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SO00402T
L'enquête
sociologique
par entretien
Sommaire

Réalisation et analyses des entretiens en sociologie


Mariangela ROSELLI

Cours - 83 pages
Textes - 48 pages

Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur


RÉALISATION ET ANALYSE DES
ENTRETIENS
EN SOCIOLOGIE
Objectiver le contexte d’interaction et
analyser des entretiens

auteure :
Mariangela ROSELLI
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Table des matières

Présentation du cours

Introduction

Chapitre I : LA PREPARATION DE LA GRILLE D’ENTRETIEN ET L’UTILITE DE LA


PROBLEMATIQUE

Chapitre II : SE PRÉPARER À MENER UN ENTRETIEN SOCIOLOGIQUE

Chapitre III : LES ETAPES DE PREPARATION DE L’ENTRETIEN COMME


MATERIAU D’ANALYSE

Chapitre IV : L’ANALYSE DES ENTRETIENS : UN TRAVAIL DE


CATÉGORISATION ET DE REPERAGE DES RELATIONS ENTRE LES THÈMES ET
LES IDÉES

Chapitre V : L’ANALYSE PAR NIVEAUX : HABITUS ET MILIEU SOCIAL,


RELATIONS SOCIALES ET PLACE/POUVOIR/PRESTIGE

Chapitre VI : LE REPÉRAGE DES THÈMES ET L’ASSEMBLAGE DES ÉLÉMENTS


EN VUE DE L’ANALYSE THÉMATIQUE DE L’ENTRETIEN

Chapitre VII : L’ANALYSE CROISEE


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Présentation du cours

L’unité d’enseignement 402 « L’enquête sociologique par entretiens » est un enseignement de


méthode qui succède et s’articule étroitement avec les UE 201 «Initiation à l’enquête de terrain en
sociologie », 202 « Approches méthodologiques en sociologie » (de la première année de licence) et
302 « L’enquête sociologique par observations » (du premier semestre de la deuxième année de
licence). Ensemble, ces enseignements couvrent ce que nous appelons en sociologie « l’enquête
qualitative » présentant les étapes successives d'une enquête de terrain fondée sur la méthode de
l'entretien et remplacent, avec des contenus redéfinis et enrichis, l'ancienne UE 05B et C (« Théorie et
pratique de l'entretien »).
Après avoir appris comment poser un questionnement sociologique en élaborant une problématique
sur la base d’hypothèses solides et de terrains adaptés pour recueillir les données, l'enseignement
méthodologique 402 porte sur les méthodes de réalisation t d'analyse de l'entretien, comme un
matériau riche de sens et permettant de s’immerger dans l’univers social des personnes interrogées.
Au centre de l'enseignement se trouvent les méthodes d’analyse dont dispose la sociologie pour faire
ressortir le sens caché des paroles des gens ; cependant, un certain nombre de lectures complètent le
cours afin de consolider les bases des connaissances de ces méthodes.

BIBLIOGRAPHIE OBLIGATOIRE
 Bardin Laurence, L’analyse de contenu, Paris, PUF, 1977.
 Beaud Stéphane, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique », Politix, n° 35, 1996, p. 226-257.
 Bertaux Daniel, Les récits de vie, Paris, Nathan, coll. 128, 1997.
 Demazière Didier, Dubar Claude., Analyser les entretiens biographiques. L’exemple
des récits d’insertion, Paris, Nathan, 1997.
 Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996.
A lire comme exemples d’enquêtes sociologiques réalisées à partir d’entretiens :
 Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard,
1999.
 Bourdieu Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

A propos de l’examen :
Lors du devoir sur table de 2 heures qui couronne cet enseignement, l’étudiant est sollicité pour
réaliser l’analyse d’un entretien. Ce cadre général peut être enrichi aussi par des questions sur les
méthodes d’analyses (présupposés, outils, résultats et usages dans l’enquête), sur la méthode d’analyse
utilisée par l’étudiant (analyse thématique, de contenu, structurale, analyse croisée) ou bien encore sur
la position d’un auteur des lectures obligatoires et conseillées quant à l’utilisation de matériaux
discursifs dans le cadre d’une enquête sociologique.
Voici le sujet d’examen de l’an dernier et des indications de corrigé + deux documents utiles.
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Département de Sociologie

ANNEE UNIVERSITAIRE 2015/2016


1ère session – 2ème semestre mai 2016
*****
Code U.E. : [ SO 0005 ] CC et ET

Durée de l’épreuve : 3h

Instructions particulières : Attention !


LES 2 PARTIES SONT À REDIGER SUR DES COPIES SEPAREES

Mentionnez bien sur chaque copie le code du segment


(« SO 0005A » ou « SO 0005B et C »)

Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens

Rappel : 1ere partie (05A) et 2eme partie (05B et C) sont à rédiger sur
des copies séparées.

1ère partie (SO 0005A)


…//….

2ème partie (SO 0005 B et C)

Question 1 (10 points)


1. Au moment de l’entretien, plusieurs types de questions peuvent être posés. Détaillez les différentes catégories
de questions, leurs fonctions ainsi que les effets qu’elles produisent sur la communication et la prise de parole.

Question 2 (10 points)


2. Supposons que vous deviez réaliser des entretiens dans le cadre d’une enquête portant sur l’organisation du
temps des étudiants.

a/ Dans une première phase de problématisation, à quels facteurs penseriez-vous pour comprendre la
structuration du temps étudiant.

b/ A partir de quels critères choisiriez-vous les étudiants à interroger ?

c/ Elaborez la grille d’entretien pour obtenir un matériau sociologiquement riche et pertinent : déclinez les
thèmes et les sous-thèmes, quelques exemples de question et précisez pour quelles raisons ces entrées
thématiques vous semblent intéressantes et pertinentes.
Département de Sociologie

Eléments du corrigé :

Le document Blanchet/Gotman a été vu en cours et il est présent dans ce cours SED. CM. Il ne faut pas
confondre cette réponse avec les types d’entretien (erreur commise par une large majorité d’étudiants).

