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Mémoire
Rodny Casimir
Québec, Canada
Mémoire
Rodny CASIMIR
Sous la direction de :
La place d’Armes des Gonaïves en Haïti est le site qu’avait choisi Jean Jacques
Dessalines pour la prononciation du premier discours consacrant la naissance du nouvel
État. Depuis ce grand événement, ce lieu incarne l’acte d’union accompli lors de la guerre
de l’indépendance. Il est aussi le symbole de la survie et la communion nationale dans les
sphères politique, sociale et culturelle. Malgré la place unique qu’occupe ce lieu dans
l’histoire et la mémoire collective d’Haïti. Ce site souffre de peu de considération de la
part des acteurs locaux et nationaux. L’objectif de ce travail vise à ce que ce lieu
historique et patrimonial soit pris en considération par les acteurs chargés de la
valorisation du patrimoine haïtien. Pour ce faire, nous procèderons à un important travail
de documentation portant sur les enjeux et les défis de la patrimonialisation du site au
moyen d’observations directes et participantes, d’entretiens avec des cadres du ministère
de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), de l’Institut de
sauvegarde du patrimoine national (ISPAN), de membres des associations culturelles de
la ville des Gonaïves.
ii
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................... ii
Table des matières ............................................................................................................. iii
Liste des figures...................................................................................................................v
DÉDICACES..................................................................................................................... vi
Remerciement ................................................................................................................... vii
Introduction........................................................................................................................ 1
iii
3.5 Gonaïves : capitale du vodou .......................................................................................... 53
3.5.1 Les festivités à Souvenance ................................................................................................... 54
3.5.2 Brève histoire de la cour Badjo ............................................................................................. 57
3.5.3 La cour Soukri (Lakou Soukri Danache) ............................................................................... 60
Conclusion........................................................................................................................ 83
Bibliographie .................................................................................................................... 88
Annexe .............................................................................................................................. 94
Annexe A : Stratégie de collecte des données ........................................................................ 94
Annexe B : Schéma d’entrevue ............................................................................................... 95
iv
Liste des figures
Figure 1.- La place Boisrond Tonnerre ou Place Bouteille aux Gonaïves. Photographie :
Romiald Casimir, août 2022. ............................................................................................ 48
Figure 6.- Vue de la Cour Souvenance. Photographie : Romiald Casimir, août 2022. .. 56
Figure 7.- Vue principale de la cour Badjo. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
........................................................................................................................................... 59
Figure 8.- Vue principale de la cour Soukri. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
........................................................................................................................................... 61
v
DÉDICACES
vi
Remerciement
Je remercie, le Département des sciences historiques pour son appui technique continu et
son engagement scientifique dans ma formation. Je remercie également le CÉLAT
(Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions) pour son
soutien financier et logistique.
vii
Introduction
Haïti est née d’une révolution menée par d’anciens esclaves africains. Ces derniers ont
fondé, en 1804, la première République noire au monde et le deuxième pays indépendant
du continent américain, après les États-Unis d’Amérique (Dorigny, 2004 : 142-144). Si
l’on en croit Michel-Rolf Trouillot (1977, 1996), cette révolution est absolument inouïe et
a ouvert un nouvel épisode pour l’ensemble de l’humanité. Elle a une portée universelle
dans l’histoire du droit et de la liberté. Elle a eu aussi le mérite d’enclencher ou
d’entraîner derrière elle la chaîne des insurrections et des indépendances latino-
américaines comme celles du Venezuela (1811), du Brésil (1822) et de Cuba (1898)
(Augustin, 2012 : 209).
Comme l’a écrit Sauveur Pierre Étienne (2011: 23-106), Haïti a une histoire riche et
controversée, illustrée par plusieurs lieux de mémoire et lieux historiques, plus
particulièrement la place d’Armes des Gonaïves. Cette dernière mériterait d’être mieux
connue, d’abord par la population haïtienne et ensuite par les visiteurs internationaux.
Malheureusement, peu d’études ont été réalisées sur l’histoire de ce haut lieu patrimonial,
sur les fêtes de commémorations, les possibilités d’interprétation du site, de même que
les impacts du processus de patrimonialisation, de la médiation et de la mise en valeur
touristique. Quoique ce lieu soit considéré comme un site patrimonial par les citoyens de
1
la nation en raison de son ancrage historique et mémoriel, il ne figure pas sur la liste des
patrimoines recensés par l’Institut de sauvegarde du patrimoine national (ISPAN). Ce
constat nous mène à faire la lumière sur ce lieu mémoriel et symbolique, occulté de la
liste de l’ISPAN, dans le but de sensibiliser les gens au potentiel de mise en valeur
patrimoniale du site, car valoriser un bien patrimonial peut contribuer à revisiter
l’histoire, à promouvoir le tourisme et à renforcer le développement local ou national.
L’objectif poursuivi vise à ce que ce lieu historique et patrimonial soit pris en
considération par les acteurs chargés de la valorisation du patrimoine haïtien.
2
CHAPITRE 1 : Problématique et dispositif méthodologique de la
recherche
Dans ce chapitre, nous allons présenter, à travers une brève revue des travaux sur le sujet,
les espaces publics, y compris la place d’Armes des Gonaïves, pour déboucher sur la
problématique de la valorisation patrimoniale de ce site.
Selon le lexique de la ville de Jean-Philippe Antoni, le mot « place » est issu du latin
platea signifiant « rue large ». Il désigne effectivement un espace découvert plus large
que la rue, dont il apparaît comme un complément fonctionnel indispensable dans
l’espace public des villes. Il est aussi un lieu découvert, généralement entouré de
constructions, desservi par des voies de circulation (Antoni, 2009 : 126). Selon Zucker
(1959), la place est apparue, en tant que geste volontaire de planification urbaine, vers le
1
Voir « La gestion des espaces publics et la construction sociale de l’urbanité » Appel d’offres du Plan Urbain,
décembre 1989.
3
Ve siècle avant J.C. en Grèce. Ce développement aurait été lié, d’une part, à celui de
l’organisation sociale, où l’individu devenait citoyen d’une démocratie, et cela impliquait
la nécessité de lieux pour la tenue de grandes réunions publiques, et d’autre part, à
l’évolution du sens de l’esthétique. Dans une perspective sociologique, les places sont des
lieux de convergence pour les rassemblements sociaux, politiques ou religieux (Augustin
et Sorbets, 2000 : 17). Les grandes villes sont surtout identifiées par ces sites de
connexion : place Saint-Pierre à Rome, place Rouge à Moscou, etc. ; mais les places
moins célèbres de la vie quotidienne, celles des centres-villes et celles des périphéries,
restent animées par des fêtes et des marchés (Augustin et Sorbets, 2000 : 18). Elles
continuent d’être de précieux patrimoines d’espaces de vie et de civisme quotidien grâce
aux différentes politiques patrimoniales déployées dans plusieurs pays.
Si la ville des Gonaïves a été fondée en 1422 par les Amérindiens, c’est à partir de 1660,
à la belle époque de la flibuste, que l’on voit apparaître les Gonaïves comme point de
rencontre des aventuriers (Moïse, 2008 : 2). À l’époque coloniale, les places avaient une
importance capitale. Elles représentaient un lieu d’échange à tous les niveaux : échanges
commerciaux, espaces de loisirs et espaces stratégiques dans les modèles de construction
de la ville. Le plan en damier2 en est une illustration parfaite. Les places sont aussi
devenues des lieux de mémoire où les générations successives utilisent certaines traces du
passé pour renforcer leur cohésion et témoigner de la persistance de la collectivité dans
l’histoire (Augustin et Sorbets, 2000 : 11). Tel fut le cas de la place d’Armes des
Gonaïves.
Lieu stratégique depuis la période coloniale, la place d’Armes des Gonaïves sera le lieu
choisi par Jean-Jacques Dessalines pour la prononciation du discours consacrant la
naissance du nouvel État (Le Glaunec, 2014 : 86). Depuis ce grand événement, elle
incarne l’acte d’union accompli lors de la guerre d’indépendance, et par le fait même un
modèle d’unification pour les peuples noirs en général luttant pour le droit à
2
Voir le lien : https://lenouvelliste.com/article/18232/la-place-darmes-de-jacmel (consulté le 2 novembre
2021).
4
l’autodétermination. Elle rappelle également une importante victoire des droits humains
fondamentaux : le droit à la vie, à la liberté et à la citoyenneté. Ensuite, elle signifie un
devoir de mémoire envers la réalisation exceptionnelle du rêve des pères fondateurs de la
nation haïtienne. Enfin, elle est le symbole de la survie et de la communion nationale
dans les sphères politique, sociale et culturelle. Selon la tradition, tout Président de la
République doit se rendre obligatoirement sur ce site historique chaque premier jour de
l’an pour commémorer l’Indépendance d’Haïti. Dans le cas contraire, il risque de perdre
son pouvoir. L’espace unique qu’occupe ce lieu dans l’histoire et la mémoire d’Haïti
exige qu’on s’y attarde un peu. Il est temps d’élaborer une politique patrimoniale pouvant
permettre de mieux le valoriser.
Cependant, la quasi-totalité des études portant sur ces thématiques a été réalisée dans des
pays riches d’Amérique du Nord, de l’Europe et d’Asie (Bayle et Humeau, 1992 ;
Fourcade, 2006 ; Moisa et Roda, 2014 ; Lazzarotti, 2009 ; Pontier, 2019 ; Tarnatore,
2019). Faute de moyens dans les pays en développement, très peu d’études portant sur la
mise en valeur du patrimoine ont été réalisées et les problèmes spécifiques de la
sauvegarde demeurent peu et mal connus. Par exemple, l’entretien des lieux et
monuments historiques demande de gros investissements financiers que les pouvoirs
publics de ces pays sont incapables de fournir. Leurs gouvernements doivent répondre à
5
diverses priorités et investir dans des secteurs correspondant aux besoins primaires et
essentiels comme l’eau potable, la santé, l’alimentation, l’éducation, etc. (Démesvar,
2015 : 3).
3
Extrait du discours de Jean-Michel Auguste, Délégué départemental de l’Artibonite (sous la gouvernance du
président Joseph Michel Martelly) lors de la cinquième édition du programme « Gouvènman an lakay ou » tenue aux
Gonaïves le samedi 8 février 2014 au Collège diocésain Saint-Paul.
6
aussi à la présentation promotionnelle d’un territoire dans le but de sa valorisation sociale
et touristique (Théodat, 2004).
7
dans les programmes scolaires, au manque de formation de spécialistes dans le domaine,
de médiatisation et de sensibilisation de la société. Il est clair que le processus de
patrimonialisation représente une procédure complexe fondée sur une multitude de
paramètres relevant de différents domaines (le secteur juridique, culturel, celui de
l’aménagement du territoire, de la planification nationale, etc.) et de différentes échelles
d’intervention (nationale, régionale, communale, etc.) qui doivent être coordonnés
(Maffi, Gillot et Trémon, 2013 : 19). D’ailleurs, leur coordination est indispensable à la
réussite des opérations de patrimonialisation des biens à conserver.
Il est à souligner qu’en Haïti, l’État est le seul à jouer un rôle prépondérant dans les
opérations de conservation. Décideur, législateur, pourvoyeur de fonds, exécutant, l’État
impose sa vision et sa façon d’appréhender le patrimoine en fonction de la signification et
des orientations qu’il lui attribue. Pourtant le patrimoine concerne toute la société,
gouvernants et gouvernés. Les enjeux de la patrimonialisation sur le plan politique,
culturel, identitaire, surtout économique, ont des retombées indéniables sur le
développement durable de l’endroit où se trouve le bien à conserver (Davallon, 2006). La
renommée de certains villages, villes, régions, voire du pays, est intimement liée à la
présence de ces éléments patrimoniaux. Véritables repères et symboles, chargés de faits
culturels et historiques, ils représentent une des composantes de la mémoire collective à
laquelle s’identifie toute la population haïtienne (Augustin, 2016 : 8). Ainsi, tout legs
patrimonial constitue une richesse pour la nation et exige l’adoption d’une stratégie
adéquate et effective de conservation et de mise en valeur.
8
Brunet de l’expédition Leclerc) (Rouzier, 1892 : 270). Tous sont porteurs d’une valeur
patrimoniale, touristique et mémorielle. Faute d’études d’interprétation et d’inventaire,
leur histoire est peu connue des élèves, des étudiants et de la population locale.
Tel est le cas de la place d’Armes des Gonaïves, ce lieu historique et mémoriel qui a
acquis un fort statut symbolique pour avoir été le témoin de la libération et aussi de la
création de la première République noire. Réhabilitée à plusieurs reprises en tant que lieu
de la proclamation de l’indépendance de la nation haïtienne, elle souffre du peu de
considération que lui portent les acteurs locaux et nationaux, sauf le 1er janvier de chaque
année. À cette date, les autorités étatiques sont forcées d’évoquer un sentiment
patrimonial en venant déposer une gerbe au pied des monuments qui s’érigent sur ce site
tout en saluant, dans leur discours de circonstance, la mémoire des héros qui ont
combattu les colons afin qu’ils soient libérés des chaînes de l’esclavage. Hormis ces
cérémonies de premier de l’An, le travail de valorisation patrimoniale tarde à se faire
sentir. Une certaine amnésie semble s’installer progressivement au sein de la société
haïtienne et plus particulièrement au sein de la communauté gonaïvienne. En ce sens, la
problématique de la mise en valeur demeure préoccupante à plus d’un titre. Tous ces
constats nous amènent à des interrogations : quels sont les enjeux et les défis de la
patrimonialisation de ce site pour la ville des Gonaïves ? Quelle portée aurait la mise en
patrimoine de la place d’Armes ? En quoi le processus de mise en valeur des sites
historiques, particulièrement celui de la place d’Armes par l’ISPAN, pourrait-il servir au
développement de la ville des Gonaïves ? Notre hypothèse se formule ainsi : la
valorisation patrimoniale de la place d’Armes peut assurer un développement humain,
social, territorial, économique tout en réduisant le taux de dégradation que subissent les
patrimoines et en augmentant le niveau d’attractivité touristique aux Gonaïves.
Cette étude s’inscrit dans une perspective visant à proposer un programme de mise en
valeur de la place d’Armes et à montrer comment celui-ci peut constituer un levier de
développement local tout en augmentant l’attractivité touristique de la ville des Gonaïves.
Pour ce faire, nous procèderons à un important travail de documentation portant sur les
enjeux et les défis de la patrimonialisation du site au moyen d’observations directes et
participantes, d’entretiens avec des cadres du ministère de l’Éducation nationale et de la
9
formation professionnelle (MENFP), de l’Institut de sauvegarde du patrimoine national
(ISPAN), de membres des associations culturelles de la ville, etc.
10
sociaux. Selon Creswell, elle permet une certaine compréhension du problème ou du
phénomène étudié, est basée sur la construction d’une image complexe de la réalité
formée par des termes, des points de vue établis par le chercheur et est conduite selon un
arrangement naturel (Creswell, 1994).
