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La systémique de Mario Bunge

Author(s): Hervé Barreau


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 90e Année, No. 1, CANGUILHEM (Janv.-Mars 1985),
pp. 106-112
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902656
Accessed: 20-11-2015 03:16 UTC

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ETUDE CRITIQUE

La systémique de Mario Bunge

Dans son entreprise ontologique, la philosophiede Mario Bungen'estpas


seulement caractérisée par sa positionréaliste,au sens aristotélicien ou tradi-
tionneldu terme19mais égalementpar sa positionsystémique, au sens où
la théoriegénéraledes systèmesa proposédepuis une trentained'années
une nouvelleconceptiondu monde.Selon cetteconception, la réalitéqui est
l'objetde la connaissancecommuneet scientifique n'estpas faitede choses
isoléesou d'atomes,dontla combinaison plus ou moinsaccidentelledevrait
rendrecomptede ses propriétés macroscopiques, mais de systèmes, dontles
partiesse trouventen interaction entreelles et avec leur environnement.
De cettefaçonles considérations que Kant avait banniesde la Critiquede
la RaisonPurepourles réserver à la Critiquedu Jugement sontréintroduites
par Bungedansl'ontologie, nonpar le biais de la dialectiqueidéalistecomme
chez Hegel,ni par le biais du matérialisme dialectique,commechez certains
auteurssoviétiquescontemporains, mais par l'entremise du développement
scientifique, qui a rompu,on le sait, avec l'idéal mécanisteclassique et le
réductionnisme qui lui étaitassocié.
Il est clairque Bungen'estpas le premierà revendiquer pourla notionde
systèmeun role constitutif dans la science comme dans la philosophie.
Mais alors que NorbertWiener, en fondantla cybernétique,n'avait
visé qu'à rapprocherl'étude du vivant de celle de la machine auto-
réguléeet n'avaitproposé,en somme,qu'un nouveaumécanisme,alorsque
von Bertalanffy, en lançant l'idée d'une théoriegénérale des systèmes,
n'avaitoffert qu'un programme de recherche, suffisamment justifiéd'ailleurs
par les abus et les méconnaissances de la méthodeanalytique,Bunge est
le premierphilosophe,semble-t-il, à proposerune théorieaxiomatiséedes
systèmesconcrets,qui ne se contentepas d'énoncerdes principesgénéraux,
maiss'appliqueà définir les traitsspécifiques de chaque catégoriede systèmes.

1. Cf. H. Barreau, « La métaphysique de Mario Bunge », RMM, 1981, n° 1,


pp. 112-117.

