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2024
SO00402T
L'enquête
sociologique
par entretien
Cours - 83 pages
Textes - 48 pages
auteure :
Mariangela ROSELLI
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Présentation du cours
Introduction
Présentation du cours
BIBLIOGRAPHIE OBLIGATOIRE
• Bardin Laurence, L’analyse de contenu, Paris, PUF, 1977.
• Beaud Stéphane, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour
l’entretien ethnographique », Politix, n° 35, 1996, p. 226-257.
• Bertaux Daniel, Les récits de vie, Paris, Nathan, coll. 128, 1997.
• Demazière Didier, Dubar Claude., Analyser les entretiens biographiques. L’exemple
des récits d’insertion, Paris, Nathan, 1997.
• Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996.
A lire comme exemples d’enquêtes sociologiques réalisées à partir d’entretiens :
• Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard,
1999.
• Bourdieu Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
A propos de l’examen :
Lors du devoir sur table de 2 heures qui couronne cet enseignement, l’étudiant est sollicité
pour réaliser l’analyse d’un entretien. Ce cadre général peut être enrichi aussi par des
questions sur les méthodes d’analyses (présupposés, outils, résultats et usages dans
l’enquête), sur la méthode d’analyse utilisée par l’étudiant (analyse thématique, de contenu,
structurale, analyse croisée) ou bien encore sur la position d’un auteur des lectures
obligatoires et conseillées quant à l’utilisation de matériaux discursifs dans le cadre d’une
enquête sociologique.
Voici le sujet d’examen de l’an dernier et des indications de corrigé + deux documents utiles.
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Département de Sociologie
Durée de l’épreuve : 3h
Rappel : 1ere partie (05A) et 2eme partie (05B et C) sont à rédiger sur
des copies séparées.
a/ Dans une première phase de problématisation, à quels facteurs penseriez-vous pour comprendre la
structuration du temps étudiant.
c/ Elaborez la grille d’entretien pour obtenir un matériau sociologiquement riche et pertinent : déclinez les
thèmes et les sous-thèmes, quelques exemples de question et précisez pour quelles raisons ces entrées
thématiques vous semblent intéressantes et pertinentes.
Département de Sociologie
Eléments du corrigé :
Le document Blanchet/Gotman a été vu en cours et il est présent dans ce cours SED. CM. Il ne faut pas
confondre cette réponse avec les types d’entretien (erreur commise par une large majorité d’étudiants).
Document : « principaux thèmes et articulation logique dans le déroulement d’un entretien sur l’emploi
du temps des étudiants » ce document est inédit et a été élaboré pour une vraie enquête réalisée auprès
d’étudiants sur leur manière d’organiser leur temps. ATTENTION : l’une des erreurs les plus fréquentes
a été de poser des questions en vouvoyant. Or d’étudiant à étudiant, le tutoiement est obligatoire en
situation d’entretien.
BONUS : la formulation des questions, le tutoiement (étudiant à étudiant) ainsi que la précision de qui est
choisi comme enquêté (profil) constituent aussi des éléments qui font gagner des points.
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La colonne centrale comporte les sphères d’activité et d’occupation du temps tandis que
le côté gauche introduit une déclinaison entre temporalités différenciées et le côté droit
pousse vers l’approfondissement biographiques afin de repérer les déterminations
sociales. Exemple de question ouvrant l’entretien : « Je m’intéresse à la manière dont les
étudiants toulousains vivent l’expérience de leur première année, l’apprentissage du
temps long qu’il faut savoir organiser. Nous pouvons commencer par ton organisation
générale, pour le logement et le transport, par exemple, et ensuite je te poserai des
questions plus précises ». Exemple de relance complémentaire : « Mais comment fais-tu
exactement pour tes courses ? C’est toi-même qui les fais ou tes parents ? ». Exemple
de relance interprétativ-provocatrice : « Si je comprends bien, ce n’est pas exactement
l’indépendance… ».
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INTRODUCTION1
Utilisé de plus en plus dans les sciences psychologiques et sociales, l’entretien est un
outil relativement récent qui n’a pas fait l’objet d’une réflexion systématique. La
littérature dans la matière est limitée, mis à part quelques recherches empiriques qui
laissent ci et là émerger des considérations méthodologiques d’ordre plus général et
de quelques articles récents sur lesquels je m’appuierai pour ce cours (cf. bibliographie
à la fin du cours 1).
L’entretien ne constitue pas une fin en soi. Il faut, avant de parvenir aux résultats de la
recherche, effectuer une opération essentielle, qui est l’analyse de l’entretien ou des
entretiens. Cette analyse s’effectue sur le corpus, c’est-à-dire l’ensemble des discours
produits par le ou les enquêteurs et les enquêtés et vise à sélectionner et à extraire les
données qualitatives susceptibles de permettre la confrontation des hypothèses aux
faits.
L’objet de ce cours est d’essayer de répondre à la question : comment utiliser des
entretiens de recherche en sociologie dès lors qu’ils ne constituent pas des
questionnaires déguisés, mais de vrais dialogues centrés sur la personne rencontrée ?
De manière subsidiaire, je tâcherai aussi d’indiquer comment présenter les résultats du
travail d’analyse pour que les résultats soient convaincants et que la parole des
enquêtés continue d’être respectée. Ce dernier point est de première importance et
demande quelques commentaires supplémentaires.
Accorder une importance extrême à la parole des gens signifie que l’on suppose que
les gens ordinaires, parmi lesquels se situent nos enquêtés, détiennent une pensée du
monde et des clés de lecture des réalités qui, tout en leur étant propres, sont
significatives et intéressantes pour le sociologue. Cette position implique que l’individu
est un être capable de pensée et d’interprétation, qu’il a une réflexivité préexistante à
l’arrivée de l’enquêteur sur le terrain. Le travail du sociologue est, dans cette optique,
de se mettre dans les conditions les plus proches de la personne interviewée afin de
saisir le sens qu’il produit autour d’un fait et d’identifier les conditions dans lesquelles
se produit ce sens.
Il existe d’autres usages des entretiens qui impliquent un statut différent de la parole
des gens. Un entretien peut être destiné à recueillir des informations, à établir des faits
et à fournir des témoignages les plus authentiques possibles. Il est alors dirigé par des
questions précises du chercheur qui doit reconstituer ce qui s’est vraiment passé : c’est
1. Tous les exemples et les auteurs cités sont référencés en fin de cours sous forme de bibliographie.
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qu’il s’agit de valider ou d’infirmer à l’aide des réponses des enquêtés. Dans cette
démarche, c’est le degré de généralisation des hypothèses qui compte et les
entretiens sont là pour permettre à des hypothèses formulées a priori de trouver des
cas réels de vérification. La place qui est faite à la parole des gens n’est pas
importante, la parole n’étant pas au centre de l’attention du chercheur qui s’intéresse
aux faits, au contenu.
A l’inverse, la posture restitutive consiste à laisser une grande place à la parole des
gens, jusqu’à en faire un usage exhaustif, quand par exemple les entretiens sont livrés
in extenso au lecteur sans être analysés. Ici la parole des gens est considérée comme
transparente, au point que rendre compte de cette parole est l’objectif unique de la
recherche sociologique. L’individu est considéré comme le seul acteur du social que
l’enquête doit prendre dans ses pratiques de communication ou dans le cours de ses
actions. Un exemple récent de cette démarche est fourni par La misère du monde,
publication collective comprenant une soixantaine d’entretiens retranscrits et
constituant la plus grande partie des 950 pages du livre. L’objectif déclaré des auteurs
est de mener une enquête de type ethnologique et d’adopter, grâce à la retranscription
fidèle, un point de vue aussi proche que possible de l’interlocuteur. L’inconvénient de
cette démarche est qu’elle laisse au lecteur le travail d’analyse, de comparaison et de
synthèse des traits caractéristiques et pertinents du corpus. Car, autant il est légitime,
et souvent indispensable, de produire quelques retranscriptions quasi-intégrales
d’entretiens de recherche, pour montrer l’analyse en acte, autant il est d’usage,
lorsqu’il s’agit d’analyse sociologique, de produire, de manière synthétique et
argumentée, les résultats de cette analyse.
A l’opposé, la perspective de l’entretien considéré comme moment de production de
sens permet de surmonter la difficulté qui consiste à considérer que toute analyse est
réductrice. Quelle que soit la méthode adoptée pour montrer les mécanismes de
production du sens (analyse de contenu, analyse du discours, analyse structurale,
etc...), le point de départ de cette posture est de considérer qu’un propos tenu par
quelqu’un dans une situation d’entretien de recherche ne parle pas de lui-même. Elle
se fonde sur une démarche analytique. Par opposition à la démarche de type causal,
la posture analytique se rapproche de la posture restitutive dans la mesure où elle
s’inscrit dans une approche compréhensive de la réalité sociale telle qu’elle se trouve
mise en forme, dans certaines conditions, dans et par le langage : le langage est
considéré ici non pas comme un véhicule de représentations ou un simple support de
l’action, mais un processus par lequel le réel se constitue comme une activité de mise
en forme. Le langage est pris ici comme une forme qui permet de mettre en relation le
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monde et le moi, une activité par laquelle le sujet met en forme (langagière) un sens
sur la réalité sociale en l’énonçant.
Accorder la plus grande importance à la parole des gens revient à assimiler les
personnes interrogées à des sujets exprimant, dans un dialogue marqué par la
confiance, leur expérience et leurs convictions, leur point de vue et leurs « définitions
des situations vécues », selon l’expression introduite dans la sociologie par W.I.
Thomas à Chicago, au début du siècle.
Dans cette perspective particulière, on n’attend pas de l’entretien qu’il nous livre des
faits, mais des mots. Ces mots expriment ce que le sujet vit ou a vécu, son point de
vue sur le monde qui est « son monde » et qu’il définit à sa manière, d’après son
expérience et sa situation. En même temps qu’il exprime cette définition, l’enquêté
essaie de marquer son propos par des appréciations qui lui permettent de se situer
dans les définitions en même temps qu’il essaie de nous convaincre de la validité et de
la cohérence de son propos. Dans les chapitres introductifs à leur manuel d’analyse
d’entretiens biographiques, Demazière et Dubar (1996) développent de façon
particulièrement approfondie et pertinente les implications et les avantages de la
posture qu’ils appellent - pour la distinguer de la posture illustrative et de la posture
restitutive - « analytique ». Je vous propose quelques pages tirés de la première partie
de leur ouvrage, pages qui mettent utilement en perspective l’analyse des entretiens
avec les implications théoriques et méthodologiques de la tradition sociologique.
L’entretien sert à découvrir ces mondes et la parole est le moyen pour le sociologue
pour y accéder. Cependant la parole n’est pas transparente, mais elle constitue une
construction dialogique complexe : retranscrire les entretiens ne suffit pas pour
reconstruire les univers de croyances qui s’expriment dans les entretiens en même
temps qu’ils se construisent dans l’interaction avec le chercheur. Il faut comprendre le
sens des mots, le sens caché derrière les mots et pour cela il faut analyser les
mécanismes de production du sens, comparer des paroles différentes, mettre à nu les
oppositions et corrélations les plus structurantes. La méthode d’analyse qui correspond
au mieux à cette posture est l’analyse structurale appliquée aux entretiens
biographiques.
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Chapitre I
Comment faire en sorte que les enquêtés parlent spontanément d’un problème,
souvent difficile à aborder et qu’ils n’ont pas les mots pour exprimer par manque
d’habitude, tout en restant dans une situation de communication bienveillante entre
l’enquêté et l’enquêteur ? Plusieurs tactiques sont repérées et connues par les
sociologues de terrain ; d’autres relèvent de la méthode pure et simple. Commençons
par cette dernière.
Afin de savoir de quoi parler lorsqu’on mène un entretien, il ne faut pas rédiger une
grille d’entretien à partir de rien. Il faut d’abord et surtout élaborer une problématique,
étayée par des hypothèses servant à identifier les modalités (thèmes) autour
desquelles vous allez interroger la personne. Du point de vue de la méthode de
l’enquête, problématique et hypothèses constituent la base de départ pour l’enquête de
terrain, même si au fur et à mesure que les entretiens sont réalisés, la grille se modifie
pour prendre en compte les thèmes « découverts » sur le terrain en écoutant la parole
des gens ; du coup, la problématique et les hypothèses s’enrichissent d’autant.
Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où
le sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain
d’enquête auprès des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre
ménager au quotidien et dans la durée.
En italique : les questions posées par le sociologue
En gras : le type de question et le point de réflexion qui s’ajoute au raisonnement
Souligné : la thématique correspondante dans la construction de la grille d’entretien.
Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude : l’ordre
ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du sens
pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique Entretien : le
cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête spontanément :
de sa famille ascendante ou de celle qu’il a créée).
Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des
familles chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences ont-
elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi est-il
si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce qui
pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue de
l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents, notamment
à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en couple : tenants et
aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e fois, comment se sont
soldées les différentes expériences de mise en couple sans intention ou projet de fonder une
famille. Sur quelles bases alors ?
Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est
sacrée. Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui
apparaît si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation en
profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident. On
doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la représentation
sacrée de la famille.
Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que
la famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise en
mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de Singly,
1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que l’institution
inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action – par une autre
composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique Entretien : l’expérience de
la fragilité des familles est qqch que vous connaissez ? racontez-moi.
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Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de
dégager les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des
questions plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple et
de la famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment parvient-
on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à l’action »
laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins sentimentale de
l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans l’engagement
réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique Entretien : Pour
vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une famille ? Quels sont les
ingrédients qui peuvent aussi jouer un rôle favorable ? Quels sont au contraire les freins et
les obstacles ?
Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à définir
son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite qui est la
sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier élan amoureux
qui vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.
Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé d’agir
d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être correct avec
son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches. D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il semble
obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer son
partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes si
celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique Entretien :
Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la puissance des
normes. Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du couple au projet
d’avoir des enfants ? Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du premier ? Et du second ?
Qu’est-ce qui a changé matériellement pour vous ? Et pour votre conjoint ? Et pour le
couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par les parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de
mieux connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps pour
vous a joué en faveur du couple ?
C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent un
conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit,
sans se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu et
met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce qui
signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui seules
peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la mesure pas
ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu 25 ans, avez-
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vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans vos expériences
de décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment vous organisiez-
vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est venu ? Quand vous
avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement votre appartement ? Ce
changement était logique ?
En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle conjugal
ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de publicité
pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore ajouter le
rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans les
objets, l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la norme
d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la fabrication du
familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de l’ordre ménager, celui
des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont problématisés comme 1.
des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des passerelles vers un régime
sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et la régularité, il est remplacé par
d’autres sentiments que les objets stabilisent en rassurant l’autre quant à
l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame familiale qui se construisant sur la
durée permet de faire des projets (enfants, accession à la propriété, voyages) et de
constituer le ménage en tant que famille (entité une et indivisible, faite pourtant de
plusieurs individus. Cette phrase est le cœur de la problématique car elle annonce les
modalités de l’enquête : les objets et les actions/mouvements/rites/relations et
interactions autour des objets comme pratiques concrètes à investiguer et les objets
comme repères des actions et des engagements qu’il va falloir faire décrire aux
enquêtés. On voit ici comment certains mots sont choisis dans la problématique pour
annoncer la teneur des entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on
sait que pour répondre à la question des objets dans les trois fonctions au minimum
qui sont envisagées en amont, on va devoir interroger des couples à différentes
étapes des temporalités amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant
élevé des enfants et les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant
décidé ou ayant dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre
familial). Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez
acheté avec ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui
sont venus à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en
servir ? Vous en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de certains
objets parce que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont les
usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ? Et le
fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser prépare les
conditions pour une description complète de la division sexuée du travail domestique. On
pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3. Le linge des enfants.
L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles et
caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle central
tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir développer
toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant pas à venir.
Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet de l’inconfort :
les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un, qui prend donc
le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques objets personnels :
affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall, 1993). Aussitôt, les deux
protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs trajectoires familières. L’invitant,
sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit son espace dans la salle de
bains, range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est plutôt dans la peau d’un
explorateur, découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité étonnante. Et peu à peu
les objets changent, insensiblement et secrètement, comme si cette mue s’effectuait de
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l’intérieur d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le réfrigérateur, la gazinière, qui étaient
personnels, deviennent « notre » lit, « nos » chaises… En quelques semaines ou quelques
mois, l’ensemble se transforme, se collectivise. Les objets qui auparavant portaient
séparément la mémoire de deux personnes portent désormais la mémoire du couple. (Il
s’agit maintenant de décliner les diverses modalités de temps, d’espace et d’objets
sur lesquelles on va faire décrire des pratiques aux enquêtés afin de mettre le doigt
sur cette transition et transformation du singulier au collectif du couple : quels objets
jouent le jeu ? Lesquels résistent, au contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui
est allé habité d’abord chez l’autre ? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça
s’est fait ? Et les repas, comment se sont passés les premiers repas préparés par l’un de
vous deux alors que les goûts de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous
arrivait-il d’alterner entre son appartement et le vôtre ? Qu’est-ce que vous emportiez ? Cet
objet est resté qqch de personnel ? comment a-t-il « résisté » à la mise en commun ?
L’élan ménager. Rendus à un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont
acquis un nouveau système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager
dans le perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse tout
à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour convaincre
les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand diriez-vous que vous
vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous cette étape ? Avez-vous
eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être vraiment un couple ? d’être
vraiment une famille ?
La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce
qu’il était, ou s’avère ne pas correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le
couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment d’épuisement du rêve ou de la
désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont liées à
cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez
l’impression que ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des solutions
pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû, maintenant que regardez à
posteriori ?
Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse de la
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famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux). Thématique
Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à Paris, vous vous êtes
à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à-face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les effets
de la mobilisation familiale sur le face-à-face avec les choses : ici le rapport aux objets est
plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité expérimentale :
personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels rythmes, quels rites
scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien : avez-vous des bibelots
auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les déménagements ? Sont-ils
rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me l’expliquer ?
A partir de cet exemple, on comprend mieux à quoi sert la problématique et pourquoi elle est
si importante dans le déroulement d’une enquête. On peut commencer par rédiger la
problématique à partir d’une bibliographie indicative réduite et laisser que les hypothèses les
plus fortes émergent du terrain (entretiens et analyse des entretiens) : l’enquête suit alors
une méthode inductive qui privilégie les éléments qui ressortent du terrain au fur et à mesure
et les utilise pour organiser un raisonnement construit ex-post. C’est la démarche des
ethnologues et des sociologues suivant une méthode ethnographique, qui préfèrent aller sur
le terrain et confronter leurs idées, préjugés et croyances avant de s’imprégner du savoir
théorique. Seulement, pour suivre cette voie, il faut avoir déjà une solide imagination
sociologique.
Si en revanche on commence par appréhender précisément le champs dans lequel se situe
l’objet et on construit une problématique achevée d’entrée de jeu, l’enquête suit alors une
démarche hypothético-déductive : du questionnement théorique on se dirige vers le fait ou
l’objet d’étude équipé du savoir et des résultats des auteurs qui nous ont précédés. Cette
démarche est celle de l’étudiant en sociologie qui commence à bâtir son savoir et
imagination sociologiques et doit s’appuyer sur une base solide que d’autres ont construite
avant lui afin d’élaborer des questions thématiques pertinentes dans une grille d’entretien.
La sociologie = Observer la réalité >>>>> penser la réalité >>>>>> observer la réalité avec discernement
(HOWARD BECKER)
(C. WRIGHT MILLS parle d’équilibre en tension entre ces deux mouvements)
Etapes à suivre pour saisir la réalité, recueillir les données et les interpréter
Selon le type de réponse que l’on cherche, selon la situation de communication que
l’on veut créer et surtout selon l’objet de l’enquête, l’entretien sera directif, semi-directif
ou ouvert.