11
L’ethnologie offre l’occasion de compléter la discipline historique ; elle est construite
comme un discours sur l’histoire (Mathieu, 1985 : 27). Son originalité tient surtout à ce
qu’elle permet de comprendre le présent en fonction du passé et d’apporter une
interprétation dynamique de l’histoire en tenant compte à la fois de la tradition et de la
réalité contemporaine (Bergeron, 1987 : 20). De plus, l’ethnologue étudie des
phénomènes vivants observables tout en tenant compte de leur perspective historique.
Cette discipline permet de saisir et d’analyser l’humain dans son rapport au temps, à
l’espace, à l’autre et à lui-même (Fourcade, 2010).
Dans le cadre de cette recherche à caractère exploratoire, nous avons utilisé plusieurs
outils et techniques de collecte de données. Dans un premier temps, nous avons priorisé
l’observation directe afin de nous permettre de collecter les premières informations
appropriées à notre objet d’étude et surtout de recenser les différentes ressources liées au
patrimoine local. Ensuite, il y eut une collecte de sources écrites pour étudier en
profondeur le processus de mise en valeur du site à travers un temps donné. Pour ce faire,
un corpus documentaire constitué d’études anciennes et contemporaines, de comptes
rendus, de procès-verbaux, d’articles de presse, etc., a été analysé minutieusement. Ce
travail a été réalisé au Centre des Archives nationales, à la Bibliothèque nationale ainsi
qu’au Centre de documentation de la mairie des Gonaïves. Nous avons croisé autant que
possible ces différentes sources pour vérifier leur validité et accroître les connaissances
sur le sujet.
12
La recherche documentaire a été complétée par des enquêtes orales. Selon Laplantine
(2010), l’écoute et le regard sont deux principales activités de l’ethnologue. L’enquête
orale constitue la principale méthode de constitution des sources pour l’ethnologue
(Roberge et Genest, 1991 :15). Aussi accordons-nous une importance capitale aux
sources orales dans notre recherche. À côté de l’observation, l’entretien joue un rôle
important dans le travail ethnologique. Comme l’ont si bien dit Beaud et Weber (2010 :
23-24), « le savoir-faire de l’ethnographe consiste essentiellement en techniques
graphiques, en système de notation : le journal de terrain, la transcription d’entretien.
Faire des observations et des entretiens et les analyser sont les deux jambes sur lesquelles
s’appuyer pour faire avancer l’enquête ».
Dans le cadre de cette recherche, nous avons opté pour l’entretien semi-directif. Dans ce
type d’entretien, la question principale une fois posée, les interlocuteurs étaient libres de
faire valoir leur point de vue dans les mots qu’ils souhaitaient et dans l’ordre qui leur
convenait. Dans le but de ne pas perdre le fil de notre sujet, nous avons disposé d’un
certain nombre de thèmes ou de questions guides relativement ouvertes, sur lesquels
l’informateur avait répondu. Autrement dit, la phase de la recherche qui comptait
beaucoup à nos yeux était celle des entretiens avec les cadres du ministère de l’Éducation
nationale (MENFP) et de la Formation professionnelle et de l’Institut de sauvegarde du
patrimoine national (ISPAN), des membres des associations culturelles et des citoyens
notables des Gonaïves. Les entretiens ont été menés auprès d’une quinzaine de personnes
et ont été enregistrés automatiquement par les applications Zoom ou Teams. Cette option
de l’enregistrement audio et vidéo permettait en principe aux personnes interrogées d’être
plus naturelles, réceptives et loquaces.
13
recherche. Ce type d’analyse s’intéresse au fait que les thèmes des mots ou des concepts
soient ou non présents dans le contenu. L’importance à accorder à ces thèmes, mots ou
concepts ne se mesure pas alors au nombre ou à la fréquence, mais plutôt à l’intérêt
particulier, la nouveauté ou le poids sémantique par rapport à ce contexte (Aktouf, 1987 :
112).
Dans le cadre de cette étude, nous avons procédé à trois séries d’actions en vue
d’analyser et présenter les résultats. La première étape consiste en la condensation des
différentes données. Gauthier y intègre la convocation « d’un ensemble de processus de
sélection, de simplification de transformation des données brutes qui figurent dans les
transcriptions des notes prises au cours d’observations ou dans le corpus d’entretiens
individuel » (Gauthier, 1997 : 197). Ensuite, des fiches de synthèses ont été élaborées
tout en codifiant les données des entretiens. Enfin, l’étape de la catégorisation a débouché
sur une véritable analyse interprétative des données qualitatives.
14
d’interrompre l’entretien et de se reconnecter en espérant avoir une connexion plus
fluide. Souvent, pour arriver à terminer toutes les séries de question d’un entretien, on a
dû contacter plusieurs fois une seule personne. En d’autres termes, chaque entretien a pu
prendre deux ou trois jours.
Somme toute, dans ce chapitre, nous avons contextualisé les espaces publics, en
particulier la place d’Armes des Gonaïves. Ensuite, nous avons fait état des grandes
lignes de la problématique du site. Enfin, nous avons pris soin de décrire les approches,
les méthodes adoptées dans le processus de la valorisation du site, ainsi que les difficultés
rencontrées lors des entretiens de ce travail.
15
CHAPITRE 2 : Cadre conceptuel
Dans ce chapitre, nous allons tenter de définir le concept de patrimoine tout en ayant soin
de mettre en exergue ses composantes et ses valeurs. Ensuite nous aborderons la notion
du tourisme et sa typologie. Enfin nous allons appréhender le concept de développement,
ses terminologies et ses approches.
Dans la Rome antique, le terme « patrimoine » ne faisait référence qu’à ce qui pouvait
être transmis de façon individuelle et excluait de la passation les biens publics (Lazzarotti
et Violier, 2007 : 164). De ce fait, le terme est ancien et a des acceptions changeantes
16
selon l’époque et ses dépositaires (Linck, 2012 : 1). Issu du champ juridique, il réfère aux
biens hérités. Il s’agit d’un acte tout à la fois culturel et économique. Culturel, car il
engage une relation à la mémoire ou au fait symbolique que représente le bien.
Économique, car il suppose une valeur d’usage et d’échange. Centré sur l’idée de
pérennité, d’authenticité et d’identités originaires enracinées dans des lieux et des temps
immuables, le patrimoine présente la transmission et la conservation comme une lutte
contre la dégradation, la disparition ou la destruction (Turgeon, 2003 : 18).
Pierre Nora (1997 : 392) définit le patrimoine comme « ce qui est visible d’un monde qui
nous est devenu invisible ». Dans cette logique, l’auteur fait référence à un nouveau
rapport au passé qui nous a introduit dans un nouvel univers patrimonial. Ce nouveau
rapport est d’abord un rapport construit. C’est le passage d’un passé passif à un passé
actif. La notion patrimoniale « couvre de façon nécessairement vague tous les biens, tous
les “trésors” du passé » (Babelon et Chastel, 1994 : 11), d’où l’apparition du concept
« tout patrimoine ». À ce sujet, Laurier Turgeon montre que les citoyens d’aujourd’hui
ont un « devoir » de patrimoine, imposé par des pratiques et des lois destinées à préserver
17
la culture et à fortifier la cohésion sociale. Mais l’éclatement du sens et l’inflation de ses
usages ne signifient pas pour autant qu’il englobe tout, mais qu’il y ait un « tout
patrimoine » qui fasse consensus (Turgeon, 2003 : 17). Par ailleurs, tenant compte de
l’élargissement du champ d’application du patrimoine aux objets les plus divers,
Françoise Choay parle de la « nomadité » du concept (1998 : 8). Autrement dit, il est en
mouvement perpétuel et s’adapte à différentes situations matérielles et immatérielles.
Des auteurs comme André Charbonneau et Laurier Turgeon ont dans leurs écrits établi un
lien entre identité et patrimoine tout en montrant que ce dernier est devenu synonyme
d’identité (Charbonneau et Turgeon, 2010 : 1). Ils poursuivent en disant qu’il existe une
demande ou un besoin patrimonial de la part des pouvoirs publics des petites
communautés qui cherchent à raconter leur passé afin de développer le sentiment
d’appartenance (Charbonneau et Turgeon, 2010 : 1). Dans cette même perspective, ils ont
mis en évidence son caractère « construit ». Pour eux, un lieu ou une pratique n’est pas
patrimonial en soi, il le devient. Ainsi, il fait l’objet d’une construction et d’une
reconstruction de la part des acteurs sociaux qui le chargent de leur intentionnalité en
relation avec leur passé pour qu’il devienne leur matrice identitaire (Charbonneau et
Turgeon, 2010 : 2). Dans cette dialectique ressort l’importance de la transmission du
patrimoine qui, dès lors, représente un ensemble de repères sociaux et culturels
spécifiques au temps et par conséquent un vecteur de l’identité entre les générations.
18
Étant un ingrédient et un des pivots de l’affirmation identitaire, il le voit aussi comme
« le trésor que l’on reçoit et que l’on transmet » (Beghain, 1998 : 7). Selon l’auteur, l’idée
de passation et de regard sur l’avenir de la filiation humaine est évoquée et mise en relief
dans la conception du patrimoine. Ainsi, ce dernier permet d’insérer l’humain dans la
temporalité, combat aussi la perte mémorielle et la dilution de l’identité. Il joue un rôle
primordial dans la reconstruction de l’identité par son double visage : « dans sa double
dimension de transmission et de projet peut-être un instrument fort de cette reconstruction
d’une identité et d’un imaginaire commun » (Beghain, 1998 : 90). En conséquence, le
patrimoine permet l’intégration et la réintégration de l’individu dans le tissu social en
créant cette mémoire collective qui le rattache à la lignée et lui permet de trouver sa
raison d’être, son rôle social, et de perpétuer son lignage.
Il peut sembler incorrect d’envisager des phénomènes de mémoire dans le cadre d’une
réflexion sur le patrimoine. Pourtant, puisque la mémoire est transmise de génération en
génération, elle relève bien de processus patrimoniaux (Adrieux, 2011 : 21). Alors, face à
l’incertitude, le patrimoine ressource le social par le biais de la mémoire. Il devient
comme « pensée de la mémoire » (Beghain, 1998 : 100), détient un contenu protecteur
pour cette société en mouvement. Étant un terme dynamique et rassembleur, il devient
« une valeur-sure, une valeur refuge pour pouvoir affronter un présent déconcertant et
incertain » (Beghain, 1998 : 8). Cela n’implique pas de se mobiliser face à son usage,
mais au contraire, il est nécessaire de jumeler le couple patrimoine et mémoire tout en
procédant à la réduction des écarts probables, car la mémoire se réfère au « vécu » alors
que le patrimoine est « construction » (Beghain, 1998 : 94). Toujours dans cette même
ligne de pensée, Laurier Turgeon nous présente une brève histoire de la signification
culturelle de l’objet-patrimoine en rapport avec la mémoire historique. Pour lui, plus
qu’un témoin ou un signe, l’objet-patrimoine, dans son expression matérielle, est une
force capable d’agir sur le monde social. Il est à la fois une forme d’expression de la
mémoire et un moyen d’action sur cette mémoire. « Les lieux et les objets matériels ne
19
font pas juste nourrir de la mémoire, ils participent activement à sa structuration », dit-il
en citant Laurent Lepaludier. Turgeon rappelle que « l’objet est non seulement une
référence cognitive qui cristallise la perception du monde mais aussi un point d’accroche
essentiel de la mémoire qui structure le souvenir autour de lui » (Turgeon, 2007). En ce
sens, les lieux et les objets matériels sont donc des facteurs de production de la mémoire
historique. Si le patrimoine exprime la mémoire d’un peuple et si cette mémoire est au
fondement de l’identité, il importe que ce patrimoine soit celui de toute la communauté et
qu’en conséquence il soit l’expression d’une conscience civique et nationale.
Pierre Nora estime que le patrimoine instaure un rapport au passé. Ce dernier est en
rupture avec une connaissance historique de celui-ci, il introduit en effet une dimension
commémorative qui assure un mouvement de remontée à partir du présent dans le passé
pour ramener celui-ci au présent sous le joug de la trilogie identité, mémoire, patrimoine
(Nora, [1992] 1997 : 4712-4713). Il s’agit de communiquer sur des lieux de mémoire
regroupant la nation. La constitution d’une mémoire collective est une forme de
protection contre l’oubli. En effet, la mainmise sur la mémoire collective par rapport à la
population engendre un devoir de mémoire envers son passé (Ricœur, 1997). C’est un
rappel au souvenir des lieux aux événements historiques qui s’érigent en pratique de
commémoration. Alors l’histoire tend à se fondre avec le passé présentifié par la mise en
scène signant un usage présentiste (Hartog, 2003 : 199).
Les décideurs, tant les gestionnaires que les élus, commencent à comprendre et à
admettre que le patrimoine ne fait pas que s’inscrire sur une ligne budgétaire des
dépenses, mais qu’il engendre aussi des revenus, participe à la création d’emplois et est
une ressource pour le développement (Greffe, 1990 : 1-7). En ce sens, Hélène Deslauriers
le considère comme un outil de développement de l’entreprenariat local (1992 : 37). Il
20
offre des opportunités aux initiatives privées du fait que l’État ne peut à lui seul se
charger de sa gestion dans ses dimensions de conservation, de restauration et de mise en
valeur. Les entrepreneurs locaux trouveront ainsi un gisement rentable. Michel Colardelle
ajoute que le patrimoine apporte une contribution à l’attractivité de nos ensembles
urbains, induisant ainsi cet effet multiplicateur bénéfique et propre à la relance du cadre
général de vie et servant aussi de moteur d’investissement économique (1992 : 45). C’est
un redoutable défi d’examiner les rapports qui existent entre l’économie d’une part et le
patrimoine d’autre part. Car ces rapports sont à première vue ténus, voire inexistants. Et
pourtant, il y a nécessairement un lien, au moins indirect, entre le processus de
conservation et de mise en valeur du patrimoine, qui a évidemment de multiples
incidences économiques, et les mécanismes généraux de production et d’affectation des
ressources.
21
entrent au service du patrimoine. Tous ces éléments montrent que le patrimoine
représente une valeur ajoutée pour une région.
4
« La patrimonialisation pourrait (…) s’interpréter comme un processus social par lequel les agents sociaux (ou acteurs
si l’on préfère) légitimes entendent, par leurs actions réciproques, c’est-à-dire interdépendantes, conférer à un objet, à
un espace (…) ou à une pratique sociale (…) un ensemble de propriétés ou de “valeurs” reconnues et partagées d’abord
par les agents légitimés et ensuite transmises à l’ensemble des individus au travers des mécanismes
d’institutionnalisation, individuels ou collectifs, nécessaires à leur préservation, c’est-à-dire à leur légitimation durable
dans une configuration sociale spécifique » (Amougou, 2004 : 4, cité dans Fourcade, 2007 : xvii).
22
Il est surtout intéressant de constater que les registres d’usage du terme évoluent
sensiblement dès lors qu’il passe de la simple dimension d’un constat de la montée du
« tout patrimoine » à une portée programmatique : « le concept de patrimonialisation
apparaît comme l’opérateur d’une transformation de la manière dont on peut non
seulement penser le patrimoine, mais surtout étudier les modalités mêmes de sa
production » (Davallon, 2014 : 17). Dans cette même lignée, Xavier Greffe indique les
éléments de production du patrimoine en montrant que celle-ci est « le résultat de
processus répété d’appropriation et de réappropriation par lesquels une communauté
reconnaît un héritage ou un actif » (Greffe, 2003 : 263). La dimension identitaire est au
centre de ce processus, c’est elle qui le fonde et le valorise. Ce processus s’enrichit, selon
l’auteur, par la somme de trois critères : celui de la communication, de la scientificité, et
de l’économie.
