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Compréhension du corps et dénonciation du sport, 1968-1979

Philippe Liotard
Article publié dans Thierry Terret, Education physique, sport et loisir.
1970-2000, AFRAPS, 2000, p. 121-138

Les instructions officielles de 1967 ont opéré un choix qui consiste à fonder l'enseignement des
techniques corporelles à l'école sur les pratiques sportives. Pour la majorité des étudiants
d'aujourd'hui et pour une grande partie des enseignants d'éducation physique, voire des
formateurs à la première épreuve écrite des concours de recrutement officiant dans les IUFM ou
les UFRSTAPS, ce choix ne fait «qu'entériner ce qui se faisait déjà sur le terrain». En d'autres
termes, aucun autre choix ne pouvait être fait.
Les préparateurs actuels qui pour certains n'ont d'autre carte de visite en matière de
compréhension des réalités historiques que leur participation aux jurys des épreuves écrites
véhiculent cette idée, oubliant qu'avant 1967, des résistances très fortes ont été formulées à
l'égard d'un enseignement exclusivement sportif et que ce texte a engendré de nombreuses
critiques exposées tout au long des années soixante-dix. Un débat extrêmement riche se tient
alors sur la question de l'enseignement sportif et au-delà sur l'éducation physique.
Mais curieusement, si l'on connaît les slogans utilisés pour justifier un enseignement sportif, les
études critiques qui se sont développées à la suite des Instructions officielles de 1967 sont
inconnues des étudiants ou bien réduites à quelques caricatures. Dans les copies de concours, il
est rituel d'évoquer brièvement «la critique du sport», à propos des années soixante-dix. Les
candidats ouvrent alors un tiroir (sous forme de parenthèses) duquel ils extraient pêle-mêle
«Brohm, Pujade-Renaud, Denis», sans savoir qui sont ces auteurs ni ce qu'ils ont écrit. En outre,
ils semblent réduire ce qu'ils appellent «la critique du sport» au mouvement organisé à partir et
autour des écrits mais aussi de la personnalité de Jean-Marie Brohm. Or, c'est méconnaître la
diversité des points de vue et des auteurs qui alimentent le débat.
La critique du sport n'existe pas. Réduire les positions critiques (1)Telle que l'écrivent Henri
à celle de Jean-Marie Brohm, c'est ou bien se laisser aller aux Vaugrand et Jean-Pierre Escriva,
L'Opium sportif. La Critique radicale
défaillances de la mémoire collective ou bien se laisser abuser du sport de l'extrême gauche à Quel
par l'histoire officielle de la critique dite radicale(1). Il existe Corps ?, Paris, L'Harmattan, 1996 ou
en revanche une multitude de réflexions sur la question de Henri Vaugrand, Patrick Vassort et
l'enseignement sportif obligatoire. La critique de l'institution Fabien Ollier, «L'illusion sportive.
Sociologie d'une idéologie
sportive ou de l'institution scolaire, la dénonciation du totalitaire», Cahiers de l'IRSA, n°2,
caractère réducteur ou mécaniste des techniques et des 1998.
pédagogies sportives, les réquisitoires contre l'emprise
normative et inconsciente des pouvoirs sur le corps, sont des
dimensions qui ne se réduisent pas les unes aux autres. Les
niveaux de l'analyse, les objets sur lesquels elle porte, les
projets qu'elle sert, les théoriciens qui s'y livrent, n'autorisent
pas l'amalgame. Au contraire, ce foisonnement intellectuel fait
des années soixante-dix une période extrêmement riche du
point de vue de la compréhension des logiques et des
mécanismes institutionnels.
Cependant, la mise en évidence des convergences autour de la
(2) Pour un panorama de ce débat, le
critique de l'éducation physique sportive ne doit cependant pas lecteur peut se reporter à Quelles
faire oublier les points de vue parfois irréductibles des pratiques corporelles maintenant ?,
différents acteurs dont il va être question. La dispute entre sous la direction de Michel Bernard,
Jean-Marie Brohm et Daniel Denis ou Georges Vigarello, les Paris, Jean-Pierre Delarge éditeur,
critiques faites par Michel Bernard à Jean-Marie Brohm ou 1978 ou encore aux articles de Jean-
Marie Brohm et Daniel Denis dans
Daniel Denis et celles que ce dernier lui adresse en retour, la Quel Corps ?, n°12-13, 1979.
controverse entre Georges Vigarello et Pierre Parlebas attestent
à l'évidence qu'il n'y a pas en matière d'analyse critique de
pensée unique(2). Pourtant, du conflit émerge une
compréhension nouvelle de l'éducation physique et du sport
dont la portée critique dévoile des dimensions occultées, des
phénomènes inconscients, des logiques invisibles jusqu'alors.
Car ce qui est commun à tous ces auteurs et ce qui est nouveau
c'est qu'ils s'appuient sur des travaux anthroposociologiques
qui placent le corps au centre de leur questionnement. Leurs
apports critiques s'appuient sur les recherches les plus récentes
des sciences sociales. Chacun apporte ainsi à partir de
l'analyse des fondements corporels de notre société des
éléments de compréhension sur l'éducation physique et le
sport. À leur égard, le terme de «dominés»(3) semble donc (3) La demande de Thierry Terret
inadéquat . Car leurs analyses ont profondément modifié la quant à ma contribution était
explicite. Il s'agissait de rédiger un
manière d'appréhender la culture corporelle. Et il n'est pas utile article sur la dialectique des modèles
qu'elles soient partagées par le plus grand nombre pour que dominants et des modèles dominés à
leur pertinence soit mise en cause. propos de l'éducation physique.