- L’entretien directif ou fermé : les questions demandent des réponses très concises,
fermées, cet entretien se rapproche de l’administration d’un questionnaire. C'est le
plus structuré de tous les entretiens d'enquête. Il suppose que l'interviewer ait la
certitude que ses questions balisent tout le champ des possibles. C'est pourquoi un
entretien directif est toujours précédé d'une phase d'entretiens non directifs ou semi
directifs qui lui permettent de prouver que ses questions "saturent" le champ
d'enquête. Ce type d'entretien est très peu utilisé en approche compréhensive, car il
oriente trop le discours de l'interviewé ; il "hache" trop l'expression, empêche
l'interviewé d'aller au fond de ce qu'il pourrait dire. Bien entendu, en entretien directif,
la liste des questions que posera l'interviewé est prévue (et justifiée) à l'avance, dans
un ordre précis.[…] L'entretien directif peut être distingué du questionnaire. Ce terme
est utilisé quand l'interviewé répond seul à un questionnaire qui se trouve être le plus
souvent sur "papier", en dehors de la présence de l'interviewer (CORBALAN, J.A.
Dossiers interviews et enquêtes. Octobre 2001).
- L’entretien ouvert, ou non directif : une question générale laisse libre cours au
récit de la personne interrogée. Ce type d’entretien est surtout ponctué par des
questions de type relance ou reformulation synthèse C'est le moins structuré de tous
les entretiens. Après avoir posé LA question d'ouverture (LA seule et unique
question, celle qui ouvre un champ d'expression), l'interviewer ne posera plus aucune
autre question. Son travail consistera à "suivre" l'interviewé dans le libre
cheminement de ses pensées, à faciliter son expression, à l'accompagner dans son
"errance". L'interviewer n'est pas passif : il doit remplir sa fonction de facilitation de
l'expression de l'interviewé, sans la diriger, sans la contrôler, sans lui indiquer des
domaines d'expression, sans l'orienter là où l'interviewer souhaiterait voir aller
l'interview. (ibid.).
- L’entretien semi-directif est un compromis entre l’entretien directif et l’entretien
semi-directif L'interviewer, parce qu'il a une connaissance du champ de l'interview,
prévoit à l'avance un petit nombre de sous-thèmes (pas plus de 7) qui balisent tout le
champ des possibles, compte tenu de l'objectif de l'enquête. Pour chacun de ces
sous-thèmes, l'interviewer prévoit une ou plusieurs questions qu'il ne posera que si
l'interviewé ne les aborde pas spontanément dans le fil de son discours. C'est dire
que l'interviewer ne pose ses questions que vers la fin de l'interview, si et seulement
si l'interviewé n'a pas abordé spontanément les sous-thèmes qui intéressent
l'interviewer (ibid.).
Il faut bien comprendre que selon le type d’entretien, nous allons obtenir des réponses
et des développements ad hoc qui n’ouvrent pas les mêmes pistes d’analyse et ne
permettent pas de la même manière de revenir sur les hypothèses pour les corriger,
les compléter et les enrichir. Or une enquête fondée sur un matériau empirique de type
qualitatif ne peut pas se limiter à une posture illustrative ou restitutive. L’objectif est de
rentrer tant que possible dans une approche compréhensive où cet adjectif définit la
logique d’analyse des paroles recueillies comme d’une quête d’un sens caché (y
compris à la personne qui parle : un sens habité par les expériences, passages
biographiques et déterminations sociales que seule permet l’analyse à froid et en
tenant compte du texte dans son ensemble).
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Voici des exemples tirés d’enquêtes réalisées qui montrent chacun des types
d’entretien.
Guide d’entretien fermé, par Olivier Maulini, janvier 2008 sur les formes du
travail scolaire et sens des apprentissages : évolutions de pratiques
pédagogiques.
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Relances :
Réagissent-ils tous de la même façon ?
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Relances :
Sur quelles ressources, en générale, vous appuyez-vous
? Leçons, exercices, ateliers, projets, activités, recherches, travail
à domicile, récitations, rédactions, livres et cahiers, etc. (cf :
1.1.1.)
Comment jugez-vous de la pertinence de ces ressources,
de leur intérêt, de leur efficacité ? (cf : 1.2.2.)
Y a-t-il certaines formes de travail qui correspondent
mieux que d’autres à certains apprentissages ? Quelles formes
pour quels apprentissages vous semblent les plus appropriées ?
Comment faites-vous pour les combiner ?
2.1.2. Faites-vous toujours ce que vous voulez, ou y a-t-il des
contraintes externes dont vous devez vous accommoder ?
2.1.3. Qu’aimeriez-vous savoir pour (mieux) vous organiser ?
Puisque nous faisons une recherche sur ce thème, quelles
questions aimeriez-vous un jour nous poser ?
2.2. Y a-t-il une question importante que nous aurions omis de
vous poser ? Quelque chose d’important pour comprendre
votre manière de travailler et de faire travailler les élèves ?
Prendre congé et remercier pour la disponibilité, l’intérêt porté
à l’enquête et réaffirmer le grand intérêt des propos ainsi
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recueillis.
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Seuls les thèmes et les questions principales sont écrits et tout le guide tient sur une
page pour l’avoir à chaque instant sous les yeux et ne rien oublier parmi les
thématiques à questionner. Ici, l’enquêteur peut être seul ou l’équipe peut compter
plusieurs enquêteurs mais le présupposé de ce type d’entretien (semi-directif) est que
les thèmes et les ouvertures qui se dégagent lors de l’échange sont aussi intéressants
que les thèmes prévus par le guide. On peut aussi avoir le cas où les enquêteurs
ramènent des matériaux très hétérogènes et cette hétérogénéité est mise à l’étude
comme étant partie intégrante de l’objet étudié. Par ex., si la personne interrogée est
un jeune de 24 ans qui a déjà un emploi, il est possible que soit abordé l’achat de
vêtements de marque en ligne. Ainsi loin de se limiter à une phrase anecdotique,
l’enquêteur aura encouragé la personne interviewée à développer et approfondir car
cette modalité d’achat représente une piste inédite et constituera une spécificité sans
doute liée à l’âge et à la situation de la personne interviewée. On voit dans ce cas que
le non-respect de la grille d’entretien pour inclure des thèmes évoqués spontanément
par les interviewés correspond à la posture sociologique inductive qui traque dans les
paroles des gens les hypothèses complémentaires ou contradictoires pour venir
questionner la problématique encore une fois, mais cette fois en étant informé du
regard et du vécu des personnes que nous avons interrogées.
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Exemple de grille d’entretien ouvert pour questionner les étudiants sur la manière
d’organiser leur temps, par ex. dès la première année d’entrée à la fac. Il s’agit ici de
construire un schéma thématique et surtout de construire une articulation logique pour
l’enquêteur entre les thèmes (afin de mémoriser au mieux les transitions).
Le fait de ne pas faire une grille ni une liste de thèmes et de questions mais une
construction articulée et modélisée permet plusieurs ouvertures :
- de s’obliger à adapter les questions aux propos de l’interviewé
- de faire attention aux réponses qui sont données pour embrayer sur des thèmes en
cohérence ou en liaison logique
- de s’ouvrir à des thèmes insoupçonnés ou imprévus dans la grille d’entretien
- de privilégier la relation entre les thèmes qui reflète le souci de laisser l’interviewé
s’exprimer sur COMMENT SONT ARTICULES LES DIFFERENTS DOMAINES DE
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Chapitre II
Le principe que nous retenons est la non-directivité des entretiens, définie comme
l’attitude inverse de celle du questionnaire, c’est-à-dire non structurée autour de
questions fermées préalablement définies. Bien que l’étudiant qui commence pour la
première fois une enquête par entretien puisse se sentir rassuré en serrant dans ses
mains une liste de questions, ce n’est pas la méthode la plus féconde et surtout la plus
efficace d’un point de vue sociologique. Stéphane Beaud en a fait l’expérience
(« L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique, Politix, 1996) :
Cet extrait d’une note d’enquête de terrain (dont l’article complet est versé en annexes
du cours) atteste l’importance de l’immersion exploratoire (observations, connaissance
du terrain et entretiens exploratoires) afin de cerner à titre informatif du moins le
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problème, avant de pouvoir le formuler dans les mots et les perceptions des gens. Il
est tout aussi intéressant de remarquer le mouvement d’aller et retour permanent entre
l’élaboration des hypothèses et le degré de proximité et de compréhension de
l’enquêteur face aux personnes qu’il interroge. Ces personnes ne sont pas toutes
« interviewables » » : il faut des conditions sociales pour l’échange de communication
soit authentique et significatif. Non seulement la connaissance du problème par celui
qui interroge mais l’intérêt à parler, à prendre la parole et à défendre un point de vue
de la part de l’interrogé, qui ne doit pas être soumis à une pression (contrôle,
évaluation, vérification).
Le nombre d’entretiens dont on va approfondir l’analyse n’est pas important : un seul
peut contenir les logiques d’action, les tenants et les aboutissants d’un problème et
porter le sens que l’on chercherait en vain dans d’autres entretiens. Le même
Stéphane Beaud, lors d’une enquête sur le rapport des familles populaires à l’école,
écrit : « j’ai préféré faire porter mon effort de transcription et d’interprétation sur les
deux longs entretiens particulièrement riches avec une famille ouvrière. Ces deux
entretiens, réalisés à un an d’intervalle, livraient ce que l’analyse statistique ne permet
pas d’éclairer : les processus d’enchaînement singuliers, l’entrelacement étroit des
thèmes dissociés (l’école, le quartier, le rapport à l’avenir, celui des enfants, celui de
soi-même). Autre exemple, dans une série d’entretiens réalisés avec des lycéens
d’origine populaire, j’ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d’un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de l’entrée en
seconde, réalisant une série d’entretiens sur ce seul thème, en sélectionnant des
questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes et significatives : position
spatiale dans la classe, rapport avec l’enseignant, type de prise de parole en classe,
mode d’occupation de l’espace dans l’enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine
ou retour à la maison),mode de constitution de réseaux d’amis. J’ai ainsi analysé un
très long entretien avec une fille de quartier qui a vu son univers s’effondrer en passant
au lycée » (Beaud, 1996, p. 235).
On le voit, le sociologue apprend sur le terrain autant que dans les livres, sinon plus ;
la confrontation au réel doit se faire par l’approche des croyances et des valeurs, des
perceptions et des représentations que l’interrogé à d’un problème : quels sont ses
enjeux ? Qu’est-ce qu’il poursuit comme objectif ? Surtout, quelle position tient-il dans
l’argumentation qu’il développe face à une personne qui sait être à l’écoute attentive et
éclairée, dans la bienveillance mais en alerte et surtout capable d’entendre les prises
de position de l’enquêté. Il faut être dans la sympathie, voire dans l’empathie, non pas
avec la personne mais avec la position et les idées qu’il exprime afin de l’encourager à
les développer et à les approfondir.
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Prendre au sérieux le « statut de la parole des gens » signifie chercher du sens dans
ce qu’ils disent et le sens profond, caché de leurs paroles, sans parti pris, sans
jugement, sans limites idéologiques. On s’immerge dans un monde qui nous est
forcément étranger et, en bon ethnologue, nous avançons comme dans l’inconnu, en
pesant les mots, les phrases, l’articulation entre les mots, le choix de certains mots.
Car le travail sur le matériau que constitue l’entretien est en travail de déconstruction,
comme l’ouverture d’une boîte noire qui recèle des secrets, des énigmes. Un bon point
de départ quand on se lance dans l’enquête est de positionner comme un détective qui
se pose des questions et avance avec les traces de la présence des autres, des
histoires entre ces personnes, des relations entre elles et de leur influence réciproque.
Ces renseignements permettent de cerner un monde et de situer la personne qui nous
parle dans ce monde, dans la trame sociale qui est la sienne aujourd’hui, dans les
déterminations sociales (classe, âge, génération, sexe) qui continuent à habiter ses
logiques d’action et de réflexion.
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Chapitre III
Un entretien approfondi qui s’inscrit dans une enquête de type intensif ne prend sens
véritablement que dans un contexte, en fonction du lieu et du moment de l’entretien,
deux éléments qui influent lourdement sur l’état d’esprit, les attentes et les
comportements de l’interlocuteur, et donc sur le discours que ce dernier tiendra vis-à-
vis de l’enquêteur. Ce contexte ou, plus précisément, son objectivation - avec les
observations et la réflexion qui peuvent y être jointes - constituent une dimension
importante qu’il faut expliciter parallèlement à la transcription de l’entretien lui-même.
L’entretien une fois enfermé dans la boîte, le travail n’est qu’à son début. Les étapes
qui suivent, comprenant la transcription de l’entretien enregistré et l’analyse de
l’entretien, sont des plus délicates.
De même que l’on dit souvent que toute traduction est trahison, on a fait valoir que tout
passage de l’oral à l’écrit implique nécessairement une dénaturation, dans la mesure
où la transcription déplace radicalement l’énoncé, lequel était produit en fonction de
l’oralité, et se trouve en quelque sorte disqualifié quand on le sépare de son cadre. En
d’autres termes, la création ou la récitation dépendent étroitement des conditions de
production : il faut donc s’attacher, sinon à les préserver, à les décrire et à les restituer
de la manière la plus précise et la plus objective possible. Mais cet exercice ne va pas
de soi compte tenu de la complexité de la relation d’enquête (lire ce que dit Bourdieu à
ce propos dans la Misère du monde).
a) La description du contexte
Lorsqu’il est question des problèmes que soulève l’usage de l’entretien dans une
enquête sociologique, les auteurs insistent sur l’importance de l’analyse détaillée du
contexte d’entretien qui seule permet de donner tout son sens aux propos recueillis et
analysés par la suite. L’objectivation de ce contexte consiste à expliciter une par une
les étapes, les difficultés, les ajustements nécessaires qui constituent le cadre de la
situation d’entretien : des difficultés de la prise de contact initiale par téléphone au
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Le contexte de l’entretien est complexe : l’énoncé est plus et mieux que les séquences
de phrases : il est tonalisé, gestualisé et dramatisé, et ne se comprend que par ces
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diverses qualités, il est directement fonction, d’une part du système socioculturel dans
lequel il s’exprime, d’autre part, et c’est ce qui nous intéresse ici, du microgroupe dont
il est véritablement le produit.
L’énoncé est tonalisé : le locuteur module son expression ; il accentue le ton et le
rythme, ou il le relâche, il ménage des effets, il observe des pauses ou des silences qui
ne sont pas moins signifiants que la parole. Dans la présentation générale des
conditions de l’entretien, il faut décrire ce type de « discours silencieux », du moins par
grands traits et en insistant sur les modifications du ton et du rythme les plus saillantes,
voire les plus régulières.
L’énoncé est gestualisé : le locuteur parle à l’auditeur qui devient parfois spectateur
d’une mise en scène, grâce aux diverses modalités de son expression corporelle.
L’attitude générale du corps, le regard lui-même, les mimiques du visage, les « tics »
irrépressibles, mettant en mouvement les paupières, les sourcils, les lèvres, ou la tête
tout entière, et les gestes des bras et des mains : souvent l’ensemble de ces gestes
accompagne toutes les séquences du discours, chaque élément du langage gestuel
venant souligner chaque élément du langage parlé, le geste constituant un media
essentiel de la communication. S’il est difficile de restituer de manière analytique et
rigoureuse ce langage-là, il faut au moins y prêter attention et noter certaines
régularités (le rire, le mouvement des paupières, le regard fuyant) à certains moments
de l’entretien. Ces caractéristiques gestuelles aussi trouvent leur place dans la
présentation générale de l’entretien.
Enfin, l’énoncé est dramatisé : il se situe à l’intérieur d’une relation dynamique ; il n’est
monologue qu’en apparence ; en fait, il est dialogue institué entre le locuteur et son
interlocuteur/auditeur, lequel, par sa seule présence et ce qu’elle incarne (l’enjeu de
l’entretien lui-même), produit un type bien particulier d’énoncé. Le caractère
dramatique peut venir, dans le cas du récit de vie, de ce que l’on évoque des souvenirs
douloureux ou que l’on raconte des mensonges pour brouiller les pistes. Dans la
restitution des indices de dramatisation, il n’est pas demandé de justifier sur ce qui
motive cette attitude particulière du locuteur : l’important est de le remarquer et de
permettre aux lecteurs de recréer, avec le moins de décalage possible, la situation de
communication et d’interaction telle qu’elle est produite par la narration. A titre
d’exemple, je vous propose de lire cette réflexion que j’ai écrite à la suite d’un entretien
biographique de 3 heures, passé avec un jeune de 25 ans dans le cadre d’une enquête
sur les parcours déviants :
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prosodiques, je ne pourrais rien dire de plus, sauf que l’on ne peut pas
être dupe de l’intelligence de l’énonciation mise en scène par le
narrateur.
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distance ou une proximité plus ou moins fortes entre les deux acteurs. Ainsi
l’enquêteur peut-il se rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour
mieux l’entendre et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se
reculer sur sa chaise ou son fauteuil comme prendre du recul et marquer alors une
distance avec l’enquêté. En ce sens, la grille d’analyse appliquée par Goffman aux
scènes de la vie quotidienne peut être utilisée pour l’entretien.
De la même manière, le sociologue saura jouer pleinement ce jeu de la distance et de
la proximité, pouvant manifester tour à tour des sentiments de surprise, de fausse
naïveté, de vraie compassion et de sincère empathie. L’art ici consiste à s’adapter à la
situation, à la personne, et à susciter sa sympathie afin de mettre à profit la rencontre
et l’échange provoqué. Du point de vue méthodologique, si la maîtrise complète de
telles circonstances aléatoires n’est pas possible, une réflexion a posteriori sur le
déroulement de l’échange, la mise en scène de soi et les stratégies adoptées par les
deux personnes pour « s’en sortir » sont les bienvenues dans l’analyse de l’entretien.
Afin de mieux identifier les enjeux de l’échange, on peut utilement lire ce que dit
Everett Hugues, élève de Park - l’inspirateur de l’ « Ecole de Chicago » - à propos de
l’entretien en sociologie.
La transcription d’un récit oral est un travail long, fastidieux et minutieux : pour un
entretien de deux heures, il faut compter plus de huit heures de transcription. Malgré
cet aspect fastidieux, la phase de transcription d’un entretien approfondi est partie
intégrante de la phase d’analyse : il est donc utile de transcrire personnellement
l’entretien et de manière intégrale.
Le moment de transcription de l’entretien est essentiel d’abord parce qu’il permet
d’évaluer les propos recueillis et de comprendre si l’entretien peut être sélectionné
pour une étude intensive. Entre des entretiens que l’on fait retranscrire et des
entretiens que l’on retranscrit soi-même, on finit toujours par préférer les derniers parce
qu’ils sont connus, déjà interprétés et participent quelque part de l’évolution que prend
l’enquête, des hypothèses et des analyses que l’on prévoit. En écrivant mot après mot
les propos de l’enquêté, on se trouve dans une situation d’interprétation qui s’appuie
sur une imprégnation auditive de l’entretien. La transcription de l’entretien intervient
dans la phase de son analyse dans la mesure où c’est le fait de réécouter et de passer
de l’oral à l’écrit en faisant certains choix et en adoptant certains codes de restitution
que l’on s’approprie la « dynamique » de l’entretien. En effet, retranscrire un texte
enregistré, c’est traduire une parole en texte en faisant attention à ne pas perdre ce qui
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c’est-à-dire aux moments où la personne émet un son (euh ..., ben ...) mais sans
exprimer des choses intelligibles. Les lapsus et les erreurs (de langue ou de
grammaire) peuvent être transcrits s’ils ont un sens ou s’ils ajoutent un élément à la
compréhension du propos ou à sa teneur générale. De même, les rires et les pleurs
sont à reporter entre parenthèses (rires). Il se peut que des morceaux de phrases
échappent à la compréhension : dans ce cas, on laisse un blanc que l’on complètera
par la suite en se faisant aider. Une fois le discours retranscrit, on le lit une dernière
fois avant d’archiver la bande d’enregistrement : il vaut toujours mieux garder les
enregistrements et les classer, soit par ordre thématique, soit par ordre chronologique,
soit par ordre alphabétique des interviewés. On met en forme l’ensemble du texte
(marges, espacements, changements de caractères), puis on le met dans une chemise
avec un titre : par exemple, « Entretien avec Y. - jeudi 26 novembre 1999, 14H45-
17H30 », ce qui permet de retrouver rapidement l’entretien, mais surtout de le classer
par rapport aux suivants qui vont constituer le matériau de notre enquête. Une dernière
opération peut être utile : la numérotation du texte par pages ou par paragraphes
thématiques (si on est dans une approche thématique) ou par unité de sens (si on est
dans une approche d’analyse structurale). Je reviendrai sur les critères de division des
paragraphes dans les méthodes d’analyse. Disons pour le moment qu’il est opportun
de se donner des repères dans le texte pour ne pas être perdu au moment où on
cherche un passage ou une phrase, mais surtout lorsqu’un passage est extrait et que,
par la suite, on veut le replacer dans une unité plus large. Dans tous les cas et quel
que soit le critère de numérotation retenu, il faut pouvoir entrer et sortir du texte avec
aisance et rapidité. C’est une des conditions essentielles pour effectuer une bonne
analyse. Par la suite, chaque entretien sera complété d’une analyse (enfermée dans
une autre chemise), les deux étant classés toujours ensemble afin de pouvoir
effectuer, au moment de l’analyse croisée des entretiens, un assemblage rapide des
textes et des résultats des analyses singulières. Il ne faut pas oublier, en effet, que
quelle que soit notre méthode d’analyse, on sera confronté à un moment ou un autre à
la nécessité d’extraire des passages de chaque entretien pour les mettre en
perspective autour d’un concept, d’un thème ou d’une hypothèse. Dans la phase de
l’analyse croisée, il est appréciable de maîtriser le matériau (ce qui implique que l’on
connaisse bien), ce qui permet de gagner du temps et de ne pas se disperser dans la
recherche d’une phrase au lieu d’avancer dans la réflexion.