Document : « principaux thèmes et articulation logique dans le déroulement d’un entretien sur l’emploi
du temps des étudiants » ce document est inédit et a été élaboré pour une vraie enquête réalisée auprès
d’étudiants sur leur manière d’organiser leur temps. ATTENTION : l’une des erreurs les plus fréquentes
a été de poser des questions en vouvoyant. Or d’étudiant à étudiant, le tutoiement est obligatoire en
situation d’entretien.
BONUS : la formulation des questions, le tutoiement (étudiant à étudiant) ainsi que la précision de qui est
choisi comme enquêté (profil) constituent aussi des éléments qui font gagner des points.
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Grille d’entretien sur l’organisation du temps étudiant

La colonne centrale comporte les sphères d’activité et d’occupation du temps tandis que
le côté gauche introduit une déclinaison entre temporalités différenciées et le côté droit
pousse vers l’approfondissement biographiques afin de repérer les déterminations
sociales. Exemple de question ouvrant l’entretien : « Je m’intéresse à la manière dont les
étudiants toulousains vivent l’expérience de leur première année, l’apprentissage du
temps long qu’il faut savoir organiser. Nous pouvons commencer par ton organisation
générale, pour le logement et le transport, par exemple, et ensuite je te poserai des
questions plus précises ». Exemple de relance complémentaire : « Mais comment fais-tu
exactement pour tes courses ? C’est toi-même qui les fais ou tes parents ? ». Exemple
de relance interprétativ-provocatrice : « Si je comprends bien, ce n’est pas exactement
l’indépendance… ».
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INTRODUCTION1

Utilisé de plus en plus dans les sciences psychologiques et sociales, l’entretien est un outil
relativement récent qui n’a pas fait l’objet d’une réflexion systématique. La littérature dans la
matière est limitée, mis à part quelques recherches empiriques qui laissent ci et là émerger des
considérations méthodologiques d’ordre plus général et de quelques articles récents sur
lesquels je m’appuierai pour ce cours (cf. bibliographie à la fin du cours 1).
L’entretien ne constitue pas une fin en soi. Il faut, avant de parvenir aux résultats de la
recherche, effectuer une opération essentielle, qui est l’analyse de l’entretien ou des entretiens.
Cette analyse s’effectue sur le corpus, c’est-à-dire l’ensemble des discours produits par le ou les
enquêteurs et les enquêtés et vise à sélectionner et à extraire les données qualitatives
susceptibles de permettre la confrontation des hypothèses aux faits.
L’objet de ce cours est d’essayer de répondre à la question : comment utiliser des entretiens de
recherche en sociologie dès lors qu’ils ne constituent pas des questionnaires déguisés, mais de
vrais dialogues centrés sur la personne rencontrée ? De manière subsidiaire, je tâcherai aussi
d’indiquer comment présenter les résultats du travail d’analyse pour que les résultats soient
convaincants et que la parole des enquêtés continue d’être respectée. Ce dernier point est de
première importance et demande quelques commentaires supplémentaires.
Accorder une importance extrême à la parole des gens signifie que l’on suppose que les gens
ordinaires, parmi lesquels se situent nos enquêtés, détiennent une pensée du monde et des clés
de lecture des réalités qui, tout en leur étant propres, sont significatives et intéressantes pour le
sociologue. Cette position implique que l’individu est un être capable de pensée et
d’interprétation, qu’il a une réflexivité préexistante à l’arrivée de l’enquêteur sur le terrain. Le
travail du sociologue est, dans cette optique, de se mettre dans les conditions les plus proches de
la personne interviewée afin de saisir le sens qu’il produit autour d’un fait et d’identifier les
conditions dans lesquelles se produit ce sens.
Il existe d’autres usages des entretiens qui impliquent un statut différent de la parole des gens.
Un entretien peut être destiné à recueillir des informations, à établir des faits et à fournir des
témoignages les plus authentiques possibles. Il est alors dirigé par des questions précises du
chercheur qui doit reconstituer ce qui s’est vraiment passé : c’est

1. Tous les exemples et les auteurs cités sont référencés en fin de cours sous forme de bibliographie.
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le cas pour un témoignage sur une période ou un événement historique. Qu’on le veuille ou non,
l’entretien prend alors la forme d’un interrogatoire et la relation enquêteur/enquêté est marquée
par le doute et l’effort à établir la vérité. La parole de l’enquêté est traitée comme une source
d’informations parmi d’autres qui doivent être recoupées avec elle. Dans cette perspective, le
sociologue qui s’apprête à analyser les entretiens peut opter entre une posture illustrative et une
posture restitutive.
La première de ces postures consiste à faire un usage sélectif de la parole des gens au point
de l’asservir aux besoins de la démonstration conduite par le chercheur. La plupart des travaux
en sociologie avancent des hypothèses qui sont illustrées par des citations tirées de paroles
retranscrites et plus ou moins clairement attribuées à tel ou tel enquêté. Le cadre de référence
qui est sous-jacent à ce type d’enquête est la démarche causale qui consiste à tester des
hypothèses sur les relations objectives entre un objet sociologique considéré comme un effet ou
résultat et des variables indépendantes considérées comme des indicateurs de causes sociales.
Ce type de démarche commande des entretiens semi-dirigés, organisés autour d’une série de
questions-guides, plus ou moins ouvertes, et s’appuie sur les entretiens comme un bon outil de
vérification d’hypothèses. Le rapport - sélectif - à la parole peut être engagé par le chercheur
dans la phase suivante, l’analyse des entretiens, en particulier à travers ce que l’on dénomme
habituellement l’analyse de contenu. Décrire de manière objective, systématique et quantitative
le contenu manifeste des communications dans le but de les interpréter, tel est l’objectif
initialement fixé à l’analyse de contenu, dans la continuité des travaux de Berelson (1952). Dans
cette perspective, la description du message est opérée à partir de catégories permettant le
découpage et le classement des éléments de signification. L’entretien est passé dans une
moulinette et en ressort en morceaux ventilés dans une multitude de rubriques. La parole des
gens est ainsi fragmentée en fonction des catégories explicatives qui intéressent le chercheur.
Une autre méthode d’analyse des entretiens, qui procède elle aussi du même principe de
catégorisation des mots selon des items, est l’analyse thématique. Cette méthode se limite au
contenu des messages, aux seuls signifiés. Son principe consiste à repérer et isoler des thèmes
dans un entretien afin de permettre sa comparaison avec d’autres entretiens. Les discours sont
ainsi découpés en fragments correspondant à des thèmes, voire à des sous-thèmes qui les
spécifient. Chaque entretien est redistribué dans une grille, stable d’un entretien à un autre, et
les extraits d’entretiens se rapportant au même thème sont regroupés et traités transversalement.
Cette démarche ignore la cohérence interne du discours et privilégie la cohérence thématique
inter-entretiens. L’analyse thématique vise à tester une grille d’analyse unique pour tous le
corpus qui s’appuie sur un ensemble d’hypothèses de recherche
1