Il peut pourtant sembler surprenant que le choix d'un support


d'enseignement comme le sport paraisse aujourd'hui aller de
soi. Dans les copies de concours l'éducation physique devait
devenir sportive. Aucun autre choix n'est envisagé. Or cette
évidence a été disséquée par des analyses fort vivifiantes,
même si bien peu d'études scientifiques existent sur le sport, au (4) Pierre Parlebas, «Jeu sportif, rêve
moment où il est retenu pour réaliser l'éducation physique de la et fantaisie», in Esprit, n°5, 1975.
jeunesse scolarisée. «L'analyse en profondeur du sport éprouve (5) Les acteurs dont il est question
dans cet article sont tous enseignants
beaucoup de difficulté à se développer. Les résistances d'éducation physique de formation, à
surabondent.»(4) Les clichés suffisent pour justifier la place du l'exception de Michel Bernard,
sport dans l'éducation physique. philosophe qui enseignait la
Et, en réaction au discours convenu, ces années soixante-dix psychopédagogie à l'ENSEPS.
ont livré des analyses décisives quant à la compréhension du
phénomène sportif. En opposition à la pensée unique de
l'époque elles ont été conduites par des enseignants pour qui
l'utilisation du sport comme support de l'éducation physique
scolaire n'allait justement pas de soi(5) .
1)Critiques à propos de l'exclusivité sportive
Toutefois, les critiques sur l'enseignement des techniques
sportives ne se situent pas toutes au même niveau. En 1955,
par exemple dans la seconde version de Vers une éducation
physique méthodique, Pierre Seurin reconnaissait déjà que
«pour satisfaire à un "intérêt" actuel évident et au besoin
permanent de jeu, [...] nous devons faire appel aux exercices
sportifs, mais en les considérant comme des moyens (6) Pierre Seurin (dir.), Vers une
éducation physique méthodique,
pédagogiques parmi d'autres moyens.»(6) Son projet
Tome 1, «Principes généraux et
d'éducation physique se traduit ainsi par l'utilisation de moyens progressions d'exercices», Bordeaux,
variés. La référence sportive n'est qu'une référence parmi Bière, 1955.
d'autres dont l'utilisation est liée aux intentions éducatives
retenues. À ce titre, les techniques sportives peuvent tout à fait
participer à l'éducation physique des élèves.
La mise en évidence du caractère appauvrissant de ces
techniques se situe à deux niveaux. Tout d'abord, le sport ne
peut suffire à assurer une éducation corporelle complète. Par
ailleurs il propose un modèle de motricité qui ne rend pas
compte de la diversité et de la richesse de la culture corporelle.
Ainsi, Jean Le Boulch affirme que «rien n'est possible dans le (7) Jean Le Boulch, Face au sport,
domaine du sport de compétition sans une formation Paris, ESF, 1977
corporelle préalable.»(7) Sa conception d'une éducation
physique fondamentale ne peut se réduire à la formation
sportive ni même surtout à «faire du Français un citoyen à
"l'esprit sportif"» comme le suggèrent l'Essai de doctrine du
sport (1965) puis les Instructions officielles du 19 octobre
1967. Pour lui, éduquer physiquement la jeunesse, c'est sans
doute contribuer à la préparation du sport compétitif, mais c'est
aussi participer à la formation aux gestes professionnels, à la
sécurité au travail, à la gymnastique d'entretien des adultes, à la
danse, à l'expression dramatique, etc.
Finalement, sa critique ne porte pas tant sur l'usage des techniques sportives mais sur la
confusion entre les buts et les moyens qu'il perçoit dans l'usage des sports au sein de l'éducation
physique scolaire. En effet, même si les Instructions officielles de 1967 précisent que l'éducation
physique ne se confond pas avec les moyens qu'elle utilise (les activités physiques et sportives),
le but de l'enseignement des années soixante-dix se traduit le plus souvent par la recherche de la
plus grande efficacité sportive. Ce que rappelle Jean Le Boulch finalement, c'est que ces
activités sont un «support possible pour une formation corporelle dispensée dans le cadre
scolaire obligatoire», mais qu'elles ne peuvent servir, à elles seules, de projet éducatif. Qu'elles
soient un support possible, ne justifie pas leur usage exclusif en éducation physique.
C'est ce qu'affirme également Claude Pujade-Renaud, lorsqu'elle (8) Claude Pujade-Renaud, «Vers
soutient que «les activités sportives [sont] partie intégrante mais une éducation physique et
sportive critique?», conclusion à
non suffisante d'une éducation corporelle entendue dans un sens Questions réponses sur
extensif.»(8) Ce que relève cette auteure, et ceux dont il est l'éducation physique et sportive,
question dans cet article, c'est le danger d'accepter d'emblée les Paris, ESF, 1979.
activités sportives sans en questionner les fondements, les
significations, les valeurs, les logiques et de croire que leurs effets
se réduisent à modifier la motricité.
Le débat traduit ainsi la diversité des conceptions de l'éducation
physique, tant sur les moyens employés que sur les fins qu'elle
vise.
1-a Les sports : Un modèle de jeu parmi d'autres
Les critiques sont notamment soutenues par la volonté d'ouvrir
l'éducation physique à d'autres dimensions de la corporéité. Car
«parmi un champ des possibles extrêmement vaste, l'institution
sportive n'a retenu qu'un modèle d'affrontement et un seul»
(Pierre Parlebas). La supériorité des techniques sportives sur
d'autres techniques existantes n'est donc qu'une illusion,
entretenue par la croyance en un progrès cumulatif selon laquelle
les techniques sportives seraient l'aboutissement d'un (9) Pierre Parlebas, «Jeu sportif,
perfectionnement constant. Mais ce perfectionnement se rêve et fantaisie», in Esprit, n° 5,
développe au sein d'un seul et même modèle ludique, celui du 1975
duel. «Or, ce modèle n'est pas inéluctable ; il ne va pas de soi [...]
ce n'est là qu'un modèle parmi des dizaines d'autres et quantité de
jeux sportifs possédant des modèles de coalition très différents
sont ainsi refoulés.»(9) Et c'est à ce titre que Pierre Parlebas
conteste le recours unique au modèle compétitif.
Contre cette évidence, il étudie sociologiquement les jeux sportifs
pour préciser l'apport mais aussi les limites des sports en matière
d'éducation de l'enfant Il distingue deux types de jeux : les jeux
sportifs institutionnels et les jeux sportifs traditionnels.
Les jeux sportifs institutionnels (ou sports) constituent pour Pierre Parlebas une classe
particulière des jeux corporels existants dans la société. Ils tirent leur force du dispositif
institutionnel qui les codifie et les organise au point que «hors du règlement, rien ne prend
sens.» Les fédérations imposent en quelque sorte un jeu «officiel», qui ne supporte pas de
négociation. Mais rien ne permet d'affirmer que ces jeux institués possèdent une valeur
éducative supérieure.
Car les jeux qualifiés par Pierre Parlebas de traditionnels possèdent eux aussi un système de
règles très élaborées. En revanche, ce système réglementaire n'est ni imposé aux joueurs de