Selon le type de raisonnement que l’on développe, selon l’argumentation, les citations
d’entretiens peuvent donc remplir les différentes fonctions. Mais c’est aussi en raison
de leur qualité expressive ou de leur valeur synthétique à résumer une idée particulière
que certaines citations peuvent être retenues. Souvent, dans l’argumentation
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sociologique, les citations servent à la fois à résumer globalement les différents points
du raisonnement (différents indices explicatifs d’un fait, par exemple, dans le cas de
figure du travail de J.-M. Chapoulie, l’orientation professionnelle dans leur cursus) et à
avancer dans le raisonnement. Sorte de balise marquant un point de repère, la citation
aide à étayer le raisonnement dans la construction de la problématique sociologique.
La transcription sélective raisonnée : en cas de corpus particulièrement long ou de
délais particulièrement courts, il arrive que les entretiens ne puissent pas être transcrits
dans leur intégralité. Trois conditions doivent alors être respectées pour maintenir
l’exigence sociologique d’un matériau sérieux et fiable et la possibilité d’analyse de
contenu :
a/ la personne qui doit analyser les entretiens soit la même qui les écoute dans leur
format audio et choisisse de reporter à l’écrit les paragraphes riches d’informations ou
de sens. Ce faisant, la phase de sélection des unités sémantiques principales peut être
utilement complétée par une première analyse des thèmes ou des idées, des thèmes
et des sous-thèmes et des relations entre eux.
b/ tout en faisant un choix raisonné d’un nombre limité d’unités sémantiques, on doit
restituer le contexte et la teneur général des propos, notamment les rebondissements
conversationnels, le registre et le ton général de l’échange.
c/ pour l’analyse croisée de plusieurs entretiens, il est crucial de procéder d’abord à
l’nalayse singulière (entretien par entretien) puis de croiser les entretiens pour faire
ressortir les convergences et les similitudes, les différences et les oppositions, les
éléments résiduels non classables mais significatifs. Ce n’est pas parce qu’on manque
de temps que la phase de l’analyse doit être précipitée et superficielle ; c’est bien cette
analyse qui fait la spécificité, l’originalité et la plus-value pour les commanditaires des
études sociologiques.
Chapitre IV
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Un autre cas de figure devant lequel on se trouve souvent est la reconstruction par les
personnes interrogées de fables de vie, histoires bâties autour de mensonges et de
dissimulations, soit volontaires, soit inconscientes. Ces cas sont à isoler et à traiter par
des protocoles d’enquête particuliers. Le décalage avec la vérité des faits objectifs peut
être ailleurs que dans le mensonge. Les gens racontent parfois des histoires, loin de la
réalité, non parce qu’ils mentent à l’enquêteur, mais parce qu’ils se racontent eux-
mêmes une histoire à laquelle ils croient sincèrement, et qu’ils racontent à d’autres
qu’à l’enquêteur, l’histoire qui donne sens à leur propre vie (voir le cas de l’entretien
que j’ai effectué avec Y. dont j’ai restitué les conditions d’entretien dans le cours 3).
Kaufmann raconte une expérience de ce type qui s’est produite pendant l’enquête
préparatoire à La trame conjugale, analyse du couple par son linge (Nathan, 1992).
Les deux interlocuteurs, femme et homme d’un couple, ont mise en scène une histoire
idéale, une sorte de fable selon laquelle ils étaient un couple moderne, soucieux de
vivre selon des choix mûrement réfléchis. A la naissance des enfants, ils avaient
décidé qu’elle resterait au foyer, pour le bien des enfants : ils n’avaient pas hésité, ils
n’avaient pas de doute, c’était un choix qui correspondait à leurs idées, et pour cette
raison ils restaient un couple moderne, convaincus de cette autre idée : la femme doit
s’émanciper et constituer les conditions de son autonomie. Mais, à mesure qu’ils
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s’organisaient dans leur ménage, la femme révélait l’énormité de ses exigences d’ordre
et de propreté et l’homme ne pouvait plus suivre et refusa de suivre (il refusa par
exemple de changer les vêtements des enfants dès qu’il y avait une tâche, ou de
ranger le linge en attente d’être repassé dans des sacs plastique pour éviter la
poussière). Avec la naissance du troisième enfant, l’intensité des activités ménagères
et l’abandon du partage des tâches contraignirent la femme à arrêter son travail. C’était
manifestement une décision non choisie, contraire à leur éthique et à leurs souhaits.
En inventant leur fable, et surtout en parvenant à y croire, ils reconstituèrent les
conditions de l’accord avec leurs choix, les conditions permettant de bien vivre le
quotidien. Plus des doutes étaient susceptibles d’apparaître, plus il devenait important
qu’ils croient à leur fable. « S’ils la racontent si fort au moment de l’enquête, c’est
d’ailleurs parce qu’ils ont peur de moins y croire », dit Kaufmann qui conseille de rester
attentif à ce type d’histoires, parce que ce sont celles qui révèlent les indices les plus
importants. Mais sans se laisser bercer et sans entrer dans le jeu de manière naïve : le
chercheur doit sans cesse essayer de débusquer les failles, pour mettre à jour ce
qu’elles cachent et non une vérité objective qu’il aimerait entendre.
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bien et ce qui est mal), une vision dichotomique (avant et maintenant), une position de
résistance ou de défense (contre ou pour qqn ou qqch.), etc. Il faut se dire que, lorsque
nous parlons dans une situation d’entretien, contrainte et relativement brève, nous
abordons des thèmes nombreux, mais dans une position (idéologique, éthique ou
autre) qui nous est propre et qui caractérise tous nos gestes, nos propos, nos
réponses. Un des moments essentiels de l’analyse thématique est l’identification de cet
axe structurant autour duquel gravite tout ce qui a été dit ;
* surligner en couleurs différentes les propos concernant les thèmes abordés, de
manière à pouvoir lire le texte par la suite en identifiant plus aisément les éléments
appartenant aux mêmes domaines thématiques ;
* reconnaître les thèmes principaux et les classer par rapport aux sous-thèmes et
aux spécifications de manière à construire des tableaux en arborescence avec un tronc
(thème), deux ou trois branches porteuses (sous-thèmes), les multiples branches fines
(spécifications : les situations concrètes, les exemples, les cas réels mentionnés, les
citations de tiers) et les feuilles ou les fleurs qui colorient ces branches et qui donnent
à l’arbre une allure particulière (modalités : les temps verbaux, les adverbes et les
adjectifs qui qualifient les actions, les joncteurs qui font la liaison entre deux
propositions (causalité, conséquence, opposition ou contraste, etc.).
3. La troisième consiste à analyser ces arborescences, une par une, de manière
systématique en restituant, pour chacune d’entre elles, le mouvement par lequel
l’enquêté est parvenu à construire sa démonstration : du thème principal vers des
sous-thèmes pour aboutir à des explications concrètes sur le pourquoi et le comment
(spécifications) ou des situations et des anecdotes concrètes vers des questions plus
larges ou encore un mouvement de va-et-vient qui procède par à-coups, du concret à
l’abstrait, puis du constat général aux exemples les plus réels. L’analyse de ce
mouvement de construction du raisonnement de l’enquêté permet de voir si le discours
est construit toujours de la même manière ou si, selon les thèmes, la construction est
différente.
4. Il faut ensuite avancer dans l’analyse en essayant de comprendre les relations qui
peuvent apparaître entre un domaine de l’existence ou de l’expérience de la personne
qui parle et un autre (entre un thème et un autre ou un sous-thème et un thème ou un
autre sous-thème). Ces relations permettent de comprendre si les choses énoncées
sont nécessairement liées pour la personne qui parle ; si elles ne le sont pas
explicitement, malgré une relation qui apparaît à l’analyse ; si les passages d’un thème
à un sous-thème sont systématiques, ce qui signifierait que les deux ordres de
questions sont liées. Il faut alors se demander la signification de ce lien, s’il s’agit d’un
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effet directement lié à une cause, si des biais interviennent qui rendent plus complexe
la compréhension d’un processus, si la personne refuse de faire des liens, mais son
témoignage semble aller dans ce sens, etc.
Le début de l’analyse consiste à classer les entretiens et à s’en imprégner. Ceci se fait
au moment où on réécoute attentivement l’entretien pour le retranscrire, moment
essentiel comme nous avons pu le voir. Entre le moment où on se plonge dans le
matériau pour traiter ce qu’il contient et le moment d’aboutissement à un texte
sociologique élaboré, le travail d’analyse doit s’effectuer en continuité, les étapes se
prolongeant l’une dans l’autre. L’analyse du matériau ne consiste pas simplement à
extraire ce qu’il y a dans la bande et que l’on retranscrit et à le mettre en ordre : cette
étape doit être simultanée d’une autre phase du travail, celle qui consiste à mener une
véritable investigation, approfondie, offensive et imaginative : il faut faire parler les
faits, trouver des indices, s’interroger à propos de la moindre phrase. A mesure que
l’on acquiert une maîtrise de plus en plus grande du corpus (on le réécoute ou on le
relit sans cesse), l’interprétation se fait plus fine parce que l’on accumule de nouvelles
clés d’interprétation et que l’on avance dans la définition de modèles conceptuels. Ces
modèles constituent les hypothèses et les concepts continuellement mis à jour et
perfectionnés : ce sont eux qui permettent d’avancer dans l’analyse et dans la
problématique. La fabrication des modèles conceptuels, ce que nous pouvons aussi
appeler le retour à la problématique et à la théorie, n’est donc pas un objectif final ; elle
représente un instrument très concret de travail, qui permet d’aller au-delà du contenu
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affleurantes de processus sociaux. C’est aussi la raison pour laquelle la plupart des
significations contenues dans un entretien ne sont pas apparentes à première lecture ;
elles émergent les unes après les autres au cours des lectures successives. En plus
de la rigueur qui nous garantit l’attention vis-à-vis des paroles et la vigilance vis-à-vis
de la neutralité de notre position, il est nécessaire de faire appel à une certaine
imagination : pour repérer les niveaux de significations, il s’agit d’imaginer, c’est-à-dire
de se former une représentation des rapports et des processus qui ont engendré les
phénomènes dont parle le témoignage, le plus souvent sous forme allusive. C’est par
le travail de son imagination sociologique que le chercheur mobilise les ressources
interprétatives dont il dispose, qu’il anime l’ensemble de l’espace cognitif situé à
l’intérieur de son horizon de compréhension. Travailler en équipe à l’analyse d’un
entretien enrichit l’analyse, car chacun des chercheurs y apporte son propre horizon.
Pour établir les thèmes et construire la grille d’analyse, il est nécessaire de lire
attentivement les entretiens un à un et de garder à l’esprit les hypothèses descriptives
de la recherche, éventuellement reformulées après lecture des entretiens. Ces
hypothèses procèdent d’une itération entre hypothèses descriptives initiales et corpus
recueilli. Le thème n’est pas celui qui a guidé la formulation des questions pour le
guide d’entretien ; le thème que l’on doit repérer ici est un noyau de sens, une unité
(question+réponse+relance+réponse+relance+réponse, par ex.) qui renseigne sur le
même fait en apportant le maximum d’informations. Une fois sélectionnés pour
l’analyse du corpus, les thèmes constituent le cadre stable de l’analyse de tous les
entretiens.
Comme le guide d’entretien, la grille d’analyse doit autant que possible être
hiérarchisée en thèmes principaux et thèmes secondaires (spécifications), de façon à
décomposer au maximum l’information, séparer les éléments factuels et les éléments
de significations, et ainsi minimiser les interprétations non contrôlées. Mais, à la
différence du guide d’entretien qui est un outil d’exploration (visant la production de
données), le grille d’analyse est un outil explicatif (visant la production de résultats).
Elle n’en est donc nullement le décalque, mais une version rationalisée, confrontée aux
données. Une fois les thèmes et items identifiés, une fois la grille construite, il s’agit
alors de découper les énoncés correspondants et les classer dans les rubriques ad
hoc. Ces énoncés sont des unités de significations de longueur variable : parties de
phrase, phrases, paragraphes...
Ce type de grille est destiné à servir de base à l’élaboration d’une typologie et elle est
construite selon une logique à la fois verticale et horizontale, pour rendre compte de
chacun des cas, et aussi des dimensions transversales. Dans la construction d’une
typologie, on cherche à caractériser un type idéal, reconstruit et non réel, issu d’une
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synthèse des thèmes. Le type vise à regrouper un maximum de thèmes et les cas
agrégés dans ce type présenteront un maximum de spécifications univoques relatives
au patrimoine et à sa transmission. Dans les cas où on ne possède pas un corpus
assez important pour élaborer une typologie, on peut sélectionner des thèmes, repérer
leur variation au sein du corpus et chercher les éléments expliquant cette variation : il
s’agit là d’une analyse des facteurs explicatifs ou déterminants des choix et des actions
des individus interrogés.
Pour le repérage des indices, il faut être particulièrement attentifs aux pratiques et aux
contextes sociaux des pratiques qui sont présentées par l’interviewé. On peut
s’attendre à ce que les phénomènes qui nous intéressent (et leurs logiques) soient
décrits par la personne ; sauf exceptions, elle y fera seulement allusion, parfois sous la
forme d’une simple phrase, voire d’un simple mot (« c’est dur, c’est très dur. »). A
moins qu’on ait eu la présence d’esprit de saisir l’allusion au vol et de l’inciter à en dire
plus par une relance, ou qu’on ait à faire à un sujet particulièrement réflexif (il en existe
dans toutes les catégories sociales), il faudra se contenter de ces quelques mots. L’un
des enjeux principaux de l’analyse consiste à identifier les mots qui renvoient à un
mécanisme social ayant marqué l’expérience de la personne, à considérer ces mots ou
ces expressions comme autant d’indices et à s’interroger sur leur signification
sociologique, c’est-à-dire à quoi ils se réfèrent dans le monde socio-historique. C’est la
manière dont l’analyse tente d’objectiver le rapport au monde de la personne et le sens
qu’elle accorde aux situations qu’elle décrit. Parmi tous les indices que recèle un
entretien, certains « brillent » et nous frappent d’emblée, tandis que d’autres restent
longtemps cachés dans la gangue de leur apparence banale. Parmi ceux qui attirent
notre attention figurent tous les indices de fonctionnement (de personnes, de relations
entre personnes, de formes culturelles et sociales). Si de tels indices nous frappent,
c’est parce qu’il nous faut imaginer les modes de fonctionnement d’une autre
personne, éventuellement d’une autre culture (de classe, de sexe, de génération ou de
groupe ethnique), ses propres modes de relations intersubjectives, ses schèmes de
perception, d’action et d’interaction, ses codes de bonne conduite, ses valeurs
collectives. Or, quand il s’agit de témoignages émanant de membres de notre société,
nous avons tendance à oublier qu’ils participent à d’autres places, dans d’autres
contextes et milieux que les nôtres, et à projeter sur eux notre propre sous-culture ;
notre attention tend à faiblir alors même qu’elle devrait s’aiguiser.
Chacun des indices repérer doit être considéré comme la pointe à peine visible d’un
immense iceberg. Prenons l’exemple que cite D. Bertaux (1997) tiré de son enquête
sur les boulangers
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« Le tout premier récit de vie recueilli auprès d’un vieil ouvrier boulanger né en 1909
contenait, à propos de ses années de jeunesse, cette simple phrase : « On travaillait sept
jours sur sept ». Sept jours sur sept ? Un indice précieux nous était donné ici sur le
fonctionnement de la boulangerie artisanale. Il aurait fallu le creuser dans l’entretien lui-
même ; par manque d’expérience nous ne l’avons pas fait. C’est seulement au fil d’autres
entretiens que se sont dégagées peu à peu quelques-unes de ses implications. « Travailler
sept jours sur sept » signifiait d’abord que l’ouvrier boulanger, comme d’ailleurs l’artisan et
son épouse,
- n’avait jamais un jour de repos,
- que toute sa vie s’organisait autour du travail et
- tendait à s’y réduire.
Un tel rythme n’est pas tenable à long terme. « Quand on était trop fatigué on s’arrêtait ; on
dormait, on récupérait » (extrait d’un autre entretien). Mais il fallait bien que le pain se fasse.
L’artisan alors s’adressait à un bureau de placement qui lui dépêchait aussitôt un
remplaçant. Certains jeunes ouvriers célibataires se spécialisaient dans les remplacements.
« On les appelait des rouleurs » (extrait d’un troisième entretien). Ils y trouvaient leur
compte, non seulement en étant un peu mieux payés, mais en faisant ainsi le tour du métier,
comme certains intérimaires de nos jours.
Comment les ouvriers géraient leur fatigue ? Une phrase nous avait frappé dans un
quatrième entretien : « Quand on est trop fatigué, on ne peut plus dormir ; alors on est
foutu ». Elle a attiré notre attention sur une distinction entre deux types de fatigue. Il y a
celle qui est due à l’exercice normal de l’activité professionnelle quotidienne ; elle s’efface
dès lors que les conditions de nourriture et de sommeil sont suffisantes. Mais il y a l’autre, la
fatigue accumulée, qui est signe d’usure physique et nerveuse qui atteint le corps dans son
fonctionnement même. Comprendre cela, c’est aussi comprendre que ceux qui y sont
confrontés ont à gérer avec une grande précision l’entretien de leurs forces vives mises en
péril constant par les conditions d’exercice du métier.
Nous avions appris dès le premier entretien que le gouvernement du Front populaire de
1936 avait imposé l’obligation d’un jour de congé hebdomadaire pour les ouvriers. Nous
avions naturellement déduit que cela avait représenté un progrès mais c’était une erreur.
« Les patrons n’arrivaient pas à se mettre d’accord pour fermer à tour de rôle. En fait
chacun avait peur que l’autre ne lui pique ses clients. Donc ils fermaient tous le même jour.
La veille, les clients achetaient deux fois plus de pain ; alors il fallait faire vingt heures
d’affilée. A l’arrivée on était complètement cuits. On passait le jour de congé à dormir »
(synthèse d’un passage d’un cinquième entretien). Cette fois-ci, c’était un mécanisme
proprement social, engendré par la situation de concurrence locale entre artisans, qui nous
était décrit en réponse à une question suggérée par les entretiens précédents. D’autres
conséquences de l’absence de jour de congé nous sont apparues par la suite, comme
l’isolement social des jeunes ouvriers boulangers, la plupart migrants originaires d’un
village, ne connaissant donc personne en ville et n’ayant jamais le temps de « sortir » pour
faire connaissance.
