Vous êtes sur la page 1sur 102

Cet homme

Voulez-vous savoir?...
Cet homme, voulez-vous savoir?

ii
Cet homme, voulez-vous savoir?

Alex Fern

Cet homme
Voulez-vous savoir?...

Récits

iii
Cet homme, voulez-vous savoir?

Couverture : Adam Zwiazek


Copyright © 2022 Alex Fern
Tous droits de traduction,
de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
ISBN : 978-2-9585953-0-2
Depot legal: Janvier 2023
Imprimé à la demande par Amazon

iv
DÉDICACE

Tous ces gens qui passent et tout ce temps passé


dans les allées marchant, ne sachant que chercher,
Tous ces gens lassés devant la vie qui passe,
ils voudraient oublier tout ce temps qui les glace.
TABLE DES MATIÈRES

Remerciements

PROLOGUE P1

UNE FOIS UN CLOWN P3

LA VIEILLE P11

TOUS, TOUT, D’UN COUP P27

TU NE DIS RIEN P37

DANS LE METRO P47

HISTOIRE SANS HISTOIRE P53

SYNOPSIS P61

ENTRE CHIEN ET LOUP P65

CET HOMME, voulez-vous savoir? P81


CET HOMME, c'est vous, c'est moi, c'est lui,
c'est elle, c'est l'absence, que l'on croit voir, qu'on ne
voit pas, que l'on sent là, tout près de soi, au dedans
de soi.

i
PROLOGUE

Voici réunis neuf récits, hitoires, textes,


bouts de vie, comme neuf morceaux d'une
lettre déchirée... neuf personnages, vous et
moi, ou vous, ou moi, ou l'autre, les autres.
Et la terre qui se demande pourquoi tant de
gens continuent de tourner autour d'elle, elle
qui ne cesse de tourner autour du soleil,
perdue dans l'univers.

Ces textes réunis forment un entrelac


de vies intimes, des joies, des drames du
quotidien de ceux qu'on ne voit pas, qu'on ne
veut pas voir, qu'on oublie, ces gens de rien.
On entre dans le jardin des souffrances tues,
des mots écrits, qu'on cache, ceux qu'on lit et
qu'on replit, ceux qu'on chiffonne, que l'on
1
Cet homme, voulez-vous savoir?

jette ou que l'on conserve, les mots qu'on dit


ou qu'on tait et qui détruisent.

Qui, mieux qu'un poète, tel que le


clown, pour faire le lien entre l'universel et le
particulier? Nous croiserons la vieille dans
Paris. Nous serons bousculés par cet autre
anonyme désespéré, dans les couloirs du
métro. On écoutera à la porte de cette jeune
femme, au chevet de son père mourant. Après
un retour à la sauvagerie du métro, on suivra
le récit d'un être sans histoire. Focus sur une
solitude scénarisée. Puis il faudra choisir entre
chien et loup, tout brûler et renaître, peut-
être? Et se souvenir de cet homme, étrange …

Voulez-vous savoir?

2
UNE FOIS UN CLOWN

Comment ça marche un clown?


Se dit le clown tout en marchant.
Ça met un pied devant, un pied derrière.
Non, c'est pas ça.

Le clown s'arrête de marcher, il pense.


Un clown qui pense, ça ne marche pas.
Un pied devant... et un pied devant... et...
Mais ça fait deux pieds devant!
Et derrière? Derrière, y a quoi?
Derrière y a rien.

Deux pieds devant et rien derrière?


Ça ne marche pas, on reste en place.
Sur place un clown ça ne marche pas.

3
Cet homme, voulez-vous savoir?

Derrière il y a un pied, qu'on met devant,


d'un geste large, épanouit, élégant.
Un pied de vent, qui vient devant.
Devant, le pied-devant devient derrière!
Mais derrière, y a plus rien! Que du vent!
Du vent pour la poussière,
la poussière du pied de devant.
Derrière, le vent, devant, la terre,
que vient fouler le pied,
devant le pied-derrière...
Ainsi marche le clown, le nez au vent, les
pieds à terre.

Parfois, le clown se met à penser,


qu'il est bien embarrassant d'avoir deux pieds.
Lui vient à l'idée de n'en avoir plus qu'un.
Un pied, se dit-il, c'est facile, y a qu'à choisir.
Il regarde en bas, vers la terre où se trouvent
ses pieds
et les interroge tour à tour.
Il interroge ses pieds, ne pouvant en faire le
tour.
Faire le tour de ses pieds n'est pas chose aisée.
Je suis clown après tout, se dit le clown tout
dépité,
je fais des tours de clown et pas des tours de
pieds.
Mais il faut choisir et puisqu'il faut sacrifier,
sacrifions...

4
Cet homme, voulez-vous savoir?

Et voici le clown qui lève un pied,


celui qui devait rester derrière, sans doute,
car il n'a pas perdu l'idée d'aller de l'avant.
Lever le pied de devant eut été ridicule
et aurait pu laisser penser à une hésitation
soudaine,
un doute de mauvais aloi.

Comme un point de suspension interrompt


une phrase lancée imprudemment,
un pied suspendu entre ciel et terre,
un pied de suspension, interrompt l'action.
Qu'aurait dit la foule de ce clown à l'arrêt?
Le pied de devant dans l'air,
l'air hésitant du débutant?
Il fallait réagir, prendre la bonne décision.
La décision fut prise et bien prise.
Le pied de devant resta donc à terre
et le pied de derrière, en l'air, derrière.

Tel un flamant rose, fier et heureux,


voilà notre clown, rose de contentement,
fin prêt et bien décidé.
Il écarte les bras, le dos bien droit, le nez en
avant,
la jambe du pied en l'air pliée, comme il se
doit,
la jambe du pied à terre, bien droite,
se met à ployer.

5
Cet homme, voulez-vous savoir?

Le clown va-t-il prendre son envol?


Pour quelle magique destination?
Un tour de piste, un tour du monde?
Rien de tout cela.
D'un coup, la jambe du pied à terre se tend
comme un ressort.
Et voici le pied à terre qui décolle,
à peine le temps de humer l'air,
qu'il retombe déjà, soulevant une poussière
d'étoiles.
Les bras écartés stabilisent l'édifice,
qui se redresse doucement,
trente centimètres plus loin.
Trente centimètres, c'est déjà ça,
se dit le clown satisfait,
c'est la distance du talon à la pointe de ma
chaussure.

Et le voilà qui écarte majestueusement


les bras;
il veut s'élever plus haut, aller plus loin,
toucher les nuages, frôler les étoiles.
Il fléchit et bondit à nouveau.
Mais ses ailes de clown l'empêchent de voler.
A peine parvient-il à stabiliser son atterrissage,
d'un seul pied, le pied de devant,
qu'il saute encore un peu plus haut.

6
Cet homme, voulez-vous savoir?

Cette fois il déplie in extremis


la jambe du pied-derrière,
qui commençait à s'ennuyer
et fait atterrir les deux pieds en même temps,
les deux pieds écartés l'un de l'autre,
les deux pieds tout à coup au même niveau.

Le clown s'immobilise, comme en état de


sidération,
sur ses deux pieds enfin retrouvés.
Les ailes soulagées retombent
de chaque côté du corps fatigué.
Le dos se relâche et se voûte légèrement.
Il baisse le nez et observe un moment la
situation.
Silence.

Que se passe-t-il maintenant?


Que doit-il se passer?
Les deux pieds sur la terre,
deux pieds devant, deux pieds derrière,
deux pieds devant-derrière,
ça ne fait toujours que deux pieds.
Comment ça marche un clown
avec deux pieds devant-derrière?

Se retourner d'un coup, d'un bond,


pour se trouver dans la même position,
ne changerait sans doute pas le problème.

7
Cet homme, voulez-vous savoir?

On tourne en rond.
Tourner en rond, ça le connaît:
Public devant, public derrière et toujours la
poussière.

Bras ballants, le vieux clown s'accroupit.


Est-ce que ça vole, un clown?
Nous venons d'assister à son premier essai,
pas très concluant.
Mais voulait-il voler, le clown? Non.
Le veut-il maintenant?
Comment ça vole un clown, avec ses deux
pieds
devant-derrière et ses deux bras?
Le clown se redresse et se met à songer.
Un clown qui songe, ça ne vole pas!
Un clown qui songe, non, mais un clown qui
rêve?
Il regarde ses mains, il regarde le ciel.
Le ciel du cirque qui est tout rond,
rond comme la terre, rond comme le ciel.

Dans le ciel du cirque il y a des étoiles,


des centaines d'étoiles sur la toile,
il les connaît toutes par leur prénom.
Quand il les regarde, il les nomme et elles le
saluent,
d'un sourire d'étoile sans voix.

8
Cet homme, voulez-vous savoir?

"Essalia, Agrippa, Jade, Emeraude, Eléonore,


Lina, Rose, Yasmine, Nathacha, Maëlis,
Apoline ..."

Il tend la main vers chacune et se rapproche,


doucement, il ne s'agit pas de les effrayer.

Il semble flotter de joie dans l'air.


Ses pieds ne touchent plus terre.
Comment ça vole un clown?
Avec ses bras sans aile,
avec ses pieds devant-derrière, en l'air?...

Le nez dans les nuages, le voilà qui traverse le


voile.
Le voile des étoiles sans voix.
Le cirque en bas, tout en bas n'est plus qu'un
point.
Un point avec des étoiles dedans,
petite planète toute ronde,
minuscule au milieu d'un autre point tout
rond,
autre planète toute ronde, toute petite,
toute petite, toute petite, minuscule...

Les nuits de ciel très clair, on peut voir,


si l'on sait voir,
un petit point rond, tout rond, tout rouge,
très petit, très petit.

9
Cet homme, voulez-vous savoir?

Et dans le silence de la nuit,


si vous écoutez bien,
vous pourrez entendre au loin,
très loin,
murmurer dans le silence des étoiles sans voix:

"Essalia, Agrippa, Jade, Emeraude, Eléonore,


Lina, Rose, Yasmine, Nathacha, Maëlis,
Apoline ..."

10
LA VIEILLE

Elle traîne toute sa vie dans d'étranges


sacs de plastiques tissés, plus volumineux que
son pauvre corps de toiles et d'os, d'où elle
extrait de temps à autre une enveloppe
décachetée, jaunie, vieillie, aussi cabossée que
son cœur et pourtant si bien pliée. A l'intérieur
une lettre, un nom, une succession de mots,
que le temps ne pâlit pas, ses mots, qu'elle lit
et relit, qu'elle replie et qu'elle range. Puis elle
reprend sa route.

Sa route, elle la suit, comme elle passe sa


vie, à errer dans le métro, d'une bouche à
l'autre, dans les cimetières, d'une mort à l'autre
et dans les parcs, d'un banc à l'autre.

11
Cet homme, voulez-vous savoir?

ETE
Le square, les oiseaux, la vie.

De tous les parcs qu'elle a fréquentés,


son préféré, son jardin secret, son coin à elle,
c'est celui qui longe le cimetière Lachaise. Elle
y a ses habitudes et ses habitués, dans ce
boyau de verdure à l'abri des vents: son banc
d'hiver, près des cyprès, au soleil, qui vient
réchauffer ses vieux membres, son banc d'été,
à l'ombre du vieux chêne, qui la soulage des
touffeurs estivales. Est-ce seulement un
chêne? Elle ne s'est jamais vraiment posé la
question. Elle n'y connaît rien, ça ne l'intéresse
pas. Elle l'aime tel qu'il est, elle le trouve beau,
tellement beau et majestueux. Elle le compare
souvent à un prince, un être attentionné. Elle
lui parle souvent, à vrai dire toujours, c'est-à-
dire, chaque fois qu'elle pénètre dans ce petit
parc. Elle ne manque jamais de s'arrêter
devant lui et de le saluer, avant de s'asseoir à
ses côtés ou d'aller rejoindre l'autre banc, un
peu plus loin.
12
Cet homme, voulez-vous savoir?