l'extérieur, ni établit une bonne fois pour toutes. Il est d'une certaine manière auto-codifié, au gré
de l'engagement et des désirs des joueurs. De plus, contrairement aux jeux sportifs
institutionnels, «le jeu sportif traditionnel est un Pays des Merveilles». Par cette formule Pierre
Parlebas indique que l'imaginaire y est plus riche, plus débridé. Les enfants peuvent y laisser
libre cours à leurs rêves, à leurs fantasmes et à leurs désirs. En définitive, les règles s'inventent
au fur et à mesure du jeu pour accroître le plaisir de jouer.
Rien de tel dans l'univers sportif où la loi pose les situations de jeu. (10) Daniel Denis, Aux
Complémentairement à celle de Pierre Parlebas, l'analyse de Daniel Chiottes l'arbitre. A l'heure du
Mundial, ces footballeurs qui
Denis dans Aux chiottes l'arbitre s'attache à saisir ce qui fonde nous gouvernent, Supplément à
l'orthodoxie ludique. L'invention historique des sports à la fin du Politique aujourd'hui, n°5, juin
XIXè siècle par la classe dominante a permis à cette dernière 1978.
d'imposer une manière de jouer. Elle a alors légué «ses équipements
normalisés, ses terrains tracés et ses cadres temporels impératifs.»
En conséquence, le pratiquant sportif «ne crée pas le code de sa
pratique. Il est soumis à la loi définie, certes amendable sur certains
points [...] mais intouchable dans son essence. On ne joue pas
impunément avec le corps de la règle!»(11)
Le sport est un système de jeux codifiés par un corps de légistes. Les
pratiquants sont ainsi tenus à distance «d'une loi incontestable,
tombée du ciel, à laquelle il faut bien se plier [...] "que voulez-vous,
c'est la loi du sport"» (Daniel Denis). Or, ceci ne peut être admis
dans le cadre d'une mise en cause du pouvoir des institutions.
D'autant plus que cette double réalité des sports (institutionnelle et
historique) engendre une standardisation réglementaire, une
normalisation technique et une mécanisation du corps.
1-b Standardisation réglementaire
Les règles des jeux sportifs quadrillent en effet minutieusement l'espace et structurent
scrupuleusement le temps de la pratique. Ceci fait de l'univers sportif un «univers de la règle et
du compas» (Pierre Parlebas). Le monde de l'éducation physique et sportive fait de l'enseignant
un «arpenteur du corps» qui fonctionne au chronomètre et au décamètre car «la mesure du
corps, de ses performances, est prévalente.» (Claude Pujade-Renaud). Il en résulte pour Daniel
Denis une «négation du droit à l'imprévisible». Le corps est «passé [...] au crible de la Raison».
Rien n'est laissé au hasard. Et les acquisitions motrices sont tout à la fois programmées selon un
ordre immuable et guidées par l'exigence d'efficacité et de performance.
En fait, les jeux sportifs de fédération ou jeux institutionnels codifiés
par les fédérations sportives et enseignés en éducation physique
scolaire s'opposent aux jeux traditionnels de l'enfant ou «jeux de
règles» (Jean Le Boulch) notamment parce qu'ils survalorisent la
dimension compétitive. «La performance qui à l'origine n'était que
l'occasion du jeu, note Jean Le Boulch, est devenue progressivement
le but absolu à quoi souvent tout est sacrifié y compris le plaisir. (11) Jean Le Boulch, Vers
Actuellement, poursuit-il, l'éducation physique se confond à peu près une science du mouvement
exactement avec l'initiation à la pratique compétitive et son corollaire humain, Paris, ESF, 1971.
l'apprentissage des gestes spécifiques.»(11) Il en résulte une
nécessaire mécanisation du corps et la mise en place de pédagogies
proches du dressage dans le but d'accroître l'efficacité motrice.
1-c Normalisation technique et mécanisation du corps
Jean Le Boulch note en effet que la recherche de l'efficacité sportive privilégie la transmission
de «réponses ou "savoir-faire" permettant à l'organisme-machine, de faire face à un certain
nombre de situations typiques bien codifiées.» L'apprentissage des techniques sportives cherche
à faire du corps un «bon instrument» (Jean Le Boulch), un «instrument qu'il faut dominer»
(Claude Pujade-Renaud), un «système clos où il n'y aura pas de bavures» (Ginette Berthaud et
Jean-Marie Brohm). Le domptage du corps exercé par les méthodes traditionnelles d'éducation
physique s'y rejoue sous une nouvelle forme. L'enseignement sportif agit sur l'homme machine
qu'il contribue à conditionner de manière à le rendre efficace sur des tâches spécialisées,
normalisées, codifiées.
Et il ne peut en être autrement puisque la tendance du sport est «la standardisation du milieu
dans lequel évolue le sportif» (Pierre Parlebas). Cette standardisation est rendue nécessaire par
le principe organisateur de la compétition sportive qui commande la comparaison des
performances et l'objectivation de la mesure des résultats (Jean-Marie Brohm). De la sorte, tous
les comportements sont soumis à l'efficacité. Pierre Parlebas montre à ce propos que la seule
communication qui puisse être tolérée dans les sports-collectifs par exemple est celle qui
contribue à accroître la performance collective. Pas de fioritures. La communication, qu'elle soit
verbale ou gestuelle, ne supporte pas d'autres fins que d'améliorer la communication entre
partenaires et de perturber la communication vis-à-vis des adversaires (feintes, messages codés,
combinaisons numérotées). Dans ce registre, la communication acceptée dans le sport est une
communication strictement utilitaire qui fonctionne sur la base de signes (regard, doigt tendu,
mouvement de tête, etc.)
Or, ce que rappelle Claude Pujade-Renaud dans Expression corporelle langage du silence, c'est
que «le corps ne parle pas par signaux. Il est porteur d'une symbolique.» Réduire la
communication corporelle aux gestes nécessaires à l'accroissement de l'efficacité individuelle ou
collective revient à exercer une censure sur le corps par le gommage ou le refoulement des
significations non utilitaires ou parasites.
2) Critiques des pédagogies sportives
Fort logiquement donc, les critiques dénoncent les pédagogies
sportives. Car ce sont elles qui sont à l'origine de l'instrumentalisation
du corps. Observant les propositions pédagogiques disponibles dans la
revue EPS, Jean Le Boulch évoque à leur propos «les expériences de
Munn sur le rat blanc dans les labyrinthes», alors que Pierre Parlebas
note que «la pédagogie du sport la plus permissive ne peut-être en
profondeur qu'une pédagogie autoritaire : c'est la pédagogie du
modèle et de la norme.» Ces remarques vont bien au-delà de la
critique des pédagogies. Elles permettent de rappeler que l'élève n'est
pas un être sur lequel il suffirait d'imprimer sa marque. Comme le
rappelle Pierre Parlebas, «l'individu agissant n'est pas un chien de
Pavlov ; les conduites d'apprentissage moteur ne sont pas réductibles
à un montage rationnel de conditionnements.»(12) Rat blanc en (12) Pierre Parlebas, «Jeu
labyrinthes, chien de Pavlov, le modèle d'inculcation des techniques sportif, rêve et fantaisie», in
sportives est mis à mal. Esprit, n°5, 1975

