichgewicht zu
behalten – das scheint mir gar nicht dekadent. Aber die Schilderer brauchten das 790.

Selon Tucholsky les correspondants allemands qu’ils côtoient à Paris poursuivent cette
œuvre de diffamation. Preuve en est, les clichés que l’on trouve dans des articles récents
et qui sont ceux d’hier : le pays qui se meurt faute d’enfants, les femmes aux mœurs
légères, les hommes truands... Tucholsky y oppose sa vision de la France qu’il va
développer longuement dans d’autres articles, celle d’un pays sain, en paix avec lui-même
et les autres : « Denn so etwas von ruhiger Zufriedenheit, von allgemeiner
Ausgeglichenheit, von tiefer, tiefer Bürgerlichkeit war noch nicht da (….), sie ist das
Allerunromantischste von der Welt.»791 Il entend aussi casser cette image du Paris
bohême et dangereux en ironisant dans cet article sur les correspondants étrangers qui
survivent dans le dangereux coupe-gorge que serait Paris.
Tucholsky règle également ses comptes avec la presse allemande nationaliste qui,
chaque semaine, va au-delà du cliché dans ses articles – un cliché n’est pas nécessairement
mal-intentionné – et verse dans la caricature sur Paris. Ces articles sont qualifiés par lui
de « mensonges criminels » qui abreuvent les « Stammtisch » du pays792. Tucholsky pointe
d’une part ce que nous avons démontré avant : l’incapacité des rédacteurs à comprendre
véritablement la France, car ils puiseraient uniquement leur information dans la presse
française, mais sans en comprendre le fonctionnement. Or ceci entraîne à ses yeux une
double méprise culturelle. Les journaux français seraient très américanisés dans le sens
où ils titrent sur des faits-divers à sensation pour faire vendre. Par conséquent leur ligne
éditoriale ne reflète pas le quotidien français. D’autre part, les journalistes allemands se
tromperaient également sur le crédit qu’accordent les Français eux-mêmes à ces
nouvelles :

Man findet im ›Matin‹ und noch mehr im ›Journal‹ und im ›Petit Journal‹ auf der ersten Seite
den letzten Raubmord mit Fotografie, aber es ist geradezu widersinnig, danach auf die
wirkliche Geistesverfassung des französischen Volkes und auf die wirklichen Zustände in
Frankreich zu schließen. Die Zeitung übt in Frankreich denselben Einfluß aus wie überall; aber
sie wird lange nicht so ernsthaft genommen, wie beispielsweise in Deutschland, sondern sie
wird gelesen und häufig mit einem Achselzucken weggeworfen 793.

790 TUCHOLSKY, « Die Dekadenten », op. cit., p. 276.


791 Ibid.
792 TUCHOLSKY, « Wie sich der deutsche Stammtisch Paris vorstellt », Gesammelte…, op. cit., tome, 4, p

341.
793 Ibid., p. 342.

184
Plus profondément, Tucholsky accuse ces correspondants de sciemment fausser
l’image de la France :

Sie fälschen den Volkscharakter dieses ultrabourgeoisen Landes zu einer tobsüchtigen und
bösartigen Gesinnung um, sie fälschen die Figur der arbeitsamen und anständigen
französischen Frau zur Allerweltskokotte, sie fälschen den wahrhaft friedfertigen
französischen Volkswillen, der seine Ruhe haben will, zur Mentalität eines heulenden
Irrenhauskandidaten794.

Dans cet article-ci, Tucholsky exprime de façon très explicite le danger qu’il y voit, en
rappelant le précédent du premier conflit mondial : « Die Deutschen sind damals über den
wahren französischen Volkscharakter (…) ebenso getäuscht worden, wie über die wahre
Weltgeltung Frankreichs »795. Il met en garde ses lecteurs et en appelle à la responsabilité
de chacun pour éviter un nouveau drame : « Sie haben uns schon einmal in einen Krieg
hineingehetzt, sie werden es wieder tun. An uns ist es, den verderblichen Einfluß dieser
Presse mit den äußersten Mitteln zu bekämpfen796. »
On retrouve cette même préoccupation dans « Zwischen zwei Kriegen »797, dont le titre
est évocateur. Au constat renouvelé de la méconnaissance mutuelle entre Français et
Allemands, Tucholsky ajoute celui de l’inefficacité des seuls groupes qui œuvrent pour un
rapprochement, les pacifistes et les artistes. Aussi ne reste-t-il que la presse pour informer
la population. La réflexion est désabusée, car du côté allemand, la presse, presque
entièrement aux mains de réactionnaires, ne veut pas informer. Du côté français, la
volonté est davantage présente, mais l’information sur le voisin est trop rare pour avoir
une réelle portée. La conclusion est à la fois prophétique pour le lecteur d’aujourd’hui et
– volontairement ? – alarmante pour celui de l’époque :

Wir gehen nicht den Weg des Friedens. Es ist nicht wahr, dass freundliche Gespräche am
Genfer See den Urgrund künftiger Kriege aus dem Wege räumen werden: die freie Wirtschaft,
die Zollgrenzen und die absolute Souveränität des Staates. Die Kinder unsrer bekanntesten
Männer haben alle Aussicht, unbekannte Soldaten zu werden. Deutschland hat nicht nötig, sich
in eine Monarchie zu verwandeln – diese Republik tut es auch, und viel gefährlicher als bärtige
Wotan-Anbeter sind die philosophischen Verfechter eines schwarz-rot-goldenen
Befreiungskampfes. Wir stehen da, wo wir im Jahre 1900 gestanden haben. Zwischen zwei
Kriegen798.

Tucholsky dénonce ceux qu’il considère comme les responsables de la guerre : les
acteurs de l’économie capitaliste et les acteurs politiques pour qui priment
respectivement le profit et la préservation de leur pouvoir politique. Raison pour laquelle
il critique une nouvelle fois les discussions interétatiques dans le cadre de la Société des
Nations et du traité de Locarno. Elles ne pourraient rien face aux mentalités allemandes,
impregnées de nationalisme et de militarisme, sous la République comme sous l’Empire.

794 Ibid.
795 Ibid., p. 343.
796 Ibid.
797 TUCHOLSKY, « Zwischen zwei Kriegen », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 36.
798 Ibid., p. 40-41.

185
Dans cet ensemble d’articles méta-journalistiques, on trouve également quelques
allusions critiques sur la presse française, qui, elle aussi, contribuerait à cette
méconnaissance. Cependant, elles sont beaucoup moins nombreuses.
Trois ans après son arrivée en France, à l’été 1927, Tucholsky fait un bilan de ses
connaissances sur le sujet dans « Was weiss der Franzose vom Deutschen? »799. Dans cet
article, le ton est bien plus sévère que dans « Zwischen zwei Kriegen » à l’encontre des
médias français. Le Français ne peut quasiment pas s’informer sur l’Allemagne :

aus seinen Zeitungen erfährt er gewißlich nichts (….) Auszunehmen ist hier der ›Temps‹, der
brillant informiert wird – (…). Aber der Rest ist, wenn man von der Tagespolitik absieht,
geradezu kläglich zu nennen800.

Il en résulte que le Français est en réalité encore plus ignorant de son voisin que
l’inverse. Les raisons sont en revanche différentes. Elles tiennent à la nature des sujets
traités par les journaux français. Ceux-ci ne s’intéressent guère à l’actualité allemande qui
n’est pas de nature politique. De plus, ils laissent de manière générale peu de place aux
informations culturelles, à ce que les Allemands appellent « Feuilleton» 801 . Tucholsky
réaffirme la dangerosité de cet état de fait : il favorise les mensonges sur l’autre, « qui,
heureusement, sont rares» 802 ; il susciterait également plus facilement la méfiance et la
crédulité en cas de nouvelle propagande guerrière.

(…) wenn man von den wahrhaft Gebildeten absieht, ist die Kenntnis deutscher Literatur,
deutschen Lebens, deutscher Lebensauffassung in Frankreich gering zu nennen 803.

On comprend indirectement le projet journalistique de Tucholsky via ce commentaire.


Instruire son lecteur allemand sur la littérature, le quotidien et la manière d’envisager la
vie en France, - des sujets relevant donc du Feuilleton -, voilà ce qui renseigne sur un pays,
au-delà de la seule vie politique. Voilà qui permet d’agir sur les mentalités et de pacifier
les esprits donc de faire acte de médiation.
Ici et là, Tucholsky relève les quelques mensonges propagés sur l’Allemagne dans la
presse française. Le journaliste Henri Béraud est de nouveau visé au détour d’un article,
pour un livre portant cette fois-ci sur le voisin rhénan : « ein Buch voll infamer

799 TUCHOLSKY, « Was weiβ der Franzose vom Deutschen? », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 280.
800 Ibid., p. 280-281.
801 Le feuilleton est un genre journalistique hybride existant depuis quelque 150 ans lorsque Tucholsky

écrit ceci. Il emprunte certains codes (narratifs, stylistiques…) à la littérature, tout en se rapprochant par
d’autres aspects (format bref d’un article, sujet souvent ancré dans le quotidien, enquête sur le terrain…)
du journalisme. Il est particulièrement populaire à l’époque de l’Aufklärung car il permet d’instruire tout en
distrayant. À l’époque de la Jeune Allemagne, il permet aux écrivains dissidents, tels Börne, Heine et Laube
de s’exprimer. À la fin du XIXe siècle, Fontane y déploie ses talents d’écrivain. Puis le feuilleton connait un
regain d’intérêt sous la République de Weimar. « De tels articles, tout en empruntant leur cadre formel au
discours journalistique, avaient des ambitions littéraires : tout en s’insérant dans le quotidien, ils le
transposaient et l’interprétaient ; ils pouvaient se référer à des faits mais les esthétisaient. » F. KNOPPER,
“Guerre et journalisme culturel : les variantes du “feuilleton” durant la Première Guerre”, Cahiers d’Études
Germaniques [Online], 66 | 2014, Online since 17 December 2017, connection on 23 February 2021.
802 En français, « rar », dans le texte : TUCHOLSKY, « Was weiβ der Franzose vom Deutschen? »,

Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 281.


803 TUCHOLSKY, « Was weiβ der Franzose vom Deutschen? », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 281.

186
Verleumdungen (…) So werden Kriege vorbereitet» 804 . Est épinglé également, l’ouvrage
d’un journaliste, membre de l’Action française, Charles Benoist. Tucholsky cite un long
passage dans lequel celui-ci décrit « l’Allemand typique » et ceci l’amène à qualifier ce
portait d’incomplet, de faux et de juste à la fois, mais aussi de brillant805. Il l’intéresse car
il fournit des hétéro-stéréotypes, ainsi : « Der Deutsche kommt von seinen Universitäten,
wie er einst au seinen Wäldern getreten ist806. » Tucholsky en livre une interprétation :
« für den Franzosen haftet dem Deutschen etwas von einer ‘brute’ an» 807. Cet ouvrage
tend ainsi un miroir aux Allemands comme le dénote le titre de l’article, un miroir bien
sûr déformé puisqu’écrit par un nationaliste français, mais il invite selon Tucholsky à la
réflexion. Il met en évidence la distance qui sépare encore les deux peuples, quelles que
soient les discussions au sommet des États : « die Kluft zwischen diesen beiden Völkern
ist sehr, sehr groβ808. » De même, Tucholsky évoque d’autres clichés récurrents dans les
journaux ultra-nationalistes – l’exportation par l’Allemagne de cocaïne vers la France – et
qui sont repris dans un roman dont il fait la recension. Il en fait une brève auto-citation,
afin d’expliquer l’intérêt de faire courir de telles idées :

Und nun läßt der Herr Nobody einen Deutschen sagen: »Das machen wir so. Für die
Aristokratie in Frankreich haben wir das. Kokain, für das Proletariat den Bolschewismus.« Da
kannst nix machen. Und ich würde diesen Unfug, der zu der ehrlichen und anständigen
Haltung der breiten Masse der Franzosen in starkem Gegensatz steht, gar nicht zitieren, wenn
dies nicht international wäre: soziale Revolutionen immer als Werk des bösen Landesfeindes
darzustellen809.

User de représentations mensongères sur l’autre, le désigner comme un dangereux


ennemi permet de créer un bouc émissaire qui fédère en interne. Cela rejoint l’analyse
déjà évoquée de M. Jeismann sur la figure de l’ennemi810.
Tucholsky ne s’étend pas davantage sur l’ignorance des Français envers les Allemands,
leur nationalisme ou la mauvaise qualité de leur presse car il veut offrir une autre image
de ce peuple aux Allemands et ne pas conforter les a priori de certains de ses compatriotes.
Comme l’a souligné Gerhard Kraiker, ce qui intéresse Tucholsky tout au long de sa carrière
journalistique, n’est pas tant l’actualité politique, les événements au jour le jour, que ce
qu’il nomme « Geistverfassung », c’est-à-dire l’état d’esprit de ses contemporains811. Faire
un portrait des Français pour les lecteurs allemands, loin des stéréotypes, voilà la
première tâche à laquelle il s’adonne, une fois à Paris.

804 TUCHOLSKY, « Ein Franzose im alten Berlin », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 323.
805 TUCHOLSKY, « Deutschenspiegel », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 175.
806 Ibid., p. 176.
807 Ibid.
808 Ibid., p. 177.
809 TUCHOLSKY, « Auf dem Nachttisch », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 129.
810 Cf notamment p. 67 sq. de ce travail.
811 Gerhard KRAIKER, « ‘Vertikaler Journalismus’. Kurt Tucholskys politische Publizistik der Jahre 1911-

1933 », in : Sabina BECKER, Ute MAACK (dir.), Kurt Tucholsky…., op. cit., 277-309.
187
3.1.2. Le portrait des Français
Tucholsky veut donc dire la vérité sur le prétendu ennemi héréditaire en partant de
son expérience personnelle en France, de sa rencontre avec ce pays et ses habitants.
Concrètement, cela se traduit par la description de comportements individuels et
collectifs, par des explications sur la manière de vivre, de s’exprimer, de penser, sur tout
ce qui, selon lui, apporte un éclairage sur l’état d’esprit d’un peuple, son « âme ». Ceci dit,
on comprend d’emblée la difficulté de l’entreprise, pour ne pas dire son danger. Comment
décrire un pays et sa population sans tomber dans des généralisations abusives, voire des
propos essentialistes ? Comme nous allons le voir, Tucholsky a tendance à vouloir
restituer les traits supposément caractéristiques des Français. Il parle très souvent des
Français, voire même du Français, formulation qui, de facto, suppose déjà une certaine
essentialisation.
Dans les deux premières années du séjour à Paris, Tucholsky écrit de nombreux articles
dans lesquels il dépeint longuement les Français. Sa fascination pour son pays-hôte est
particulièrement visible dans ses premiers textes. Le rapport de Tucholsky à la France va
évoluer tout au long du séjour et plus largement de sa vie. Eva Philippoff évoque ainsi une
quasi idylle pour la période 1924-1926, puis elle intitule la période suivante (1927-1933)
« une idole est corrigée »812. Tucholsky esquisse donc peu à peu un portrait, qui connaît,
au fil du temps et en raison de certaines désillusions, des correctifs, mais qui reste le
même dans l’ensemble. En somme, il conçoit le voisin français comme un peuple aimable
et courtois, qui aime mener une vie simple et tranquille, qui ne s’occupe ni des affaires de
son voisin de palier, ni de celles de son voisin rhénan. En résumé, il se le représente
comme un peuple plutôt petit bougeois et inoffensif. Cela semble cariractural, et, qui plus
est, surprenant pour un commentateur perspicace quant aux petits travers humains. Mais
comme nous allons le voir, il y a une forme de candeur dans ce portrait qui s’explique par
l’enchantement personnel de notre auteur. Celui-ci se sent revivre après avoir quitté son
pays813. À cette raison s’ajoute, et en cela Tucholsky joue bien son rôle de médiateur, une
volonté de se faire le défenseur de la France auprès de ses compatriotes, de corriger leurs
préjugés à des fins pacifistes. Nous avançons la thèse qu’il s’agit d’un portrait orienté, qu’il
l’ait été tout à fait consciemment ou pas. Pour tenter de trancher cette question, il faudrait
analyser également la correspondance de l’auteur, or nous avons pris le parti de n’aborder
sa médiation qu’à travers ses textes destinés à être publiés.
Tucholsky part du constat que les fausses images sur l’étranger sont chose universelle ;
il ne tente pas par conséquent d’expliquer l’origine et le fonctionnement de ces
représentations.

Jede Nation hat sich immer und überall auf der Welt von den andern ein vereinfachendes
Plakatbild gemacht, das meist so vergröbert ist, dass es überhaupt nicht mehr stimmt (…)
Engländer haben Backenbart und karierte Hosen; die Amerikaner legen die Beine auf den

812 Eva PHILIPPOFF, Kurt Tucholskys Frankreichbild, Munich, Minerva Publikation, 1978, op.cit., p. VII-XI.
813 Sentiment exprimé notamment dans le poème Park Monceau, op. cit.
188
Tisch, Deutsche essen Sauerkraut – immer, in allen Lebenslagen – und die Franzosen? Die
Franzosen habens mit den Weibern – man weiß das ja! – trinken Champagner und sind
leichtfertige Windhunde814.

Dans cet article, comme dans la série intitulée « Nationales », il énumère certains
stéréotypes et clichés. Il confronte ainsi les Allemands à ce que ces images peuvent avoir
de ridicule les concernant et donc par extension de réductrices également pour les autres
nations. Il n’y a pas à proprement parler de méthode ni de théorie dans son travail de
déconstruction des représentations. Sa méthode semble de prime abord purement
empirique ; elle passe par l’observation des Français au quotidien. Elle est tout autant
subjective, car Tucholsky accorde de l’intérêt à certaines choses et pas à d’autres, il émet
des jugements personnels sur ce qu’il constate, il rend compte de ses propres
impressions815. La démarche est donc semblable à celle employée pour les textes sur le
voyage. Néanmoins Tucholsky est constamment animé par une volonté quasiment
didactique, à en juger par ses fréquents bilans.
Ainsi peu de temps après son arrivée, il fait un premier bilan816 de ce qu’il a vu et
compris de son pays hôte. « Paris817 » est un article qui reprend une trame classique chez
Tucholsky : il débute par un sujet annexe, en l’occurrence, la facette touristique de Paris,
qualifiée de « Weltstadt » tout d’abord, puis de « Fremdenstadt ». Ce dernier terme, plus
dépréciatif, met en évidence le fait que ce Paris n’est pas le Paris authentique, celui des
Français, mais celui des étrangers fascinés par une fausse image de la ville. Ce sujet n’est
pas développé davantage et le journaliste se concentre ensuite sur le thème central, à
savoir la véritable identité de la ville et de ses habitants. Puis, vers la fin du texte, le
journaliste passe de façon assez abrupte à des considérations sur l’Allemagne. Cette
structuration en trois temps – point de départ (souvent prétexte servant d’accroche :
citation, anecdote, lecture…), développement sur la France, puis conclusion sur

814 TUCHOLSKY, « Das Falsche Plakat von Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 418.
815 Pour Alexis TAUTOU, ses chroniques proposent un point de vue sur la France : « les articles sont écrits
à chaud, sous le coup d’impressions, d’émotions, et leur auteur ne recherche pas la vérité dans de patients
raisonnements philosophiques ou dans d’encyclopédiques théorisations, mais dans la fulgurance empirique
de l’instantané. », in : http://www.contreligne.eu/2013/12/images-et-stereotypes-kurt-tucholsky-journaliste-a-
paris
816 Tucholsky fait fréquemment des bilans, ce qui est signe d’une volonté didactique et d’un projet

pédagogique pour reprendre des termes de Marmetschke (cf sa typologie de médiateurs p. 32 et p. 52 de


cette thèse). Le plus souvent, il établit un bilan de ses propres observations et des connaissances acquises
progressivement en France : soit au tout début de son séjour, comme dans cet article-ci « Paris » ; soit à la
fin d’un voyage : nous avons déjà évoqué dans Ein Pyrenäenbuch (écrit en 1925), son bilan de la province
française (cf chapitre « Französische Provinz » et son commentaire p. 156 sq de cette thèse) et le bilan de
son séjour parisien dans le chapitre « Dank an Frankreich » (cf commentaire p. 135 de cette thèse) ; en 1927,
il résume ce qu’il pense que les Français savent des Allemands dans l’article « Was weiβ der Franzose vom
Deutschen ? » (cf commentaire p. 181 de cette thèse) ; enfin, il refait le point sur son séjour en 1928 dans
l’article « Der Ruf auf der Straβe », Gesammelte…, tome 6., op. cit., p. 166 (évoqué dans cette thèse p. 294). Il
ne fait, en revanche, pas de bilan de fin séjour car son départ s’apparente à une fuite (terme employé par
Raddatz dans : « Tod als Nicht-Utopie », in : ARNOLD Heinz Ludwig (dir.), Kurt Tucholsky, op. cit., p. 11) vers
une nouvelle vie à l’étranger. Il ne rentre en effet pas dans son pays, mais se trouve un autre « voyage », une
autre échappatoire, en Suède en l’occurrence.
817 TUCHOLSKY, « Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 378.

189
l’Allemagne – met en valeur sa pratique de la médiation. Elle consiste en une
dédiabolisation du voisin dont Tucholsky présente et explique les codes et le
fonctionnement. Mais elle traduit aussi par un retour sur soi la manière dont l’identité se
constitue en opérant un décentrement par l’altérité. Lorsque le point de départ, comme
dans cet article, est un cliché sur la France, la construction de l’article repose alors souvent
sur la dialectique thèse (cliché), antithèse (déconstruction du cliché) et synthèse sur
l’Allemagne. Cela met en évidence à quel point les articles de Tucholsky sur la France ont
une fonction pédagogique pour ses lecteurs allemands.
Dans cet article pourtant intitulé « Paris », la ville de Paris, ses habitants et plus
largement les Français sont identiques les uns aux autres818. Il en ressort que le peuple
français se distingue par ses bonnes manières (« alle Leute [sind] nett zu einander (…),
höflich »819), qu’il est très travailleur (« Paris ist eine Stadt, in der ungeheuer gearbeitet
wird; (…) mehr als bei uns und vor allem viel intensiver. »820), qu’il souhaite mener une
vie paisible et discrète (« Der Franzose ist ein außerordentlich zurückhaltender Mensch,
der fast anonym lebt und leben will. »821), qu’il traite les étrangers avec politesse. Même
lorsque persiste une légère antipathie envers les Allemands dans certains milieux, elle est
modérée (« Die Animosität ist übrigens lange nicht so groß wie die gleiche in Deutschland
gegen Franzosen. »822). Le Français se désintéresse de la politique, de la guerre, ce qui lui
importe est sa tranquilité et son bien-être matériel :

Was der Franzose will, ist: Ruhe. Den beiden Schlagworten: »Pas de guerre!« und »Pas de vie
chère!« steht unsichtbar ein drittes zur Seite, das das gesamte französische Leben beherrscht:
»Pas d'histoires!« Das Volk mag nicht mehr: keinen Krieg, keine Verwicklungen, keine
Reibereien823.

Toutes ces qualités attribuées aux Français (hormis leur pacifisme) pourraient
correspondre aux valeurs allemandes. Autrement dit, semble vouloir dire Tucholsky, nos
voisins ne sont pas si différents de nous. Cette idée est d’ailleurs formulée :

[…] man wird gewahr, dass unter den gleichen ökonomischen Bedingungen in dem gleichen
Mitteleuropa die Menschentypen nicht so wesentlich verschieden sein können und es auch
nicht sind824.

Comme l’a justement souligné Karl-Heinz Götze, ce constat signifie : « pas de raison de
se faire la guerre donc825 ». D’où une conclusion dans laquelle Tucholsky prend

818 Par la suite, lorsqu’il aura voyagé en France, Tucholsky fera la différence entre Paris et la province,
que ce soit dans Ein Pyrenäenbuch ou dans ses articles.
819 TUCHOLSKY, « Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 379.
820 Ibid.
821 Ibid., p. 380.
822 Ibid., p. 381.
823 Ibid., p. 382.
824 Ibid., p. 380.
825 Karl-Heinz GÖTZE, « Im Paradies der kleinen Leute », in : Cahiers d'Etudes germaniques, n° 31 (Kurt

Tucholsky), 1996, p. 26.


190
l’Allemagne à partie, il l’appelle à changer de comportement et à entamer un dialogue
constructif avec la France826.
Certaines caractéristiques des Français définies ou simplement sous-entendues dans
ce texte, que l’on peut qualifier de liminaire tant il donne le ton à venir, vont réapparaître
dans de nombreux articles postérieurs. « Humain », « bourgeois », « neutre » sont des
qualificatifs omni présents. Ils méritent quelques explications quant à l’usage qu’en fait
Tucholsky. Parfois ils servent de miroir inversé à la représentation que donne notre
auteur de ses compatriotes. Parfois, au contraire, ils ont pour fonction de contredire la
conception que ceux-ci ont de leurs voisins français, soulignant in fine les parallèles entre
les deux cultures.
Ainsi Paris devrait son charme, non pas à des spectacles, à son architecture ou à un
autre motif, mais à l’humanité de ses habitants, laquelle se traduit par une certaine
manière de vivre : « Der Franzose (…) lebt sein Leben mit einer leichten Freude, mit einer
Innigkeit, mit einer herzlichen Liebe zur Natur und den anderen Menschen, die wir fast
vergessen haben827. » Tucholsky illustre cette vision un brin idyllique et rousseauiste par
des exemples de choses vues ou vécues, l’attitude calme et polie dans le métro aux heures
de pointes, des cerises échangées entre une passagère et un contrôleur de tramway, la
disponibilité naturelle et cordiale de commerçants pour répondre à ses questions, les
relations libres et simples au sein des familles… Bien qu’il s’en défende828, Tucholsky
idéalise malgré tout ces comportements car, de quelques observations ponctuelles et
anecdotiques, il semble établir des généralités. Mais surtout, cette tendance à tout
regarder sous un jour positif est une réaction à sa société d’origine. Il l’avoue d’ailleurs à
la fin de l’article : « Und anfangs empfand ich das pariser Glück immer als etwas Negatives:
keine Nervosität und keine unhöflichen Menschen in der Untergrundbahn und keine
endlosen Schwierigkeiten, wenn ich einmal nachts nach Hause fahren wollte, und keine
Rempeleien in Lokalen. »829 Cette idéalisation des premiers jours ne va cependant pas

826 Pour en donner un aperçu : « Es hat politisch nie so günstig für Deutschland ausgesehen wie in diesem

Augenblick. Seit Jahren treibt Deutschland dieses törichte Spiel: es gibt in der Sache nach, behält sich aber
vor, den Verhandlungsgegner hinterher zu beschimpfen. Man nennt das bei uns Prestige.Es mag ja in Halle
sicherlich einen großen Eindruck machen, wenn irgendein Leutnant feststellt, Deutschland sei eigentlich
gar nicht besiegt worden, und für Halle reichen diese Redeübungen auch aus. In der Welt kümmert sich kein
Mensch mehr um diese Frage, die längst entschieden ist… », in : TUCHOLSKY, « Paris », Gesammelte…, op.
cit., tome 3, p. 382-383. Tucholsky reproche à l’Allemagne un double langage sur la scène internationale et
nationale qui la dessert. Il rappelle par ailleurs que l’Allemagne, ayant perdu la guerre, ne peut se permettre
de formuler des exigences, hormis celle d’être traitée dignement dans l’exécution du traité de Versailles et
dans ses relations aux autres nations.
827 TUCHOLSKY, « Das menschliche Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 396. Cet article déclenche

une controverse avec les lecteurs qui trouvent ce portait des Français trop idéalisant. In : TUCHOLSKY,
Gesamtausgabe, op. cit., tome 6, Kommentar 78, p. 573.
828 « Denn es wäre grundverkehrt, nun die Franzosen zu Idealmenschen zu stempeln, und ich mag diese

deutschen Literaten und Reisenden gar nicht, die hier in jedem Aschbecher ein ›echt französisches
Dokument alter Tradition‹ sehen. (Besonders die Kunsthändler sollte man in dieser Beziehung einzeln und
sorgfältig totschießen.) Ich finde den Typus dieser bedingungslos begeisterten Franzosenlecker genau so
übel wie die vorpommerschen Landrichter, die von Frankreich zwar nichts wissen, aber furchtbar darauf
schimpfen. Man muß die Dinge auch einmal abseits von der Ruhr und abseits von Picasso sehen können. ».
In : TUCHOLSKY, « Das menschliche Paris », Gesammelte…, op. cit., p. 397-398.
829 Ibid., p. 399.

191
jusqu’au manichéisme. Tucholsky exprime – sans doute de manière maladroite – le fait
que les codes culturels et les mentalités ne sont pas les mêmes dans les deux pays. Les
Français ne sont pas meilleurs, mais ils placent l’individu avant l’étiquette sociale ou le
collectif, ces deux plaies allemandes selon le journaliste. C’est en cela que les Français lui
paraissent « humains ». C’est ainsi qu’il faut comprendre cette affirmation forte : « Hier
bin ich Mensch – und nicht nur Zivilist. » du poème Park Monceau830. Tucholsky avance
deux facteurs à cela : l’institution militaire et le cloisonnement rigide du corps social. En
France, l’armée n’a pas la main-mise sur la société. En France, on ne se glorifie pas d’une
identité fondée sur l’appartenance régionale, la profession ou sa position familiale : « ‘Ich
als Schleswig-Holsteiner’, ‘Ich als mittlerer Beamter’ und sogar: ‘Ich als Vater’ … »831
L’auteur en conclut ainsi que l’être humain en France ne revêt pas un masque, il est
simplement.
Cette conviction selon laquelle l’Allemagne aurait perdu de son humanité, comparée à
la France, Tucholsky va la thématiser tout au long de son séjour parisien. Il va en effet
consacrer deux textes au sujet, en 1927832, puis 1928833. Dans le premier, il dénonce
l’inflation et l’usage galvaudé du terme humain (« menschlich ») dans la langue allemande,
qui traduit paradoxalement une absence d’humanité dans une société où la fonction
professionnelle, qualifiée de « Berufseintelkeiten », prime sur l’individu.

Es ist die ehemals preußische Furcht darin, alles Menschliche sei von vornherein verdächtig,
unangemessen, ungehörig – und es wird darum verjagt wie Singvögel von einem
Kasernenhof834.

Le constat est encore plus sévère dans l’article suivant qui qualifie de schizophrénie la
distinction entre la fonction, ce qui relève du « Dienst », et ce qui relève de l’homme. Deux
conséquences à cela, tout d’abord l’incompréhension avec les autres peuples, qui, en se
montrant humains, c’est-à-dire naturels – un adjectif que Tucholsky emploie à l’envi
concernant les Français dans ses premiers textes parisiens –, ne peuvent être que
suspects :

Aber das ist die deutsche Lebensauffassung, die die Verständigung mit andern Völkern so
schwer macht. Das ›Menschliche‹ steht hierzulande im leichten Ludergeruch der Unordnung,
der Aufsässigkeit, des unkontrollierbaren Durcheinanders 835.

D’autre part, l’homme allemand, ne peut être heureux. Il est presque toujours en
représentation, à censurer son comportement et ses sentiments, qui, du coup, s’en
trouvent aliénés. Tucholsky ne nie pas leur humanité à ses compatriotes, mais il
diagnostique un processus de déshumanisation : « Verseelt haben sie sich ». Si
l’affirmation que l’Allemand ne trouve le repos que dans le tombeau prête à rire, les

830 TUCHOLSKY, « Park Monceau », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 378.


831 TUCHOLSKY, « Das menschliche Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 396.
832 TUCHOLSKY, « Das ‘’Menschliche’’ », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 270.
833 TUCHOLSKY, « Das ‘’Menschliche’’ », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 138.
834 TUCHOLSKY, « Das ‘’Menschliche’’ », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 271.
835 TUCHOLSKY, « Das Menschliche », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 139.

192
conséquences politiques que Tucholsky dessine en creux sont accusatoires. Elles ne
manquent pas de pertinence pour le lecteur d’aujourd’hui. On est tenté de les mettre en
parallèle avec ce qu’Hannah Arendt nommera la « banalité du mal836 » à propos
d’Eichmann, à savoir commettre des crimes sans que cela pose de cas de conscience, avec
la conviction d’un devoir à accomplir qui annule le sentiment de responsabilité
individuelle. Tucholsky dénonce justement cette déresponsabilisation à l’œuvre :

Daher alle die Ausreden: « Sehen Sie, ich bin ja menschlich durchaus Ihrer Ansicht » – daher
die im tiefsten feige Verantwortungslosigkeit aller derer, die sich hinter ein Ressort
verkriechen. Denn wer einem schlechten System dient, kann sich nicht in gewissen heiklen
Situationen damit herausreden, daß er ja ›eigentlich‹ und ›menschlich‹ nicht mitspiele . . . Dient
er? Dann trägt er einen Teil der Verantwortung837.

L’humanité tant vantée des Français ne se limite pas à leurs manières agréables envers
autrui. Elle réside également dans leur mode de vie bourgeois. Dans de nombreux articles,
les Français sont qualifiés de bourgeois, sans que cela soit véritablement
explicité838. L’emploi de ce terme est d’autant plus surprenant qu’appliqué aux Allemands,
il est connoté négativement car associé à l’esprit de province, réactionnaire et étriqué, ou
encore au personnage berlinois Herr Wendriner. Ce matérialiste, faussement cultivé et
progressiste, n’incarne pas tant la figure de l’Allemagne nationaliste que Tucholsky
exècre, qu’une médiocrité humaine ridicule. Rapporté à la France, l’adjectif prend
cependant une tout autre signification. Par « bourgeois », Tucholsky n’entend pas la
grande bougeoisie, dont il affirme qu’il est difficile d’y avoir ses entrées, mais davantage
la toute petite bougeoisie, ce qu’il appelle lui-même à diverses reprises les petites gens839.
Il les observe dans la rue, au travail et il les décrit dans ses articles. De fait, le terme
« bürgerlich » est souvent associé à la description de la France laborieuse, manière de
tordre le cou aux mensonges propagés par les nationalistes allemands sur la France
indolente840 ou bien de souligner l’aspect artificiel du « Paris by night », réservé aux
fantasmes des touristes, puisque les Français dorment, eux, avant d’aller travailler841.

836 Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.
837 TUCHOLSKY, « Das Menschliche », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 140.
838 Sans pouvoir être exhaustif, c’est le cas notamment dans : « Das menschliche Paris », « Das falsche

Plakat von Paris », « Wie sich der deutsche Stammtisch Paris vorstellt », « Rue Mouffetard » …
839 Terme également employé à Lourdes dans Ein Pyrenäenbuch. Lourdes serait la ville des petites gens.

In : TUCHOLSKY, « Lourdes. III Siebenundsechzig Jahre », op. cit., p. 64.


840 « Ich kann es den geradezu lächerlichen Ausstreuungen kenntnisloser Nationaler gegenüber nicht oft

genug wiederholen: es gibt wohl kaum ein arbeitsameres Volk als die Franzosen. Ob man ihnen in allen
ihren Methoden zustimmen kann, ob sie als Kaufleute in allen Punkten hieb- und stichfest sind, das zu
beurteilen getraue ich mich nach ein paar Monaten Aufenthalt nicht. (…) Aber sicherlich gibt es kein
bürgerlicheres Volk als die Franzosen, und Paris macht da keine Ausnahme. », in : TUCHOLSKY, « Das
Falsche Plakat », Gesammelte…., op. cit., p. 417.
841 « Jetzt ist es Nacht, Paris ist still, die Boulevards sind leer, oben auf Montmartre, wo die Lokale ihre

Pagen, ›chasseurs‹, haben – daher man denn die Parallele ›Jägerstraße‹ sich nicht ganz verkneifen kann –
oben auf Montmartre spielt ein Kohorte Ausländer den andern Ausländern noch etwas pariser Nachtleben
vor – die Bürger schlafen, weil sie morgen früh, sehr früh aufstehen werden. », in : TUCHOLSKY, « Die
Apachen », Gesammelte…., op. cit., tome 4, p. 32.
193
Cette France là travaille beaucoup, mais elle sait aussi profiter de la vie et de joies
simples, en dépit des aléas économiques, politiques ou personnels. Ce serait une autre
caractéristique fondamentale que l’on retrouve dans des articles adoptant une écriture
mimétiquement proche de l’oralité. Tel ce chauffeur de taxi conduisant Tucholsky dans
Paris et qui le surprend en se mettant à siffler. Situation impensable en Allemagne selon
le journaliste étonné puisque la réalisation du métier passe avant la réalisation humaine ;
aussi traduit-il sa surprise par un enchaînement de phrases très brèves et percutantes au
style direct : « Wie denn? Im Dienst? Er hat gar keinen Dienst842. » Et l’auteur de se faire
l’interprète de ce comportement, reflet d’un bien-être satisfait par des besoins
élémentaires :

Er pfeift, weil er zufrieden ist, weils ihm Spaß macht, auf der Welt zu sein, weil er gut gegessen
hat, weil er nicht mehr Sorgen hat, als zum notwendigen Betrieb und zur Aufrechterhaltung
des Schwergewichts absolut nötig sind. Der Mann wird gut und gern seine achthundert Francs
verdienen, wahrscheinlich mehr. Aber er kommt damit aus, manchmal drückt manches, aber
es geht doch. Essen, Wein, Kleidung, nur die Wohnung liegt qualitativ – wie bei allen Parisern
– mehrere Stufen unter der übrigen Lebensführung, es ist, als wohnten sie in der Wohnung
eines minderbemittelten Freundes. Jedenfalls pfeift er. (…) Er ist weder Optimist noch Mitglied
des französischen Reichsbundes Allgemeiner Droschkenchauffeure noch Arbeitnehmer und
als solcher ... er ist: natürlich. Ist dem nahe, was andre Leute beinahe vergessen haben: dem
Leben und der Natur, dem Ding, das man nicht nennen kann 843.

Cette longue explication repose de nouveau sur une argumentation d’inspiration


rousseauiste sur la nécessaire proximité avec la nature, loin des artifices de la ville. Elle
porte une nouvelle accusation à demi-mot du mode de vie allemand qui pervertit
l’individu par des codes sociaux éloignés de la nature et donc de l’humain.
Tucholsky dresse un tableau identique des Français dans un texte parodique sur la
fausse rencontre entre notre journaliste et Mme Doumergue, que le lecteur suppose être
la femme du président du même nom. Celle-ci lui confie ce qui importe au petit peuple
français : « Sie kennen doch den kleinen Mann in Frankreich: sein Essen, seinen Wein, ein
glückliches Familienleben, seine ungestörte Arbeit und keine Geschichten. Da haben Sie
sein politisches Programm844. » Bien évidemment le trait est forcé, mais l’ensemble est
assez proche de ce que décrit Tucholsky dans les articles où il se veut réaliste. Si ce texte
léger a pour fonction de faire rire, il rend compte aussi aux lecteurs de toutes les inepties
qui peuvent être écrites dans la presse allemande en convoquant des stéréotypes. Les
fastes d’un autre temps et l’histoire tragique des rois de France sont rappelés par
l’entrevue dans un palais de style « Louis Seizeste », par un cérémonial avec un personnel
qualifié de « Untersetzter Lakai », plus proche de la servitude que de la liberté
républicaine ; quant aux artistes français et étrangers vivant à Paris, ils s’adonnent à l’art
par ennui et sont qualifiés de « psychopathes ». Ces stéréotypes reflètent l’attrait, la
fascination même qu’exerce la France chez bien des Allemands, tout autant que son rejet

842 TUCHOLSKY, « Einer pfeift sich einen », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 71.
843 Ibid.
844 TUCHOLSKY, « Interview mit Frau Doumergues », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 422.

194
et sa critique. De même, Tucholsky se joue de la crédulité des lecteurs et des faux-
semblants en inventant la figure de Mme Doumergue. À la fin de l’article, il avoue la
supercherie : « Herr Doumergue ist zu seinem Glück nicht verheiratet. /Merk: Er ist nicht
mehr Präsident und hat inzwischen geheiratet845. »
Parfois, Tucholsky donne directement la parole à ces petites gens, afin de montrer, plus
sérieusement, qu’ils ont également des préoccupations. Dans « Der kleine Mann
spricht»846, le journaliste prétend retranscrire des conversations qu’il a eues avec
diverses personnes, aussi bien à son initiative qu’à celles de ses interlocuteurs. En
soulignant la fréquence et la réciprocité de ces échanges847, il signifie qu’une relation de
confiance s’est installée. Il entend ainsi donner un gage d’authenticité à son récit. Les
soucis de ces Français censément représentatifs sont liés à l’inflation, à la hausse du coût
de la vie et aux conséquences pour leurs finances. Des préoccupations que l’on pourrait
qualifier de bourgeoises et qui sont connues des Allemands. Tucholsky fait d’ailleurs le
parallèle avec l’année 1919 pour son pays. Ce qui nous intéresse ce ne sont pas tant les
discours rapportés, au final peu nombreux, que les commentaires dont ils sont assortis.
Ils complètent le tableau tucholskien des Français. Ceux-ci constituent donc un peuple de
travailleurs que l’auteur peint ainsi à une fin bien précise : « Alle sparen, alle sind Besitzer:
eines Häuschens, eines Sparkassenbuches, einer reputierlichen
Wohnungseinrichtung . » Ces petites gens n’ont pas de bagage intellectuel en ce qui
848

concerne l’économie et la politique mais ils font preuve d’un jugement sain – la formule
« einen klaren und gesunden Menschenverstand »849 s’oppose à l’idée de décadence –.
Mieux, ils sont l’incarnation de la raison même – « Die kristallklare Logik dieses Volkes850»
– lorsqu’ils évoquent les dysfonctionnements du système parlementaire et leur « fatigue »
à cet égard. Ils sont aussi frondeurs et fiers de l’être selon l’auto-image que Tucholsky
recueille et qui s’oppose implicitement à l’esprit de sujetion allemand : « Der Franzose
gehorcht nicht – mit eiserner Disziplin ist bei ihm nichts zu machen. Ach, welch
Widerspruchsgeist! Wir sind Individualisten!» 851. Le journaliste mélange ici ses propres
commentaires aux propos de ses interlocuteurs qu’il a recueillis. Il ne s’identifie pas à eux
à travers ce « wir », il met ainsi davantage en évidence leur esprit de revendication en
restituant leurs état d’esprit. Tucholsky a donc recours, lui aussi, si ce n’est de façon
intentionnelle à des stéréotypes, du moins à des images d’Epinal, des Français. Il les

845 Ibid., p. 423.


846 TUCHOLSKY, « Der kleine Mann spricht », in : https://tucholsky.de/der-kleine-mann-spricht/
847 « Ich habe mich unzählige Male mit den »kleinen Leuten« unterhalten – mit Gevatter Schneider und

Handschuhmacher, mit den Besitzern der Kaufläden, den Elektrikern, den Schustern, den Stubenmalern …
Und weil es in letzter Zeit vorgekommen ist, dass mich diese Leute ihrerseits besucht haben, um sich über
die »Situation der Lage« zu unterhalten – so will ich aufschreiben, was sie sagen und wie sie es sagen. (…)
(Wenn ich hier sage: »sie« – so sind nicht drei gemeint, sondern annähernd fünfzig oder sechzig, mit denen
ich mich unterhalten habe und die durchaus keine Originaltypen darstellen, sondern den Durchschnitt.) »,
in : ibid.
848 Ibid.
849 Ibid.
850 Ibid.
851 Ibid.

195
présente comme des dignes héritiers de la Révolution française en tant que citoyens
guidés par la raison852.
Cette volonté de croquer le peuple français se retrouve également dans un article dans
lequel Tucholsky se fait le commentateur de l’actualité française. Herriot, le président du
Conseil, emploie l’expression alors inédite de « Français moyen », passée depuis dans le
langage courant. Dans la lignée du débat qui s’engage à l’époque sur ce que serait ce
Français moyen, Tucholsky en donne sa propre vision853. Celui-ci apparaît sous les traits
d’un petit bourgeois menant une vie sans encombre, ayant une famille classique de deux
enfants, et des passe-temps sans suprises. Si certaines caractéristiques comme jouer à la
manille, aller au Grand prix, avoir un concierge, fumer une pipe, peuvent paraître au
lecteur allemand typiquement françaises, les travers du personnage sont humains avant
tout. Cela vaut aussi bien en ce qui concerne ses défauts physiques (une bedaine et un
visage rougi après le repas qui traduisent son côté bon vivant, des rhumatismes qui le font
souffrir par mauvais temps) que ses défauts de caractère (il se plaint des impôts quand
bien même il n’en paie pas, il se dispute avec sa belle-mère pendant les vacances, il se
fâche quand il joue aux courses et perd). Il n’est pas particulièrement curieux du reste du
monde, voire il n’est pas exempt de quelques préjugés :

Er hat Frankreich nie verlassen und begreift nicht, warum die Züge über die Grenzen fahren.
Er ist davon überzeugt, dass die Engländer ein hinterlistiges Volk und die Deutschen noch
nicht ganz zivilisiert sind. Beiden tut man jedenfalls gut aus dem Wege zu gehen854.

Ces défauts, marque de l’imperfection humaine, le rendent sympathique. En réalité, ce


portrait n’est pas tant destiné à informer le lecteur sur l’esprit français. Il fonctionne
davantage comme une fable avec une morale à la fin qui invite à la réflexion sur la comédie
humaine :

Es wäre nun recht interessant, die des »mittleren Deutschen« und des »man in the street«
daneben zu setzen. Vielleicht ergäbe sich daraus, dass sie alle drei geschaffen sind, sich
gegenseitig wie die beiden Löwen bis zum Schwanzzipfel aufzufressen. Vielleicht aber auch
nicht …855

Si le discours sur l’humanité des Français peut sans doute froisser les Allemands, car
Tucholsky oppose sur ce point les deux peuples, le discours sur le bourgeois débonnaire

852 On peut faire le parallèle avec Heine que Lucien Calvé décrit comme un « médiateur de l’idée de
révolution », idée qui traverserait toute son œuvre des années 1820 aux années 1850. La Révolution
française et ses idéaux servent en particulier de contrepoint à la « misère » politique allemande. Il existerait
un inventaire du patrimoine révolutionnaire français dans les textes heinéens : les arbres des boulevards
parisiens sont les « arbres de la liberté », la place de la Concorde est « la place la plus moderne du monde »
du fait de son passé révolutionnaire, quant à la langue française, elle est la « la langue maternelle du bon
sens et de l’intelligibilité universelle ». Extraits des textes de Heine cités dans : Lucien CALVÉ, « Heine,
médiateur de l'idée de révolution », in : Romantisme, 1998, n°101 Heine le médiateur, p. 51-61.
853 TUCHOLSKY, « Was ist ein »mittlerer« Franzose? », in : https://tucholsky.de/was-ist-ein-mittlerer-

franzose/
854 Ibid.
855 Ibid.

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et travailleur peut avoir l’effet inverse. Il rassure car l’Allemand se reconnaissant dans le
Français, l’altérité est gommée.
Enfin, la dernière caractèristique récurrente est la « neutralité » des Français. Rapporté
à un peuple, ce qualificatif n’est pas très éclairant, quelle que soit la langue. Il ne paraît pas
non plus très positif, dans la mesure où l’on peut entendre la neutralité comme une
absence ou un manque, comme la marque d’un caractère sans relief, sans expression ni
éclat. Tucholsky emprunte ce vocable à son domaine de formation intellectuelle. En droit
international public, la neutralité est l’attitude d’un État qui reste à l’écart d’un conflit
armé ou d’un système d’alliances. Mais même ainsi, cette valorisation reste surprenante
venant d’un journaliste qui prend justement parti et invite ses lecteurs à faire de même.
En réalité, Tucholsky emploie ce terme pour désigner le comportement des Français en
société et non leur attitude en matière de politique intérieure ou extérieure. Il s’agit à ses
yeux d’un bienfait car cette attitude de neutralité permet des relations humaines apaisées
à l’inverse de l’Allemagne. Là encore, cette qualité s’inscrit dans une relation antithétique
entre les deux nations et la France montre l’exemple à suivre.
Deux articles de 1926856 sont consacrés à ce qualificatif, neutre, et retiennent
particulièrement notre attention. Tucholsky vient de passer deux années à Paris. Il a donc
pu analyser les mœurs françaises plus attentivement que dans ses textes des débuts qui
traduisent une certaine euphorie. Il reconnaît d’ailleurs ouvertement cet enthousiasme
excessif et remercie le directeur de la Weltbühne, S. Jacobsohn, de ne pas avoir publié ses
premières impressions parisiennes857. En outre, il affirme dans ces deux articles que son
propos n’est pas d’idéaliser les Français ou la vie à l’étranger, ceci afin de prévenir
d’éventuelles critiques à son encontre. Son dessein semble plutôt de soumettre à son
lecteur, à travers la représentation d’une attitude selon lui typiquement française, un
modèle de vie et une manière de philosophie pratique qui font défaut aux Allemands et
qui faciliteraient leur quotidien.

Was das Leben in diesem Lande so angenehm macht, ist eben die Tatsache, dass sich das
Behagen am Nebenmenschen nicht stößt. Die Nerven liegen gelockert und nicht gespannt –
der Nebenmensch kümmert sich um dich überhaupt nicht, freilich darfst du dich um ihn auch
nicht kümmern. Er machts dir leicht, denn er ist viel mehr als rücksichtsvoll: er bleibt in seinen
Grenzen und ist meist außerordentlich zurückhaltend858.

Afin de comprendre en quoi cette retenue et cette apparente indifférence à autrui


seraient positives, Tucholsky donne plusieurs illustrations concrètes. Dans le métro, les

856 TUCHOLSKY, « Die Neutralen », Gesammelte…., op. cit., tome 4, p. 440. TUCHOLSKY, « Franzosen
untereinander », in : https://tucholsky.de/franzosen-untereinander/
857 « Ich bin dem Herausgeber dieser Blätter dankbar, dass er meine hymnischen Ergüsse aus meinen

ersten pariser Tagen nicht zum Druck befördert hat. Sie waren verständlich – ich kam aus dem schlimmsten
Inflations-Deutschland in die Freiheit –: aber sie waren falsch, weil gar zu subjektiv. Heute hingegen nach
Jahren, wo der erste Rausch verflogen ist, und wo ich Frankreich nüchterner, aber viel klarer ansehe als
damals, wo ich auf den Knien lag und so nicht viel sehen konnte – heute erkenne ich, was den ungeheuern
Vorzug dieses Landes ausmacht. Es ist die Humanität, die Neutralität des öffentlichen Lebens. », in :
TUCHOLSKY, « Die Neutralen », op.cit., p. 443.
858 TUCHOLSKY, « Franzosen untereinander », in : https://tucholsky.de/franzosen-untereinander/

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cafés, théâtres, il y aurait peu ou rarement de discussions orageuses et de prises à partie
publiques. Si une dispute intervenait malgré tout, ceux qui assistent à la scène ne s’en
mêleraient pas. Quant aux protagonistes, ils essairaient de trouver un terrain d’entente.
En Allemagne, il en irait tout autrement selon lui, car ses compatriotes sont volontiers
donneurs de leçons et entendent faire triompher ce qu’ils considèrent comme leur droit
ou leur devoir. Tucholsky convoque un champ lexical qui reflète sa vision autoritariste,
militariste et inflexible de la société weimarienne :

Denn der Deutsche ist nicht nur ein Schulmeister, sondern vor allem ein öffentlicher
Schulmeister. (….) Die Deutschen sind mit Offensivgeist getränkt. Der Aufwand an Radau steht
meist in gar keinem Verhältnis zur Sache – aber das Prinzip, das Prinzip muß durchgefochten
werden859.

Esprit de conciliation, versus esprit agressif, telle semble être l’opposition


fondamentale de part et d’autre du Rhin. Tucholsky n’en tire pas de conclusion explicite
dans ces textes-ci quant aux conséquences en termes de relations inter-étatiques. Il
souligne néanmoins qu’il en résulte en Allemagne une tension permanente, éprouvante
pour les nerfs et pouvant dégénerer à tout moment. La leçon politique n’est pas loin, tout
comme le stéréotype. Tucholsky a de nouveau recours à l’explication de la raison qui
guiderait le peuple français : « Es gibt – in allen Schichten – nur vernünftige, sehr klare,
sehr rationelle Menschen. » 860 Le journaliste va même au-delà du supposé héritage
révolutionnaire, puisque il fait de la démocratie une qualité quasiment intrinsèque à la
culture française : « Die Franzosen sind – in ihrem Alltagsleben – wahre Demokraten und
sind es immer, auch unter ihren Kaisern und Königen gewesen –: sie leben miteinander
und nebeneinander. Sie leben koordiniert, nicht subordiniert861. »
De là, il n’y a qu’un pas pour faire le lien entre les attributs du Français – humain,
bourgeois, neutre – et son attitude face à la guerre. Celui-ci ne s’intéresserait plus à celle
qui vient d’avoir lieu et il n’en voudrait surtout pas d’autres. Tucholsky va le répéter tant
que faire se peut, variant les récits de situations dans lesquelles il a pu constater cet état
d’esprit, que ce soit dans la rue, lors de manifestations, lors de spectacles...
Ainsi, peu de temps après son arrivée à Paris, notre auteur assiste à une réunion
publique autour de l’écrivain espagnol Miguel de Unamuno, exilé à la suite d’un coup
d’état du général Miguel Primo de Rivera. Il narre son étonnement face à une salle comble,
composée d’intellectuels, mais aussi de gens simples et d’étudiants, qui tous s’insurgent
lorsqu’un auditeur, partisan de Mussolini, apporte la contradiction à Unamuno :

Dieses siegreiche Land, in dem, wie man bei uns denken sollte und auch denkt, die Offiziere
die Zivilisten von den Trottoirs herunterjagen könnten, schreit und jubelt. « ‘A bas l'armée! A
bas l'armée!862

859 TUCHOLSKY, « Die Neutralen », op. cit, tome 4, p. 441.


860 Ibid., p. 442.
861 TUCHOLSKY, « Franzosen untereinander », in : https://tucholsky.de/franzosen-untereinander/
862 TUCHOLSKY, « Unamuno spricht », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 499.

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Cette réaction unanime l’interroge et le renvoie à son propre pays, dont il regrette la
réalité tout autre :

Wie sehen bei uns die Gelehrtenköpfe aus? Was sagen diese Gelehrten öffentlich? (…) Wie hat
ein siegreiches Land auf das Militär reagiert? Wie reagiert ein besiegtes? Wo sind unsre
vereinigten Sozialdemokraten, diese schlimmsten Feinde eines radikalen Fortschritts, wenn
Diskussionen der Geistigen anheben? Wer kümmert sich bei uns um Unamuno und um
ausländische Probleme? Wer weiß davon?863

Cette hostilité à la guerre et à l’institution militaire, qui plus est, se traduit également
dans l’art. Lorsqu’en 1927 paraît en Allemagne le roman d’Arnold Zweig Der Streit um den
Sergeanten Grischa, Tucholsky se félicite de ce premier récit de guerre d’un simple soldat,
après la multitude de publications de mémoires de généraux. Il fait cependant observer la
différence de mentalité avec la France où la guerre n’est plus un sujet en littérature :

Es ist merkwürdig genug: nach neun Jahren stößt den Deutschen der Krieg sauer auf. In
Frankreich ist das längst vorüber: ›Les Croix de Bois‹ von Roland Dorgelès und ›Gaspard‹ von
René Benjamin liegen weit zurück; (…) die Literatur beschäftigt sich kaum noch mit dem
Krieg864.

Remarquons qu’en faisant références à des ouvrages précis, il laisse la possibilité à des
lecteurs - francophones et curieux - d’aller confronter les points de vue et de juger ainsi
de la similarité des expériences865.
L’absence d’intérêt des Français pour la guerre peut aussi se muer en franc pacifisme.
Tucholsky souligne que, loin du triomphalisme de ses compatriotes en 1871, les Français
ont la victoire modeste. Il cite à l’appui de son propos un film projeté à Paris en 1925, qui
montre la souffrance et la mort lors de combats armés, appelant les peuples à s’unir pour
empêcher un nouveau conflit. Or ce film, fait-il remarquer, est très largement distribué et
il connaît un grand succès auprès du public866. Il en va de même dans les cabarets de la
capitale et de la province. On y trouve des spectacles au message similaire auxquels les
spectateurs réagissent de façon identique. Ce pacifisme se fait même impertinence envers
l’institution militaire à l’occasion, et peut aller jusqu’à l’anti-militarisme, ce qui frappe
Tucholsky qui a toujours dénoncé la sacralisation de l’armée dans son pays. Il rapporte
des bribes d’un dialogue fictif, inventé dans un article par le journaliste Clément Vautel,
entre le soldat inconnu et d’autres morts de Verdun qui le plaignent d’être enterré au vent,
seul, sous l’Arc de Triomphe867. Le fait que les Français puissent plaisanter du sujet

863 Ibid., p. 499-500.


864 TUCHOLSKY, « Der Streit um den Sergeanten Grischa », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 407.
865 Tucholsky plaide souvent pour une reconnaissance de l’horreur de la guerre qui fait des soldats des

victimes, quelle que soit leur nationalité. Ainsi par exemple, il met au défi les gouvernants de laisser diffuser
chez eux des films étrangers sur la guerre. « Dann wüde sich nämich zeigen (..) : daβ es überall das gleich
gewesen ist », In : TUCHOLSKY, « Französischer Kriegsfilm », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 362. Autre
exemple, dans une vitrine parisienne, le journaliste observe des photographies prises par des soldats
français pendant la guerre, ce qui lui inspire une réflexion sur la similarité de l’expérience des deux côtés
du front. In : TUCHOLSKY, « Sechzig Fotographien », Gesammelte…., op. cit., tome 3, p 388.
866 TUCHOLSKY, « Wir Krankreich triumphiert », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 45.
867 Ibid., p. 46.

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signifie selon lui que leur pays est foncièrement sain. Comme il l’écrivait en 1919, la satire
doit pouvoir rire de tout, elle lutte pour un monde meilleur et a un effet purificateur sur
les esprits868. Elle apporte un nouveau démenti à la prétendue décadence française. Le
constat final est cependant amer. La comparaison entre les deux pays devient inquiétante
face à une telle divergence opposant pacifisme et bellicisme :

Man darf gewiß solche Zeichen nicht überschätzen. Aber daß in einem siegreichen Volk diese
pathoslose Betrachtungsweise möglich, daß überhaupt denkbar ist, Volksdeklamatoren, die
doch gewiß nicht gegen ihr Publikum und gegen ihren Verdienst arbeiten werden, solche
Verse aufsagen zu lassen, daß sie dafür nicht hinausgeprügelt, sondern vom Volk, von den
Arbeitern, vom kleinen Mann und seiner Frau, beklatscht und bejubelt werden: das gibt doch
zu denken. Besonders uns, die wir in den Varietés aller Arten, im Wintergarten, in der Scala,
von den kleinem ganz zu schweigen, den schauerlichen, schwitzenden, dämlichen Komiker
haben – und was von ihm hören? Wie er die alten Zeiten, seinen Kaiser und den Parademarsch
herbeisehnt, wie er die Republik, die Welschen und das Pack der Feinde anpöbelt, ohne auch
nur eine Sekunde darüber nachzudenken, daß drüben dieselben Leute leben wie seine Eltern.
Hier liegt eine Verschiedenheit in der menschlichen Sphäre vor, die erschreckend ist869.

Plusieurs gestes de l’État français ont, par ailleurs, une haute valeur symbolique aux
yeux de Tucholsky en exprimant une volonté de paix. Il trouve par exemple inédit que le
ministère de la Guerre finance un film réalisé par l’association des gueules cassées,
montrant « la réalité nue »870 de la guerre dans toute son horreur. Ce film mettrait en
lumière le « crime »871 que celle-ci constitue selon ses propres mots. « Der Film heißt
bezeichnenderweise Pour la Paix du Monde und so wirkt er auch. »872 Non seulement cet
État soutient des initiatives pour la paix, mais il en met lui-même en œuvre, telle la
panthéonisation de Jaurès, à laquelle le journaliste consacre un long article. Il présente cet
acte comme un hommage, un élément mémoriel fort et un engagement significatif pour
l’avenir :

Die Überführung von Jaurès in das Panthéon ist mehr als eine Geste, Sie ist die Offenbarung
des festen Willens einer Regierung und breiter französischer Schichten, im Frieden mit Europa
zu leben, im Frieden mit den Nachbarn auszukommen und im Frieden zu arbeiten873.

En réalité, Tucholsky surinterprète l’événement dans le sens qui conforte son discours
de médiateur favorable au pacifisme. Son message est d’autant plus crédible que le
journaliste fait partie du défilé funéraire qui suit Jaurès jusqu’au Panthéon en tant que
représentant de la ligue allemande des droits de l’Homme. Il raconte donc cette journée
de l’intérieur en quelque sorte, comme l’un des premiers acteurs et témoins de
l’événement. Il en rapporte le déroulé précis, fournit de nombreux détails qui donnent une
idée de l’ambiance et de l’attitude des Français. Tels par exemple les cris qui escortent le

868 TUCHOLSKY, « Was darf die Satire ? », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 42.
869 Ibid., p. 46.
870 TUCHOLSKY, « Französischer Kriegsfilm », Gesammelte..., op. cit., tome 5, p. 361.
871 Ibid., p. 362.
872 Ibid., p. 361.
873 TUCHOLSKY, « Jaurès im Panthéon », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 520.

200
corbillard tout au long du trajet et qui sont attestés : « ‘Vive Jaurès !’ und immer, immer
wieder : ‘A bas la guerre !’874 ». Il y a donc là un souci de réalisme de sa part.
Cependant, il tait ou minimise deux faits importants : l’opposition très virulente à cette
panthéonisation de la part des communistes et de l’Action française qui, en amont,
s’adonnent à une attaque en règle dans la presse et organisent un défilé parallèle le jour-
même. Cet événement n’est donc pas un moment d’union nationale en faveur de la paix
dans le monde, comme veut le faire entendre Tucholsky. Il s’agit aussi d’une journée de
fortes tensions nationales pendant laquelle les partis d’opposition se servent de la
cérémonie pour se démarquer du gouvernement qu’ils accusent d’instrumentaliser la
figure de Jaurès875. Tucholsky, qui lit attentivement la presse française, ne peut ignorer
ces faits, ni l’article au vitriol de Paul Vaillant-Couturier dans l’Humanité. Celui-ci y
dénonce un « deuxième assassinat de Jaurès »876 par les socialistes qui rendent son corps
à son meurtrier, la bourgeoisie, s’en servant comme « d’une enseigne lumineuse (…) dans
une mise en scène hideuse» 877 . Bien que le Cartel des gauches au pouvoir ait été
impuissant à recréer une « union sacrée » autour de cet événement spectaculaire,
Tucholsky s’inscrit dans le discours officiel. Il reprend l’argumentaire socialiste faisant de
Jaurès la première victime de la guerre, et il joue sur la dimension dramatique de cette
destinée et de la cérémonie, sans pour autant remettre en cause ou ne serait-ce que
souligner, sa dimension théâtrale. Par son compte-rendu partial et partiel de l’événement,
Tucholsky présente un gouvernement et une population unis dans leur volonté de paix ;
il propose ainsi le tableau d’une France apaisée et stable où règne le consensus politique.
Autrement dit, un tel pays ne saurait être une menace pour les autres. L’analyse de cet
article et sa confrontation avec les faits historiques met en lumière la tendance
contradictoire du journaliste à associer témoignage réaliste et idéalisation du vécu
français.
Enfin, le pacifisme français se manifesterait également dans le rapport de la population
et de l’État aux anciens ennemis. Les Allemands ne seraient précisement plus considérés
ou représentés comme tels. Ainsi au musée de la guerre à Vincennes, qui, le précise notre
auteur, a été mis en place par le ministère de l’Éducation, non seulement le ton n’est pas
au nationalisme, mais il n’est jamais insultant lorsqu’il est question de l’Allemagne878. Il
en va de même dans les écoles françaises. Le système éducatif s’y caractériserait, en outre,
par une plus grande liberté de penser laissée aux enfants et une plus grande indépendance
de l’institution vis-à-vis du pouvoir politique879. Tucholsky se met également en scène

874 Ibid, p. 518. Les cris rapportés par Tucholsky sont cités à l’identique dans : Avner BEN-AMOS, « La «
panthéonisation » de Jean Jaurès », Terrain [En ligne], 15 | octobre 1990, mis en ligne le 09 juillet 2007,
consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/terrain/2983 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/terrain.2983
875 Pour un rappel du contexte se rapporter notamment à l’article : Avner BEN-AMOS, « La «

panthéonisation » de Jean Jaurès », ibid.


876 L’Humanité du 23 novembre 1924, article reproduit sur :
http://www.jaures.eu/ressources/sur_jaures/jaures-au-pantheon/
877 Ibid.
878 TUCHOLSKY, « Wir im Museum », Gesammelte..., op. cit., tome 4, p. 360.
879 TUCHOLSKY, « Deutschenhaβ in Frankreich », Gesammelte..., op.cit., tome 4, p. 436.

201
dans des situations où il a pu être confronté directement aux réactions des Français. Ainsi
lorsqu’il assiste à la première d’un film sur Verdun, diffusé en grande pompe à l’Opéra de
Paris, en présence, précise-t-il, de généraux et du président de la République il ne perçoit
aucune trace de propagande ou de préjugés anti-allemands : « Der Deutsche darf zunächst
anmerken: In keinem Falle wird der deutsche Soldat anders als mit höchstem Respekt
dargestellt – hier gibt es keine Schießbudenfiguren, keine Kinderfresser und Uhrenräuber
… 880 » Il narre la scène finale dans laquelle un paysan sème des graines sur sa terre
détruite. Cette scène à portée symbolique est accueillie avec enthousiasme par le public.
Tucholsky y voit un nouveau gage de paix et sans doute aussi un signe de l’esprit
bourgeois des Français.
À plusieurs reprises, notre journaliste dresse un constat de ses propres expériences en
tant qu’Allemand. Dans l’extrait qui suit, il évoque les discours qu’il a prononcés tout au
long de son séjour parisien face à un public français :

Nach den etwa vierzig oder fünfzig Vorträgen, die ich im Laufe der Jahre in Paris über
Deutschland gehalten habe (aber nicht in Cafés), ist niemals ein Zwischenfall erfolgt; niemals
hat mich ein Franzose geohrfeigt, niemals habe ich mit einem französischen ehemaligen
Soldaten irgend eine Auseinandersetzung gehabt, bei der auch nur die Stimmen erhoben
worden sind881.

Tucholsky aurait donc toujours été bien accueilli comme orateur allemand. De plus, il
donne ainsi à comprendre à demi-mots que ce qu’il fait pour les Allemands, à savoir les
introduire à la culture de leurs voisins, il le fait également dans le sens inverse882. Là
encore, il se laisse apercevoir dans un rôle de médiateur franco-allemand. On peut
considérer que cet aveu assied sa crédibilité en tant que journaliste qui mène une tâche
parallèle d’explication des altérités, mais sans prendre fait et cause pour l’une ou l’autre.
En agissant auprès des deux opinions publiques, il se légitime et il paraît plus difficile de
lui faire le reproche de traîtrise, souvent formulé à l’encontre de ceux qui font acte de
médiation.
Dans le même souci de crédibilité, il va également corriger le propos d’un confrère de
la Vossische Zeitung. Ce dernier a rédigé un texte comique dans lequel il reprend, parmi
nombre de stéréotypes, l’idée que le Français déteste l’Allemand. Tuchosky se saisit
aussitôt de sa plume, car il ne veut pas laisser passer ce qui, sous la forme de l’humour,
peut contribuer à renforcer les préjugés. Il conteste donc cette affirmation, mais nuance
son propos, afin de ne pas dresser un tableau trop idyllique du voisin français, comme il a
pu le faire à ses débuts. Il s’agit, là aussi sans doute, d’une stratégie d’équilibre pour rester
crédible auprès de son lectorat :

Dies sind meine Erfahrungen:

880 TUCHOLSKY, « Deutsche Soldaten in der Pariser Oper », Gesammelte..., op.cit., tome 6, p. 298.
881 « Die Republikanische Beschwerdestelle », Gesammelte..., op.cit., tome 6, p. 239.
882 Il ne précise pas les circonstances de ces allocutions car bien souvent ce sont des discours dans des

cercles restreints : maçonniques, pacifiques, politiques notamment. Cf notamment la thèse Tucholsky and
France, qui est le document le plus détaillé sur ses contacts en France.
202
Es gibt Gesellschaftskreise, die mit Deutschen nicht verkehren, die mit allen Mitteln
verhindern würden, dass die Tochter des Hauses einen Deutschen heiratet, die ausgesprochen
deutsch-feindlich sind. Diese Kreise sind, im Verhältnis zur Gesamtbevölkerung,
verschwindend gering: es sind dies gewisse Teile des Adels (nicht des internationalen
Hochadels); gewisse klerikale Familien, kleine Schichten der provinziellen Bourgeoisie. Sonst
aber ist mit gutem Gewissen zu sagen: Der Franzose haßt den Deutschen nicht883.

Tucholsky veut parler « avec bonne conscience », autrement dit, il veut être honnête
dans son tableau des Français. Mais comme nous venons de le souligner à diverses
reprises, tout comme l’ont fait d’autres critiques884, ses articles qui visent à proposer un
portrait français ne sont pas exempts d’une forme de naïveté. Voire même, ils relaient
certains stéréotypes, quand bien même Tucholsky s’est justement fait un devoir de
déconstruire les idées préconçues de ses compatriotes. Il y a sans aucun doute par
moments de la candeur à donner à voir un « paradis des petites gens » pour reprendre la
formule de Götze885. Néanmoins, cette idéalisation – partielle – de la France ne présente à
nos yeux non pas tant les traits d’une échappatoire utopiste personnelle qu’une stratégie
de médiation du journaliste. Tucholsky n’est d’ailleurs pas le seul médiateur franco-
allemand à être tombé dans l’écueil des stéréotypes886.
Il convient de concéder que son portrait force le trait, qu’il est excessif, tant dans la
louange que dans la concentration sur certains traits de caractère supposés français.
Vouloir par ailleurs définir de telles caractéristiques collectives déterminées par
l’appartenance nationale, ou « l’âme d’un peuple » pour reprendre une formule qu’il
emploie, paraît aujourd’hui illusoire887. Tucholsky est sans doute influencé par les
discours sur la psychologie des peuples888, en vogue à son époque889. On peut également

883 TUCHOLSKY, « Haßt der Franzose den Deutschen? », article de 1926, in :


https://www.textlog.de/tucholsky-franzose-hass.html
884 Cf notamment l’article d’Alexis TAUTOU, in : http://www.contreligne.eu/2013/12/images-et-

stereotypes-kurt-tucholsky-journaliste-a-paris/ ou la préface à sa traduction: TUCHOLSKY, Chroniques


parisiennes, op.cit. Ainsi que l’article de GÖTZE, « Im Paradies der kleinen Leute », op. cit.
885 Karl Heinz Götze emploie cette formulation au sujet du portrait des Français dans Ein Pyrenäenbuch.

