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SED 20 23

2024

SO00402T
L'enquête
sociologique
par entretien

Université Toulouse - Jean Jaurès - Service d’Enseignement à Distance


5 allée Antonio Machado 31058 Toulouse cedex 9
Tel : +33 (0)5 61 50 37 99 - Mail : contact.sed@univ-tlse2.fr – Site : sed.univ-tlse2.fr

Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur·e


Sommaire

Réalisation et analyses des entretiens en sociologie


Mariangela ROSELLI

Cours - 83 pages
Textes - 48 pages

Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur


RÉALISATION ET ANALYSE DES
ENTRETIENS
EN SOCIOLOGIE
Objectiver le contexte d’interaction et
analyser des entretiens

auteure :
Mariangela ROSELLI
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Table des matières

Présentation du cours

Introduction

Chapitre I : LA PREPARATION DE LA GRILLE D’ENTRETIEN ET L’UTILITE DE LA


PROBLEMATIQUE

Chapitre II : SE PRÉPARER À MENER UN ENTRETIEN SOCIOLOGIQUE

Chapitre III : LES ETAPES DE PREPARATION DE L’ENTRETIEN COMME


MATERIAU D’ANALYSE

Chapitre IV : L’ANALYSE DES ENTRETIENS : UN TRAVAIL DE


CATÉGORISATION ET DE REPERAGE DES RELATIONS ENTRE LES THÈMES ET
LES IDÉES

Chapitre V : L’ANALYSE PAR NIVEAUX : HABITUS ET MILIEU SOCIAL,


RELATIONS SOCIALES ET PLACE/POUVOIR/PRESTIGE

Chapitre VI : LE REPÉRAGE DES THÈMES ET L’ASSEMBLAGE DES ÉLÉMENTS


EN VUE DE L’ANALYSE THÉMATIQUE DE L’ENTRETIEN

Chapitre VII : L’ANALYSE CROISEE


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Présentation du cours

L’unité d’enseignement 402 « L’enquête sociologique par entretiens » est un enseignement


de méthode qui succède et s’articule étroitement avec les UE 201 «Initiation à l’enquête de
terrain en sociologie », 202 « Approches méthodologiques en sociologie » (de la première
année de licence) et 302 « L’enquête sociologique par observations » (du premier semestre
de la deuxième année de licence). Ensemble, ces enseignements couvrent ce que nous
appelons en sociologie « l’enquête qualitative » présentant les étapes successives d'une
enquête de terrain fondée sur la méthode de l'entretien et remplacent, avec des contenus
redéfinis et enrichis, l'ancienne UE 05B et C (« Théorie et pratique de l'entretien »).
Après avoir appris comment poser un questionnement sociologique en élaborant une
problématique sur la base d’hypothèses solides et de terrains adaptés pour recueillir les
données, l'enseignement méthodologique 402 porte sur les méthodes de réalisation t
d'analyse de l'entretien, comme un matériau riche de sens et permettant de s’immerger dans
l’univers social des personnes interrogées.
Au centre de l'enseignement se trouvent les méthodes d’analyse dont dispose la sociologie
pour faire ressortir le sens caché des paroles des gens ; cependant, un certain nombre de
lectures complètent le cours afin de consolider les bases des connaissances de ces
méthodes.

BIBLIOGRAPHIE OBLIGATOIRE
• Bardin Laurence, L’analyse de contenu, Paris, PUF, 1977.
• Beaud Stéphane, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour
l’entretien ethnographique », Politix, n° 35, 1996, p. 226-257.
• Bertaux Daniel, Les récits de vie, Paris, Nathan, coll. 128, 1997.
• Demazière Didier, Dubar Claude., Analyser les entretiens biographiques. L’exemple
des récits d’insertion, Paris, Nathan, 1997.
• Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996.
A lire comme exemples d’enquêtes sociologiques réalisées à partir d’entretiens :
• Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard,
1999.
• Bourdieu Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

A propos de l’examen :
Lors du devoir sur table de 2 heures qui couronne cet enseignement, l’étudiant est sollicité
pour réaliser l’analyse d’un entretien. Ce cadre général peut être enrichi aussi par des
questions sur les méthodes d’analyses (présupposés, outils, résultats et usages dans
l’enquête), sur la méthode d’analyse utilisée par l’étudiant (analyse thématique, de contenu,
structurale, analyse croisée) ou bien encore sur la position d’un auteur des lectures
obligatoires et conseillées quant à l’utilisation de matériaux discursifs dans le cadre d’une
enquête sociologique.
Voici le sujet d’examen de l’an dernier et des indications de corrigé + deux documents utiles.
5

Département de Sociologie

ANNEE UNIVERSITAIRE 2015/2016


1ère session – 2ème semestre mai 2016
*****
Code U.E. : [ SO 0005 ] CC et ET

Durée de l’épreuve : 3h

Instructions particulières : Attention !


LES 2 PARTIES SONT À REDIGER SUR DES COPIES SEPAREES

Mentionnez bien sur chaque copie le code du segment


(« SO 0005A » ou « SO 0005B et C »)

Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens

Rappel : 1ere partie (05A) et 2eme partie (05B et C) sont à rédiger sur
des copies séparées.

1ère partie (SO 0005A)


…//….

2ème partie (SO 0005 B et C)

Question 1 (10 points)


1. Au moment de l’entretien, plusieurs types de questions peuvent être posés. Détaillez les différentes catégories
de questions, leurs fonctions ainsi que les effets qu’elles produisent sur la communication et la prise de parole.

Question 2 (10 points)


2. Supposons que vous deviez réaliser des entretiens dans le cadre d’une enquête portant sur l’organisation du
temps des étudiants.

a/ Dans une première phase de problématisation, à quels facteurs penseriez-vous pour comprendre la
structuration du temps étudiant.

b/ A partir de quels critères choisiriez-vous les étudiants à interroger ?

c/ Elaborez la grille d’entretien pour obtenir un matériau sociologiquement riche et pertinent : déclinez les
thèmes et les sous-thèmes, quelques exemples de question et précisez pour quelles raisons ces entrées
thématiques vous semblent intéressantes et pertinentes.
Département de Sociologie

Eléments du corrigé :

Le document Blanchet/Gotman a été vu en cours et il est présent dans ce cours SED. CM. Il ne faut pas
confondre cette réponse avec les types d’entretien (erreur commise par une large majorité d’étudiants).

Document : « principaux thèmes et articulation logique dans le déroulement d’un entretien sur l’emploi
du temps des étudiants » ce document est inédit et a été élaboré pour une vraie enquête réalisée auprès
d’étudiants sur leur manière d’organiser leur temps. ATTENTION : l’une des erreurs les plus fréquentes
a été de poser des questions en vouvoyant. Or d’étudiant à étudiant, le tutoiement est obligatoire en
situation d’entretien.
BONUS : la formulation des questions, le tutoiement (étudiant à étudiant) ainsi que la précision de qui est
choisi comme enquêté (profil) constituent aussi des éléments qui font gagner des points.
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Grille d’entretien sur l’organisation du temps étudiant

La colonne centrale comporte les sphères d’activité et d’occupation du temps tandis que
le côté gauche introduit une déclinaison entre temporalités différenciées et le côté droit
pousse vers l’approfondissement biographiques afin de repérer les déterminations
sociales. Exemple de question ouvrant l’entretien : « Je m’intéresse à la manière dont les
étudiants toulousains vivent l’expérience de leur première année, l’apprentissage du
temps long qu’il faut savoir organiser. Nous pouvons commencer par ton organisation
générale, pour le logement et le transport, par exemple, et ensuite je te poserai des
questions plus précises ». Exemple de relance complémentaire : « Mais comment fais-tu
exactement pour tes courses ? C’est toi-même qui les fais ou tes parents ? ». Exemple
de relance interprétativ-provocatrice : « Si je comprends bien, ce n’est pas exactement
l’indépendance… ».
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INTRODUCTION1

Utilisé de plus en plus dans les sciences psychologiques et sociales, l’entretien est un
outil relativement récent qui n’a pas fait l’objet d’une réflexion systématique. La
littérature dans la matière est limitée, mis à part quelques recherches empiriques qui
laissent ci et là émerger des considérations méthodologiques d’ordre plus général et
de quelques articles récents sur lesquels je m’appuierai pour ce cours (cf. bibliographie
à la fin du cours 1).
L’entretien ne constitue pas une fin en soi. Il faut, avant de parvenir aux résultats de la
recherche, effectuer une opération essentielle, qui est l’analyse de l’entretien ou des
entretiens. Cette analyse s’effectue sur le corpus, c’est-à-dire l’ensemble des discours
produits par le ou les enquêteurs et les enquêtés et vise à sélectionner et à extraire les
données qualitatives susceptibles de permettre la confrontation des hypothèses aux
faits.
L’objet de ce cours est d’essayer de répondre à la question : comment utiliser des
entretiens de recherche en sociologie dès lors qu’ils ne constituent pas des
questionnaires déguisés, mais de vrais dialogues centrés sur la personne rencontrée ?
De manière subsidiaire, je tâcherai aussi d’indiquer comment présenter les résultats du
travail d’analyse pour que les résultats soient convaincants et que la parole des
enquêtés continue d’être respectée. Ce dernier point est de première importance et
demande quelques commentaires supplémentaires.
Accorder une importance extrême à la parole des gens signifie que l’on suppose que
les gens ordinaires, parmi lesquels se situent nos enquêtés, détiennent une pensée du
monde et des clés de lecture des réalités qui, tout en leur étant propres, sont
significatives et intéressantes pour le sociologue. Cette position implique que l’individu
est un être capable de pensée et d’interprétation, qu’il a une réflexivité préexistante à
l’arrivée de l’enquêteur sur le terrain. Le travail du sociologue est, dans cette optique,
de se mettre dans les conditions les plus proches de la personne interviewée afin de
saisir le sens qu’il produit autour d’un fait et d’identifier les conditions dans lesquelles
se produit ce sens.
Il existe d’autres usages des entretiens qui impliquent un statut différent de la parole
des gens. Un entretien peut être destiné à recueillir des informations, à établir des faits
et à fournir des témoignages les plus authentiques possibles. Il est alors dirigé par des
questions précises du chercheur qui doit reconstituer ce qui s’est vraiment passé : c’est

1. Tous les exemples et les auteurs cités sont référencés en fin de cours sous forme de bibliographie.
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le cas pour un témoignage sur une période ou un événement historique. Qu’on le


veuille ou non, l’entretien prend alors la forme d’un interrogatoire et la relation
enquêteur/enquêté est marquée par le doute et l’effort à établir la vérité. La parole de
l’enquêté est traitée comme une source d’informations parmi d’autres qui doivent être
recoupées avec elle. Dans cette perspective, le sociologue qui s’apprête à analyser les
entretiens peut opter entre une posture illustrative et une posture restitutive.
La première de ces postures consiste à faire un usage sélectif de la parole des gens
au point de l’asservir aux besoins de la démonstration conduite par le chercheur. La
plupart des travaux en sociologie avancent des hypothèses qui sont illustrées par des
citations tirées de paroles retranscrites et plus ou moins clairement attribuées à tel ou
tel enquêté. Le cadre de référence qui est sous-jacent à ce type d’enquête est la
démarche causale qui consiste à tester des hypothèses sur les relations objectives
entre un objet sociologique considéré comme un effet ou résultat et des variables
indépendantes considérées comme des indicateurs de causes sociales. Ce type de
démarche commande des entretiens semi-dirigés, organisés autour d’une série de
questions-guides, plus ou moins ouvertes, et s’appuie sur les entretiens comme un bon
outil de vérification d’hypothèses. Le rapport - sélectif - à la parole peut être engagé
par le chercheur dans la phase suivante, l’analyse des entretiens, en particulier à
travers ce que l’on dénomme habituellement l’analyse de contenu. Décrire de manière
objective, systématique et quantitative le contenu manifeste des communications dans
le but de les interpréter, tel est l’objectif initialement fixé à l’analyse de contenu, dans la
continuité des travaux de Berelson (1952). Dans cette perspective, la description du
message est opérée à partir de catégories permettant le découpage et le classement
des éléments de signification. L’entretien est passé dans une moulinette et en ressort
en morceaux ventilés dans une multitude de rubriques. La parole des gens est ainsi
fragmentée en fonction des catégories explicatives qui intéressent le chercheur.
Une autre méthode d’analyse des entretiens, qui procède elle aussi du même principe
de catégorisation des mots selon des items, est l’analyse thématique. Cette méthode
se limite au contenu des messages, aux seuls signifiés. Son principe consiste à
repérer et isoler des thèmes dans un entretien afin de permettre sa comparaison avec
d’autres entretiens. Les discours sont ainsi découpés en fragments correspondant à
des thèmes, voire à des sous-thèmes qui les spécifient. Chaque entretien est
redistribué dans une grille, stable d’un entretien à un autre, et les extraits d’entretiens
se rapportant au même thème sont regroupés et traités transversalement. Cette
démarche ignore la cohérence interne du discours et privilégie la cohérence
thématique inter-entretiens. L’analyse thématique vise à tester une grille d’analyse
unique pour tous le corpus qui s’appuie sur un ensemble d’hypothèses de recherche
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qu’il s’agit de valider ou d’infirmer à l’aide des réponses des enquêtés. Dans cette
démarche, c’est le degré de généralisation des hypothèses qui compte et les
entretiens sont là pour permettre à des hypothèses formulées a priori de trouver des
cas réels de vérification. La place qui est faite à la parole des gens n’est pas
importante, la parole n’étant pas au centre de l’attention du chercheur qui s’intéresse
aux faits, au contenu.
A l’inverse, la posture restitutive consiste à laisser une grande place à la parole des
gens, jusqu’à en faire un usage exhaustif, quand par exemple les entretiens sont livrés
in extenso au lecteur sans être analysés. Ici la parole des gens est considérée comme
transparente, au point que rendre compte de cette parole est l’objectif unique de la
recherche sociologique. L’individu est considéré comme le seul acteur du social que
l’enquête doit prendre dans ses pratiques de communication ou dans le cours de ses
actions. Un exemple récent de cette démarche est fourni par La misère du monde,
publication collective comprenant une soixantaine d’entretiens retranscrits et
constituant la plus grande partie des 950 pages du livre. L’objectif déclaré des auteurs
est de mener une enquête de type ethnologique et d’adopter, grâce à la retranscription
fidèle, un point de vue aussi proche que possible de l’interlocuteur. L’inconvénient de
cette démarche est qu’elle laisse au lecteur le travail d’analyse, de comparaison et de
synthèse des traits caractéristiques et pertinents du corpus. Car, autant il est légitime,
et souvent indispensable, de produire quelques retranscriptions quasi-intégrales
d’entretiens de recherche, pour montrer l’analyse en acte, autant il est d’usage,
lorsqu’il s’agit d’analyse sociologique, de produire, de manière synthétique et
argumentée, les résultats de cette analyse.
A l’opposé, la perspective de l’entretien considéré comme moment de production de
sens permet de surmonter la difficulté qui consiste à considérer que toute analyse est
réductrice. Quelle que soit la méthode adoptée pour montrer les mécanismes de
production du sens (analyse de contenu, analyse du discours, analyse structurale,
etc...), le point de départ de cette posture est de considérer qu’un propos tenu par
quelqu’un dans une situation d’entretien de recherche ne parle pas de lui-même. Elle
se fonde sur une démarche analytique. Par opposition à la démarche de type causal,
la posture analytique se rapproche de la posture restitutive dans la mesure où elle
s’inscrit dans une approche compréhensive de la réalité sociale telle qu’elle se trouve
mise en forme, dans certaines conditions, dans et par le langage : le langage est
considéré ici non pas comme un véhicule de représentations ou un simple support de
l’action, mais un processus par lequel le réel se constitue comme une activité de mise
en forme. Le langage est pris ici comme une forme qui permet de mettre en relation le
11

monde et le moi, une activité par laquelle le sujet met en forme (langagière) un sens
sur la réalité sociale en l’énonçant.
Accorder la plus grande importance à la parole des gens revient à assimiler les
personnes interrogées à des sujets exprimant, dans un dialogue marqué par la
confiance, leur expérience et leurs convictions, leur point de vue et leurs « définitions
des situations vécues », selon l’expression introduite dans la sociologie par W.I.
Thomas à Chicago, au début du siècle.
Dans cette perspective particulière, on n’attend pas de l’entretien qu’il nous livre des
faits, mais des mots. Ces mots expriment ce que le sujet vit ou a vécu, son point de
vue sur le monde qui est « son monde » et qu’il définit à sa manière, d’après son
expérience et sa situation. En même temps qu’il exprime cette définition, l’enquêté
essaie de marquer son propos par des appréciations qui lui permettent de se situer
dans les définitions en même temps qu’il essaie de nous convaincre de la validité et de
la cohérence de son propos. Dans les chapitres introductifs à leur manuel d’analyse
d’entretiens biographiques, Demazière et Dubar (1996) développent de façon
particulièrement approfondie et pertinente les implications et les avantages de la
posture qu’ils appellent - pour la distinguer de la posture illustrative et de la posture
restitutive - « analytique ». Je vous propose quelques pages tirés de la première partie
de leur ouvrage, pages qui mettent utilement en perspective l’analyse des entretiens
avec les implications théoriques et méthodologiques de la tradition sociologique.
L’entretien sert à découvrir ces mondes et la parole est le moyen pour le sociologue
pour y accéder. Cependant la parole n’est pas transparente, mais elle constitue une
construction dialogique complexe : retranscrire les entretiens ne suffit pas pour
reconstruire les univers de croyances qui s’expriment dans les entretiens en même
temps qu’ils se construisent dans l’interaction avec le chercheur. Il faut comprendre le
sens des mots, le sens caché derrière les mots et pour cela il faut analyser les
mécanismes de production du sens, comparer des paroles différentes, mettre à nu les
oppositions et corrélations les plus structurantes. La méthode d’analyse qui correspond
au mieux à cette posture est l’analyse structurale appliquée aux entretiens
biographiques.
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Chapitre I

LA PREPARATION DE LA GRILLE D’ENTRETIEN


ET L’UTILITE DE LA PROBLEMATIQUE

Comment faire en sorte que les enquêtés parlent spontanément d’un problème,
souvent difficile à aborder et qu’ils n’ont pas les mots pour exprimer par manque
d’habitude, tout en restant dans une situation de communication bienveillante entre
l’enquêté et l’enquêteur ? Plusieurs tactiques sont repérées et connues par les
sociologues de terrain ; d’autres relèvent de la méthode pure et simple. Commençons
par cette dernière.
Afin de savoir de quoi parler lorsqu’on mène un entretien, il ne faut pas rédiger une
grille d’entretien à partir de rien. Il faut d’abord et surtout élaborer une problématique,
étayée par des hypothèses servant à identifier les modalités (thèmes) autour
desquelles vous allez interroger la personne. Du point de vue de la méthode de
l’enquête, problématique et hypothèses constituent la base de départ pour l’enquête de
terrain, même si au fur et à mesure que les entretiens sont réalisés, la grille se modifie
pour prendre en compte les thèmes « découverts » sur le terrain en écoutant la parole
des gens ; du coup, la problématique et les hypothèses s’enrichissent d’autant.

Comment rédiger une problématique ? Exemple appliqué


Afin de vous aider à rédiger une problématique qui réponde aux critères de l’enquête
sociologique, il faut d’abord penser que la problématique n’est pas un exercice
académique demandé aux étudiants mais une étape instrumentale et nécessaire de
l’enquête. C’est en rédigeant la problématique, en effet, que
- l’on explicite ses idées
en les confrontant à celles des auteurs dont les travaux portent de près ou de
loin sur l’objet qui nous intéresse
- l’on met à plat les connaissances
en les organisant en un raisonnement clair, ouvert sur des hypothèses.
Une problématique sert donc à la fois comme base pour toute enquête et comme
trame qui délimite le choix des enquêtés, le terrain ainsi que les thématiques qui
constitueront le guide d’entretien. Nous allons écrire un modèle de problématique en
montrant étape par étape les passages à respecter dans sa rédaction et indiquant les
critères du terrain et les thématiques pour la grille d’entretien qui se dégagent de ce
type de travail.
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Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où
le sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain
d’enquête auprès des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre
ménager au quotidien et dans la durée.
En italique : les questions posées par le sociologue
En gras : le type de question et le point de réflexion qui s’ajoute au raisonnement
Souligné : la thématique correspondante dans la construction de la grille d’entretien.

Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude : l’ordre
ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du sens
pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique Entretien : le
cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête spontanément :
de sa famille ascendante ou de celle qu’il a créée).

Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des
familles chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences ont-
elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi est-il
si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce qui
pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue de
l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents, notamment
à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en couple : tenants et
aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e fois, comment se sont
soldées les différentes expériences de mise en couple sans intention ou projet de fonder une
famille. Sur quelles bases alors ?

Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est
sacrée. Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui
apparaît si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation en
profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident. On
doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la représentation
sacrée de la famille.

Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que
la famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise en
mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de Singly,
1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que l’institution
inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action – par une autre
composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique Entretien : l’expérience de
la fragilité des familles est qqch que vous connaissez ? racontez-moi.
14

Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de
dégager les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des
questions plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple et
de la famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment parvient-
on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à l’action »
laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins sentimentale de
l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans l’engagement
réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique Entretien : Pour
vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une famille ? Quels sont les
ingrédients qui peuvent aussi jouer un rôle favorable ? Quels sont au contraire les freins et
les obstacles ?

Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à définir
son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite qui est la
sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier élan amoureux
qui vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.

Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé d’agir
d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être correct avec
son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches. D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il semble
obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer son
partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes si
celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique Entretien :
Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la puissance des
normes. Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du couple au projet
d’avoir des enfants ? Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du premier ? Et du second ?
Qu’est-ce qui a changé matériellement pour vous ? Et pour votre conjoint ? Et pour le
couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par les parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de
mieux connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps pour
vous a joué en faveur du couple ?

C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent un
conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit,
sans se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu et
met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce qui
signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui seules
peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la mesure pas
ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu 25 ans, avez-
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vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans vos expériences
de décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment vous organisiez-
vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est venu ? Quand vous
avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement votre appartement ? Ce
changement était logique ?

En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle conjugal
ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de publicité
pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore ajouter le
rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans les
objets, l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la norme
d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la fabrication du
familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de l’ordre ménager, celui
des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont problématisés comme 1.
des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des passerelles vers un régime
sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et la régularité, il est remplacé par
d’autres sentiments que les objets stabilisent en rassurant l’autre quant à
l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame familiale qui se construisant sur la
durée permet de faire des projets (enfants, accession à la propriété, voyages) et de
constituer le ménage en tant que famille (entité une et indivisible, faite pourtant de
plusieurs individus. Cette phrase est le cœur de la problématique car elle annonce les
modalités de l’enquête : les objets et les actions/mouvements/rites/relations et
interactions autour des objets comme pratiques concrètes à investiguer et les objets
comme repères des actions et des engagements qu’il va falloir faire décrire aux
enquêtés. On voit ici comment certains mots sont choisis dans la problématique pour
annoncer la teneur des entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on
sait que pour répondre à la question des objets dans les trois fonctions au minimum
qui sont envisagées en amont, on va devoir interroger des couples à différentes
étapes des temporalités amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant
élevé des enfants et les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant
décidé ou ayant dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre
familial). Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez
acheté avec ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui
sont venus à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en
servir ? Vous en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de certains
objets parce que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont les
usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ? Et le
fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser prépare les
conditions pour une description complète de la division sexuée du travail domestique. On
pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3. Le linge des enfants.

L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles et
caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle central
tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir développer
toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant pas à venir.
Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet de l’inconfort :
les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un, qui prend donc
le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques objets personnels :
affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall, 1993). Aussitôt, les deux
protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs trajectoires familières. L’invitant,
sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit son espace dans la salle de
bains, range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est plutôt dans la peau d’un
explorateur, découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité étonnante. Et peu à peu
les objets changent, insensiblement et secrètement, comme si cette mue s’effectuait de
16

l’intérieur d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le réfrigérateur, la gazinière, qui étaient
personnels, deviennent « notre » lit, « nos » chaises… En quelques semaines ou quelques
mois, l’ensemble se transforme, se collectivise. Les objets qui auparavant portaient
séparément la mémoire de deux personnes portent désormais la mémoire du couple. (Il
s’agit maintenant de décliner les diverses modalités de temps, d’espace et d’objets
sur lesquelles on va faire décrire des pratiques aux enquêtés afin de mettre le doigt
sur cette transition et transformation du singulier au collectif du couple : quels objets
jouent le jeu ? Lesquels résistent, au contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui
est allé habité d’abord chez l’autre ? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça
s’est fait ? Et les repas, comment se sont passés les premiers repas préparés par l’un de
vous deux alors que les goûts de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous
arrivait-il d’alterner entre son appartement et le vôtre ? Qu’est-ce que vous emportiez ? Cet
objet est resté qqch de personnel ? comment a-t-il « résisté » à la mise en commun ?

L’élan ménager. Rendus à un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont
acquis un nouveau système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager
dans le perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse tout
à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour convaincre
les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand diriez-vous que vous
vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous cette étape ? Avez-vous
eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être vraiment un couple ? d’être
vraiment une famille ?

Le ménage et l’enfant. Quand il y a accord, l’enrichissement des relations entre personnes a


tendance à intensifier la danse avec les choses, dans un même mouvement de mobilisation
familiale. Cela se vérifie en particulier lors de la naissance du premier enfant. Avec cet
événement, le couple saute brusquement dans une nouvelle phase de son existence, le petit
personnage prenant une place énorme : la vie ne sera jamais plus comme avant. (autre
modalité : le changement irréversible de la naissance du premier enfant et les
ajustements, révolutions et adaptations qui s’en suivent. Les objets comme repères
de l’espace familial scandé par de nouveaux rythmes, les nuits, les changes, les
siestes, les repas pour le bébé). Thématique Entretien : Et avec la naissance de votre fils,
les choses ont continué de la même manière qu’auparavant pour les tâches domestiques ?
Votre place a changé à la maison ? Et l’espace de la maison a-t-il changé ? Comment ?
Avez-vous des photos de cette période ?
Et des objets que vous avez gardés en souvenir ? Vous les utilisés encore aujourd’hui ?

La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce
qu’il était, ou s’avère ne pas correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le
couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment d’épuisement du rêve ou de la
désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont liées à
cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez
l’impression que ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des solutions
pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû, maintenant que regardez à
posteriori ?

Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse de la
17

famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux). Thématique
Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à Paris, vous vous êtes
à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à-face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les effets
de la mobilisation familiale sur le face-à-face avec les choses : ici le rapport aux objets est
plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité expérimentale :
personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels rythmes, quels rites
scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien : avez-vous des bibelots
auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les déménagements ? Sont-ils
rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me l’expliquer ?

Conclusion provisoire et ouverture vers l’enquête : au-delà de l’importance de la passion


amoureuse, on peut s’interroger sur l’importance des gestes et de leurs enchaînements dans
la stabilisation d’un couple. Les automatismes, les habitudes, les rites, les attachements
reprennent au lendemain de l’aménagement en couple et ils s’étendent à l’autre, au
partenaire, par l’intermédiaire des objets qui relient les deux partenaires. On peut faire
l’hypothèse que, en avançant dans le cycle ménager, la routinisation des gestes et
l’accumulation des objets écrasent les personnes dans des rôles statiques, chosifiés.

A partir de cet exemple, on comprend mieux à quoi sert la problématique et pourquoi elle est
si importante dans le déroulement d’une enquête. On peut commencer par rédiger la
problématique à partir d’une bibliographie indicative réduite et laisser que les hypothèses les
plus fortes émergent du terrain (entretiens et analyse des entretiens) : l’enquête suit alors
une méthode inductive qui privilégie les éléments qui ressortent du terrain au fur et à mesure
et les utilise pour organiser un raisonnement construit ex-post. C’est la démarche des
ethnologues et des sociologues suivant une méthode ethnographique, qui préfèrent aller sur
le terrain et confronter leurs idées, préjugés et croyances avant de s’imprégner du savoir
théorique. Seulement, pour suivre cette voie, il faut avoir déjà une solide imagination
sociologique.
Si en revanche on commence par appréhender précisément le champs dans lequel se situe
l’objet et on construit une problématique achevée d’entrée de jeu, l’enquête suit alors une
démarche hypothético-déductive : du questionnement théorique on se dirige vers le fait ou
l’objet d’étude équipé du savoir et des résultats des auteurs qui nous ont précédés. Cette
démarche est celle de l’étudiant en sociologie qui commence à bâtir son savoir et
imagination sociologiques et doit s’appuyer sur une base solide que d’autres ont construite
avant lui afin d’élaborer des questions thématiques pertinentes dans une grille d’entretien.

La sociologie = Observer la réalité >>>>> penser la réalité >>>>>> observer la réalité avec discernement
(HOWARD BECKER)

MOUVEMENT INCESSANT D’ALLERS-RETOURS


dans 2 directions possibles
• Mouvement de la réalité vers la pensée et l’abstraction : démarche INDUCTIVE
• Mouvement de la théorie vers la réalité avec un regard informé par les hypothèses : démarche
HYPOTHETICO-DEDUCTIVE

(C. WRIGHT MILLS parle d’équilibre en tension entre ces deux mouvements)

Etapes à suivre pour saisir la réalité, recueillir les données et les interpréter

1. Observer et lire en même temps


2. Construire une « fenêtre » pour saisir une tranche de la réalité : question de départ
3. Observer à nouveau avec un œil averti et formuler des relations entre les choses : problématique
4. Choisir le terrain et le groupe de manière pertinente et réaliste
3

Selon le type de réponse que l’on cherche, selon la situation de communication que
l’on veut créer et surtout selon l’objet de l’enquête, l’entretien sera directif, semi-directif
ou ouvert.
- L’entretien directif ou fermé : les questions demandent des réponses très concises,
fermées, cet entretien se rapproche de l’administration d’un questionnaire. C'est le
plus structuré de tous les entretiens d'enquête. Il suppose que l'interviewer ait la
certitude que ses questions balisent tout le champ des possibles. C'est pourquoi un
entretien directif est toujours précédé d'une phase d'entretiens non directifs ou semi
directifs qui lui permettent de prouver que ses questions "saturent" le champ
d'enquête. Ce type d'entretien est très peu utilisé en approche compréhensive, car il
oriente trop le discours de l'interviewé ; il "hache" trop l'expression, empêche
l'interviewé d'aller au fond de ce qu'il pourrait dire. Bien entendu, en entretien directif,
la liste des questions que posera l'interviewé est prévue (et justifiée) à l'avance, dans
un ordre précis.[…] L'entretien directif peut être distingué du questionnaire. Ce terme
est utilisé quand l'interviewé répond seul à un questionnaire qui se trouve être le plus
souvent sur "papier", en dehors de la présence de l'interviewer (CORBALAN, J.A.
Dossiers interviews et enquêtes. Octobre 2001).
- L’entretien ouvert, ou non directif : une question générale laisse libre cours au
récit de la personne interrogée. Ce type d’entretien est surtout ponctué par des
questions de type relance ou reformulation synthèse C'est le moins structuré de tous
les entretiens. Après avoir posé LA question d'ouverture (LA seule et unique
question, celle qui ouvre un champ d'expression), l'interviewer ne posera plus aucune
autre question. Son travail consistera à "suivre" l'interviewé dans le libre
cheminement de ses pensées, à faciliter son expression, à l'accompagner dans son
"errance". L'interviewer n'est pas passif : il doit remplir sa fonction de facilitation de
l'expression de l'interviewé, sans la diriger, sans la contrôler, sans lui indiquer des
domaines d'expression, sans l'orienter là où l'interviewer souhaiterait voir aller
l'interview. (ibid.).
- L’entretien semi-directif est un compromis entre l’entretien directif et l’entretien
semi-directif L'interviewer, parce qu'il a une connaissance du champ de l'interview,
prévoit à l'avance un petit nombre de sous-thèmes (pas plus de 7) qui balisent tout le
champ des possibles, compte tenu de l'objectif de l'enquête. Pour chacun de ces
sous-thèmes, l'interviewer prévoit une ou plusieurs questions qu'il ne posera que si
l'interviewé ne les aborde pas spontanément dans le fil de son discours. C'est dire
que l'interviewer ne pose ses questions que vers la fin de l'interview, si et seulement
si l'interviewé n'a pas abordé spontanément les sous-thèmes qui intéressent
l'interviewer (ibid.).

Il faut bien comprendre que selon le type d’entretien, nous allons obtenir des réponses
et des développements ad hoc qui n’ouvrent pas les mêmes pistes d’analyse et ne
permettent pas de la même manière de revenir sur les hypothèses pour les corriger,
les compléter et les enrichir. Or une enquête fondée sur un matériau empirique de type
qualitatif ne peut pas se limiter à une posture illustrative ou restitutive. L’objectif est de
rentrer tant que possible dans une approche compréhensive où cet adjectif définit la
logique d’analyse des paroles recueillies comme d’une quête d’un sens caché (y
compris à la personne qui parle : un sens habité par les expériences, passages
biographiques et déterminations sociales que seule permet l’analyse à froid et en
tenant compte du texte dans son ensemble).

3
4

Voici des exemples tirés d’enquêtes réalisées qui montrent chacun des types
d’entretien.

Guide d’entretien fermé, par Olivier Maulini, janvier 2008 sur les formes du
travail scolaire et sens des apprentissages : évolutions de pratiques
pédagogiques.

4
5

5
6

1. UN EXEMPLE : L’APPRENTISSAGE DE L’ORTHOGRAPHE


1.1. Nous nous intéressons à la manière dont vous organisez
concrètement le travail des élèves et aux liens que vous faites entre
les formes de travail que vous proposez et les apprentissages
réalisés. Nous souhaitons commencer par un cas concret : par
exemple, l’apprentissage de l’orthographe.
1.1.1. Comment diriez-vous que vous enseignez cette discipline ?
Relances possibles :
􏰀 Que faites-vous ?
􏰀 Que doivent faire les élèves ?
􏰀 Quel travail leur demandez-vous ?
􏰀 Dans cette liste, quelles ressources utilisez-vous :
leçons, exercices, ateliers, projets, activités, recherches, travail
à domicile, récitations, dictées, rédactions, listes de mots,
etc. Pour chaque ressource, voir comment l’enseignant
procède précisément : quel est le travail demandé, à quelle

6
7

fréquence, sous quel contrôle, à quels élèves, dans quels


regroupements, etc. ? Demander ce qui se fait, pas pourquoi on
le fait. Chercher si l’enseignant propose d’autres entrées.
1.1.2. Dans votre répartition du travail, quel rôle joue :
􏰀 la journée ?
􏰀 la semaine ?
􏰀 le mois ?
􏰀 l’ année ?
􏰀 le cycle ? Vérifier s’il y a d’autres entrées : le
trimestre ? la période entre deux vacances ? etc. 1.1.3. Pour
vous organiser et pour faire travailler les élèves, quels outils
utilisez-vous ? Relance : En particulier quel usage faites-
vous :
􏰀 des livres et cahiers ?
􏰀 des autres moyens d’enseignement ? (lesquels ?)

􏰀 des ouvrages de référence (dictionnaires,


grammaires, Internet, etc.) ?
􏰀 des programmes officiels ?
􏰀 des ressources de l’établissement ?
􏰀 autres ?
1.2. Nous aimerions maintenant nous placer du côté
des élèves, de la manière dont ils travaillent et
apprennent, selon vous, l’orthographe avec vous.
1.2.1. Comment diriez-vous que les élèves réagissent aux
formes de travail que vous instaurez ?

Relances :
􏰀 Réagissent-ils tous de la même façon ?

7
8

􏰀 Profitent-ils plus ou moins bien de certaines options ?


􏰀 Que pensez-vous de leur engagement, de leur intérêt, de
leur motivation ?
􏰀 Que pensez-vous de leurs progrès, de leurs
apprentissages, de leur rapport à l’orthographe, de l’évolution
de ce rapport ? 1.2.2. Comment réagissez-vous à la réaction des
élèves ? Relances :
􏰀 Cette réaction a-t-elle un impact sur votre manière de
procéder ?
􏰀 Si oui, comment ajustez-vous le travail concrètement ?

􏰀 Comment jugez-vous finalement si ce travail est


pertinent, intéressant, efficace ou non ? (relance importante)

1.3. Vous venez de nous dire comment vous travaillez en ce


moment. Nous aimerions aussi savoir comment vous êtes
arrivé à cette manière d’enseigner, par quelles autres
pratiques vous avez éventuellement passé, comment et
pourquoi vous avez évolué. 1.3.1. Avez-vous toujours
travaillé de cette façon ? 1.3.2. Qu’avez-vous modifié avec le
temps ? 1.3.3. Pourquoi ces modifications ? Relances :
􏰀 Avez-vous fait des constats personnels ? Lesquels ?
􏰀 Avez-vous eu des échanges avec des collègues ?
Lesquels ?
􏰀 Avez-vous été influencé par des formateurs, des travaux
de recherche, des lectures ?
􏰀 Les parents ont-ils joué un rôle ?
􏰀 La hiérarchie ?
􏰀 Les débats sur l’école ?
􏰀 Autre ? 1.3.4. Y a-t-il des façons de travailler qui vous

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ont inspiré ? Lesquelles ? En quoi ? Pourquoi ?


2. ELARGISSEMENT : LES FORMES DE TRA V AIL DANS LE RESTE DE
L’ENSEIGNEMENT

2.1. Ce que nous venons de dire pour l’orthographe peut


s’appliquer ou non au reste de l’enseignement. Sur la base de
cet exemple, nous aimerions nous intéresser pour finir à
l’organisation générale du travail de vos élèves.
2.1.1. Y a-t-il des principes valables pour l’orthographe qui valent
aussi pour d’autres disciplines ? Si oui, quels principes, et pour quelles
disciplines ?