Dans la revue Partisans, François Gantheret dénonce ce caractère (13) François Gantheret,
aliénant de la pédagogie sportive. À partir d'un point de vue «Psychanalyse
institutionnelle de l'éducation
psychanalytique, il met en évidence les conséquences fantasmatiques physique et des sports», in
des pédagogies véhiculées dans le milieu sportif : elles imposent «non Partisans, («Sport, culture et
seulement un système de conduites, mais aussi un système de répression»), n°43, juillet-
névroses.» Pour lui, le mode d'organisation réel et symbolique de septembre 1968, (Réédition
Maspero 1972) Article
l'éd i h i d d ié é i ilé i ff
l'éducation physique et du sport dans notre société privilégie en effet réédité dans Quel Corps?,
«un mode sado-masochique du rapport de l'individu à son corps et au n°43-44, («Sciences
humaines cliniques et
corps d'autrui.»(14) Cet aspect donne d'ailleurs lieu à une question pratiques corporelles»,
dans l'ouvrage Questions réponses sur l'éducation physique et Tome1), février 1993
sportive, publié une dizaine d'années plus tard : «La pédagogie de (14) Pour une analyse récente
l'E.P.S. implique-t-elle une valorisation de l'effort et de la de cette dimension, voir mon
article «L'entraîneur
souffrance?». l'emprise», dans Frédéric
Baillette, Philippe Liotard,
Sport et virilisme,
Montpellier, Éditions
Quasimodo & fils, 1999