qu’il s’agit de valider ou d’infirmer à l’aide des réponses des enquêtés. Dans cette démarche,
c’est le degré de généralisation des hypothèses qui compte et les entretiens sont là pour
permettre à des hypothèses formulées a priori de trouver des cas réels de vérification. La place
qui est faite à la parole des gens n’est pas importante, la parole n’étant pas au centre de
l’attention du chercheur qui s’intéresse aux faits, au contenu.
A l’inverse, la posture restitutive consiste à laisser une grande place à la parole des gens, jusqu’à
en faire un usage exhaustif, quand par exemple les entretiens sont livrés in extenso au lecteur
sans être analysés. Ici la parole des gens est considérée comme transparente, au point que rendre
compte de cette parole est l’objectif unique de la recherche sociologique. L’individu est
considéré comme le seul acteur du social que l’enquête doit prendre dans ses pratiques de
communication ou dans le cours de ses actions. Un exemple récent de cette démarche est fourni
par La misère du monde, publication collective comprenant une soixantaine d’entretiens
retranscrits et constituant la plus grande partie des 950 pages du livre. L’objectif déclaré des
auteurs est de mener une enquête de type ethnologique et d’adopter, grâce à la retranscription
fidèle, un point de vue aussi proche que possible de l’interlocuteur. L’inconvénient de cette
démarche est qu’elle laisse au lecteur le travail d’analyse, de comparaison et de synthèse des
traits caractéristiques et pertinents du corpus. Car, autant il est légitime, et souvent
indispensable, de produire quelques retranscriptions quasi-intégrales d’entretiens de recherche,
pour montrer l’analyse en acte, autant il est d’usage, lorsqu’il s’agit d’analyse sociologique, de
produire, de manière synthétique et argumentée, les résultats de cette analyse.
A l’opposé, la perspective de l’entretien considéré comme moment de production de sens
permet de surmonter la difficulté qui consiste à considérer que toute analyse est réductrice.
Quelle que soit la méthode adoptée pour montrer les mécanismes de production du sens
(analyse de contenu, analyse du discours, analyse structurale, etc...), le point de départ de cette
posture est de considérer qu’un propos tenu par quelqu’un dans une situation d’entretien de
recherche ne parle pas de lui-même. Elle se fonde sur une démarche analytique. Par
opposition à la démarche de type causal, la posture analytique se rapproche de la posture
restitutive dans la mesure où elle s’inscrit dans une approche compréhensive de la réalité sociale
telle qu’elle se trouve mise en forme, dans certaines conditions, dans et par le langage : le
langage est considéré ici non pas comme un véhicule de représentations ou un simple support de
l’action, mais un processus par lequel le réel se constitue comme une activité de mise en
forme. Le langage est pris ici comme une forme qui permet de mettre en relation le
1

monde et le moi, une activité par laquelle le sujet met en forme (langagière) un sens sur la
réalité sociale en l’énonçant.
Accorder la plus grande importance à la parole des gens revient à assimiler les personnes
interrogées à des sujets exprimant, dans un dialogue marqué par la confiance, leur expérience et
leurs convictions, leur point de vue et leurs « définitions des situations vécues », selon
l’expression introduite dans la sociologie par W.I. Thomas à Chicago, au début du siècle.
Dans cette perspective particulière, on n’attend pas de l’entretien qu’il nous livre des faits, mais
des mots. Ces mots expriment ce que le sujet vit ou a vécu, son point de vue sur le monde qui
est « son monde » et qu’il définit à sa manière, d’après son expérience et sa situation. En même
temps qu’il exprime cette définition, l’enquêté essaie de marquer son propos par des
appréciations qui lui permettent de se situer dans les définitions en même temps qu’il essaie de
nous convaincre de la validité et de la cohérence de son propos. Dans les chapitres introductifs à
leur manuel d’analyse d’entretiens biographiques, Demazière et Dubar (1996) développent de
façon particulièrement approfondie et pertinente les implications et les avantages de la posture
qu’ils appellent - pour la distinguer de la posture illustrative et de la posture restitutive - «
analytique ». Je vous propose quelques pages tirés de la première partie de leur ouvrage, pages
qui mettent utilement en perspective l’analyse des entretiens avec les implications théoriques et
méthodologiques de la tradition sociologique. L’entretien sert à découvrir ces mondes et la
parole est le moyen pour le sociologue pour y accéder. Cependant la parole n’est pas
transparente, mais elle constitue une construction dialogique complexe : retranscrire les
entretiens ne suffit pas pour reconstruire les univers de croyances qui s’expriment dans les
entretiens en même temps qu’ils se construisent dans l’interaction avec le chercheur. Il faut
comprendre le sens des mots, le sens caché derrière les mots et pour cela il faut analyser les
mécanismes de production du sens, comparer des paroles différentes, mettre à nu les oppositions
et corrélations les plus structurantes. La méthode d’analyse qui correspond au mieux à cette
posture est l’analyse structurale appliquée aux entretiens biographiques.
1

Chapitre I

LA PREPARATION DE LA GRILLE D’ENTRETIEN


ET L’UTILITE DE LA PROBLEMATIQUE

Comment faire en sorte que les enquêtés parlent spontanément d’un problème, souvent difficile
à aborder et qu’ils n’ont pas les mots pour exprimer par manque d’habitude, tout en restant dans
une situation de communication bienveillante entre l’enquêté et l’enquêteur ? Plusieurs tactiques
sont repérées et connues par les sociologues de terrain ; d’autres relèvent de la méthode pure et
simple. Commençons par cette dernière.

Afin de savoir de quoi parler lorsqu’on mène un entretien, il ne faut pas rédiger une
grille d’entretien à partir de rien. Il faut d’abord et surtout élaborer une problématique,
étayée par des hypothèses servant à identifier les modalités (thèmes) autour
desquelles vous allez interroger la personne. Du point de vue de la méthode de
l’enquête, problématique et hypothèses constituent la base de départ pour l’enquête de
terrain, même si au fur et à mesure que les entretiens sont réalisés, la grille se modifie
pour prendre en compte les thèmes « découverts » sur le terrain en écoutant la parole
des gens ; du coup, la problématique et les hypothèses s’enrichissent d’autant.