Mais le portrait des Français dans certains articles de Tucholsky sur la France (les textes des débuts du
séjour, 1924-1926) présente parfois les mêmes caractéristiques.
886 Parmi les exemples les plus célèbres de la médiation franco-allemande ayant relayé, consciemment

ou pas, des visions stéréotypées de l’autre, citons notamment Mme de Staël, Curtius, Arndt… Nous
renvoyons à ce sujet au sous-chapitre 1.1.2. « La médiation ».
887 Ainsi il ne craint pas dans un article d’affirmer qu’Honoré Daumier et Aristide Bruant resteront dans

la postérité car ils sont à l’image de tous les Français, frondeurs et bourgeois : « Bleiben werden die kleinen
Lieder und die großen Blätter der beiden: zweier Franzosen, die aufrührerisch gewesen sind und die doch
von Bürgern gefeiert werden dürfen, weil tief in jedem Franzosen – auch in seinen Revolutionären – ein
arbeitender Bürger schlummert. » In : TUCHOLSKY, « Pariser Gedenktafeln », Gesammelte…, op. cit., tome
10, p. 195.
888 Götze souligne cette influence de la psychologie des peuples, ainsi que les contradictions de

Tucholsky. Celui-ci emploie dans certains articles des explications déterministes sur les peuples (parlant
d’âme, et même de race-, qu’il peut condamner dans le même temps dans d’autres textes dans lesquels il
professe une vision marxisante du monde, divisé en classes et non en nations. In : GÖTZE, « Im Paradies…. »,
op. cit., p. 19.
889 La psychologie des peuples a le vent en poupe de la fin du XIX e siècle jusqu’à la fin des années 1920.

On opère alors une projection de traits psychologiques individuels sur le collectif, aboutissant à une forme
d’hérédité nationale, une identité figée relevant d’une vision essentialiste. In : Geneviève VERMES,
203
voir dans ces deux aspects, excès et généralisation, un trait propre à la satire890 dans
laquelle Tucholsky excelle. Comme il le remarque lui-même, la satire exagère891, le
satiriste sait qu’il existe un côté pile et un côté face, mais il ne veut voir que l’un des deux892
afin de mettre en évidence l’écart entre la réalité et son idéal. Sa définition de la satire
rejoint la tradition de l’ironie romantique telle que définie par Friedrich Schlegel comme
« la forme du paradoxe »893, mettant en scène l’idéal d’infini du poète et sa distance vis-à-
vis d’un réel décevant. L’ironie part d’un constat amer et douloureux, cependant elle
permet également au poète d’éprouver sa liberté par sa réflexion sur lui-même et sur le
monde. Toutefois, tous les textes satiriques de Tucholsky ne font pas appel à l’ironie et
surtout la satire est une forme plus radicale que l’ironie : elle peut braquer par sa charge
explosive générée par sa démesure au lieu de convaincre par le rire.
Ainsi on est en droit de s’interroger, s’agit-il d’une sorte de déformation
professionnelle qui produirait une porosité entre l’art de la satire et l’écriture
journalistique ? Tucholsky appliquerait les mêmes méthodes, qu’il fasse le portrait
prétendument réaliste des Français ou une satire des Allemands894 ? Il est délicat de
discerner à quel endroit la stratégie d’écriture prend le pas sur l’inconscient et
inversement.
Pour achever de compléter ce portrait des Français et lui donner davantage de
consistance, Tucholsky entend lui donner un cadre et le situer dans son
environnement, qu’il soit géographique, social, économique ; et pour ce faire, il s’attache
à faire la description du pays et de la vie en France ainsi que de nombreux écrivains-
voyageurs l’ont fait avant lui.

« Quelques étapes de la Psychologie des peuples (de la fin du XIXe siècle aux années 1950). Esquisse pour
une histoire de la psychologie interculturelle », L'Homme & la Société, 2008/1 (n° 167-168-169), p. 149-161.
DOI : 10.3917/lhs.167.0149. URL : https://www-cairn-int-info.lama.univ-amu.fr/revue-l-homme-et-la-
societe-2008-1-page-149.htm
890 Nils Hollendieck s’appuie sur la définition de Jürgen Brummack pour définir la satire à travers trois

critères : sa fonction de critique sociale, qui naît d’une tension entre le réel et un idéal ; sa contestation d’une
norme ; les moyens de sa contestations que sont l’ironie, l’implicite… In : Nils HOLLENDIECK, « Implizit,
Satire, Ironie und tiefere Bedeutung » - à la lecture de quelques pages de Kurt Tucholsky In : Lire entre les
lignes: l'implicite et le non-dit [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2003 (généré le 06 octobre
2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psn/6492>. ISBN : 9782878548181.
891 « Der Satiriker ist ein gekränkter Idealist: er will die Welt gut haben, sie ist schlecht, und nun rennt

er gegen das Schlechte an.(…) Übertreibt die Satire? Die Satire muß übertreiben und ist ihrem tiefsten
Wesen nach ungerecht. Sie bläst die Wahrheit auf, damit sie deutlicher wird, und sie kann gar nicht anders
arbeiten als nach dem Bibelwort: Es leiden die Gerechten mit den Ungerechten. », in : TUCHOLSKY, « Was
darf die Satire ? », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 43.
892 « Jedes Ding hat zwei Seiten – der Satiriker sieht nur eine und will nur eine sehen. », , in : TUCHOLSKY,

« Politische Satire », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 172.


893 « Ironie ist die Form des Paradoxen ». Friedrich SCHLEGEL, Lyceumsfragment 48.
894 Alexis Tautou, dans sa préface aux Chroniques parisiennes, fait également le parallèle avec la satire. Il

met davantage l’accent sur les conséquences de cette démarche comparatiste au profit de la France sur le
lecteur et l’auteur, plutôt que sur ses ressorts. « Et cette stratégie choc, car il faut ici parler d’une recherche
consciente du scandale- ressemble au mode opératoire de la satire elle-même : une arme d’attaque qui,
derrière un rire jouissif ou nerveux, risque aussi de braquer, dans toutes les acceptions du verbe, le lecteur
et de retourner le viseur contre le tireur. » In : TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes, op. cit., p. 20.
204
3.2. Descriptions de scènes de vie en France
En venant à Paris, Tucholsky s’inscrit dans une tradition littéraire. À l’instar d’autres
auteurs allemands, avant et après lui – Heine, Hessel, Benjamin, Kracauer pour ne citer
qu’eux –, il pratique le feuilleton895, malgré des affirmations parfois contradictoires sur le
sujet896, ainsi que la flânerie897. Cette dernière notion, héritée de Baudelaire, codifiée
ultérieurement par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle et qui a connu depuis une
grande vogue dans différents domaines de la recherche898, est entendue ici comme la
pratique de celui qui, à travers ses promenades, souhaite interpréter le spectacle de la
ville dans toutes ses dimensions. Ainsi la plupart du temps, le narrateur se met en scène
dans ses déambulations urbaines : dans la rue, au musée, au théâtre, dans une réunion
publique… On retrouve d’ailleurs souvent ces indications géographiques dans le titre
même de l’article899. Cependant Tucholsky n’a ni un projet littéraire en tête à la
Baudelaire, Mercier, ou Hessel, ni un projet de réflexion sur la modernité comme
Benjamin ou Kracauer. Si le journaliste fait effectivement figure de promeneur solitaire

895 Sur la dimension littéraire du feuilleton et de la pratique de Tucholsky qualifié de « poète-

journaliste » : « In den zwanziger Jahren, zu Lebzeiten Tucholskys, war die Bezeichnung « Dichter-Journalist
» für einen Zeitungsschreiber durchaus noch üblich. Man meinte damit einen Journalisten, der für den
Feuilleton-Teil arbeitete (…), damals waren die Grenzen zwischen Journalismus und Schriftstellerei noch
flieβend » H. BEMMANN, « Kurt Tucholsky. Der Dichter-Journalist. Anmerkungen zur Entstehung und
Interpretation seines Werkes ». In : Irmgard ACKERMANN, Klaus HÜBNER (dir.), Tucholsky Heute. Rückblick
und Ausblick, Munich, Iudicium Verlag, 1991, p. 151.
896 Dans l’article de 1929, « Aus aller Welt », évoqué p. 121 de ce travail, Tucholsky critique la pratique

du feuilleton parisien. Mais dans le même temps, il reproche à la presse française de ne pas pratiquer ce
type d’écrit qui est une bonne source d’information pour connaître un pays étranger (Cf article de 1927,
« Was weiβ der Franzose vom Deutschen ? »). De même, dans sa correspondance avec sa femme, il s’écrie à
plusieurs reprises lors de son arrivée en France que Paris est une « mine d’or à feuilletons » : « Paris
Goldgrube, weil so viel Feuilletonstoff » In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., lettre à Mary du
22.04.1924.
897 Terme également employé par Alexis Tautou pour qualifier les textes de Tucholsky écrits à Paris :

« Le pouls d’une littérature prolétarienne, populiste, bat dans ces tableaux humains qui fleurent les années
30 et se nourrisent de flâneries et de lectures françaises. » In : TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes, op. cit.,
p. 14
898 Concernant l’actualité de la notion de « flâneur » et sa définition : « [elle] demeure aujourd’hui d’un

grand intérêt en sciences sociales, mais aussi en philosophie, en littérature et au cinéma, puisqu’elle
constitue un outil privilégié pour identifier les modes de déplacement et d’exploration des lieux par les
individus et les rapports sociaux qui en découlent » In : Giampaolo NUVOLATI, « Le flâneur dans l’espace
urbain », Géographie et cultures [En ligne], 70 | 2009, mis en ligne le 25 avril 2013, consulté le 30 avril 2019.
URL : http://journals.openedition.org/gc/2167 ; DOI : 10.4000/gc.2167
899 À titre d’exemple sur le motif de la déambulation urbaine : en 1924 (Gesammelte…, op. cit., tome 3) :

« Die rue Mouffetard », p. 405, « Place des Vosges » p. 413 ; en 1925-1926 (Gesammelte…, op. cit., tome 4) :
« Spaziergang » p. 101, « Pariser Vorort » p. 122, « Les Abattoirs » (de la Villette) p. 205, « Das Siebente » (le
septième arrondissement de Paris) p. 209 ; en 1927 (Gesammelte…, op. cit., tome 5) : « Das verzauberte
Paris » (promenade dans les rues désertes au mois d’août) p. 291 ; « Wiedersehen mit Paris » (description
de l’animation urbaine après une absence de Paris de plusieurs mois) p. 347 ; en 1928 : « Riviera »
(description de villes de la Côte d’azur) p. 63, « Der Ruf auf der Straβe » (évocation des « cris de Paris » des
petits artisans ambulants) p. 166…
205
dans la foule parisienne, on ne trouve point de « fantasmagorie angoissante »900 inscrite
dans sa flânerie. La critique de la grande ville anonyme, bruyante, au rythme effrené et
qui en devient inhumaine, n’est pas au cœur des chroniques franco-allemandes même si
on trouve, ça et là, des traces d’une remise en cause de la modernité. Mais là n’est pas
l’essentiel. Il s’agit encore et toujours de « dire la vérité » sur la France et les Français par
l’observation directe. Les articles se veulent des miroirs de la société française et relèvent
en cela d’une pratique sociologique du feuilleton901.

3.2.1. Des lieux à l’image d’un peuple


Bien que Tucholsky ait écrit sur des sujets très variés, nous avons choisi de nous
concentrer ici sur quelques thèmes clés qui signifient particulièrement cette volonté de
médiation franco-allemande. Après avoir dépeint le caractère des Français, Tucholsky
s’intéresse à la vie en France, notamment à travers des lieux ou des espaces : certains
connus et emblématiques, d’autres plus confidentiels. Le lecteur se rend assez vite compte
que la description des lieux rejoint celle des habitants et recoupe donc le portrait des
Français : les lieux sont parés des mêmes vertus.
Il nous apparaît pertinent d’aborder les lieux à forte valeur symbolique comme les
tribunaux. Ils incarnent en effet à la fois la justice, un idéal universel et l’un des principes
de base de toute démocratie. Tucholsky s’intéressait déjà beaucoup à cette question
lorsqu’il était journaliste à Berlin. Il dénonçait sans cesse dans ses articles une justice
politique, de classe et réactionnaire, sévère avec les prévenus de gauche et clémente avec
les forces anti-démocratiques902. En France, fort logiquement, il se penche aussi sur cet
aspect de la société et suit plusieurs procès de différente nature. Ajoutons, par ailleurs,
que la France est le pays de l’affaire Dreyfus, dont le retentissement en Allemagne a été
grand. Le procès fut largement suivi et commenté dans la presse allemande, marqué par
l’antagonisme franco-allemand de l’époque, avec des prises de position dreyfusardes et
anti-dreyfusardes. Signe pour les uns du « déclin moral de la France », la médiatisation de
l’affaire fut interprétée par d’autres (W. Liebknecht, M. Harden) comme un moyen
hypocrite de salir l’image de la France. Sous la République de Weimar, plusieurs partisans
du nouveau régime (W. Herzog notamment) perçurent l’affaire Dreyfus comme un modèle
de défense républicaine et cherchèrent en elle la source de la force victorieuse de la

900 Walter BENJAMIN, « Notes sur les tableaux parisiens de Baudelaire », in : Écrits français, Paris,
Gallimard, 2003, p. 313.
901 La sociologue Barbara Thériault écrit à propos du feuilleton weimarien : « cette forme hybride –

alliant sociologie, littérature et reportage –, ainsi que les journaux qui la portaient, représentent l’un des
berceaux de la sociologie. » In : Barbara THÉRIAULT, « Le Feuilleton. Biographie d’un genre inspirée de
Siegfried Kracauer », Trivium [En ligne], 26 | 2017 ; DOI : https://doi-org.lama.univ-
amu.fr/10.4000/trivium.5503
902 Cf notamment le recueil de textes sur cette question : TUCHOLSKY, Politische Justiz, Rowohlt, Reinek,

1994. Ou également la thèse de Manfred Eggert consacré notamment au thème de la justice, « Kurt
Tucholsky : miroir d'une certaine Allemagne - 1907 à 1933 », op. cit.
206
France en 1918903. Plus minoritaires furent ceux comme Heinrich Mann qui firent de Zola
un modèle d’intellectuel engagé904. On peut sans doute compter Tucholsky parmi eux,
même sans référence explicite de sa part à ce sujet.
Le premier procès suivi par Tucholsky en France905, en 1925, est très médiatisé,
puisqu’il s’agit de celui de Charles Maurras, accusé d’avoir menacé de mort le ministre de
l’Intérieur. L’occasion pour le journaliste de présenter longuement L’Action française.
Anti-républicaine, elle serait cependant constituée, à la différence des groupes
nationalistes allemands qualifiés de « faibles d’esprit » et d’ « illisibles »906, par un groupe
de penseurs ou du moins l’était-elle à l’origine. Tucholsky fait le portrait de quelques-uns
de ses membres les plus connus, certes qualifiés d’infréquentables, mais auxquels il
reconnaît aussi des qualités intellectuelles : Léon Daudet a une plume, il est un
pamphlétaire assassin, aux relations par ailleurs troubles et à la mauvaise réputation.
Charles Maurras, considéré comme plus digne, est qualifié d’écrivain de premier ordre et
d’homme de convictions. Mais ses convictions vont jusqu’au fanatisme, on lui attribuerait
tous les meutres politiques, à commencer par celui de Jaurès. Ces concessions à des
représentants de la réaction française, accusés par ailleurs de faits graves, ont de quoi
surprendre venant de Tucholsky. Il se montre d’ordinaire intraitable avec ses ennemis
politiques. Elles relèvent, peut-on supposer, en partie d’une stratégie : minimiser le
danger que de tels personnages pourraient représenter aux yeux du lecteur allemand.
Tucholsky développe plusieurs arguments qui plaident pour cette hypothèse. Il affirme
que malgré une certaine audience de l’Action française, il ne faudrait pas d’une part la
surestimer. D’autre part, l’outrance de ses membres à l’encontre de l’Allemagne, qui tient
le rôle d’épouvantail, se retourne contre eux. Leur vision du voisin est qualifiée
d’« enfantine » et de « romantique »907. Ils se battraient contre une Allemagne qui n’existe
pas, voyant du danger là où il n’y en a pas et restant aveugles aux vraies menaces. Avant
de relater le procès en lui-même, le journaliste discrédite ainsi le nationalisme français,
quitte à le sous-estimer contrairement à ses affirmations.
La description du déroulement de l’affaire Maurras est l’occasion de souligner par
ailleurs le bon fonctionnement de la justice française et le contraste qu’elle présente avec
celle de la République de Weimar.

903 Beate GÖDDE-BAUMANNS, « Visions contemporaines et visions postérieures de l’affaire Dreyfus en


Allemagne In : L'affaire Dreyfus et l'opinion publique : en France et à l'étranger » [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 1995 (généré le 05 juillet 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/16524>. ISBN : 9782753526105. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.16524.
904 Heinrich Mann s’identifie à Zola et défend des positions pacifistes en 1915 dans son essai intitulé Zola.
905 TUCHOLSKY, « Herr Maurras vor dem Gericht », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 215.
906 « Was bei uns, vom Barbiergehilfen Hitler bis hinunter zu den Professoren, Volkstum bumbert, hat

mit Geistigkeit kaum etwas zu tun. Mit wenigen Ausnahmen arme Luder, schwach im Geist, voll Angst vor
der fixem Konkurrenz der Romanen und Juden, die landfremden Elemente tretend und selber als
landfremde Elemente frech, anmaßend, kriecherisch und vereinsbrödlerisch, wie es grade trifft. In allen
Fällen: unlesbar. », in : ibid., p. 216.
907 Ibid., p. 217.

207
Welch ein Unterschied zu deutschen Strafkammern! Nichts von diesem albernen Getue, das
sich bei uns erhebt, wenn ein geistiger Mensch vor Gericht steht. Hier wissen die Richter
selbstverständlich, wer Charles Maurras ist. Hier wird nicht gespielt: »Sie sind also
Schriftsteller – und da schreiben Sie so Artikel gegen Bezahlung, wie?« Hier zieht nicht
dünkelhafte Ignoranz die Augenbrauen hoch, weil ein nichtbeamteter Bürger an den
Maßnahmen eines Ministers Kritik zu üben wagt. Kein Zweifel, dass der Publizist das Recht
hat, zu kämpfen – ob er sich strafbar gemacht hat, wird man ja sehen. Nicht diese Eiseskälte,
die Ungehörigkeit, die sich als Würde gibt – ich besinne mich noch, wie vor Gericht so ein
Stückchen Talar einmal zu George Grosz sagte: »Wenn Sie Kunstmaler sein wollen, dann
müssen Sie doch … « Also hier geht es in den Formen anständig zu 908.

La justice française est décrite en réalité dans tout le texte, ex negativo, à l’aune de sa
différence avec la justice allemande. Cette opposition se lit tout d’abord dans la forme, à
savoir dans les comportements des institutionnels : dans l’attitude impartiale des
magistrats envers l’accusé, dans les manières polies de la police envers le public, dans
l’absence de théâtralité dans les paroles du président de la cour909. D’autre part, sur le
fond, la sévérité du jugement est soulignée par une comparaison à la fois directe avec
l’Allemagne et implicite dans la référence : « Zwei Jahre Gefängnis, tausend Francs
Geldstrafe. Es kostet in Frankreich etwas, einen Minister herauszufordern. In Deutschland
hätte ers billiger haben können, denn für zwei Jahre Gefängnis und weniger kann man ihn
da schon ermorden910. » Le lecteur allemand pense immédiatement au complot contre le
ministre des Affaires étrangères, Walter Rathenau, assassiné en 1922 et dont l’un des
conjurés a effectivement été condamné à une peine de deux ans de prison.
Tucholsky s’intéresse également à un procès d’un tout autre genre car il relève du fait
divers, celui d’un noble ayant assassiné son enfant illégitime né d’une femme de chambre
de sa propre famille911. En réalité, le choix de médiatiser cette affaire n’est pas anodin. Elle
possède une dimension politique et sociale intéressante pour Tucholsky. Elle symbolise
par son verdict la supposée impartialité des tribunaux français ou leur « neutralité » pour
faire le parallèle avec un trait attribué au peuple français. En effet, bien que l’accusé
appartienne à l’élite sociale du pays, il est condamné à une peine méritée selon le
journaliste. Avant de se prononcer sur le jugement, Tucholsky prend soin de retracer en
détail le déroulement des audiences, le caractère sordide de l’affaire et l’émotion du
public, l’affrontement de classes à la barre avec les témoins de moralité à charge contre la
domestique et défendant les bonnes manières du jeune noble, l’absence de remords de ce
dernier, les clameurs de la presse parisienne et les sifflets à l’annonce d’un jugement - 10
ans de bagne - jugé par le public trop conciliant envers le coupable. La conclusion de ce

908 Ibid., p. 219.


909 Remarques similaires dans « Französiches Militärgericht in Paris ». Le journaliste souligne l’attitude
digne et mesurée de tous les acteurs de la cour qui trancherait avec le spectacle qu’offrent les tribunaux
allemands où le juge trahit son parti pris par son comportement et où les accusés sont malmenés, in :
TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 253.
910 TUCHOLSKY, « Herr Maurras vor dem Gericht », op. cit, p. 220.
911 TUCHOLSKY, « Der Mann, der ein Kind ertränkt », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 291.

208
cas que le journaliste a savamment théâtralisé est une mise en garde à l’encontre de son
lecteur.

Was daraus folgt? – Nicht übermäßig viel für die Beurteilung Frankreichs. Die meisten mir
bekannten deutschen Schilderungen französischer Provinz und französischer Sitten, sind ein
ausgezeichneter Führer durch die deutsche Seele – nicht etwa durch die französische. Sie
sagen über den Beurteilenden mehr aus als über das Beurteilte. Es ist so weit von Berlin nach
Paris! viel viel weiter als zwanzig Stunden Bahnfahrt. Und doch gibt es aus diesem Prozeß
etwas zu lernen912.

Tucholsky invite tout d’abord le lectorat allemand à ne pas tirer de conclusions hâtives
sur la moralité de la province française car cela reviendrait à révéler avant tout sa propre
morale. Il argumente que les différences culturelles seraient trop grandes pour
totalement comprendre l’autre peuple et se prononcer sur lui en toute impartialité.
Curieuse remarque tout de même de la part de quelqu’un qui s’est fixé comme objectif
d’expliquer les Français à ses compatriotes et qui, par ailleurs, n’a aucun problème à
affirmer son opinion personnelle habituellement913.
Au-delà de cet avertissement, ce procès français appelle trois commentaires d’ordre
juridique et politique plus largement. D’une part, ce jugement révèlerait les lacunes de la
justice allemande, qui, elle, ne connaît pas les procès avec jury, autrement dit de forme de
jugement démocratique rendu par les citoyens et non uniquement des magistrats.
Tucholsky enjoint aux Allemands de se battre pour cette liberté qui ne semble pas leur
manquer affirme-t-il. Ce jugement rappelle que la justice ne doit pas être influencée par
la morale ou par une psychologie de bas-étage car sa mission est de protéger la société.
De ce point de vue la justice française aurait fonctionné. Enfin, ce procès est tout de même
révélateur de l’esprit français sur un point selon lui : « Der Prozeß ist typisch für
Frankreich, weil der gesunde Menschenverstand annähernd das Rechte getroffen hat –
nicht wegen der Prozeßführung, sondern trotz der Prozeßführung914. » Cette affirmation
rejoint son portrait d’un peuple sain – à l’encontre des stéréotypes allemands négatifs sur
la France – et guidé par la raison, ce qui est un autre stéréotype sur la France, cette fois-ci
positif.
À travers ses chroniques judiciaires, Tucholsky met donc en lumière une France qui
incarne les idéaux politiques de justice et d’égalité issus de la Révolution française dans
la lignée de Heine notamment.
Dans le même état d’esprit, Tucholsky présente dans d’autres articles son pays
d’accueil comme porteur d’un idéal d’humanité, signifié par un second type de lieux. La
France a su préserver et aménager des lieux historiques que nous appellerions

912 Ibid., p. 294.


913 On retrouve cette même forme d’autocensure lorsque le journaliste se dit dans l’incapacité de parler
de la réaction du public français lors de la conférence en Sorbonne de Thomas Mann et Alfred Kerr. Voir la
note de bas de page 218 p. 61 de ce travail. Même doute du narrateur concernant sa légitimité à s’exprimer
sur les Pyrénées dans Ein Pyrenänebuch. Cf p. 161 de cette thèse et la note de bas de page 467.
914 TUCHOLSKY, « Der Mann, der ein Kind ertränkt », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 295.

209
aujourd’hui des « lieux de mémoire »915. Ceux-ci mettent l’accent sur le passé comme
expérience vécue, ils installent le passé dans le présent, dans l’affectif et ainsi dans la vie
même en proposant une lecture « plurielle et individualisée » de ce qui a été.916. Ceux-ci
portent en eux, selon Tucholsky, un message d’espoir et de réconciliation pour l’avenir, à
défaut d’un message ouvertement pacifiste.
L’un des premiers, et non des moindres, décrits par lui peu de temps après son arrivée
à Paris est Verdun917. Dix ans après le début de la Première Guerre mondiale, Tucholsky
se rend sur l’ancien champ de bataille. Les lieux de combats sont devenus depuis l’après-
guerre des destinations de voyage pour les familles de soldats disparus d’origine
française, britanique et dans une moindre mesure allemande918. Verdun est un lieu
hautement symbolique car sur ce front, à la différence d’autres lignes, combattaient
uniquement les deux ennemis héréditaires. Il s’agissait d’enrayer à tout prix l’avancée
allemande. Tucholsky le mentionne d’ailleurs : « Hier. Um diesen Kohlenkeller haben sich
zwei Nationen vier Jahre lang geschlagen. Da war der tote Punkt, wo es nicht weiter ging,
auf der einen Seite nicht und auf der andern auch nicht919. » Il rappelle également tous les
autres éléments historiques qui contribuent à la mythologie du lieu : Verdun, déjà lieu de
résistance française lors de l’avancée prussienne de 1870 ; une bataille de la guerre 1914-
1918 des plus meutrières, condensé de la Grande guerre, combat acharné dans lequel les

915 Pierre Nora à l’origine de l’expression et du concept historique insiste sur le fait que l’imagination

doit investir un lieu – matériel ou pas – d’une dimension symbolique pour en faire un lieu de mémoire. In :
Alain ROGER, « La mémoire et l'histoire », Critique, 2007/11 (n° 726), p. 830-841. DOI :
10.3917/criti.726.0830. URL : https://www-cairn-int-info.lama.univ-amu.fr/revue-critique-2007-11-
page-830.htm
916 Sur la distinction de Nora entre histoire et mémoire : « La mémoire est la vie, toujours portée par des

groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de
l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et
manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la
reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène
toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. […] Parce qu’elle
est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de
souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les
transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle
analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle
prosaïse toujours. […] La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme
HALBWACHS l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est par nature, multiple et
démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne,
ce qui lui donne vocation à l’universel. […] La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste,
l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports de
choses. » Pierre NORA, « Introduction : Entre Mémoire et Histoire » in Pierre NORA (dir.), Les lieux de
mémoire, Tome 1 : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XIX.
917 TUCHOLSKY, « Vor Verdun », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 431. Tucholsky se rend le 04.07.1924

à Verdun ; il rend compte de ses impressions à sa femme dans une lettre (du 05.04.1924), affirmant que la
seule visite de Verdun vaut le déplacement en France, car on y voit la dimension industrielle de la guerre, la
qualifiant de « fabrique de la mort ». Il dit avoir été tellement choqué par ce qu’il a vu qu’il a pleuré en
écrivant son article sur Verdun. On ne peut selon lui que ressortir pacifiste d’une telle visite. In :
TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 6, Kommentar 108 p. 617.
918 Susanne BRANDT, « Le voyage aux champs de bataille », in : Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°41,

janvier-mars 1994, La guerre de 1914-1918. Essais d'histoire culturelle, p. 18-22. DOI :


https://doi.org/10.3406/xxs.1994.3262.
919 TUCHOLSKY, « Vor Verdun », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 433.

210
soldats des deux pays vivent l’expérience commune du feu, du fer, de la boue, des
tranchées, de la soif, mais aussi des combats corps à corps et du bruit incessant. Tucholsky
n’oublie pas de mentionner la figure du général Pétain920.
Du point de vue nararratif, son article repose sur la description des étapes du parcours
mémoriel. Il narre sa visite et mentionne des détails censés restituer l’aspect sinistre et
tragique du lieu : la brochure que l’on peut acheter à l’arrivée sur place « Verdun vorher
und nachher » et qui montre que Verdun a été autrefois une ville coquette ; la citadelle
d’où est parti l’un des cadavres non identifiés, devenu à Paris le soldat inconnu de l’Arc de
Triomphe ; Fort Vaux où l’on peut lire sur les murs des inscriptions en allemand ; les
tombes éparses des rares soldats identifiés ; le cimetière, « en vérité une fosse commune
»921 ; les armes rouillées et les gourdes de soldats qui jonchent le sol… Et le calme qui
règne sur place et doit surprendre le soldat rescapé visitant les lieux. Le journaliste donne
des chiffres et des informations recueillis auprès du guide qui accompagne son groupe de
visiteurs. Il insiste aussi sur l’aspect lunaire, la destruction marquée de la nature qui
l’impressionne. Il évoque également les constructions commémoratives érigées depuis la
fin de la guerre : la statue d’un lion abattu qui marque la limite de l’avancée allemande, le
monument de la tranchée des baïonnettes, l’ossuaire en cours de réalisation. À plusieurs
reprises, Tucholsky souligne en outre le ton neutre de la muséographie. Il n’y aurait pas
selon lui de dénigrement des Allemands, ils sont présentés comme des soldats et non
comme des ennemis. Les photos mettraient en scène l’horreur de la guerre vécue par les
deux camps et laisseraient le spectateur pantois, qu’ils soient Français ou Allemands :
« Die Franzosen und der Deutsche stehen da zusammen, der Betrachter muß glauben,
einen Haufen Wahnsinniger vor sich zu haben. Und das waren sie ja wohl auch922. »
L’article met en évidence, de façon implicite, le fait que Verdun est devenu un lieu de
visite et de commémoration organisée, autrement dit un lieu porté par une intention
politique923. Le fait cependant qu’il n’y ait pas de triomphalisme ou de nationalisme dans
la mise en scène et la conception des lieux laisserait chaque visiteur se faire sa propre
conclusion sur la guerre. Celle du journaliste Tucholsky est une dénonciation de la presse
qui n’aurait jamais dit, et qui ne dirait toujours pas la vérité sur la guerre, visible ici à
Verdun. Il exprime aussi l’effroi qui le saisit à la pensée de l’esprit militariste vivace qui
règne encore en Allemagne et pourrait mener à un nouveau conflit.

920 Tous ces éléments sont évoqués par l’historien Gerd Krumeich. Au-delà du temps qui passe, ils
contribuent avec l’image de la célèbre poignée de main entre Mitterrand et Kohl à Verdun, à faire perdurer
le mythe Verdun. Gerd KRUMEICH, « Verdun : un lieu pour une mémoire commune ? », in : Jacques
MORIZET, Horst MOLLER (dir.) France-Allemagne. Lieux et mémoire d’une histoire commune, Paris, Albin
Michel, 1995, p. 121-139.
921 Ibid., p. 432.
922 Ibid., p. 436.
923 « Verdun est un point de départ vers une nouvelle sorte de souvenirs communs franco-allemands.

Dès les années 1920, il y eut de louables efforts pour que l’expérience vécue à Verdun serve à jeter les bases
d’un mouvement international contre la guerre. Beaucoup d’anciens combattants français et allemands se
retrouvèrent ainsi en 1936, pour célébrer le vingtième anniversaire de la bataille, avec la ferme intention
de proscrire à jamais la guerre, riches de l’expérience vécue en ces lieux de guerre totale. » Gerd KRUMEICH,
« Verdun : un lieu pour une mémoire commune ? », in : op. cit., p. 139.
211
La volonté de se souvenir peut également se manifester à une plus petite échelle qui ne
relève pas des autorités publiques. Ainsi après une visite des abattoirs de la Villette, le
journaliste découvre en sortant une plaque à la mémoire des anciens employés tombés au
front, apposée à l’initiative du syndicat des bouchers :

Da ist zunächst eine große erzene Tafel, den Toten des Krieges als Erinnerung gewidmet,
aufgehängt von den vereinigten Großschlächtereien der Stadt Paris. Namen, eine Jahreszahl ...
Ich studiere die Markttafeln. Und beim Aufsehen bleiben mir Worte haften, ein paar Worte von
der Inschrift, die die Gefallenen ehren soll. So:
La Boucherie en gros924
1914–1918
Die Parallele ist vollständig925.

Cette fin, qui souligne l’ironie involontaire de l’inscription, éclaire d’un autre jour toute
la visite qui précède. Le journaliste a décrit de façon clinique les différents modes
d’abattage, les réactions de peur, de douleur et de stupéfaction des bêtes à l’approche de
la mort, pendant leur agonie, ainsi que le traitement réservé à leur corps.
La plaque en elle-même ne dénonce pas la guerre, c’est le journaliste qui le fait
implicitement par cette narration et les différents procédés littéraires destinés à établir
une analogie entre deux lieux : le front et l’abattoir. Il crée par exemple une tension
dramatique par le contraste entre une description froide des lieux et la répétition de mots,
tels que « sang » et « rouge », censés provoquer le dégoût, ou encore celle de « suivant »,
« mort », « machine » qui soulignent la dimension mécanique et massive de l’abattage. Les
comparaisons des ouvriers avec des personnages bibliques, comme Samson, ou
mythologiques, comme Héphaïstos, qui symbolisent la violence et l’hybris, participent de
cette dramatisation. De même, le lecteur se sent interpelé lors du récit de l’agonie des
bêtes : « hunderzwanzig feuchte Augen sehen dich an926 ». Par l’emploi du pronom
personnel « dich » il est inclus dans l’action. L’innocence des animaux et la cruauté de la
situation sont encore soulignées par des figures de style hyperboliques, tel cet oxymore
doublé d’un chiasme : « Eine idyllische Hölle, eine höllische Idylle927 »…. On comprend que
ces pratiques relèvent de la violence tant pour les hommes que pour les animaux. Elles
déshumanisent les ouvriers, relégués à l’état de machines à tuer, elles réduisent les
animaux au rang d’objet, dont il faut tirer le profit maximum. Ces pratiques relèvent d’un
procédé industriel de mise à mort basé sur une logique économique. Or c’est précisément

924 L’inscription a été légèrement modifiée par Tucholsky, afin de permettre plus aisément l’analogie

entre la guerre et la boucherie. Il a remplacé la dédicace « la boucherie en gros de Paris » par « La boucherie
en gros ». Image et histoire de cette plaque commémorative inaugurée en 1921 : http://memorial14-
18.paris.fr/memorial/jsp/site/Portal.jsp?page=directory&id_directory_record=163&view_directory_recor
d=1
925 TUCHOLSKY, « Les abattoirs », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 208.
926 Ibid, p. 207.
927 Ibid, p. 208.

212
ainsi que Tucholsky dénonce la guerre d’ordinaire928. Les ouvriers sont d’ailleurs qualifiés
de « Mörder », terme qu’il emploie pour désigner les soldats au front929.
La découverte fortuite de cette plaque, malheureuse dans sa formulation, a fait
réfléchir le journaliste et l’a poussé à écrire cet article. Tucholsky espère qu’à son tour le
lecteur va réfléchir au sens de la guerre, mais aussi à cette volonté de mémoire. Là comme
à Verdun, les Français font preuve d’une volonté de se souvenir, qui ne relève pas d’une
apologie de la nation ou de la guerre, mais d’un besoin de mettre des individus, des
victimes à l’honneur. Il s’agit d’entretenir une relation émotionnelle au passé afin
d’empêcher l’oubli.
Selon Tucholsky, il faudrait cependant aller encore plus loin et transformer le souvenir
en véritable politique anti-belliciste. Il donne dans un autre article930 l’exemple de l’Église
catholique en France qui, depuis la Révolution française, commémore inlassablement le
souvenir de ses martyrs. Le journaliste raconte sa visite d’un ancien cloître carmélite, rue
de Vaugirard à Paris, dans lequel une centaine d’écclesiastiques ayant refusé de prêter
serment à la nouvelle constitution avaient été abattus sans autre forme de procès. Le
journaliste admire le fait que l’Église n’oublie rien depuis autant de temps et qu’elle
persiste à raconter cet épisode, afin qu’il ne se reproduise pas. Il faudrait selon lui de la
même manière cultiver le souvenir de martyrs de la cause pacifiste et se doter de
messages clairs, « Nie wieder ! », au lieu d’ériger simplement des monuments
commémoratifs de part et d’autre de la frontière, qui louent certes la mémoire de soldats,
mais qui ne dénoncent pas la raison de leur mort931.
Tucholsky ne fait donc pas de la France le chantre du pacifisme et il lui arrive également
d’évoquer des excès de la Révolution française, à savoir la Terreur. La France d’hier et
d’aujourd’hui n’est donc pas mise sans cesse sur un piédestal. Les articles sur les lieux de
mémoire signalent néanmoins qu’il existe dans ce pays un état d’esprit plus apaisé qu’en
Allemagne, qui accorde peut-être davantage d’importante à la vie humaine individuelle
en manifestant une volonté de ne pas oublier les morts dans la conception et le contenu
de ces lieux de mémoire. S’il s’agit là d’un élément d’ordre idéologique et historique,
Tucholsky y voit aussi une dimension quasiment ontologique, voire philosophique. Cette
différence d’attitude quant à la valeur de l’existence se traduit également dans une
manière de vivre plus épicurienne en France et notamment en province, espace qui
participe également du portrait des Français. Le journaliste décrypte alors la vie en
province à l’aune de l’image qu’il donne des habitants.

928 À titre d’exemple, sur les liens entre le système capitaliste et le déclenchement de la Première Guerre
mondiale, voir : TUCHOLSKY, « Vor acht Jahren », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 240.
929 Depuis 1919, Tucholsky évoque régulièrement la guerre comme assassinat et par conséquent les

soldats comme des assasins de métier, avec des expressions comme « professionelle Mörder », « ermordete
Mörder ». Voir Michael HEPP, « Tucholsky und die Soldatenehre. Zur historischen Vorgeschichte des
geplanten Ehrenschutz-Gesetzes », Wissenschaft & Frieden, n° 4, 1996. https://www.wissenschaft-und-
frieden.de/seite.php?artikelID=1187
930 TUCHOLSKY, « Märtyrer », Gesammelte…, op. cit, tome 4, p. 200.
931 Dans le même sens, il revendique de créer des plaques commémoratives à la mémoire d’objecteurs

de conscience et de pacifistes dans « Die Tafeln », Gesammelte.., op. cit., tome 4, p. 100.
213
Dans Ein Pyrenäenbuch, le journaliste souligne l’antagonisme entre les Allemands qui
se hâtent au quotidien et les Français qui prennent le temps de vivre932. On retrouve cette
même idée dans différents articles sur les provinces françaises, ainsi que dans des articles
antérieurs sur l’Allemagne933. Tucholsky plaide dans ses écrits pour une vie plus lente qui
laisse la part à la flânerie comme moyen de découvrir ou de vivre un lieu en toute
disponibilité, sans se laisser happer par le rythme effrené de nos sociétés modernes. Une
vie qui laisse la place à une écoute véritable de son prochain, à l’ennui même au sens d’une
oisiveté bienheureuse qui confère un sentiment de non-urgence ; une vie qui permette
également la rêverie et la réflexion sur soi et sur les autres, activités pour lesquelles le
silence s’impose. Toutes ces expériences de la lenteur consituent une manière de
« mesur[er] [s]a chance d’être encore vivant »934 pour reprendre les mots de Pierre Sansot
qui prône également ce choix de vie, y voyant un acte de liberté et de résistance935.
Tucholsky décrit ainsi l’atmosphère et les activités du dimanche dans le Sud de la
France en 1925936. À la Seyne sur Mer, il observe des boulistes, ce qui donne lieu à
quelques commentaires humoristiques et à une comparaison franco-allemande. À défaut
de pouvoir en expliquer les règles, le journaliste déduit la philosophie du jeu : se mettre à
l’aise en retirant son manteau et en exposant sa peau blanche au soleil. Le rapprochement
qui lui vient alors à l’esprit, du fait de la ressemblance des pratiques, est le jeu de quilles
allemand. Cependant, il le rejette aussitôt pour deux raisons d’ordre culturel : d’une part,
les Français, eux, ne boivent pas en jouant. Autrement dit, cette activité est plus saine.
Tucholsky est un bon vivant et il apprécie l’alcool, il ne s’agit donc pas pour lui de prêcher
une vie d’ascèse. Cependant il dénonce régulièrement les beuveries collectives, pratiques
caractéristiques selon lui des Stammtische et de nombreuses associations allemandes,
synonymes a minima de bêtise et de nationalisme, voire de brutalité et de racisme dans
leurs formes les plus extrêmes937. Point de tout cela dans ce regroupement de boulistes,
plutôt bon enfant. D’autre part, les boules restent un jeu et non un sport, avec tout ce que

932 Cf citation p. 121 de ce travail.


933 « Der Berliner hat keine Zeit. Der Berliner ist meist aus Posen oder Breslau und hat keine Zeit. Er hat
immer etwas vor, er telefoniert und verabredet sich, kommt abgehetzt zu einer Verabredung und etwas zu
spät – und hat sehr viel zu tun. In dieser Stadt wird nicht gearbeitet –, hier wird geschuftet. (Auch das
Vergnügen ist hier eine Arbeit, zu der man sich vorher in die Hände spuckt, und von dem man etwas haben
will.) » In : TUCHOLSKY, « Berlin ! Berlin ! », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 129.
934 Pierre SANSOT, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages, 1998, p. 204.
935 « Il conviendrait de ne pas brusquer la durée et de ne pas nous laisser bousculer par elle – une tâche

salubre, urgente, dans une société où l’on nous presse et où souvent nous nous soumettons de bon cœur à
un tel harcèlement. » In : ibid., p. 11.
936 TUCHOLSKY, « Wandertage in Südfrankreich », Gesammelte…, op. cit, tome 4, p. 240.
937 À titre d’exemple, le poème sur le société étudiante Saxo-Borussia de Heidelberg, tournée en

dérision : « Möchten Sie Saxo-Borusse sein? / Domela hat sie genau beschrieben:/was sie auf ihrer Kneipe
trieben – / (Rülps) / wie sie fechten, fressen und saufen, / sich niemals ein Kollegheft kaufen – / jeder ein
hochfeudales Schwein . . . / Ein feiner Verein. », in : « Saxo-Borussen », TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit.,
tome 5, p. 323. Ou pour l’association Stammtisch et antisémistime lors des élections de 1921: « Die blinde
Wut, mit der in Wahlparolen und an Stammtischen auf die Juden geschimpft wird, schmeckt verdächtig
fatal. », in : « Hepp hepp hurra! », TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 14.
214
cela permet d’éviter selon Tucholsky : vanité, esprit de compétition, recherche de la
performance, organisation au détriment de l’individualité.

Neulich haben sie versucht, die Boules in einen richtigen Sport zu verwandeln. Turnier, Preise,
Schiedsgericht, Zeitschriften, ›Wie man ein Champion der Boules wird‹ ... Für diesen
Stumpfsinn ist das Spiel sicherlich zu schade; fällt es erst einmal dem Sport in die Finger, so
hört es auf, ein Sonntagsspiel zu sein. Es wird sich dann mehr um ›Spitzenleistungen‹ handeln.
Weil aber diese Südfranzosen gar nicht so große Sehnsucht haben, sich in tausend
Organisationen und Gruppen zusammenzuschließen, bei denen der gesellschaftliche Vorgang
des Zusammenschlusses mit seinen Komplikationen die Hauptsache und der Stoff Nebensache
ist, und weil sie ihre kleine Sehnsucht danach anderswo befriedigen, wird es wohl so bald
keinen ›Boules-Sport‹ geben938.

Cet extrait montre bien que notre journaliste feint d’être un simple observateur du
dimanche, incapable de déchiffrer un jeu. Il est réalité renseigné puisqu’il retrace les
évolutions qu’a connues le jeu de boules. Il pratique donc bien une description ciblée de
la vie en France lui permettant de mettre en lumière des oppositions avec son pays, des
exemples à méditer et parfois même des chemins à suivre. Il poursuit ainsi son travail de
médiateur sans l’afficher ouvertement.
On retrouve cette même douceur de vivre, un dimanche à nouveau, à la table d’un
restaurant de Sainte-Maxime. Le journaliste observe les gens autour de lui, leur bonne
humeur, leur indolence et leur insouciance :

Die Sonne brennt auf das buntgestreifte Dach, die kleinen Hunde bellen herum und betteln,
manche Leute sitzen an Tischen mitten auf dem freien Platz unter den Palmen, alle sind beim
Kaffee, munter-träge. Manchmal fährt ein Automobil vorbei und lädt ein Rudel lärmender und
lachender Menschen ab. Es ist so warm, beinahe heiß ... Hautes-Sauternes ist ein schwerer
Wein, wenn man ihn mittags trinkt. Man wird müde danach. Ans Klavier des Saales drinnen
im Haus hat sich ein junger hübscher Bursch gesetzt, im gestreiften Hemd der Cowboys, mit
aufgekrempelten Ärmeln. Er spielt nicht laut. Er spielt, was man weder von ihm noch hier
erwarten sollte: ganz moderne Musik. (… Wie kompliziert diese Freude ist! Aber diese Musik
ist wahrer als Waldesrauschen und Symphonieroutine. Die Töne plätschern über den kleinen
Platz, ein paar Leute klatschen gedämpft. Der junge Mann lächelt und spielt weiter, für sich
allein. Alles ist getaucht in Musik, Sonne und eine mittägliche Schläfrigkeit939.

Bien qu’anodine en apparence, cette description reprend divers éléments qui font
selon Tucholsky le sel d’un voyage et plus largement de la vie940 : les sens éveillés par les
rires et par la musique ou au contraire agréablement alanguis par le soleil et le vin. Elle
renvoie aussi à diverses caractéristiques du portrait des Français : l’attitude nonchalante,
presque individualiste du pianiste qui jouerait pour lui, le comportement à la fois détendu,
gai et en retenue des spectateurs qui applaudissent discrètement. Cette scène met à
l’honneur des plaisirs simples et le temps lent, quelques-uns des ingrédients de l’art de

938 TUCHOLSKY, « Wandertage in Südfrankreich », Gesammelte…, op. cit, tome 4, p. 242.


939 Ibid., p. 244.
940 Selon Tucholsky, le voyage est ce qui bonnifie la vie avec les livres et l’amour. Cf citation et note de

bas de page 451, p. 108 de la thèse.


215
vivre à la française selon Tucholsky. Cette forme d’hédonisme lui fait dire dans un autre
texte : « wie schön müßte es sein, mit diesem Lande dauernd in Frieden zu leben –!941 »
L’article en question est consacré à la vente de vin aux enchères des Hospices de
Beaune. Rien à voir a priori avec la question des relations franco-allemandes, mais bien
plutôt avec un emblême de la gastronomie française. Pourtant, en bon médiateur, notre
journaliste parvient à établir un lien entre ces deux sujets. Observons que le texte
comporte, une fois encore, trois parties. Tout d’abord vient la description du déroulement
de l’événement pour le lecteur allemand, non averti. Une manifestation qualifiée de grand
jour de la Côte d’Or, rassemblant notables locaux, vignerons, commerçants, acheteurs,
ainsi qu’une foule de curieux autour des grands vins que compte la Bourgogne. Le
journaliste en cite quelques noms : Clos Vougeot, Pommard, Romanée Conti. Il donne à
voir ce cérémonial de vente « très ancien », ainsi que les prix astronomiques de certains
vins. Le cadre est ainsi posé telle une scène de genre ou un guide de voyage. Viennent
ensuite, dans un deuxième temps, plusieurs commentaires censés rendre cet univers
étranger plus familier au lecteur. Le chroniqueur compare alors les Hospices de Beaune
et l’hôpital de Würzburg car tous deux rassemblent fondations, charité, soins aux malades
et domaines viticoles. Il fait une déclaration d’amour aux vins allemands, qui sert en
réalité de prélude à un aveu contrit : le caractère divin d’un grand cru bourguignon.

(…) ich liebe die deutschen Weine und denke, dass man zuerst die Weine seines Landes trinken
sollte, weil sie eine Verkörperung der Heimat sind. Mit allem schuldigen Respekt vor dem
Rhein und Franken aber darf gesagt werden: als eine Grande Réserve 1919 erschien,
verstummten auch die größten Kenner: das war kein Wein mehr, das war Sonne und der ganze
Garten Frankreichs942.

Le journaliste file la métaphore religieuse, sans doute non dénuée d’esprit satirique
envers le clergé régulier : les sommeliers seraient entre le paysan – c’est-à-dire l’homme
proche de la nature !- et le moine, la dégustation relève de l’extase et se solde par une
prière : « Ammen des Weins943 ». Paroxysme de l’enchantement du journaliste, il décrit en
fin d’article la Bourgogne comme le jardin de Dieu. Si le vin est l’incarnation d’un pays
comme il l’affirme, la France est donc un pays béni des Dieux, un pays aimable.
Dans cette deuxième partie, le journaliste casse la linéarité du récit, reflet du vertige
procuré par le vin, mais aussi signe d’une stratégie de médiation. Il revient en effet sur un
repas donné plus tôt à la mairie. Il n’en précise pas la raison, elle est évoquée dans un
autre article944. Il lui importe, en revanche, de souligner le caractère attentionné de
l’accueil, y compris envers les Allemands :

941 TUCHOLSKY, « Alter Burgunder wird versteigert », Gesammelte…, op. cit., tome, 6, p. 310.
942 Ibid., p. 309-310.
943 Ibid., p. 310.
944 Il s’agit d’un congrès international de journalistes. L’article qui traite de cet événement, restitue avant

tout le caractère gargantuesque du repas et l’excellence du vin : TUCHOLSKY, « Burgunder 1928 »,


https://tucholsky.de/burgunder-1928/
216
Und die Jury verteilte kleine Zettel, auf denen geschrieben stand, wie der heurige Wein
beschaffen sei, und es gab auch, mit vielen Fehlern und sehr viel gutem Willen, eine deutsche
Übersetzung dazu:
« Diese Schätzung paßt auf den Weinen der sogenannten Gegenden: Beaujolais, Mâconnais,
Châlonnais, Côte d'Or, Yonne; sie paßt nicht auf den Weinen von der zweiten Blütenzeit, die
von Trauben errühren, die nach dem Gewitter vom 6ten Juni gewachsen sind, welches den
Ruits-Rebenberg zum Teil gewüstet hat. »945.

Le retour à la vente aux enchères, dans la dernière partie, est l’occasion de quelques
remarques sur le dur labeur qu’elle implique pour les vignerons. Ce constat faussement
anodin rejoint les propos de Tucholsky sur les Français travailleurs et non pas
uniquement noceurs comme pourrait le suggérer une vente de vin. Ainsi, cet article
permet une nouvelle fois de corriger les préjugés allemands à l’encontre des Français,
mais il n’est pas exempt non plus de stéréotypes qui dépeignent une France idyllique. Le
journaliste évoque brièvement la figure sympathique du vieux maire qui dirige la vente et
s’est fait auparavant guide touristique en expliquant avec adresse les tableaux du peintre
Félix Ziem, originaire de la ville. Cette journée à Beaune l’amène, enfin, à conclure sur le
fait que la province n’est pas Paris. Ce leitmotiv chez lui946 signifie implicitement que la
France ne se résume pas à l’image – fausse – de Paris-Babylone. Puis, avant l’exclamation
finale sur la paix durable qu’il serait souhaitable de réaliser avec un si beau pays, le
journaliste glisse, nous semble-t-il, une allusion à une menace allemande qui pèserait sur
lui : « In den sanftblauen Spätherbsthimmel klingelt die Turmuhr, ein braunes Licht liegt
über diesem Garten Gottes (…)»947. Il ressort clairement que ces chroniques sur l’art de
vivre en province, derrière leur contenu pittoresque, anecdotique, informatif, touristique,
s’inscrivent encore dans la tâche de médiation que s’est fixée Tucholsky.
La province et plus largement le paysage français apparaissent à Tucholsky en lien avec
un autre aspect, caractéristique des Français eux-mêmes. En 1926, il explique dans un
article avoir constaté une particularité qui s’applique dans des territoires très divers, en
Provence, en Bretagne, en Normandie et dans les Pyrénées. Il s’agirait du caractère
ordonné du paysage français, qui tient du parc, de la nature domestiquée, clôturée et qui
diffère grandement de l’Allemagne948. Tucholsky qualifie dès lors la France de « pays des
parcelles ». Il justifie ses observations, assez justes pour ce qui est de la parcellisation du
territoire, de façon assez vague néanmoins.

Die französische Landschaft ist lieblich, freundlich, malerisch, getönt, was Sie wollen – aber sie
ist zivilisiert. Immer ist sie das. Daran ist erst in zweiter Linie die Parzelle schuld – in erster
der immanente Charakter der Landschaft, die durch Geschichte und Frieden, durch Stetigkeit

945 TUCHOLSKY, « Alter Burgunder wird versteigert », Gesammelte…, op. cit., tome, 6, p. 310.
946 Remarques similaires dans « Das verwandelte Paris », https://tucholsky.de/das-verwandelte-
paris/ : « Bei solchen Betrachtungen darf nicht vergessen werden, dass Paris niemals Frankreich war und
ist – dass die Stimmung in der Provinz wesentlich ruhiger ist ». Ou encore « Paris ist nicht Frankreich »
dans : « Das nervöse Paris », https://tucholsky.de/das-nervoese-paris/ Même son de cloche à divers
reprises dans Ein Pyrenäenbuch, op. cit.
947 TUCHOLSKY, « Alter Burgunder wird versteigert », Gesammelte…, op. cit., p. 310.
948 TUCHOLSKY, « Das Land der Parzellen », https://www.textlog.de/tucholsky-land-parzellen.html

217
der Lebensführung und Konservativismus der Bevölkerung etwas Beglänzt-Liebes bekommen
hat, wie eine ältere gute Frau, nett, freundlich, ja949.

D’une part, il humanise et essentialise même le territoire français en parlant de paysage


civilisé et de caractère immanent. Il fait ainsi indirectement référence à la distinction
entre civilisation française et culture allemande. Il emploie d’ailleurs à plusieurs reprises
des termes qu’un lecteur allemand peut associer aux Lumières et à la Révolution
française : « Die Vernunft hat triumphiert », « Es ist die Vernunft, die diese Landschaft so
gemacht hat ». Tucholsky ne fait pas explicitement le lien historique entre les parcelles et
les idéaux révolutionnaires, qui ont effectivement engendré la division de la propriété
foncière et une multiplication de petits lots950. Il évoque cependant la satisfaction sociale
qui résulte de cette division : « Die gesellschaftliche Ursache der Parzellen ist klar. Jeder
hat ein Gütchen, ein Häuschen, ein Besitzchen. » Le journaliste ajoute pêle-mêle à cette
supposée immanence du paysage français, d’autres raisons qui expliqueraient sa
physionomie (conservatisme des populations, paix, histoire). Elles sont plus fondées, mais
ne sont assorties d’aucunes précisions, ni justifications.
Plus que l’exactitude des faits, il lui importe de présenter un territoire à l’image de son
portrait du peuple français, humain, bourgeois et paisible. Ce paysage reflèterait aussi le
caractère du Français, sa réserve quelque peu individualiste. Là aussi, Tucholsky devance
les conclusions négatives que son lectorat pourrait en tirer : les Français ne se situent pas
dans une attitude de propriétaire méfiant ni dans une logique de territoire. Il extrapole
même, revenant sur l’accueil bienveillant réservé aux étrangers en France :

Und ich möchte die Gelegenheit benutzen, um darauf hinzuweisen, wie gastfreundlich, wie
unbeeinflußt-anständig, wie ruhig in allen Ecken Frankreichs der Fremde behandelt wird,
wenn man nun gerade von den Brennpunkten des Inflationsverkehrs absieht, wo die Leute
nervös geworden sind. Nein, Offensivgeist des Bauern ist es nicht951.

Cette nature n’est cependant pas de son goût, il ne s’en cache pas. La comparaison avec
une vieille dame en dit long, tout comme le recours marqué aux diminutifs (suffixes en –
chen) met l’accent sur la petitesse de l’échelle des paysages et des biens. Le chroniqueur
a même des mots durs sur l’absence de poésie qui en résulte.

Die französische Landschaft sieht sehr oft aus wie ein französisches Menü: von jedem ein
Häppchen, manchmal ein Kosthappen – aber das Thema wird nur eben angeschlagen, nie
ausgeführt, nie schlägt die Quantität in die Qualität um. Etwas, das auch nur aussieht wie
Grenzenloses, gibt es mit Ausnahme des Meeres in diesen Teilen Frankreichs nicht. Es ist
übersichtlich, und gezirkelte Übersicht ist das scharfe Gegenteil der Naturpoesie952.

949 Ibid.
950 Cette opération fiscale est destinée d’abord à enrichir les caisses de l’Etat, mais aussi à accroître le
nombre de propriétaires terriens dans un but plus égalitaire. In : Philippe SAGNAC, « La division du sol
pendant la Révolution et ses conséquences », in : Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 5, n° 7,
1903, p. 457. DOI : https://doi.org/10.3406/rhmc.1903.4293
951 TUCHOLSKY, « Das Land der Parzellen », https://www.textlog.de/tucholsky-land-parzellen.html
952 On retrouve une critique esthétique analogue dans un texte consacré à la crise immobilière à Paris et

à ses conséquences sur l’architecture de la proche banlieue. Le journaliste relève la laideur qui résulte selon
218
De la sorte, le journaliste exprime son sentiment personnel tout en manifestant une
nouvelle fois qu’il n’idéalise pas systématiquement son pays hôte. Par ailleurs, si ce
paysage lui semble à la longue un peu monotone, comme il le prétend, il s’agit tout d’abord
d’une question de goût et d’habitude selon lui. Car rappelle-t-il, lui il vient du Nord et il
aime donc des types d’espaces naturels différents.
Cette recension de quelques lieux et scènes de vie en France a permis de montrer que
Tucholsky flâne à Paris, qu’il voyage en province et qu’il écrit ses chroniques toujours
dans l’idée de compléter son portrait des Français. Pour ce faire, il va s’intéresser
également aux traditions, autre forme d’expression des mentalités vernaculaires.

3.2.2. Traditions et institutions emblématiques


Dans sa volonté de présenter la France comme un peuple sain qui ne constitue pas une
menace pour l’Allemagne, Tucholsky met également en avant une dimension déjà
évoquée dans le portrait des Français : la France serait un pays de traditions. Il explicite
cette idée dès 1924 dans l’article « Die Stadt des Noch »953 dont le sujet est Paris. La
capitale aurait longtemps donné le ton dans le domaine des arts et de l’esprit. Elle aurait
su conserver cet héritage vivant selon lui. Il en résulte une liberté de ton, des positions
intellectuelles et des situations de pouvoir, et plus largement des manières de vivre au
quotidien bien définies, qui confèreraient au pays entier une grande stabilité à ses yeux :
« Das Meer bewegt sich, die Leuchttürme stehen fest954. » Cet ancrage que lui confère son
passé brillant, protège le pays des turpitudes du présent, en donnant à ses habitants un
sentiment d’appartenance à un groupe et de sécurité, en un mot un sentiment d’identité
forte. Tucholsky va décliner cette affirmation, comme à son habitude, dans de nombreux
textes tout au long de son séjour parisien. Il va donner des exemples de ce que signifie
cette tradition chez les élites, ainsi que dans les couches plus humbles décrivant des
institutions prestigieuses tout comme des traditions populaires.
Dans l’article « Der grüne Frack955 », Tucholsky prétend que pour découvrir la France,
il faut soit connaître une famille française – ce qui ne sera jamais vraiment l’objet de ses
articles –, soit voir un classique à la Comédie française956 ou bien encore assister à une
séance de l’Académie française, choix pour lequel il opte dans cet article. Il décrit la séance

lui d’un étalement urbain anarchique, d’une cloturation des espaces privés, ainsi que de constructions bas
de game dont la seule logique est l’esprit de propriété. In : TUCHOLSKY, « Paris-Zehlendorf »,
https://www.textlog.de/tucholsky-paris-zehlendorf.html
953 TUCHOLSKY, « Die Stadt des Noch », https://www.textlog.de/tucholsky-die-stadt-paris.html
954 Ibid.
955 TUCHOLSKY, « Der grüne Frack », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 331.
956 Dans un autre article, Tucholsky affirme que ce conseil lui a été donné à Paris : « Man hatte mir hier

in Paris gesagt: Wenn Sie den französischen Nationalcharakter wirklich verstehen wollen, dann gehen Sie
in die Comédie-Française und sehen Sie sich da Molière – oder noch besser: Corneille – an. Und weil mir für
meine Ausbildung keine Spesenaufstellung zu hoch ist, habe ich das auch getan. » In : TUCHOLSKY,
« Corneille auf der Schreibmaschine », https://www.textlog.de/tucholsky-corneille.html
219
de réception de Maurice Paléologue comme académicien. Ce n’est pas tant cet événement
à la fois mondain et spectaculaire en lui-même qui l’intéresse, que sa dimension
symbolique et rituelle. Tucholsky note la foule qui joue des coudes pour assister à cette
manifestation à l’entrée de la coupole, bien que l’homme ne soit pas des plus connus,
comme le laisse à penser le fait qu’il se procure lui-même des ouvrages de M. Paléologue
juste avant la séance. Le journaliste rappelle le caractère solennel et prestigieux du lieu
en citant les différentes académies qu’il rassemble et en convoquant un champ lexical
adéquat pour les décrire. Celles-ci « trônent » sous la coupole lors des grandes occasions.
Elles incarnent donc selon lui une forme de pouvoir majestueux reconnu par le peuple.
Néanmoins, le public nombreux n’a rien de très populaire. Tucholsky nomme des
personnalités politiques, religieuses, des membres des Belles-Lettres présentes et il
remarque l’élégance générale des femmes. Il évoque quelques éléments de la tradition
protocolaire de l’Académie, le titre d’immortel et l’habit porté, mais sans fournir
d’explications, laissant au lecteur le soin de se renseigner s’il veut en savoir plus. À
l’inverse, il explique qu’on ne badine pas avec la tradition : un nouveau membre élu doit
prononcer un discours à la mémoire de celui dont il occupe le siège. S’il ne s’y plie pas, il
n’est pas officiellement académicien, comme ce fut le cas, précise-t-il, pour Clémenceau et
Porto-Riche.
Le discours de Paléologue en lui-même est l’occasion de souligner d’autres dimensions
de la tradition académicienne, d’ordre intellectuel. Paléologue, comme son prédécesseur
est un diplomate, « car il n’y a pas que des Hommes de Lettres qui siègent à
l’Académie957 ». Cette remarque révèle implicitement l’importance accordée à l’exigence
d’une pratique élégante de la langue dans la société française. Ceci ne peut
qu’impressionner favorablement Tucholsky, lui qui fustige régulièrement le manque de
soin dans l’expression de ses compatriotes. Il fait observer d’ailleurs la qualité inédite du
discours prononcé, sa formulation et sa logique, la comparant à la rhétorique
cicéronienne. Sur le fond, il s’étonne de quelques propos très politiques, voire peu
consensuels et même anti-républicains : « Es ist merkwürdig, wie der Republikaner
Paléologue in einer republikanischen Académie so hübsch für die Monarchen eintritt958 ».
Ou encore : « Es ist die klare und radikale Widerrufung der Ideen Waldeck-Rousseaus:
falsch die Trennung von Kirche und Staat» 959 . Mais cette liberté de ton est possible car il
n’y a pas de mélange des genres en France selon lui : « die Politik wird zwar in der
Académie besprochen, aber dort nicht gemacht» 960.
Plus largement, Tucholsky perçoit dans ce discours et ceux des orateurs suivants le
propre de l’esprit français. Son impertinence, si souvent célébrée par le journaliste :
« Auch dies ist eminent französisch: eine flirrende Ironie, sehr leicht, sehr leise – mitunter
etwas angesäuert » 961. L’auto-dérision qui va de pair avec une certaine idée de soi : « […]

957 Ibid., p. 333.


958 Ibid., p. 334.
959 Ibid.
960 Ibid.
961 Ibid.

220
und auch hier wieder ein bezaubernder Spott über sich selbst und das Metier. Wer sich
nicht selbst zum besten halten kann [...]» 962 . Une grande culture générale qui fait fi des
frontières nationales. Tucholsky en sursaute lorsqu’il entend Paléologue citer un auteur
allemand dans ce temple de la langue française :

[...] und inmitten der perlenden, glitzernden Worte des Redners muß ich aufhorchen. »Heine«,
sagt er, – Haß? – nein! Er sagt: Heinrich Heine ... ! Und zitiert eine jener merkwürdigen, fast
visionären Prophezeiungen, wie sie dieser Jahrhundertkerl in seinen pariser Jahren so oft
geschrieben hat – eine, in der er die kommenden Völkerkatastrophen voraussieht 963.

L’académie française est l’incarnation même aux yeux de Tucholsky d’une grande
tradition intellectuelle perpetuée depuis la fondation de l’institution par Richelieu et qui
offre aujourd’hui un appui solide et enviable aux nouvelles générations :
« Beneidenswertes Land, wo nicht jeder für sich allein von vorn anfangen muß» 964. On
comprend par cette remarque sibylline que Tucholsky déplore l’inexistence d’une telle
tradition dans son propre pays. Il va s’en expliquer davantage dans un article sur la
Comédie française sur lequel nous allons revenir.
Tucholsky rapporte enfin un dernier élément des propos entendus à l’Académie. Il est
assez anecdotique quant à la séance en elle-même, mais il témoigne en revanche à quel
point le journaliste a toujours son pays à l’esprit lors de son séjour en France. La
comparaison entre les deux sociétés est permanente et tout est prétexte à tirer des
enseignements. Ainsi lorsqu’un autre orateur, M. Barthou, affirme qu’un diplomate se doit
d’être psychologue, le journaliste interrompt son récit pour commenter le propos :

Ach, ich erinnere mich, in diesen letzten Jahren Diplomaten gesehen zu haben, die gar nicht
das von Barthou zitierte Pascalsche Wort beherzigten, die gar nicht wußten, wie ihr
Verhandlungspartner innen aussah und die sich so über ihre Bedeutung und ihre Wichtigkeit
zum Schaden ihres Landes täuschten ... Das ist ein weites Feld965.

On peut y lire sans doute une allusion à la Première Guerre mondiale. Cette digression
souligne implicitement l’importance de la connaissance interculturelle et le rôle de
médiateur franco-allemand qu’entend jouer Tucholsky par son travail de journaliste et
d’écrivain.
Pour comprendre les Français et faire preuve de psychologie avec eux, il faudrait donc
également se rendre dans l’autre grande institution qu’est la Comédie française.
Tucholsky, pourtant amateur de théâtre et officiant à Paris comme à Berlin en tant que
critique culturel, n’aime pas ce théâtre là. Il n’apprécie d’ailleurs guère de manière
générale les autres grands théâtres parisiens qu’il trouve ennuyeux, manquant
d’originalité, répétitifs… Les articles qu’il leur consacre sont généralement assez critiques,
aussi bien envers les pièces, les mises en scène que le public qu’il considère naïf et peu

962 Ibid., p. 335.


963 Ibid., p. 333. On retrouve effectivement la citation complète de Heine dans le discours de M.
Paléologue : http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-maurice-paleologue
964 Ibid., p. 336.
965 Ibid., p. 335.

221
exigeant. Nous ne nous y attarderons pas, ces textes ont déjà été analysés966. Cependant,
ce qui retient notre attention est l’affirmation répétée, dans « Corneille auf der
Schreibmaschine»967 notamment, que la connaîssance du théâtre français classique est
d’importance incontournable pour qui veut comprendre les Français.

Also zum Verständnis eines ganzen Volkes ist diese Klassik unerläßlich – als Lehrbuch, als
Bauplan, als Orientierungskarte. Aber muß ich deshalb unmittelbar von ihr ergriffen
werden?968

La réponse à la question de savoir s’il doit pour autant apprécier ce répertoire est à
l’évidence négative. Tucholsky affirme très clairement qu’il n’adhère pas du tout aux
pièces montrées à la Comédie française. Il ne précise d’ailleurs pas pour son lecteur
quelles sont les caractéristiques du classicisme français. Il qualifie même l’institution
parisienne de musée. Mais il fait, une fois encore, remarquer que ses propres goûts
importent peu969. Il souligne en revanche l’avantage que cette tradition culturelle
représente pour les artistes français.

Nun sieht die Tradition in Frankreich anders aus als bei uns, die wir zwar einzelne
Stadtkulturen haben (Hamburg, Frankfurt am Main), aber keine einheitliche deutsche, die
einen andern Ausdruck gefunden hätte als in den Bücherschränken. Diese französische
Tradition ist sehr lebendig, immer wieder erneuert, in ihren Auswirkungen bis heute
feststellbar – und die enorme Erleichterung für jeden französischen Schriftsteller (und auch
seine Mühsal) steckt eben in der Existenz seiner Basis, auf der er stets weiterbauen kann. (Bei
uns fängt ja jeder für sich von vorn an.) 970

Son propos peut sembler paradoxal car d’un côté, il reproche au théâtre français de ne
pas se renouveler ou de surreprésenter le répertoire classique, de l’autre côté, il évoque
dans cet article et dans celui sur l’Académie française, une tradition intellectuelle vivace.
Sans doute, faut-il comprendre par là que les Français ont le privilège de pouvoir compter
sur un héritage culturel ancien, qu’ils préservent, quitte à parfois lui conférer une trop
grande importance et à freiner la nouveauté971 . Néanmoins, cet héritage constitue une
part de leur identité collective, elle est source de fierté et d’encouragement à poursuivre
dans cette voie pour les générations futures.

966 Voir PHILIPOFF, Kurt Tucholskys Frankreichbild, op. cit., p. 46-50. Ainsi que BURROWS, Tucholsky and
France, op. cit., p. 158-168.
967 TUCHOLSKY, « Corneille auf der Schreibmaschine », https://www.textlog.de/tucholsky-

corneille.html
968 Ibid.
969 Même idée dans un autre article : « Und wenn ich mich keine Minute in der Comédie Française zu

Hause fühlen kann, so weist das alles gegen mich und nichts gegen den Kunstausdruck von Millionen. », in :
TUCHOLSKY, « Widersehen mit Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 349.
970 TUCHOLSKY, « Corneille auf der Schreibmaschine », https://www.textlog.de/tucholsky-
corneille.html
971 Dans un autre article, Tucholsky développe plus longuement cette même idée. Il afffirme en outre que

les Français idéalisent leur patrimoine culturel parfois au point de manquer de recul critique et de curiosité
envers les autres cultures In : « Die Stadt des Noch », https://www.textlog.de/tucholsky-die-stadt-
paris.html
222
Dans le cadre de la comparaison avec l’Allemagne, Tucholsky avance une explication
historique, afin de justifier l’inexistence à ses yeux d’une telle tradition culturelle
nationale. L’unité politique de son pays est trop récente pour que la culture soit vécue
autrement qu’à l’échelle locale des villes ou à travers des livres. Il oppose donc sentiment
de sécurité apporté par la tradition partagée d’un côté, à la solitude engendrée par l’idée
de devoir poser les bases d’une tradition culturelle972. Une nouvelle fois, Tucholsky
démontre qu’il pense en termes d’identité nationale.
Un dernier texte, enfin, nous semble intéressant dans la présentation des traditions
élitaires en France, l’article que Tucholsky a consacré à la Légion d’honneur et à sa
signification973. Il commence par la visite du Palais de la Légion d’honneur à Paris et du
musée qui lui est dédié. Signe que cette décoration relève d’une pratique ancienne
perdurant au-delà des vicissitudes politiques, l’auteur retrace l’historique des lieux en
guise d’introduction : « Neben der Gare d'Orsay, an der Seine, liegt das feine, graue Palais
Salm, erbaut vor der Revolution, niedergebrannt in der Kommune, neu erbaut nach dem
Kriege 1870/1871» 974. Cette entrée en matière souligne aussi à travers les précisions
géographiques le prestige de la décoration. Pour qui connaît la capitale, ce palais se situe
dans les beaux quartiers de Paris et proche des lieux de pouvoir. Enfin la personnification
de la Légion d’honneur, « Ici habite la Légion d’Honneur »975 , suggère la dimension vivace
de cette tradition.
La visite donne lieu tout d’abord à quelques commentaires sur ce qu’un visiteur peut
voir : les décorations et insignes qui se déclinent sur différents supports – bijoux, tasses,
tissus, plaques… – à travers les siècles. Ils traduisent selon le journaliste le besoin de
reconnaissance publique des Hommes par l’attribution d’un symbole matériel et
ostentatoire. Sont décrites aussi des photographies car elles témoigneraient visuellement
des effets de la décoration, à savoir la fierté de ceux qui la recoivent ou de leur proche,
ainsi que des cérémonies marquant l’événement. Cette flatterie pour l’ego se lirait
également dans les courriers de remerciement de récipiendaires, dont certains,
remarque-t-il, sont allemands. Le journaliste ne manque pas de citer quelques noms
parmi les plus célèbres : Ludwig Fulda, Paul Lincke et Goethe, au sujet duquel il relate une
anecdote :

Er, der zu Eckermann einmal gesagt hat: »Schelten Sie mir die Orden nicht – sie halten
manchen Puff ab im Gedränge«, er hat sich, wie man aus einem hier ausgestellten Briefe
ersehen kann, am 12. November 1808 sehr freundlich für das Bändchen bekannt. »Flatté
d'avoir reçu ce Gage précieux . . . « Und nun dürfte er ja wohl bei den Deutsch-Völkischen
endgültig unten durch sein976.