Relances :
􏰀 Sur quelles ressources, en générale, vous appuyez-vous
? Leçons, exercices, ateliers, projets, activités, recherches, travail
à domicile, récitations, rédactions, livres et cahiers, etc. (cf :
1.1.1.)
􏰀 Comment jugez-vous de la pertinence de ces ressources,
de leur intérêt, de leur efficacité ? (cf : 1.2.2.)
􏰀 Y a-t-il certaines formes de travail qui correspondent
mieux que d’autres à certains apprentissages ? Quelles formes
pour quels apprentissages vous semblent les plus appropriées ?
Comment faites-vous pour les combiner ?
2.1.2. Faites-vous toujours ce que vous voulez, ou y a-t-il des
contraintes externes dont vous devez vous accommoder ?
2.1.3. Qu’aimeriez-vous savoir pour (mieux) vous organiser ?
Puisque nous faisons une recherche sur ce thème, quelles
questions aimeriez-vous un jour nous poser ?
2.2. Y a-t-il une question importante que nous aurions omis de
vous poser ? Quelque chose d’important pour comprendre
votre manière de travailler et de faire travailler les élèves ?
Prendre congé et remercier pour la disponibilité, l’intérêt porté
à l’enquête et réaffirmer le grand intérêt des propos ainsi

9
10

recueillis.

Dans cet exemple, questions, sous-questions et relances sont entièrement et


intégralement prévues. Il s’agit d’un entretien de type directif ou fermé ; comme vous
pouvez le constater, les réponses déclenchent systématiquement certaines relances,
presque comme dans un questionnaire. La différence avec celui-ci est que les thèmes
principaux sont introduits par des questions ouvertes et c’est seulement dans le
développement des propos qu’elles deviennent fermées. On a ainsi une combinaison
intéressante de développements spontanés avec des pistes ouvertes par l’interlocuteur
et assez de précisions pour pouvoir ensuite comparer entre différents témoignages.
C’est le type d’entretien qui est utilisé dans une enquête menée par équipe ou
plusieurs équipes sur des territoires différents. La structure et le cadre doivent être
assez rigoureux pour que les matériaux ainsi rassemblés.

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11

Exemple de guide d’entretien semi-directif :

Seuls les thèmes et les questions principales sont écrits et tout le guide tient sur une
page pour l’avoir à chaque instant sous les yeux et ne rien oublier parmi les
thématiques à questionner. Ici, l’enquêteur peut être seul ou l’équipe peut compter
plusieurs enquêteurs mais le présupposé de ce type d’entretien (semi-directif) est que
les thèmes et les ouvertures qui se dégagent lors de l’échange sont aussi intéressants
que les thèmes prévus par le guide. On peut aussi avoir le cas où les enquêteurs
ramènent des matériaux très hétérogènes et cette hétérogénéité est mise à l’étude
comme étant partie intégrante de l’objet étudié. Par ex., si la personne interrogée est
un jeune de 24 ans qui a déjà un emploi, il est possible que soit abordé l’achat de
vêtements de marque en ligne. Ainsi loin de se limiter à une phrase anecdotique,
l’enquêteur aura encouragé la personne interviewée à développer et approfondir car
cette modalité d’achat représente une piste inédite et constituera une spécificité sans
doute liée à l’âge et à la situation de la personne interviewée. On voit dans ce cas que
le non-respect de la grille d’entretien pour inclure des thèmes évoqués spontanément
par les interviewés correspond à la posture sociologique inductive qui traque dans les
paroles des gens les hypothèses complémentaires ou contradictoires pour venir
questionner la problématique encore une fois, mais cette fois en étant informé du
regard et du vécu des personnes que nous avons interrogées.

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12

Exemple de grille d’entretien ouvert pour questionner les étudiants sur la manière
d’organiser leur temps, par ex. dès la première année d’entrée à la fac. Il s’agit ici de
construire un schéma thématique et surtout de construire une articulation logique pour
l’enquêteur entre les thèmes (afin de mémoriser au mieux les transitions).

Le fait de ne pas faire une grille ni une liste de thèmes et de questions mais une
construction articulée et modélisée permet plusieurs ouvertures :
- de s’obliger à adapter les questions aux propos de l’interviewé
- de faire attention aux réponses qui sont données pour embrayer sur des thèmes en
cohérence ou en liaison logique
- de s’ouvrir à des thèmes insoupçonnés ou imprévus dans la grille d’entretien
- de privilégier la relation entre les thèmes qui reflète le souci de laisser l’interviewé
s’exprimer sur COMMENT SONT ARTICULES LES DIFFERENTS DOMAINES DE

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SON EXISTENCE PAR RAPPORT A SES PRIORITES : sphères d’activité


(studieuse/non-studieuse ; ludique/contrainte; rémunérée/libre ; solitaire/en groupe ;
individuelle/collective) qui, en réalité, est la vraie problématique de la structuration du
temps chez l’individu.

Chapitre II

SE PRÉPARER À MENER UN ENTRETIEN SOCIOLOGIQUE

Le principe que nous retenons est la non-directivité des entretiens, définie comme
l’attitude inverse de celle du questionnaire, c’est-à-dire non structurée autour de
questions fermées préalablement définies. Bien que l’étudiant qui commence pour la
première fois une enquête par entretien puisse se sentir rassuré en serrant dans ses
mains une liste de questions, ce n’est pas la méthode la plus féconde et surtout la plus
efficace d’un point de vue sociologique. Stéphane Beaud en a fait l’expérience
(« L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique, Politix, 1996) :

Cet extrait d’une note d’enquête de terrain (dont l’article complet est versé en annexes
du cours) atteste l’importance de l’immersion exploratoire (observations, connaissance
du terrain et entretiens exploratoires) afin de cerner à titre informatif du moins le

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14

problème, avant de pouvoir le formuler dans les mots et les perceptions des gens. Il
est tout aussi intéressant de remarquer le mouvement d’aller et retour permanent entre
l’élaboration des hypothèses et le degré de proximité et de compréhension de
l’enquêteur face aux personnes qu’il interroge. Ces personnes ne sont pas toutes
« interviewables » » : il faut des conditions sociales pour l’échange de communication
soit authentique et significatif. Non seulement la connaissance du problème par celui
qui interroge mais l’intérêt à parler, à prendre la parole et à défendre un point de vue
de la part de l’interrogé, qui ne doit pas être soumis à une pression (contrôle,
évaluation, vérification).
Le nombre d’entretiens dont on va approfondir l’analyse n’est pas important : un seul
peut contenir les logiques d’action, les tenants et les aboutissants d’un problème et
porter le sens que l’on chercherait en vain dans d’autres entretiens. Le même
Stéphane Beaud, lors d’une enquête sur le rapport des familles populaires à l’école,
écrit : « j’ai préféré faire porter mon effort de transcription et d’interprétation sur les
deux longs entretiens particulièrement riches avec une famille ouvrière. Ces deux
entretiens, réalisés à un an d’intervalle, livraient ce que l’analyse statistique ne permet
pas d’éclairer : les processus d’enchaînement singuliers, l’entrelacement étroit des
thèmes dissociés (l’école, le quartier, le rapport à l’avenir, celui des enfants, celui de
soi-même). Autre exemple, dans une série d’entretiens réalisés avec des lycéens
d’origine populaire, j’ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d’un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de l’entrée en
seconde, réalisant une série d’entretiens sur ce seul thème, en sélectionnant des
questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes et significatives : position
spatiale dans la classe, rapport avec l’enseignant, type de prise de parole en classe,
mode d’occupation de l’espace dans l’enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine
ou retour à la maison),mode de constitution de réseaux d’amis. J’ai ainsi analysé un
très long entretien avec une fille de quartier qui a vu son univers s’effondrer en passant
au lycée » (Beaud, 1996, p. 235).
On le voit, le sociologue apprend sur le terrain autant que dans les livres, sinon plus ;
la confrontation au réel doit se faire par l’approche des croyances et des valeurs, des
perceptions et des représentations que l’interrogé à d’un problème : quels sont ses
enjeux ? Qu’est-ce qu’il poursuit comme objectif ? Surtout, quelle position tient-il dans
l’argumentation qu’il développe face à une personne qui sait être à l’écoute attentive et
éclairée, dans la bienveillance mais en alerte et surtout capable d’entendre les prises
de position de l’enquêté. Il faut être dans la sympathie, voire dans l’empathie, non pas
avec la personne mais avec la position et les idées qu’il exprime afin de l’encourager à
les développer et à les approfondir.

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Lisons ce qu ‘écrivent Didier Demazière et Claude Dubar à propos de la posture


sociologique la plus féconde pour obtenir une parole authentique (qui ne veut pas
nécessairement dire « vraie » mais exprimant la perception et le sens que la personne
attache aux idées défendues).

Prendre au sérieux le « statut de la parole des gens » signifie chercher du sens dans
ce qu’ils disent et le sens profond, caché de leurs paroles, sans parti pris, sans
jugement, sans limites idéologiques. On s’immerge dans un monde qui nous est
forcément étranger et, en bon ethnologue, nous avançons comme dans l’inconnu, en
pesant les mots, les phrases, l’articulation entre les mots, le choix de certains mots.
Car le travail sur le matériau que constitue l’entretien est en travail de déconstruction,
comme l’ouverture d’une boîte noire qui recèle des secrets, des énigmes. Un bon point
de départ quand on se lance dans l’enquête est de positionner comme un détective qui
se pose des questions et avance avec les traces de la présence des autres, des
histoires entre ces personnes, des relations entre elles et de leur influence réciproque.
Ces renseignements permettent de cerner un monde et de situer la personne qui nous
parle dans ce monde, dans la trame sociale qui est la sienne aujourd’hui, dans les
déterminations sociales (classe, âge, génération, sexe) qui continuent à habiter ses
logiques d’action et de réflexion.

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Chapitre III

LES ETAPES DE PREPARATION DE L’ENTRETIEN


COMME MATERIAU D’ANALYSE

Un entretien approfondi qui s’inscrit dans une enquête de type intensif ne prend sens
véritablement que dans un contexte, en fonction du lieu et du moment de l’entretien,
deux éléments qui influent lourdement sur l’état d’esprit, les attentes et les
comportements de l’interlocuteur, et donc sur le discours que ce dernier tiendra vis-à-
vis de l’enquêteur. Ce contexte ou, plus précisément, son objectivation - avec les
observations et la réflexion qui peuvent y être jointes - constituent une dimension
importante qu’il faut expliciter parallèlement à la transcription de l’entretien lui-même.
L’entretien une fois enfermé dans la boîte, le travail n’est qu’à son début. Les étapes
qui suivent, comprenant la transcription de l’entretien enregistré et l’analyse de
l’entretien, sont des plus délicates.
De même que l’on dit souvent que toute traduction est trahison, on a fait valoir que tout
passage de l’oral à l’écrit implique nécessairement une dénaturation, dans la mesure
où la transcription déplace radicalement l’énoncé, lequel était produit en fonction de
l’oralité, et se trouve en quelque sorte disqualifié quand on le sépare de son cadre. En
d’autres termes, la création ou la récitation dépendent étroitement des conditions de
production : il faut donc s’attacher, sinon à les préserver, à les décrire et à les restituer
de la manière la plus précise et la plus objective possible. Mais cet exercice ne va pas
de soi compte tenu de la complexité de la relation d’enquête (lire ce que dit Bourdieu à
ce propos dans la Misère du monde).

a) La description du contexte

Lorsqu’il est question des problèmes que soulève l’usage de l’entretien dans une
enquête sociologique, les auteurs insistent sur l’importance de l’analyse détaillée du
contexte d’entretien qui seule permet de donner tout son sens aux propos recueillis et
analysés par la suite. L’objectivation de ce contexte consiste à expliciter une par une
les étapes, les difficultés, les ajustements nécessaires qui constituent le cadre de la
situation d’entretien : des difficultés de la prise de contact initiale par téléphone au

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17

récit-analyse des différentes phases du déroulement de l’entretien, en passant par


l’observation des attitudes, mimiques, bruits tant dans l’échange de face-à-face que
hors de la scène elle-même de l’interview.
Toute transcription de l’entretien est précédée d’une fiche descriptive et détaillée des
conditions de production de l’entretien lui-même. Cette description doit être mise par
écrit immédiatement après l’entretien, à partir de souvenirs encore récents et frais et
de quelques notes que l’interviewer aura prises au cours de l’entretien concernant le
comportement de l’interviewé et, si possible, le comportement des deux interlocuteurs
résultant de leur interaction. Il existe, en effet, des échanges continuels entre le
narrateur et celui qui l’écoute et le questionne ; parfois, ce dernier devient co-narrateur
ou est pris dans le discours comme partie ou comme faire-valoir. Ces situations sont
importantes pour rendre compte du sens du discours tel qu’il est énoncé : c’est la
raison pour laquelle il faut s’efforcer de les restituer de manière synthétique et claire.
Dans la fiche de présentation de l’entretien, il faut préciser les conditions de
négociation et d’obtention de l’entretien, l’heure et le lieu de passation, la durée de
l’entretien, les perturbations éventuelles qui s’y sont greffées (appels téléphoniques,
changements de cassette, intervention impromptue d’autres personnes).
A titre d’exemple, lisons deux passages de l’article publié dans la revue Politix de S.
Beaud (1996). Ces deux exemples montrent combien l’objectivation du contexte dans
lequel on a recueilli le témoignage est importante : parce que l’interaction entre les
deux personnes commence bien avant l’enregistrement proprement dit de la cassette,
le travail d’analyse et d’interprétation d’un entretien doit respecter le déroulement de
l’interaction et le restituer. On sait que les premiers moments de la rencontre entre
enquêteur et enquêté sont stratégiques et déterminants pour la suite des événements :
ils marquent un climat, une atmosphère dans laquelle se déroulera l’entretien. Ainsi,
des attentes induites par des idées préconçues ou encore par un guide d’entretien trop
rigide peuvent-elles engendrer une situation de tension et de malentendus qui se
répercuteront directement ou indirectement sur l’échange enquêteur/enquêté et
conditionneront fortement l’interaction.
Réaliser un entretien approfondi n’est jamais un geste anodin et les propos recueillis
ne prennent leur sens que si l’on réfléchit à la manière dont ils ont été recueillis. C’est
seulement à ce prix que l’on pourra transformer l’entretien en matériau d’analyse.

b) La mise en scène dans l’interaction

Le contexte de l’entretien est complexe : l’énoncé est plus et mieux que les séquences
de phrases : il est tonalisé, gestualisé et dramatisé, et ne se comprend que par ces

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diverses qualités, il est directement fonction, d’une part du système socioculturel dans
lequel il s’exprime, d’autre part, et c’est ce qui nous intéresse ici, du microgroupe dont
il est véritablement le produit.
L’énoncé est tonalisé : le locuteur module son expression ; il accentue le ton et le
rythme, ou il le relâche, il ménage des effets, il observe des pauses ou des silences qui
ne sont pas moins signifiants que la parole. Dans la présentation générale des
conditions de l’entretien, il faut décrire ce type de « discours silencieux », du moins par
grands traits et en insistant sur les modifications du ton et du rythme les plus saillantes,
voire les plus régulières.
L’énoncé est gestualisé : le locuteur parle à l’auditeur qui devient parfois spectateur
d’une mise en scène, grâce aux diverses modalités de son expression corporelle.
L’attitude générale du corps, le regard lui-même, les mimiques du visage, les « tics »
irrépressibles, mettant en mouvement les paupières, les sourcils, les lèvres, ou la tête
tout entière, et les gestes des bras et des mains : souvent l’ensemble de ces gestes
accompagne toutes les séquences du discours, chaque élément du langage gestuel
venant souligner chaque élément du langage parlé, le geste constituant un media
essentiel de la communication. S’il est difficile de restituer de manière analytique et
rigoureuse ce langage-là, il faut au moins y prêter attention et noter certaines
régularités (le rire, le mouvement des paupières, le regard fuyant) à certains moments
de l’entretien. Ces caractéristiques gestuelles aussi trouvent leur place dans la
présentation générale de l’entretien.
Enfin, l’énoncé est dramatisé : il se situe à l’intérieur d’une relation dynamique ; il n’est
monologue qu’en apparence ; en fait, il est dialogue institué entre le locuteur et son
interlocuteur/auditeur, lequel, par sa seule présence et ce qu’elle incarne (l’enjeu de
l’entretien lui-même), produit un type bien particulier d’énoncé. Le caractère
dramatique peut venir, dans le cas du récit de vie, de ce que l’on évoque des souvenirs
douloureux ou que l’on raconte des mensonges pour brouiller les pistes. Dans la
restitution des indices de dramatisation, il n’est pas demandé de justifier sur ce qui
motive cette attitude particulière du locuteur : l’important est de le remarquer et de
permettre aux lecteurs de recréer, avec le moins de décalage possible, la situation de
communication et d’interaction telle qu’elle est produite par la narration. A titre
d’exemple, je vous propose de lire cette réflexion que j’ai écrite à la suite d’un entretien
biographique de 3 heures, passé avec un jeune de 25 ans dans le cadre d’une enquête
sur les parcours déviants :

« Les conditions de l’entretien avec Y. et les principales modalités


de l’interaction

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Y. a commencé par ne pas être au rendez-vous pour le déjeuner


ensemble que nous devions avoir avant de faire l’entretien. J’ai essayé
de l’appeler sur son portable, mais j’ai juste pu lui laisser un message
dans lequel je lui rappelais notre rendez-vous. Je lui demandais de me
rappeler chez moi. Je suis rentrée à la maison certaine qu’il ne me
rappellerait pas.
Une demi-heure plus tard, Y. a appelé en bafouillant des excuses. Il
m’a dit qu’il avait oublié notre rendez-vous (« je l’ai écrit dans l’agenda
que je ne regarde jamais, c’est pour ça que je l’ai oublié). Il a ajouté
que son portable était déchargé « c’est pour ça que tu n’as pas pu me
joindre »). Je ne sais pas s’il disait vrai, mais il arrive très rarement
qu’Y. oublie quelque chose. Je me suis demandé pourquoi il m’avait
appelé en se mettant en situation de devoir mentir.
Je lui ai demandé s’il avait envie de faire l’entretien : étant moi-même
pas mal démotivée, j’aurais préféré le remettre à un autre jour, mais il
a insisté en me demandant si j’avais l’après-midi de libre. J’ai senti que
cette démarche de sa part lui permettait de sortir un peu du cadre de
l’obligation et de la contrainte (rendez-vous, ponctualité, cadre planifié
pour le lieu de passation) et qu’il m’imposait son choix : le lieu, puisque
c’est lui qui a proposé de venir chez moi ; le moment puisque c’est lui
qui l’a renégocié avec du retard et à sa manière ; enfin, la démarche
puisque c’est lui qui l’a relancée en choisissant de m’appeler. Bref, il
prenait en main la chose à sa façon.
Cette façon de faire, je l’avais déjà observée chez lui : il n’aime pas
rester dans les cadres d’organisation qu’on lui impose, il aime se
donner des cadres à lui, parfois tout aussi contraignants, sinon plus,
mais peu importe. C’est la forme qui compte et la manière de la
produire, par son action, sa persévérance. Je n’ai donc pas été trop
déstabilisée par la démarche.
Dans les quarante minutes qui se sont écoulées depuis son appel
téléphonique au moment où il est arrivé à la maison, j’étais très tendue
: j’étais en appréhension pour l’entretien lui-même, Y. étant quelqu’un
de taciturne et de secret et, qui plus est, dans une dialectique de
légitimation vis-à-vis de ce que je représente pour lui : bien que femme
et immigrée, je suis sociologue, intéressée par ce qu’il fait
actuellement, plus âgée que lui, mère d’un enfant et autre chose
encore sans doute. En l’attendant, j’ai repensé à la dynamique de
renégociation qu’avait enclenchée Y. et je n’ai pas pu m’empêcher de
considérer avec soupçon et inquiétude l’enthousiasme avec lequel il
avait proposé de venir faire l’entretien.
Cette inquiétude n’était pas infondée, en effet : dès son arrivée, il m’a
rappelé mon engagement à l’anonymat, au secret et surtout à
l’obligation de « nous en tenir aux vingt premières années de sa vie ».
Cette prise de précautions ne lui a pas servi pour se rassurer parce
que ce n’est pas son genre que de montrer qu’il a besoin de se
rassurer, mais pour bien me faire entendre qu’il connaissait les règles
du jeu et qu’il ne pouvait se lâcher que si les règles étaient sûres et
certaines. Cette mise en scène sur le registre de la complicité et de
l’auto-assurance m’ont mise en alerte : Y. était en train de mettre en
place les conditions idéales pour un entretien idéal.
Je n’ai pas été déçue, en effet : le récit qu’il m’a fait est le récit que je
voulais, c’est-à-dire le récit que le sociologue veut entendre lorsqu’il a
à faire à un délinquant repenti. Plein de distance, de regret, de
maturité : un travail de réflexivité complet, organisé dans la cohérence
la plus absolue, sans contradictions. Le récit idéal, joué comme sur
une scène de théâtre, avec juste le soupçon de silences et de sanglots
étouffés pour donner plus de véridicité à la chose.
Après l’avoir réécouté, retranscrit et avoir réfléchi, je ne sais pas
jusqu’où le récit de Y. est un mensonge et jusqu’où il est construit à
partir des faits. Je penche plutôt pour un mélange savant des deux,
qu’il pourrait difficilement démêler lui-même. La cohérence narrative et
argumentative de son propos atteste un effort indiscutable de mise en
synchronie des pensées vis-à-vis des actes accomplis et de mise en
cohérence des enchaînements. Une dimension du processus de
rachat social et moral dans lequel se trouve à l’heure actuelle Y. est
contenue dans cet effort de cohérence dans la restitution de son
histoire de vie.

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Réflexion faite - et c’est ce que je n’ai cessé de me dire au cours de


l’entretien - peu importe la proportion des mensonges par rapport à la
réalité. L’intérêt est quelque part dans le résultat du mélange entre vie
rêvée et réalité vécue : l’histoire de Y. est dans ce mensonge-là, à
savoir qu’il essaie de s’en sortir par le mensonge. Tout comme il s’est
fait dans le mensonge, il est « tombé là-dedans », il est en train de se
reconstruire dans et par le mensonge. Alors, son histoire, c’est bien
celle qu’il m’a racontée : inventée et vraie à la fois, vraisemblable et
véridique, rêvée et vécue.

A propos de l’entretien lui-même, maintenant. L’énoncé est


abondamment tonalisé : Y. module son expression ; il accentue le ton
et le rythme, là où il pense qu’il faut souligner par la voix les points
saillants qui garantissent la cohérence du discours ; ou il relâche le
ton, lorsqu’il est triste ou qu’il veut afficher un certain degré de tristesse
qui sied à ce qu’il est en train de décrire. Il utilise régulièrement les
modifications de tonalité pour exprimer le sentiment dans lequel il est
aujourd’hui lorsqu’il parle de certains moments de sa vie. Les longs
silences avant de conclure certaines séquences-clés dénotent une
stratégie recherchée et étudiée de résolution finale, une manière de
dénouement à effet de surprise : le clin d’oeil du metteur en scène
dans une séquence de court métrage. A plusieurs reprises je me suis
sentie invitée à sourire des effets que ces changements de ton étaient
censés produire sur moi. Ce que je n’ai pas manqué de faire, sans
doute pas au degré que l’espérait le narrateur. L’enregistrement du
récit de vie de Y. est fait de scansions, de silences intercalés de mots :
je ne peux pas m’empêcher de penser que ce monologue, si
hautement dramatique dans les tons et les tensions relationnelles avec
l’interlocuteur (moi-même), a un rien de construit tellement il
correspond à une haute théâtralisation de la prise de parole réflexive.
Silence, attitude réflexive, silence, puis intercalaires tels « oui, oui »,
« non », « si », scansion avec dénouement derrière, puis une
avalanche de mots qui viennent, lorsqu’ils viennent, tous ensemble, en
énumération, sans pause, une sorte de liste énoncée sur le mode du
banal et du connu : la conclusion, c’est la réponse que Y. sait que
j’attends, il la construit à ma destination en prenant toutes les
précautions pour que j’y prête la plus grande attention, puis il organise
son attente au goutte à goutte, avant de lâcher la résolution finale qui
montre que - encore une fois - il est où je ne l’attends pas ... Toujours
à deux centimètres plus loin, toujours légèrement déplacé par rapport
au centre de l’échange (et du sens qui s’est progressivement
construit). Cette attitude s’exprime bien dans le qualificatif, récurrent
dans le discours de Y., « pareil », « c’est toujours pareil », qualificatif
énoncé sur le mode exclamatif, préparant la suite en permettant au
destinataire de se relâcher parce qu’il commence - enfin - à voir
comment se sont vraiment enchaînées les choses et puis, non. La
solution n’est pas dans le cadre annoncé : le « c’est pareil, là aussi »
n’est pas le prélude à une répétition, il introduit encore un cadre
d’action nouveau.
J’ai regretté qu’aucun système de notation ne me permette de rendre
compte de la prosodie du discours, parce que dans l’énoncé en
question, le sens des mots est moins dans leur structure sémantique
que dans la relation dans lesquelles les place le narrateur avec les
silences et les scansions, les changements de ton et de rythme
d’élocution, les différentes prononciations et accents de la langue
française, allant de la prononciation la plus neutre (et scolaire) aux
relents toulousains les plus connus et caractérisés (certains « moins »
sont prononcés parfois [mwens], d’autres fois [mwE]) en passant par
les accents de l’immigré arabe mal francisé (« mon père, i voulait »).
Je ne peux pas non plus reparcourir l’entretien sans marquer les
correspondances non fortuites sans doute (mais sont-elles voulues ?)
entre le contenu énoncé et ce jeu prosodique, à savoir, par exemple,
l’association récurrente et attestée des « moins » prononcés à la
toulousaine et des séquences décrivant la vie dans la cité ou la
caractérisation forte du langage immigré dans les séquences décrivant
les interactions domestiques pendant la période de l’adolescence.
Régularités et correspondances : sans une bonne analyse des indices

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prosodiques, je ne pourrais rien dire de plus, sauf que l’on ne peut pas
être dupe de l’intelligence de l’énonciation mise en scène par le
narrateur.

Ensuite, l’énoncé est hautement dramatisé. Comme tout entretien,


l’entretien avec Y. se situe à l’intérieur d’une relation dynamique ; il
n’est monologue qu’en apparence. Mais le caractère dramatique du
dialogue qui nous intéresse ici ne vient pas uniquement de qu’il est
institué entre un locuteur et son interlocuteur/auditeur. La dramaticité
du récit de Y. est partie intégrante du récit lui-même au sens où elle le
structure de manière plus profonde que ne peut le faire la tension
relationnelle entre deux êtres humains en communication. Le drame
qui se joue dans l’histoire est au moins double : d’une part, le narrateur
met en scène l’archétype du conte du garçon-qui-n’a-pas-le-choix-
malgré-que. Ici, le drame vient de ce que la chute n’est qu’une
chronique annoncée, on voit le héros se débattre ou, plus précisément,
« se battre », mais on adhère à son abattement moral. le drame est
dans l’impuissance montrée, démontrée et finalement partagée par
l’auditeur. D’autre part, bien que racontée au passé (récent), l’histoire -
intéressante, certes, parce qu’elle permet au narrateur d’être au centre
de la scène, mais lourde tout de même à raconter et à assumer au
moment de la narration/communication - cette histoire est mal aisée à
gérer dans les mots. A aucun moment, Y. ne s’est relâché, sinon vers
la fin quand le morceau empoisonné était craché, quand il ne s’agissait
plus que de répéter, relancer (ce que je n’ai pas fait). Pendant la
narration, il est concentré, il se tient la tête, il ne cesse d’avancer et de
laisser trainer les coudes sur la table : à plusieurs reprises, j’ai eu le
triste souvenir des situations dans lesquels, enfants, on est rappelé à
l’ordre et on nous demande de justifier nos actions. Mais, en me
racontant sa vie ou, plus précisément, comment il était « tombé là
dedans », Y. n’a pas seulement justifier le cours des choses comme
un processus inéluctable (ce sur quoi il avait peu de prise) ; il a surtout
voulu expier ses erreurs en me faisant comprendre qu’il réfléchissait
aujourd’hui sur son passé et qu’il était capable, maintenant seulement,
de faire la part des choses, entre ses actions et son environnement.
Cette prise de distance critique envers son passé fait que son récit se
construit dans la gravité, dans l’attitude responsable de l’adulte qui
prend acte.
Cependant il y a une autre source de tension qui se met en place
progressivement durant l’entretien : cette prise de distance ne se fait
pas comme il aurait voulu qu’elle se fasse : tandis qu’il aurait aimé me
parler franchement, il se trouve dans l’obligation de ne jouer le jeu qu’à
moitié : le magnétophone (crainte de la dénonciation), l’usage qui va
être fait de son récit (crainte de la publicité), la situation délicate dans
laquelle il vit aujourd’hui (il occupe un poste de responsabilité, mais en
même temps il fait ses preuves) font qu’il me donne quelques pistes
pour comprendre, mais qu’il fait constamment attention à brouiller les
pistes pour se confondre avec « tout le monde pareil à la cité ». Le
procédé d’expiation par la parole ne s’effectuant que partiellement, il
en souffre et, par des regards réprobateurs en direction de la boîte
infernale qu’est le magnétophone et en ma direction lorsque je
prononçais des noms identifiables comme Toulouse, il me faisait
comprendre que je poussais le jeu trop loin, je l’exposais au risque : s’il
a répondu, parfois, c’est que j’avais déjà lâché les mots périlleux (« Et
tes parents habitais déjà à la ... ? ») et qu’il s’était en quelque sorte fait
piégé. Ce qu’il n’a pas oublié de me rappeler à la fin de l’entretien,
lorsque buvant une tasse de café, il m’a dit « je te fais confiance, mais
à personne d’autre ». Y. se sent traqué par son histoire, qu’il n’aime
pas raconter, mais surtout pas à moitié, ce qu’il a dû faire néanmoins
par crainte d’en dire trop. Entre le mensonge et l’omission, les faux
oublis et les « je m’embrouille là », il s’est rendu compte en parlant
qu’il construisait une histoire virtuelle ponctuée d’événements réels, ce
qui le mettait à l’abri de tout reproche, mais virtuelle tout de même.
Que ce qu’il était en train de dire était faux, bien qu’en partie
seulement : éthiquement, pour quelqu’un qui est en train de faire
amende, qui veut passer de sa propre histoire à celle des autres,

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« faire quelque chose pour les jeunes de la cité », sa position est


intenable.
Ceci produit des tremblements fréquents dans la voix, une sorte de
lamentation parfois, et je me suis demandé à un moment si la
personne que j’avais en face n’allait pas éclaté en pleurs. Je peux
affirmer que certaines phrases, difficiles à retranscrire parce que
prononcées en silence et à demi-mots ne sont pas loin de sanglots
secs qui parfois montent à la gorge par rage. Et cela je ne crois pas
que ce soit à cause des souvenirs évoqués (nous verrons dans
l’analyse le détachement avec il raconte le cheminement vers le shit et
la délinquance) mais parce que, trois heures durant, la tension de
l’arnaque a fini par lui peser. Le drame, là, n’est pas tellement dans le
fait de mentir, mais de « se retrouver » - encore une fois - dans une
situation contrainte et contraignante dans laquelle Y. ne peut pas faire
autre chose que ce qu’il fait, et cela malgré lui. Malgré la volonté ferme
de me raconter sa « vraie histoire », comme il l’avait promis avec un
certain enthousiasme (surprenant) au moment où nous avions négocié
un entretien biographique.

A l’heure où je retranscris cet entretien et que je m’apprête à


l’analyser, je ne suis pas sûre d’avoir élucidé les points obscurs qui se
sont glissés dans la présentation de soi qu’a faite Y. Ce dont je suis
sûre, c’est que, lorsqu’il se raconte, il n’est pas plus transparent vis-à-
vis de lui-même que je ne l’ai été moi-même vis-à-vis des catégories
que - à mon insu et malgré moi - j’ai plaquées sur le vécu de Y. ».
Mariangela Roselli, novembre 1999, texte inédit.