Hélène Guiguère renforce cette approche et met surtout l’accent sur l’élément relationnel
pour montrer que le « patrimoine est d’abord une question de relations humaines, il n’y a
pas de legs sans relations intériorisées » (Guiguère, 2010 : 1-5). C’est par le contact avec
les autres, avec un lieu, un territoire, que naît le patrimoine et que par cette jonction se
produit cette reconnaissance. Cette relation instaure un dialogue, bénéfique au processus
de patrimonialisation, entre les expériences des communautés locales et les initiatives
institutionnelles, ce qui permet ainsi une meilleure appropriation de la culture. Quant à
Jean Davallon, il réfléchit sur la patrimonialisation comme instance de lien symbolique et
la rapproche de la médiation. Il utilise le processus de médiation et son implication avec
la dimension symbolique du patrimoine. Il considère ainsi la médiation comme un moyen
de mise en œuvre de cet élément tiers de la communication permettant de saisir la
technique et le social (Davallon, 2004 : 53). Appliquant cela au domaine de la
patrimonialisation, l’auteur considère que le patrimoine est un fait à la fois social et
communicationnel. En tant que fait communicationnel, le patrimoine dans sa dimension
de patrimonialisation joue le rôle de support et d’opérateur de la médiation (Davallon,
2006 : 174). En tant que support de médiation, l’objet établit un lien entre le public
(visiteur) et celui qui prend l’initiative de la mise en valeur. Dans son rôle d’opérateur de
médiation, l’objet resserre le lien entre les usagers et les producteurs. Ainsi il se retrouve
23
dans cette position tierce qui insinue la médiation. Il continue pour étudier la dimension
communicationnelle de la patrimonialisation surtout en se focalisant sur son « opérativité
symbolique » (Davallon, 2006 : 17) passant par celle de l’objet qui « possédait une
opérativité qui tenait à la nature de cette relation entre lui et son univers d’origine ». Dans
cette logique, la patrimonialisation engendre une sorte de transfert de valeur de l’élément
patrimonialisé aux individus ou aux groupes d’individus qui lui sont associés.
L’engouement des sociétés actuelles pour le patrimoine sous toutes ses formes a facilité
le développement de nouvelles perspectives dans les recherches sur le patrimoine se
concentrant davantage sur les processus et les dynamiques patrimoniales que sur les
simples objets et contenus matériels. Pendant longtemps on a fait usage de concepts tels
que : préservation, sauvegarde, conservation, protection, gestion des monuments… pour
désigner les valeurs accordées aux biens légués par les ancêtres (Barrère 2004 ; Stone et
Panel 1999 ; Anderson 1991 ; Miller 1998). Aujourd’hui, les recherches se tournent vers
la thématique de la mise en valeur (valorisation patrimoniale) ou de la patrimonialisation
et bénéficient d’une attention particulière (Davallon, 2015), puisque la renommée de
certains villages, villes, régions, voire même pays est intimement liée à la présence de ces
éléments patrimoniaux. De ce fait, chaque communauté, groupe et nation cherche à
identifier et à valoriser son patrimoine afin de se positionner dans les arènes locales et
internationales de développement du tourisme et de créer des identités qui pourront être
mobilisées au niveau local, national et mondial.
24
sein de l’ouvrage intitulé Le patrimoine, atout du développement, dirigé par Régis
Neyret, Annick Germain écrit que :
Valoriser le patrimoine devient alors une composante particulière dans une stratégie
de mise en marché d’espaces ; la présence patrimoniale rehausse le décor, le pare d’un
cachet distinctif. En même temps le patrimoine est remis dans les circuits de l’usage et
restauré pour les circonstances (Germain, 1992 : 33).
Selon cette approche, la mise en valeur du patrimoine peut prendre un sens marchand et
générer des bénéfices économiques pour le territoire, surtout en contribuant à
l’amélioration de son attractivité touristique. Dans cette même perspective, Marc
Laplante, s’inspirant de Dean MacCannel et de sa théorie de l’attraction touristique,
présente des points de rencontre et de similitude entre le processus de mise en valeur
touristique et celui du patrimoine. Ainsi, il conçoit la valorisation du patrimoine comme
le « processus par lequel une réalité du milieu visité est transformée en attraction »
(MacCannel, 1976). Cette opération permettra de faire valoir l’identité et l’authenticité du
site, en améliorant la qualité de vie des citoyens, en renforçant leur sentiment de fierté et
d’appartenance. Toutefois, pour atteindre cet objectif, quelques règles5 et principes sont à
considérer :
Dans la conception d’un programme de mise en valeur, André Mercier et Annette Viel,
muséologues à Parcs-Canada, ont présenté trois aspects (Bournival, 1994 : 3). D’abord, il
y a l’esprit des lieux qu’on saisit en s’imprégnant du paysage, du concept dans lequel le
site s’insère. Ensuite, il faut établir la chronologie des évènements, les périodes, les faits
saillants ; évoquer les anecdotes et tout ce qui compose la culture matérielle
5
Voir le lien : https://www.ruesprincipales.org/s/Fiche-16_miseenvaleur_final-1.pdf consulté le 24 septembre 2021.
25
documentaire du lieu avant d’effectuer une réflexion sur les enjeux actuels pour
l’inconscient individuel ou collectif des connaissances qu’on s’apprête à diffuser.
L’origine historique du mot « tourisme » est encore de nos jours le point de départ de la
plupart des ouvrages consacrés au phénomène touristique (Boyer, 2003 ; Leiper, 1993 ;
Williams, 2004). En langue anglaise, l’Oxford English Dictionary indique que
l’apparition du mot tourism date de 1811, tandis que le Trésor de la langue française
indique 1841, soit une génération plus tard pour le mot français. Les Mémoires d’un
touriste paraissent en 1838, époque à laquelle Thomas Cook ouvre son agence de
voyages (Brodsky-Porges, 1981 ; et sur le passage du Grand Tour au tourisme vers 1840,
voir Chabaud, 2000 cité par Poulot, 2016). Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour
que le mot « touriste » prenne à peu près son sens actuel, c’est-à-dire qu’il acquière les
connotations habituelles, en particulier négatives dans son usage cultivé (Leiper, 1983).
Au sens classique, la pratique du Tour, petit ou grand, renvoyait à l’époque moderne à
l’éducation de l’homme de qualité (du gentleman particulièrement mais pas
exclusivement ; voir Black 1992 cité par Poulot, 2016). Au fur et à mesure que les
aspects éducatifs et initiatiques se sont effacés, les aspects de « loisirs » proprement dits
ont progressé. Le Tour s’inscrit en effet dans un moment historique clé, au tournant d’une
tradition formatrice et de la naissance d’une consommation touristique inédite fondée sur
un ethos romantique (Chai, 2011 cité par Poulot, 2016).
26
Si l’on croit Marc Boyer, le tourisme serait né de la rencontre du voyage et de la curiosité
(Boyer, 1999, 2000, 2005). Selon lui, le tourisme a été inventé et les prémices de son
invention datent du moment où les voyages ont cessé d’être contraints et où le mobile du
déplacement est devenu la curiosité (Boyer, 1999 : 77-78). Autrefois le touriste était rare
et souvent un adepte volontaire ludique et sans but réel sinon celui de la quête du plaisir.
Sa présence dans des contrées lointaines ou en des lieux à l’écart des terres de pèlerinage
classiques, étonnait, voire inquiétait. Ce touriste, alors original, le devient évidemment
beaucoup moins au fur et à mesure que ses semblables s’engagent dans cette voie
originale (Boyer, 1999 : 79). L’activité touristique s’est déployée jusque vers la première
moitié du XXe siècle comme un phénomène d’élite, de la classe aristocratique d’Europe
et par la suite d’Amérique du Nord. En fait, historiquement, on nous fait comprendre que
« le tourisme fut une activité de la classe oisive disposant sans réserve de temps et
d’argent et n’étant plus totalement engagée dans l’édifice de la société moderne,
industrielle, rationnelle » (Laplante et Lusignan, 1995 : 2). À travers ce constat, une telle
activité à cette époque était réservée à ceux qui détenaient beaucoup de moyens
économiques et qui voulaient profiter de la vie. En ce sens, depuis l’avènement du
tourisme dans le monde, le phénomène touristique était toujours une activité réservée aux
gens faisant partie de l’aristocratie et de la bourgeoisie aisée de l’Europe, qui voyageaient
en vue de découvrir d’autres cultures et de se baigner dans d’autres natures pittoresques.
27
routine de la vie quotidienne en vue de rencontrer un monde extraordinaire plus ou moins
lointain n’est plus de mise aujourd’hui dans la mesure où le quotidien lui-même est
« tourismifié », voire exotisé (Habib, 2016 : 5). En d’autres termes, le tourisme est
tellement présent dans la vie quotidienne qu’il a transformé celle-ci en vie touristique. En
témoigne la présence quasi permanente des touristes locaux et globaux dans le décor de
tous les jours, l’immensité des activités culturelles et festives organisées tout au long de
l’année en l’honneur de ces derniers, l’apparition de nouvelles formes d’hospitalité telles
que les maisons d’hôte ou l’hébergement chez l’habitant, la tendance des résidents à
fréquenter les lieux touristiques et à devenir eux-mêmes des touristes dans leur propre
monde, etc. Tous ces changements ont, d’une manière ou d’une autre, favorisé une
proximité rationnelle entre les visiteurs et les visités (Habib, 2016 : 6).
Le tourisme est devenu un phénomène de civilisation. L’ampleur qu’il a acquise l’a fait
passer du plan du plaisir élitaire au plan général de la vie sociale et économique. Le
tourisme a connu un essor continu et s’est diversifié de plus en plus au point de devenir
un des secteurs économiques à la croissance la plus rapide du monde. Selon
l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), le tourisme est désormais un des grands
acteurs du commerce international en même temps qu’il constitue une des principales
sources de revenus de beaucoup de pays en développement. Cette croissance marche de
pair avec l’accentuation de la diversification et de la concurrence entre les destinations.
Elle souligne que ce sont les pays en développement qui devraient bénéficier du tourisme
durable et elle intervient pour les aider à traduire cette possibilité dans la réalité (OMT,
2000).
En définitive, quoi que ce phénomène possède quelques effets négatifs comme : l’érosion
de la culture locale et des valeurs sociétales, la dégradation des sites culturels, la
criminalité, la prostitution et l’exploitation des enfants etc, (Kreag, 2001 ; OMT, 2002 ;
Cooper et al, 2008). On ne peut pas l’ignorer car il est devenu un point focal dans
l’économie de plusieurs pays du monde et aussi un facteur important, voire décisif, du
développement d’une région.
28
2.3.1 Typologie du tourisme
Les études portant sur le tourisme ne cessent de progresser vers des approches novatrices.
Il y a plusieurs catégories : l’écotourisme, le tourisme naturel et culturel, le tourisme
religieux, le tourisme durable, le tourisme local, le tourisme de mémoire, etc. Dans notre
travail de recherche, deux types de tourisme nous intéressent : le tourisme culturel et
celui de mémoire. Ce choix découle de notre cas d’étude autour de la place d’Armes qui
s’inscrit dans l’absolue nécessité de se souvenir du rituel de la proclamation de
l’Indépendance d’Haïti.
Le tourisme culturel a été au cœur de plusieurs recherches au cours des dernières années.
Par opposition à d’autres typologies de tourisme, le tourisme culturel est perçu par ceux
qui en font la promotion comme un moyen de sauvegarder la culture dont il tire ses
ressources (Le Menestrel, 1999 : 143). Dans cette logique, il stimule ainsi l’idée d’un
dialogue entre la région visitée et son visiteur. De ce fait, on définit ici le tourisme
culturel comme un déplacement (d’au moins une nuitée) dont la motivation principale est
d’élargir ses horizons, de recherche des connaissances et des émotions au travers de la
découverte d’un patrimoine et de son territoire (Origet du Cluzeau, 2013 : 7). Par
extension, on y inclut les autres formes connues de tourisme (sportif, balnéaire…) où
interviennent des séquences culturelles sans en être la motivation principale, mais où le
fait d’être en vacances en favorise une partie occasionnelle. En ce sens, le tourisme
culturel est donc une pratique culturelle qui nécessite un déplacement ou que le
déplacement va favoriser (Origet du Cluzeau, 2013 : 8). Cette définition est
« touristiquement correcte » puisqu’elle exclut les pratiques culturelles des résidents,
même quand ces derniers sont amenés à vivre des expériences culturelles similaires à
celles des touristes. Pour d’autres auteurs, la notion du tourisme culturel constitue non
seulement une manière spécifique de visiter les lieux culturels mais désigne également
des pratiques des découvreurs, ceux qui inventent le patrimoine de demain (Cousin,
2003 : 63).
29
Le contenu du tourisme culturel vit la même évolution que la culture dont la définition est
aujourd’hui si controversée, si proliférante. La culture a en effet une double définition,
humaniste, comme développement harmonieux des facultés de l’individu, ensemble des
connaissances qu’il acquiert et des créations qu’il réalise ; et sociale, équivalente du
terme de « civilisation », « les cultures du monde » à partir d’un tourisme plutôt
socialement élitiste et concentré sur les sites dédiés à la culture (Origet du Cluzeau,
2013 : 8). De nos jours, le tourisme culturel se modifie et il se transforme constamment
vers des publics et des objets nouveaux où s’associent la géographie et l’histoire, l’ancien
et le contemporain, les arts et les savoir-faire, le silence recueilli et les fêtes carillonnées
(Origet du Cluzeau, 2013 : 9).
Partout dans le monde, les lieux de mémoire sont devenus des lieux d’échanges entre les
publics mais aussi des lieux de réflexion sur l’histoire d’un événement qui s’était produit
(Nora,1997). En effet, il n’existe pas en soi, mais par un regard spécifique de celui qui se
souvient et le fait devenir et demeurer le réceptacle d’un passé toujours vivant dans les
mentalités et les sensibilités collectives. L’expression « tourisme de mémoire » peut à
priori surprendre. En effet, la juxtaposition des deux termes paraît quelque peu
contradictoire, voire difficilement conciliable : le « tourisme » se rattache plutôt à
l’agrément du voyage tandis que la « mémoire » évoque le souvenir, le recueillement
(Derveaux, 2010 : 56). Ces deux notions paraissent donc être à la charnière de deux
mondes, de deux logiques tout à fait différentes. Il s’agit cependant d’une apparente
antinomie : il existe comme le soulignait Rémy Knafou, dans une conférence consacrée à
cette thématique, une forte parenté entre le tourisme « machine à produire des souvenirs »
et la mémoire (Knafou, 2009). En ce sens, plusieurs auteurs (Ressouches, 2008 ; Urbain,
2003 ; Tobelem, 2013) ont décidé de qualifier ce type de tourisme, de tourisme de
mémoire.