Parfois, elle lui confie ses secrets,


rarement ses peines, mais surtout ses petits
plaisirs anodins, qu'elle collecte chaque jour:
un regard, un sourire, l'étrange ballet des
humains dans la rue, la majesté d'un geste,
l'élégance d'un carré de tissu sous une tasse de
thé posée sur le bord d'une fenêtre ou la
caresse d'un rayon de soleil sur les rougeurs
automnales... Compagnon muet, unique et
fidèle, il écoute, elle sait qu'il l'écoute, attentif
et sensible, elle sent qu'il lui répond
quelquefois par un frisson de rameaux.

Elle est assise sur ce banc, ses deux sacs


à ses côtés. Il en a vu passer des saisons, ce
vieux banc, le vieux banc du parc du Père
Lachaise. Son bois tout vermoulu, ridé par les
intempéries, supportera bien encore quelque
temps un vagabond comme moi, se dit-elle,
une fille de la cloche... Cette idée la fait
sourire. Les pigeons et tourterelles, qui la
reconnaissent, ne tardent pas à la rejoindre. Ils
lui mendient quelques miettes du relief de son
maigre repas, qu'elle aura conservé dans un
pochon de papier, dans une poche. C'est pour
eux, pour ses amis plumés, pour ses anges
miniatures, qu'elle réserve chaque jour un peu
de son pain rassis.

13
Cet homme, voulez-vous savoir?

Ritournelle de la Vieille aux oiseaux

Petits, petits, venez les filles,


mangez à volonté.
Venez piquer de vos p'tits becs
les flocons de miette.
La faim vous empêche de partir? Partez!
Non, restez.
N'écoutez pas, ne dites rien, dansez,
c'est la fête.

J'ai des chansons pour vous,


des miettes de rimes,
des chansonnettes et des histoires,
feuilles d'automne ou plumes d'ange,
qui se baladent au gré du vent.
J'ai des poèmes d'amour,
des sonnets intimes...

Ne dites rien, régalez-vous


de mes contes à dormir debout
ou à planer dans les nuages,
car j'ai des ailes, tout comme vous.

Petits petits, venez les filles.


Oui, j'ai des ailes sous mon manteau,
de grandes ailes de sable et d'eau,
d'or et d'argent sous mon manteau

14
Cet homme, voulez-vous savoir?

et dans mes sacs un bric-à-brac


de joies, de drames, de mélodrames,
lettres d'amour et cartes postales,
y' a des voyages et des étoiles,
soirées mondaines, nuits de gala.

C'est qu'j'en ai fait du tralala,


avec mes ailes sous mon paletot,
bien repliées et bien cachées.
Il suffirait d'un rien..., petits!
petits, venez les filles, petits,
ne dites rien, régalez-vous.

Je vous dirai des mots que vous picorerez.


Je chanterai pour vous dans le silence des
mots.
Dansez, les filles, dansez ce concerto d'oiseau,
ce boléro des villes que vous roucoulerez.

C'est un secret, les filles, un secret entre nous.


Ne dites rien, surtout...

Elle s'est endormie sur ces derniers mots.

15
Cet homme, voulez-vous savoir?

AUTOMNE
Le refuge, les vivants et les morts

Lorsqu'elle arriva près du square qui


longe le pays des âmes, où elle devait revoir
ses pigeons, ses compagnons plumés
d'infortune, elle hésita un moment. Elle
s'arrêta près de l'entrée et posa ses deux sacs à
ses pieds. Elle sentait sa poitrine se refermer,
et comprimer son pauvre corps, comme sous
l'effet d'une main invisible qui la plaquait là, le
dos contre la grille. Elle s'y accrocha, prise
d'un soudain malaise. Il lui fallait reprendre
son souffle. Simple fatigue, pensait-elle, sans
doute, ça va passer. Il faisait anormalement
chaud en cette fin de matinée. Elle n'avait rien
avalé ce matin-là, pas assez de monnaie pour
prendre un café seulement. Elle avait tant
marché en vagabonde depuis le lever du soleil,
ou plus exactement, depuis que le grondement
du camion de service du nettoyage de la ville

16
Cet homme, voulez-vous savoir?

l'avait obligée à sortir du portail, où elle


confiait ses nuits.

Son portail, ces lourdes portes de chêne


massif qu'elle n'a jamais franchies devaient
bien faire trois mètres de haut, peut-être
même quatre; elles étaient situées légèrement
en retrait du trottoir, à l'abri du vent et des
intempéries. Elle ne les a jamais vu ouvertes.
Elles devaient servir au temps des seigneurs et
des grands bourgeois, pour pénétrer dans le
hall de réception avec chevaux et calèche.
Dans le battant de droite on avait aménagé
une petite porte par laquelle, aujourd'hui, seuls
ceux qui possèdent le sésame du boîtier
électronique, qui sert de serrure, peuvent
entrer. Cette maison de maître était un hôtel
particulier, transformé au fil de l'Histoire en
hôtel de garnison, en maison de passe, puis en
immeuble de rapport.

C'est là qu'elle avait élu domicile -


comme elle se plaisait à dire non sans une
certaine fierté - depuis que la concierge avait
accepté la présence, la nuit, de cet étrange
personnage, pour lequel elle éprouvait une
certaine empathie. Mais il fallait attendre
minuit, être sûr de ne pas croiser de locataires,
autres que les noctambules éméchés qui n'y

17
Cet homme, voulez-vous savoir?

portaient guère attention, mais dont il fallait se


protéger des moqueries blessantes; alors, la
vieille pouvait étendre, contre le battant de
gauche, ce bout de couverture qui lui servait
de lit. De temps en temps, la concierge lui
apportait un bol de soupe, un morceau de
pain, avant de refermer pour la nuit la petite
porte sur cet être informe, qui servirait de
repoussoir aux intrus malveillants.

Son petit refuge était situé près du


Jardin du Luxembourg, qu'elle fréquentait
enfant, les longs dimanches après-midi, seule,
à contempler glisser sur l'onde deux cygnes
blancs. Ils s'avançaient avec tant de graces
vers elle, qu'il lui semblait qu'ils la
reconnaissaient. Ils engloutissaient d'un coup
les quignons de pain qu'elle leur lançait et d'un
geste lent de la tête et du cou vers le bas, la
remerciaient aimablement. C'est peut-être à
cet âge, devant le grand bassin du
Luxembourg, que lui vint le désir de danser.

Le Luxembourg, Acis et Galatée

Ce qu'elle aime aujourd'hui dans ce


parc, c'est retrouver de temps en temps un
endroit discret, peu fréquenté, le petit bassin
18
Cet homme, voulez-vous savoir?

de l'antique fontaine, où elle reçut son premier


baiser d'amour,… comment s'appelait-il déjà ?
… premiers émois d'adolescents. Elle était
Galatée dans les bras du jeune Acis,
indiférente aux regards furieux et jaloux de
Polyphème, menaçant. Ils s'identifiaient avec
une joie intense à ces statues de pierre, si
tendrement ciselées. Elle se souvient de ses
cours de danse, où ils s'étaient rencontrés –
C'était en quelle année déjà? - et de ce duo
qu'ils avaient imaginé pour le concours, où ils
tentaient de retracer l'histoire de ce couple
mythique... Ils s'étaient promis un amour
éternel, s'écrivirent chaque jour des lettres
qu'elle conserve encore dans les sacs de sa
vie... Comment aurait-elle pu imaginer que,
quelques années plus tard, elle allait être
engagée pour danser dans ce ballet de Handel
et qu'elle allait y retrouver son amour
d'enfance, précisément dans le rôle d'Acis?...

Mais elle n'était plus sa Galatée, rôle


tenu par la danseuse-étoile en titre, elle faisait
partie du corps de ballet et dans les coulisses,
chaque soir, elle admirait son aimé évoluer
dans ce rôle qu'il interprétait à la perfection. Il
était désormais marié à un journaliste
sympathique mais jaloux comme l'antique
Polyphème. Elle n'a jamais pu approcher son

19
Cet homme, voulez-vous savoir?

danseur-étoile et se faire reconnaître de celui


qu'elle n'a jamais cessé d'aimer - Qu'aurait-il
pensé? - Aurait-elle risqué une cruelle
déconvenue ? Elle ne se sentait pas de force à
affronter ce qui l'aurait à jamais rendu
malheureuse. Mieux valait rester discrète et
pouvoir à loisir s'identifier à l'héroïne, le
temps des représentations à l'opéra Garnier.
Le spectacle devait partir pour une longue
tournée à laquelle elle devait participer, s'il n'y
avait eu ce malheureux accident, la veille de la
dernière représentation.

Un élément du décor s'était détaché, ce


fut la chute, des cris, le brouillard et peu à
peu, plus rien. Elle ne se souvient plus de rien.
Six mois d'absence totale, six mois de noir
absolu et le réveil dans cette chambre d'une
clinique qui donne sur un parc - mais lequel? -
Plus d'un an de rééducation, un an de courage
et de détermination, un an de solitude aussi...
Et puis, la rue et les quelques souvenirs glanés
par une main inconnue dans son ancienne
chambre de bonne, conservés dans cette
armoire en fer blanc, quelques frusques, des
papiers et ce paquet de lettres entouré d'un
ruban bleu délavé.

20
Cet homme, voulez-vous savoir?

HIVER
Le métro, les vivants et la mort

Elle descend une à une les marches du


grand escalier. Elle traîne péniblement deux
gros sacs d'un autre âge qu'elle dépose tour à
tour sur chaque marche franchie pour
reprendre son souffle. Elle s'agrippe comme
elle peut aux carreaux blancs du mur du
métro, elle s'y adosse parfois, puis
recommence marche après marche. Sur ses
épaules un vieux sac à dos noir, aux sangles
élimées, semble contenir des papiers, des
dossiers. Une autre sangle, plus fine, la
traverse en diagonale retenant une succession
de chemises, de pulls, de gilets, de vestes et de
manteaux, jusqu'à un petit sac en simili-cuir,
unique indice d'une féminité à laquelle il faut
s'accrocher.

Elle fait une pause sur ce premier


palier. Il y en a trois. Il faut les atteindre. En
bas, il fait chaud. Escalier interminable, plus
21
Cet homme, voulez-vous savoir?

grand qu'au Casino de Paris, moins


majestueux; tout se perd. Elle souffle. Elle
pense et lève la tête encapuchonnée -Mes
jambes-. Ses pauvres jambes sont
emmaillotées, emmitouflées dans une
succession de chaussettes, de bandelettes, de
bandages de chiffons. Ses pieds s'enfoncent
dans ce qui devaient être des charentaises
dépareillées trop grandes, retenues par des
ficelles qui s'entrecroisent harmonieusement.
Comment peut-elle encore marcher ? Devant
elle, la vie semble se dérouler en accéléré.
Tout résonne sous cette voûte monumentale,
des millions de pas qui vont et viennent,
montent et descendent à toute allure. Elle sait
les reconnaître. Pas du riche, pas du pauvre,
pas des travailleurs du chantier, pas des
secrétaires de bureau. Pas nonchalants, pas
pressés, pas qui claquent et pas feutrés. Lui
revient tout à coup la chanson de Pierre Louki
l’auteur de „La môme aux boutons“ qu’elle
aimait tant fredonner . Mais pas de répit, pas
de retard, pas d'attache, d'attachement, pas de
regard, pas d’œil, pas d'yeux. Elle les regarde
passer, pas pressée, c'est du divertissement, ça
vaut bien Tex Avery.

Le dos se soulage au mur suintant qui


la retient, mais à aucun prix elle ne quitterait

22
Cet homme, voulez-vous savoir?

ses deux gros sacs. Elle semble y tenir plus


qu'à sa vie. C'est tout ce qui lui reste. Elle les
regarde tour à tour, comme si elle leur parlait
puis se décide à reprendre sa descente vers
l’Hadès jusqu'au prochain palier. Une marche,
puis une autre. Un jeune garçon la bouscule
sans la voir en dévalant l'escalier. Elle tient
bon et brusquement revient à la réalité. C'est
son gros sac en fait qu'il a heurté. Elle reprend
son souffle. Elle a tenu bon. Elle n'a pas lâché
les anses de son improbable paquetage, que
ses doigts noueux serrent depuis le matin
même, comme s'il s'agissait d'un trésor à
chérir. Elle repart...

Encore une marche, puis une autre.