972 Même formulation dans « Der grüne Frack » où il est question aussi de commencement. Cf note de

bas de page 964 p. 216.


973 TUCHOLSKY, « Das Museum der Eitelkeiten », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 304.
974 Ibid.
975 Ibid.
976 Ibid., p. 305.

223
Par ce pied de nez aux nationalistes allemands, Tucholsky rappelle que le grand poète
allemand, « citoyen du monde » de son propre aveu était visiblement honoré d’avoir reçu
cette distinction française et qu’à ce titre il ne peut servir d’étendard aux nationalistes. Le
journaliste fait remarquer plus largement que même de grands esprits ont leurs faiblesses
et peuvent faire preuve de vanité comme l’indique le titre de l’article. Ce sentiment,
présenté comme peu glorieux mais très partagé, interroge notre auteur.
Il s’étonne aussi de l’opposition apparente entre l’intérieur de ce musée - décrit à
plusieurs reprises comme petit, encombré par des millions de dossiers papiers
poussiéreux - et la vitalité de cette tradition qui rayonnerait bien au-delà des frontières
françaises977. Afin de comprendre ce phénomène, Tucholsky remonte aux origines de
cette distinction. Sa création par Napoléon témoignerait de la finesse psychologique et
manipulatrice de l’Empereur, conscient de l’orgueil humain. Le journaliste énumère
ensuite ce qui pourrait constituer la spécificité de cette décoration française. Il procède
par élimination : il ne s’agit pas d’argent, on ne peut payer pour l’obtenir, ni recevoir
beaucoup d’argent suite à son obtention Les autres privilèges accordés – accès à certains
établissements éducatifs pour les enfants des récipiendaires, à certains titres
honorifiques sur les papiers d’identité ou lors de festivité… – lui semblent également trop
minimes. Le véritable attrait de la légion d’honneur ne serait pas visible à la différence de
la décoration elle-même :

Es ist Macht, die verliehen wird, um Macht auszuüben – Delegierte, Untertyrannis, Köder und
Möglichkeit zu neuem Fischfang – es ist ein Teuerungsindex, Passepartout und Dietrich, Phiole
mit Öl, das Wogen glättet und das geschmeidig macht, was knirscht . . . Direkt bedeutet es
wenig oder gar nichts – indirekt fast alles. Mit der Légion d'Honneur kann man vielleicht gar
nichts erreichen – ohne sie noch weniger. Sie bewahrt und sie schützt. Sie ist Schild und Lanze
zugleich. Sie entflammt die ältesten Adelsmütter und die jüngsten Beamten. Sie spielt in die
dörflichen Wahlkommitees hinein und kittet Verlobungen978.

Le pouvoir qu’elle confèrerait par son seul prestige s’appliquerait à toutes les sphères
de la société, dans la vie publique, comme dans la vie privée. Le ruban rouge est analysé
comme étant d’une part un instrument politique majeur pour les gouvernants, à qui il
permettrait d’exercer leur autorité sur les hommes, y compris pour les conduire vers la
guerre. D’autre part, il représenterait un instrument de puissance tel pour les décorés que
certains chercheraient toute leur vie à l’obtenir. Si les décorés appartiennent à tous les
corps de métiers, bien peu sont issus selon lui des basses classes sociales. La France est
qualifiée de pays ploutocratique dans lequel la Légion d’honneur serait également
l’expression d’une hiérarchie sociale. La spécificité de cette décoration tiendrait d’ailleurs

977 Le champ lexical employé évoque le Roi Soleil, figure archétypale du rayonnement culturel et

politique français au XVIIe, désigné comme le Grand Siècle : « Und wie ich nun nachdenke, was von hier aus,
aus diesem kleinen Palais, alles ausstrahlt, da fühle ich mich wie in einer riesigen Ordenssonne, die ihre
blitzenden Lichtpfeile nach allen Provinzen Frankreichs und weiter, bis nach Amerika, aussendet . . . Wie
macht sie das? », in : ibid.
978 Ibid., p. 307.

224
aussi à son mode d’obtention : l’art de jouer de ses relations. Tucholsky décrit les
manœuvres mises en route pour obtenir la décoration convoitée :

Welche ›Schritte‹; wieviel Besuche, Briefe, Telefongespräche; wie mühsam muß immer wieder
das mitunter knarrende Uhrwerk der Beziehungen in Gang gesetzt werden – welche unerhörte
Fülle von Arbeitskraft, Energie, Intrigen, Rankünen, Händedrücken, Lügen, Kabalen und
Halbwahrheiten!979

Ce propos rejoint le constat amer qu’il fait dans divers articles, notamment dans « Die
Stadt der Beziehungen »980 où il affirme que tout à Paris - l’obtention d’un appartement,
d’un emploi, de procédures administratives et autres- s’obtient via de bonnes relations.
« Hast du sie, ist es gut – hast du sie nicht, ist alles verloren » 981.
Ces caractéristiques ne sont certes pas flatteuses pour les Français, mais elles lui
semblent importantes à connaître pour comprendre le fonctionnement du pays et traiter
avec ses habitants de façon efficace.
Ces trois exemples d’institutions prestigieuses que sont l’Académie française, la
Comédie française et l’ordre de la légion d’honneur condensent aux yeux du journaliste la
part d’identité française relative aux classes dominantes et elles incarnent la tradition la
plus conservatrice.

Afin de donner une idée de traditions plus populaires, Tucholsky décrit dans plusieurs
de ses articles des fêtes et des loisirs supposés être également emblématiques de la
France.
En 1925, il consacre ainsi deux textes au 14 juillet. Un dans lequel le journaliste flâne
dans Paris décrivant les festivités et leur atmosphère. Il relève en somme du style
feuilleton comme il sied à la Vossische Zeitung. L’autre signé Ignaz Wrobel, son
pseudonyme pour les textes politiques et critiques, et destiné à Die Weltbühne, est d’un
tout autre registre. La confrontation des deux articles est intéressante car au-delà de
répondre à des commandes journalistiques différentes, ces articles se complètent en
livrant chacun un volet du tableau français. De plus, il n’est pas anodin que Tucholsky
écrive deux textes sur la fête nationale française. Cette fête rappelle selon Lüsebrink
« l’événement-symbole » de la prise de la Bastille, qui, bien que secondaire d’un point de
vue factuel, est devenu l’incarnation de la Révolution française dans l’imaginaire
collectif982. Or, du temps de Tucholsky cette révolution reste considérée par une frange de
ses compatriotes comme l’une des sources de « l’hostilité héréditaire » entre la France et
l’Allemagne983. Synonyme de violence, de désordre, de menace pour la paix en Europe,

979 Ibid., p. 306.


980 TUCHOLSKY, « Die Stadt der Beziehungen », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 387.
981 Ibid.
982 Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « La Prise de la Bastille : archéologie d'un événement-symbole », in :

Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 104, n°1, 1992, p.115. DOI :
https://doi.org/10.3406/mefr.1992.4201
983 Etienne FRANÇOIS, « L’Allemagne et la Révolution française », in : MORIZET, MOLLER (dir.) France-

Allemagne…, op. cit., p 98 : « Vécue et reçue différemment, la Révolution est aussi aux origines de cette
225
elle suscite le rejet du modèle français, par opposition au modèle allemand privilégiant la
voie de la réforme. À travers ses deux textes, il importe à Tucholsky de mettre en évidence
l’écart entre l’imaginaire associé à l’événement historique et la réalité de cette date pour
les Français eux-mêmes.
L’article pour la Vossische Zeitung insiste donc, pour ces raisons, sur l’ambiance festive
et bon enfant qui envahit la capitale. Les premiers mots donnent le ton. « Eine Stadt, die
tanzt - ! Eine ganze Stadt, die Tanzt- !984 » La répétition de ce constat simple, ponctué
d’exclamations, traduit la surprise du journaliste face au spectacle qu’il observe. La ville
ainsi humanisée, allégorie de tout un peuple, montre un visage unanime. La danse traduit
la gaieté générale. Ce thème sert de fil rouge tout au long du texte et il acquiert au fil de
l’évocation une autre signification. Le journaliste commence par affirmer que les quartiers
de Paris sont aussi différents que des petites villes du fait de leur sociologie. Il passe en
revue les arrondissements, les différentes couches sociales, les métiers que l’on y
rencontre, les habits, enfin les manières de se comporter en cette soirée. En dépit de cette
diversité, il y constate la même effervescence, les mêmes attitudes : on y danse d’un bout
à l’autre. La danse transcende les classes et les générations, elle mélange Français et
étrangers sans distinction, les soldats et les civils, elle rassemble ce peuple dans une même
« joie de vivre ». La liberté, l’égalité, la fraternité ne sont pas loin, même si l’on ne trouve
pas dans le texte de référence explicite à la devise révolutionnaire. Ainsi sans donner dans
le commentaire ouvertement politique, les Français sont néanmoins présentés comme les
héritiers des valeurs de la Révolution française.
Des héritiers qui cependant n’ont rien de guerrier. On retrouve ici aussi l’évocation de
leur caractère bourgeois et paisible : « Ein tiefer Zug von Bürgerlichkeit geht durch diese
Stadt, bis hinunter in die tiefsten Schichten» 985. Preuve en est selon Tucholsky, le « pont »
de quatre jours auquel donne lieu le 14 juillet cette année-là. Voilà à quoi se résumerait
cette date historique, à quatre jours de congés. Beaucoup de Français iront d’ailleurs
passer ces journées ailleurs car la propriété d’un pied à terre est chose répandue, autre
preuve de leurs aspirations matérialistes. « Eine Völkerwanderung in die Umgebung
begann, hier hat fast jeder ein Häuschen, ein Grundstückchen, eine Holzhütte – und wenn
nicht er sie hat, so gibt es jemand in der Familie, der Eigentümer ist» 986. Ceux qui restent
à Paris seraient tout aussi contents de leur sort, et leur comportement témoignerait de
l’état d’esprit qui règne en France :

Und alle Leute sind nett zueinander, nirgends ein böses Wort, fast nirgends Spektakel. Nie
auch nur die leiseste Bewegung gegen die Fremden, niemals ein auch nur passiver Widerstand
gegen deutsche Laute. Das interessiert sie gar nicht. Sie wollen in Frieden leben.
Die Feier des vierzehnten Juli in Paris ist nicht militaristisch, nicht imperialistisch, nicht
ruhmredig.
Zu Feiertagen darf man Nationen etwas wünschen.

confrontation séculaire dans laquelle le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle – héritiers immédiats
puis lointains de l’ébranlement révolutionnaire- ont voulu voir une ‘hostilité héréditaire ‘.»
984 TUCHOLSKY, « Der 14. Juli », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 164.
985 Ibid., p. 165.
986 Ibid.

226
Ich für mein Teil wünsche dem französischen Volk Frieden mit Deutschland, Frieden,
Zusammenarbeit und Verständigung987.

Le terme « résistance passive » est pour le lecteur allemand une allusion claire988.
Tucholsky affiche une nouvelle fois sa volonté de désamorcer une situation politique
tendue entre la France et l’Allemagne. La fin du texte se fait plus explicite : cette fête
démontrerait que, et la population, et ses gouvernants sont pacifiques. L’affirmation du
caractère non militaire du 14 juillet est rendue possible par le fait qu’il n’y a pas eu de
défilé de soldats en 1925989. Ceci expliquerait sans doute pourquoi Tucholsky n’a pas écrit
d’article sur la fête nationale en 1924, lorsqu’il s’installe à Paris.
Le second volet du dyptique 990 questionne avant tout la symbolique de cette date, à
savoir le soulèvement d’un peuple contre l’oppression et son combat pour un monde plus
juste et fraternel. La célébration en elle-même n’est que brièvement décrite et dans des
termes qui laissent à entendre qu’il s’agit d’une fête nationale tout à fait ordinaire, même
si le journaliste n’oublie pas de mentionner que ce jour-là ne donne pas lieu à des menaces
envers d’autres peuples et que la parade militaire habituelle a été supprimée par le
président du Conseil. L’événement historique qui en est à l’origine est rappelé cette fois-
ci plus en détails que dans l’article de la Vossische Zeitung. D’autres éléments renvoient
directement à la Révolution française, une citation de Marat, l’évocation de personnages
illustres comme Robespierre et Danton, la mention du tiers état, du « Noble » et du
« Citoyen»991 , ou encore le rappel de la symbolique intemporelle que lui attribue le
journaliste traduisant son admiration :

Der unverwelkliche Ruhm der französischen Revolution lebt. Solange Revolutionen entstehen
und zur Vollendung getrieben werden, wird man sich dieser Männer erinnern, die gegen ihre
Zeit für die Zukunft eine schlimme Vergangenheit in den Staub gestürzt haben 992 .

Cependant, dans ce texte pour la Weltbühne point de mise en scène avantageuse pour
les Français, le ton général est davantage irrévérencieux, comme ce commentaire : « Feste
pflegen sich lange zu halten – ihre Motive weniger »993. Ainsi donc l’événement
révolutionnaire est fêté par habitude, comme cela est répété à diverses reprises. Cette
date est appréciée pour ce qu’elle permet aux « petits-bourgeois »994, à savoir danser et
ne pas avoir à travailler ce jour-là. À la liberté politique, acquise de haute lutte par les

987 TUCHOLSKY, « Der 14. Juli », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 167.
988 Ce terme fait référence à l’occupation de la Ruhr par l’armée française (et belge) à partir de janvier
1923. Signalons que cette occupation prend fin entre juillet et août 1925, lorsque l’article de Tucholsky
paraît.
989 De 1925 à 1928, le défilé militaire qui a été instauré en 1880 est remplacé par une simple cérémonie,

place de l’Étoile. « Défilés du 14 Juillet à Paris de 1915 à 2007 », in : http://archives.ecpad.fr/wp-


content/uploads/2012/06/PROPOS-14-bis.pdf
990 TUCHOLSKY « Paris, den 14. Juli », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 178.
991 Mots en français dans le texte, in : ibid., p. 179.
992 Ibid.
993 Ibid., p. 178.
994 Le terme employé en allemand par Tucholsky a une connotation péjorative dans ce texte-ci. Il est

révélateur que Tucholsky ait employé le terme petit-bourgois (« Kleinbürger ») et non simplement
bourgeois, comme il le fait d’ordinaire. Il révèle une certaine dépréciation dans ce texte-ci.
227
révolutionnaires en leur temps, le journaliste oppose la liberté moderne, apolitique et
plus médiocre en un sens car elle marquerait peut-être la perte des idéaux.

Sie denken sich nichts weiter dabei, als daß eben frei ist, und diese Freiheit heißt: einmal nicht
arbeiten müssen. Und weil fast niemand in Frankreich so erbarmungslos proletarisiert ist wie
die gleichen Schichten in Deutschland, weil es wenig Arbeitslose und viele zufriedene
Menschen gibt, so wird dieser Tanz nicht mehr als Erinnerung an die Befreiung von einem Joch
empfunden, das es nicht mehr gibt, und noch nicht als Ausdruck von Bestrebungen, von einem
Joch loszukommen, das kräftig wächst. Es ist wie ein religiöser Feiertag für Leute, die nie in
die Kirche gehen. Es ist eben heute frei995.

En contrepoint à cet apolitisme des Français, le propos du journaliste se fait


progressivement plus politique. Il amène peu à peu le sujet d’une nouvelle lutte qui se
dessine, en dénonçant, au début par allusions, puis de façon de plus en plus évidente, un
nouvel asservissement politique et économique. Celui-ci est synonyme de banques qui ont
pignon sur rue, de bourses, de discours égalitaires que l’on tourne en dérisions, de
travailleurs exploités en Allemagne, ou encore de guerre coloniale française au Maroc...
Le journaliste a recours au topos de l’ubi sunt pour introduire ce dernier sujet qui fait
l’objet d’un développement : « Wo stünden heute Robespierre, Marat, Danton? Was täten
sie heute? 996 » Ce topos empreint de mélancolie convoque de grandes figures du passé et
interroge leur survivance dans le présent. Le sentiment généralement associé est celui
d’une décadence de l’humanité. Tucholsky se demande ce que feraient les grands héros
de la Révolution aujourd’hui face à la guerre du Rif, jugée peu populaire en France, mais
que la population choisit d’ignorer car éloignée de ses soucis quotidiens. Il souligne
l’opacité des intérêts économiques en jeu, le manque de clarté dans la ligne des partis de
gauche (au pouvoir et dans l’opposition), les enjeux pour les autres puissances coloniales.
Ceci l’amène à faire le lien entre l’insouciance des Français qui dansent ce 14 juillet 1925
alors que la guerre gronde au Maroc et leur attitude similaire lors du déclenchement du
premier conflit mondial en 1914. Une comparaison qui sent l’avertissement. La mise en
garde se poursuit avec une nouvelle variante du topos mettant en parallèle l’événement-
symbole de la Révolution et la France de 1925 : « Wo steht heute die Bastille - ?997 » En
guise de réponse, le journaliste décrit la Tour Eiffel illuminée qui sert de support
publicitaire à Citroën. Voilà sans doute la nouvelle Bastille, c’est-à-dire le nouvel ennemi
à abattre, le capitalisme incarné par l’enteprise automobile. L’Ubi sunt ne sert donc pas,
comme c’est habituellement sa fonction, à souligner la vanité de la vie et la mort qui
emportera tout un chacun. Il interpelle le lecteur et lui indique les nouveaux combats à
livrer contre les nouvelles puissances de l’argent peut-être tout aussi asservissantes que
l’ancien régime.
Dans cet article qui ferme le dyptique du 14 juillet, Tucholsky souligne donc que la
tradition en France peut se résumer à une pure convention vidée de son sens initial. Les
Français n’apparaissent donc pas comme un peuple profondément différent des

995 Ibid., p. 179.


996 Ibid., p. 180.
997Ibid., p. 181

228
Allemands. Il n’y a pas d’éléments de comparaison qui les opposent, hormis la condition
des travailleurs, qui seraient encore plus prolétarisés outre-Rhin. En tout état de cause, le
danger pour l’Allemagne ne proviendrait donc pas d’un supposé esprit guerrier chez le
voisin, mais bien plus du système écononomique international qui considère ses seuls
intérêts dans la guerre.
Il ne faudrait pas conclure à la lecture de ce deuxième texte sur le 14 juillet que
Tucholsky méprise le temps libre, conquête récente en ce début du XXe siècle. Il a
d’ailleurs souligné dans un article antérieur le rôle moteur de la France dans la recherche
d’un accord international sur la réduction du temps de travail998. Il prône régulièrement
le voyage comme source de plaisir et pas seulement d’instruction. Il écrit depuis ses
débuts sur le théâtre et la littérature. Enfin, il souhaite également mettre des loisirs
français plus populaires à l’honneur en leur consacrant des chroniques.
Ainsi de la sortie dans les guinguettes999. Il n’est pas étonnant que ce sujet fasse l’objet
d’un article dès son premier été parisien, en 1924. Les guinguettes sont l’un des emblèmes
de la Belle Époque, période de paix et de progrès, associée à l’insouciance et à la joie de
vivre. Très fréquentées à partir de la fin du XIXe, elles font figure d’art de vivre à la
française par leurs représentations célèbres en peinture. Elles sont un thème privilégié
des impressionnistes, on pense au Bal du Moulin de la Galette ou au Déjeuner des canotiers
de Renoir notamment. On les trouve également en littérature, dans Une partie de
campagne de Maupassant et dans Au bonheur des dames de Zola1000, puis encore
davantage dans la chanson et la photographie1001. Ancrées dans l’imaginaire collectif, les
guinguettes offrent un sujet du quotidien et elles représentent un phénomène social et
culturel.
On retrouve d’ailleurs tous les éléments caractéristiques de l’imaginaire collectif,
associé aux guinguettes dans l’article de Tucholsky. L’excursion dominicale en train de
citadins partis se mettre au vert à Robinson et s’amuser1002. Un lieu de sociabilité

998 En 1924, dans l’article « Der Achtstundentag », il dénonce le détricotage de la loi allemande de 1918

ayant introduit cette durée de travail dans le pays et souligne à l’inverse le progressisme des Français qui
veulent parvenir à un accord international sur le sujet, contre l’Allemagne qui s’y oppose, in :
https://www.textlog.de/tucholsky-achtstundentag.html. Pour plus de détails sur cette question sociale :
Najib SOUAMAA, « La loi des huit heures : un projet d’Europe sociale ? (1918-1932) », Travail et Emploi [En
ligne], 110 | Avril-Juin 2007, mis en ligne le 15 juin 2009, consulté le 10 novembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/travailemploi/4567 ; DOI : https://doi-org.lama.univ-
amu.fr/10.4000/travailemploi.4567
999 TUCHOLSKY, « Ausflug nach Robinson », Gesammelte…, , op. cit., tome 3, p. 414.
1000 Ce roman de Zola fait d’ailleurs partie de la bibliothèque personnelle de Tucholsky, léguée aux

Archives de Marbach am Neckar, de même que La guinguette : roman de Gyp. Les deux ouvrages issus de
cette bibliothèque ont été publiés en 1924, on peut supposer qu’ils ont été lus en lien avec cet article. Cote
dans le catalogue de la bibliothèque :TA :6H*.
1001 Sur la représentation des guinguettes et le contexte historique de leur essor, voir Alexandre Sumpf,

« Représenter les guinguettes », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 10 novembre 2020. URL :
http://histoire-image.org/fr/etudes/representer-guinguettes
1002 Tucholsky présente Robinson, comme étant la campagne à une demi-heure de Paris. Il évoque la

« jolie vallée de la Bièvre » qu’il décrit brièvement. Il met surtout l’accent sur le lieu de plaisirs et de gaieté
qu’il constitue. « (….) Robinson. Das ist eine grüne Laube voller Fröhlichkeit. », in : Gesammelte…, op. cit.,
tome 3, p. 414.
229
démocratique et égalitaire dans la mesure où il rassemble bourgeois et travailleurs,
comme le note le journaliste. Un lieu de détente festive grâce aux nombreuses activités
qui s’y trouvent : la danse avec des orchestres, les fameux cafés perchés dans les arbres,
l’alcool, les jeux pour les enfants, les stands de restauration… On peut déceler dans la
description du journaliste une certaine idéalisation de la guinguette, entre « retour en
enfance et joies d’adultes» 1003. Le champ lexical de la gaieté est décliné d’un bout à l’autre
du texte. De l’observation répétée de la joie à Robinson, Tucholsky finit par tirer une
conclusion généralisante sur le pays :

Alle Welt ist ehrlich vergnügt, nirgends sieht man das Gesicht von einem, der auszog, das
Amüsieren zu lernen. Wie nett und fröhlich ist dieses Land –!1004

L’idéalisation s'explique par le fait que cette scène de vie corrobore son portrait d’un
pays heureux et sain. Cette peinture donne lieu à plusieurs comparaisons entre
l’Allemagne et la France. Certaines ont pour but d’expliquer une coutume étrangère, ce
qui n’est pas toujours chose aisée, comme le fait remarquer notre auteur1005. D’autres
visent à affirmer la supériorité de la vie à la française1006. Au-delà de détails tels que la
propreté des établissements et la politesse des gens, cette supériorité française
s’exprimerait aussi par l’harmonie entre les différentes classes sociales en présence.
Tucholsky fait remarquer l’absence de tensions entre automobilistes endimanchés filant
à toute allure et les badauds allant à pied. Chacun est à sa place et semble heureux de son
sort. Dans le train du retour, le journaliste est pris d’un accès de mélancolie et de jalousie
envers son pays hôte.

Und ich bin so neidisch – Sie werden das verstehen – neidisch auf die Heimat der andern,
denen es gut geht und die nicht nur den Krieg gewonnen, sondern auch ihre Seele nicht
verloren haben1007.

Par cette conclusion, Tucholsky réaffirme d’une part son appartenance et son
attachement à l’Allemagne, prévenant à nouveau la critique de traître à sa patrie
qu’encourt tout médiateur. Il explique, d’autre part, la raison de la différence entre les
deux pays afin de signifier qu’elle ne tient pas uniquement à l’issue de la guerre, comme
pourraient le penser ses compatriotes. L’expression employée « perdre son âme » signifie
que les Français sont restés fidèles à leur nature profonde et leurs traditions, à l’inverse

1003 Il s’agit d’un aspect de l’imagerie populaire présent dans la « réclame » (affiches, vignettes…) d’alors,
in : Alexandre Sumpf, « Guinguettes et imagerie populaire », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 10
novembre 2020. URL : http://histoire-image.org/fr/etudes/guinguettes-imagerie-populaire
1004 TUCHOLSKY, « Ausflug… », op. cit., p. 415.
1005 « ”Hier können Familien Kaffee kochen“ – gibt es nicht. Aber dafür steht doch an den kleinen Cafés:

”On reçoit les clients avec leurs provisions“, was also schließen läßt, dass man da seine mitgebrachten
Stullen zu dem hellen Wein verzehren darf. Aber Stullen gibt es ja auch nicht. Man hats mitunter schwer, die
Kulturen zu vermitteln… », in : ibid.
1006 « Es sind Sonntagspreise, das ist wahr – aber wie sauber ist alles, wie höflich sind Kellner und Wirte

noch in dem kleinsten Lokal, und ich muß an das in schlechtem Fett gebratene Schnitzel und an die
Weinterrassen meiner Heimat denken … », in : ibid.
1007 Ibid., p. 416.

230
des Allemands1008. On retrouve ici l’écueil d’une vision essentialiste de l’identité. Cette
comparaison des comportements dans les deux sociétés, reflets de leurs « âmes », a sans
doute comme fonction de faire réfléchir les lecteurs. Tucholsky tend un miroir aux
Allemands, quand bien même la référence à son propre pays n’est pas toujours explicite.
L’article consacré à la fête du trône1009 en offre une nouvelle illustration. Les
divertissements sont plus citadins qu’à Robinson et déchargés du poids historique et
symbolique du 14 juillet. Pourtant l’atmosphère décrite et le comportement des Français
sont semblables.

Es sind wenig Leute, die gnädig zusehen, wie sich das Volk amüsiert. Eigentlich amüsieren sich
alle. Und alle sind harmlos und fröhlich und vergnügt, und man sieht gar keine Schnösel, die
die Gelegenheit des Ausgangs benutzen, um sich über ihre Klasse hinaus zu amüsieren. Das
habe ich hier überhaupt noch nicht gesehen, diesen berliner Typus, der immer so tut, als ob.
Denn wenn der Berliner abends ausgeht, so nimmt er doch schon draußen an der Korridortür
die Allüren eines reichsunmittelbaren Geschlechts an und gibt auch meist viel mehr Geld aus,
als sein Budget verträgt. Der Friseurlehrling betreibt das Amüsement als Meister, der Meister
als Parfumeriefabrikant, und wie sich der Fabrikant hat, wenn er mit Seiner ausgeht – nein,
das gibt es hier nicht. Die Leute amüsieren sich alle innerhalb ihrer Klasse, wollen gar nicht
mehr scheinen, als sie sind, und fühlen sich sehr wohl dabei 1010.

L’article insiste sur la liesse générale qui transcende les classes et traduit l’unité du
« peuple ». Ce terme ne désigne ici pas tant le caractère populaire de la foule que la
population française comme collectif. À l’inverse de l’article sur les guinguettes, la
comparaison avec l’Allemagne est explicite et la critique franche. Les Berlinois seraient
tellement soucieux des apparences et envieux des classes supérieures qu’ils se mettraient
dans la difficulté pour paraître plus qu’ils ne sont. Un tel comportement traduirait une
insatisfaction profonde.
Cette vision de la France qui s’amuse, sans tenir compte des différences sociales sert à
nouveau de contre-modèle à l’Allemagne. Elle n’est, une fois encore, pas exempte d’une

1008 Pour ce qui est de l’âme allemande, Tucholsky l’évoque notamment en 1927, il énumère les dérives

de son pays qui pervertissent l’âme du pays et énonce les changements qu’il appelle de ses vœux : « Dieses
Deutschland. Diese Richter. Diese Reichswehr. Diese Behandlung von Proletariern. Diese Wirtschaft. Dafür
der Auflauf? Dafür atavistische Züge und südlicher Zauber und Gottgefühl und einsame Wanderer und »er
kommt her von . . . « und »für ihn bedeutet Seele . . . « und Überbetonung und Neurose und Instinktfehler
und die ganze türkische Musik –? (…) Mir bedeuten diese jugendlichen Bündler und die deutsche Seele und
die neukatholische Mystik und der deutsche Mensch einen Schmarrn, wenn sich das Brodeln ihrer Seele
nicht nach außen in die Tat umsetzt. In solche nämlich, die nicht das Paradies auf Erden schafft. Die aber
wenigstens blutigstes Unrecht verhindert, die zerstörtes Rechtsgefühl aufbaut und das eigne Volk nicht mit
Honigbroten füttert, sondern den Mut aufbringt, ihm die Wahrheit zu sagen. », in : « Der deutsche Mensch »,
Gesammelte.., op. cit., tome 5, p. 299. On le perçoit aussi dans un texte de 1930, la situation du pays et celle
de son âme sont liées pour Tucholsky. Le changement ne peut venir que du peuple allemand, s’il regarde sa
misère en face et produit un changement radical et profond : « Wenn der Deutsche sich selber einmal klar
erkennt: seine wirtschaftliche und seine seelische Lage, wenn er die innere und die äußere Revolution
wirklich will und damit etwa die Hälfte von dem, was er ist, zu überwinden trachtet: dann und nur dann
kann er, dem von außen nicht geholfen werden kann, sich selber helfen. », in : TUCHOLSKY, « Ein
Deutschland-Buch », Gesammelte.., op. cit., tome 8, p. 229.
1009 TUCHOLSKY, « Fête du trône », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 392.
1010 Ibid., p. 393.

231
certaine naïveté. On pense de nouveau à ce que Götze a nommé le « paradis des petites
gens », une France idéalisée, qui n’a pas encore été dénaturée par la modernité et ses
méfaits économiques notamment. Götze qualifie la France selon Tucholsky d’utopie, de
société rêvée. Il considère que le journaliste a quitté la France dès qu’il s’est rendu compte
que la réalité était autre1011. Nous ne sommes que partiellement d’accord avec cette
interprétation. On ne peut écarter ni ignorer les éléments de sa vie personnelle. Comme
l’ont souligné ses biographes, Tucholsky est un être foncièrement instable, voire
dépressif1012, incapable d’attachement durable quel qu’il soit.1013 Dès son arrivé en
France, sa relation avec sa femme Mary se dégrade, puis, en décembre 1926, la mort
inattendue de Jacobsohn l’affecte durablement. À partir de là commencent des
déménagements permanents à Paris, des voyages incessants en province et à l’étranger,
des conquêtes qui se multiplient et l’éloignent de sa femme1014. Tucholsky vit de moins en
moins en France, il s’y intéresse également moins dans ses articles. Sa vie s’apparente à
une fuite en avant1015. Or ceci n’est pas le seul fait d’une désillusion à l’égard de son pays
d’accueil, mais d’un mal-être intime et ancien. Lorsque sa femme le quitte, il vit encore
officiellement à Paris, mais le cœur n’y est plus. Il finit par mettre fin à son séjour français
et s’installe en Suède.
Pour ce qui est du ton naïf et de l’idéalisation, ils sont surtout présents dans les débuts
du séjour et ils font par ailleurs partie de sa stratégie de médiation. De plus, malgré un
discours qui tend à gommer les aspérités perçues chez le voisin, Tucholsky émet
également, comme nous l’avons vu, quelques réserves ou critiques à l’égard de la France
à partir de 1926 environ.

3.3. Réflexions sur les frontières


En vivant en France, Tucholsky prend conscience de certains freins au dialogue
interculturel qu’il entend promouvoir. Malgré les bonnes volontés présentes et qu’il ne
manque jamais de rappeler, certaines frontières, autres que celles qu’il récuse
(géographiques et politiques)1016, demeurent. Elles participent à la méconnaissance de

1011 GÖTZE, « Im paradies… », op. cit., p. 30.


1012 Hepp notamment évoque une tentative de suicide, probablement vers 1922-1923. In : HEPP, Kurt
Tucholsky, op. cit., p. 72.
1013 « Bindung ist Gefahr. Ob da seine Frau, eine Partei, ein Land – oder auch « nur » eine Zeitschfrift ist. »

in : RADDATZ, Tucholsky…, op. cit., p. 84.


1014 Lui-même parle de « voyages intempestifs » (« Reiserei »). In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op.

cit., p. 479. Lettre à Mary du 12.06.1927.


1015 « Die nächsten Jahre hetzte Tucholsky durch Europa, als wäre er auf der Flucht. Seine Briefe zeigen

das ganze Ausmaβ der Verzweiflung…» In : HEPP, Kurt Tucholsky. Biograpische…., op. cit., p. 154.
1016 Dès l’après-guerre, on trouve des articles dans lesquels Tucholsky s’indigne de ces démarcations

qu’il juge arbitraires et qui transforment les hommes de part et d’autre en étranger les uns envers les autres.
À la différence des Grecs dans l’Antiquité qui offraient l’hospitalité à ceux qu’ils nommaient les « barbares »,
l’homme moderne rejette et pourchasse l’étranger tel un ennemi. Tucholsky appelle chacun à prendre ses
232
l’autre. L’une de ces frontières est liée à la difficulté de saisir pleinement l’autre dans sa
langue. Au-delà d’un simple message, la langue véhicule également une culture et un
imaginaire, des auto-images et des hétéro-images qui ne sont pas toujours aisées à
décoder, à expliquer ou encore à déconstruire. Tucholsky s’interroge aussi sur la place à
laisser à la critique de la France. Faut-il prendre le risque de conforter les préjugés et la
gallophobie ? Plusieurs articles mettent en lumière ces entraves et ces questionnements.

3.3.1. La langue comme barrière


Pour Tucholsky, la langue est le reflet d’une manière de penser et d’agir qui révèle une
société. À l’instar de Wilhelm von Humboldt et de Herder, il semble considérer que chaque
langue exprime des caractères nationaux différents. Il en donne pour preuve plusieurs
expressions ou mots dans les deux langues.
Dans l’article « Die Übersetzung »1017 , il part ainsi du constat que le verbe
« verbitten » n’est pas réellement traduisible en français, ni même dans aucune autre
langue. Il illustre son emploi dans diverses situations de la vie de tous les jours et il livre
son interprétation critique du sous-texte1018. L’employer reviendrait à adopter une
attitude agressive et outrancière qui serait typique de la violence des rapports sociaux en
Allemagne. Les exemples choisis par Tucholsky révèlent quelques-uns des
groupes professionnels et politiques qui divisent la société selon lui : supérieurs et
subordonnés, civils et fonctionnaires, anti-communistes et hommes de gauche… À travers
cette réflexion linguistique et culturelle, le journaliste dénonce des relations humaines
fondées sur le mépris envers son prochain et une volonté sous-jacente de domination.

Solange aber das Volk unter sich es sich verbittet, solange einer den andern – höchstes Ideal –
so behandeln möchte wie Schmutz am Absatz, sodass der Geschurigelte stumm und verbissen
dazustehen hat, die Hände an der (innern) Hosennaht, schweigsam, dösig und vollkommen

responsabilités et à se battre contre ces frontières à la fois politiques et mentales : « Wir trennen uns ab.
Wir brauchen eine Grenze. (…) Eine Erde aber wölbt sich unter den törichten Menschen, ein Boden unter
ihnen und ein Himmel über ihnen. Die Grenzen laufen kreuz und quer wirr durch Europa. Niemand aber
vermag die Menschen auf die Dauer zu scheiden – Grenzen nicht und nicht Soldaten –, wenn die nur nicht
wollen. Wie lachten wir heute über einen, der mit schwärmerischem Pathos anfeuerte, die Grenzen
zwischen Berlin und Magdeburg einzureißen! So, genau so wird man einmal über einen internationalen
Pazifisten des Jahres 1920 lachen, wenn die Zeit gekommen ist. Sie rascher heraufzuführen, sei unser aller
Aufgabe. », in : TUCHOLSKY, « Die Grenze », Gesammelte.., op. cit., tome 2, p. 371. Au cours de sa période
parisienne, Tucholsky développe cette thématique des frontières : elles seraient à la fois inutiles, hormis
pour asseoir le pouvoir des États, injustes car elles séparent les hommes, voire des familles, et fausses car
les véritables frontières sont sociales. Voir notamment : « Bei uns in Europa », p. 335 et « Wer spricht für
euch ? », p. 351 in : Gesammelte…, op. cit., tome 5. Ou aussi : « Für Joseph Matthes », p. 160 et « Au dem
Nachttisch », p. 47 in : Gesammelte…, op. cit., tome 7.
1017 TUCHOLSKY, « Die Übersetzung », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 532.
1018 « Verbitten heißt: die Zugbrücke aufziehen, die Mauerscharten besetzen und mit dem Schwert am

Schilde rasseln. In ‘Ich verbitte mir das’ ist so viel Armee, Offizierskasino und ähnlicher Unfug. ‘Ich verbitte
mir das’ heißt: Ich bin viel zu dumm, um dir vernünftig auseinanderzusetzen, dass ich recht habe; viel zu
unhöflich, es dir in netter Weise zu sagen; viel zu lümmelhaft, um es auch nur zu versuchen. ‘Ich verbitte
mir ... ‘:das ist ein schöner deutscher Satz. », in : ibid., p. 533.
233
wehrlos: so lange wird es die regierende Schicht eben dieses Landes leicht haben, die
Untergebenen, diese durch Geldmangel, Position und fehlende Bildung unterlegene Gruppe
anzupfeifen, dass es die Englein im Himmel hören, und sie, mit dem unangenehmen Kneifer
ganz nah am Gesicht des andern, anzubrüllen, wenn jene auch einmal das Recht zum
hungerlosen Leben reklamieren: »Scheren Sie sich raus! Ich verbitte mir das!«
Bis – ewige Hoffnung – eine erwachte Nation den Herrn Verbitter am Kragen nimmt, ihm
Hundert aufzählt und Tausend wegnimmt und leise sagt: »Damit mir das nicht mehr
vorkommt –!«1019

Cet état de fait n’est possible que parce que l’autoritarisme des uns rencontre la docilité
des autres. Le journaliste émet l’espoir d’un éveil des consciences qui engendrerait des
relations et une langue plus policées, comme l’exprime la personnification de la nation,
manifestation d’un savoir-vivre à la française1020.
Le lecteur peut tirer deux conclusions de cet article, conclusions que l’on retrouve
d’ailleurs formulées de façon explicite ou implicite dans d’autres textes également. D’une
part, la traduction n’est pas toujours à même de restituer l’esprit d’un peuple. Le manque
d’équivalent dans la langue cible n’est pas le résultat d’une pauvreté linguistique mais
bien d’une inadéquation des manières de penser et d’être. D’autre part, une société dont
les membres font preuve de violence verbale les uns envers les autres ne peut que
difficilement comprendre une autre société dans laquelle le dialogue est plus consensuel.
Ce qui chez les uns passera pour de la civilité, sera considéré chez les autres pour de la
faiblesse. Autrement dit, la langue et le langage sont des sources potentielles de
malentendu interculturel, pour qui ne sait décoder les manières de l’autre.
Tucholsky passe ainsi à la loupe certaines expressions françaises qui lui paraissent
emplies d'implicite. Elles ne correspondent à aucune expression similaire en allemand et
pour les faire comprendre à son lecteur, Tucholsky met à nouveau en scène des situations
concrètes. Il en va ainsi de l’interjection « ah ça »1021. Associée à un haussement d’épaules
et à un air d’impuissance elle serait la manière française d’opposer un refus ou d’expliquer
l’impossibilité d’une chose. Cette expression serait généralement employée en cas
d’exigences jugées excessives par l’interlocuteur. Face au client tatillon qui voudrait faire
valoir son droit de réclamation lors d’une livraison, le livreur répondra de la sorte.
« Quand un Français vous dit ”Ah ça“, vous avez atteint le point où bien souvent il n’y a
plus rien à faire »1022 commente le journaliste. Selon lui, le livreur peut aussi proposer une
version écourtée sous forme de pantomine et de soupir malheureux. Il faudra comprendre
dans tous les cas qu’il ne sert à rien d’insister, l’effort est vain. Notre auteur juge ces
manières beaucoup plus aimables que la version allemande qui consisterait à exprimer

1019 Ibid., p.533.


1020 « Das verbitte ich mir ! Que cela n’arrive plus !1020 : cette traduction française donnée en début
d’article est jugée peu satisfaisante par le journaliste car elle ne rendrait pas compte de la violence du propos
en allemand. À la fin de l’article, cette formulation est néanmoins reprise et traduite à nouveau en allemand,
mais à partir de l’expression française. Celle-ci est impersonnelle et ne met pas l’accent, ni sur le sujet
locuteur, ni sur l’interdiction, comme le verbe allemand initial. L’injonction (« Damit mir das nicht mehr
vorkommt –!) est ainsi formulée de manière beaucoup plus « civilisée » à ses yeux.
1021 TUCHOLSKY, « Ah-ca… ! », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 176.
1022 TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes, op. cit., p. 116.

234
un refus frontal, voire offensé avec force cris et invocations des « codes de lois et autres
saints de la maréchaussée » 1023.
Cette description des us et coutumes donne lieu à une première leçon de vie, dispensée
à l’Allemagne même si celle-ci n’est pas nommée. Le « respect maniaque de certaines
conditions (…) n’est pas l’usage de ce pays. D’un autre oui. (Soit dit en passant, la France
s’en trouve nettement plus heureuse que d’autres, trésors de correction.)1024 » Faire
preuve de retenue dans son expression serait donc source de félicité et son propre pays
devrait s’inspirer de l’exemple français1025. La deuxième leçon concerne cette fois-ci les
relations inter-étatiques.

« Wir möchten gern eine Republik machen, eine pazifistische, solange wir nicht schießen, eine
zurückhaltende, solange wir noch nicht ganz fertig sind; leben Sie doch mit uns in Frieden,
solange es uns gefällt; lassen Sie uns doch unsere Würde, die darin besteht, daß wir zu allem
Ja sagen, was Sie fordern, aber im Innern den Vertragsgegner wüst beschimpfen, wir sind uns
das schuldig – bitte sagen Sie uns: können wir so zusammenleben . . . ? »
« Ah – ça . . . ! »1026

Ce dialogue fictif met en scène une Allemagne qui fait des déclarations d’intention,
mais semble peu convaincue par ses propres principes, face à une France qui répond par
un langage implicite. Le journaliste sous-entend qu’à ne pas savoir décoder les codes de
l’autre, on risque le dialogue de sourds, et plus grave, malgré le ton humoristique de
l’article, la guerre. Si on ne peut que partager le constat selon lequel la langue est une
source potentielle de malentendu culturel, en revanche, investir une langue de l’esprit
d’un peuple s’apparente à une forme d’essentialisation. Tucholsky pense de nouveau en
termes d’identité nationale et émet un point de vue qui s’est développé dans le contexte
de l’éveil du nationalisme1027. Néanmoins, même s’il établit une dépendance entre langue
et pensée, tout ne semble pas figé à ses yeux, puisqu’il appelle à un changement dans
l’expression et le comportement des Allemands1028.

1023 Ibid. p. 117.


1024 Ibid. p. 116.
1025 Même remarque dans l’article au sujet de la locution « d’ailleurs » d’apparence inoffensive et dont

Tucholsky admire la médisance « qui tue en silence ». Les « salonnards », le journaliste reprend le mot de
Léon Daudet, l’emploient lorsqu’ils dépeignent une personne, dans des subordonnées en ajoutant un
élément d’information qui parait anodin, mais tout le monde en France comprend qu’il s’agit là de l’élément
principal. Au lieu de dire comme le ferait un Allemand « Que j’vous dise un truc :c’t un sale escroc ! », on
préfèrera ajouter en fin de phrase, sans haussement de voix, d’un air indifférent « qu’il n’est pas très riche
d’ailleurs ». L’essentiel est dit négligemment en passant. Il faut le comprendre. Tucholsky invite ses lecteurs
à suivre l’exemple de « nos amis héréditaires les Français » et à dire les choses de la sorte, ce qui permet
d’éviter le conflit direct, le bruit et la grossièreté des accusations. In : TUCHOLSKY, « D’ailleurs », Chroniques
parisiennes, op. cit., p. 112.
1026 TUCHOLSKY, « Ah-ca… ! », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 178.
1027 « Dans ce contexte [le durcissement des sentiments nationaux], la question de l’identité linguistique

va se poser avec une grande acuité. La représentation de la langue va se modifier et, de simple
caractéristique culturelle d’une communauté, elle va se trouver investie de l’esprit de la nation. »
CHABROLLE-CERRETINI, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt, op. cit., p. 36.
1028 À l’inverse, pour Humboldt les supposés caractéristiques nationales semblent davantage figées. Dans

son Journal parisien, il affirme en effet n’avoir pu expliquer aux Français la métaphysique kantienne car la
langue française ne permettrait pas de mener à certains raisonnements. In : ibid., p. 41.
235
La langue peut également dans sa dimension purement phonétique être source de
préjugés à l’encontre d’une nation. Tucholsky s’y voit lui-même confronté à Paris au cours
du spectacle d’un humoriste du nom de Bétove qui parodie différentes langues1029. Cette
pratique n’est en soi pas bien neuve selon notre auteur qui cite les imitations réussies de
Pallenberg et Curt Bois dans le même registre. Mais cette fois-ci, chose inédite pour le
journaliste, il se trouve confronté à sa propre langue. Ou plus exactement à l’allemand tel
qu’il est perçu par les Français car l’humoriste ne parle pas allemand. Il aligne simplement
des sons ou plutôt il exagère les sonorités jugées dures et dissonnantes pour l’oreille
française : les voyelles longues, les enchaînements de consonnes, en particulier les
chuitantes, les sifflantes … Il en ressort un article très drôle du fait du récit de la soirée
qu’en donne Tucholsky. Celui-ci joue sur une triple opposition. Celle, tout d’abord, entre
le sérieux mélancolique du chanteur au piano et les sons qu’il produit, proches du crachat
et de la régurgitation. Opposition, également, entre d’une part l’image que les Allemands
se font d’eux-mêmes – sont convoqués pêle-mêle tous les motifs du folklore
romantique ainsi que les mythes et symboles allemands : forêt, montagne, chêne et tilleul,
Moyen Âge, virilité, le Rhin, la figure de l’Empereur… – et d’autre part, l’image grotesque,
brutale et même guerrière que suggèrent ces sons. Opposition, enfin, entre l’effroi de
notre journaliste et l’hilarité générale de la salle.
Nous avons jugé nécessaire de retranscrire ce passage en dépit de sa longueur car
l’expérience relatée par Tucholsky le met en situation de saisir sa propre altérité en
France. Récit homodiégétique, sujet et objet, à la fois en dedans et en dehors de sa propre
langue.

Das Präludium ist edel-getragen, und der kleine Mann am Klavier macht ein trauriges Gesicht,
bekümmert den Kopf schüttelnd blickt er offenbar in das goldige Grün des Waldes, was mag
sein blaues Auge sehn? Und nun beginnt er zu singen, und mir läuft ein Schauer nach dem
andern den Rücken herunter.
Das ist kein Deutsch. Der Mann kann wahrscheinlich überhaupt nicht Deutsch, aber es ist doch
welches. Es ist das Deutsch, wie es ein Franzose hört – Deutsch von außen. Da klingt: le ›lied‹.
Ein deutscher Mann schreitet durch den deutschen Wald, die Linden duften, und die deutsche
Quelle strömt treuherzig in einem tiefen Grunde.
Im grünen Wallet
zur Sommerzeit –
Ich verstehe kein Wort, es hat keinen Sinn, was der da singt, aber es kann nichts anderes
heißen. Die Musik ist durchaus von Loewe – es ist so viel dunkles Bier, Männerkraft, Rittertum
und Tilsiter Käse in diesem Gesang. Soweit ich vor Grauen und Lachen aufnehmen kann, hört
es sich ungefähr folgendermaßen an:
A-ha-haa-schaupppttt
da-ha-gerrächchzzz –!
– an die weichen Stellen der Melodie setzt der Kerl jedesmal einen halten Konsonanten und
erweckt so den angenehmen Eindruck eines, der lyrisch Lumpen speit. Aber nun wird die
Sache bewegter.
Soweit ich vor Grauen und Lachen aufnehmen kann, hört es sich ungefähr folgendermaßen an:

1029TUCHOLSKY, « Le “ Lied” », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 356. Ce spectacle de Bétove a été
enregistré et est consultable en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=oD3vWSZu8tQ
236
A-ha-haa-schaupppttt
da-ha-gerrächchzzz –!
– an die weichen Stellen der Melodie setzt der Kerl jedesmal einen halten Konsonanten und
erweckt so den angenehmen Eindruck eines, der lyrisch Lumpen speit. Aber nun wird die
Sache bewegter.
Der Eichwald rauschet, der Himmall bezieht sich, im Baß ringt dumpf die Verdauung, der
deutsche Mann schreitet nunmehr hügelan, Tauperlen glitzern auf seiner Stirn, die kleinen
Veilchen schwitzen, der Feind dräut heimtückisch im Hinterhalt, jetzt schreit der Waldes-
Deutsche wie beim Zahnbrecher, vor mir sehe ich Herrn Amtsrichter Jahnke, der am Klavier
lahnt und mit seinem weichen, gepflegten Bariton unterm Kalbsbraten hervorbrüllt, und in
den Schoß die Schönen – jetzt Welscher, nimm dich in acht! und ich höre so etwas wie
schrrrrachchchchttttt –!
da bricht die Seele ganz aus ihm heraußer, das Pianoforte gibt her, was es drin hat, und es hat
was drin, die Melodie wogt, der kleine Mann auch – und jetzt, jetzt steht er oben auf dem steilen
Hügel, weit schaut er ins Land hinein, Burgen ragen stolz beziehungsweise kühn, laßt es aus
den Kehlen wallen, ob Fels & Eiche splittern, die Lanzen schmettern hoch in der Luft, das
Banner jauchzet im kühlen Wein, frei fließet der Bursch in den deutschen Rhein, jetzt hat
Bétove alle zweiundzwanzig Konsonanten mit einem Male im Hals, er würgt, er würgt – da
kommt es hervorgebrochen, der Kloß ist heraus! das Klavier ächzt in allen Fugen, der Kaiser
ruft zur deutschen Grenz', die Deutschen wedeln mit den – da steht er hehr, ein Bein voran,
wenn kein Feind da ist, borg ich mir einen, den blitzenden Flamberg hoch in Händen, mein
Weib an der Brust, den geschliffenen Helm im Nacken, der Neckar braust, der Adler loht, im
deutschen Hintern sitzt das Schrot, es knallt das Roß, ein donnernd Halt, o deutscher Baum im
Niederwald, mit eigenhändiger Unterschrift des Reichspräsidenten –!

Die Franzosen klatschen, wie ich sie noch nie habe klatschen hören. Neben mir kämpft der
dicke Morus mit einem Erstickungsanfall. Wird gerettet1030.

Si Tucholsky souhaite avant tout faire rire son lecteur, il lui confie également sa
tristesse de voir ainsi traitée la langue de Goethe qui a produit des œuvres de grande
beauté, tels le poème An den Mond, dont il cite le premier vers. On perçoit dans l’article
également l’écho d’un autre auteur que le journaliste chérit. La longue tirade sur les
attributs germaniques reprend plusieurs termes du poème Die Lorelei de Heine1031, elle
mobilise un champ lexical proche, tout en parodiant son action. Le texte de Tucholsky
s’apparente à un palimpseste1032, derrière lequel on devine celui du poète. Nous avons

1030 Ibid., p. 356.


1031 Passage qui évoque Heine avec ressemblances en gras : « die Melodie wogt, der kleine Mann auch
– und jetzt, jetzt steht er oben auf dem steilen Hügel, weit schaut er ins Land hinein, Burgen ragen stolz
beziehungsweise kühn, laßt es aus den Kehlen wallen, ob Fels & Eiche splittern, die Lanzen schmettern
hoch in der Luft, das Banner jauchzet im kühlen Wein, frei fließet der Bursch in den deutschen Rhein »
Chez Heine à partir de la deuxième strophe : Die Luft ist kühl und es dunkelt,/Und ruhig fließt der
Rhein;/Der Gipfel des Berges funkelt/Im Abendsonnenschein./Die schönste Jungfrau sitzet/Dort oben
wunderbar;/Ihr goldnes Geschmeide blitzet,/Sie kämmt ihr goldenes Haar./Sie kämmt es mit goldenem
Kamme/Und singt ein Lied dabei;/Das hat eine wundersame,/Gewaltige Melodei./Den Schiffer im kleinen
Schiffe/Ergreift es mit wildem Weh;/Er schaut nicht die Felsenriffe,/Er schaut nur hinauf in die Höh./Ich
glaube, die Wellen verschlingen/Am Ende Schiffer und Kahn…
1032 Au sens de Gérard Genette : « Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la

première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération n'a pas irrémédiablement
effacé le texte primitif, en sorte qu’on peut y lire l’ancien sous le nouveau, comme par transparence. Cet état
de choses montre, au figuré, qu'un texte peut toujours en cacher un autre, mais qu'il le dissimule rarement
237
déjà fait observer un procédé similaire autour de l’intertextualité avec Heine dans Ein
Pyrenäenbuch. L’hypotexte que constituent les premiers vers d’Atta Troll y est enchassé à
l’hypertexte de Tucholsky, mais il n’est pas modifié1033. Ici, on peut davantage appliquer
la notion de Genette dans la mesure où le poème Lorelei n’est pas repris tel quel, il est
dissimulé sous la parodie et demande à être reconnu par un lecteur attentif.
Chez Tucholsky l’homme allemand est à la fois le pêcheur en contrebas dans sa barque
et la Lorelei au sommet sur son rocher. Il plonge « librement » dans le Rhin, il est donc
responsable de son malheur. Ce malheur n’est pas la noyade comme chez Heine, mais la
guerre évoquée implicitement plus loin avec la figure de l’Empereur. Tucholsky retrace
ainsi à grandes lignes l’histoire allemande, de l’éveil du nationalisme à la Première Guerre
mondiale et même à la République de Weimar avec l’évocation du « président du Reich ».
L'emploi à dessein de ce titre complet souligne la bizarrerie constitutionnelle : certes il
est exact, mais contradictoire car, comme un véritable oxymore, il rassemble deux types
de systèmes politiques opposés.
Pour la première fois depuis son arrivée à Paris, deux ans plus tôt, le journaliste ressent
sa propre altérité. Il se sent allemand en France. Il prend conscience de la frontière
invisible qui le sépare de ce fait des Français.

Zum erstenmal seit zwei Jahren fühle ich: Fremde. Ich denke: wenn sie wüßten, daß du, einer
der Verspotteten, unter ihnen sitzt . . . Würden sie dich zerreißen? Unfug. Gewiß, manchmal
habe ich nicht gefühlt wie sie, habe nicht mitgelacht, nicht mitgeweint . . . aber heute ist da,
zum ersten Mal, das andre, das fremde Blut, auf einmal sind sie drüben, und ich bin hüben1034.

Pour la première fois de sa vie, il se sent également étranger à cette langue qu’il perçoit
dans sa nudité. Les Français, à travers cette caricature et sa réception, lui révèlent certains
aspects qu’il ne soupçonnait pas. Cette expérience lui a dévoilé une hétéro-image, celle
que les Français ont de la langue allemande et elle l’a amené à questionner son auto-
image.
La langue peut, enfin, constituer un autre type de barrière. Lorsqu’on ne parle pas une
langue étrangère, mais que l’on souhaite malgré tout se renseigner sur un pays, on peut
s’intéresser à sa littérature traduite. Si Tucholsky se félicite de la grande curiosité de ses
compatriotes à l’égard des cultures étrangères, il regrette que les traductions ne soient
pas toujours à la hauteur. Dans un article consacré spécifiquement à cette question1035, le

tout à fait, et qu'il se prête le plus souvent à une double lecture où se superposent, au moins, un hypertexte
et son hypotexte (…) J'entends ici par hypertextes toutes les oeuvres dérivées d'une oeuvre antérieure, par
transformation, comme dans la parodie, ou par imitation, comme dans le pastiche. » In : Gérard GENETTE,
Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, 4e de couverture.
1033 Voir à ce sujet les commentaires du chapitre Cauterets p. 113 sq. de cette thèse.
1034 TUCHOLSKY, « Le “Lied” », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 358.
1035 TUCHOLSKY, « Übersetzer », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 168. Dans de nombreux autres articles,

Tucholsky commente également les traductions. Il s’agit d’une question qui l’intéresse en tant qu’amateur
de littérature et critique littéraire. Il n’en va pas seulement des relations franco-allemandes et des
traductions dans ces deux langues. Dans l’article « Übersetzer », il cite d’ailleurs un ouvrage américain,
Babitt de Sinclair Lewis dont il avait fait la recension en 1925, et qui serait rempli d’erreurs de traduction,
comme cela arrive fréquement, nous dit-il, avec les livres à la mode. Il s’applique à en expliquer les causes.
238
journaliste évoque plusieurs raisons à cela. Il y aurait d’une part, la manière dont on
traduit. Ceci relève de la traductologie, rester proche de la langue source ou être fidèle à
l’esprit du texte en optant pour une langue cible plus idiomatique. Ceci peut faire débat,
en revanche, on ne peut transiger sur la parfaite maîtrise des deux langues, oppose-t-il. Or
Tucholsky cite plusieurs exemples de traductions malheureuses qui rendent une œuvre
maladroite, voire franchement inintelligible. Dans une pièce de boulevard parisienne
donnée à Berlin, plusieurs personnages se donnent du « Mein Herr » pour sans doute
« Mon cher » en français. S’il ne s’agit pas là à proprement parler d’une erreur qui
empêcherait la compréhension, notre journaliste souligne que l’expression n’est pas
courante dans une conversation en société. Ce type de traduction peut irriter le
spectateur, détourner momentanément son attention de l’action et lui gâcher au final la
représentation. Pire encore, lorsque dans un livre, le sens second d’un mot est inconnu du
traducteur, comme « poule » au sens de prostituée, cela donne lieu à d’étranges
quiproquos. Au-delà des questions légitimes de traductologie que Tucholsky évoque, sans
trancher, c’est donc la compétence des traducteurs qui est problématique. Il énumère
donc les pré-requis qui feraient défaut à la majorité des gens du métier : une connaissance
linguistique irréprochable, mais aussi une connaissance du pays et de ses « habitudes de
vie » – ce qui implique sans doute d’y avoir vécu –, et enfin, un savoir-faire et une
sensibilité pour la langue étrangère1036 qui ne seraient pas le fait de tout un chacun.
Tucholsky va même jusqu’à affirmer que la traduction est réservée aux meilleurs et
qu’eux-mêmes suffisent à peine à la tâche1037. Ceci en dit long sur la difficulté de traduire
à ses yeux et, aussi, sur la haute idée qu’il se fait du rôle de la littérature étrangère. Elle ne
doit pas être dévoyée, puisqu’elle permet de saisir ce qu’il appelle « l’âme du pays ».
Outre le facteur humain, à savoir l’incompétence de traducteurs peu scrupuleux, les
causes de cette « situation triste à pleurer »1038 seraient également d’ordre économique
et juridique. Les maisons d’éditions pairaient extrêmement mal les traductions ce qui
encouragerait le travail vite fait et donc bâclé, afin de gagner plus. D’autre part, le droit
d’auteur n’aurait pas vraiment résolu la question de la traduction au plan international. Si
bien que lorsqu’un auteur prendrait connaissance d’une piètre version de son œuvre dans
une autre langue, le mal serait déjà fait. D’où l’appel de Tucholsky en conclusion à accorder
plus d’importance aux enjeux de la traduction.
Un autre point à revoir serait, par ailleurs, le choix des œuvres à traduire. Bien souvent
il est dicté par des considérations commerciales dénuées de bon sens selon lui. D’une part,
les romans de gare ne méritent pas d’être traduits car il en existerait déjà en Allemagne.

1036 L’expression imagée employée par Tucholsky, « Fingerspitzen haben » (in : ibid. p. 170), évoque la

sensibilité du bout des doigts. Autrement dit, un rapport, pas uniquement intellectuel, mais aussi sensible à
la langue étrangère, au sens d’intime, d’intuitif et de délicat
1037 « Zum Übersetzen von guten Sachen ist der Beste gerade gut genug. », in : ibid., p. 170. Cette

remarque n’est pas révélatrice d’une vision élitiste de la traduction, mais de la haute exigence qu’aTucholsky
envers toute forme d’expression écrite.
1038 « Ein Jammer », in : ibid., p. 170.

239
D’autre part, leur succès dans leur pays d’origine ne garantirait pas le même résultat dans
le pays cible.

Eintagserfolge der Unterhaltungsliteratur beruhen auf ganz bestimmten Voraussetzungen:


auf solchen der Sprache, auf solchen der Gesellschaft; und so, wie es schon schwer genug ist,
den Franzosen Proust in Deutschland einzubürgern, weil es die Welt seiner Modelle hier nicht
gibt, so ist es unmöglich, französischen oder englischen Kitsch herüberzubekommen: er wird
nicht verstanden. (Schulbeispiel: ›Gentlemen prefer Blonds‹.) Man braucht nur die
umgekehrte Erwägung anzustellen, um ganz klar zu sehen: was sollten die Amerikaner mit
den ›Briefen des Landtagsabgeordneten Filser‹ von Ludwig Thoma anfangen? Was die
Franzosen mit der Courths-Mahler? Sie läsen keine Zeile – nicht etwa, weils nichts taugte,
sondern weil die Welt, die Ausdrucksweise, die Färbung dieser guten und schlechten Werke
an das Entstehungsland gebunden sind: es kommt nichts herüber1039.

Tucholsky met ici en avant la difficulté de transposer certains éléments dans une autre
culture. Cela rejoint l’idée d’une sélection opérée par la culture d’accueil lors d’un
transfert culturel. Il est effectivement un fait établi que certains succès populaires dans
leur pays d’origine passent inaperçus et sont incompris dans d’autres1040. L’horizon
d’attente et les codes socio-culturels des lecteurs divergent d’un pays à l’autre et
expliquent les réceptions différentes, nous dit le journaliste en somme. Il faudrait adapter
ces œuvres pour qu’elles deviennent accessibles. Cette question de la difficile, voire
impossible transposition de certains éléments d’une culture dans une autre, est évoquée
à diverses reprises par Tucholsky. En France, il se voit souvent confronté à ce problème,
au théâtre notamment.
En 1925, il voit Faust à Paris1041. Avant de se prononcer sur la représentation, le
journaliste plante le décor. Le spectacle a été donné en grande pompe au théâtre de
l’Odéon, lieu prestigieux, dans le cadre d’un gala universitaire rassemblant un public
distingué et cultivé. La pièce a été jouée dans une nouvelle traduction de Louis Forest et
Charles-Robert Dumas et avec des acteurs populaires. Tucholsky souligne par ces
précisions que les Français non seulement ne craignent pas de diffuser un classique de la
littérature allemande, mais qu’ils mettent en outre les moyens pour en faire un grand
spectacle. Et pourtant, il s’agit d’un désastre à ses yeux, bien que le public ait encensé la
pièce et qu’elle ait donné lieu à un débat passionné dans les revues littéraires. Tucholsky
relève l’écueil de la traduction trop littérale et plate. Il souligne aussi la difficulté de
représenter des « pièces nationales », c’est-à-dire des œuvres ou des auteurs qui, par leur

1039 Ibid., p. 168-169.


1040 Lüsebrink a souligné également les différences d’accueil d’œuvres cinématographiques très
populaires en France (comme Taxi 2 de Gérard Krawczyk) et sans succès en Allemagne, car les ressorts du
comique ne sont pas les mêmes. Il cite de nombreux autres cas de figures de par le monde : « Le roman
historique français, genre extrêmement populaire en France, de même que le film historique français, resté
également quasiment inaperçu à l’étranger, ou le cinéma indien de Bollywood, le plus productif de la
planète, qui est peu connu et diffusé en Europe et dans les Amériques, ou encore la telenovela brésilienne,
qui est pratiquement inconnue en Europe occidentale, contrairement à ce qu’elle représente en Europe de
l’Est et dans certains pays d’Asie comme les Philippines (…) », in : LÜSEBRINK, « Les transferts culturels :
théorie, méthodes d’approche, questionnements », op. cit., p. 31-32.
1041 TUCHOLSKY, « Faust in Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 133.

240
stature, incarnent la culture de l’autre pays. Le risque serait grand d’en donner une
interprétation différente. Selon lui Molière ou Racine joués en France ou en Allemagne ne
donneront pas les mêmes pièces. Elles ne seront pas nécessairement mauvaises, mais
elles auront subi une modification à travers le regard de l’autre nation. Or ce Faust-ci
serait tout simplement mauvais, mal compris, mal joué et surtout il donnerait une vision
erronée des Allemands aux Français. Le journaliste qualifie certains personnages de
wagnériens (« Wagner-Mensch ») non pas dans un sens positif où ils incarneraient la
culture musicale allemande, mais dans un sens négatif. Il les décrit comme bruyants et
exaltés1042, proches d’une caricature de la musique du célèbre compositeur.

Das Publikum muß gedacht haben, die Deutschen seien doch ein recht merkwürdiges Volk.
Nur bei der Schülerszene lachten sie so nett und naiv und freundlich über alle die bösen
Anspielungen auf die Wissenschaften, deren Vertreter ja im Parkett saßen. Es war wie bei
einer Kneipe, wo ein Gelegenheitsstück aufgeführt wird. (Das wird aber besser aufgeführt.)
Und im großen und ganzen hatte ich so den Eindruck, daß die Leute es nicht wissen wollten.
Es war so ein Beifall… 1043

Cette interprétation de Goethe amuse et attriste Tucholsky tout à la fois. Il constate que
le public semble se désintéresser de savoir si cette pièce est fidèle à l’esprit du texte. Seul
l’écho que la salle perçoit à partir de son propre monde semble la divertir. Ces remarques
du journaliste illustrent une fois encore la théorie du transfert culturel et
particulièrement le rôle de la culture d’accueil qui ne sélectionne que ce qui l’intéresse
dans la culture étrangère.
Tucholsky s’interroge également dans d’autres articles sur la transposition littéraire,
linguistique et culturelle en sens inverse, de la France vers l’Allemagne. C’est en effet celle
qu’il pratique lui-même à travers ses articles sur la vie en France. Ainsi en ce qui concerne
par exemple son cher Courteline, il affirme qu’il est certes traduisible, mais pas
transposable1044 au sens où ce qui fait son charme et son humour, serait perdu dans une
autre langue. Ses dialogues, intrigues et personnages seraient trop français pour cela.

Dieser Mann ist derart französisch, dass wahrscheinlich bei den meisten Scherzen, bei denen
drüben kein Auge trocken bleibt, hierzulande niemand lachte – und das kann man sehr wohl
verstehen. Wenn internationale Wirkung ein Zeichen von Größe ist –: so groß ist er dann nicht.
Die Soldatengespräche; die Verspottung einer Bürokratie, die eben französisch ist bis ins letzte
Staubfäserchen; die Fröhlichkeit dieser Soldaten, die so anders ist als die unsre – exportieren
Sie mal eine Berliner Weiße! 1045

1042 « Faust: Ein alter Umhängebart mit Geschrei, der nicht ein Wort seiner Rolle verstand. (…) Gretchen:
direkt vom Maskenverleiher. So etwas von Wergpuppenhaar, von Zopf, von völlig ausdruckslosem
Verseaufsagen (…) Drum herum die Schüler, die Bürger, der[134] Wagner-Mensch, das glaubst Du nicht.
Wie sie johlten und blechern schrien, wie sie umherwankten, wie sie Kappen schwenkten, die man ihnen
zum Schwenken in die Hand gesteckt hatte, wie sie leere Becher leerten, hei! », in : ibid., p. 134-135.
1043 Ibid., p. 135.
1044 TUCHOLSKY, « Courteline », Gesammelte…., op. cit., tome 6, p. 248 : « …man kann ihn zwar übesetzen,

aber man kann ihn nicht übertragen. »


1045 Ibid.

241
Tucholsky va plus loin, ce qui, en France, fait rire, comme l’épisode de soldats dans une
maison close, pourrait en Allemagne soulever la colère des foules. Davantage que d’une
différence d’humour - ou de goût comme le laisse à penser la référence à la bière
berlinoise -, il s’agit plus largement d’une manière d’appréhender la vie (« Lebensgefühl »)
qui diverge entre les deux pays. Il ne déconseille pas pour autant à ses lecteurs de se
familiariser avec cet écrivain. L’article se solde par une pointe : « Lisez la chose en français
et riez en allemand1046. »
Cette remarque facétieuse n’est pas évidente à saisir. On la comprend mieux à la lecture
d’un second article consacré à Courteline1047. Tucholsky y revient sur le caractère
intransposable de l’auteur et il ajoute que pour le comprendre il faudrait le saisir avec ses
sentiments1048. Apprécier Courteline n’est pas une question de nationalité, mais de
sensibilité. Celui-ci décrit certes un univers français, mais au-delà il est question
d’attitudes face à la vie qui sont tout simplement humaines. Le journaliste cite ce qu’il
perçoit et apprécie de l’écrivain dans son œuvre : « (…) sagesse, bonté, scepticisme, une
désespérance optimiste1049. » Tucholsky se rend bien compte que Courteline ne fait pas
partie des grandes figures de la littérature française, comme il le rappelle, il n’est qu’à
l’Académie Goncourt et pas à l’Académie française, et bien souvent ces « histoires de
soldats » sont traitées avec un certain dédain par les milieux cultivés de la capitale.
Tucholsky y oppose sa propre admiration, ainsi que celle d’une partie de ses compatriotes
qui l’apprécieraient à sa juste valeur, au contraire de certains Français. Là aussi,
l’expliquation est liée à un ressenti particulier :

Wie in den zahllosen Ausgaben der kleinen Szenen (›Théâtre‹) fast in jedem Dialog, fast in
jeder kleinen Szene ein Satz, eine Wendung weit, weit über den Ulk hinausgeht, wie auf einmal
ein Herz klopft, wo eben nur noch ein lachender Mund war – das bringt uns Deutschen den
Courteline so nahe. Ich habe ›Boubouroche‹ in der Comédie Française gesehen und habe auf
die Bühne springen wollen, um den Leuten zu sagen, wie man das spielt. Also fühlen wir es
anders, also legen wir in diese Vase andre Blumen hinein – und wenn sie tausendmal nicht auf
französischem Boden gewachsen sind: Victor Arnold hat den Boubouroche gespielt, und da
wollen wir eine kleine Minute Schweigen einlegen1050.