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Mario Bunge

Ces derniers sont classés en cinq genres principaux : systèmes physiques,


chimiques, vivants, sociaux et techniques. Cette entreprisesitue l'originalité
de Fauteur dans la philosophie et l'ontologie contemporaines.A cet égard
il est intéressantde noter que les seuls auteurs français qui soient cités par
Bunge dans OntologyII : a World of System2 sont Bergson, Braudel, Jacob,
Lévi-Strauss,Monod, Thom et de Vaucouleurs. Les référencesqui sont faites
d'ailleursà ces différents auteurs indiquent,en général, plutôt des différences,
voire des oppositions,que des similitudesde vues. La pensée de Bunge serait
sans doute plus proche des conceptions proposées par le regretté J.L.
Destouches et de celles que développe actuellementP. Delattre. On ne peut
que regretterla trop faible audience qu'a rencontréejusqu'ici la diffusion
de la pensée de ces deux auteurs dans leur propre pays, mais on ne peut
reprocher à Bunge, précisément pour cette raison, de n'avoir pas relevé
cette possible convergence.
Le premier chapitre à9Ontology II est consacré au concept général de
système. Bunge y distingue la systémique, telle qu'il l'entend, de l'analyse
des systèmes,qui se propose des objectifsplus pratiques et plus particuliers.
La systémique,quant à elle, utilise un certain nombre de concepts fonda-
mentauxqui sont ceux de système,partie, environnement,structure,composi-
tion atomique, clôture,ouverture,sous-système,niveau, association, propriété
et fonction.De ces concepts certains ont été déjà définis dans Ontology I
et sont repris ici dans l'acception qu'ils y ont reçue. Une tâche beaucoup
plus spécifique est de proposer une représentationabstraite des systèmes,
qui seule permetd'en faire une étude scientifiqueet critique. Bunge mention-
ne la représentationpar graphes et matrices, et s'intéresse davantage à la
représentationpar espace des états, fonctiond'état, espace d'états réguliers,
espace d'événements,ensemble de processus, tous concepts déjà définis.Une
attentionparticulière est ensuite accordée aux concepts d'input, d'output,
d'assemblée, d'émergence, d'auto-organisation,d'action sélective, de pres-
sion sélective, d'évolution. Enfin sont définies les notions d'intégrationou
de cohésion ainsi que de coordination.Par le soin qu'il prend à tracer une
telle axiomatique, Bunge a le souci de distinguer sa théorie à la fois du
holisme et de Tatomisme,le premier étant qualifié de métaphysique stérile,
et le second de stimulantde la science, un stimulantqui cependant n'est
jamais entièrementsatisfait.On voit combien il est difficilede concilier le
matérialisme scientifique avec le systémisme,comme c'est le propos de
l'auteur. Il n'est peut-êtrepas inopportunde rappeler à ce propos que c'est
pour avoir reconnu l'impossiblitéd'une telle conciliation que, dès le milieu
du xixpsiècle, Auguste Comte avait proposé de définirle matérialismecomme
« l'explication du supérieur par l'inférieur».
Aucun chapitre n'est consacré aux systèmes physiques, dont l'étude est
renvoyée à Ontology I. On peut sans doute regretterque la part prise par
la thermodynamiquedans la mise en évidence de la notion de système se
trouve ainsi mise de côté, alors que cette discipline a joué, à cet égard, un
rôle historiqueet théorique considérable. Mais il est difficileà une entreprise
systématique(notammentsur la notion de système!) de rendre une pleine
justice à ses antécédents historiques et on ne saurait reprocher à l'auteur,
qui est également physicien, de les ignorer. Il est possible cependant que
bien des lecteurs aient attendu une démonstrationplus précise de la thèse
philosophique selon laquelle le systémisme s'impose partout, même en

2. Mario Bunge,Treatiseon Basic Philosophy,vol. 4, OntologyH A World of


Systems,Reidel, 1979.

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physique.Le statutfortcontroverséde la mécanique quantique aurait


fournià cet égardun exemplede choix3.
S'il s'agitdes systèmeschimiques,il faudraitêtreun spécialistede philo-
sophiechimiquepour apprécierla nouvelleécriture,conforme à sa propre
axiomatique,que proposel'auteur,à la différence d'autresauteursfidèles
à la notationclassique.Evoquant les conceptionsde ces derniersauteurs,
Bunge écrit: « Elles acceptenttoutesla notationchimiquehabituelle,qui
confondles élémentschimiquesindividuels (à savoirles molécules)avec leur
espèce, écrivantpar exemple« H2O» à la fois pour la moléculed'eau et
l'espèce chimiqueeau. Une autreambiguïtéde la notationchimiquehabi-
tuelleconsistedans le faitque, lorsqu'on« lit» (interprète) un schéma de
réactiontel que | A -f B -> C + D |, on nous demanded'interpréter le
premier« + » commele symbolede la combinaisondes réactantset le
second« -f » commele mélangedes produitsde réaction.Pour ces raisons
la notationchimiqueclassique est un paradigmede double langage - de
platonismeet de matérialisme. Par conséquentnous devionstrouvernotre
proprechemin,même s'il se trouvemathématiquement moins sophistiqué
(que dans les autresconceptions) » (p. 59). Ces remarquesmontrent que
la philosophieexacte, à l'intérieurde laquelle s'inscritla systémiquede
Bunge,ne peut se contenter d'êtreun commentaire respectueuxde la pra-
tique courantede la science : quand cette dernières'exprimede façon
équivoque,il appartientà la premièrede lever de telles ambiguïtés.Une
autretâche de la systémiqueexacte appliquée à la chimieest de décrire
les processusbiochimiques. On sait que le « dogmecentral» de la biologie
moléculaireconsisteà rendrecomptede la formation des protéinesà partir
de la duplicationde l'ADN et des processusde transcription (en ARN) et
de traduction(de TARN en protéine).Bunge introduitdes fonctionsnou-
velles pour décrireces processusde transcription et de traduction.Quant
à l'explicationde ces fonctions nouvelles, il note simplement: « Pour une
" "
traductionde l'expressionmétaphorique fluxd'informationdans le lan-
gage non métaphorique de la chimie quantique, attendre quelques décen-
nies» (p. 68). On voit que la philosophieexacte consisteplutôtà relever
l'existence de problèmes qui restentirrésolus qu'à les effacerpar un réduction-
nisme métaphorique.On peut remarquerégalementque l'existencede
métaphores jusque dans les théoriesqui passentpour scientifiques met en
cause la méthoderéductionniste d'une façon plus radicale peut-êtreque
ne l'admettrait sans doute Bungelui-même.
Les systèmesvivantsprésententdes difficultés nouvelles,comme il est
bien connu,pour leur description adéquate. Il ne fautpas moinsde treize
propriétés pourcaractériser,selonBunge,un systèmevivant(pp. 78-80).Plus
encorequ'en chimie,les auteurssontsouventfortpeu rigoureux dans l'em-
ploi du vocabulaire scientifique: « On a soutenu que les organismes peuvent
êtreregardéssoitcommedes « classesde cellules» soitcommedes « parties
d'espècesbiologiques» (Hull, 1974, p. 48). Les deux propositions disjointes
sont fausses.Les classes, en particulierles espèces biologiquessont des
ensembles,donc des concepts,tandisque les organismes sontdes choseset,
plus particulièrement, des systèmes concrets. Une chose peut être un élé-
ment(s) d'un certainensembleet une partie(c) d'une autre chose : elle
ne peut pas être une partied'un ensembleet un élémentd'une chose, et