Mais l’échange entre enquêteur et enquête n’est pas uniquement échange


conversationnel. Dans l’acte de communication, l’hexis corporelle et les expressions
mimétiques sont autant d’indices qui renseignent sur la charge émotionnelle de
l’échange. L’entretien ne cesse d’être actif, même lorsque les deux personnes ne
parlent pas : le comportement non verbal de face-à-face est une donnée qu’il faut
comprendre, faute de pouvoir la contrôler complètement.
On sait que les meilleures conditions de recueil d’un entretien approfondi sont celles
dans lesquelles l’enquêteur gagne progressivement la confiance de l’enquêté et vice-
versa. Les bons entretiens sont moins liés à des qualités techniques abstraites qu’à la
capacité de l’enquêteur de susciter et d’obtenir - même maladroitement, même en
transgressant les consignes techniques - la confiance de l’enquêté qui, seule, conduira
au recueil d’un matériau suffisamment riche pour être interprété. Dans cette optique, la
neutralité de l’enquêteur est un mythe dont il faut se défaire. D’une part, en situation
d’entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis, parfois à conforter le
point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent, il ne peut pas se dérober aux
diverses formes discrètes d’injonction de l’enquêté : donner son approbation constitue,
du moins dans un premier temps, la seule manière de poursuivre l’échange qui
fonctionne comme une sorte de carburant de l’entretien. L’enquêteur ne cesse
d’ajuster son comportement sur celui de l’enquêté, sur ce qu’il vient de dire par des
mimiques d’approbation, d’étonnement, de compassion, d’effarement. Bref, l’échange
se déroule selon une palette de formes (verbales et non verbales) qui négocient une

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distance ou une proximité plus ou moins fortes entre les deux acteurs. Ainsi
l’enquêteur peut-il se rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour
mieux l’entendre et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se
reculer sur sa chaise ou son fauteuil comme prendre du recul et marquer alors une
distance avec l’enquêté. En ce sens, la grille d’analyse appliquée par Goffman aux
scènes de la vie quotidienne peut être utilisée pour l’entretien.
De la même manière, le sociologue saura jouer pleinement ce jeu de la distance et de
la proximité, pouvant manifester tour à tour des sentiments de surprise, de fausse
naïveté, de vraie compassion et de sincère empathie. L’art ici consiste à s’adapter à la
situation, à la personne, et à susciter sa sympathie afin de mettre à profit la rencontre
et l’échange provoqué. Du point de vue méthodologique, si la maîtrise complète de
telles circonstances aléatoires n’est pas possible, une réflexion a posteriori sur le
déroulement de l’échange, la mise en scène de soi et les stratégies adoptées par les
deux personnes pour « s’en sortir » sont les bienvenues dans l’analyse de l’entretien.
Afin de mieux identifier les enjeux de l’échange, on peut utilement lire ce que dit
Everett Hugues, élève de Park - l’inspirateur de l’ « Ecole de Chicago » - à propos de
l’entretien en sociologie.

c) Les normes de transcription de l’entretien

La transcription d’un récit oral est un travail long, fastidieux et minutieux : pour un
entretien de deux heures, il faut compter plus de huit heures de transcription. Malgré
cet aspect fastidieux, la phase de transcription d’un entretien approfondi est partie
intégrante de la phase d’analyse : il est donc utile de transcrire personnellement
l’entretien et de manière intégrale.
Le moment de transcription de l’entretien est essentiel d’abord parce qu’il permet
d’évaluer les propos recueillis et de comprendre si l’entretien peut être sélectionné
pour une étude intensive. Entre des entretiens que l’on fait retranscrire et des
entretiens que l’on retranscrit soi-même, on finit toujours par préférer les derniers parce
qu’ils sont connus, déjà interprétés et participent quelque part de l’évolution que prend
l’enquête, des hypothèses et des analyses que l’on prévoit. En écrivant mot après mot
les propos de l’enquêté, on se trouve dans une situation d’interprétation qui s’appuie
sur une imprégnation auditive de l’entretien. La transcription de l’entretien intervient
dans la phase de son analyse dans la mesure où c’est le fait de réécouter et de passer
de l’oral à l’écrit en faisant certains choix et en adoptant certains codes de restitution
que l’on s’approprie la « dynamique » de l’entretien. En effet, retranscrire un texte
enregistré, c’est traduire une parole en texte en faisant attention à ne pas perdre ce qui

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fait la spécificité et la richesse de la parole : non seulement les mots, le vocabulaire,


les formes syntaxiques (qui peuvent, dans une transcription rigoureuse être restitués),
mais le ton, le timbre de la voix, le rythme d’élocution, le débit de certaines phrases,
l’humeur, le dégradé des émotions qui se glissent au détour d’une exclamation, qui
passent à travers la voix et non les mots. Or cette dramaticité de l’acte de parole doit
pouvoir être explicitée quelque part, et la transcription - le jeu de parenthèses dans
lesquelles on peut glisser des remarques, des considérations - est ce qui permet de
reconstituer après-coup les gestes, les mimiques de l’acteur.
La transcription est une première mise en forme du discours : quel que soit le
traitement que l’on se propose, cette étape est indispensable et doit être accomplie par
le sociologue lui-même. En effet, réécouter huit heures durant, le discours que l’on va
analyser par la suite est essentiel pour plusieurs raisons. D’abord, cette écoute lente et
attentive permet de s’imprégner du discours de l’autre et de le comprendre mieux.
Ensuite, le travail d’écriture est en travail de formalisation qui produit toujours une sorte
de maïeutique, essentielle pour avancer dans la réflexion et l’appropriation du sens du
discours. Enfin, c’est de civette étape d’immersion dans le texte que dépend le choix
de la méthode d’analyse que l‘on va retenir pour analyser l’entretien. Il est donc
important de s’astreindre à mener à bien soi-même cette tâche et à toujours avoir le
texte de l’entretien en double exemplaire, un pour nous, l’autre en cas de lecture ou de
travail en équipe.
Pour la transcription, il est important de retranscrire en prévoyant de larges marges sur
la feuille, pour pouvoir apporter les annotations, les idées, les concepts qui seront
développés au moment de l’analyse. On peut aussi choisir de retenir une des deux
marges de la feuille (celle de gauche, par exemple) pour annoter les formes de la
prosodie (ton, élocution, accent, balbutiements, gestes, etc...). Il convient aussi de
n’écrire que sur le recto et d’espacer les questions et les réponses de manière à en
rendre la lecture plus aisée. On peut aussi choisir deux types de caractères différents
pour les questions et les réponses. En revanche, ce changement de caractères mis à
part, aucune modification de caractères ne doit intervenir dans le texte. Il faut que
celui-ci soit le plus neutre possible. A ce propos, le choix des signes de ponctuation
doit faire l’objet d’une grande attention. En effet, une fois le texte mis en forme, votre
enregistrement ne servira vraisemblablement plus, ce qui fait que le texte tel que vous
l’avez écrit fait foi. Pour cela, il faut se tenir à une ponctuation stricte et pas abondante
: éviter de trop utiliser les points d’exclamation, bien marquer les interrogations du
narrateur par un point d’interrogation, marquer l’énumération et la précision par la
virgule, l’explication parles deux points, etc... Les points de suspension sont à utiliser
avec parcimonie : on a l’habitude de les faire correspondre aux silences « actifs »,

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c’est-à-dire aux moments où la personne émet un son (euh ..., ben ...) mais sans
exprimer des choses intelligibles. Les lapsus et les erreurs (de langue ou de
grammaire) peuvent être transcrits s’ils ont un sens ou s’ils ajoutent un élément à la
compréhension du propos ou à sa teneur générale. De même, les rires et les pleurs
sont à reporter entre parenthèses (rires). Il se peut que des morceaux de phrases
échappent à la compréhension : dans ce cas, on laisse un blanc que l’on complètera
par la suite en se faisant aider. Une fois le discours retranscrit, on le lit une dernière
fois avant d’archiver la bande d’enregistrement : il vaut toujours mieux garder les
enregistrements et les classer, soit par ordre thématique, soit par ordre chronologique,
soit par ordre alphabétique des interviewés. On met en forme l’ensemble du texte
(marges, espacements, changements de caractères), puis on le met dans une chemise
avec un titre : par exemple, « Entretien avec Y. - jeudi 26 novembre 1999, 14H45-
17H30 », ce qui permet de retrouver rapidement l’entretien, mais surtout de le classer
par rapport aux suivants qui vont constituer le matériau de notre enquête. Une dernière
opération peut être utile : la numérotation du texte par pages ou par paragraphes
thématiques (si on est dans une approche thématique) ou par unité de sens (si on est
dans une approche d’analyse structurale). Je reviendrai sur les critères de division des
paragraphes dans les méthodes d’analyse. Disons pour le moment qu’il est opportun
de se donner des repères dans le texte pour ne pas être perdu au moment où on
cherche un passage ou une phrase, mais surtout lorsqu’un passage est extrait et que,
par la suite, on veut le replacer dans une unité plus large. Dans tous les cas et quel
que soit le critère de numérotation retenu, il faut pouvoir entrer et sortir du texte avec
aisance et rapidité. C’est une des conditions essentielles pour effectuer une bonne
analyse. Par la suite, chaque entretien sera complété d’une analyse (enfermée dans
une autre chemise), les deux étant classés toujours ensemble afin de pouvoir
effectuer, au moment de l’analyse croisée des entretiens, un assemblage rapide des
textes et des résultats des analyses singulières. Il ne faut pas oublier, en effet, que
quelle que soit notre méthode d’analyse, on sera confronté à un moment ou un autre à
la nécessité d’extraire des passages de chaque entretien pour les mettre en
perspective autour d’un concept, d’un thème ou d’une hypothèse. Dans la phase de
l’analyse croisée, il est appréciable de maîtriser le matériau (ce qui implique que l’on
connaisse bien), ce qui permet de gagner du temps et de ne pas se disperser dans la
recherche d’une phrase au lieu d’avancer dans la réflexion.
Selon le type de raisonnement que l’on développe, selon l’argumentation, les citations
d’entretiens peuvent donc remplir les différentes fonctions. Mais c’est aussi en raison
de leur qualité expressive ou de leur valeur synthétique à résumer une idée particulière
que certaines citations peuvent être retenues. Souvent, dans l’argumentation

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sociologique, les citations servent à la fois à résumer globalement les différents points
du raisonnement (différents indices explicatifs d’un fait, par exemple, dans le cas de
figure du travail de J.-M. Chapoulie, l’orientation professionnelle dans leur cursus) et à
avancer dans le raisonnement. Sorte de balise marquant un point de repère, la citation
aide à étayer le raisonnement dans la construction de la problématique sociologique.
La transcription sélective raisonnée : en cas de corpus particulièrement long ou de
délais particulièrement courts, il arrive que les entretiens ne puissent pas être transcrits
dans leur intégralité. Trois conditions doivent alors être respectées pour maintenir
l’exigence sociologique d’un matériau sérieux et fiable et la possibilité d’analyse de
contenu :
a/ la personne qui doit analyser les entretiens soit la même qui les écoute dans leur
format audio et choisisse de reporter à l’écrit les paragraphes riches d’informations ou
de sens. Ce faisant, la phase de sélection des unités sémantiques principales peut être
utilement complétée par une première analyse des thèmes ou des idées, des thèmes
et des sous-thèmes et des relations entre eux.
b/ tout en faisant un choix raisonné d’un nombre limité d’unités sémantiques, on doit
restituer le contexte et la teneur général des propos, notamment les rebondissements
conversationnels, le registre et le ton général de l’échange.
c/ pour l’analyse croisée de plusieurs entretiens, il est crucial de procéder d’abord à
l’nalayse singulière (entretien par entretien) puis de croiser les entretiens pour faire
ressortir les convergences et les similitudes, les différences et les oppositions, les
éléments résiduels non classables mais significatifs. Ce n’est pas parce qu’on manque
de temps que la phase de l’analyse doit être précipitée et superficielle ; c’est bien cette
analyse qui fait la spécificité, l’originalité et la plus-value pour les commanditaires des
études sociologiques.

Chapitre IV

L’ANALYSE DES ENTRETIENS :


UN TRAVAIL DE CATÉGORISATION ET DE REPERAGE DES RELATIONS ENTRE
LES THÈMES ET LES IDÉES

Le fonctionnement normal de la connaissance repose sur un travail incessant d’interprétation


; par « interprétation », il faut entendre moins une déformation de la réalité qu’un effort vers
la construction de catégories d’intelligibilité. L’homme ordinaire ne déforme pas, il donne
forme, pour produire du sens, de la vérité (sa vérité). Selon les questions posées dans
l’entretien, cette construction personnalisée du sens prend des proportions plus importantes.

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Plutôt que de conclure à la déformation (et au caractère inexploitable du matériau ainsi


recueilli), il est préférable de chercher à comprendre la logique de production du sens (et
ainsi récupérer le matériau). J.-C. Kaufmann relate dans les termes suivants son expérience
sur le terrain lors de son enquête sur la pratique des seins nus (Corps de femmes, regards
d’hommes, sociologie des seins nus, Nathan, 1995) :
« Dans Corps, une question apparemment très simple produisit des réponses
particulièrement confuses : « la pratique des seins nus est-elle en développement ou en
régression ? » Question descriptive donc, en théorie fondée sur une banale observation des
faits. Un premier bilan des résultats inclinait à penser que les gens de la plage étaient sur ce
point de bien mauvais observateurs : il y en avait autant à répondre dans un sens que dans
l’autre. le moins intrigant n’étant pas que de nombreuses opinions étaient formulées sur un
ton très affirmatif : beaucoup semblaient très sûrs d’eux. Il arriva même que deux femmes
situées à une centaine de mètres l’une de l’autre décrivent de façon totalement opposée
l’évolution de leur plage, en donnant l’exemple de ce qu’elles avaient sous les yeux. L’une,
sans haut de maillot, était favorable à cette pratique, et d’avis qu’elle se développait ; l’autre,
plus habillée, y était hostile, et d’avis qu’elle régressait. Leur position définissait leur
perception. Elargie à l’ensemble de l’échantillon, cette clé d’analyse se révéla opératoire :
les évaluations de l’évolution de la pratique étaient fortement corrélées avec les opinions sur
les seins nus ; plus l’opinion était favorable, plus la pratique était vue en hausse ; plus elle
était critique, plus étaient distingués des signes de ralentissement. A partir de cette
constatation, il devenait possible d’affiner la grille des « déformations ». Ainsi l’opinion
négative sur l’évolution est encore plus forte chez les femmes anciennement d’un avis
opposé, et qui, pour des raisons d’âge, viennent de décider d’arrêter ; le retournement de la
perception jouant le rôle de justification de leur décision, et occultant le facteur lié à l’âge.
Dans l’enquête, le diagnostic précis sur l’évolution de la pratique étant secondaire,
l’affinement de cette clé de lecture fut stoppé. mais il aurait été possible de poursuivre,
jusqu’à pouvoir décrire les faits objectifs à partir de la compréhension des déformations »
(c’est moi qui souligne).

Un autre cas de figure devant lequel on se trouve souvent est la reconstruction par les
personnes interrogées de fables de vie, histoires bâties autour de mensonges et de
dissimulations, soit volontaires, soit inconscientes. Ces cas sont à isoler et à traiter par
des protocoles d’enquête particuliers. Le décalage avec la vérité des faits objectifs peut
être ailleurs que dans le mensonge. Les gens racontent parfois des histoires, loin de la
réalité, non parce qu’ils mentent à l’enquêteur, mais parce qu’ils se racontent eux-
mêmes une histoire à laquelle ils croient sincèrement, et qu’ils racontent à d’autres
qu’à l’enquêteur, l’histoire qui donne sens à leur propre vie (voir le cas de l’entretien
que j’ai effectué avec Y. dont j’ai restitué les conditions d’entretien dans le cours 3).
Kaufmann raconte une expérience de ce type qui s’est produite pendant l’enquête
préparatoire à La trame conjugale, analyse du couple par son linge (Nathan, 1992).
Les deux interlocuteurs, femme et homme d’un couple, ont mise en scène une histoire
idéale, une sorte de fable selon laquelle ils étaient un couple moderne, soucieux de
vivre selon des choix mûrement réfléchis. A la naissance des enfants, ils avaient
décidé qu’elle resterait au foyer, pour le bien des enfants : ils n’avaient pas hésité, ils
n’avaient pas de doute, c’était un choix qui correspondait à leurs idées, et pour cette
raison ils restaient un couple moderne, convaincus de cette autre idée : la femme doit
s’émanciper et constituer les conditions de son autonomie. Mais, à mesure qu’ils

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s’organisaient dans leur ménage, la femme révélait l’énormité de ses exigences d’ordre
et de propreté et l’homme ne pouvait plus suivre et refusa de suivre (il refusa par
exemple de changer les vêtements des enfants dès qu’il y avait une tâche, ou de
ranger le linge en attente d’être repassé dans des sacs plastique pour éviter la
poussière). Avec la naissance du troisième enfant, l’intensité des activités ménagères
et l’abandon du partage des tâches contraignirent la femme à arrêter son travail. C’était
manifestement une décision non choisie, contraire à leur éthique et à leurs souhaits.
En inventant leur fable, et surtout en parvenant à y croire, ils reconstituèrent les
conditions de l’accord avec leurs choix, les conditions permettant de bien vivre le
quotidien. Plus des doutes étaient susceptibles d’apparaître, plus il devenait important
qu’ils croient à leur fable. « S’ils la racontent si fort au moment de l’enquête, c’est
d’ailleurs parce qu’ils ont peur de moins y croire », dit Kaufmann qui conseille de rester
attentif à ce type d’histoires, parce que ce sont celles qui révèlent les indices les plus
importants. Mais sans se laisser bercer et sans entrer dans le jeu de manière naïve : le
chercheur doit sans cesse essayer de débusquer les failles, pour mettre à jour ce
qu’elles cachent et non une vérité objective qu’il aimerait entendre.

Nous abordons la démarche de l’analyse de l’entretien en montrant comment se


déroule l’analyse d’un entretien. Le travail d’analyse par thèmes se construit à partir de
plusieurs étapes : nous en distinguerons cinq pour la simplicité du propos.

1. La première consiste à revenir de manière critique et analytique sur le guide


d’entretien qui a produit le propos.

2. La deuxième consiste à relire attentivement le texte dans son ensemble et à


* distinguer les thèmes induits par les questions et les thèmes ou les sous-thèmes
qui émergent par surcroît, en faisant bien attention aux thèmes auxquels on n’avait pas
pensé ou à certains éléments qui, sans être quantitativement importants (co-
occurrences) ni répétés régulièrement, laissent entrevoir en filigrane des pistes
nouvelles, qui peuvent constituer de véritables ouvertures pour l’analyse thématique ;
* annoter en marge les idées et les commentaires qui nous serviront par la suite (par
ex. sur les liens entre un thème et un autre, les transitions entre une chose et une
autre) : cette vision globale du texte est perdue une fois le découpage thématique
effectué ;
* avant d’intervenir sur le texte, identifier l’idée ou les deux idées qui traversent le
texte dans son ensemble : une idée forte, une opposition structurante (ce qui est est

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bien et ce qui est mal), une vision dichotomique (avant et maintenant), une position de
résistance ou de défense (contre ou pour qqn ou qqch.), etc. Il faut se dire que, lorsque
nous parlons dans une situation d’entretien, contrainte et relativement brève, nous
abordons des thèmes nombreux, mais dans une position (idéologique, éthique ou
autre) qui nous est propre et qui caractérise tous nos gestes, nos propos, nos
réponses. Un des moments essentiels de l’analyse thématique est l’identification de cet
axe structurant autour duquel gravite tout ce qui a été dit ;
* surligner en couleurs différentes les propos concernant les thèmes abordés, de
manière à pouvoir lire le texte par la suite en identifiant plus aisément les éléments
appartenant aux mêmes domaines thématiques ;
* reconnaître les thèmes principaux et les classer par rapport aux sous-thèmes et
aux spécifications de manière à construire des tableaux en arborescence avec un tronc
(thème), deux ou trois branches porteuses (sous-thèmes), les multiples branches fines
(spécifications : les situations concrètes, les exemples, les cas réels mentionnés, les
citations de tiers) et les feuilles ou les fleurs qui colorient ces branches et qui donnent
à l’arbre une allure particulière (modalités : les temps verbaux, les adverbes et les
adjectifs qui qualifient les actions, les joncteurs qui font la liaison entre deux
propositions (causalité, conséquence, opposition ou contraste, etc.).
3. La troisième consiste à analyser ces arborescences, une par une, de manière
systématique en restituant, pour chacune d’entre elles, le mouvement par lequel
l’enquêté est parvenu à construire sa démonstration : du thème principal vers des
sous-thèmes pour aboutir à des explications concrètes sur le pourquoi et le comment
(spécifications) ou des situations et des anecdotes concrètes vers des questions plus
larges ou encore un mouvement de va-et-vient qui procède par à-coups, du concret à
l’abstrait, puis du constat général aux exemples les plus réels. L’analyse de ce
mouvement de construction du raisonnement de l’enquêté permet de voir si le discours
est construit toujours de la même manière ou si, selon les thèmes, la construction est
différente.

4. Il faut ensuite avancer dans l’analyse en essayant de comprendre les relations qui
peuvent apparaître entre un domaine de l’existence ou de l’expérience de la personne
qui parle et un autre (entre un thème et un autre ou un sous-thème et un thème ou un
autre sous-thème). Ces relations permettent de comprendre si les choses énoncées
sont nécessairement liées pour la personne qui parle ; si elles ne le sont pas
explicitement, malgré une relation qui apparaît à l’analyse ; si les passages d’un thème
à un sous-thème sont systématiques, ce qui signifierait que les deux ordres de
questions sont liées. Il faut alors se demander la signification de ce lien, s’il s’agit d’un

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effet directement lié à une cause, si des biais interviennent qui rendent plus complexe
la compréhension d’un processus, si la personne refuse de faire des liens, mais son
témoignage semble aller dans ce sens, etc.

5. La cinquième et dernière étape est l’étape de catégorisation-conceptualisation : elle


s’appuie sur les catégories explicatives relevées au cours des étapes précédentes et
vise à faire une présentation cohérente des éléments-clés de l’entretien en les
associant à des catégories explicatives (notions, concepts, etc.) que la sociologie
propose. Cette étape est essentielle pour un retour sur la question de départ et
l’élaboration d’hypothèses plus fines susceptibles d’alimenter la problématique.
Rappelons que c’est seulement en fin de 5ème étape que l’on propose une
introduction à l’analyse de l’entretien, insistant brièvement sur l’idée forte que l’on a
repérée dans le témoignage et les principaux thèmes selon lesquels cette idée est
développée par la personne interviewée. La rédaction d’une analyse d’entretien doit
toujours présenter une ou deux questions sociologiques qui se trouvent être abordées
dans l’entretien au travers des différents thèmes.

a/ Le retour critique au guide d’entretien et à la question de départ

Le début de l’analyse consiste à classer les entretiens et à s’en imprégner. Ceci se fait
au moment où on réécoute attentivement l’entretien pour le retranscrire, moment
essentiel comme nous avons pu le voir. Entre le moment où on se plonge dans le
matériau pour traiter ce qu’il contient et le moment d’aboutissement à un texte
sociologique élaboré, le travail d’analyse doit s’effectuer en continuité, les étapes se
prolongeant l’une dans l’autre. L’analyse du matériau ne consiste pas simplement à
extraire ce qu’il y a dans la bande et que l’on retranscrit et à le mettre en ordre : cette
étape doit être simultanée d’une autre phase du travail, celle qui consiste à mener une
véritable investigation, approfondie, offensive et imaginative : il faut faire parler les
faits, trouver des indices, s’interroger à propos de la moindre phrase. A mesure que
l’on acquiert une maîtrise de plus en plus grande du corpus (on le réécoute ou on le
relit sans cesse), l’interprétation se fait plus fine parce que l’on accumule de nouvelles
clés d’interprétation et que l’on avance dans la définition de modèles conceptuels. Ces
modèles constituent les hypothèses et les concepts continuellement mis à jour et
perfectionnés : ce sont eux qui permettent d’avancer dans l’analyse et dans la
problématique. La fabrication des modèles conceptuels, ce que nous pouvons aussi
appeler le retour à la problématique et à la théorie, n’est donc pas un objectif final ; elle
représente un instrument très concret de travail, qui permet d’aller au-delà du contenu

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apparent et de donner de l’épaisseur à l’objet. L’entretien et son analyse constituent


deux moyens particulièrement utiles et favorables au travail théorique.
Pour mener à bien ce travail, il faut se mettre dans une posture et un état d’esprit
caractéristiques. L’investigation du matériau doit être active et productive : il y a ici une
sorte d’obligation de découverte continuelle : rien ne doit être laissé à l’état de donnée
recueillie. Chaque phrase est une information et même lorsqu’elle semble aller de soi,
il faut s’efforcer de découvrir le sens que le locuteur a voulu y mettre. Il ne faut pas se
contenter d’une exposition plate des données, il faut se dire que chaque mot a une
valeur spécifique, chaque répétition, chaque lapsus et il faut y être extrêmement
attentif. Or il n’y a pas de découverte sans volonté de découvrir : outre la curiosité et la
passion qu’il faut mettre lorsqu’on analyse un entretien, il faut aussi rester critique et
vigilant.
Le point de départ pour interroger le texte est donné par les paroles des gens, mais
ces paroles doivent constamment être confrontées aux questions qui ont été posées et
qui ont quelque part provoquées ce type de réponse. Afin de parvenir à découvrir le
moindre indice, il convient de séparer la grille d’entretien qui nous guide sur les thèmes
qui ont été abordés et les questions/réponses telles qu’elles constituent l’entretien.
Concrètement, dans l’étape d’imprégnation/repérage des indices, je fonctionne
simultanément avec le magnétophone et la retranscription déjà effectuée. Je trouve
personnellement que les indices sont plus faciles à repérer à l’oral en se replongeant
dans la situation d’entretien qu’à l’écrit qui met à distance et neutralise l’émotionnel,
mais freine le travail d’interprétation et d’empathie. Avant de réécouter
l’enregistrement, je repère les principales questions thématiques et les relances, je les
code selon la grille proposée par A. Blanchet (1985) qui rend compte de deux
dimensions qui situent le sens des interventions par rapport à la position que prend
l’interviewer dans la relation, d’une part, et par rapport à l’effet de ces interventions sur
le contenu du discours de l’interviewé, d’autre part. Le style des interventions définit la
position de l’interviewer dans la relation, tandis que l’efficacité se rapporte aux types de
contenus visés par l’interviewer.
Au moment de l’entretien, plusieurs types de questions peuvent être posées, avec des
fonctions ainsi que des effets spécifiques qu’elles produisent sur la communication et
la prise de parole. Blanchet et Gotman (1992), les auteurs recensent de manière
exhaustive les modes pour formuler une question et les registres auxquels ces modes
correspondent, avec les effets immédiatement enregistrés du point de vue de la
réaction du locuteur. Il faut bien mémoriser les trois registres (déclaratif, interrogatif ou
réitératif) où chaque registre crée un cadre de communication précis : lorsque nous
interrogeons, nous entrons dans la matérialité des faits (référentiel) ou dans la

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profondeur des jugements et des idéologies (modal) ; lorsque nous relançons


(réitération), nous ouvrons sur un approfondissement mais aussi, en relançant par un
récapitulatif de ce que la personne vient de déclarer et a déclaré auparavant, nous
espérons ouvrir « spontanément » des pistes que l’interlocuteur peut saisir si elle
représente pour lui un domaine d’expérience privilégié. J.-C. Kaufmann compare ces
relances (pistes) à des portes que l’on ouvre avec précaution en attendant d’en trouver
une ou deux dont l’interlocuteur s’empare pour l’ouvrir en grand et se laisser aller au
récit spontané.
Ainsi lorsqu’on pose une question de type interrogatif, la réponse est informative et
l’effet est de créer un cadre type-questionnaire, avec un sentiment transmis d’intérêt
réel pour le thème abordé et de connaissance de la part de l’enquêteur des domaines
d’activité de l’enquêté. Il faut donc procéder au codage des questions et des réponses,
ce qui sert directement le repérage des idées fortes (thèmes).

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En distinguant différents types d’interventions de l’interviewer et de contenus donnés


par l’interviewé, il est déjà possible de repérer les axes thématiques tels qu’ils sont
imposés par le guide d’entretien, d’une part, et tels qu’ils sont développés dans les
réponses de l’interviewé, d’autre part. Il ne faut pas oublier de mettre en parallèle les
deux discours : celui tenu par l’interviewer selon son guide d’entretien (élaboré en
fonction de son objet d’étude et des hypothèses de travail) et celui que produit la
personne interviewée et qui reflète sa façon de comprendre les questions et de les
ramener à sa propre expérience, à sa propre existence. Ce travail de confrontation
n’est pas seulement un retour critique sur le guide d’entretien (ce qui pourrait servir
dans une phase de pré-enquête ou d’enquête exploratoire), mais il sert pour classer
les contenus en fonction d’un même thème (les contenus d’un même entretien se
rapportant au même thème, puis les contenus des différents entretiens lors de
l’analyse croisée). Pendant la phase de réécoute, j’ai la retranscription sous mes yeux,
une marge blanche déjà remplie par le repérage des thèmes et le codage des
répliques. De l’autre côté de la feuille, je dispose d’une autre marge que je remplis
pendant la phase de réécoute, en notant au crayon tout ce qui me vient à l’esprit, les
indices sur lesquels je m’appuierai pour l’analyse, les clés d’interprétation que je
découvre à l’écoute attentive de la conversation. Ces annotations sont à la fois puisées
dans les mots eux-mêmes, dans leur agencement, dans les réactions (plus ou moins)
spontanées de la personne interrogée, mais aussi dans mon imagination. J’essaie
cependant de ne pas plier ce que j’entends à ma problématique et à mes hypothèses :
mon état d’esprit plutôt ouvert et en éveil, je n’essaie pas encore de catégoriser, de
modéliser, d’étiqueter. J’écoute attentivement, j’interprète de la façon la plus objective
possible.
Dans la mesure où l’analyse d’un entretien a pour objectif d’expliciter les informations
et les significations pertinentes qui y sont contenues, les significations du texte se
situent à la rencontre de deux horizons, celui du sujet et celui de l’analyste. Ce qui ne
se trouve pas dans l’horizon de l’analyste ne peut être perçu par lui. C’est la raison
pour laquelle, un psychanalyste et un sociologue auront des lectures très différentes du
même entretien : ils y liront des significations différentes, parce qu’ils rapporteront ce
qu’ils lisent à des horizons sémantiques différents. Pour la même raison, plus la culture
sociographique, sociologique et historique d’un lecteur sociologue est riche, plus large
est son horizon, plus il sera capable de repérer dans un entretien les traces à peine

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affleurantes de processus sociaux. C’est aussi la raison pour laquelle la plupart des
significations contenues dans un entretien ne sont pas apparentes à première lecture ;
elles émergent les unes après les autres au cours des lectures successives. En plus
de la rigueur qui nous garantit l’attention vis-à-vis des paroles et la vigilance vis-à-vis
de la neutralité de notre position, il est nécessaire de faire appel à une certaine
imagination : pour repérer les niveaux de significations, il s’agit d’imaginer, c’est-à-dire
de se former une représentation des rapports et des processus qui ont engendré les
phénomènes dont parle le témoignage, le plus souvent sous forme allusive. C’est par
le travail de son imagination sociologique que le chercheur mobilise les ressources
interprétatives dont il dispose, qu’il anime l’ensemble de l’espace cognitif situé à
l’intérieur de son horizon de compréhension. Travailler en équipe à l’analyse d’un
entretien enrichit l’analyse, car chacun des chercheurs y apporte son propre horizon.
Pour établir les thèmes et construire la grille d’analyse, il est nécessaire de lire
attentivement les entretiens un à un et de garder à l’esprit les hypothèses descriptives
de la recherche, éventuellement reformulées après lecture des entretiens. Ces
hypothèses procèdent d’une itération entre hypothèses descriptives initiales et corpus
recueilli. Le thème n’est pas celui qui a guidé la formulation des questions pour le
guide d’entretien ; le thème que l’on doit repérer ici est un noyau de sens, une unité
(question+réponse+relance+réponse+relance+réponse, par ex.) qui renseigne sur le
même fait en apportant le maximum d’informations. Une fois sélectionnés pour
l’analyse du corpus, les thèmes constituent le cadre stable de l’analyse de tous les
entretiens.
Comme le guide d’entretien, la grille d’analyse doit autant que possible être
hiérarchisée en thèmes principaux et thèmes secondaires (spécifications), de façon à
décomposer au maximum l’information, séparer les éléments factuels et les éléments
de significations, et ainsi minimiser les interprétations non contrôlées. Mais, à la
différence du guide d’entretien qui est un outil d’exploration (visant la production de
données), le grille d’analyse est un outil explicatif (visant la production de résultats).
Elle n’en est donc nullement le décalque, mais une version rationalisée, confrontée aux
données. Une fois les thèmes et items identifiés, une fois la grille construite, il s’agit
alors de découper les énoncés correspondants et les classer dans les rubriques ad
hoc. Ces énoncés sont des unités de significations de longueur variable : parties de
phrase, phrases, paragraphes...
Ce type de grille est destiné à servir de base à l’élaboration d’une typologie et elle est
construite selon une logique à la fois verticale et horizontale, pour rendre compte de
chacun des cas, et aussi des dimensions transversales. Dans la construction d’une
typologie, on cherche à caractériser un type idéal, reconstruit et non réel, issu d’une

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synthèse des thèmes. Le type vise à regrouper un maximum de thèmes et les cas
agrégés dans ce type présenteront un maximum de spécifications univoques relatives
au patrimoine et à sa transmission. Dans les cas où on ne possède pas un corpus
assez important pour élaborer une typologie, on peut sélectionner des thèmes, repérer
leur variation au sein du corpus et chercher les éléments expliquant cette variation : il
s’agit là d’une analyse des facteurs explicatifs ou déterminants des choix et des actions
des individus interrogés.
Pour le repérage des indices, il faut être particulièrement attentifs aux pratiques et aux
contextes sociaux des pratiques qui sont présentées par l’interviewé. On peut
s’attendre à ce que les phénomènes qui nous intéressent (et leurs logiques) soient
décrits par la personne ; sauf exceptions, elle y fera seulement allusion, parfois sous la
forme d’une simple phrase, voire d’un simple mot (« c’est dur, c’est très dur. »). A
moins qu’on ait eu la présence d’esprit de saisir l’allusion au vol et de l’inciter à en dire
plus par une relance, ou qu’on ait à faire à un sujet particulièrement réflexif (il en existe
dans toutes les catégories sociales), il faudra se contenter de ces quelques mots. L’un
des enjeux principaux de l’analyse consiste à identifier les mots qui renvoient à un
mécanisme social ayant marqué l’expérience de la personne, à considérer ces mots ou
ces expressions comme autant d’indices et à s’interroger sur leur signification
sociologique, c’est-à-dire à quoi ils se réfèrent dans le monde socio-historique. C’est la
manière dont l’analyse tente d’objectiver le rapport au monde de la personne et le sens
qu’elle accorde aux situations qu’elle décrit. Parmi tous les indices que recèle un
entretien, certains « brillent » et nous frappent d’emblée, tandis que d’autres restent
longtemps cachés dans la gangue de leur apparence banale. Parmi ceux qui attirent
notre attention figurent tous les indices de fonctionnement (de personnes, de relations
entre personnes, de formes culturelles et sociales). Si de tels indices nous frappent,
c’est parce qu’il nous faut imaginer les modes de fonctionnement d’une autre
personne, éventuellement d’une autre culture (de classe, de sexe, de génération ou de
groupe ethnique), ses propres modes de relations intersubjectives, ses schèmes de
perception, d’action et d’interaction, ses codes de bonne conduite, ses valeurs
collectives. Or, quand il s’agit de témoignages émanant de membres de notre société,
nous avons tendance à oublier qu’ils participent à d’autres places, dans d’autres
contextes et milieux que les nôtres, et à projeter sur eux notre propre sous-culture ;
notre attention tend à faiblir alors même qu’elle devrait s’aiguiser.
Chacun des indices repérer doit être considéré comme la pointe à peine visible d’un
immense iceberg. Prenons l’exemple que cite D. Bertaux (1997) tiré de son enquête
sur les boulangers

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« Le tout premier récit de vie recueilli auprès d’un vieil ouvrier boulanger né en 1909
contenait, à propos de ses années de jeunesse, cette simple phrase : « On travaillait sept
jours sur sept ». Sept jours sur sept ? Un indice précieux nous était donné ici sur le
fonctionnement de la boulangerie artisanale. Il aurait fallu le creuser dans l’entretien lui-
même ; par manque d’expérience nous ne l’avons pas fait. C’est seulement au fil d’autres
entretiens que se sont dégagées peu à peu quelques-unes de ses implications. « Travailler
sept jours sur sept » signifiait d’abord que l’ouvrier boulanger, comme d’ailleurs l’artisan et
son épouse,
- n’avait jamais un jour de repos,
- que toute sa vie s’organisait autour du travail et
- tendait à s’y réduire.
Un tel rythme n’est pas tenable à long terme. « Quand on était trop fatigué on s’arrêtait ; on
dormait, on récupérait » (extrait d’un autre entretien). Mais il fallait bien que le pain se fasse.
L’artisan alors s’adressait à un bureau de placement qui lui dépêchait aussitôt un
remplaçant. Certains jeunes ouvriers célibataires se spécialisaient dans les remplacements.
« On les appelait des rouleurs » (extrait d’un troisième entretien). Ils y trouvaient leur
compte, non seulement en étant un peu mieux payés, mais en faisant ainsi le tour du métier,
comme certains intérimaires de nos jours.
Comment les ouvriers géraient leur fatigue ? Une phrase nous avait frappé dans un
quatrième entretien : « Quand on est trop fatigué, on ne peut plus dormir ; alors on est
foutu ». Elle a attiré notre attention sur une distinction entre deux types de fatigue. Il y a
celle qui est due à l’exercice normal de l’activité professionnelle quotidienne ; elle s’efface
dès lors que les conditions de nourriture et de sommeil sont suffisantes. Mais il y a l’autre, la
fatigue accumulée, qui est signe d’usure physique et nerveuse qui atteint le corps dans son
fonctionnement même. Comprendre cela, c’est aussi comprendre que ceux qui y sont
confrontés ont à gérer avec une grande précision l’entretien de leurs forces vives mises en
péril constant par les conditions d’exercice du métier.
Nous avions appris dès le premier entretien que le gouvernement du Front populaire de
1936 avait imposé l’obligation d’un jour de congé hebdomadaire pour les ouvriers. Nous
avions naturellement déduit que cela avait représenté un progrès mais c’était une erreur.
« Les patrons n’arrivaient pas à se mettre d’accord pour fermer à tour de rôle. En fait
chacun avait peur que l’autre ne lui pique ses clients. Donc ils fermaient tous le même jour.
La veille, les clients achetaient deux fois plus de pain ; alors il fallait faire vingt heures
d’affilée. A l’arrivée on était complètement cuits. On passait le jour de congé à dormir »
(synthèse d’un passage d’un cinquième entretien). Cette fois-ci, c’était un mécanisme
proprement social, engendré par la situation de concurrence locale entre artisans, qui nous
était décrit en réponse à une question suggérée par les entretiens précédents. D’autres
conséquences de l’absence de jour de congé nous sont apparues par la suite, comme
l’isolement social des jeunes ouvriers boulangers, la plupart migrants originaires d’un
village, ne connaissant donc personne en ville et n’ayant jamais le temps de « sortir » pour
faire connaissance.
Tels étaient donc quelques-uns des phénomènes qui se cachaient derrière cette simple
phrase : « On travaillait sept jours sur sept ». Ce n’était pas seulement la description d’un
fait, mais un indice dont il restait à découvrir les multiples significations ».

Le chemin de l’analyse est un chemin de tâtonnements grâce auxquels on passe de


l’ignorance ou des préjugés à un certain degré de savoir et de lucidité : celui de
l’enquête. Ce chemin avance en cherchant des indices, en conférant à chaque indice
le statut d’un tremplin pour l’engendrement par l’imagination sociologique d’hypothèses
plausibles sur des processus sous-jacents dont l’indice révèlerait la présence, en
insérant de nouvelles questions à poser au texte, d’autres manières de traiter certains
phénomènes et certaines relations.

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Chapitre V

L’ANALYSE PAR NIVEAUX : HABITUS ET MILIEU SOCIAL, RELATIONS


SOCIALES ET PLACE/POUVOIR/PRESTIGE

Afin de systématiser les outils de l’analyse de l’entretien suivant la méthode d’analyse


thématique de Daniel Bertaux, on identifie trois niveaux qui sont pertinents et utiles et
permettent d’aboutir à une analyse sociologique des entretiens.
Premier niveau : les mécanismes cachés, les processus sociaux et les traces des
situations de domination vécues et traversées par la personne qui parle. Les étapes de
la construction de l’habitus tel que P. Bourdieu l’a développé à la suite de M. Weber,
comme un moteur alimentant les habitudes et les comportements/conduites du
quotidien et une matrice profonde (inconsciente et automatique) des valeurs, des
jugements et des perceptions. Dans l’analyse sociologique d’un récit recueilli par
entretien, cela concerne directement le passage de l’individu (et les traces qui restent
en termes de narration, histoire(s), souvenirs, images, normes et règles, valeurs et
jugements intériorisés, actes et gestes incorporés) par les diverses instances
socialisatrices : les expériences socialisatrices et socialisantes qui ont fait et font que
l’individu qui parle agit et pense comme il le fait, justifie et explique ses actes selon des
arguments, des paramètres de jugement et des valeurs qui lui ont été transmises ou
qu’il s’est lui-même forgés par le passage durable et marque par des instances,
institutions et mondes sociaux. Les principales expériences socialisatrices : la famille
(proche, restreinte et élargie) ; le système scolaire (et l’apprentissage plus ou moins
douloureux et symboliquement violent des codes implicites – discipline scolaire,
attentes des enseignants, capital langagier et linguistique d’expression) ; les pairs (aux
différents moments de la structuration de l’individu comme être autonome) et les pairs
dans les institutions (à l’école, mais aussi en club de sport – compétition, émulation,
rivalité vs collaboration, entraide, solidarité ; au travail, dans une promotion d’une
grande école) ; le monde pré et professionnel et la découverte/apprentissage des
stratégies de placement des compétences et des connaissances « utiles » sur le
marché de l’emploi ; le couple, puis la famille avec l’arrivé du premier enfant
(ajustements, changements identitaires, difficultés).
Les expériences socialisatrices complémentaires : la socialisation religieuse, la
socialisation délinquante, la socialisation de la recomposition familiale, la socialisation
à la culture légitime (suite, par exemple, à un mariage avec un conjoint à capital
culturel élevé et habitudes culturelles légitimes et très actives : par exemple, par la
fréquentation d’un groupe d’amis mélomanes).