Comment rédiger une problématique ? Exemple appliqué


Afin de vous aider à rédiger une problématique qui réponde aux critères de l’enquête sociologique, il faut
d’abord penser que la problématique n’est pas un exercice
académique demandé aux étudiants mais une étape instrumentale et nécessaire de
l’enquête. C’est en rédigeant la problématique, en effet, que
- l’on explicite ses idées
en les confrontant à celles des auteurs dont les travaux portent de près ou de
loin sur l’objet qui nous intéresse
- l’on met à plat les connaissances
en les organisant en un raisonnement clair, ouvert sur des hypothèses.
Une problématique sert donc à la fois comme base pour toute enquête et comme
trame qui délimite le choix des enquêtés, le terrain ainsi que les thématiques qui
constitueront le guide d’entretien. Nous allons écrire un modèle de problématique en
montrant étape par étape les passages à respecter dans sa rédaction et indiquant les
critères du terrain et les thématiques pour la grille d’entretien qui se dégagent de ce
type de travail.
1
1

Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où le
sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain d’enquête auprès
des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre ménager au quotidien et dans la
durée.
En italique : les questions posées par le sociologue
En gras : le type de question et le point de réflexion qui s’ajoute au raisonnement Souligné
: la thématique correspondante dans la construction de la grille d’entretien.

Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude : l’ordre
ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du sens
pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique Entretien : le
cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête spontanément : de sa
famille ascendante ou de celle qu’il a créée).

Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des familles
chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences ont-
elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi est-il
si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce qu i
pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue de
l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents, notamment
à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en couple : tenants et
aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e fois, comment se sont soldées les
différentes expériences de mise en couple sans intention ou projet de fonder une famille. Sur quelles
bases alors ?

Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est
sacrée. Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui
apparaît si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation en
profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident. On
doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la représentation
sacrée de la famille.

Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que
la famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise en
mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de Singly,
1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que l’institution
inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action – par une autre
composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique Entretien : l’expérience de la
fragilité des familles est qqch que vous connaissez ? racontez-moi.
1

Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de
dégager les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des
questions plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple et
de la famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment parvient-
on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à l’action »
laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins sentimentale de
l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans l’engagement
réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique Entretien : Pour
vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une famille ? Quels sont les
ingrédients qui peuvent aussi jouer un rôle favorable ? Quels sont au contraire les freins et
les obstacles ?

Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à définir
son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite qui est la
sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier élan amoureux qui
vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.

Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé d’agir
d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être correct avec
son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches. D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il semble
obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer son
partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes si
celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique Entretien :
Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la puissance des normes.
Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du couple au projet d’avoir des enfants ?
Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du premier ? Et du second ? Qu’est-ce qui a changé
matériellement pour vous ? Et pour votre conjoint ? Et pour le
couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par les parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de mieux
connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps pour
vous a joué en faveur du couple ?

C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent un
conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit,
sans se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu et
met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce qui
signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui seules
peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la mesure pas
ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu 25 ans, avez-
1

vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans vos expériences de
décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment vous organisiez-
vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est venu ? Quand vous
avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement votre appartement ? Ce
changement était logique ?

En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle conjugal
ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de publicité
pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore ajouter le
rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans les
objets, l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la norme
d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la fabrication du
familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de l’ordre ménager, celui
des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont problématisés comme 1.
des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des passerelles vers un régime
sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et la régularité, il est remplacé par
d’autres sentiments que les objets stabilisent en rassurant l’autre quant à
l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame familiale qui se construisant sur la
durée permet de faire des projets (enfants, accession à la propriété, voyages) et de
constituer le ménage en tant que famille (entité une et indivisible, faite pourtant de
plusieurs individus. Cette phrase est le cœur de la problématique car elle annonce les
modalités de l’enquête : les objets et les actions/mouvements/rites/relations et
interactions autour des objets comme pratiques concrètes à investiguer et les objets
comme repères des actions et des engagements qu’il va falloir faire décrire aux
enquêtés. On voit ici comment certains mots sont choisis dans la problématique pour
annoncer la teneur des entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on
sait que pour répondre à la question des objets dans les trois fonctions au minimum
qui sont envisagées en amont, on va devoir interroger des couples à différentes
étapes des temporalités amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant
élevé des enfants et les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant
décidé ou ayant dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre
familial). Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez
acheté avec ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui
sont venus à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en
servir ? Vous en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de certains
objets parce que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont les
usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ? Et le
fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser prépare les
conditions pour une description complète de la division sexuée du travail domestique. On
pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3. Le linge des enfants.

L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles et
caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle central
tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir développer
toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant pas à venir.
Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet de l’inconfort :
les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un, qui prend donc
le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques objets personnels :
affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall, 1993). Aussitôt, les deux
protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs trajectoires familières. L’invitant,
sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit son espace dans la salle de
bains, range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est plutôt dans la peau d’un
explorateur, découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité étonnante. Et peu à peu
les objets changent, insensiblement et secrètement, comme si cette mue s’effectuait de
1

l’intérieur d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le réfrigérateur, la gazinière, qui étaient
personnels, deviennent « notre » lit, « nos » chaises… En quelques semaines ou quelques
mois, l’ensemble se transforme, se collectivise. Les objets qui auparavant portaient
séparément la mémoire de deux personnes portent désormais la mémoire du couple. (Il
s’agit maintenant de décliner les diverses modalités de temps, d’espace et d’objets
sur lesquelles on va faire décrire des pratiques aux enquêtés afin de mettre le doigt
sur cette transition et transformation du singulier au collectif du couple : quels objets
jouent le jeu ? Lesquels résistent, au contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui
est allé habité d’abord chez l’autre ? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça s’est fait ? Et
les repas, comment se sont passés les premiers repas préparés par l’un de vous deux alors que les goûts
de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous arrivait-il d’alterner entre son appartement
et le vôtre ? Qu’est-ce que vous emportiez ? Cet objet est resté qqch de personnel ? comment a-t-il «
résisté » à la mise en commun ?

L’élan ménager. Rendus à un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont
acquis un nouveau système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager
dans le perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse tout
à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour convaincre
les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand diriez-vous que vous
vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous cette étape ? Avez-vous
eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être vraiment un couple ? d’être
vraiment une famille ?