3. Cf. RMAÍ, 1981, n° 3, articlesde H. Barreauet de B. d'Espagnat,


1982, n° 1, articlesde H. Barreauet de B. d'Espagnat,
1983, n° 1, articlesde G. Lochak et d'O. Costa De Beauregard.

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Mano Bunge

ceci par définition de l'appartenanceet de la relationpartie-tout » (p. 82).


La systémiqueexacte montreainsi qu'elle n'a pas seulementpour but de
fournir de nouvellesnotations, mais égalementde dénoncerdes « fautesde
catégories ». Il ne fautpas confondre un systèmeconcretavec un système
abstrait,la relationpartie-tout avec la relationd'appartenance. Cette police
des idées ne sauraitêtre assimiléeà un pédantismescolastique.Elle est
nécessaire,en effet, pourdéfendreune saine visionphilosophiquedes choses
contrele dogmatismeinhérentà l'expansionincontrôléed'un paradigme
scientifique. Par exemple,la biologie moléculairetend aujourd'huià faire
croireque le développement de l'organismeest tout entierécrit d'avance
dans les gènes. Contrece nouveau preform ationnisme, Bunge retourneles
armesque ce derniera pu dirigerautrefois contrele bergsonisme et le plato-
nisme: « Ce qui està la modemaintenant estle préformationnisme génétique.
Cependantla modene coïncidepas nécessairement avec la vérité.L'idée que
le développement n'estque le déploiement ou l'exécutiond'un plan contenu
dans le génomen'estpas plus éclairanteou correcteque de tenirqu'il est
guidé par un élan vital immatériel (Bergson,1907) - ou qu'il consisteen
finde compteen l'incarnation de formesgéométriques platoniciennes exis-
tantespar elles-mêmes (Thom,1972). A coup sûr,le développement ne peut
êtreni purement préformé ni purementépigénétique, ne serait-ceque parce
que l'environnement fournitson matérielde base et exclutles organismes
mal adaptés,toutcommeil offredes chancesà ceux préadaptés» (p. 102).
Telle est la positionbungienneen la matière.On peut se demandercepen-
dant si, en dénonçantle dogmatisme de la biologiemoléculaire,cetteposi-
tionne seraitpas plus convaincante si elle s'appuyaitsurla critiquequ'avait
faiteBergsondes prétentions physico-chimicalistes ancienneset surles dyna-
mismescréateursauxquels Thom fait appel aujourd'hui,et qui sont loin
d'identifierces formesà des configurations géométriques visibles.S'il y a du
platonismedans la philosophiede Thom,ce seraitplutôtdu néo-platonisme,
qui préservetout l'acquis d'Aristote ! Un problèmesemblablese pose à
propos de l'évolution des espèces biologiques. La traditiondarwiniennea
privilégiésur ce terrainle concept d'adaptation.Bunge remarqueavec
perspicacitéque le mot « adaptation» recouvreau moins trois concepts
différents : la convenanced'un sous-système à une fonctiond'un organisme,
l'ajustementà son milieu,la fertilitéd'une bio-population(p. 104). C'est
Spencer qui a promule troisièmeconcept comme le concept dominant,
en posant le principetautologiquede la « survivancedu plus apte».
Pour Bunge, au contraire,les troisconceptssont dans une relationtran-
sitivede conditionnécessaire(le premierpour le second,le second pour
le troisième).Nul besoin,selon lui, de faire apparaîtreici un plan téléo-
logique. Mais si l'enchaînement des conditionsnécessairesà l'expansion
d'une biopopulation se réaliseau coursdu tempsd'une façonaussi parfaite
grâce à des préadaptations continuelles, il est bien difficiled'attribuerce
merveilleuxagencementau hasard et de réduirecette finalitéau moins
apparenteau schéma causal de la théorienéo-darwinienne : mutationou
recombinaison de gènes plus sélectionopérée par le milieu.Même Popper
qui a toujourscombattul'essentialisme n'est pas convaincupar ce schéma,
devenuun credosusceptiblede multiplesinterprétations. Il nous sembleen
définitiveque si l'on est sévèrepourles prétentions de la biologiemoléculaire,
il est difficilede ne pas l'être tout autant,et pour les mêmes raisons,
pour l'orthodoxie néo-darwinienne de la théoriesynthétique de l'évolution.
Darwin a certainement apportéune contribution majeureà la philosophie
de l'évolution,en relevantle rôle essentiellement sélectifdu milieu,mais