La réponse de François Gantheret est claire: «l'idée d'un plaisir corporel gratuit est proprement
inconcevable pour l'éducateur physique, il y voit, scandalisé, le gaspillage de quelque chose.» Il
en résulte une morale de l'effort dont le critère est la souffrance, illustrée par une anecdote:
«Nous avons vu récemment un jeune stagiaire faire trimer la classe qui lui était confiée jusqu'à
la limite de l'épuisement. Pourquoi? "Je n'ai pas l'impression de les avoir fait travailler, si elles
n'ont pas souffert"». Cette attitude traduit les implications inconscientes de l'éducateur,
imprégné des valeurs du sport mais aussi de l'école. À son tour, il les transmet par l'effort qu'il
impose. Le corps ainsi mobilisé «est le médiateur privilégié de cette intériorisation» par
laquelle chaque individu apprend et s'approprie les logiques des rapports de production.
Ces critiques sont à replacer dans le contexte de l'époque. Deux tendances majeures sont
repérables. Tout d'abord, toutes les institutions sont soumises au feu de la dénonciation des
pouvoirs. L'institution scolaire comme l'institution sportive ont donc été passées à la moulinette
de l'accusation d'aliénation. Lieux d'imposition d'un pouvoir, elles ne pouvaient pas être
épargnées par la critique. Lieux de diffusion et de reproduction de l'idéologie dominante, elles
ont été dénoncées quant à leur organisation, leur fonctionnement, leurs normes, leur discours
Bref leur double réalité (objective et subjective) a subi une analyse critique dont la conséquence
fut la dénonciation des mécanismes inconscients grâce auquel les pouvoirs s'inscrivent dans les
corps.
Et c'est justement la compréhension du corps qui traduit la seconde tendance de l'époque. Une
collection riche d'ouvrages majeurs a, durant une petite décennie, posé les bases d'une mise en
question radicale des représentations du corps qui avaient cours jusque là dans le domaine de
l'éducation physique: la collection «Corps et culture» aux éditions universitaires.
3) Corps et culture: de la compréhension du corps à la critique d'un
enseignement
3-a Compréhension du corps
Le directeur de cette collection était Michel Bernard dont l'influence sur la
pensée critique concernant le sport et l'éducation physique est indéniable. Il a
enseigné la psychopédagogie à l'ENSEPS où Jean-Marie Brohm et Georges
Vigarello y suivirent son enseignement. En 1972, il publie un ouvrage majeur,
Le Corps qui inaugure la collection Corps et culture. Son projet est aussi clair
que critique puisqu'il s'agit de «démystifier une certaine image du corps». À
une époque où les sciences humaines commencent à peine à organiser les
réflexions de l'éducation physique, Michel Bernard met en évidence la
pluralité des dimensions du corps et s'attache à atténuer la portée du corps
anatomique et physiologique (le corps machinal) qui prévaut alors sous
l'influence des sciences de la vie. «Nous nous proposons de montrer et
expliquer au lecteur, écrit-il, comment son expérience corporelle, qu'il croit
être sa chose propre, sa citadelle inexpugnable, est investie et façonnée dès (15) Ginette
son origine par la société dans laquelle il vit. [...] Nous découvrirons ainsi au Berthaud et Jean-
Marie Brohm,
centre de notre corporéité l'impact sociologique et idéologique d'une société «Présentation» à
omniprésente.» Le concept de corporéité apparaît pour rendre compte de ce Partisans, n°43,
travail de la culture sur les corps qui ne peut plus être appréhendé comme une 1968
«évidence chiffrée, classée, repertoriée»(15) et coupée de l'histoire.
Dans cette logique, une série d'ouvrages va être publiée. Ils mettront en évidence la manière
dont la société investit les corps et leur impose ses normes, sans que les individus n'en ait
conscience (Jean-Marie Brohm, Corps et politique). Le poids de l'idéologie et des institutions
est ainsi relevé pour indiquer comment ce qui nous paraît le plus naturel (notre corps) est en fait
structuré par la société et les mythes qui la traversent. L'article de Marcel Mauss sur les
techniques du corps est sorti des oubliettes pour rappeler que le corps est un montage
symbolique, un entrelacs de significations.
Les évidences sont ainsi mises à l'épreuve des sciences socio-historiques. Dans cette
perspective, Georges Vigarello dévoile comment depuis le XVIè siècle se norment les corps.
En étudiants le discours pédagogique de la rectitude et les techniques proposées à cet effet, il
permet de comprendre les conditions d'apparition d'une pratique sociale de transformation des
corps, les mutations qu'elle subit et les justifications qui lui permettent de se reproduire. Son
analyse ne s'arrête pas aux méthodes d'une autre époque. Au contraire, il utilise les apports de
l'histoire pour discuter les effets normalisants des pratiques les plus récentes comme la
psychomotricité ou l'expression corporelle.
De la sorte, l'analyse du discours menée au sein de Corps et Culture ne se
réduit pas à une analyse des idées éducatives. Elle permet de saisir l'efficacité
du discours lui-même dans la mise en oeuvre des pratiques d'éducation
physique. «Le mirage d'un savoir total sur le corps»(16) dénoncé. Georges
Vigarello, Jean-Marie Brohm, Daniel Denis, Yves Le Pogam ou Michel (16) Georges
Bernard interrogent finalement les présupposés les plus ancrés dans le Vigarello,
«Éducation
discours d'éducation physique. À partir des sciences sociales, leur travail physique et
théorique bouscule les évidences et interdit de recourir à la seule force de revendication
l'affirmation pour justifier une éducation physique sportive. La mise en scientifique»,
évidence des normes corporelles et des processus de pouvoir par lesquels Esprit, n°5, 1975
elles se reproduisent autorisent une prise de conscience permettant de s'en
dégager. Les normes du corps redressé, du corps maîtrisé, du corps
performant ne vont plus de soi. Elles résultent d'un processus social et ne
peuvent plus être considérées comme des invariants culturels.
C'est en ce sens que leur travail sapant les croyances les plus profondes car les moins
questionnées rencontre bon nombre de résistances. En pensant l'impensé (le corps), ces auteurs
bousculent l'idéologie de l'éducation physique. Corps et culture fait ainsi office de laboratoire à
une époque où la recherche n'existe pas dans les UEREPS fraîchement instituées. Mais il faut
du temps pour que des analyses critiques portant sur les processus invisibles de l'éducation
deviennent des vérités collectives.
3-b Critiques d'un enseignement
Lorsque ces critiques portent sur l'institution scolaire elles se heurtent en effet au poids des
traditions et des habitudes. Néanmoins, les positions critiques à propos de l'éducation physique
entrent en résonance avec celles qui se développent au même moment dans le champ des
sciences de l'éducation. Elles indiquent le foisonnement intellectuel des années soixante-dix qui
se joue autour de l'analyse institutionnelle et des travaux de Georges Lapassade, René Lourau,
Jacques Ardoino, Cornelius Castoriadis, Rémi Hess, etc. Elles mettent en évidence que les
règles de la vie collective traduisent le plus souvent l'imposition d'un pouvoir. Toute institution
fonctionne sur un ordre établi, certes. Mais il est également possible d'instituer collectivement
les règles, dans l'ici et le maintenant d'une expérience.
Ce que Georges Lapassade et René Schérer appellent le (17) Georges Lapassade, René
champ neutralisé de l'éducation(17) rencontre ainsi les Schérer, Le Corps interdit. Essais sur
l'éducation négative, Paris, ESF, 1976
analyses de Daniel Denis dans Le Corps enseigné ou de (18) Les réflexions de cette auteure
Claude Pujade-Renaud sur la place du corps dans la relation sont exposées dans des ouvrages peu
pédagogique(18). Au sein de l'école, et a fortiori au sein des connus du monde de l'éducation
leçons d'éducation physique «au lieu de laisser les enfants physique: Claude Pujade-Renaud et
vivre l'espace et le temps, les éducateurs le leur donnent à Daniel Zimmermann, Voies non
apprendre: cela conduit à fabriquer un système simpliste de verbales de la relation pédagogique,
Paris, ESF, 1979, Claude Pujade-
repérage, un quadrillage figé et clos. Il existe un espace- Renaud, Le Corps de l'enseignant dans
temps pédagogique» (Daniel Denis). Le corps enseigné est un la classe et Le Corps de l'élève dans la
corps qui échappe tout autant aux élèves qu'aux enseignants classe, Paris, ESF, 1983
qui prétendent le modifier pour son plus grand bien.
L'institution scolaire neutralise en effet la relation maître-élèves et neutralise
les corps. Il en découle «la neutralité dont la signification profonde est sans
doute la neutralisation des affects générateurs de conflits qui va fonctionner
pour l'élève sur le mode de non-implication affective.»(19) Les (19) Jacques
rationalisations pédagogiques qui prétendent régler jusque dans le moindre Ardoino,
détail le déroulement des leçons et par suite les acquisitions des élèves Éducation et
construisent cette neutralité, autant qu'elles en sont le résultat. Faire porter le politique, Paris,
débat sur des techniques d'enseignement et sur les «recettes» demandées par Gauthier-Villars,
1977
les enseignants pour «faire leur cours» contribue à taire la réalité de cet
enseignement faite de conflits, de pouvoirs et de contre-pouvoirs, de désirs et
de non-désirs, de soumission et d'insoumission, d'ordre et de chahut, de labeur
et d'indolence, de motivations et d'indifférence.
La mise en cause des traditions pédagogiques de l'éducation physique et (20) Paule Paillet,
du sport intègre les points de vue critiques sur l'institué pédagogique. «Autour du non-
directivisme»,
C'est ainsi qu'apparaisent des articles sur la non-directivité dans la revue Éducation physique et
Éducation physique et sport (1970)(20) . Le recours aux sciences sport, n°102, juillet
humaines amène de plus à se questionner sur les stratégies d'intervention 1970;
dans la classe, groupe institué sur un mode hiérarchique. Comme l'écrit Collectif, «A propos de
la non-directivité»,
Jean Le Boulch, «une attitude pédagogique non directive suppose une Éducation physique et
formation à la pratique de techniques propres et la prise de conscience, sport, n°103, 1970
par l'éducateur, de sa propre responsabilité à l'intérieur du groupe»(21).
Les références aux travaux d'Anzieu et Martin, les analyses de Jacques (21) Jean Le Boulch,
Ardoino et les travaux de la pédagogie institutionnelle sont ainsi utilisés «L'éducation physique
et sportive voie
pour mettre en question les usages les plus convenus des pédagogies d'intégration_ sociale»,
corporelles. Les Cahiers
scientifiques d'éducation
physique, juin-
septembre 1967