Le ménage et l’enfant. Quand il y a accord, l’enrichissement des relations entre personnes a


tendance à intensifier la danse avec les choses, dans un même mouvement de mobilisation
familiale. Cela se vérifie en particulier lors de la naissance du premier enfant. Avec cet
événement, le couple saute brusquement dans une nouvelle phase de son existence, le petit
personnage prenant une place énorme : la vie ne sera jamais plus comme avant. (autre
modalité : le changement irréversible de la naissance du premier enfant et les
ajustements, révolutions et adaptations qui s’en suivent. Les objets comme repères
de l’espace familial scandé par de nouveaux rythmes, les nuits, les changes, les
siestes, les repas pour le bébé). Thématique Entretien : Et avec la naissance de votre fils, les
choses ont continué de la même manière qu’auparavant pour les tâches domestiques ?
Votre place a changé à la maison ? Et l’espace de la maison a-t-il changé ? Comment ?
Avez-vous des photos de cette période ?
Et des objets que vous avez gardés en souvenir ? Vous les utilisés encore aujourd’hui ?

La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce
qu’il était, ou s’avère ne pas correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le
couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment d’épuisement du rêve ou de la
désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont liées à
cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez l’impression que
ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des solutions
pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû, maintenant que regardez à
posteriori ?

Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse de la
1

famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux). Thématique
Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à Paris, vous vous êtes
à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à-face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les effets
de la mobilisation familiale sur le face-à-face avec les choses : ici le rapport aux objets est
plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité expérimentale :
personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels rythmes, quels rites
scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien : avez-vous des bibelots
auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les déménagements ? Sont-ils
rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me l’expliquer ?

Conclusion provisoire et ouverture vers l’enquête : au-delà de l’importance de la passion


amoureuse, on peut s’interroger sur l’importance des gestes et de leurs enchaînements dans
la stabilisation d’un couple. Les automatismes, les habitudes, les rites, les attachements
reprennent au lendemain de l’aménagement en couple et ils s’étendent à l’autre, au
partenaire, par l’intermédiaire des objets qui relient les deux partenaires. On peut faire
l’hypothèse que, en avançant dans le cycle ménager, la routinisation des gestes et
l’accumulation des objets écrasent les personnes dans des rôles statiques, chosifiés.

A partir de cet exemple, on comprend mieux à quoi sert la problématique et pourquoi elle est si
importante dans le déroulement d’une enquête. On peut commencer par rédiger la problématique à
partir d’une bibliographie indicative réduite et laisser que les hypothèses les
plus fortes émergent du terrain (entretiens et analyse des entretiens) : l’enquête suit alors
une méthode inductive qui privilégie les éléments qui ressortent du terrain au fur et à mesure
et les utilise pour organiser un raisonnement construit ex-post. C’est la démarche des
ethnologues et des sociologues suivant une méthode ethnographique, qui préfèrent aller sur
le terrain et confronter leurs idées, préjugés et croyances avant de s’imprégner du savoir
théorique. Seulement, pour suivre cette voie, il faut avoir déjà une solide imagination
sociologique.
Si en revanche on commence par appréhender précisément le champs dans lequel se situe l’objet et on
construit une problématique achevée d’entrée de jeu, l’enquête suit alors une
démarche hypothético-déductive : du questionnement théorique on se dirige vers le fait ou l’objet
d’étude équipé du savoir et des résultats des auteurs qui nous ont précédés. Cette démarche est celle
de l’étudiant en sociologie qui commence à bâtir son savoir et
imagination sociologiques et doit s’appuyer sur une base solide que d’autres ont construite avant lui
afin d’élaborer des questions thématiques pertinentes dans une grille d’entretien.
La sociologie = Observer la réalité >>>>> penser la réalité >>>>>> observer la réalité avec discernement
(HOWARD BECKER)

MOUVEMENT INCESSANT D’ALLERS-RETOURS


dans 2 directions possibles
Mouvement de la réalité vers la pensée et l’abstraction : démarche INDUCTIVE
Mouvement de la théorie vers la réalité avec un regard informé par les hypothèses : démarche
HYPOTHETICO-DEDUCTIVE

(C. WRIGHT MILLS parle d’équilibre en tension entre ces deux mouvements)

Etapes à suivre pour saisir la réalité, recueillir les données et les interpréter

Observer et lire en même temps


Construire une « fenêtre » pour saisir une tranche de la réalité : question de départ
Observer à nouveau avec un œil averti et formuler des relations entre les choses : problématique
Choisir le terrain et le groupe de manière pertinente et réaliste
3

Selon le type de réponse que l’on cherche, selon la situation de communication que l’on veut
créer et surtout selon l’objet de l’enquête, l’entretien sera directif, semi-directif
ou ouvert.
- L’entretien directif ou fermé : les questions demandent des réponses très concises, fermées,
cet entretien se rapproche de l’administration d’un questionnaire. C'est le
plus structuré de tous les entretiens d'enquête. Il suppose que l'interviewer ait la
certitude que ses questions balisent tout le champ des possibles. C'est pourquoi un
entretien directif est toujours précédé d'une phase d'entretiens non directifs ou semi
directifs qui lui permettent de prouver que ses questions "saturent" le champ
d'enquête. Ce type d'entretien est très peu utilisé en approche compréhensive, car il
oriente trop le discours de l'interviewé ; il "hache" trop l'expression, empêche
l'interviewé d'aller au fond de ce qu'il pourrait dire. Bien entendu, en entretien directif,
la liste des questions que posera l'interviewé est prévue (et justifiée) à l'avance, dans un ordre
précis.[…] L'entretien directif peut être distingué du questionnaire. Ce terme
est utilisé quand l'interviewé répond seul à un questionnaire qui se trouve être le plus
souvent sur "papier", en dehors de la présence de l'interviewer (CORBALAN, J.A.
Dossiers interviews et enquêtes. Octobre 2001).
- L’entretien ouvert, ou non directif : une question générale laisse libre cours au récit de
la personne interrogée. Ce type d’entretien est surtout ponctué par des
questions de type relance ou reformulation synthèse C'est le moins structuré de tous
les entretiens. Après avoir posé LA question d'ouverture (LA seule et unique
question, celle qui ouvre un champ d'expression), l'interviewer ne posera plus aucune
autre question. Son travail consistera à "suivre" l'interviewé dans le libre
cheminement de ses pensées, à faciliter son expression, à l'accompagner dans son
"errance". L'interviewer n'est pas passif : il doit remplir sa fonction de facilitation de
l'expression de l'interviewé, sans la diriger, sans la contrôler, sans lui indiquer des
domaines d'expression, sans l'orienter là où l'interviewer souhaiterait voir aller
l'interview. (ibid.).
- L’entretien semi-directif est un compromis entre l’entretien directif et l’entretien
semi-directif L'interviewer, parce qu'il a une connaissance du champ de l'interview,
prévoit à l'avance un petit nombre de sous-thèmes (pas plus de 7) qui balisent tout le
champ des possibles, compte tenu de l'objectif de l'enquête. Pour chacun de ces
sous-thèmes, l'interviewer prévoit une ou plusieurs questions qu'il ne posera que si
l'interviewé ne les aborde pas spontanément dans le fil de son discours. C'est dire
que l'interviewer ne pose ses questions que vers la fin de l'interview, si et seulement
si l'interviewé n'a pas abordé spontanément les sous-thèmes qui intéressent
l'interviewer (ibid.).