Tels étaient donc quelques-uns des phénomènes qui se cachaient derrière cette simple
phrase : « On travaillait sept jours sur sept ». Ce n’était pas seulement la description d’un
fait, mais un indice dont il restait à découvrir les multiples significations ».
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Chapitre V
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Les bifurcations et les ruptures font partie des moments forts de la reconstitution
diachronique de la construction des schémas dispositionnels (manières de percevoir et
de voir, de juger et de se placer dans le monde, les mondes, son monde et celui des
autres. Les moments de changement dans le parcours avec une ouverture sur les
cheminements et les circonstances qui ont permis d’aboutir à un tournant. Deux
extraits tirés d’un article de Claire Bidart (2006) sur les crises et les bifurcations
permettent de mieux mesurer ce que l’on peut percevoir dans les crises
(biographiques, de couple, professionnelles, amicales, autres) : c’est au moment où les
évidences et les habitudes sont remises en question qu’elles peuvent être évoquées
avec plus de distance et être recensées comme des contextes sociaux (conditions
ayant favorisé) préalables à la crise. Les enchaînements d’événements, les logiques
cachées entre les situations sont aussi plus visibles au moment des crises.
Deuxième niveau : relations interpersonnelles et autruis significatifs, présents et
passés. Quels sont les personnes de référence qu’il évoque dans son entretien ; dans
quel contexte et quelle sphère les a-t-il fréquentées, sur quelle durée et avec quelles
traces sur les valeurs, les actions et les manières de se percevoir (nous/eux ; je/lui). Ce
sont les relations intersubjectives fortes qui permettent de repérer les autruis
significatifs (significant others, de George Herbert Mead, traduit par François de Singly
« autruis significatifs »).
Troisième niveau : relations système/acteurs (ou champ/habitus ou encore
structure/agency) : il s’agit de mettre à jour les mécanismes subis ou alimentés par
l’interviewé. En d’autres termes, à ce niveau, il faut pouvoir mesurer les situations dans
lesquelles l’interviewé a été dominé ou a dominé et quelles ont été les ressources, les
leviers ou les freins, les contraintes, les difficultés. Quel degré de liberté d’action a-t-il
(eu) dans les choix qu’il a accomplis et de quelle manière les contextes sociaux et les
milieux proches de son existence (aux différents moments de son parcours) ont agi sur
lui en déterminant ses horizons des possibles, en les limitant et les rétrécissant ou bien
en les élargissant. La narration chrono-logique et l’emploi de certains pronoms sujets
(« je » ou « on » ; « nous » ou « on » ; « moi, je ») sont deux bons indicateurs de la
marge d’action de l’acteur. Ce sont ce que Daniel Bertaux appelle « les rapports
sociaux objectivés », à savoir tels qu’ils sont ressentis et exprimés au travers des
situations sociales vécues par l’interviewé.
Lisons une application de cette méthode « à 3 niveaux » mise au point par Daniel
Bertaux sur un entretien d’un jeune de la banlieue lyonnaise appartenant à la première
génération d’enfants de parents maghrébins dont la trajectoire a dévié puis s’est
radicalisée progressivement.
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Si, dans un entretien, on parvient à garder ces trois fils rouges comme des axes de
questionnement, les événements et les situations, les expériences et les références
aux autres prennent un sens plus profond qui permet une analyse sociologique du
vécu (à partir des mots utilisés par la personne interrogée).
Dans l’entretien de khaled K., il est possible d’avancer par l’identification et le
déroulement de la trajectoire du jeune, plutôt que par repérage thématique, ce dernier
pouvant compléter l’analyse de la trajectoire. Pour ce faire, le concept de bifurcation,
tel qu’il est défini par Claire Bidart, est nécessaire.
Le concept de « bifurcation » (Claire Bidart, « Crises, décisions et temporalités : autour
des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1) :
Je fais l’hypothèse que l’analyse des bifurcations biographiques est
souvent plus riche d’informations sur les mécanismes de régulations
sociales et les structurations des parcours que celle de trajectoires
linéaires ou réduites à leurs états de départ et d’arrivée. Dans les
moments de crise, de basculement et d’ouverture de l’improbable se
révèlent des enjeux, des systèmes de contraintes et des logiques de
choix qui resteraient invisibles dans le cours tranquille des choses.
Dans ces moments-là également apparaissent la pluralité des «
mondes sociaux » en coprésence, ainsi que les enjeux de
positionnement et de recomposition des identités personnelles
(Lahire, 2001 ; Voegtli, 2004) (…) La bifurcation, en plus de révéler
un carrefour biographique, a souvent quelque chose de surprenant :
le sociologue, l’institution, et même parfois l’individu ne s’y
attendaient pas, cela ne « va plus de soi ». Cette « surprise »
(Strauss, 1992) peut se rapprocher du « détour » (Balandier, 1985)
des anthropologues ou du « dépaysement » (Beaud et Weber, 1997)
en ce qu’elle bouscule nos attentes et nos routines interprétatives.
L’imprévu nous aide alors à comprendre comment se prennent les
décisions, avec quels ingrédients, en rapport avec quels éléments
structurels et quelles contingences, pour se réarticuler peut-être avec
le prévisible...
Jean habite avec ses parents près de Caen, son père est «technico-
commercial» dans une entreprise de chauffage et sa mère employée
de banque. Au moment de notre premier entretien en 1995, Jean
s’apprête à passer le baccalauréat option « économique et sociale » ;
il échoue, redouble sa terminale, obtient le bac et commence un BTS
« force de vente » en alternance avec un emploi de technico-
commercial dans une entreprise d’électricité, au Mans. Lors de la
seconde vague de l’enquête, en 1998, il a 22 ans, termine ce BTS et
s’apprête à retourner vivre chez ses parents. Il occupe ensuite un
emploi en CDI de vendeur pour une entreprise de spiritueux à Caen
pendant huit mois. Il rencontre Stéphanie et s’installe à Caen avec
elle. Puis brutalement, il quitte cet emploi et part à Rodez avec
Stéphanie. Lors de l’entretien de la troisième vague d’enquête, il
identifie ce départ comme le principal carrefour pour lui : « Est-ce que
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depuis trois ans tu t’es senti parfois à des carrefours, à des moments
où tu devais faire des choix ? » Réponse : « Chez [l’entreprise de
spiritueux], c’est clair, clair et net. Choix familiaux, amicaux et tout.
[...] Un changement du tout au tout entre ce que j’étais devenu et ce
que je suis aujourd’hui où je suis cool. À l’époque, je n’étais pas le
même homme et je vivais dans un autre monde aussi, il faut bien le
dire. [...] J’ai tout lâché du jour au lendemain. C’est là que j’ai quitté
Caen. Je me suis vraiment barré, je n’ai plus donné de nouvelles à
personne. [...] Je me suis barré du jour au lendemain et je suis allé
habiter à 1 000 km, c’est pour te dire à quel point ça m’a marqué. [...]
Donc c’était vraiment une grosse grosse étape. »
La méthode d’analyse par trajectoires ne concerne que les récits de vie qui narrent des
histoires vécues selon un axe diachronique. Cette réalité historico-empirique renseigne
sur le parcours biographique de l’individu, parcours qui inclut à la fois la succession
des situations objectives du sujet, mais aussi la manière dont il a vécu ces situations,
c’est-à-dire perçues, évaluées et agies sur le moment. Quelle que soit la façon de
raconter un parcours, elle ne peut faire l’impasse sur un certain nombre d’événements
structurants qui sont intervenus dans ce parcours. On peut, pour faciliter la tâche
d’analyse d’un parcours biographique, y distinguer plusieurs trajectoires - telle la
trajectoire familiale, géographique, scolaire, sanitaire, professionnelle - et regrouper les
événements marquants dans ces trajectoires. La structure diachronique du récit ne se
retrouve pas nécessairement dans l’organisation du discours : le récit peut ne pas être
linéaire et ne pas respecter la succession chronologique des événements. La manière
dont les événements sont présentés par le narrateur n’est d’ailleurs pas sans
signification : à la logique chronologique que le chercheur a tendance à suivre pour
comprendre le parcours biographique, la personne peut préférer une logique différente,
celle de la causalité, de la conséquence, de l’enchaînement irrationnel ou d’autres
encore. La complexité et la multiplicité des déterminants d’un choix ou d’une action font
que leur narration n’est pas aisée et que l’ordre chronologique ne soit vraiment pas
pertinent, du point de vue du narrateur. Il faut donc prêter la plus grande attention à
cette logique sous-jacente et relancer pour en savoir davantage. D’après la définition
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que donne J. Corbin (reprise dans la présentation d’I. Baszanger aux textes d’A.
Strauss sur l’ordre négocié, 1992),
« une trajectoire renvoie au cours d’un phénomène et à l’action entreprise dans la durée
pour en gérer le déroulement, le traiter et le mettre en forme. (...) L’ensemble d’actions lié à
une trajectoire engage de multiples acteurs, chacun ayant sa propre image du déroulement
du phénomène et sa propre vision de l’action nécessaire pour le mettre en forme et le gérer.
Ces représentations et ces visions sont, pour une part, constitutives des positions que les
acteurs prennent sur l’action. Ces positions doivent être harmonisées par une série
d’interactions tant avec soi-même qu’avec les autres. Leur alignement, leur harmonisation
nécessaire et l’exécution de l’action (les performances) sont compliqués par une grande
variété de conditions proches et lointaines. Ces conditions doivent, d’une manière ou d’une
autre, être manipulées et traitées pour que se poursuive le déroulement de la trajectoire.
L’action entreprise à des conséquences directes sur le phénomène étudié et sur n’importe
lequel des acteurs engagés dans sa mise en forme. Ces conséquences entrent alors en
scène et deviennent une partie des conditions (ou événements) qui influenceront le prochain
ensemble d’actions ».
La force d’une réflexion en termes de trajectoire est de donner au chercheur un cadre pour
appréhender la complexité du phénomène qu’il cherche à étudier, et de diriger ses
investigations. Plus particulièrement, le concept de trajectoire permet de maîtriser rupture et
continuité durant la vie des personnes et de voir comment, à chaque perturbation suit un
moment de réajustement et que ces réajustements ont des conséquences sur d’autres
sphères de leur vie qui doivent être réajustées à leur tour.
La sociologue a appliqué à ses propres enquêtes cette méthode. Dans son rapport à la
MIRE de 1989, F. Bouchayer a recours à l’analyse par trajectoires pour montrer
- comment l’histoire et les conditions de vie ont un rapport à la santé (hypothèse principale)
et
- comment ces incidences sont en partie déterminées (autre hypothèse principale) par
1. le degré de maîtrise culturelle de la personne, entendant par là les ressources non
strictement économique dont se sert la personne pour disposer d’un certain pouvoir de
conduite sur son existence (hypothèse secondaire 1)
et
2. le décalage ou la concordance entre les aspirations et le capital socio-culturel, d’un
côté, et le mode de vie réel, de l’autre, renvoyant aux distorsions plus ou moins importantes
entre position sociale/mode vie et aspirations/projet de vie (hypothèse secondaire 2).
Le guide d’entretien que la sociologue utilise est un guide très ouvert pour laisser les
personnes interrogées faire leur histoire de vie, tout en gardant bien en tête les trois niveaux
d’informations qui intéressent directement la sociologue : l’état de santé, comprenant des
troubles d’ordre psycho-somatique ou fonctionnel ; les pratiques de consommation médicale
; les discours et les représentations sur le corps et la maladie, la médecine et les soins. Ce
sont les trois ordres de données que recouvre le « rapport à la santé » dans la définition de
F. Bouchayer et ils constituent les trois critères qui serviront au classement de son corpus,
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Chapitre VI
L’idée ici est qu’il est utile, lorsque nous commençons à analyser un entretien, de ne pas
rompre le déroulement du discours, même lorsqu’il ne s’agit pas d’un récit de vie. Nous
verrons par la suite que l’une des avancées essentielles que les sciences du langage ont
permis en sciences sociales est la reconnaissance de l’économie globale du texte, quelle
que soit la nature de ce dernier (annonce publicitaire, annonce économique, article de
journal, compte rendu de réunion, etc.). Nous retiendrons cette idée selon laquelle un texte
doit être respecté non seulement dans son intégralité mais aussi dans le déroulement du
propos tel qu’il a été construit par le locuteur, dans la situation d’échange avec son ou ses
interlocuteur(s).
Dans le travail de repérage des thèmes et d’assemblage des éléments, il est important de
rappeler les concepts de dénotation et de connotation tels qu’ils sont utilisés en linguistique.
La dénotation correspond à la lecture directe du signe et renvoie aux significations
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Cet objectif exige un travail de confrontation des données et une analyse fine des
témoignages. Afin de mieux comprendre le procédé par lequel on peut obtenir en
sociologie une analyse des processus sociaux qui structurent les actions de l’individu,
je vous propose de suivre pas-à-pas les enchaînements des processus sociaux en
acte chez une militante du Front National.
Lisons d’abord l’entretien tel qu’il a été retranscrit par Frédérique Matonti qui l’a
réalisé :
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Après avoir lu et relu le texte (sans y toucher), nous allons essayer d’identifier le
ou les pôles structurant le discours de Marie :
- en premier lieu, on recherche une ‘idée fixe’, un axe qui sous-tend une démonstration
;
- une fois cette idée identifiée, il faut vérifier la polarisation autour de ce thème et
commencer à repérer les sous-thèmes qui y sont liés ;
- on va se demander qu’est-ce qui reste (les résidus) une fois cette première
arborescence étant établie : y a-t-il un autre thème transversal ou s’agit-il toujours de
sous-thème par rapport à la première idée forte ? ;
- à partir de ces premiers résultats directement liés à une lecture approfondie du texte (
et pas encore à sa délinéarisation , i.e. découpage du texte selon les thèmes et les
sous-thèmes et non suivant la succession linéaire du texte tel qu’il a été énoncé), nous
allon rédiger une introduction à l’analyse : cette introduction doit présenter le type
d’entretien, un profil synthétique de l’enquêtée et quelques lignes de problématisation
autour de la question forte préalablement identifiée.
Introduction à l’analyse :
§ 1. L’entretien que F. Matonti réalise auprès de Marie, militante quinquagénaire du
FN en Seine-Saint Denis, est un entretien, qui, par certaines questions débouchant sur
le témoignage d’une vie, peut être étudié comme un entretien ouvert. Militante de base
depuis plus de vingt ans, Marie nous livre le récit d’un engagement choisi et
nécessaire, actif et critique, assumé et douloureux à la fois (idée forte 1, directement
liée au guide d’entretien et à l’enquête menée par la sociologue), au vu d’une vie qui,
sur le plan économique, social, professionnel et sentimental, décrite comme difficile
(idée forte 2, non induite et indépendante de la problématique de la sociologue), a du
mal à s’avouer sur le mode de l’échec (sous-thème et spécifications). Car ce qui
traverse le témoignage n’est pas seulement l’aveu d’une incapacité (ici exprimée et
revendiquée comme un refus volontaire (sous-thème et spécifications du thème de
l’engagement/désengagement)) à adhérer aux nouveaux modes d’engagement
partisan, mais l’impossibilité de reconnaître que le dur engagement des « petites
gens » comme Marie, mises à distance des hautes sphères du parti et de la politique,
n’ait pu servir que des causes basses et des intérêts particuliers. Pour Marie il s’agirait
de reconnaître que son dévouement n’a servi que son intégration en tant que fille
d’immigrée russe appartenant à la classe populaire (thème 3, non induit de la
problématique), que son affiliation idéologique à l’extrême-droite s’explique de manière
évidente par ses origines et sa position sociale dans la société française. Dans cette
optique, l’engagement de Marie deviendrait l’antipode du modèle de dévouement,
moral et pur, qui est valorisé et mis en avant comme un choix (spécifications du thème
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1) et non comme une nécessité (sous-thème du thème 2). C’est autour de la tension
entre un militantisme que Marie décrit toujours en termes moraux (courage-
désintéressement, dévouement (spécifications du thème 1)) et le manque non avoué
de choix alternatifs lié à la position sociale de la militante et à sa vie faite d’échecs
répétés que se construit aujourd’hui l’engagement distancié de cette personne
(spécifications du thème 1), désabusée et idéaliste à la fois.
Après avoir annoncé le fil conducteur qui va structurer notre analyse, voyons comment
procéder à la dé-linéarisarion, à la construction des mouvements qui relient thèmes,
sous-thèmes et spécifications pour enfin proposer une catégorisation des énoncés.
Exercice de découpage et de mise en relation entre thèmes.
§ 2. Polarisation forte autour du thème 1 « Engagement bon/mauvais ;
avant/maintenant ». Le premier sous-thème ici est celui des façons de militer ; l’autre
sous-thème est celui des militants eux-mêmes (qui ils sont). Les spécifications qui sont
connectées à ces deux sous-thèmes correspondent, pour le premier, aux façons de
faire partie d’une structure partisane avec une opposition forte entre ceux qui se
donnent (entiers, toujours, sans avoir peur, les héros) et les autres qui tranquillement
achètent le journal et prennent leur carte d’adhérents (peinards, qui vont et viennent,
qui achètent) et pour le second à la dichotomie entre les bons militants (incarnés par
Marie, le « moi » et le « on » comme sujets des actions (voilà des modalités) et les
autres (« eux », « ils »). Un troisième sous-thème vient s’ajouter pour finir la
construction de ce schéma dichotomique du militantisme, celui des temps différents
entre un avant fait d’un parti groupusculaire et révolutionnaire (activisme inlassable et
petit nombre de participants dont la structure avait besoin pour vivre) et un maintenant
(le FN est un parti sur les rails) où le noyau et le fonctionnement du parti n’a plus rien à
voir avec la base à qui sont reléguées toutefois les basses besognes. A partir de cette
arborescence simple, construite à partir du tronc principal (le thème de l’engagement
pour monter jusqu’aux spécifications et aux modalités), il est possible d’avancer
quelques catégories explicatives qui permettent une certaine conceptualisation. Le
militantisme invoqué ici renvoie à un idéal de pureté (moi, je suis entière), de courage
et d’intégrité ; une autre caractéristique vient complèter ce modèle, celle du
désintéressement de l’engagé qui doit donner de soi, caractéristique qui entre en
contradiction avec le constat établi par Marie de la reconnaissance symbolique et la
gratification matérielle retirées et (attendues) de la carrière militante. D’où l’importance
d’un activisme au sein d’une petite structure (interconnaissance, relations entretenues,
sociabilités) et d’un engagement à côté de ceux que la majorité met au ban (esprit de
solidarité, entraide, résistance, sens de l’effort accompli collectivement). L’analyse des
modalités montre bien à quel point il est important pour Marie de dissocier les deux
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conditions et expériences de vie, aussi bien dans le présent que dans le passé,
renvoient à une trajectoire faite de « 36 misères ». Dans cette optique, un engagement
réparateur et compensatoire cadre assez bien avec le témoignage de la militante
distante et blasée, ayant connu toutes les déceptions - autre facette d’une vie ayant
connutoutes les désillusions. Aussi l’espace de liberté, ce coup de folie et de
détermination qu’elle a voulu imprimer à son destin petit et laborieux, s’arrête-t-il
devant le manque évident de d’alternatives, sauf à (s’)avouer une vie perdue. Aussi
apparaît-il comme largement contraint et, en fin de comptes, moins comme une
heureuse décision contredisant la fatalité que comme un aboutissement nécessaire.