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il ne pouvaitembrasser à son époque les problèmesqu'a soulevésdepuis la


génétiquedes populations.De toute façon,on ne peut fairedu père de
la théoriede l'évolutionun ancêtredu systémisme.
Parmiles systèmesvivants,les plus intéressants sontceux qui sontdoués
d'activitémentale.Le chapitreque Bunge consacreà l'esprit(mind) ne
satisferapas ceux qui, à la suite du regrettéphilosopheoxonienRyle,
considèrent l'espritcommeun ensemblede comportements 4. L'auteurlocalise
l'esprit,en effet,à l'encontrede ce philosophe,dans le systèmenerveux
central,et, en particulier, dans le cerveaudes vertébrés, qui est l'acteurdes
comportements. Son psychosystérnisme met en valeurles sous-systèmes spé-
cialisésqui peuventêtrefixes(commele systèmevisuel)mais sont souvent
itinérants.La notiond'information, qui devraitêtre éliminéeselon Bunge
de la biochimieet de la biologiecellulaire,se trouverait là tout à fait à
sa place. Seul un systèmeneuronalplastiquemériterait le nom de psychon.
Cette théoriede l'identitéentre systèmepsychiqueet systèmeneuronal
plastique pourraitêtre comparéeà celle de J.P. Changeux(« VHomme
neuronal», Paris,1983). Elle s'autorisede beaucoupde recherchesactuelles
dans les neurosciences.Il est à craindretoutefoisque toute théoriede
l'identitéde cettesorterencontre d'énormesdifficultés à rendrecomptede
l'héritageculturel,non seulementen raisonde sa multiplicité dans l'espace,
mais plus encoreà cause de sa perpétuellereprisecritiquedans le temps.
L'hommepossède,en effet, nonseulement une facultéde créer,incomparable
à celle de l'animal,mais égalementune facultéde remettre en questionses
créations,inconnuedans les espèces inférieures. Si le dualismecartésien
est excessif,l'appui qu'il prend dans le doute méthodiqueest solide. Or
Bunge nous semblefairetroppeu de cas de cette capacité méthodiqueet
critiquequand il refusede reconnaîtrel'existencede ce que Popper a
appelé « le monde3 », celui de la cultureet de la science.Ce mondeest
évidemment produitpar l'activitémentale,mais il s'oppose à elle en ce
qu'il s'offreà la librediscussiongrâce au supportmatérielqu'on lui donne
(ce supportest d'abordvivant,quand il s'agitde la mémoired'un cerveau,
mais il devientinerte,quand il s'agit des symbolesde l'écritureassemblés
dans un livreou une bande magnétique).On doit donc se demander,nous
semble-t-il, si le proprede l'hommene consistepas dans la créationet la
critiquede ce « monde 3 », qu'Hegel appelait « l'espritobjectif», et qui
échappe d'autantplus à son créateurqu'il s'applique à l'étude ou à la
révélationesthétiqueou religieusedu « monde1 », celui de la réalitétotale,
qui est le supportet l'objetdu « monde2 », celui de l'activitémentale.Si
l'on caractérise l'espritpar le pouvoirqu'il possèdede prendrede la distance
à l'égarddes produitsde l'activitémentaleauxquels il s'est d'abord quasi
et donc de se remettre
identifié, en question,alorstoutethéoriemonistede
aliste ou matérialiste,
la réalitétotale,qu'elle soit spiriti! devra reposersur
un dualismeépistémologique (celui du sujetet de l'objet)qui est inévitable,
et qui attestel'existencede l'espritcommepouvoirillimitéde réflexion. On
peut alorsse demandersi les diversesmanifestations de la vie n'approchent
pas par degrésd'un tel pouvoir.De toutefaçon,dans la perspectiveque
nous venonsd'esquisser,le problèmemétaphysiquede la mise en relation
des trois « mondes» distinguéspar Popper,ne consisteraplus à essayer
d'identifierle « monde 3 » avec une partie du « monde 2 », ce dernier
n'étantlui-mêmequ'une partie du « monde 1 », mais à montrerque le