Elle voudrait déjà avoir atteint le deuxième
palier. - Si seulement je pouvais déployer mes
ailes -. Elle rêve de se laisser porter par le vent
et lentement planer, doucement glisser en
caressant les têtes de ces passants pressés,
comme autant de pelotes de laine... Elle
regarde en bas et n'en voit pas le sol. Tous ces
corps multicolores qui s'agitent dans tous les
sens, se dépassent, se frôlent et se disputent la
priorité. On parle de marée humaine; ça la fait
sourire, elle ne sait pas nager. Elle ne sait plus
rire. Elle voudrait en finir. - Je vais porter tout
le poids de mon corps et de mes souvenirs

23
Cet homme, voulez-vous savoir?

vers l'avant, la pesanteur fera le reste -. Avec


un peu de chance elle arrivera en bas avant
tout le monde. Ou bien, de cet amas informe,
deux bras tout à coup surgiront. Deux mains
qui la tiendront par la taille pour la faire
tournoyer encore une fois, comme autrefois,
une dernière fois, comme l'étoile qu'elle aurait
voulut être à l'Opéra Garnier. Ou encore cette
marée humaine la portera en triomphe, elle et
ses deux gros sacs, comme une rock-star à
l'issue d'un ultime concert, avant de l'écraser
de tout son poids d'indifférence, croyant avoir
à faire à un tas d'immondices.

Elle ne sourit plus. La tête lui tourne.


Son corps chavire. Sa vie aussi. Puis, rien.

Cet homme...

Vous souvenez-vous de cet incident


dans les couloirs du métro ? Était-ce le même
jour ? - Je n'ai décidément pas la notion du
temps, l'avez-vous ? - Pas de panique, il ne
s'agissait pas d'un attentat... C'était au
crépuscule d'un jour d'hiver, au bas d'un très
long escalier de ciment, dans la cohue, à cette
heure où chacun se hâte de rejoindre le foyer
familial. Et ceux qui n'en ont pas se
24
Cet homme, voulez-vous savoir?

précipitent pour emmagasiner un peu de


chaleur avant d'être jetés par les agents dans la
nuit glaciale étoilée... Du haut de ce
grouillement furieux, tout à coup, un corps
s'était écroulé et avait roulé jusqu'en bas, sans
retenue, éparpillant toute sorte d'objets divers,
hétéroclites, bousculant d'autres corps pressés,
qui se relevaient fâchés, râlants. Je nomme
« corps » ce qui ressemblait plutôt à un lourd
ballot de chiffons ficelés, tant il était difficile
de distinguer tête, bras ou jambes, maintenant
immobiles dans l'indifférence générale . C'est
à peine si l'on n'écartait pas du pied cette
encombrante immondice, pour rejoindre au
plus vite le prochain wagon qui, à coup sûr,
n'attendrait pas !...

Rappelez-vous. Un homme s'était


approché et doucement s'était penché pour
secourir cette femme. Il s'agissait bien d'une
femme, âgée ou « sans âge » comme on dit.
Un filet de sang lui barrait le visage, qui a dû
être si beau. Il lui parla lentement. Elle
bougeait à peine et remarqua le sourire
apaisant de cet homme, ses yeux si clairs et
rassurants. Dans cet instant suspendu, elle
crut reconnaître son amour de jeunesse. Un
instant seulement. Hors du temps. Était-ce un
rêve ? Dans sa chute, elle avait abandonné ses

25
Cet homme, voulez-vous savoir?

deux sacs de voyage en tissé de plastiques


multicolores, toute sa vie. Il la rassura, lui
releva la tête qu'il posa sur son genou. Elle eu
du mal à esquisser un sourire mais ne put
détacher son regard de ce visage qui lui parut
si familier. Le jeune homme regarda autour de
lui, supliant toutes ces silhouettes filantes,
indifférentes - Qui pourrait prendre son
téléphone portable ? Personne? - Lui n'en
possédait pas - Quelqu'un pour chercher du
secours, vite ? - Il approcha son oreille du
visage qui semblait vouloir lui parler. Elle le
regarda et, dans un ultime effort, lui prit la
main et y déposa un papier plié serré, sur
lequel elle replia les longs doigts fins de cet
être au sourire d'ange. Puis elle laissa ses
paupières se refermer sur les secrets de sa vie
et partit dans un souffle.

26
TOUS, TOUT, D'UN COUP

Il marche dans la rue, d’un pas rapide,


les mains dans les poches. Il pleut. Il fait froid.
Dans sa main, la lettre pliée, froissée, déchirée,
il ne sait plus, il s'en fiche. Il la tient dans son
poing serré dans sa poche. Il voudrait y tenir
une matraque, un flingue, un bazooka, il ne
sait pas. Si seulement il pouvait, si seulement il
savait. Il fait froid, il marche, tête baissée,
enfoncée dans ses épaules étroites.

C'est l'heure de pointe, l'heure de la


sortie des bureaux, l'heure des retrouvailles au
bistrot, l'heure du "respire un bol d'air",
l'heure des bousculades, du retour au dodo, de
l'entrée du métro. C'est son heure. Il
s'engouffre dans la bouche de la station
Télégraphe, qui l'avale comme un ogre
27
Cet homme, voulez-vous savoir?

affamé.- Qu'est-ce qu'ils ont tous, aujourd'hui,


c'est la cohue!- Passé le contrôle du ticket, il
entame la descente de ce long escalier qui
mène à la rame du retour chez lui.

Et voilà qu'il parle dans son col de


blouson trop court, dans son cache-nez
trempé. Il déverse un flot de paroles
ininterrompu, ou presque. Il crie sans même
s'en rendre compte, ce n'est pas son habitude.
C'est un être discret d’ordinaire, honnête
homme, bon père, ordinaire. Mais aujourd'hui,
quelque chose ne tourne pas rond.

"...Voilà c'que j'lui dirai, que ça plaise


ou non, c'est comme ça. Pourriture! C'est
comme ça! Peut pas toujours se faire avoir!
Peut pas toujours baisser la tête, courber
l'échine, comme ils disent... Fait sombre dans
c'tunel, depuis l'temps, 'pourraient l'arranger!...
Trop longtemps qu'ça dure. Marre de c'train-
train - vie de chien... Hé toi-là bouscule pas, te
gêne pas, ça va ouais? Les gens sont dingues,
parfois j'te jure, …rien qui va… Et celle-là,
non mais quelle allure elle a!... Allurella, Ella,
Ella, ça y est, je divague... Me rendra fou ce
type. Un jour je lui dirai, j'lui dirai c'que
j'pense…Sale type!... Y' verra bien qui j'suis...
Fatigué, mal aux pieds, mal aux pieds à force

28
Cet homme, voulez-vous savoir?

de marcher. Et tous les jours ces trottoirs, ce


couloir et cet escalier qui n'en finit pas... Non
mais r'gardez-les tous ces cons! Font tous
comme moi, faut pas croire !... Pourquoi que
j'cours comme ça?... Y'a pas l'feu!... J'fais tout
comme eux. Laisse-les courir, arrête un peu,
poses-toi là, tiens r'garde là... Là, c'ui là,
peinard!... Il est peinard, c'ui-là avec sa
guitare,… 'f'rait mieux d'se taire!..."

Il passe devant l'assis à la guitare, sur


le premier palier, debout, tout seul à
chantonner. Personne n'écoute… Il ronge sa
colère tout près du gars à la guitare. Il sirote
son amertume. Peut-être qu'il aurait voulu se
poser aussi, s'asseoir à côté de lui et puis
parler, parler peut-être, et puis...

"F'rais mieux d'te taire! Tu joues mal.


Peinard, ouais, mais mal... Faut pas que
j'm'arrête, va me d'mander une pièce… J'l'ai
pas. Même pas une pièce… Alors pour lui,
pas. Même pas… Non, mais j'peux pas, peux
pas m'arrêter. Non, personne, parler à
personne. Va d' l'avant, qu'y disent, pointe ton
doigt, droit devant. Mais devant, y'a quoi, y'a
quoi?... y'a c'con-là qui dit qu'ça va pas, qu'ça
peut plus continuer comme ça, qu' y' en a

29
Cet homme, voulez-vous savoir?

marre, déficits, dividendes, productivité,


charges,..."

Tout se mélange dans sa tête qui


bouillonne de rage . Il a envie de hurler, mais
il marche, furieux.

"Y'en a marre?... Ouais! c'est moi qui


en ai marre, mon pote, pas toi. Et pis tiens,
j'te la donne pas ma démission, j'te la jette à la
gueule, pis j'me casse. Tu m'verras plus, fini,
plus jamais… V'là c'que j'lui dirai, et bien fort
encore, que tout le monde entende. D'puis
quand qu'on m'cause comme ça, d'abord?
Vingt ans de boîte et tu m'insultes? Il a encore
le lait d'sa mère au bout du pif et y m'crie
d'ssus? Y m'chie d'ssus?... Et devant tous les
collègues, que j'lui dirai. Et bien fort, que tout
le monde en profite… Tu sais pas qui j'suis!...
Pardon madame!... Quoi? Oui, je parle tout
seul, et alors?... J'vais fermer ma gueule, pis
c'est tout…"

Il se tait. Il écume. Il descend les


marches, droit devant lui. Il se sent sale,
humilié. Il voudrait crier à la face du monde sa
colère. Il se tait.

30
Cet homme, voulez-vous savoir?

"Pis tous ces gens qui puent! Fait


chaud dans l'métro, sont tous mouillés…
Tout qui pue... Et celle-là! Pas fière allure avec
ses sacs!... T'as fait tes commissions, Mamie?...
dis pas ça. Ne parle pas. Pas comme ça.
'Pourrait être ta mère. Elle est vieille, mal à
marcher… J'veux pas dire, mais avec cette
superposition de chaussons, chaussures,
rafistolés, ficelés comme de grosses
saucisses!... Tu vas où 'tit' mère?... Hein?... Où
tu vas pauv' petit bout de femme avec tes gros
bagages?"

Il finirait bien comme elle, tiens, s'il


se laissait aller. Mais il va, droit devant.
Devant lui y'a rien, mais il marche. Il faut
marcher et marcher droit. C'est ce qu'on lui a
appris, depuis tout petit.

"Du boulot j'en trouverai. Je suis pas


manchot. J'ai pas le bac, pas de diplôme, mais
l'expérience. Ça compte l'expérience, la vraie,
les responsabilités, l'atelier… Enfin, bon, y en
a plus. Tout vidé, tout rasé,… vont tout
fermer, qu'ils disent. Vont pas m'faire chialer
quand même! Merde! V'là qu'ça coule tout
seul, même pas d'mouchoir! Fait chier!... Et
tout ceux-là, qui courent on ne sait pas où, et
qui m'bousculent...

31
Cet homme, voulez-vous savoir?

Pourquoi qu'y m'bousculent, hein?... Peut pas


r'garder où y va, c'ui-là?... Envie d'arrêter.
Envie d'arrêter là. Pis qu'ils s'arrêtent tous, là,
tout d'un coup, comme pour une photo, tout
arrêter, les gens, le métro, la lumière, tout…
Et puis les regarder… Les garder, pour moi,
tous, tout pour moi, un à un je les vois, les
visages et les corps, les odeurs, les couleurs.
Pour la première fois, les yeux, leurs yeux,
leurs regards, leur absence de regard. Il n'y a
que moi qui verrais leur regard, que j'plonge
dedans, que j'm'y perde... Savoir c'qu'il y a
dedans, dans l'regard, dans l'absence de
regard, dans leurs yeux... Celui-là, tiens, je
n’l'avais pas vu celui-là. Qu'il est grand, grande
tige, pas comme les autres. Pas qu'il est grand,
mais pas pareil... Des grands, y'en a, y'en a
tant, mais pas comme lui, qu'est pas plus
grand, mais pas pareil..."

Il semblait tout à coup subjugué par


ce personnage, comme devant une soudaine
apparition. Il observe le visage tout lisse, les
cheveux souples comme de la soie, la bouche
dessinée comme celle d'une jeune femme et
puis ses yeux, le regard, son regard, si doux, si
calme...