On peut aller même jusqu’à se demander si le refus de renseigner sur l’activité exercée
ne correspond pas à la crainte de voir la sociologue relier de manière trop évidente - et
honteuse - le militantisme et un emploi directement lié au parti ou obtenu grâce au
parti. Cela reviendrait à ternir l’image pure qu’elle (se) donne de militante
désintéressée et à compromettre plus largement la vision idéale de l’engagement des
petites gens. Car, fidèle à une extrême-droite groupusculaire, mais aussi
révolutionnaire, désenchantée par la professionnalisation du FN, Marie ne donne son
admiration et sa sympathie qu’à la base désintéressée et populaire, comme le montre
bien sa dénonciation des bourgeois (« les giscardiens peinards »). Cependant
l’aisance avec laquelle Marie retraduit les questions sur les étrangers selon le registre
idéologique du nationalisme xénophobe montre sa maîtrise du discours de l’extrême-
droite et le degré auquel elle s’est approprié ce discours en tant que représentante des
« petits Blancs » qui connaissent la misère et qui sont tenus en lisière de l’intégration
sociale. C’est, en effet, parce qu’il lui a permis de sortir de sa petite vie en lui offrant les
moyens d’une identification à un corps et à une cause plus large que l’engagement de
Marie à Ordre Nouveau, puis au FN peut être considéré comme une liberté toute
relative, socialement déterminée et ne pouvant être valorisée que si elle se distingue
comme un acte pur (peut-être le seul), affranchi de tout souci matériel et de tout
intérêt).
Cette analyse est une proposition d’analyse thématique et est ici donnée à titre
d’exemplification des étapes méthodologiques à suivre pour faire une analyse
sociologique et non un commentaire de texte ou, pire, une paraphrase. L’écriture d’une
analyse thématique comporte, comme on vient de le montrer, une introduction faisant
brièvement état du contenu de l’entretien et soulignant le questionnement
problématique du sociologue ainsi que les pistes à suivre dans l’analyse. Ensuite, les
paragraphes de la rédaction se structurent autour des thèmes principaux et sont écrits
en suivant l’arborescence « thème principal-thèmes secondaires-modalités et
spécifications ». La conclusion d’une analyse n’en est pas vraiment une puisqu’elle
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consiste surtout à évoquer les questions et les pistes non explorées soit parce que le
matériau ne présentait pas assez de détails pour approfondir ces pistes, soit parce qu’il
s’agit de thématiques qui ne touchent pas directement le questionnement de l’auteur
ou le fil conducteur de l’enquête dans laquelle s’inscrit l’entretien.
Dans tous les cas, il ne faut rester ni sur le registre illustratif, ni sur le registre restitutif,
comme le disent Demazière et Dubar (texte déjà rencontré). Il faut viser une posture
analytique.
CHAPITRE VII
L’ANALYSE CROISEE
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« Si vous travaillez sur le travail en entreprise, vous avez nommé un ensemble d’entretiens
« Les contremaîtres en porte à faux » et un autre ensemble « Les syndicalistes en porte à
faux ». Rien ne vous aurait permis de supposer qu’une comparaison systématique entre
contremaîtres et syndicalistes pouvait servir à quelque chose. Vous risquez alors de
découvrir l’existence d’une similitude de trajectoires, par ex. une scolarisation interrompue
pour des raisons financières ou accidentelles alors qu’il s’agissait d’un « bon élève »,
comme dans le cas des syndicalistes agricoles ; l’existence aussi d’une forme de proximité
sociale entre ces deux catégories sociales (par l’intermédiaire des professions des épouses,
par exemple), qu’il faudra bien sûr vérifier, c’est-à-dire n’admettre qu’à titre d’hypothèse,
mais qui vous servira de point d’appui pour avancer » (c’est moi qui souligne).
Ainsi la forme que prendra la synthèse finale n’est pas donnée une fois pour toutes : le
plan du compte rendu d’analyse n’est pas scolaire et n’a pas la forme de dissertation.
L’écriture finale est directement liée à la formulation d’hypothèses, de réponses
partielles à ces hypothèses, de rejet et de reformulation d’hypothèses. C’est une
écriture en devenir, non un plan strict auquel il faut se tenir. Il ne faut pas « caser » les
données, il faut leur donner une épaisseur, une logique en les interprétant. L’analyse
finale des entretiens croisée est la formalisation d’une interprétation : si on ne prend
pas le risque d’interpréter, si on ne se lance pas dans des raisonnements (qui sont
impérativement à expliciter pour être contrôlés, infirmés ou validés), on n’arrive pas à
rédiger quelque chose qui soit plus que l’accumulation plate et répétitive de cas
singuliers, même très différents entre eux. Les cas singuliers ne sont pas des
exemples illustratifs de théories qui leur préexistent, mais des points d’appui pour
avancer des idées.
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Pour clarifier davantage ce travail, nous allons approfondir ces étapes, une après
l’autre, en rappelant chaque fois l’objectif poursuivi et en prenant des exemples qui
montrent concrètement comment certains chercheurs ont fait.
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« (...) c’est seulement lors de cette étape que j’ai décidé de réélaborer mon modèle
théorique autour du concept de « mode de régulation », et que j’en ai défini les dimensions
pertinentes. En effet, suite à la première analyse des entretiens, il m’était apparu que les
sujets interviewés produisaient des énoncés de deux types : d’une part, des énoncés soit
informatifs, soit évaluatifs, dont le but était de décrire des éléments de fonctionnement de la
discipline et de la « régulation » au sens large, ou d’exprimer leur opinion par rapport à ces
modes de fonctionnement ; et, d’autre part, des énoncés argumentatifs, où les interviewés
(en particulier les jeunes) s’engageaient de manière plus personnelle et construisaient ne
argumentation pour expliquer leur attitude par rapport aux normes. C’est ainsi qu’est venue
l’idée de distinguer, dans le modèle théorique, la notions de mode de production normative
(mode de construction des normes, type de légitimité) et d’autre part, la notion de rapport
aux normes - étant entendu que la première repose aussi sur la perception qu’ont les
acteurs de modes de fonctionnement, d’un espace de contraintes et de marges de
manoeuvre dans lequel le second élément prend tout son sens.
Illustrons de manière plus précise encore ce mouvement d’enrichissement du cadre
théorique après la première confrontation au terrain, à travers trois exemples.
L’hypothèse selon laquelle, si les finalités éducatives se pluralisent partout, chaque
établissent effectue son des choix à cet égard et les hiérarchise de manière différente,
notamment selon la place de l’établissement sur le marché scolaire, est issue de cette
première analyse du matériau. De même, si l’hypothèse d’une crise de la légitimité
rationnelle-légale pour construire les rôles et les règles était déjà en partie déduite du travail
d’analyse théorique, c’est à la première analyse des entretiens que l’idée de « modalités
différenciées » des modes de construction de la légitimité des rôles et des règles a surgi. Je
citerai encore le mouvement « dialectique » qu’a subi l’hypothèse des modes de contrôle et
de socialisation horizontalisés : bien entendu, celle-ci reposait sur des fondements
théoriques ; cependant, la confrontation avec le terrain (notamment l’observation directe de
pratiques telles que la médiation scolaire ou les récits de l’accueil des élèves de première
par leurs aînés) ont permis de la construire de manière plus précise en lui donnant corps ».
Ce retour dialectique au cadre théorique permet l’élaboration d’une grille d’analyse plus
précise, qui détaille et à la fois conceptualise les thèmes en fonction des hypothèses
plus précises issues de ce premier moment d’analyse thématique. Cette seconde grille
est donc un produit hybride, résultant des hypothèses théoriques de départ et des
catégories induites de la première analyse thématique, ayant permis de spécifier ces
hypothèses en fonction du terrain. Cette seconde grille n’est plus appliquée
directement au corpus d’entretiens, mais plutôt à l’analyse thématique du premier
niveau, avec bien entendu des retours ponctuels au corpus initial lorsque des
compléments d’information s’imposaient. La démarche d’analyse de cette deuxième
étape - si elle disparaît de la présentation finale des résultats - est longue et complexe,
mais fondamentale parce qu’elle implique des moments de théorisation pure, puis une
phase empirique qui a permis d’enrichir et de complexifier la grille d’analyse. Ce va-et-
vient peut être assimilé à une démarche semi-inductive, comportant (après une
première élaboration conceptuelle) un travail de découverte et d’exploration du
matériau (à partir des thèmes issus à la fois des hypothèses théoriques et des
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Une fois le matériau reclassé selon les questions conceptuelles, il faut clarifiez quels
sont vos objectifs, c’est-à-dire quelle est, parmi toutes les questions auxquelles votre
matériau répond, la plus importante. Votre matériau est riche, sans doute trop riche et il
vous emmène dans de multiples directions. Il faut à présent en choisir une. Ecrivez-la,
et appuyez-vous sur elle : il est arrivé le moment de préciser le sujet sur lequel on
travaille, de le formaliser à la fois en termes descriptifs (« Les ouvriers et leurs
enfants ») et conceptuels (« La reproduction du groupe ouvrier »). Explicitez votre objet
en quelques paragraphes, cette fois-ci de manière définitive. Ce texte vous servira de
point de départ et de fil directeur pour la rédaction définitive.
Une fois la question principale stabilisée, vous pouvez vous attaquer aux questions
secondaires en suivant le classement par rubriques que vous avez effectué. Ces
questions représentent autant d’étapes pour arriver à renseigner de la façon la plus
complète possible la question principale : vous pouvez avoir recours à des schémas, à
des jeux de flèches et de fléchage pour les mises en relation, des brouillons de
modèle, jusqu’à arriver à une visualisation du système qui se déploie autour de vos
acteurs qui vous satisfait. C’est dans cet exercice de schématisation (qui peut évoluer,
changer, se préciser) que se joue une bonne partie des conceptualisations et des
hypothèses. Le travail de F. Bouchayer sur les trajectoires de santé des femmes dont
nous avons proposé de larges extraits photocopiés plus haut est exemplaire à ce titre.
A l’analyse des entretiens, la sociologue a pu constater que le recours aux soins
s’opère d’autant plus sur un mode de demande d’écoute et de soutien - et non
principalement sur un mode de demande de réparation - que le degré de maîtrise
culturelle est faible, et que le décalage socio-culturel est important ; parallèlement, les
problèmes de santé qui peuvent se présenter sont vécus sur un mode douloureux et
envahissant, tant sur le plan physique que psychologique. Inversement, un meilleur
degré de maîtrise et de cohérence sociale et culturelle irait de pair avec un rapport à la
santé moins hypocondriaque et plus objectif et ce, quel que soit l’état de santé de la
personne. Les résultats auxquels parvient Bouchayer, constituent le compte rendu d’un
travail empirique permettant d’atteindre plusieurs objectifs : 1. La formalisation d’un
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logique, un ordre précis des idées doit être suivi qui donne une hiérarchie de l’attention
posant au sommet une seule catégorie ou un groupe de catégories. C’est cet ordre qui
permet de nouer les relations, de découvrir des points de contact, d’avancer dans la
compréhension du phénomène social étudié.
La première chose à faire lorsqu’on écrit un compte rendu d’analyse, c’est accepter de
mettre de côté une bonne partie du matériau : non pas qu’il soit sans intérêt, mais en
l’état actuel de votre questionnement et de votre compréhension du sujet, cette partie
est « hors sujet ». Mettez-la de côté.
Ensuite, progresser par différentes phases d’écriture : écrire des brouillons, changer de
plan d’écriture, recopier, réorganiser, repenser. On le sait, les textes limpides sont les
plus travaillés. Pour que le message ait une valeur, il faut qu’il soit clair. C’est la
première condition, nécessaire mais non suffisante. Le travail de rédaction est un
travail technique qui demande qu’on respecte des règles formelles : l’organisation
logique des idées, la présentation par paragraphe, le choix des titres et des sous-titres.
C’est pourquoi le plan - ou, plus exactement, les brouillons successifs de plan - se
modifie, s’affine : le travail d’écriture (et surtout de réécriture) est une étape essentielle
pour la formalisation du raisonnement. Les versions successives de votre rédaction ne
changent pas seulement de forme, c’est le raisonnement qui devient plus solide à
chaque fois. Les exigences de rigueur, clarté, simplicité, logique, ne sont pas hors de
portée, mais ne viennent pas naturellement. Il n’existe pas de gens doués pour
l’écriture ; l’écriture est un travail technique qui s’apprend, s’entretient et se
perfectionne. Plus vous écrivez en vous astreignant à être exigent, plus il vous sera
aisé le moment venu d’écrire vite et bien. Concernant le contenu de la rédaction, une
bonne partie de celle-ci sera constituée de ce que vous avez déjà écrit dans la phase
de l’analyse : en organisant votre présentation, n’oubliez pas que vous avez déjà
l’analyse des données. Il s’agit maintenant de l’articuler à des concepts et à des
catégories explicatives plus larges. Vous ne faites pas en sociologie un travail
d’écriture littéraire ou philosophique sur les idées : il ne s’agit pas d’une dissertation,
mais d’un travail scientifique sur des données que vous avez vous-même produites. Ce
travail ne vise pas, comme le travail littéraire, à créer un « effet de réel », à faire croire
à la vraisemblance du récit. Votre travail doit rechercher la rigueur et la précision, la
démonstration et la réponse aux objections. Un compte rendu scientifique d’enquête
doit proscrire les allusions, les sous-entendus, les « demi-mots », la complicité avec le
lecteur. Il doit viser l’explicitation dans la concision. Il faut prendre au sérieux le terme
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de compte rendu : vous êtes en train de « rendre des comptes », on attend de vous
que vous fournissiez des explications claires et logiques. Vous n’avez pas à
impressionner ou à séduire votre lecteur, mais à l’aider à contrôler ce que vous
avancez. C’est pourquoi il faut éviter les descriptions inutiles, éviter aussi d’étaler les
connaissances : on ne jugera pas le nombre de références produites (même si une
bibliographie ne nuit pas en fin de travail ou, dans le cas d’un examen sur table, des
références courtes - entre parenthèses - sélectionnées et vraiment utiles pour le
raisonnement), mais leur pertinence par rapport à vos données. Certes, vous n’avez
pas inventé ; alors, citez les travaux publiés, mais seulement s’ils entrent dans votre
explication. On ne jugera pas la façon dont vous restituez des auteurs, mais celle dont
vous rendez compte de votre travail d’enquête et/ou d’analyse. Bref, ce n’est plus un
travail scolaire qu’on vous demande, mais un travail scientifique personnel.
Rédiger votre compte rendu, c’est à la fois expliciter les détails et relier par un
raisonnement ces mêmes détails. Rédiger, c’est tester des raisonnements successifs,
les abandonner, en produire de nouveaux, plus simples et plus efficaces. Il faut
admettre d’essayer plusieurs formulations avant de trouver la bonne. Attention aux
mots et à la justesse des formulations. Si vous voulez formaliser le mode de
fonctionnement d’un système, les relations qui lient un phénomène à un autre, vous
pouvez utiliser un schéma, mais présentez-le et commentez-le abondamment. Il ne
s’agit en aucun cas de faire de l’illustration (description plate), ni de la restitution en
laissant au lecteur le soin (délicat et complexe) d’interpréter.
Quelques conseils avant de terminer :
. Posez votre question principale en introduction, introduction que vous rédigerez à la
fin de la phase d’écriture, afin d’employer les mots justes et de dire les choses de
manière concise et claire en sachant où on veut conduire le lecteur.
. Faites vos démonstrations point par point et trouvez, pour chaque point, le cas sur
lequel vous vous appuyez. Citez ce cas en parallèle ou en annexe, mais présentez-le
avec précautions : ne sortez jamais une phrase de son contexte ou un événements de
ceux avec lesquels il fait sens.
. Avancez en construisant un raisonnement et non pas en accumulant les points
démontrés. Ce n’est pas une liste d’hypothèses qu’il faut trouver, mais un appareillage
construit et hiérarchisé. Pour mieux valoriser cet ordre logique, privilégiez des phrases
courtes et des paragraphes courts que vous présentez de manière articulée :
n’énumérez pas les idées, liez-les en fonction de l’ordre, de la logique que vous y
voyez.
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. Ne terminez jamais sans ouvrir sur d’autres pistes d’investigation et sans convoquer
la possibilité de vérifier, de comparer, de confronter ce que vous avancez à d’autres
sources et à d’autres matériaux.
. Ne compliquez pas inutilement. C’est le principal défaut des étudiants et
malheureusement il écrase le projet même de l’analyse. Dans des rédactions
compliquées, le terrain a tendance à disparaître au profit d’une théorie abstraite et
floue : n’intellectualisez pas inutilement, restez accrochés à votre matériau, à votre
terrain, c’est ce qui donne du contenu à votre démonstration. C’est ce qui fait son
originalité et donc sa valeur. Sans ça votre raisonnement restera flottant et médiocre.
. Relisez-vous. Commencez par supprimer les adverbes et les locutions qui glissent
des doutes : assumez vos positions et ne nuancez pas trop sous peine de vider votre
démonstration de l’essentiel. Faites un usage prudent et précis des adjectifs : ne faites
pas dans les synonymes, choisissez l’adjectif qui vous semble convenir le mieux et
écartez les autres. Ne faites pas dans le style pompeux : c’est mal venu et très mal vu
en sociologie. On y verra une manière pour cacher un manque de travail empirique, un
manque de sérieux, un excès de description sans concepts.
Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997.
Blanchet Alain, L’entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod, 1985.
Blanchet Alain, Gotman Anne, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, coll. 128, 1992.
Bouchayer Françoise, « Bilans de vie, bilans de santé », in Bouchayer Françoise (dir.), Trajectoires
sociales et inégalités. Recherches sur les conditions de vie, Paris, MIRE-INSEE/ERES, 1994, p. 91-110.
Kaufmann J.C., Corps de femmes, regards d’hommes, sociologie des seins nus, Nathan, 1995.
de Kayzer Diane, Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-1995),
Paris/Bruxelles, La Longue Vue, 1997.
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Comment rédiger une problématique ?
Afin de vous aider à rédiger une problématique qui réponde aux critères de l’enquête
sociologique, il faut d’abord penser que la problématique n’est pas un exercice
académique demandé aux étudiants mais une étape instrumentale et nécessaire de
l’enquête. C’est en rédigeant la problématique, en effet, que l’on
1. explicite ses idées
2. en les confrontant à celles des auteurs dont les travaux portent de près ou de loin
sur l’objet qui nous intéresse
3. met à plat les connaissances
4. les organise en un raisonnement clair, ouvert sur des hypothèses.
Une problématique sert donc à la fois comme base pour toute enquête et comme trame
qui délimite le choix des enquêtés, le terrain ainsi que les thématiques qui constitueront
le guide d’entretien.
Nous allons écrire un modèle de problématique en montrant étape par étape les passages
à respecter dans sa rédaction et indiquant les critères du terrain et les thématiques pour
la grille d’entretien qui se dégagent de ce type de travail.
Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où le
sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain d’enquête
auprès des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre ménager au quotidien
et dans la durée.
Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude : l’ordre
ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du sens
pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique
Entretien : le cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête
spontanément : de sa famille ascendante ou de celle qu’il a créée).
Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des
familles chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences ont-
elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi est-il
si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce qui
pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue de
l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents,
notamment à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en
couple : tenants et aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e
fois, comment se sont soldées les différentes expériences de mise en couple sans intention
ou projet de fonder une famille. Sur quelles bases alors ?
Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est sacrée.
Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui apparaît
si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation en
profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident. On
doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la
représentation sacrée de la famille.
Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que la
famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise en
mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de Singly,
1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que l’institution
inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action – par une autre
composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique Entretien : l’expérience
de la fragilité des familles est qqch que vous connaissez ? racontez-moi.
Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de dégager
les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des questions
plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple et de la
famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment parvient-
on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à l’action »
laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins sentimentale de
l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans l’engagement
réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique Entretien : Pour
vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une famille ? Quels sont les
ingrédients qui peuvent aussi jouer un rôle favorable ? Quels sont au contraire les freins
et les obstacles ?
Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à définir
son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite qui est la
sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier élan
amoureux qui vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.
Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé d’agir
d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être correct avec
son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches. D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il semble
obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer son
partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes
si celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique
Entretien : Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la
puissance des normes. Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du
couple au projet d’avoir des enfants ? Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du
premier ? Et du second ? Qu’est-ce qui a changé matériellement pour vous ? Et pour votre
conjoint ? Et pour le couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par les
parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de
mieux connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps
pour vous a joué en faveur du couple ?
C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent un
conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit, sans
se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu
et met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce qui
signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui seules
peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la mesure
pas ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu 25 ans,
avez-vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans vos
expériences de décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment vous
organisiez-vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est venu ?
