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Diderot, « Les Deux Amis de Bourbonne » (1770)

Ce conte peut paraître à certains égards naïf, voire larmoyant. On pleure beaucoup chez
Diderot. Il s’apparente à une certaine image que l’on fait du style diderotien, qui passe aux
yeux de nombreux commentateurs (voir notamment Henri Coulet) pour excessivement
pathétique. Il est vrai que cette histoire tragique mise beaucoup sur cet aspect pour toucher
son lecteur. Mais on verra également que le conteur nous invite également à un second mode
de lecture – une lecture distanciée, réfléchie, qui consiste à adopter une certaine distance à
l’égard de la narration. Loin de nous inviter à adhérer naïvement à la fiction, Diderot
développe une esthétique où il s’agit d’exhiber le caractère factice de la fiction.
Tableaux pathétiques : Les aventures de Félix et d’Olivier font la part belle à des tableaux
frappants, qui ont un fort effet sur l’imagination du lecteur. La mort d’Olivier en constitue un
premier exemple (p. 35) ; image éminemment christique ; car le héros meurt pour sauver son
ami, Félix, sous les yeux de son épouse : « je me meurs, mais le balafré est sauvé »
(soulignons ici les jeux de parallélisme : « meurs »/ « sauvé » ; mais aussi l’homéotéleute
(« balafré »/ « sauvé »), qui vient apporter un surcroît d’expressivité à ce discours, déjà
fortement dramatisé). Mais cette scène trouve sans doute un équivalent lors de la mort du
charbonnier (p. 39) : les enfants, à présent orphelins, sont évidemment les premiers relais de
l’expression pathétique (tableau familial, en soi émouvant, mais renforcé par le fait que les
personnages aient atteint un nouveau statut : orphelins et veuve) : « ses enfants accourent, ils
voient ; ils crient ; ils se roulent sur leur père ; ils se roulent sur leur mère ». On peut relever
ici le rôle de l’écriture asyndétique, qui permet de renforcer la frénésie de cette scène, tandis
que l’écriture globalement hyperbolique (« s’arrache les cheveux, se déchire les joues ») est
mise au service de la peinture d’états paroxystiques.
La lecture distanciée, réfléchie : Toutefois, il ne s’agit pas uniquement de pleurer, de
s’émouvoir aux mésaventures des deux amis, fussent-elles particulièrement émouvantes. En
effet, je vous renvoie à mes remarques sur le petit texte qui clôt le conte – véritable art
poétique de Diderot (P. 48). D’une part, le romancier semble défendre une esthétique de
l’illusion absolue ; il s’agit pour le romancier de nous tromper, de nous faire croire en la
fiction par un biais très simple : « il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la
chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé
de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai ; on n’invente pas ces choses-là. »
(formule à retenir). D’autre part, en plaçant ce texte à l’issue de notre lecture, Diderot (non
sans ironie) s’emploie à nous faire porter un regard distancié sur la narration (un peu comme
un magicien qui nous révélerait le secret de ses tours à l’issue de son conte). On peut ainsi
porter un autre regard sur certains détails qui parsèment notre récit, par exemple la blessure
que Félix obtient en sauvant la vie d’Olivier à Hastenbeck (P. 34). N’est-ce pas un de ces
détails qui donne une caution de vraisemblance au conte ? Hypothèse d’autant plus probable
que Diderot met en question (du moins partiellement) la réalité de cet évènement : « on
prétend qu’il était fier de cette blessure : pour moi, je n’en crois rien. »
Le conte philosophique : Quel est l’intérêt pour Diderot de nous inviter à adopter un certain
recul critique sur le conte que nous sommes en train de lire ? C’est qu’un tel procédé permet
sans doute de nous inviter à réfléchir sur le rôle de la croyance dans l’univers social. Regardez
par exemple la façon dont Diderot nous invite à tenir pour suspects différents aspects du
conte. Lorsque l’on raconte ainsi l’évasion de Félix (peut-être inspirée de la chanson Les
Prisons de Nantes, popularisée par Tri-Yann, mais composée au XVIIè siècle), on suggère
que c’est là fort possiblement une rumeur (p. 43) : « Si cela n’est pas vrai, c’est du moins
l’opinion publique. » Le ton du récit s’oriente à cet égard vers une dimension légendaire :
« On dit qu’il y est aimé de ses camarades, et même connu du roi. Son nom de guerre est le
Triste. » On comprend mieux pourquoi il se trouve essentiel que la parole narrative circule
entre plusieurs narrateurs. Le 1er narrateur tient en effet l’histoire de Félix et d’Olivier de la
veuve d’Olivier (p. 35) ; il la délègue ensuite au subdélégué Aubert (p. 36). En nous disant
l’origine de son récit, le narrateur nous montre que nous n’avons pas accès directement aux
évènements, qu’il s’agit en réalité d’une représentation des faits. D’où une certaine
propension à l’exagération. Voir par exemple le combat épique de Félix (p. 38), peu crédible
en vérité (« Je m’en rapporte à ce qu’en m’a dit la charbonnière »). Par ce biais, Diderot nous
invite à voir comment les relations entre les hommes sont essentiellement fondées sur des
fictions, des croyances (rôle de la rumeur qui permet de créer des légendes unifiant les
collectivités autour de récits). Ici, invention d’un héroïsme populaire (très important) ;
d’un légende qui n’est pas fondée sur l’exotisme (voir l’allusion aux « Deux Amis » de Saint-
Lambert, p. 36), ni sur des figures de l’Antiquité (voir le début du conte : « les oreste et les
Pylade de Bourbonne » (p. 33).
La Lettre de M. Papin : L’éveil de l’esprit critique du lecteur est particulièrement nécessaire
lors de la lettre de M. Papin (p. 44-45). La lecture distanciée, réfléchie, que suppose la
narration diderotienne doit être réappliquée dans l’appréhension de la Lettre de M. Papin,
figure ecclésiastique avec laquelle nous devons entretenir un rapport critique : notamment en
ce qui concerne son obsession vétilleuse pour une certaine orthodoxie religieuse, au mépris de
la charité que promeut l’Evangile (« l’évangile ne cesse de nous recommander la
commisération pour les pauvres ; mais on double le mérite de sa charité par le bon choix des
misérables »), et des épreuves cruelles endurées par les personnages et connues du lecteur.
Toutefois, un second niveau de lecture est pê possible. On trouve en effet des éléments de
distanciation (M. Papin n’existe vraisemblablement pas, à la différence d’Aubert : mélange
de personnages réels et fictifs qui nous incitent à un regard critique sur la fiction : Très
important). Dès lors, on peut se demander si M. Papin n’est pas une caricature de prêtre
égoïste, un personnage à ce point caricatural qu’il semble en soi factice – manière pour
Diderot romancier de mettre à distance ses propres présupposés d’homme des Lumières et de
chef de l’Encyclopédie, pour les incorporer au sein du dispositif de distanciation que suppose
la fiction.

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