32
Cet homme, voulez-vous savoir?

"Un artiste, qu'on dirait. Un du


seizième sûrement… Y' porte bien! L'élégance
qu'on dirait, mais pas pareil… Qu'est-ce qu'il
fout là? Pas dans l'taxi, mais ici, dans tout ce
déballage de viandes emmaillotées, qu'arrêtent
pas d's'agiter?... On dirait qu'il m'regarde. Me
r'garde pas, j'suis pas là. Transparent que
j'suis... Il me fixe! J'veux pas qu'tu m'vois… Il
me regarde, c'est sûr. J'vais lui claquer
l'beignet s'il continue... Pourquoi que j'reste là
à l'mirer comme un con? Faut que j'marche,
descendre ces putains d'escaliers. Reprendre
ma route dans ce boyau interminable. Quitter
cette image insolite… J'ai du l'rêver. Je rêve en
marchant, ça fait passer le temps.

Et ce tunel tout droit, tout long,


qu'on n'en voit pas le bout, pas la fin!... La
faim, justement!... Faut que j'mange, pas
bouffé depuis hier soir, à cause de ce type, c'te
saloperie, qui s'prend pour dieu-l'père-le-fils-
et-l'saint-esprit!... D'l'esprit, il en a pas. Y'a
qu'les sous qui l'intéressent, la rentabilité
comme il dit. Pis tout l'monde qui l'dit
maintenant, même au poste… Fait chier c'te
crapule... Pas comme son père! Son père, lui,
c'était un monsieur, un vrai, 'savait c'que c'est
que l'boulot. Y v'nait pas avec la ferrari-
décapot'-prend-les-clés-range-moi-ça... Non!...

33
Cet homme, voulez-vous savoir?

Le fils, lui, ce con, le mépris, il a qu'ce


serpent-là dans la bouche."

Il parle fort à présent. Les gens se


retournent sur lui timidement à son passage.
Passe la vieille femme aux cabas… Il s’arrête.
Qu'est-ce qu'il fait là, à l'arrêt? Il l'avait
pourtant dépassée tout à l'heure, en marchant
d'un pas plutôt alerte. Il dit qu'il devient
dingue, comme s'il sortait d'un coma… Elle
arrive, la pauvre vieille. Il l'aiderait bien, mais
il ne la connaît pas. Elle passe devant lui, il est
plaqué au mur comme un cloporte, il la laisse
passer.

"Et pis v'là que j'suis là, comme un


con! Depuis quand, merde? J'm'en étais même
pas rendu compte. J'deviens dingue.
Comment fait-elle avec tout ces vêtements
superposés sur elle? C'est à peine si on
distingue son visage encapuchonné de cache-
nez de laine, qu'est-ce qu'elle fout avec tout ça
su'l'dos? Peut-être qu'elle a été belle dans
l'temps? Y'a des restes qu'elle enfouit dans ses
fringues. Avec ses sacs, on dirait une abeille
aux pattes chargées de pollen. C'est qu'elle a
du en butiner des souvenirs pour les charger
là-dedans!... Elle pue, elle aussi... Pis p'têt' que
moi aussi j'pue... Peut-être qu'eux aussi ils

34
Cet homme, voulez-vous savoir?

puent... Peut-être que je pue pour les autres,


pas pour moi... Pas pour moi, j'le sens pas...
Peux pas l'savoir... Faut que j'marche. Ne plus
penser, ne plus parler, ne plus rêver. Marcher,
pardon p'tit' mère. Descendre toujours plus
bas. Marcher. Dans ce couloir sans fin, dans
ce tunel sans but. Avancer vers un point, un
point final, comme après une phrase quand
elle s'arrête. Quand est-ce qu'elle s'arrête?
demande l'enfant à la maîtresse. Quand il y a
un point et pis c'est tout. Mais ce n'est pas
tout, et ça recommence."

Il rêve d'océan, de palmiers et de


sable chaud, comme sur cette affiche
publicitaire, sur l'autre quai… "J'veux entrer
dans l'image et me fracasser la gueule contre le
mur. La poupée j'peux pas la toucher, l'soleil
peut pas m'chauffer, la mer elle peut pas
m'noyer"... Se noyer, en voilà une idée! C'est
dans ce couloir qu'il se noie, étouffé dans cette
nasse d’humanoïdes comme dans un océan de
sargasses. Mais sous les sargasses qu'est-ce
qu'il y a? quoi en dessous? quoi dedans?
dedans la mer, dedans la mort, quoi?...

35
Cet homme, voulez-vous savoir?

36
TU NE DIS RIEN

Elle est à son chevet. Elle parle. À qui?


À quelqu'un, à elle-même, à lui. Elle témoigne.
Elle lui parle, elle nous parle.

Il a tremblé, puis il s’est tu. Il m’a


regardée. Ses lèvres voulaient me parler, peut-
être. J’ai eu peur. M’embrasser? Ou bien, je ne
sais pas. Je l’ai regardé trembler et suer. Il suait
sur cet oreiller blanc. Il suait et ses cheveux
semblaient noyés, collés, tristes, affalés, bouts
de fils inutiles. Ses paupières se sont écartées.
Il m’a regardée, comme si c’était la première
fois. Il m’a regardée avec des yeux de bête.
Rien d’humain. Qu’avait-il d’humain? Ou trop
humain? Ses yeux ouverts, pour la première
fois. Ses yeux brillaient. Il a souri. Je crois qu’il
37
Cet homme, voulez-vous savoir?

a souri. Il a souri des yeux, comme si, enfin


détendue, sa peau retombait de chaque côté
de son visage. Il m’a souri. Et j’ai ri dans mes
larmes.

Alors ses lèvres ont bougé. Il m’a vue.


Je ne voulais pas qu’il me voit, pas comme ça.
Il m’a vue et elles ont bougé. Pour dire quoi?
Me souffler quoi? Pour m’embrasser ou
m’engueuler? Mais parle, bon dieu! Il s’est tu.
Depuis vingt ans il se tait. À peine ses lèvres
frémissaient, qu’elles se sont arrêtées. Il me
regarde toujours. Mais parle, dis que tu me
hais ou que tu m’aimes. Tu ne m’aimes pas.
Mais parle. Il ne bouge pas, tu ne bouges pas
et dans tes yeux tu me questionnes, je le vois,
je le sais, mais tu ne dis rien.

Depuis vingt ans, tu ne dis rien. Tu me


questionnes sans cesse, tes silences me
questionnent. Depuis vingt ans tes silences, et
tes yeux maintenant, comme un scalpel. Je ne
sais rien. Rien je te dis. Je ne dis rien. Je ne
parle pas. Je n’ai rien à dire puisque tu ne dis
rien, puisque tu ne parles pas, puisque tu n’as
plus parlé depuis des lustres. Et je suis là
aujourd’hui près de toi et je voudrais que tu
me parles et je voudrais que tu me dises, que
tu me chuchotes, que tu me murmures tes

38
Cet homme, voulez-vous savoir?

mots. Pas des phrases, mais des mots, des


mots que j’entende. Ces mots de ta tête. Les
mots de ta tête que tu remues sans cesse. Les
mots qui tournent dans ta tête et qui sifflent.
Et qui font mal. Les mots qui te font mal.
Lâche. Lâche-les. Donne-les comme on jette
la viande aux chiens. Jette-les ces mots, les
mots de ta tête, ces mots de ta tête que
j’attends. Les mots que j’attends depuis si
longtemps. Jette-les.

Ils sont à moi maintenant. Plus à toi.


Tu les a gardés trop longtemps. Tous pourris
qu‘ils sont maintenant. Tous. Les mots de ta
tête, tous pourris. Alors lâche-les comme un
pet, jette-les enfin. Je les ramasserai, tout
pourri qu’ils sont. Je les prendrai. J’en
prendrai soin, ces mots de ta tête. Ils sont à
moi maintenant. Lâche-les. T’es fini, tout
passé, tout pourri, tremblant, suant la fin. Tu
bouges plus. Tu pisses au lit. T’es sale. T’as les
escarres qui te font mal. Pis t’as l’arthrose qui
t’ fait mal. Tu peux plus bouger. Tu bouges
plus. Tout fini, pourri. Tu vois donc pas qu’
t’es mort? Alors lâche-les tes mots. Tes mots à
moi, ceux qu’ tu m’as pas dit il y a vingt ans,
ceux qu’ t’as pas lâché quand il fallait. Crache-
les maintenant. Ils sont à moi.

39
Cet homme, voulez-vous savoir?

Dis pas qu’ t’as peur. Peur de me faire


mal, dis pas! Ou dis-le, si. Dis-le. Vas-y, oui,
dis-le que tu as peur, que t’as peur de moi, que
t’as peur de toi, que tu as peur de tes mots. Tu
sais même plus comment ils sont. T’as peur
de les retrouver, tout pourri, foutus, ou tout
neufs ou transformés, ces mots qui font mal.
Anesthésiés, liquéfiés ces mots. Des mots
baveux, des mots de bave, comme tes lèvres,
des mots gluants suant la mort. T’as peur de
tes mots, les mots de la mort, les mots de ta
tête qui surgissent de la nuit. La nuit de ta tête
où sont tous ces mots. Je les vois maintenant
dans tes yeux, ces mots de ta nuit. Je les vois
qui s’agitent dans ta nuit, la nuit de tes yeux. Je
vois leur ombre dans tes yeux, leur ombre qui
danse dans la nuit de tes yeux.

Tu me fais peur. Me regarde pas


comme ça. Pas comme ça, je te dis. Tu me fais
peur. Tu vois, moi au moins je te le dis: peur,
peur, peur. Je le dis avec mes mots, mes mots
à moi. Tu me fais peur et tu me dégoûtes.
Peur, peur, peur, pars, ne pars pas. Je te hais,
tu me fais peur. Ne me regarde pas, je te dis,
s’il te plaît. Pas comme ça, tu me dégoûtes.
Arrête... Câlin... Un baiser... Tu veux
m’embrasser?... Je vais le dire. Arrête! Arrête!
Tu m’fais horreur. Tu m’étouffes. Je vais crier

40
Cet homme, voulez-vous savoir?

si tu continues. Si tu continues je hurle...


Prends-moi dans tes bras... Ne me touche pas.
Si tu continues je crie. Je crierai des mots à
moi, les mots de ma tête à moi, les mots de
mon ventre. Je te les crierai, si tu continues...

Ne pars pas. Ne meurs pas. Pas comme


ça, pas devant moi. Dis-moi d’abord tes mots,
tes mots à toi, tes mots de vingt ans , les mots
que j’attends. Ne pars pas. Hurle, hurle, s’il te
plaît. Hurle-moi tes mots. Que tu me les
craches au visage. Crache-moi tes mots à la
gueule. Gifle-moi de tes mots, les mots de ta
tête, les mots qui dansent dans tes yeux. Tu en
fais des armes affûtées et tu me les lances. Tu
en fais des serpents venimeux et tu me les
jettes. Tu en fais des lianes solides et tu
m’étrangles avec tes mots. Mais ne pars pas.
Tue-moi de tes mots à toi, mais reste et parle,
éructe, hurle, pisse tes mots, les mots de ta
tête. Charrie-les une seule et dernière fois
comme une vaste diarrhée. Salie-moi de tes
mots, tes mots à toi, comme tu m’as salie de
ton corps.

Reste encore et fais-moi renaître de tes


mots. Fais-moi renaître du ventre de ta tête et
meurs. Charrie-moi tes mots que je renaisse,
enfin. Que je renaisse du ventre de tes mots.

41
Cet homme, voulez-vous savoir?

Et pars, fuis, crève, déserte. Cette fois pour de


bon, délivré de tes mots pour que je renaisse
du ventre de ta tête. Dégage et vas mourir
plus loin, vidé de tes mots désertés. Que je
vois enfin la vie en vrai. Laisse-moi et vas
pourrir ailleurs. Retourne d’où tu viens,
déchargé, vidé, dégagé de tes mots. Ces mots
de vingt ans, les mots de ta tête qui dansent
dans tes yeux et pourrissent dans ton ventre
depuis vingt ans. Retourne au pays des
silences, finis maintenant, foutus, perdus. Les
auras plus. Nada. Tu n’es plus rien maintenant
sans tes mots. Sont à moi maintenant.

J’vais voir la vie en vrai maintenant.