Ces critiques dépassent la seule volonté de rénover les pédagogies


traditionnelles de l'éducation physique qui apparaissent désormais comme un
problème plus profond lié au fonctionnement de l'institution scolaire elle- (22) Jean Le
même. Car, contrairement à ce qu'affirme Jacques de Rette au même Boulch, Face au
moment, l'utilisation du sport n'entraîne pas en elle-même un bouleversement sport, Paris, ESF,
des pédagogies traditionnelles. Penser «qu'il suffisait d'organiser l'éducation 1977
physique sur le mode compétitif pour résoudre les problèmes de fond de la (23) Ginette
Berthaud,
discipline [est] une idée simpliste»(22).Ce n'est pas en changeant l'objet de «Éducation sportive
l'enseignement que se modifient les pédagogies. La critique de l'éducation et sport éducatif»,
physique sportive est aussi une critique institutionnelle. C'est la raison pour Partisans, n°43,
laquelle les fonctionnements pédagogiques institués sont condamnés. Ginette 1968
(24) François
Berthaud montre par exemple comment l'enseignant institue l'autorité. «Le Gantheret ,
professeur ou l'entraîneur-éducateur devient dans cet ensemble sportif un «Psychanalyse
"super-administrateur-stratège-leader" chargé de diriger, de contrôler, institutionnelle de
d'animer l'ensemble de "l'entreprise sportive" dont il est le responsable. Il l'éducation physique
devient nécessairement une autorité, un chef, le centre même du processus de et des sports»,
Partisans, n°43
mobilisation physique qu'il impulse. Il incarne l'unité du système sportif.
Même un leader "non-autoritaire" (extérieurement du moins) devient dans
cet ensemble un facteur d'ordre et d'autorité »(23) Les déterminants
inconscients de la relation pédagogique sont ainsi dénoncés tout comme l'est
l'illusion de penser changer la pédagogie sans que l'appareil scolaire ne soit
radicalement transformé. François Gantheret indique ainsi l'enjeu du projet
critique de la revue Partisans: «Il n'y a pas [] d'étude critique de l'Éducation
physique et sportive sans une pédagogie critique: à savoir la possibilité de la
reconnaissance, dans le rapport pédagogique, et d'abord pour l'éducateur,
de ses implications affectives, et de la place qu'il tient comme travailleur
dans le système des rapports de production et d'échange. La mise en oeuvre
d'une telle analyse, des transformations des institutions qui permettront d'y
parvenir, constitue le premier objectif révolutionnaire concret des
professeurs et futurs professeurs d'Éducation physique.»(24)
Cet objectif produit une vérité quasi schizophrénique: Peut-on enseigner (25) G. Aubarbier, F.
dans une institution dont on sait par ailleurs qu'elle est l'appareil Linol, J. Maillet,
«Autour de la
reproducteur de l'idéologie que l'on condamne? L'article paru dans la revue pratique quotidienne
Quel Corps? en 1975, «Autour de la pratique quotidienne de l'enseignant en de l'enseignant en
éducation physique et sportive» traduit cette contradiction: «où en est la éducation physique et
théorisation sur la pédagogie de rupture en E.P.S.? Quelle est (quelle sportive», Quel
Corps?, n°2, sept-oct
pourrait être) la pratique quotidienne d'un enseignant d'E.P. 1975
révolutionnaire?»(25) Les critiques de l'institution scolaire issues de 1968
entraînent une lecture explicitement politique de l'éducation physique.
Cependant, le projet de fonder une pédagogie critique se heurte à la force
de l'institué pédagogique.
Quoiqu'il en soit, les points de vue militants et les analyses institutionnelles (26) Michel
ont permis «la reconnaissance d'une normativité de l'éducation»(26). Toute Bernard,
«Introduction» à
éducation est transmission de valeurs. En conséquence, il est nécessaire de Quelles pratiques
s'entendre sur les valeurs éducatives que l'on vise à inculquer. Mais ce corporelles
principe s'accompagne tout aussi nécessairement de la discussion de ces maintenant?
valeurs. La question est donc de savoir quelles sont celles que véhiculent les
moyens retenus et les pédagogies mises en place. C'est dans le cadre de cette
problématique que s'établissent les critiques sur les valeurs du sport et de leur
intérêt pour l'éducation des enfants scolarisés.
4) Critiques portant sur les valeurs du sport. Le sport pour quoi faire?
Des questions sont posées qui ne l'étaient pas jusqu'à présent. Qu'est-il souhaitable d'inculquer
aux élèves? Quel type d'individu espère-t-on former par la pratique des sports? Contre les idées
reçues, le doute porte désormais sur les effets éducatifs du sport. Car en effet, nul ne discute de
son caractère éducatif. «Éducatif, certes, dit Daniel Denis, mais par rapport à quel projet
d'éducation?»
En fait la question qui commence à se poser concerne le projet de société que
vise une éducation physique sportive. Les critiques militantes et résolument
politiques de l'extrême gauche ont introduit à la fin des années soixante le
questionnement sur les fins implicites de l'éducation physique et sportive.
Dans le cadre d'un projet révolutionnaire, l'élucidation des mécanismes
d'aliénation de la société capitaliste s'impose. Ainsi pour Ginette Berthaud,
«"l'Homme" que l'éducation doit réaliser (et surtout l'éducation sportive) est
l'homme tel que la société capitaliste veut qu'il soit. C'est pourquoi toutes les
forces liées au système bourgeois, qui préconisent ce moyen de formation des
individus particulièrement "efficace" quant à la préparation au travail et à
l'intégration sociale, justifient toutes en choeur l'éducation comme
"adaptation" sans préciser les finalités réelles de l'adaptation. Adaptation à (27) Ginette
Berthaud,
quoi et à qui? [...] Sport éducatif pour quoi faire, et pour qui? Telle est la «Éducation
question centrale»(27) Ce questionnement sur les fins politiques de l'éducation sportive et sport
justifiera le titre de la revue Quel corps? créée en 1975 par Jean-Marie Brohm: éducatif»
«Quel corps, pour quel individu, pour quelle société?». La critique politique
de mai 1968 s'insinue dans le débat d'éducation physique et dénonce les fins
comme les moyens de cet enseignement.
Mais la critique politique n'est pas la seule à questionner les valeurs (28) Jean Le Boulch,
supposées du sport. Pour Jean Le Boulch, «il faut [...] dépasser cet esprit «L'éducation physique
et sportive voie
compétitif en cultivant l'esprit de coopération»(28) de manière à d'intégration sociale».
contribuer à l'apprentissage d'autrui. Certes, la compétition développe (29) Pierre Parlebas,
bien un tel apprentissage, puisque selon Pierre Parlebas, «le sport inscrit «Pourquoi fait-on
dans le comportement moteur les normes désirées de l'affrontement et de pratiquer le plus
souvent des jeux de
la concurrence»(29). Mais en toute logique, le type de relations à autrui fédération? Ont-ils une
induit par la compétition valorise l'antagonisme entre les individus et les valeur éducative
groupes et inculque concrètement l'idéologie d'une lutte permanente. Or, supérieure aux jeux
rien ne justifie a priori un tel choix de société. Et la question posée alors traditionnels?», in
consiste à se demander pourquoi il est préférable de former les citoyens Questions réponses sur
l'éducation physique et
aux valeurs de l'antagonisme plutôt qu'à celles de la coopération. Car la sportive, Paris, ESF,
coopération qui s'institue dans les sports-collectifs se fonde toujours sur la 1979
rivalité.
En outre les valeurs qui président aux progrès sportifs érigent une morale
du plaisir mérité. «Il s'agit d'accepter, à des niveaux différents certes, le
labeur, la somme de fatigue sans cesse "niée", le déplaisir, la peine de
l'effort et même la souffrance. [...] La morale de l'effort sportif sert dans
tous les cas à cautionner l'existence du labeur qui attend l'enfant. C'est (30) Ginette Berthaud,
elle qui permet de justifier moralement dès l'école le travail comme le «Éducation sportive et
contenu même de la vie.»(30) Le sport et l'éducation physique concourent sport éducatif»
de concert à modeler moralement les plaisirs. Les plaisirs sains deviennent
ceux qui nécessitent un travail préalable, un ascétisme initial, un retard à
jouir. Et c'est à cette morale qui est aussi celle de l'école que forme
l'éducation physique sportive.
Sous la double influence des dénonciations gauchistes de la revue
Partisans et des analyses du corps de Michel Bernard se joue finalement
«le procès du sport». La «critique fondamentale du sport» à laquelle
invite Pierre Laguillaumie dans Partisans dénonce «l'aliénation du corps (31) Qui trouvent leur
dans le travail et dans le sport» décrite par Michel Bernard et Jean-Marie origine dans l'article de
Brohm. L'analyse philosophique sur les fins de l'éducation physique se Jean-Marie Brohm,
«Forger des corps pour
nourrit des prises de position militantes(31). La critique du sport et la forger des âmes»,
compréhension du corps se rejoignent dans la dénonciation de la mise en Partisans, n°15, avril-
conformité idéologique qu'exerce l'institution sportive. mai 1964