À l’origine, le tourisme de mémoire concernait uniquement les sites liés aux conflits
contemporains ; il était né à la fin de la Grande Guerre, sous l’impulsion des combattants
30
et des familles endeuillées souhaitant se rendre sur les champs de bataille, lieux du
souvenir. Aujourd’hui, avec l’apparition du concept du devoir de mémoire (Nora, 1993),
il est perçu différemment, c’est-à-dire qu’il tend à visiter d’autres lieux qui ne sont plus
uniquement ceux où ont péri des soldats durant les guerres mais aussi ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, représentent un symbole vivant et inoubliable d’un territoire ou
d’une nation ; tel est le cas de la place d’Armes des Gonaïves, lieu de la proclamation de
l’Indépendance de la première république noire qu’est Haïti. Ce site et tant d’autres du
département de l’Artibonite sont devenus des destinations particulières permettant à la
collectivité de lutter contre l’oubli, de se réapproprier et de sauvegarder une conscience
historique, car ils s’adressent tout particulièrement aux jeunes générations, citoyens de
demain. Le tourisme de mémoire est intimement lié à la notion de respect, comme devrait
d’ailleurs l’être tout type de tourisme : en l’occurrence respect pour toutes les personnes
ayant œuvré à la défense de leur pays et des grandes valeurs démocratiques, respect pour
tous ceux ayant souffert lors des terribles périodes de conflits, mais aussi meilleure
connaissance de la vie d’un pays.
31
mais également accepter ce qui s’est passé (Urbain, 2003 : 5-6). Selon Tobelem, ce type
de tourisme joue un rôle primordial dans le développement local car il participe à la
vitalité économique et culturelle des territoires (Tobelem, 2013 : 109).
Entre tourisme et patrimoine, il y a souvent des rapports fragiles dans la mesure où les
gens cherchent à modifier, à déformer, voire à faire disparaître les traces de la tradition
pour répondre aux besoins des touristes. Dans ce cas, les liens complexes existant entre le
tourisme et le patrimoine se révèlent dans les tensions entre la tradition et le modernisme
tel qu’il est décrit par Nuryanti (1996 : 249-257).
Les interactions entre le tourisme et le patrimoine ne sont plus dominées par les seules
lois binaires, voire manichéennes qui font du premier un mal absolu et du second un bien
précieux. Ils sont plutôt revisités sous l’angle des innovations sociales qui laissent une
grande place à la créativité, à l’initiative citoyenne et à l’implication des communautés
locales dans les projets de développement économiques culturels et sociaux (Habib,
2016 : 7). On sait désormais que le patrimoine ouvre au tourisme autant que le tourisme
engage le patrimoine. L’un et l’autre se complètent donc pour donner à l’espace habité
une valeur d’échange et de rencontre (Lazzarotti, 2009 : 8).
32
comment la patrimonialisation interpelle, et par conséquent influe, sur le jeu des acteurs
qui y interviennent.
D’autres opinions mettent en avant une relation plus positive entre tourisme et
patrimoine ; Olivier Lazzarotti souligne que ces deux phénomènes sont un marqueur de
l’originalité du monde contemporain, du fait de l’alliance entre la relation au passé et à
l’ailleurs (2009 : 10). Et cette association continue car la popularisation du tourisme
participe à la transformation du monument en patrimoine. Ils sont tous deux réactifs
émotionnellement car mettant en cause les rapports aux autres au moyen du tourisme, et
au temps par l’intermédiaire du patrimoine (2009 : 8).
33
patrimoine. Et les deux phénomènes sont parfois intimement entrecroisés (Lazzarotti,
2009 : 14).
34
serait au service de l’être humain et non pas prioritairement un système d’échange
d’objets de service et d’argent, sans égard à l’individu, à l’épuisement des ressources
naturelles et au déséquilibre social des collectivités (Vachon et Coallier, 1993 : 77). Dans
cette logique, Diane Gabrielle Tremblay et Jean-Marc Fontan stipulent que :
Ces deux définitions, conçues dans des cadres de stratégies spécifiques, mettent en relief
la combinaison des changements mentaux d’une population tout en embrassant des
dimensions socioculturelles et politiques. À la lumière de toutes ces implications
dimensionnelles, les propos venant d’Ignacy Sachs sont forts évocateurs : « le politique et
l’économique, le culturel et le social s’imbriquent étroitement dans le processus du
développement et ses ressorts se situent à tous les niveaux » (Sachs, 1988 : 14).
35
la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. Le développement
durable est un processus de changement progressif dans la qualité de vie de l’être humain
qui en fait le centre et le sujet primordial du développement par le biais d’une croissance
économique accompagnée d’équité sociale, et de la transformation des méthodes de
production et des modèles de consommation en relation avec l’équilibre écologique et le
soutien vital d’une région (Rapport Brundtland, 1998 : 51-53). Ce processus implique le
respect de la diversité ethnique et culturelle régionale, nationale et locale comme du
renforcement de la pleine participation citoyenne en coexistence pacifique et en harmonie
avec la nature sans compromettre la qualité de vie des générations futures (ALIDES,
Alliance pour le Développement Durable, 1994)
Le développement durable n’est rien moins qu’un projet de civilisation et depuis les
débuts de l’humanité, la civilisation est un processus encore largement inachevé fondé
sur la culture, c’est-à-dire le déploiement de savoir-faire, de rites, de coutumes, de
croyances, de représentations du monde, de construction, de fabrications,
d’inventions, d’accumulations de connaissance empiriques plus théoriques, etc.
(Testart, 2003 : 85).
Cette dernière approche paraît plus globale dans la mesure où elle exprime l’ensemble
des aspects qui interrogent le développement. Cela suppose que le développement ait une
acceptation unanime, universelle.
36
équilibrée entre la qualité de vie et la mise en valeur rationnelle des ressources naturelles
et patrimoniales en question (Dris, 2012 : 24).
Les lignes de force qui fondent le développement durable sont nombreuses et très
diverses, mais toutes sont indissociablement liées. À cet égard, le projet de
développement durable doit être accompagné d’une vision commune réservée à une
population, à un groupe ayant les mêmes besoins en vue d’améliorer le bien collectif.
D’ailleurs, l’approche globale du développement qui découle des préceptes de la
mondialisation n’est plus fonctionnelle quand il faut raisonner en termes de territoire pour
résoudre certains problèmes locaux, ce qui nous ramène à la fameuse citation de René
Dubos (2009) : « penser global, agir local ». Par contre, un raisonnement local doit être
mis en exergue pour déterminer les besoins et les attentes d’une population donnée. Cette
réflexion est à l’origine d’une nouvelle notion de « développement local » qui implique la
population locale.
Si le développement est local, ceci n’est pas dû à son inscription dans un lieu
déterminé, s’il en était ainsi, toute forme de développement serait locale puisque toute
action se déroule dans un lieu déterminé, les actions de développement peuvent être
37
caractérisées comme développement local quand elles génèrent ou renforcent des
dynamiques systémiques qui s’inscrivent à l’échelle locale (Klein, 2006 :143).
Les auteurs comme O’Neill (1995), Boucher (1998) ou Lévesque (1996), cités par
Asselin, Ian et al. (2003) ont présenté la notion de développement local dans une
approche purement économique. Selon eux, le développement local comporte plusieurs
aspects pouvant être résumés comme suit : des infrastructures économiques basées sur
l’augmentation de l’emploi et les interrelations entre les acteurs et l’innovation
technologique et économique.
Certains auteurs ont priorisé soit une approche plus sociale, soit une approche binaire
(double perspective) où le social et l’économie s’imbriquent. Dans une perspective basée
sur le pôle social, le développement local est vu comme « synonyme des notions de
services, de proximité, d’économie solidaire, de mobilisation de personnes marginalisées,
de réinsertion sociale, d’action communautaire ; et comme un ensemble d’activités
économiques, d’animation, de formation, de production d’aménagement de territoires »
(Asselin, Ian et al, 2003 : 24). On accorde en ce sens la priorité au social ou à l’utilité
sociale des biens de services fournis tout en assurant la viabilité économique des activités
réalisées.
D’autres auteurs comme Tremblay et al (2009) ou Tremblay (1999) résument les débats
réalisés sur le développement autour de deux approches distinctes qui sont de type libéral
et progressiste. Ils précisent que l’approche libérale se caractérise par des interventions
d’acteurs tant publics que privés qui visent à faciliter le développement économique par
la création d’emplois. Dans cette lignée, ils indiquent que « le but principal du
développement local consiste alors à accroître les possibilités d’emploi dans des secteurs
qui améliorent la situation de la collectivité en utilisant les ressources humaines,
naturelles et institutionnelles existantes » (Tremblay et al, 2009 : 36). Plus loin, ils
avancent que « ce type de développement local met l’accent quasi exclusivement sur la
création d’emplois et d’entreprise sans préoccupation sociale particulière ». C’est donc le
type libéral. Ce dernier s’inscrit dans une dynamique entrepreneuriale et implique que les
acteurs favorisent la conscience économique sans viser le changement social à travers des
38
pratiques passant par l’innovation sociale. Dans cette approche, on vise surtout à adapter
les membres de la communauté concernée au changement de manière à ce qu’ils puissent
mieux contribuer à rendre les objectifs économiques viables. Cette approche est
également centrée sur le développement d’entreprises sans aucune préoccupation sociale
(Fontan, 1994 : 134).
une démarche globale de mise en mouvement et en synergie des acteurs locaux pour
la mise en valeur des ressources humaines et matérielles d’un territoire donné en
relation négociée avec les centres de décisions des ensembles économiques, sociaux,
culturels et politiques dans lesquels ils s’inscrivent (Houée, 2001 : 108).
Cette acceptation présente mieux la notion étudiée et détermine ses composantes et ses
articulations. Dans son livre intitulé Le développement local au défi de la mondialisation,
39
Paul Houée rapporte que le développement local est une démarche à la fois stratégique et
pédagogique (2001 : 109).
Pour montrer la place du patrimoine dans le développement local, nous nous référons aux
écrits de Michel Vernières stipulant que « le patrimoine est une ressource spécifique qui
est de plus en plus, dans de nombreux territoires, considérée comme un atout important
pour le développement local » (Vernières, 2012). Dans cette logique, la valorisation
patrimoniale peut inciter le visiteur à dépasser ses premières impressions et à aller au-
delà du visible, du directement perceptible, pour découvrir l’intérieur de cette
communauté et entrer en communication avec les résidents de cette communauté.
Chaque fois que ce premier pas est franchi, que le visiteur a envie d’échanger, de
s’informer auprès des habitants du lieu qu’il traverse, il se donne les moyens de mieux
comprendre le patrimoine, de le contextualiser et au final de compléter son désir de
découverte par la convivialité humaine. Cette dernière est une partie essentielle du
patrimoine valorisé. Dans ce cas, le patrimoine se construit non seulement en miroir avec
le groupe qui s’en réclame, mais aussi dans la perspective d’une relation à l’autre, c’est-à-
dire celui qui vient visiter (Fourcade, 2007 : 17).
40
contemporain, tenant compte de l’alliance entre la relation au passé et à l’ailleurs.
L’étude des lieux où se nouent patrimoine et tourisme est considérée comme la ressource
de base pour le développement d’un territoire (Lazzarotti, 2009 : 14). L’élargissement
des pratiques touristiques à une part de plus en plus grande de la population est allé de
pair avec l’émergence puis la consolidation de lieux, mais aussi d’agents chargés de la
sauvegarde de ce que l’on nomme aujourd’hui patrimoine. Dans une perspective
géographique, Mélanie Duval (2008) a étudié les dynamiques spatiales et les enjeux
territoriaux des processus de patrimonialisation et de développement touristique.
L’auteure propose l’entrée patrimoniale comme l’une des façons d’entrer dans un
territoire, dans une perspective de développement régional. Pour elle, la production du
territoire participe de cette relation dialogique. En effet, l’ancrage des dynamiques
touristiques dans le territoire, à travers l’espace et le temps, passe par la valorisation
patrimoniale. Mais cela doit passer par une mise en commun entre les différents acteurs
sur le terrain à l’échelle du territoire. Dans cette lignée, un bien considéré comme
patrimoine semble nécessiter un équilibre entre un développement porté ou souhaité par
divers acteurs et le maintien par-delà ce développement semble toujours résider dans la
présence des touristes sur ce territoire.
Le tourisme est donc un secteur économique qui soutient le développement si ses effets
négatifs sont gérés. Pour éviter les impacts du tourisme sur le développement local, nous
proposons l’outil de capital social6 qui joue un rôle important dans le regroupement des
efforts de tous les acteurs locaux, l’objectif étant de tirer parti des meilleurs effets du
tourisme sur le développement de leurs territoires et d’améliorer leur niveau de vie ainsi
que d’éviter et éliminer ses effets négatifs.
Tout compte fait, pour que ces trois concepts marchent en parfaite harmonie, il est
impératif que les acteurs concernés puissent mettre en vigueur des outils de politiques
6
Cette notion est étudiée depuis les années 1980 à l’instigation de plusieurs auteurs tels que Bourdieu, Coleman,
Putman et plus récemment Camagni et Sabatini. Le capital social représente les relations formelles et informelles entre
les acteurs d’un territoire et avec l’extérieur de leur territoire. Ces relations sont expliquées comme étant des formes de
réseaux qui ont des influences positives sur le développement socio-économique local et territorial.
41
patrimoniales et touristiques. Ces dernières pourront servir de levier pour un
développement local durable, car effectuer des actes de mise en valeur du patrimoine par
la population locale et par la présence des touristes à travers les différentes politiques
peut conduire dans une certaine mesure à un développement local durable d’un territoire.
Quoique cela puisse paraître inefficace, il est important de solliciter la conscience
citoyenne, surtout à travers la communication participative des acteurs. Une telle
démarche vise à mettre en valeur nos patrimoines tout en relatant des faits théoriques et
en utilisant un dispositif méthodologique bien spécifique aux yeux de tous.
42
CHAPITRE 3 : Trajectoire historique, géographique et patrimoniale
de la ville des Gonaïves
7
Source, IHSI, 2008.
43
L’Artibonite est l’un des plus grands départements du pays avec une superficie de
4982,55 km2 pour une population de 1 358 214 ha. Il a pour chef-lieu Gonaïves, ville qui
se situe entre les latitudes 19,20 et 19,40 degrés nord et entre les longitudes 72,28 et
72,45 degrés ouest. Gonaïves, située à 150 km au nord de Port-au-Prince, est une ville
très plate. Son altitude varie de 0 à 15 m au-dessus du niveau de la mer. Au sud et au nord
de la ville, les altitudes ne dépassent pas 4 mètres et la pente de la ville n’atteint pas 1%
(Etienne, 2010 : 15). Elle couvre une superficie de 620,50 km2 dans un bassin versant
totalisant 700 km2. Sa pluviométrie est faible ; elle recueille une moyenne de 600 à
1200 mm de pluies surtout entre les mois de mai et novembre (Constant, 2003 : 40). Dans
cette logique, la basse plaine des Gonaïves bénéficie d’une moyenne annuelle d’environ
16 millions de mètres cubes d’eau de surface. Elle dispose, d’autre part, d’une nappe dont
le débit moyen est estimé à 2160 litres / seconde. Toutefois, on ressent toujours une
pénurie chronique d’eau potable. La rivière dénommée La Quinte8 continue de causer
d’énormes dégâts quand elle est en crue, en raison d’un système de canalisations
inadéquat de la ville (Constant, 2003 : 41).