Pourquoi Tucholsky et ses pairs seraient plus sensibles à ce mélange d’humour et de


sentiments, cela n’est pas dit. On ne peut que supposer qu’ils apprécient le traitement de
l’institution militaire et de son culte de la discipline, cible essentielle de l’ironie
courtelinesque. Les œuvres de Courteline, et plus largement le genre du « comique
troupier » dans lequel elles s’inscrivent, ont une double fonction, documentaire et
cathartique. Ils donnent à voir l’expérience militaire et exorcisent par le rire la noirceur

1046 Ibid., p. 249.


1047 TUCHOLSKY, « Die Bildausstellung eines Humoristen », Gesammelte…, op. cit. tome 5, p. 413.
1048 « Möglich, daß man das überhaupt nicht übersetzen kann, nur nachdichten, vor allem: nur

nachfühlen. », in : ibid., p. 415.


1049Ibid.
1050 Ibid., p. 416.

242
de cette réalité1051. Tucholsky ne dit pas autre chose lorsqu’il définit l’humour de l’écrivain
français. Il aurait compris le monde et pourtant il en rirait avec tendresse :

Die Welt verachten – das ist sehr leicht und meist ein Zeichen schlechter Verdauung. Aber die
Welt verstehen, sie lieben und dann, aber erst dann, freundlich lächeln, wenn alles vorbei ist –
: das ist Humor1052.

Il n’y a pas que le théâtre qui inspire la réflexion de Tucholsky sur les difficultés à
comprendre une œuvre artistique étrangère. Il fait par exemple une critique élogieuse du
roman Bella1053 de Giraudoux. Il le présente comme un roman à clé, mêlant fiction et
réalité politique, un Roméo et Juliette à la française avec les deux familles rivales inspirées
des Berthelot et Poincaré1054. Cette œuvre lui semble, elle aussi, intransposable, mais pour
une raison qui paraît néanmoins contestable. À deux reprises dans l’article, le journaliste
souligne le fait qu’il n’existe pas de telles familles de notables cultivées et influentes dans
les milieux politiques allemands.

Die Analysen freilich sind ersten Ranges. Sie sind so gut, dass ich nicht weiß, ob das Buch ins
Deutsche übertragbar sein wird. Es ist nicht nur der Stil, der einer Übersetzung die größten
Schwierigkeiten in den Weg legt, diese graziös verwickelte Logik, die stilisierte Geometrie – es
fehlt vor allem in Deutschland eine Gesellschaftsschicht, die diesen Politikern, diesen Familien
entspricht. Die alten Familien in Deutschland sind so ganz anders geartet und haben mit diesen
kaum etwas gemein1055.

Après avoir cité des extraits du roman pour donner au lecteur un aperçu de ce milieu,
Tucholsky revient sur ce point qui constituerait une barrière pour le lecteur allemand :

(…) hier liegt für den deutschen Leser die Schwierigkeit. Haben wir in der Politik kultivierte
Leute, für die der Fluß der Hauptstadt, weil sie ihr Gut an seiner Quelle haben, immer ein
schattiger Bach bleibt, aus dem die Kuhherden trinken?

1051 Odile ROYNETTE, « Le comique troupier au XIXe siècle : une culture du rire », Romantisme, 2013/3

(n° 161), p. 45-59. DOI : 10.3917/rom.161.0045. URL : https://www-cairn-int-info.lama.univ-


amu.fr/revue-romantisme-2013-3-page-45.htm
1052 TUCHOLSKY, « Die Bildausstellung… », op. cit., p. 415.
1053 TUCHOLSKY « Bella », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 366.
1054 Présentation similaire du roman dans le discours du Secrétaire perpétuel de l’Académie française,

Jean Mistler, le 16 décembre 1982, lors du centenaire de la naissance de Giraudoux : « Les souvenirs du
Ministère des Affaires étrangères se retrouvent à chaque page dans l’œuvre de Jean Giraudoux, mais surtout
dans le cycle de Bella. Bien entendu, tout est transposé, et si Bella est un roman à clef, il ne faut point
l’interpréter comme un document sur la vie politique de notre IIIe République. Le conflit qui, dans ce livre,
oppose Berthelot, sous le nom de Dubardeau, à Poincaré, sous celui de Rebendart, est stylisé au point de
devenir symbolique. Dans la période qui s’étendit du Traité de Versailles jusqu’aux années trente, la
politique française oscilla entre deux tendances, l’une représentée par Poincaré, s’attachant à l’exécution
stricte des clauses du Traité, l’autre, celle d’Aristide Briand, qui considérait Versailles comme un instrument
de paix et admettait par conséquent qu’il pût s’adapter dans une certaine mesure aux circonstances. (…)
Les deux familles, Poincaré et Berthelot, dont Giraudoux a stylisé l’opposition, comme Shakespeare l’avait
fait pour les Montaigu et les Capulet à Vérone, étaient en réalité deux dynasties de grands bourgeois
opposées par leurs tendances politiques, mais rapprochées par bien des affinités intellectuelles. Philippe
Berthelot, du reste, avait été le collaborateur de Poincaré avant d’être celui de Briand. » In : « Le centenaire
de Jean Giraudoux ». http://www.academie-francaise.fr/le-centenaire-de-jean-giraudoux-discours-du-
secretaire-perpetuel
1055 TUCHOLSKY « Bella », op. cit., p. 367.

243
Haben wir so nuancierte Gesellschaftsbegriffe, die mit unendlich feinen Unterschieden
arbeiten, mit den winzigsten Ausschlägen des sozialen Kompasses? Ich denke: nein1056.

On peut tout simplement opposer à cet argument qu’on ne lit pas de la littérature
étrangère pour retrouver ce que l’on connaît déjà, mais, au contraire, parmi d’autres
raisons, pour découvrir une altérité des mœurs, des façons de penser et de s’exprimer.
Ces préventions de Tucholsky sont d’autant plus surpenantes qu’il choisit certainement
d’écrire une recension sur cette œuvre pour ce qu’elle dévoile de la société française. Telle
est sa démarche caractéristique de médiation : aborder la culture française miroir en main
pour comparer avec ce qui lui est familier. Il veut donc à la fois faire découvrir cette
différence à son lecteur et il affirme dans le même temps que cela sera sans doute difficile,
voir impossible dans certains cas, comme ici pour ce roman. Walter Benjamin a également
fait paraître en 1926 une critique de cette oeuvre de Giraudoux, mais la perspective
adoptée chez lui est tout autre. L’œuvre est jugée en elle-même et non à l’aune d’un
comparatisme franco-allemand1057.
Un autre texte de Giraudoux1058 lui inspire d’ailleurs des commentaires sur l’intérêt de
la littérature étrangère. La pièce de théâtre Siegfried l’intéresse non pas en tant qu’œuvre
artistique pour elle-même, Tucholsky la juge peu réussie, mais pour ce qu’elle dit des
relations franco-allemandes. Tout d’abord qu’un grand théâtre parisien dirigé par Louis
Jouvet mette en scène une pièce où il est question du début à la fin de l’Allemagne, lieu de
l’action, et où les personnages allemands en uniforme n’incarnent pas le mal, constituerait
« une première depuis dix ans» 1059 . Deuxièmement, Tucholsky souligne à justre titre
l’audace de Giraudoux, qui consacre d’abord un roman, Siegfried et le Limousin, puis cette
pièce qui en est l’adaptation, aux relations entre les deux pays1060. L’intrigue en elle-
même1061 est présentée comme un prétexte pour développer un discours sur cet amour-
haine, les différences et les ressemblances entre la France et l’Allemagne. Tucholsky fait
de Giraudoux un médiateur, même si le terme n’est pas employé. Il est en effet, comme la

1056 Ibid. p. 368.


1057 Benjamin n’a donc pas écrit la seule recension sur Bella parue en Allemagne du temps de Giraudoux,
contrairement à ce qui est affirmé dans l’introduction à : Walter BENJAMIN, Écrits français, Paris, Gallimard,
1991, p. 10. Pour comparer les critiques de Bella de Tucholsky et celle de Benjamin, cf l’annexe p. 349.
1058 TUCHOLSKY, « Siegfried oder der geleimte Mann », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 134.
1059 Ibid. Depuis la fin de la guerre donc. Siegfried a été joué pour la première fois en 1928.
1060 « On peut dire en bref qu’avant 1914 la tendance des auteurs français était de traiter les personnages

allemands mis en scène comme des ennemis. Après la guerre et jusqu'à Siegfried, les personnages et les
auteurs allemands eux-mêmes sont devenus indésirables. Lorsque Giraudoux a élaboré Siegfried, il n'a pas
eu seulement à surmonter une hostilité latente, héritée de deux guerres. Il savait qu'il se heurtait, en outre,
tout au moins sur la scène, à une complète absence d'intérêt pour les choses allemandes. », in : Marianne
Mercier-Campiche, « Originalité de Siegfried dans le répertoire français en rapport avec l’Allemagne (1905-
1928) », Revue d'histoire littéraire de la France, 1983, n° 5/6, p. 741.
1061 Siegfried, ancien soldat retrouvé amnésique et sans identité sur les champs de bataille, s’aprête à

l’issue de la Grande Guerre à devenir chancelier allemand, quand une Française, ancienne amante et
complice de l’ennemi politique de Siegfried, réapparaît dans sa vie et lui remémore sa véritable identité de
Français. Il doit choisir entre les deux pays, entre un destin glorieux et celui plus modeste pour lequel il opte
en rentrant en France.
244
majorité d’entre eux, connaisseur et ami de la nation étrangère, il veut la faire comprendre
à son propre pays et créer des ponts entre les deux.

Jean Giraudoux ist ein kultivierter, kenntnisreicher und guter Schriftsteller, der sich durch
Deutschland bewegt fühlt; ein Induktionsstrom geht durch sein Herz, er will verstehen,
verstehen machen, und er wird gewiß, wenn er dieses liest, sagen: ” Man hat mich nicht
verstanden. “1062

Même s’il juge donc la pièce mauvaise, Tucholsky y trouve malgré tout de l’intérêt :
Giraudoux dessinerait une hétéro-image des Allemands qui permettrait à ceux-ci
d’observer leur portrait, c’est-à-dire une copie de leur identité 1063. Si Tucholsky ne
développe pas la distinction entre copie et original, il joue néanmoins sur ce registre
lexical. Il souligne la difficulté même de l’exercice pour les acteurs censés « imiter1064 »
des caractères qui leur sont étrangers. Il note que les personnages allemands sont des
« ombres »1065, présentes sur scène sans y être du fait de leur vacuité, les comparant
même à des « figurines », soit des êtres factices inanimés. Giraudoux a voulu présenter
l’Allemagne aux Français, il ne leur présente qu’un « reflet de l’Allemagne1066 » car il s’agit
de l’Allemagne vue par les Français. Voilà pourquoi derrière les personnages allemands,
le journaliste ne voit que la France1067 en réalité.
Siegfried montrerait donc le chemin qu’il reste à parcourir pour rapprocher les deux
capitales. Distance géographique, distance culturelle, distance dans le savoir sur l’autre.
Aussi bien les nationalistes des deux bords que les francophiles ou germanophiles
auraient une fausse image de leur voisin.

Wir kennen uns nicht. Wir hassen uns falsch: die Nationalisten beider Länder haben sich
Schießbudenfiguren aufgebaut, nach denen sie zielen; manchmal fallen auch lebende
Menschen diesem amüsanten Sport zum Opfer. Wir lieben uns falsch: die deutsche Vorstellung
von Frankreich ist in den meisten Fällen unrichtig und bedarf dringend einer Korrektur.
Enthusiasten haben wir und verärgerte Schlaumeier in der Politik, die dem Liebenden auf die
Schulter klopfen: »Mir werden Sie nichts erzählen – ich kenne die Brüder.« Diese fatale
Schlauheit verkappt reaktionärer Professionals ist zu gar nichts nütze – vielleicht macht man
so diplomatische Karriere, aber so bringt man keine Länder zusammen.
Nachbarn sind wir und kümmern uns nicht genug umeinander; Nachbarn sind wir und kennen
uns nur aus dem Graben. Wo bist du, Frankreich –? Wo ist Deutschland, das jene suchen? Die
Urteile der schnellfertigen Reisenden tun es nicht, die Unterhändler tun es nicht, und die paar
Literaten sind nur Vorläufer1068.

1062 TUCHOLSKY, « Siegfried… », op. cit., p. 135.


1063 « Es zeigt uns, wir wir uns in einem anderen Volk spiegeln, und das ist immer gut zu wissen. », in :
ibid.
1064 « …alle Schauspieler der Erde, wenn sie landfremde Typen nachahmen, immer um drei Etagen zu

tief greifen » , in : ibid.


1065 « Die Deutschen schweben wie riesengroβe Schatten dunkel und fast unsichtbar durch das Stück ; es

treten wohl viele deutsche Figurinen da auf, aber sie sind nicht das. », in : ibid., p. 136
1066 Ibid., p. 137.
1067 « (….) – vorhanden ist nur Frankreich (….) Das Stück ist durch und durch französisch, aucg noch in

den deutschen Figuren. », in : ibid., p. 137.


1068 TUCHOLSKY, ibid., p. 137.

245
À ce cri de rage, ce désespoir, succède une lueur d’espoir. Siegfried témoignerait d’une
volonté de rapprochement des deux peuples. Giraudoux fait partie de ces hommes de
lettres « précurseurs » qui ne changeront pas fondamentalement la donne selon
Tucholsky, comme l’affirme aussi l’article sur T. Mann et A. Kerr à Paris, car ils ne touchent
qu’une élite.1069 Néanmoins, la conclusion est dans cet article-ci plus optimiste et le
journaliste propose d’autres solutions que la fin du système capitaliste comme garantes
de la paix en Europe.

Die Schulen können etwas tun und die Universitäten; der Kinderaustausch und der Austausch
von Studenten, der völlig steckengeblieben ist; die vernünftige und unvoreingenommene
Annäherung zweier Länder, die aufeinander angewiesen sind. Das Stück von Jean Giraudoux
ruft, und wir nehmen den Ruf auf: es werde, trotz allem, Licht! 1070

La littérature joue donc un rôle d’avant-garde, mais le combat décisif pour la paix sera
celui de la nouvelle génération selon le journaliste. L’éducation, ainsi que le
développement des échanges de jeunes pourraient corriger cette méconnaissance
mutuelle.
En 1925, Tucholsky publie un article sur ce type de pratique qu’il souhaite voir se
développer. « Deutsche Kinder in Paris1071 » se présente comme un reportage racontant
les derniers moments d’enfants allemands venus passer six mois dans une famille
d’accueil française et qui s’apprêtent à retourner chez eux. Le journaliste décrit
longuement la scène : la séparation est difficile, les larmes coulent chez les adultes comme
chez les enfants, témoignant des liens forts créés entre eux. Il met ensuite les bienfaits du
séjour en avant : l’apprentissage de la langue par le bain linguistique donnant un résultat
surprenant de naturel. Le soin apporté par les familles à l’habillement, à l’alimentation et
au besoin de tendresse maternelle de certains enfants, privés de tout cela dans leur milieu
d’origine. Le bonheur et la fierté des petits Allemands d’avoir vécu cette expérience.
Tucholsky les interroge, rapporte leurs réponses, leurs attitudes. Le texte est au présent
ce qui lui confère une dimension émouvante et réaliste. On a l’impression de vivre la scène
et de suivre le journaliste pas à pas au milieu des enfants et des adultes. L’article évoque
par ailleurs les organisateurs, le secours ouvrier international, dont la tâche a été difficile
affirme-t-il. Il leur a fallu trouver des familles d’accueil dans toute la France et mener ce
projet à bien, malgré les tracasseries administratives de l’État allemand. Le ton de l’article
devient plus détaché sur la fin du reportage pour se muer en parole très politique. Le
journaliste reprend le lexique et l’argumentaire du discours communiste : les enfants de
prolétaires, les camarades organisateurs, la paix entre les peuples comme but à l’échange,
la dictature de la caste militaire et industrielle en Allemagne, la solidarité internationale
des classes ouvrières…etc. Mais ce n’est pas tant la leçon de communisme qui intéresse le

1069 TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », op. cit. p. 344.


1070 Ibid.
1071 TUCHOLSKY, « Deutsche Kinder in Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 85.

246
journaliste que la leçon de pacifisme donnée aux enfants juste avant le départ par un
organisateur :

Da tritt ein Redner auf die kleine Tribüne und spricht: zu den Kindern deutsch, zu den Eltern
französisch.
»Habt ihr euch wohl gefühlt?« Und alle Kinder im Chor: »Oui!« – »Dann vergeßt das nicht«,
sagt der Redner, »und seid dankbar für die Gastfreundschaft und bewahrt an diese Monate ein
gutes Andenken. Und wenn euch später einmal eure Offiziere aufrufen und euch befehlen
wollen, auf die französischen Freunde zu schießen, dann tut das nicht und antwortet ihnen:
›Macht euch eueren Krieg alleine –!‹« Und dasselbe zu den Eltern in ihrer Sprache. Und
Detilleuil spricht zu ihnen im gleichen Sinn1072.

Tucholsky développe ensuite cette même idée pour son lecteur. Ces enfants ne seront
pas de bons soldats car ils auront vu la réalité de l’autre côté de la frontière, ils ne croiront
pas aux mensonges sur le prétendu ennemi français. L’auteur met en garde contre la
guerre que préparent les classes dirigeantes en Allemagne et il y oppose cette solution
pacifique et concrète, la plus efficace à ses yeux face aux cercles pacifistes et aux sociaux-
démocrates qui s’en tiennent à des discours d’intention.

Im pariser Gewerkschaftssaal saß ein Teil von Deutschlands Jugend. Sie sollen noch oft nach
Frankreich kommen. Aber nicht als Stiefelputzer ihrer Etappenkommandanten; um Frauen
zwangsweise ärztlich auf Geschlechtskrankheiten zu untersuchen, um Möbel zu stehlen, um
Zivilbevölkerung zur Arbeit zu treiben, um Menschen erschießen zu lassen – sie sollen
wiederkommen, um ein einziges Wort zu ihren französischen Arbeiterkameraden zu sagen:
Brüder1073.

Il conclut sur un appel à la fraternité. Se considérer comme des frères, cet idéal qui n’est
pas seulement ouvrier, mais dans la lignée de la Révolution française, voilà l’outil idoine
pour dépasser toutes les frontières politiques, géographiques, culturelles et linguistiques.
Il n’en reste pas moins que Tucholsky reste lucide et il sait que la France est toujours
vue au-delà du Rhin comme l’ennemi héréditaire, dès lors il s’interroge sur la pertinence
de la critiquer.

3.3.2. Une critique de la France ?


Afin, sans doute de ne pas ériger de nouvelles barrières et de conforter les préjugés
envers la France, Tucholsky émet dans ses chroniques franco-allemandes, fort peu de
critiques à l’encontre de son pays hôte. Cela mérite d’être souligné car le journaliste a
toujours mis en exergue les petits et grands travers de la société allemande et de l’Homme
en général, que ce soit avec humour et bienveillance ou avec plus de mordant et de
virulence. Il s’en trouve tout de même quelques unes à partir de 1926, mais elles restent
toujours dans la demi-mesure, comparées à celles adressées à son propre pays.

1072 Ibid., p. 86.


1073 Ibid., p. 88.
247
Concernant son portrait des Français, le journaliste l’amende ça et là et il ne formule
que quelques griefs à l’encontre, principalement, d’un certain nombrilisme français. Celui-
ci résulterait du rayonnement culturel international de la France qui est ancien et qui
perdure, anesthésiant toute curiosité envers l’étranger. L’une des critiques les plus
développées sans doute date de 1926.

In Berlin liegt das noch etwas anders als in Paris. Der Kreis von Gebildeten, die für einen
Fremden Interesse haben, ist dort viel größer als in dem egozentrischen Paris, das nicht
angelaufen kommt, sondern zu dem man kommen muß. Nicht der Vortragssaal ist hier das
Zentrum, sondern der Salon. Durch diese Salons geht aber seit altersher ein solcher Strom von
Fremden aller Kontinente, daß die Gewohnheit die Neugier auch dann getötet hätte, wenn sie
vorhanden wäre. Sie ist nicht vorhanden. Der Franzose hält es heute noch für durchaus
natürlich, daß die Vertreter fremder Völker von ihm etwas annehmen, er will bei ihnen nichts
lernen. Er spricht ihre Sprachen nicht, er kennt ihre Kulturen nicht, denn er reist nicht. Die
wirklich internationale Schicht schwimmt wie Öl auf dem Wasser1074.

Ainsi le bon accueil réservé aux étrangers en France, que Tucholsky évoque souvent,
n’est que le revers d’un égocentrisme, voire même d’un certain narcissisme national. Une
fois de plus, Tucholsky essentialise les Français, puisqu’il ne se contente pas seulement de
l’explication historique – à savoir le prestige français à travers les siècles et la position
d’avant-garde artistique de Paris au début du XXe –, il voit dans ce manque de curiosité un
trait de caractère inhérent au peuple français. À plusieurs reprises, il opposera sur ce
point la France et l’Allemagne, pour une fois pourrait-on dire, à l’avantage de cette
dernière. Ainsi en 1927, il souligne l’attrait de ses compatriotes pour la littérature
étrangère, fruit d’une volonté de connaissance et de compréhension de la diversité du
monde.

Der Deutsche ist – etwa im Gegensatz zum Franzosen – neugierig und will genau wissen, was
in anderen Ländern vorgeht. In keinem andern Lande der Welt ist das Interesse an fremden
Kulturen und Literaturen wohl so groß wie in Deutschland, was Stärke und Schwäche zugleich
bedeutet. Bei uns wird ungeheuer viel übersetzt 1075.

Ce manque d’attrait des Français pour ce qui est étranger viendrait du fait qu’ils ne
voyagent guère. Ceci est répété en 1928 notamment :

Dabei ist auf der französischen Seite so viel guter Wille vorhanden! Ich sage das trotz vieler
bitterer Stunden, die ich hier durchlebt habe – die Franzosen machen es einem nicht leicht, sie
zu lieben. Daß eine von den echten französischen Liberalen gesuchte Erkenntnis deutschen
Wesens (…) nur zu halbem Erfolg führt, liegt an dem zentripetalen Wesen des Franzosen, der,
soweit er heute vierzig und fünfzig Jahre alt ist und damit die maßgebenden Politiker abgibt,
nicht gereist ist, also große innere Schwierigkeiten zu überwinden hat, sich für ein fremdes
Land überhaupt zu interessieren. Ich glaube, daß die Jungen damit aufräumen werden: sie
stellen einen neuen Franzosen dar, dessen Arbeit wir im guten Sinne zu spüren bekommen

1074 TUCHOLSKY, « Deutsche Woche in Paris », op. cit., p 344


1075 TUCHOLSKY, « Übersetzer », op. cit., p. 168.
248
werden. Aber um den Deutschen zu verstehen, ist schon für einen Deutschen viel Einfühlung
nötig – um wieviel mehr für einen Franzosen!1076

Une fois de plus nous avons d’un côté une critique des Français égocentriques, ici
adoucie par l’assurance que la jeune génération changera la donne. De l’autre côté, un
éloge de la curiosité des Allemands, attenué par l’affirmation qu’ils seraient difficiles à
comprendre : l’antithèse si caractéristique des chroniques franco-allemandes est comme
souvent réaffirmée, corrigée en faveur des Français.
Tucholsky aborde aussi des réalités qui font l’objet de commentaires négatifs parmi
lesquelles quelques institutions au sens large. Nous en aborderons trois types : les
institutions étatiques, l’institution privée de la presse et l’institution confessionnelle
qu’est l’église catholique.
À deux reprises en 1928, le bagne est fermement condamné dans des articles. Il est
qualifié de « honte1077 » dans le compte-rendu du procès d’un jeune noble infanticice1078
et de « véritable tache culturelle1079 » dans la recension de l’ouvrage d’un juriste allemand,
Robert Heindl, traitant notamment du système de peines français. Dans ce dernier texte,
Tucholsky saisit l’occasion pour corriger et étayer les propos du livre en question. Il
renseigne son lecteur sur les peines et lieux de la déportation, sur la corruption ainsi que
les mauvais traitements qui y règnent. Il ne cache donc pas ce que le bagne en Guyane a
d’ « horrible » à ses yeux.1080 Mais il s’en prend également et surtout à l’auteur de
l’ouvrage qui n’aurait pas fait un travail sérieux, se comportant en fonctionnaire allemand
typique en tenant des propos méprisants sur les détenus. Si critique il y a dans un premier
temps d’un maillon du système judiciaire français, dans un second temps, la critique se
concentre avant tout sur cet état d’esprit prussien que Tucholsky abhorre. Quant à l’article
sur l’infanticide, la critique n’a pas vraiment lieu, le journaliste exprime une
condamnation d’ordre moral, mais il balaie ensuite son propre ressenti par une forme

1076 TUCHOLSKY, « Deutschenspiegel », op. cit., p. 177.


1077 TUCHOLSKY, « Der Mann, der ein Kind ertränkt », op. cit., p. 295.
1078 Article évoqué p. 178 de ce travail.
1079 TUCHOLSKY, « Ein Schädling der Kriminalistik », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 180.
1080 « Wer – wie wir – unter schwierigen Umständen so oft für Frankreich eingetreten ist, nimmt sich das

Recht, zu sagen, daß Frankreich mit einem wirklichen Kulturmakel behaftet ist: mit der Deportation seiner
Sträflinge in eine tropische Kolonie. Heindl hat sich die Beobachtung drüben leicht gemacht. Er hat sich von
den französischen Beamten offizielle Angaben machen lassen, hat das Material der Verwaltungsbehörden
erbeten und erhalten . . .(…) Das französische Gesetz sieht für schwere Zuchthausstrafen Deportation vor.
Wer bis zu acht Jahren Strafe zudiktiert bekommen hat, muß dieselbe Zeit, die er abgesessen hat, noch
einmal als ›freier Mann‹ in der Kolonie verbringen – wer über acht Jahre hat, darf überhaupt nicht wieder
nach Europa zurück. Von der fürchterlichen Korruption, die nach einstimmiger Aussage aller freien und
gefangenen Beobachter dort herrscht, weiß Heindl nichts zu vermelden – ein Beamter stiehlt nicht. Neu-
Kaledonien hat als französische Strafkolonie aufgehört zu existieren; seit der Journalist Jacques Dhur vom
›Journal‹ das Land bereist hat und mit einer honigsüßen Schilderung und dem Aufschrei zurückgekommen
ist: »Viel zu schön für die Herren Gefangenen!« schickt man die zu ›traveaux forcés‹ Verurteilten nur noch
in das schreckliche Guayana, wo sich die Sträflinge für drei Francs einen tuberkulösen Auswurf kaufen
können, um mit dem in die Sprechstunde des Arztes angerückt zu kommen . . . Die Heindlsche Schilderung
des Kolonie-Elends geht von der Idee völliger Rechtlosigkeit der Strafgefangenen aus. An keiner Stelle – an
keiner einzigen – ist ein Wort der Kritik der fremden Behörden zu finden; auch da nicht, wo deren Roheiten
offen zugegeben werden, wo diese Roheiten jedes denkbare Maß übersteigen. ». In : ibid., p. 181-182.
249
d’autocensure justifiée par la comparaison avec le système judiciaire allemand. Tant que
celui-ci ne sera pas satisfaisant, le journaliste ne se sent pas en droit de critiquer celui d’un
autre pays1081.
Concernant le privé, le journaliste traite une sphère qu’il connaît bien, la presse. À
diverses reprises, Tucholsky dira de la presse française qu’elle est corrompue, sans
justifier néanmoins ses affirmations par des faits précis1082. Il se contente d’expliquer que
la corruption est monnaie courante, qu’elle se joue au niveau du journal et non des
journalistes et que posséder en France un journal est un moyen de pouvoir avant d’être
une source de revenus comme en Allemagne1083. La presse allemande est cependant
déclarée pire car soumise à deux influences : celle de l’opinion et celle des puissants. Elle
ne ferait donc pas son travail d’information, mais à l’inverse, elle donnerait à entendre ce
que chacun veut entendre1084. Là aussi, la critique d’une réalité française aboutit donc à
une critique de la société allemande.
Enfin Tucholsky ne manque pas d’aborder la sphère confessionnelle à travers
l’institution que représente l’église catholique en France. Celle-ci est souvent désignée
comme l’une des forces nationalistes et réactionnaires1085 – avec l’ Action française –
hostile à l’Allemagne qu’elle assimile à l’ennemi protestant.

Es kann nur immer und immer wieder davor gewarnt werden, etwa die Begriffe ›Zentrum‹
und ›Clergé‹ gleichzusetzen. Der französische Klerus ist reaktionär, durchaus nationalistisch,
verhetzt und verhetzend und leistet dem Staat seine wie er glaubt unschätzbaren Dienste
hauptsächlich, um sie ihm eines Tages vorrechnen zu können. Was er ununterbrochen tut: das
Konto ›Geistliche und Ordensangehörige im Kriege‹ wird hier noch dauernd präsentiert. Da
steckt nun wirklich die Quelle einer die Tatsachen bewußt entstellenden Haß-Propaganda. In
diesen Kreisen ist auch die etwas blutrünstig ausgemalte Greuel-Sage noch am Werk, die
immer nur den Gegner sieht, von aufgespießten Witwen und Waisen spricht und den
protestantischen Staat des Feindes meint – diese Gefahr ist nicht akut, aber schleichend
vorhanden. Betrachtet man das Ganze, so ist sie klein1086.

La description de l’Église catholique en France passe quasiment toujours par une


distinction avec les acteurs du catholicisme allemand, qu’il s’agisse du parti du Centre, des

1081 « Was den französischen Strafvollzug angeht, so versage ich es mir, über ihn etwas zu sagen, so lange
der unsere nicht in Ordnung ist. », in : TUCHOLSKY, « Der Mann, der ein Kind ertränkt », op. cit., p. 295.
1082 En 1928 : « (…) die ziemlich zutage liegende Käuflichkeit der französischen Presse, wo selten der

einzelne Redakteur, fast immer das Wirken des Verlages gekauft wird. », in : TUCHOLSKY, « Zuschriften aus
dem Publikum », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 90. En 1929 : « Es ist in Frankreich vieles korrupt, und
wer dort in der Presse nicht nimmt, der gilt eine Zeitlang als originell, später als Trottel. » In : Tucholsky
« Für Joseph Matthes », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 162. Selon Stephanie Burrows le sujet de la presse
corrompue prend de l’ampleur dans les articles de la période post-France. In : Tucholsky and France, op. cit.,
p. 232.
1083 TUCHOLSKY, « Zuschriften aus dem Publikum », op. cit, p.94.
1084 Ibid.
1085 Les cléricaux sont qualifiés en 1924 de « réaction la plus noire », in : TUCHOLSKY, « Das nervöse

Paris » : https://tucholsky.de/das-nervoese-paris/
1086 TUCHOLSKY, « Deutschenhass in Frankreich », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 437.

250
croyants1087 ou encore des ecclésiastiques1088, ces derniers étant jugés beaucoup plus
tolérants et ouverts. Si les représentants du catholicisme français constituent un certain
danger pour la paix du fait de leurs positions politiques et de leur activisme, le journaliste
considère néanmoins ce danger comme modéré du fait de l’esprit rationnel des
Français1089.
On peut également citer l’institution touristique qu’est la « Riviera»1090, à la fois privée
et économique. Elle subit le même procédé, à savoir critique d’un côté d’une destination
française de renommée internationale, dans laquelle est ensuite introduite une critique
sous-jacente du voyageur allemand. Tout l’article repose sur le décalage entre l’image de
carte postale de ce lieu presque mythique et la réalité qui n’est qu’apparence trompeuse
aux yeux du journaliste. Déception face à une côte qui tient du « Paradis » vu de la mer,
mais de la peinture sur tôle qui s’écaille au soleil une fois le pied mis à terre. Le paysage
serait mité par les propriétés privées, par la route et le chemin de fer longeant la côte qui
apportent nuisance sonore et pollution de l’air. Il serait dénaturé par la présence de
végétaux tropicaux qui semblent « malheureux » et « perdus » sous ces latitudes, ainsi que
par des routes poussiéreuses, parsemées d’hôtels et de casinos. Ces lieux de détente et de
plaisirs supposés ne sont eux-mêmes que faux-semblants1091. La médiocrité de
l’hébergement le dispute au bruit ambiant et à la mauvaise qualité de la cuisine, jurant
avec les prix élevés et la prétention des lieux. Le journaliste parodie un menu mettant
ainsi en évidence que le touriste est ici le dindon de la farce1092.
Après avoir planté ce décorum factice, le journaliste en vient à une description
moqueuse de ses compatriotes, impressionnés par ce qu’ils pensent être du luxe. Ils se
comporteraient soit de façon gauche et craintive dans cet environnement

1087 Tucholsky s’interroge dans les Pyrénées sur l’accueil que les catholiques allemands recevraient s’ils
venaient en pélérinage sur place : « Ich weiß nicht, ob schon wieder deutsche Katholiken nach Lourdes
wallfahrten. In großen Zügen tun sie das meines Wissens noch nicht. Sie werden keinen leichten Stand
haben. Die französischen Katholiken sind, im Gegensatz zu den deutschen, die wildesten Nationalisten; es
gibt zwar keine Pan-Franzosen, und selbst die ›Action Française‹ will keinem andern Volk etwas
fortnehmen – aber wenn Kat holos erdballumspannend heißt, so ist das ein Erdball mit Hindernissen. Es ist
mir nie klar gewesen, wie ein frommer Katholik dem andern ein Bajonett in den Leib jagen kann – fühlt er
nicht, daß es die eklatanteste Religionsverletzung ist, die es gibt? » In : TUCHOLSKY, Ein Pyrenäenbuch,
« Lourdes IV Der Sardellenkopf », op. cit., p. 87.
1088 Au sujet des hommes d’Église dans les deux pays : « Nun ist hier ein Vergleich nicht am Platze – der

französische Katholizismus und der deutsche sind, politisch betrachtet, so völlig verschieden, dass eine
Identifizierung zu den allerschwersten Irrtümern führen würde. So wie ja auch die französische und die
deutsche Demokratie, die französische und die deutsche Sozialdemokratie einander wesensfremd sind – es
ist ein Grundfehler, das gleiche Etikett mit dem andersgearteten Inhalt der Flaschen zu verwechseln. », in :
TUCHOLSKY, « Das nervöse Paris » : https://tucholsky.de/das-nervoese-paris/
1089 À propos de la remise en cause du concordat en 1924 par le Cartel des gauches, le journaliste évoque

la fronde du clergé : « Dann kam die Frage an die Reihe, ob in Elsaß-Lothringen zur strikten Anwendung der
Gesetze gegen die religiösen Orden für die weltliche Schule geschritten werden solle. (…) Der französische
Klerus kreischte also auf, und im ganzen Lande setzte eine rege Agitation ein. (…) Im allgemeinen hat diese
Propaganda auf den sehr logisch denkenden Franzosen nicht ganz die erhoffte Wirkung gehabt – aber sie
war doch gefährlich genug. » In : TUCHOLSKY, « Das nervöse Paris », ibid.
1090 TUCHOLSKY, « Riviera », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 63.
1091 « Diese Hotels sind gar keine Hotels. Sie spielen alle Hotels », in : ibid., p. 64.
1092 « Potage à la Potage / Vol-au-Vent à la Valéry / Sole à la Reine de Portugal / Volaille à la Poule

/Pommes à la Pomme », in : ibid.


251
international, soit en étant familiers et arrogants lorsqu’ils rencontrent d’autres
Allemands. À l’instar du lieu, ils ne seraient eux-mêmes qu’apparence, se conformant aux
images de « vie mondaine » qu’ils ont en tête et qui proviennent de magazines. Le
summum du mauvais goût et du mensonge serait atteint à Monte-Carlo qui rappelle au
journaliste l’Allemagne de 1923, c’est-à-dire celle de l’inflation galopante.

Übrigens erinnert Monte Carlo (1880) stark an Deutschland (1923). Eine leise, kaum
wahrnehmbare Wolke von Inflation zieht durch die Promenaden: in den Augen der Leute liegt
ein sanft flackernder Wahnsinn, die Menschen gehen in indifferentem Gleichgewicht einher,
die Anziehungskraft der Erde funktioniert hier nicht recht, alles ist so anders, und man tut gut
daran, seine Uhr festzuhalten. Gemeine Gesichter werden ungeniert dem Tageslicht
präsentiert; armselige Hürchen spielen große Welt, und eine fette polnische Riesendame in
tiefem Violett geht mit einem Mann einher, der aussieht wie Professor Makart und
ebensolchen blonden Vollbart und solche weichen Hände hat … 1093

Cette évocation n’est pas sans rappeler également les prostituées aux airs de grande
dame qui se promènent dans les rues de Berlin chez l’expressionniste Ernst Ludwig
Kirchner, ou encore la thématisation de la décadence de la ville et de l’exaltation des
plaisirs dans l’Allemagne d’après-guerre chez les peintres de la « Nouvelle Objectivité »
tels Otto Dix, Max Beckmann et Georg Grosz. Plus proche de nous, on peut penser à
certaines pages de W.G. Sebald dans Die Ausweganderten ou Austerlitz où l’on trouve
fréquemment des grands hôtels de luxe et des casinos du siècle dernier, dont le narrateur
souligne contradictoirement la dimension majestueuse et la décadence de l’architecture,
ainsi que l’aspect anachronique et fantômatique des lieux, voire même des personnes qui
s’y trouvent. Autant d’éléments que l’on trouve également chez Tucholsky. Néanmoins,
chez Sebald, ces descriptions servent à établir une histoire culturelle des Hommes qui
porte en elle la destruction, tandis que chez Tucholsky la critique cible davantage un
groupe d’individus, ses compatriotes en l’occurence, qui se laissent abuser par un leurre,
une fausse vie idyllique.
Si l’on considère les quelques critiques ici évoquées, qui ne sont pas exhaustives, mais
représentatives néanmoins, on se rend compte que ces institutions sont finalement assez
secondaires quant à leur impact sur la société française, du moins aux yeux de Tucholsky.
Le bagne n’est en effet pas la norme du système judiciaire français, la presse, bien
qu’importante en soi et particulièrement aux yeux d’un journaliste, n’est pas prise au
sérieux par les Français eux-mêmes selon Tucholsky, par conséquent le mal est moindre,
comme il l’affirme lui-même. La question de la religion apparaît très peu dans ses articles,
sans doute car il considère, à tort ou à raison, qu’elle n’est pas de première importance
dans son portrait de la France. Enfin, la Riviera n’est pas représentative de la province
française, mais d’une vision matérialiste du voyage et de la vie plus largement réservée à
une minorité. De plus, Tucholschy instaure une mécanique à double coup : toutes ces
critiques se doublent systématiquement d’une critique parallèle de l’Allemagne qui
affaiblit par contre-coup les griefs faits à la France.

1093 TUCHOLSKY, « Riviera », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 66-67.


252
Un article de 1927 éclaire particulièrement le rapport ambivalent de Tucholsky à la
France. Le journaliste a été absent plus de six mois de Paris, à la suite de la mort en
décembre 1926 de son ami Jacobsohn, ce qui l’a obligé à assurer la direction de la
Weltbühne depuis Berlin. L’article en question, « Wiedersehen mit Paris1094 » traite de son
retour à Paris et se veut une nouvelle déclaration d’amour, après celle parue dans Ein
Pyrenäenbuch1095. Le journaliste rentre à Paris et s’y dit de nouveau « à la maison ». Il saisit
cette occasion pour faire un bilan de sa vie en France depuis son installation en 1924. Il
évoque ainsi pêle-mêle plusieurs inconvénients et désavantages : les petites tracasseries
vécues au quotidien – la difficulté de trouver un appartement à louer, le téléphone qui
fonctionne mal, la difficulté d’y gagner de l’argent, la lenteur des démarches en tout
genre ; il n’omet pas les difficultés pour pénétrer et comprendre la société française1096,
ainsi que les déceptions culturelles et politiques ; sont cités : la Comédie française, la
violence de la police à l’encontre de manifestants, la justice graçiant un assassin (car il
s’agit de l’industriel Lancel) et plus largement la fragilité de la liberté et de la
démocratie1097. Et pourtant, malgré ces défauts, l’amour domine, un amour sans illusions
et de ce fait d’autant plus fort d’après lui.

Guten Tag, Paris. Ich kenne das Skelett und liebe dich doch. (…) Und es ist vielleicht die tiefste
und stärkste Liebe, die einer lieben kann: die unromantische, klar erkennende und doch
verehrungsvolle Zuneigung, eine gleichmäßig brennende Leidenschaft zur schönsten Stadt
der Welt1098.

À ces griefs en demi-teintes, ces défauts pardonnés aux Français et à leur société,
s’ajoute, par ailleurs, l’absence de certains sujets qui pourraient justement prêter le flanc
à la critique d’un Allemand. Force est de constater en effet que la politique est fort peu
présente dans les chroniques franco-allemandes de Tucholsky, comme l’ont souligné à
juste titre plusieurs commentateurs1099. Ces articles ont déjà été relevés de façon

1094 TUCHOLSKY, « Wiedersehen mit Paris », Gesammete…, op. cit., tome 5, p. 347.
1095 Chapitre « Dank an Frankreich » déjà évoqué dans ce travail.
1096 Pour intégrer la société française et bien la comprendre, il faudrait selon Tucholsky des

connaissances précises sur son identité culturelle : « Und wie bei den Chinesen und wie bei den Griechen ist
es nicht so sehr eine Zollunion, nicht so sehr eine durch Militär oder Verwaltung zusammengehaltene Sache,
sondern ein fester Kulturkreis, in den nur eindringen kann, wer seine Geschichte, seinen sprachlichen
Unterbau und seine Literatur genauestens kennt. », in : « Wiedersehen mit Paris », op. cit., p. 348.
1097 « Wer einmal das Skelett des Staates gesehen hat, der vergißt es nie mehr. Vergißt nie, wie schmal

die Kante der ›Freiheit‹ ist, auf der sie alle balancieren dürfen; wie dürftig diese verlogene Demokratie, die
von gesicherter Position der okkupierten Presse, der besetzten Kirche, der eroberten Kinos, der fest am
Band gehaltenen Schule den armen Ludern eine Freiheit läßt, die keine mehr ist. Kein Gran wird
nachgegeben, wenn es sich um Schankstättengesetz und Strafrecht, um Kriegsministerium und
Polizeifonds, um Konkordat und Agrarsteuer handelt (…) », in : ibid., p. 349-350.
1098 Ibid., p. 350.
1099 Voir TAUTOU : http://www.contreligne.eu/2013/12/images-et-stereotypes-kurt-tucholsky-
journaliste-a-paris/, BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 99.
253
exhaustive et analysés1100, nous n’en restituerons que les caractéristiques générales, afin
d’en postuler le sens.
On trouve quelques articles exclusivement consacrés à la vie politique française et qui
dessinent les grandes lignes de cette période de la IIIe République : les élections de
19241101 avec la victoire du Cartel des gauches et celle de 1928 qui marque le retour de la
droite au pouvoir sont évoquées, ainsi que quelques gouvernements, partis et hommes
politiques au pouvoir. Les faiblesses du système parlementaire et sa mauvaise presse
parmi la population ne sont pas tues, ni l’inflation et les difficultés financières de la
gauche1102, de même que les tendances anti-parlementaires, la question de la montée de
forces réactionnaires1103. Ces textes sont généralement longs, détaillés et assez instructifs.
Cependant, ils sont presque tous concentrés sur la première partie du séjour en France
(soit jusqu’à la mort de Jacobsohn et le départ de Tucholsky de Paris pendant quelques
mois), hormis l’article « Poincaré spricht »1104 qui date de 1928. Ceci peut donner
l’impression que Tucholsky se serait désintéressé de la question politique après cet
événement personnel traumatique et après avoir percé à jour le fonctionnement et la
réalité de la classe politique françaises. La déception est visible, elle n’est pas cachée du
tout. De plus, il nous faut aussi constater que, bien souvent, les articles analysant la
politique française le font à l’aune précise des relations franco-allemandes dans une
optique visible de médiation. Ou bien encore, ils fonctionnent sur le même procédé
argumentatif que les articles critiques que nous venons de décrire. Ils reposent sur une
comparaison avec l’Allemagne qui dédramatise la réalité française1105 ou bien le caractère

1100 Burrows y consacre une sous-partie entière « 3.4. French Politics ». In : Burrows, Tucholsky and
France, op. cit., p. 121-129. Philippoff y consacre plusieurs sous-parties car son approche est plus
chronologique. In : PHILIPPOFF, Tucholskys…, op. cit., p. 26-29, 32-37, 60-67, 95-98.
1101 Voir : TUCHOLSKY, « Paris », op. cit.
1102 Voir notamment : TUCHOLSKY « Der überalterte Parlamentarismus », https://tucholsky.de/der-

ueberalterte-parlamentarismus/ ; TUCHOLSKY, « Der kleine Mann spricht »,


https://www.textlog.de/tucholsky-mann-spricht.html
1103 Voir notamment : TUCHOLSKY, « Faschismus in Frankreich –? », https://www.textlog.de/tucholsky-

faschismus.html ; TUCHOLSKY, « Camelots » https://www.textlog.de/tucholsky-camelots.html,


1104 TUCHOLSKY, « Poincaré spricht », https://www.textlog.de/tucholsky-poincare-spricht.html
1105 Même lorsque Tucholsky dénonce deux fautes historiques commises par les Français qui seraient

irréparables à ses yeux - la manière dont il a été mis fin à la guerre avec le Traité de Versailles et la manière
ambivalente dont est depuis traitée l’Allemagne, entre menaces et exigences démesurées, laisser-faire et
diplomatie de façade -, il condamne ensuite fermement le rapprochement franco-allemand, qualifié de
« Locarno-Schnaps », car il masquerait le danger encore réel provenant de l’Allemagne, son impéralisme
inhérent qui constitue une menace pour la France et pour la paix. In : TUCHOLSKY, « Der Fall Rötcher », op.
cit.
254
des Français est mis en avant comme garant face aux dangers de la montée de l’extrême-
droite1106 ou face à l’instabilité du système parlementaire1107.
Que la politique française soit si peu présente sous la plume de Tucholsky est tout de
même très surprenant pour un commentateur infatiguable de la vie politique allemande.
Alexis Tautou1108 cite plusieurs explications données par Tucholsky lui-même dans sa
correspondance. Tout d’abord une raison que l’on pourrait qualifier d’éthique : le
journaliste affirme en 1927 refuser de s’immiscer par principe dans les affaires
intérieures d’un pays1109. Dans une lettre ultérieure à notre période, en 1930, il explicite
quelque peu ce refus en avançant une raison plus pragmatique. Il affirme que ses
connaissances en matière de politique française étaient, du temps où il était en poste à
Paris, trop superficielles et intuitives pour s’avancer davantage sur ce terrain. Enfin à sa
femme, dès 1924, il confie qu’il se sent de plus en plus apolitique du fait de son expérience
de la politique allemande. Il est vrai que la France constitue un havre de paix et une sorte
de refuge à son arrivée. Pourtant, ses articles sur l’Allemagne, dont le nombre croît au fil
du séjour parisien, seront toujours très axés sur la vie politique de son pays. Cet
apolitisme traduit sans doute une lassitude réelle, mais qui ne semble fonctionner que
dans un sens.

1106 Dans un article, Tucholsky décrit une réunion publique organisée par l’Action française pendant les
vacances d’été près de plages bretonnes. L’appréciation du journaliste à l’issue de cette réunion est que ce
parti n’a aucune chance d’accéder au pouvoir et ne constitue donc pas une menace pour la démocratie :
« Aber so groß auch die geistige Beeinflussung der französischen Jugend durch diesen Kreis sein mag –: so
tief kann der Franken gar nicht fallen, daß diese kleinbürgerlichen Spektakelmacher wirklich zur Macht
kommen könnten. Es gilt hier in manchen Milieus für schick, reaktionär zu sein – und solche feinen Herren
waren auch im Saal. ». In : TUCHOLSKY « Königsmacher in der Bretagne », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p.
517.
1107 Malgré une condamnation du système parlemenatire français, décrit comme dépassé, vide de sens,

dans lequel l’élection est le but ultime des hommes politiques, la compraison avec le système allemand est
sans appel : « Der französische Parlamentarismus steht turmhoch über dem deutschen, weil er eine saubere
und feste Tradition hat, weil der Apparat gut eingespielt ist, weil das echt demokratische Gefühl aller
Franzosen den Abgeordneten keine so fundamentalen Dummheiten begehen läßt, wie das anderswo
vorkommen soll, und weil niemand da ist, dem er die Stiefel lecken möchte. Der Präsident ist das Kind des
Senats, und was zwischen Senat und Kammer herrscht, ist trotz aller zeitlichen Spannung doch ein
Mitarbeiterverhältnis. Eine öde Bewilligungsmaschine wie der deutsche Reichstag ist die französische
Kammer niemals gewesen. » In : TUCHOLSKY « Der überalterte Parlamentarismus »,
https://tucholsky.de/der-ueberalterte-parlamentarismus/
1108 TAUTOU, http://www.contreligne.eu/2013/12/images-et-stereotypes-kurt-tucholsky-

journaliste-a-paris/.
1109 Remarquons que cet argument paraît en contradiction avec les articles dans lesquels Tucholsky

remet en cause le principe de souveraineté des États. L’un des plus éloquents à ce sujet et qui date de 1926,
c’est-à-dire peu ou prou la même période : « Solange sich der Völkerbund nicht entschließt, mit der falschen
Vorstellung von der Unantastbarkeit des Staates aufzuräumen, so lange werden wir keinen Frieden haben.
Es ist nicht wahr, dass man sich nicht in die Innenpolitik fremder Staaten mischen dürfe – eine Innenpolitik
ohne Rückwirkung nach außen gibt es heute nicht mehr, wenn es sie je gegeben hat. So, wie kein Mieter das
Recht hat, in seiner Wohnung Feuer anzuzünden, mit der Berufung auf die Heiligkeit des Heims, sowenig
dürften Staaten ohne Gefährdung des Friedens Innenpolitik auf eigene Faust machen, soweit diese den
Frieden in Frage stellt. Wir wohnen nicht mehr in einzelnen Festungen des Mittelalters, wir wohnen in
einem Haus. Und dieses Haus heißt Europa », in : TUCHOLSKY, « Außen- und Innenpolitik »,
https://www.textlog.de/tucholsky-innenpolitik.html
255
Burrows s’appuie, elle, sur les articles de Tucholsky pour tenter d’expliquer ce grand
absent qu’est la politique. Elle relève d’une part les scrupules du journaliste à commenter
et plus encore à critiquer la politique de son pays hôte1110. Ceci rejoint la première raison
invoquée par A. Tautou. D’autre part, Burrows cite un article de Tucholsky1111 datant de
1924 dans lequel il minore le rôle de la politique1112. En réalité, à y regarder de plus près,
l’idée que le journaliste défend est que la politique n’est qu’une caractéristique parmi
d’autres d’un pays et pas la plus importante. Mais surtout, Tucholsky s’en prend dans ce
texte-ci aux éditorialistes politiques qui comparent les résultats des élections d’un pays à
l’autre et en tirent des conclusions sur les influences qu’elles ont ou peuvent avoir les unes
envers les autres. Selon notre journaliste, ces éditorialistes prêtent des intentions aux
électeurs qui sont fort éloignées de la réalité, autrement plus prosaïque et liée à des
préoccupations purement locales.

Der Wähler wählt in den meisten Fällen nicht das, was man nachträglich in seine Wahl
hineinlegt. Er hat einen lokal eng begrenzten Horizont; der Leitartikler, manchmal, einen
etwas weitem. Man darf nie vergessen, wie kleinliche, gefühlsmäßige, nur dem Landsmann
verständliche Gründe für die Stimmabgabe eines Wählers maßgebend sind. Die Franzosen
haben im Mai dieses Jahres keine deutschfreundliche Wahl gehabt; die Politik, die sie,
größtenteils, aus rein innenpolitischen Gründen gemacht haben wollten, ergab dann unter
anderm auch eine friedlichere Stimmung gegen Deutschland – maßgebend für die Wahl des
einzelnen war das nicht. Die Wahlresultate Englands haben tausend innenpolitische Gründe,
künstlich geweckte Sentiments der letzten Minute, die nun für ein paar Jahre stabilisiert sind
– daraus Sieg oder Niedergang des demokratischen oder des konservativen Weltgedankens zu
folgern, ist Unsinn1113.

Ce texte éclaire d’un autre point de vue le fait que Tucholsky ait écrit si peu d’articles à
caractère politique sur la France. On peut formuler l’hypothèse qu’il craignait une
mésinterprétation non seulement des élections françaises qu’il rapporterait, mais plus
largement de la vie politique française, lue à travers le prisme des relations franco-
allemandes, avec leur cortège de préjugés et d’incompréhensions, liés aux antécédents
historiques. Sans doute faut-il donc y voir une forme d’auto-censure du médiateur qu’il
était.

1110 Scrupules exprimés dans les articles : « Sechzig Fotographien » de 1924 (Gesammelte.., op. cit., tome
3, p. 385)et « Französisches Militärgericht » de 1925 (Gesammelte.., op. cit., tome 4, p. 253) dans lesquels il
affirme en substance qu’il revient aux Français de dénoncer eux-mêmes les imperfections de leur système.
Dans « Die Herren Gastgeber » (Gesammelte.., op. cit., tome 4, p. 465) Tucholsky prend la défense d’un
correspondant français à Berlin vilipendé par la presse locale pour avoir critiqué la vie politique allemande
et commis une erreur d’appréciation. Si Tucholsky reconnaît le droit en tant qu’étranger de prendre partie
dans les affaires intérieures, il y voit une « question de tact ». (« Es ist eine Taktfrage, ob ein Fremder in
einem fremden Land in die dortige Politik eingreift, wozu er selbstverständlich das Recht hat. ») Manière de
dire que son collègue français a commis une indélicatesse en intervenant sur un sujet qui ne le concerne pas
ou qu’il manque de doigté en la matière ? La réponse n’est pas évidente, mais l’article laisse deviner la
répugnance de Tucholsky à se prononcer sur la politique d’un autre pays que le sien.
1111 TUCHOLSKY, « Wahlvergleichung », https://www.textlog.de/tucholsky-wahlvergleichung.html
1112 Burrows cite le passage suivant : « Den emsigen und ewigen Politikastern aber ist zu sagen, dass die

Politik eine viel kleinere Rolle auf der Welt spielt, als die meisten Wichtigmacher unter ihnen wahrhaben
wollen. » In : Tucholsky and France, op. cit., p. 121.
1113 TUCHOLSKY, « Wahlvergleichung », https://www.textlog.de/tucholsky-wahlvergleichung.html

256
On trouve à ce sujet une crainte analogue exprimée dans un autre article, qui ne
concerne pas strictement la vie politique française, mais traite une question tout de même
politique puisqu’il s’agit de la place des aliénés dans la société1114. Tucholsky évoque la
situation dramatique des asiles en France mise en lumière par le nouveau livre d’Albert
Londres, Chez les fous. Il reprend le même argument que pour le bagne : il faut balayer
devant sa porte avant de critiquer. À cette invitation à la prudence, il ajoute qu’une
critique peut être sortie de son contexte et détournée de sa fonction initiale.

Die Zustände in französischen Irrenhäusern müssen – immer nach diesen Schilderungen –


zum großen Teil entsetzlich sein. (…) Weil man nie weiß, wer einen mißbräuchlich ausnutzt:
das ist Sache der Franzosen, Wir sollten uns um unsern eignen Kram bekümmern. Ich möchte
nicht sehen, wie es auf dem Lande, in Pommern, in Bayern, von dem Fridericus Rex in seiner
markigen deutschen Art gesagt hat: »C'est un paradis, habité par des animaux« – wie es da um
die Unterbringung der Geistesschwachen, die kein Geld haben, bestellt ist. Wem die
Arbeitshäuser unterstehen, wo Männer und Frauen, wie die Fürsorgeerziehung aussieht, wo
Kinder gequält werden… Und schließlich haben wir ja unsre Gerichtsärzte. Also wir wollen
doch zu Hause ausfegen1115.

Autrement dit, Tucholsky craint en critiquant certains aspects de la société et de la


politique françaises que sa prise de position ne soit éventuellement instrumentalisée par
des ennemis de la France. Cette attitude donne lieu à des pas de côté quelque peu
surprenants. Ainsi dans le Ein Pyrenäenbuch, à Albi, lorsque le narrateur évoque la guerre
du Rif avec des ouvriers, il s’abstient de toute critique directe envers la politique coloniale
française1116. Ce silence est assez paradoxal pour un pacifiste convaincu qui écrit
inlassablement que la guerre est un combat international, un combat de classes et non un
problème entre nations. Mais l’explication vient quelques pages plus loin dans le
remerciement final à son pays hôte :

Ich kann nicht zu allem, was hier geschieht, ja sagen. Auch du hast deine Justiz, deine
Verwaltung, deine Eisenhüttendirektoren und deine Arbeiter… Das ist deine Sache.
Darüber schwieg ich stets – aus Liebe1117.

Pour conclure sur ce sujet, on peut dire que Tucholsky se tait ou minimise les critiques
pour des raisons éthiques d’une part. Il ne se sent pas légitime, en tant qu’Allemand, pour
critiquer la France dans la mesure où la situation dans son pays n’est pas meilleure, voire
pire dans certains domaines selon lui. Dans la mesure également où il estime ne pas
toujours avoir des connaissances suffisantes. On retrouve de tels scrupules, qui frisent
parfois le sentiment d’imposture, à diverses reprises sous sa plume1118. À cela s’ajoute une
raison plus stratégique : le médiateur ne veut pas engendrer la critique et la défiance
envers la France, voire une instrumentalisation de ses propos à des fins politiques. Enfin,

1114 TUCHOLSKY, « « Bei den Verrückten », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 223.
1115 Ibid.
1116 Passage cité : cf note 694 p. 158 de ce travail.
1117 TUCHOLSKY, « Dank an Frankreich », Ein Pyrenäenbuch, op. cit., p. 134.
1118 La peur d’être perçu par les Français comme un imposteur est particulièrement visible dans le

passage cité p. 152 au sujet de Ein Pyrenäenbuch.


257
la dernière raison est de l’ordre de l’intime, personnelle et affective. Tucholsky aime la
France, de son propre aveu, et il ne veut pas noircir son portrait, quitte à donner une image
parfois tronquée de la réalité.
Cela nous amène à questionner les ambivalences évidentes et la portée potentielle
d’une telle médiation franco-allemande.

258
4. Ambivalences et limites de la médiation

4.1. La question du destinataire


4.1.1. Une stratégie d’écriture active et polémique
L’ensemble du corpus franco-allemand de Tucholsky présente plusieurs procédés
d’écriture communs que nous avons évoqués isolément au cours de notre analyse. Dans
la mesure où ils s’inscrivent dans une stratégie globale de médiation par l’écrit, nous
reviendrons sur quelques-uns d’entre eux, afin d’en expliquer la fonction. Nous
aborderons pour cela trois articles consacrés à la ville de Marseille1119. Ils reflêtent une
certaine conception de la découverte du pays étranger, fondée sur la flânerie et restituée
sous forme de « feuilleton ». Ils sont également emblématiques de la stratégie d’écriture
de Tucholsky en France, appuyée sur les trois outils principaux que sont l’intertextualité,
l’emploi de la langue de Molière et la comparaison France-Allemagne. Qui plus est,
Marseille est l’une des rares villes, hormis Paris, à qui Tucholsky consacre plusieurs
articles. La cité phocéenne semble en effet le fasciner par ses identités et sa symbolique
multiples.
Ville portuaire donc ville-frontière, marquant la séparation, mais aussi ville du voyage
associée à l’évasion et au plaisir, ville française et étrangère par son lien avec les colonies,
Marseille incarne une dichotomie centrale dans les chroniques franco-allemandes : le
rapport entre identité et altérité. Marseille est une ville mythique, mais dont le mythe est
atypique, fondamentalement ambigu, constitué d’éléments positifs et négatifs : « [à]
première vue, bien qu’elle incarne le mythe de la ville méditerranéenne caractérisée par
sa chaleur, sa centralité et sa tradition de brassage culturel et de sociabilité, Marseille
semble bien loin de susciter des projections mythiques aussi prestigieuses que Paris. »1120
Outre le charme de ses aspects pittoresques, la ville a en effet mauvaise réputation. Dès le
XIXe siècle, on lui associe l’image du vice, de l’insécurité et de la violence avec son
économie parallèle. Elle est, par ailleurs, censée être dépourvue de grands monuments et

1119 Le premier « Windrose » en date du 18.11.1924 a été publié dans Die Weltbühne. In : Gesammelte…,
op.cit., tome 3, p. 510 ; le second, « Marseille », est paru le 22.11.1924 dans Vossische Zeitung. In :
Gesammelte…, op.cit., tome 10, p. 192 ; le dernier, « Vierzehn Kägige und einer », du 27.01.1925, est sorti
dans Vossische Zeitung. In : Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 23. Pour ce qui est du contexte, Tucholsky a
voyagé avec sa femme de mi-octobre à mi-novembre 1924 dans le Sud de la France. Ce voyage était financé
par l’éditeur Ullstein (propriétaire de Vossische Zeitung). Il a écrit également d’autres articles sur d’autres
lieux de visite (« Reise durch die Jahreszeiten », « Wandertage in Südfrankreich »). In : TUCHOLSKY,
Gesamtausgabe, op. cit., tome 6, Kommentar 153 p. 676. L’article de 1925 a été écrit de mémoire, suite à ce
voyage à l’automne.
1120 Florence BANCAUD, Véronique DALLET-MANN, Marion PICKER (dir.), introduction, Marseille.

Éclat[s] du mythe, Aix en Provence, Presses Universitaires de Provence, 2013, p. 11.


259
de vie culturelle toute tournée qu’elle serait vers le commerce, ce qui n’est pas totalement
vrai, comme s’en rend compte le visiteur qui arpente la cité.
Marseille étonne le journaliste par sa physionomie singulière, dont il souligne les
contradictions : belle du fait de son emplacement géographique entre mer et collines, mais
également inquiétante par son urbanisation anarchique, mélange de pierres anciennes et
de constructions modernistes. Qu’il s’agisse de Tucholsky ou bien de Joseph Roth1121 qui
y séjourne en 1925, de Siegfried Kracauer1122 qui découvre la ville en 1926 et y croise
Walter Benjamin1123, ce dernier y revenant en 1928, tous les écrivains germanophones de
passage à Marseille dans les années 1920 ont ressenti une forme de fascination pour la
beauté et l’étrangeté de la cité phocéenne. Ils en ont laissé plusieurs témoignages, divers
par le style et la pensée propres à chacun, mais qui soulignent tous la profonde
ambivalence du lieu. Cependant, aucun d’entre eux, ni aucun des écrivains exilés qui
passera pas Marseille dans les années 1930 ne s’y établira. Marseille reste une ville de
transit selon le titre du roman d’Anne Seghers.
De fait, tous les attributs de la ville concourent à en faire un sujet idéal. « Que de matière
à feuilletons » 1124 ! On serait tenté de reprendre cette formule enthousiaste que
Tucholsky emploie dans une lettre à sa femme lors de son arrivée à Paris. Tucholsky a
fréquemment recours à ce format journalistique, afin de composer son portrait de la
France. Il le considère comme mieux à même de susciter l’intérêt de ses lecteurs et de les
renseigner qu’un texte purement factuel ou relatif à la politique, qui pourrait au contraire

1121 Joseph Roth réalise pour la Frankfurter Zeitung une série d’articles sur des villes du Sud de la France
qui paraît, de septembre à novembre 1925, sous le titre Im mittäglichen Frankreich et qu’il retravaillera
pour un faire un livre, Die weißen Städte, publié à titre posthume. Dans les trois articles sur Marseille, il
concentre son attention sur le Vieux-Port et ses alentours, traduisant sa perplexité face au désordre qui y
règne par de longues énumérations de marchandises. Lui aussi met en avant les contrastes propres à la cité,
sa spécificité de ville frontière, de carrefour du monde… Il s’agit là d’éléments qui constituent le mythe de
Marseille, tout comme la pauvreté, la saleté et la prostitution, thèmes que l’on ne retrouve pas chez
Tucholsky en revanche. Au-delà des différences, les deux journalistes parlent de Marseille pour finalement
parler de leur terre natale. Lorsque Roth décrit certains aspects de Marseille – le mélange des populations,
des riches et des pauvres – ce n’est pas sans rappeler l’évocation nostalgique de son enfance en Galicie dans
certains textes (Erdbeeren notamment). Pour plus de détails se reporter à l’article de Magali BOUDINAUD,
« ‘Parler de son pays en parlant d’autre chose.’ Les clichés sur Marseille revisités par Joseph Roth », in :
BANCAUD, DALLET-MANN, PICKER (dir.), Marseille. Éclat[s] du mythe., op. cit., p. 135-147.
1122 Siegfried Kracauer a publié l’article « Deux surfaces » en 1926 dans la Frankfurter Zeitung. Il évoque

également la ville dans le dernier chapitre du roman autobiographique Genêt (Ginster), paru en 1928. Dans
ces deux textes, il insiste également sur la dualité de Marseille, sa joie méditerannéenne, son ambiance
carnavalesque et une réalité sordide faite de saleté, de violence et de misère, et même de désespoir et de
mort. Entre passé mythologique et misère prolétarienne, Marseille est présentée par Kracauer comme une
« porte d’entrée aux Enfers de la réalité ». Corina GOLGOTIU, « Manifestation et démontage du mythe.
Images de Marseille chez Siegfried Kracauer », BANCAUD, DALLET-MANN, PICKER (dir.), Marseille. Éclat[s]
du mythe., op. cit., p. 121-133.
1123 Walter Benjamin décrit, en 1928, dans Haschich à Marseille ses déambulations dans la ville en proie

aux hallucinations dues à la drogue. Il s’attarde sur son expérience du temps et de l’espace, ses sensations,
ainsi que l’émergence de souvenirs. En 1929, dans ses Denkbilder, il consacre quelques-unes de ces courtes
réflexions à Marseille « où se manifeste la relativité de tout ordre établi, et le chaos bigarré des rues est une
invitation à recomposer le monde ». Olivier AGARD, « Villes du nord et villes du sud : Simmel‚ Benjamin‚
Kracauer »‚ dans Jean MONDOT (dir.), Les représentations du Sud. Du factuel au fictif‚ Pessac‚ MSHA‚ 2003‚
p. 170.
1124 « Paris, Goldgrube, weil so viel Feuilletonstoff ». TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 466.

260
les rebuter1125. Dans la cité phocéenne, comme dans les rues de Paris, Tucholsky associe
le feuilleton à la pratique de la flânerie et il se met en scène dans ses promenades urbaines.
Ainsi, le journaliste propose dans l’article « Marseille », une pérégrination pédestre de la
gare St Charles, son point d’arrivée, au centre-ville. Il décrit à la fois la vie dans la rue et
les principales attractions touristiques qu’il découvre : la Canebière, le Vieux-Port, Notre-
Dame de la Garde, le château d’If, l’Estaque, l’Alcazar… Dans le deuxième article de 1924,
« Windrose », la flânerie n’est plus physique, mais visuelle et imaginaire. Le journaliste se
trouve en hauteur, sur le pont transbordeur qui relie les deux rives du Vieux-Port. Il
observe la table d’orientation et scrute l’horizon, se représentant ce qu’il se passe dans les
différentes villes indiquées par la rose des vents. Dans le dernier texte, il varie encore la
perspective. La flânerie est maritime, le journaliste raconte sa sortie en mer à la
découverte de l’île du château d’If et de sa prison. À première vue, ces articles ne semblent
pas bien subversifs. Et pourtant…
Ces trois procédés littéraires récurrents participent de la volonté du journaliste
d’éduquer son lecteur, en faisant de lui un lecteur critique de l’information qui lui est
délivrée. Cettte dimension n’est pas propre à la période parisienne ; il s’agit d’un véritable
fil rouge au sein de son œuvre1126. Tucholsky fait grand cas de ses lecteurs. Il reçoit
énormément de courrier et y répond toujours personnellement1127, parfois d’ailleurs sous
forme de lettre ouverte dans un article, comme nous avons déjà pu le voir. Il ne faut pas
voir dans cette disponibilité une attitude destinée à s’attacher son lectorat, mais bien
plutôt une volonté d’échange propre au journaliste et plus largement une caractéristique
de la ligne éditoriale de son principal employeur, Die Weltbühne1128. Une des manières de
faire advenir ce lecteur éclairé est de lui faire jouer un rôle actif1129. Or au sein des

1125 Il revendique l’efficacité du feuilleton notamment dans un article de 1927 : « weil bekanntlich die
sogenannten ›unpolitischen‹ Aufsätze viel mehr wirken als Telegramme über Kammerdebatten, weil sich
die Masse der Zeitungsleser fast immer dem Amüsanten, dem Bunten zuerst zuwendet » In : Tucholsky, «
Was weiβ der Franzose vom Deutschen ? », Gesammelte…., op. cit., tome 5, p. 280.
1126 Selon Anton Austermann qui s’est intéressé à la question de la réception publique de l’œuvre

journalistique de Tucholsky, la dimension pédagogique caractérise l’ensemble de ses publications. « Der


gläubige Zeitungsleser soll sich im kritischen Teilnehmer demokratischer Kommunikation entwickeln (…..)
Ihnen [ den Lesern] wird mit Tucholskys Texten Material für das eigenständige Weiterdenken zu Verfügung
gestellt. » In : AUSTERMANN, Kurt Tucholsky. Der Journalist und sein Publikum, Piper, Müncher, 1985, p. 12.
1127 Tucholsky affirme répondre à tous ses lecteurs sur les conseils de son « maître » Siegfried Jacobsohn

dans un article de 1930 pourtant paru dans Vossische Zeitung : In : TUCHOLSKY, « Küntslers Widerhall »,
Gesammelte.., op. cit., tome 8, p. 155.
1128 Sur la volonté de la revue de lancer des discussions : « Die Weltbühne versteht sich als Anregung zur

Diskussion ihrer Leser (…) So gibt es in vielen Städten Deutschlands regelmässige Gesprächskreise von
Weltbühne-Lesern » In : AUSTERMANN, Kurt Tucholsky. Der Journalist…, op. cit.,p. 54.
1129 Le rôle actif du lecteur, appelé à « décoder l’implicite » dans les textes de Tucholsky, est l’objet de la

thèse de Catherine Desbois. Celle-ci analyse les différentes formes que prend l’implicite : les associations
thématiques (par exemple le rapprochement entre religion et guerre, la guerre comme abattage…) et le jeu
polyphonique (citations, exergues, mots étrangers et dialectaux…). Selon elle, le fait que Tucholsky souhaite
une participation active du lecteur, le fait peut être passer du statut de journaliste à celui d’écrivain. Elle
appuie son analyse de la nécessaire coopération entre lecteur et auteur notamment sur Umberto Echo
(Lector in Fabula), mais aussi sur les travaux de linguistes : Heinemann et Viehweger, Sperber et Wilson,
Kerbrat-Orecchioni. In : DESBOIS, Le décodage de l’implicte…, op. cit. Il nous semble pertinent d’appliquer
également quelques concepts développés par l’« École de Constance » dans les années 1970 puisque le
261
chroniques franco-allemandes, et notamment dans la série sur Marseille, cette volonté
est manifeste. L’emploi d’un intertexte et de mots français, ainsi que la comparaison entre
les deux pays rivaux constituent la clé de voûte de cette stratégie vis-à-vis du lecteur.
Encore une fois, Tucholsky n’est pas un homme de théorie et il ne tient donc pas un
discours réflexif sur le rôle que doit jouer son lecteur. Cependant, il nous paraît évident
qu’il écrit de façon à provoquer une « interaction dynamique entre le texte et le
lecteur »1130 par l’utilisation de ces trois procédés, notamment, dont le but est d’inciter le
lecteur à chercher le sens caché. Chez Iser, les techniques visant à susciter la participation
du lecteur, et même la « créativité de la réception»1131 prennent le nom de « lieux
d’indétermination »1132 ou d’« indétermination »1133 (le terme allemand « Leerstelle » est
plus éclairant car il signifie le vide qu’il incombe au lecteur de combler). Ils poussent le
lecteur à rechercher la signification, certes conditionnée par le texte, mais qui ne peut
advenir sans que le lecteur fasse appel à son imagination, à ses connaissances et à sa
réflexivité.
Ainsi, dans l’article intitulé « Marseille » l’intertextualité est particulièrement présente.
Le texte débute d’ailleurs par une citation :

« Wenn das hier mal alles vorbei sein wird«, sagt einer der in Nordafrika gequälten
französischen Strafgefangenen, die Albert Londres jetzt geschildert hat, »wenn das hier mal
alles vorbei ist, und wenn wir erst wieder in Marseille auf dem Kai stehen, und wenn dann der
Hauptmann Etienne und der Sergeant Flandrin mit dem Schiff ankommen, um ihre Mutter zu
besuchen – dann tragen wir ihnen das Gepäck gratis und franko bis an den Bahnhof Saint-
Charles! Was, Jungens? » –1134

Le journaliste mentionne l’auteur de cette phrase, Albert Londres, mais sans le


présenter, ni préciser l’ouvrage dont elle est extraite. Tucholsky procède souvent ainsi. Il
ne faut point y voir de l’élitisme, mais une manière de susciter la curiosité de ses lecteurs
et de les inciter à rechercher la référence. Au-delà de la question de la source, le contenu
de cette citation surprend également. Cet extrait provient de Dante n’avait rien vu, un récit

propos de cette école de pensée qui a vu le jour à l’université de Constance en Allemagne était précisément
de redécouvrir le rôle actif du lecteur dans l’acte d’interprétation littéraire. Cette nouvelle théorie entendait
ainsi rompre avec la philologie allemande classique. Parmi ses représentants, l’approche de Wolfgang Iser
nous semble la plus adaptée à Tucholsky dans la mesure où Iser propose une « esthétique de l’effet »
(« Wirkungsästhetik »), centrée sur l’effet que produit l’œuvre sur le lecteur, alors que l’ « esthétique de la
réception » de Hans Robert Jauss prend comme point de départ la perspective du lecteur comme récepteur
et non celle de l’œuvre. Or Tucholsky se préoccupait avant tout de l’effet de ses textes sur son lectorat. Nous
aborderons cette question plus en détail dans le sous-chapitre 4.2.2. « Le courage de dire la vérité ».
1130 Wolgang ISER, L’appel du texte. L’indétermination comme condition d’effet esthétique de la prose

littéraire (Die Appellstruktur der Texte. Unbestimmtheit als Wirkungsbedingung literarischer Prosa), Paris,
Éditions Allia, 2012, p. 11.
1131 Wolfgang ISER, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga., p. 198.
1132 Ibid., p. 300.
1133 « L’indétermination enclenche l’imaginaire du lecteur et l’engage à accomplir l’intention dont le texte

est dépositaire.» in : ISER, L’appel du texte, op. cit., p. 56. Iser cite quelques exemples concrets : dans un
roman-feuilleton paru dans un journal, l’effet de suspense suscite l’imaginaire ; le narrateur commentant
son propre récit interpelle le lecteur ; une narration fragmentée (comme dans Ulysse de J. Joyce) désoriente
le lecteur.
1134 TUCHOLSKY, « Marseille », Gesammelte…, op.cit., tome 10, p. 192.