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Les bifurcations et les ruptures font partie des moments forts de la reconstitution
diachronique de la construction des schémas dispositionnels (manières de percevoir et
de voir, de juger et de se placer dans le monde, les mondes, son monde et celui des
autres. Les moments de changement dans le parcours avec une ouverture sur les
cheminements et les circonstances qui ont permis d’aboutir à un tournant. Deux
extraits tirés d’un article de Claire Bidart (2006) sur les crises et les bifurcations
permettent de mieux mesurer ce que l’on peut percevoir dans les crises
(biographiques, de couple, professionnelles, amicales, autres) : c’est au moment où les
évidences et les habitudes sont remises en question qu’elles peuvent être évoquées
avec plus de distance et être recensées comme des contextes sociaux (conditions
ayant favorisé) préalables à la crise. Les enchaînements d’événements, les logiques
cachées entre les situations sont aussi plus visibles au moment des crises.
Deuxième niveau : relations interpersonnelles et autruis significatifs, présents et
passés. Quels sont les personnes de référence qu’il évoque dans son entretien ; dans
quel contexte et quelle sphère les a-t-il fréquentées, sur quelle durée et avec quelles
traces sur les valeurs, les actions et les manières de se percevoir (nous/eux ; je/lui). Ce
sont les relations intersubjectives fortes qui permettent de repérer les autruis
significatifs (significant others, de George Herbert Mead, traduit par François de Singly
« autruis significatifs »).
Troisième niveau : relations système/acteurs (ou champ/habitus ou encore
structure/agency) : il s’agit de mettre à jour les mécanismes subis ou alimentés par
l’interviewé. En d’autres termes, à ce niveau, il faut pouvoir mesurer les situations dans
lesquelles l’interviewé a été dominé ou a dominé et quelles ont été les ressources, les
leviers ou les freins, les contraintes, les difficultés. Quel degré de liberté d’action a-t-il
(eu) dans les choix qu’il a accomplis et de quelle manière les contextes sociaux et les
milieux proches de son existence (aux différents moments de son parcours) ont agi sur
lui en déterminant ses horizons des possibles, en les limitant et les rétrécissant ou bien
en les élargissant. La narration chrono-logique et l’emploi de certains pronoms sujets
(« je » ou « on » ; « nous » ou « on » ; « moi, je ») sont deux bons indicateurs de la
marge d’action de l’acteur. Ce sont ce que Daniel Bertaux appelle « les rapports
sociaux objectivés », à savoir tels qu’ils sont ressentis et exprimés au travers des
situations sociales vécues par l’interviewé.
Lisons une application de cette méthode « à 3 niveaux » mise au point par Daniel
Bertaux sur un entretien d’un jeune de la banlieue lyonnaise appartenant à la première
génération d’enfants de parents maghrébins dont la trajectoire a dévié puis s’est
radicalisée progressivement.

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Si, dans un entretien, on parvient à garder ces trois fils rouges comme des axes de
questionnement, les événements et les situations, les expériences et les références
aux autres prennent un sens plus profond qui permet une analyse sociologique du
vécu (à partir des mots utilisés par la personne interrogée).
Dans l’entretien de khaled K., il est possible d’avancer par l’identification et le
déroulement de la trajectoire du jeune, plutôt que par repérage thématique, ce dernier
pouvant compléter l’analyse de la trajectoire. Pour ce faire, le concept de bifurcation,
tel qu’il est défini par Claire Bidart, est nécessaire.
Le concept de « bifurcation » (Claire Bidart, « Crises, décisions et temporalités : autour
des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1) :
Je fais l’hypothèse que l’analyse des bifurcations biographiques est
souvent plus riche d’informations sur les mécanismes de régulations
sociales et les structurations des parcours que celle de trajectoires
linéaires ou réduites à leurs états de départ et d’arrivée. Dans les
moments de crise, de basculement et d’ouverture de l’improbable se
révèlent des enjeux, des systèmes de contraintes et des logiques de
choix qui resteraient invisibles dans le cours tranquille des choses.
Dans ces moments-là également apparaissent la pluralité des «
mondes sociaux » en coprésence, ainsi que les enjeux de
positionnement et de recomposition des identités personnelles
(Lahire, 2001 ; Voegtli, 2004) (…) La bifurcation, en plus de révéler
un carrefour biographique, a souvent quelque chose de surprenant :
le sociologue, l’institution, et même parfois l’individu ne s’y
attendaient pas, cela ne « va plus de soi ». Cette « surprise »
(Strauss, 1992) peut se rapprocher du « détour » (Balandier, 1985)
des anthropologues ou du « dépaysement » (Beaud et Weber, 1997)
en ce qu’elle bouscule nos attentes et nos routines interprétatives.
L’imprévu nous aide alors à comprendre comment se prennent les
décisions, avec quels ingrédients, en rapport avec quels éléments
structurels et quelles contingences, pour se réarticuler peut-être avec
le prévisible...

L’identification d’une bifurcation

Jean habite avec ses parents près de Caen, son père est «technico-
commercial» dans une entreprise de chauffage et sa mère employée
de banque. Au moment de notre premier entretien en 1995, Jean
s’apprête à passer le baccalauréat option « économique et sociale » ;
il échoue, redouble sa terminale, obtient le bac et commence un BTS
« force de vente » en alternance avec un emploi de technico-
commercial dans une entreprise d’électricité, au Mans. Lors de la
seconde vague de l’enquête, en 1998, il a 22 ans, termine ce BTS et
s’apprête à retourner vivre chez ses parents. Il occupe ensuite un
emploi en CDI de vendeur pour une entreprise de spiritueux à Caen
pendant huit mois. Il rencontre Stéphanie et s’installe à Caen avec
elle. Puis brutalement, il quitte cet emploi et part à Rodez avec
Stéphanie. Lors de l’entretien de la troisième vague d’enquête, il
identifie ce départ comme le principal carrefour pour lui : « Est-ce que

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depuis trois ans tu t’es senti parfois à des carrefours, à des moments
où tu devais faire des choix ? » Réponse : « Chez [l’entreprise de
spiritueux], c’est clair, clair et net. Choix familiaux, amicaux et tout.
[...] Un changement du tout au tout entre ce que j’étais devenu et ce
que je suis aujourd’hui où je suis cool. À l’époque, je n’étais pas le
même homme et je vivais dans un autre monde aussi, il faut bien le
dire. [...] J’ai tout lâché du jour au lendemain. C’est là que j’ai quitté
Caen. Je me suis vraiment barré, je n’ai plus donné de nouvelles à
personne. [...] Je me suis barré du jour au lendemain et je suis allé
habiter à 1 000 km, c’est pour te dire à quel point ça m’a marqué. [...]
Donc c’était vraiment une grosse grosse étape. »

Plusieurs éléments constitutifs des bifurcations biographiques sont


déjà évoqués ici : l’ampleur du changement, sa brutalité, la
contamination entre les diverses sphères de la vie, la dissociation
radicale entre l’avant et l’aujourd’hui, entre ses identités passée et
actuelle, entre les mondes aussi...

Que s’est-il donc passé, pourquoi cette bifurcation, comment se


déroule-t-elle et quels ingrédients la constituent ?

La reconstruction de l’histoire de vie par trajectoires

La méthode d’analyse par trajectoires ne concerne que les récits de vie qui narrent des
histoires vécues selon un axe diachronique. Cette réalité historico-empirique renseigne
sur le parcours biographique de l’individu, parcours qui inclut à la fois la succession
des situations objectives du sujet, mais aussi la manière dont il a vécu ces situations,
c’est-à-dire perçues, évaluées et agies sur le moment. Quelle que soit la façon de
raconter un parcours, elle ne peut faire l’impasse sur un certain nombre d’événements
structurants qui sont intervenus dans ce parcours. On peut, pour faciliter la tâche
d’analyse d’un parcours biographique, y distinguer plusieurs trajectoires - telle la
trajectoire familiale, géographique, scolaire, sanitaire, professionnelle - et regrouper les
événements marquants dans ces trajectoires. La structure diachronique du récit ne se
retrouve pas nécessairement dans l’organisation du discours : le récit peut ne pas être
linéaire et ne pas respecter la succession chronologique des événements. La manière
dont les événements sont présentés par le narrateur n’est d’ailleurs pas sans
signification : à la logique chronologique que le chercheur a tendance à suivre pour
comprendre le parcours biographique, la personne peut préférer une logique différente,
celle de la causalité, de la conséquence, de l’enchaînement irrationnel ou d’autres
encore. La complexité et la multiplicité des déterminants d’un choix ou d’une action font
que leur narration n’est pas aisée et que l’ordre chronologique ne soit vraiment pas
pertinent, du point de vue du narrateur. Il faut donc prêter la plus grande attention à
cette logique sous-jacente et relancer pour en savoir davantage. D’après la définition

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que donne J. Corbin (reprise dans la présentation d’I. Baszanger aux textes d’A.
Strauss sur l’ordre négocié, 1992),

« une trajectoire renvoie au cours d’un phénomène et à l’action entreprise dans la durée
pour en gérer le déroulement, le traiter et le mettre en forme. (...) L’ensemble d’actions lié à
une trajectoire engage de multiples acteurs, chacun ayant sa propre image du déroulement
du phénomène et sa propre vision de l’action nécessaire pour le mettre en forme et le gérer.
Ces représentations et ces visions sont, pour une part, constitutives des positions que les
acteurs prennent sur l’action. Ces positions doivent être harmonisées par une série
d’interactions tant avec soi-même qu’avec les autres. Leur alignement, leur harmonisation
nécessaire et l’exécution de l’action (les performances) sont compliqués par une grande
variété de conditions proches et lointaines. Ces conditions doivent, d’une manière ou d’une
autre, être manipulées et traitées pour que se poursuive le déroulement de la trajectoire.
L’action entreprise à des conséquences directes sur le phénomène étudié et sur n’importe
lequel des acteurs engagés dans sa mise en forme. Ces conséquences entrent alors en
scène et deviennent une partie des conditions (ou événements) qui influenceront le prochain
ensemble d’actions ».

La force d’une réflexion en termes de trajectoire est de donner au chercheur un cadre pour
appréhender la complexité du phénomène qu’il cherche à étudier, et de diriger ses
investigations. Plus particulièrement, le concept de trajectoire permet de maîtriser rupture et
continuité durant la vie des personnes et de voir comment, à chaque perturbation suit un
moment de réajustement et que ces réajustements ont des conséquences sur d’autres
sphères de leur vie qui doivent être réajustées à leur tour.
La sociologue a appliqué à ses propres enquêtes cette méthode. Dans son rapport à la
MIRE de 1989, F. Bouchayer a recours à l’analyse par trajectoires pour montrer
- comment l’histoire et les conditions de vie ont un rapport à la santé (hypothèse principale)
et
- comment ces incidences sont en partie déterminées (autre hypothèse principale) par
1. le degré de maîtrise culturelle de la personne, entendant par là les ressources non
strictement économique dont se sert la personne pour disposer d’un certain pouvoir de
conduite sur son existence (hypothèse secondaire 1)
et
2. le décalage ou la concordance entre les aspirations et le capital socio-culturel, d’un
côté, et le mode de vie réel, de l’autre, renvoyant aux distorsions plus ou moins importantes
entre position sociale/mode vie et aspirations/projet de vie (hypothèse secondaire 2).
Le guide d’entretien que la sociologue utilise est un guide très ouvert pour laisser les
personnes interrogées faire leur histoire de vie, tout en gardant bien en tête les trois niveaux
d’informations qui intéressent directement la sociologue : l’état de santé, comprenant des
troubles d’ordre psycho-somatique ou fonctionnel ; les pratiques de consommation médicale
; les discours et les représentations sur le corps et la maladie, la médecine et les soins. Ce
sont les trois ordres de données que recouvre le « rapport à la santé » dans la définition de
F. Bouchayer et ils constituent les trois critères qui serviront au classement de son corpus,

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étape déterminante pour l’analyse croisée des entretiens. Grâce à ce classement, la


sociologue peut repérer des thèmes remarquables parce que récurrents dans les
témoignages de vie des femmes interrogées : elle construit ainsi des bilans de vie en
distinguant des degrés d’insatisfaction qui diffèrent, voire opposent, les femmes
interviewées. Si certaines révèlent un profond sentiment d’impuissance face à la maladie et
se dévoilent comme étant frustrées ou déçues, résignées ou déprimées, d’autres à l’opposée
expriment les stratégies d’adaptation et de rationalisation de leur nouvel état de santé
(rémission, femmes jeunes devenues stériles, déformation corporelles, etc.) et les voies
suivies pour reconvertir l’énergie de l’espoir en curiosité et en « expertise » de la maladie qui
les a frappées, tandis que d’autres encore ont fait de nécessité vertu et ont converti leur
maladie et convalescence en changement (de vie, de conditions de vie, de métier, de vision
du monde, de rapport aux autres, etc.).

Les hypothèses formulées au début de l’enquête ont un double statut : en tant


qu’outils, elles servent à guider l’entretien et à formuler des relances et, une fois les
entretiens retranscrits, à interroger les propos des personnes en fonction d’une
problématique stable ; en tant que résultats, elles sont retravaillées et reformulées à la vue
des expériences et des logiques énoncées dans les entretiens.

Chapitre VI

LE REPÉRAGE DES THÈMES ET L’ASSEMBLAGE DES ÉLÉMENTS EN VUE DE


L’ANALYSE THÉMATIQUE DE L’ENTRETIEN

L’idée ici est qu’il est utile, lorsque nous commençons à analyser un entretien, de ne pas
rompre le déroulement du discours, même lorsqu’il ne s’agit pas d’un récit de vie. Nous
verrons par la suite que l’une des avancées essentielles que les sciences du langage ont
permis en sciences sociales est la reconnaissance de l’économie globale du texte, quelle
que soit la nature de ce dernier (annonce publicitaire, annonce économique, article de
journal, compte rendu de réunion, etc.). Nous retiendrons cette idée selon laquelle un texte
doit être respecté non seulement dans son intégralité mais aussi dans le déroulement du
propos tel qu’il a été construit par le locuteur, dans la situation d’échange avec son ou ses
interlocuteur(s).
Dans le travail de repérage des thèmes et d’assemblage des éléments, il est important de
rappeler les concepts de dénotation et de connotation tels qu’ils sont utilisés en linguistique.
La dénotation correspond à la lecture directe du signe et renvoie aux significations

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immédiates qu’un individu attache à un mot ou à une expression. La connotation renvoie à la


signification plus latente du mot et qui n’est accessible que parce que l’auditeur partage avec
le locuteur un certain nombre d’expériences et/ou de valeurs. Le repérage des connotations
est particulièrement délicat lorsque la distance sociale, par exemple, entre deux individus est
telle qu’ils ont peu d’expériences et de références communes : prenons le cas d’un étudiant
n’ayant jamais eu d’expériences migratoires allant interroger une femme ayant vécu une
trajectoire d’immigration. La position sociale des deux individus, qui est fonction entre autres
de leur appartenance générationnelle, d’un genre (sexe), d’un milieu social, est en plus
lourdement déterminée par un décalage d’expériences qui va se traduire pas un décalage
dans l’échange communicationnel, et cela malgré les efforts que l’un et l’autre pourront
déployer pour se mettre en phase. Cependant il ne faut pas croire que la proximité sociale
permette à elle seule de résoudre les problèmes qu’implique l’échange communicationnel :
une situation dans laquelle le sociologue serait trop à l’aise, trop en empathie avec la
personne qu’il interroge, porte préjudice à sa capacité - au cours de l’entretien et pendant
l’analyse - de trouver une distance critique telle que le travail de réflexion et d’analyse soit
possible. La situation idéale est de s’imposer au cours de l’entretien une certaine distance
critique et de la maintenir au moment de l’entretien par la recherche méthodique et
rigoureuse des dénotations et des connotations que peut porter un mot. Il faut surtout éviter
de se sentir rassuré par la proximité ou la familiarité d’un récit ou d’une expérience ; toujours
veiller à ouvrir l’analyse à plusieurs interprétations possibles.
L’analyse thématique d’un entretien est de nature diverse : elle peut être centrée uniquement
sur l’organisation du discours et donc s’appuyer sur une lecture approfondie ; elle peut
également compléter l’analyse du discours par des informations recueillies par ailleurs
(vérification des faits, croisement des sources, mais aussi compléments d’information livrés
par le locuteur lui-même hors enregistrement). Quoi qu’il en soit, il est important de mettre en
rapport les différents éléments recueillis : on considère que chaque détail n’a des sens qu’en
rapport avec les autres éléments. La mise en relation d’analogies, de causalités,
d’ambivalences ou de négations, les associations d’idées, la redondance, les silences, les
lapsus constituent autant d’éléments qui participent à la construction du sens du propos et
doivent en tant que tels être pris en compte pour l’analyse.
Dans l’analyse thématique d’un entretien, il ressort simultanément plusieurs niveaux
d’informations et d’indices. Le premier niveau concerne la structuration initiale de la
personnalité du sujet en habitus, apprentissages culturels et professionnels, transformations
psychiques ultérieurs, type habituel de conduite, historique des relations du sujet avec ses
proches, les autruis significatifs (significant others, d’après G.H. Mead), rapports sociaux
objectifs, ou mieux objectivés, propres à tel ou tel monde social et y définissant des places
(des positions, des statuts), des rôles, des normes et attentes de conduite, des jeux de

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rivalité, de concurrence, de conflit ouvert ou larvé, mécanismes sociaux, logiques sociales,


processus récurrents, phénomènes culturels et symboliques. Pour mettre de l’ordre dans ces
niveaux d’informations et d’indices, D. Bertaux (1997) propose une classification de ces
niveaux selon trois axes.
- Le niveau qui concerne le système et ses acteurs,
- le niveau qui concerne le champ (l’espace social) et l’habitus et
- le niveau des relations intersubjectives fortes (et en général, durables).
Cette classification en trois niveaux aide à situer les indices : elle ne concerne pas
seulement les événements, mais aussi les états (physique, psychique, relationnel) du sujet.
Tout ce qui modifie l’un des trois axes, constitue un événement et modifie l’état du moment
dans les autres niveaux. Il est ainsi possible de saisir des processus en acte, c’est-à-dire des
enchaînements de situations, d’interactions, d’événements et d’actions. Mais pour
s’accomplir un processus proprement social a besoin de la mobilisation d’acteurs et souvent
celle de leurs relations intersubjectives. La transformation de soi n’est que rarement le
résultat d’un processus subjectif et il est aisé de voir comment les décisions les plus intimes,
telle une conversion religieuse ou un suicide, ou un fait apparemment indépendamment de
sa volonté, tel un coup de foudre, ne peuvent se comprendre sans qu’on se réfère au moins
au complexe de relations intersubjectives qui caractérise le sujet à ce moment-là. Quant aux
processus qui transforment, peu à peu ou brutalement, telle ou telle relation intersubjective
forte, relation de couple ou relation parent-enfant, ils impliquent à la fois les personnalités
des sujets et, le plus souvent, le rapport social objectivé qui existe entre les places qu’ils
occupent.

EXEMPLE D’ANALYSE ACCOMPAGNÉE


(analyse de Mme Mariangela Roselli, enseignante-chercheure en sociologie et
responsable du cours sur la pratique de l’entretien en sociologie) à partir de l’entretien
réalisé par Frédérique Matonti avec une militante du Front National (publié dans La
Misère du Monde, Seuil, 1995)

L’objectif de l’analyse de l’entretien est bien d’identifier et de mettre en perspective les


ressorts de l’action de l’individu, pris dans un contexte immédiat (les motivations et
l’expérience immédiate de l’individu) et dans un contexte plus éloigné (donné par les
contraintes structurelles interférant avec sa trajectoire biographique). La sociologie
cherche à identifier des processus sociaux, à savoir les enchaînements probables
d’actions et d’interactions d’acteurs placés en situation.

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Cet objectif exige un travail de confrontation des données et une analyse fine des
témoignages. Afin de mieux comprendre le procédé par lequel on peut obtenir en
sociologie une analyse des processus sociaux qui structurent les actions de l’individu,
je vous propose de suivre pas-à-pas les enchaînements des processus sociaux en
acte chez une militante du Front National.
Lisons d’abord l’entretien tel qu’il a été retranscrit par Frédérique Matonti qui l’a
réalisé :

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Après avoir lu et relu le texte (sans y toucher), nous allons essayer d’identifier le
ou les pôles structurant le discours de Marie :
- en premier lieu, on recherche une ‘idée fixe’, un axe qui sous-tend une démonstration
;
- une fois cette idée identifiée, il faut vérifier la polarisation autour de ce thème et
commencer à repérer les sous-thèmes qui y sont liés ;
- on va se demander qu’est-ce qui reste (les résidus) une fois cette première
arborescence étant établie : y a-t-il un autre thème transversal ou s’agit-il toujours de
sous-thème par rapport à la première idée forte ? ;
- à partir de ces premiers résultats directement liés à une lecture approfondie du texte (
et pas encore à sa délinéarisation , i.e. découpage du texte selon les thèmes et les
sous-thèmes et non suivant la succession linéaire du texte tel qu’il a été énoncé), nous
allon rédiger une introduction à l’analyse : cette introduction doit présenter le type
d’entretien, un profil synthétique de l’enquêtée et quelques lignes de problématisation
autour de la question forte préalablement identifiée.
Introduction à l’analyse :
§ 1. L’entretien que F. Matonti réalise auprès de Marie, militante quinquagénaire du
FN en Seine-Saint Denis, est un entretien, qui, par certaines questions débouchant sur
le témoignage d’une vie, peut être étudié comme un entretien ouvert. Militante de base
depuis plus de vingt ans, Marie nous livre le récit d’un engagement choisi et
nécessaire, actif et critique, assumé et douloureux à la fois (idée forte 1, directement
liée au guide d’entretien et à l’enquête menée par la sociologue), au vu d’une vie qui,
sur le plan économique, social, professionnel et sentimental, décrite comme difficile
(idée forte 2, non induite et indépendante de la problématique de la sociologue), a du
mal à s’avouer sur le mode de l’échec (sous-thème et spécifications). Car ce qui
traverse le témoignage n’est pas seulement l’aveu d’une incapacité (ici exprimée et
revendiquée comme un refus volontaire (sous-thème et spécifications du thème de
l’engagement/désengagement)) à adhérer aux nouveaux modes d’engagement
partisan, mais l’impossibilité de reconnaître que le dur engagement des « petites
gens » comme Marie, mises à distance des hautes sphères du parti et de la politique,
n’ait pu servir que des causes basses et des intérêts particuliers. Pour Marie il s’agirait
de reconnaître que son dévouement n’a servi que son intégration en tant que fille
d’immigrée russe appartenant à la classe populaire (thème 3, non induit de la
problématique), que son affiliation idéologique à l’extrême-droite s’explique de manière
évidente par ses origines et sa position sociale dans la société française. Dans cette
optique, l’engagement de Marie deviendrait l’antipode du modèle de dévouement,
moral et pur, qui est valorisé et mis en avant comme un choix (spécifications du thème

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1) et non comme une nécessité (sous-thème du thème 2). C’est autour de la tension
entre un militantisme que Marie décrit toujours en termes moraux (courage-
désintéressement, dévouement (spécifications du thème 1)) et le manque non avoué
de choix alternatifs lié à la position sociale de la militante et à sa vie faite d’échecs
répétés que se construit aujourd’hui l’engagement distancié de cette personne
(spécifications du thème 1), désabusée et idéaliste à la fois.
Après avoir annoncé le fil conducteur qui va structurer notre analyse, voyons comment
procéder à la dé-linéarisarion, à la construction des mouvements qui relient thèmes,
sous-thèmes et spécifications pour enfin proposer une catégorisation des énoncés.
Exercice de découpage et de mise en relation entre thèmes.
§ 2. Polarisation forte autour du thème 1 « Engagement bon/mauvais ;
avant/maintenant ». Le premier sous-thème ici est celui des façons de militer ; l’autre
sous-thème est celui des militants eux-mêmes (qui ils sont). Les spécifications qui sont
connectées à ces deux sous-thèmes correspondent, pour le premier, aux façons de
faire partie d’une structure partisane avec une opposition forte entre ceux qui se
donnent (entiers, toujours, sans avoir peur, les héros) et les autres qui tranquillement
achètent le journal et prennent leur carte d’adhérents (peinards, qui vont et viennent,
qui achètent) et pour le second à la dichotomie entre les bons militants (incarnés par
Marie, le « moi » et le « on » comme sujets des actions (voilà des modalités) et les
autres (« eux », « ils »). Un troisième sous-thème vient s’ajouter pour finir la
construction de ce schéma dichotomique du militantisme, celui des temps différents
entre un avant fait d’un parti groupusculaire et révolutionnaire (activisme inlassable et
petit nombre de participants dont la structure avait besoin pour vivre) et un maintenant
(le FN est un parti sur les rails) où le noyau et le fonctionnement du parti n’a plus rien à
voir avec la base à qui sont reléguées toutefois les basses besognes. A partir de cette
arborescence simple, construite à partir du tronc principal (le thème de l’engagement
pour monter jusqu’aux spécifications et aux modalités), il est possible d’avancer
quelques catégories explicatives qui permettent une certaine conceptualisation. Le
militantisme invoqué ici renvoie à un idéal de pureté (moi, je suis entière), de courage
et d’intégrité ; une autre caractéristique vient complèter ce modèle, celle du
désintéressement de l’engagé qui doit donner de soi, caractéristique qui entre en
contradiction avec le constat établi par Marie de la reconnaissance symbolique et la
gratification matérielle retirées et (attendues) de la carrière militante. D’où l’importance
d’un activisme au sein d’une petite structure (interconnaissance, relations entretenues,
sociabilités) et d’un engagement à côté de ceux que la majorité met au ban (esprit de
solidarité, entraide, résistance, sens de l’effort accompli collectivement). L’analyse des
modalités montre bien à quel point il est important pour Marie de dissocier les deux

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facettes de la question (l’implication et les retours de l’implication) afin de pouvoir


continuer à exalter son modèle d’engagement pur tout en exaltant le sentiment de
« devoir se serrer les coudes ». C’est ce sentiment de solidarité entre soi qui permet
d’expliquer que la reconnaissance symbolique retirée de l’engagement ne soit pas
objet de soupçons puisque le fait d’être reconnue comme une paire (hors de
l’anonymat du reste de la vie quotidienne) est, aux yeux de Marie, largement payé et
mérité. Le militant qui est exalté ici est le héro, celui qui se charge des tâches pas
faciles, qui est dénoncé, celui pour qui Marie n’a pas assez de mots. Faisant la
description de cet archétype de militant, méconnu, désormais anonyme, perdu dans
les grosses machines partisanes, c’est d’elle-même que Marie fait le portrait. Car, bien
qu’elle critique le fonctionnement actuel de son parti et les nouveaux militants, elle
persévère dans la vente de journaux sur le parvis d’une église catholique le dimanche
matin. Être mal vue vaut toujours mieux que ne pas être vue (sous-thèmes de l’inutilité
et de l’invisibilité sociales) : être vue comme militante, c’est être vue tout simplement et
vue comme étant autre chose que simplement soi-même, femme, 50 ans, peut-être
Rmiste, etc. Pouvoir diluer son identité dans une identité connue et reconnue (un parti)
avec une épaisseur sociale et symbolique est un moteur fort qui joue dans tous les cas
d’engagement, mais surtout pour l’engagement des petites gens qui, par ailleurs, ne
trouvent pas beaucoup d’autres occasions d’élargissement identitaire et débordement
de soi par le don de son temps et de ses efforts.
Les modalités de l’engagement de Marie, surtout dans le passé, et les représentations
qu’elle associe à la question de l’ancien engagement (par opposition au nouveau) sont
directement liées aux conditions de l’existence même de Marie. L’enquêtée n’est pas
bavarde sur les conditions objectives de son existence et ses silences et ses tentatives
répétées de mettre fin à l’entretien chaque fois qu’il est question de pousser plus loin
son récit de vie montrent à quel point Marie cloisonne sa vie de militante du reste. Pour
analyser le second thème que nous avons cru percevoir dans l’entretien, nous
partirons des considérations - ponctuelles mais précises - que Marie lâche surtout vers
la fin de l’entretien concernant sa vie familiale et les conditions matérielles dans
lesquelles elle a vécu. Nous partirons des spécifications relatives aux bénéfices retirés
du militantisme (on « me » connaissait, on avait besoin de «nous ») et nous mettrons
en face de ces spécifications celles qui concernent les coûts de l’investissement pour
être « toujours là ». Les exemples concrets renvoient au sous-thème de la
compensation vis-à-vis d’expériences de vie décevantes (Portugal, misère, solitude,
chômage) par l’activisme militant et la radicalisation idéologique (être fière d’être
Française, je n’ai rien contre le Bantou). La manière dont s’articulent les spécifications
et les modalités affiliées à ce sous-thème explique d’abord l’adhésion à Ordre

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Nouveau, puis au FN et permet ensuite de comprendre pourquoi Marie dissocie -


comme s’il s’agissait de deux choses indépendantes - son engagement du reste de sa
vie. Un processus de dédramatisation des déceptions et des échecs qu’elle nous laisse
entrevoir est amorcé grâce aux moyens qu’elle trouve dans le parti et dans le
militantisme pour se sortir de son cas singulier et embrasser une identité collective,
transcendant son individualité et permettant à ses opinions de devenir des convictions.
Le second sous-thème qu’il est possible de faire sortir dans cette arborescence est
celui de la relation de cause à effet entre les échecs de la vie de Marie et le choix de
militer. Marie semble avoir connu toutes les désillusions, mais elle tient à garder à
l’état pur ce pan de sa vie qu’est le courage militant en le mettant en scène comme sa
seule liberté, comme un coup de folie et non comme une démarche contrainte pour
maîtriser les choses et re-prendre en main son existence. Le sens d’une vie est
précisément dans la frontière indépassable que Marie a érigée entre ses misères
quotidiennes (identité en soi) et les élans et les dépassements que consent une
incorporation à une structure d’autant plus solidaire qu’elle est petite et révolutionnaire
(identité pour soi). Par un mouvement qui part des spécifications en passant par deux
sous-thèmes entreliés, il est donc possible de faire émerger un autre axe thématique
fort qui parcourt l’entretien, celui de l’engagement comme nécessité. Il ne s’agit pas
dans ce cas d’une idée défendue par l’enquêtée mais d’un thème qui s’est fait jour au
fur et à mesure que nous avons procédé à l’analyse de la première arborescence.
L’engagement comme nécessité est résumé dans cette vie « faite de 36 misères » que
Marie a essayé de maîtriser en faisant comme « le charbonnier maître chez soi », en
essayant de prendre le dessus. Pour l’analyse, cette nécessité émerge d’abord de la
catégorisation des spécifications (bénéfices et coûts de l’implication dans une structure
partisane) : les gains en socialisation élargie, en socialisation politique, en
multiplication des connaissances et relations, l’apprentissage d’un modus operandi qui
affaiblit la reproduction par l’habitus, la dé-singularisation des malheurs individuels
compensent largement le prix à payer (courage, résistance, énergie, dévouement,
disponibilité) lorsque ce prix prouve l’appartenance à une catégorie autre que celles
des prolétaires, des chômeurs, des mères seules ou des immigrés en cours
d’intégration.
Mettant ensemble d’un bout à l’autre les résultats de cette analyse, on peut proposer
maintenant une mise en perspective par rapport aux questions avancées dans
l’introduction, et cela sous forme de conclusion.
§ 3. Bien que l’entretien ne révèle pas la profession de Marie (il est aussi possible
d’imaginer qu’elle passe sous silence la question en se levant et mettant fin de façon
abrupte à l’échange), les révélations et les allusions nombreuses à sa vie privée, à ses

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conditions et expériences de vie, aussi bien dans le présent que dans le passé,
renvoient à une trajectoire faite de « 36 misères ». Dans cette optique, un engagement
réparateur et compensatoire cadre assez bien avec le témoignage de la militante
distante et blasée, ayant connu toutes les déceptions - autre facette d’une vie ayant
connutoutes les désillusions. Aussi l’espace de liberté, ce coup de folie et de
détermination qu’elle a voulu imprimer à son destin petit et laborieux, s’arrête-t-il
devant le manque évident de d’alternatives, sauf à (s’)avouer une vie perdue. Aussi
apparaît-il comme largement contraint et, en fin de comptes, moins comme une
heureuse décision contredisant la fatalité que comme un aboutissement nécessaire.
On peut aller même jusqu’à se demander si le refus de renseigner sur l’activité exercée
ne correspond pas à la crainte de voir la sociologue relier de manière trop évidente - et
honteuse - le militantisme et un emploi directement lié au parti ou obtenu grâce au
parti. Cela reviendrait à ternir l’image pure qu’elle (se) donne de militante
désintéressée et à compromettre plus largement la vision idéale de l’engagement des
petites gens. Car, fidèle à une extrême-droite groupusculaire, mais aussi
révolutionnaire, désenchantée par la professionnalisation du FN, Marie ne donne son
admiration et sa sympathie qu’à la base désintéressée et populaire, comme le montre
bien sa dénonciation des bourgeois (« les giscardiens peinards »). Cependant
l’aisance avec laquelle Marie retraduit les questions sur les étrangers selon le registre
idéologique du nationalisme xénophobe montre sa maîtrise du discours de l’extrême-
droite et le degré auquel elle s’est approprié ce discours en tant que représentante des
« petits Blancs » qui connaissent la misère et qui sont tenus en lisière de l’intégration
sociale. C’est, en effet, parce qu’il lui a permis de sortir de sa petite vie en lui offrant les
moyens d’une identification à un corps et à une cause plus large que l’engagement de
Marie à Ordre Nouveau, puis au FN peut être considéré comme une liberté toute
relative, socialement déterminée et ne pouvant être valorisée que si elle se distingue
comme un acte pur (peut-être le seul), affranchi de tout souci matériel et de tout
intérêt).
Cette analyse est une proposition d’analyse thématique et est ici donnée à titre
d’exemplification des étapes méthodologiques à suivre pour faire une analyse
sociologique et non un commentaire de texte ou, pire, une paraphrase. L’écriture d’une
analyse thématique comporte, comme on vient de le montrer, une introduction faisant
brièvement état du contenu de l’entretien et soulignant le questionnement
problématique du sociologue ainsi que les pistes à suivre dans l’analyse. Ensuite, les
paragraphes de la rédaction se structurent autour des thèmes principaux et sont écrits
en suivant l’arborescence « thème principal-thèmes secondaires-modalités et
spécifications ». La conclusion d’une analyse n’en est pas vraiment une puisqu’elle

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consiste surtout à évoquer les questions et les pistes non explorées soit parce que le
matériau ne présentait pas assez de détails pour approfondir ces pistes, soit parce qu’il
s’agit de thématiques qui ne touchent pas directement le questionnement de l’auteur
ou le fil conducteur de l’enquête dans laquelle s’inscrit l’entretien.
Dans tous les cas, il ne faut rester ni sur le registre illustratif, ni sur le registre restitutif,
comme le disent Demazière et Dubar (texte déjà rencontré). Il faut viser une posture
analytique.

CHAPITRE VII

L’ANALYSE CROISEE

Une fois rassemblés les commentaires d’entretiens, il faut se donner un cadre


d’analyse plus large afin de mettre les entretiens en perspective, d’en proposer le
reclassement en fonction d’autres critères que ceux dictés par la différence de
personnes interrogées, puis de dégager une problématique plus accomplie que la
question de départ et les hypothèses descriptives qui nous ont guidés.
Vous n’avez pas un corpus homogène : vos entretiens ont généré des analyses
inégales, révélé quelques vides, fait apparaître des relations, des hypothèses
insoupçonnées. Il faut comparer, confronter, croiser pour approfondir la compréhension
des phénomènes étudies à travers les variations et les spécifications thématiques que
les enquêtés nous ont fournies. Au niveau de l’interprétation générale, votre matériau
ne suffit pas à élaborer une problématique complète : il faut aussi comparer et puiser
dans des textes publiés sur votre sujet. La phase de l’analyse croisée est une phase
de réflexion, mais aussi de recherche et de lecture ciblée. Il faut aussi élargir les
lectures et lire d’autres recherches empiriques, découvrir d’autres terrains, d’autres
catégories sociales : il faut comparer, s’ouvrir à de nouvelles idées parce que, une fois
son matériau analysé, on est capable de trouver des choses qu’on a pas su voir
auparavant. Bref, il faut trouver une logique qui résume et qui traverse le phénomène
social sur lequel nous travaillons, une nouvelle logique qui donne un sens au matériau
recueilli. Comment faire ?
Beaud et Weber (1997) proposent de commencer par un reclassement des entretiens.
- Dans un premier temps, on ouvre de nouvelles chemises dont les intitulés ne sont
plus « Entretiens avec M. Rossi, contremaître. » ou « Une fête à l’école maternelle »,
mais « Les contremaîtres : une position en porte à faux » ou « Relations
familles/écoles ». Ceci signifie qu’on passe des cas singuliers aux questions

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conceptuelles auxquelles ces cas répondent partiellement. On y arrive en réduisant le


cas à l’ensemble de ses caractéristiques objectives puis en choisissant l’une de ces
caractéristiques pour orienter la lecture du matériau. On peut laisser de côté les
matériaux pour lesquels on n’arrive pas à faire ce surtitrage conceptuel ou pour
lesquels les concepts ne paraissent pas tout à fait adaptés. Les matériaux résiduels
sont parfois essentiels dans le renversement de certaines hypothèses trop fermées ou
remises en question par les entretiens.
- Dans un deuxième temps, on va manipuler ces chemises de reclassement pour
essayer de comprendre les liens logiques entre les questions conceptuelles que vous
avez dégagées. On découvrira, par exemple, que l’une est incluse dans l’autre, que
l’une suppose l’autre, que l’une est complément de l’autre, que l’une et l’autre sont
identiques, mais que les réponses varient. Ce faisant, on voit apparaître des
convergences et des contrastes inattendus, dans la mesure où des cas singuliers,
jamais mis en relation, se trouvent répondre à la même question conceptuelle. Lisons
cet exemple proposé par Beaud et Weber :

« Si vous travaillez sur le travail en entreprise, vous avez nommé un ensemble d’entretiens
« Les contremaîtres en porte à faux » et un autre ensemble « Les syndicalistes en porte à
faux ». Rien ne vous aurait permis de supposer qu’une comparaison systématique entre
contremaîtres et syndicalistes pouvait servir à quelque chose. Vous risquez alors de
découvrir l’existence d’une similitude de trajectoires, par ex. une scolarisation interrompue
pour des raisons financières ou accidentelles alors qu’il s’agissait d’un « bon élève »,
comme dans le cas des syndicalistes agricoles ; l’existence aussi d’une forme de proximité
sociale entre ces deux catégories sociales (par l’intermédiaire des professions des épouses,
par exemple), qu’il faudra bien sûr vérifier, c’est-à-dire n’admettre qu’à titre d’hypothèse,
mais qui vous servira de point d’appui pour avancer » (c’est moi qui souligne).