Concernant la progression démographique de la ville, elle est surtout due à l’exode rural.
Nombreux sont les gens qui sont retournés s’y établir après le terrible séisme qui a
quasiment détruit la ville de Port-au-Prince et surtout le problème d’insécurité qui ronge
la capitale d’Haïti depuis un certain temps. En tant que chef-lieu du département, cette
ville abrite des bureaux de tous les ministères et d’organismes autonomes. Elle est aussi
est le siège de la Délégation départementale de l’Évêché. On y trouve aussi une Cour
d’Appel, un Tribunal de première instance, la Direction départementale de la Police, ainsi
qu’une Direction départementale du ministère de l’Éducation Nationale, etc.
D’origine amérindienne, Gonaïves tient son nom des Taïnos qui l’avaient fondée en
1422. La ville fut érigée en commune en 1738. Elle a pour devise Fluctuat nec mergitur,
ce qui signifie : « elle est battue par les flots, mais ne coule pas ». Elle est l’une des villes
8
Selon Moreau de Saint Rémy, « la rivière La Quinte (…), formée de la réunion de plusieurs autres, a reçu ce nom, par
lequel on a voulu peindre son caractère capricieux, puisqu’elle disparaît dans plusieurs points et qu’elle est de plus
sujette aux vicissitudes des saisons » (tome 2 : 791).
44
historiques du pays pour avoir été le théâtre de nombreux faits saillants tels que, entre
autres, l’accueil chaleureux fait en 1793 à Toussaint Louverture qui était alors au service
de l’Espagne, et à son lieutenant Biassou.
Toussaint Louverture, le plus intelligent des chefs noirs qui combattaient contre la
République, contribua beaucoup à donner de l’ascendant dans le Nord aux armes du
roi d’Espagne. Pendant ce temps, Biassou, voulant se montrer aux populations de
l’Artibonite, était venu aux Gonaïves avec un état-major nombreux et brillant. Les
habitants lui donnèrent des fêtes pompeuses où il déploya un luxe prodigieux. Il quitta
les Gonaïves après avoir laissé en Garnison un régiment espagnol européen…
(Madiou, 1989 : 213-214).
Dans les années 1660, durant l’ère de la flibuste, la ville des Gonaïves était un point de
rencontre pour les aventuriers. Les boucaniers venus de l’île de La Tortue s’installèrent
dans la plaine des Gonaïves où ils s’adonnèrent à la chasse aux bœufs sauvages. En 1663,
ils étaient en nombre suffisamment important pour obliger les troupes espagnoles
conduites par le général Vandelmoff à les attaquer. Les corsaires aussi fréquentaient la
baie des Gonaïves. La ville était donc au départ un port d’accès facile, un pied-à-terre
pour les pirates. La baie et les caps à proximité (Port-à-Piment, Coridon, Lapierre)
connurent des activités importantes, soit pour la course, soit pour le commerce
45
alimentaire avec les salines de Coridon où déjà en 1670, selon Moreau de Saint-Méry,
« les Anglais (allaient) charger du sel… un sel extrêmement blanc et fin » (Moïse, 2008 :
2).
Au début du XVIIIe siècle, les habitants des Gonaïves relevaient du quartier de Port-de-
Paix. Par la suite, la localité passa sous l’obédience de Saint-Marc après avoir été une
dépendance du quartier de l’Artibonite. Cependant, elle acquit suffisamment
d’importance pour être érigée en paroisse en 1738. Deux ans plus tard, on y construisit
une église dédiée à Saint-Charles-Borromée. Le bourg était à cette époque assez éloigné
de la mer. L’église construite sur une portion de terrain concédée par Charles Canele et
Mathurin Bechade était située sur le chemin des Gonaïves au Gros Morne à proximité de
carrefour La Brande. C’est seulement en 1760 qu’à la demande des habitants, une
ordonnance administrative permit le transfert du bourg près de la mer (Moïse, 2008 : 3-
4). Dès sa création, le mauvais choix de l’implantation fut mis en exergue. Moreau de
Saint-Méry décrit la ville en ces termes : « L’emplacement du bourg est évidemment trop
bas... les grandes pluies l’inondent souvent... il semble donc que tout est conspiré pour
faire un mauvais choix relativement au bourg... La ville est bâtie sur un sol plat et
sablonneux... » (Moreau de Saint-Méry, s.d. : 789)
Dans les années 1770, le point focal de la ville était situé sur la place actuelle. Gonaïves
devint une agglomération importante avec son église, son presbytère, sa place publique,
ses 67 maisons, son cimetière, sa maréchaussée. En outre, la commune des Gonaïves est
un espace socio-géographiquement ambigu, compliqué, paradoxal même. Son milieu
urbain est en effet traversé « depuis sa consécration en 1804 comme ville révolutionnaire
ou indépendantiste par de puissants courants contestataires socio-politiquement
progressistes et transformateurs et économiquement décroissants » (Milcé, 2012 : 61). La
ville des Gonaïves abrite encore des patrimoines historiques et culturels tels que le
Mémorial de l’Indépendance, la place Boisrond Tonnerre, la place d’Armes, les
sanctuaires de renom comme ceux de « Souvenance », de « Soukri » et de « Badjo » qui
peuvent servir de support à une économie touristique. Ainsi, un portrait historique,
géographique et mémoriel de la place d’Armes s’avère d’une grande importance dans le
cadre de ce travail.
46
3.2 La place Boisrond Tonnerre (« Place Bouteille ») : un site
historique quasiment oublié
La place Boisrond Tonnerre se trouve à la savane poudrière, en face de l’École nationale
congréganiste (Cyr-Guillo), dirigée par la Congrégation des clercs de Saint-Viateur. La
petite histoire nous raconte que ce site a servi de lieu de rencontre entre Jean Jacques
Dessalines et Louis Boisrond Tonnerre9 pour la rédaction de l’acte de l’Indépendance,
avec ces vibrantes paroles : « Il nous faut la peau d’un blanc pour parchemin, son crâne
pour écritoire, son sang pour encre et pour plume une baïonnette » (Dorsaiville, 1934 :
136-138 ; Ardouin, 1856 : 23-24). C’est aussi l’endroit où Capois La Mort10 buvait
jusqu’à l’ivresse pour fêter l’Indépendance. Pour plusieurs intervenants et notables de la
ville, ce lieu mérite d’être connu et surtout vulgarisé par plus d’un. En ce sens, une
campagne publicitaire autour de ce lieu historique s’avère importante.
9
- Louis Boisrond Tonnerre (1776-1806) est connu comme le secrétaire de Jean Jacques Dessalines. Il est l’auteur des
Mémoires pour servir À l’histoire d’Haïti. Il a été honoré pour sa bravoure lors de la commémoration du tri-
cinquantenaire de l’indépendance d’Haïti (1954) par son image sur un timbre-poste. Il a été capturé et exécuté une
semaine après la mort de Jean Jacques Dessalines en 1806.
10
François Capois (1766-1806), surnommé Capois La Mort, fut l’un des vaillants soldats de l’Armée indigène. Il est
aussi l’un des héros légendaires pour sa bravoure, son courage et surtout sa grande détermination lors de la fameuse
bataille de Vertières du 18 novembre 1803.
47
Figure 1.- La place Boisrond Tonnerre ou Place Bouteille aux Gonaïves. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
Le Mémorial de l’Indépendance est l’un des plus importants édifices de notre patrimoine
national. Pendant plusieurs décennies et jusqu’au début des années 2000, une bonne
partie de son histoire est restée occultée par les autorités locales et nationales11.
Plusieurs travaux de restauration de ce monument ont été entamés, mais ils n’ont pas pu
aboutir à cause des deux inondations qu’a connues la ville en 2004 et 2008. Toutefois, les
derniers travaux de rénovation par les nouveaux maires de la commune des Gonaïves
remontent à juillet 2016.
11
-Ce sont les propos du directeur actuel du mémorial lors d’un entretien effectué le 18 mai 2017.
48
Pour marquer les 213 ans de la nation haïtienne, le 17 octobre 2017, jour de la
commémoration de l’assassinat du père fondateur de la patrie, le Mémorial a ouvert ses
portes avec une exposition organisée par la caravane « art expo12» de concert avec la
mairie des Gonaïves. Des œuvres picturales de Mathieu Painvier13 et d’autres créateurs y
ont été exposées. Depuis lors, des gens et plus particulièrement des écoliers sous la
conduite de leurs enseignants visitent de plus en plus ce lieu historique et mémoriel.
À l’extérieur, on trouve un canon vieux de plus de deux cents ans, sur un affût. Cet objet
peut servir de preuve tangible aux visiteurs. Un palmier, selon les dires du directeur
12
La caravane « Art expo » était une activité inédite organisée sous la direction de Mathieu Painvier. Durant laquelle,
une exposition historique et artistique a réalisée dans l’enceinte du Mémorial de l’Indépendance aux Gonaïves pour
marquer le 213 ans de la nation haïtienne.
13
Mathieu Painvier, est un natif de Port-au-Prince. Il est cinéaste, animateur culturel et peintre. Il fait de la ville des
Gonaïves sa demeure spirituelle.
14
- L’asòtò est un tambour géant en bois et en peau de bœuf très utilisé dans le culte vodou. Son rôle est à la fois
symbolique et musical. Ce tambour est souvent décoré à l’effigie des dieux vodou.
49
Mackenson Février, est aussi présent depuis la fondation du site historique, sans oublier
des objets rappelant la révolte des esclaves : chaînes, lambi, machettes, etc.
Figure 2.- Le site du Mémorial de l’Indépendance d’Haïti. Photographie : Romiald Casimir, août 2022
50
Figure 3.- Vue du Mémorial de l’Indépendance d’Haïti le soir. Photographie : Rodny Casimir, Janvier 2021.
51
Figure 4.- La cathédrale du Souvenir des Gonaïves. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
15
http://www.alterpresse.org/spip.php?article3388#.VK8QSGA5DIU
52
Figure 5.- La tombe de Claire Heureuse, épouse du père de la patrie haïtienne. Photographie : Romiald Casimir, août
2022.
53
3.5.1 Les festivités à Souvenance
Haut lieu symbolique de mémoire et de pèlerinage, la cour Souvenance est l’un des
espaces vodouesques les plus anciens du pays. Elle se situe à 10 km de la ville des
Gonaïves, dans la première section Pont-Tamarin. Sa fondation remonte aux environs de
1791, peu de temps après le grand soulèvement des esclaves dans la partie Nord de l’ile
d’Haïti en vue de fuir l’esclavage et surtout pour mettre en œuvre les rites ancestraux
(Dautruche, 2012 : 233). Jean Baptiste Bois, surnommé « Papa Bwa », fut le premier
serviteur qui présidait aux rituels du site.
Chaque année, durant la période pascale, des activités vodou se déroulent à Souvenance.
Des gens de la population locale, de l’étranger, des chercheurs, des hommes politiques et
autres s’acheminent vers ce site pour rendre hommage aux esprits ou du moins pour
effectuer des recherches appropriées à cette festivité. Il est question d’un ensemble de
rituels où s’associent chants, danses, prières, sacrifice de bétail, transe, bain de
purification (Dautruche, 2012 : 234).
Le Vendredi saint, dans l’après-midi, les bandes de rara se déplacent vers ce sanctuaire
pour rendre hommage aux esprits (lwa) présents dans ce lieu. La soirée est dédiée à la
prière (veye Bondye) et présidée par un adepte dénommé Pè savann. Tout au long de cette
soirée, on entonne des chants et on récite surtout des prières catholiques (Dautruche,
2013 : 234).
Le samedi matin est réservé à la décoration du Soba (lieu sacré des initiés à Souvenance)
interdit aux non-initiés. Au cours de cette cérémonie, les ousi (initiés du vodou) vêtus de
blanc dansent au rythme des chansons. Ce rituel une fois achevé, les initiés se tournent
vers le onfò (temple du vodou) pour faire un oudyale, soit plusieurs tours à l’intérieur du
péristyle en dansant au rythme des tambours. Après, la procession se dirige vers l’entrée
principale où loge le lwa Legba (esprit du vodou) (Dautruche, 2013 : 234).
54
dans le péristyle en dansant et en chantant. Ensuite, ils se dirigent vers une chambre
dénommée chambre Zanmadòn. Enfin, la journée dominicale se termine par la cérémonie
leve tèt où l’on procède au ramassage des têtes d’animaux sacrifiés (Demesvar et Noël,
2009 : 12). Il faut préciser que les serviteurs du vodou ont l’obligation de nourrir les
esprits (lwa).
La procession suit son chemin suivant la hiérarchie des esprits (lwa) à l’honneur ce jour-
là – Ayizan, Papa Loko, Papa Ogou, Zanmadòn – et se termine par le bain traditionnel
dans le bassin de Zanmadòn. Ce bain est un symbole de purification pour les initiés.
Après, les initiés se dirigent vers le Dòvò (espace alloué aux initiés) pour se changer en
vue d’arborer des vêtements plus vifs et des foulards de diverses couleurs. Cette
cérémonie porte le nom de « cérémonie de la prise des banderoles » (Dautruche, 2013 :
236).
Le lundi est dédié à Papa Lisa. D’où la cérémonie du rituel du retour. Ce dernier
s’effectue autour d’un mapou dans lequel demeurent Papa Lisa et Mawu, deux divinités
de ce lakou (Dautruche, 2013 : 237). Quant au mardi, il est réservé à la danse asòtò au
rythme du plus grand des tambours sacrés de la tradition dahoméenne (Dautruche, 2013 :
237).
Le mercredi, jour des tchovi (fils de Dieu en langue fon dahomey) est consacré à un rituel
de manje timoun (nourriture pour les enfants). Pour honorer les lwa jumeaux ou marassa,
les enfants des pitit kay dansent, chantent et jouent du tambour au cours de ce rituel. Le
jeudi matin est réservé à la cérémonie Koupe gato au cours de laquelle les ousi se
réunissent pour fêter la réussite de ces festivités annuelles. Jeudi soir, une infusion de
diverses feuilles est préparée et distribuée à chacun des pitit kay. Le vendredi est réservé
au bilan des activités au sein de la cour Souvenance (Dautruche, 2013 ; Demesvar et
Noël : 2009).
Il est à noter que la période pascale 2021 a été la dernière festivité vodou à Souvenance
sous l’égide du serviteur en chef Jean Georges Fernand Bien-Aimé. Après 32 ans de
55
loyaux services, il est mort le 12 janvier 2022. C’était un vaillant protecteur du
patrimoine culturel immatériel et surtout un fervent ambassadeur du vodou haïtien.
Figure 6.- Vue de la Cour Souvenance. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
56
3.5.2 Brève histoire de la cour Badjo
Selon Estimé Dorsainvil, ce site aurait été fondé en 1792 par un esclave du nom d’Azo
Pady aidé de sa femme, de son fils Badjo et de quelques autres esclaves africains qui
avaient fui l’esclavage à la suite de la cérémonie du Bois-Caïman du 14 août 1791. Cet
espace est fort d’un symbolisme religieux et culturel. Il se distingue des autres sites
vodouesques par son rythme Nago issu des Yorubas, une des tribus guerrières dont
« Ogou Batagri » fait partie.