4. Je dois au Pr. Bunge, ce dont je lui sais gré, d'avoir pu corrigersur ce point
une première version tie ce compte rendu.

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dualismeépistémologiqiie permetà l'hommede reconnaître, à ses risques


et périls,une certainethéorie,qui appartient par elle-mêmeau « monde3 »,
commela meilleureimage possible,dans des circonstances historiquesdon-
nées, du « monde 1 », qui n'est pas seulementle monde qu'étudie la
science physique,et à proposduquel s'affrontent les diversesconceptions
du monde.
Le lieu de cet affrontement n'est pas seulementles livreset revues de
métaphysique, mais la société humainetout entière.A cet égard, il faut
savoirgré à Bunge d'avoir donné de la société humaineun tableau qui
correspondà son état actuel. L'auteur nous dispense du tableau de la
sociétéhumainetellequ'elle fut,par exempledu tableau de la sociétéindo-
européennetripartite, qui a été décritepar Dumézil,ou du tableau de la
sociétéhumainetelle qu'elle sera un jour peut-être, par exemplela société
sans classe préditeplutôtque décritepar Marx. La sociétécontemporaine,
selon Bunge,se caractérisepar l'existencede quatre sous-systèmes, dont le
premier constitue le supportbio-culturel des troisautres: systèmede parenté,
systèmeéconomique,systèmepolitique,systèmeculturel.On voit que c'est
l'autonomie relativedes troisdernierssous-systèmes qui caractérisela société
moderne.Cettedernièrediffère de la sociétéantique,en ce qu'elle a réalisé
l'indépendancepresque complètede l'économiepar rapportà la famille;
elle se caractériseelle-mêmepar la recherched'un accordoptimalentrele
sous-système économiqueet le sous-système politique; elle se trouvemenacée
par la subordination étroitedu culturelà l'économiqueet au politique.La
réalisationde cettemenaceconstitueune régression, qui a déjà atteintdes
secteursimportants du mondehumainrépandusurla Terre.Sur l'organisation
internedes troisdernierssous-systèmes on lira donc avec profitles analyses
de Bunge,qui ne manquentpas de releverles inter-relations toujoursexis-
tantesentreeux. Aucunepolitique,par exemple,qu'elle soitgénérale,écono-
mique ou culturelle,ne peut réussir,s'il n'existepas dans les troissous-
systèmesqui caractérisent une sociétédéveloppée,un accordsuffisant pour
assurerou permettre son succès. Bunge expose ces questionsavec la clarté
habituellede son style.Il est non moinsaffirmatif dans l'impossibilitéqu'il
relèvede restreindre la sociétéglobaleà FEtat-Nation. Il écritpar exemple:
« Les économistes, les sociologues,les politologues et les historiens
des sociétés
portentde plus en plus leur intérêtsur des blocs régionauxentierset sur
des systèmesinternationaux, reconnaissant ainsi que la nationest souvent
soit un sous-système soit un super-système, et dans les deux cas une unité
inadéquated'étude. (Le modèle pour l'histoiresociale demeureLa Médi-
terranée(1949) de Braudel).Une contribution récenteà l'approchesystémique
est offerte par The ModernWorld-System (1974) de Wallerstein. En faiton
ne trouveplus de nationsisolées,s'il en futjamais. Toute nationmoderne
entretient des relationséconomiques,culturelles et politiquesavec les autres
nations,et ceci à quatreniveaux: de personnei' personne,de sous-système
à sous-système, de nationà nation,et d'organisation internationaleà orga-
nisationinternationale » (pp. 206-207).
Deux Appendicesqui onttraitl'un aux modèlesde représentation statique,
l'autreaux modèlesde représentation dynamiquedes systèmes,complètent
le volume.Ils retiendront spécialementl'attentiondes lecteursintéressésà
la sciencedes modèleset à sonepistemologie : la situation actuelle
scientifique
n'exige-t-elle pas, commel'a soulignéR. Thom,de passerdes « modèlesde
la science» à « la sciencedes modèles? ». Cependantle desseinde l'ouvrage,
tel qu'il se trouveexpriméà nouveaudans le dernierchapitreintitulé« une
vision systémiquedu monde» était différent: il s'agissait d'offrirune