Ainsi la forme que prendra la synthèse finale n’est pas donnée une fois pour toutes : le
plan du compte rendu d’analyse n’est pas scolaire et n’a pas la forme de dissertation.
L’écriture finale est directement liée à la formulation d’hypothèses, de réponses
partielles à ces hypothèses, de rejet et de reformulation d’hypothèses. C’est une
écriture en devenir, non un plan strict auquel il faut se tenir. Il ne faut pas « caser » les
données, il faut leur donner une épaisseur, une logique en les interprétant. L’analyse
finale des entretiens croisée est la formalisation d’une interprétation : si on ne prend
pas le risque d’interpréter, si on ne se lance pas dans des raisonnements (qui sont
impérativement à expliciter pour être contrôlés, infirmés ou validés), on n’arrive pas à
rédiger quelque chose qui soit plus que l’accumulation plate et répétitive de cas
singuliers, même très différents entre eux. Les cas singuliers ne sont pas des
exemples illustratifs de théories qui leur préexistent, mais des points d’appui pour
avancer des idées.

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Pour clarifier davantage ce travail, nous allons approfondir ces étapes, une après
l’autre, en rappelant chaque fois l’objectif poursuivi et en prenant des exemples qui
montrent concrètement comment certains chercheurs ont fait.

a/ La grille d’analyse et le mouvement dialectique avec le cadre théorique

En commençant le croisement des analyses des entretiens, on dispose d’un acquis et


on poursuit un objectif. L’acquis est le corpus des hypothèses que le terrain a fait
émerger ou a stabilisées progressivement et les questions qui ont guidé notre travail et
qui continueront de le guider (questions heuristiques). Ces hypothèses et ces
questions constituent notre cadre théorique. L’objectif consiste maintenant à explorer
ce cadre théorique et à le complexifier en le confrontant à des réalités multiples
(variations et spécifications thématiques, mais aussi relations entre les phénomènes).
L’analyse croisée représente l’étape où on aborde le corpus comme un seul ensemble,
quel que soit sa taille (ça peut aller de 5 entretiens - plus de cent pages de texte
retranscrit - à plus d’une centaine d’entretiens, ce qui représente des milliers de pages
de texte à analyser).
La première analyse du corpus est une analyse thématique qui reste à un niveau plus
proche des représentations des acteurs interviewés et tente de mettre en évidence les
catégories induites du discours, à l’aide des outils conceptuels construits dans la
problématique initiale. L’objectif de cette première analyse est d’opérer une synthèse
d’un matériau parfois trop volumineux et hétérogène. La manipulation thématique
consiste à jeter l’ensemble des éléments signifiant dans une sorte de sac à thèmes qui
détruit définitivement l’architecture cognitive et émotive des personnes singulières : on
parle dans ce cas d’une analyse thématique « horizontale » (d’après la définition de
Blanchet et Gotman, 1992) opérant d’abord par un découpage des entretiens en
thèmes (thèmes de la grille d’entretien, en même temps complexifiés en sous-thèmes
par l’analyse du matériau elle-même) de manière à pouvoir en réaliser une lecture
transversale comparant les différentes formes sous lesquelles un même thème
apparaît d’un sujet à l’autre. L’autre manière d’opérer est celle de l’analyse thématique
« verticale » qui consiste à passer en revue les thèmes abordés par chaque sujet
séparément pour en faire une synthèse. Ce travail de défrichement systématique a
deux débouchés essentiels : l’un relatif au cadre théorique, l’autre la méthode
d’analyse.
En effet, la synthèse thématique invite à revenir sur le cadre théorique pour affiner les
hypothèses et les enrichir. Dans son travail sur les fonctions sociales de l’école, M.
Verhoeven avait comme question de départ la production et la transmission des

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normes à l’école. La sociologue est passée d’une problématique - élaborée à partir de


lectures et d’un ensemble d’hypothèses - en termes de perception par les acteurs des
finalités éducatives de l’institution scolaire, de leur représentation des modes de
production et de construction des normes (leur rapport à la norme) à une
problématique plus fine et plus riche grâce au matériau recueilli par entretiens :

« (...) c’est seulement lors de cette étape que j’ai décidé de réélaborer mon modèle
théorique autour du concept de « mode de régulation », et que j’en ai défini les dimensions
pertinentes. En effet, suite à la première analyse des entretiens, il m’était apparu que les
sujets interviewés produisaient des énoncés de deux types : d’une part, des énoncés soit
informatifs, soit évaluatifs, dont le but était de décrire des éléments de fonctionnement de la
discipline et de la « régulation » au sens large, ou d’exprimer leur opinion par rapport à ces
modes de fonctionnement ; et, d’autre part, des énoncés argumentatifs, où les interviewés
(en particulier les jeunes) s’engageaient de manière plus personnelle et construisaient ne
argumentation pour expliquer leur attitude par rapport aux normes. C’est ainsi qu’est venue
l’idée de distinguer, dans le modèle théorique, la notions de mode de production normative
(mode de construction des normes, type de légitimité) et d’autre part, la notion de rapport
aux normes - étant entendu que la première repose aussi sur la perception qu’ont les
acteurs de modes de fonctionnement, d’un espace de contraintes et de marges de
manoeuvre dans lequel le second élément prend tout son sens.
Illustrons de manière plus précise encore ce mouvement d’enrichissement du cadre
théorique après la première confrontation au terrain, à travers trois exemples.
L’hypothèse selon laquelle, si les finalités éducatives se pluralisent partout, chaque
établissent effectue son des choix à cet égard et les hiérarchise de manière différente,
notamment selon la place de l’établissement sur le marché scolaire, est issue de cette
première analyse du matériau. De même, si l’hypothèse d’une crise de la légitimité
rationnelle-légale pour construire les rôles et les règles était déjà en partie déduite du travail
d’analyse théorique, c’est à la première analyse des entretiens que l’idée de « modalités
différenciées » des modes de construction de la légitimité des rôles et des règles a surgi. Je
citerai encore le mouvement « dialectique » qu’a subi l’hypothèse des modes de contrôle et
de socialisation horizontalisés : bien entendu, celle-ci reposait sur des fondements
théoriques ; cependant, la confrontation avec le terrain (notamment l’observation directe de
pratiques telles que la médiation scolaire ou les récits de l’accueil des élèves de première
par leurs aînés) ont permis de la construire de manière plus précise en lui donnant corps ».

Ce retour dialectique au cadre théorique permet l’élaboration d’une grille d’analyse plus
précise, qui détaille et à la fois conceptualise les thèmes en fonction des hypothèses
plus précises issues de ce premier moment d’analyse thématique. Cette seconde grille
est donc un produit hybride, résultant des hypothèses théoriques de départ et des
catégories induites de la première analyse thématique, ayant permis de spécifier ces
hypothèses en fonction du terrain. Cette seconde grille n’est plus appliquée
directement au corpus d’entretiens, mais plutôt à l’analyse thématique du premier
niveau, avec bien entendu des retours ponctuels au corpus initial lorsque des
compléments d’information s’imposaient. La démarche d’analyse de cette deuxième
étape - si elle disparaît de la présentation finale des résultats - est longue et complexe,
mais fondamentale parce qu’elle implique des moments de théorisation pure, puis une
phase empirique qui a permis d’enrichir et de complexifier la grille d’analyse. Ce va-et-
vient peut être assimilé à une démarche semi-inductive, comportant (après une
première élaboration conceptuelle) un travail de découverte et d’exploration du
matériau (à partir des thèmes issus à la fois des hypothèses théoriques et des

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catégories dérivées du matériau), incluant une amélioration progressive de la grille


d’analyse ; puis un retour au cadre hypothétique, suivi d’un travail de codage et de
comparaison systématique du matériau ; et enfin, une analyse d’abord verticale par
entretien, puis horizontale par groupes, profils ou autres critères (appartenance à la
même entreprise, à la même institution, proximité de trajectoires).

b/ Du discours aux catégories explicatives : comment naissent les hypothèses

Une fois le matériau reclassé selon les questions conceptuelles, il faut clarifiez quels
sont vos objectifs, c’est-à-dire quelle est, parmi toutes les questions auxquelles votre
matériau répond, la plus importante. Votre matériau est riche, sans doute trop riche et il
vous emmène dans de multiples directions. Il faut à présent en choisir une. Ecrivez-la,
et appuyez-vous sur elle : il est arrivé le moment de préciser le sujet sur lequel on
travaille, de le formaliser à la fois en termes descriptifs (« Les ouvriers et leurs
enfants ») et conceptuels (« La reproduction du groupe ouvrier »). Explicitez votre objet
en quelques paragraphes, cette fois-ci de manière définitive. Ce texte vous servira de
point de départ et de fil directeur pour la rédaction définitive.
Une fois la question principale stabilisée, vous pouvez vous attaquer aux questions
secondaires en suivant le classement par rubriques que vous avez effectué. Ces
questions représentent autant d’étapes pour arriver à renseigner de la façon la plus
complète possible la question principale : vous pouvez avoir recours à des schémas, à
des jeux de flèches et de fléchage pour les mises en relation, des brouillons de
modèle, jusqu’à arriver à une visualisation du système qui se déploie autour de vos
acteurs qui vous satisfait. C’est dans cet exercice de schématisation (qui peut évoluer,
changer, se préciser) que se joue une bonne partie des conceptualisations et des
hypothèses. Le travail de F. Bouchayer sur les trajectoires de santé des femmes dont
nous avons proposé de larges extraits photocopiés plus haut est exemplaire à ce titre.
A l’analyse des entretiens, la sociologue a pu constater que le recours aux soins
s’opère d’autant plus sur un mode de demande d’écoute et de soutien - et non
principalement sur un mode de demande de réparation - que le degré de maîtrise
culturelle est faible, et que le décalage socio-culturel est important ; parallèlement, les
problèmes de santé qui peuvent se présenter sont vécus sur un mode douloureux et
envahissant, tant sur le plan physique que psychologique. Inversement, un meilleur
degré de maîtrise et de cohérence sociale et culturelle irait de pair avec un rapport à la
santé moins hypocondriaque et plus objectif et ce, quel que soit l’état de santé de la
personne. Les résultats auxquels parvient Bouchayer, constituent le compte rendu d’un
travail empirique permettant d’atteindre plusieurs objectifs : 1. La formalisation d’un

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questionnement avec des hypothèses caractéristiques du groupe interrogé, le


classement des entretiens par « profil et la typologie des rapports féminins à la santé
avec repérage des facteurs déterminants sur les parcours de vie et de santé des
femmes.
Dans son analyse croisée des entretiens (dont nous avons donné un large extrait plus
haut), la sociologue articule les résultats de l’analyse de chaque entretien biographique
et les résultats de l’analyse croisée. Cette articulation est ce qui lui permet d’élaborer
une typologie de profils. Pour ce faire, il faut passer de l’analyse à la conceptualisation
et formaliser des hypothèses plus stables. Les hypothèses sont le produit de deux
efforts différents : d’une part, la volonté active et volontaire du chercheur, son agilité
intellectuelle et son imagination sociologique, d’autre part, au contraire, sa passivité,
son ouverture tolérante, qui lui permettent d’accueillir des liens imprévus entre les faits,
des idées possibles, au-delà même de son expérience personnelle. Pour cela, le savoir
sociologique, historique, le savoir global s’avère précieux, mais la confrontation avec le
terrain, avec ce que l’on a appelé le savoir local, doit maintenir éveillé la curiosité vis-à-
vis des faits les plus ordinaires, les plus anodins, ceux qui ne portent pas au premier
abord un sens sociologique très lourd. Les hypothèses apparaissent par liens
imprévus, interconnexions entre catégories conceptuelles n’ayant jamais été mises en
relation. Le chercheur doit donc maintenir dans cette phase son ouverture intellectuelle
à tous les mouvements possibles ; laisser jouer les transversalités, les liaisons, la
parallèles, les comparaisons les plus inédites. « La clé de la productivité de l’analyse
est l’activité incessante d’aller et retour entre observations concrètes et modèles
généraux d’interprétation », dit Kaufmann (1996). Plus le détail trouvé s’affine avec les
spécifications fournies par l’informateur, plus il s’articule à des niveaux intermédiaires
de conceptualisation, plus l’interconnexion avec des concepts abstraits devient
possible et fiable. Il est possible de tomber sur des cas négatifs, faisant intervenir des
variations qui s’écartent du modèle d’explication imaginé jusque-là. Dans ce cas, soit
on met à plat cet exemple, ce qui donne la possibilité d’affiner un peu plus les
catégories de rangement, les groupes et les sous-groupes, les typologies, en rajoutant
une subdivision. Soit, on met ce cas en second plan pour se concentrer sur une seule
chose : l’amélioration du modèle central d’analyse. Si on choisit cette dernière option,
la variation peut être utilisée comme un instrument : elle montre le modèle sous un jour
nouveau, et permet ainsi de mieux comprendre son fonctionnement ou un aspect de
son fonctionnement. La plupart du temps, il n’est pas possible de faire les deux choses
à la fois : soit on décrit et on classe, soit on essaie de comprendre les processus liés
aux hypothèses centrales. Soit on place la variation dans une case bien dessinée, soit
on la manipule comme un outil pour pousser l’analyse. Afin d’avancer de manière

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logique, un ordre précis des idées doit être suivi qui donne une hiérarchie de l’attention
posant au sommet une seule catégorie ou un groupe de catégories. C’est cet ordre qui
permet de nouer les relations, de découvrir des points de contact, d’avancer dans la
compréhension du phénomène social étudié.

c/ La rédaction de l’analyse croisée : conseils pour l’écriture

La première chose à faire lorsqu’on écrit un compte rendu d’analyse, c’est accepter de
mettre de côté une bonne partie du matériau : non pas qu’il soit sans intérêt, mais en
l’état actuel de votre questionnement et de votre compréhension du sujet, cette partie
est « hors sujet ». Mettez-la de côté.
Ensuite, progresser par différentes phases d’écriture : écrire des brouillons, changer de
plan d’écriture, recopier, réorganiser, repenser. On le sait, les textes limpides sont les
plus travaillés. Pour que le message ait une valeur, il faut qu’il soit clair. C’est la
première condition, nécessaire mais non suffisante. Le travail de rédaction est un
travail technique qui demande qu’on respecte des règles formelles : l’organisation
logique des idées, la présentation par paragraphe, le choix des titres et des sous-titres.
C’est pourquoi le plan - ou, plus exactement, les brouillons successifs de plan - se
modifie, s’affine : le travail d’écriture (et surtout de réécriture) est une étape essentielle
pour la formalisation du raisonnement. Les versions successives de votre rédaction ne
changent pas seulement de forme, c’est le raisonnement qui devient plus solide à
chaque fois. Les exigences de rigueur, clarté, simplicité, logique, ne sont pas hors de
portée, mais ne viennent pas naturellement. Il n’existe pas de gens doués pour
l’écriture ; l’écriture est un travail technique qui s’apprend, s’entretient et se
perfectionne. Plus vous écrivez en vous astreignant à être exigent, plus il vous sera
aisé le moment venu d’écrire vite et bien. Concernant le contenu de la rédaction, une
bonne partie de celle-ci sera constituée de ce que vous avez déjà écrit dans la phase
de l’analyse : en organisant votre présentation, n’oubliez pas que vous avez déjà
l’analyse des données. Il s’agit maintenant de l’articuler à des concepts et à des
catégories explicatives plus larges. Vous ne faites pas en sociologie un travail
d’écriture littéraire ou philosophique sur les idées : il ne s’agit pas d’une dissertation,
mais d’un travail scientifique sur des données que vous avez vous-même produites. Ce
travail ne vise pas, comme le travail littéraire, à créer un « effet de réel », à faire croire
à la vraisemblance du récit. Votre travail doit rechercher la rigueur et la précision, la
démonstration et la réponse aux objections. Un compte rendu scientifique d’enquête
doit proscrire les allusions, les sous-entendus, les « demi-mots », la complicité avec le
lecteur. Il doit viser l’explicitation dans la concision. Il faut prendre au sérieux le terme

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de compte rendu : vous êtes en train de « rendre des comptes », on attend de vous
que vous fournissiez des explications claires et logiques. Vous n’avez pas à
impressionner ou à séduire votre lecteur, mais à l’aider à contrôler ce que vous
avancez. C’est pourquoi il faut éviter les descriptions inutiles, éviter aussi d’étaler les
connaissances : on ne jugera pas le nombre de références produites (même si une
bibliographie ne nuit pas en fin de travail ou, dans le cas d’un examen sur table, des
références courtes - entre parenthèses - sélectionnées et vraiment utiles pour le
raisonnement), mais leur pertinence par rapport à vos données. Certes, vous n’avez
pas inventé ; alors, citez les travaux publiés, mais seulement s’ils entrent dans votre
explication. On ne jugera pas la façon dont vous restituez des auteurs, mais celle dont
vous rendez compte de votre travail d’enquête et/ou d’analyse. Bref, ce n’est plus un
travail scolaire qu’on vous demande, mais un travail scientifique personnel.
Rédiger votre compte rendu, c’est à la fois expliciter les détails et relier par un
raisonnement ces mêmes détails. Rédiger, c’est tester des raisonnements successifs,
les abandonner, en produire de nouveaux, plus simples et plus efficaces. Il faut
admettre d’essayer plusieurs formulations avant de trouver la bonne. Attention aux
mots et à la justesse des formulations. Si vous voulez formaliser le mode de
fonctionnement d’un système, les relations qui lient un phénomène à un autre, vous
pouvez utiliser un schéma, mais présentez-le et commentez-le abondamment. Il ne
s’agit en aucun cas de faire de l’illustration (description plate), ni de la restitution en
laissant au lecteur le soin (délicat et complexe) d’interpréter.
Quelques conseils avant de terminer :
. Posez votre question principale en introduction, introduction que vous rédigerez à la
fin de la phase d’écriture, afin d’employer les mots justes et de dire les choses de
manière concise et claire en sachant où on veut conduire le lecteur.
. Faites vos démonstrations point par point et trouvez, pour chaque point, le cas sur
lequel vous vous appuyez. Citez ce cas en parallèle ou en annexe, mais présentez-le
avec précautions : ne sortez jamais une phrase de son contexte ou un événements de
ceux avec lesquels il fait sens.
. Avancez en construisant un raisonnement et non pas en accumulant les points
démontrés. Ce n’est pas une liste d’hypothèses qu’il faut trouver, mais un appareillage
construit et hiérarchisé. Pour mieux valoriser cet ordre logique, privilégiez des phrases
courtes et des paragraphes courts que vous présentez de manière articulée :
n’énumérez pas les idées, liez-les en fonction de l’ordre, de la logique que vous y
voyez.

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68

. Ne terminez jamais sans ouvrir sur d’autres pistes d’investigation et sans convoquer
la possibilité de vérifier, de comparer, de confronter ce que vous avancez à d’autres
sources et à d’autres matériaux.
. Ne compliquez pas inutilement. C’est le principal défaut des étudiants et
malheureusement il écrase le projet même de l’analyse. Dans des rédactions
compliquées, le terrain a tendance à disparaître au profit d’une théorie abstraite et
floue : n’intellectualisez pas inutilement, restez accrochés à votre matériau, à votre
terrain, c’est ce qui donne du contenu à votre démonstration. C’est ce qui fait son
originalité et donc sa valeur. Sans ça votre raisonnement restera flottant et médiocre.
. Relisez-vous. Commencez par supprimer les adverbes et les locutions qui glissent
des doutes : assumez vos positions et ne nuancez pas trop sous peine de vider votre
démonstration de l’essentiel. Faites un usage prudent et précis des adjectifs : ne faites
pas dans les synonymes, choisissez l’adjectif qui vous semble convenir le mieux et
écartez les autres. Ne faites pas dans le style pompeux : c’est mal venu et très mal vu
en sociologie. On y verra une manière pour cacher un manque de travail empirique, un
manque de sérieux, un excès de description sans concepts.

REFERENCES DES OUVRAGES UTILISES

Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997.

Bertaux Daniel, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997.

Blanchet Alain, L’entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod, 1985.

Blanchet Alain, Gotman Anne, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, coll. 128, 1992.

Bouchayer Françoise, « Bilans de vie, bilans de santé », in Bouchayer Françoise (dir.), Trajectoires
sociales et inégalités. Recherches sur les conditions de vie, Paris, MIRE-INSEE/ERES, 1994, p. 91-110.

Corbin J. « Définition du concept de trajectoire » in Strauss Anselm, La trame de la négociation. Sociologie


qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan,
1992.

Kaufmann J.C., Corps de femmes, regards d’hommes, sociologie des seins nus, Nathan, 1995.

Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, coll. 128, 1996.

de Kayzer Diane, Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-1995),
Paris/Bruxelles, La Longue Vue, 1997.

Strauss Anselm, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et


présentés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan, 1992.

68
Comment rédiger une problématique ?

Afin de vous aider à rédiger une problématique qui réponde aux critères de l’enquête
sociologique, il faut d’abord penser que la problématique n’est pas un exercice
académique demandé aux étudiants mais une étape instrumentale et nécessaire de
l’enquête. C’est en rédigeant la problématique, en effet, que l’on
1. explicite ses idées
2. en les confrontant à celles des auteurs dont les travaux portent de près ou de loin
sur l’objet qui nous intéresse
3. met à plat les connaissances
4. les organise en un raisonnement clair, ouvert sur des hypothèses.
Une problématique sert donc à la fois comme base pour toute enquête et comme trame
qui délimite le choix des enquêtés, le terrain ainsi que les thématiques qui constitueront
le guide d’entretien.
Nous allons écrire un modèle de problématique en montrant étape par étape les passages
à respecter dans sa rédaction et indiquant les critères du terrain et les thématiques pour
la grille d’entretien qui se dégagent de ce type de travail.

Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où le
sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain d’enquête
auprès des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre ménager au quotidien
et dans la durée.

Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude : l’ordre
ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du sens
pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique
Entretien : le cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête
spontanément : de sa famille ascendante ou de celle qu’il a créée).
Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des
familles chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences ont-
elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi est-il
si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce qui
pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue de
l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents,
notamment à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en
couple : tenants et aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e
fois, comment se sont soldées les différentes expériences de mise en couple sans intention
ou projet de fonder une famille. Sur quelles bases alors ?
Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est sacrée.
Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui apparaît
si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation en
profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident. On
doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la
représentation sacrée de la famille.
Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que la
famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise en
mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de Singly,
1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que l’institution
inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action – par une autre
composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique Entretien : l’expérience
de la fragilité des familles est qqch que vous connaissez ? racontez-moi.
Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de dégager
les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des questions
plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple et de la
famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment parvient-
on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à l’action »
laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins sentimentale de
l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans l’engagement
réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique Entretien : Pour
vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une famille ? Quels sont les
ingrédients qui peuvent aussi jouer un rôle favorable ? Quels sont au contraire les freins
et les obstacles ?
Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à définir
son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite qui est la
sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier élan
amoureux qui vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.
Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé d’agir
d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être correct avec
son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches. D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il semble
obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer son
partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes
si celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique
Entretien : Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la
puissance des normes. Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du
couple au projet d’avoir des enfants ? Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du
premier ? Et du second ? Qu’est-ce qui a changé matériellement pour vous ? Et pour votre
conjoint ? Et pour le couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par les
parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de
mieux connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps
pour vous a joué en faveur du couple ?
C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent un
conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit, sans
se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu
et met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce qui
signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui seules
peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la mesure
pas ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu 25 ans,
avez-vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans vos
expériences de décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment vous
organisiez-vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est venu ?
Quand vous avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement votre
appartement ? Ce changement était logique ?
En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle conjugal
ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de publicité
pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore ajouter le
rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans les objets,
l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la norme
d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la fabrication du
familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de l’ordre ménager,
celui des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont problématisés
comme 1. des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des passerelles vers
un régime sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et la régularité, il
est remplacé par d’autres sentiments que les objets stabilisent en rassurant l’autre
quant à l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame familiale qui se
construisant sur la durée permet de faire des projets (enfants, accession à la
propriété, voyages) et de constituer le ménage en tant que famille (entité une et
indivisible, faite pourtant de plusieurs individus. Cette phrase est le cœur de la
problématique car elle annonce les modalités de l’enquête : les objets et les
actions/mouvements/rites/relations et interactions autour des objets comme
pratiques concrètes à investiguer et les objets comme repères des actions et des
engagements qu’il va falloir faire décrire aux enquêtés. On voit ici comment
certains mots sont choisis dans la problématique pour annoncer la teneur des
entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on sait que pour répondre
à la question des objets dans les trois fonctions au minimum qui sont envisagées en
amont, on va devoir interroger des couples à différentes étapes des temporalités
amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant élevé des enfants et
les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant décidé ou ayant
dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre familial).
Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez acheté avec
ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui sont venus
à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en servir ? Vous
en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de certains objets parce
que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont
les usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ?
Et le fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser
prépare les conditions pour une description complète de la division sexuée du travail
domestique. On pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3.
Le linge des enfants.
L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles et
caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle central
tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir développer
toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant pas à venir.
Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet de l’inconfort :
les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un, qui prend donc
le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques objets personnels :
affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall, 1993). Aussitôt, les deux
protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs trajectoires familières. L’invitant,
sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit son espace dans la salle de bains,
range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est plutôt dans la peau d’un explorateur,
découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité étonnante. Et peu à peu les objets
changent, insensiblement et secrètement, comme si cette mue s’effectuait de l’intérieur
d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le réfrigérateur, la gazinière, qui étaient personnels,
deviennent « notre » lit, « nos » chaises… En quelques semaines ou quelques mois, l’ensemble
se transforme, se collectivise. Les objets qui auparavant portaient séparément la mémoire
de deux personnes portent désormais la mémoire du couple. (Il s’agit maintenant de
décliner les diverses modalités de temps, d’espace et d’objets sur lesquelles on va
faire décrire des pratiques aux enquêtés afin de mettre le doigt sur cette transition
et transformation du singulier au collectif du couple : quels objets jouent le jeu ?
Lesquels résistent, au contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui est allé
habité d’abord chez l’autre ? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça s’est
fait ? Et les repas, comment se sont passés les premiers repas préparés par l’un de vous
deux alors que les goûts de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous
arrivait-il d’alterner entre son appartement et le vôtre ? Qu’est-ce que vous emportiez ?
Cet objet est resté qqch de personnel ? comment a-t-il « résisté » à la mise en commun ?
L’élan ménager. Rendus à un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont
acquis un nouveau système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager
dans le perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse
tout à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour
convaincre les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand
diriez-vous que vous vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous
cette étape ? Avez-vous eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être
vraiment un couple ? d’être vraiment une famille ?
Le ménage et l’enfant. Quand il y a accord, l’enrichissement des relations entre personnes a
tendance à intensifier la danse avec les choses, dans un même mouvement de mobilisation
familiale. Cela se vérifie en particulier lors de la naissance du premier enfant. Avec cet
événement, le couple saute brusquement dans une nouvelle phase de son existence, le petit
personnage prenant une place énorme : la vie ne sera jamais plus comme avant. (autre
modalité : le changement irréversible de la naissance du premier enfant et les
ajustements, révolutions et adaptations qui s’en suivent. Les objets comme repères
de l’espace familial scandé par de nouveaux rythmes, les nuits, les changes, les
siestes, les repas pour le bébé). Thématique Entretien : Et avec la naissance de votre
fils, les choses ont continué de la même manière qu’auparavant pour les tâches
domestiques ?
Votre place a changé à la maison ? Et l’espace de la maison a-t-il changé ? Comment ? Avez-
vous des photos de cette période ?
Et des objets que vous avez gardés en souvenir ? Vous les utilisés encore aujourd’hui ?
La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce qu’il était, ou s’avère ne pas
correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment
d’épuisement du rêve ou de la désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont
liées à cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez
l’impression que ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des solutions
pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû, maintenant que regardez à
posteriori ?
Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse
de la famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux).
Thématique Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à Paris,
vous vous êtes à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à-face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les
effets de la mobilisation familiale sur le face-à-face avec les choses : ici le rapport aux
objets est plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité
expérimentale : personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels
ryhtlmes, quels rites scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien :
avez-vous des bibelots auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les
déménagements ? Sont-ils rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me
l’expliquer ?
Conclusion provisoire et ouverture vers l’enquête : au-delà de l’importance de la passion
amoureuse, on peut s’interroger sur l’importance des gestes et de leurs enchaînements dans
la stabilisation d’un couple. Les automatismes, les habitudes, les rites, les attachements
reprennent au lendemain de l’aménagement en couple et ils s’étendent à l’autre, au
partenaire, par l’intermédiaire des objets qui relient les deux partenaires. On peut faire
l’hypothèse que, en avançant dans le cycle ménager, la routinisation des gestes et
l’accumulation des objets écrasent les personnes dans des rôles statiques, chosifiés.
Politix

L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour


l'«entretien ethnographique»
Stéphane Beaud

Citer ce document / Cite this document :

Beaud Stéphane. L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'«entretien ethnographique». In: Politix, vol. 9,
n°35, Troisième trimestre 1996. Entrées en politique. Apprentissages et savoir-faire. pp. 226-257;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1966

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1966

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L'usage de l'entretien
en sciences sociales
Plaidoyer pour r«entretien ethnographique»

Stéphane Beaud
Université de Nantes

LA CRISE des grands modèles théoriques (marxisme, structuro-


fonctionnalisme), le regain d'intérêt pour les travaux de l'école de
Chicago, l'importation de l'ethnométhodologie et la redécouverte du
«sens vécu des acteurs», ont, au cours des années soixante-dix, remis à
l'honneur les méthodes d'enquête dites qualitatives, notamment la biographie
ou P«histoire de vie»1. Cependant l'entretien sociologique semble être resté le
parent pauvre de la réflexion «méthodologique«, même si la parution en 1993
de la Misère du monde2 sous la direction de Pierre Bourdieu (ouvrage
principalement constitué d'une série d'entretiens commentés) a suscité un
début de discussion critique, notamment de la part de politologues3. Sans
entrer dans ce débat, on voudrait contribuer ici à une clarification des usages
de l'entretien sociologique, à partir d'un double point de vue : d'une part, en
privilégiant l'analyse des modalités pratiques de la recherche4 ; d'autre part,
en mobilisant abondamment un matériel pédagogique sur l'entretien

1. C'est en 1979 que Y. Grafmeyer et I. Joseph traduisent un recueil de textes intitulé l'École de
Chicago, Paris, Champ urbain. Sur la biographie, voir Peneff (J)> La méthode biographique, Paris^
A. Colin, 1994, et l'article de Mauger (G.), «Mai 68 et la biographie», Les Cahiers de l'IHTP, 1986. A
la suite de cette réhabilitation parfois ambiguë du «vécu», certains sociologues ont pointé le
risque d'une régression en deçà des acquis de l'analyse relationnelle : fétichisme des
microobjets, oubli des «structures», disqualification a priori de toute enquête statistique. Cf. Dans des
registres différents, Chamboredon Q.-C), «Le temps de la biographie et les temps de l'histoire.
Réflexions sur la périodisation à propos de deux études de cas», in Fritsch (P.), dir., Le sens de
l'ordinaire, Paris, CNRS, 1983 ; Bertaux (D.), «L'approche biographique : sa validité
méthodologique, ses potentialités», Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980 ; Bourdieu
(P.), «L'illusion biographique», Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, et, outre
différents développements sur ce thème, Passeron Q.-C), «Le scénario et le corpus. Biographies,
flux, itinéraires, trajectoires», in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991-
2. Voir, en particulier, le chapitre «Comprendre».
3. Mayer (N.), «L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La Misère du monde; Revue
française de sociologie, 36, 1995 ; Grunberg (G.), Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une
approche réductionniste», Revue française de science politique, 46 (1), 1996.
4. À travers ce que J.-M. Chapoulie appelle «l'étude empirique des activités de recherche dans
leurs aspects les plus concrets» («La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et
la classe ouvrière», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991, p. 321). J'ai effectué moi-même de
nombreux entretiens comme «sociologue de terrain» et serai fréquemment amené à mobiliser ma
propre pratique de chercheur pour exemplifier mon propos. Je tiens toutefois à préciser que je
tire l'essentiel de ce savoir du long travail réalisé avec M. Pialoux sur le terrain de Sochaux-
Montbéliard, notamment à l'occasion de nombreux entretiens effectués avec lui au cours desquels
j'ai beaucoup appris ; de mon expérience d'enseignement, en collaboration avec F. Weber, de
l'enquête ethnographique depuis six ans au DEA de sciences sociale (ENS/EHESS) ; du stage de
terrain de ce même DEA et des discussions avec A. Bensa.

226 PoHttc, n°35 1996, pages 226à 257


L'usage de l'entretien en sciences sociales

approfondi accumulé depuis quelques années (cours de méthodes qualitatives


en DEUG, cours de DEA sur l'enquête directe et sur l'entretien approfondi)
car ces situations concrètes d'apprentissage du «métier» sont de celles où
l'enseignant ne cesse d'en apprendre lui-même beaucoup sur les différents
types d'obstacles et de résistances rencontrés auprès des étudiants-apprentis
sociologues.

Nul n'ignore qu'analyser un instrument d'enquête comme l'entretien fait


toujours courir le risque de céder à la tentation du «méthodologisme», en
faisant comme si la complexité de la démarche de la recherche en sociologie
pouvait se réduire, comme tendent à le faire croire la plupart des manuels de
méthodes1, à une succession bien ordonnée de simples préceptes, assimilés à
des «recettes». On voudrait aborder autrement cette question de l'entretien en
se donnant comme objectif de lutter contre le traitement isolé dont il est trop
souvent l'objet, pour au contraire le réinscrire dans le déroulement réel de
toute enquête de terrain.

Les différents statuts de l'entretien


dans l'enquête sociologique

Un travail de type sociologique sur les usages de l'entretien en sciences


sociales, s 'appuyant sur une enquête historique sur les pratiques de recherche
en sciences sociales, ferait immédiatement surgir la question des traditions
disciplinaires et celle des usages différents qui ont été faits de l'entretien en
sociologie, psychologie, science politique et anthropologie. Il montrerait plus
particulièrement les modalités à la fois concrètes et théoriques selon
lesquelles cette méthode d'enquête, née et développée dans une discipline —
la psychologie — et un pays — les États-Unis — s'est diffusée ou a été
transférée dans d'autres disciplines et dans d'autres pays. L'accent pourrait
être mis sur les formes d'appropriation et de réinterprétation de l'entretien en
sciences sociales en fonction des traditions méthodologiques de chacune de
ces disciplines et de l'état du champ des sciences sociales propre à chaque
pays. On pense notamment au fait que la diffusion de la «technique» — pour
reprendre temporairement une expression que l'on sera amené à critiquer —
de l'entretien du domaine de la psychologie clinique à celui de la sociologie,
s'est faite en conservant largement ce qu'on pourrait appeler l'investissement
de forme intellectuelle initiale, c'est-à-dire la standardisation de l'instrument
d'enquête : recueil d'«opinions», intervieweur neutre et objectif, écoute
flottante, psychologisation des rapports, neutralité de la technique adaptable à
n'importe quelle situation, etc.

Le primat du 'critère de méthode» statistique

On ne peut réfléchir à la place de l'entretien en sociologie sans prendre en


compte à la fois la hiérarchie des objets légitimes de recherche et la
hiérarchie des méthodes d'enquête sociologique (qui, toutes deux, se
superposent). Jean-Claude Passeron fait remarquer qu'«avec le

1. Ce papier achevé, paraît en libraire le livre de Kaufmann Q.-Cd, L'entretien compréhensif, Paris,
Nathan, 1996, qui touche à des questions proches de celles abordées ici mais que nous n'avons pas
eu le temps de discuter. Voir également Combessis Q.-C.), La méthode en sociologie , Paris, La
Découverte, 1996.

227
Stéphane Beaud

perfectionnement et la systématisation des techniques d'observation et de


raisonnement, les "méthodes" ont en effet, tout au long du XXe siècle, tendu à
relayer les objets dans le double rôle d'emblème et d'instrument de
l'autonomie d'une discipline. Du fait de sa transposabilité formelle à tout
objet, la méthode est vite devenue l'enjeu principal des manœuvres des gros
bataillons disciplinaires. Une méthode engage le prestige et l'influence de la
discipline à laquelle elle s'identifie : symbole d'un droit d'aînesse de la
science qui l'a fait mûrir, elle est du même coup le meilleur vecteur de son
expansionnisme. Pensons à tous les rôles auxquels se sont prêtés la
"significativité et la représentativité statistiques pour la sociologie"»1.