Selon l’avis de plusieurs initiés et notables de la zone, le site a joué un rôle primordial
dans les luttes menant à l’indépendance de la nation haïtienne, le 1er janvier 1804. Jean
Jacques Dessalines demeurait à Badjo pour régler ses affaires mystiques, communiquer
avec les génies par le biais des cérémonies vodou avant de se diriger vers le nord. Selon
la tradition orale, Dessalines était possédé par Ogou Badagri (le dieu de la guerre), chef
du site Badjo (Gustave, 2021 : 150). À noter que l’épée qu’utilisait Jean Jacques
Dessalines est toujours présente à Badjo. Il l’avait déposé au Soba le 1er janvier 1804
après la proclamation de l’indépendance d’Haïti aux Gonaïves sur l’enceinte de la place
d’Armes. Suite à cette brève histoire de la cour Badjo, il est nécessaire de décrire dans les
lignes qui suivent les pratiques culturelles de ce site.
57
3.5.2.1 Description des festivités à Badjo
Selon les propos d’Estimé Dorsainvil, ces festivités tournent autour de trois grandes
cérémonies, celle du Gad (3 janvier), celle du Congo (4 et 5 janvier) et celle du Nago
Libera (du 6 au 9 janvier). Les rituels tout au long des cérémonies à Badjo requièrent
trois grandes phases : celle d’interpellation des esprits, celle de la prière et celle de la
danse. Durant ces différentes phases, les signes sont très significatifs pour les humains.
Le rituel de la cérémonie Gad se déroule dans la nuit du 3 janvier au cours de laquelle les
esprits Gad comme Madan Lenba, Lenglesou ou 2 Jimo sont à l’honneur. Les serviteurs
prononcent leurs vœux de protection, de santé et de paix auprès des esprits. Durant cette
cérémonie, les gens vêtus en rouge, bleu et blanc chantent et dansent selon le rite nago
(un rite calme et peu mouvementé) (Gustave, 2021 : 154).
Selon plusieurs initiés de la zone, la cérémonie Nago Libera commence dans la nuit du 4
au 5 janvier. D’abord, concernant la phase d’interpellation des esprits Congo devant la
barrière principale, un grand silence règne du côté des gens par respect pour les esprits.
Ensuite le serviteur en chef effectue une prière de protection sur le seuil du temple. Enfin,
les danseurs possédés par des esprits dansent durant toute la nuit (Gustave, 2021 : 155).
16
Hommage des Rois mages à Jésus-Christ, fête célébrée le 6 janvier.
58
3.5.2.4 Cérémonie Nago Libera
Dans la nuit du 5 janvier débute la cérémonie Nago Libera et elle se consacre à Ogou
Batagri (un esprit du vodou), le chef du Lakou Badjo. Cette cérémonie signale la fin du
rite Congo pour entamer celui du Nago (un rite très mouvementé). Pour clôturer la
cérémonie Congo, les initiés, sous la manifestation de leurs esprits (lwa), saluent
respectueusement le serviteur en chef. Ce geste marque le début de la cérémonie Nago
Libera. Bougies et chandelles en main, à l’entrée principale du sanctuaire, le maître de
cérémonie fait sa prière de protection. Tout de suite après, les pratiquants, y compris le
serviteur en chef, se dirigent vers le Soba pour présenter leurs salutations aux esprits
(lwa). Après cette partie, les adeptes pieds nus, vêtus de blanc, entonnent des chansons et
dansent au rythme du tambour. Au cours de cette cérémonie, des objets culturels du
vodou tels que govi, cruches, gobelets blancs, etc., entourent une table bien garnie offerte
à Ogou Batagri.
Figure 7.- Vue principale de la cour Badjo. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
59
3.5.3 La cour Soukri (Lakou Soukri Danache17)
Pour plusieurs initiés, le site vodou « Soukri » est connu parmi les hauts lieux mystiques
du pays. Il se situe à 13 km au nord-est de la ville des Gonaïves. Cette communauté
mystique est répartie actuellement sur deux carreaux et demi de terre. Selon plusieurs
initiés de la zone, le père fondateur est connu sous le nom de « Zinzin Figaro ». Il
représente le premier responsable mystique et serviteur du site. Autrefois cet endroit
servait de point de ralliement à tous les esclaves marrons originaires du Congo qui se
réunissaient dans les bois pour pouvoir planifier la Révolution à cette époque. Les
cérémonies traditionnelles ont lieu chaque année du 15 au 31 août autour du rythme
prédominant qui est le Congo (Nouvelliste, 2008).
À « Soukri Danache » et selon la tradition, le langage des cent-un enfants (101 Zanfan)
résonne très fort dans la grande famille mystique dont le père est « Papa Bazou », le mari
de mambo « Inan ». Parmi cette cohorte d’esprits dudit lieu, certains détiennent une place
remarquable dans la tradition du vodou à Soukri. Parmi ces esprits, on peut citer :
Zenga : ce lwa est connu comme un enfant qui est toujours présent pour aller à la
recherche des feuilles, de l’eau ainsi que les ustensiles pouvant servir à sa mère pour la
préparation des recettes mystiques ainsi que des médicaments appropriés aux maladies.
Ses couleurs sont rose, jaune, vert, qui parfois cohabitent avec la couleur blanche.
Jatibwa Kento est le parrain de Zenga.
« Gran Gelika »: dernier des cent-un enfants (101 Zanfan). C’est une sage-femme qui
apportait des messages aux membres du village en difficulté. Elle assurait aussi des
traitements. Sa maison était en paille dans le temps, mais en 1996 elle a été reconstruite
en dur et recouverte de tôles18.
17
.https://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/61695/Lakou-SoukriNous-sommes-vraiment-soudes
18
Ces propos sont de Guérol Narcisse, l’un des potentiels serviteurs de la cour. Propos recueillis en août 2018.
60
tous les esprits à « Soukri ». À l’intérieur du péristyle se trouve l’éperon du « Zenga
Bwa » (Kay Mèt). C’est une ancienne maison servant de salle mystique appropriée par
les rituels pour dégrader les Ougan, Onsi et tous les autres initiés dans le temple, peu de
temps après leur mort. Pour honorer le père de la grande famille mystique à « Soukri
Danache », à savoir Papa Bazou, on lui offre en sacrifice un bœuf au pied d’un
« Bayayonn » chaque 6 janvier. Cette date coïncide avec la fête des Rois au sein du
panthéon vodou.
Figure 8.- Vue principale de la cour Soukri. Photographie : Romiald Casimir, août 2022.
Ces trois sanctuaires vodou, dont nous venons de présenter l’histoire ainsi que les
pratiques culturelles, sont les plus anciens et les plus fréquentés en Haïti. D’ailleurs, ils
sont énumérés de nos jours parmi les éléments de patrimoine du pays. De fait, depuis
2009, le ministère de la Culture et de la Communication en Haïti avait procédé à des
travaux de restauration (Dautruche, 2013 : 247). Depuis lors, l’État haïtien a suggéré de
faire de ces sites des espaces polyvalents, accordant des services socioculturels et
économiques tout en leur permettant de mieux remplir leur rôle de transmission des
valeurs traditionnelles (Dautruche, 2013 : 247).
61
En définitive, dans ce chapitre nous avons présenté historiquement et géographiquement
la ville des Gonaïves. Ensuite, nous avons fait le point sur certains sites historiques et
mémoriels quasiment oubliés et qui ont été témoins de grands événements ayant marqué
l’histoire d’Haïti. Toutefois, on ne saurait parler du vodou en Haïti, que ce soit dans sa
forme strictement religieuse (pèlerinage, sacrifice, possession, culte des esprits), comme
système de soin (les plantes médicinales, les sources minérales sacrées), ou à travers ses
aspects esthétiques (musique, chant, danse, peinture, etc.), sans se référer aux trois
anciens sanctuaires se situant sur le territoire gonaïvien. Tous ces sites font de la Cité de
l’Indépendance un véritable endroit touristique du pays.
62
CHAPITRE 4 : La place d’Armes des Gonaïves : enjeux et défis de sa
mise en valeur patrimoniale
Dans ce chapitre, les points qui s’enchaînent sont le produit de l’analyse approfondie des
données recueillies, à savoir des témoignages des intervenants dans le cadre des
entretiens semi-dirigés. Cette démarche requiert un effort considérable nous poussant à
relater les différents enjeux et défis de la valorisation patrimoniale de la place d’Armes
des Gonaïves.
D’une façon générale, la mémoire est ce qui permet le stockage puis la transmission
d’informations d’un individu à un autre, d’une génération à une autre. Ainsi, comme le
décrit Pierre Nora, la mémoire s’enracine dans le concret des lieux, le geste, l’image et
l’objet (Nora, 1984 : xix). Toutefois, ces derniers peuvent servir de trame à plusieurs
récits, induire des fictions, des constructions narratives. Ils peuvent construire une fiction
qui raconte le passé, permettant de lui donner un sens. Nora montre qu’il y a des lieux de
mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire (Nora, 1984 : xvii). Notre
mémoire est devenue histoire (Le Goff, 1988). Le fait même de commémorer est plus
important que ce que l’on commémore. La distance a pris la place de l’équation entre
mémoire et histoire. De tradition de mémoire, l’histoire s’est faite savoir de la société
63
elle-même. Dans cette optique, Pierre Nora a souligné que « la mémoire est la vie,
toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente,
ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie » (1984 : xix).
Paul Ricœur abonde dans le même sens pour expliquer que la mémoire « n’est pas
quelque chose d’inventé19 ». Elle est d’abord du souvenir. C’est une trace cognitive d’un
événement passé enraciné dans les esprits et dans les cadres matériels qui favorisent la
remémoration, la patrimonialisation. Comme le souligne Christian Poirier, la mémoire
collective témoigne de la persistance de la collectivité dans l’histoire. Elle crée une
continuité historique par une relecture du passé qui confère à la collectivité des assises
plus solides (Poirier, 2000 : 68). Selon cette approche, la place d’Armes des Gonaïves est
dotée d’une charge mémorielle collective aux yeux de tous les Haïtiens puisqu’elle
témoigne de la victoire de toute une nation sur l’esclavage imposé par les conquérants.
En ce sens, chaque 1er janvier, il est obligatoire de commémorer à cette date et sur ce lieu
la proclamation de la première république noire au monde. De ce fait, les autorités
étatiques viennent déposer une gerbe au pied des monuments qui s’érigent sur ce site et
saluent dans leur discours de circonstance la mémoire des aïeux. Cette place s’inscrit en
effet dans une triple dimension (dimension historique et symbolique, dimension
socioculturelle, dimension touristique) dont l’entrecroisement permet de redécouvrir la
liberté, l’identité, la bravoure et l’héroïsme commun de l’ensemble des Haïtiens.
19
-Paul Ricoeur, Le temps passé : mémoire, histoire, oubli, leçon donnée au Collège international de Philosophie,
Paris, le 24 janvier 1997.
64
l’inauguration d’un monument élevé aux Pères de la Patrie haïtienne. Ce monument en
bronze ayant la forme d’un bateau était l’œuvre du sculpteur cubain Ramos Blanco20.
Gonaïves est une ville à haute portée symbolique et historique. La place d’Armes,
située au cœur de cette ville, est l’endroit où la proclamation de l’indépendance a
été faite solennellement. Par cet acte mémorable, ce haut lieu dégage un
symbolisme imaginaire pour avoir été le témoin vivant de ce grand événement. Ce
site décrit que cette indépendance a été prise sous l’effet des armes. La statue de
Dessalines, le père fondateur de la nation et les motifs de combat au pied qui le
soutient évoquent surtout la résistance des Noirs à l’égard du colonialisme, du
racisme, et de l’esclavagisme de cette époque (Ricot, entrevue, 7 novembre 2021).
À chaque fois qu’on regarde les personnages peints dans un matériau non périssable et
traditionnellement noble, à savoir le bronze, on perçoit directement le symbole de la
victoire de l’Armée indigène aux dépens de celle de Napoléon Bonaparte. Une
observation minutieuse du monument laisse voir clairement qu’il a la forme d’un
bateau, rappelant que les Noirs ont été transportés partout dans diverses colonies sur
un bateau du nom de négrier. Sur la base du monument il y a un bas-relief qui
rassemble tous ceux qui ont choisi de vivre libres ou de mourir et au-dessus duquel il
y a la proue et au-dessus d’elle se tient le monument de Jean Jacques Dessalines
présenté avec un pied en avant pour exprimer sa force physique, son dynamisme, sa
bravoure, le caractère évolutif et non-stop de la lutte qu’il menait. À sa ceinture, une
épée, muni des bottes et vêtu d’uniforme garni d’épaulettes pour exprimer son statut
20
Voir le lien : https://rezonodwes.com/?p=146290 (consulté le 21 janvier 2022)
65
de militaire, il a une jambe tendue vers l’arrière et l’autre pliée vers l’avant,
supportant le poids de son corps pour expliquer qu’il vise et marche vers l’avenir, sans
doute l’avenir pour lui qui est synonyme de la liberté. Toujours dans cette image très
dynamique on voit Dessalines brandir une hampe dans sa main droite, une hampe
qu’on suppose qu’il a prévue pour accueillir le drapeau national, le drapeau pour
lequel il luttait encore et encore avec ses généraux. (Emmanuel, entrevue, 19
novembre 2021)
Figure 9 Le monument de Jean-Jacques Dessalines, érigé sur la place d’Armes des Gonaïves. Photographie : Romiald
Casimir, août 2022.
Toujours dans cette même lignée, Jerry, un jeune historien de 27 ans de la ville, a donné
son point de vue historique au sujet de la place d’Armes qui a assisté à l’indépendance de
la première république noire. Il a tenu ses propos tout en soulignant que cette dernière
n’était pas un cadeau des conquérants qui ont toujours rêvé d’avoir en leur possession
cette colonie si prospère. Selon lui :
C’était au prix d’énormes sacrifices que nos ancêtres l’ont acquise face à une armée
expéditionnaire de Napoléon Bonaparte bien équipée, mais pris au dépourvu par nos
héros forgeurs de liberté bâtisseurs de la première république noire du monde, porte-
étendards des peuples libres et indépendants de toute l’Amérique latine. Le forgeur de
conscience vers la rupture à la servitude et à l’esclavage du peuple descendant du
66
continent africain. En définitive, ce lieu de mémoire s’inscrit dans l’absolue nécessité
de se souvenir du rituel de la proclamation de l’indépendance d’Haïti. (Jerry, entrevue,
12 novembre 2021).