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Hervé Barreau

Weltanschauimg, tâche à laquelle ont renoncébeaucoup de philosophesau


profit d'une conceptionscientifique, maisutopique,de leur propretravail.A
cetteWeltanschauung il fautreconnaître, nous semble-t-il, le grandmérite
d'êtreappelée par l'état présentde la science et d'avoirl'avantagede la
nouveauté,quoique Bungereconnaisselui-mêmequ'à certainségardsR. W.
Sellars,dans Evolutionnary Naturalism(1922), l'avait précédé dans cette
orientation générale.Les réservesqu'on peut faireà cettevisiondu monde
ont déjà été exprimées,sur quelques problèmes,au cours de ce compte
rendu.Au momentde le terminer, il nous semblequ'on peut leur donner
une formulation généraleet, en partie,nouvelle: si l'Univers,commel'écrit
Bunge,est « un systèmede systèmes », alors l'ontologiesystémiquedevrait
consacrer un chapitreà partà la cosmologieet,puisquel'Univers, commetout
système,est en devenir,à la cosmogonie.On peut regretter que ce ne soit
pas le cas dans cetteOntologyH. Il est vrai qu'en ce domaineles théories
scientifiques sontlégion,et que les donnéesexpérimentales ne parviennent
guère à les départager,à moinsque ces théoriesne revêtentun modèle
mathématique trèsprécis,ce qui ne semblepas exigépar l'étatdes recherches.
Il n'est donc pas facile au philosophe,qui veut resteren accord avec la
science,de privilégier une version,plutôtqu'une autre,de l'Evolutioncosmi-
que.
Sur ce dernierpoint,on se permettra cependantune remarque.Justement
parce qu'elle doit être une visiondu monde (si elle se refusaità l'être,
mériterait-elle qu'on lui consacretantde peine?), la philosophieest obligée
de prendreune certainedistanceà l'égardde la science,touten restanten
liaisonavec elle. Dans la poursuitede sa proprevisée,la philosophiedoit
donc êtreamenéeà prendredes risques.Elle en prendcertainement quand
elle s'interroge surce que peutêtrela destinéede l'humanité. Deux questions,
en particulier, se posentalorsà elle : la destinéede l'humanitéest-elleiden-
tique ou différente de celle de l'Univers? Si elle est différente, ne peut-elle
êtreauguréenéanmoinsà partirdes étapes qu'a traverséesl'Universet qui
ont amené sur la Terre l'émergencede l'humanité ? Autrementdit, n'y
a-t-ilpas dans l'Universun principedont dépend l'émergencede systèmes
de plus en plus complexes,parmi lesquels la société humaine apparaît
aujourd'hui,quelles que soientses imperfections, commela plus étonnante
réalisation ? Et puisquel'hommese caractérise, on l'a vu, par sa capacitéde
choisirsa propreévolution, ce qu'il appellesa liberté,ne doit-onpas concevoir
que, pourêtreremplie,la destinéede l'humanité doitêtreassuméelibrement,
avec les conséquenceséthiquesqu'une telle optioncomporte ? Si la philo-
sophieparvenaità tenirsur de tellesquestionsun discourscohérent,on ne
pourrait certainement pas l'accuserde se fairela servanteinutilede la science.
Elle rejoindrait alors,semble-t-il, la double convictionqui habite l'homme
moderne, et à laquellel'opiniona donnél'épithètede « métaphysique » : cha-
cun ne peut que se plierà l'ordredu monde,et pourtant, ainsique Spinoza,
promoteur de la méthodeaxiomatiqueen philosophie, l'avaitbien vu, quoique
dans une optique déterministe et non évolutionniste, c'est de la manière
dontil adhèreà cet ordrequ'il peut faireson malheurou sa « béatitude».

HervéBarreau
Fondementsdes Sciences
ER 265 du CNRS

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