Si l'on s'en tient uniquement à la période d'après-guerre, deux raisons


principales permettent de rendre compte de cette prédominance du critère
de méthode statistique dans la sociologie française : d'une part, la prégnance
du modèle du survey research lors de la phase d'institutionnalisation de la
discipline et, d'autre part, la coupure assez fortement accentuée en France
entre la sociologie et l'ethnologie.

L'institutionnalisation de la sociologie française — qui commence avec les


débuts du Centre d'études sociologique (CES), se poursuit avec la création de
la licence de sociologie en 1958, le développement de départements de
sociologie à l'Université et la création des principales revues dans la
discipline dans les années soixante, pour s'achever au début des années
soixante-dix — a coïncidé avec la polarisation de la réflexion
méthodologique2 sur la seule enquête statistique et avec l'absence de
véritables discussions autour de l'utilisation de la méthode de l'entretien. Au
cours de cette période prédomine, chez les sociologues de la nouvelle
génération, la volonté de réaliser des enquêtes3, le «souci d'appuyer la
nouvelle discipline sur la méthode statistique instrument de fondation et de
légitimation du caractère scientifique de la sociologie»4. Le courant
«empiriste» de la sociologie française importe alors, par l'intermédiaire de
Jean Stoetzel et à l'occasion des nombreux séjours des chercheurs du CES aux
États-Unis, la méthode du survey research (à l'honneur dans le courant devenu
alors dominant de la sociologie américaine) qui donne lieu à de nombreuses
discussions sur les problèmes techniques qui lui sont liés, tels
l'échantillonnage, la construction des variables, la vérification des hypothèses,
les tests statistiques. L'enquête de terrain, un court moment valorisée dans une

1. Passeron 0.-C.), «La constitution des sciences sociales«, Le Débat, 90, 1996, p. 105.
2. À la différence des États-Unis où la conjonction de la tradition sociologique d'enquête de
terrain liée à ce qu'on appelle l'École de Chicago et la mise en œuvre d'une sociologie par
questionnaire sur la base d'entretiens exploratoires (en liaison étroite avec la mise en place des
Instituts privés de sondages) a suscité, dès les années 1950, une abondante littérature sur le sujet.
En France, on peut citer l'article de Kandel (L.), «Réflexions sur l'usage de l'entretien, notamment
non-directif, et sur les études d'opinion», Épistémologie sociologique, 13, 1972. Il est frappant par
exemple que la Revue française de sociologie ait consacré, depuis sa création, plusieurs articles
méthodologiques au questionnaire, notamment portant sur le problème des questions «ouvertes»
ou «fermées», mais très peu d'articles sur l'entretien, hormis les deux articles de «politologues»,
celui de 1975 de G. Michelat («Sur l'utilisation de l'entretien non-directif en sociologie», Revue
française de sociologie, 16, 1975), et le compte rendu critique de N. Mayer de la Misère du monde,
art. cité.
3. La «méthode des enquêtes» comme l'appelait presque mystérieusement Lévy-Bruhl ; même G.
Gurvitch s'éprend de la sociométrie, mobilisée comme contre-feu aux enquêtes d'opinion
introduites par J. Stoetzel, cf. Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au
Centre d'études sociologiques (1946-1960)», Revue française de sociologie, 32 (3), 1991.
4. Chapoulie Q.-M), «La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe
ouvrière», art. cité, p. 343.

228
L'usage de l'entretien en sciences sociales

première phase du travail de l'équipe de Georges Friedmann (1946-1950), a


été progressivement marginalisée, voire évincée, au profit d'enquêtes
statistiques qui apparaissent alors plus fiables sur le point de la «preuve» et de
la «représentativité». Jean-Daniel Reynaud (normalien, agrégé de philosophie,
alors jeune chercheur au CES avec Friedmann) insiste sur ce point lors d'un
entretien avec Jean-Michel Chapoulie : «II y a eu tout le travail qui s'est fait
autour du Centre d'études sociologiques. Il y a eu une très grosse discussion,
beaucoup d'échanges [...] Le thème c'était la sociologie empirique américaine,
même si cet adjectif ne désigne pas précisément de quoi il s'agissait, il n'y a
aucun doute que ce qui était fascinant, c'était ce modèle-là, un modèle où on
apportait la preuve, on chiffrait, on utilisait des méthodes largement inspirées
de la psychologie sociale [...] Nous avions une sorte de paradigme de la
démonstration : nous avons des données, ces données sont quantifiables, on
peut les représenter sous forme de tableau à double entrée et il y a des tests :
ça c'est le début des années cinquante»1.

Les enquêteurs qui travaillaient par observation participante ne faisaient pas


assez confiance à leurs matériaux si bien qu'ils écrivaient peu, se censuraient,
toujours incertains quant à la validité de leurs résultats de recherche (trop
pointus, trop parcellaires), impressionnés au moment des exposés de
recherche par le déploiement de preuves statistiques de leurs collègues
travaillant par questionnaire. Le témoignage recueilli par J.-M. Chapoulie de
Jacqueline Frisch-Gauthier (professeur de lettres, fille d'ouvriers, jeune
chercheuse au CES à la fin des années quarante, enquêtant quatre ans en
usine) est, à cet égard, particulièrement éloquent : «II y a eu une chose qui m'a
beaucoup gênée, qui a fait que je ne suis pas allée jusqu'au bout de ma
démarche [...1. Quand je faisais un exposé, j'avais toujours les réflexions : "Ça
n'est pas représenta tiP, "Mais est-ce que ça a une portée généralisable" [...] et
j'ai fini par être inhibée, si bien que j'ai rédigé un certain nombre de choses,
mais je ne savais pas comment leur donner une portée générale — bien sûr
c'était limité à une usine, c'était mon sentiment propre qui faisait que j'avais
l'impression que ça allait au-delà, mais je ne suis pas sortie de cette impasse»2
(elle abandonne ensuite la méthode de l'observation participante pour
réaliser des études qui reposent sur l'usage de la démarche «scientifique»).

Depuis cette période, on peut dire que l'enquête ethnographique se situe au


bas de la hiérarchie des méthodes d'enquête, comme l'ont bien montré les
travaux récents de Jean-Michel Chapoulie et Jean Peneff : la stricte division du
travail dans la production de la recherche scientifique en sociologie
correspondait aux hiérarchies scolaires, sexuelles et sociales, fonctionnant par
couples d'oppositions suivants : théoriciens/empiristes-enquêteurs ;
hommes/femmes ; sociologues issus de milieux bourgeois/populaires ;
parisiens/provinciaux. Les enquêteurs de terrain étaient le plus souvent des
humbles servants des «professeurs»3, comme le notait aussi Edgar Morin en

1. Ibid., p. 356.
2. Ibid. p.354.
3. S'il existait alors une liberté formelle des chercheurs, notamment par rapport à l'objet et à
l'orientation de leur recherche, J. Heilbron rappelle une restriction essentielle : «II fallait respecter
la division du travail, selon laquelle les "grandes" questions, théoriques et autres, étaient réservées
aux professeurs. Cette division du travail, très marquée dans les attitudes et les attentes
réciproques, a renforcé la distinction entre travaux "théoriques" et "empiriques", qui avait
caractérisé la sociologie de l'immédiat après-guerre-, (Heilbron (J.), «Pionniers par défaut ? Les
débuts de la recherche au Centre d'études sociologiques (1946-1960)», art. cité, p. 371).

229
Stéphane Beaud

1966 : «L'interview est en général un gagne-pain subalterne, un métier


d'appoint pour des femmes désœuvrées ou en difficulté, une étape pour de
futurs chercheurs. C'est la tâche inférieure dont se déchargent les chefs
d'équipe»1.

Enfin, la deuxième raison de cet «impensé de l'entretien» est liée au rapport


qu'entretient, en France, la sociologie avec la tradition ethnologique. Celle-ci,
à la suite des travaux de Malinowski, s'est constituée en faisant du «terrain»
ethnographique le critère de la méthode anthropologique, en imposant l'idée
que le travail de terrain se caractérise avant tout par la méthode de
l'observation participante, méthode d'immersion sur le terrain qui, seule,
permet de saisir ce que Malinowski appelle les «impondérables de la vie
sociale». D'une part, la coupure institutionnelle entre sociologie et ethnologie
a longtemps été forte en France, malgré l'héritage de Mauss, si bien que la
circulation des méthodes d'enquête entre les deux disciplines a été limitée2.
D'autre part, force est de constater que, dans la tradition ethnologique
française, l'ethnographe est principalement chargé de ramener des matériaux
à l'ethnologue dont le rôle est de théoriser ; l'ethnographie est donc située au
plus bas de la hiérarchie interne à la discipline (certainement en lien avec
son passé3). De ce fait, le travail de terrain, dans ses différentes phases qui
sont peu décrites et analysées, a longtemps constitué une sorte d'impensé
comme si le fait même de faire un terrain exotique avec ses contraintes
propres (apprentissage de la langue indigène, dépaysement, malheurs de
l'ethnologue sur son terrain) dispensait de détailler la manière dont le travail
de terrain est réalisé sur place. Par exemple, l'entretien ne fait pas en soi
l'objet d'une analyse spécifique, occulté qu'il est par l'expérience du terrain et
l'avantage de la situation d'altérité.

On pourrait dire finalement que l'entretien, en tant qu'instrument d'enquête,


s'est longtemps trouvé pris en tenailles, «coincé» entre la forte légitimité de
l'instrumentation statistique en sociologie et celle de l'observation
participante en ethnologie (métropolitaine), qui fonctionnaient toutes deux
comme emblème méthodologique de leurs disciplines respectives. En outre,
les accointances originaires, et «coupables» si l'on ose dire, de l'entretien
avec la psychologie (américaine), et donc avec une forme de psychologisme,
engendrent une forte suspicion de subjectivisme à son égard de la part des
sociologues. Conséquence immédiate : l'entretien est réduit à n'être qu'un
instrument d'enquête (délégué à ceux ou celles qui ont un «bon contact»), une
simple «technique» sur laquelle on ne réfléchit pas, et qui, routinisée,
«marche» quand même. Divers critères institutionnels indiquent cette position
dominée de l'enquête de terrain (qualifiée faussement de «qualitative») dans
la sociologie française, passée et contemporaine : faiblesse de la littérature
spécialisée sur ce thème, à la différence des États-Unis, absence d'une revue de
sociologie «qualitative» (comme il en existe de nombreuses aux États-Unis),
faible place accordée aux enquêtes ethnographiques dans les revues
scientifiques de la discipline {Revue française de sociologie, Année

1. Morin (E.), «L'interview dans les sciences sociales et à la radiotélévision», Sociologie, Paris,
Fayard, 1984, p. 187 (article paru dans Communications, 7, 1966).
2. Avec l'exception de Chombart de Lauwe, ancien élève de Mauss, qui est peut-être le seul
ethnologue de formation à avoir rapatrié en sociologie la méthode de l'observation directe.
3. En France, dans les années trente, ce sont les géographes héritiers de Vidal de la Blache et les
folkloristes qui «vont sur le terrain».

230
L'usage de l'entretien en sciences sociales

sociologique, Cahiers internationaux de sociologie, et dans une moindre


mesure, Sociologie du travail) ou les revues liées à des institutions {Travail et
emploi, Formation-Emploi....), surcroît de preuves exigées du «fieldworker»
par des «lecteurs anonymes» lors de la présentation de ses résultats dans ces
mêmes revues, résistances multiples à accorder de la place aux «descriptions»
ou aux notations ethnographiques qui semblent toujours placées sous la
menace d'une suppression par l'éditeur — elles ne font pas assez
«scientifiques», semblent inutiles aux profanes («ça fait trop détail») et
rognent le «vrai» texte («théorique») — absence de postes universitaires
fléchés sous ce label dans la section de sociologie1. Autant d'indices
convergents qui attestent le moindre crédit scientifique accordé au travail
ethnographique et signalent la forte résistance du monde professionnel des
sociologues à considérer l'entretien sociologique (et l'observation) comme un
instrument d'enquête aussi scientifique — aussi «noble» — que les données
statistiques qui fonctionnent plus sûrement comme des instruments de preuve.

L'implicite quantitatif du travail par entretiens

Avant d'aborder directement les effets exercés sur le travail par entretiens par
la domination du critère de méthode statistique dans la sociologie française
d'après-guerre, il convient de dissiper les malentendus liés à la taxinomie des
enquêtes sociologiques. Or la division entre méthodes «quantitatives» et
«qualitatives» (fortement institutionnalisée dans les enseignements
universitaires) est, pour une large part, une fausse opposition2 ; elle a
néanmoins pour effet d'homogénéiser artificiellement le domaine des études
dites «qualitatives», et plus particulièrement celui des enquêtes «par
entretiens». Cette même distinction confère une unité méthodologique à des
travaux qui se caractériseraient plutôt par une très forte diversité dans la
manière de réaliser et de traiter les entretiens. L'examen détaillé des différents
types d'entretien sociologique nécessiterait un travail de longue haleine ; on
se contentera donc de présenter quelques hypothèses (provisoires) de
recherche sur cette question.

L'usage de l'entretien le plus répandu consiste à recueillir un nombre


«représentatif» d'entretiens, cette fois enregistrés, pour traiter de questions
précises (les raisons du vote FN, la vie en couple, etc.). La manière privilégiée
de traiter ici la masse d'informations consiste, à partir de ce matériau
qualitatif que l'on pourrait dire «quantitativisé», à construire une typologie
fondée sur l'analyse extensive de la diversité des entretiens. Cette conception
dominante de l'entretien sociologique pose un triple problème :

1. «Le critère de la méthode Qe droit de définir et d'enseigner la bonne méthode) s'est révélé la
meilleure arme entre les mains des hiérarchies universitaires pour qui le contrôle d'un
enseignement est d'abord la clef du recrutement d'un corps de métier, public ou libéral», cf.
Passeron (J~C)> Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 105- D'une part, ce statut incertain de
l'entretien dans l'enquête se traduit concrètement dans les modalités de la formation à la
recherche. D'autre part, la seule observation de la procédure du recrutement universitaire en
sociologie fait bien apparaître l'écart entre le nombre croissant de -jeunes fieldworkers» et
l'absence de postes correspondant à cette spécialité. Il faudrait étudier en détail le •fléchage» des
postes en sociologie et s'interroger sur cette absence.
2. Cf. Heran (F.), «Sociologie de l'éducation et sociologie de l'enquête : réflexions sur le modèle
universal iste-, Revue française de sociologie, 32, 1991, et Weber (F.), •L'ethnographie armée par
les statistiques», Enquête, 1, 1995.

231
Stéphane Beaud

— Tout d'abord, les «campagnes» d'entretien sont conçues principalement


comme une manière rapide d'obtenir une masse d'informations (de
«données»), et fonctionnent comme un substitut à des enquêtes par
questionnaire (plus lourdes à gérer, plus chères aussi). La division du travail
scientifique et la hiérarchisation des tâches sont fortes : les enquêteurs ou les
étudiants vont sur le terrain, munis d'un guide d'entretien et de consignes
données par les directeurs de la recherche. Le risque inhérent à cette manière
d'utiliser les entretiens est celui de la «mésinterprétation», provoquée par
cette dissociation entre l'intervieweur et l'interprète qui prive l'enquêteur-
interprète de données de contrôle livrées par exemple par l'analyse de la
situation d'entretien.

— Ensuite, ce mode d'enquête institue une coupure très nette entre, d'un côté,
le travail par entretien et, de l'autre, l'observation : le contexte de l'entretien
est largement absent, la scène de l'interaction rarement décrite, si bien que la
seule homogénéité des données recueillies est celle du «texte» des entretiens
qui en résultera après décryptage des cassettes. Faute de données sur le
contexte, notamment le contexte dénonciation des différents locuteurs, une
des pentes possibles d'interprétation est celle de la production de données
quantifiées sur les entretiens.

— Enfin, la logique de production des données et des interprétations est alors


soumise à ce que J.-C. Passeron appelle le «quantitatif honteux». Les enquêtes
dites «qualitatives» se réduisent le plus souvent à la réalisation d'un nombre
important d'entretiens, menés dans des conditions et à des moments
différents, avec des personnes choisies au hasard ; dans ce cadre-là, les
entretiens n'ont comme unité que la démarche même de l'entretien et de
l'enregistrement ; ils ne sont pas reliés entre eux par un terrain ou par un
contexte commun. Le travail interprétatif a comme source unique — outre les
différentes sources de documentation écrite — le seul «texte» des différents
entretiens. Si bien que disparaît la dimension de la parole des enquêtes, de la
traduction d'un langage à l'autre, qu'engage tout travail de type ethnologique.
La dispersion et l'isolement des données ainsi produites forcent constamment
le sociologue à devoir effectuer un raisonnement «toutes choses égales par
ailleurs», de manière à neutraliser les effets de contexte. Le risque que court ce
type d'enquête est de produire des artefacts en faisant reposer le travail
interprétatif sur des entretiens largement décontextualisés : ceux-ci sont utilisés
comme des «bouts de preuves» alors même que les données essentielles de
contrôle de l'entretien — notamment le rapport enquêteur/enquêté, les
caractéristiques objectives détaillées de l'enquêté — ne sont pas toujours
mentionnées ; le travail comparatif permet, certes, une montée en généralité
mais sur une base qui reste largement fragile, en tout cas affaiblie. Que
compare-t-on lorsqu'on analyse divers entretiens comme textes ? Qu'est-ce
qui peut fonder le principe de variation ? On compte des occurrences, des
mots, et finalement on construit un texte en mettant bout à bout des extraits
d'entretien coupés de leur contexte dénonciation. L'entretien, utilisé de cette
manière, acquiert alors un statut purement illustratif, preuve par défaut et
substitut fragile d'une bonne enquête statistique.

Finalement, on peut se demander si le critère de méthode statistique,


définissant la sociologie comme discipline, ne s'est pas, d'une manière
largement inconsciente, imposé aux chercheurs adoptant une perspective de
sociologie «qualitative», qui se sont comme soumis à cette norme implicite de

232
L'usage de l'entretien en sciences sociales

validité des résultats de la recherche1. Les chercheurs se sentent comme


contraints de multiplier le nombre d'entretiens, comme s'il leur fallait, en ce
domaine aussi, «faire du chiffre». Il y a peut-être là moins des raisons d'ordre
purement scientifique qu'un gage de conformité à donner à la science
«normale» (au sens de Kuhn), une sorte de quitus méthodologique au travail
de type statistique en sociologie. Il ne faut pas non plus oublier le rôle que
jouent les diverses institutions qui gèrent des contrats de recherche. Celles-ci
ont tendance à faire prévaloir, plus ou moins ouvertement, le critère du
«chiffre» dans le domaine des enquêtes qualitatives, comme le montre par
exemple la forte pression pour faire apparaître un nombre élevé d'entretiens
dans les projets de recherche, gage de scientificité et/ou de «représentativité»
de l'enquête. De même, elles tiennent en suspicion ou disqualifient les
enquêtes fondées principalement sur des monographies ou sur des études de
cas2.

On peut ainsi repérer cette espèce de loi méthodologique non écrite dans le
«paratexte» des travaux des sociologues, notamment dans les annexes
méthodologiques des articles de revue ou des thèses, et surtout dans les
discussions collectives des travaux (soutenances de thèse, commissions du
CNRS) au cours desquelles se transmettent de manière implicite les normes
méthodologiques du travail scientifique dans la discipline. Pour qu'un travail
de type qualitatif soit estampillé «sociologique», se démarquant ainsi d'un pur
travail «ethnologique», tout se passe comme si travail fondé principalement
sur un recueil d'entretiens devait impérativement comprendre, ou plutôt
exhiber, un nombre élevé d'entretiens (N au moins égal à 50 mais, mieux
encore, N = 100, voire >100).

Assumer le caractère »non représentatif» de l'entretien

Comment faire pour que, dans les enquêtes par entretiens, l'administration de
la preuve ne finisse pas par reposer in fine sur un raisonnement de type
quantitatif où l'on fait jouer à l'entretien le seul rôle de pourvoyeur de
données quantifiables ? Comment éviter d'utiliser ainsi à contre-emploi
l'entretien approfondi ou de le sous-utiliser ? On défend ici l'idée que la force
heuristique de l'entretien sociologique tient — à condition qu'il s'inscrive
dans une enquête ethnographique qui lui donne un cadre de référence et lui
fournit des points de référence et de comparaison — à sa singularité que le

1. Par exemple elle se diffuse, plus ou moins inconsciemment, auprès des étudiants à qui leurs
directeurs de thèse demandent beaucoup d'entretiens et qui se retrouvent alors obsédés par la
recherche d'interviews à réaliser. L'expérience pédagogique, acquise lors d'encadrements
informels de travaux d'étudiants de DEA (souvent novices en enquête à ce stade de leur cursus
puisque beaucoup viennent d'autres disciplines — sciences politiques, histoire, économie),
montre que maints étudiants en sociologie craignent toujours de ne pas en faire assez, et donc en
font trop, accumulant de manière désordonnée des entretiens qu'ils peinent ensuite à retranscrire,
sans prendre le temps de les travailler en profondeur, de réfléchir à la construction de l'objet et à
la réélaboration progressive de la problématique de départ. La réalisation des entretiens
ressemble alors à ce que Y. Winkin appelle des «aspirateurs à données« (reprenant une des
expressions favorites de Birdwhistell). Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la
théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck Université, 1996.
2. Lors de la présentation d'un contrat de recherche en réponse à un appel d'offres du ministère
de l'Éducation nationale, notre projet d'enquête, fondé sur la comparaison de deux enquêtes de
terrain dans deux quartiers DSQ de Montbéliard («banlieue» de l'usine-Genevilliers, banlieue
parisienne), a été présélectionné mais finalement non retenu. Cherchant légitimement à en
connaître les raisons, on a pu obtenir, non sans mal, comme simple explication que notre projet
était «trop ethnographique».

233
Stéphane Beaud

sociologue peut faire fonctionner comme cas limite d'analyse, qui lui confère
un pouvoir de généralité. Restreindre le travail intensif sur un nombre somme
toute limité d'entretiens, c'est d'une certaine manière faire confiance aux
possibilités de cet instrument d'enquête, notamment celle de faire apparaître
la cohérence d'attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans
une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective.

L'inscription d'un travail par entretiens dans le cadre d'une enquête


ethnographique, c'est-à-dire l'objectif de réaliser des entretiens approfondis
— qu'on appelle ici des «entretiens ethnographiques» — qui soient enchâssés
dans l'enquête de terrain (pris par son rythme, son ambiance), permet de se
libérer du joug de la pensée statistique, ou plus précisément de l'espèce de
Surmoi quantitatif qui incite le chercheur à multiplier le nombre de ses
entretiens. Les entretiens prennent place naturellement dans une logique
d'enquête. Cette approche progressive du terrain amène également à faire des
présélections et des choix parmi les entretiens possibles. L'enquête
ethnographique nous apprend très rapidement que toute personne sociale
n'est pas «interviewable», qu'il y a des conditions sociales à la prise de parole.

Par exemple, désireux au dépare de réaliser des entretiens auprès de jeunes


chômeurs résidant dans un quartier HLM, proche de l'usine de Sochaux (où,
durant l'été 1990, je m'étais installé dans un appartement), je m'étais assez vite
aperçu que cette entreprise était vouée à l'échec : les contacts noués
n'aboutissaient pas, les promesses d'entretien que j'avais pu obtenir n'étaient
jamais tenues si bien que je me retrouvais trois semaines après le début
toujours sans aucun résultat concret (un bon entretien enregistré). En même
temps, le groupe était fermé, pas de lieu ouvert, le travail par observation était
très difficilement réalisable à cette période de l'année et dans le délai qui
m'était imparti. D'où l'idée de contourner ces difficultés en cherchant un
autre angle d'attaque, en réalisant une enquête par observation participante à
la mission locale de l'emploi où je rencontrais des jeunes aux mêmes
caractéristiques sociales, mais qui étaient, cette fois, dans l'obligation
institutionnelle de parler1. Lors de mon enquête de terrain qui s'est
échelonnée entre 1989 et 1993-94, je serais bien incapable de me rappeler
combien d'entretiens j'ai réalisés ; certains (peu) n'ont pas été enregistrés, un
nombre non négligeable d'entre eux n'ont pas été retranscrits, ou très
partiellement, parce qu'ils me semblaient surtout informatifs, moins essentiels
à «creuser» que d'autres. En revanche, au fur et à mesure que l'enquête
progressait, c'est-à-dire que la problématique s'affermissait et que des
hypothèses de recherche se consolidaient, j'ai sélectionné un petit nombre
d'entretiens approfondis (un peu plus d'une vingtaine) que j'ai
personnellement retranscrits, toujours intégralement. Ce sont ces entretiens
que j'ai travaillés intensément en essayant de pousser à fond sur eux un mode
de raisonnement sociologique. Ce qui me conduit à penser que la première
illusion dont un chercheur — j'en ai été moi-même victime — doit se
débarrasser est celle du nombre d'entretiens.

J'ai dû réaliser une douzaine d'entretiens approfondis et tous enregistrés sur le


rapport des familles à l'école, en m'aidant principalement du réseau local de

1. Cf. Beaud (S.), «Stage ou formation ? Les enjeux d'un malentendu. Notes ethnographiques sur
une mission locale de l'emploi», Travail et Emploi, 67 (2), 1996.

234
L'usage de l'entretien en sciences sociales

parents d'élèves FCPE de collèges en ZEP. Je n'ai pas pu ou pas voulu tous les
exploiter car, d'une part, il y avait une forte redondance des thèmes abordés,
et d'autre part, j'ai préféré faire porter mon effort de transcription et
d'interprétation sur les deux longs entretiens particulièrement riches avec une
famille ouvrière1. Ces deux entretiens, réalisés à un an d'intervalle, livraient ce
que l'analyse statistique ne permet pas d'éclairer : les processus
d'enchaînement singuliers, l'entrelacement étroit de thèmes dissociés (l'école,
le quartier, le rapport à l'avenir, celui des enfants, celui de soi-même). Autre
exemple, dans une série d'entretiens réalisés avec des lycéens d'origine
populaire, j'ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège
d'un quartier HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de
l'entrée en seconde, réalisant une série d'entretiens sur ce seul thème, en
sélectionnant des questions qui me sont apparues, au fil du temps, pertinentes
et significatives : position spatiale dans la classe, rapport avec l'enseignant,
type de prise de parole en classe, mode d'occupation de l'espace dans
l'enceinte du lycée, rythmes temporels (cantine ou retour à la maison), mode
de constitution de réseaux d'amis. J'ai ainsi longuement analysé un très riche
entretien avec une fille du quartier qui a vu son univers s'effondrer en passant
au lycée2.

L'entretien et l'enquête ethnographique

La question que pose l'usage de l'entretien en sciences sociales consiste


moins, me semble-t-il, à établir de nouvelles typologies d'entretiens qu'à
parvenir à apprécier la valeur relative d'ajustement d'un instrument d'enquête
à un objet ou à une phase de la connaissance. Autrement dit, il faut pouvoir
évaluer, au coup par coup, chemin faisant au cours d'une enquête, la validité
provisoire des différentes techniques d'enquête à la disposition du sociologue.
Le point de vue ici défendu est que l'entretien approfondi tire bénéfice d'être
utilisé dans le cadre d'une enquête ethnographique dont la méthode
privilégiée est l'observation participante («être avec», «faire avec«, être
«immergé» dans le milieu enquêté, secret des meilleurs travaux
ethnographiques3). Il faut cependant rappeler, dans un premier temps, contre

1. Cf. Beaud (S.), «L'école et le quartier. Des parents ouvriers désorientés», Critiques sociales, 5-6,
1994.
2. L'entretien a lieu, chez elle, lors des vacances de Toussaint au moment où elle est encore sous le
choc de son arrivée au lycée : perte des points de repère spatiaux et temporels, séparation de ses
anciennes copines, isolement dans sa classe, peur de ne pas être à la hauteur scolairement (elle
me l'avoue) et socialement (ce qu'elle dit à demi-mot). «On est traumatisées« ne cesse-t-elle de
répéter tout au long de l'entretien pour évoquer le choc culturel reçu en fréquentant, au cours de
ces premiers mois, le lycée •bourgeois». Le récit de K. Kelkal offre ici de frappantes similitudes
avec ceux que j'ai pu recueillir à Sochaux-Montbéliard. C'est lorsqu'il quitte le milieu protégé du
quartier et du collège de Vaux-en-Velin (où il était «bon» élève) pour entrer au lycée à Lyon (dans
le 7e arrondissement) qu'il est «perdu», se heurtant aux préjugés sociaux.
3. Cf. Weber (F.), Le travail à côté, Paris, EHESS-INRA, 1989 ; Schwartz (O.), «L'empirisme
irréductible», postface à Anderson (N.), Le Hobo, Paris, Nathan, 1993. Comme le rappelle Y.
Winkin dans les conseils qu'il prodigue à ses étudiants avant de les envoyer sur le terrain : «Les
étudiants à qui je propose cette méthode de travail apparemment fort astreignante essaient
souvent d'y échapper en emportant sur le terrain un enregistreur, un appareil photo sinon une
caméra vidéo. Je les en décourage toujours. L'observation doit d'abord passer par le travail à
l'oeil nu, les notes prises un peu à la sauvette sur le terrain et les longues réécritures dans le
journal, le soir au coin du feu... Ce n'est que beaucoup plus tard, bien implantés sur votre site que
vous pourrez éventuellement enregistrer vos données. R. Birdwistell formé dans les années
quarante au département d'anthropologie de l'Université de Chicago est celui qui m'a formé à ce
type de travail ethnographique à l'Université de Pennsylvanie dans les années soixante-dix. Il ne
voulait pas que nous travaillions avec une caméra ou un appareil photo en disant que c'était, pour
prendre ses deux expressions, tantôt un aspirateur — on collecte les données sans savoir ce que
[suite de la note page suivante]

235
Stéphane Beaud

toute forme d'exclusivisme et d'impérialisme méthodologiques, que


l'entretien approfondi en enquête ethnographique est le plus souvent utilisé
comme un pis-aller, une manière d'obtenir des informations et des points de
vue sur un objet que l'on ne peut pas matériellement recueillir in situ par
observation directe. C'est le cas par exemple de travaux sur des institutions où
il est souvent difficile de s'installer comme enquêteur (les prisons, les usines1,
etc.) : des entretiens longs, parfois répétés avec des personnes qui travaillent à
l'intérieur, servent de données de substitution qui peuvent être toutefois très
riches si l'on sait faire partager à l'enquêté le désir de connaissance de
l'enquêteur, en le faisant adhérer à une sorte de pacte d'entretien(s) fondé sur
une sorte de travail commun (comme c'est le cas pour un travail de type
biographique).

L'entretien comme situation d'observation

L'expérience de l'enquête prouve qu'un entretien approfondi ne prend sens


véritablement que dans un «contexte», en fonction du lieu et du moment de
l'entretien2. La situation d'entretien est, à elle seule, une scène d'observation,
plus exactement seule l'observation de la scène sociale (lieux et personnes)
que constitue l'entretien donne des éléments d'interprétation de l'entretien.

Dans les entretiens que j'ai pu réaliser avec des parents ouvriers ou leurs
enfants lycéens, habitant un quartier d'habitat social particulièrement dégradé
de la région de Sochaux-Montbéliard, l'observation des lieux — lorsqu'on me
laissait accéder aux appartements3 — montrait bien comment les habitants de
ces immeubles délabrés, promis éternellement à être réhabilités, tentaient à
travers l'aménagement de leur espace intérieur de mettre à distance la «cité»
(la «pourriture» du monde extérieur) : la propreté des lieux contrastant avec la
saleté de la cage d'escalier, l'aspect neuf des papiers peints avec la peinture
écaillée et les revêtements muraux décrépis, le petit bruit du filet d'eau coulant

l'on aspire, on a un sac plein, on l'étalé et on ne sait pas quoi en faire — tantôt un préservatif :
vous vous protégez contre le danger, vous vous sentez à l'aise derrière votre caméra, c'est une
manière de ne pas vraiment être en face-à-face avec l'autre et cela risque de ruiner votre terrain-,
Winkin (Y.), Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, op. cit., p. 112.
1. On peut citer les travaux d'A. Chauvenet et G. Benguigui sur les surveillants de prison et le
travail que mène M. Pialoux sur l'usine de Sochaux depuis 1983. Encore faut-il préciser que ce
dernier a pris soin de délimiter son cadre, de centrer son travail d'abord sur l'usine de garniture
(alors qu'il a réalisé une série d'entretiens approfondis avec C. Corouge, OS dans cet atelier),
ensuite sur les ateliers dits de «finition» de l'usine de carrosserie et enfin sur la nouvelle usine de
HC1 lorsque les ouvriers y ont été transférés de 1989 à 1990. Ce long travail fondé sur une
multiplicité d'entretiens (avec des ouvriers, qualifiés et non qualifiés, jeunes et vieux, hommes et
femmes, ruraux et urbains, français et immigrés, mais aussi avec des agents de maîtrise, qu'ils
soient «moniteurs», chefs d'équipe ou contremaîtres) lui a permis d'accumuler une très grande
connaissance à la fois de l'usine — des méthodes de production et des changements du travail
ouvrier, de la vie sociale et syndicale de ces ateliers — et du «hors-usine» (quartier, école, vie
politique locale, etc.) à partir de laquelle prend sens le travail par entretiens que nous avons pu
ensuite réaliser ensemble. Mais il est certain que, dans la plupart des cas, rien ne remplace la
richesse de l'observation directe, si le sociologue sait aussi ne pas rester enfermé dans le seul
point de vue de l'observation hic et nunc.
2. Par exemple, dans la série d'entretiens réalisés avec C. Corouge par M. Pialoux, celui-ci montre
bien que le discours qui lui est tenu par cet ouvrier spécialisé varie fortement selon le moment où
l'entretien a lieu (immédiatement après le travail d'usine, la veille de reprendre le travail le lundi,
juste après un incident dans les ateliers. Cf. «Chronique Peugeot», Actes de la recherche en
sciences sociales, 52-53, 54, 57, 60, 1984, 1985.
3. J'ai réalisé la plupart de mes entretiens avec les lycéens en dehors de chez eux (dans un parc
public l'été, au café ou dans un local jeunes) car ils me cachaient soigneusement l'endroit où ils
habitaient, me demandant par exemple de les déposer en voiture sur la place du centre
commercial et regagnant à pied leur domicile.

236
L'usage de l'entretien en sciences sociales

de la fontaine miniature installée à l'entrée du salon avec la stridence des cris


des enfants à l'extérieur. Tout semble fait pour recréer, à l'intérieur, un monde
silencieux, apaisé, pacifié.

Dans un article récent1, Michel Pialoux montre bien que seule l'analyse
détaillée du contexte d'entretien — des difficultés de la prise de contact
initiale par téléphone au récit-analyse des différentes phases du déroulement
de l'entretien, en passant par l'observation des attitudes, mimiques, bruits tant
dans l'échange de face-à-face que hors de la scène elle-même de l'interview —
permet de donner tout son sens aux propos qui lui sont alors tenus par les
enquêtes. Lors d'une enquête (réalisée avec Dominique Baillet, étudiant de
DEA) sur les parents d'élèves d'un quartier HLM d'une petite ville du centre
de la France, nous éprouvions les plus grandes difficultés, du fait de l'absence
d'association de parents, à trouver un «contact» et à commencer un premier
entretien. Demandant à la postière de l'annexe située au rez-de-chaussée d'un
des immeubles du quartier de nous indiquer qui pourrait accepter de nous
rencontrer, celle-ci nous donne quelques noms de familles du quartier qui lui
paraissent recommandables. On se rend chez l'une d'entre elles, un enfant de
dix ans environ nous répond (ses parents sont absents, «chez le médecin avec
la petite») et nous invite à revenir en début d'après-midi. Lorsque nous
revenons à I4h, un enfant qui nous a observés à travers le judas crie, avec
jubilation, en direction de ses parents: «C'est les étudiants ! C'est les
étudiants !». Le moment est important, nous étions attendus, le café nous est
immédiatement servi, toute la famille est réunie autour des deux étudiants,
l'entretien se prolongeant, les courses traditionnelles au supermarché du
samedi après-midi seront repoussées de deux heures. L'entretien a lieu dans la
salle à manger autour de la table, le père et la mère2 assis en face de nous, les
quatre jeunes enfants font cercle autour de nous, participant parfois à la
conversation, apportant à tour de rôle leurs cahiers ou leurs livres à chaque
fois que leurs parents cherchent à nous convaincre de la véracité de leurs
dires, comme autant de preuves matérielles de leur bonne volonté de «parents
d'élèves» et de leur bonne foi. L'entretien se clôt par la visite guidée de
l'appartement où l'on nous présente les chambres d'enfants : d'un côté la
«chambre des jouets» et la chambre des lits (deux lits superposés dans la
même chambre). L'ensemble de la famille participe à l'entretien, qui sera de
ce fait difficile à retranscrire, les paroles des uns et des autres se chevauchent,
le père et la mère parlent souvent à l'enquêteur qu'ils ont face d'eux, comme
s'ils avaient chacun beaucoup à dire sur (et contre) l'école (et les «instit») et
que chacun voulait convaincre son interlocuteur du bien fondé de ses
critiques. L'entretien ne prend tout son sens que dans le contexte ; cette
famille à la fois fortement mobilisée scolairement et déjà confrontée aux
échecs des aînés, qui attend de la part des étudiants que nous sommes, sinon
une aide directe, du moins une alliance temporaire contre leurs ennemis
structurels — institutrices, travailleurs sociaux, psychologues scolaires — qui
voudraient leur faire reporter sur eux seuls, en tant que parents, la faute de

1. Pialoux (M.), «L'ouvrière et le chef d'équipe ou comment parler du travail ?•, Travail et emploi,
62, 1995.
2. Le père, 35 ans, travaille comme ouvrier d'entretien dans une société de réfection des
appartements HLM du Département. La mère travaille au foyer depuis le début de leur mariage. Le
couple a cinq enfants, l'aîné a douze ans et la dernière un an. Les quatre fils, scolarisés dans les
écoles primaires du quartier, rencontrent presque tous des difficultés scolaires importantes —
notamment le troisième dont le cas est évoqué d'emblée et dont on ne sait pas s'il a deux ou trois
ans de retard.