Avec tes mots, à moi maintenant. Je vais les
prendre, les ramasser, les nettoyer. Je vais les
manger, ces mots, ces mots de ta tête à toi. Je
vais les digérer, les trier, les disposer en ordre
de bataille pour une autre vie. Enfin ma vie à
moi, avec ces mots de ta tête, ces mots dans
ma tête maintenant, dans ma tête à moi. J’irai
les vomir plus loin, toujours plus loin. Et on
dira "Ce sont ses mots à lui dans sa tête à elle.
C’est elle qui l’a mangé, dévoré, les a
boustiffés ses mots à lui, régurgités dans sa
tête à elle. Ces mots qui puent, ces mots qui
suent. Et regardez ses yeux. Ce sont ses yeux à
lui dans sa tête à elle. On la reconnaît, c’est la

42
Cet homme, voulez-vous savoir?

fille de son père. On dit qu’elle l’a dévoré.


Foutu, bousillé le père. Son père à elle, elle l’a
tué. Y’en avait partout, sur l’oreiller blanc,
dégueulasse, sur le drap blanc, tout foutu. Des
mots partout, sur le lit et par terre. Des mots
qu’on dira, des mots qu’on dit, qu’étaient à lui.
Des mots à lui, pas d’ici, des mots partout.
Des mots vomis par tous les trous, par tous
les pores. Elle a tout pris, ses mots à lui, la
voleuse, tout pris, partie. Elle s’est enfuit avec
ses mots à lui. Tout mis dans un sac, tout
ramassé et partie, la vedette, la voleuse"

M’en fous, diront c’qu’ils voudront.


T’es trépassé maintenant, fini, foutu. Alors, la
tête, le ventre, les yeux, fini. Les mots, fini.
Pour toi, fini. Un nuage passe, restent tes
paupières. Je ne vois plus tes yeux, rien que
tes paupières. Tout est calme. Tu entends
dehors la rumeur? Tu n’entends rien.
Paupières sur tes yeux, sur tes oreilles. Tes
lèvres ne bougent plus, elles sont
entrouvertes. Ta bouche, c’est plus qu’un trou,
un trou béant, un trou sans fond. Ça y est ils
sont partis et tu pars. C’est vide au-dedans de
toi.

Je ne veux pas y croire. Je m’approche


de toi. Tu es si calme. Je n’y crois pas. Pour

43
Cet homme, voulez-vous savoir?

une fois c’est toi que je vois et je crois que tu


me regardes dans tes paupières closes. Tu me
regardes dans la nuit de tes paupières pour la
première fois et, pour la première fois enfin,
tu me regardes. Je me sens si calme et prête à
t’écouter. Je crois que tu me parles. Ta bouche
est ouverte et les mots sont sortis. Les mots
de ta tête dans ma tête sont entrés, échappés.
Je ne les ai pas entendus. Je ne les ai pas vus.
Mais je sais, les mots du ventre de ta tête sont
entrés dans mon corps. Et je me penche vers
toi, mon oreille contre ta bouche. Plus rien je
le sais. Vidé tu es. Je ne me suis jamais
approchée de toi comme ça, si près, si prête, si
calme, plus rien. Et je regarde ta bouche et je
regarde tes yeux, mon front contre ton front.

Tu m’as tout pris, il y a vingt ans, mes


mots à moi, mes cris. Tout pris, pas permis,
rien laissé, tout vidé. Pendant vingt ans. Tu
m’as laissée pendant vingt ans. Laissée vidée,
piétinée, salie au-dedans. Vingt ans. Vie, mots,
pareil. Vidée, plus rien. Maintenant c’est toi,
fini, pourri. J’ai tout repris. Tout est à moi, du
dedans de ton antre où tu cachais tes mots.

Ton front contre mon front, que tu


voulais fracasser. Ne dis rien, surtout ne dis
rien. Je n’ai rien dit. Tu m’as tout pris.

44
Cet homme, voulez-vous savoir?

Aujourd’hui t’es pareil, vidé, fini,


baudruche absurde et puante. Ces mots, je les
ai maintenant. J’y crois pas. Je ne voudrais
plus rien voir te toi ou voir le moisi pour y
croire. Voir ta chair en décomposition. Voir
ton corps en morceaux calcinés, poussières et
cendres mêlées pour y croire. Mais ça y est, je
grandis. J’ai les mots dans ma tête. Tous les
mots maintenant. Ça fait mal au-dedans,
libérée de toi et chargée de tes mots.

Surtout ne dis rien. Tu ne dis rien.

45
Cet homme, voulez-vous savoir?

46
DANS LE METRO

Été.
Métro, le son, les sons. Pas le bruit, le
bruissement, le crépitement. Le rythme, caisse
claire et sombres accords . Je ferme les yeux.
Les pages du bouquin se referment l'index
pointé sur le clapotis des vagues. Mon île aux
trésors s'éloigne. J’ouvre les yeux...

Tout se joue sous la surface en un


ballet incessant, comme un flux de globules
sous la peau, artère sous terre, monde
atomisé, globules mouvants, violents et
flasques, masse multicolore d'êtres de textiles
et de cuir, de visages tendus vers on ne sait
quelle obstination, de têtes penchées comme
en prière ou en méditation sur quelque écran
47
Cet homme, voulez-vous savoir?

lumineux, écouteurs aux oreilles, ne plus


exister, s'extraire du monde pour mieux se
perdre ou se retrouver, se dissoudre dans la
masse, se fragmenter dans la multitude
connectée...

Il marche lentement à contre-courant, à


contre-rythme, les images défilent, se
précipitent, les corps en mouvement le
bousculent, se frottent, s'éloignent, se
rapprochent, s'étirent et se heurtent, se
cognent dans un kaléidoscope d'images
blessées.

La nasse se resserre, la multitude


s'agite, le navire accoste en longue plainte, les
portes s'ouvrent. Il entre dans le
compartiment bousculé de toutes parts par les
têtes baissées trop pressées qui se casent dans
les moindres recoins du wagon désormais
surchargé. Il semble ne pas y prêter attention.
Les portes se referment dans un hurlement de
sirènes. Les derniers corps se violentent et se
promiscuitent. Pas le temps pour le suivant.
Faut pas rater le départ. Lui se tourne
légèrement, le corps à présent face à la porte.

Il a le visage serein et curieux de celui


qui voyage en terre inconnue. Sa taille le

48
Cet homme, voulez-vous savoir?

distingue des autres voyageurs qui semblent


ne l'avoir pas même remarqué. Candide au
pays des troglodytes. Est-ce qu'il sourit ? Il a
le regard à la fois présent et lointain. On dirait
que ses pieds ne touchent pas le sol tremblant
de la voiture qui circule à toute vitesse jusqu'à
la prochaine station._ « Châtelet-Les-
Halles ?... Châtelet-Les-Halles ! » _ Les freins
crissent un contre-ut épouvantable.

La bousculade est à son comble à


l'ouverture des portes. Les corps désenclavés
libèrent les odeurs âcres des transpirations
angoissées, des vêtements fermentés, des
parfums trop volontaires et féroces achetés à
bas prix. Il ne descend pas ici. Peu de monde
en retour pour la prochaine station. Quelques
sièges libérés s'offrent à qui veut les utiliser.
Lui reste debout presque immobile et caresse
d'un regard l'ensemble du wagon à moitié-
vide-moitié-plein, le train démarre.

Je remarque à présent sa longue


silhouette. Il me fait penser à ce bel acteur
Pierre Clémenti : même regard présent-
absent , mêmes bouche bien dessinée aux
lèvres généreuses, même mystère dans
l'élégance et le corps fin. Ses longues mains
aux attaches à peine noueuses serrent un

49
Cet homme, voulez-vous savoir?

papier chifonné de longue date. Un frisson me


parcourt le dos. D'où vient-il ? D'où sort-il ?
De quelle planète, de quel pays ? Son costume
de lin souple, écru léger, sur une chemise à
demi-ouverte de lin blanc dénote un certain
goût pour le raffinement discret. Ses pieds nus
dans de fines sandales de cuir fauve se
terminent par de longs orteils magnifiquement
alignés. Il n'a pas la valisette du dandy en
villégiature ou le bagage du voyageur en
transit, pas l'attache-case du travailleur de
bureau, pas le sac à provision chargé des
victuailles du parisien de fin de semaine de
retour chez lui... Rien…

« Prochaine station ?... »… Contre-ut


en sirène… « prochaine station ! Attention à la
marche en descendant du train »… Je dois
descendre, les portes s'ouvrent, je reprends
mon livre, s'il descend, je le suis, je me penche
pour agripper ma sacoche, je me relève,
personne, je jette un œil dans le wagon, je
sors, personne, à gauche, à droite personne,
où est-il ? La station se vide. Était-ce un
songe ? Je hurle. Aucun son ne sort de ma
bouche grande-ouverte.

J'ouvre les yeux, personne. Le cœur


me bat. Autour de moi le silence du

50
Cet homme, voulez-vous savoir?

crépuscule. J'ouvre le livre à l'endroit de mon


index. Un frisson d'eau sur les galets de cette
plage de l’île retrouvée…

Automne.

Métro, ligne, stations, Etoile, rails,


suicides, rats, pubs, pisses, pauvres, pue,
stations, lignes, radio, cris, les noms, les voix,
la voie, les voix, les beaux, les laids, les rails,
les rails et la lumière, le bruit, les
tremblements et la peur, la ligne et les lignes,
les courbes et la peur, les lumières et le feu, le
sang, les corps, la foule, et lui. Ça file, ça
défile, les gens, les cris et la voix, sa voix, les
voix, la lumière, les rails. Il ne voit pas, ne le
voit pas, n'y arrive pas, il dit qu'il n'y arrivera
pas…

51
Cet homme, voulez-vous savoir?

52
HISTOIRE SANS HISTOIRE

Et voilà l'histoire. L'histoire d'une vie,


d'un mirage sous un soleil cuisant. Bribes de
souvenirs brûlés, photos jaunies dans la
mémoire, couleurs passées, bords émoussés.
Voilà l'histoire d'un rêve ou d'un chemin. Les
traces des traces, empreintes laissées sur le
pavé, sur le goudron ou dans la glaise des
champs. Le récit des étoiles qui ont tout vu,
tout entendu des vivants et des morts. Des
histoires que transporte le vent qui fait
chanter les cimes. Des histoires que le poète
attrapa dans son filet de troubadour, le long
des chemins d'errance, à travers bois, jusqu'au
château des illusions dorées.

Récit d'un vagabond, traînant ses


guêtres au bord de l'eau des prairies
53
Cet homme, voulez-vous savoir?

abandonnées, rêvassant d‘une autre vie, un


autre corps, une autre mort que cette vie-ci.

Une vie de rien, vie d'inutile. Chômeur


à vie. Pas essentiel, qu'ils disent. De longue
durée, trop longue durée. Alors il boit. Pas
comme il buvait. Il ne buvait pas, ou peu.
Non, il boit. Le vin, le vin âpre qui fait tituber,
qui fait oublier. Le vin des villes, au col étoilé.
Pas celui des filles, ou bien dans ses rêves,
seulement dans ses rêves. Le corps des filles
abandonnées dans ses bras. Corps de rêve
dans ses bras de danseur étoilé. Mais la Scala
n'est plus. Pas plus que la Garnier ou la salle
Gémier. Plus que dans ses rêves. Les grandes
tournées, des étoiles dans les yeux, dans le
coeur et puis des fleurs et des clameurs.

Y'a plus que la peur. Jeté, fichu, tordu.


Plus qu'un corps de brique plaqué au mur des
villes qu'il arpente indolent de saison en saison
en chantant dans sa tête. Et dans sa tête
encore résonne si fort le son des accords qui
le font pleurer les soirs de mélancolie amère,
le corps usé contre les briques des maisons
des villes, sans domicile et sans papier. Alors il
marche. Il marche et rêve. Rêve sans trêve,
sans repos. Corps allongé au bord de l'eau, les
pieds dans le sable que vient fraîchir la mer.

54
Cet homme, voulez-vous savoir?

Pas vu la mer depuis longtemps, depuis si


longtemps.

Alors marcher, marcher toujours.