Il faut bien comprendre que selon le type d’entretien, nous allons obtenir des réponses et des
développements ad hoc qui n’ouvrent pas les mêmes pistes d’analyse et ne permettent pas de la
même manière de revenir sur les hypothèses pour les corriger, les compléter et les enrichir. Or
une enquête fondée sur un matériau empirique de type qualitatif ne peut pas se limiter à une
posture illustrative ou restitutive. L’objectif est de
rentrer tant que possible dans une approche compréhensive où cet adjectif définit la logique
d’analyse des paroles recueillies comme d’une quête d’un sens caché (y
compris à la personne qui parle : un sens habité par les expériences, passages biographiques et
déterminations sociales que seule permet l’analyse à froid et en
tenant compte du texte dans son ensemble).

3
4

Voici des exemples tirés d’enquêtes réalisées qui montrent chacun des types d’entretien.

Guide d’entretien fermé, par Olivier Maulini, janvier 2008 sur les formes du
travail scolaire et sens des apprentissages : évolutions de pratiques
pédagogiques.

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5

5
6

1. UN EXEMPLE : L’APPRENTISSAGE DE L’ORTHOGRAPHE


1.1. s nous intéressons à la manière dont vous organisez
concrètement le travail des élèves et aux liens que vous faites entre
les formes de travail que vous proposez et les apprentissages
réalisés. Nous souhaitons commencer par un cas concret : par
exemple, l’apprentissage de l’orthographe.
1.1.1. Comment diriez-vous que vous enseignez cette discipline ?
Relances possibles :
□ Que faites-vous ?
□ Que doivent faire les élèves ?
□ Quel travail leur demandez-vous ?
□ Dans cette liste, quelles ressources utilisez-vous :
leçons, exercices, ateliers, projets, activités, recherches, travail
à domicile, récitations, dictées, rédactions, listes de mots,
etc.Pour chaque ressource, voir comment l’enseignant
procède précisément : quel est le travail demandé, à quelle
7

fréquence, sous quel contrôle, à quels élèves, dans quels


regroupements, etc. ? Demander ce qui se fait, pas pourquoi on
le fait. Chercher si l’enseignant propose d’autres entrées.
1.1.2. Dans votre répartition du travail, quel rôle joue :
□ la journée ?
□ la semaine ?
□ le mois ?
□ l’ année ?
□ le cycle ?Vérifier s’il y a d’autres entrées : le
trimestre ? la période entre deux vacances ? etc. 1.1.3. Pour
vous organiser et pour faire travailler les élèves, quels outils
utilisez-vous ? Relance : En particulier quel usage faites-
vous :
□ des livres et cahiers ?
□ des autres moyens d’enseignement ? (lesquels ?)

□ des ouvrages de référence (dictionnaires,


grammaires, Internet, etc.) ?
□ des programmes officiels ?
□ des ressources de l’établissement ?
□ autres ?
1.2.Nous aimerions maintenant nous placer du côté
des élèves, de la manière dont ils travaillent et
apprennent, selon vous, l’orthographe avec vous.
1.2.1. Comment diriez-vous que les élèves réagissent aux
formes de travail que vous instaurez ?

Relances :
□ Réagissent-ils tous de la même façon ?

7
8

□ Profitent-ils plus ou moins bien de certaines options ?


□ Que pensez-vous de leur engagement, de leur intérêt, de
leur motivation ?
□ Que pensez-vous de leurs progrès, de leurs
apprentissages, de leur rapport à l’orthographe, de l’évolution
de ce rapport ? 1.2.2. Comment réagissez-vous à la réaction des
élèves ? Relances :
□ Cette réaction a-t-elle un impact sur votre manière de
procéder ?
□ Si oui, comment ajustez-vous le travail concrètement ?

□ Comment jugez-vous finalement si ce travail est


pertinent, intéressant, efficace ou non ? (relance importante)

1.3.Vous venez de nous dire comment vous travaillez en ce


moment. Nous aimerions aussi savoir comment vous êtes
arrivé à cette manière d’enseigner, par quelles autres
pratiques vous avez éventuellement passé, comment et
pourquoi vous avez évolué. 1.3.1. Avez-vous toujours
travaillé de cette façon ? 1.3.2. Qu’avez-vous modifié avec le
temps ?1.3.3. Pourquoi ces modifications ? Relances :
□ Avez-vous fait des constats personnels ? Lesquels ?
□ Avez-vous eu des échanges avec des collègues ?
Lesquels ?
□ Avez-vous été influencé par des formateurs, des travaux
de recherche, des lectures ?
□ Les parents ont-ils joué un rôle ?
□ La hiérarchie ?
□ Les débats sur l’école ?
□ Autre ? 1.3.4. Y a-t-il des façons de travailler qui vous

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9

ont inspiré ? Lesquelles ? En quoi ? Pourquoi ?


2. ELARGISSEMENT : LES FORMES DE TRA V AIL DANS LE RESTE DE
L’ENSEIGNEMENT

2.1. que nous venons de dire pour l’orthographe peut


s’appliquer ou non au reste de l’enseignement. Sur la base de
cet exemple, nous aimerions nous intéresser pour finir à
l’organisation générale du travail de vos élèves.
2.1.1. Y a-t-il des principes valables pour l’orthographe qui valent
aussi pour d’autres disciplines ? Si oui, quels principes, et pour quelles
disciplines ?