237
Stéphane Beaud

l'échec scolaire de leurs enfants. Seule l'analyse détaillée du contexte de


l'entretien et celle du rapport ainsi institué entre enquêteurs et enquêtes
permettent d'en comprendre la signification sociologique alors que le texte
lui-même de l'entretien — haché, décousu, parfois incompréhensible ou
abscons — sera peu utilisable.

On voit bien que le travail d'analyse et d'interprétation d'un entretien


approfondi commence bien avant l'enregistrement proprement dit de la
cassette. Les conditions d'établissement de la relation d'enquête sont
essentielles à restituer si l'on veut objectiver la relation enquêteur/enquêté et
comprendre le déroulement de l'entretien. On peut dire, sans exagérer, que
les premiers moments de la rencontre sont stratégiques : ils marquent un
climat, une «atmosphère» dans laquelle se déroulera ensuite l'entretien.

Différents types d'entretiens selon les milieux sociaux

L'entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de


face à face entre A et B (comme le postule toute une tradition de l'entretien
issue de la psychologie sociale) est aussi une relation sociale entre deux
personnes qui se différencient par leurs caractéristiques sociales, scolaires,
sexuelles. C'est un rapport de pouvoir, comme le montrent notamment les
enjeux autour de la négociation du lieu et du moment de l'entretien. On sait
par exemple que les enquêtes qui possèdent un certain pouvoir social ont
davantage tendance à vouloir en imposer le lieu — comme leur bureau
«splendide» et bénéficier du prestige qui y est associé — et à en fixer (limiter)
la durée, tout en feignant de jouer entièrement le jeu de l'enquête. Enquêter en
milieu «bourgeois» revient fréquemment, pour le sociologue perçu comme un
intellectuel de rang social inférieur, à passer un examen de passage où il doit
faire ses preuves de «correction» et de «maintien»1. Dans certains milieux
professionnels (haute administration, patronat), il faut pouvoir «s'imposer aux
imposants». Lorsque ces derniers en imposent trop, notamment lorsqu'ils ont
affaire à des étudiants débutants dans le métier et auxquels ils ne se privent
pas d'affirmer leur force sociale2, on peut douter du pouvoir d'objectivation
de l'entretien et se demander si un travail par observation participante n'est
pas plus adapté.

Lors d'un enseignement de DEA sur l'entretien approfondi, assuré avec


Florence Weber, nous avons rencontré, de la part de quelques étudiant(e)s
travaillant sur le monde de l'entreprise, une forte résistance à respecter un
certain nombre de règles inhérentes au déroulement d'un entretien
approfondi : nécessité de réaliser des entretiens qui soient longs et enregistrés,
qui ne soient pas fermés mais ouverts sur différents aspects de la réalité
sociale, devant aussi être effectués en dehors du cadre de travail, si possible au
domicile des enquêtes. Ces étudiant(e)s, souvent «stagiaires» dans ces mêmes

1. Cf. Pinçon (M.), Pinçon-Chariot (M.), «Pratiques d'enquête dans l'aristocratie et la grande
bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l'entretien semi-directif», Genèses, 3,
1991.
2. Cf. Chamboredon (H.) et alii, «S'imposer aux imposants», Genèses, 16, 1994. La situation est bien
sûr différente lorsque les enquêtes sont confrontés à des sociologues professionnels, plus âgés, qui
se laissent moins facilement intimider. On peut parfois s'interroger sur la nécessité de faire
réaliser aux étudiants «politistes» des entretiens dans des conditions difficiles, parfois impossibles,
en les confrontant directement avec des hommes politiques qui les manœuvrent à leur guise en
leur faisant subir toutes les formes de leur pouvoir.

238
L'usage de l'entretien en sciences sociales

entreprises qui étaient leurs lieux d'enquête, voulaient, à tout prix, réaliser des
entretiens avec des cadres, alors leurs collègues de travail. Les interviews
avaient lieu naturellement sur le lieu de travail et, bien sûr, les enquêteurs se
heurtaient régulièrement à des enquêtes récalcitrants, qui, de «collègues
sympas» se transformaient soudain en interviewés difficiles, raides, peu
bavards. Les entretiens dépassaient rarement les 30 mn ou les 45 mn, aucune
donnée sur la sphère du «hors-travail» (famille, origine sociale, destins
scolaires et professionnels de la fratrie) ne pouvait être recueillie durant cette
période limitée de temps. Certains de ses étudiants s'en contentaient car ils
apportaient des «informations» là où la tenue régulière du journal de terrain
aurait largement suffi et aurait été particulièrement pertinente. Il existe bien un
risque d'appliquer de force des techniques d'enquête à des objets qui lui leur
résistent fortement.

En second lieu, on conseille souvent aux «débutants» en entretien de


commencer par préparer un guide d'entretien afin d'effectuer des entretiens
directifs ou semi-directif. Si la consigne de «préparer» la conduite d'un
entretien n'est pas en soi discutable, si la présence d'un guide peut rassurer
l'enquêteur (avec sa liste de questions sur la table), il reste que le guide
d'entretien peut changer la relation d'enquête. Il confère notamment un
caractère officiel et presque scolaire à la situation d'entretien qui la fait ainsi
se rapprocher de la passation d'un examen. Il se trouve que le mode
d'utilisation du guide — et les effets qu'il exerce sur la situation d'entretien —
ne font pas l'objet de débats entre praticiens1. Ce sont des questions qui sont
perçues comme purement «techniques». Or sur le plan pratique, il est clair
que l'utilisation d'un guide d'entretien modifie le rapport entre enquêteur et
enquêté de manière différenciée selon les caractéristiques scolaires et sociales
des enquêtes.

Lorsque ces derniers possèdent un certain capital culturel ou social, le guide


d'entretien peut apparaître comme un brevet de sérieux et de compétence et
ainsi atténuer les soupçons qui ne peuvent manquer de peser sur cette «bête
sociale» étrange qu'est à leurs yeux un sociologue. En tant que porte-identité
professionnelle de l'enquêteur, il ennoblit alors la relation d'enquête et
contribue à ce que l'interaction se déroule selon un cadre convenu, proche
d'une situation naturelle du type de la conversation «bourgeoise». En tout cas,
le guide d'entretien confère aux enquêtes une position valorisée de personne
compétente qui répond aux questions du sociologue. L'utilisation du guide
d'entretien pose en revanche d'autres problèmes dans le cas d'entretiens en
milieux populaires2. Elle risque fort d'accroître la distance sociale entre
enquêteur et enquêté, en renforçant le mécanisme d'assignation statutaire de

1. J'ai déjà évoqué cette question lors de la discussion critique d'un article de B. Lahire. Beaud
(S.), «Quelques observations relatives au texte de B. Lahire», Critiques sociales, 8, 1996.
2. Je peux évoquer ici un souvenir personnel d'entretiens -directifs- menés dans le cadre d'une
enquête à TIRES (Institut de recherches économiques et sociales), dans le cadre d'un contrat de
recherche financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et l'ANACT sur la
•négociation syndicale des nouvelles technologies-. La conception très dirigiste de l'enquête par
nos bailleurs de fonds qui souhaitaient avant tout des résultats de recherche conformes à cette
forme de négociation collective qu'ils voulaient imposer aux •partenaires sociaux- (qui, si on les
avait écoutés, aurait réduit à peu de chose le travail de recherche) a fait qu'ils nous avaient
littéralement imposé un guide d'entretien très quadrillé et quasi ubuesque (cinq pages
dactylographiées, une série de questions très précises). Le choc était alors violent pour les
syndicalistes, le fil de leur parole était sans cesse rompu ; en suivant aveuglément notre guide
d'entretien, on prenait à contre-pied nos interlocuteurs et on -cassait- entièrement la relation
d'enquête, finissant par -saboter- des entretiens qui auraient pu être très riches.

239
Stéphane Beaud

celui-là du côté de l'écrit, ou plus exactement de la culture écrite et de la


culture légitime. De ce fait, le véritable travail de mise en confiance que
l'enquêteur fait tout au long de l'entretien est rendu plus difficile.

L'utilisation d'un guide d'entretien «serré» place donc nos interlocuteurs dans
la position de «répondant» à une série limitée de questions, qui peut leur
paraître rapidement fastidieuse, comme l'illustrent, par moments, les regards
furtifs et inquiets en direction du guide d'entretien, craignant qu'il reste
encore beaucoup d'autres questions Surtout elle coupe court à toute possibilité
de libération de parole de la part de l'enquêté ; or un des ressorts les plus sûrs
de l'entretien ethnographique, «non directif», consiste justement dans la
possibilité qu'il offre de faire s'enchaîner des idées, de faire couler le locuteur
selon sa pente (au moins dans un premier temps), par le libre jeu des
associations d'idées (la parenté avec la séance de psychanalyse est ici
patente), ce qui nécessite de la part de l'enquêteur une grande disponibilité
d'écoute. Or la succession de questions empêche que se déclenche une
dynamique de l'entretien qui, si elle se réalise, finit par faire ressembler
l'interview à une conversation à «bâtons rompus».

En outre, le guide posé devant les yeux de l'enquêteur accroît les chances de
faire percevoir l'entretien comme une simple série de questions, de type
parfois scolaire, auquel l'enquêté, pour «bien faire», va chercher à s'ajuster :
en livrant une série de réponses brèves et non approfondies, en attendant
sans cesse les futures questions du sociologue, en ne se laissant pas aller,
comme bridé par le «questionnaire». Cette configuration est d'autant plus
probable que cette représentation de l'échange se fait sur le mode de
l'assimilation de l'entretien au «sondage». Combien de fois s'entend-on dire,
au moment de solliciter un entretien : «Oui, c'est pour répondre à un
sondage», «Je dois répondre à vos questions, c'est bien ça ?». Une des
premières tâches de l'enquêteur est de lutter contre cette représentation de
l'entretien, en usant de périphrases ou d'artifices («Non, c'est pas exactement
ça, on vous demande votre point de vue»...), avec comme objectif de rassurer
les enquêtes sur ce que sera l'entretien. Il lui faut très fréquemment lutter
contre l'image négative que ceux-ci peuvent avoir d'eux-mêmes, qui les
empêche de se considérer dans un premier temps comme de possibles
«bons» interlocuteurs («Vous savez, moi j'ai rien à dire», «Allez plutôt voir un
tel, il vous renseignera mieux que moi», ou «Parler comme ça, c'est pas mon
fort», «On va essayer, vous verrez bien ce que ça va donner et ce que vous
allez en tirer», et dès les premiers moments de l'entretien, l'avertissement : «Je
suis issu d'un milieu modeste», etc.), représentation d'eux-mêmes qui est
directement liée à leur expérience scolaire («J'ai pas fait beaucoup d'études»,
«J'ai jamais été doué à l'école») et dont se sont en partie libérés les porte-
parole des classes populaires (élus politiques, délégués syndicaux, militants
associatifs, etc.). D'une certaine manière, une grande part du travail de
l'enquêteur consiste dans l'entretien à annuler ou à faire oublier le sentiment
de dépréciation de soi que peuvent éprouver les enquêtes, qui ferait d'eux, a
priori, des locuteurs «imparfaits». Il faut faire en sorte que ces derniers se
sentent progressivement avoir droit au chapitre, en devenant au fil de
l'entretien des enquêtes entièrement légitimes, n'hésitant plus à parler
longuement de leurs expériences personnelles, et ce dans les termes du
langage ordinaire. Le déroulement de l'entretien le montre bien car on note
des différences significatives de registre de langage entre le début de
l'entretien — où l'enquêté s'ajuste au niveau officiel du langage, empruntant

240
L'usage de l'entretien en sciences sociales

pour l'occasion le «code élaboré«1 des dominants — et la fin ou le milieu de


l'entretien — où l'enquêté, mis en confiance, se laisse progressivement aller et
retrouve son registre ordinaire de langage («code restreint»). Il faut bien voir
que cette variation du registre de langage au cours de l'entretien, essentielle
pour l'interprétation, est souvent accompagnée par l'enquêteur qui peut
délivrer mille signes de connivence et de compréhension (approbation du
regard, encouragement verbal ou non verbal à continuer, partage des
émotions sur le moment, etc.) pour faciliter cette lente transition.

En résumé, ce sont autant de raisons qui militent pour ne pas toujours


s'encombrer sur le moment d'un guide d'entretien, ce qui n'empêche pas,
bien évidement, de noter sur une feuille des thèmes à ne pas oublier.

Conduire un entretien : obtenir des données et des récits de


pratiques

Pour mener un entretien ethnographique, il faut pouvoir recueillir des


données objectives pour contrôler les données subjectives et obtenir de
nombreuses anecdotes. Un entretien ethnographique doit donc se donner des
moyens d'objectivation. On a déjà vu que le cadre de l'entretien est en lui-
même un moyen d'objectivation, mais l'entretien est à même, à lui seul, de
produire un ensemble de données à la fois objectives et subjectives. Comme
le dit Bernard Zarca : «II faut distinguer, dans ce qui est dit au cours d'une
interview, les faits objectifs (par exemple le fait d'avoir été apprenti dans tel
métier, durant telle période, etc.) et les jugements sur les faits ("c'était dur, le
patron était une peau de vache") qui constituent des données que, faute de
mieux, on peut appeler "subjectives" et qui informent tout autant sur la
subjectivité présente du locuteur que sur son passé nécessairement reconstruit.
Il y a donc lieu d'analyser ces "données subjectives" en les référant à
l'ensemble du cheminement socioprofessionnel de l'individu : l'appréciation
de la pénibilité des conditions d'un apprentissage peut être fort différente, à
l'âge mûr, selon le chemin que l'on a parcouru depuis»2.

La possession d'un certain nombre de données objectives est indispensable si


l'on veut mettre ensuite en rapport ces dernières (collectées de manière
éparse tout au long de l'entretien) et les points de vue subjectifs exprimés par
l'enquêté. Cette démarche n'est-elle pas le seul moyen dont dispose le
sociologue pour interpréter un entretien. Par un paradoxe qui n'est
qu'apparent, c'est finalement faire jouer sur un matériel ethnographique,
«qualitatif», le précepte durkheimien qui commande au sociologue
d'«expliquer le social par le social», ou, tirer toutes les implications de la
sociologie interactionniste de Goffman. Si on se situe au niveau de l'entretien
en lui-même, il s'agit d'objectiver l'enquêté comme personne sociale dans le
cours même de l'entretien, en saisissant toutes les indications corporelles,
langagières, scéniques qui signalent certains traits de leur identité sociale. Bien
sûr, cette quête se fait chemin faisant au cours de l'entretien, sans souci de
formalisation, dans le cadre des différents sujets abordés, au gré du jeu naturel
des questions successives, en se souciant de recueillir les informations
pertinentes sur leurs principales caractéristique sociales ou culturelles au

1. Cf. Bernstein (B.), Langage et classes sociales, Paris, Minuit, 1975-


2. Zarca (B.), Les artisans. Gens de métier, gens de parole, Paris, L'Harmattan, 1987, p. 9

241
Stéphane Beaud

niveau le plus détaillé qui soit (histoire familiale du côté paternel et maternel,
trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle, appartenances politiques et
religieuses, etc.).

Une des principales difficultés pratiques que rencontre tout «intervieweur» est
la tendance des enquêtes à vouloir prendre de la hauteur, à livrer un
«témoignage» à portée générale, d'un «bon niveau», en s'ajustant ainsi à ce
qu'ils perçoivent être les attentes de l'enquêteur. Cette attitude des enquêtes
varie, bien sûr, selon les milieux sociaux, et a tendance à être plus fréquente
lorsque s'élève le niveau de ressources sociales et culturelles.

Lors d'une enquête par entretiens menée auprès de professeurs de


l'enseignement secondaire1, on s'aperçoit que ces derniers manifestent une
assez vive réticence à évoquer les pratiques professionnelles les plus banales
de leur métier. Spontanément ils tendent davantage à évoquer des questions
«intellectuelles» — en termes de pédagogie, psychologie (de l'enfant ou de
l'adolescent), voire sociologie — qu'à relater précisément les activités
quotidiennes de leur métier : s'adresser aux élèves, parler en classe, faire
respecter le silence, établir une certaine atmosphère de travail, récompenser,
réprimander ou sanctionner les élèves, corriger les copies, noter les élèves (à
l'écrit comme à l'oral), bref tout ce qui peut aussi constituer à leurs yeux
l'aspect peu gratifiant (et néanmoins essentiel) du métier. Il faut alors une
intervention active du sociologue et l'établissement d'un climat de confiance
pour amener les enquêtes à réfléchir sur leurs propres pratiques. Dès le
départ, la situation d'entretien est assimilée par les enquêtes à une discussion
entre «intellectuels» qui n'est pas très différente de celles qui forment la trame
de la sociabilité ordinaire de professeurs de lycée ; cette définition de la
situation exclut par conséquent de parler de choses aussi basses et matérielles
que les conditions de travail ou de rémunération des enseignants. On retrouve
aussi ce même type de comportement chez des porte-parole autorisés comme
les militants politiques ou syndicaux qui — effet d'acculturation lié aux
différents mécanismes d'apprentissage des activités militantes et à leur pente
sociale ascendante — ont tendance à développer des discours dans un
langage d'emprunt, qui puise dans le registre des lectures syndicales, propos
qui fonctionnent comme autant de discours écrans des pratiques sociales
concrètes2.

Pourquoi l'anecdote est-elle un des leviers les plus puissants de l'entretien


ethnographique ? D'une part, c'est un récit plus ou moins court d'une
situation sociale vécue qui permet de placer immédiatement l'entretien du
côté des pratiques sociales en vigueur dans le milieu enquêté, en faisant
revivre une scène sociale où se donne à voir, souvent en détail, un certain
nombre de ces pratiques (qui plus est, en facilitant le passage par le locuteur à
un style direct^ par un dialogue fidèlement retracé). D'autre part, par son
apparente banalité et son caractère sans importance («vous savez, ce n'est

1. Enquête collective menée dans le cadre d'une préparation d'une session de Critiques sociales.
Cf. Beaud (S.), Weber (F.), «Des professeurs et leurs métiers face à la démocratisation des lycées»,
Critiques sociales, 3-4, 1992.
2. Lors de la même enquête à TIRES, j'avais progressivement mis au point comme tactique
d'enquête d'interroger en priorité les délégués du personnel, les plus proches de la •base- et de
la vie des ateliers.
3. Cf. La critique du style indirect par C. Grignon et J.-C. Passeron dans le savant et le populaire,
Paris, Gallimard-Seuil, 1989.

242
L'usage de l'entretien en sciences sociales

qu'une anecdote»), l'anecdote autorise l'enquêté à évoquer des phénomènes


au contenu profondément sociologique, sans crainte d'enfreindre la
bienséance sociale, et donc à dire en toute simplicité, voire en toute ingénuité,
des choses que la censure sociale ordinaire interdit. À ce titre l'anecdote est
un formidable révélateur et analyseur de situations sociales et l'art de
l'enquêteur est de savoir les susciter abondamment, au bon moment et dans le
droit fil du discours de l'interviewé.

L'anecdote possède une autre vertu non négligeable du point de vue de la


conduite de l'entretien. Elle permet à l'enquêteur de comprendre rapidement
les tenants et aboutissants d'une situation sociale, de le lancer sur des pistes en
cours d'entretien. Le récit ainsi obtenu incite fréquemment l'enquêteur à faire
préciser des éléments de la scène racontée (les acteurs, le lieu, l'ambiance, les
paroles prononcées, les attitudes des participants, etc.) ; elle est source de
nouvelles questions-hypothèses et permet une meilleure relance.

Entre autres exemples d'anecdotes, on pourrait prendre celui de l'entretien


(réalisé avec Olivier Masclet dans le cadre d'une enquête sur les ouvriers
d'une entreprise de pneumatiques réalisée lors du stage de terrain du DEA de
sciences sociales) avec Lucette P., ouvrière retraitée, ancienne déléguée CGT
de son secteur à l'usine, devenue la principale responsable CNL du quartier
HLM où elle habite depuis trente ans. L'entretien qui a été long (trois heures et
demie) a tourné autour des différents thèmes étroitement entrelacés dans son
existence ; le travail à l'usine, le syndicalisme, le quartier, la famille, etc. Au
cours de ce récit apparaît de manière omniprésente la figure de
«combattante» de Lucette, le souci de la «lutte», celui de «se défendre». Vers la
fin de l'entretien, Lucette évoque en détail une anecdote qui semble le mieux
définir le sens de son existence et sa personnalité de même qu'elle illustre au
plus juste la défense collective d'un groupe et d'un quartier. C'est l'histoire de
la lutte qu'elle a contribué à mener contre le supermarché voisin, unique
fournisseur de pain depuis la disparition de la boulangerie, pour le faire cesser
de vendre du «mauvais» pain. Fer de lance du combat, Lucette nous raconte
comment elle a mené, avec sa famille, la bataille du pain : mobilisant tout son
réseau familial (ses frères et sœurs qui habitent tous les immeubles voisins,
chacun d'entre eux se relaie le matin pour aller chercher en voiture le pain au
centre-ville), incitant son voisinage et son réseau à boycotter le nouveau pain
du supermarché. Finalement la «lutte» a payé, Lucette et ses amis ont obtenu
gain de cause : la production d'un meilleur pain par le supermarché de la cité,
faisant ainsi revenir une partie de ses anciens clients. Anecdote, certes, mais ô
combien significative de l'intrication des sphères sociales (famille, quartier,
politique, rapport à l'argent) et des luttes infra-politiques qui sont constitutives
de la forme que prend la politisation en milieux populaires1.

Le mythe de la neutralité de l'enquêteur

La présentation des entretiens comme une «technique» d'enquête met en


avant une conception normative de l'entretien dont le déroulement devrait
obéir à une sorte d'ordre formel impeccable, comme s'il fallait à tout prix

1. Sur cette question, on peut citer ici la série des «Chroniques Peugeot, art. cités. Pialoux (M.),
•Alcool et politique dans l'atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie des années quatre-
vingt», Genèses, 7, 1992 ; Schwartz (O.), «Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique.
Matériaux lacunaires», Politix, 13, 1991.

243
Stéphane Beaud

gommer les impondérables, les difficultés rencontrées par l'enquêteur pour


stabiliser l'interaction (difficultés directement liées au caractère proprement
social de la situation d'entretien), comme si également existait une manière
unique de mener un interview. Or l'intervieweur peut réaliser de très bons
entretiens approfondis (sur le plan des résultats de la recherche) en étant
maladroit, en faisant des «gaffes», en se trompant sur le moment, ou en se
montrant parfois trop dirigiste ou interventionniste. Les «bons» entretiens
sont moins liés à des qualités techniques «abstraites» qu'à la capacité de
l'enquêteur à susciter et à obtenir — même maladroitement, même en
transgressant les consignes «techniques» — la confiance de l'enquêté qui,
seule, conduira au recueil d'un matériau suffisamment riche pour être
interprété. De même on peut s'interroger sur la posture d'écoute conseillée
pour mener un entretien non directif1 : l'enquêteur bienveillant, attentif,
neutre, «aide» l'enquêté dont la parole est réduite à l'expression de ses seules
«opinions».

Or la «neutralité» de l'enquêteur est un mythe qui a la vie dure. D'une part, en


situation d'entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis,
parfois à conforter le point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent il ne
peut pas se dérober aux diverses formes discrètes d'injonction de l'enquêté ;
donner son approbation constitue, au moins dans un premier temps, la seule
manière de poursuivre l'échange qui fonctionne comme une sorte de
carburant de l'entretien. Le ressort de l'entretien réside justement dans la
capacité qu'a l'enquêteur de trouver les bons angles d'attaque, de susciter la
confiance de l'enquêté, quitte à donner son accord à des propos qui peuvent
parfois le choquer en tant que personne privée ou en tant que citoyen.

S'il est bien naturel de laisser dans un premier temps la personne interviewée
développer plus ou moins longuement son point de vue, couler selon sa
pente, «suivre son fil» — autant d'expressions que l'on utilise pour faire
comprendre que l'enquêté suit ce que Goffman appelle une «ligne d'action» -,
il arrive toujours un moment dans l'entretien où l'enquêteur doit «reprendre
la main», approfondir des questions, clarifier des choses restées obscures,
faire dire ce qui a été précédemment dit à demi-mot, revenir sur ou éclairer
des contradictions que l'on a pu repérer dans les propos des enquêtes, et
contribuer ainsi à faire la lumière sur un certain nombre de faits passés sous
silence ou restés obscurs. L'intervieweur ne cesse donc pas d'être «actif» (et
acteur), ne serait-ce que par son comportement non verbal de face-à-face : par
des mimiques d'approbation, d'étonnement, de compassion, d'effarement.
Bref l'enquêteur dispose d'une palette de moyens verbaux et non verbaux
pour gérer la distance et la proximité avec l'enquêté. Il peut par moments se
rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour mieux l'entendre
et prêter une plus fine attention à ses propos, ou au contraire se reculer sur sa
chaise ou son fauteuil comme pour prendre du recul et marquer alors une
distance avec l'enquêté ; en ce sens, la grille d'analyse appliquée par Goffman
aux scènes de la vie quotidienne devrait être appliquée à l'entretien
ethnographique. Le sociologue, expert es entretien, saura jouer pleinement de
ce jeu de la distance et de la proximité, pouvant manifester tour à tour des

1. «À partir d'une question initiale assez large, et en adoptant une posture d'écoute neutre mais
non passive, contrairement à ce qu'affirme P. Bourdieu, l'enquêteur aide l'enquêté à développer
ses opinions à sa manière, dans le cadre de la vision du monde qui lui est propre», Grunberg (G.),
Schweisguth (E.), «Bourdieu et la misère. Une approche réductionniste», art. cité.

244
L'usage de l'entretien en sciences sociales

sentiments de surprise, de fausse naïveté, de vraie compassion et de sincère


empathie. L'art du sociologue réside dans sa capacité à s'adapter à la situation,
à la personne, et à susciter sa sympathie. La «neutralité» de l'enquêteur est
donc un leurre méthodologique qui a partie liée avec une certaine forme
d'idéologie professionnelle (de sociologues) car elle permet d'exhiber le
principe de «neutralité axiologique», totem protecteur et emblème
d'identification de la discipline, brandie à l'occasion contre les sociologues
qui ne la respecteraient pas.

Contre le point de vue «méthodologiste» qui pose une série de recettes pour
«réussir» un entretien (comme on «réussit» un bon plat), il convient de
rappeler qu'une relation d'entretien se construit de bout en bout, ce dès la
première prise de contact, et qu'elle se réfléchit en permanence. À partir de
quelques indices, obtenus par observation ou dans les premiers échanges,
l'enquêteur doit savoir, comme dans un jeu de pistes social, se mettre sur la
bonne voie, repérer rapidement les thèmes qui «marchent», qui permettent de
lancer l'enquêté sur des questions qui touchent de près son existence sociale.
La conduite d'un entretien ne cesse de mettre en jeu et de susciter des
interprétations de la part de l'enquêteur qu'il est contraint d'effectuer «à
chaud». À ce titre, l'entretien ethnographique exige un travail constant et
minutieux d'écoute1 : l'enquêteur, aux aguets, est comme à l'affût du moindre
indice, de la moindre information «sociologique» — de type verbal, mais
aussi non verbal, comme les nombreux silences, hésitations, soupirs, et
diverses formes de mimique qui suppléent ou accompagnent les propos de
l'enquêté — qu'il enregistre et dont il se sert à l'occasion pour faire avancer
son enquête en cours sur la personne sociale de l'enquêté. En accumulant
ainsi tout au long de l'entretien un certain nombre d'indicateurs sociaux
objectifs et d'indices subjectifs, le sociologue peut commencer à faire, chemin
faisant, un certain nombre de rapprochements «socio-logiques», à prévoir de
futurs résultats et ainsi tester la probabilité de réponses à certaines de ses
questions. Il peut même, une fois bien assuré d'un certain nombre d'acquis de
la recherche, suggérer des interprétations à ses interlocuteurs qui abondent
dans son sens, ou parfois le contestent et relancent ainsi le «débat».

L'apprentissage de l'entretien : les leçons de la résistance à la sociologie

En matière d'apprentissage du terrain, on ne peut que partager la conception de


la démarche ethnographique proposée par Yves Winkin à ses étudiants :
«Comment amener l'étudiant à quitter la chaleur de son foyer, de son studio ou
de sa bibliothèque pour aller sur le terrain, face à l'inconnu, à des
"informateurs" goguenards et à la question "Qu'est ce que je fais là ?"[. .]. Une
.

réponse est sûre : il ne sert pas à grand chose de lui faire lire un manuel de
méthodologie qualitative. Mieux vaut parler de ses propres angoisses, de ses
propres essais et erreurs. Mieux vaut commencer tout petit : un petit terrain (le
café est l'exemple paradigmatique), quelques idées empruntées au Goffman de
la Présentation de soi, quelques schémas. Et peu à peu la confiance viendra«2.

1. Ce n'est pas un hasard si on sort toujours fatigué, parfois épuisé, d'un entretien approfondi.
C'est moins le fait de la longueur en tant que telle de l'entretien (même si certains d'entre eux
peuvent durer trois ou quatre heures d'affilée) que celui de la tension liée à la nécessité de
relancer avec à propos l'enquêté. On recommande aux étudiants de ne pas les multiplier (un par
jour serait l'idéal).
2. Winkin (Y.), Anthropologie de la communication . de la théorie au terrain, op. cit., p. 101. Une
autre façon de s'initier à la pratique des entretiens consiste à lire des entretiens commentés,
lorsqu'ils sont présentés intégralement, entretiens qui ont acquis, il y a peu, un véritable statut de
[suite de la note page suivante]

245
Stéphane Beaud

Ceci ne signifie pas pour autant abdication de toute possibilité d'enseignement


en ce domaine. Cependant la lecture des manuels de méthode est généralement
décevante car on n'y trouve pas de réponses à des questions pratiques
d'enquête. Cette impression de décalage vient du fait que les recettes données
sont désincarnées, les recommandations abstraites : elles ne permettent pas à
l'étudiant d'imaginer la façon dont il peut conduire et surtout se préparer à un
entretien et surtout de se préparer mentalement à cette situation sociale à la fois
banale et intimidante de face à face entre l'enquêteur et l'enquêté. Seule la
technique est disséquée, aucune attention n'est accordée au contexte, le rapport
enquêteur/enquêté est peu abordé ou escamoté. Ce qui est toujours oublié dans
la pédagogie de l'entretien, et qui constituerait sûrement une contribution à la
sociologie de la sociologie, ce sont les difficultés pratiques d'établissement et de
stabilisation de la relation d'enquête, les «embûches« que tout enquêteur
rencontre sur le terrain, les situations d'inconfort mental et de malaise qui
peuvent survenir, celles-là mêmes qui ont pour effet de décourager des
étudiants s'initiant à l'enquête directe et découvrant cet aspect du terrain (le plus
souvent relégué dans les notes d'enquête du «chercheur» ou enfoui dans sa
mémoire).

Un des premiers problèmes à soulever est cette espèce d'idée reçue, véhiculée
par ceux-là mêmes qui ont appris la sociologie «sur le tas», selon laquelle
l'entretien ne serait pas justiciable d'un enseignement méthodique, qu'il
relèverait uniquement de ce qu'on pourrait appeler le «flair» sociologique de
l'enquêteur. On retrouve même chez certains anthropologues cette conception
«idéaliste» du métier . apprendre les techniques de l'enquête de terrain, dans un
rapport maître-compagnon comme lors d'un stage par exemple, friserait l'hérésie
professionnelle et constituerait une déviation de la quête initiatique et solitaire
de l'ethnologue de terrain, qui s'éprouve dans l'enquête au contact de l'Autre.
L'apprentissage collectif et explicité du «terrain» risquerait de faire perdre à ce
dernier son «mystère». Or les expériences de «stage d'initiation à l'anthropologie»
montrent au contraire la nécessité d'une pédagogie active et contrôlée de
l'entretien. Rien n'est plus frappant que la quasi vanité des conseils donnés lors
de cours sur l'entretien approfondi (qui précédent le début du stage) sur la
manière de conduire un entretien ; en voyant les étudiants à l'œuvre, on
s'aperçoit qu'ils ont tout oublié, ou presque, de l'enseignement didactique, et
que l'essentiel se joue dans leur capacité, socialement constituée, à entrer en
relation avec l'enquêté, à lui faire comprendre son projet de travail, à nouer cette
relation sociale de type particulier qu'est la situation d'enquête. Accompagner
les étudiants en entretien, c'est apercevoir immédiatement ce que les apprentis-
étudiants voient et ce qu'ils ne voient pas dans la situation d'entretien. Ce dont
on s'aperçoit surtout lors de ces stages de terrain, c'est qu'il n'y a rien de moins
naturel que de réaliser un entretien et d'esquisser ensuite un travail interprétatif.
Or, en donnant des armes, en évitant les erreurs grossières, en donnant des
pistes, on a parfois l'impression d'enfreindre un tabou méthodologique1.

texte sociologique. Une des conséquences de la prédominance du critère de méthode quantitatif


a été l'espèce de disqualification scientifique de travaux ou de textes fondés sur entretien. On sait
qu'un des coups de force «théorico-méthodologiques» de la revue Actes de la recherche en
sciences sociales a été de publier des articles fondés sur la présentation-retranscription
d'entretiens et de contribuer ainsi partiellement à les rendre légitimes dans la discipline. Elle est
la première revue sociologique, tout du moins en France, à donner ses lettres de noblesse à
l'entretien sociologique. On pense notamment aux entretiens analysés et commentés par M.
Pialoux, A. Sayad, B. Zarca.
1. On comprend très bien que des chercheurs qui ont fait leur chemin tout seul sur le terrain,
souvent en «pataugeant-, dans un environnement intellectuel et disciplinaire largement hostile
ou indifférent, ne se soient pas toujours souciés de transmettre un savoir patiemment accumulé,
qu'ils ont dû constituer à leurs risques et périls (scientifiques), souvent contre d'autres courants
plus puissants.

246
L'usage de l'entretien en sciences sociales

On peut faire ici une hypothèse sociologique plus large, tirée de l'encadrement
de nombreux travaux d'étudiants lors du stage de terrain (de 1988 à 1996) et de
la direction de mémoires secondaires de DEA. Les étudiants qui se montrent les
moins rétifs au type de posture exigée par l'entretien ethnographique (et aussi
au mode de raisonnement sociologique) sont ceux qui, au cours de leur histoire
personnelle, ont connu des expériences sociales contrastées, dans le monde
scolaire comme dans des univers extra-scolaires. On ne peut ici que souscrire à
l'idée que l'expérience antérieure d'un dépaysement social de la part de
l'enquêteur permet de mieux comprendre les gens «de l'intérieur»1. Ce point est
fondamental : tout le monde ne «voit» pas en entretien, le point de vue
sociologique n'est pas partagé par tous. Ceux qui d'ailleurs cherchent à le
transmettre se heurtent sur le terrain à de fortes résistances — qui, au cours du
stage, engendrent conflits et tensions entre étudiants et formateurs — de la part
d'apprentis-ethnographes qui ne peuvent pas véritablement se mettre à l'écoute
des enquêtes, préférant s'en remettre à des schémas théoriques explicatifs a
priori qu'ils ont décidé d'adopter coûte que coûte, quelle que soit la forme de
démenti que peut leur apporter la situation d'entretien, se servant de leur culture
livresque comme une sorte de carapace mentale et morale qui leur permet de
«tenir» face à l'épreuve ou au verdict que constitue alors le terrain2. Si ce type
d'apprentissage en acte de la sociologie est si riche d'informations, c'est qu'il
donne à voir, de la manière la plus naturelle qui soit, les diverses formes de
résistance à la sociologie. Résistance vis-à-vis de cet effort consistant à analyser
les enquêtes comme des personnes sociales, c'est-à-dire comme des individus
qui ont une histoire complexe (histoire familiale, scolaire, professionnelle,
conjugale ou matrimoniale, etc.) qu'il convient d'interroger. Or les histoires
singulières des enquêtes n'intéressent pas toujours les (futurs) sociologues.
S'agit-il d'un seul manque de curiosité sociale, dont on a tendance à oublier que
c'est une des conditions de l'intérêt du sociologue pour l'enquête de terrain ?
Ou est-ce l'expression d'un sentiment de malaise lié au fait que la conduite d'un
entretien approfondi exige d'aller chercher du côté de ce qu'ils perçoivent
comme appartenant en propre à la sphère privée de l'enquêté (et aussi de la
leur...), ce qui peut leur paraître comme sans lien direct avec l'objet de l'enquête
(le sociologue se montrant alors indiscret, malpoli, incorrect). Plus sûrement
encore, ces résistances au travail ethnographique, accentuées lors de l'épreuve
de la préparation à l'entretien approfondi, renvoient non seulement à l'histoire
sociale et/ou scolaire des étudiants mais aussi à la conception qu'ils se font de
la sociologie. La résistance à l'enquête de terrain, et tout particulièrement à
l'entretien ethnographique, a des chances d'être d'autant plus forte que leur
conception de la sociologie est celle d'une science nomologique, en quête de
lois à validité générale, celle aussi d'une science non «psychologique» :
conception qui se trouve être aux antipodes de celle que donne à voir le travail
pointilliste de l'ethnographe, qui peut sembler «bêta» à ceux qui se donnent des
exigences intellectuelles plus élevées. La sociologie qui se présente ainsi sous le
jour de l'ethnographie peut parfois donner l'image d'une discipline «triviale»
(qui se permet des considérations à partir d'indices ténus comme des entretiens
avec des individus singuliers), trompant ou décevant ainsi les attentes

1. Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987, et l'entretien de F. Weber avec G. Noiriel :
•Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse«, Genèses, 2, 1990.
2. En effet ce type d'apprentissage du terrain est aussi une épreuve sociale et psychologique. Il
existe une vie de groupe, des rivalités entre étudiants (futurs concurrents sur le marché des
allocations et des thèses), des estimes sociales à conquérir ou que l'on risque de perdre, certains
étudiants se «démontent«, d'autres perdent de leur superbe théorique, les hiérarchies scolaires
peuvent (temporairement) s'inverser. Dans l'expérience immédiate du stage (qui est aussi une
expérience proprement scolaire), tout se passe comme si chaque membre du collectif étudiant
devait être à la hauteur de la situation. Chacun se réassure en permanence sur la manière dont
son enquête se déroule, notamment lors des échanges informels entre encadreurs et enseignants
lors du retour journalier au camp de base (-Ça s'est bien passé-, -il (ou elle) était sympa-,
•c'était cool-, mIs nous ont invité à manger-, etc.).