L'hiver, l'été. Les pieds dans la neige, sur le
bitume brûlant. Chaussures de chiffons
ficelés, pas les ballerines du temps passé.
Chaussures de fortune aux pieds fatigués,
épuisés. Chômeur de longue durée. Longue
marche de chômeur. Il a les papiers, les
papiers du "pôle", comme il dit. Un pôle
glacial qui l'a éjecté. Pas assez bossé. Faut
travailler qu'ils disent. Un pôle de marbre qui
n'emploie plus que des syllabes pour signifier
la fin.

Alors se lève, se relève ce corps de rien


qui est le sien et que redoutent tous les jean-
foutre qui le croisent, qui le toisent et qui ne
voient pas, ne verront jamais tous les soleils
qui dans ses yeux et dans son âme brillent
encore de la même flamme. Alors il rêve et
rêve encore de châteaux en Espagne, d'une vie
de balades en voiture de charme sur la riviera
des belles dames. Voiture décapotable avec
Madame et son chien, son bichon tout
mignon, ses longs poils en chignon comme le
trognon de sa maîtresse. Même couleur,

55
Cet homme, voulez-vous savoir?

même tresses, même ruban ridicule... Alors il


rit, il rigole à pleurer.

Dans les jardins des villes, il aime se


réfugier aux heures douces et tranquilles
quand il ne faut pas fuir les gardiens, les
vigiles et la maréchaussée, le mépris ou la
haine, la pitié ou les coups. Dans les jardins
des villes il aime se reposer et rêver que sous
le ciel le monde lui appartient. Il se voit
allongé sur un transat au bord de l'eau et ne
pense plus à rien. Il observe le bleu. Un bleu
calme, un bleu clair, aussi pur que le bleu de
ses yeux. Ses yeux à elle. Les yeux de celle qu'il
aima, il y a si longtemps. Il voudrait se lover
au creux des doux nuages qui passent
lentement qu'il aimerait tout entier entourer
de ses bras. Parfois de longs traits opales
sillonnent le ciel. Étranges lignes de nuages
blancs, avions de ligne ou départs de fusées
pour des contrées lointaines. Et la pensée
s'égare où le songe se brise.

Un jour pourtant, de soleil éclatant, de


gros nuages lourds et gris annoncèrent
l'arrivée d'un orage déchaîné. Dans le square
de la ville où rien ne sourit les jours de pluie, il
fallait fuir à nouveau abandonnant sur le banc
des lunettes de soleil qu'il avait trouvé là. Il se

56
Cet homme, voulez-vous savoir?

réfugia sous un porche où deux silhouettes de


cuir noir, casquées, semblaient attendre
comme lui l'accalmie. Gants de boxe et batte
de bois n'avaient cependant rien d'un
accoutrement de motard. Notre homme
l'apprit à ses dépens. On retrouva son corps
tuméfié le lendemain matin au réveil de la
maisonnée. La lame d'un canif retrouvé à ses
côtés avait fini de scarifier son visage
ensanglanté.

---------

Par la vitre de sa chambre, il aperçoit


les nuages. Est-il sur le transat au bord d'une
piscine à se dorer la peau? S'est-il endormi, un
vieux roman à la main, en songeant à la suite
de l'histoire? Depuis combien de temps est-il
resté ainsi? Il peine à bouger la tête, son cou
lui fait mal. Il ne sent plus son corps, ses
pieds, ses mains. Que s'est-il passé? Quelle
réalité le rattrape ainsi? Il se rend bien compte
que quelque chose ne tourne pas rond. Il est
allongé, incapable de bouger, pourquoi? Il est
alité dans une chambre d'hôpital, depuis
quand? Il ne se souvient de rien. C'est comme
si une gomme avait effacé son passé. Il lève
les yeux, essaie de se concentrer. Rien à faire.
Qui est-il? Il doit avoir un nom! Il sait qu'il a

57
Cet homme, voulez-vous savoir?

un nom. Cette piscine, ce roman, était-ce à


lui? Ce ciel si bleu, si calme, l'a-t-il rêvé?

Les jours passent, les jours ont passé.


Défilés de médecins, chirurgiens, infirmiers,
aides-soignants... Il n'a jamais été autant
entouré, choyé. Mais qui sont ces gens pour
lui si présents, si attentionnés? Il ne leur
reconnaît aucune famille, aucun lien
quelconque. D'où vient-il? D'où peut-il bien
venir? Il ne se souvient de rien. Chacun tente
de lui faire retrouver la mémoire. En vain.

Six mois se sont écoulés depuis son


agression. Agression dont on a dû lui conter le
déroulement supposé. Six mois pendant
lesquels son portrait a circulé dans la presse.
En vain. Personne ne s'est manifesté pour le
reconnaître. Il aurait voulu, par dérision, qu'on
le nomme "Monsieur X"? On l'appellera
"Monsieur Personne" et n'aura pas de
prénom. Il s'en créera un. Ce sera "Kelkin". Il
prenait un malin plaisir à le dire, puisqu'il ne
parvenait toujours pas à l'écrire : "Je m'appelle
Kelkin, Kelkin Personne". Un sourire triste
s'éteignait sur ses lèvres.

Tous les soirs après le repas, quand


tout semble endormi à l'étage de l'hôpital où il

58
Cet homme, voulez-vous savoir?

a été admis pour sa rééducation, il rêve d'en


finir. Une balle dans la tête ou dans le coeur.
Mais ici, pas de fusil. On vous condamne à
vivre. C'est un piège pour tétraplégique.

La voilà l'histoire. Une nouvelle histoire


sans vie. Une histoire qui s'écrit sans encre ni
papier. Une histoire à enfiler des chaussures
aux semelles de vent pour aller de l'avant dans
le bleu du ciel. Le bleu calme et clair du
premier jour d'une histoire sans histoire.

59
Cet homme, voulez-vous savoir?

60
SYNOPSIS

Il longe le mur décrépi de sa chambre de


bonne. Il en fait le tour et s'arrête devant la
fenêtre au carreau fêlé.
Il voit le reflet de son visage impassible,
traversé d'une estafilade de verre.
Dehors, le crépuscule tremble sur les toits où
se désole une pluie maigrelette.

Au bout de ce lit où son corps allongé


cherche en vain le repos, s'élèvent tristement
des volutes de fumée que le miroir reflète.
Au plafond, les tâches sont les étoiles éteintes
dont il oublie le nom.

Le voilà, foulant pieds nus l'herbe fraîche


d'une prairie isolée dans la brume.

61
Cet homme, voulez-vous savoir?

Il entre dans le champ de la caméra et


s'éloigne en marchant.
Puis, il s'arrête et observe deux amants qui
s'embrassent.
Faut-il mourir pour n'être pas jaloux?
L'homme s'approche de lui, le frappe, il
tombe.
Face contre terre, il attend, ne bouge pas, ne
pleure pas.
Il regarde les brins d'herbe humides, les
regarde-t-il?
Dans son poing, la feuille froissée des aveux
terribles.
Il se lève et lentement s'éloigne, seul à
nouveau sur la terre.
Seul au milieu d'un ciel immense vide et muet.

Le mur blanc de chaux décrépi de sa chambre


s'alourdit.
Au plafond, le journal qui entoure la lumière
atténue sa clarté.
Les nouvelles sont mauvaises au papier jauni.
Près du lit, la chaise au dossier cassé ne
soulagera plus son dos.
Il s'approche du miroir où se balance un nez
rouge au bout d'un élastique qui tombe en
poussière.
Le miroir se brise au sol.

62
Cet homme, voulez-vous savoir?

Il ne reflète plus son visage mais des bris de


plafond aux étoiles ternies.

Par la fenêtre au carreau fêlé, la pluie frappe la


nuit noire.

Que cherche-t-il sous le lit?


Quelque chose est tombé, a glissé de sa main
sur le sol.
Un papier, quelques mots chiffonnés, griffés,
raturés.
Un aveu, un adieu, un appel?
Des mots flous que la raison égare.
Des mots fondus comme les portraits de
Francis Bacon.
Il tâtonne dans le noir, dans le froid de la nuit,
à plat ventre, sous le lit.

La faible lueur des lumières de la ville à travers


la fenêtre dévisage les grains de poussière sur
le parquet luisant.
Il voudrait à cet instant se fondre dans la foule
des particules, dans cette saleté délaissée
depuis des semaines, ou mieux, n'être rien et
disparaître comme disparaît cette lettre
froissée à ses yeux.

Il se redresse, incertain, épuisé.

63
Cet homme, voulez-vous savoir?

Il reste assis quelque temps sur le sol, le dos


appuyé contre le sommier du lit.
Il laisse tomber sa tête sur le matelas défait.
Ses jambes nues s'abandonnent sur le parquet
glacé.

Il transpire, il a froid, il s'en fiche, il voudrait


ne plus pouvoir respirer.

Au plafond, la lumière et les ombres dessinent


un étrange tableau lugubre où des formes
abstraites se toisent.

64
ENTRE CHIEN ET LOUP
PROLOGUE

Partout où l'on pose les yeux, on ne


voit qu'étiquettes, vignettes, marques et
marquages en tous genres, jusqu'à la
couverture totale d'immeubles ou de gratte-
ciel entiers, nous rappelant à chaque instant
que toute chose a un prix, la nature et les
gens. La vie même a un prix. Tout est à
vendre, à acheter, à envier, à désirer pour le
plaisir du désir ou son anéantissement. Tel
auteur à succès truffera son roman de
marques publicitaires plus ou moins
renommées, de chiffres se multipliant dans le
plus grand désordre, en euros ou en dollars,
pour quelle satisfaction ? Celle du lecteur,

65
Cet homme, voulez-vous savoir?

celle de l'auteur ? Et dans quel but avoué ou


non avoué ?...

Signe des temps, l'argent est roi, dit-on.


Alors, au lieu de le détrôner, de s'en
détourner, de s'en séparer, on ne cesse de le
servir, de l'honorer, de le chanter, d'en faire
quotidiennement, en toute occasion les
louanges. L'argent n'est plus roi, il
s'autoproclame empereur, pape omnipotent et
planétaire. Aussitôt dépensé, dilapidé, jeté par
les fenêtres, il vient frapper à votre porte et
vous supplie de rentrer en masse, petit à petit
ou même à crédit – l'intérêt est principal, foi
d'animal dictatorial – et vous cédez, apitoyé
ou même séduit et vous êtes prêt à tous les
sacrifices pour continuer cette macabre
comédie.

Non ? Vous voulez résister ? Échapper


à cet asservissement volontaire ? On vous
rappellera que vous n'êtes pas libre, on vous
traque, on vous marque, on vous tatoue, on
vous puce, on vous vaccine, on vous
médiatise, on vous punit, on vous lobotomise,
on assassine en vous des millions d'années
d'humanité. Et vous restez là, acceptant tout,
remerciant tout, bénissant le sort qui vous a

66
Cet homme, voulez-vous savoir?

laissé en vie, dussiez-vous être le dernier à


respirer, seul, mais en vie !

Alors vous restez cloîtré chez vous, en


sécurité, devant la télé et son flot continue de
mensonges spectaculaires et de joyeuses
catastrophes, heureux de pouvoir échapper à
tant de dangers, protégé enfin par la
vidéosurveillante bienveillance d'une tyrannie
à visage humain... Dormez, mangez, dormez...
Dormez... Entre chiens et loups…

Quand, à bout de forces, désabusé,


« trop désabusé », désenchanté, désargenté, il
vous vient à l'esprit d'en finir avec ce monde,
avec la vie, lisez bien ceci : Prenez tous les
miroirs et brisez-les d'un coup.

Trouvez toutes les photos, les diapos, vidéos,


détruisez-les d'un coup.

Ouvrez toutes les armoires et videz-les d'un


coup.

Sortez les tiroirs, renversez-les d'un coup.

67
Cet homme, voulez-vous savoir?

Rassemblez ordinateurs, vidéo-projecteurs,


téléviseurs, émiettez-les à coup de masse.

Dépouillez les greniers, débarrassez les caves,


chassez les bibelots, désentoilez les tableaux.

Videz les pots de fleurs, les pots de fer, les


pots de terre.

Renvoyez les statues, congédiez les souvenirs.

Rassemblez toutes choses en un tas au milieu


du jardin, du salon, du boudoir, du centre, du
cœur de la demeure désormais mise à nu.

Détrônez les vices, licenciez les vertus, étripez


vos remords, asséchez vos craintes. Nettoyez
votre âme . Ôtez un à un tous vos vêtements,
vêtements du corps et déguisements de l'âme.