Puisque c’est sur l’enceinte de cette place que le discours de notre liberté a été
prononcé, alors ce site symbolise la gifle qu’a reçue le monde moderne en
chambardant un édifice colonial construit et une perception de l’homme noir depuis
des siècles. En d’autres termes, il est le symbole de la victoire triomphale de la liberté
aux dépens du système esclavagiste établi par les conquérants de l’époque. (Rigaud,
entrevue, 16 novembre 2021)
Il est un fait pour certains que le développement local par le biais du patrimoine au sein
d’une communauté s’articule autour de la dimension économique du patrimoine, par la
création d’emplois et pour une autre catégorie de personnes ; cela peut s’effectuer aussi
par la force de la dimension socioculturelle. Pour y parvenir, la population locale doit
éprouver un sentiment de valorisation patrimoniale se positionnant dans les rapports
socioculturels de manière stratégique par le biais d’une prise de conscience collective de
l’aspect identitaire et symbolique du patrimoine. Selon Riegl, la valorisation patrimoniale
est le résultat d’un processus dans lequel les individus reconnaissent et partagent un
ensemble de valeurs (Riegl, 1984 : 43). En ce sens, Rosemonde, une octogénaire de la
ville, a pris soin de nous parler des diverses activités socioculturelles qui se déroulaient
dans le temps sur la place, auxquelles elle prenait part, et qui avaient une grande valeur
aux yeux de toute la population gonaïvienne et d’ailleurs.
67
À l’époque de ma jeunesse aux Gonaïves, chaque année, diverses activités à caractère
historique, social et culturel étaient orchestrées sur l’enceinte du site. À cette époque,
les jeunes y participaient activement tout en témoignant leur engouement. Aujourd’hui
ce n’est plus pareil, les jeunes s’adonnent à d’autres choses futiles tout en ignorant
celles qui pourraient les aider à accroître leur conscience patriotique. En ce sens,
j’exhorte les autorités municipales de les reprendre. Dans cette optique, je puis dire
que la place d’Armes est un point de rencontre de toutes les classes sociales, elle est
aussi un espace de socialisation correspondant à l’appropriation pittoresque de
l’histoire. Toutefois, son animation de jour et de nuit la qualifie comme un endroit
unique. (Rosemonde, entrevue, 19 novembre 2021).
Pour d’autres intervenants, cet espace est une source d’épanouissement pour les enfants.
Selon l’avis de certains parents, le fait de dire à l’enfant que s’il avait de bonnes notes
durant la semaine, on irait se promener sur la place, cela l’incite à travailler assidument
juste pour ne pas rater cette promenade. Francesca âgée de 32 ans, elle est la mère d’un
petit garçon de sept ans assoiffé de détente et de divertissement, nous a révélé le sens de
la motivation scolaire chez son enfant qui était un peu déconcentré à l’école. À ce sujet
elle nous dit ce qui suit :
Se promener sur cette place avec mon petit garçon si sournois est comme une thérapie
de divertissement. Mon fils se sent en pleine forme quand il se promène et fait du
vélo. Parfois je profite de cette occasion pour lui raconter l’histoire du grand
évènement mémorable qui s’était produit sur l’enceinte du site. Non seulement ce site
est une source de divertissement pour mon fils mais aussi il l’aidera à s’épanouir
intellectuellement et spirituellement. (Francesca, entrevue, 21 novembre 2021)
68
interprétatifs renforcent non seulement l’identité locale, mais aussi contribuent à se
souvenir des faits et des événements et surtout des mythes non répandus dans
l’historiographie de la ville (Demesvar, 2015 : 151). Ces sites représentatifs de par leur
histoire ont servi de source d’inspiration et de motivation pour les artistes peintres et les
artisans, dans la production de certains tableaux et d’œuvres artisanales. Quant aux
dramaturges, ils inspirent aussi des sujets pour le théâtre dont les scènes présentent des
faits, des gestes et des événements du récit de vie de personnages qui ont marqué
l’histoire de la cité de l’indépendance. Ils servent aussi à la création de la vie culturelle de
la ville. Cette composante du patrimoine culturel matériel et immatériel est très riche et
prometteuse pour l’interprétation. Comme Demesvar le souligne, ces genres de sites qui
ont marqué l’histoire participent à la construction d’un lien symbolique fort d’un rapport
social au passé et d’une identité collective (Demesvar, 2010 : 81-83).
De l’avis de plusieurs autres intervenants résidents, ces sites peuvent aussi contribuer au
développement de la communauté par la présence des touristes qui sont à la recherche de
certains endroits authentiques de l’histoire. Selon eux, il revient aux autorités
communales et aux autres personnes de la ville de prendre soin des différents sites, plus
particulièrement de la place d’Armes. De plus, les citoyens de la ville doivent se
comporter comme des modèles à l’égard des étrangers pour que cette ville, surnommée le
berceau de l’indépendance, ait un autre visage aux yeux de tous.
69
devient un marqueur incontournable et permet aux natifs de faire du tourisme local et
culturel et aux étrangers du tourisme de mémoire. Il est aussi une source d’inspiration,
d’épanouissement et de motivation pour les jeunes de la ville.
En définitive, tous ces éléments contribuent à donner une image séduisante, apte à attirer
non seulement des personnes extérieures à la ville des Gonaïves et des étrangers, mais
aussi à capter la population locale, la maintenir et lui offrir de nouveaux champs
d’activités.
70
Une autre partie des intervenants estime que la place d’Armes détient aussi une capacité
de mobilisation. Dans sa vocation de mobilisation, on se réfère aux écrits de Xavier
Greffe. Celui-ci compare les pratiques de la mise en valeur du patrimoine à celles de la
décentralisation. Selon lui, ces dernières cherchent à promouvoir l’implication des acteurs
sociaux en leur restituant leur mémoire et en les aidant dans la gestion de leur avenir
(Greffe, 2003 : 255). Mais pour que cela soit réalisable, il faut permettre aux porteurs de
traditions de devenir acteurs de leur propre créativité et de leur destinée. Dans toute
communauté, la valorisation et la réhabilitation du patrimoine engendrent souvent un
sentiment de fierté, d’appartenance, de prise en charge. Ce sentiment de fierté se traduit
par une mobilisation en faveur de l’environnement immédiat ; c’est ce que Jean
Barthélemy appelle le « mérite social du patrimoine ». Par cette mobilisation, la
population prend des responsabilités dans le développement de sa propre communauté.
Elle est aussi engagée dans le processus décisionnel et dans la planification de l’initiative
du développement. Ainsi, par le développement de l’identité, de l’émergence d’une
solidarité partagée et de conscientisation des enjeux découlant des différentes actions de
plaidoyer et de leur finalité, le patrimoine est un fervent agent de rassemblement et de
mobilisation au sein d’une société (Bessette, 2004 : 17-20). De ce fait, pour Hélène
Giguère, « le patrimoine exprime la solidarité en unissant ceux qui partagent un ensemble
de biens et pratiques identitaires » (Giguère, 2010 : 328).
Lors des entretiens, Rémy un quadragénaire, l’un des géographes de la ville et professeur
des universités, a insisté sur la facette géographique du site. Pour lui, ce n’est pas un
hasard si le général Jean Jacques Dessalines a fait le choix de la ville des Gonaïves et de
ce site pour être témoin de la lecture et de la signature de l’acte de l’indépendance
d’Haïti, car Gonaïves est l’une des villes situées au centre du pays. En ce sens, il serait
difficile pour un étranger traversant le pays de ne pas percevoir le message de la liberté
prodiguée par nos ancêtres à travers le fameux monument représentant Dessalines portant
en tête l’étendard et ses généraux à bord du navire traduisant la victoire du peuple noir.
Pour lui, ce site reflète une représentation spatiale assez intéressante, ces monuments
ayant été implantés dans un souci d’aménagement du territoire.
71
La place d’Armes est installée au cœur de la ville à l’est immédiat de la cathédrale du
souvenir des Gonaïves. Or, traditionnellement, les cathédrales sont toujours
accompagnées d’une place publique. Dans l’ancienne configuration de la ville, la
place d’Armes a été désignée comme une référence spatiale pour représenter le centre-
ville. De plus, l’Hôtel de Ville encore plus représentatif se trouve un peu au nord de la
place. (Rémy, entretien, 23 novembre 2021)
Puisque ce site décrit le caractère fougueux des ancêtres luttant pour la liberté des Noirs,
alors tous les acteurs concernés ainsi que la population gonaïvienne doivent se joindre à
des travaux citoyens afin que le site fasse dignement le portrait de son histoire.
Pour une bonne appropriation du site, les autorités municipales devraient engager des
spécialistes pouvant doter ce lieu d’une littérature digne de son symbolisme. Par cette
démarche, les gens de la ville et d’ailleurs pourraient découvrir l’histoire émanant de la
consécration du site, des possibilités d’interprétation, de médiation, de mise en valeur
touristique et surtout des impacts du processus de patrimonialisation. En ce sens, ce lieu
bénéficierait de la protection d’éléments écrits ou non écrits. Il faudrait rédiger des guides
pouvant raconter aux visiteurs l’histoire des différents monuments ou celle du lieu en
question. Selon quelques intervenants, certaines activités socioculturelles et éducatives
qui, dans le temps, avaient de l’importance aux yeux des gens devraient se reproduire sur
l’enceinte de la place d’Armes tout en évitant de les politiser. Parmi elles figurent
d’abord le défilé des élèves pendant la fête de l’arbre et du travail le 1er mai. Durant cette
fête nationale, on offre à chaque élève une plantule pour boiser son entourage, en tant
72
qu’acte citoyen servant à la protection de l’environnement du pays. Il y a ensuite le défilé
des majorettes de divers établissements scolaires le 18 mai, cette date marquant la fête du
bicolore haïtien : chaque élève bien vêtu, muni d’un petit drapeau bleu et rouge,
renouvelle son amour et sa fierté indélébile pour le pays et surtout pour le drapeau que les
ancêtres nous ont laissé comme le signe visible de chaque Haïtien. Enfin, le défilé de la
commémoration de la bataille de Vertières a lieu le 18 novembre : cet évènement
mémorable incarne l’héroïsme haïtien, que nul dans l’histoire de l’humanité ne pourra
égaler (Le Glaunec, 2014 : 179). D’autres, de leur côté, ont proposé aux enseignants qui
expliquent l’histoire nationale aux écoliers et aux étudiants de réaliser, au cours de
l’année académique, des sorties pédagogiques au cours desquelles ils seraient amenés à
découvrir certains éléments clés qui ne sont pas mentionnés dans leurs programmes
scolaires. Toutefois, il faut qu’il y ait des messages de sensibilisation, des campagnes
éducatives civiques à la citoyenneté qui incitent les gens à valoriser les patrimoines, des
messages de publicité, des émissions radiophoniques et télévisées qui incitent les gens à
s’engager dans le processus de la mise en valeur de la place d’Armes des Gonaïves.
73
etc. Pour d’autres intervenants, la place d’Armes mériterait des pièces commémoratives
en marbre inscrivant le résumé des vibrants messages de l’acte de l’indépendance et aussi
des monuments des autres généraux qui ont combattu pour l’indépendance. Ces pièces
pourraient contribuer directement à maintenir l’identité de la communauté. C’est ce que
Françoise Choay nomme la fonction anthropologique du monument : son rapport de
médiation entre le temps vécu et la mémoire (1996 : 14). En d’autres termes, le site
devrait se doter de boutiques de souvenirs où on pourrait trouver des objets d’artisanat
local (chapeaux de paille, colliers, bracelets et boucles d’oreilles à base de coquillages,
tableaux, œuvres d’art, etc.). La présence d’un restaurant ayant à son menu des recettes
de la gastronomie locale (diri ak lalo, pitimi kole ak pwa ak sòs pwason, soup joumou,
griyo ak bannann ak akra pikliz), permettrait aux visiteurs de savourer les mets locaux
offerts par les habitants de la région. Le site nécessite aussi des toilettes publiques ; il
devrait être électrifié et nettoyé afin d’être propre et attrayant. En plus de tout cela, il
faudrait une surveillance constante des brigadiers pour empêcher tout acte de vandalisme.
Toutefois, il faut la participation de toute une panoplie d’acteurs en vue d’une véritable
gestion et protection menant à une éventuelle mise en valeur du site.
Dans cette lignée, Marceau et al. (2015) répartissent les acteurs de la valorisation du
patrimoine en deux grandes catégories. Il y a en amont ceux qui contribuent à la
« production » du patrimoine et, en aval, les « consommateurs » de patrimoine. Les
producteurs, ce sont entre autres les municipalités, les services de restauration des sites,
les entreprises engagées dans les reconstructions, les agents attachés aux sites
patrimoniaux, les guides assurant les visites, les organismes de spectacles et les
associations diverses ; quant aux consommateurs, il s’agit d’acteurs tels que les touristes
74
nationaux et étrangers, la population locale ou les professionnels en séminaire, formation
ou autre déplacement pour le travail (Marceau et al, 2015 : 47).
Les associations font partie des acteurs intervenant en amont dans le processus de la
valorisation de la place d’Armes des Gonaïves. Marceau et al, notent qu’« une grande
part de l’action de valorisation est à l’initiative des associations, le plus souvent
bénévoles, qui participent activement aux montages des dossiers de restauration, à la
surveillance des sites, mais aussi à l’animation du patrimoine par le biais de conférences,
de visites sur les sites ou d’animations culturelles et folkloriques » (Marceau et al., 2015 :
48).
Parmi les actions posées par les organisations de la ville des Gonaïves on peut citer par
exemple : la communication du patrimoine. Elle consiste en l’ensemble des services
offerts au visiteur en vue de faciliter sa relation vis-à-vis de l’objet ou du lieu patrimonial
en question. Jean Davallon explique qu’à cette étape, tenant compte de la perspective du
visiteur, le fait d’introduire une stratégie de mise en communication, c’est donc penser la
mise en valeur sous la forme d’un service offert aux visiteurs (Davallon, 2006 : 37).
L’organisation de conférences et de visites des sites, c’est ce que Jean Davallon appelle la
mise en exposition d’un objet ou d’un lieu patrimonial. Elle s’opère par un travail de
construction et de mise à part de celui-ci. L’auteur explique que ce processus est clos par
75
la « présentation-média » qu’est une transformation de la dite présentation traditionnelle
qui insinue une autre temporalité au-delà de la forme classique qui rattache l’objet ou le
lieu patrimonial à un passé dont il est le témoin, la temporalité donc devient celle de la
visite (Davallon, 2006 : 37-38).
« L'appropriation de la notion de patrimoine par les habitants d’une ville ou d’une contrée
et la prise de conscience de sa valeur représentent un enjeu majeur pour la société », nous
disent Marceau et al. (2015 : 49). De multiples démarches permettent de susciter
l’engouement des habitants afin qu’ils portent un nouveau regard sur les richesses
locales. Parmi ces démarches, on peut citer les conférences, les animations culturelles de
toutes sortes, etc. En d’autres termes, cela implique une double obligation du côté des
dirigeants. Il faut, d’une part, faciliter le développement d’une conscience patrimoniale
des citoyens au moyen d’un vaste projet d’éducation au patrimoine. Il faut, d’autre part,
procéder à la valorisation des patrimoines. Ces deux actions sont nécessaires pour doter
les communautés des possibilités de découvrir ou de redécouvrir leur patrimoine.
L’action pédagogique au sein des établissements scolaires permet une sensibilisation des
futurs citoyens à la mise en valeur du patrimoine. Les actions culturelles et pédagogiques
autour du thème du patrimoine sont à développer dans les programmes scolaires. On doit
cependant reconnaître les efforts méritoires de certains enseignants dans ce sens, mais
tout n’est pas simple face à la jalousie de ceux qui ne veulent pas s’engager et aux
pesanteurs administratives (Marceau et al., 2015 : 49). Les universitaires peuvent aussi
apporter leur contribution appréciable par la recherche pluridisciplinaire dans plusieurs
domaines tels que l’histoire, l’histoire de l’art, l’archéologie, la sociologie, etc. Toutefois,
la mise en valeur patrimoniale peut s’effectuer aussi au travers d’études et de publications
académiques et scientifiques (Marceau et al., 2015 : 49).