247
Stéphane Beaud

intellectuelles d'apprentis dans le métier qui rêvent de théories, sinon grandioses


du moins «astucieuses», pouvant justifier leur engagement personnel et
professionnel dans la voie risquée de la sociologie, si dispersée et éclatée d'un
point de vue institutionnel. Il n'est pas rare de voir de brillants sujets se frotter
durement aux réalités du terrain pour ensuite regagner les voies plus balisées,
plus sûres, ou plutôt moins déstabilisantes, de la théorie sociologique ou de la
sociologie statistique.

Le travail matériel et interprétatif


sur l'entretien ethnographique

Plus que le critère du nombre ou du caractère plus ou moins directif des


interviews, la véritable ligne de démarcation dans le travail par entretiens
semble devoir être celle qui sépare les sociologues qui font de l'entretien un
simple moyen de recueillir des informations (ou des «opinions»1) et ceux qui
lui demandent ou en attendent plus, qui en font un exercice de psychanalyse
sociale, un moyen de mettre en œuvre une «socio-analyse». Schématique ment
cette ligne de partage tend à recouper le clivage entre ceux-ci qui n'ont pas
renoncé au principe de non-conscience2 des faits sociaux et ceux-là qui optent
pour le principe de la transparence du monde social. Ces «choix» théoriques
ne sont pas sans conséquence sur la manière d'effectuer et surtout de
«travailler» les entretiens. On verra notamment que des opérations, perçues
ou définies le plus souvent comme purement techniques, peuvent être bien
plus que cela car elles ne cessent d'engager des hypothèses de recherche et
des actes d'interprétation de la part du sociologue.

Réunir les conditions du bon déroulement de l'entretien

On retiendra ici trois de ces conditions qui peuvent apparaître évidentes mais
qu'il vaut toujours mieux expliciter entièrement : le choix des enquêtes, la
négociation du lieu et de la durée de l'entretien, le ressort de la parole de
l'enquêté.

Tout enquêteur de terrain sait bien qu'un des moments les plus délicats à
gérer dans la recherche est celui où l'on passe du stade de la «discussion

1. Saisir uniquement des «représentations«, des opinions-, c'est-à-dire un "discours», c'est aussi
éviter de se poser la question des déterminants sociaux «objectifs« de ces discours, comme
l'origine sociale, la trajectoire scolaire, etc. On est frappé par la tonalité psychologisante et
presque moralisante des recommandations : il faut montrer à l'enquêté qu'on le considère
comme une personne à laquelle on s'intéresse dans sa totalité, l'entretien impliquerait
nécessairement une sorte d' échange affectif fondé sur le respect mutuel, même si la relation est
totalement asymétrique. Ne peut-on pas voir dans cette conception de l'entretien la projection
méthodologique d'un normativisme politique propre à la science politique traditionnelle comme
science électorale (valorisation de l'égalité formelle des citoyens), dans le cadre duquel
l'entretien semi-directif met en scène, dans une sorte d'humanisme méthodologique, des citoyens
éclairés et égaux ? Or ce qu'un enquêteur perçoit d'emblée dans la situation d'entretien, à
condition qu'il ne soit pas obnubilé par l'idée de recueillir des «opinions«, ce sont des personnes
•en chair et en os«, évoluant dans leur cadre de vie privée (leur logement, leur «intérieur«), qui se
trouvent alors confrontées directement à une épreuve sociale, celle de parler en public. Au fond,
on peut se demander si l'entretien non directif ne fait pas qu'exprimer sur le plan
méthodologique cet espèce d'idéal républicain du citoyen éclairé (celui qui vote, qui ne s'abstient
pas, etc.). Ne peut-on pas faire l'hypothèse, à partir des similitudes des conceptions des acteurs
sociaux, que l'entretien semi-directif, de type «sciences po«, est à l'entretien ethnographique ce
que le «sondage« est au questionnaire sociologique bien construit ?
2. Bourdieu (P.), Chamboredon Q.-C), Passeron (J-C) Le Métier de sociologue, Paris, Mouton,
1968.

248
L'usage de l'entretien en sciences sociales

informelle» à celui de l'entretien enregistré, solennel. On court alors toujours


le risque de «casser» la relation d'enquête, de mettre mal à l'aise les enquêtes.
Sur le terrain, l'enquêteur doit sans cesse faire des choix, il ne peut pas (et ne
doit pas) interviewer tout le monde ; il va donc mener, tout au long de son
enquête, une sorte de «travail» de repérage de possibles enquêtes, notamment
à partir des renseignements recueillis auprès de ses informateurs ou lors de
discussions informelles. Il doit à la fois éviter les importuns — ceux dont il
pressent qu'ils seront «bavards» mais ne feront pas avancer l'enquête, voire la
freineront — et savoir solliciter ceux qu'il «devine» comme de «bons»
interviewés. Cette sélection préalable des enquêtes à interviewer s'améliore au
fur et à mesure que l'enquête progresse et que la problématique de la
recherche s'est consolidée. Une fois accepté le principe de l'entretien, il faut
pouvoir discuter au calme, avoir du temps devant soi, pouvoir enregistrer.

Réaliser un interview ethnographique n'est jamais un geste anodin. Au


moment de se rendre au rendez-vous, l'enquêteur ressent toujours un peu de
tension : il ne sait jamais exactement comment la rencontre va se dérouler, il
peut y avoir des imprévus, des malentendus, des «problèmes». Pour en assurer
les meilleures conditions matérielles, il faut toujours négocier le lieu et la
durée de l'entretien avec les enquêtes. Par exemple disposer d'une plage
horaire suffisamment longue (au moins deux heures), permet à l'enquêteur de
conduire l'interview en toute quiétude d'esprit, sans avoir à brusquer les
choses ou «bousculer» son interlocuteur ; en outre, la fixation d'une durée
minimale est souvent synonyme, aux yeux de l'enquêté, que cet échange est un
travail «sérieux». L'inscription de l'entretien dans un temps long permet qu'il
se déroule, non pas selon un ordre prédéterminé, mais en obéissant un
certain nombre de phases : la première correspond à une sorte de round
d'observation entre les interlocuteurs, qui leur permet de «faire
connaissance», de «briser la glace», parfois de se jauger. Ensuite, une fois
définie la situation d'entretien, celui-ci prend un rythme de croisière mais
peut connaître des changements d'angle, des bifurcations (un thème nouveau
qui mérite d'être approfondi) ; lorsque l'entretien touche à sa fin — derniers
moments souvent les plus riches, les plus «personnels» — tout se passe
comme si l'enquêté, sentant approcher la fin de l'échange, ressentait le
besoin de se confier, de révéler au dernier moment des choses qu'il aurait par
la suite regretté de ne pas avoir dites. Faire durer l'entretien permet au
sociologue d'explorer différentes pistes et contribue à faire progressivement
baisser le niveau de censure de tout enquêté ; celui-ci, mis en confiance, a
tendance à moins se surveiller, à baisser sa garde (pour poursuivre la
métaphore du combat de boxe). Pour comprendre cette vertu de l'entretien
approfondi, il faut examiner plus en détail la nature de la relation
enquêteur/enquêté .

On peut enfin se demander pourquoi un entretien sociologique «marche», au


sens où se produit au cours d'une interaction, parfois très longue et souvent
unique, entre deux personnes au départ étrangères l'une à l'autre, un échange
«fort» de paroles. Tout n'est pas une affaire de savoir-faire et de doigté du
sociologue (même si cela compte). En fait, le ressort de l'entretien se trouve
moins dans le seul phénomène intersubjectif de 1 '«échange» que dans la
configuration objective de la situation ; c'est bien parce que l'entretien est une
situation somme toute inédite de la vie sociale : une longue rencontre
(enregistrée) entre deux inconnus, et aussi une situation qui a de fortes de
chances de rester unique. L'enquêteur, par sa position extérieure au réseau

249
Stéphane Beaud

social des enquêtes, est par définition statutaire éloigné des enjeux sociaux de
concurrence et de rivalité, en dehors du jeu local. Parce qu'il est
fondamentalement cet «étranger», l'enquêté est porté à pouvoir se livrer,
révélant progressivement des aspects de sa propre existence qui seraient
apparus très «privés» à ses proches1. C'est cette position (temporaire)
d'extranéité, handicap de départ pour amorcer la relation, qui peut ensuite, si
l'entretien est bien mené, se transformer en moteur de la parole de l'enquêté.

La retranscription des entretiens, objet d'un véritable travail


interprétatif

Alors que la qualité de retranscription est essentielle pour l'analyse détaillée


d'un entretien, pouvant l'enrichir ou l'appauvrir considérablement, on
constate que cette phase, très pratique, du travail par entretiens est rarement
abordée comme sujet de réflexion ou comme thème d'un savoir pédagogique.
Elle semble aller de soi et devoir être l'objet d'un simple travail matériel de
décryptage des bandes — travail lent, apparemment fastidieux et purement
technique — qui est le plus souvent sous-traité à des «petites mains»
auxquelles on donne simplement quelques consignes de transcription. Il est
bien clair pour tout le monde que la partie noble du travail commence au
stade de l'interprétation, une fois que le chercheur dispose du «texte»
(l'entretien retranscrit) sous les yeux2.

Or il faut dire l'importance d'une retranscription intégrale pour les entretiens


sur lesquels on a décidé de travailler de manière intensive ; c'est la condition
nécessaire pour percevoir et analyser la «dynamique» de l'entretien. En effet
retranscrire un entretien enregistré, c'est traduire une parole en texte, opérer
cette phase fondamentale qui consiste à passer de l'oral à l'écrit, mais c'est
aussi courir le risque de perdre ce qui fait la spécificité et la richesse de la
parole3 : non seulement les mots, le vocabulaire, les formes syntaxiques, mais
aussi le ton, le timbre, le rythme de la voix, ses différentes intonations et
modulations, les changements de rythme et d'humeur, tout le subtil dégradé
des émotions qui passent à travers la voix, ce qui permet de deviner ou
reconstituer après-coup les gestes, les mimiques de l'acteur. Par l'écoute de
cette parole, le sociologue peut saisir les propriétés les plus corporelles, les
plus personnelles et en même temps les plus sociales de la personne. Ce sont
ces propriétés-là qui définissent le mieux la tonalité d'un entretien. Un
entretien sociologique est donc d'autant plus riche et interprétable que sa
retranscription respecte les silences, souligne les hésitations et atermoiements,
marque les inflexions de la voix et signale les différences de ton, note les
gestes et mimiques qui accompagnent la parole.

1. Combien de fois l'enquêteur s'entend-il dire après un entretien : «J'aurais jamais pensé en dire
tant», «ça, il n'y a qu'à vous que je l'ai dit».
2. Le fait de ne pas transcrire soi-même la totalité ou une partie de ses entretiens, et d'avoir à sa
disposition des centaines de pages d'entretien retranscrits d'une manière plus ou moins
minutieuse, conduit inévitablement à comparer des «discours». Ce qui renforce la formidable
ambiguïté qui règne autour de l'expression du «discours» lorsque l'on parle d'un entretien car en
employant l'expression de «discours», on contribue largement à nier l'acte de parole, à traduire
ces images et sons en du pur «texte».
3- Pour une discussion sur la question du degré de «littéralité« de la retranscription, cf. La
discussion entre B. Lahire et S. Beaud dans Critiques sociales, 8, 1996.

250
L'usage de l'entretien en sciences sociales

II m'est arrivé de mesurer expérimentalement, lors du traitement de mes


propres enquêtes, l'apport inestimable du travail de transcription, en
comparant l'interprétation que je pouvais faire d'entretiens que j'avais
personnellement décryptés et celle, plus incertaine et aléatoire, d'entretiens
que j'avais dû faire retranscrire. Les premiers apparaissent immédiatement
plus riches, plus interprétables, le sociologue peut les travailler davantage en
finesse. C'est au moment de la transcription, en écoutant et réécoutant la
bande, en s'imprégnant «auditivement» de l'entretien, en revivant en quelque
sorte la scène mais en étant cette fois dégagé de la contrainte de l'interaction
(conduire l'entretien, faire durer l'échange), que le sociologue a le plus de
chances de réaliser le meilleur travail interprétatif. C'est alors qu'il se propose
à lui-même des hypothèses de recherche, qu'il élabore, dans le secret de son
petit laboratoire personnel que constitue la transcription, de nouvelles
hypothèses de travail, qu'il explore librement de nouvelles pistes, bâtit avec
quelque témérité un début d'interprétation qu'il va au fur et à mesure de la
retranscription affiner ou corriger. C'est toujours au moment de l'écoute de la
«bande» que l'on redécouvre des passages de l'entretien que l'on avait
presque oubliés ou auxquels on n'avait pas, sur le moment, prêté
véritablement attention1 ; ceux-ci acquièrent alors, avec le recul, un plus grand
relief et en viennent parfois à prendre un tout autre sens, si bien qu'ils sont
parfois placés au centre de l'analyse. L'intérêt essentiel de l'écoute attentive,
ou même la réécoute des bandes, réside dans cette possibilité de corriger nos
«premières impressions», de revenir sur nos premières interprétations (notées
«à chaud» et rapidement sur le journal de terrain) et d'opérer après-coup
comme un contrôle des empathies (ou antipathies) du sociologue. Si celui-ci
«entend» différemment lors de la transcription, c'est parce qu'il n'est plus
dans la situation de face à face au cours de laquelle, pris par l'interaction, il
entend souvent à demi-mot, croît comprendre plus qu'il ne comprend
véritablement. C'est au moment de la retranscription que l'on mesure
l'étendue des malentendus et des faux accords qui ont parfois sous-tendu
l'entretien et c'est souvent ce «bruit» dans la communication entre
enquêteur/enquêté qui amène à ruminer certaines questions allant à
rencontre des premières hypothèses échafaudées2.

Lors de deux entretiens réalisés à trois jours d'intervalle avec une lycéenne,
élève de terminale B dans l'ancien lycée «bourgeois» de la ville, fille d'ouvrier
de l'usine, je me suis rendu compte rétrospectivement, en retranscrivant les
cassettes, que j'avais été littéralement obsédé par le désir de la faire parler
comme les autres lycéens (enfants «de cité», enfants d'OS, souvent immigrés)
avec lesquels j'avais déjà effectué une longue série d'entretiens approfondis.
D'une manière largement inconsciente, je lui faisais subir un questionnement
que je pensais alors bien rôdé. En me laissant ainsi guider par la routine du
travail et en reproduisant une sorte de guide d'entretien mental, je me suis
aperçu après-coup que je m'étais montré aveugle à d'autres réalités qui
auraient dû m'alerter au moment de l'entretien : c'était notamment le fait que
Lila soit non pas la fille d'un «simple ouvrier» mais la fille d'un chef d'équipe
dont la famille venait de s'installer en «pavillon», deux aspects que je

1. Comme le dit Freud à propos de la cure analytique : •N'oublions pas que la signification des
choses entendues ne se révèle souvent que plus tard» (Freud (S.), La technique psychanalytique,
Paris, PUF, 1953, p. 62).
2. C'est d'ailleurs pour cela que l'on donne comme consigne aux étudiants d'enregistrer leurs
entretiens, de manière à pouvoir retravailler «dessus».

251
Stéphane Beaud

redécouvre au moment de la transcription. L'écoute de la bande n'a cessé de


m'interroger (j'y ai passé un temps considérable) puisque mes questions
suscitaient de la part de Lila des réponses courtes et sèches, des silences gênés,
de l'embarras, des sourires ou des rires espiègles, etc. En cherchant à élucider
ce qui ressemblait fort à une interaction ratée (tout ce qui fait un «mauvais»
entretien d'un point de vue technique), j'ai dû refaire tout un travail pour
comprendre le malentendu qui s'était noué entre Lila et moi autour de cet
entretien, m'obligeant ainsi à poser sans cesse la question du type de rapport
que j'avais établi avec elle, à relater précisément les circonstances de la
rencontre, à examiner les attentes que j'avais suscitées chez elle. Seule
l'analyse détaillée du rapport social entre l'enquêteur et l'enquêtée permet
d'éclairer la divergence entre ses attentes et celles de l'enquêteur et
d'expliquer les malentendus permanents qui émaillent l'entretien ; finalement,
contre toute fétichisation du texte-entretien, c'est ce rapport qui doit faire
prioritairement l'objet du travail interprétatif.

Ces «découvertes» de transcription s'avèrent être des moments heureux de la


recherche (moments qu'il faudrait pouvoir systématiquement noter dans un
journal de recherche) où l'on voit surgir de ce travail apparemment ingrat de
transcription un autre sens social des propos de l'enquêté, contribuant à
donner une autre tournure à l'enquête. En ce sens, on peut dire que l'écoute
attentive des cassettes est un formidable analyseur et accélérateur
d'hypothèses de recherche au cours de l'enquête de terrain.

L'attention aux mots, aux silences et aux non dits

Une fois son (ses) entretien(s) fidèlement retranscrit(s), comment s'y prend le
sociologue-enquêteur pour interpréter cette masse de matériaux ? Bien sûr, il a
le souci de la comparaison et de faire jouer le principe de variation sur des
différences sociales qui apparaissent progressivement pertinentes (même si
minimes) : par exemple en confrontant systématiquement les points de vue
sur la formation d'ouvriers d'un même atelier selon leur mode
d'enracinement ouvrier, qualification professionnelle, trajectoire scolaire,
rapport à l'avenir, mode d'inscription dans les réseaux militants, statut
matrimonial, contraintes budgétaires et familiales1, etc.

Mais un des outils privilégiés de l'interprétation consiste dans l'analyse des


mots «indigènes», les mots des différents milieux (professionnel, social,
géographique, familial) auxquels appartient l'enquêté, qui sont autant de mots
sociaux qui condensent une pratique, une existence, une perception du monde
social. Leur efficacité propre (pour le sociologue) tient au fait qu'ils disent à
leur manière — simple, imagée, quotidienne — des catégories de classement
et de jugement «indigènes» que l'on peut confronter aux modes de
classements sociaux plus généraux et abstraits. C'est par exemple le cas des
mots d'usine («fayots», «poubelle», «gréviste») ou de mots de cadres
(«disponibilité», «esprit d'équipe»). Travailler attentivement son matériel
revient à accorder un grand crédit au langage indigène, à la capacité de
n'importe quel enquêté à trouver les mots justes ou à inventer sur le moment

1. C'est ce que nous avons tenté de faire dans notre enquête. Cf. tome 1 de Beaud (S.), Pialoux
(M.), Ouvriers de Socbaux : L'affaiblissement d'un groupe. Hantise de l'exclusion et rêve de
formation, rapport de recherche (n°4OO-9O) pour la Mire, avril 1993.

252
L'usage de l'entretien en sciences sociales

des expressions qui ont l'art de condenser ou de dire la vérité sociale d'une
situation. Comme ce proviseur de collège de ZEP qui, pour évoquer la
division sociale de l'établissement situé sur une butte (lieu du quartier HLM),
parle de «jugement dernier» à propos du moment de la sortie du collège : les
«élus» partant à droite pour regagner les pavillons de la vallée, les
«réprouvés» s'en allant à gauche pour retrouver leur HLM. Il ne s'agit pas
d'effectuer une analyse linguistique — les sociolinguistes le font très bien —
mais un travail (au cours même de l'entretien et lors de l'interprétation) de
mise en relation de ces mots et de la position sociale objective des personnes
considérées et des groupes auxquels ils appartiennent. Comme le rappelle
James Spradley, l'ethnographe ne cesse d'effectuer un travail de traduction
entre le langage indigène et le langage ordinaire1.

Le sociologue va aussi prêter une attention particulière à tout ce qui dans un


entretien est dit à demi-mot ou figure entre les lignes, aux hésitations, aux
contradictions plus ou moins assumées, ou encore aux dénégations ou silences
répétés. Le sociologue s'efforce de sentir les moments où la parole hésite ou
balbutie, où l'enquêté se raidit, «se ferme», parce que l'on touche à des aspects
essentiels de son existence sociale. Ce sont ces zones de «résistance» que
l'enquêteur — «expérimenté» et non effrayé d'aller voir dans ces recoins de la
personnalité sociale — sent immédiatement, qui sont les plus intéressantes à
«travailler», à analyser sur le moment et à commenter. À ce titre, la parenté de
l'exercice est forte avec le travail analytique. Cet exercice interprétatif peut
d'ailleurs s'appliquer aussi à des situations d'observation ou à un travail
rétrospectif sur des scènes vécues2. On peut donc considérer qu'un entretien
est aussi intéressant parce qu'il dit que parce qu'il cache ou dit à demi-mot.

Pour illustrer l'importance des silences et des non-dits dans les entretiens,
voici provisoirement quelques exemples tirés de mon enquête de terrain
auprès de lycéens, enfants d'ouvriers de Sochaux-Montbéliard*.

Pour les enfants d'OS immigrés habitant dans les «blocs» (HLM de la région),
l'interrogation sur le travail du père à l'usine suscite malaise et résistance. Que
leur père soit ouvrier spécialisé ou ouvrier qualifié, ils répondent par des
phrases brèves et laconiques ou par des expressions stéréotypées. L'enquêteur
doit les solliciter pour leur «arracher» quelques mots ; il sent assez vite
qu'insister serait déplacé. Il peut alors interpréter l'attitude blasée ou la moue
des enquêtes, face à ses questions, comme autant de manières polies de
l'inviter à mettre un terme à ce point de la discussion. Mais la question
centrale de mon travail m'était progressivement apparue comme devant être
celle de la transmission de l'héritage dans les familles ouvrières, ou plutôt
celle de la rupture de transmission entre la génération des pères et celle des
fils. Or l'interrogation directe sur ce sujet est maladroite, forcément
accusatrice, et même culpabilisante, puisqu'elle oblige les enquêtes à
thématiser, à expliciter la prise de distance avec le père, la rupture progressive
avec l'univers familial, qui, pour être vivables ou supportables, sont le plus

1. Spradley (J)> The Ethnographie Interview, New York, Holt, Reinehart and Wiston, 1979.
2. On pense notamment aux beaux •carnets de socio-analyse- d'Y. Delsaut. Cf. Delsaut (Y.),
•L'inforjetable», Actes de la recherche en sciences sociales, 74, 1988 ; «La photo de classe», Actes
de la recherche en sciences sociales, 75, 1988.
3. Cf. Chapitre VII de ma thèse «La démocratisation du lycée et ses enjeux», in L'usine, l'école et le
quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionnel des enfants d'ouvriers de Sochaux-
Montbéliard, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1995.

253
Stéphane Beaud

souvent vécues dans le non-dit, dans l'implicite et la gêne réciproque.


Revenaient alors dans la bouche des lycéens enquêtes les mêmes expressions,
chargées affectivement, qui disaient toutes une impression de morbidité et de
dégoût («J'ai toujours eu ça en horreur», «C'est sale», «dégoûtant»...). Le travail
du père, et plus largement les conditions de vie de la famille, l'argent —
autant de thèmes que je n'abordais jamais directement en entretien — ne
semblent pas de l'ordre du dicible. On a l'impression qu'il y aurait trop de
choses à dire et qu'il faudrait accumuler des anecdotes, des détails qui feraient
immédiatement pénétrer dans l'intimité de l'espace familial. Ce serait
forcément devoir parler de la fatigue et de l'usure physique du père, de la
diminution progressive de ses forces, évoquer aussi les peurs à l'usine (celle
d'être muté de poste de travail, celle de tomber dans un secteur plus «dur»,
celle d'être un jour licencié...). En lieu et place de cette chronique impossible
à tenir, les lycéens enquêtes répondent par des soupirs, des phrases
inachevées, des mimiques qui marquent l'impuissance et la résignation ; le
travail de leur père à l'usine est plutôt évoqué avec une sorte d'apitoiement et
de compassion. Dans ce silence des enfants sur le travail du père1, on peut
voir aussi le souci de ne pas céder à la tentation d'une description
misérabiliste de leur famille (de «faire du Zola» comme me l'a dit l'un d'entre
eux). Le silence est peut-être bien la seule manière possible, en situation
d'entretien, de dire le refus de l'héritage ouvrier de leurs parents. Il ne fait
alors qu'exprimer le «respect» que les enfants doivent à la peine des pères et
participe d'une sorte de convention tacite qui régit les relations
intergénérationnelles dans la famille. Le silence opposé à l'enquêteur est donc
la seule réponse digne qu'ils puissent (poliment) faire2. Ils participent d'un
mécanisme de défense à double détente : d'une part, se protéger soi-même, en
préservant son propre avenir, en se donnant une marge de manœuvre afin de
se rattacher à un autre groupe d'aspiration que le groupe ouvrier pour pouvoir
se penser autrement que comme fils d'ouvrier voué à un destin social
d'ouvrier ; et d'autre part défendre «malgré tout» l'estime de ses parents, le
respect de leur travail dur et ingrat, de ce «boulot d'esclave» (expression
maintes fois entendue en entretien ou ailleurs). La situation d'entretien est ici
particulièrement importante. Je les interroge sur leur scolarité passée et
présente, en tant que «lycéens», si bien que le questionnement sur les parents,
le travail du père, peut leur apparaître décentré ou déplacé3. Parler du travail
du père à ce moment de leur carrière scolaire, c'est par essence
contradictoire, c'est concilier un passé qui meurt et un avenir qui lui tourne le
dos, rester fidèle au père «privé» et renier le père «professionnel», respecter
l'autorité du père dans la famille et «contester» la soumission du père à
l'usine. C'est aussi redoubler les expériences sociales vécues au lycée qui leur
ont fait intérioriser la position dominée de leurs parents.

1. Comment parler de la culture du travail d'OS qui ne se décline plus que comme une «culture du
manque» (manque de temps, manque d'argent, manque d'espoir, absence d'avenir) ?
2. Les anthropologues ont montré que, par exemple, dans les sociétés rurales, le silence des
paysans (comme les paysans siciliens) était le seul moyen de faire face à l'univers de violence
sociale dont ils étaient prisonniers. Ce silence contraste avec le besoin de se libérer par la parole
de ces jeunes ouvriers qui parlent de l'usine, du travail ouvrier, de l'ambiance dans les ateliers en
termes très physiques, du point de vue d'une expérience vécue dans leurs corps et dans leurs têtes.
3. Ce sont d'ailleurs les lycéens les plus scolairement acculturés qui auront le plus de mal à
évoquer cette question du travail, alors que les lycéens qui se tiennent à distance de la culture
scolaire peuvent en parler plus librement car la perspective de travailler un jour à l'usine (pas
comme ouvrier mais comme agent de maîtrise ou cadre) ne leur est pas entièrement étrangère.

254
Comment, jeune étudiant, parler de son père ouvrier et immigré ?
Pour faire sentir cette difficulté à parler du travail du père, je présente ici quels
extraits d'un long entretien avec Mehmet, alors étudiant en première année
d'AES au moment où je le rencontre ; fils d'OS immigré turc, il est venu en
France à l'âge de quatre ans. Au milieu de son année de terminale B, il envisage
de s'inscrire en AES pour devenir plus tard fonctionnaire («c'est cool«) ou, pour
reprendre ses propres termes, «fonctionnaire -prof». C'est alors pour lui
l'occasion de recenser les avantages de cette profession et, immanquablement,
de la comparer avec le travail d'usine de son père :

— Ça venait d'où cette idée de faire fonctionnaire ?


— Ben j'aimais bien ce qu'ils faisaient les profs... fonctionnaire -prof quoi !... les
profs, ils étaient tranquilles, ils avaient de bonnes vacances, et puis j'avais des
copains qui avaient eu leurs parents profs. Eux aussi ils voulaient tous faire
prof, c'est peut-être ça qui m'a aussi influencé... [rires]... Alors il [son copain] me
dit : «Ouais c'est bien, il est payé une brique par mois», bon il a des vacances,
deux mois payés, bon ça fait... quand je vois mon père qui travaille... [hésite à
dire le mot, ton plus grinçant]... comme ça là-bas [ne nomme pas l'usine]
— Ton père il travaille à l'usine...
— Ouais il travaille à l'usine [dit très rapidement comme pour couper court à
tout autre question].... je me disais bon ben c'est... c'est vachement mieux !... Et
au moins, si on est fonctionnaire, on a pas l'angoisse d'être virés, quoi... On a
pas l'angoisse... ça dépendra de la conjoncture économique [petit rire]
— Et cette idée de devenir fonctionnaire tu l'as depuis la terminale ou plus tôt ?
Quand t'étais en troisième tu voulais faire quoi ?
— Quand j'étais en troisième ? Ben c'est toujours comme ça, j'ai toujours voulu
faire ça. Quand j'étais gosse, je voulais faire pilote, des trucs comme ça, mais...
[rires]... il faut pas viser trop haut quand même, il faut être réaliste...
— Et quand est-ce que ça t'a paru important le fait de ne pas être viré... ton père
il en parle...
— Ben je vois ce qui... chaque fois qu'il y a un plan social là, je vois comment ils
sont... [se reprend] Je vois comment il est [hésite encore]... Chaque fois qu'il y a
un plan social, ils sont... [ne trouve pas le mot juste ou n'ose pas le dire] Que ce
soit mon oncle qui travaille aussi là-bas, que ce soit lui, ils sont [soupir] Ils ont
vachement peur, quoi !...
— Et vous en parlez un peu, ton père, il te raconte un peu ?
— Ouais... il me fait : «C'est trop, ils nous font trop travailler...» tout ça pour les
dégoûter quoi... pour qu'ils rentrent au pays ou alors qu'ils arrêtent de travailler
c'est tout... [silence]
— Et il travaille dans quel secteur à l'usine, ton père ?
— En peinture, je crois... en peinture, ouais... [silence]
— Et toi t'as jamais voulu travaillé...
— J'ai déjà travaillé dans son truc... ouais j'ai déjà travaillé... en décapage...
— Et tu trouves ça dur ?
— Ben c'est pas... [rires] c'est pas un cadeau ! Mais nous [les 'Scolaires»] on a
pas fait le même boulot... on était en train de nettoyer la peinture. Lui, je sais pas
ce qu'il faisait, ce qu'il fait spécialement... mais de toute façon la peinture, c'est
pas... c'est pas un cadeau hein !... Avec la poussière qu'on a dans... partout... et
puis il y a un moment où il se faisait tout le temps des prises de sang, tout ça,
pour... [...]
— Et pour revenir sur cette question d'école, tu voulais devenir fonctionnaire
mais fonctionnaire-prof, il y avait pas d'autres...
— ... [Me coupani] Ouais fonctionnaire... De toute façon fonctionnaire, c'est...
Moi je voulais un boulot cool... un boulot tranquille... enfin je veux pas dire que
prof c'est tranquille [en me regardant, en se rendant compte de sa 'gaffe»] mais
c'est quand même plus tranquille que les autres boulots, hein ! [silence]
— Oui, c'est plus tranquille que travailler à l'usine...

255
Stéphane Beaud

— C'est plus tranquille que les autres boulots, quoi... [silence]


— Et au cours de ton année de terminale, il y avait aussi...
— [Coupant Oui, il y a eu des trucs... des BTS tout ça, ça m'a tenté... mais après
je me suis dit «les BTS c'est bien gentil mais...» [silence]... il faut travailler comme
un *fo\i»[rires]. Et c'est même pas sûr d'avoir un boulot après. Alors que
fonctionnaire, bon tu passes des concours, c'est dur d'être pris quand même,
mais dès que t'es pris, t'es tranquille... fonctionnaire-flic aussi... flic... voilà... mais
la vue, ça craint aussi, comme je suis myope.

Ce qui est le plus frappant, c'est bien cette hésitation à nommer les choses, à
appeler l'usine par son nom (un «truc»), et aussi ces phrases commencées et
jamais achevées, les différentes contorsions verbales pour tenter de trouver les
mots justes, qui sont autant de moyens qu'emploie le fils pour ménager son
père. Alors que dans la suite de l'entretien, les conflits entre le père et le fils (à
propos de son avenir, des «papiers français» que le fils veut faire, de l'utilisation
de l'argent, des distractions, etc.) sont à peu près assumés par Mehmet — tout
au moins il en parle -, lorsqu'il est sollicité pour évoquer le travail de son père,
il est comme paralysé par l'idée de mal le faire, soit en manquant de compassion
ou de «respect», soit en ne sachant pas lui rendre à sa manière justice. Face à la
peur qu'éprouvent les pères ouvriers à l'usine — des pères diminués
physiquement et socialement — l'enjeu pour Mehmet est d'être un fils «debout»
qui se donne comme but la conquête d'une sécurité d'emploi. L'expression de
«fonctionnaire-prof», ou de «fonctionnaire flic» (de manière à ne plus avoir à
craindre les contrôles de police au faciès dont il est régulièrement victime), par
laquelle le statut juridique protecteur («fonctionnaire») vient redoubler la
désignation par elle-même protectrice de la profession particulière («prof»),
exprime au plus juste la hantise de l'insécurité matérielle et morale dans laquelle
vivent constamment son père en particulier et les OS de l'usine en général.

Les usages différenciés de l'entretien en sciences sociales entretiennent un


rapport étroit avec la légitimité des modes d'enquête. Si l'on a ici plaidé tout
au long de ce texte en faveur de l'entretien ethnographique, c'est en ignorant
provisoirement le fait que le domaine de l'enquête «qualitative» (fondée
principalement sur des entretiens et des observations) n'est pas unifié : les
normes du travail de travail sont floues et trop rarement explicitées. Trop
souvent la seule utilisation intensive d'entretiens (quelles que soient leur
nature et leurs caractéristiques), ou le seul fait d'être allé sur le terrain,
suffisent à promouvoir et baptiser le travail réalisé comme «enquête de
terrain». Un des obstacles principaux que rencontre le travail ethnographique
en France dans sa quête de reconnaissance de légitimité scientifique ne
réside-t-il pas justement dans l'utilisation souvent abusive qui est faite de cette
étiquette ? Les contraintes propres au travail ethnographique offrent une sorte
de prime à ceux qui font ce qu'on pourrait appeler du «faux terrain», c'est-à-
dire qui utilisent a minima les techniques de l'enquête ethnographique,
notamment en privilégiant presque uniquement les entretiens et en restituant
d'une manière très succincte les conditions sociales (précises) de leur recueil ;
leur présence sur le terrain est bien souvent proche de celle des journalistes
(rapidité du séjour sur place) ou déléguée (travail d'enquête effectué par leurs
étudiants sur la base de consignes). La phase du travail de terrain étant
raccourcie, les différentes étapes du travail de collecte et d'interprétation des
données étant escamotées, les résultats de ce type d'enquête sont rapidement
publiés. On pourrait dire ici que la loi de Gresham s'applique parfaitement —
la «mauvaise monnaie (enquête) chasse la bonne» — si bien que les
ethnographes, qui paient le prix en temps de l'entrée sur le terrain et de
l'acceptation par le milieu enquêté, seront toujours en retard, ou plutôt en

256
L'usage de l'entretien en sciences sociales

décalage, par rapport à la demande sociale de résultats «sociologiques»,


définis comme tels par les médias Ga «crise des banlieues», l'«exclusion», la
«crise de l'École», les «problèmes des immigrés», la «crise de la jeunesse», la
«crise du politique», etc.), incapables de produire ces pseudo-scoops»
qu'attendent de la part des «sociologues» les professionnels de
l'information1... Autrement dit, dans un contexte de concurrence
intellectuelle de plus en plus régi par la rapidité de publications et où les
sociologues sont de plus en plus sollicités pour donner leur avis sur tout et
n'importe quoi, on peut dire que le vrai travail de terrain n'est pas, à cet
égard, rentable même s'il peut l'être à plus long terme (pour la «science
sociale»).

1. On peut prendre l'exemple des -banlieues- qui voient fleurir des enquêtes mal ficelées, des
interventions à chaud des gens qui interviewent -tout ce qui bouge- sur le terrain.
Progressivement assimilés à de -simples» journalistes, concurrencés par le nombre croissant de
consultants et experts es DSQ, les sociologues éprouvent de plus en plus de difficultés à pénétrer
sur des terrains comme les -cités-, ou en tout cas mettent beaucoup plus de temps à pouvoir y
être acceptés.

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