Un à un, posez-les sur le tas. Au besoin


déchirez-les, mettez-les en pièces, en
lambeaux, en miettes, en copeaux.

La veste, la chemise, le polo, le tricot,


oripeaux.

L'apparence, l'arrogance, le mépris, la jalousie,


oripeaux.

68
Cet homme, voulez-vous savoir?

Ne vous contentez pas de le lire, de le dire,


prenez votre vie à bras le corps.

Le pantalon, le ceinturon, le caleçon, oripeaux.

L'impatience, l'indifférence, l'impertinence,


oripeaux.

Déchirez, déchiquetez, taillez, coupez,


tailladez, mettez en pièces.

Les chaussettes, les chaussures, les savates, les


cravates, oripeaux.

Les craintes, les peines, les terreurs, oripeaux.

Il n'est plus temps de revenir sur le passé, de


regarder en arrière, de retourner sa veste. Il est
désormais trop tard pour fuir. Il vous reste
juste le temps de contempler une dernière fois
votre œuvre, cet amoncellement des bris de
votre vie, cette accumulation de ce qui n'est
déjà plus vous, qui n'est maintenant plus soi,
qui se consume sous vos yeux.

Tout brûle à l'intérieur et vous voilà tout neuf.

69
Cet homme, voulez-vous savoir?

II

Vous ne pensez à rien. Vous fermez un


instant les yeux. Vous respirez profondément,
lentement, distinctement. Vous vous laissez
envahir par la chaleur du foyer incandescent.
Intense, trop intense peut-être, car le feu vous
fait reculer d'un pas, juste d'un pas.

Vous ne voulez rien perdre de cette


ultime transformation que vous auriez pu
nommer désastre, hier, quand la pensée n'avait
pas encore fait son chemin, quand vous
n'aviez encore que l’appréhension du désastre,
l'illusion d'une finitude possible, c'est-à-dire
quand vous pensiez encore que votre seule
disparition pouvait changer le monde, un
peu... peut-être... peut-être pas, pas aussi bien,
en tout cas, pas aussi radicalement...

Vous souriez ? Avouez-le. Après tout,


vous étiez faible, vous étiez lâche et surtout
vous vous sentiez tellement abandonné... de
qui ? De quoi ? Du monde ? De la société qui
ne vous comprenait pas ? De votre entourage
que vous ne compreniez plus ? De vos
collègues qui vous regardaient de travers ? De
70
Cet homme, voulez-vous savoir?

votre famille qui vous tournait le dos ?... Ils


pouvaient bien rire de vous, disiez-vous. Rirait
bien qui aurait ri le dernier !

Vous pensiez alors la décision prise, les


affaires en ordre, les archives classées, la boîte
à pharmacie vidée, l'enveloppe cachetée bien
en vue, au chevet, le verre d'eau à moitié plein,
la tasse remplie de pilules de toutes sortes,
toutes tailles, multicolores, côtoyant sur la
table le réveil que vous vouliez briser à l'heure
dite...

Quelle mise en scène ! Quel cirque !


Vous en convenez maintenant, vous en riez !
Vous saviez bien, au fond, que tout cela était
faux. Il fallait en finir, certes, mais pas de cette
façon ridicule et pathétique…

À présent vous êtes là, nu, libre, face à


ce tas de cendre qui finit de se consumer.
Devant vous, entre ces pans de mur fumants,
les plafonds et le toit se sont effondrés. Vous
levez le nez au ciel. Vous apercevez pour la
première fois l'étendue du ciel. Pour la
première fois, vous observez le bleu du ciel, si
bleu, si clair. Pour la première fois, dans ce
bleu du ciel, vous semblez découvrir les
figures nébuleuses et diaphanes qu'on vous

71
Cet homme, voulez-vous savoir?

avait montrées pourtant, quand vous étiez


enfant rêveur, pour vous désennuyer des
longs trajets vacanciers...

III

Qu'allez-vous faire maintenant ? Sans


maison, sans vêtements, sans passé, sans
avenir, dans ce jardin calciné ? Attendre la
nuit? Interroger les étoiles ? Consultation
gratuite dont ne peuvent bénéficier que les
âmes pures. Vous l'êtes à présent, dans cette
félicité troublante, homme neuf dans un
monde à découvrir.

Allongez-vous dans l'herbe et attendez.


Vous sentez le doux picotement des brindilles
sur la peau ? Cette sensation d'inconfort et de
douceur à la fois ? Vous frissonnez. Vous avez
le sentiment d'enfreindre un bien innocent
interdit, curieux mélange d'appréhension et de
plaisir. Fermez les yeux. Respirez lentement,
écoutez... Le ciel, en cette fin de printemps,
est bavard et fourmille d'histoires et de
légendes pouvant éclairer bien des énigmes
concernant notre existence, pour peu qu'on
veuille bien lui prêter attention. Prenez place,
la nuit sera longue à venir.
72
Cet homme, voulez-vous savoir?

Vous entendez ce doux crépitement,


celui des dernières braises qui se meurent
bientôt comme un lointain souvenir ? Et celui,
tout nouveau, des brins d'herbe qui se
chuchotent des secrets, des nouvelles qui
semblent vous accueillir avec tous les égards
de la nature pour fêter votre arrivée... Écoutez
le timide retour des petits insectes qui ont fui
à votre arrivée pour échapper à une mort
certaine. Ils sont restés un moment en
observation face à ce corps allongé, immense,
inconnu, hostile peut-être. Écoutez à présent
comme ils parlent de vous. Ils ont vu que
vous frissonniez, cela les a émus. Ils
s'approchent prudemment, les fourmis en
tête, valeureuses et plus téméraires . Le
crépitement de leurs pattes annonce aux
autres que la voie est libre et qu'ils peuvent
circuler à leur aise.

Respirez profondément, paisiblement.


L'odeur de brûlé a maintenant disparu. Une
légère brise a dissipé les restes de brume et
vient caresser votre peau dont les poils
ondulent comme la végétation; vous êtes la
végétation. Vous ne sentez plus la différence
entre le sol et votre corps, ils se sont adaptés,
ils se sont adoptés.

73
Cet homme, voulez-vous savoir?

Le soleil est timide aujourd'hui, ouvrez


les yeux. Voyez ces grands chevaux ailés et un
peu plus loin ce gros roi couronné ! N'est-il
pas assis sur son trône de nuages ? On dirait
qu'il porte à la main une sphère presque
parfaite. Son sceptre ? Ou bien la terre ? Il
tient le monde dans sa grande main ouverte,
comme un melon bien mûr prêt à être
découpé en fuseaux d'égales proportions et
dégustés goulûment, chair et pépins tout d'un.
Mais le bras s'allonge doucement, la main
s'étend, le melon se transforme... Ne dirait-on
pas un chapeau qui va prendre ses quartiers
pour aller valser un peu plus loin, laissant la
main, le bras, la couronne et le souverain se
dissiper lentement... ?

IV

"Libre, libre, enfin et vivant ? Rendez-


moi le vide. Rendez-moi l'innocence. Rendez-
moi la faim. Rendez-moi l'odeur du rien, la
sensation des abîmes, l'étourdissement du
silence, la saveur de la paresse. Laissez-moi
m'engourdir dans les profondeurs de la terre,
près des racines et des cités aveugles..."-

74
Cet homme, voulez-vous savoir?

Il s'est laissé glisser dans l'herbe tiède,


sans heurts comme si le sol se dérobait sous
lui. La maison, le boulot, la famille, les voisins,
il les avait oubliés. Avaient-ils jamais existé ?
Le regard immobile perdu dans les cieux, tout
son corps peu à peu s'enfonçait dans le sol.
Eut-il voulu se lever, redresser la tête, bouger
un doigt seulement, qu'il ne le put. Il avait
l'étrange et voluptueuse sensation d'être
englouti dans le sein de la terre et à la fois de
flotter dans l'air ou comme ballotté
doucement à la surface de l'eau tandis que ses
chevilles et sa nuque commençaient de
disparaître.

Il regarda une dernière fois le ciel


s'assombrir avec une joie intérieure si calme, si
belle... Jamais il n'avait éprouvé de telles
émotions. On ne distingua bientôt plus de son
corps que les orteils et le visage souriant
d'aise. Un dernier flocon de nuage sembla le
saluer tendrement mais il ne le vit pas. L'herbe
humide de la rosée naissante avait recouvert
ses yeux, ouverts à jamais.

75
Cet homme, voulez-vous savoir?

NOIR

À quoi pouvait donc bien ressembler


cette vie nouvelle que je m’apprêtais à
aborder ? J'essaie de rassembler mes
souvenirs, rien ne vient. Aucun visage, aucune
image ne répond à mes appels répétés. Les
sons, les formes, les couleurs, non. Suis-je
éveillé, au moins ? Une légère sensation de
froid me parcourt le corps et ma peau s'agace
à des roulis d'humus... Oui, c'est ça, l’humus,
je le sens maintenant, odeur ronde et chaude à
l'intérieur et frisson de boue à la surface...

Je compris tout à coup, l'espace d'un


instant, qu'il pouvait s'agir de ce long sommeil
qu'on appelle la mort. Cette idée cruelle me fit
cependant sourire : Moi ? Mort ? Impossible !
Enfin, réfléchis cinq minutes ! Serais-tu là à
raconter ton histoire si tu étais mort ? Le
crois-tu vraiment ? J'ai de plus en plus chaud à
l'intérieur. Tu vois bien, tu n'es pas mort !
Vas-tu te décider à ouvrir les yeux enfin ?
Bon ! J'ai les paupières lourdes, mais j'essaie,
promis.

76
Cet homme, voulez-vous savoir?

BLANC

Tout est blanc. Je suis comme aveuglé


par l'intensité de cette lumière sur moi, autour
de moi... Allez, il va nous faire le coup du
paradis retrouvé ! Je vais voir apparaître Saint
Pierre en personne, avec sa robe et ses jupons,
me demander la réponse aux trois énigmes
qu'il aura tirées au hasard du fond de ce
chapeau céleste que lui aura prêté pour
l'occasion Estragon ! Je ferme les paupières,
j'attends, je vais bien trouver une explication !
Je dois pourtant habituer mes yeux à cette
lumière blanche qui réchauffe à présent mes
membres. Je respire à nouveau et mon corps,
tout à l'heure engourdi, se détend. Je garde les
paupières closes et, à travers la peau, la
lumière se fait laiteuse.

NEGATIF

Profiter du noir, le soir, la nuit. Profiter


d'être sous terre pour dire ou pour taire.
Tenter de dire, de décrire, de se souvenir de
dire ou de taire. Remuer les souvenirs comme

77
Cet homme, voulez-vous savoir?

on remue la terre, est-ce possible ? Et pour y


trouver quoi ? Quoi dire ?

Corps engourdi, doigts gelés, je


parcours mon corps à la recherche d'indices.
Les yeux. Mes yeux me trompent. Noir et
blanc, blanc et noir, j'apparais en négatif sur
une pellicule vierge de tout souvenir. Alors
quoi ? Deuxième indice: l'air. Pas d'air. Je
respire pourtant ? Non. Pas d'expirations, pas
d'inspirations. Pas de bruit non plus. Celui que
font nos narines imperceptiblement, sans s'en
rendre compte, tant ce bruit fait partie de
nous, tant il est intime, tant il nous rassure les
nuits calmes d'été sans lune. Ce bruit que fait
le souffle quand il fait vibrer les petits poils du
nez. Pas d'air, pas de souffle, pas de bruit ?

Si, le bruit, des bruits. Sourds,


murmurés, emmurés ? Des mouvements ou
des souvenirs de mouvements que j'entends,
que j'attends, qu'attend mon corps immobile.
Oui, des sons mais pas pour l'oreille, pas par
l'oreille, par le corps, par l'intérieur du corps,
comme un léger grouillement, un remuement
docile, étrange qui se demande ce qu'il fait là,
étonné de lui-même, prisonnier dans cette
carapace refroidie qui cherche à s'échapper,
qui cherche à fuir, timidement, faiblement,

78
Cet homme, voulez-vous savoir?

trop faiblement. Je ne peux pas l'aider.