262
de 1924 sur un pénitencier en Afrique du nord dont Londres dénonce l’horreur. Le
prisonnier qui s’y exprime évoque deux gardiens qui traitent les prisonniers de manière
humaine et font exception dans cet univers carcéral. A priori, cette citation n’a aucun
rapport avec le portrait de Marseille par Tucholsky, hormis le fait que le récit débute
précisément à la gare St Charles. Cette citation offre cependant plus qu’une amorce pour
la narration. Tucholsky est en effet sensible à la question de l’enfermement et du
traitement réservé aux prisonniers, que ce soit en France ou en Allemagne, comme en
témoignent nombre de ses articles. Ce préambule laisse entrevoir ce que la situation dans
les geôles de la République peut avoir de révoltant. Cette noirceur bien réelle, mais cachée
sur l’autre rive de la Méditerranée, vient contrebalancer l’éblouissement que produit sur
le journaliste la découverte de Marseille et qu’il exprime par la répétition de la phrase
elliptique : « so träumt man ». Il prouve ainsi qu’il n’idéalise pas son pays hôte pour sa
beauté ou son statut de patrie des droits de l’Homme. La mise en exergue des
contradictions françaises à travers cette intertextualité relève de la tactique du médiateur,
soucieux d’afficher son indépendance d’esprit à l’égard de la France et ainsi sa crédibilité
vis-à-vis de son lectorat. Si cette technique d’une intertextualité non explicite peut
paraître pertinente lorsque, à d’autres occasions, Tucholsky renvoie à des auteurs
germanophones et donc à une culture supposément commune1135, il est moins évident
qu’un lecteur allemand fasse l’effort de se familiariser avec l’œuvre d’un auteur étranger
même célèbre. Par conséquent, il ne percevra pas nécessairement la critique dirigée
contre la France derrière l’hypotexte.
À peine démarrée, la balade dans Marseille est de nouveau interrompue par la voix d’un
autre écrivain français: « Noch im Jahre 1901 konnte ein französischer Reiseschriftsteller,
André Hallays, von dem »turbulenten Nichtstun« in Marseille sprechen – das ist anders
geworden. »1136 André Hallays (1859-1930) est un journaliste et écrivain qui a rédigé
pendant des années une chronique hebdomadaire dans le Journal des débats, appelée « En
flânant » et qui se présente comme des notes de promenade à travers les hauts lieux de la
France et parfois d’Europe. On peut faire le parallèle entre sa méthode de travail et celle,
assez proche, de Tucholsky. Celui-ci va toutefois corriger le propos d’Hallays. Il s’attendait
à une certaine image de la ville, très animée et colorée du fait de son ouverture sur la
Méditerranée. Certes il y voit des soldats des colonies, mais dans un tramway électrique.
La cité phocéenne s’est modernisée depuis le passage du journaliste français et de ce fait
elle ressemble à d’autres métropoles.
Cette nouvelle référence ne sert pas seulement à s’approprier le récit de la ville en
réactualisant ce qui en a été dit, l’une des fonctions de l’intertextualité dans les récits de
voyage. Elle permet en outre au lecteur qui ferait quelques recherches de découvrir un
auteur français contemporain et germanophile. Hallays a en effet écrit sur plusieurs villes
allemandes. Il s’est ainsi rendu notamment à Munich dont il vante le charme infini, il

1135 On pense notamment à la citation détournée d’Atta Troll dans Ein Pyrenäenbuch et à son emploi

ironique. Cf p. 113 de cette thèse.


1136 TUCHOLSKY, « Marseille », Gesammelte…, op.cit., tome 10, p. 192.

263
évoque le souvenir de Louis II à qui, dit-il, « nous devons Bayreuth »1137 et l’œuvre de
Wagner. Il vante le caractère démocratique de l’Oktoberfest où toutes les classes sociales
sont confondues, il décrit les cures thermales de la « ville hospitalière » de Carlsbad, il
visite également Weimar sur les traces de Goethe. Hallays possède une certaine
connaissance du poète auquel il se réfère à plusieurs reprises au cours de son voyage en
Allemagne et qu’il cite en allemand en préambule de sa réflexion « De l’influence des
littératures étrangères » : « Lasst alle Völker unter gleichem Himmel / Sich gleicher Gabe
wohlgemut erfreun ! »1138 Ce texte dénonce la montée du nationalisme et plaide pour
qu’adviennent une « âme européenne » et une « solidarité internationale »1139 dont l’art
étranger serait le meilleur vecteur. L’auteur, en désaccord avec l’esprit de son temps, se
rattache à l’espoir d’un avenir meilleur : « Peut-être, un jour, les peuples feront-ils des
pèlerinages pour honorer la mémoire des hommes qui auront préparé la venue des siècles
moins barbares. Alors les lieux saints du monde nouveau seront la tombe de Beethoven,
à Vienne, et celle de Richard Wagner, à Bayreuth. »1140 Les idées d’Hallays sont donc tout
à fait en accord avec celles du médiateur franco-allemand et européen convaincu qu’est
Tucholsky. Mais encore faut-il vouloir réaliser des recherches sur cet auteur pour s’en
rendre compte, en avoir le temps et les ressources nécessaires. Aujourd’hui, à l’heure
d’Internet et de la numérisation de nombreuses œuvres artistiques, rien n’est plus simple,
mais à l’époque de Tucholsky, la tâche est autrement plus ardue. On peut donc se poser la
question des limites d’une telle méthode qui suppose une coopération du lecteur. À
l’instar de la théorie développée par Iser selon laquelle un texte n’atteint son plein effet
que dans l’acte de lecture et, qui plus est, dans une lecture active, certains écrits de
Tucholsky ne fonctionnent que si le lecteur joue le jeu attendu de lui. Or on voit là le hiatus
entre le lecteur idéal de Tucholsky qui remplirait cette mission - Iser le qualifie de
« lecteur implicite »1141 - et le lecteur réel qui ne se pliera pas forcément à ses injonctions
masquées.
Cette remarque vaut également pour les références elliptiques au Comte de Monte-
Cristo. Dans l’article « Marseille »1142, le nom est cité mais sans que le journaliste précise
le statut fictif du personnage et de son emprisonnement sur l'île du château d'If, ni le nom
du romancier. Dans « Vierzehn käfige und einer »1143, Tucholsky reste également dans
l’allusion, même s’il consent à donner d’autres indices, à commencer par le nom initial du
personnage.

1137 André HALLAYS, En flânant. Les idées, les faits et les œuvres, Société d'édition artistique- Pavillon de
Hanovre, Paris, 1899, p. 357.
1138 Ibid., p. 3.
1139 Ibid., p. 29.
1140 Ainsi se clôt la réflexion sur l’influence des littératures étrangères. In : ibid., p. 30.
1141 Dans la défintion qu’il en donne, Iser souligne que le « lecteur implicite » est « le rôle de lecteur

imposé dans le texte », mais que ce rôle est une potentialité. Le lecteur ne se plie en effet pas forcément à ce
rôle ou bien de façon variable selon ses dispositions et connaissances préalables. In : Wolfgang ISER, L’acte
de lecture, op. cit., p. 75.
1142 TUCHOLSKY, « Marseille », Gesammelte…, op.cit., tome 10, p. 192
1143 TUCHOLSKY, « Vierzehn Käfige und einer », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 23-24.

264
Die kleine Insel ist das Château d'If. Es liegt – falls Sie Ihren Atlas zur Hand haben – vor der
Stadt Marseille, gegenüber den beiden Inseln Ratonneau und Le Frioul, die durch einen Damm
verbunden sind. Ist bei Ihnen nicht drauf? Na, schadet nichts. Chateau d'If ist die Insel, auf der
Edmond Dantès eingesperrt saß, der Graf von Monte Christo1144.

Dans ce passage, les attentes vis-à-vis du lecteur sont formulées de façon plus directe.
Le journaliste les invite quasiment à se saisir d’un atlas géographique pour visualiser
l’emplacement de l’île. En réalité, cette visualisation n’apporterait pas grande chose en
termes de connaissances. Mais ainsi, le journaliste leur souffle la marche à suivre : il ne
faut pas se contenter de lire ses articles, il faut les compléter par d’autres lectures Parmi
ces ouvrages à consulter, il y aurait le « bouquin » écrit par « Dumas »1145 sur ce Dantès,
dont le journaliste décrit la cellule sur l’île. Là aussi, il s’agit de remarques allusives, il
incombre donc au lecteur la tâche d’assembler tous ces indices pour reconstituer la
référence à demi masquée. Cette démarche ressemble fort à une « résolution d’énigme »
pour le lecteur1146.
Nous ne nous attarderons pas sur l’emploi du français dans cette trilogie marseillaise.
Il n’est, d’une part, pas aussi marqué que dans d’autres articles, et surtout, il relève de la
même logique que l’intertextualité. Ainsi lorsque Tucholsky insère ce commentaire
sarcastique du guide touristique sur les cellules du château d’If, « bien aërés et avec vue
sur la mer » 1147, il peut irriter un lecteur qui ne comprend pas le français et qui, ne
percevant pas tout ce qui fait le sel de cette remarque, pourra considérer le choix de ne
pas la traduire comme un signe d’élitisme et de francophilie. Or, un médiateur encourt le
risque de déplaire à trop afficher sa préférence pour la nation étrangère. Iser souligne
d’ailleurs les réactions contradictoires que peuvent provoquer une forte
« indétermination » ; au-delà d’un « certain seuil de tolérance, le lecteur se sentira mis à
rude épreuve »1148, il peut ressentir le texte en telle contradiction avec sa conception du
monde, qu’il en vient à refermer le livre, annulant par la même toute interaction1149.
Cependant, à d’autres reprises le recours au français peut se faire plus explicite :

In dem großen Spiegelsaal des Alcazar, dem größten Varieté der Stadt, drängen sich die Leute.
Auffallend viel Männer, wenig Frauen. Was Paris abgibt für die Provinztournee, feiert hier
Triumphe – nie sah ich pariser Publikum so dankbar und so aufmerksam. Clowns und eine
Jüdin, die ihre Stimmlosigkeit für Diskretion ausgibt; Nachahmer der göttlichen Fratellinis und
Marie Valente, eine Italienerin, die alles kann und alle hinreißt: sie tanzt, spielt sämtliche
Instrumente, meckert und wirbelt über die Bühne, und ein Sturm erhebt sich, als sie abhüpft
– »Bis! Bis!« –1150

1144 Ibid., p. 23-24


1145 Ibid., p. 25.
1146 Formule employée par Antoine Compagnon pour décrire l’acte de lecture du « lecteur implicite »

d’Iser. In : Antoine COMPAGNON, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p.
162.
1147 Ibid., p. 24.
1148 ISER, L’appel du texte, op. cit., p. 13.
1149 Ibid., p. 20.
1150 TUCHOLSKY, « Marseille », Gesammelte…, op.cit., tome 10, p. 194.

265
Dans le cas présent, ce multilinguisme fonctionne plus facilement et contribue à
familiariser le lecteur avec la culture du pays étranger, tout en conférant au texte de
Tucholsky une couleur locale, un gage d’authenticité nécessaire à tout récit de voyage. On
peut observer de façon générale que la médiation est plus opérante lorsque la référence
étrangère est explicitée.
Comparer les deux sociétés est le procédé le plus fréquent dans cette série, comme dans
l’ensemble des chroniques franco-allemandes. La promenade à travers le centre-ville
de Marseille en donne la meilleure illustration. Tout d’abord, l’arc de triomphe croisé en
quittant la gare est mis sur le même plan que les monuments à la gloire de Schiller en
Allemagne. L’animation qui règne dans la rue serait comparable à celle que l’on trouve à
Görlitz. Le Vieux-Port semble plus petit que le lac Alster à Hambourg. Ces trois
occurrences servent à donner des points de repère visuels aux lecteurs et à prouver, par
ailleurs, que la France n’est pas si différente de l’Allemagne, que ce soit ici dans l’activité
d’une ville ou dans son urbanisme. Telle est aussi la justification du dialogue fictif entre le
journaliste et un de ses lecteurs : « “ Herr Panter! Dazu fahren Sie nach Marseille, um eine
Ähnlichkeit mit Görlitz festzustellen? ” – “ Lieber Freund, Sie ahnen gar nicht, wie sich die
Welt überall gleicht! ” »1151 L’altérité est de nouveau gommée par ce procédé. L’opposition
entre « nous et les autres »1152 traduisant la dualité identité-altérité, est ainsi niée.
Toutefois, la comparaison introduit très souvent des propos bien plus politiques et
critiques. Ainsi dans l’article « Windrose » dans lequel le journaliste observe l’horizon
depuis une table d’orientation qui se trouve sur le pont transbordeur, il pense au
journaliste La Fouchardière en train d’écrire à Paris son article quotidien sur le scandale
du moment. Il sera selon Tucholsky bien vite oublié, mais un correspondant allemand le
montera sans doute en épingle pour en faire un gros titre.

Nur ein kleiner deutscher Schmock schlachtet sie noch aus, weil er davon lebt, von den faits
divers (französisch: Schmonzès), und morgen wird sein kümmerliches Deutsch im heimischen
Blatt prangen. »Viel Aufsehen erregt in Paris . . . « Kein Mensch weiß etwas davon 1153.

Cette remarque rejoint sa critique des correspondants étrangers qui déforment la


réalité à force de ne s’intéresser qu’aux faits-divers d’un pays.
Dans l’article « Vierzehn Käfige und einer » le ton est ouvertement accusatoire envers
la justice allemande. Ce texte raconte la visite du château d’If dont le journaliste retrace
l’histoire. Le récit se veut au départ informatif et les anecdotes sur les raisons et
conditions d’emprisonnement pimentent cet historique. Il s’agissait de prisonniers
politiques pour la plupart, précision qui peut alerter le lecteur averti des marottes de
Tucholsky. Avant le retour à terre, le journaliste regarde une dernière fois la cour de la
prison et il dit penser à un détenu allemand, dont le nom est d’abord tu. Il dépeint

1151 Ibid.
1152 Titre emprunté à l’ouvrage de Tzvetan Todorov, Nous les autres…., op. cit.
1153 TUCHOLSKY, « Windrose », Gesammelte…, op.cit., tome 3, p. 512.

266
longuement les conditions strictes de son enfermement, leurs effets sur sa santé mentale,
de même que le comportement méprisant des juges à son égard lors de sa condamnation.

Und während ich den braunen Hof so vor mir sehe, muß ich daran denken, daß zu Hause, in
meiner Heimat, einer sitzt, tagaus, tagein, Monate und Jahre in derselben fürchterlichen
kleinen Zuchthausstube, allein, allein, allein. Wie lange ist Einzelhaft bei uns statthaft? Zwei
Jahre? So habe ich seinerzeit gelernt. Aber was macht sich eine Republik daraus – sicherlich
wird da eine ganz legitime Handhabe sein. Der Mann sitzt in seiner Stube, er darf sogar
manchmal Zeitungen bekommen. Er heult und schreit; einmal brach er zusammen, als man ihn
die Treppen hinunterführte zum täglichen Spaziergang, der angeordnet ist, auf daß er an
seiner Gesundheit keinen Schaden nehme.(…) Wie besinne ich mich noch auf den
Vorsitzenden, der in gar keiner Weise diesem Wehr- und Waffenlosen gewachsen war, der
lachte ihn aus, höhnte ihn an . . .1154

Avant de révéler son nom pour les lecteurs qui n’auraient pas encore deviné 1155 – car
tel est bien le but de ce effet de retardement : susciter la curiosité et la réflexion –
Tucholsky poursuit le parallèle entre cette cour au sinistre passé et les prisons allemandes
contemporaines. « Hier liegt der Hof. Zu Hause sitzt Hölz.»1156 Cette comparaison sert à
mettre en évidence une opposition temporelle : l’inhumaine et arbitraire détention
d’opposants politiques est révolue en France, alors qu’elle perdure e n Allemagne. L’adieu
du journaliste à l’île accentue encore cette différence :

Das Schiff stößt ab von dem grauen Gestade. Die Insel bleibt im Meer zurück wie ein
versteinertes ruhendes Tier. Auf ihr haben Menschen gelitten. Sie leiden bei uns – gequält,
verfolgt, verdammt. Unter François dem Ersten fing es hier an. Unter Friedrich dem Ersten
sitzen in der deutschen Republik über siebentausend Kommunisten: Hölz an ihrer Spitze. Leb
wohl, Château d'If. Was du konntest, können wir schon lange1157.

Friedrich Ebert, président de la République de Weimar, est caricaturé comme monarque


sous le nom de Friedrich 1er et par le parallélisme ainsi créé avec François 1er. La critique
atteint ici son paroxysme, faisant de la république allemande un régime anachronique et
dictatorial en raison de sa justice politique. Cette dernière comparaison antithétique est
assez symptomatique d’une médiation qui peut être par moment très clairement
défavorable à l’Allemagne. Or, si cette attaque envers les institutions d’un pays, bien que
polémique dans sa forme, peut encore passer comme justifiée auprès de lecteurs
partageant ce point de vue politique, d’autres formes de critiques de la société allemande
et des Allemands eux-mêmes le sont moins.
Tucholsky a tendance à noircir le trait lorsqu’il s’agit de son pays et à enjoliver le
portrait du voisin qu’il présente comme un modèle à suivre. Tautou parle de « recherche
consciente du scandale [ qui] ressemble au mode opératoire de la satire elle-même. »1158

1154 TUCHOLSKY, « Vierzehn Käfige und einer », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 26.
1155 Tucholsky a déjà évoqué plusieurs fois le communiste Max Hölz dans deux articles antérieurs datant
de 1920. Cf : « Die Mordkommission », Gesamtausgabe, op. cit., tome 4, p. 205 ; « [Der neue Krieg] II.
Schluβwort », ibid, p 467.
1156 Ibid.
1157 Ibid.
1158 Cf l’introduction par A. Tautou du recueil : TUCHOLSKY, Chroniques parisiennes, op. cit., p. 20.

267
De fait, la satire ridiculise l’objet de sa critique ; qu’il s’agisse d’une société ou d’une
personne, elle met en valeur ses travers pour y opposer une norme autre. Elle possède
une dimension moralisatrice et militante qui peut se traduire par une forme de rigidité
dans l’expression d’un point de vue1159.

L'ironie est meilleure pédagogue que la satire en ce qu'elle demande la participation de celui
qu'elle interpelle. La satiriste n’est pas un maître ni un guide mais un juge qui ne craint pas de
se charger, à l'occasion, d'une besogne de bourreau : c'est souvent sans pitié qu'il exécute ses
victimes1160.

La satire oppose sans réconciliation possible. Or cette radicalité peut être destructrice,
non seulement pour l’objet de la critique, mais pour le satiriste lui-même qui s’attire par
sa pratique des inimitiés durables. En un sens, la satire peut se définir également comme
« l’art de se faire des ennemis » 1161. Du fait de sa position intransigeante, le satiriste court
le risque de devenir lui-même objet de la critique :

Incapable de renier ce qu’il est, incapable de rentrer dans le rang et se moquant bien de plaire,
ne cherchant même pas à afficher son indépendance d’esprit, c’est le plus naturellement du
monde qu’il se marginalise, et c’est bien ce qu’on ne lui pardonne pas. Il lui arrive alors de
devoir, à son tour, faire face aux attaques1162.

Toutes les chroniques franco-allemandes ne relèvent pas de la satire, mais l’esprit des
comparaisons franco-allemandes qu’elles contiennent est assez analogue. Elles sont du
moins souvent polémiques. Il nous semble pertinent d’exposer à ce sujet le point de vue
de Hans Manfred Bock sur le rôle du discours polémique chez les intellectuels de l’aire
germanophone. La figure moderne de l’intellectuel a été théorisée à partir des années
1980 essentiellement en France à l’origine, que l’on pense aux travaux historiques de
Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli ou à ceux sociologiques de Pierre Bourdieu. Pour
donner une brève définition, l’intellectuel est une personne de savoir qui intervient dans
le débat politique et dont le discours est écouté. Il se professionnalise et acquiert une
visibilité plus importante au tournant du XIXe et du XXe siècle dans le contexte du
développement des médias et de la nationalisation des identités qui engendrent un besoin
de discours interprétatif. L’affaire Dreyfus (1898) joue également un rôle décisif dans
l’avènement de la figure de l’intellectuel, en révélant deux conceptions de la société. L’une,
celle des dreyfusards, se réclame de la vérité, de la justice et de l’esprit critique ; l’autre,
celle des anti-dreyfusards, prône l’ordre et l’autorité quoi qu’il en coûte1163.
Les intellectuels sont dès lors en compétition pour l’interprétation du monde,
pratiquant deux grands types de discours. L’un est critique et dirigé vers la sphère
politique, l’autre est polémique et vise à départager les visions interprétatives en

1159 Pierre SCHOENTJES, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 219.
1160 Ibid., p. 220.
1161 ARNOULD, La satire…, op.cit, p. 10.
1162 Ibid.
1163 Marie-Christine GRANJON. « Ory (Pascal), Sirinelli (Jean-François), Les intellectuels en France, de

l'Affaire Dreyfus à nos jours [compte-rendu] », in: Revue française de science politique, 37ᵉ année, n°2, 1987.
p. 252-254.
268
concurrence. Selon Bock, les différents auteurs ayant travaillé sur les intellectuels
modernes n’ont pas assez mis en évidence le fait que ces deux types d’argumentation
étaient souvent complémentaires1164. De fait, les articles de Tucholsky proposent une
certaine vision de la société idéale et souvent ils sont entièrement fondés sur l’opposition
à un système de pensée et sur la dénonciation d’un ordre des choses. Néanmoins, Bock
considère qu’au XXe siècle, le discours polémique serait devenu majoritaire du fait de la
concurrence entre intellectuels, obligés de livrer une interprétation, tout en combattant
celles des autres. Ses remarques sur les codes du discours polémique rejoignent des
constats que nous avons faits sur l’argumentation de Tucholsky :

Étant donné que le discours d’intellectuel est toujours proféré au nom de la défense de valeurs,
il emprunte aussi les procédés de la rhétorique judiciaire, par exemple la réfutation et la
contradiction. Dans le discours polémique, les intellectuels ont également recours aux
registres de la parole persuasive en mettant en lumière de façon positive leur propre offre
d’interprétation par comparaison avec les explications et les solutions proposées par leurs
concurrents et en faisant appel à des sentiments et des émotions dont ils supposent qu’ils sont
partagés. Les formes extrêmes du discours polémique (généralement sur fond de
traumatismes collectifs) marquent une relation ami-ennemi, qui, en dernière conséquence,
vise à l’anéantissement du concurrent dans le champ intellectuel. Cette forme extrême du
discours polémique recourt à la topique de la disqualification intellectuelle et morale de
l’adversaire ou de l’ennemi et, dans des régimes politiques autoritaires, à la diffamation
personnelle et à la dénonciation politique1165.

Le recours à la rhétorique judiciaire et plus largement la revendication de la justice,


l’interpellation du lecteur, voire son incorporation dans un discours collectif, la
thématique des deux Allemagnes irréconciliables1166, tout ceci vise dans le propos de
Tucholsky à discréditer les autres formes d’interprétation politiques et à emporter
l’adhésion du public pour sa cause. À l’instar de la satire ce positionnement est
extrêmement clivant et de ce fait même destructeur.

1164 « S’ils adoptaient un mode d’intervention essentiellement polémique dans le domaine de la politique,

les intellectuels se priveraient eux-mêmes de leur base de légitimation spécifique, l’invocation de la raison.
S’ils usaient d’un discours à dominante critique dans la concurrence pour le pouvoir et l’influence au sein
du champ intellectuel, les acteurs qui y opèrent renonceraient à utiliser les armes les plus efficaces dans ces
conflits pour le statut, à savoir le recours aux affects et aux émotions. » In : BOCK, « Les intellectuels, le
pouvoir interprétatif et la polémique. Aperçu historico-sociologique », Valérie ROBERT (dir.), Intellectuels
et polémiques : dans l'espace germanophone. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle,
2003 (généré le 23 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psn/2835>.
ISBN : 9782878548037.
1165 Ibid.
1166 En 1922, Tucholsky consacre un article à la division de la société allemande en deux camps ennemis.

TUCHOLSKY, « Die beiden Deutschland », Gesammelte…, op. cit., p. 252. Il développe surtout ce sujet des
deux Allemagnes ennemies à partir de 1926-1927. En 1929, on retrouve cette thématique dans l’article final
« Heimat » du recueil Deutschland, Deutschland über alles que Tucholsky considère comme une œuvre bilan
de son travail journalistique. In : TUCHOLSKY, Deutschland, Deutschland über alles , op. cit., p. 231 : « Wir
haben das Recht, Deutschland zu hassen – weil wir es lieben. Man hat uns zu berücksichtigen, wenn man
von Deutschland spricht, uns: Kommunisten, junge Sozialisten, Pazifisten, Freiheitsliebende aller Grade;
man hat uns mitzudenken, wenn «Deutschland» gedacht wird ... wie einfach, so zu tun, als bestehe
Deutschland nur aus den nationalen Verbänden. Deutschland ist ein gespaltenes Land. Ein Teil von ihm sind
wir. »
269
Bock opère toutefois une distinction entre intellectuels français et allemands. Dans les
pays de culture politique bipolaire et centralisés comme la France, les débats
interprétatifs des intellectuels auraient un écho beaucoup plus grand dans l’opinion
publique, que dans les pays, comme l’Allemagne, qui sont davantage morcellés sur le plan
politique et territorial, entraînant un polycentrisme des camps politiques et intellectuels.
Ceci aurait entraîné une « hypertrophie de la polémique et une certaine atrophie de la
critique »1167 en Allemagne.
Pour ce qui est de la période de Weimar, elle était sans aucun doute propice à la
polémique. Cette république née d’une défaite et d’une révolution avortée n’a jamais fait
l’objet d’un consensus. Tous les courants politiques et idéologiques apparus aux XIXe et
XXe siècles, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, étaient représentés, conduisant à un
morcellement extrême de l’opinion publique et de la représentation politique. Leur
affrontement permanent, aussi bien dans les mots que par les armes, fragilisèrent la
république qui ne pouvait s’appuyer sur une culture politique démocratique au sein de la
population Le régime lui-même était l’objet d’attaques récurrentes, allant jusqu’à
l’assassinat de ses représentants. Toute la période de la République de Weimar est placée
sous le signe de la crise de l’autorité politique1168. De là, la formule tant de fois répétée de
république sans républicains comme explication pour sa chute finale. Cette formule
cependant est aujourd’hui remise en cause car des républicains, convaincus ou de raison,
il s’en est trouvé. La volonté d’être une république était bien présente également au
départ. En revanche, l’Allemagne de Weimar n’a jamais été vraiment républicaine dans sa
pratique1169, thèse d’ailleurs maintes fois défendue par Tucholsky.
Cette culture de l’opposition s’est également retrouvée chez les intellectuels. On peut
distinguer parmi eux un petit groupes d’intellectuels de gauche, au départ enthousiastes
à la proclamation de la répubique, puis rapidement désillusionnés, voire critiques à son
égard car trop éloignée de leurs idéaux. Heinrich Mann fait figure de porte-parole pour
cette catégorie et Tucholsky compte parmi ses représentants les plus radicaux dans leur
critique. Autre groupe peu nombreux, celui des modérés et libéraux qui font partie des
rédactions des grands journaux bourgeois, comme la Vossische Zeitung, le Berliner
Tageblatt ou la Frankfurter Zeitung. Pour eux, la république est la solution, mais elle
dysfonctionne, du fait même de ceux qui ne respectent pas ses règles. Ce groupe n’a que
peu d’écho et ne fait pas acte de foi militant en faveur de la république, ni même de la
démocratie. Theodor Heuss en est l’un des plus connus. Les républicains de raison, tels
l’historien Friedrich Meinecke, sont également un groupe de bourgeois cultivés, un peu
plus nombreux. La plupart sont des libéraux conservateurs, incapables de soutenir la

1167 BOCK, « Les intellectuels, le pouvoir interprétatif et la polémique. Aperçu historico-sociologique »,

op. cit., p. 8.
1168 Kurt SONTHEIMER, « La culture politique de la république de Weimar », in : Gilbert KREBS et Gérard

SCHNEILIN (dir.), Weimar ou de la démocratie en Allemagne, op. cit., p. 69.


1169 Bernard Poloni souligne notamment le manque de respect de la personne humaine, la

marginalisation du citoyen par les partis, le manque de recherche de l’intérêt collectif supérieur par un Etat
trop préoccupé de lui-même. Bernard POLONI, « Des républicains en quête de république », in : Gilbert
KREBS et Gérard SCHNEILIN (dir.), Weimar ou de la démocratie en Allemagne, op. cit., p. 63.
270
social-démocratie au pouvoir, malgré l’appel de leur membre le plus éminent, Thomas
Mann. La bourgeoisie cultivée compte également un autre groupe assez important de
conservateurs radicaux, qui, même sur le tard, ne parviennent pas à se rallier à la
République. Marqués par la culture politique wilhelminienne, ils comptent parmi eux des
professeurs d’université, beaucoup d’étudiants et de pasteurs protestants, de nombreux
professeurs de lycée. Beaucoup prônent une révolution conservatrice, teintée
d’irrationalisme, s’en prenant à la raison et au libéralisme en politique, leur préférant un
idéal de communauté et de profondeur d’âme, fournissant in fine un terreau spirituel
favorable au développement du national-socialisme1170.
Cette diversité intellectuelle a fondé la richesse culturelle de Weimar qui subsiste
encore aujourd’hui, mais elle a également été source de tensions entre milieux
intellectuels opposés et au sein de la société plus largement. On peut considérer que
l’attitude polémiste de Tucholsky est donc également le reflet d’une époque.
Cette fragmentation importante du milieu intellectuel se lit d’ailleurs très clairement
dans la presse de cette intelligentsia, à savoir, les revues culturelles qui mêlaient sujets
politiques et littéraires :

On estime qu’autour de 1930, il n’existait pas moins de 17 000 revues en Allemagne, et même
si seul un très petit nombre d’entre elles peut être qualifié de « revue culturelle », ce chiffre
montre bien qu’il était, ne serait-ce que du point de vue de l’économie de l’attention,
pratiquement impossible de suivre les débats à travers toutes les revues – et que
manifestement, cela n’était ni présupposé ni attendu 1171.

Cette dernière affirmation appelle une précision, car Tucholsky encourageait


précisément ses lecteurs à lire diverses publications pour multiplier leurs sources
d’informations et confronter ainsi les points de vue proposés. Dans plusieurs articles de
l’après-guerre, il critique la presse et explique son fonctionnement, notamment le fait que
les journalistes soient limités dans leur liberté d’expression par les intérêts économiques
en jeu1172. Ainsi dans l’article « Presse und Realität »1173, en 1921, il regrette que seul un
nombre restreint de personnes s’astreignent à lire plusieurs journaux, afin d’obtenir une
vision d’ensemble « corrigée » et plus juste :

Der Leser vertraut der Presse blind, weil ihn seine Zeitung ja nicht über ihr eignes Wesen
aufklärt, und weil eine andre Einwirkung auf die Öffentlichkeit gegen die Presse nur sehr, sehr
schwer ist. Die Wirkung auf den Leser wird in fast allen Fällen die gewünschte sein. Das
Korrektiv mehrerer Zeitungen leisten sich außer den Fachleuten nur wenig Menschen – und
so entsteht ein Weltbild, wie es entstehen soll, nicht, wie es ist (…) Das Weltbild der Zeitung
ist absichtlich viel zu verzerrt, als daß es jemals Anspruch auf Wahrheit machen dürfte. Das

1170 Classification des intellectuels opérée par Kurt SONTHEIMER, « La culture politique… », op. cit., p.
69-73.
1171 Morten REITMAYER, « Sémantiques de l’élite et démocratie en Allemagne au XXe siècle », Allemagne

d'aujourd'hui, 2014/2 (N° 208). DOI 10.3917/all.208.0005., p. 7.


1172 AUSTERMANN, Kurt Tucholsky. Der Journalist und sein Publikum, op. cit., p. 37.
1173 TUCHOLSKY, « Presse und Realität », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 63.

271
kann nicht oft genug wiederholt werden. Denn die Erkenntnis, daß eine Nachricht ›in der
Zeitung gestanden‹ hat und deshalb wahr ist, ist eine falsche Erkenntnis1174.

Malgré cet éloge du perspectivisme, on ne peut que souscrire à l’affirmation selon


laquelle les principales revues intellectuelles de l’époque étaient non seulement orientées
politiquement, mais ne se prêtaient pas à un dialogue, campant sur des positions
radicalement différentes1175. Si l’on se réfère à la stratégie d’écriture des chroniques
franco-allemandes que nous venons d’évoquer – caractérisées principalement par
l’intertextualité et l’emploi de mots français, la comparaison antithétique avec la France,
doublée d’une critique de l’Allemagne –, de fait le lectorat apte à lire et à accepter ce point
de vue est nécessairement restreint. Il se doit d’être un minimum francophone, voire
francophile, de gauche, cosmopolite, pacifiste et critique envers les représentants de son
gouvernement. Ce profil correspond à celui des deux commanditaires principaux de
Tucholsky durant sa période parisienne, avec tout de même quelques nuances
importantes d’un journal à l’autre. Les deux titres, malgré leur grande popularité, ont un
tirage restreint qui s’explique par le public auquel ils se destinent et plus largement par
le fait que la presse allemande connaît alors un nombre inégalé de journaux1176, dont une
majorité à dimension régionale.
La Vossische Zeitung, qui connaît un succès croissant au cours des années 1920, atteint
en 1927 quelque 66 000 exemplaires pour les éditions de la semaine et quelque 76 000
pour le numéro dominical1177. Ce nom, associé à des informations culturelles de qualité,
compte parmi ses rédacteurs les plus prestigieux Gotthold Ephraim Lessing et Theodor
Fontane, mais aussi Brecht, Kästner et Klaus Mann notamment sous Weimar. Si le journal
soigne cette tradition de rédacteurs célèbres et s’attache Tucholsky dans cette optique, il
veille également à conserver une ligne éditoriale pondérée pour ne pas déplaire à son
lectorat. Celui-ci est composé d’intellectuels de gauche, d’une partie de la bourgeoisie
libérale et d’hommes d’affaires1178. Sur le plan politique, cette ligne correspond à l’aile
gauche du parti libéral Deutsche Demokratische Partei. La Vossische Zeitung ne s’abstient
pas de critiques envers les partis, ni de prendre position contre l’élection de Hindenburg
comme président par exemple, ou encore de relater la violence terroriste de l’extrême-

1174 Ibid., p. 67.


1175 À propos des revues culturelles intellectuelles, comme Süddeutsche Monatshefte, Die Tat ou Die
Weltbühne : « Un cercle déterminé de rédacteurs et d’auteurs (…) y écrivait pour ainsi dire « pour lui-même
», c’est-à-dire uniquement pour ceux qui partageaient l’essentiel de leurs présupposés idéologiques, et donc
la « doxa » du milieu intellectuel en question. On n’y pratiquait pas une discussion « libre », mais à l’intérieur
et dans les contraintes d’un cadre idéologique. » In : REITMAYER, op. cit., p. 7.
1176 En 1928, il existe plus de 3700 journaux en Allemagne, soit le le nombre le plus élevé jamais atteint

depuis le développement de la presse au XIXe siècle et jusqu’à nos jours. À titre de comparaison, il y en avait
quelque 1580 en 2001. Tableau chiffré de Heike WOLTER, Bernd WEDEMEYER-KOLWE, « Kultur,
Tourismus und Sport », in : Thomas RAHLF (dir.), Deutschland in Daten. Zeitreihen zur Historischen
Statistik, Bonn, 2015, p.156. Accessible sur le site de la Bundeszentrale für politische Bildung :
https://www.bpb.de/nachschlagen/zahlen-und-fakten/deutschland-in-daten/221274/zeitungen
1177 Daniela GASTELL, Der Propyläen-Verlag in der Weimarer Republik, Berlin/Boston, De Gruyter Verlag,

2020, p. 225.
1178 André GLASMACHER, « Vertikaler Journalismus » : Kurt Tucholsky als Auslandskorrespondent,

Magisterarbeit an der FU Berlin, 2008, p. 117.


272
droite, cependant le profit d’Ullstein, son propriétaire et la plus grande maison d’édition
européenne, prime avant toute considération.1179
Dès ses débuts à Paris, Tucholsky connaît des déboires avec ce journal. Ainsi l’article
sur la sortie à Robinson dans lequel il écrit qu’il est jaloux de la patrie des autres est
qualifié dans la rédaction berlinoise d’affront pour les abonnés. Au fil des ans, sa
collaboration avec Ullstein se dégrade au point que les trois quarts de ses articles ne sont
plus publiés et que le journaliste renonce à sa collaboration avec plusieurs autres titres
de l’éditeur. La Vossische Zeitung est pourtant ouverte à un discours sur la France. Elle est
d’ailleurs taxée par les nationalistes de « Gazette de Foch »1180, cependant sa maison mère
n’apprécie guère le ton acerbe de Tucholsky envers l’Allemagne, ni son discours marxisant
de la fin des années 1920 qui peuvent froisser une partie du lectorat. Tucholsky lui-même
est partagé entre le fait de continuer à écrire pour un éditeur qui lui assure une rentrée
d’argent importante mais qui ne correspond pas à ses idées, et cesser cette collaboration
pour être en accord avec lui-même. Il vit cette situation, comme une forme de
compromission nécessaire1181. Il sera finalement remercié par Ullstein, sans doute du fait
de cette dichotomie, en 19311182.
La situation est autre, avec Die Weltbühne. Les tirages sont moindres pour cette revue
hebdomadaire : ils sont de 13 000 environ au milieu des années 1920 à 16 000 numéros
vers 19301183. Mais la liberté de ton est plus grande, du fait de l’amitié protectrice de
Siegfried Jacobsohn et aussi du fait de l’indépendance du journal. Celui-ci ne se conforme
pas nécessairement aux attentes de son lectorat et les réactions de lecteurs à certains
articles peuvent être violentes1184. Cette revue est indissociable du nom de Tucholsky, tant
elle correspond à ses orientations esthétiques et politiques. Elle occupe une place centrale
dans son œuvre qui mérite que nous nous y attardions davantage.
Tucholsky y fait ses débuts en 1913. Jacobsohn offre à ce jeune inconnu de 23 ans
l’opportunité de publier son premier article. Il se développe entre eux au fil des années
une relation amicale. Jacobsohn, de dix ans son ainé, joue le rôle de mentor, commentant
et critiquant son travail, il correspond régulièrement avec le journaliste lorsque celui-ci
vit à Paris. De son côté, Tucholsky contribue à l’évolution de la revue qui, au départ était
tournée uniquement vers le théâtre, vers des thèmes plus politiques et sociaux. De
Schaubühne, elle devient Die Weltbühne en 1918. Tucholsky en est rapidement l’un des
journalistes les plus productifs1185, écrivant sous différents pseudonymes, afin de laisser
libre cours à ses multiples talents d’auteurs de feuilletons, de satires, de poèmes, de textes

1179 BEMMANN, Kurt Tucholsky. Ein Lebensbild, op. cit., p. 296.


1180 HEPP, Kurt Tucholsky, Biographische…., op. cit., p. 255.
1181 BEMMANN, « Kurt Tucholsky. Der Dichter-Journalist », op. cit., p. 158.
1182 BEMMANN, Kurt Tucholsky. EIn Lebensbild, op. cit, p. 469.
1183 Dieter TIEMANN, « Kurt Tucholsky und Die Weltbühne », in : Hans Manfred BOCK, Michel

GRUNEWALD (dir.), Le milieu intellectuel de gauche en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1890-1960), Bern,
Peter Lang, 2002, p. 278.
1184 DESBOIS, L’implicite…., op. cit, p. 67-71.
1185 Parmi les autres contributeurs célèbres de l’époque : Lion Feutchwanger, Alfred Polgar, Kurt Hiller,

Walter Mehring, Arnold Zweig et à partir du milieu des années 1920 Axel Eggebrecht et Erich Kästner.
273
humoristiques ou politiques… À la différence d’autres publications, il peut y être
pleinement lui-même1186. Il se sert à l’occasion de cette tribune pour faire passer les
messages de diverses organisations (politiques, pacifistes, franc-maçonnes…) dont il est
sympathisant1187. Cette revue, profondément pacifiste, est d’ailleurs proche sur le plan du
discours de la Ligue allemande des droits de l’Homme, dont Tucholsky est membre1188.
On peut affirmer que Tucholsky contribue à l’originalité de Die Weltbühne qui devient
« le porte-voix d’une scène intellectuelle de gauche anti-conformiste »1189. Dans
l’ensemble, la revue traite de sujets récurrents sous la plume de Tucholsky : la révolution
ratée des débuts de Weimar, la persistence de mentalités issues du Reich, la présence des
anciennes élites anti-républicaines, dans l’appareil d’Etat. L’armée et la justice sont
particulièrement critiquées. Les partis le sont également pour leur manque de démocratie
interne. L’avènement du national-socialisme est également un sujet central. Enfin, sur le
plan de la politique extérieure, la revendication d’une nécessaire entente franco-
allemande est notable dans la mesure où cette position détonne à l’époque1190.
Dans cette réponse de Jacobsohn à un lecteur en 1920, on retrouve sans aucun doute
des échos des articles de Tucholsky :

Wir verzagen nicht, weil wir glauben, daß auf dieser Welt nach dem Gesetz von der Enthaltung
der Kraft nichts, einfach nichts umsonst verrichtet ist, und daβ unsre Wahrheit unmerklich
und langsam doch in Kanälchen und Netze flieβt und eines Tages, an einem Tage des
einundzwanzigsten Jahrhunderts einen unwiderstehlichen Strom bilden wird. Man kann
keinen Gegner überzeugen, und der Gegner sind viele. Aber vielleicht wecken wir einen stillen,
zu stillen Freund auf oder bringen einen verrannten zur Besinnung oder feuern einen
entmutigten wieder an. Optimisten sind wir durchaus nicht. Wir tun unsere Pflicht als
Arbeiter, blicken vorwärts und hoffen, daß unsre Urenkel unser Andenken segnen werden 1191.

On reconnaît le même ton combatif, les mêmes arguments, voire le même lexique d’un
devoir à accomplir qui serait d’énoncer une vérité, afin de réveiller les consciences
somnolentes, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Même si ce passage n’est en soi pas
polémique, il dénie toutefois la possibilité de dialoguer avec une partie de la société
allemande, considérée non pas comme politiquement divergente, mais comme ennemie.

1186 « Ganz im Einklang mit sich selbst zu sein war Tucholsky eigentlich nur im ‘Blättchen’ » Siegfried
Jacobsohns vergönnt (….)In ihr [ Der Weltbühne] haben wir den ganzen Tucholsky, ohne Beschränkung auf
ein bestimmtes Genre. Deshalb hat diese Zeitschrift in seinem Werk mit Recht die zentrale Stellung.» In :
BEMMANN, « Kurt Tucholsky. Der Dichter-Journalist », op. cit., p. 159-160.
1187 « Tucholsky war auch in dieser Hinsicht niemals nur ein Mann der Literatur, sondern ein politischer

Künstler, der die Ziele der Organisationen, zu denen er sich bekannte, künstlerisch umsetzte. » In : ibid., p
161.
1188 « Der Intellektuellenkreis um die ‘Weltbühne’, eine der wenigen Kulturellenzeitschrift mit hoher

Auflage, schloβ sich argumentativ weitgehend der deutschen Liga ab ». In : BOCK, Topographie deutscher
Kulturvertretung im Paris des 20. Jahrhunderts, Tübingen, Narr Verlag, 2010, p. 200.
1189 « Man geht gewiβ nicht zu weit, hier von einer Art Symbiose zwischen dem Meister der kleinen

literarischen Form und dem Sprachrohr einer unangepaβten linken Intellektuellenszene zu sprechen (… ) »
In : TIEMANN, op. cit., p. 269.
1190 Ibid., p. 277.
1191 Antwort. In : Die Weltbühne vom 20.5.1920, p. 639. Cité par TIEMANN, op. cit., p. 276.

274
Cette radicalité de jugement qui traduit une forme d’utopie et une intransigeance à la
fois, a entraîné son lot d’emportements, de contradictions et d’erreurs dans les pages de
Die Weltbühne, mais aussi de clairvoyance, comme peut s’en rendre compte un lecteur qui
connaît le devenir de la République de Weimar.

Sie waren die Sprachkräftigsten und Sprachmächtigsten ihrer Zeit. Die besten deutschen
Schriftsteller, Dichter und Journalisten haben sich auf die »Weltbühne« gestellt; sie haben dort
geschrieben, gestritten und geirrt, sie haben deklamiert, agitiert, sie haben gehofft, aufbegehrt
und resigniert. Wohltemperiert waren sie nie, es waren ja auch keine wohltemperierten Jahre
für Deutschland. Die Autoren der »Weltbühne« waren vergnügt, versponnen, verbittert, sie
waren ungerecht in ihrem Zorn, sie haben ihr Heil bisweilen auch im politischen Aberwitz
gesucht. Und so zeichnen ihre Texte das Gesicht ihrer Zeit.

Die Autoren der »Weltbühne« haben die Entsetzlichkeiten der Hitlerei vorhergesehen und
waren trotzdem keine Hellseher; manchmal haben sie geschrieben, ja geschrien wie die
Propheten, sie waren aber keine. Sie gehörten zu den klügsten Köpfen, die es in Deutschland
gab, und trotzdem war ihr Urteil oft nicht das klügste. Die »Weltbühne« ist daher auch eine
Bühne gewaltiger Irrtümer, eine Menagerie falscher Hoffnungen, ein Ort der politischen
Phantasmagorien. Die »Weltbühne« ist kein Lehrbuch für politische Ausgewogenheit; sie ist
wie ein Vulkan, ein Vulkan, von dem man Generationen später noch spürt, wie aktiv er war.
[...]1192

On en revient donc au constat d’auteurs polémiques, dans une période portée par les
extrêmes. Lorsque Jacobsohn meurt de façon inattendue en décembre 1926, Tucholsky
en est durablement affecté. Il reprend les commandes de la revue pour en assurer la
pérenité, mais sans plaisir pour cette tâche. De fait, il passe rapidement le relais à Carl von
Ossietzky en mai 1927 et retourne à sa vie parisienne. Tucholsky contribuera à la revue
jusqu’à ce qu’il décide de ne plus écrire quand son combat final contre le national-
socialisme lui semblera perdu. À partir de 1932, il se désignera à plusieurs reprises dans
sa correspondance comme un Allemand ayant arrêté d’être allemand1193 et un écrivain
ayant arrêté d’écrire1194.
La médiation journalistique et littéraire de Tucholsky était donc limitée, à la fois du fait
de la stratégie d’écriture choisie par Tucholsky, qui, en elle-même, était clivante. Elle était
limitée également par la portée des médias qui diffusaient ses articles. Elle l’était en
dernier lieu car, quand bien même le journaliste aurait été moins polémiste et clivant, la
société allemande était trop profondément divisée et pas assez attachée à la démocratie.

1192 Heribert PRANTL, préface p. 7. In : Friedhelm GREIS, Stefanie OSWALT (dir.), Aus Teutschland

Deutschland machen. Ein politisches Lesebuch zur »Weltbühne«, Berlin, Lukas Verlag, 2008.
1193 Il signe ainsi sa lettre à Walter Hasenclever du 9.9.1933. In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit.,

p. 272.
1194 « Ich bin ein aufgehörter Schriftsteller – aber mit Ihnen zu sprechen, das wird immer ein kleines Fest

sein.» Lettre à Arnold Zweig du 15.12.1935. In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., p. 339.
275
4.1.2 Une médiation à deux sens
Cependant, cette médiation va également prendre une autre dimension, plus discrète
et auprès d’un autre destinataire. Tucholsky ne s’adresse pas qu’aux Allemands pendant
les cinq années que dureront son séjour en France. Dès son arrivée à Paris, il va en effet
prendre contact avec divers cercles de la société française, afin de promouvoir les
relations franco-allemandes et de parler de son propre pays. On retrouve le même
principe que celui énoncé dans ses articles pour les lecteurs allemands : déconstruire les
fausses images négatives ou positives sur l’autre et proposer un portrait vrai du voisin,
pour viser à établir un modus vivendi qui garantisse la paix en Europe.
Concernant l’étendue des relations que Tucholsky aurait entretenues avec les milieux
diplomatiques et politiques, il est impossible de se prononcer avec précision. D’une part,
la correspondance de Tucholsky mentionne bien quelques noms, mais elle est plutôt
évasive sur ce point. Il écrit par exemple en 1934 n’avoir parlé qu’une fois à Herriot dont
il n’a pas une très bonne opinion1195. Il dit à sa femme connaître le ministre de l’Emploi,
Justin Godard, qu’il prévoit d’interviewer1196. Il détaille à son ami Emil Ludwig les
prémisses de son entretien avec le président du Conseil, Henri Poincaré dont il a tiré un
article1197. Cette lettre de 1928 1198 est particulièrement intéressante car elle met en
lumière la volonté de Tucholsky d’œuvrer pour un rapprochement franco-allemand. Le

1195 « Es scheint, daβ Herriot Auβenminister wird. Ich habe den Mann einmal gesprochen : es ist genau,
aber genau Onkel Ernst aus Lyon. Dick, schlaff, an der falschen Stelle gutmütig und im tiefsten Grunde
dumm. » In : TUCHOLSKY, Die Q-Tagebücher, Reinbek, Rowohlt, 1985, p. 47.
1196 Tucholsky écrit un article qui relate en partie cet entretien. Il ne le publie pas cependant sous forme

d’entretien. Il se contente de citer longuement le ministre en début d’article au sujet de la journée de travail
de huit heures et de négociations internationales qui ont lieu sur ce point car tel est le sujet qui l’intéresse
vraiment. Le reste de l’article consiste en une analyse des différentes positions des parties prenantes, et en
particulier celle, critiquable à ses yeux, de l’Allemagne. « Der französische Arbeitsminister, Herr Justin
Godart, hat mir eine Unterredung gewährt. Dies der Extrakt seiner Meinung über den Achtstundentag:
»Frankreich ist fest entschlossen, das Abkommen von Washington, das die internationale Festlegung des
Achtstundentages zum Inhalt hat, in Gemeinschaft mit den großen europäischen Industriestaaten zu
ratifizieren. Das französische Kabinett ist einstimmig der Ansicht, dass die von Deutschland vorgebrachten
Einwände gegen den Achtstundentag nicht stichhaltig sind. Weder das Sachverständigengutachten noch die
Reparationen berechtigen Deutschland zu seiner Weigerung: das Gutachten sieht ausdrücklich die gerechte
und gleiche Verteilung der entstehenden Lasten auf alle Schichten vor und will die Verpflichtungen nicht
allein auf die Arbeiterklasse abgewälzt haben. Was die Reparationen betrifft, so hat Frankreich seine eignen
Wiederaufbauarbeiten auch mit dem Achtstundentag vollbracht. Die internationale Regelung der
Arbeitszeit wäre eine Stärkung des Wirtschaftsfriedens und eine Ausschaltung der überflüssigen
Konkurrenzanstrengung unter den europäischen Staaten. Deutschland ist in seinen Entschließungen frei;
tanzt es aus der Reihe, so steht es auch in dieser Frage isoliert da und hat sich die wirtschaftlichen Folgen
zuzuschreiben. Die Aufforderung, sich dem Washingtoner Abkommen anzuschließen, ist ein Appell an die
deutsche Demokratie und an die deutschen Arbeiter.« (…)» In : TUCHOLSKY, « Der Achtstundentag »,
https://www.textlog.de/tucholsky-achtstundentag.html Sur le contexte de cet entretien, on sait
simplement de sa correspondance avec sa femme (lettre du 28.06.1924) qu’il veut interviewer un ministre
qu’il connaît et surprendre Jacobsohn avec un tel article. In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 6,
Kommentar 103 p. 600.
1197 TUCHOLSKY, « Poincaré spricht », https://www.textlog.de/tucholsky-poincare-spricht.html
1198 Lettre à Emil Ludwig du 05.05.1928, in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 184.

276
journaliste raconte avoir entendu dire que Poincaré souhaitait s’entretenir avec des
journalistes allemands et qu’il s’est démené pour obtenir l’entretien.

Ich griff das auf, paukte mich eine Woche mit allen möglichen Vertrauensleuten und
Vermittlern herum und bekam es. Für mich. Nun habe ich so kalkuliert mache ich mit diesem
Aktenmenschen, der sofort heraus hat, daß ich seine Akten nicht so gut kenne wie er, allein
ein Interview in der Weltbühne, so mechte das schon aus dem Grunde nicht gut gehen, weil
dann weil dann die ganze Rechte heult : « Also ist Poincaré der Mann der deutschen Radikalen
- schon deshalb muß man ihn – schon deshalb muß man ihn ablehnen ! Das Opfer war schwer,
aber ich habe es gebracht – ich gab die Sache der Voss. Stahl, der ein vorbildlich anständiger
Kollege ist, schlug vor, daß wir beide hingehen sollten : er den politischen Teil, ich das
Drumherum. Bon1199.

Non seulement Tucholsky possède en 1928 le réseau relationnel capable de lui obtenir
l’entretien pour son journal, mais surtout il pense comme un véritable médiateur, avant
de penser comme un journaliste. Il élabore en effet une stratégie, réfléchissant au média
le plus adapté pour l’interview d’un homme politique français déjà honni des nationalistes
allemands. Il s’intéresse donc avant tout à l’impact sur l’opinion publique et il décide que
la Vossische Zeitung, plus modérée que la Weltbühne, est plus apte à rendre le message de
Poincaré acceptable et à éviter les diatribes des nationalistes. Il est même prêt à se mettre
en retrait et à confier intégralement l’entretien à un collègue. On apprend, par ailleurs, de
cette lettre que les autorités françaises exigeaient de lire l’article avant publication et
qu’elles demandaient l’accord de principe des autorités allemandes pour la tenue de
l’interview. L’ambassadeur allemand von Hoesch aurait donné son accord pour Stahl,
mais il aurait refusé la présence de Tucholsky. Celui-ci a finalement pu régler ce problème
et il aurait eu par la suite une discussion désagréable avec von Hoesch. On apprend
d’ailleurs dans une autre lettre que l’ambassadeur considère Tucholsky comme un
« Outsider »1200.
Les articles de Tucholsky ne mentionnent guère plus de noms. Ils ne permettent pas
davantage que la correspondance d’établir une quelconque proximité avec les lieux de
décision politique français. Aussi les dires du séparatiste rhénan Joseph Matthes, dans son
hommage posthume à Tucholsky, selon lesquels l’opinion du journaliste aurait été très
estimée des hommes d’Etat français et allemands, tels que Stresemann, von Hoesch,
Poincaré, Briand, Barthou, Herriot et Boncour notamment, ne sont pas vérifiables, voire
contestables, pour ce qui est de Hoesch en tout cas1201. De même, les archives du ministère
des Affaires étrangères ont révélé que Tucholsky a écrit à plusieurs reprises en 1928 à
Briand et que le ministère possédait des informations détaillées sur le journaliste. Il
ressort en effet d’une première note que le chef de cabinet du Président du conseil d’alors,

1199Ibid., p. 185.
1200Dans une lettre du 14.04.1926 à Maximilian Harden : « Hoesch ? Du lieber Gott, ich weiβ zufällig
authentisch, daβ er mich unter die « outsider » rangiert, und ich habe niemals etwas getan, um ihn aus
diesem Glauben zu wecken. » In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 137.
1201 Joseph MATTHES, « Kurt Tucholsky : Testament an Frankreich ». Texte reproduit dans :

TUCHOLSKY, Ich kann nicht schreiben, ohne zu lügen, Reinbek, Rowohlt, 1989, p. 227-238. Propos de
Matthes cité dans : BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 62.
277
Poincaré, avait demandé une information complète sur Tucholsky en janvier 1929. Sur
une annotation manuscrite celui-ci y est présenté comme « un pacifiste juif notoire,
compromis en Allemagne où les nationalistes l’accusent d’être à notre solde ». Dans une
deuxième, il est écrit que le service d’information et de presse, ainsi que le service du
contrôle des étrangers disposent d’une documentation très complète sur Tucholsky.
Cependant ces dossiers n’ont pu être retrouvés dans les archives1202.
Pour ce qui est des cercles pacifistes, là aussi la reconstitution précise des actions de
Tucholsky est ardue. Il est certain qu’il a fréquenté dès son arrivée la Ligue des Droits de
l’Homme notamment, étant donné son affiliation à la Deutsche Liga für Menschenrechte.
Dans sa correspondance avec sa femme, il fait ainsi allusion à Aline Ménard-Dorian,
membre du comité central de la Ligue et qui tient un salon. Il semblerait qu’il ait obtenu
ses premiers contacts avec des hommes politiques français par ce biais là ; plusieurs
ministres étaient également membres de la ligue1203. Tucholsky mentionne aussi
notamment Victor Basch, professeur à la Sorbonne et président de la Ligue ou encore
Gaston Moch qui en est membre1204. Dans le même temps, Tucholsky fait part de ses
réserves dans ses lettres à l’égard de ces cercles dès 1924. Il doute de leur efficacité réelle
et ne s’en cache plus non plus dans ses articles au bout d’un certain temps, émettant des
critiques parfois violentes.
Dans l’article « Über wirkungsvollen Pazifismus »1205, paru en 1927, Tucholsky plaide
pour une « propagande pacifiste au quotidien » qui se distingue du pacifisme inefficient
des sociétés pour la paix. Celles-ci se borneraient selon lui à tenir quelques discours lors
de congrès et de réunions pluriannuelles, ainsi qu’à publier des écrits théoriques qui ne
toucheraient qu’une minorité de lecteurs. Ces cercles auraient raté la chance historique
qui leur a été donnée en 1918 de convaincre les esprits de la nécessité de la paix et du
refus de la guerre. Tucholsky critique l’idée répandue parmi ces pacifistes trop modérés
à ses yeux selon laquelle il faille laisser du temps aux gens et qu’il ne faille pas critiquer
l’Etat. Face à ce qu’il considère comme de l’attentisme, le journaliste plaide au contraire
pour une stratégie qui relève du combat quotidien, qui se pratique par la discussion à la
plus petite échelle et se traduise par l’emploi d’un langage accessible au plus grand
nombre :

Und wir sind nicht nur zu wenig Kämpfer des Friedens – wir sind es auch viel zu abstrakt, viel
zu hoheitsvoll, viel zu theoretisch. Die kleinste Zelle ist zu bearbeiten, also die Familie, die Frau
und die Gemeinde. (…..) Wir dringen lange nicht genug dahin, wo allein unsre
Wirkungsmöglichkeit sitzt: in den Bauernhof, in die Werkstatt, in die Schulklasse, in das Büro
und in die Familie. Und warum nicht –? Weil wir nicht die Sprache der Leute reden.Um
propagandistisch verstanden zu werden, muß man vereinfachen und verdicken, untermalen

1202 Tous ces éléments proviennent des recherches de Stefanie Burrows qui précise que ces dossiers ont

sans doute été détruits en 1940. In : BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 66-67.
1203 TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 6, Kommentar 63 p. 555.
1204 Ibid., p. 55.
1205 TUCHOLSKY, « Über wirkungsvollen Pazifismus », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 337.

278
und übertreiben – man muß klar und simpel sein und allen verständlich. Hier und nur hier
steckt die Mobilisierung des Friedens1206.

Malgré ces griefs, Tucholsky aurait probablement prononcé des discours ou participé
à des discussions dans ces milieux pacifistes français. Il ressort en effet de sa
correspondance qu’il aurait tenu environ 40 discours en France en 1926, sans qu’il précise
toutefois dans quel cadre1207. Or dans des salons pacifistes, les discours pouvaient se faire
de façon informelle sans compte-rendu et si son nom n’apparaît pas non plus dans les
registres officiels de la Ligue des Droits de l’Homme par exemple, il est toutefois possible
qu’il ait agi de façon anonyme comme cela se faisait pour des raisons de sécurité1208. L’un
de ses discours a d’ailleurs été reproduit dans le journal pacifiste, La Paix, fondé en 1926
par le journaliste Edouard Plantagenet1209, membre comme Tucholsky de la loge
maçonnique « L’Effort »1210. Cet article reprend dans l’ensemble les arguments de ses
articles allemands : la meilleure connaissance mutuelle comme pré-requis à une
compréhension et à un rapprochement, le danger des fausses images de l’autre, l’existence
de deux Allemagnes, l’une dangereusement impérialiste et nationaliste, l’autre
sincèrement pacifiste, la critique de l’idée de souveraineté d’Etat et un plaidoyer pour les
États-Unis d’Europe, la nécessaire prise de conscience que le système politique et
économique actuel conduit à la guerre et qu’un rapprochement des seuls intellectuels et
artistes n’est pas suffisant pour empêcher la guerre, le développement de l’apprentissage
de la langue de l’autre, ainsi que l’échange de jeunes et les voyages….1211
Il est établi que Tucholsky aurait également prononcé un discours dans le cadre du
« Groupe d’information sur les pays étrangers », fondé par les jeunes normaliens Georges
Friedmann, Henri Jourdan et Robert Minder en 1923 à l’École normale supérieure. Ce
groupe, qui se défiait du nationalisme d’après-guerre de la génération de leurs pères, a
invité pendant trois ans des écrivains de langue allemande à venir donner des conférences
et il aurait par ailleurs établi des contacts avec des universitaires allemands1212. Il a existé
jusqu’en 1933, il ne rassemblait pas plus d’une douzaine d’étudiants en moyenne, parmi

1206 Ibid., p. 340-341.


1207 Lettre à Kate Kühl du 11.02.1926, in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 159.
1208 BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 58-59.
1209 Ce journal bi-mensuel est paru jusqu’en 1939-1940. Il proposait des articles de journalistes,

écrivains, scientifiques, hommes politiques et francs-maçons du monde entier. Parmi les auteurs allemands
ayant publié au cours des deux premières années figurent notamment F.W. Foerster, Hermann Keyserling,
Ludwig Quidde, Heinrich Simon, Gustav Stresemann. In : TUCHOLSKY, Gesamtausgabe, op. cit., tome 8,
Kommentar 20A p. 609 sq.
1210 Ce texte est reproduit dans l’édition complète des œuvres de Tucholsky : TUCHOLSKY,

Gesamtausgabe, op.cit., tome 8, p. 65-71. Selon Hans-Detlef Mebes, il s’agit probablement d’un discours
prononcé dans une loge maçonnique et reproduit dans ce journal pacifiste. Les contacts entre ces deux
milieux étaient alors fréquents. In : « Tucholsky, die Freimaurer und der europäische Gedanke », Rundbrief
décembre 2017, Kurt-Tucholsky-Gesellschaft, p. 47.
1211 Pour plus de détails, voir BURROWS, op. cit., p. 60-62.
1212 Dominique BOSQUELLE, « La Maison académique française à Berlin ». In : Échanges culturels et

relations diplomatiques : Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar [en ligne]. Paris
: Presses Sorbonne Nouvelle, 2005 (généré le 19 avril 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org.lama.univ-amu.fr/psn/2813>. ISBN : 9782878548068.
279
lesquels des jeunes intellectuels, des futurs résistants et des acteurs des relations franco-
allemandes (Raymond Aron, Pierre Brossolette, Jean Prévost, Vladimir Jankélévitch, Jean
Cavaillès…). Il était soutenu par les professeurs germanistes Henri Lichtenberger et
Charles Andler et le bibliothécaire de l’ENS Lucien Herr. Parmi les personnalités qui ont
été invitées à des lectures ou discussions, Tucholsky figure au côté de Emil Ludwig,
Thomas Mann, Heinrich Mann, Hugo von Hofmannsthal, Walter Mehring, le romaniste
Ernst Robert Curtius et le sociologue Arnold Bergsträsser1213.
Paradoxalement, l’un des cercles relationels de Tucholsky le plus documenté est lié à
la franc-maçonnerie. Il n’est pas certain que cela réflète une fréquentation plus assidue de
ce milieu plutôt que de ceux que nous venons d’évoquer. Il semble qu’il s’est simplement
trouvé davantage de preuves matérielles de ces activités.
Tucholsky n’est initié à la franc-maçonnerie qu’à la veille de son départ pour la France.
Le 24 mars 1924 il intègre la loge « Zur Morgenröte » à Berlin, alors qu’il part dès la fin de
la première semaine d’avril pour Paris. Ceci n’est pas le fruit du hasard. Tucholsky en
attend entre autres choses une aide pour intégrer certains milieux parisiens. L’un de ses
anciens collègues à la banque Simon & Co s’est porté garant pour son entrée à la loge
berlinoise et il lui a rédigé plusieurs lettres de recommandations pour son arrivée à
Paris1214. Cette loge berlinoise qui fait partie de la fédération Freimaurerbund zur
aufgehenden Sonne (FZAS) est relativement isolée en Allemagne, mais elle possède
l’avantage d’être la seule à entretenir des relations fraternelles avec le Grand Orient de
France. Qui plus est, elle est la seule grande loge allemande à avoir adopté une position
résolumment pacifiste et cosmopolite depuis le traité de Versailles1215.
Tucholsky considère la France comme « l’un des pays classiques de la Franc-
maçonnerie » et il oppose sur ce plan également la France et l’Allemagne. Dans un article
d’octobre 1924, il met en garde les Français contre l’inconséquence de la politique du
ministre des Affaires étrangères Stresemann. Selon le journaliste, les Français seraient
enclins à lui porter crédit du fait de sa récente entrée dans la franc-maçonnerie, ce qui
serait méconnaître le caractère rétrograde de la plupart des loges allemandes :

Sein Freimaurertum aber wäre zuallerletzt geeignet, ihn zu einem guten Republikaner in
französischem Sinne zu stempeln. Diese internen Wohltätigkeitsvereinigungen wie
Stresemanns Loge Friedrichs des Großen sind ausgesprochen reaktionär. (…)
Die sehr ernsthafte Freimaurerbewegung in Frankreich ist mit der deutschen, wie sie die
Landeslogen repräsentieren, überhaupt nicht zu vergleichen. Alle an das Freimaurertum
Stresemanns etwa geknüpften Hoffnungen wären, seiner Person und der Sache wegen, völlig
unangebracht. Drüben, bei den Franzosen, geistig hochstehende Vereinigungen von Männern,
die ihre Gesinnung bei jeder Gelegenheit – vor allem aber in der Politik – in die Tat umsetzen.
Als man vor der Marne-Schlacht im Jahre 1914 in Frankreich die Militärdiktatur erwog,
wurden die Republikaner ängstlich: wenn nun solch ein Diktator eines Tages Republik

1213BOCK, Topographie deutscher Kulturvertretung im Paris des 20. Jahrhunderts, op. cit., p. 25.
1214HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische…, op. cit., p. 256.
1215 Hans-Detlef MEBES, « “TRÈS CHER VÉNÉRABLE MAÎTRE”. Vier kommentierte Masonica-

Autographen und ein Vortragsbeleg », in : http://www.xn--tucholsky-bltter-6nb.de/Text-


Archiv/Mebes_Tres_Cher/mebes_tres_cher.html
280
Republik sein ließe ... ? Der Name eines Offiziers wurde damals nur deshalb überall mit
Vertrauen aufgenommen, weil er Maurer war – so fest ist das Vertrauen dieser Kreise in ihre
Mitglieder in praktischen Fragen und grade in praktischen Fragen. Hüben, bei den Deutschen,
eine lendenlahme Vereinsmeierei mit verblasenen Überbleibseln alter Ideologien, die zu
nichts verpflichten, Herrn Stresemann nicht und auch sonst keinen. Die Redensart: »Das sind
die richtigen Brüder!« bekommt hier einen ungeahnten Sinn1216.