Relances :
□ Sur quelles ressources, en générale, vous appuyez-vous
? Leçons, exercices, ateliers, projets, activités, recherches, travail
à domicile, récitations, rédactions, livres et cahiers, etc. (cf :
1.1.1.)
□ Comment jugez-vous de la pertinence de ces ressources,
de leur intérêt, de leur efficacité ? (cf : 1.2.2.)
□ Y a-t-il certaines formes de travail qui correspondent
mieux que d’autres à certains apprentissages ? Quelles formes
pour quels apprentissages vous semblent les plus appropriées ?
Comment faites-vous pour les combiner ?
2.1.2. Faites-vous toujours ce que vous voulez, ou y a-t-il des
contraintes externes dont vous devez vous accommoder ?
2.1.3. Qu’aimeriez-vous savoir pour (mieux) vous organiser ?
Puisque nous faisons une recherche sur ce thème, quelles
questions aimeriez-vous un jour nous poser ?
2.2. -t-il une question importante que nous aurions omis de
vous poser ? Quelque chose d’important pour comprendre
votre manière de travailler et de faire travailler les élèves ?
Prendre congé et remercier pour la disponibilité, l’intérêt porté
à l’enquête et réaffirmer le grand intérêt des propos ainsi

9
1

recueillis.

Dans cet exemple, questions, sous-questions et relances sont entièrement et intégralement


prévues. Il s’agit d’un entretien de type directif ou fermé ; comme vous
pouvez le constater, les réponses déclenchent systématiquement certaines relances,
presque comme dans un questionnaire. La différence avec celui-ci est que les thèmes
principaux sont introduits par des questions ouvertes et c’est seulement dans le développement
des propos qu’elles deviennent fermées. On a ainsi une combinaison
intéressante de développements spontanés avec des pistes ouvertes par l’interlocuteur
et assez de précisions pour pouvoir ensuite comparer entre différents témoignages. C’est le
type d’entretien qui est utilisé dans une enquête menée par équipe ou
plusieurs équipes sur des territoires différents. La structure et le cadre doivent être
assez rigoureux pour que les matériaux ainsi rassemblés.

1
1

Exemple de guide d’entretien semi-directif :

Quentin
2024-01-23 10:31:05
--------------------------------------------
Connaître

Seuls les thèmes et les questions principales sont écrits et tout le guide tient sur une page pour
l’avoir à chaque instant sous les yeux et ne rien oublier parmi les
thématiques à questionner. Ici, l’enquêteur peut être seul ou l’équipe peut compter plusieurs
enquêteurs mais le présupposé de ce type d’entretien (semi-directif) est que les thèmes et les
ouvertures qui se dégagent lors de l’échange sont aussi intéressants
que les thèmes prévus par le guide. On peut aussi avoir le cas où les enquêteurs ramènent des
matériaux très hétérogènes et cette hétérogénéité est mise à l’étude
comme étant partie intégrante de l’objet étudié. Par ex., si la personne interrogée est
un jeune de 24 ans qui a déjà un emploi, il est possible que soit abordé l’achat de
vêtements de marque en ligne. Ainsi loin de se limiter à une phrase anecdotique, l’enquêteur aura
encouragé la personne interviewée à développer et approfondir car cette modalité d’achat
représente une piste inédite et constituera une spécificité sans doute liée à l’âge et à la situation
de la personne interviewée. On voit dans ce cas que
le non-respect de la grille d’entretien pour inclure des thèmes évoqués spontanément
par les interviewés correspond à la posture sociologique inductive qui traque dans les
paroles des gens les hypothèses complémentaires ou contradictoires pour venir
questionner la problématique encore une fois, mais cette fois en étant informé du
Quentin
2024-01-23 10:42:30
regard et du vécu des personnes que nous avons interrogées. --------------------------------------------
' Très car même en digressant on. obtient une
mmodaliittes nouvelles est qui pose ou
aide la problématique .-
1
1

Exemple de grille d’entretien ouvert pour questionner les étudiants sur la manière d’organiser
leur temps, par ex. dès la première année d’entrée à la fac. Il s’agit ici de
construire un schéma thématique et surtout de construire une articulation logique pour
l’enquêteur entre les thèmes (afin de mémoriser au mieux les transitions).

Le fait de ne pas faire une grille ni une liste de thèmes et de questions mais une
construction articulée et modélisée permet plusieurs ouvertures :
- de s’obliger à adapter les questions aux propos de l’interviewé
- de faire attention aux réponses qui sont données pour embrayer sur des thèmes en
cohérence ou en liaison logique
- de s’ouvrir à des thèmes insoupçonnés ou imprévus dans la grille d’entretien
- de privilégier la relation entre les thèmes qui reflète le souci de laisser l’interviewé
s’exprimer sur COMMENT SONT ARTICULES LES DIFFERENTS DOMAINES DE

1
1

SON EXISTENCE PAR RAPPORT A SES PRIORITES : sphères d’activité


(studieuse/non-studieuse ; ludique/contrainte; rémunérée/libre ; solitaire/en groupe ;
individuelle/collective) qui, en réalité, est la vraie problématique de la structuration du temps
chez l’individu.

Chapitre II

SE PRÉPARER À MENER UN ENTRETIEN SOCIOLOGIQUE

Le principe que nous retenons est la non-directivité des entretiens, définie comme l’attitude
inverse de celle du questionnaire, c’est-à-dire non structurée autour de questions fermées
préalablement définies. Bien que l’étudiant qui commence pour la première fois une enquête par
entretien puisse se sentir rassuré en serrant dans ses mains une liste de questions, ce n’est pas la
méthode la plus féconde et surtout la plus efficace d’un point de vue sociologique. Stéphane
Beaud en a fait l’expérience (« L’usage de l’entretien en sciences
sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique, Politix, 1996) :

Cet extrait d’une note d’enquête de terrain (dont l’article complet est versé en annexes
du cours) atteste l’importance de l’immersion exploratoire (observations, connaissance
du terrain et entretiens exploratoires) afin de cerner à titre informatif du moins le