Comment le pourrais-je ? Par quel miracle ?

Cependant la rumeur enfle et se


précise. Elle vient de moi, du dedans de moi
qui ne veut pas partir mais qui demande à fuir,
à envahir mon corps une dernière fois. Elle
tambourine mes tempes à présent. Est-ce
l'orage qui gronde ? Le tonnerre qui tonne ?
J'ai des fourmillements dans les bras, dans les
jambes et cela prend tout mon corps. Tout
autour la terre se délite. Des trombes d'eau
s'abattent. Je ressens à nouveau la douleur .
Une douleur intense qui fait place à ces
picotements de fourmis dans tous mes
membres. Je sens la pluie qui lave mon visage
du terreau des morts.

Il faut respirer. Je dois respirer. Mes


doigts, j'arrive à bouger les doigts, ils me font
mal, c'est à hurler. J'ai les poumons en feu. Je
ne sens plus la terre mais l'eau à présent qui
déshabille mon corps de la glaise. Je vais
bouger, je bouge. Je ne peux pas. Je ne peux
pas me lever, pas encore, j'ai si mal. Il le faut.
Le faut-il vraiment ? N'étais-je pas enfin
serein, tranquille dans cette nonchalance
immobile, dans cette nuit promise sans fin ?

79
Cet homme, voulez-vous savoir?

Que m'arrive-t-il ? Je suis debout, sans


effort, comme soulevé. Je n'ai rien fait, je ne
fais rien, je ne bouge pas et je me vois allongé
au milieu d'un champ de gravats boueux,
charbonnés. Est-ce moi ? Impossible de
savoir ce qui m'arrive. Je n'ai plus mal nulle
part. Je plane au-dessus de ce qui fut sans
doute ma maison qui n'est plus qu'un
éparpillement de cendres. Je flotte dans ce
doux éther comme sur un lac bienveillant. Je
me sens bien, comme en paix avec l'univers.
Je renais à moi-même ? Je lève la main devant
mes yeux. J'aperçois au travers les nuages et
les frondaisons des peupliers qui bordent le
jardin. C'est à peine si je distingue les contours
de mon bras, de mon torse, de mes jambes. Il
semble bien que je sois dissous...
Entre chien et loup.

80
CET HOMME,

VOULEZ-VOUS SAVOIR?

Silence. Vous faites silence mais je sais,


je vous entends, vous voulez savoir. Savoir
quoi au juste ? Je vous comprends, moi aussi
j'aimerais savoir, j'aimerais comprendre. En
fait je sais, je sais que je sais. Mais il me faut
faire un effort considérable pour vous dire,
pour faire remonter les souvenirs à l'endroit
où rien ne subsiste que l'émotion, la sensation,
l'hypothèse, le doute...

Souvenez-vous pourtant, ce jour-là,


précisément. Mais nous n'y prêtâmes, vous et
moi, que si peu d'attention. Il faut dire aussi

81
Cet homme, voulez-vous savoir?

que l'anecdote ne valait vraiment pas que l'on


y accordât le moindre intérêt. Cependant il me
semble que je ressens à nouveau cette
émotion qui nous traversa l'échine lorsque
nous le vîmes...

Nous faisions nos courses ce matin-là,


dans cette charmante épicerie de quartier
tenue par Hassan et son cousin Philippe.
Philippe est en fait son deuxième prénom. On
n'a jamais su pourquoi, même dans sa famille,
Mourad a toujours été appelé Philippe, de
même que Jean-Pierre n'a jamais pu s'entendre
nommé autrement que par Hassan, le prénom
auquel son père tenait le plus... Il y avait peu
de monde dans la boutique. Les fruits que
Philippe disposait à l'étalage exhalaient leurs
doux parfums sucrés.

Une petite dame qui semblait très âgée


et chargée de paquets tentait vainement
d'attraper un flacon ? Une boîte ? Une
conserve ? J'eus à peine le temps de faire un
pas dans sa direction qu'un long bras
secourable vint agripper l'objet convoité en
haut du rayon. Bien sûr, il ne s'agissait pas que
d'un bras. Je vous entend déjà persifler; je ne
suis pas en train de vous raconter une histoire
d'épouvante. L'homme au bout de ce bras

82
Cet homme, voulez-vous savoir?

déposa l'objet délicatement, sans un mot, dans


le cabas rafistolé de la dame comme s'il s'était
agit d'un trésor...

Mais oui, rappelez-vous, nous avions


remarqué sa taille haute, ses longs doigts fins,
sa marche légère et cette élégance qui semblait
si naturelle. Étrange personnage vêtu de lin,
comme en été, inconnu dans le quartier. Était-
il même client d'un jour dans cette boutique ?
Hassan que j'interrogeai le lendemain, ne se
souvenait même pas l'avoir vu franchir le seuil
de sa porte.

Depuis ce jour nous l'avions croisé à


plusieurs reprises et aussitôt perdu de vue,
perdu de mémoire chaque fois que nous
tentions d'en apprendre davantage sur lui. Il
s'appelle Pascal ou Alain ? Il est étrange que
ça ne vous dise rien !...

Il a toujours été d'une taille supérieure à


la moyenne. Un vrai casse-tête pour les
parents, une source de complexes pour
l'enfant et plus encore pour l'adolescent. Mais
pas pour lui. Ce qui le rendait intouchable,
presque invulnérable, n'était pas tant son
physique impressionnant et filiforme qui le
distinguait au premier coup d’œil des autres

83
Cet homme, voulez-vous savoir?

élèves, que le calme et la bonté qui émanaient


de toute sa personne. La commissure de ses
lèvres si bien dessinées soulignait finement
des yeux en amande au travers desquels
personne, ni ses maîtres, ni ses parents et
moins encore ses camarades de classe, ne
pouvaient déceler la moindre animosité, le
moindre jugement. Vous pensez sans doute
qu'il souriait en permanence comme un benêt
à peine dégrossi de sa cambrousse ou comme
un de ces gars qu'on appelait « l'aristo' » et qui
narguait les autres d'un ricanement
dédaigneux ? Il n'en est rien.

Un jour, il prit la défense d'un


camarade de classe qui était constamment
harcelé et moqué. Depuis la rentrée scolaire, il
observait de loin le manège incessant des
méchancetés qui vrombissait à chaque
récréation autour de cet être chétif. « Ça ne
peut plus continuer comme ça, lui dit-il,
défends-toi ! Si tu ne peux ou ne veux pas leur
répondre, tu dois leur échapper. Cours, cours
plus vite qu'eux! Cours le plus vite que tu
peux... Je vais t'apprendre, suis-moi »

De ce jour, on pouvait observer dans la


cour le grand et le petit s'entraîner à courir
aussi rapidement qu'ils le purent, sous le

84
Cet homme, voulez-vous savoir?

regard amusé et vigilant de l'instituteur. Ils


prenaient les colonnes du préau comme
adversaires à esquiver très vite, une fois à
gauche, une fois à droite, en un clin d’œil. Ils
étaient devenus inséparables, uniquement
dans la cour, jusqu'à ce que le protégé sut se
débrouiller seul (il commençait même à
gagner des points en sport); jusqu'au jour où,
sans prévenir, le grand disparut. On n'a jamais
su ce qu'il était devenu. Ses parents avaient-ils
déménagé ? …

J'ai rencontré beaucoup plus tard cet


enfant autrefois chétif, devenu père de famille
et chef d'une entreprise en pleine essor; il avait
tenté plusieurs fois de retrouver son
protecteur d'enfance y compris avec l'aide
d'Internet, mais le personnage semblait s'être
dissipé comme un nuage, sans laisser la
moindre trace.

S'appelait-il Alain ou Laurent ? Olivier !


Non. Cherchons, cherchez, vous ne dites
rien? La mémoire est comme une immense
valise aux multiples tiroirs: faut-il les ouvrir
tous pour y trouver ce qu'on cherche ?

Ça y est, j'y suis ! Mais oui, bien sûr,


vous ne pouvez pas ne pas vous souvenir de

85
Cet homme, voulez-vous savoir?

ce jour de juin 2005. Le nouvel aéroport de


Madrid où tout paraît se dissoudre dans cette
magnifique architecture, les choses et les êtres.
Ce que nous croisâmes ce matin-là, ce n'était
pas lui, mais son parfum, cette impression
impalpable et si sûre. Nous nous sommes
retournés d'un bond comme si tout à coup
nous étions projetés trente années en arrière.
C'était lui, c'était bien lui. Sa longue silhouette
de dos, la démarche souple comme s'il se
laissait porter par un tapis volant. Il fut
aussitôt englouti par la foule. Le suivre nous
fut impossible. Faire demi-tour avec ce chariot
chargé de nos bagages ? Hurler son prénom
dans cette agitation sonore ? Et quel prénom ?
Laurent ? Gérard ? Pascal ? Alain ? Olivier ?
Étiez-vous avec moi ce jour-là ?

Perdu de vue, une fois de plus ? Pas


sûr...

Il tenait un papier froissé dans le creux


de sa main, un été, dans le compartiment d'un
métro avant l'heure de pointe. Assis, devant
lui, les coudes sur les genoux, un homme tout
gris, avec un attache-case d'un autre temps,
semblait l'observer, le détailler des pieds à la
tête comme s'il avait devant lui une apparition.
Puis il resta le regard figé sur les pieds nus de

86
Cet homme, voulez-vous savoir?

notre homme, sanglés dans de fines sandales


de cuir... Comment s'appelait-il déjà ?... Ces
longs orteils, en effet, n'étaient pas sans
rappeler la finesse des personnages longilignes
peints par Le Gréco – Madrid – Le Prado -...

El Greco ! Nous étions restés


immobiles, stupéfaits, collés au sol, comme
des papillons sur un mur, les larmes au bord
des yeux – Étiez-vous avec moi ce jour-là ? -
Bien sûr, ces immenses toiles auraient mérité
un environnement à leur mesure : il leur
manquait l'espace, la spiritualité d'un lieu pour
lequel elles avaient été conçues. Cependant les
illustres personnages semblaient respirer. Ils
étaient libres, évanescents, intemporels,
touchant les étoiles tout comme cet étrange
individu qui nous occupe aujourd'hui, qui
nous obsède et dont je ne retrouve toujours
pas le nom.

A l'arrêt suivant, nous devions


descendre, un flot compact de sorties de
bureaux s'engouffra dans la rame et nous
eumes les plus grandes peines à nous frayer un
chemin pour échapper à la fermeture des
portes, annoncée de manière angoissante par
la sirène stridente du métro. Notre homme
avait disparu. On le retrouva plus loin, au

87
Cet homme, voulez-vous savoir?

milieu de badauds qui entouraient une femme


étendue au bas des escaliers. Il était agenouillé
et resta à ses côtés un long moment. Les
secours arrivèrent. Il disparut à nouveau.

Cet homme, c'était lui, bien sûr, grand,


souriant, élégant comme un prince, irréel,
improbable. Un détail n'a pas pu vous
échapper, qui le distinguait des autres
badauds : il était nu-pieds dans de fines
sandales de cuir fauve. Il était vêtu de lin,
comme en plein été.

Cet homme, souvenez-vous..

88
89
Cet homme, voulez-vous savoir?

L’AUTEUR
Que dire de lui, si ce n’est de moi? Car, autant
ne pas tourner autour du pot, celui aux roses vous est
acquis : Lui, c’est moi qui vous écris. Je suis, de
formation et de métier, comédien, ayant pratiqué le
chant, la chanson et la danse. L’écriture, comme le
dessin, depuis l’adolescence, a toujours chatouillé mes
doigts gourds.

Ne retenons que ce qui a été rendu public


jusqu’à présent: deux contes pour enfants, “L’Arbre
de Kalitea” et “Karaghios, la légende du charpentier
aux pieds nus”, qui ont été créés pour le théâtre par la
Cie Lyrazouki..

CET HOMME, VOULEZ-VOUS SAVOIR?


est ma première tentative d’édition. D’autres titres
suivront (“Historiettes en vrac”(récits), “Je vous dirais
des mots”(poésie)…) qui sont en attente. Je ne
manquerais pas de vous en avertir.

90
Cet homme, voulez-vous savoir?

91
Cet homme, voulez-vous savoir?

92

Vous aimerez peut-être aussi