76
4.5.4 Le rôle de l’État
« Le patrimoine est un enjeu politique et économique fort pour l’avenir des communes ;
encore faut-il qu'il existe une volonté suffisante de la part des responsables locaux pour le
transformer en un véritable avantage à long terme » (Marceau et al., 2015 : 50). D’où une
ouverture sur la dimension politique qui caractérise la patrimonialisation. Les actions –
restauration, communication et tourisme – nécessitées par celle-ci dépendent en grande
partie des choix politiques. Ces derniers commencent par les inventaires. Dans cette
logique Marceau et al nous renseignent ce qui suit :
77
intermédiaire, une véritable quête de racines, une volonté de rechercher des
performances, considérées par certains comme de véritables jalons (Bouisset et
Degrémont, 2013 : 1). Il est intrinsèquement lié aux défis les plus pressants auxquels
l’humanité est confrontée dans son ensemble. Souvent, par méconnaissance, on ignore les
nombreux atouts de sa valorisation. Dans le cadre de la place d’Armes des Gonaïves, il
s’agit de montrer comment une éventuelle mise en valeur de ce site peut contribuer au
processus du développement de la ville. Pour ce faire, plusieurs défis sont à relever.
Il faut renforcer l’éducation civique, en faisant connaître aux gens leurs droits ainsi que
leurs devoirs. L’éducation civique fournit aux jeunes une compréhension et un cadre pour
la pratique quotidienne des valeurs fondamentales qui donneront activement forme à la
future société. Quant à l’éducation au patrimoine, cela implique la nécessité de
sensibiliser les futurs citoyens non seulement à conserver, à protéger, mais aussi à mettre
en valeur les ressources patrimoniales. L’idée d’éducation au patrimoine repose sur le fait
que « le patrimoine est une richesse intellectuelle, qu’elle soit contenue dans un
monument ou une œuvre d’art » (Marceau et al, 2015 : 49). Quoi qu’il en soit,
l’éducation au patrimoine adopte aujourd’hui trois formes principales : d’abord elle
s’intéresse à l’éducation le plus souvent formelle mais pas exclusivement, et elle
concerne les connaissances sur les contenus patrimoniaux. Dans cette lignée, ces derniers
doivent être intégrés aux manuels scolaires, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement
supérieur (Barthes, 2013 : 4). Ensuite, la deuxième forme de l’éducation au patrimoine
est plus une éducation « par » qu’une éducation « sur ». Elle vise à susciter une
communauté de valeurs et d’identifications à des spécificités territoriales par le biais
d’une culture commune émergente partagée, mais elle poursuit dans les écoles ou les
associations des objectifs éducatifs spécifiques. Les populations sont ainsi de plus en plus
sollicitées, à la fois dans l’émergence patrimoniale et dans la transmission de valeurs
dites de « bien commun ». Elles sont considérées comme un jalon majeur de la mise en
place d’une culture commune (Barthes, 2013 : 5). Enfin, la troisième est une éducation
78
« pour » le patrimoine, c’est-à-dire qu’il s’agit de susciter une communauté de valeurs ; la
formulation « pour » désigne clairement une posture « utilitariste » de l’éducation. Cette
posture réside dans un cadre plus vaste d’éducation pour le territoire (Partoune, 2012) et
de processus de patrimonialisation épousant alors la nouvelle gouvernance territoriale,
telle qu’elle a été envisagée dans l’éducation au développement durable (Barthes, 2013 :
5-6).
Aux Gonaïves, les sites patrimoniaux et touristiques n’ont cessé de subir, ces dernières
années, des actes de vandalisme de toutes sortes tels que : le vol des objets patrimoniaux,
l’introduction de graffiti sur les sculptures de nos héros, des incendies etc. qui se
traduisent le plus souvent par des dénaturations ou des destructions aveugles. La place
d’Armes, l’un des sites représentatifs de la ville, n’a pas été épargnée. En ce sens, pour
combattre ce fléau, une politique de sensibilisation est nécessaire et doit être instaurée par
exemple grâce à des manifestations telles que les journées du patrimoine au cours
desquelles on observe un intérêt grandissant de la part des habitants pour découvrir ou
redécouvrir leur patrimoine. Toutefois, pour freiner tant d’actes de vandalisme s’opérant
sur le site, il faut :
• avoir un système d’éclairage adéquat, parce que la majeure partie de ces actes
s’exécutent dans l’obscurité ;
79
• avoir la présence des brigadiers pour entretenir la sécurité du site et surtout installer
des caméras de surveillance à certains endroits en vue d’identifier les vandales plus
rapidement.
80
géographe Olivier Lazzarotti, le patrimoine et le tourisme sont complémentaires l’un de
l’autre. Ainsi, il est nécessaire de comprendre que le processus de transformation ne peut
être terminé que dans l’agencement des deux phénomènes (Lazzarotti, 2010 : 130). Bref,
l’un et l’autre se complètent pour donner au territoire habité des valeurs économiques et
de rencontre. Néanmoins, la présence des touristes peut avoir aussi des effets négatifs,
tels que :
De ce fait, il faudrait avoir une politique culturelle pouvant permettre de contrôler le flux
touristique et de veiller aussi à ce que l’activité touristique n’ajoute pas à la dégradation
du milieu. En plus d’avoir des impacts économiques, la mise en valeur patrimoniale des
sites engendre aussi des impacts socioculturels.
81
82
Conclusion
Dans le cadre de ce travail, nous avons adopté la recherche qualitative de type historique
et ethnographique. Cette démarche qualitative autour du processus de la mise en valeur
du patrimoine vise donc tant dans sa conception au niveau théorique que dans le
processus de collecte des données à accorder une grande place aux autorités étatiques,
aux cadres du ministère de l’Éducation nationale et à ceux de l’Institut de sauvegarde du
patrimoine national (ISPAN), aux notables, aux citoyens des associations culturelles
considérés comme acteurs et éléments participatifs du développement local et durable de
la ville des Gonaïves. La recherche a donc été conçue de manière à leur permettre de
s’exprimer autour de leur vécu et de leur dynamique d’intervention au regard des
patrimoines matériels et immatériels.
83
incarne l’acte d’union accompli lors de la guerre de l’Indépendance et par le fait même,
un modèle d’unification pour les peuples noirs en général luttant pour le droit à
l’autodétermination. Il est aussi la signification d’un devoir de mémoire envers la
réalisation exceptionnelle du rêve des pères fondateurs de la nation haïtienne. Il est le
symbole de la survie et la communion nationale tant dans les sphères politique et sociale
que culturelle.
Dans un second temps, nous avons élaboré un corps explicatif autour des référentiels
conceptuels. Nous avons considéré le patrimoine comme un fait de société, une modalité
de notre rapport au passé, un témoignage, une mémoire collective. Sa valorisation peut
inciter le visiteur à dépasser ses premières impressions et à aller au-delà du visible
directement perceptible pour découvrir l’intérieur de cette communauté et entrer en
communication avec ses membres. Quant au tourisme, il est un élément important et
nécessaire à l’économie au niveau des services et comme outil stratégique de
développement. Malgré les critiques adressées à l’activité touristique, il n’en demeure pas
moins qu’elle participe à la revitalisation et à la fréquentabilité des territoires. Elle permet
en ce sens une certaine prise de conscience chez l’habitant. En effet, le couple patrimoine
et tourisme est indissociable, il se complète pour donner à l’espace habité une valeur
d’échange et de rencontre (Lazzarotti, 2009 : 12-13). Le développement local, pour sa
part, est synonyme des notions de services, de proximité, d’économie solidaire, de
mobilisation de personnes marginalisées, de réinsertion sociale, d’action communautaire ;
et comme un ensemble d’activités économiques, d’animation, de formation, de
production d’aménagement de territoires. Il se résume en deux grandes approches : le
développement local de type libéral et le développement progressiste. L’approche libérale
a pour but d’accroître les possibilités d’emploi dans des secteurs qui améliorent la
situation de la collectivité en utilisant les ressources humaines, naturelles et
institutionnelles existantes. L’approche progressiste, quant à elle, propose des solutions
de remplacement aux problèmes que les courants traditionnels ne peuvent pas résoudre de
façon adéquate et durable (Tremblay, Klein et Fotan, 2017 : 37). La logique qui
prédomine dans ce courant veut que l’économie soit au service du social. Tout compte
84
fait, pour que ces trois concepts marchent en parfaite harmonie, il est impératif que les
acteurs concernés puissent utiliser des outils de politiques patrimoniales et touristiques.
Nous avons ensuite abordé la trajectoire de la ville des Gonaïves. Nous avons jeté notre
dévolu sur certains sites historiques et mémoriels quasiment occultés, dans le but d’aider
les gens à dissiper ce sentiment d’oubli et d’amnésie envers ces sites. Tous ces
paramètres nous ont permis de mettre en évidence le caractère socioculturel, économique
et touristique des sites. Quant aux trois sanctuaires les plus anciens du vodou, ils sont
comptés parmi les patrimoines du pays qui engendrent une quantité importante de
visiteurs. À la suite de ce panorama historique et géographique de la situation
patrimoniale et touristique de plusieurs sites de la ville des Gonaïves, des entretiens ont
été réalisés avec une quinzaine de personnes et ont donné beaucoup de résultats. Plusieurs
intervenants ont affirmé que la place d’Armes est un espace d’histoire, de symbolisme et
de mémoire. Pour eux, le site s’inscrit dans une triple dimension dont l’entrecroisement
permet de redécouvrir la liberté, l’identité, la bravoure et l’héroïsme de l’ensemble des
Haïtiens. Pour d’autres, il est un espace de rassemblement et de mobilisation capable de
réunir toutes les couches sociales de la nation tout en combattant l’exclusion sociale. Il
peut servir de levier de cohésion sociale. Pour une éventuelle mise en valeur de la place
d’Armes, plusieurs d’entre eux ont suggéré un plan d’action autour de trois axes
principaux : l’appropriation, la gestion et la protection du site. Selon leur perception, la
place devrait avoir une littérature digne de son symbolisme. Cette démarche permettra de
découvrir l’histoire émanant de la consécration du site, des possibilités d’interprétation,
de médiation, de mise en valeur touristique et des impacts du processus de
patrimonialisation. Néanmoins, il faut qu’il y ait des messages de sensibilisation, des
campagnes éducatives et civiques incitant les gens à mieux valoriser leur patrimoine.
Quant à la protection et la gestion du site, selon les témoignages, chaque famille doit
apprendre aux enfants à connaître leurs droits ainsi que leurs devoirs envers le
patrimoine. Les autorités concernées doivent exprimer leur intérêt pour les biens
patrimoniaux. Pour d’autres, la place ainsi que les autres sites du pays doivent être
constamment surveillés par les brigadiers pour empêcher tout acte de vandalisme.
Toutefois, plusieurs défis sur le plan social et éducatif, que nous venons d’énumérer dans
85
les lignes précédentes, sont à relever. Pour ce faire, plusieurs acteurs, dont les
associations, la société civile, le corps enseignant, ainsi que l’État doivent s’impliquer et
surtout jouer leur rôle respectif dans le processus de mise en valeur patrimoniale. En
effet, la mise en valeur des sites historiques génère des impacts positifs dans le
développement touristique, surtout dans la création d’emplois dans la restauration,
l’hôtellerie, le guidage, le transport, l’entretien du patrimoine, le commerce des objets de
souvenir, etc. En termes d’impacts socioculturels, elle permet aux gens de développer un
certain sentiment de fierté et d’appartenance tout en leur permettant de faire valoir leur
identité.
En définitive, à travers les recherches et les entretiens, il a été possible de confirmer notre
hypothèse de départ : la valorisation patrimoniale peut assurer un développement humain,
social, territorial, économique tout en réduisant le taux de dégradation que subissent les
patrimoines et en augmentant le niveau d’attractivité touristique aux Gonaïves. Dans cette
optique, la valorisation patrimoniale coïncide avec les normes du développement local,
puisque ces deux notions sont jumelées à la pérennité de la ressource et la transmission
de celle-ci aux générations futures. Toutefois, il est primordial de trouver un moyen de
conjuguer ces deux concepts dans un contexte touristique. En effet, la démarche
envisagée est une concertation basée sur la notion de capital social dont l’objectif est de
tirer parti des meilleurs effets du tourisme sur le développement des territoires et
d’améliorer le niveau de vie ainsi que d’éviter et d’éliminer ses effets négatifs.
Par ailleurs, ce travail de recherche a une certaine limite : les travaux portant sur la
valorisation patrimoniale et touristique de la place d’Armes dans une perspective de
développement local sont inexistants. Aucun travail n’a été réalisé sur le potentiel
historique, mémoriel et touristique du site. Alors qu’en Haïti, les ressources patrimoniales
constituent un atout considérable pouvant permettre de résister aux risques de la pauvreté
extrême, le pays ne dispose pas d’une politique nationale de conservation, de protection,
de gestion et de mise en valeur des différents biens patrimoniaux. Pour surmonter cet
obstacle, les autorités municipales, nationales et les institutions patrimoniales doivent
faire connaître au grand public l’intérêt des biens patrimoniaux. Pour ce faire, il faut
régénérer les institutions patrimoniales en renforçant l’éducation civique et la
86
sensibilisation au patrimoine, afin d’amplifier le rôle du patrimoine dans l’avancement de
la société. Dans cette perspective, d’autres pistes de recherche pourront s’ouvrir aux
chercheurs de la mise en valeur du contexte patrimonial et touristique de répertorier
d’autres lieux historiques et mémoriels quasiment oubliés de la ville des Gonaïves en
proposant un programme d’interprétation, de gestion et de protection. Il serait aussi
nécessaire de mener des recherches pour affiner les indicateurs tout en cernant la
dimension économique, socio-culturelle et historique des différents sites occultés et
surtout mesurer en profondeur l’implication et la mobilisation communautaire dans le
processus de la mise en valeur patrimoniale et touristique.
87
Bibliographie
ANTONI, Jean-Philippe (2009), Lexique de la ville, Paris. Éditions Marketing S.A., 184
p.
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Aperçus sur l’aménagement de places et de parcs au Québec, Bordeaux, Maison des
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88
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participative pour le développement, Québec, Presses de l’Université Laval, 138 p.
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économique local. La théorie, les pratiques, les expériences, Québec, Télé-université,
Université du Québec, 579 p.
Sources primaires
93
Annexe
30
minutes
94
Annexe B : Schéma d’entrevue
1 Information sur la personne interrogée
4 Quel est selon vous, le symbolisme et le sens approprié à la place d’Armes des
Gonaïves?
8 Que pensez-vous qui a été et qui pourra être fait en vue d’une éventuelle mise en
valeur patrimoniale du site?
12 En quoi le processus de la mise en valeur des sites historiques, peut-il servir dans le
développement de la ville des Gonaïves?
95
13 Contribution, sensibilisation, engagement des gens dans la gestion, protection et mise
en valeur du site pour une attractivité plus nombreuse
96