5) Vers une éducation physique ouverte grâce à une éducation (32) Voir sur ce point: «Pour
physique critique un changement radical en
éducation physique et
Finalement, les critiques sur l'enseignement sportif obligatoire au sportive», Quel Corps?, n°23-
sein de l'enseignement français traduisent un espoir de changer 24, avril1983 et le manifeste de
l'éducation physique. Comme le souligne Daniel Denis, la Quel Corps? «Pour un autre
perspective d'une éducation physique massivement envahie par le sport, pour une autre éducation,
pour une autre société», in
sport est «contestée en tant que système privilégié d'intégration aux Jacques Ardoino, Jean-Marie
normes sociales dominantes. Un désir parfois furieusement Brohm, Anthropologie du
exprimé d'autre chose s'exprime en un lancinant leitmotiv.» sport. Perspectives critiques,
Autre chose, oui mais quoi? Car critiquer l'usage des sports ne Paris, AFIRSE-Quel Corps?,
signifie pas renoncer à la nécessité d'éducation physique, y compris 1991
pour les approches les plus radicales(32).
Après la démission de Jean Le Boulch de l'Éducation nationale en 1969, deux orientations se
dessinent pour proposer des alternatives à un enseignement sportif D'une part les pratiques
corporelles privilégiant l'expression, l'imagination, la créativité, sont sollicitées. Par ailleurs,
des réflexions visant à instituer une «pédagogie aléatoire» (Daniel Denis) préconisent un refus
des règles définies a priori par les règlements sportifs au profit de celles qui s'instituent au fur et
à mesure de l'expérience du groupe.
5-a L'expression corporelle
Une ouverture possible pour l'éducation physique est apparue du côté des
pratiques d'expression corporelle. Présente dans les Instructions officielles de
1967, elle est préconisée pour l'éducation physique des jeunes filles, selon une
vision sexuée et sexiste de l'enseignement. Deux expérimentations vont poser
les bases d'une réflexion sur sa portée éducative. En 1969, le GREC (Groupe
de recherche en expression corporelle) est créé à l'IREPS de Toulouse. Entre
1969 et 1971, Claude Pujade-Renaud expérimente la pratique de l'expression (33) Jean-
Bernard
corporelle dans le cadre de l'université (à l'UER des sciences humaines de Paris Bonange,
VII et à l'UEREPS de Paris V). Les théorisations qui accompagnent ces «L'activité
expériences posent l'enjeu d'une éducation artistique pour enrichir l'inventaire expression
des possibles corporels. La dimension expressive, grande oubliée de corporelle à
l'IREPS», Les
l'instruction sportive, est ainsi réhabilitée dans la formation de l'homme. Pour Cahiers du
Jean-Bernard Bonange, fondateur du GREC, «préparé par l'expression et GREC, n°1, avril
préparé à l'expression, cet homme sera en état de mieux vivre.»(33) 1969