L’affirmation de Tucholsky selon laquelle la France est un pays de tradition


maçonnique nécessite quelques nuances et précisions. La franc-maçonnerie moderne est
née en 1717 en Grande-Bretagne, les premières loges se constituent en France environ
dix ans plus tard et après une première fédération en obédience, le Grand Orient de France
voit le jour en 1773. Il compte alors essentiellement des nobles et des grands bourgeois.
Affaiblie à l’issue de la période révolutionnaire, la franc-maçonnerie connaît ensuite des
périodes de croissance et de recul de ses effectifs sous l’effet des changements de régime.
Son évolution sociologique à partir de la monarchie de Juillet, avec l’ouverture à la
moyenne bourgeoisie, entraîne un changement dans son rapport au pouvoir et l’adhésion
aux valeurs républicaines. Avant même l’avènement de la IIIe République, la franc-
maçonnerie est à dominante républicaine et laïque, et le Grand Orient peut être considéré
comme un « groupe d’intérêt républicain » à partir de 18701217. Cependant, ceci ne doit
pas faire oublier que la grande loge est relativement isolée au sein de l’Ordre maçonnique
international, plus traditionnaliste et spiritualiste. La maçonnerie dans les pays anglo-
saxons, associée à la religion chrétienne, est davantage tournée vers la sociabilité et la
bienfaisance, alors qu’en France elle s’est détournée des questions métaphysiques pour
traiter de sujets sociétaux et humains1218. En Allemagne, l’apparition de la franc-
maçonnerie n’est guère plus tardive qu’en France, mais elle évolue différemment. Au
XVIIIe siècle, elle accueille des représentants de l’élite intellectuelle, tels Lessing, Goethe
et Fichte notamment. Elle est nourrie à la fois de la pensée rationaliste et idéaliste, mais
aussi du romantisme et de l’illuminisme. Elle est, par ailleurs, dans sa grande majorité, à
dominante chrétienne, raison pour laquelle, elle est largement opposée à l’admission des
Juifs. Au siècle suivant, les loges s’ouvrent quelque peu aux Juifs dans les années 1840,
mais ce libéralisme est de courte durée. Avec l’unification de 1871 et celle, qui s’ensuit, de
la franc-maçonnerie allemande, l’antisémitisme qui explose dans la société n’épargne pas

1216 TUCHOLSKY, « Der erste Händedruck », in : https://www.textlog.de/tucholsky-der-


haendedruck.html
1217 La constitution qui régit le fonctionnement du Grand Orient de France est éclairante sur ces

principes. Son article premier était ainsi formulé en 1877 : « La Franc-Maçonnerie, institution
essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité,
l'étude de la morale universelle, des sciences et des arts et l'exercice de la bienfaisance. Elle a pour principes
la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine. Elle n'exclut personne pour ses croyances. Elle a
pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité. » Article qui sera modifié par la suite et mentionnera l’attachement
à la laïcité. In : Alain BAUER, Pierre MOLLIER, chapitre « Du Second Empire à la iiie République », Le Grand
Orient de France, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2012, p. 42-54. URL :
https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/le-grand-orient-de-france--9782130588665-page-42.htm
1218 Vincent BOREL, chapitre 9 « La « République maçonne » ? », in : Marc Olivier BARUCH

(dir.), Serviteurs de l'État, La Découverte, Paris, 2000, p. 155-165. DOI : 10.3917/dec.baruc.2000.01.0155.


URL : https://www.cairn.info/serviteurs-de-l-etat--9782707133694-page-155.htm
281
les loges1219. La maçonnerie prussienne, qui constitue 80 % de la maçonnerie allemande
et sa frange la plus conservatrice, accuse, au lendemain de la défaite de 1918, les
maçonneries européennes d’être responsable du déclenchement du conflit et refuse de
renouer le dialogue1220.
Aussi pour en revenir aux propos de Tucholsky, la France est, il est vrai, une terre
ancienne et donc classique en ce sens de la franc-maçonnerie, mais elle possède une
tradition bien spécifique en revanche. Tucholsky partage sans aucun doute ces valeurs de
fraternité, de liberté et d’universalité, issues de la Révolution française pour partie, ainsi
que la dimension laïque, voire anti-clérirale qui existe dans les loges françaises et dont il
se fait l’écho dans l’article sur Stresemann1221. Qui plus est, la franc-maçonnerie est très
présente au sein de l’appareil d’Etat et du Parlement tout au long de la IIIe République.
Même si son rôle est moins actif dans l’entre-deux-guerres, le Grand Orient sert toujours
de « laboratoire législatif » et de lien entre les partis de gauche au sein desquels se
recrutent l’essentiel des frères1222. Aussi le médiateur qu’est Tucholsky recherche pour
l’ensemble de ces raisons le contact de ces cercles d’influence.
Pour ce qui est de son initiation maçonnique, elle est très rapide. D’apprenti, le
journaliste passe à compagnon en à peine quelques mois, sans doute pour lui permettre,
en accord avec sa loge berlinoise, de prendre part en France aux séances réservées à ce
grade. Peu de temps après son installation à Paris, il participe le 14 avril 1924 en tant que
“Frère Visiteur” à une séance de la loge « l’Effort », dont le vénérable maître, François-
Adrien Juvanon, s’était rendu en 1923 à la loge berlinoise « Zur Morgenröte », où il avait
été élu membre d’honneur1223. Tucholsky demande par la suite à entrer dans la loge
L’Effort le 13 février 1925, ainsi que, peu de temps après, le 3 mars, dans la loge « Les
Zélés philanthrophes », dont le pacifisme plus prononcé correspond sans doute davantage
à ses propres convictions. Il est admis respectivement les 23 juin et 16 juin de cette même
année dans les deux loges1224. Il semblerait qu’il ait plus fréquemment participé aux
séances des Zélés philanthrophes, mais il est difficile d’établir avec certitude sa présence

1219 Jean-Philippe SCHREIBER, « Juifs et franc-maçonnerie au XIXe siècle. Un état de la

question », Archives Juives, 2010/2 (Vol. 43), p. 30-48. DOI : 10.3917/aj.432.0030. URL : https://www-cairn-
info.lama.univ-amu.fr/revue-archives-juives1-2010-2-page-30.htm
1220 Didier LE MASSON, « La dérive de la franc-maçonnerie allemande », La chaîne d'union, 2010/3 (N°

53), p. 54-64. DOI : 10.3917/cdu.053.0054. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-la-


chaine-d-union-2010-3-page-54.htm
1221 TUCHOLSKY, « Der erste Händedruck », in : https://www.textlog.de/tucholsky-der-
haendedruck.html : « Denn es gibt in Frankreich, einem der klassischen Länder der Freimaurerei, genug
Leute, für die der Klerikale der unbedingte Feind ist. (Wilhelm Feldmann hat in der »Vossischen Zeitung«
erst jüngst treffend darauf hingewiesen.) Wie Frankreich seine Klerikalen beurteilt, müssen wir ihm
überlassen. » Si dans cet article-ci, Tucholsky n’attaque pas l’Église catholique, il est nettement plus critique
dans Ein Pyrenänebuch, notamment, comme nous avons pu le voir.
1222 BOREL, chapitre 9 « La « République maçonne » ? », in : Marc Olivier BARUCH (dir.), Serviteurs de

l'État, Paris, La Découverte, 2000, p. 155-165. DOI : 10.3917/dec.baruc.2000.01.0155. URL :


https://www.cairn.info/serviteurs-de-l-etat--9782707133694-page-155.htm
1223 MEBES, « “TRÈS CHER VÉNÉRABLE MAÎTRE”. Vier kommentierte Masonica-Autographen und ein

Vortragsbeleg », in : http://www.xn--tucholsky-bltter-6nb.de/Text-
Archiv/Mebes_Tres_Cher/mebes_tres_cher.html
1224 Ibid.

282
car les comptes-rendus de séances ne mentionnent que les intervenants, ainsi que les
frères excusés, mais pas toujours ceux qui sont présents sans prendre la parole. On sait
avec certitude qu’il a assisté à au moins douze séances des Zélés philanthrophes et six de
L’Effort, ce qui ne semble pas significatif à première vue. Néanmoins, il ressort que son
implication au sein des loges françaises ait surtout été le fait des premières années de son
séjour. La mort de Jacobsohn signifiant sur ce plan également une interruption quasi
définitive de son implication dans la franc-maçonnerie. Le journaliste reste en contact
avec les loges par la suite – même après son départ de France –, mais il n’assiste qu’à très
peu de séances malgré un regain d’intérêt en 1928. Aussi, on peut considérer que son
désir de s’impliquer a été réel dans un premier temps, mais ses soucis personnels par la
suite et ses déplacements incessants entre la France, l’Allemagne, le Danemark et la Suède
à partir de 1927 l’ont empêché de prendre une part plus active au sein des deux loges
parisiennes1225.
Néanmoins, cette expérience en France a constitué une source importante de
connaissance de la société française et d’inspiration pour ses articles parus en Allemagne.
En effet, si l’on se réfère aux sujets sociaux-politiques discutés dans les loges du Grand
Orient, on retrouve de très nombreux thèmes traités ou ne serait-ce qu’abordés parfois
par Tucholsky dans ses articles : le capitalisme, le système éducatif français, le fascisme,
la guerre au Maroc et les colonies françaises, la dimension militaire du 14 juillet, la
corruption et la médiocre qualité d’une partie de la presse française, le système
parlementaire français et ses faiblesses, le pacifisme…1226. Le lien entre ces séances
maçonniques et les articles du journaliste semble se vérifier dès les premières
publications. En effet l’article « Paris », écrit d’après les dires du journaliste cinq semaines
après son arrivée, traite notamment du coût élevé de la vie et du logement en
particulier1227, or il s’agit du sujet de discussion retenu par le Grand Orient de France pour
l’année 1923-19241228. De même, Tucholsky aurait été assez proche de Juvanon les
premières années de son séjour parisien, ce qui aurait pu lui fournir matière à penser.
Celui-ci a été brièvement Gouverneur de Guyane en 1927 où il a découvert avec
indignation les conditions de détentions des prisonniers du bagne1229. Dans un article sur

1225 BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 73-74.


1226 Ibid., p. 76.
1227 « Das Leben ist nicht billig. Das Schlagwort ‚La vie chère‘, das in der Wahlbewegung eine so große

Rolle gespielt hat, ist berechtigt [ ... ]. Am teuersten ist die Miete; es gibt viele Budgets, in dem sie ein Drittel
der Ausgaben ausmacht. Schuld daran ist zur Zeit neben der Wohnungsnot wohl die Spekulation auf die
Zureisenden zu den Olympischen Spielen. » IN : TUCHOLSKY, « Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 379.
1228 Mebes en tire la conclusion que Tucholsky aurait pu écouter des débats sur le sujet dans une loge

parisienne en tant qu’invité. In : MEBES, « “TRÈS CHER VÉNÉRABLE MAÎTRE”. Vier kommentierte
Masonica-Autographen und ein Vortragsbeleg », in : http://www.xn--tucholsky-bltter-6nb.de/Text-
Archiv/Mebes_Tres_Cher/mebes_tres_cher.html. Il cite également plusieurs références explicites ou
implicites à la franc-maçonnerie dans les articles et la correspondance de Tucholsky dans : MEBES,
« Freimaurerische Bezüge in Tucholskys Texten und Briefen », http://www.xn--tucholsky-bltter-
6nb.de/Text-Archiv/Mebes_Freimaurer/mebes_freimaurer.html
1229 Juvanon en donne un témoignage dans : Mireille MAROGER, Bagne, Paris, Éditions Denoël, 1937.

Édition numérisée : https://issuu.com/scduag/docs/fra12342/222 , p. 218-224. Il s’exprime également sur


le sujet dans la préface qu’il signe à : Louis ROUSSEAU, Un médecin au bagne, Paris, Armand Fleury, 1930.
283
la prostitution de femmes françaises en Argentine1230, Tucholsky fait une allusion
masquée à Juvanon qui lui aurait parlé des détenus du bagne guyanais :

Da sind Flüchtlinge aus Guayana dabei, die sich hier rehabilitieren wollen. Rehabilitieren;
indem sie eben auf diese Weise Geld verdienen. Guayana . . . das ist eines der dunkelsten
französischen Kapitel. Ich habe dem jetzigen Generalgouverneur des Landes sehr nahe
gestanden, als er noch in Paris lebte – er ist einer der edelsten und reinsten Franzosen, mit
denen ich umgehen durfte. Was er tun kann, um das Geschick dieser Unglücklichen zu
erleichtern, wird er tun – aber was kann er tun? Das Prinzip ist irrsinnig (…)1231

Par ailleurs, ces rencontres maçonniques ont été l’occasion pour lui d’exposer son point
de vue sur l’Allemagne et sur les relations franco-allemandes. Tucholsky a lui-même tenu
plusieurs discours, dont il ne reste pour la plupart que la trace des titres1232, mais ceux-ci
donnent des informations assez claires quant au contenu. Le journaliste est intervenu
dans les deux loges dont il était membre, mais aussi dans d’autres, affiliées pour la plupart
au Grand Orient et quelques-unes à la Grande Loge de France, obédience proche de la
tradition anglo-saxonne1233. En 1924, il prononce un discours peu après son arrivée en
France : « Les échanges d’enfants entre familles allemandes et françaises. » En 1925, il
intervient à dix reprises, dont parfois sur le même sujet, dans des loges différentes : « La
carrière de votre fils - soldat inconnu » (deux fois), « France-Allemagne, le nécessaire
rapprochement », « La jeunesse actuelle en Allemagne », « Que veut l’Allemagne ? », « La
jeunesse allemande » (deux fois), « La situation en Allemagne par rapport à la France »,
« Le rapprochement intellectuel franco-allemand » et il s’exprime sur les frais et
demandes de visa des délégués frères allemands de la FZAS à l’occasion de la conférence
pour la paix en septembre à Paris. En 1926, il intervient six fois sur les thème suivants :
« Lourdes - point de vue psychologique, physiologique et philosophique » (intervention
commune avec deux autres intervenants), « Le rapprochement franco-allemand » (en tant
que coréférent), « L'âme de l’Allemagne ; l’Allemagne que nous devons aimer », « Lourdes
et ses mystères » (de nouveau avec les mêmes deux intervenants précédents), « Le vrai et
le faux pacifisme » et il prend part à un débat sur les États-Unis d’Europe, l’objection de
conscience, la guerre chimique. En 1927, il n’intervient qu’une fois sur « Les conditions du
Rapprochement Franco-Allemand ». En 1928, il donne trois interventions : « Vers les

Bien que ces ouvrages soient postérieurs aux articles de Tucholsky critiquant le bagne, il est fort probable
qu’il y ait eu des échanges entre Tucholsky et Juvanon à ce sujet.
1230 TUCHOLSKY, « Mädchenhandel in Buenos Aires », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 246. Ce trafic

humain a été révélé par un livre d’Albert Londres qui a connu un grand retentissement et qui est le point de
départ de l’article de Tucholsky : Albert LONDRES, Le chemin de Buenos Aires. La traite des blanches, Paris,
Albin Michel, 1927.
1231 Ibid., p. 248.
1232 Les titres de ses interventions proviennent soit de sa carte de membre des loges, soit du compte-

rendu des séances des loges ou du Bulletin des Loges de la Région parisienne. Il semblerait que les cartes
de membre ne mentionnent pas tous les discours prononcés. In : BURROWS, Tucholsky and France, op. cit.,
p. 81-82.
1233 Pour le détail des dates des interventions, des loges et leurs affiliation aux deux obédiences, voir :

MEBES, « Freimaurerische Bezüge in Tucholskys Texten und Briefen », in : http://www.xn--tucholsky-


bltter-6nb.de/Text-Archiv/Mebes_Freimaurer/mebes_freimaurer.html
284
États-Unis d’Europe et le rapprochement franco-allemand » (en tant que coréférent), « La
méthode allemande. Esprit allemand. Constitution. L’organisation » et il rapporte aussi
son entretien avec Poincaré. Ces quelques titres donnent bien un aperçu de la teneur des
discours. Ils concernaient pour la plupart les relations franco-allemandes, certains ne
portaient que sur l’Allemagne et devaient fournir une présentation du pays et des
mentalités. Quelques discours enfin concernent en un sens l’expérience personnelle de
Tucholsky (Poincaré et Lourdes), mais il est possible là aussi que l’angle d’analyse retenu,
à l’instar de l’article sur l’entretien avec Poincaré, ait été franco-allemand1234.
Enfin, l’un de ces discours, « La carrière de votre fils – soldat inconnu », a été
intégralement retranscrit dans le compte-rendu de la séance du 13 février 1925 des Zélés
philanthrophes.1235 Il est intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’il reprend
dans l’ensemble les arguments développés dans les articles destinés à la presse
allemande. Toute l’intervention repose sur l’idée que les peuples des deux pays ne se
connaissent pas, ce qui est dangereux pour la paix en Europe. Partant de ce constat,
Tucholsky affirme vouloir donner à ses frères une idée de l’état d’esprit qui règne dans
son pays. Il dépeint une Allemagne profondément clivée aussi bien sur le plan
géographique que politique, économique et social. Ceci se traduirait par l’existence de
« milieux » qui correspondraient à des groupes sociaux et des mentalités distinctes. Cette
dénomination et cette description de la société weimarienne n’est pas sans rappeler le
concept du même nom du sociologue Mario Rainer Lepsius, repris par les historiens de
Weimar1236. Du fait de cette division de la société allemande, il serait difficile pour un
étranger de se faire une vision d’ensemble des mentalités allemandes.
Outre la sociologie de son pays, Tucholsky brosse un bilan de la crise économique et
politique qui a suivi ce que l’on aurait le tort d’appeler la « révolution allemande » et qui
ne serait qu’un simple changement de régime selon lui. Les dirigeants socialistes de la

1234 Dans son article sur la rencontre avec Poincaré, le journaliste présente d’abord Poincaré qui incarne

selon lui la France, puis il tire une conclusion sur ce que cet homme représente pour l’avenir des relations
franco-allemandes. Rien de moins qu’une nouvelle ère de coopération : « Mit diesem Staatsmann kann
Deutschland heute verhandeln. (…) Der Mann am Schreibtisch erhebt sich. Die äußerste Delikatesse, mit der
er die deutsche Innenpolitik betrachtet; die objektive Neutralität, zu der sich dieser stets entflammbare
Wille zwingt; das Stück Geschichte, das von ihm ausstrahlt: sie sind, mit dem unbedingten Vertrauen, das
dieser Mann heute in Frankreich mit Recht genießt, der Anfang einer neuen politischen Epoche zur
gedeihlichen Zusammenarbeit der beiden benachbarten Völker. » TUCHOLSKY, « Poincaré spricht »,
https://www.textlog.de/tucholsky-poincare-spricht.html
1235 « La carrière de votre fils », texte reproduit par Burrows (BURROWS, Tucholsky and France, op. cit.,

p. 245-249) et consultable en annexe p. 355.


1236 Le sociologue distingue quatre milieux (« sozialmoralische Milieus ») qui traduisent des cultures

politiques et orientent les votes sous l’empire et la République de Weimar. Il s’agit des milieux conservateur,
libéral, social-democrate et catholique. Il les définit ainsi : « soziale Einheiten, die durch eine Koinzidenz
mehrerer Strukturdimensionen wie Religion, regionale Tradition, wirtschaftliche Lage, kulturelle
Orientierung, schichtspezifische Zusammensetzung der intermediären Gruppen gebildet werden. Das
Milieu ist ein sozio-kulturelles Gebilde, das durch eine spezifische Zuordnung solcher Dimensionen auf
einen bestimmten Bevölkerungsteil charakterisiert wird. » In : LEPSIUS, Demokratie in Deutschland:
soziologisch-historische Konstellationsanalysen. Ausgewählte Aufsätze von M. Rainer Lepsius, Vandenhoeck &
Ruprecht, Göttingen, 1993, p. 38. On retrouve ce concept de milieu notamment dans un des ouvrages
historiques de référence sur Weimar : PEUKERT, Die Weimarer Republik. Krisenjahre der klassischen
Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkampf, 1987.
285
république sont critiqués pour leur obsession du communisme, « un danger bolchéviste
purement illusoire », qui les pousse à s’appuyer sur l’un des piliers réactionnaires de
l’ancien régime, l’armée. Il critique également les parlementaires de gauche car ils
n’auraient pas le courage de s’opposer aux tenants de la réaction qui prépareraient une
nouvelle guerre. Il revient également sur le culte de l’autorité et plus particulièrement de
l’institution militaire en Allemagne, très prégnant dans les mentalités et qui contribue au
rejet de la démocratie. Il insiste sur le faible poids de la cause pacifiste au sein de
l’ensemble du paysage politique. Puis son discours se termine par des propositions pour
« opérer un rapprochement franco-allemand ». Là aussi, il reprend une argumentation
déjà employée envers les lecteurs allemands : comprendre l’autre à travers les voyages et
la lecture d’auteurs étrangers, renoncer au principe « anachronique » et dangereux de
souveraineté afin de créer des « États-Unis d’Europe ».
Néanmoins, ce discours est également intéressant pour les quelques nuances qu’on y
distingue dans l’argumentaire habituel. Ainsi lorsque Tucholsky décrit la méconnaissance
mutuelle des deux peuples, il fait une comparaison à l’avantage des Français. Ici ce sont
les Français qui seraient désireux de connaître la nation voisine, mais qui n’en auraient
guère les moyens et les Allemands qui n’en auraient majoritairement pas l’envie, en
particulier les milieux privilégiés, malgré leur accès à l’information. Ceux-ci seraient
même décrits comme « hostiles » à la France. Si Tucholsky souligne de façon récurrente
dans ses articles le caractère pacifiste des Français, il sous-entend aussi très fréquemment
leur manque de curiosité envers ce qui est étranger et à l’inverse, comme nous l’avons vu,
il évoque une tradition altruiste présente chez une partie de ses compatriotes. Sans doute
faut-il voir dans cette présentation des choses une question de tact. Tucholsky ne souhaite
pas froisser son auditoire et il lui importe au contraire d’accentuer sa mise en garde à
l’égard du danger allemand. Ceci contredit quelque peu son propos liminaire quand il
affirme à ses frères français qu’il leur parlera « en toute franchise ».
On peut également relever une remarque au sujet de l’orientation pacifiste et
francophile des régions rhénanes. Tucholsky l’explique entre autres choses par les
intérêts économiques en jeu, allant même jusqu’à déclarer « souhaitable, sinon
indispensable » une « collaboration entre les industries françaises et les industries
allemandes »1237. Outre le fait qu’il préfigure ainsi les premiers pas de la construction
européenne, il se permet d’émettre une opinion qu’il n’a pas pour habitude de proposer à
ses lecteurs allemands. Et pour cause. Elle pourrait braquer éventuellement une partie de
son lectorat et lui attirer les foudres des nationalistes. On voit bien ici comment Tucholsky
adapte son discours en fonction du destinataire1238.

1237 « La carrière de votre fils », en annexe p. 355.


1238 Olaf Müller qui s’est intéressé à la manière dont Tucholsky s’engage pour la cause pacifiste en
France, fait le même constat : « Die Aufgabe des deutschen Berichterstatters in Frankreich ist deshalb eine
doppelte : In seiner Heimat muss er in immer neuen Variationen die Botschaft vom friedfertigen Frankreich
verbreiten, sein Gastland muss er vor einem zu harmlosen Deutschlandbild bewahren. Tucholskys
gleichzeitige Privatäuβerungen, wie sie im Briefwechsel überliefert sind, zeigen, dass er von diesem
schablonenhaften Bild, zumindest was Frankreich betrifft, keineswegs überzeugt war, dass er es aber für
politisch geboten hielt, sich öffentlich in dieser Weise zu äuβern. » O. MÜLLER, « ‘Au-dessus de la mêlée’
286
Enfin, on apprend également à travers cette retranscription de discours un élément
nouveau. Tucholsky révèle qu’avant son départ d’Allemagne il se serait fait conseiller la
prudence lors de ses discussions avec les Français, hormis dans les milieux maçonniques
dans lesquels il pourrait parler librement. Il ne précise pas d’où lui serait venu ce conseil,
mais il est le plus probable que ses frères de loge berlinoise en soient à l’origine. Ce
préambule révèle à quel point la situation est encore tendue entre les deux pays. Il est une
manière pour Tucholsky de se gagner les bonnes grâces de son auditoire français et en
cela il relève aussi de la stratégie de médiateur.
Venons-en désormais au choix que fait Tucholsky de s’adresser aux Français
notamment par ce biais des loges maçonniques et plus largement par celui des cercles
d’influence.
À la question de savoir pourquoi le journaliste n’a pas publié en français, la réponse
semble être qu’il n’arrivait pas à se résoudre à écrire dans une langue qu’il ne maîtrisait
pas parfaitement1239. Cette attitude fait écho à Lion Feutwanger, qui en exil aux États-Unis
en 1943, affirmait qu’il est impossible de créer dans une langue autre que sa langue
maternelle sans aboutir à un résultat décevant qui ne serait qu’une traduction, autrement
dit une langue restant étrangère. Michaela Enderle-Ristori considère que cette vision est
révélatrice d’une forme d’ethnocentrisme latent car Feutwanger pense en terme de
hiérarchie des langues, de perte, au lieu de considérer les potentialités d’une telle
démarche, pouvant mener à un enrichissement culturel, une écriture métissée, le « third
space » de H. K. Bhabha (The location of culture)1240. En ce qui concerne Tucholsky, il est
vrai qu’il reste prisonnier d’une vision essentialiste des cultures, malgré son projet de
médiation et malgré son recours fréquent à la langue française. Ses remarques sur « l’âme
d’un peuple », sur la traduction et la transposition d’auteurs français en témoignent. On
peut comprendre l’autre, le traduire, mais on ne pensera, on ne sentira jamais comme lui,
semble-t-il considérer. Tucholsky, non plus, ne pense pas l’hybridation culturelle. Il tient
l’altérité à distance.
Par ailleurs, Tucholsky a exprimé également sa répugnance à expliquer l’Allemagne aux
Français, par crainte de ne pas se sentir assez expert sur certains sujets1241. Il y aurait bien

Tucholsky und der französische Pazifismus », in : GREIS, KING (dir.), Der Antimilitarist und …, op. cit., 2008,
p. 124.
1239 « Ich werde nie in einer andern Sprache schreiben können, und die Versuche, die jetzt in Paris

gemacht werden, sind tapfer, aber belanglos. Von Ausnahmen abgesehn (Chamisso, Conrad, Green) geht das
ja nicht. Also ich werde nie als alten Franzosen gerieren. » Lettre du 12.07.1933 à Walter Hasenclever, in :
TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., p. 263.
1240 Michaela ENDERLE-RISTORI, « L'Autre Allemagne » face au défi culturel de la traduction Trois

figures exemplaires : H. Mann, A. Döblin et E. E. Noth », Études Germaniques, 2008/4 (n° 252), p. 791-807.
DOI : 10.3917/eger.252.0791. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2008-4-page-
791.htm
1241 Lettre à Mary du 01.07.1924 : « Ich habe so richtig kalkuliert : gestern habe ich mit einem Redakteur

vom Figaro gesprochen – Du glaubst nicht, wie heilfroh ich bin, so vorsichtig und über iele Sachen trotz aller
Quängelein von verschiedenen Seiten nichts geschrieben zu haben. Ich weiß ja nichts. Es wäre
ja eine Frechheit, über deutsche Literatur zu schreiben, und Hauptmann wenig, Georg Kaiser gar nicht
und und Heinrich Mann bruchstückweise zu kennen – von der Klassik zu schweigen. Nein, ich tue es nicht –
287
eu malgré tout des projets en ce sens1242, et il ressort de quelques lettres et articles qu’il
entretenait des contacts avec certains journalistes et journaux français, mais que ces
projets de parution n’ont pas abouti1243.
On pourrait parvenir à la conclusion et objecter qu’il existe une certaine contradiction
dans le fait de s’adresser à des cercles de pouvoir en France, alors que dans ses articles,
Tucholsky affirme que la paix et le rapprochement franco-allemand ne peuvent advenir
par la seule action des élites. Sur ce point, on peut avancer deux arguments. D’une part,
Tucholsky considérait la France comme le pays où tout se joue à travers les relations
personnelles. Il l’a assez souvent écrit. D’autre part, il espérait peut-être que les loges
maçonniques en particulier constituent un relais de son message de médiateur vers un
large pan de la société française. En effet, à l’époque la grande majorité des loges du Grand
Orient de France était constituée de membres exerçant des professions variées et issue
de la petite et moyenne bourgeoisie1244, ce qui explique aussi peut-être en partie le
portrait par Tucholsky d’une France bourgeoise.
Si Tucholsky choisit d’écrire aux Allemands et de parler aux Français 1245 dans une
volonté altruiste de médiation franco-allemande, il est cependant une dimension
doublement personnelle dans sa médiation.

und lerne erst. Was sehr lange dauert – zehn Jahre zu spät. » In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., p.
475.
1242 Dans une lettre du 24 juin 1924, Jacobsohn conseille Tucholsky sur la manière d’envisager une

collaboration avec la revue Europe : « Derselbe Artikel bei mir wie in einem französischen Blatt : das wird
wohl nicht gehen. Das hieße: mit einem Primaner und einem Sextaner dasselbe Pensum traktieren. Aber
gern will ich Deinen Entwurf für Europe durchsehen. Honorar für Artikel über Deutschland in einem
französischen Blatt würd ich an Deiner Stelle grundsätzlich nicht nehmen. Wenn dann der Inhalt ans 8 Uhr
Abendblatt – das übrigens Hollaendern sein Gehalt für die nächste Saison verdoppelt hat –
telegraphiert wird und dort auf der ersten Seite erscheint, weil Du die Mitarbeit abgelehnt hast, ist es doch
besser, sagen zu können, daß man dort aus ideellen Gründen mittut. » In : BURROWS, Tucholsky and France,
op. cit., p. 49.
1243 Pour plus de détails sur ses contacts avec les milieux journalistiques en France, voir BURROWS,

Tucholsky and France, op. cit., p. 49-55.


1244 Si les artisans et commerçants étaient majoritaires, les dirigeants se recrutaient parmi les juristes,

journalistes, professeurs et médecins, ainsi que parfois des hommes d'affaires, ingénieurs, et quelques
fonctionnaires. In : Pierre CHEVALIER, Histoire de la Franc-Maçonnerie française. La Maçonnerie : Église de
la République (1877 - 1944), Paris, Fayard, 2014, p. 10.
1245 Si le vecteur de l’oralité est principalement réservé aux Français, Tucholsky donne néanmoins

plusieurs conférences en 1929 en Allemagne. Il tient à Hambourg un discours sur la France dans une loge
maçonnique, ainsi que sur « la France d’aujourd’hui » sur invitation de la « Kunstgesellschaft ». A Berlin, lors
d’un rassemblement de la Deutsche Liga für Menschenrechte, il évoque « L’Allemagne et la France ». Il fait par
ailleurs plusieurs lectures publiques de ses textes dans diverses villes d’Allemagne et à la radio. In : HEPP, Kurt
Tucholsky. Biographique…, op. cit., p. 558.
288
4.2. Une dimension personnelle
4.2.1. Tucholsky derrière la chronique franco-allemande
L’ambivalence de la médiation de Tucholsky ne provient pas seulement de sa stratégie
d’écriture envers les Allemands, ni de son mode d’intervention auprès des Français,
essentiellement oralisé, et qui, tous deux, touchent une minorité de personnes. Elle tient
également au fait que ce voyage en France et les actions mises en place en vue d’un
rapprochement franco-allemand sont l’expression d’une personnalité elle-même
équivoque. Tucholsky ne veut pas seulement sauver la paix en Europe, il veut également
se sauver lui-même de ses propres démons. Notre étude porte sur un corpus
journalistique et littéraire, il n’est donc pas question de rentrer dans une analyse
psychologisante. Néanmoins, toutes les biographies consacrées au journaliste soulignent
sa tendance à la mélancolie dès son plus jeune âge, avant même l’aggravation de la
situation politique en Allemagne. De plus, la recherche sur la médiation comporte
nécessairement une part d’étude biographique ; aussi nous contenterons nous de mettre
en évidence certains aspects de la personnalité de Tucholsky qui ont eu un impact sur son
séjour en France. Dans la mesure où son action envers les Français n’est que peu
reconstructible, faute de sources, nous appuyerons notre analyse uniquement sur ses
chroniques franco-allemandes.
Raddatz résume bien les contradictions de cet être tourmenté, parlant « d’un
combattant qui ne croit pas à la victoire »1246, qui écrit tout autant pour les autres que
pour lui-même : « Kurt Tucholskys Schriften sind etwas, was es eigentlich gar nicht gibt :
Ruf-Monologe. Und er ist, was es eigentlich ebensowenig gibt : ein hoffender
Pessimist1247. » Tucholsky se raconte lorsqu’il écrit. Ceci est vrai de façon générale dans
son œuvre et plus encore au cours de sa période parisienne. Le journaliste avoue d’ailleurs
indirectement la dimension personnelle de ses écrits lorsqu’il traite des récits de voyage.
Il répète en effet à plusieurs reprises que ce type de récit serait éclairant non seulement
quant aux pays décrits, mais aussi quant à la personnalité de l’auteur1248. Cette affirmation
vaut également pour beaucoup d’articles consacrés à Paris et à la province car en somme
Tucholsky se sentira toujours étranger et donc de passage en France, en voyage. Il ne s’en
cache d’ailleurs pas. Si en France, il se sent chez lui (« zu Hause »), il reste bien un
Allemand qui vit en France. Ainsi, il adopte toujours un point de vue qui se veut extérieur
dans ses articles, mettant l’accent sur la confrontation entre l’altérité française et ses
propres impressions de journaliste allemand. Or celles-ci, bien souvent, ne relèvent pas
seulement de la réflexion ou du commentaire, mais aussi du ressenti purement subjectif.
Tucholsky affirme ce qu’il aime, ce qui lui déplaît, ce qui le met en colère, le rend triste ou

1246 RADDTZ, Tucholsky. Ein Pseudonym, op. cit., p. 74.


1247 Ibid.
1248 Nous avons déjà abordé cet aspect lors de notre analyse de Ein Pyrenäenbuch et des articles sur le

voyage.
289
lui fait peur… La palette des sentiments exprimés est variée, même si certains reviennent
plus fréquemment que d’autres. On peut distinguer toutefois là encore une césure à la
mort de Jacobsohn. On relève dans un premier temps un certain nombre de textes
exprimant sa relation d’amour-haine à l’Allemagne. Ce ressenti est encore lié à une
analyse politique, voire à une volonté de médiation franco-allemande. Alors que par la
suite, les sentiments exprimés relèvent pour beaucoup de l’introspection pure. Soit
Tucholsky est centré sur lui-même et il dit son mal-être, soit il attaque frontalement
l’Allemagne. Enfin, un trait commun à de nombreux écrits de ces deux périodes est d’ordre
générique et formel : il s’agit de poèmes. Peut-être n’est-ce pas seulement dû au fait que
la poésie est conçue encore comme le genre littéraire traditionnel de l’expression des
sentiments. L’utilisation d’un je lyrique – à l’instar des pseudonymes1249 – lui permet
surtout d’avancer masqué et de prétendre à une fiction littéraire. Tucholsky se livre, tout
en créant de la distance, à l’inverse de ses articles de presse qui sont censés être « vrais »
car témoignant de sa vie en France. Cependant aussi bien certains poèmes que certains
articles semblent réellement faire écho à l’homme qui transparaît à travers ses
biographies et sa correspondance.
Pour ce qui est de la première catégorie de textes, ceux évoquant sa relation à
l’Allemagne, on peut constater une variation dans l’expression des sentiments, qui vont
de l’amour ambigu à la nostalgie, en passant par l’indifférence feinte et le rejet.
Le poème Place des Vosges1250 de 1924 met en scène un je lyrique assis, et qui décrit
cette place du Marais dans la première strophe. Celle-ci se termine sur une question qui
introduit le sujet véritable du poème développé dans les deux strophes suivantes : « Was
macht wohl jetzt, im Augenblick, Berlin ? »1251 Vient ensuite la description de l’animation
des rues berlinoises. On le comprend implicitement aux références culturelles – « Josty »,
le célèbre café de la Potsdamer Platz, le journal Acht-Uhr-Abendblatt – et aussi à ce qui est
dit des passants : ils courent, ils « triment », ils sont pressés même lorsqu’ils ne travaillent
pas, les gens sont grossiers les uns envers les autres, ils ont des préjugés. Toutes ces
caractéristiques correspondent aux travers de la société allemande que Tucholsky
dénonce dans ses articles. Les deux vers finaux confirment ce changement de perspective :
« Ich aber denk als Spree-Pariser : / Wie liebe ich dich! Von weitem. Mein Berlin -
! »1252Malgré tous les défauts supposés de Berlin, le je lyrique conclut par une déclaration
d’amour à cette ville, même si cette déclaration est on ne peut plus contradictoire. Il se
réclame des deux capitales, Berlin et Paris, ce qui peut à la rigueur être vu comme un

1249 Catherine Desbois a d’ailleurs souligné que l’utilisation des quatre pseudonymes et dans le même
temps d’éléments réels provenant de la vie de Tucholsky (par exemple, les attaques dont il est l’objet) rend
la ligne de séparation entre fiction et réalité poreuse. Cela participe également de la lecture active voulue :
les pseudonymes créent une attente quant au type de texte, ils poussent le lecteur à déméler le vrai du faux.
Le fait que Tucholsky signe de son vrai nom de plus en plus fréquemment après la mort de Jacobsohn serait
sans doute le signe que l’écrivain cesse de jouer et qu’il s’achemine vers le désespoir de ses dernières années
de vie. DESBOIS, « Kurt Tucholsky : à cache-cache derrière les pseudonymes. in : Cahiers d’études
germaniques, n°61, op. cit., p. 147-157.
1250 TUCHOLSKY, Place des Vosges, Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 413.
1251 Ibid.
1252 Ibid.

290
témoignage de sa volonté de médiation franco-allemande, mais les derniers mots, mis en
valeur par la triple césure du vers, sont pour sa ville d’origine. Ils disent l’attachement et
le besoin d’éloignement tout à la fois.
L’amour est en revanche énoncé sur le mode conditionnel dans le poème Nur die
Ruhe1253 qui renferme une critique de l’Allemagne, énoncée sur le modèle de la poésie
amoureuse. Le je lyrique commence par énumérer tout ce qui doit changer en Allemagne
pour qu’il consente à aimer une certaine personne à qui il s’adresse et que l’on comprend
être son propre pays. Il cite de nombreux éléments de la société critiqués par le journaliste
Tucholsky : les fonctionnaires arrogants, les Allemands obsédés par le prestige social, les
journalistes trop peu payés, les juges inhumains, les hommes d’Etat traîtres à leurs
idéaux… Les trois premières strophes sont construites sur le même modèle, une
hypothèse débutant par l’anaphore « wenn » ou « und wenn » et un vers final identique
servant de refrain. Seuls les exemples varient d’une strophe à l’autre :

Wenn ein Beamter einmal höflich ist,


und wenn die Deutschen keine Titel tragen,
wenn Redakteure dicke Gelder kriegen –
mags möglich sein, vielleicht, daß ich dich liebe!

Wenn Kinohelden nicht in Fräcken weinen,


und wenn die Edschmids nicht mit Weibern protzen,
wenn Paul Cassirer immer billiger wird –
mags möglich sein, vielleicht, dass ich dich liebe!

Wenn unsre Richter wie die Menschen richten,


und wenn Herr Geßler merkt, was um ihn vorgeht,
wenn Ebert sich besinnt, was er gewesen –
mags möglich sein, vielleicht, dass ich dich liebe! 1254

Le caractère cadencé et mélodieux du poème, malgré son contenu acerbe, prend fin
lorsque la forme se fait irrégulière et que le rythme est rompu, ce qui traduit un
durcissement de ton. Désormais, l’amour est refusé tant qu’un changement ne sera pas
intervenu. La césure est annoncée par l’adverbe « doch », exprimant l’opposition. Le ton
se fait alors plus prosaïque, le champ lexical se rapporte à l’animalité et à la violence :

Mags möglich sein, vielleicht, daß ich dich liebe . . .


Doch bis das Land den Anschluß wiederfindet
an Welt, Vernunft und an die Kontinente –:

Hält Stresemann noch manche wilde Rede,


fällt um die SPD noch manches Mal,
verliert so manche Jungfrau manche Sachen,
brüllt mancher deutsche Mann: »Wir waren nicht schuld –!«
Drum hab geliebtes Wesen, bis Ermatten

1253 TUCHOLSKY, Nur die Ruhe, Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 407.
1254 Ibid.
291
erfolgt, das, was die preußischen Soldaten hatten:
Geduld1255.

Tucholsky reprend et détourne ici certains codes de la poésie amoureuse : les


quatrains du début avec leur rime finale qui rappellent le sonnet amoureux, le dialogue
fictif entre le je lyrique et celle qu’il désigne comme son aimée (« geliebtes Wesen »), le
ton de la plainte et même de l’accusation, l’énumération non pas des nombreuses qualités,
mais des défauts de la belle, enfin, le refus du poète de se donner à celle-ci dans une pointe
finale matérialisée par la mise en valeur du mot « Geduld », la patience étant un topos de
ce type de poésie. Ce jeu avec des codes littéraires permet d’exprimer toute la dualité des
sentiments pour son pays.
Les exemples de cette ambivalence, de cet attrait-rejet pour l’Allemagne sont omni-
présents dans notre corpus. On en trouve également dans des articles comme par exemple
l’un des textes sur Marseille1256. Le journaliste se décrit sondant l’horizon depuis une table
d’orientation au dessus du Vieux port et il imagine des scènes qui se déroulent au moment
même dans les différentes capitales indiquées par la rose des vents : Constantinople, Bern,
Londres et Paris. Il leur consacre quelques lignes pour mettre en valeur leur spécificité
culturelle, mais aussi leur modernité commune. Celle-ci est symbolisée par la reprise du
motif du tramway électrique qui klaxonne dans leurs rues. Cependant, la rêverie se brise
lorsque le journaliste aperçoit finalement le nom de sa ville, il se refuse à faire de même :

So suche ich den ganzen Horizont ab, da oben auf meiner Brücke. Und während vom
Mittelländischen Ozean her der Wind in meinen Locken spielt, entdecke ich an einer Stelle der
Windrose etwas, einen Namen, zwei kleine Silben, nicht ausgekratzt, wahrhaftig unversehrt,
klar und deutlich.
Berlin. Sehnsüchtig wende ich mich ab und zeige ihr eine ganze volle Kehrseite 1257.

Malgré la nostalgie que lui inspire Berlin, le journaliste s’en détourne volontairement
et lui oppose le silence. Il signifie par ce geste symbolique son désaccord avec sa société
d’origine. En refusant de classer Berlin, métonymie de l’Allemagne, aux côtés des autres
métropoles d’Europe, il souligne indirectement le retard de son pays. Le médiateur laisse
ici de nouveau la place à l’amoureux malheureux qui renonce à l’objet de ses désirs.
Cette ambivalence, voire cette confusion des sentiments se retrouvent aussi dans un
texte intitulé précisement « Durcheinander »1258. Le journaliste décrit une déambulation
dans Paris pendant laquelle il se trouve désorienté car il lui semble qu’on lui réponde en
allemand lorsqu’il parle français et qu’on lui réponde en français lorsque lui-même parle
allemand.

»B.Z.!« rief ich zu einem Zeitungsverkäufer. »Paris-Soaaaah!« hauchte er mich an. Und ich wich
erschrocken zurück. Wo war ich hier –? Das werden wir gleich haben. »La Tour Eiffel?« fragte
ich einen jungen Menschen, der mit einem Paket hinter mir ging. »Dir ham se woll mit'n

1255 Ibid., p. 407-408.


1256 TUCHOLSKY, « Windrose », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 510.
1257 Ibid, p. 512.
1258 TUCHOLSKY, « Durcheinander », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 252.

292
Klammerbeutel jepudert –?« fragte er mich. Aber ich verstand ihn nicht. Und da hing ein Plakat,
daß Dranem heute abend auftrete, aber er hatte die Züge Max Pallenbergs – und die Raquel
Meller hing da, und darunter stand: Fritzi Massary . . . Was war das –?1259

Le journaliste se croit victime d’hallucinations auditives, mais aussi visuelles : les


chanteurs et chanteuses qu’il observe sur des affiches ont les traits de célèbres artistes
berlinois, il voit passer une voiture dans laquelle se trouve le président du conseil, Paul
Painlevé qu’il entend prononcer la phrase fameuse de Luther : « Hier steh ich – ich kann
nicht anders… »1260. Il croit, enfin, entendre un passant chanter une chanson à succès de
Rudolf Nelson, institution de la vie nocturne berlinoise au cours des années folles. Cet
article relève du feuilleton et prête à rire par la description de ces situations cocasses,
ainsi que par l’emploi du parler de la rue berlinois et parisien. Il se termine par une
confession du journaliste : « Ich war im Whisky-Nebel. Und hatte das Ideal der Ideale
erträumt : Paris an der Panke »1261 La révélation de la consommation d’alcool éclaire
certes son état de confusion mentale. Pourtant, ce qui constitue l’intérêt de ce final est
ailleurs. Il s’agit de l’affirmation du désir inconscient et utopique du journaliste qui prend
la forme d’un rêve diurne : celui de retrouver Berlin dans Paris et d’aimer sa ville natale à
travers Paris. Tucholsky revèle ainsi que malgré toutes ses critiques envers l’Allemagne,
malgré son départ de Berlin, malgré le ton léger de ce texte-ci, il tient à son pays plus qu’il
ne veut bien le dire et qu’il vit son éloignement comme un mal nécessaire.
On peut également proposer cette lecture pour un article ayant pour thématique un
retour des vacances d’été1262. Le journaliste a voyagé en France, puis en Allemagne, en
Suisse et de nouveau en France et il revient sur ses déplacements. En réalité, seul son
passage en Allemagne est longuement détaillé, les autres lieux sont à peine évoqués. Le
journaliste exprime son déplaisir à se rendre en Bavière, région qu’il a déjà déconseillée à
plusieurs reprises à ses lecteurs en raison de son orientation politique et des chicanes
policières imposées aux étrangers et Allemands d’autres régions1263 :

Und auch heute noch lockte es mich nicht in das Land, von dem der ursaupreußische
Fridericus in seiner echt kernig-deutschen Sprechweise gesagt hat: « C'est un paradis, habité
par des animaux » – aber ich war gewiß nicht zu meinem Vergnügen in Garmisch. Das muß
auch schwer sein1264.

Si ce déplaisir est, il est vrai, motivé par des raisons politiques, le journaliste insiste sur
ses sentiments, lorsque, par exemple, il affirme qu’il n’était pas retourné depuis deux ans
en Allemagne, ajoutant qu’il ne peut cependant considérer la Bavière comme son pays1265.
Ou encore lorsque il fait le constat de son malaise persistant sur place malgré les attraits

1259 Ibid., p. 253.


1260 Ibid.
1261 Ibid., p. 253.
1262 TUCHOLSKY « Vier Sommerplätze », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 479.
1263 Tucholsky a écrit deux articles au même titre en 1921 et 1924 : TUCHOLSKY, « Reisende meidet

Bayern », Gesammelte…op. cit., tome 3, p. 10 et p. 370.


1264 TUCHOLSKY « Vier Sommerplätze », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 479-480.
1265 « In der Heimat kann ich nicht sagen, weil es sich ja um Bayern handelt. » In : TUCHOLSKY « Vier

Sommerplätze », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 480.


293
du lieu. Il donne pour justifier l’horreur qu’il ressent un exemple de l’état d’esprit local. Or
là encore, son interprétation est purement subjective :

Dabei ist äußerlich alles praktischer, aber auch beinahe alles hübscher als in Frankreich:
Konditoreien, Hotels, Straßen, Häuschen, Zigarrendüten. Und dennoch –
Leider haben sie auch eine Bar, wo Prokuristen und Zahnärzte so auszusehen sich bemühen,
wie es in ihren Dienstvorschriften – den illustrierten Zeitungen – vorgeschrieben steht.
Inferno1266.

Le caractère partial et même introspectif est encore plus visible en conclusion d’article
lorsque le journaliste ressasse ses impressions :

Nun senken sich langsam die Eindrücke der Reise nieder, wie weitflüglige Vögel nach einem
langen Flug fallen sie sacht aus der Luft: In Quimper lag im Stadtfluß ein toter Hund, starr wie
ein zackiger Baumstamm; der Speisewagen von Chur nach Basel hatte mattfarbene
Ornamente, wie vom vorjährigen Picasso; bayerische Beamte sind manchmal höflich; kein
hübsches Mädchen diesmal neidisch vorbeiziehn gesehn; (…) man möchte sein ganzes Leben
lang allein sein; in der Schaukel der Zugspitzbahn stand ein einarmiger famoser
österreichischer Offizier; man möchte nicht mehr allein sein.
Aus der Luft kommt noch ein Vogel matt herabgefallen.
Man möchte doch allein sein1267.

À travers cette énumération des différentes choses vues, il révèle un sentiment profond
et contradictoire. La crainte d’être seul et en même temps le besoin d’être seul face à ce
monde qui le déstabilise. Cet article se clôt sur une touche profondément mélancolique.
Parfois, à l’inverse le journaliste se sert de l’humour pour parler de lui et des autres.
Tucholsky se plaît à brouiller les pistes en mélangeant fréquemment des éléments d’ordre
personnel avec d’autres relevant de la fiction. On retrouve ces dimensions dans ce bref
article de 1926, intitulé significativement « Autobiographie » :

Soweit ich mich erinnere, wurde ich am 9. Januar 1890 als Angestellter der ›Weltbühne‹ zu
Berlin geboren. Meine Vorfahren haben, laut ›Miesbacher Anzeiger‹, auf Bäumen gesessen und
in der Nase gebohrt. Ich selbst lebe still und friedlich in Paris, spiele täglich nach Tisch
mit Doumergue und Briand ein halbes Stündchen Schafkopf, was mir nicht schwer fällt, und
habe im Leben nur noch einen kleinen Wunsch: die Rollen der deutschen politischen
Gefangenen und ihrer Richter einmal vertauscht zu sehen 1268.

La date et le lieu de naissance sont véridiques ainsi que le lieu de résidence à Paris. Le
reste relève en revanche de l’exagération propre à la satire. L’article débute avec une
formulation romanesque dans laquelle la frontière entre réalisme et irréel est abolie. On
peut en faire une lecture symbolique : Tucholsky est né pour être journaliste à la
Weltbühne. Les attaques antisémites dont il est l’objet dans un autre journal important de
l’époque sont bien attestées1269, mais ici il les tourne en dérision en les reformulant dans

1266 Ibid.
1267 TUCHOLSKY « Vier Sommerplätze », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 482.
1268 TUCHOLSKY, « Autobiographie », Gesammelte…op. cit., tome 4, p. 304-305.
1269 « Schon 1921 hatte Kurt Tucholsky in der Weltbühne die Parole: ‘Reisende, meidet Bayern!’

ausgegeben und war deshalb von Ludwig Thoma im Miesbacher Anzeiger als ‘jüdischer Paralytiker’ und
294
un langage enfantin et grotesque. Il y a un effet de comique du fait du décalage entre le
contenu et le ton, entre la collision supposée du correspondant avec les plus hauts
représentants de l’Etat français et la situation improbable et innocente qui est décrite.
Enfin, la dernière phrase de cette autobiographie, bien que correspondant à la critique
habituelle d’une justice allemande politique, relève également de l’hyperbole. Elle ajoute
à la dimension merveilleuse de ce court récit que l’on pourrait rapprocher du réalisme
magique ou d’auteurs tels Günter Grass et Edgar Hilsenrath lorsqu’ils mettent en scène
des reminescences enfantines comico-tragiques, à la fois réalistes et extraordinaires1270.
On compte également, dès les débuts parisiens, un certain nombre de textes dans
lesquels la France est certes présente, mais non comme un objet de réflexion ou de
comparaison. Elle est un simple support à des réflexions personnelles dans lesquelles le
journaliste s’efface à mesure que l’homme apparaît dans toute son intimité et sa
personnalité. Il en va ainsi de plusieurs articles autour de la thématique du
déménagement et de l’habitat. Tucholsky a en effet déménagé assez souvent au cours des
cinq années passées en France. Il a vécu d’abord dans Paris puis en banlieue parisienne et
il a choisi de rendre compte de cette experience. Si deux de ces articles1271 sont l’occasion
d’exposer les spécifités de la recherche de logement en France1272, de comparer1273
certains aspects avec l’Allemagne ou même de rappeler qu’il n’a que rarement été

‘kleiner galizischer Krüppel’ diffamiert worden. » Frank BAJOHR, « Verdrängung ohne Rechtsgrundlage. Der
Antisemitismus in Bädern und Kurorten vor und nach 1933 », in : Magnus Brechtken, Hans-Christian Jasch,
Christoph Kreutzmüller, Niels Weise (dir.), Die Nürnberger Gesetze – 80 Jahre danach, Göttingen, Wallstein
Verlag, 2017, p. 41.
1270 On pense notamment au Tambour de Grass et aux Aventures de Ruben Jablonski d’Hilsenrath.
1271 Le premier en 1925 : TUCHOLSKY, « Umzug », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 129. Le second en

1926 : TUCHOLSKY, « Wohnung suchen in Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 530
1272 Par exemple, le fait que la recherche de location se fasse en France par le biais d’agences

immobilières privées et non pas un office du logement et qu’il soit difficile de louer dans l’absolu car le
logement est cher à Paris ou encore car les appartements vacacants sont à vendre : « Eine Wohnung zu
finden, war nicht leicht gewesen. Hier in Frankreich gibt es kein Wohnungsamt, dafür lebt ein kleines Achtel
der Bevölkerung vom Wohnungsnachweis. Es wimmelt von Agenturen, jedes kleine Örtchen hat deren
mehrere, und die Bewegung auf dem Immobilienmarkt scheint stark zu sein. Paris platzt erst jetzt über die
Fortifikationen, es wird viel gebaut, und zwar nicht, wie in Deutschland, nur Villen, sondern sehr viele
Mietshäuser. Die haben kleine Zimmer, Wände zum Umblasen, sehr oft Badezimmer – und sind teuer. Ja, es
ist überhaupt schwierig, zu mieten, denn die meisten dieser Wohnungen sind ›à vendre‹, und das heißt in
Wirklichkeit: es bilden sich Baugenossenschaften der zukünftigen Mieter, und die schießen dem
Unternehmer, der nicht schlecht daran verdient, einen Teil der Bausumme vor, er baut (manchmal baut er
auch nicht), und bei Fertigstellung oder kurze Zeit nachher wird die Restsumme fällig; nun gehört die
Wohnung dem Einziehenden als Eigentum. Die Unterhaltungskosten des Gebäudes haben aber die
Teileigentümer zu tragen, sehr niedrig sind sie nicht. Und so drängt also alles in die heitere Umgebung von
Paris. » In : TUCHOLSKY, « Umzug », op. cit., p. 129-130
1273 Le journaliste compare les services proposés par les petites mains, ouvriers et livreurs, à qui il a fait

appel à l’occasion de son déménagement : « [D]ie kleinen Handwerker sind nicht unzuverlässiger als in
Deutschland, auch nicht übermäßig geschickt, aber bei weitem freundlicher. Es fehlt dieser entsetzliche
passive Widerstand, dieses grauenhafte »Ja – da müssen Sie erst ... « Hier muß man gar nicht erst. Natürlich
muß man in einem Lande Arbeit nehmen, um es wirklich kennen zu lernen, nicht nur Arbeit geben. Aber
auch dabei sieht man dies und jenes. Zum Beispiel die unerschütterliche Anständigkeit der kleinen
Lieferanten, die da kreditieren ... es nützt gar nichts, um Rechnungen zu bitten, man bekommt sie doch
nicht. » In : ibid., p. 130-131.
295
confronté à de la germanophobie1274, les autres articles relèvent plus de l’anecdote.
Tucholsky consacre ainsi deux textes à des lieux de Paris dans lesquels il aimerait vivre.
« If »1275 est une rêverie : le journaliste ranconte avoir visité un appartement qui lui a
énormément plu et qu’il a cru être le sien le temps d’un après-midi. Il commence par le
décrire de mémoire, en parlant au passé de ce qui faisait son charme :

Sie lag im fünften Stock, oder war es der sechste? Jedenfalls schob sich der Fahrstuhl nicht
weiter hinauf, die Treppen hörten scheinbar auf – und dann kam eine kleine Privattreppe, und
da hinauf gings. Oben war eine Tür, ein Korridorchen ... Und dann das Arbeitszimmer aller
Arbeitszimmer: ein riesiges, hohes Atelier; an der Breitwand führte noch eine kleine
gewundene Treppe hinauf, da standen die Borde einer Bibliothek ... Und von da in den
Nebenraum, man sah durch die breiten Glasfenster über die vielen Giebel und die grauen
Häuser. Totenstill. Und von da in ein Zimmerchen und noch eins und noch eins ... (…) Davor
lag eine Sonnenterrasse. So eine Wohnung war das 1276.

Puis le récit passe subitement au présent et le journaliste se met en scène, disparaissant


alors derrière l’homme privé, vivant dans cet appartement. Il confie que ce lieu est pour
lui un havre de paix : « Wenn Paris zu laut, zu bunt, zu lustig ist, dann fahre ich da hinauf
– und es hat mich verschluckt1277. » Il rapporte ses conversations avec ses compagnes, se
décrit en train d’écrire à son bureau. Puis il feint de mener un monologue intérieur dans
lequel il s’interroge sur le temps passé dans cet appartement depuis son emménagement :

Nun lebe ich schon seit Jahren in dieser Wohnung – ich kann gar nicht denken, dass ich jemals
anderswo gelebt hätte – hier ist Heimat. (…) Jetzt ist es schon so lange her. Wann bin ich
eigentlich hier eingezogen ... ?, rechne ich einmal. Vier, fünf, warten Sie mal: sechseinhalb
Jahre! Was ist hier alles entstanden? Bücher – zwei dicke Bücher – und sonst noch allerhand;
liebevoll streicheln die Augen alles Erreichbare und alle Wände. Wenn ich verreist bin, sage
ich manchmal so ganz nebenbei: »Meine pariser Wohnung – in meiner pariser Wohnung ...1278

Le journaliste n’explicite pas en quoi cet appartement constitue la « Heimat » : est-ce


dû au confort du lieu, à son calme ou encore au refuge parisien qu’il représente, loin de
l’Allemagne, source pour lui d’inquiétudes ?
Mais ce bonheur est fictif et le journaliste reprend le dessus et revient à la réalité.
L’appartement a été finalement loué à quelqu’un qui avait plus de relations. Le texte se
termine sur le ton de la confidence par la révélation au lecteur de l’adresse du bien en
question : « 3 rue de la Terrasse, falls Sie die Adresse wissen wollen. » Une adresse à
proximité immédiate du Parc Monceau, lieu de refuge des premiers jours parisiens1279.

1274 « Zeichen von Deutschfeindlichkeit –? In vierzehn Monaten: einmal. Das hat nichts mit dem zu tun,
was sich die Franzosen über die Deutschen denken. Schwerer deutscher Aberglaube, dass die auf der
gesamten übrigen Erde geltende glatte Umgangsform etwas mit ›Achtung‹ oder ›Beliebtheit‹ zu tun hat. Es
klingt aber alles netter im Französischen, es streichelt die Nerven, niemand bockt. Der Polizeikommissar
auf dem Revier: »Ich hätte nicht geglaubt, dass Sie Deutscher sind. Freilich: Sie haben nicht den Akzent der
lateinischen Rassen ... « Man stelle sich das in Schöneberg vor. » In : ibid., p. 131.
1275 TUCHOLSKY, « If », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 543.
1276 Ibid., p. 543-544.
1277 Ibid., p. 544.
1278 Ibid., p. 544-545.
1279 Cf. le poème Park Monceau, Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 378.

296
Ce goût personnel de l’homme Tucholsky pour la quiétude des beaux quartiers, on la
retrouve également dans « Das Siebente »1280, consacré au septième arrondissement de
Paris. Après une brève introduction sur le fait que les arrondissements ne seraient pas
semblables aux quartiers de Berlin car ils constituent des petites villes à part entière,
Tucholsky choisit d’évoquer celui qui semble être son arrondissement de prédilection. Il
tente de décrire l’aspect, la sociologie des lieux et également ce qui fait son charme à ses
yeux : les monuments célèbres, l’élégance des grandes artères et des petites ruelles, le
caractère central et néanmoins paisible des lieux1281. L’article se termine de façon
humoristique sur un appel à une riche héritière, afin qu’elle achète et lui lègue un
appartement dans ce si bel arrondissement :

Du Unbekannte, die du mir einst dein ganzes Vermögen vermachen wirst, weil du dich seit
zwölf Jahren allwöchentlich einmal mit der ›Weltbühne‹ zurückgezogen hast, hör mich an. In
Paris, wohin meine Sehnsucht mich ruft, kann man keine Wohnungen mieten. Man muß sie
kaufen. Laß es so viel sein, daß ich im Sommer in Dänemark leben kann, an den grünen und
blauen Seen, wo die Butter und die Damen so frisch sind, daß man nie mehr Margarine essen
mag – im Winter will ich eine Stadtwohnung haben. Darin soll dein Name gesegnet werden für
und für, denn du wirst eine bessere Wohltäterin sein als Hebbeln seine. Vergiß es nicht: in
Paris. Im Siebenten1282.

Dans cet article, comme dans le précédent, Tucholsky ne fait qu’exposer ses goûts et
aspirations, dont son désir répété de quiétude. L’adjectif « still » revient sans cesse dans
ces deux textes et dans bien d’autres par ailleurs. On le note notamment dans l’article
consacré à sa découverte de la Provence, « Wandertage in Südfrankreich »1283 dans lequel
au-delà de la chaleur automnale, le journaliste s’extasie avant tout du calme rencontré à
divers endroits. Le terme « still », sous sa forme adjectivale ou nominale, revient à sept
reprises tant le silence correspond à une attente forte. Cette quête est d’ailleurs formulée
de façon répétée ; ainsi à propos des Sablettes à côté de Toulon : « Lange habe ich nach

1280 TUCHOLSKY, « Das Siebente », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 209.


1281 « Es hat von allem etwas: Das schöne Champ de Mars, mit den vornehmen Straßen; von den obern
Stockwerken aus sieht man über die weiten buschigen Flächen und die hohen Bäume, die bunten Anlagen
vor der École Militaire, daran stille Alleen entlang führen, abends klappert der Maschinist in der kleinen
Elektrizitätsbude auf dem Turm die ganze Lichtreklame herunter, und die Mieter können stolz sagen:
Eignen Eiffelturm im Hause . . . Hier wohnen auch feine Leute, Finanz, Beamte und sogar ein deutscher
Legationsrat. Und dann ist da der Dome des Invalides, der so still und weit auf die Seine hinausguckt,
besonders, wenn nicht gerade Ausstellung gespielt wird, und östlich davon eine Menge kleiner Straßen, und
die meisten sind still. Das war ›le noble faubourg‹, und heute liegt da noch ein Stück des Boulevard St.-
Germain, in dessen Salons Proust so gut Bescheid wußte und so verdünnt darüber schrieb, und in dem die
deutschen Schmöcke gar nicht Bescheid wissen und so verdickt darüber schreiben . . . Eine Fülle von alten
Palais liegt in diesem Teil der Stadt, keines hat die Fassade auf die Straße, alle verbergen Fronten,
Vornehmheit und Architektur; die lange Straßenmauer schließt die Welt ab, und jene andre beginnt erst
hinter dem großen Einfahrtstor.
Gleich hinter der Chambres de Députés fängt die Stille an, und alles, was um die Kirche Ste.-Clotilde
herum liegt, hats gut: es ist mitten in der Stadt, und doch gehts da leise zu.
Ein feiner grauer Steinton ist in diesem Arrondissement, alles ist getönt, zart und doch kräftig. Wenn
man schon in der großen Stadt wohnen muß, dann hier. » In : ibid., p. 209-210.
1282 Ibid., p. 210.
1283 TUCHOLSKY, « Wandertage in Südfrankreich », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 240.

297
einem solchen stillen Ort gesucht. »1284 ou lorsqu’une fois dans l’intérieur des terres, le
journaliste cède la parole à l’homme privé pour expliquer que le silence est pour lui
synonyme de bonheur :

Und endlich, endlich ist hier das, was ich so lange und so vergeblich gesucht habe: Stille. Hier
ist es still. Die Uhr hört man ticken. Wohlig lassen die Nerven nach und entspannen sich.
Welche Wohltat! Wie hatte neulich Willibald Krains kleiner Proletarierjunge im Walde der
Ferienkolonie gesagt? »Ach, Frollein, hier riecht et so scheen – nach jahnischt!« Glück, sagt
schon der Weise, ist etwas Negatives. Vollkommene Stille ringsum. Und ich bin so glücklich-
dankbar für das, was nicht da ist1285.

Cette quête d’un lieu, et au-delà, d’une existence paisibles tient quelque part de l’idylle.
Le journaliste en est conscient et il en vient d’ailleurs à se moquer de son goût pour les
lieux retirés et silencieux : « Ich stapfe in den Trümmern herum und sehe ins Tal. Unser
Zeitalter liebt keine Ruinen. Heiße ich Herr Biedermeier –? Also. Aber hübsch ists
doch1286. » Sans aller jusqu’à parler d’esprit Biedermeier, puisque Tucholsky est toujours
dans la confrontation avec la vie politique de son temps, il est certain que la recherche de
calme est une constante chez lui, dans sa vie privée, comme dans ses publications. De sorte
qu’il n’est pas toujours aisé de délimiter les deux sphères, personnelle et publique.
Citons encore à ce propos l’article humoristique « Zwei Lärm »1287 qui traite de deux
nuisances sonores qui gâcheraient la vie du journaliste : les chiens et les pianos. Celui-ci
cite, en guise d’amorce, quelques vers du poème de Laforgue Complainte des Pianos qu’on
entend dans les quartiers aisés, dont le titre donne une idée du ton de l’article. Le
journaliste énumère les différentes manières de malmener un piano que lui impose son
voisinage, puis les différentes raisons pour lesquelles les chiens aboiraient. Ils réagiraient
notamment à la musique ou bien lorsque leurs maîtres les attachent, ce qui provoquerait
la pitié du journaliste, mais surtout son envie de voir le chien rendre l’âme et se taire
enfin :

Wenn die armen Luder, die der Mensch anbindet, bellen, so ist das Hilferuf und Aufschrei eines
gequälten Tiers. Ein Kettenhund ist etwas beinah so Naturwidriges wie ein Ziehhund oder ein
dressierter Varieté-Affe. Aber das stundenlange, nicht ablassende, immer auf einen Ton
gestellte Gebell – das ist bitter. Es zerhackt die Zeit. Es ist wie eine unablässig schlagende Uhr:
wieder eine Sekunde ist herum, du mußt sterben, erhebe dich ja nicht in irgendwelche Höhen,
bleibe mit den Sohlen auf der Erde, sterben mußt du, du bist aus demselben Staub wie ich
Hund, du gehörst zu uns, zu mir, zur Erde, bau-wau-hau!1288

Le journaliste évoque aussi le cas des chiens autoritaires et insolents qui veulent
régenter tout ce qui les entoure – les voitures, les enfants qui passent – ou se « donner en
spectacle » qu’ils soient seuls ou entourés. On comprend à la lecture de cette

1284 Ibid., p. 241.


1285 Ibid., p. 245.
1286 Ibid., p. 246.
1287 TUCHOLSKY, « Zwei Lärm », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 167.
1288 Ibid., p. 169.

298
argumentation que le journaliste n’apprécie en réalité que peu les chiens1289. Ces deux
sources de bruits détruisent ce qu’il qualifie de plus cher (« das Beste ») : le silence. Il en
vient ici à expliquer ce qu’il prise dans ce silence, à savoir l’introspection qu’il favorise et
la force que l’on en tire :

Was wächst nicht alles in der Ruhe! Was kommt nicht alles zur Blüte in der Ruhe! Alexander
von Villers sagts in den ›Briefen eines Unbekannten‹. »Ich liege im Bett und spüre die zitternde
Succession der Sekunden . . . « Stille. Ich sehne mich nach Stille. Schweigen heißt ja nicht:
stumm sein. Wenn man Pflanzen spazieren fährt, wachsen sie wohl nicht recht. Sechs Stunden
tiefe Ruhe machen satt und schwer, der Atem geht gleichmäßig, die Pulse bewegen sich ganz
leise. Der Tribut an das körperliche Leben ist gering. In Stille kann man hineinhorchen, sie
durchzieht dich, du verlierst dich an sie und kommst gekräftigt zurück. (…)
Es gibt vielerlei Lärme. Aber es gibt nur eine Stille1290.

L’article se clôt sur une variation de la première phrase qui traduit une aspiration
profondément personnelle : « Wo es kein Hundegebell und kein Klavierspiel gibt – da
möchte ich leben1291. »
De même, lorsque le journaliste fait des bilans réguliers de son séjour en France, il
attire d’une manière, consciente ou non, l’attention davantage sur sa propre personne que
sur le pays dans lequel il vit. En effet, la France est certes décrite ou analysée mais à
travers la perception qu’il en a. Tucholsky pratique avant tout un bilan de son vécu et, par
contre-coup, de l’évolution de sa vision de la France. Ceci est particulièrement visible dans
un article de 19281292. Dès les premières lignes, le pronom personnel « je » revient et
s’impose de façon systématique, dans chaque phrase, voire plusieurs fois au sein de la
même phrase au point de devenir le sujet central, reléguant la France et les Français, dont
les occurrences sont bien moindres, au second plan. Le journaliste se confie sur son état
psychologique et moral lors de son arrivée à Paris. Il exprime son désordre intérieur d’une
part, mais aussi son sentiment de libération. Il décrit également son parcours personnel à
travers ses impressions sur son pays hôte, le fait d’avancer à tâtons au départ par manque
de connaissances, puis l’assurance qui le gagne rapidement au point de se croire expert,
enfin, la prise de conscience au bout de trois ans, qu’il s’agit d’un leurre. La France lui reste
étrangère :

Jetzt sitze ich bald vier Jahre in Frankreich. In den ersten acht Tagen ging ich im Taumel umher,
die eisernen Ketten der Inflation waren gerade gefallen, und mir war mein Schwergewicht
abhanden gekommen. Nach zwei Monaten verstand ich alles – hätte mich jemand gebeten, ihm
eine Monographie über Frankreich zu schreiben, ich hätte angenommen; aber zum Glück hat
mich damals keiner gebeten. Nach einem halbem Jahr begann das Bild sich langsam zu

1289 Impression confirmée par l’article pseudo théorique et très drôle : « Traktat über den Hund, sowie

über Lerm und Geräusch », in : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 324.
1290 TUCHOLSKY, « Zwei Lärm », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 170.
1291 Ibid.
1292 TUCHOLSKY, « Der Ruf auf der Strasse », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 166.

299
verdunkeln, die Fäden liefen wirr, da waren Widersprüche, die ich nicht zu lösen vermochte .
. . Nach drei Jahren verstand ich gar nichts mehr. Wie ist der Franzose? 1293

Après ce retour en arrière introspectif, qui s’apparente à un journal intime, le


journaliste en arrive au récit de la dernière évolution en date. Il s’agit d’un simple progrès
en termes de compréhension orale, pourrait-on dire, mais le journaliste le décrit comme
une révélation intérieure. Il en fait un récit détaillé, tel qu’il a vécu l’épisode, faisant d’un
fait anecdotique un événement marquant de sa vie parisienne :

Durch die Viertel ziehen die kleinen Kaufleute und rufen. Es ist sehr schwer zu verstehen, was
sie da eigentlich rufen – ich habe es lange Zeit hindurch nicht verstanden. Vielleicht gibt es ein
Werk über die pariser Kleinhändler wie über die hamburger – ich habe niemals gefragt und
also nicht verstanden. Man geht ja – was übereifrige Staatsanwälte niemals verstehen wollen
– mitunter jahrelang an Türen vorbei, die man nicht sieht; an Namensschildern, die man nicht
liest – so ließ ich diese Rufe an meinem Ohr vorüberpfeifen und vernahm sie nur, aber
verstand sie nicht. Wie ich das ganze Land noch nicht verstand: ich sah so vieles und nahm in
mich auf und war dankbar und gleichgültig und gereizt und erfreut und bezaubert und entsetzt
. . . aber noch verstand ich nicht.
Gestern morgen, als ich zum Heiligen Rasier betete, und der weiche Seifenschaum mich
umhüllte, gestern morgen ertönte aufs neue der langhingezogene Ruf. Und plötzlich, wie vom
Schlag eines Mirakels getroffen, verstand ich.
»Brocanteur!« rief der Mann.(…) ich kannte das Wort, natürlich. Aber der hallende Laut, der
bisher nur Laut gewesen war, der nur ins Ohr gedrungen, aber nie im Großhirn verarbeitet
worden war – dieser Laut hatte plötzlich einen Sinn bekommen. »Brocanteur!« hatte es
gerufen1294.