Quand vous avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement votre
appartement ? Ce changement était logique ?
En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle conjugal
ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de publicité
pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore ajouter le
rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans les objets,
l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la norme
d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la fabrication du
familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de l’ordre ménager,
celui des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont problématisés
comme 1. des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des passerelles vers
un régime sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et la régularité, il
est remplacé par d’autres sentiments que les objets stabilisent en rassurant l’autre
quant à l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame familiale qui se
construisant sur la durée permet de faire des projets (enfants, accession à la
propriété, voyages) et de constituer le ménage en tant que famille (entité une et
indivisible, faite pourtant de plusieurs individus. Cette phrase est le cœur de la
problématique car elle annonce les modalités de l’enquête : les objets et les
actions/mouvements/rites/relations et interactions autour des objets comme
pratiques concrètes à investiguer et les objets comme repères des actions et des
engagements qu’il va falloir faire décrire aux enquêtés. On voit ici comment
certains mots sont choisis dans la problématique pour annoncer la teneur des
entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on sait que pour répondre
à la question des objets dans les trois fonctions au minimum qui sont envisagées en
amont, on va devoir interroger des couples à différentes étapes des temporalités
amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant élevé des enfants et
les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant décidé ou ayant
dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre familial).
Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez acheté avec
ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui sont venus
à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en servir ? Vous
en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de certains objets parce
que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont
les usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ?
Et le fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser
prépare les conditions pour une description complète de la division sexuée du travail
domestique. On pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3.
Le linge des enfants.
L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles et
caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle central
tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir développer
toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant pas à venir.
Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet de l’inconfort :
les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un, qui prend donc
le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques objets personnels :
affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall, 1993). Aussitôt, les deux
protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs trajectoires familières. L’invitant,
sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit son espace dans la salle de bains,
range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est plutôt dans la peau d’un explorateur,
découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité étonnante. Et peu à peu les objets
changent, insensiblement et secrètement, comme si cette mue s’effectuait de l’intérieur
d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le réfrigérateur, la gazinière, qui étaient personnels,
deviennent « notre » lit, « nos » chaises… En quelques semaines ou quelques mois, l’ensemble
se transforme, se collectivise. Les objets qui auparavant portaient séparément la mémoire
de deux personnes portent désormais la mémoire du couple. (Il s’agit maintenant de
décliner les diverses modalités de temps, d’espace et d’objets sur lesquelles on va
faire décrire des pratiques aux enquêtés afin de mettre le doigt sur cette transition
et transformation du singulier au collectif du couple : quels objets jouent le jeu ?
Lesquels résistent, au contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui est allé
habité d’abord chez l’autre ? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça s’est
fait ? Et les repas, comment se sont passés les premiers repas préparés par l’un de vous
deux alors que les goûts de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous
arrivait-il d’alterner entre son appartement et le vôtre ? Qu’est-ce que vous emportiez ?
Cet objet est resté qqch de personnel ? comment a-t-il « résisté » à la mise en commun ?
L’élan ménager. Rendus à un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont
acquis un nouveau système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager
dans le perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse
tout à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour
convaincre les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand
diriez-vous que vous vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous
cette étape ? Avez-vous eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être
vraiment un couple ? d’être vraiment une famille ?
Le ménage et l’enfant. Quand il y a accord, l’enrichissement des relations entre personnes a
tendance à intensifier la danse avec les choses, dans un même mouvement de mobilisation
familiale. Cela se vérifie en particulier lors de la naissance du premier enfant. Avec cet
événement, le couple saute brusquement dans une nouvelle phase de son existence, le petit
personnage prenant une place énorme : la vie ne sera jamais plus comme avant. (autre
modalité : le changement irréversible de la naissance du premier enfant et les
ajustements, révolutions et adaptations qui s’en suivent. Les objets comme repères
de l’espace familial scandé par de nouveaux rythmes, les nuits, les changes, les
siestes, les repas pour le bébé). Thématique Entretien : Et avec la naissance de votre
fils, les choses ont continué de la même manière qu’auparavant pour les tâches
domestiques ?
Votre place a changé à la maison ? Et l’espace de la maison a-t-il changé ? Comment ? Avez-
vous des photos de cette période ?
Et des objets que vous avez gardés en souvenir ? Vous les utilisés encore aujourd’hui ?
La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce qu’il était, ou s’avère ne pas
correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment
d’épuisement du rêve ou de la désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont
liées à cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez
l’impression que ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des solutions
pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû, maintenant que regardez à
posteriori ?
Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse
de la famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux).
Thématique Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à Paris,
vous vous êtes à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à-face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les
effets de la mobilisation familiale sur le face-à-face avec les choses : ici le rapport aux
objets est plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité
expérimentale : personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels
ryhtlmes, quels rites scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien :
avez-vous des bibelots auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les
déménagements ? Sont-ils rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me
l’expliquer ?
Conclusion provisoire et ouverture vers l’enquête : au-delà de l’importance de la passion
amoureuse, on peut s’interroger sur l’importance des gestes et de leurs enchaînements dans
la stabilisation d’un couple. Les automatismes, les habitudes, les rites, les attachements
reprennent au lendemain de l’aménagement en couple et ils s’étendent à l’autre, au
partenaire, par l’intermédiaire des objets qui relient les deux partenaires. On peut faire
l’hypothèse que, en avançant dans le cycle ménager, la routinisation des gestes et
l’accumulation des objets écrasent les personnes dans des rôles statiques, chosifiés.
Politix
Beaud Stéphane. L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'«entretien ethnographique». In: Politix, vol. 9,
n°35, Troisième trimestre 1996. Entrées en politique. Apprentissages et savoir-faire. pp. 226-257;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1966
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1966
Stéphane Beaud
Université de Nantes
1. C'est en 1979 que Y. Grafmeyer et I. Joseph traduisent un recueil de textes intitulé l'École de
Chicago, Paris, Champ urbain. Sur la biographie, voir Peneff (J)> La méthode biographique, Paris^
A. Colin, 1994, et l'article de Mauger (G.), «Mai 68 et la biographie», Les Cahiers de l'IHTP, 1986. A
la suite de cette réhabilitation parfois ambiguë du «vécu», certains sociologues ont pointé le
risque d'une régression en deçà des acquis de l'analyse relationnelle : fétichisme des
microobjets, oubli des «structures», disqualification a priori de toute enquête statistique. Cf. Dans des
registres différents, Chamboredon Q.-C), «Le temps de la biographie et les temps de l'histoire.
Réflexions sur la périodisation à propos de deux études de cas», in Fritsch (P.), dir., Le sens de
l'ordinaire, Paris, CNRS, 1983 ; Bertaux (D.), «L'approche biographique : sa validité
méthodologique, ses potentialités», Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980 ; Bourdieu
(P.), «L'illusion biographique», Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, et, outre
différents développements sur ce thème, Passeron Q.-C), «Le scénario et le corpus. Biographies,
flux, itinéraires, trajectoires», in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991-
2. Voir, en particulier, le chapitre «Comprendre».
3. Mayer (N.), «L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La Misère du monde; Revue
française de sociologie, 36, 1995 ; Grunberg (G.), Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une
approche réductionniste», Revue française de science politique, 46 (1), 1996.
4. À travers ce que J.-M. Chapoulie appelle «l'étude empirique des activités de recherche dans
leurs aspects les plus concrets» («La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et
la classe ouvrière», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991, p. 321). J'ai effectué moi-même de
nombreux entretiens comme «sociologue de terrain» et serai fréquemment amené à mobiliser ma
propre pratique de chercheur pour exemplifier mon propos. Je tiens toutefois à préciser que je
tire l'essentiel de ce savoir du long travail réalisé avec M. Pialoux sur le terrain de Sochaux-
Montbéliard, notamment à l'occasion de nombreux entretiens effectués avec lui au cours desquels
j'ai beaucoup appris ; de mon expérience d'enseignement, en collaboration avec F. Weber, de
l'enquête ethnographique depuis six ans au DEA de sciences sociale (ENS/EHESS) ; du stage de
terrain de ce même DEA et des discussions avec A. Bensa.
1. Ce papier achevé, paraît en libraire le livre de Kaufmann Q.-Cd, L'entretien compréhensif, Paris,
Nathan, 1996, qui touche à des questions proches de celles abordées ici mais que nous n'avons pas
eu le temps de discuter. Voir également Combessis Q.-C.), La méthode en sociologie , Paris, La
Découverte, 1996.
227
Stéphane Beaud
1. Passeron 0.-C.), «La constitution des sciences sociales«, Le Débat, 90, 1996, p. 105.
2. À la différence des États-Unis où la conjonction de la tradition sociologique d'enquête de
terrain liée à ce qu'on appelle l'École de Chicago et la mise en œuvre d'une sociologie par
questionnaire sur la base d'entretiens exploratoires (en liaison étroite avec la mise en place des
Instituts privés de sondages) a suscité, dès les années 1950, une abondante littérature sur le sujet.
En France, on peut citer l'article de Kandel (L.), «Réflexions sur l'usage de l'entretien, notamment
non-directif, et sur les études d'opinion», Épistémologie sociologique, 13, 1972. Il est frappant par
exemple que la Revue française de sociologie ait consacré, depuis sa création, plusieurs articles
méthodologiques au questionnaire, notamment portant sur le problème des questions «ouvertes»
ou «fermées», mais très peu d'articles sur l'entretien, hormis les deux articles de «politologues»,
celui de 1975 de G. Michelat («Sur l'utilisation de l'entretien non-directif en sociologie», Revue
française de sociologie, 16, 1975), et le compte rendu critique de N. Mayer de la Misère du monde,
art. cité.
3. La «méthode des enquêtes» comme l'appelait presque mystérieusement Lévy-Bruhl ; même G.
Gurvitch s'éprend de la sociométrie, mobilisée comme contre-feu aux enquêtes d'opinion
introduites par J. Stoetzel, cf. Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au
Centre d'études sociologiques (1946-1960)», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991.
4. Chapoulie Q.-M), «La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe
ouvrière», art. cité, p. 343.
228
L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. Ibid., p. 356.
2. Ibid. p.354.
3. S'il existait alors une liberté formelle des chercheurs, notamment par rapport à l'objet et à
l'orientation de leur recherche, J. Heilbron rappelle une restriction essentielle : «II fallait respecter
la division du travail, selon laquelle les "grandes" questions, théoriques et autres, étaient réservées
aux professeurs. Cette division du travail, très marquée dans les attitudes et les attentes
réciproques, a renforcé la distinction entre travaux "théoriques" et "empiriques", qui avait
caractérisé la sociologie de l'immédiat après-guerre-, (Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les
débuts de la recherche au Centre d'études sociologiques (1946-1960)», art. cité, p. 371).
229
Stéphane Beaud
1. Morin (E.), «L'interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision», Sociologie, Paris,
Fayard, 1984, p. 187 (article paru dans Communications, 7, 1966).
2. Avec l'exception de Chombart de Lauwe, ancien élève de Mauss, qui est peut-être le seul
ethnologue de formation à avoir rapatrié en sociologie la méthode de l'observation directe.
3. En France, dans les années trente, ce sont les géographes héritiers de Vidal de la Blache et les
folkloristes qui «vont sur le terrain».
230
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Avant d'aborder directement les effets exercés sur le travail par entretiens par
la domination du critère de méthode statistique dans la sociologie française
d'après-guerre, il convient de dissiper les malentendus liés à la taxinomie des
enquêtes sociologiques. Or la division entre méthodes «quantitatives» et
«qualitatives» (fortement institutionnalisée dans les enseignements
universitaires) est, pour une large part, une fausse opposition2 ; elle a
néanmoins pour effet d'homogénéiser artificiellement le domaine des études
dites «qualitatives», et plus particulièrement celui des enquêtes «par
entretiens». Cette même distinction confère une unité méthodologique à des
travaux qui se caractériseraient plutôt par une très forte diversité dans la
manière de réaliser et de traiter les entretiens. L'examen détaillé des différents
types d'entretien sociologique nécessiterait un travail de longue haleine ; on
se contentera donc de présenter quelques hypothèses (provisoires) de
recherche sur cette question.
1. «Le critère de la méthode Qe droit de définir et d'enseigner la bonne méthode) s'est révélé la
meilleure arme entre les mains des hiérarchies universitaires pour qui le contrôle d'un
enseignement est d'abord la clef du recrutement d'un corps de métier, public ou libéral», cf.
Passeron (J~C)> Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 105- D'une part, ce statut incertain de
l'entretien dans l'enquête se traduit concrètement dans les modalités de la formation à la
recherche. D'autre part, la seule observation de la procédure du recrutement universitaire en
sociologie fait bien apparaître l'écart entre le nombre croissant de -jeunes fieldworkers» et
l'absence de postes correspondant à cette spécialité. Il faudrait étudier en détail le •fléchage» des
postes en sociologie et s'interroger sur cette absence.
2. Cf. Heran (F.), «Sociologie de l'éducation et sociologie de l'enquête : réflexions sur le modèle
universal iste-, Revue française de sociologie, 32, 1991, et Weber (F.), •L'ethnographie armée par
les statistiques», Enquête, 1, 1995.
231
Stéphane Beaud
— Ensuite, ce mode d'enquête institue une coupure très nette entre, d'un côté,
le travail par entretien et, de l'autre, l'observation : le contexte de l'entretien
est largement absent, la scène de l'interaction rarement décrite, si bien que la
seule homogénéité des données recueillies est celle du «texte» des entretiens
qui en résultera après décryptage des cassettes. Faute de données sur le
contexte, notamment le contexte dénonciation des différents locuteurs, une
des pentes possibles d'interprétation est celle de la production de données
quantifiées sur les entretiens.
232
L'usage de l'entretien en sciences sociales
On peut ainsi repérer cette espèce de loi méthodologique non écrite dans le
«paratexte» des travaux des sociologues, notamment dans les annexes
méthodologiques des articles de revue ou des thèses, et surtout dans les
discussions collectives des travaux (soutenances de thèse, commissions du
CNRS) au cours desquelles se transmettent de manière implicite les normes
méthodologiques du travail scientifique dans la discipline. Pour qu'un travail
de type qualitatif soit estampillé «sociologique», se démarquant ainsi d'un pur
travail «ethnologique», tout se passe comme si travail fondé principalement
sur un recueil d'entretiens devait impérativement comprendre, ou plutôt
exhiber, un nombre élevé d'entretiens (N au moins égal à 50 mais, mieux
encore, N = 100, voire >100).
Comment faire pour que, dans les enquêtes par entretiens, l'administration de
la preuve ne finisse pas par reposer in fine sur un raisonnement de type
quantitatif où l'on fait jouer à l'entretien le seul rôle de pourvoyeur de
données quantifiables ? Comment éviter d'utiliser ainsi à contre-emploi
l'entretien approfondi ou de le sous-utiliser ? On défend ici l'idée que la force
heuristique de l'entretien sociologique tient — à condition qu'il s'inscrive
dans une enquête ethnographique qui lui donne un cadre de référence et lui
fournit des points de référence et de comparaison — à sa singularité que le
1. Par exemple elle se diffuse, plus ou moins inconsciemment, auprès des étudiants à qui leurs
directeurs de thèse demandent beaucoup d'entretiens et qui se retrouvent alors obsédés par la
recherche d'interviews à réaliser. L'expérience pédagogique, acquise lors d'encadrements
informels de travaux d'étudiants de DEA (souvent novices en enquête à ce stade de leur cursus
puisque beaucoup viennent d'autres disciplines — sciences politiques, histoire, économie),
montre que maints étudiants en sociologie craignent toujours de ne pas en faire assez, et donc en
font trop, accumulant de manière désordonnée des entretiens qu'ils peinent ensuite à retranscrire,
sans prendre le temps de les travailler en profondeur, de réfléchir à la construction de l'objet et à
la réélaboration progressive de la problématique de départ. La réalisation des entretiens
ressemble alors à ce que Y. Winkin appelle des «aspirateurs à données« (reprenant une des
expressions favorites de Birdwhistell). Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la
théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck Université, 1996.
2. Lors de la présentation d'un contrat de recherche en réponse à un appel d'offres du ministère
de l'Éducation nationale, notre projet d'enquête, fondé sur la comparaison de deux enquêtes de
terrain dans deux quartiers DSQ de Montbéliard («banlieue» de l'usine-Genevilliers, banlieue
parisienne), a été présélectionné mais finalement non retenu. Cherchant légitimement à en
connaître les raisons, on a pu obtenir, non sans mal, comme simple explication que notre projet
était «trop ethnographique».
233
Stéphane Beaud
sociologue peut faire fonctionner comme cas limite d'analyse, qui lui confère
un pouvoir de généralité. Restreindre le travail intensif sur un nombre somme
toute limité d'entretiens, c'est d'une certaine manière faire confiance aux
possibilités de cet instrument d'enquête, notamment celle de faire apparaître
la cohérence d'attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans
une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective.
1. Cf. Beaud (S.), «Stage ou formation ? Les enjeux d'un malentendu. Notes ethnographiques sur
une mission locale de l'emploi», Travail et Emploi, 67 (2), 1996.
234
L'usage de l'entretien en sciences sociales
parents d'élèves FCPE de collèges en ZEP. Je n'ai pas pu ou pas voulu tous les
exploiter car, d'une part, il y avait une forte redondance des thèmes abordés,
et d'autre part, j'ai préféré faire porter mon effort de transcription et
d'interprétation sur les deux longs entretiens particulièrement riches avec une
famille ouvrière1. Ces deux entretiens, réalisés à un an d'intervalle, livraient ce
que l'analyse statistique ne permet pas d'éclairer : les processus
d'enchaînement singuliers, l'entrelacement étroit de thèmes dissociés (l'école,
le quartier, le rapport à l'avenir, celui des enfants, celui de soi-même). Autre
exemple, dans une série d'entretiens réalisés avec des lycéens d'origine
populaire, j'ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d'un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de
l'entrée en seconde, réalisant une série d'entretiens sur ce seul thème, en
sélectionnant des questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes
et significatives : position spatiale dans la classe, rapport avec l'enseignant,
type de prise de parole en classe, mode d'occupation de l'espace dans
l'enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine ou retour à la maison), mode
de constitution de réseaux d'amis. J'ai ainsi longuement analysé un très riche
entretien avec une fille du quartier qui a vu son univers s'effondrer en passant
au lycée2.
1. Cf. Beaud (S.), «L'école et le quartier. Des parents ouvriers désorientés», Critiques sociales, 5-6,
1994.
2. L'entretien a lieu, chez elle, lors des vacances de Toussaint au moment où elle est encore sous le
choc de son arrivée au lycée : perte des points de repère spatiaux et temporels, séparation de ses
anciennes copines, isolement dans sa classe, peur de ne pas être à la hauteur scolairement (elle
me l'avoue) et socialement (ce qu'elle dit à demi-mot). «On est traumatisées« ne cesse-t-elle de
répéter tout au long de l'entretien pour évoquer le choc culturel reçu en fréquentant, au cours de
ces premiers mois, le lycée •bourgeois». Le récit de K. Kelkal offre ici de frappantes similitudes
avec ceux que j'ai pu recueillir à Sochaux-Montbéliard. C'est lorsqu'il quitte le milieu protégé du
quartier et du collège de Vaux-en-Velin (où il était «bon» élève) pour entrer au lycée à Lyon (dans
le 7e arrondissement) qu'il est «perdu», se heurtant aux préjugés sociaux.
3. Cf. Weber (F.), Le travail à côté, Paris, EHESS-INRA, 1989 ; Schwartz (O.), «L'empirisme
irréductible», postface à Anderson (N.), Le Hobo, Paris, Nathan, 1993. Comme le rappelle Y.