Des valeurs comme la créativité, l'imagination, l'improvisation, la liberté sont affirmées. La


vision mécaniste du corps de l'éducation physique sportive est dépassée. Le mime, le théâtre et
toutes les formes d'expressivité sont envisageables dès lors qu'elles favorisent un processus dont
la finalité consiste à présenter un spectacle, une chorégraphie à partir de la production des
élèves et non pas de l'apprentissage du vocabulaire technique de la danse. La question de la
technique est centrale. Et les pédagogies qui découlent de cette ligne d'analyse refusent de
considérer la technique comme un «savoir clos» dont l'enseignant serait le dépositaire. Mais,
rappelle Claude Pujade-Renaud, «l'expression corporelle ne bascule pas pour autant vers une
libération anarchique [...] Elle renvoie bien à une maîtrise [mais à une] maîtrise non
répressive».
Dans une ligne psychanalytique, Claude Pujade-Renaud introduit des dimensions du corps
occultées jusqu'alors. La prise en compte d'un corps désirant, d'un corps sexué, d'un corps
érotisé est revendiquée. Et c'est pour cela que «l'expression corporelle rompt dans un premier
temps avec les techniques constituées» de manière à se libérer du «carcan instrumental» de
l'apprentissage moteur. Cette approche permet aux enseignants comme aux étudiants
d'éducation physique d'avoir une vision moins négative du corps de leurs élèves dont ils ont
moins tendance à évaluer les manques par rapport aux techniques les plus efficaces.
5-b Pour des règles instituantes
Dans un autre registre, les enseignants d'éducation physique
(34) Syndicat autour duquel
rassemblés sur l'initiative de Daniel Denis autour du SGEN-CFDT(34) se retrouvent à l'époque
préconisent de «substituer à ce règlement universel, obligatoire et figé Georges Vigarello, Daniel
des règles qui n'auront plus ce caractère permanent mais qui seraient Denis, Nancy Midol,
issues du groupe, avec possibilité d'être à tout moment remises en Claude Pujade-Renaud,
Paule Paillet, etc.
cause.» Il s'agit d'accepter des pratiques corporelles n'excluant pas le
plaisir, y compris si elles produisent un certain désordre. Autour du
SGEN et de «la nouvelle ENSEP» se nouent des réflexions qui
articulent les point de vue historiques et sociologiques les plus (35) C'est ainsi qu'une
récents(35) et les engagements politiques pour penser l'éducation du interview du philosophe
Michel Foucault est réalisée
corps en tentant d'intégrer des questionnements sur la société (le par Jean-Marie Brohm,
travail, l'urbanisme, la médecine, la prison, etc.). Les thèses qui se Daniel Denis et Georges
dégagent des nombreux lieux de discussion rappellent une évidence Vigarello et publiée dans
oubliée: l'éducation du corps se fait de plusieurs manières et les Quel Corps? (n°2, 1975),
juste après la parution de
enseignants d'éducation physique n'en sont pas les seuls artisans. Elle son ouvrage Surveiller et
se réalise aussi dans l'anodin, l'imperceptible, tout autant que dans les punir, Paris, Gallimard,
projet les plus rationnels de l'institution. 1975.

La position du SGEN à propos du sport en éducation physique est claire. Le but


ne consiste pas à enseigner des techniques développées selon les principes de
rendement et d'efficacité, mais plutôt d'utiliser le sport pour participer à la
revendication corporelle de la jeunesse française. «Le sport est là et nos élèves
en demandent? Il nous faut savoir l'utiliser pour le défigurer, en démonter les
mécanismes et les contradictions, en faire un tremplin de mise en question et (36) SGEN-
d'élucidation»(36). Le sport s'affirme ainsi comme un moyen d'éducation et CFDT, Pour une
non pas comme une fin en soi. La critique développée ne se cible pas sur le autre éducation
physique,
sport de compétition. Elle s'inscrit dans un projet politique plus large visant à Bulletin
militer pour d'autres conditions de travail, de logement, de transport, bref, à syndicale non
mener la «lutte sur tous les fronts où le corps est impliqué, dans une société daté
fondée sur la division sociale du travail». En ce sens ces critiques traduisent (probablement
moins l'opposition systématique au sport que la volonté d'analyser l'éducation 1977).
physique sportive, ses implications philosophiques et politiques et ses effets sur
les imaginaires. Le point de vue adopté est un point de vue désaxé. Ces
réflexions traduisent un recul vis-à-vis de l'objet sport et l'usage des sciences
sociales et humaines pour penser l'éducation physique plutôt que pour la
justifier.
Ce qui est acquis du débat, c'est que les sports sont une invention
culturelle récente. Leur dimension est profondément historique. En
(37) Pour s'en convaincre,
outre, le corps est pluridimensionnel. Il est marqué, modelé par la il suffit de consulter sans
société et investi de symboliques. Il est le lieu où se concrétise le jeu l'acheter le consternant
des pouvoirs. petit livre rose publié chez
Néanmoins, vingt ans après, l'analyse critique a déserté l'éducation Vigot qui pompe
physique. Les IUFM soumis à l'exigence d'efficacité dans la préparation allègrement (et mal) les
travaux d'auteurs reconnus
aux concours n'ont pas le loisir de produire autre chose que du prêt à et fournit comme vérités
penser(37). La complémentarité des perspectives critiques avait historiques aux étudiants,
pourtant entraîné un questionnement radical sur l'enseignement de des erreurs grossières
l'éducation physique. Les questionnements formulés alors ont été enfantées de la
méconnaissance et de
effacés de la mémoire collective des enseignants d'éducation physique. l'inculture sociohistorique
Leur préoccupation actuelle porte sur la mise en oeuvre des de son auteur, didacthlète
programmes. de métier.

L'élucidation des axiologies secrètes (Michel Bernard ) de cet enseignement, est reléguée aux
oubliettes. Tout se passe aujourd'hui comme si l'éducation physique était une évidence.
Obligatoire au baccalauréat, elle est devenue un nouvel outil de la normalisation scolaire à
laquelle se livrent les enseignants persuadés d’œuvrer pour l'éducation d'élèves qu'ils ne font
qu'instruire.
Et finalement, malgré les incantations verbales et les nouvelles lubies
comme la citoyenneté, malgré l'ambition de son projet explicite et la
certitude qu'elle est nécessaire, elle en proie à une sorte de pensée magique (38) Daniel Denis,
par laquelle il suffirait d'énoncer ses objectifs pour évaluer ses effets. Le «Le succès damné
du corps», in Quelles
débat sur les valeurs préalable à toute stratégie résolument éducative est pratiques
évacué. corporelles
Face à l'aveuglement de la pensée éducative au bénéfice des rationalités maintenant?, 1978
pédagogico-didactiques, «la voie se dessine donc avec clarté: il faut
souhaiter la fin de l'éducation physique.»(38)

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