Le journaliste décrit à nouveau sa confrontation avec l’altérité et non l’altérité en elle-


même. Il ne se saisit pas de l’occasion pour expliquer la tradition des « cris de Paris » 1295
pourtant riche d’un point de vue culturel et éclairante sur le plan économique et social. Il
met l’accent, d’une part, sur les efforts que lui ont coûté ces années pendant lesquelles il
a tenté avec un succès mitigé de percer le secret de l’âme française. Il insiste sur les effets
qu’a eus sur lui son travail journalistique jusqu’à cette découverte phonétique. Enfin, il
utilise la métaphore de la marche au long cours, la « Wanderung », source d’instrospection
émancipatrice – ainsi que tout le champ lexical de la nature qui s’y rapporte
habituellement chez les romantiques –, pour figurer son séjour parisien et les progrès
qu’il lui reste à accomplir.

Und von mir lösten sich in diesem Augenblick Schleier und Bande, ich hörte und sah, und das
Land war auf einmal neu. Ich stand wie auf einem Hügel und sah auf das herab, was ich mir
erobert hatte. Es war so mühsam gewesen.

1293 Ibid.
1294 Ibid, p.167.
1295 « Les « cris de Paris », ou plus généralement les « cris de ville », désignent l’univers des marchands

ambulants, des petits métiers non qualifiés, des dispensateurs de services qui fourmillent dans les rues des
villes anciennes. Pendant plus de trois siècles, de la Renaissance aux temps industriels, les « cris de Paris »
ont constitué un thème d’inspiration courant, à la fois littéraire, iconographique et même musical. » In :
https://gallica.bnf.fr/html/und/histoire/les-cris-de-paris?mode=desktop
300
Unterhaltungen mit den feinen Leuten im Salon und mit den weniger feinen, aber
aufschlußreicheren auf dem Markt und in den Kneipen; jene langen, geschwungenen
Unterhaltungen, die sich in genau berechnetem Bogen dem Ziel nähern (…) Es war so mühsam
gewesen.

Und ich hatte die Wirkung der Arbeit nicht einmal gleich gemerkt. So, wie der Ruf von der
Straße hundert- und hundertmal mein Ohr getroffen, bis er sich vom Laut zur Mitteilung
hindurchgerungen hatte, so habe ich tausend und tausend Äußerungen des französischen
Charakters an mir vorbeipassieren lassen, jede einzelne gleichgültig, jede nicht sehr
welterschütternd, alle ohne System – bis zu dem Tage, wo sie sich aufbauten und wo nun auf
einmal ein ganzes Land vor mir lag. Es war so mühsam gewesen. Hätte ich von Anfang an
Karten gehabt . . . (…)

Und Ruf auf Ruf enthüllten mir ihren Sinn: »'chand d'habit!« und »Le vitrier!« und alle die
andern. Die Bäume begannen zu sprechen, der Fluß rauscht meine zweite Sprache, die Steine
hallen unter meinen Schritten und sagen etwas, das ich deuten kann.

Bin ich am Ende? Eine Unterhaltung, eine einzige mit wohlhabenden Bürgern zeigt: Nein. Der,
der sechsundfünfzig Monate in den Gräben stak; der, der kein Blatt halten kann, ohne zu
zittern, so haben sie ihn zusammengeschossen – der ist mir sehr nahe, den verstehe ich beinah
ganz. Den feinen Mann weniger: er ist voller Reserven, in den Augen schimmert die Abwehr,
in der Stimme zittert: ich will nicht, ich will nicht . . . Es ist nicht zu Ende. Ich stehe nach vier
Jahren – auf einer kleinen Anhöhe, hinter mir liegen einige bezwungene Täler, und ich will
weitergehen, auf eine weite Wanderung1296.

Outre une volonté de comprendre l’autre, de se faire médiateur franco-allemand donc,


ce texte met surtout en lumière la satisfaction personnelle que tire Tucholsky de ses
propres progrès sur le plan linguistique et culturel.
Cette tendance du journaliste à se mettre en avant en exposant ses goûts, ses plaisirs
et déplaisirs trouve son expression la plus achevée dans cet article sous forme de tableau :
il oppose ce que Tucholsky et ses divers pseudonymes aiment et détestent :

Kurt Tucholsky
Peter Panter · Theobald Tiger
Ignaz Wrobel · Kaspar Hauser

haßt: liebt:

das Militär Knut Hamsun

die Vereinsmeierei jeden tapfern Friedenssoldaten

Rosenkohl schön gespitzte Bleistifte

den Mann, der immer in der Bahn Kampf


die Zeitung mitliest

Lärm und Geräusch die Haarfarbe der Frau,


die er gerade liebt

1296 TUCHOLSKY, « Der Ruf auf der Strasse », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p.167-168.
301
›Deutschland‹ Deutschland1297

Au-delà des éléments anecdotiques (choux de Bruxelles, crayons à papier…) qui


composent ce pot-pourri, on remarque d’une part que Paris et la France ne sont pas
mentionnés dans cet article. Celui-ci date de 1928, autrement dit, il est postérieur à la
mort de Jacobsohn et on voit que la volonté de médiation franco-allemande n’est plus
aussi présente. D’autre part, la ligne finale indique le cœur du combat de Tucholsky : les
deux Allemagnes, celle entre guillemets qui s’autoproclame la seule et vraie Allemagne et
l’autre, la sienne, qui s’oppose à elle.
On pourrait citer encore de très nombreux textes qui n’ont rien à avoir avec la France,
ni même avec l’Allemagne et qui portent sur des questions existentielles. On en trouve
certes avant la césure de 1927, mais bien davantage après, car le journaliste donne plus
fréquemment libre cours à son pessimisme. Comme nous l’avons annoncé, cet ensemble
d’écrits où le je tucholskien s’épanche et dévoile son intériorité forme la seconde catégorie
textuelle marquée par l’ambiguïté du projet d’écriture. La chronique franco-allemande
semble s’effacer au profit d’une écriture à caractère autobiographique. Dans cette
catégorie figurent des textes évoquant notamment les thèmes de la solitude, du couple et
de la famille. Autrement dit, la dualité s’est déplacée du couple antithétique identité-
altérité ou « nous et les autres » à « moi et les autres ».
Fort logiquement il convient d’entamer cette analyse par le poème Finish 1298 qui
traduit la solitude après la perte de l’alter ego amical. Le je lyrique se remémore dans la
première strophe le temps passé où lorsqu’un événement inhabituel se produisait, son
premier réflexe était de vouloir le raconter à « S.J. », initiales transparentes pour les
lecteurs de la Weltbühne dans laquelle est paru ce texte quelques mois après la mort de
Siegfried Jacobsohn. Dans la deuxième strophe, il décrit son désarroi au quotidien lorsque
l’absence de son ami se fait ressentir et que son ancienne habitude de vouloir converser
avec lui reprend le dessus. « Das mußt du gleich S. J. erzählen! », ce vers final termine les
deux premières strophes. La formulation varie légèrement dans la dernière strophe où le
verbe est au futur. Le je lyrique s’imagine rejoindre son ami au paradis et reprendre leur
conversation d’antan, après avoir quitté sa prison terrestre : « die Seele steigt aus dem
engen Verlies / mit der Pressekarte ins Paradies. (…) / Das will ich dann alles S. J.
erzählen1299. »
Cette amitié brutalement interrompue ne semble pas pouvoir être compensée par une
quelconque autre relation si l’on se réfère aux textes de la période sur la famille ou sur le
couple. Ainsi l’article « Familienbande »1300 donne une vision extrêmement négative de la
famille, présentée dans un discours certes humoristique, mais noir sur le fond, comme
une relation étouffante et subie :

1297 TUCHOLSKY, « Kurt Tucholsky haßt – liebt », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 7.
1298 TUCHOLSKY, Finish, Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 188.
1299 Ibid., p.189.
1300 TUCHOLSKY, « Familienbande », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 57

302
Man liebt sich auseinander, aber man zankt sich zusammen. Und weil sich gleichnamige Pole
abstoßen, so stoßen sich die Pole der Familie so lange ab, bis sie ganz rund geschliffen sind,
auseinander können sie nicht, und sie kennen sich viel zu genau, um sich lieben zu können;
obgleich jeder von sich behauptet, er sei ein unverstandenes Kind, und die in der Familie
hätten auch nicht den Schimmer einer Ahnung, wer da unter ihnen weile – und wenn die
Familie nicht wäre, so wäre jeder schon längst Napoleon und Ford und Josephine Baker in
einem. Denn wer ist an allem schuld –? Die Familie1301.

Cette conception est d’ailleurs confirmée par les biographes de Tucholsky 1302 et elle
fait écho à d’autres textes plus anciens1303. À la question initiale de l’article - qu’est-ce qui
unit la famille -, le journaliste apporte une réponse désenchantée. Après avoir affirmé que
les liens du sang ne suffisaient pas à cela, pas plus que la dispute pourtant constitutive des
relations intrafamiliales, ni même l’amour puisque chacun se déteste cordialement et
souhaite fuir ses semblables, la raison finale avancée est l’habitude.
La même idée est reprise pour les couples dans l’article « Ehekrach »1304 qui commence
par une dispute conjuguale :

»Ja –!«
»Nein –!«
»Wer ist schuld?
Du!«
»Himmeldonnerwetter, laß mich in Ruh!« –
»Du hast Tante Klara vorgeschlagen!
Du läßt dir von keinem Menschen was sagen! 1305

Si le journaliste exploite les dimensions ridicule et comique de la situation, il délivre


par la suite une morale peu réjouissante, reposant sur l’idée que le malheur conjugal est
malgré tout préférable à la solitude du célibat :

Menschen sind einsam. Suchen den andern.


Prallen zurück, wollen weiter wandern ...
Bleiben schließlich ... Diese Resignation:
Das ist die Ehe. Wird sie euch monoton?
Zankt euch nicht und versöhnt euch nicht:
Zeigt euch ein Kameradschaftsgesicht
(…)
Gebt Ruhe, ihr Guten! Haltet still.
Jahre binden, auch wenn man nicht will.
Das ist schwer: ein Leben zu zwein.

1301 Ibid., p. 59.


1302 Hepp évoque une jeunesse peu heureuse d’après les dires de Tucholsky lui-même et d’après nombre
d’articles et de poèmes dans lesquels le journaliste affirme ne pas avoir eu d’enfance. Hepp pointe du doigt
le poids des conventions familiales bourgeoises et juives, entre un père aimé mais décédé tôt et une mère
autoritaire et peu aimante. In : HEPP, Kurt Tucholsky. Biographische…, op. cit., p. 22-23.
1303 Citons notamment l’article de 1923 « Die Familie », Gesammelte…, op. cit, tome 3, p. 307 ou encore la

chanson écrite en 1921 pour Rudolf Nelson et Claire Waldoff : « Fang nie was mit Verwandtschaft an! »
1304 TUCHOLSKY, « Ehekrach », Gesammelte…, op. cit, tome 6, p. 48.
1305 Ibid.

303
Nur eins ist noch schwerer: einsam sein1306.

Dans ces deux derniers articles sur la famille et le couple, la satire se donne à voir
comme un autre versant de la mélancolie. Enfin, outre la question de la solitude, crainte
et recherchée tout à la fois par Tucholsky dans sa vie privée, celle de la mort est également
présente dans son œuvre à partir de 1924. Comme le souligne Raddatz il est assez
paradoxal qu’au moment où le journaliste se sente le mieux, il commence à s’intéresser
dans ses écrits à ces deux sujets et à écrire des textes plus introspectifs. Telle la série
d’articles intitulées « Nachher », parue entre 1925 et 1928, qui met en scène des dialogues
depuis l’au-delà entre deux personnages dont l’un s’exprime à la première personne du
singulier. Ils parlent de leurs vies passées sur terre et plus largement du (non) sens de la
vie terrestre1307. Raddatz considère que cette série dépasse le simple feuilleton et sert à
Tucholsky d’auto-analyse.1308 Il est vrai qu’il y a de quoi s’interroger à la lecture d’articles
comme « Befürchtungen »1309 dans lequel l’instance énonciatrice emprunte le forme du
« je » et explique sa crainte non pas de mourir, mais de ne pouvoir mourir. Le texte est
ambigu on ne sait, si le narrateur désire mourir ou redoute simplement ce passage
mystérieux d’un état à un autre. On ne peut s’empêcher de faire le lien entre la fin de
l’article et la propre mort de Tucholsky, causée par des médicaments et dont le caractère
accidentel ou intentionnel est non élucidé :

Vielleicht wird es nicht so schwer sein. Ein Arzt wird mir helfen, zu sterben. Und wenn ich
nicht gar zu große Schmerzen habe, werde ich verlegen und bescheiden lächeln: »Bitte,
entschuldigen Sie . . . es ist das erste Mal . . . «1310

Le même son de désespoir se fait entendre dans le poème Zweifel1311 dans lequel le je
lyrique remet en cause tout ce qui l’entoure et fonde son existence : le sens de son activité
d’écrivain, ses contemporains qu’il jalouse et qu’il méprise tout autant, son époque dont
il se sent prisonnier.

Ich sitz auf einem falschen Schiff.


Von allem, was wir tun und treiben,

1306 Ibid., p. 48-49.


1307 »Haben Sie sich nie gelangweilt –?«
»Nein, Nie«, sagte er.
»Ich ziemlich«, sagte ich. »Aber wie haben Sie das gemacht? Womit haben Sie sich so intensiv
beschäftigt, daß sie sich nicht langweilten –?«
»Mit dem Leben«, sagte er. »Ich hatte reichlich zu tun, zu leben. Die Frage ›Warum?‹ ist dem
Ding angeklebt. So dürfen Sie nicht fragen.«
»Ich habe mich gelangweilt«, murmelte ich leise und sah einer dekolletierten Geisterdame
nach, die sich besonders schön unheimlich geputzt hatte. »Ich fand es nicht so sehr
vergnüglich. Zehn Mal sieben Jahre . . . Warum . . . ? Sagen Sie mir: warum –?«
In : TUCHOLSKY, « Nacher », Gesammelte…, op. cit., tome 10, p. 121.
1308 Préface aux œuvres choisies : TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 23.
1309 TUCHOLSKY, « Befürchtung », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 131.
1310 Ibid.
1311 TUCHOLSKY, Zweifel, Gesammelte…, op. cit., tome 10, p. 157. Ce poème, qui date de 1925, fait partie

des textes non publiés présentés en annexe du dernier tome des œuvres choisies de Tucholsky.
304
und was wir in den Blättern schreiben,
stimmt etwas nicht: Wort und Begriff.

Der Boden schwankt. Wozu? Wofür?


Kunst. Nicht Kunst. Lauf durch viele Zimmer.
Nie ist das Ende da. Und immer
stößt du an eine neue Tür1312.

Si certains vers restent abtraits, car métaphoriques ou allusifs, le sentiment principal


qui ressort néanmoins est celui de la mélancolie la plus noire. L’inutilité et l’épuisement
ressentis par le je lyrique lui donnent des aspirations morbides, qui, elles, sont assez
explicites :

Ich mag mich sträuben und mich bäumen,


es klingt in allen meinen Träumen:
Nicht mehr. (…)
Ist es schon aus? Ich warte stumm1313.

Il n’est point surprenant que Tucholsky ait particulièrement apprécié Kafka en


littérature et qu’il ait loué dans son œuvre sa « profonde mélancolie » et ses personnages
qui ne comprennent pas la vie1314, tant lui-même est empreint de ces sentiments.1315 Les
deux auteurs se sont brièvement rencontrés en 1911 à Prague par l’intermédiaire de Max
Brod à qui Tucholsky était venu rendre visite. Kafka note dans son journal cette
propension à la noirceur chez le jeune Tucholsky sous des dehors pourtant insouciants
et fringants :

(…) ein ganz einheitlicher Mensch von 21 Jahren. Vom gemäßigten und starken Schwingen des
Spazierstocks, das die Schulter jugendlich hebt, angefangen bis zum überlegten Vergnügen
und Mißachten seiner eigenen schriftstellerischen Arbeiten. Will Verteidiger werden, sieht
nur wenige Hindernisse - gleichzeitig mit der Möglichkeit ihrer Beseitigung: seine helle
Stimme die nach dem männlichen Klang der ersten durchredeten halben Stunde angeblich
mädchen-haft wird – Zweifel an der eigenen Fähigkeit zurPose, die er sich aber von größerer
Welterfahrungerhofft – endlich Angst vor einer Verwandlung insWeltschmerzliche, wie er es
an ältern Berliner Judenseiner Richtung bemerkt hat, allerdings spürt er vor-läufig gar nichts
davon. Er wird bald heiraten1316.

1312 Ibid., p. 157.


1313 Ibid, p. 157-158.
1314 À propos de la publication d’Amerika de Kafka : « Am schönsten an diesem großen Werk ist die tiefe

Melancholie, die es durchzieht: hier ist der ganz seltene Fall, daß einer ›das Leben nicht verstehe‹ und recht
hat. » In : TUCHOLSKY, « Auf dem Nachttisch », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 45.
1315 Tucholsky note à la fin de sa vie des aphorismes dans son journal, publié après sa mort sous le titre

de Sudelbuch. On y trouve cette formule, rappelant, les mots employés pour les personnages de Kafka :
« Wenn ich jetzt sterben müßte, würde ich sagen: "Das war alles?" - Und: "Ich habe es nicht so richtig
verstanden." Und: "Es war ein bißchen laut.'" »
1316 Franz KAFKA, Tagebücher, Frankfurt a. M, Fischer, 1990, p 46, note du 30.09.1911. Cité par HEPP,

Kurt Tucholsky, op. cit., p. 26.


305
Plusieurs parallèles ont d’ailleurs été établis par la recherche entre certains aspects de
leurs oeuvres1317 et de leurs vies1318, ainsi que pour la dimension personnelle, voire
carthatique de leur écriture. Remarquons simplement que tous deux sont, entre autres,
obsédés par le bruit, en quête perpétuelle de silence tout au long de leur vie, leur écriture
traduit leurs doutes, leur mélancolie profonde, leur sentiment d’étrangeté face au monde
et face à eux-mêmes. Ce sentiment culmine en 1933 dans l’aveux de Tucholsky à
Hasenclever : « Lieber Freund, uns haben sie falsch geboren1319. »
Au cours de son séjour en France, Tucholsky n’a donc pas seulement écrit pour œuvrer
dans le sens d’un rapprochement franco-allemand, ni même pour un changement dans
son propre pays. Il livre presque sans retenue ses états d’âme, sans qu’il soit toujours
possible de distinguer la part de réel et d’invention. En ce sens, on peut sans doute parler
de la présence par moment d’une dimension auto-fictionnelle dans ses écrits dans la
mesure où données autobiographiques et éléments fictionnels se mélangent, semant le
trouble sur l’identité du sujet énonciateur. Il ne s’agit néanmoins pas d’une auto-fiction au
sens donné à l’origine par Serge Doubrovsky qui a créé ce néologisme en 1977. Il n’est pas
question de dépasser l’autobiographie par une « aventure du langage »1320 qui conduirait
au vrai par la parole libre de la cure psychanalitique freudienne. Nous avons d’ailleurs
démontré que Tucholsky cherche à s’inscrire dans diverses traditions littéraires,
anciennes et plus contemporaines. Il n’y a donc pas de recherche d’une liberté d’écriture,
même si par la synthèse que le journaliste opère entre plusieurs codes littéraires, ainsi
que par son style caractéristique, son écriture est novatrice. Le propos de Tucholsky n’est
pas non plus de faire le récit d’une vie ordinaire en contre-point à l’autobiographie, ni
même de passer à la postérité comme en témoigne son article au titre éloquent « Plädoyer
gegen die Unsterblichkeit »1321. Le journaliste y met en garde les auteurs qui recherchent
à marquer durablement les esprits. Il considère cet effort comme vain, car le mérite ne fait
pas tout, il y a une part de hasard à ce que retiennent l’histoire des Hommes et celle des

1317 Sabrina Ebitsch s’est intéressée aux représentations du pouvoir au sens large – Etat, justice, armée,

burocratie, famille, femme… – et à la critique de l’autorité chez Kafka et Tucholsky, ainsi qu’au lien entre
cette thématique et leur propre biographie. « Die Macht verknüpft sowohl bei Kafka wir auch bei Tucholsky
jeweils Leben und Schreiben miteinander ». Tous deux trouveraient une forme de thérapie dans l’écriture
et se dévoileraient dans leurs écrits. In : Sabrina EBITSCH, Die grössten Experten der Macht: Machtbegriffe
bei Franz Kafka und Kurt Tucholsky, Marburg, Tectum, 2012, p. 277.
1318 Parmi les parallèles biographiques évidents : tous deux sont issus de la même génération, de familles

juives assimilées travaillant dans le commerce, ils sont docteurs en droit, êtres hypersensibles à tendance
dépressive, ils ont un rapport compliqué à leur famille et aux femmes, cherchant et fuyant l’engagement, et
entretenant une importante correspondance avec les femmes aimées. Pour plus de détails voir : HEPP, Kurt
Tucholsky. Biographische…, op. cit. p. 61-62. Et pour le parallèle de la correspondance entre Tucholsky et sa
femme Mary et avec celle de Kafka et Felice Bauer, voir l’introduction par Raddatz : TUCHOLSKY, Unser
ungelebtes Leben: Briefe an Mary, Rowohlt, Reinbek, Rowohlt, 1982.
1319 Lettre du 11.04.1933. In : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 252.
1320 « Autobiographie ? Non. C’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie

et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir
confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel
ou nouveau. » Définition proposée par Serge Doubrovsky en quatrième de couverture de son roman Fils,
Paris, Galilée, 1977.
1321 TUCHOLSKY, « Plädoyer gegen die Unsterblichkeit », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 146.

306
Lettres. Certains auteurs de talent seront malgré tout oubliés. Ainsi, il enjoint ses
confrères à se concentrer sur le présent et à oublier ces vaniteuses et stériles prétentions.
Tucholsky délivre en conclusion un message dans la tradition épicurienne du carpe diem,
associé au memento mori antique :

Es gibt noch fünfzig Schriftsteller vom Range Wielands – die sind vergessen. Es gibt noch
zwanzig chinesische Napoleons – die kennen wir nicht. Noch acht Edisons – sie besaßen keinen
Patentmusterschutz. Walther von der Vogelweide hatte neben allem andern: Glück. In dem
großen Papierkorb der Vergangenheit kam er obenauf zu liegen, und da liegt er nun – bis auf
weiteres.
Werke leben. Und zeugen Kinder. Und daß französische Emigranten einmal nach Berlin
gekommen sind, zeigt heute noch manch Wohnungsschild, manches Buch, manche
Frauengrazie (und der ganze Fontane). Ein Werk tun, die Welt ändern, mit den Beinen auf der
Erde stehen und diesseitig sein – das kann eine anonyme Unsterblichkeit ergeben. Aber schiele
nicht nach vorn – da ist für dich nichts zu holen. Als vielleicht ein bißchen Denkmalsstuck oder
eine Doktordissertation. In fünfzig Jahren ist alles vorbei – und spätestens in hundert.
Unsterblichkeit . . . ? Glaubs nicht. Schwör sie ab. Laß sie unsterblich werden, alle miteinander.
Für dich gibt es nur ein Wort, wenn du weise bist, es richtig auszusprechen.
Heute.1322

Il existe malgré tout une certaine filiation avec l’auto-fiction doubrovskienne dans la
mesure où certains textes de Tucholsky, les poèmes généralement, semblent laisser la
parole à l’inconcient, à une voix intérieure, douloureuse et sombre. Mais on ne peut
clairement l’identifier cependant à l’auteur. En effet, il n’y a pas chez Tucholsky de
revendication stricte de l’authenticité des faits. Ainsi, son écriture de soi ressemblerait
davantage à la définition plus large que propose Vincent Colonna de l’autofiction « comme
une situation d’énonciation inédite qui vient faire éclater une dichotomie réductrice :
littérature vécue ou littérature d'imagination1323. » Celui-ci précise qu’il s’agit d’ « une
pratique qui utilise le dispositif de la fictionnalisation auctoriale pour des raisons qui ne sont
pas autobiographiques. »1324 Colonna met lui l’accent sur la fictionnalisation d’un récit
référentiel dans lequel le « pacte autobiographique »1325 affirmant l’identité de l’auteur-
narrateur-personnage n’est pas respecté, entrainant des doutes sur la véridicité du récit.
L’autofiction entendue ainsi brouille donc les pistes entre fiction et réalité, comme nous avons
pu si souvent le constater dans les textes de Tucholsky.
Après la littérature de voyage, Tucholsky s’inscrit ainsi dans un autre genre hybride, à la
définition également difficile, voire controversée et considéré pour cette raison par ses
détracteurs comme un sous-genre. Ses défenseurs l’ont qualifié de façon provocatrice comme
« mauvais genre »1326 ou comme « genre pas sérieux »1327. L’acception que lui donne Marie

1322 Ibid., p. 147.


1323 Vincent COLONNA, L’autofiction. Essai sur la fictionalisation de soi en littérature, Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales(EHESS),1989. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006609 , p.
349.
1324 Ibid., p. 260.
1325 Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996.
1326 Jacques LECARME, « L’autofiction : un mauvais genre ? », S. DOUBROVSKY, J. LECARME, P.

LEJEUNE(dir.), Autofictions & cie, Cahiers RITM, Université de Paris X, 6, 1994, p. 227.
1327 Marie DARRIEUSECQ, « L'autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, n°107, septembre 1996.

307
Darrieussecq nous semble particulièrement pertinente par rapport à Tucholsky. Celle-ci
insiste sur le caractère contradictoire d’un récit qui à l’instar de l’autobiographie demande
à être cru et vu comme sérieux et qui dans le même temps se donne comme feint, de sorte
que le lecteur ne peut faire la part des choses. « L’écriture autofictive est toujours
ambiguë »1328, nous dit-elle et cette ambiguité assumée constitue sa différence
fondamentale avec le genre autobiographique. Pensons notamment sur ce point à
l’épigraphe de Ein Pyrenäenbuch qui évoque la tâche de l’écrivain-voyageur comme étant
le mensonge et qui donc met le lecteur en garde contre le récit qui va suivre. Darrieussecq
ajoute que le caractère indécidable de l’autofiction constitue sa richesse et son sérieux
littéraire car il remet en cause toute une pratique de la lecture. Telle est bien l’intention
de Tucholsky lorsqu’il fait appel à un rôle actif du lecteur ou lorsqu’il sème le doute sur la
voix de celui qui parle. Il provoque son lecteur, le pousse à s’interroger et cherche à
obtenir, dans une visée didactique et politique, un résultat comparable à Brecht avec son
« effet de distanciation ».Tucholsky s’inscrit en ce sens « au carrefour des écritures et des
approches littéraires »1329.

Si la dimension personnelle est caractéristique du séjour parisien de Tucholsky et plus


largement de toute sa production, il en est une autre qui lui complémentaire. Il s’agit de la
fonction quasiment éthique qu’il attribue à son rôle de journaliste et d’écrivain.

4.2.2. « Le courage de dire la vérité »


Dès 1923, Tucholsky remet en cause le sens de son action journalistique dans la mesure
où les changements qu’il appelle de ses vœux ne se produisent pas. « Ich habe Erfolg. Aber
ich habe keinerlei Wirkung. »1330 Ce constat n’est pas un pur réflexe narcissique, mais
l’expresion d’une inquiétude quant à l’avenir. Son but, nous l’avons dit, est un changement
des mentalités, dans son pays notamment, et le moyen d’y parvenir est de « dire la vérité »
sur le présent et le passé proche, celui de l’empire et de la guerre, puis la vérité sur la
France par la suite. On retrouve cette revendication dans un article fondamental de 1919,
« Wir Negativen »1331, dans lequel le journaliste revient sur les critiques qui sont faites aux
collaborateurs de la Weltbühne de « souiller le nid allemand » par leur négativité. Ce texte
révèle à quel point Tucholsky ne défend pas seulement une vision politique et culturelle,
mais aussi intellectuelle et morale de l’Allemagne:

Wir sollen positive Vorschläge machen. Aber alle positiven Vorschläge nützen nichts, wenn
nicht die rechte Redlichkeit das Land durchzieht. Die Reformen, die wir meinen, sind nicht mit
Vorschriften zu erfüllen, und auch nicht mit neuen Reichsämtern, von denen sich heute jeder

1328 Ibid., p. 378.


1329 Ibid., p. 379.
1330 Lettre à Hans Schönlank du 10.01.1923, in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 154.
1331 TUCHOLSKY, « Wir Negativen », Gesammelte…, op. cit., tome 2, p. 52.

308
für sein Fach das Heil erhofft. Wir glauben nicht, daß es genügt, eine große Kartothek und ein
vielköpfiges Personal aufzubauen und damit sein Gebiet zu bearbeiten. Wir glauben, daß das
Wesentliche auf der Welt hinter den Dingen sitzt, und daß eine anständige Gesinnung mit
jeder, auch mit der schlechtesten, Vorschrift fertig wird und sie gut handhabt. Ohne sie aber
ist nichts getan. Was wir brauchen, ist diese anständige Gesinnung 1332.

Tucholsky, comme d’autres intellectuels de gauche de la République de Weimar,


possède une conception de la démocratie largement inspirée de la philosophie des
Lumières. Elle est fondée notamment sur l’idée de la perfectibilité de l’homme et de sa
responsabilité dans la recherche d’un bien individuel et collectif, sur l’idée également que
la raison doit guider cette quête vers un idéal qualifié de vérité. Pour ces auteurs, la
démocratie nouvelle est l’occasion d’un renouveau intellectuel et moral d’où la
récurrrence des termes « esprit » et « vérité » dans leurs textes. Elle n’est pas une fin en
soi, mais doit mener à une société meilleure dont il reste à définir le contenu. Telle est sa
légitimité 1333. Cette conception idéaliste de la politique et de la littérature au sens large
est naturellement mise à mal dès les débuts de la république allemande. Si l’emploi de
cette argumentation perdure chez Tucholsky jusqu’à la fin des années 1920, celui-ci est
bien conscient que la vérité qu’il énonce dans ses articles n’est pas partagée par tous. Elle
est subjective et n’est que celle de l’une des deux Allemagnes. De plus, si ce lexique nous
paraît aujourd’hui quelque peu grandiloquent, voire anachronique, il traduit néanmoins
une quête sincère de Tucholsky dont l’échec est vécu à la fin de sa vie de façon tragique.
Michael Hepp parle de lui comme d’un « prêtre de la vérité »1334. Il y a de cela sans doute.
Tucholsky exprime une forme de foi inconditionnelle dans une vérité qu’il ne se lasse pas
répéter et qu’il prêche malgré tout avec prosélytisme et sans relâche.

1332 Ibid., p. 55-56.


1333 Bernard Spies développe cette analyse d’une conception morale et idéaliste de la démocratie chez
les écrivains de gauche issus de la Révolution française et des Lumières. Il cite en particulier H. Mann, A.
Döblin, A. Zweig et range également Tucholsky dans cette catégorie. In : SPIES, « Le développement d’une
pensée démocratique chez les écrivains dans la république de Weimar 1918-1924 ». In : Gilbert KREBS,
Gérard SCHNEILIN (dir.), Weimar ou de la démocratie en Allemagne [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne
Nouvelle, 1994 (généré le 01 février 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org.lama.univ-amu.fr/psn/5772>. ISBN : 9782878547870. Cf MAYER, Dieter :
Cette typologie des “écrivains bourgeois de gauche” qui, dans les débuts de la République de Weimar -
(1919-1924), c’est à dire avant que les clivages politiques et esthétiques ne se figent en front idéologique -
propagent l’idée selon laquelle l’esprit a une mission de guide dans la tradition de la bourgeoisie éclairée
des XVIIIe-XIXe siècles, a été développée par Dieter Mayer. Il concentre son analyse sur un groupe d’écrivains
et publicistes pour la plupart berlinois (A. Döblin, H. Hesse, H. Mann, C. v. Ossietzky, C. Sternheim, K.
Tucholsky, A. Zweig et quelque peu oubliés aujourd’hui : R. Borchardt, O. Flake et F. Thieβ) qui voyaient
dans la constitution de Weimar une base politique à partir de laquelle ils devaient contribuer à des
ameliorations sur les plans sociétaux, esthétiques et politiques. En effet, ils considéraient que l’intelligentsia
artistique devait énoncer des valeurs morales et une “vérité” qui s’impose à tous et réduise notamment les
antagonismes sociaux. In : Dieter MAYER, Linksbürgerliches Denken. Untersuchungen zur Kunsttheorie,
Gesellschaftsauffassung und Kulturpolitik in der Weimarer Republik 1919-1924, Munich, Fink Verlag, 1981.
Cf p 167
1334 Hepp reprend cette expression employée par Tucholsky dans un article (TUCHOLSKY,

« Macchiavelli », Gesammelte…, op. cit., tome 1, p. 333) pour évoquer le rôle que joue le journaliste de 1918
à 1929, date de la parution de son livre Deutschland, Deutschland über alles. Cet ouvrage est considéré par
son auteur comme « un rapport sur l’état de la nation allemande et un bilan final ». In : HEPP, Kurt Tucholsky,
op. cit., p. 117.
309
Il faut de fait un certain courage pour prendre ainsi la parole dans l’espace public et
tenir des propos qui dérangent dans une période où les ennemis de l’extrême droite
paient souvent de leur vie leurs prises de position. Tucholsky souligne lui-même assez
souvent le courage de ceux qui se battent pour des idéaux qui les mènent à l’isolement
dans la société, voire à une condamnation quelle qu’elle soit. Il revendique pour lui-même
et pour ses compagnons de lutte cette témérité. Il est prêt à la reconnaître également à
certains de ses adversaires. Ainsi lorsqu’il rapporte ses discussions avec les jeunes gens
de l’Action française, le journaliste souligne leur droiture morale à la fois dans leur
attitude vis-à-vis de lui qui est allemand et dans le souci qu’ils ont de leur époque. Il leur
concède une certaine légitimité en les assimilant aux initiateurs de la Révolution
française1335 et compare leur force de conviction face à l’adversité à celle de Maximilian
Harden1336. S’il mentionne également les dérives de ce mouvement, le journaliste souligne
à diverses reprises le positionnement intellectuel de cette fraction de la droite nationaliste
française.
En effet dire la vérité serait la tâche de l’intellectuel. De ce point de vue également, le
discours de Tucholsky démontre sa dimension en partie auto-référentielle. On peut le
rapprocher par différents aspects de la notion de parrhêsia chez Michel Foucault1337, que
l’on traduit habituellement par franc-parler ou dire vrai. Pour être parrhêsiaste, il ne suffit
pas de prétendre dire la vérité, ni d’avoir l’audace d’être en désaccord avec l’opinion
dominante. Il faut remplir des conditions bien particulières. La parrhêsia est tout d’abord
une prise de position publique. Elle se donne comme vraie et son authenticité doit se
vérifier dans la conduite du locuteur. Il doit y avoir concordance entre la parole et les

1335 « Wie sieht es nun in dieser rechtsgerichteten, intelligenten französischen Jugend aus –? Aus eigner
Erfahrung kann ich zunächst sagen, dass Unterhaltungen mit diesen jungen Leuten ganz, ganz anders
verlaufen als in Deutschland. Die ärgsten Deutschenfresser sprechen mit einem Deutschen, und sie
sprechen so, wie man in Frankreich spricht: also höflich, zuvorkommend, anständig. (…) Diese jungen Leute
fühlen, dass im Staat etwas nicht in Ordnung ist, und sie suchen. Mit ihnen sucht eine ganze Literatur. Es
darf nicht vergessen werden, dass so, genau so, die große Französische Revolution vorbereitet worden ist,
und wenn es überhaupt etwas in Europa gibt, was die Anwendung der Sowjet-Grundsätze noch verhindern
kann – ich glaube es nicht –, so liegt der Keim hier. » In : TUCHOLSKY, « Faschismus in Frankreich –? »,
https://www.textlog.de/tucholsky-faschismus.html
1336 « So sähe er aus, wenn nicht neben Verbrechern, Rohlingen, Totschlägern, Rowdys und Léon Daudet

das heiße Bemühen in der ›Action Française‹ und besonders in Maurras flammte, gegen die Zeit das zu
suchen, was sie die Wahrheit nennen. Diese Leute haben einmal isoliert gestanden, völlig allein – so allein,
wie Harden dreißig Jahre in Deutschland, mit dem ganzen Mut, mit der Zivilcourage, nein zu sagen, auch
gegen die Festdiners. Diese Jugend hat ekelhafte Roheiten begangen, feige Überfälle, ist auf Phrasen
hereingeplumpst . . . Aber wer ihr zuallerletzt etwas erzählen darf, ist der ›fortschrittliche‹ Opportunismus,
jene Auchsozialisten, jene liberalen Kulturbesitzer, die, zu faul, das Bestehende zu ändern, zu beteiligt an
allem, nicht den leisesten Anlaß haben, mit vornehmen Gesten Radikalimus abzulehnen. Organisierter
Schmutz ist noch keine Reinheit, historische Ungerechtigkeit keine Ordnung. Das Gewäsch der
Scheindemokraten gegen den Faschismus ist Angst. Er verdiente kräftigere Gegner. » TUCHOLSKY, « Herr
Maurras vor Gericht », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 220-221.
1337 Michel Foucault intitule ses deux dernières années (1983-1984) de cours au Collège de France, « le

courage de la vérité ». Il étudie la notion de parrhêsia (également parrêsia ou parrhèsia) dans la culture
grecque ancienne et la question sous-jacente du rôle de l’intellectuel à son époque. Il consacre également
un cycle de conférences à Berkeley à l’automne 1983 à cette thématique sous le nom de « Discours et
vérité ».
310
actes. Cette prise de parole exprime une conviction personnelle du locuteur qui s’engage
et prend un risque en parlant.

La parrhêsia est un type d'activité verbale dans laquelle le locuteur a un rapport spécifique à
la vérité à travers le franc-parler, une certaine relation à sa propre vie à travers le danger, un
certain type de relation à soi et aux autres à travers le criticisme (critique de soi ou d’autrui),
et une relation spécifique à la loi morale à travers la liberté et le devoir. Plus exactement, la
parrhêsia est une activité verbale dans laquelle un locuteur exprime sa relation personnelle à
la vérité, et il risque sa vie car il considère que le dire vrai est un devoir pour améliorer ou
pour aider la vie des autres (comme il le fait pour soi-même). Dans la parrhêsia, le locuteur
utilise sa liberté et il choisit de parler franchement plutôt que de persuader, la vérité plutôt
que le mensonge ou le silence, le risque de la mort plutôt que la vie et la sécurité, la critique
plutôt que la flatterie et le devoir moral plutôt que ses intérêts ou l'apathie morale1338.

Cette définition s’appuie sur une approche historique du temps de la démocratie


athénienne. Foucault définit la parrhêsia comme un acte éthique fondateur de la
démocratie lorsque le citoyen prend la parole et exprime son opinion sur la place
publique. Or lorsque la démocratie est en crise comme dans l’Athène du IVe siècle la prise
de parole franche peut entraîner un risque qui va jusqu’à l’exil et la mort. Socrate est une
illustration de ce courage de dire la vérité. Il est aussi pour Foucault celui qui articule le
souci du salut de la cité avec le souci de l’âme des autres. Il noue par ses discours
éducation, éthique et politique. Foucault s’intéresse aussi à la parrhêsia des cyniques grecs
qui mettent l’accent sur la concordance entre parole et actes. C’est le mode de vie du
cynique, rustre et pauvre, qui exprime la vérité d’un propos franc et provocateur. Cette
vie vraie de dépouillement revendiqué, qui n’a pas à rougir d’elle-même car elle ne
dissimule rien et prend pour modèle la loi naturelle des bêtes, entraîne nécessairement
une part de scandale. Dans les deux cas, cette vérité qui recherche l’harmonie ou la
rupture est associable aux yeux de Foucault à l’éthique de l’intellectuel engagé1339.
On retrouve bien chez Tucholsky les éléments de définition de la parrhêsia comme
prise de position publique, engagée, risquée et vraie dans le sens où elle exprime une
vision personnelle du monde. Elle repose en partie sur une expérience de vie dans la
mesure où le journaliste vient vivre en France pour être au plus près de l’un de ses sujets
d’écriture et acquérir la connaissance nécessaire pour en parler en toute légitimité. Il est
également à distance de son propre pays, l’autre sujet principal d’écriture entre 1924 et
1929, afin de reprendre son travail d’analyse de la société allemande. Il se tient à ces deux
objectifs. De même, la mission qu’il s’assigne est de changer les mentalités, de parvenir à
une forme d’appaisement qui passe dans le même temps par une stratégie dans laquelle

1338 Citation de M. Foucault (« Discours et vérité ») telle que traduite et reproduite dans : Francesco Paolo

ADORNO, « La tâche de l’intellectuel », in : Frédéric GROS (dir.), Foucault. Le courage de la vérité, Paris, PUF,
2002, p. 56-57.
1339 Nous nous basons sur l’analyse de Foucault proposée par Frédéric Gros dans : « La parrhêsia chez

Foucault (1982-1984), in : GROS (dir.), Foucault. Le courage de la vérité, op. cit., p. 155-164.
311
la polémique n’est pas absente. Enfin, Tucholsky souligne lui-même la dimension éthique
du dire vrai, ainsi que sa supposée efficacité1340.
Le courage qu’il revendique, il exhorte aussi ses lecteurs à en faire preuve. La
révolution des esprits qu’il appelle de ses vœux pourrait reprendre la formule kantienne
des Lumières, « sapere aude », comme devise. Ait le courage de te servir de ton propre
entendement, sans la conduite d’un autre. Tucholsky affirme sa vérité, mais il attend que
ses lecteurs se fassent leur propre opinion, en multipliant les lectures et les points de vue
comme il les incite à le faire. Sa stratégie d’écriture qui appelle nécessairement une
participation active de ses lecteurs va dans le même sens. Il est d’ailleurs éclairant à ce
sujet qu’Iser, dont nous avons rapproché certains éléments de théorie de la pratique
d’écriture de Tucholsky, fasse le lien entre le rôle actif du lecteur et le credo des
Lumières1341.
Ce que Tucholsky condamne fermement chez ses adversaires ou chez les dirigeants de
la République de Weimar est précisement leur lâcheté, plus que leurs erreurs. Il veut par
exemple mettre au grand jour la couardise de l’armée, pour qui la guerre est un but en soi,
mais dont les dirigeants ne sont pas prêts pour autant à perdre la vie1342, ainsi que celle
de son ancien commandant en chef, qui a fui à Doorn en Belgique à l’issue de la défaite au
lieu de faire face à ses responsabilités1343. Il pourfend aussi la frilosité des dirigeants
républicains qui préfèrent renoncer à clamer haut et fort leurs convictions, plutôt que de
risquer de froisser une partie de la population1344. Néanmoins ce parler vrai possède aussi

1340 Au sujet des hommes politiques allemands qui en 1924 recommencent à venir en France pour nouer
des contacts, le journaliste critique leur prudence qui consiste à taire la situation politique en Allemagne,
afin de ne pas effrayer les Français. Le journaliste plaide pour un tableau authentique des choses : « (…) ich
glaube doch, daß die Taktik der letzten Monate, die Franzosen immer nur zu beruhigen, auf die Dauer nicht
haltbar ist. Man soll die Wahrheit sagen. Es ist nicht nur ethisch richtig, die Wahrheit zu sagen – sondern es
ist in den allermeisten Fällen auch praktischer, besonders in der Politik, wo die großen Erfolge immer nur
bei der Wahrheit sind, nicht bei dem kindisch überalterten Spiel der Ränke, Schliche und pfiffig-schlauen
Drehungen, in denen bei uns die meisten Politiker – besonders die ältern Führer der Sozialdemokratie – die
Hauptkünste ihres Metiers sehen. Man erwirbt sich mit diesen Dingen kein Vertrauen, es zeigt sich ja doch
immer, daß der Berichterstatter gefärbt hat, und nur der reelle Kaufmann hat Dauerkundschaft. » In :
TUCHOLSKY, « Deutsche in Paris », Gesammelte…, op. cit., tome 3, p. 439.
1341 Iser indique que « le lecteur, en découvrant lui-même le sens, fait sien l’un des principes des

Lumières. » In : ISER, L’appel du texte, op. cit.., p. 45.


1342 En 1929, le journaliste traite pour cette raison les cadres de l’armée de lâches et de criminels : « Die

Schonung des feindlichen Hauptquartiers wird von den Kriegshetzern sicherlich als Ritterlichkeit ausgelegt;
sie war aber grade von deren Standpunkt aus Landesverrat und persönliche Feigheit der
Generalstabsoffiziere auf beiden Seiten. Der Krieg: das ist für sie so etwas wie ein blutiges Schachspiel
gewesen; man wirft nicht das Brett um, man zieht. Um ungestörter ihre Mannschaften in einen Tod zu
schicken, den sie niemals gekostet haben, erklärten sie ihre Blutzentren für tabu. Das ist nicht nur im
nationalen Sinne ein Verbrechen, wie gleichgültig könnte uns das sein! Es ist eine hundsgemeine
inkonsequente Konsequenz von Anschauungen, die immer und unter allen Umständen als verbrecherisch
anzusehen sind. Einbrecher, die ihr Werkzeug nicht rosten lassen wollen. » TUCHOLSKY, « Ist es denn nun
wirklich wahr, was man hat vernommen – », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 64.
1343 En 1927, le journaliste écrit à propos de l’Empereur : « niemand war feiger als der Selige aus Doorn »,

in : TUCHOLSKY, « Otto Walburg », Gesammelte…, op. cit., tome 5, p. 153.


1344 En 1926, il affirme que l’esprit républicain n’existe pas en Allemagne et pour cause, les dirigeants

eux-mêmes n’affichent pas leur fierté d’être républicain : « Der Sieg des republikanischen Gedankens ist
eine optische Täuschung. (….) Sie geben Tag für Tag eine Position nach der andern auf. Sie rücken den alten,
verfaulten, verbrecherischen Idealen immer näher, bekennen sich zur absoluten Souveränität des Staates,
312
son ambiguïté en ce qui le concerne, puisque Tucholsky se cache derrière des
pseudonymes, des feuilletons et des textes littéraires, formes de pratiques apocryphes
étrangères à Rosa Luxembourg1345.
Son discours offensif du dire vrai est également empreint de mélancolie. Nous avons
souligné une forme de mélancolie propre à la personnalité tourmentée de Tucholsky. Il en
est une autre qui s’inscrit dans une « tradition cachée »1346 selon Enzo Traverso, celle
d’une culture politique, la « mélancolie de gauche ». Cette gauche au sens large est celle
des mouvements qui se sont battus à travers l’histoire récente (XIXe-XXIe siècle) pour bâtir
une société plus égalitaire, selon le principe de la fameuse onzième thèse de Feuerbach de
Marx : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui
importe c'est de le transformer1347. » Au-delà des principes et des idéaux, cette culture de
gauche est faite également d’une mémoire liée aux victoires et surtout aux échecs
rencontrés. Des défaites, il résulte ce sentiment de mélancolie, ce vague à l’âme qui n’est
pas synonyme de repli sur soi et de résignation, mais bien plutôt d’une tristesse qui
n’oublie rien des batailles perdues et des pertes humaines, et qui garde l’espoir d’un
avenir meilleur. Ce lien entre passé et futur est constitutif de cette mélancolie. Cependant
celle-ci relève d’une tradition cachée car elle ne peut s’inscrire dans le récit officiel du
socialisme et du communisme qui préfère mettre l’accent sur les avancées et les
conquêtes, plutôt que sur les défaites1348.

zum Recht, Kriege zu führen, zur wirtschaftlichen Autokratie, zum Großdeutschtum, zum
Autoritätsgedanken – nur sagen sies mit ein bißchen andern Worten. (….) Schon die Feigheit, am 9.
November keine Feier zu wagen, zeigt, wes Ungeistes Kinder hier ihr Spiel treiben. » TUCHOLSKY, « Der
Sieg des republikanischen Gedankens », Gesammelte…, op. cit., tome 4, p. 497.
1345 Volker Caysa applique également ce concept de parrhêsia à Rosa Luxemburg. D’une part, car elle

aussi revendiquait dans ses discours un parler vrai. D’autre part, car elle incarnait elle-même par sa vie et
ses discours la défintion de Foucault, elle exigeait une liberté de parole pour tout le monde, ennemis y
compris, elle attendait en retour des autres une vie et une parole vraies. Cette vérité devait faire advenir
une réalité autre, celle du socialisme. In : Michael BRIE, Jörn SCHÜTRUMPF, Rosa Luxemburg. Eine
revolutionäre Marxistin an den Grenzen des Marxismus, Hambourg, VSA Verlag, 2021, p. 30-33.
1346 Expression que Traverso emprunte à Hannah Arendt. Elle définissait ainsi l’histoire du judaïsme

« paria », réfractaire à tout dogme politique ou religieux, à l’esprit contestataire et dont les meilleurs
représentants étaient les écrivains Heinrich Heine, Franz Kafka, le cinéaste Charlie Chaplin ou encore le
journaliste dreyfusard et anarchiste Bernard Lazare. Enzo TRAVERSO, Mélancolie de gauche. La force d’une
tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, Éditions de la découverte, 2016, p. 9.
1347 Karl MARX, Thèses sur Feuerbach, in : http://www.ac-
grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/oeuvres/marx/feuerbach/feuerbac.htm
1348 Walter Benjamin fut l’un des interprètes les plus importants de cette mélancolie de gauche, plus

particulièrement une mélancolie marxiste. « À partir du milieu des années 1920, ce philosophe et critique
littéraire allemand amorce un itinéraire singulier, à mi-chemin entre Marx et le messianisme juif, qui le
conduit vers une nouvelle conception de l’histoire, radicalement antipositiviste, fondée sur l’idée de «
remémoration » (Eingedenken). Elle aussi est le produit d’une défaite majeure du mouvement ouvrier – la
montée au pouvoir de Hitler en 1933 – et c’est dans un contexte particulièrement tragique, après le pacte
germano-soviétique, le début de la Seconde Guerre mondiale et la débâcle française de juin 1940, qu’elle
trouve une formulation achevée dans les « Thèses sur le concept d’histoire », rédigées en exil, peu avant le
suicide de leur auteur à Port-Bou, à la frontière espagnole. À la différence de Marx, pour qui les révolutions
sont des « locomotives de l’histoire », Benjamin les présente comme le frein d’alarme qui arrête la course
du train vers la catastrophe (…) Le mouvement téléologique qui fait du socialisme le résultat d’une avancée
de la civilisation semble renversé, dans la perspective d’un marxisme qui aurait « anéanti en lui l’idée de
progrès ». (…) Concevant le passé comme un processus toujours ouvert et comme une expérience inachevée,
313
Malgré cela, cette mémoire mélancolique des vaincus perdure comme un fil rouge à
travers l’Histoire. Elle est plurielle, faite de souvenirs individuels ou de groupes, ainsi que
de représentations collectives des luttes passées. Elle est aussi marquée souvent par l’exil,
par la conscience d’un présent désespérant et pourtant elle se veut une consolation et
même une force dans l’espoir d’une victoire prochaine.

Elle [ la mélancolie de gauche] s’inscrit plutôt dans la tradition des défaites qui – Rosa
Luxemburg le rappelait à la veille de sa mort – ont jalonné l’histoire des révolutions. C’est la
mélancolie de Blanqui et de Louise Michel après la répression sanglante de la Commune de
Paris ; de Rosa Luxemburg qui, dans sa prison de Wronke, méditait sur le carnage de la Grande
Guerre et la capitulation du socialisme allemand ; de Gramsci qui, dans une prison fasciste,
repensait le rapport entre « guerre de position » et « guerre de mouvement » après l’échec des
révolutions européennes ; de Trotski dans son dernier exil mexicain, enfermé derrière les
murs d’une maison-bunker de Coyoacan ; de Walter Benjamin qui, en exil à Paris, réélaborait
l’histoire du point de vue des « ancêtres asservis » ; de C. L. R. James écrivant sur Melville
depuis Ellis Island où il était en quarantaine, enemy alien dans les États-Unis du maccarthisme
; des communistes indonésiens ayant survécu au grand massacre de 1965 ; de Che Guevara
dans les montagnes de Bolivie, conscient que la voie cubaine était entrée dans une impasse 1349.

Un exemple parmi d’autres qui illustre cette tradition reliant histoire et mémoire est la
comparaison faite par Rosa Luxemburg et par Tucholsky entre l’Allemagne de leur temps
et la Rome antique du déclin. Bien qu’elle ait été formulée à dix ans d’intervalle, tous deux
soulignent le même manque de perspectives et les conséquences qui en découlent pour
les esprits de leurs contemporains1350. Loin de se résigner, ils font cependant preuve de
volontarisme et d’espérance pour les générations futures. L’historicisation de la défaite
va de pair avec un regard tourné vers l’avenir. Cette mélancolie est en effet une arme de
résilience.
Tucholsky mêle fréquemment réflexions critiques sur le passé et le présent à un souci
de l’avenir. L’un des articles dans lequel cette tension dialectique est la plus visible a été
écrit en 1928, période pendant laquelle il introduit un ton très marxisant dans ses textes.
Cet article se présente sous la forme d’une lettre écrite à l’adresse d’un professeur

Benjamin envisage la politique comme un art consistant à le réactiver. Il s’agit, lorsque les circonstances
historiques le permettent, de saisir l’« à-présent » (Jetzt-Zeit) afin de déclencher une remémoration de
l’advenu. Le passé fait irruption dans le présent, en le remettant en cause, et en créant ainsi les conditions
pour une rédemption des vaincus de l’histoire. » In : TRAVERSO, « Marxisme et mémoire. De la téléologie à
la mélancolie », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 7, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 28
avril 2021. URL : http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/leportique/2726 ; DOI : https://doi-
org.lama.univ-amu.fr/10.4000/leportique.2726
1349 TRAVERSO, Mélancolie de gauche, op. cit., p. 9-10.
1350 Traverso cite cette comparaison de Luxemburg faite dans son essai La Crise de la social-démocratie

écrit en 1915 depuis la prison où elle payait son opposition à la guerre : « le triomphe de l’impérialisme et
la décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement,
la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière. » In : TRAVERSO, ibid., p. 46. Tucholsky, pour sa part,
emploie ce parallèle lors du discours « La Carrière de votre fils – soldat inconnu » auprès d’une loge franc-
maçonne : « Le conférencier compara la stituation actuelle de l’Allemagne à celle de l’Empire Romain au
moment de son déclin. L’incertitude qui règne dans ce pays quant aux possibilités d’avenir est un des
facteurs déterminants de cet état de chose. L’état d’esprit en 1925 est pire qu’en 1913. » Cf annexe p. 355.
314
d’histoire du futur1351 dont le sujet de recherche serait la Première Guerre mondiale. Le
journaliste le met en garde contre l’historiographie de son temps dont la vérité serait
falsifiée ou tue par manque de courage :

Wir haben ein Reichsarchiv, Herr Professor, bezahlt vom Gelde der Allgemeinheit, das lügt,
lügt, lügt. Glauben Sie ihm kein Wort – es sind Interessierte, Herr Professor, die da schreiben
dürfen. Allein wichtig ist vor allem, was Sie in Ihren Schriften und im ganzen Archiv niemals
finden werden: die Klagen und die Tränen eines unterdrückten Volkes, dessen guter Wille zu
groß und dessen revolutionäre Kraft immer zu klein gewesen ist. Glauben Sie dem
Reichsarchiv nicht. So ist es nicht gewesen.
Wir haben Professoren, Herr Professor, die lehren auf den Universitäten Geschichte – aber sie
lehren die Wahrheit nicht, weil sie entweder die Wahrheit nicht kennen, oder aber sie kennen
sie und wagen nicht, sie zu lehren. Man würde sie verjagen, Herr Professor – denn diese
Wahrheit wäre den Interessen der Auftraggeber abträglich. Glauben Sie auch denen nicht. So
ist es nicht gewesen.
Wenn Sie wirklich die Wahrheit kennen lernen wollen, dann halten Sie sich an die
unmittelbaren Quellen, lesen Sie die Schriften der Beteiligten, der Gequälten, die Schriften
derer, die ausfressen mußten, was andere ihnen eingebrockt haben. Da werden Sie sehen, wie
es wirklich gewesen ist1352.

Le journaliste l’invite à prendre connaissance de la vérité en se confrontant à d’autres


types de sources, les mémoires des perdants de l’histoire, plus exactement, ceux qui se
sont révoltés contre leur condition d’asservis, ont cru en la révolution et ont perdu la
bataille. Ceux que l’on a opprimés pour cela et dont on veut taire les cris et effacer la
mémoire. Cet article a été écrit pour servir de préface au livre Wie ich zum Tode verurteilt
wurde de Hans Beckers1353, marin qui prit la tête d’une mutinerie sur des bateaux de
guerre en 1917 et fut condamné à mort, puis finalement grâcié. Outre les enseignements
précis de ce récit personnel dont le journaliste se fait l’écho, ce qui lui importe est sa valeur
de témoignage. Il s’agit de rétablir la vérité pour les hommes du futur, afin que ceux-ci
tirent des leçons de ce passé et que ces défaites n’aient pas été vaines. La victoire ici
esquissée est le pacifisme des esprits.

Haben Sie Ohren, Herr Professor? Dann hören Sie, wie es gewesen ist. Und pfeifen Sie auf die
Lügen der Offiziellen. Und sagen Sie Ihren Zeitgenossen, wie es ausgesehen hat in der
deutschen Kriegsmarine und im ganzen Heer und in ganz Deutschland – und was der einfache
Mann gelitten hat und was der komplizierte, gerissene Mann gesoffen und verdient hat – sagen
Sie es! sagen Sie es! Damit die Menschen lernen. Damit sie sich von Ekel geschüttelt abwenden.
Damit sie ihre Kinder in der Gesinnung des Friedens aufziehen und nicht verkommen lassen
als uniformierte Akademiker, als Richter dieser Qualität, als Offiziere dieser Beschaffenheit.

1351 L’article débute ainsi : « Sehr geehrter Herr Professor! Sie sitzen an Ihrem Schreibtisch sowie im

letzten Jahrzehnt dieses Jahrhunderts, im Jahre 1991, und halten den Blick rückwärts gewendet, wie Ihr
Beruf es befiehlt. Sie lehren Geschichte – Sie schreiben Geschichte – Sie studieren Geschichte. Sie halten
gerade bei den Jahren um 1914, und Sie fragen sich und die Geschichtsliteratur: Wie ist es gewesen? » In :
TUCHOLSKY, « Wie war es –? So war es –! », Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 285.
1352 Ibid., p. 286.
1353 Hans BECKERS, Wie ich zum Tode verurteilt wurde : Die Marinetragödie im Sommer 1917, Mit einer

Vorrede von Ignaz Wrobel, Leipzig, Ernst Oldenburg, 1928, p. III-X.


315
Wir sind tot, wenn Sie dies lesen, Herr Professor. Aber unsere Stimmen steigen noch aus der
Erde auf, beschwörend, mahnend, anklagend – – Wie war es?
So war es1354.

Tucholsky se fait ici le porte-parole d’une histoire « critique », qui, à l’instar de ce que
formule Nietzsche dans la Seconde considération intempestive, condamne ce qui est digne
de l’être dans le passé. En restituant la mémoire des révoltés et des perdants, cette histoire
a une finalité pratique ; elle est « au service de la vie »1355.
On retrouve dans cet article à la fois la recherche de la vérité qui associe courage,
responsabilité éthique1356 et éducation, ainsi que la valeur mémorielle des vaincus, pour
ce qu’elle peut apporter à l’avenir. Cet article témoigne, tout comme le constat désabusé,
« ich habe Erfolg. Aber ich habe keinerlei Wirkung » de 1923, que Tucholsky se souciait
des répercutions de ses écrits et en attendait un certain résultat. Ceci vient contredire les
propos de Walter Benjamin qui en 1931 publie une attaque extrêmement violente contre
les représentants de la Nouvelle Objectivité, Kästner en particulier, mais Tucholsky
également est cité. Il leur reproche leur radicalisme de façade, leur ironie en réalité
complaisante envers une certaine élite bourgeoise, leur mélancolie improductive qui ne
vise que la distraction et l’auto-satisfaction.1357 Il est vrai que Tucholsky se fait de plus en
plus amer et résigné dans ses publications au tournant des années 1920 et des années
1930. À la fin de son séjour parisien, la France et le rapprochement franco-allemand sont
de moins en moins évoqués dans ses articles. En réalité, Tucholsky vit très peu en France

1354 Ibid., p. 289.


1355 Friedrich NIEZTSCHE, Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études
historiques pour la vie, Paris, Flammarion, 1988, p. 100.
1356 Michael Hepp souligne également la dimension éthique dans les écrits du journaliste :

« Linksintellektuelle wie Tucholsky waren keine Politiker, sondern sozial wägende Ethiker, wie Mühsam
das in seiner « Abrechnung » nannte. Der « Primat der Ethik » stand über allen gesellschaftlichen
Realitäten. » In : HEPP, Kurt Tucholsky, op. cit., p. 54.
1357 « Dieser Dichter [Kästner] ist unzufrieden, ja schwermütig. Seine Schwermut kommt aber aus

Routine. Denn Routiniertsein heißt, seine Idiosynkrasien geopfert, die Gabe, sich zu ekeln, preisgegeben
haben. Und das macht schwermütig. Dies ist der Umstand, der diesem Fall einige Ähnlichkeit mit dem Fall
Heine gibt. Routiniert sind die Anmerkungen, mit denen Kästner seine Gedichte einbeult, um diesen
lackierten Kinderbällchen das Ansehen von Rugbybällen zu geben. Und nichts ist routinierter als die Ironie,
die den gerührten Teig der Privatmeinung aufgehen läßt wie ein Backmittel. Bedauerlich nur, daß seine
Impertinenz so außer allem Verhältnis ebensowohl zu den ideologischen wie zu den politischen Kräften
steht, über die er verfügt. Nicht zum wenigsten an der grotesken Unterschätzung des Gegners, die ihren
Provokationen zugrunde liegt, verrät sich, wie sehr der Posten dieser linksradikalen Intelligenz ein
verlorener ist. Mit der Arbeiterbewegung hat sie wenig zu tun. Vielmehr ist sie als bürgerliche
Zersetzungserscheinung das Gegenstück zu der feudalistischen Mimikry, die das Kaiserreich im
Reserveleutnant bewundert hat. Die linksradikalen Publizisten vom Schlage der Kästner, Mehring oder
Tucholsky sind die proletarische Mimikry des zerfallenen Bürgertums. Ihre Funktion ist, politisch
betrachtet, nicht Parteien sondern Cliquen, literarisch betrachtet, nicht Schulen sondern Moden,
ökonomisch betrachtet, nicht Produzenten sondern Agenten hervorzubringen. (….) Kurz, dieser linke
Radikalismus ist genau diejenige Haltung, der überhaupt keine politische Aktion mehr entspricht. Er steht
links nicht von dieser oder jener Richtung, sondern ganz einfach links vom Möglichen überhaupt. Denn er
hat ja von vornherein nichts anderes im Auge als in negativistischer Ruhe sich selbst zu genießen. Die
Verwandlung des politischen Kampfes aus einem Zwang zur Entscheidung in einen Gegenstand des
Vergnügens, aus einem Produktionsmittel in einen Konsumartikel - das ist der letzte Schlager dieser
Literatur. » In : W. BENJAMIN, « Linke Melancholie », Gesammelte Schriften. Kritiken und Rezensionen, tome
3, Frankfurt am Main, Suhrkampf Taschenbuch, 1972, p. 280-281.
316
en 1929, il est sans cesse en déplacement. À partir de 1930, ses articles dans l’ensemble
sont moins violents et politiques, même si les nazis et Hitler apparaissent à l’inverse plus
fréquemment. Le journaliste écrit néanmoins beaucoup d’articles culturels sur des pièces
de théâtre ou de la littérature, ainsi que sur des sujets du quotidien et de la société
allemande. Il fait de nouveau fréquemment allusion à la France, sa littérature, ses mœurs,
son mode de vie, maintenant qu’il vit à distance. Cette tendance se poursuit, le flot
d’articles se tarit puis s’arrête en 1932, convaincu qu’est le journaliste de l’inutilité
d’écrire face à une défaite définitive.

Daß unsere Welt in Deutschland zu existieren aufgehört hat, brauche ich Ihnen wohl nicht zu
sagen. Und daher: Werde ich erst amal das Maul halten. Gegen einen Ozean pfeift man nicht
an. (….) Man muβ die Lage sehn wie sie ist : unsere Sache hat verloren. Dann hat man als
anständiger Mann abzutreten1358.

Le lexique qu’il emploie pour s’en expliquer auprès de son ami Hasenclever garde
encore les traces de la dimension combative et éthique qu’il assigne à son métier
d’écrivain. Mais la mélancolie de gauche s’est alors transformée en désespoir. Aussi, pour
en revenir au propos de Benjamin, sa critique d’un radicalisme cynique et voué à la
passivité est contestable pour la période parisienne et recevable pour les écrits plus
apolitiques et pessimistes des années 19301359. Il faut par ailleurs tenir compte dans
l’appréciation de la critique de Benjamin du fait que le positionnement politique des deux
auteurs est différent. Benjamin opte pour une ligne idéologique affirmée en faveur de la
révolution socialiste, quand Tucholsky même s’il dénonce fermement le système
capitaliste, condamne la politique des communistes allemands et soviétiques et refuse
toutes formes d’engagement partisan.
Malgré ces divergences et l’animosité de l’un à l’égard de l’autre, il existe un point de
convergence entre les deux auteurs, outre la mélancolie de gauche. Il s’agit du rôle
politique qu’ils attribuent à la photographie et l’impact qu’ils en attendent sur le public.
Benjamin s’est intéressé à cette question en théoricien et a proposé une Petite histoire de
la photographie en 1931 qui lie analyse historique, esthéthique et politique. Tucholsky de
son côté a publié plusieurs articles1360 essentiellement au cours de son séjour en France

1358 Lettre du 11.4.1933 à Walter Hasenclever. TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 251.
1359 Daniel Bensaïd s’est intéressé à la mélancolie de révolutionnaires et a dressé un panorama des
différentes variantes qu’elle peut prendre. Il la qualifie de stoïque chez St Just, inflexible chez Blanqui,
suicidaire chez Benjamin, lucide et suicidaire chez Tucholsky, ironique chez Che Guevara, solitaire, pudique
et cachée chez Trotsky. Exemples cités par M. LÖWY, « Daniel Bensaïd, le pari mélancolique », Século XXI,
Revista de Ciências Sociais, v.10, no 1, janv./juin 2020, p. 53. Daniel Bensaïd, a aposta melancólica. | Löwy |
Século XXI: Revista de Ciências Sociais (ufsm.br) Et dans : TRAVERSO, « Marxisme et mémoire. De la
téléologie à la mélancolie », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 7, mis en ligne le 05 février 2016,
consulté le 28 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/leportique/2726 ; DOI :
https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.4000/leportique.2726 La qualification de la mélancolie
tucholskienne correspond bien, nous semble-t-il, aux deux pôles de la personnalité de Tucholsky qui
transparaissent dans ses écrits.
1360 Les articles dans lesquels Tucholsky développe le plus un discours théorique sont en 1925 : « Die

Tendenzphotographie », Gesammelte.., op. cit., tome 4, p. 104. Et en 1929 : « Neues Licht »,


https://www.textlog.de/tucholsky-neues-licht.html Le journaliste évoque également le rôle politique de la
317
et il a publié le livre Deutschland, Deutschland über alles en 1929. Bien que leurs positions
soient proches, Benjamin ne mentionnera d’ailleurs pas cet album de photomontages
dans son ouvrage1361. Cette publication très polémique envers l’Allemagne de Weimar
sera dans l’ensemble mal reçue en Allemagne – y compris au sein du camp de Tucholsky,
divisé sur son appréciation – et jugée contre-productive1362.
Un dernier élément qui vient contredire l’idée selon laquelle Tucholsky ne se souciait
pas d’avoir un retentissement politique en tant que publiciste est la controverse qui l’a
opposé au journaliste Herbert Ihering au sujet précisement de cet album. Ce dernier a
publié deux récensions très négatives fondant son jugement sur trois arguments
principaux. D’une part, qu’une critique qui se cantonne à la dénonciation et semble dirigée
contre l’Allemagne n’est ni constructive, ni adroite. D’autre part, que cet ouvrage
photographique n’apporte rien de nouveau par rapport aux arguments habituels de
Tucholsky et qu’il passe sous silence le fait que les méfaits dénoncés dans la société
allemande existent dans d’autres pays. Enfin, que polémiquer à distance depuis Paris ou
la Suède est facile et sans risque et que Tucholsky ferait bien de s’impliquer davantage
dans son combat depuis l’Allemagne1363. Remarquons que ce dernier point est

photographie dans de nombreux autres articles, à l’occasion d’expositions de photographies ou de la


parution de livres contenant des images. Citons notamment : en 1925, « Abreisskalender », Gesammelte..,
op. cit., tome 4, p. 283. En 1926 : « Waffe gegen den Krieg », Gesammelte.., op. cit., tome 4, p. 359. En 1927 :
« Altes Licht », Gesammelte.., op. cit., tome 5, p. 344. En 1928 : « Das überhollte Witzblatt », Gesammelte.., op.
cit., tome 6, p. 131.
1361 « Les positions politiques en matière photographique de Tucholsky étaient très proches de celles de

Benjamin. Dans un article du Deutsches Lichtbild, celui-ci avait dès 1929 conseillé d'imiter « les Russes » et
d'intégrer un « point de vue de classe » en photographie. En mai 1930, dans la Weltbühne, il défendait
précisément cette « nouvelle technique de légendage » que Benjamin allait propager comme la quintessence
de ses réflexions sur l'histoire de la photographie. « Il est possible, disait-il, d'utiliser la photographie de
façon complètement différente : pour souligner un texte, comme contrepoint amusant, comme ornement,
comme renforcement – le but de l'image ne doit plus être seulement en elle-même. Si l'on apprend au lecteur
à voir avec nos yeux, la photo ne sera pas seulement parlante : elle sera criante. » In : Herbert MOLDERINGS,
« L’esprit du constructivisme », Études photographiques [En ligne], 18 | Mai 2006, mis en ligne le 01 octobre
2008, consulté le 29 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/2543
1362 Hepp considère la réception de l’œuvre contre-productive. Pour plus de détails, cf. : HEPP, Kurt

Tucholsky, Biographische…, op. cit., p. 323.