Winkin dans les conseils qu'il prodigue à ses étudiants avant de les envoyer sur le terrain : «Les
étudiants à qui je propose cette méthode de travail apparemment fort astreignante essaient
souvent d'y échapper en emportant sur le terrain un enregistreur, un appareil photo sinon une
caméra vidéo. Je les en décourage toujours. L'observation doit d'abord passer par le travail à
l'oeil nu, les notes prises un peu à la sauvette sur le terrain et les longues réécritures dans le
journal, le soir au coin du feu... Ce n'est que beaucoup plus tard, bien implantés sur votre site que
vous pourrez éventuellement enregistrer vos données. R. Birdwistell formé dans les années
quarante au département d'anthropologie de l'Université de Chicago est celui qui m'a formé à ce
type de travail ethnographique à l'Université de Pennsylvanie dans les années soixante-dix. Il ne
voulait pas que nous travaillions avec une caméra ou un appareil photo en disant que c'était, pour
prendre ses deux expressions, tantôt un aspirateur — on collecte les données sans savoir ce que
[suite de la note page suivante]
235
Stéphane Beaud
Dans les entretiens que j'ai pu réaliser avec des parents ouvriers ou leurs
enfants lycéens, habitant un quartier d'habitat social particulièrement dégradé
de la région de Sochaux-Montbéliard, l'observation des lieux — lorsqu'on me
laissait accéder aux appartements3 — montrait bien comment les habitants de
ces immeubles délabrés, promis éternellement à être réhabilités, tentaient à
travers l'aménagement de leur espace intérieur de mettre à distance la «cité»
(la «pourriture» du monde extérieur) : la propreté des lieux contrastant avec la
saleté de la cage d'escalier, l'aspect neuf des papiers peints avec la peinture
écaillée et les revêtements muraux décrépis, le petit bruit du filet d'eau coulant
l'on aspire, on a un sac plein, on l'étalé et on ne sait pas quoi en faire — tantôt un préservatif :
vous vous protégez contre le danger, vous vous sentez à l'aise derrière votre caméra, c'est une
manière de ne pas vraiment être en face-à-face avec l'autre et cela risque de ruiner votre terrain-,
Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, op. cit., p. 112.
1. On peut citer les travaux d'A. Chauvenet et G. Benguigui sur les surveillants de prison et le
travail que mène M. Pialoux sur l'usine de Sochaux depuis 1983. Encore faut-il préciser que ce
dernier a pris soin de délimiter son cadre, de centrer son travail d'abord sur l'usine de garniture
(alors qu'il a réalisé une série d'entretiens approfondis avec C. Corouge, OS dans cet atelier),
ensuite sur les ateliers dits de «finition» de l'usine de carrosserie et enfin sur la nouvelle usine de
HC1 lorsque les ouvriers y ont été transférés de 1989 à 1990. Ce long travail fondé sur une
multiplicité d'entretiens (avec des ouvriers, qualifiés et non qualifiés, jeunes et vieux, hommes et
femmes, ruraux et urbains, français et immigrés, mais aussi avec des agents de maîtrise, qu'ils
soient «moniteurs», chefs d'équipe ou contremaîtres) lui a permis d'accumuler une très grande
connaissance à la fois de l'usine — des méthodes de production et des changements du travail
ouvrier, de la vie sociale et syndicale de ces ateliers — et du «hors-usine» (quartier, école, vie
politique locale, etc.) à partir de laquelle prend sens le travail par entretiens que nous avons pu
ensuite réaliser ensemble. Mais il est certain que, dans la plupart des cas, rien ne remplace la
richesse de l'observation directe, si le sociologue sait aussi ne pas rester enfermé dans le seul
point de vue de l'observation hic et nunc.
2. Par exemple, dans la série d'entretiens réalisés avec C. Corouge par M. Pialoux, celui-ci montre
bien que le discours qui lui est tenu par cet ouvrier spécialisé varie fortement selon le moment où
l'entretien a lieu (immédiatement après le travail d'usine, la veille de reprendre le travail le lundi,
juste après un incident dans les ateliers. Cf. «Chronique Peugeot», Actes de la recherche en
sciences sociales, 52-53, 54, 57, 60, 1984, 1985.
3. J'ai réalisé la plupart de mes entretiens avec les lycéens en dehors de chez eux (dans un parc
public l'été, au café ou dans un local jeunes) car ils me cachaient soigneusement l'endroit où ils
habitaient, me demandant par exemple de les déposer en voiture sur la place du centre
commercial et regagnant à pied leur domicile.
236
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Dans un article récent1, Michel Pialoux montre bien que seule l'analyse
détaillée du contexte d'entretien — des difficultés de la prise de contact
initiale par téléphone au récit-analyse des différentes phases du déroulement
de l'entretien, en passant par l'observation des attitudes, mimiques, bruits tant
dans l'échange de face-à-face que hors de la scène elle-même de l'interview —
permet de donner tout son sens aux propos qui lui sont alors tenus par les
enquêtes. Lors d'une enquête (réalisée avec Dominique Baillet, étudiant de
DEA) sur les parents d'élèves d'un quartier HLM d'une petite ville du centre
de la France, nous éprouvions les plus grandes difficultés, du fait de l'absence
d'association de parents, à trouver un «contact» et à commencer un premier
entretien. Demandant à la postière de l'annexe située au rez-de-chaussée d'un
des immeubles du quartier de nous indiquer qui pourrait accepter de nous
rencontrer, celle-ci nous donne quelques noms de familles du quartier qui lui
paraissent recommandables. On se rend chez l'une d'entre elles, un enfant de
dix ans environ nous répond (ses parents sont absents, «chez le médecin avec
la petite») et nous invite à revenir en début d'après-midi. Lorsque nous
revenons à I4h, un enfant qui nous a observés à travers le judas crie, avec
jubilation, en direction de ses parents: «C'est les étudiants ! C'est les
étudiants !». Le moment est important, nous étions attendus, le café nous est
immédiatement servi, toute la famille est réunie autour des deux étudiants,
l'entretien se prolongeant, les courses traditionnelles au supermarché du
samedi après-midi seront repoussées de deux heures. L'entretien a lieu dans la
salle à manger autour de la table, le père et la mère2 assis en face de nous, les
quatre jeunes enfants font cercle autour de nous, participant parfois à la
conversation, apportant à tour de rôle leurs cahiers ou leurs livres à chaque
fois que leurs parents cherchent à nous convaincre de la véracité de leurs
dires, comme autant de preuves matérielles de leur bonne volonté de «parents
d'élèves» et de leur bonne foi. L'entretien se clôt par la visite guidée de
l'appartement où l'on nous présente les chambres d'enfants : d'un côté la
«chambre des jouets» et la chambre des lits (deux lits superposés dans la
même chambre). L'ensemble de la famille participe à l'entretien, qui sera de
ce fait difficile à retranscrire, les paroles des uns et des autres se chevauchent,
le père et la mère parlent souvent à l'enquêteur qu'ils ont face d'eux, comme
s'ils avaient chacun beaucoup à dire sur (et contre) l'école (et les «instit») et
que chacun voulait convaincre son interlocuteur du bien fondé de ses
critiques. L'entretien ne prend tout son sens que dans le contexte ; cette
famille à la fois fortement mobilisée scolairement et déjà confrontée aux
échecs des aînés, qui attend de la part des étudiants que nous sommes, sinon
une aide directe, du moins une alliance temporaire contre leurs ennemis
structurels — institutrices, travailleurs sociaux, psychologues scolaires — qui
voudraient leur faire reporter sur eux seuls, en tant que parents, la faute de
1. Pialoux (M.), «L'ouvrière et le chef d'équipe ou comment parler du travail ?•, Travail et emploi,
62, 1995.
2. Le père, 35 ans, travaille comme ouvrier d'entretien dans une société de réfection des
appartements HLM du Département. La mère travaille au foyer depuis le début de leur mariage. Le
couple a cinq enfants, l'aîné a douze ans et la dernière un an. Les quatre fils, scolarisés dans les
écoles primaires du quartier, rencontrent presque tous des difficultés scolaires importantes —
notamment le troisième dont le cas est évoqué d'emblée et dont on ne sait pas s'il a deux ou trois
ans de retard.
237
Stéphane Beaud
1. Cf. Pinçon (M.), Pinçon-Chariot (M.), «Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande
bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif», Genèses, 3,
1991.
2. Cf. Chamboredon (H.) et alii, «S'imposer aux imposants», Genèses, 16, 1994. La situation est bien
sûr différente lorsque les enquêtes sont confrontés à des sociologues professionnels, plus âgés, qui
se laissent moins facilement intimider. On peut parfois s'interroger sur la nécessité de faire
réaliser aux étudiants «politistes» des entretiens dans des conditions difficiles, parfois impossibles,
en les confrontant directement avec des hommes politiques qui les manœuvrent à leur guise en
leur faisant subir toutes les formes de leur pouvoir.
238
L'usage de l'entretien en sciences sociales
entreprises qui étaient leurs lieux d'enquête, voulaient, à tout prix, réaliser des
entretiens avec des cadres, alors leurs collègues de travail. Les interviews
avaient lieu naturellement sur le lieu de travail et, bien sûr, les enquêteurs se
heurtaient régulièrement à des enquêtes récalcitrants, qui, de «collègues
sympas» se transformaient soudain en interviewés difficiles, raides, peu
bavards. Les entretiens dépassaient rarement les 30 mn ou les 45 mn, aucune
donnée sur la sphère du «hors-travail» (famille, origine sociale, destins
scolaires et professionnels de la fratrie) ne pouvait être recueillie durant cette
période limitée de temps. Certains de ses étudiants s'en contentaient car ils
apportaient des «informations» là où la tenue régulière du journal de terrain
aurait largement suffi et aurait été particulièrement pertinente. Il existe bien un
risque d'appliquer de force des techniques d'enquête à des objets qui lui leur
résistent fortement.
1. J'ai déjà évoqué cette question lors de la discussion critique d'un article de B. Lahire. Beaud
(S.), «Quelques observations relatives au texte de B. Lahire», Critiques sociales, 8, 1996.
2. Je peux évoquer ici un souvenir personnel d'entretiens -directifs- menés dans le cadre d'une
enquête à TIRES (Institut de recherches économiques et sociales), dans le cadre d'un contrat de
recherche financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et l'ANACT sur la
•négociation syndicale des nouvelles technologies-. La conception très dirigiste de l'enquête par
nos bailleurs de fonds qui souhaitaient avant tout des résultats de recherche conformes à cette
forme de négociation collective qu'ils voulaient imposer aux •partenaires sociaux- (qui, si on les
avait écoutés, aurait réduit à peu de chose le travail de recherche) a fait qu'ils nous avaient
littéralement imposé un guide d'entretien très quadrillé et quasi ubuesque (cinq pages
dactylographiées, une série de questions très précises). Le choc était alors violent pour les
syndicalistes, le fil de leur parole était sans cesse rompu ; en suivant aveuglément notre guide
d'entretien, on prenait à contre-pied nos interlocuteurs et on -cassait- entièrement la relation
d'enquête, finissant par -saboter- des entretiens qui auraient pu être très riches.
239
Stéphane Beaud
L'utilisation d'un guide d'entretien «serré» place donc nos interlocuteurs dans
la position de «répondant» à une série limitée de questions, qui peut leur
paraître rapidement fastidieuse, comme l'illustrent, par moments, les regards
furtifs et inquiets en direction du guide d'entretien, craignant qu'il reste
encore beaucoup d'autres questions Surtout elle coupe court à toute possibilité
de libération de parole de la part de l'enquêté ; or un des ressorts les plus sûrs
de l'entretien ethnographique, «non directif», consiste justement dans la
possibilité qu'il offre de faire s'enchaîner des idées, de faire couler le locuteur
selon sa pente (au moins dans un premier temps), par le libre jeu des
associations d'idées (la parenté avec la séance de psychanalyse est ici
patente), ce qui nécessite de la part de l'enquêteur une grande disponibilité
d'écoute. Or la succession de questions empêche que se déclenche une
dynamique de l'entretien qui, si elle se réalise, finit par faire ressembler
l'interview à une conversation à «bâtons rompus».
En outre, le guide posé devant les yeux de l'enquêteur accroît les chances de
faire percevoir l'entretien comme une simple série de questions, de type
parfois scolaire, auquel l'enquêté, pour «bien faire», va chercher à s'ajuster :
en livrant une série de réponses brèves et non approfondies, en attendant
sans cesse les futures questions du sociologue, en ne se laissant pas aller,
comme bridé par le «questionnaire». Cette configuration est d'autant plus
probable que cette représentation de l'échange se fait sur le mode de
l'assimilation de l'entretien au «sondage». Combien de fois s'entend-on dire,
au moment de solliciter un entretien : «Oui, c'est pour répondre à un
sondage», «Je dois répondre à vos questions, c'est bien ça ?». Une des
premières tâches de l'enquêteur est de lutter contre cette représentation de
l'entretien, en usant de périphrases ou d'artifices («Non, c'est pas exactement
ça, on vous demande votre point de vue»...), avec comme objectif de rassurer
les enquêtes sur ce que sera l'entretien. Il lui faut très fréquemment lutter
contre l'image négative que ceux-ci peuvent avoir d'eux-mêmes, qui les
empêche de se considérer dans un premier temps comme de possibles
«bons» interlocuteurs («Vous savez, moi j'ai rien à dire», «Allez plutôt voir un
tel, il vous renseignera mieux que moi», ou «Parler comme ça, c'est pas mon
fort», «On va essayer, vous verrez bien ce que ça va donner et ce que vous
allez en tirer», et dès les premiers moments de l'entretien, l'avertissement : «Je
suis issu d'un milieu modeste», etc.), représentation d'eux-mêmes qui est
directement liée à leur expérience scolaire («J'ai pas fait beaucoup d'études»,
«J'ai jamais été doué à l'école») et dont se sont en partie libérés les porte-
parole des classes populaires (élus politiques, délégués syndicaux, militants
associatifs, etc.). D'une certaine manière, une grande part du travail de
l'enquêteur consiste dans l'entretien à annuler ou à faire oublier le sentiment
de dépréciation de soi que peuvent éprouver les enquêtes, qui ferait d'eux, a
priori, des locuteurs «imparfaits». Il faut faire en sorte que ces derniers se
sentent progressivement avoir droit au chapitre, en devenant au fil de
l'entretien des enquêtes entièrement légitimes, n'hésitant plus à parler
longuement de leurs expériences personnelles, et ce dans les termes du
langage ordinaire. Le déroulement de l'entretien le montre bien car on note
des différences significatives de registre de langage entre le début de
l'entretien — où l'enquêté s'ajuste au niveau officiel du langage, empruntant
240
L'usage de l'entretien en sciences sociales
241
Stéphane Beaud
niveau le plus détaillé qui soit (histoire familiale du côté paternel et maternel,
trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle, appartenances politiques et
religieuses, etc.).
Une des principales difficultés pratiques que rencontre tout «intervieweur» est
la tendance des enquêtes à vouloir prendre de la hauteur, à livrer un
«témoignage» à portée générale, d'un «bon niveau», en s'ajustant ainsi à ce
qu'ils perçoivent être les attentes de l'enquêteur. Cette attitude des enquêtes
varie, bien sûr, selon les milieux sociaux, et a tendance à être plus fréquente
lorsque s'élève le niveau de ressources sociales et culturelles.
1. Enquête collective menée dans le cadre d'une préparation d'une session de Critiques sociales.
Cf. Beaud (S.), Weber (F.), «Des professeurs et leurs métiers face à la démocratisation des lycées»,
Critiques sociales, 3-4, 1992.
2. Lors de la même enquête à TIRES, j'avais progressivement mis au point comme tactique
d'enquête d'interroger en priorité les délégués du personnel, les plus proches de la •base- et de
la vie des ateliers.
3. Cf. La critique du style indirect par C. Grignon et J.-C. Passeron dans le savant et le populaire,
Paris, Gallimard-Seuil, 1989.
242
L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. Sur cette question, on peut citer ici la série des «Chroniques Peugeot, art. cités. Pialoux (M.),
•Alcool et politique dans l'atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie des années quatre-
vingt», Genèses, 7, 1992 ; Schwartz (O.), «Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique.
Matériaux lacunaires», Politix, 13, 1991.
243
Stéphane Beaud
S'il est bien naturel de laisser dans un premier temps la personne interviewée
développer plus ou moins longuement son point de vue, couler selon sa
pente, «suivre son fil» — autant d'expressions que l'on utilise pour faire
comprendre que l'enquêté suit ce que Goffman appelle une «ligne d'action» -,
il arrive toujours un moment dans l'entretien où l'enquêteur doit «reprendre
la main», approfondir des questions, clarifier des choses restées obscures,
faire dire ce qui a été précédemment dit à demi-mot, revenir sur ou éclairer
des contradictions que l'on a pu repérer dans les propos des enquêtes, et
contribuer ainsi à faire la lumière sur un certain nombre de faits passés sous
silence ou restés obscurs. L'intervieweur ne cesse donc pas d'être «actif» (et
acteur), ne serait-ce que par son comportement non verbal de face-à-face : par
des mimiques d'approbation, d'étonnement, de compassion, d'effarement.
Bref l'enquêteur dispose d'une palette de moyens verbaux et non verbaux
pour gérer la distance et la proximité avec l'enquêté. Il peut par moments se
rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour mieux l'entendre
et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se reculer sur sa
chaise ou son fauteuil comme pour prendre du recul et marquer alors une
distance avec l'enquêté ; en ce sens, la grille d'analyse appliquée par Goffman
aux scènes de la vie quotidienne devrait être appliquée à l'entretien
ethnographique. Le sociologue, expert es entretien, saura jouer pleinement de
ce jeu de la distance et de la proximité, pouvant manifester tour à tour des
1. «À partir d'une question initiale assez large, et en adoptant une posture d'écoute neutre mais
non passive, contrairement à ce qu'affirme P. Bourdieu, l'enquêteur aide l'enquêté à développer
ses opinions à sa manière, dans le cadre de la vision du monde qui lui est propre», Grunberg (G.),
Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une approche réductionniste», art. cité.
244
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Contre le point de vue «méthodologiste» qui pose une série de recettes pour
«réussir» un entretien (comme on «réussit» un bon plat), il convient de
rappeler qu'une relation d'entretien se construit de bout en bout, ce dès la
première prise de contact, et qu'elle se réfléchit en permanence. À partir de
quelques indices, obtenus par observation ou dans les premiers échanges,
l'enquêteur doit savoir, comme dans un jeu de pistes social, se mettre sur la
bonne voie, repérer rapidement les thèmes qui «marchent», qui permettent de
lancer l'enquêté sur des questions qui touchent de près son existence sociale.
La conduite d'un entretien ne cesse de mettre en jeu et de susciter des
interprétations de la part de l'enquêteur qu'il est contraint d'effectuer «à
chaud». À ce titre, l'entretien ethnographique exige un travail constant et
minutieux d'écoute1 : l'enquêteur, aux aguets, est comme à l'affût du moindre
indice, de la moindre information «sociologique» — de type verbal, mais
aussi non verbal, comme les nombreux silences, hésitations, soupirs, et
diverses formes de mimique qui suppléent ou accompagnent les propos de
l'enquêté — qu'il enregistre et dont il se sert à l'occasion pour faire avancer
son enquête en cours sur la personne sociale de l'enquêté. En accumulant
ainsi tout au long de l'entretien un certain nombre d'indicateurs sociaux
objectifs et d'indices subjectifs, le sociologue peut commencer à faire, chemin
faisant, un certain nombre de rapprochements «socio-logiques», à prévoir de
futurs résultats et ainsi tester la probabilité de réponses à certaines de ses
questions. Il peut même, une fois bien assuré d'un certain nombre d'acquis de
la recherche, suggérer des interprétations à ses interlocuteurs qui abondent
dans son sens, ou parfois le contestent et relancent ainsi le «débat».
réponse est sûre : il ne sert pas à grand chose de lui faire lire un manuel de
méthodologie qualitative. Mieux vaut parler de ses propres angoisses, de ses
propres essais et erreurs. Mieux vaut commencer tout petit : un petit terrain (le
café est l'exemple paradigmatique), quelques idées empruntées au Goffman de
la Présentation de soi, quelques schémas. Et peu à peu la confiance viendra«2.