1363 « Es ist falsch, nur zu konstatieren und nur anzugreifen. Man muß auch die Ursachen kenne und sie

zu beseitigen suchen. (….) Es ist zumindest ungeschickt, wenn man bei scharfen, politischen,
wirtschaftlichen, sozialen und geistigen Auseinandersetzungen den Eindruck erweckt, als ob der Kampf im
besonderen gegen Deutschland gerichtet wäre. Es ist eine Polemik ohne Risiko, wenn Kurt Tucholsky immer
wieder auf dieselben Themen losschlägt, wenn er immer wieder gegen dasselbe Militär, gegen dieselbe
Justiz mit einer zwar oft sehr treffenden, sehr amüsanten, aber billigen Typenschilderung losgeht. Es wäre
aber wichtig, in dem Buch Deutschland, Deutschland über alles zu sagen, dass in anderen Ländern
dieselben Züge zu erkennen sind, und wirklich einmal die soziale und geistige Struktur Deutschlands und
der anderen europäischen Länder aufzuzeigen. Statt dessen immer wieder dieselbe, gewiß blendende,
gewiß eindringliche und doch beinahe unverbindliche Typencharakteristik. Wo bleibt bei einem Polemiker
von dieser leichten schriftstellerischen Begabung die Auseinandersetzung mit dem Phänomen der Presse ?
Wo bleibt die Auseinandersetzung mit den geistigen Kämpfen ? (…) Polemik ohne Risiko - gerade ein so
begabter Mensch wie Tucholsky, gerade ein Satiriker von diesem Range müßte in Deutschland selbst sein,
an den Kämpfen teilnehmen, in der Sprache drinstehen und es sich nicht als Zuschauer in Paris oder
Schweden gut sein lassen und die Dinge aus fernen Loge betrachten. Diese Art der Polemik aus der Ferne
war wohl möglich zur Zeit, als Heinrich heine in Paris saβ. Sie ist aber nicht möglich heute, wo die Ereignisse
sich überstürzen, wo jeder Tag eine neue Korruption aufdeckt, wo man sich stellen muβ. » Herbert Ihering
318
emblématique de la critique de traître à sa patrie formulée fréquemment à l’encontre du
médiateur.
Tucholsky répond à Ihering par une lettre très mesurée dans laquelle il revient sur les
reproches qui lui sont faits. Il accepte le principe d’être critiqué, étant lui-même critique
de métier, mais il revient sur certains points avec lesquels il n’est pas d’accord. Il écarte
d’emblée certains commentaires qualifiés de discutables, notamment le reproche d’être
un « profiteur » (« Genieβer ») qu’il qualifie d’indigne du niveau d’Ihering. Il s’attarde
principalement sur l’argument selon lequel il écrirait toujours la même chose. Non
seulement il partage ce constat, mais il justifie cette répétition comme étant consciente et
relevant d’une stratégie destinée à lutter contre la persistance de l’esprit wilhelminien et
visant à mettre en lumière les souffrances et injustices tant qu’elles perdureront. Il
dépeint même cette tâche comme une obligation morale. Or, on le sait, marteler un propos
est l’une des clés de la parole persuasive. Cela permet sa mémorisation, cela entraîne un
effet de suggestion, d’où l’emploi récurrent des figures de la répétition dans les discours
politiques, la propagande et la communication. Il est vrai qu’une répétition prolongée ou
abusive peut avoir des effets contraires, tels que la lassitude et le rejet.
De même, le journaliste réfute l’idée que sa position de critique soit confortable, il la
définit au contraire comme dangereuse pour sa vie même. S’il accepte que l’on condamne
ses propos d’un point de vue esthétique, il insiste sur le fait que le fond lui importe avant
tout, c’est-à-dire la défense des opprimées dont on n’entend pas la voix dans les médias
habituels, quitte à aller trop loin dans sa critique.

Lieber Herr Ihering, waren Sie in den Ietzten Monaten einmal auf einem deutschen Gericht
oder in einer deutschen Strafanstalt? Das sollten Sie nicht versäumen. Ich habe mir im letzten
Jahr vieles in Deutschland angesehen, worüber ich nirgends referiert habe; und was mich
erschreckt hat, das ist die Fortdauer einer wilhelminischen Gesinnung, die zwar die Zierate
des Gardehelms abgelegt hat, aber in karger neuer Sachlichkeit brutal und kalt Schweinereien
verüben läβt (…).
Nicht das ist das Gefährliche, daß mich Ihre Aufsätze etwa vor der Deutschen Zeitung
kompromittieren; wäre das ausschlaggebend, dann müßten wir uns ständig gegenseitig für
Genies erklären, aus Angst Nationalisten könnten einen Tadel gegen uns auswerten. Die
Gefahr steckt vielmehr darin, daβ in der allgemeinen Beruhigung ein ordentlicher, glatter
Nationalismus, ein sauber rasierter Kapitalismus, eine fein gebügelte Unterdrückung der
Arbeiter überall zu spüren ist – also auch in den Kreisen der bürgerlichen Intellektuellen.
Risiko? Mir scheint das Risiko eines « Stellungnehmenden » erheblich kleiner zu sein als da
eines Schriftstellers, der hart zuschlägt –jenem erwidert höchstens der Gegner mit einem
schönen Aufsatz – diesem schlagen sie, wenn sichs macht, die Knochen entzwei.
Lehnt einer diese deutsche Welt, so wie sie da ist, in Bausch und Bogen ab und tut er das noch
in einer ästhetisch unbefriedigenden Form, dann steht er jenseits der « seriösen » Leute. Mir
macht das nichts, und so sehr ich Ihnen recht gebe, wenn Sie schreiben, daβ dem Buch der
Hinweis darauf fehlt, daβ es ja anderswo genauso ist, so sehr vermisse ich in Ihren Aufsatzen
Gefühl für Blut und Tränen. Hören Sie das nicht? Hören Sie nicht den unterirdischen Schrei,

« Kurt Tucholsky 1929 über Deutschland, Deutschland über alles », in : TUCHOLSKY, Deutschland,
Deutschland über alles, op. cit., article paru dans Das Tagebuch, reproduit en intégralité en annexe à la fin
(absence de pagination). Extrait de l’autre recension, parue dans le Börsencourier : « Ein Genieβer, der sich’s
in Schweden gut läβt, polemisiert in diesem Buche gegen das Schaufenster von Rollenhagen. »
319
der oft keinen künstlerischen Ausdruck findet und den man mit allen raffinierten Mitteln
unterdrückt, wo man nur kann? Irn Rundfunk dürfen wir nicht, in der Presse sollen wir nicht,
im Kino können wir nicht - bleibt das Buch. Immer, wenn ich schreibe, denke ich an das Leid
der Anonymen, an den Proletarier, den Angestellten, den Arbeiter, an das Leid, von dem ich
durch Stichproben weiβ. Das wissen Sie auch - Sie müssen das wissen, und ich will lieber den
Vorwurf auf mir sitzen lassen, künstlerisch nicht befriedigt oder aus Empörung über das Ziel
hinausgeschossen zu haben, als ein Indolenter zu sein- Und glauben Sie mir: wenn ich immer
dasselbe schreibe, tue ich das bewußt. Es ist vielleicht langweilig, Jahr um Jahr Salvarsankuren
zu machen; Kamillentee wäre vielleicht abwechslungsreicher – aber man muß das wohl1364.

Nous avons choisi de citer une grande partie de cette lettre car elle met en évidence les
différents aspects de la médiation tucholskienne que nous venons d’analyser dans cette
dernière partie, à savoir une écriture combative qui interpelle son destinataire avec
véhémence au risque de le brusquer. Un auteur qui parle des autres, mais aussi de lui-
même, qui veut clamer sa vérité, malgré les risques encourus pour sa personne et dont la
mélancolie face aux injustices et à la défaite de ses idéaux, n’empêche pas un espoir de
changement.

1364 Ibid.
320
Conclusion

« Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas :
c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »1365

La définition que donne Albert Camus de la révolte tout au long de son essai nous
semble particulièrement adéquate pour caractériser la volonté qui anime Tucholsky au
cours de sa période parisienne. L’homme révolté est celui qui affirme l’existence d’une
frontière. Non pas une frontière entre des hommes ou des nations, mais une frontière
entre une réalité qu’il juge inadmissible et le droit à une existence autre. La révolte naît
donc d’un sentiment d’injustice, envers soi-même ou envers autrui, et de la certitude
d’avoir raison en exigeant un changement. Elle est ainsi plus qu’un simple refus car elle
amène l’homme à une résistance irréductibible, y compris au péril de sa vie. L’homme
révolté considère la cause qu’il défend comme supérieure à sa propre destinée puisqu’il
prend donc le risque de son propre sacrifice. La révolte est mouvement, elle est
intransigeante, dans le « Tout ou rien »1366, et enfin, elle est noble car elle se met au service
du collectif. Camus distingue la révolte du ressentiment, il n’y a pas de haine chez l’homme
révolté, seulement la recherche de valeurs, d’une « règle de conduite »1367, d’une
dimension éthique en somme, que Camus considère comme l’une des « dimensions
essentielles de l’homme »1368. Si nous souhaitons réaffirmer le caractère constructif des
écrits de Tucholsky, en réponse aux critiques qui lui ont été faites de son vivant et de façon
posthume sur sa supposée négativité, nous tenons à circonscrire ce postulat à la période
de notre étude, à savoir 1924-1929. En effet, par la suite, sa révolte s’est effectivement
muée en résignation, voire en nihilisme et en ressentiment à l’égard de ses
compatriotes1369.

1365 Albert CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 27.


1366 Ibid., p. 36.
1367 Ibid., p. 37.
1368 Ibid.
1369Cela est particulièrement visible dans la correspondance. Quelques extraits à titre d’exemples, au

sujet de la fatigue ressentie et réaffirmée de Tucholsky face à la situation en Allemagne : « Der weise
Kracauer hat mal geschrieben ‘Wer sich zutief mit der Zeit einläβt, altert geschwind’. » (Lettre à Walter
Hasenclever du 5.01.1934, in : Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 277). Au sujet des juifs allemands restés en
Allemagne malgré l’arrivée d’Hitler : « Wir werden eine ganze Strähne Selbstmorde erleben. Viele Juden
glauben es nicht, was ihnen geschehn ist – sie haben keine Phantasie » (Lettre à Walter Hasenclever du
14.09.1933, in : Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 273). Les Juifs qui, selon lui, accepteraient de vivre comme
dans un ghetto en Allemagne sont violemment critiqués dans la fameuse lettre à Arnold Zweig du
15.12.1935, soit une semaine avant la mort de Tucholsky. De son vivant puis de façon posthume Tucholsky
a essuyé des reproches de « haine de soi juive » et même d’antisémistisme (ses œuvres furent interdites de
publication en Israel juqu’en 1994) : « Hätten Sie dem Durchschnitts-Juden im Jahre 1933 gesagt, er würde
Deutschland unter Bedingungen verlassen, wie sie ihm das Jahr 1935 ff. bieten, er hätte Sie ausgelacht. ‘Ich
kann doch nicht weggehn ! (und nun wie ein Spieler) Ich bin doch im Verlust! Was meinen Sie – mein
321
La vie et l’œuvre de Tucholsky ont été résumées par l’auteur lui-même dans le fameux
escalier (« Eine Treppe ») qu’il a esquissé dans son journal : « sprechen », « schreiben »,
schweigen »1370 peut-on lire au-dessus de chaque marche ascendante. Cette attitude
pouvait déjà se deviner en creux dans le poème, Das Lächeln der Mona Lisa, de la fin 1928,
peu de temps avant que Tucholsky ne quitte la France :

Ich kann den Blick nicht von dir wenden.


Denn über deinem Mann vom Dienst
hängst du mit sanft verschränkten Händen
und grienst.

Du bist berühmt wie jener Turm von Pisa,


dein Lächeln gilt für Ironie.
Ja ... warum lacht die Mona Lisa?
Lacht sie über uns, wegen uns, trotz uns, mit uns, gegen uns –
oder wie –?

Du lehrst uns still, was zu geschehn hat.


Weil uns dein Bildnis, Lieschen, zeigt:
Wer viel von dieser Welt gesehn hat –
der lächelt, legt die Hände auf den Bauch und schweigt1371.

La médiation de Tucholsky est donc animée par la révolte, révolte envers la situation
politique et sociale en Allemagne et envers l’état d’esprit règnant dans son pays qui

Geschäft…’ Und jetzt schleichen sie heraus, trübe, verprügelt, beschissen bis über die Ohren, pleite, des
Geldes beraubt – und ohne Würde. » In : ibid., p. 335. Au sujet du désintérêt face à l’évolution de la situation
en Allemagne : « Sie fragen, warum ich schwiege und fügen hinzu, was mich noch die Daitschen angingen.
Gar nichts. (…) Ich habe seit Jahren keine deutsche Zeitunh mehr in der Hand gehabt. Das ist keine Metapher,
sondern die Wahrheit. Ich lese deutsch: nur die Klassiker, die Romantik und griechische und römische
Leute, die durch die Übersetzung ins Französische noch mehr verlieren als im Deutschen. (…) Sonst nur
französisch. » Lettre à Walter Hasenclever du 29.11.1933, in : ibid., p. 306.
À propos du terme de Theodor Lessing, « jüdischer Selbsthass », forgé à la fin des années 1930, et de son
emploi controversé concernant Tucholsky, nous renvoyons notamment à l’article : Martine BENOIT, « Le
phénomène de « haine de soi juive » : de la douleur d’être Juif en Allemagne (1867-1933) », Cahiers d’Études
Germaniques [En ligne], 77 | 2019, mis en ligne le 25 mars 2021, consulté le 21 juin 2021. URL :
http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/ceg/7476 ; DOI : https://doi-org.lama.univ-
amu.fr/10.4000/ceg.7476 L’auteur de l’article reconnaît cette attitude chez Tucholsky car sa conception de
la haine de soi juive est distincte de toute forme d’antisémitisme : « La haine de soi ou comment disparaître
pour devenir l’autre, comment se défaire de tout ce qui est perçu comme juif pour devenir plus allemand
que l’Allemand chrétien lui-même. » En revanche, d’autres auteurs réfutent l’emploi de ce terme : Kurt
Tucholsky und das Judentum. Dokumentation der Tagung der Kurt Tucholsky-Gesellschaft, Oldenburg,
Bibliotheks- und Informationssystem der Universität Oldenburg, 1996.
1370 TUCHOLSKY, Gesammelte…, op. cit., tome 10, p. 147.
1371 TUCHOLSKY, Das Lächeln der Mona Lisa, Gesammelte…, op. cit., tome 6, p. 320. Le titre de ce poème

sert également de titre au recueil qui paraît en 1929 et rassemble des textes écrits entre 1914 et 1928, mais
surtout 1925-1928. Il est dédié à Courteline et on retrouve le goût de l’auteur pour les jeux de mots. Mona
Lisa fait figure d’acrostiche qui organise le sommaire : « M wie: Mitropa, Schlafwagen. O wie: Ozean der
Schmerzen. N wie: Nabelschau. A wie: An preuβischen Kaminen. L wie: Literatur und etwas Musik. I wie:
Iphofen, Paris und die umliegenden kleinen Dörfer. Si wie: Sauersüβ. A wie: Alala – wer tommt denn da –?
In : TUCHOLSKY, Das Lächeln der Mona Lisa, Berlin, Verlag Volk und Welt, 1971.
322
pourrait conduire selon lui à une nouvelle guerre. Cette médiation s’arrête elle aussi, tout
comme le sentiment de révolte vers 1929 ou peu après. Les efforts de promotion d’un
rapprochement franco-allemand cessent dans les années suivantes, même si l’attrait pour
la culture française perdure jusqu’à la fin. Notre ambition de présenter Tucholsky comme
un médiateur franco-allemand est, pour ces raisons, strictement circonscrite aux années
parisiennes, 1924-1929. Une période assurément courte, mais néanmoins portée par une
authentique volonté d’action de sa part. Du fait de sa brève durée, cette médiation n’est
assurément pas comparable à celle, emblématique, d’un Alfred Grosser, par exemple, qui,
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et durant toute sa vie, s’est efforcé de faire
comprendre l’Allemagne à la France et vice versa. Toutes proportions gardées, tenons
compte du fait que l’époque du premier est placée sous le signe du tragique, tandis que la
période après 1945 est animée par un sentiment de renouveau, par l’espoir d’un monde
meilleur.

Cette révolte est propre à Tucholsky, mais aussi à toute une génération d’intellectuels
juifs d’Europe centrale nés au cours du dernier quart du XIXe siècle et en qui Michael
Löwy1372 voit une génération de rêveurs et d’utopistes anti-autoritaires, aspirant à un
monde radicalement autre, celui de l’esprit, de la liberté et de la paix. Ceux-ci puisent les
sources de leur pensée à la fois dans l’univers culturel allemand du romantisme et dans la
sphère du messianisme juif, aboutissant à une nouvelle conception de l’Histoire, en
rupture avec l’idée de progrès. Ce syncrétisme, assumé par certains (Gustav Landauer),
est cependant source de déchirement intime pour d’autres (Franz Kafka, Walter
Benjamin…), certains revendiquent leur germanité (Georg Lukács)1373 ; certains leur
judéité (Martin Buber, Leo Löwenthal, Gershom Scholem…). Leur position dans la société
est des plus contradictoires et inconfortables ; ils sont en effet profondément assimilés à
la culture allemande d’un côté, mais tout aussi marginalisés de l’autre. Ils se situent en
opposition à leur milieu d’origine, souvent bourgeois et affairiste, du fait de leur posture
anti-capitaliste. Par ailleurs, comme juifs, ils sont exclus à la fois de la carrière
universitaire (qui serait pourtant celle qui conviendrait à de tels profils) et des milieux
aristocratiques traditionnels. Ils se retrouvent pour beaucoup condamnés à des métiers
d’intellectuels indépendants (journalistes, écrivains, artistes, chercheurs, éducateurs
privés…). Cette situation de déclassement et de quasi paria et, plus largement, l’ensemble
de la conjoncture économique, politique, sociale et culturelle d’alors constitueraient
l’explication du « questionnement radical des valeurs de la société qui a dévalué [ leur]
altérité »1374 et du refus de toute forme de nationalisme de la plupart de ces intellectuels.
L’ouvrage de Löwy, qui apporte une grille de lecture sociologique très éclairante sur cette

1372 Michael LÖWY, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, P.U.F, 1988.
1373 Nous ajoutons à l’exemple donné par Löwy celui de Tucholsky.
1374 Ibid., p. 49. À noter que l’un des biographes de Tucholsky souligne également cette particularité

culturelle des intellectuels juifs allemands, convaincus de mieux comprendre la véritable Allemagne, celle
des poètes et des penseurs, que les philistins réactionnaires et nationalistes de leur temps. Voir HEPP, Kurt
Tucholsky, Biographische …, op. cit., p. 272. On retrouve cette même aspiration à incarner la « meilleure
Allemagne » chez les écrivains exilés entre 1935 et 1945 qui s’opposent à l’Allemagne hitlérienne.
323
génération, n’étudie pas à proprement parler la figure de Tucholsky. Il se concentre sur
l’exemple d’une quinzaine d’écrivains, mais il cite toutefois notre auteur1375 comme
faisant partie de cette génération des « vaincus de l’histoire » selon l’expression de
Benjamin1376. Outre sa volonté d’éclairer une tendance commune à un vaste pan de la
culture européenne moderne, Löwy souhaite rendre compte de la perception de l’histoire
qui était celle de ces intellectuels. Ceux-ci étaient en rupture avec la philosophie du
progrès de leur époque et donc anachroniques dans une certaine mesure, mais ils sont
aussi extrêmement actuels car ils posent les prémisses de réflexions contemporaines sur
la crise écologique et notre nécessaire prise en compte des autres vivants (Vinciane
Despret, Bruno Latour, Baptiste Morizot), sur l’accélération de nos rythmes de vie et
l’aliénation qu’elle signifie (Pierre Sansot, Hartmut Rosa), sur l’idée de crise et la quête de
sens d’une partie grandissante de la population (Edgar Morin). Or, on trouve
véritablement de semblables remises en cause de nos façons de vivre chez Tucholsky, d’où
sa modernité.

Néanmoins, il convient de considerer que la position de Tucholsky en tant que


médiateur est bel et bien marginale, et ce, à plus d’un titre, au-delà de sa seule durée. Tout
d’abord, Tucholsky agit de façon solitaire. Il ne fait pas partie des cercles d’intellectuels
qui se rencontrent dans l’entre-deux-guerres pour promouvoir un dialogue interculturel,
il ne publie pas non plus dans les revues spécialisées françaises et allemandes de l’époque
((Nouvelle Revue Française, Neue Rundschau, Revue d’Allemagne…), il n’a pas été proche à
Paris d’un ou de plusieurs grand(s) intellectuel(s) ou artiste(s) pacifiste(s) et/ou
germanophile(s) comme André Gide, Romain Rolland ou Jean Giraudoux, ni, à l’inverse,
des Allemands qui affichent leur francophilie et promeuvent un « Locarno
intellectuel »1377, à l’instar de Heinrich Mann. Il fait certes partie alors de plusieurs
sociétés et salons pacifistes, mais il ne croit pas dans le même temps à leur efficacité et il
agit donc seul, sans appuis, à l’intention des Allemands par ses écrits et à celle des Français
à travers, essentiellement semblerait-il, ses relations maçonniques.
Ensuite, et de façon paradoxale, Tucholsky se désintéresse de son combat politique au
moment même où les lettres allemandes se politisent. En effet, à partir de 1930, la
polarisation de l’intelligentsia allemande, qui était déjà apparue au grand jour lors de la
révolution de 1918-1919, s’accentue1378. Thomas Mann, pourtant figure par excellence
des bourgeois conservateurs, qui s’était d’ailleurs proclamé apolitique, se sent dans
l’obligation de changer de position. Dans un discours devenu célèbre, prononcé suite aux
élections de 1930 qui font du NSDAP le deuxième groupe parlementaire du Reichstag, il
déclare qu’il est du devoir de l’artiste de sortir de sa réserve habituelle et du pur

1375 LÖWY, Rédemption et uotpie, op. cit., p. 8.


1376 Löwy reprend cette formule que Benjamin utilise dans ses thèses Sur le concept d’histoire et propose
d’appliquer cette méthode dans son propre ouvrage. In : ibid., p. 8.
1377 Solution préconisée par Heinrich Mann : « « Pour un Locarno intellectuel », in : Revue d’Allemagne et

des pays de langue allemande, 1928, p. 292-299.


1378 Albrecht BETZ, Exil und Engagement. Deutsche Schriftsteller im Frankreich der dreissiger Jahre,

Munich, Text +kritik, 1986, p. 174.


324
esthétisme lorsque les circonstances rendent la pensée créatrice impossible1379. Il fait
dans ce discours le même constat que Tucholsky fera deux ans plus tard1380 ou notamment
encore que Stefan Zweig établira, en 1943, dans son autobiographie, Die Welt von Gestern.
Erinnerungen eines Europäers : celui de la fin d’une ère1381. Pour Thomas Mann, la montée
en puissance des nazis sonne le glas de l’époque de la Révolution française et par
conséquent, de certaines valeurs que lui-même défend : la culture, l’esprit, l’art, la
liberté…. D’où son appel à soutenir la social-démocratie, afin de préserver la république
et la démocratie. En raison de la perpétuelle situation de crise que connaît l’Allemagne
des années 1930, la décennie devient celle de l’engagement des écrivains allemands dans
les luttes politiques, à gauche comme à droite. Cela se traduit par la multiplication du
nombre d’hebdomadaires à caractère politico-culturel. Les écrivains libéraux et de
gauche (les frères Mann, Benjamin, Brecht, Döblin, Feutwanger, Noth …) s’exilent pour
une bonne partie en France, que ce soit de façon durable ou temporaire. Malgré les écarts
idéologiques entre eux, ils revendiquent les « idées de 1789 » dans leur lutte contre le
fascisme. Le roman historique et l’essai politique se développent parmi ces écrivains
exilés1382. Heinrich Mann fait de nouveau figure d’archétype parmi eux, avec notamment
son roman sur la vie d’Henri IV1383 dont la relecture politique fait le lien entre son époque
et celle du souverain français, antithèse d’Hitler1384. Avec des stratégies et des résultats
divers, ces écrivains de l’exil tentent de se présenter aux yeux de leur pays d’accueil
comme « l’Autre Allemagne », la meilleure Allemagne. Malgré son bilinguisme et sa
pratique de l’autotraduction en français, Heinrich Mann ne remporte guère de succès
public, du moins comme romancier. De son côté, Alfred Döblin reste étranger en exil et
n’obtient pas de reconnaissance sur le plan littéraire malgré ses efforts pour maîtriser la
langue française et s’intégrer. Autre exemple plus radical, Ernst Erich Noth décide de
changer de langue d’écriture, ce qui lui réussit, il publie en effet de nombreux articles en

1379 « Ich bin kein Anhänger des unerbittlich sozialen Aktivismus, möchte nicht mit diesem in der Kunst,

im Nutzlos- Schönen einen individualistischen Müßiggang erblicken, dessen Unzeitgemäßheit ihn fast der
Kategorie des Verbrecherischen zuordnet (…) Dennoch gibt es Stunden, Augenblicke des
Gemeinschaftslebens, wo (…) der Künstler von innen her nicht weiter kann, weil unmittelbarere
Notgedanken des Lebens den Kunstgedanken zurückdrängen, krisenhafte Bedrängnis der Allgemeinheit
auch ihn auf eine Weise erschüttert, dass die spielend leidenschaftliche Vertiefung ins Ewig-Menschliche,
die man Kunst nennt, (…) das zeitliche Gepräge des Luxuriösen und Müßigen gewinnt und zur seelischen
Unmöglichkeit wird. » Thomas MANN, « Deutsche Ansprache. Ein Appell an die Vernunft », in : Essays, Band
3, Ein Appell an die Vernunft, Frankfurt am Main, Fischer, 1994, p. 259. Ce discours a été prononcé le 17
octobre 1930 à Berlin.
1380 Cf la lettre de Tucholsky à Hasenclever évoquée dans la note 1359 p. 311.
1381 On pense évidemment aussi à la «fin de la période artistique » (« Ende der Kunstperiode ») proclamée

par Heine et dont Goethe était l’incarnation, fin en tant qu’époque où l’art se suffisait à lui-même, conception
révolue assure selon Heine face à l’avènement nécessaire d’un art plus en phase avec son époque.
1382 Albrecht BETZ, Exil und Engagement.., op. cit., p. 176.
1383 Roman en deux parties : Die Jugend des Königs Henri Quatre et Die Vollendung des Königs Henri

Quatre, parues respectivement en 1935 et 1938.


1384 Martine BENOIT, « Heinrich Mann, Le Roman d’Henri IV », Germanica [En ligne], 61 | 2017, mis en

ligne le 01 janvier 2021, consulté le 21 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org.lama.univ-


amu.fr/germanica/4136 ; DOI : https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.4000/germanica.4136
325
français, et intégre le comité de rédaction des Cahiers du Sud…1385 Quant à Walter
Benjamin, il tente, lui, de passer par la traduction pour s’imposer sur la scène parisienne
et, plus largement pour survivre, mais il échoue globalement à atteindre un public
français1386.
Ce changement intervenu dans les lettres allemandes aurait pu a priori intéresser
Tucholsky ; or en réalité, il s’en défie et critique même durement cette émigration
littéraire, jugée inoffensive, voire hypocrite et imbue d’elle-même :

Man muß ganz von vorn anfangen (…) Wir werden das nicht erleben. Es gehört dazu, was die
meisten Emigranten übersehen, eine Jugendkraft, die wir nicht mehr haben. Es werden neue,
nach uns, kommen. – So aber gehts nicht. Das Spiel ist aus.

Nihilismus -? Lieber Zweig, ich habe in den letzten fünf Jahren viel gelernt – und wäre mein
schlechter Gesundheitszustand nicht, so hätte ich dem öffentlich Ausdruck gegeben. Ich habe
gelernt, daß es besser ist, zu sagen, hier sei nichts – als sich und andern etwas vorzuspielen.
(Was Sie nie getan haben.) Aber das Theater der Verzweiflung, die noch in so einem Burschen
wie Thomas Mann einen Mann sieht, der, Nobelpreisträger, sich nicht heraustraut und seine
“harmlosen” Bücher in Deutschland weiter verkaufen läßt – die Verzweiflung, die dieselben
Fehler weiter begeht, an denen wir zugrunde gegangen sind –: es nämlich nicht so genau mit
den Bundesgenossen zu nehmen – dieses Theater kann ich nicht mitmachen. Und hier ist das,
was mich an der deutschen Emigration so abstößt –: es geht alles weiter, wie wenn gar nichts
geschehen wäre. Immer weiter, immer weiter – sie schreiben dieselben Bücher, sie halten
dieselben Reden, sie machen dieselben Gesten. Aber das ist ja schon nicht gegangen, als wir
noch drin die Möglichkeit und ein bißchen Macht hatten – wie soll das von draußen gehn! Sehn
Sie sich Lenin in der Emigration an: Stahl und die äußerste Gedankenreinheit. Und die da -?
Schmuddelei. Doitsche Kultur. Das Weltgewissen … Gute Nacht.

Ich enthalte mich jedes öffentlichen Schrittes, weil ich nicht der Mann bin, der eine neue
Doktrin bauen kann – ich bin kein großer Führer, ich weiß das. Ich bin ausgezeichnet, wenn
ich einer noch dumpfen Masseneinsicht Ausdruck geben kann – aber hier ist keine. Entmutige
ich -? Das ist schon viel, wenn man falsche und trügerische Hoffnungen abbaut. Ich glaube
übrigens an die Stabilität des deutschen Regimes – es wird von der ganzen Welt unterstützt,
denn es geht gegen die Arbeiter. Aber stürzte das selbst zusammen –: die deutsche Emigration
ist daran unschuldig. Ich sehe den Referenten im Propagandaministerium: er muß sich
grinsend langweilen, wenn er das Zeug liest. Es ist ungefährlich1387.

La marginalité de la médiation de Tucholsky se lit également dans son type d’écriture


qui constitue sa principale modalité d’action. Au-delà de son positionnement vis-à-vis du
lecteur dont nous avons souligné les limites, entre provocation et incitation à un rôle actif,

1385 ENDERLE-RISTORI, « L'Autre Allemagne » face au défi culturel de la traduction Trois figures

exemplaires : H. Mann, A. Döblin et E. E. Noth », Études Germaniques, 2008/4 (n° 252), p. 791-807. DOI :
10.3917/eger.252.0791. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2008-4-page-791.htm
1386 Christine SCHMIDER, « L’exil parisien de Walter Benjamin : traduire pour exister », in : Migration,

exil et traduction [en ligne], Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2011 (généré le 22 juin 2021).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org.lama.univ-amu.fr/pufr/9314>. ISBN :
9782869065604. DOI : https://doi-org.lama.univ-amu.fr/10.4000/books.pufr.9314.
1387 Lettre à lettre à Arnold Zweig du 15.12.1935 in : TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe…, op. cit., p. 338.

326
Tucholsky s’inscrit souvent dans des genres hybrides. Ils relèvent en effet toujours en
partie de l’écriture de soi, qu’il s’agisse du feuilleton, de la littérature de voyage, de
l’épistolaire ou encore des poèmes et articles à dimension auto-fictionnelle. Or ces genres
font souvent face à une forme de suspicion dans le milieu académique du fait même de
leur hybridité, ce qui ne facilite pas leur réception et peut expliquer en partie que la
médiation de Tucholsky soit passée quasiment inaperçue.

En dépit de la relative réhabilitation littéraire des correspondances, les méfiances restent


vives à l’égard de ces textes soupconnées de futilité, écrits souvent dans le plaisir et pour le
plaisir et qui s’accordent mal dans leur trivilialité profane et leur polissage conversationnel à
l’obscur et inquiétant commerce avec les mues qu’on appelle littérature 1388.

Les propos de Brigitte Diaz sur la littérature épistolaire pourraient s’appliquer aux
autres formes de l’écriture du moi qui, elles aussi Ale se jouent des catégories génériques.
On peut d’ailleurs considérer à sa suite que cette volonté de bousculer les codes est une
manière de renouveler la tradition et de faire preuve de modernité. Toutefois, le fait que
le journaliste plaide pour un projet politique, tout en s’affirmant sur un plan littéraire et
en se mettant en avant, peut déstabiliser le lecteur, voire décrédibiliser l’auteur. Le lecteur
peut être éventuellement partagé entre agacement face à cette subjectivité un brin
donneuse de leçons et le plaisir d’écouter cette voix singulière et instructive. Certes, la
littérature est, entre autres choses, plaisir du lecteur, mais qu’en est-il du fameux effet
(« Wirkung ») escompté par Tucholsky sur le lecteur de son temps ? Or comme l’a souligné
Thomas Keller un médiateur doit disposer d’une crédibilité pour être efficace1389. Il a, en
outre, besoin d’être reconnu par les deux parties, cela participe à sa légitimité1390. Force
est de constater que Tucholsky n’est pas connu en France de son vivant.
Pour le lecteur d’aujoud’hui, la question est différente et, la distance avec les
événements à chaud aidant sans doute, le plaisir prédomine. Nous voyons dans cette
oeuvre l’implication réciproque du drame individuel et du drame collectif de l’Allemagne,
nous voyons aussi un homme et un auteur qui se cherchent, partagés entre un idéal de
société et une volonté de s’affirmer comme écrivain, sans toutefois sauter véritablement
le pas, par manque de confiance, par dilettantisme ou parce que le malaise intérieur est
trop profond1391. Difficile de se prononcer avec certitude sur ce point.

1388 DIAZ, L’épistolaire ou la pensée nomade, op. cit., p. 7.


1389 KELLER, Introduction, in : « ‘Vrais’ et ‘faux’ médiateurs, op. cit., p. 14.
1390 Ibid., p. 16.
1391 Dans une lettre à sa femme du 01.07.1929, Tucholsky évoque le dernier roman de l’américain

Sinclair Lewis, qui comme l’un des précédents ; Babbitt, que le journaliste avait encensé, critique sa propre
société. Tucholsky est à la fois admiratif et envieux car il se dit incapable du même geste : « (…) Bei Rowohlt
ist ein neuer Lewis heraus… na ja, ich bin eben ein armes Luder. Das ist das, was ich gern machen möchte –
aber nicht kann. Ein Babbitt quatscht 200 Seiten lang, man müβte denken : unerträglich – es ist zum Platzen
gefüllt, von einer Komik (…) Natürlich werden sie sich nicht erkennen (…) Es ist –na, es ist überhaupt
unheimlich, wie der sie kennt. Wendriner ist dagegen ein Nasenpopel. » In : TUCHOLSKY, Ausgewählte
Briefe…, op. cit., p. 492.
327
Il y a là évidemment divergence entre ce Tucholsky et la figure tutélaire que représente
aujourd’hui Heine dans les lettres allemandes. Cependant, on peut également voir un
point de convergence dans la personnalisation de la médiation franco-allemande que tous
deux opèrent. Heine aussi se met en scène dans ses écrits, il ne se contente pas de
recueillir l’événement parisien de façon objective et impersonnelle. Il mêle aussi
restitution de la vie en France et ses propres réflexions en parallèle sur l’Allemagne. Heine
éclaire le présent pour les lecteurs de son temps et il restitue aussi, par sa subjectivité, la
saveur d’une époque pour ceux d’aujourd’hui.

Dès lors, cette forme d'intégration de l'observateur au monde observé constitue une
médiation d'un autre type, témoignage et anticipation mêlés, reportage à l'usage des
contemporains et message adressé à un futur pas si lointain1392.

Là réside la modernité de Heine et celle de Tucholsky également, bien que celui-ci se


soit défendu de toute comparaison avec le poète. À propos de la parution d’une anthologie
parue en 1929 et contenant des poèmes et chansons d’Erich Kästner, de Franz Hessel,
d’Alfred Kerr et de Theobald Tiger, l’un de ses pseudonymes, Tucholsky écrit que l’on ne
saurait comparer le maître Heine et ses apprentis :

Das Genre ist nicht groß. Daher denn auch alle Kritiker, die uns in die Finger bekommen, jeden,
aber auch ausnahmslos jeden von uns mit Heine vergleichen. Das stimmt, für die Art – das
stimmt gar nicht, im Größenverhältnis. Man tut Herrn Kästner oder Herrn Tiger auch keinen
Gefallen damit. Denn es ist nicht mal ein Kompliment, sie mit Heine zu vergleichen – es ist
einfach ein Zeichen literarischer Unbildung. Herr Kästner und Herr Tiger sind Talente:
Heinrich Heine aber ist ein Jahrhundertkerl gewesen. Einer, dessen Liebes-Lyrik – mit
Ausnahme der letzten Lieder – dahin ist; aber einer, der das Schwert und die Flamme gewesen
ist, eine Flamme, die bis zu Nietzsche hinaufloderte. Wie schwach entwickelt muß der
Bänkelsang bei den Deutschen sein, daß sie die Gesellen mit dem Meister vergleichen, der den
Schmerz und die Todesahnung, die Wut und den Haß, die Liebe zur Heimat und den Abscheu
vor dem Vaterland in Versen gesagt hat, die wie Flaumfedern flogen und wie schwere Minen
einschlugen – nein, wie Verse! Die Zahl der deutschen Kriegerdenkmäler zur Zahl der
deutschen Heine-Denkmäler verhält sich hierzulande wie die Macht zum Geist 1393.

Plus qu’une simple parenté stylistique et thématique, il y a là, entre Heine et Tucholsky,
une parenté spirituelle, comme l’a d’ailleurs reconnue Jürgen Habermas1394. Celui-ci
regrette que Heine n’ait d’ailleurs pas davantage favorisé l’institutionnalisation du rôle de
l’intellectuel sous la République de Weimar. Il défend la thèse selon laquelle, non
seulement le terme d’intellectuel était péjoratif en Allemagne jusque dans l’entre-deux-

1392 HOOCK-DEMARLE, « La médiation selon Heine », op. cit., p. 27.


1393 TUCHOLSKY, « Bänkelbuch », Gesammelte…, op. cit., tome 7, p. 130.
1394 Jürgen HABERMAS, « Heinrich Heine und die Rolle des Intellektuellen in Deutschland », in : Merkur,

n° 448, juin 1986, p. 453-468.


328
guerres1395 et que peu de ceux-ci se représentaient comme tels1396, mais que, de plus,
Heine n’a pas fait figure de modèle avant 1945, c’est-à-dire, avant qu’une génération
d’intellectuels n’accepte ce qualificatif et ne questionne l’époque nationale-socialiste au
regard des écrits critiques de Heine sur l’Allemagne :

Erst die Enthüllungen über die Nazi-Verbrechen haben uns die Augen geöffnet für das
Monströse und das unheimliche, das Heine auch in unseren besten, auch den unverlierbaren
Traditionen brüten sah. Den jüdischen Emigranten in Paris hat ein politisch-geographischer,
auch ein kultureller Abstand von seiner so ambivalent wie leidenschaftlich geliebten Heimat -
und damit von sich selbst getrennt. Erst nach 1945 konnten wir diese räumliche Distanz, die
zwischen Heine und der Arena seiner eigentlichen Wirkungsabsichten gelegen hat, umformen
in eine geschichtliche Distanz - in unser reflexiv gebrochenes Verhältnis zu den
identitätsbildenden Überlieferungen und geistigen Formationen 1397.

Habermas explique le long rejet dont souffrit l’œuvre de Heine par la remise en cause
que celui-ci opéra de l’héritage romantique et par l’intégration du champ politique dans
sa poésie. Heine est donc resté de 1848 à 1945 un marginal (« Auβenseiter »1398), un
éclaireur radical (« ein radikaler Aufklärer »1399) pour qui la Révolution française servit
de point de départ à sa pensée et chez qui l’amour de son pays fut le point faible. Bien qu’il
rejette la comparaison, Tucholsky a suivi ce même trajet. Tous deux étaient, dans une
certaine mesure, en avance sur leur temps. Célèbres, mais aussi honnis de leur vivant, ils
rencontrent leur véritable audience de façon posthume.
Peut-être parce qu’il était français et donc moins susceptible de se braquer à la lecture
des textes de Tucholsky, l’écrivain Marcel Belvianes1400 perçut chez le journaliste

1395 « Aber in Deutschland, wo man die Dreyfus-Affäre sorgfältig registrierte, entwickelte sich bis zum
Ersten Weltkrieg keine mit Heine wahlverwandte Intellektuellenschicht. Hier ist nicht die
Intellektuellenrolle, sondern allein das negativ besetzte Rollenstereotyp der Gegner rezipiert worden.
Bering hat nachgewiesen, daß nicht einmal jene Handvoll einflußreicher Literaten und Wissenschaftler, die
bis 1933 den ohnmächtigen Versuch gemacht haben, radikaldemokratischen Humanismus Heinescher
Prägung zu öffentlicher Wirkung zu bringen, daß nicht einmal Intellektuelle wie Heinrich Mann, Ernst
Troeltsch oder Alfred Döblin es gewagt haben, das Wort »Intellektueller« in einem unverfänglich positiven
Sinne zu verwenden. Karl Mannheim hat allerdings eine Soziologie des freischwebenden Intellektuellen
begründet. Wer mit den Intellektuellen etwas Positives im Sinne hatte, bediente sich jedoch im deutschen
Milieu lieber einer Ableitung des im Grimmschen Wörterbuch so großartig kodifizierten Stichworts »Geist«;
er sprach lieber von »geistigen Menschen« oder kurz von den »Geistigen« (….) Eine der wenigen
prominenten Ausnahmen bildet Siegfried Kracauers heute noch lesenswerte Auseinandersetzung mit
Döblin, der er den Titel gab Minimalforderungen an die Intellektuellen. » In : ibid., p. 456.
1396 Ajoutons à ces exceptions, Tucholsky qui se qualifie lui-même d’intellectuel dans un courrier à un

lecteur : « Ich halte den Durchschnittstypus des deutschen Intellektuellen – mich eingeschlossen – nicht für
den berufenen Führer des deutschen Proletariats. » Lettre à Bernhard Wiedehöft du 19 avril 1926, in :
TUCHOLSKY, Ausgewählte Briefe, op. cit., p. 177.
1397 HABERMAS, « Heinrich Heine und die Rolle des Intellektuellen in Deutschland », op. cit., p. 465.
1398 Ibid., p. 459.
1399 Ibid.
1400 Marcel Belvianes (1893- ?), critique musical français, romancier, poète, traducteur, librettiste et

dramaturge. Grand germanophile, il se lie d’amitié avec l’écrivain Kurt Tucholsky dans les années 1920 alors
qu’il souhaite intégrer les cercles d’intellectuels allemands. Il écrit à l’occasion pour la troupe de théâtre
d’avant-garde « Athéna » ainsi que pour la radio publique française. In :
https://pressemusicale.oicrm.org/corpus/musicographes/
329
plusieurs dimensions caractéristiques des chroniques de 1924-1929. À l’occasion des
quarante ans de son ami allemand, en 1930, Belvianes publie un article d’une quinzaine
de pages1401 dans l’idée de faire connaître aux Français l’un des écrivains-journalistes
allemands contemporains qu’ils « auraient le plus intérêt à connaître»1402. Il le présente à
la fois comme l’homme du dialogue franco-allemand et de la paix1403, l’écrivain moraliste
derrière le correspondant1404, l’amoureux transi de l’Allemagne qui dit non à la société
d’origine pour mieux dire oui à celle qu’il appelle de ses vœux, mais surtout une voix qui,
pour toutes ces raisons, trouvera davantage d’échos chez des lecteurs du futur, plus
ouverts à de telles idées que ceux de son temps : « Il trouvera plus de contemporains de
sa pensée dans les générations prochaines que dans la sienne1405. »

À la différence de Heine, et parmi ses contemporains, de Friedrich Sieburg1406considéré


à son époque comme expert de la France, la reconnaissance de Tucholsky en tant que
connaisseur de la France, et, en particulier, comme médiateur franco-allemand, fait donc
encore défaut à ce jour1407. Ceci est d’autant plus regrettable qu’à l’inverse d’un Sieburg,

Selon Burrows, il n’est pas possible d’établir la date de la rencontre précise entre Belvianes et Tucholsky.
Elle rapporte cependant plusieurs éléments attestant des liens entre les deux hommes : l’ouvrage de
Tucholsky, Lerne lachen, ohne zu weinen, dédicacé à Belvianes comme étant l’un des trente Français qui
comprendraient l’Allemagne ; une lettre de Belvianes datant de 1977 aux éditions Rowohlt dans laquelle il
dit avoir rencontré Tucholsky lorsque celui-ci vivait en France et être devenu son ami, la correspondance
entre les deux hommes qui perdure après le départ du journaliste pour la Suède ou encore un article de
Belvianes de 1926 devant servir d’introduction à la littérature française contemporaine pour des lecteurs
allemands et qui aurait été traduit par Tucholsky. In : BURROWS, Tucholsky and France, op. cit., p. 54-55.
1401 Marcel BELVIANES, « Kurt Tucholsky, pamphlétaire et humoriste », in : Revue d’Allemagne/Société

d’études allemandes, n° 29, 1930, Strasbourg, p. 219-236.


1402 Ibid., p. 219.
1403 « La patrie Europe lui est plus chère que la nation Allemagne. » In : ibid, p. 220. « La paix est son but.

» In : ibid, p. 221. « Il s’efforce de connaître personnellement les Français, leur parle de l’Allemagne, écoute
ce qu’ils lui disent de leur pays (…) Dans Le sourire de Mona-Lisa, il brosse un tableau spirituel – çà et là
caricatural – mais plus habituellement attendri de Paris. » In : ibid, p. 228.
1404 « [Q]uand il pose une formule c’est pour qu’elle donne à réfléchir, non pour qu’elle en dispense. » In :

ibid., p. 221. « Il possède pour décrire chaque milieu, les couleurs claires et vives d’un grand romancier. Il a
des boutades qui font songer à Courteline ou à Jules Renard » In : ibid, p. 223.
1405 In : ibid, p. 22O.
1406 Correspondant de la Frankfurter Zeitung à Paris de 1926 à 1929, Friedrich Sieburg publie en 1929

Gott in Frankreich ? et sa traduction chez Grasset, en 1930, Dieu est-il français ? Le livre connaît un grand
succès public en France et en Allemagne. La traduction française est cependant édulcorée d’où une
réception largement positive, qui repose sur un malentendu : l’ouvrage est vu comme une déclaration
d’amour à la France, tandis que la version allemande laisse percevoir l’ambivalence du sentiment de l’auteur
à l’égard de son pays hôte. La France y est décrite certes comme un pays aimable, mais aussi arriéré.
L’admiration côtoie la critique agressive et arrogante. Cette dualité serait le reflet de la vision dominante de
la France en Allemagne à l’époque. Aujourd’hui, la réception de cet ouvrage est très controversée du fait
notamment des activités de Sieburg en France sous l’occupation où il plaide pour la collaboration. Il est vu
depuis par certains comme un « faux médiateur » (Manfred Flügge notamment). Imke SCHULTZ, « Der
göttliche Sieburg? Die Rezeption von Gott in Frankreich? in Deutschland und Frankreich », Synergies Pays
germanophones, n° 10, 2017 p. 61-73.
1407 Lothar Baier fait remarquer cette différence de reconnaissance entre Tucholsky et Sieburg, qui fait

figure en Allemagne de classique dans la littérature sur la France : « (…) die Anerkennung Kurt Tucholskys
al seiner unersetzbaren deutschen Chronisten der französischen zwanziger Jahre [steht] noch aus. » Lothar
BAIER, « Ein Berliner in Paris. Der Frankreichberichterstatter Kurt Tucholsky», in : Die verleugnete Utopie :
Zeitkritische Texte, Berlin, Aufbau-Taschenbuch-Verlag, 1993, p. 216.
330
les intentions de Tucholsky ne sont pas sujettes à caution. Il n’est pas question de dire
pour autant de l’un qu’il serait un mauvais médiateur, ou au contraire de l’autre qu’il en
serait un bon. Néanmoins, Tucholsky recherchait, lui, réellement un équilibre entre les
deux pays, au profit des deux populations, son action était parfaitement désintéressée et
non un moyen de faire carrière ou de mener vie parisienne prestigieuse. En cela il est un
médiateur dans sa forme la plus classique et la plus proche du sens étymologique : il est
un ami de l’autre culture, il tente d’établir des ponts entre son pays d’origine et le pays
adverse, il veut trouver un terrain d’entente, à défaut de créer une sympathie mutuelle, il
souhaite parvenir néanmoins à une forme de respect réciproque et une prise en compte
de l’autre tel qu’il est réellement – ou du moins tel qu’il le représente –. Il est, selon la
définition proposée par Katka Marmetschke, un acteur transnational à l’époque du
nationalisme. Issu de la société civile, il agit pour la société civile, en espérant trouver
également l’oreille des cercles politiques et plus largement des milieux d’influence 1408. Il
est un médiateur solitaire dont l’action se situe dans le champ intellectuel avant tout, il
écrit ou bien il prend la parole pour expliquer la culture étrangère, la dédiaboliser ou, au
contraire, éclairer sa dangerosité en puissance. Il est davantage qu’un simple
correspondant étranger, dans la mesure où son projet dépasse la seule ambition
journalistique et littéraire ; elle se situe au niveau politique. Cela explique d’ailleurs les
excès présents dans sa critique, comme dans sa louange ainsi que les stéréotypes qu’il
formule. La comparaison entraîne une logique d’autant plus binaire que le but à atteindre
prime sur le réalisme dans la présentation de l’autre.
Tucholsky se voit d’ailleurs lui-même comme un médiateur entre la France et
l’Allemagne et il se préoccupe de son impact sur les opinions publiques. Il n’est pas
parvenu aux objectifs qu’il s’était fixés. Mais la réussite ou l’échec ne constituent pas un
critère pour distinguer un médiateur.

Da die Mittler stets weiter zielen und mehr anstreben als wozu sie ihre eigene oder die je
andere Nation hoffen können mitzuziehen, geht ihre Absicht auch von vornherein weit über
das –bei ‘realistischer’ Einschätzung- Mögliche hinaus1409.

Si l’idéalisme du médiateur le pousse à espérer davantage qu’il n’est objectivement


possible, il n’est néanmoins pas vain. Dans le cas de Tucholsky, il est cet espoir
mélancolique qui se souvient des défaites, il sait la sienne possible, mais il regarde
néanmoins vers l’avenir. Il trace la voie pour les générations futures qui reprendront le
flambeau et réussiront peut-être là où il a échoué.
Retenons que Tucholsky a pratiqué et prôné les formes de médiation qui seront
victorieuses au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au sens où elles mèneront à la
construction européenne. Son idéalisme a consisté à croire à la « vertu agissante d’une
morale » pour reprendre la formule d’Alfred Grosser :

1408 MARMETSCHKE, « Was ist ein Mittler ? », op. cit.


1409 LÜSEBRINK, RIESZ (dir.), Feinbild und Faszination…., op. cit., p. 7.
331
Les initiatives de l’immédiat après-guerre n’ont pas été prises par les institutions. Le
gouvernement français a pratiqué, face à l’Allemagne, même l’occidentale, une politique à
l’ancienne jusqu’à ce que, le 9 mai 1950, Robert Schuman marque, de façon timidement
éclatante, le changement profond de la politique française. Il rejoignait ainsi les petits groupes
et les individus qui s’étaient engagés pendant les années antérieures, non pas tant dans la
réconciliation franco-allemande que dans un travail franco-allemand de connaissance
réciproque et de diffusion commune d’une morale. Une morale qu’il n’est pas trop difficile de
définir et qui devrait continuer à constituer le fondement de l’Union européenne.
Au centre, l’idée chrétienne que tout homme est le Prochain, par delà toute autre identité, toute
autre appartenance. Puis l’idée de la corresponsabilité dans le devenir d’autrui, individu ou
collectivité. L’égalité des personnes devait entraîner l’idée de démocratie. (…) Enfin, une
exigence morale jamais formulée avec assez de clarté : la compréhension pour la souffrance
de l’Autre. Au lendemain de la guerre, nous sentions, nous savions bien qu’on ne pouvait pas
demander à un Allemand, surtout jeune, de connaître pleinement les dimensions de l’horreur
hitlérienne si l’on ignorait, si l’on n’admettait pas ce qu’avaient été les nuits de bombardement
à Hambourg ou à Dresde, ce qu’avaient subi les millions d’expulsés allemands de territoires
que même le sévère traité de Versailles avait considérés comme allemands 1410.

Le médiateur Tucholsky a cru, avant l’heure, en une responsabilité transnationale qui


assure la paix et la démocratie en Europe. C’est là selon nous la vocation de son œuvre des
années 1924-1929. Puisse ce travail avoir contribué à en souligner la singularité et
l’exemplarité.

1410 Alfred GROSSER, « France-Allemagne, la vertu agissante d’une morale », CERAS – revue Projet, n°

hors-série, septembre 2004 ; URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=2616.

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2002.

TUCHOLSKY, Kurt, Gesamtausgabe: Texte und Briefe. Bd. 8: Texte 1926, Reinbek, Rowohlt,
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TUCHOLSKY, Kurt, Gesamtausgabe: Texte und Briefe. 10: Texte 1928, Reinbek, Rowohlt,
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Sites Internet :

https://tucholsky-gesellschaft.de/

353
https://www.tucholsky-museum.de/index.html

http://kurttucholsky.blogspot.com/

http://www.sudelblog.de/

http://www.zeno.org/Literatur/M/Tucholsky,+Kurt

https://www.projekt-gutenberg.org/autoren/namen/tucholsk.html

354
ANNEXES

A. Recensions de Bella de Giraudoux par


Tucholsky et Benjamin

Bella

Romeo aus dem Hause Montague liebt Julia aus dem Hause Capulet, heimlich, nur des
Morgens früh, denn diese Julia ist eine junge Witwe. Streit und Versöhnung. Der oberste
Capulet ist drauf und dran, die Montagues endgültig zu verderben, schon sitzen sie in
seinem Ministerzimmer vor ihm, da erscheint Julia, sie hat die belastenden Akten
vernichtet, sie bricht nach dem Geständnis zusammen und stirbt an innerer Verblutung.

Das ist der Inhalt des neuen Buches ›Bella‹ von Jean Giraudoux (Bernard Grasset, 61 rue
des Saints-Pères, Paris). Die italienischen feindlichen Häuser heißen hier Dubardeau und
Rebendart, aber in Wahrheit heißen sie ganz anders. Das Buch ist ein Schlüsselroman.

Mit den Schlüsselromanen ist es wie mit der Bearbeitung historischer Stoffe: der Autor
verdankt einen Teil der Wirkung einer Sache, die außerhalb seiner selbst liegt. Sagt er
»Königin Luise«, so ist die Hälfte der Arbeit schon getan; eine »Frau von Müller« hätte er
erst zu erschaffen. Ein Porträtmaler, der spricht: »Sie hätten ihn kennen sollen, den ich da
gemalt habe!« – ist ein schlechter Maler. Er soll ihn mir ja gerade erst näherbringen. Das
Buch von Giraudoux wäre aber auch ohne Benutzung lebender Personen ein starkes und
gutes Buch. Die lebenden Personen heißen: Berthelot und Poincaré.

Giraudoux, der französische Pressechef im Ministerium des Auswärtigen, hat Wahrheit


und Dichtung gemischt, also etwa ein ähnliches Verfahren, wie es Heinrich Mann im ›Kopf‹
angewendet hat. Dichtung ist hier zum Teil wahrscheinlich die Liebesgeschichte,
Wahrheit die Familien der Berthelots und der Poincarés.

Berthelots sind die Guten, die Weißen. Diese Familie, die der französischen Politik, der
Wissenschaft Frankreichs so viel Menschen und Werke gegeben hat, erscheint hier in
ihren Spitzen: Daniel, der Mediziner, Philippe, der Politiker, René, der Philosoph – und ihr
intimstes Leben. An ihnen ist kein Fehl und Tadel. Das erzählende ›Ich‹ gehört dieser
Familie an.

Poincarés sind schwarz, sie schillern in allen Nuancen des schwärzesten Schwarz, mit Ruß
ist dieses Bild gemalt. Gerecht –? Der Erzähler ist Partei.
355
Ihm erscheint Poincaré kalt, steinern, voll von beschränktester Selbstgerechtigkeit, der
Gott der Korrektheit. Nach Jahren des Irrtums, des künstlich entfachten, fabrizierten
Hasses, der zweitdümmsten Politik Europas, schlägt das französische Pendel zurück: der
französische, individualistische Mensch spricht wieder laut und vernehmbar zur Welt (er
war immer am Leben, auch im Kriege; es darf nie vergessen werden, dass Henri Barbusse
hier im Jahre 1917 den Goncourt-Preis für ›L'Enfer‹ erhalten hat).

Es ist der Poincaré jener berüchtigten Denkmalsreden, die allsonntäglich auf Frankreich
herunterprasselten; der strenge, unerbittliche, nationalistische, geistig und leiblich stets
verstopfte Poincarés, der aus seiner Familie heraus erklärt wird. Außerordentlich fein
und bösartig, wie die Poincarés in zwei Zweige aufgeteilt werden: in die Korrekten und
die Tunichtguts, die ein wenig liederlich sind, saufen, es zu nichts bringen – aber dafür
auch ihren Landbezirk nicht verlassen dürfen. Die Rechtschaffenen verhindern es. Und es
wird sogar behauptet, die Leiden, die der mindere Zweig der Familie im besetzten Gebiet
von den Deutschen hätte erdulden müssen, wären vom obersten Poincaré zur
patriotischen Propaganda ausgenutzt worden; dazu seien sie ihm gut genug gewesen ...
Einmal trifft Giraudoux den Typus ins Herz, und ich glaube, an dieser Stelle hat er ihn
völlig richtig, ohne Voreingenommenheit charakterisiert; das ist da, wo er sagt, der
Advokat sei es gewesen, der regiert hat, der Rechtsanwalt, der ein vollstreckbares Urteil
erlangt habe, und der nun auf Zahlung dringe. »Ein Erbschaftsstreit.« Das ist es. Dieser
unermüdliche Aktenarbeiter bewegte sich im luftleeren Raum; er hatte theoretisch völlig
recht und praktisch gar nicht, weil ein großes Land keine Partei in einem Zivilverfahren
ist und weil – weitaus schwerwiegender – Frankreich mangels Unterstützung nicht
vollstrecken konnte. Nie war ein Realpolitiker ideologischer.

Sonst kommt Poincaré so böse weg wie die Berthelots gut. Diese Schwarz-Weiß-Technik
geht bis in die kleinsten Kleinigkeiten: bis in die Äußerlichkeiten des Daseins. Hier habe
ich ein wenig gestockt. Auch wäre noch rasch zu vermerken, dass die Komposition des
Buches wenig straff ist; Giraudoux erzählt: von den beiden feindlichen Familien, von der
Liebe des jungen Berthelot zu Bella, der Schwiegermutter Poincarés, vom Vater Bellas und
seinen merkwürdigen Schicksalen ... und das ist aufgelöst in eine Unzahl kleiner und
kleinster Züge, Analysis auf Analysis, die Synthese mag sich der Leser selbst machen.

Die Analysen freilich sind ersten Ranges.

Sie sind so gut, dass ich nicht weiß, ob das Buch ins Deutsche übertragbar sein wird. Es ist
nicht nur der Stil, der einer Übersetzung die größten Schwierigkeiten in den Weg legt,
diese graziös verwickelte Logik, die stilisierte Geometrie – es fehlt vor allem in
Deutschland eine Gesellschaftsschicht, die diesen Politikern, diesen Familien entspricht.
Die alten Familien in Deutschland sind so ganz anders geartet und haben mit diesen kaum
etwas gemein. Aus der Fülle der bezaubernden Einzelheiten seien einige herausgegriffen.

Die Moderne steht, was, das Schicksal der Menschen betrifft, der Antike nicht nach, wird
gesagt. »Für die Eltern der Schlaganfall – für die Söhne die Fliegerei: wir sind gar nicht so
356
schlecht daran.« – Von den Bankiers: »Dem Kapital näherten sie sich wie im Ornat. Sie
hatten die Bärte von Popen und die Hände von Prälaten; wenn sich die Leitung der Fabrik
zusammensetzte, erinnerte nichts mehr an einen Aufsichtsrat. Auf das Gold warfen sie
einen rituellen Blick: Kapitalserhöhung bedeutete erhöhten Glanz ihres Gottes und ihrer
Heiligkeit, und nur der Kassierer, der das Geld so niedrig einschätzte, wie es das verdiente,
ging Sonnabend nachmittags auf Rennen.« – ›Moïse‹ ist da, ein pariser Finanzmann, außer
dem Sekretär Poincarés die schönste Figur des Buches. Der Mann ist Witwer, und seine
Frau hat ein herrliches Erbbegräbnis. Er geht an jedem Jahrestag ihres Todes hin, sie zu
besuchen, »er öffnete das Türschloß ihres Grabes mit demselben Kennwort, das er für
seinen Safe benutzte ... « Dann schließt er sich dort ein. »Freunde von ihm behaupteten,
er erzähle der Verstorbenen laut, was sich im vergangenen Monat ereignet hätte, und
Lauscher, das Ohr an den durchbrochenen Eisenblumen des Marmor-Safes, hätten schon
versucht, auf diese Weise etwas über die Bewegung auf dem Valutenmarkt zu erfahren.«
– Eine kleine Schilderung der Liebesmorgen zwischen dem Erzähler und Bella ist da, die
zu dem Duftigsten gehört, das seit langem in französischer Sprache zu lesen war – sie
treffen sich des Morgens früh, die Stadt ist frisch, noch haben sie mit keinem gesprochen,
es sind die primeurs des Tages, die sie pflücken. – Und später, während des Zerwürfnisses,
als der Liebende Bella im Klub trifft, durch Tische sind sie voneinander getrennt, wie da
die lächerliche gleichzeitige Bestellung von Kaffee beide eint – das ist meisterhaft. Die
Herren aus dem Automobilklub, die sie wieder zusammenbringen wollen, werden
anläßlich eines kleinen Automobilunfalls, dem ein Hund zum Opfer fällt, so
charakterisiert: »Vor lauter Eifer, Bella bei den Dubardeau (der ihr feindlichen Familie)
einzuführen, entdeckten sie sogar in ihren Taschen ein Stückchen Zucker, das der Hund
zu lecken begann, aber bald ließ er es sein, denn er schmeckte etwas Bitteres, und er fragte
sich, warum sich Menschen damit amüsieren, verwundeten Hunden Salz zu geben ... « Von
solchen Zügen wimmelt das Buch.

Noch mehr von andern, die die großen Familien bis ins letzte malen, und hier liegt für den
deutschen Leser die Schwierigkeit. Haben wir in der Politik kultivierte Leute, für die der
Fluß der Hauptstadt, weil sie ihr Gut an seiner Quelle haben, immer ein schattiger Bach
bleibt, aus dem die Kuhherden trinken?

Haben wir so nuancierte Gesellschaftsbegriffe, die mit unendlich feinen Unterschieden


arbeiten, mit den winzigsten Ausschlägen des sozialen Kompasses? Ich denke: nein.

Aber wir haben freilich so etwas wie den Sekretär Poincarés, eine himmlische Zeichnung
von Echtheit, boshafter Beobachtung, Schärfe – diese liebliche Blüte ist völlig entblättert.
Aus dem Wurm in ›Kabale und Liebe‹ ist ein Drache geworden, der Tinte speit. (Mit der
vorzüglichen Beobachtung: der Chef schiebt ihm die häßlichen Frauen zu, die
langweiligen Professoren, die leeren Generale; alles, was er nicht empfangen will, schiebt
er dem da zu. Nur mit diesen hat er nähern Umgang, neben diese wird er bei Tisch gesetzt.
»Infolgedessen hielt er sich für schön, unabhängig und unbestechlich.«)

357
Wie ein schwarzer Schatten geistert Poincaré durch das Buch. Es bleibt kein gutes Haar
an ihm. Seine Advokatenkorrektheit, dieser andere Teil des französischen Geistes, ist
eben diesem verhaßt, es gibt keine Lächerlichkeit, die ihm nicht zugeschrieben wird.
Nichts wäre übrigens verkehrter, als das in deutschem nationalistischem Sinne
auszunutzen, so hats Giraudoux nicht gemeint, und wenn einer gegen Mussolini ist, so ist
er noch lange nicht für Ludendorff.

›Bella‹ wird eine Fortsetzung bekommen; ›Bellita‹, es ist ihre Zwillingsschwester. Und ich
habe noch nicht einmal den ganzen Inhalt des Buches erschöpft, nichts vom Vater der
Zwillinge gesagt, der Unglück mit seinem Sohn hat und der den Band mit einem
unübersetzbaren Dialog beschließt. Ich nehme von Giraudoux Abschied, mit einem Gruß
und leicht befangen; denn wenn ich nun die Türklinke ergreife und hinausgehe, wird sein
Auge mit einem einzigen Blick den Besucher zusammenfassen und alles erkennen: die
ungeschickte Bewegung beim Aufstehen, Krawatte, Hut und Charakter.

Peter Panter

Vossische Zeitung, 04.03.1926. Quelle: www.textlog.de

»Bella« 1)

En Méditerranée – par les Messageries Maritimes. So lädt der Rücken dieses Buches ein,
wenn Bellas Leben vor dem Leser abgelaufen ist. Man kann nicht besser ihr Gedächtnis
feiern. Beim Lesen geht man gegen steifen Seewind an, und über den Dingen, auf die man
trifft, liegt eine Salzkruste.

Der Pressechef im Pariser Ministerium des Auswärtigen, Jean Giraudoux, nimmt keinen
nom de guerre an, wenn er Romane schreibt (von Fabre-Luce erscheint soeben die
politische Romanze »Mars« unter dem schönen Dichternamen Jacques Sindral).
Giraudoux bleibt als Autor hochgestellter Funktionär und beansprucht den technischen
Apparat eines Büros für seine Phantasie mindestens ebensosehr wie in der
Wahrnehmung seiner Berufs-geschäfte. Man möchte seine Sachen sich im Amt
geschrieben denken. Oder in einer Dichterschule als »theme en classe«. Er selber muß
aufs glücklichste erfahren haben, was er von den gelehrten Brüdern Dubardeau bemerkt:

»Sie konnten ohne das alltägliche Bad in einer Flut Vertrauter, Halb-Bekannter, Flut von
Stimmen und von Lächeln nicht auskommen. Es war auch nicht nur Sache der
Gewohnheit, weswegen sie im Lärm, in Zimmern, welche auf den Korridor hinausgehen,
studieren mußten, wo immer Leute vorbeikamen, Leute, die Durand oder Dupont, Bloch
oder Bechamort, La Rochefoucauld oder Uzès hießen. Die Menschheit war das Ferment,
das ihre Versuche gelingen ließ. Bei all ihren Experimenten über Gasmischungen, hybride
Pflanzen, die Lebensfähigkeit des neuen Österreich, hätten sie der Aufzählung der
Mischungsbestandteile beifügen können, ›ich nehme hinzu: einen Menschen.‹ Die
358
Anwesenheit eines belanglosen Individuums Labaville hatte beim Gelingen der Synthese
den Ausschlag gegeben. Wenn Labaville mit seinen Knöpfen und seiner
Kaschmirkrawatte nicht da war, arbeitete Onkel Karl nicht gut. Sie alle brauchten ein
Gesicht als Feder-Wischer oder Blick-Wischer, wenn sie die Augen von den chemischen
Synthesen oder den Giften, die da wirkten, erhoben. Ja selbst der Astronom brauchte am
Abend, wenn er dem Firmamente gegenüberstand, den blassen Kopf von einem Sekretär
in seiner Nähe.«

Der Autor selber ist von diesem Stamm und schlägt in seinem Buche sich zu ihm. Als Neffe
nimmt er an den Kämpfen teil, die Rebendart, Minister-präsident, den großen,
freigesinnten Brüdern liefert. Das Urbild dieses Rebendart heißt Poincaré, und die Gestalt,
die sich im Prisma der sechs Brüder bricht, ist Bertholots. Denn gern setzt Giraudoux ein
Kollektiv an Stelle eines Individuums. Die Rebendart erscheinen ebenfalls als Gruppe. Der
Haß, der sie mit primitiver Verve zeichnet, hat ihren Größten, Henri Poincaré, den
Mathematiker, zugunsten jener Brüdergruppe annektiert. Was übrigbleibt, ist eine
gottverlassene Sippe, die auf dem Lande ihre Existenz vertrauern muß, um nicht die
wenigen aus ihrer Mitte, die in der Hauptstadt eine Rolle spielen, bloßzustellen. Die
Zeichnung dieses Ministerpräsidenten erschöpft ihr Modell, wie eine chinesische Marter
den Sträfling. »Alle Sonntage stand er zu Füßen eines jener gußeisernen Soldaten, die
leichter als er selbst zurechtzu-hämmern wären, hielt seine Rede und gab vor zu glauben,
die Toten hätten sich nur etwas abgesondert, um über die Summen, die Deutschland
schuldet, sich schlüssig zu werden.«

Im politischen Feldlager spielt ein Liebeskomplott. Der Romeo – Philipp, der


Berichterstatter – auf Seiten seiner aufgeklärten Onkel, die Julia – Bella, eine junge Witwe
– die Schwiegertochter Rebendarts. Von dieser Liebes-handlung wird das süßeste
Geflecht im Buche nicht gewoben, sondern aufgetrennt. Denn beide haben, eh noch die
Erzählung einsetzt, sich gehört und kannten nicht den wahren Namen voneinander. Nun
bringt der Streit der Capulet und Montagu nur Trübsal, Gram, Entfremdung zwischen
beide. Nicht allzuoft erscheint in der Geschichte Bella selbst; es ist darin von der Rücksicht
des Liebhabers etwas, der seine Freundin unter Leuten nicht ermüden will. Seitdem sie
umeinander wissen, sind sie stumm. Die Szene – der begnadete Verrat der Bella – die
ihnen voreinander und den andern die Sprache wiedergibt und Rebendart im
Augenblicke, da sein Anschlag fällig ist, entwaffnet, wird der Tod der Frau. Ihr platzt ein
Blutgefäß in der Erregung.

Der Erzähler aber verliert nicht den Atem. Er saugt nur tiefer das geliebte Leben in sich
und wendet die Geschichte Bellas Vater zu, verfolgt die Liebe in der Deszendenz, steigt zu
den Quellen, endet im Motiv der sonderbarsten väterlichen Trauer, in der die Tochter
ihren Vater neu belebt.

In dieses Gradnetz wurde die genaueste Geschichte eingetragen. In keiner früheren


konnte ähnlich scharf, worum es Giraudoux zu tun ist, sich entfalten. Selbst hier benimmt

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der Zauber der unglaublich leichten Hand, die das Geschehen wie einen Faltenwurf
zurechtrückt, dem Leser beinahe den Begriff von dieser Kunst und Form. Sie ist – mit
einem Worte es zu sagen – die schönste Aktualisierung der Kreuzworträtsel. (Mithin: ganz
eigentlich in ein Schema eingeschrieben.) Wenn dort Worte sich in den Buchstaben
schneiden, so stehen hier Bilder, welche unter sich im Ding, im Namen, im Begriff sich
überqueren. Ein Rätsel, dessen gelöstes Bild die wildesten Züge des politischen und
erotischen Kampfes in seinen atemraubenden Kreuzun-gen gibt. Ausschnitte dieser
Kreuzwortmetaphorik: das Parlament ist Riesen-schreibmaschine, an deren Klaviatur der
Präsident sitzt; so leicht wie eine Urne trägt sich das Dossier mit einem Todesurteil; ein
Baum ist Grabmal und zugleich trigonometrisches Signal. »Le Puzzle du paradis perdu par
l'homme« stellt in solchen Bruchstücken sich wieder her.

Auf solche Weise öffnet man in Frankreich die Archive. Zerlegbar ist das Personal selber,
und der politische Mensch tut sich auf wie ein Safe. Eine Frauenhand greift hinein und
langt einen Packen mit Liebesbriefen heraus. Man wird in Moskau dieses Buch
verschlingen.

Walter Benjamin

Quelle: www.textlog.de

_________________________

1) Jean Giraudoux, Bella. Histoire des Fontranges. Paris: Bernard Grasset (1926).

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B. Retranscription du discours de Tucholsky :
« La carrière de votre fils – soldat inconnu ».

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