1. Ce n'est pas un hasard si on sort toujours fatigué, parfois épuisé, d'un entretien approfondi.
C'est moins le fait de la longueur en tant que telle de l'entretien (même si certains d'entre eux
peuvent durer trois ou quatre heures d'affilée) que celui de la tension liée à la nécessité de
relancer avec à propos l'enquêté. On recommande aux étudiants de ne pas les multiplier (un par
jour serait l'idéal).
2. Winkin (Y.), Anthropologie de la communication . de la théorie au terrain, op. cit., p. 101. Une
autre façon de s'initier à la pratique des entretiens consiste à lire des entretiens commentés,
lorsqu'ils sont présentés intégralement, entretiens qui ont acquis, il y a peu, un véritable statut de
[suite de la note page suivante]
245
Stéphane Beaud
Un des premiers problèmes à soulever est cette espèce d'idée reçue, véhiculée
par ceux-là mêmes qui ont appris la sociologie «sur le tas», selon laquelle
l'entretien ne serait pas justiciable d'un enseignement méthodique, qu'il
relèverait uniquement de ce qu'on pourrait appeler le «flair» sociologique de
l'enquêteur. On retrouve même chez certains anthropologues cette conception
«idéaliste» du métier . apprendre les techniques de l'enquête de terrain, dans un
rapport maître-compagnon comme lors d'un stage par exemple, friserait l'hérésie
professionnelle et constituerait une déviation de la quête initiatique et solitaire
de l'ethnologue de terrain, qui s'éprouve dans l'enquête au contact de l'Autre.
L'apprentissage collectif et explicité du «terrain» risquerait de faire perdre à ce
dernier son «mystère». Or les expériences de «stage d'initiation à l'anthropologie»
montrent au contraire la nécessité d'une pédagogie active et contrôlée de
l'entretien. Rien n'est plus frappant que la quasi vanité des conseils donnés lors
de cours sur l'entretien approfondi (qui précédent le début du stage) sur la
manière de conduire un entretien ; en voyant les étudiants à l'œuvre, on
s'aperçoit qu'ils ont tout oublié, ou presque, de l'enseignement didactique, et
que l'essentiel se joue dans leur capacité, socialement constituée, à entrer en
relation avec l'enquêté, à lui faire comprendre son projet de travail, à nouer cette
relation sociale de type particulier qu'est la situation d'enquête. Accompagner
les étudiants en entretien, c'est apercevoir immédiatement ce que les apprentis-
étudiants voient et ce qu'ils ne voient pas dans la situation d'entretien. Ce dont
on s'aperçoit surtout lors de ces stages de terrain, c'est qu'il n'y a rien de moins
naturel que de réaliser un entretien et d'esquisser ensuite un travail interprétatif.
Or, en donnant des armes, en évitant les erreurs grossières, en donnant des
pistes, on a parfois l'impression d'enfreindre un tabou méthodologique1.
246
L'usage de l'entretien en sciences sociales
On peut faire ici une hypothèse sociologique plus large, tirée de l'encadrement
de nombreux travaux d'étudiants lors du stage de terrain (de 1988 à 1996) et de
la direction de mémoires secondaires de DEA. Les étudiants qui se montrent les
moins rétifs au type de posture exigée par l'entretien ethnographique (et aussi
au mode de raisonnement sociologique) sont ceux qui, au cours de leur histoire
personnelle, ont connu des expériences sociales contrastées, dans le monde
scolaire comme dans des univers extra-scolaires. On ne peut ici que souscrire à
l'idée que l'expérience antérieure d'un dépaysement social de la part de
l'enquêteur permet de mieux comprendre les gens «de l'intérieur»1. Ce point est
fondamental : tout le monde ne «voit» pas en entretien, le point de vue
sociologique n'est pas partagé par tous. Ceux qui d'ailleurs cherchent à le
transmettre se heurtent sur le terrain à de fortes résistances — qui, au cours du
stage, engendrent conflits et tensions entre étudiants et formateurs — de la part
d'apprentis-ethnographes qui ne peuvent pas véritablement se mettre à l'écoute
des enquêtes, préférant s'en remettre à des schémas théoriques explicatifs a
priori qu'ils ont décidé d'adopter coûte que coûte, quelle que soit la forme de
démenti que peut leur apporter la situation d'entretien, se servant de leur culture
livresque comme une sorte de carapace mentale et morale qui leur permet de
«tenir» face à l'épreuve ou au verdict que constitue alors le terrain2. Si ce type
d'apprentissage en acte de la sociologie est si riche d'informations, c'est qu'il
donne à voir, de la manière la plus naturelle qui soit, les diverses formes de
résistance à la sociologie. Résistance vis-à-vis de cet effort consistant à analyser
les enquêtes comme des personnes sociales, c'est-à-dire comme des individus
qui ont une histoire complexe (histoire familiale, scolaire, professionnelle,
conjugale ou matrimoniale, etc.) qu'il convient d'interroger. Or les histoires
singulières des enquêtes n'intéressent pas toujours les (futurs) sociologues.
S'agit-il d'un seul manque de curiosité sociale, dont on a tendance à oublier que
c'est une des conditions de l'intérêt du sociologue pour l'enquête de terrain ?
Ou est-ce l'expression d'un sentiment de malaise lié au fait que la conduite d'un
entretien approfondi exige d'aller chercher du côté de ce qu'ils perçoivent
comme appartenant en propre à la sphère privée de l'enquêté (et aussi de la
leur...), ce qui peut leur paraître comme sans lien direct avec l'objet de l'enquête
(le sociologue se montrant alors indiscret, malpoli, incorrect). Plus sûrement
encore, ces résistances au travail ethnographique, accentuées lors de l'épreuve
de la préparation à l'entretien approfondi, renvoient non seulement à l'histoire
sociale et/ou scolaire des étudiants mais aussi à la conception qu'ils se font de
la sociologie. La résistance à l'enquête de terrain, et tout particulièrement à
l'entretien ethnographique, a des chances d'être d'autant plus forte que leur
conception de la sociologie est celle d'une science nomologique, en quête de
lois à validité générale, celle aussi d'une science non «psychologique» :
conception qui se trouve être aux antipodes de celle que donne à voir le travail
pointilliste de l'ethnographe, qui peut sembler «bêta» à ceux qui se donnent des
exigences intellectuelles plus élevées. La sociologie qui se présente ainsi sous le
jour de l'ethnographie peut parfois donner l'image d'une discipline «triviale»
(qui se permet des considérations à partir d'indices ténus comme des entretiens
avec des individus singuliers), trompant ou décevant ainsi les attentes
1. Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987, et l'entretien de F. Weber avec G. Noiriel :
•Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse«, Genèses, 2, 1990.
2. En effet ce type d'apprentissage du terrain est aussi une épreuve sociale et psychologique. Il
existe une vie de groupe, des rivalités entre étudiants (futurs concurrents sur le marché des
allocations et des thèses), des estimes sociales à conquérir ou que l'on risque de perdre, certains
étudiants se «démontent«, d'autres perdent de leur superbe théorique, les hiérarchies scolaires
peuvent (temporairement) s'inverser. Dans l'expérience immédiate du stage (qui est aussi une
expérience proprement scolaire), tout se passe comme si chaque membre du collectif étudiant
devait être à la hauteur de la situation. Chacun se réassure en permanence sur la manière dont
son enquête se déroule, notamment lors des échanges informels entre encadreurs et enseignants
lors du retour journalier au camp de base (-Ça s'est bien passé-, -il (ou elle) était sympa-,
•c'était cool-, mIs nous ont invité à manger-, etc.).
247
Stéphane Beaud
On retiendra ici trois de ces conditions qui peuvent apparaître évidentes mais
qu'il vaut toujours mieux expliciter entièrement : le choix des enquêtes, la
négociation du lieu et de la durée de l'entretien, le ressort de la parole de
l'enquêté.
Tout enquêteur de terrain sait bien qu'un des moments les plus délicats à
gérer dans la recherche est celui où l'on passe du stade de la «discussion
1. Saisir uniquement des «représentations«, des opinions-, c'est-à-dire un "discours», c'est aussi
éviter de se poser la question des déterminants sociaux «objectifs« de ces discours, comme
l'origine sociale, la trajectoire scolaire, etc. On est frappé par la tonalité psychologisante et
presque moralisante des recommandations : il faut montrer à l'enquêté qu'on le considère
comme une personne à laquelle on s'intéresse dans sa totalité, l'entretien impliquerait
nécessairement une sorte d' échange affectif fondé sur le respect mutuel, même si la relation est
totalement asymétrique. Ne peut-on pas voir dans cette conception de l'entretien la projection
méthodologique d'un normativisme politique propre à la science politique traditionnelle comme
science électorale (valorisation de l'égalité formelle des citoyens), dans le cadre duquel
l'entretien semi-directif met en scène, dans une sorte d'humanisme méthodologique, des citoyens
éclairés et égaux ? Or ce qu'un enquêteur perçoit d'emblée dans la situation d'entretien, à
condition qu'il ne soit pas obnubilé par l'idée de recueillir des «opinions«, ce sont des personnes
•en chair et en os«, évoluant dans leur cadre de vie privée (leur logement, leur «intérieur«), qui se
trouvent alors confrontées directement à une épreuve sociale, celle de parler en public. Au fond,
on peut se demander si l'entretien non directif ne fait pas qu'exprimer sur le plan
méthodologique cet espèce d'idéal républicain du citoyen éclairé (celui qui vote, qui ne s'abstient
pas, etc.). Ne peut-on pas faire l'hypothèse, à partir des similitudes des conceptions des acteurs
sociaux, que l'entretien semi-directif, de type «sciences po«, est à l'entretien ethnographique ce
que le «sondage« est au questionnaire sociologique bien construit ?
2. Bourdieu (P.), Chamboredon Q.-C), Passeron (J-C) Le Métier de sociologue, Paris, Mouton,
1968.
248
L'usage de l'entretien en sciences sociales
249
Stéphane Beaud
social des enquêtes, est par définition statutaire éloigné des enjeux sociaux de
concurrence et de rivalité, en dehors du jeu local. Parce qu'il est
fondamentalement cet «étranger», l'enquêté est porté à pouvoir se livrer,
révélant progressivement des aspects de sa propre existence qui seraient
apparus très «privés» à ses proches1. C'est cette position (temporaire)
d'extranéité, handicap de départ pour amorcer la relation, qui peut ensuite, si
l'entretien est bien mené, se transformer en moteur de la parole de l'enquêté.
1. Combien de fois l'enquêteur s'entend-il dire après un entretien : «J'aurais jamais pensé en dire
tant», «ça, il n'y a qu'à vous que je l'ai dit».
2. Le fait de ne pas transcrire soi-même la totalité ou une partie de ses entretiens, et d'avoir à sa
disposition des centaines de pages d'entretien retranscrits d'une manière plus ou moins
minutieuse, conduit inévitablement à comparer des «discours». Ce qui renforce la formidable
ambiguïté qui règne autour de l'expression du «discours» lorsque l'on parle d'un entretien car en
employant l'expression de «discours», on contribue largement à nier l'acte de parole, à traduire
ces images et sons en du pur «texte».
3- Pour une discussion sur la question du degré de «littéralité« de la retranscription, cf. La
discussion entre B. Lahire et S. Beaud dans Critiques sociales, 8, 1996.
250
L'usage de l'entretien en sciences sociales
Lors de deux entretiens réalisés à trois jours d'intervalle avec une lycéenne,
élève de terminale B dans l'ancien lycée «bourgeois» de la ville, fille d'ouvrier
de l'usine, je me suis rendu compte rétrospectivement, en retranscrivant les
cassettes, que j'avais été littéralement obsédé par le désir de la faire parler
comme les autres lycéens (enfants «de cité», enfants d'OS, souvent immigrés)
avec lesquels j'avais déjà effectué une longue série d'entretiens approfondis.
D'une manière largement inconsciente, je lui faisais subir un questionnement
que je pensais alors bien rôdé. En me laissant ainsi guider par la routine du
travail et en reproduisant une sorte de guide d'entretien mental, je me suis
aperçu après-coup que je m'étais montré aveugle à d'autres réalités qui
auraient dû m'alerter au moment de l'entretien : c'était notamment le fait que
Lila soit non pas la fille d'un «simple ouvrier» mais la fille d'un chef d'équipe
dont la famille venait de s'installer en «pavillon», deux aspects que je
1. Comme le dit Freud à propos de la cure analytique : •N'oublions pas que la signification des
choses entendues ne se révèle souvent que plus tard» (Freud (S.), La technique psychanalytique,
Paris, PUF, 1953, p. 62).
2. C'est d'ailleurs pour cela que l'on donne comme consigne aux étudiants d'enregistrer leurs
entretiens, de manière à pouvoir retravailler «dessus».
251
Stéphane Beaud
Une fois son (ses) entretien(s) fidèlement retranscrit(s), comment s'y prend le
sociologue-enquêteur pour interpréter cette masse de matériaux ? Bien sûr, il a
le souci de la comparaison et de faire jouer le principe de variation sur des
différences sociales qui apparaissent progressivement pertinentes (même si
minimes) : par exemple en confrontant systématiquement les points de vue
sur la formation d'ouvriers d'un même atelier selon leur mode
d'enracinement ouvrier, qualification professionnelle, trajectoire scolaire,
rapport à l'avenir, mode d'inscription dans les réseaux militants, statut
matrimonial, contraintes budgétaires et familiales1, etc.
1. C'est ce que nous avons tenté de faire dans notre enquête. Cf. tome 1 de Beaud (S.), Pialoux
(M.), Ouvriers de Socbaux : L'affaiblissement d'un groupe. Hantise de l'exclusion et rêve de
formation, rapport de recherche (n°4OO-9O) pour la Mire, avril 1993.
252
L'usage de l'entretien en sciences sociales
des expressions qui ont l'art de condenser ou de dire la vérité sociale d'une
situation. Comme ce proviseur de collège de ZEP qui, pour évoquer la
division sociale de l'établissement situé sur une butte (lieu du quartier HLM),
parle de «jugement dernier» à propos du moment de la sortie du collège : les
«élus» partant à droite pour regagner les pavillons de la vallée, les
«réprouvés» s'en allant à gauche pour retrouver leur HLM. Il ne s'agit pas
d'effectuer une analyse linguistique — les sociolinguistes le font très bien —
mais un travail (au cours même de l'entretien et lors de l'interprétation) de
mise en relation de ces mots et de la position sociale objective des personnes
considérées et des groupes auxquels ils appartiennent. Comme le rappelle
James Spradley, l'ethnographe ne cesse d'effectuer un travail de traduction
entre le langage indigène et le langage ordinaire1.
Pour illustrer l'importance des silences et des non-dits dans les entretiens,
voici provisoirement quelques exemples tirés de mon enquête de terrain
auprès de lycéens, enfants d'ouvriers de Sochaux-Montbéliard*.
Pour les enfants d'OS immigrés habitant dans les «blocs» (HLM de la région),
l'interrogation sur le travail du père à l'usine suscite malaise et résistance. Que
leur père soit ouvrier spécialisé ou ouvrier qualifié, ils répondent par des
phrases brèves et laconiques ou par des expressions stéréotypées. L'enquêteur
doit les solliciter pour leur «arracher» quelques mots ; il sent assez vite
qu'insister serait déplacé. Il peut alors interpréter l'attitude blasée ou la moue
des enquêtes, face à ses questions, comme autant de manières polies de
l'inviter à mettre un terme à ce point de la discussion. Mais la question
centrale de mon travail m'était progressivement apparue comme devant être
celle de la transmission de l'héritage dans les familles ouvrières, ou plutôt
celle de la rupture de transmission entre la génération des pères et celle des
fils. Or l'interrogation directe sur ce sujet est maladroite, forcément
accusatrice, et même culpabilisante, puisqu'elle oblige les enquêtes à
thématiser, à expliciter la prise de distance avec le père, la rupture progressive
avec l'univers familial, qui, pour être vivables ou supportables, sont le plus
1. Spradley (J)> The Ethnographie Interview, New York, Holt, Reinehart and Wiston, 1979.
2. On pense notamment aux beaux •carnets de socio-analyse- d'Y. Delsaut. Cf. Delsaut (Y.),
•L'inforjetable», Actes de la recherche en sciences sociales, 74, 1988 ; «La photo de classe», Actes
de la recherche en sciences sociales, 75, 1988.
3. Cf. Chapitre VII de ma thèse «La démocratisation du lycée et ses enjeux», in L'usine, l'école et le
quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionnel des enfants d'ouvriers de Sochaux-
Montbéliard, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1995.
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Stéphane Beaud
1. Comment parler de la culture du travail d'OS qui ne se décline plus que comme une «culture du
manque» (manque de temps, manque d'argent, manque d'espoir, absence d'avenir) ?
2. Les anthropologues ont montré que, par exemple, dans les sociétés rurales, le silence des
paysans (comme les paysans siciliens) était le seul moyen de faire face à l'univers de violence
sociale dont ils étaient prisonniers. Ce silence contraste avec le besoin de se libérer par la parole
de ces jeunes ouvriers qui parlent de l'usine, du travail ouvrier, de l'ambiance dans les ateliers en
termes très physiques, du point de vue d'une expérience vécue dans leurs corps et dans leurs têtes.
3. Ce sont d'ailleurs les lycéens les plus scolairement acculturés qui auront le plus de mal à
évoquer cette question du travail, alors que les lycéens qui se tiennent à distance de la culture
scolaire peuvent en parler plus librement car la perspective de travailler un jour à l'usine (pas
comme ouvrier mais comme agent de maîtrise ou cadre) ne leur est pas entièrement étrangère.
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Comment, jeune étudiant, parler de son père ouvrier et immigré ?
Pour faire sentir cette difficulté à parler du travail du père, je présente ici quels
extraits d'un long entretien avec Mehmet, alors étudiant en première année
d'AES au moment où je le rencontre ; fils d'OS immigré turc, il est venu en
France à l'âge de quatre ans. Au milieu de son année de terminale B, il envisage
de s'inscrire en AES pour devenir plus tard fonctionnaire («c'est cool«) ou, pour
reprendre ses propres termes, «fonctionnaire -prof». C'est alors pour lui
l'occasion de recenser les avantages de cette profession et, immanquablement,
de la comparer avec le travail d'usine de son père :
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Stéphane Beaud
Ce qui est le plus frappant, c'est bien cette hésitation à nommer les choses, à
appeler l'usine par son nom (un «truc»), et aussi ces phrases commencées et
jamais achevées, les différentes contorsions verbales pour tenter de trouver les
mots justes, qui sont autant de moyens qu'emploie le fils pour ménager son
père. Alors que dans la suite de l'entretien, les conflits entre le père et le fils (à
propos de son avenir, des «papiers français» que le fils veut faire, de l'utilisation
de l'argent, des distractions, etc.) sont à peu près assumés par Mehmet — tout
au moins il en parle -, lorsqu'il est sollicité pour évoquer le travail de son père,
il est comme paralysé par l'idée de mal le faire, soit en manquant de compassion
ou de «respect», soit en ne sachant pas lui rendre à sa manière justice. Face à la
peur qu'éprouvent les pères ouvriers à l'usine — des pères diminués
physiquement et socialement — l'enjeu pour Mehmet est d'être un fils «debout»
qui se donne comme but la conquête d'une sécurité d'emploi. L'expression de
«fonctionnaire-prof», ou de «fonctionnaire flic» (de manière à ne plus avoir à
craindre les contrôles de police au faciès dont il est régulièrement victime), par
laquelle le statut juridique protecteur («fonctionnaire») vient redoubler la
désignation par elle-même protectrice de la profession particulière («prof»),
exprime au plus juste la hantise de l'insécurité matérielle et morale dans laquelle
vivent constamment son père en particulier et les OS de l'usine en général.
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L'usage de l'entretien en sciences sociales
1. On peut prendre l'exemple des -banlieues- qui voient fleurir des enquêtes mal ficelées, des
interventions à chaud des gens qui interviewent -tout ce qui bouge- sur le terrain.
Progressivement assimilés à de -simples» journalistes, concurrencés par le nombre croissant de
consultants et experts es DSQ, les sociologues éprouvent de plus en plus de difficultés à pénétrer
sur des terrains comme les -cités-, ou en tout cas mettent beaucoup plus de temps à pouvoir y
être acceptés.
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