1
1

problème, avant de pouvoir le formuler dans les mots et les perceptions des gens. Il
est tout aussi intéressant de remarquer le mouvement d’aller et retour permanent entre
l’élaboration des hypothèses et le degré de proximité et de compréhension de l’enquêteur face
aux personnes qu’il interroge. Ces personnes ne sont pas toutes
« interviewables » » : il faut des conditions sociales pour l’échange de communication
soit authentique et significatif. Non seulement la connaissance du problème par celui qui
interroge mais l’intérêt à parler, à prendre la parole et à défendre un point de vue
de la part de l’interrogé, qui ne doit pas être soumis à une pression (contrôle,
évaluation, vérification).
Le nombre d’entretiens dont on va approfondir l’analyse n’est pas important : un seul peut
contenir les logiques d’action, les tenants et les aboutissants d’un problème et porter le sens que
l’on chercherait en vain dans d’autres entretiens. Le même Stéphane Beaud, lors d’une
enquête sur le rapport des familles populaires à l’école,
écrit : « j’ai préféré faire porter mon effort de transcription et d’interprétation sur les
deux longs entretiens particulièrement riches avec une famille ouvrière. Ces deux entretiens,
réalisés à un an d’intervalle, livraient ce que l’analyse statistique ne permet
pas d’éclairer : les processus d’enchaînement singuliers, l’entrelacement étroit des thèmes
dissociés (l’école, le quartier, le rapport à l’avenir, celui des enfants, celui de
soi-même). Autre exemple, dans une série d’entretiens réalisés avec des lycéens d’origine
populaire, j’ai progressivement centré mon attention sur le passage du collège d’un quartier
HLM périphérique au lycée du centre-ville au moment de l’entrée en seconde, réalisant une
série d’entretiens sur ce seul thème, en sélectionnant des questions qui me sont apparues, au fil
du temps, pertinentes et significatives : position spatiale dans la classe, rapport avec
l’enseignant, type de prise de parole en classe, mode d’occupation de l’espace dans l’enceinte
du lycée, rythmes temporels (cantine ou retour à la maison),mode de constitution de réseaux
d’amis. J’ai ainsi analysé un très long entretien avec une fille de quartier qui a vu son univers
s’effondrer en passant au lycée » (Beaud, 1996, p. 235).
On le voit, le sociologue apprend sur le terrain autant que dans les livres, sinon plus ;
la confrontation au réel doit se faire par l’approche des croyances et des valeurs, des
perceptions et des représentations que l’interrogé à d’un problème : quels sont ses enjeux ?
Qu’est-ce qu’il poursuit comme objectif ? Surtout, quelle position tient-il dans l’argumentation
qu’il développe face à une personne qui sait être à l’écoute attentive et éclairée, dans la
bienveillance mais en alerte et surtout capable d’entendre les prises de position de l’enquêté. Il
faut être dans la sympathie, voire dans l’empathie, non pas avec la personne mais avec la
position et les idées qu’il exprime afin de l’encourager à
les développer et à les approfondir.

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Lisons ce qu ‘écrivent Didier Demazière et Claude Dubar à propos de la posture


sociologique la plus féconde pour obtenir une parole authentique (qui ne veut pas
nécessairement dire « vraie » mais exprimant la perception et le sens que la personne
attache aux idées défendues).

Prendre au sérieux le « statut de la parole des gens » signifie chercher du sens dans
ce qu’ils disent et le sens profond, caché de leurs paroles, sans parti pris, sans jugement, sans
limites idéologiques. On s’immerge dans un monde qui nous est
forcément étranger et, en bon ethnologue, nous avançons comme dans l’inconnu, en
pesant les mots, les phrases, l’articulation entre les mots, le choix de certains mots. Car le
travail sur le matériau que constitue l’entretien est en travail de déconstruction, comme
l’ouverture d’une boîte noire qui recèle des secrets, des énigmes. Un bon point
de départ quand on se lance dans l’enquête est de positionner comme un détective qui
se pose des questions et avance avec les traces de la présence des autres, des
histoires entre ces personnes, des relations entre elles et de leur influence réciproque.
Ces renseignements permettent de cerner un monde et de situer la personne qui nous parle dans
ce monde, dans la trame sociale qui est la sienne aujourd’hui, dans les
déterminations sociales (classe, âge, génération, sexe) qui continuent à habiter ses logiques
d’action et de réflexion.

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1

Chapitre III

LES ETAPES DE PREPARATION DE L’ENTRETIEN


COMME MATERIAU D’ANALYSE

Un entretien approfondi qui s’inscrit dans une enquête de type intensif ne prend sens
véritablement que dans un contexte, en fonction du lieu et du moment de l’entretien,
deux éléments qui influent lourdement sur l’état d’esprit, les attentes et les
comportements de l’interlocuteur, et donc sur le discours que ce dernier tiendra vis-à-
vis de l’enquêteur. Ce contexte ou, plus précisément, son objectivation - avec les
observations et la réflexion qui peuvent y être jointes - constituent une dimension
importante qu’il faut expliciter parallèlement à la transcription de l’entretien lui-même.
L’entretien une fois enfermé dans la boîte, le travail n’est qu’à son début. Les étapes
qui suivent, comprenant la transcription de l’entretien enregistré et l’analyse de
l’entretien, sont des plus délicates.
De même que l’on dit souvent que toute traduction est trahison, on a fait valoir que tout
passage de l’oral à l’écrit implique nécessairement une dénaturation, dans la mesure où la
transcription déplace radicalement l’énoncé, lequel était produit en fonction de
l’oralité, et se trouve en quelque sorte disqualifié quand on le sépare de son cadre. En
d’autres termes, la création ou la récitation dépendent étroitement des conditions de
production : il faut donc s’attacher, sinon à les préserver, à les décrire et à les restituer
de la manière la plus précise et la plus objective possible. Mais cet exercice ne va pas
de soi compte tenu de la complexité de la relation d’enquête (lire ce que dit Bourdieu à
ce propos dans la Misère du monde).

a) La description du contexte

Lorsqu’il est question des problèmes que soulève l’usage de l’entretien dans une enquête
sociologique, les auteurs insistent sur l’importance de l’analyse détaillée du contexte d’entretien
qui seule permet de donner tout son sens aux propos recueillis et analysés par la suite.
L’objectivation de ce contexte consiste à expliciter une par une les étapes, les difficultés, les
ajustements nécessaires qui constituent le cadre de la situation d’entretien : des difficultés de
la prise de contact initiale par téléphone au

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récit-analyse des différentes phases du déroulement de l’entretien, en passant par l’observation


des attitudes, mimiques, bruits tant dans l’échange de face-à-face que hors de la scène elle-
même de l’interview.
Toute transcription de l’entretien est précédée d’une fiche descriptive et détaillée des conditions
de production de l’entretien lui-même. Cette description doit être mise par écrit immédiatement
après l’entretien, à partir de souvenirs encore récents et frais et de quelques notes que
l’interviewer aura prises au cours de l’entretien concernant le comportement de l’interviewé et,
si possible, le comportement des deux interlocuteurs résultant de leur interaction. Il existe, en
effet, des échanges continuels entre le narrateur et celui qui l’écoute et le questionne ; parfois, ce
dernier devient co-narrateur ou est pris dans le discours comme partie ou comme faire-valoir.
Ces situations sont importantes pour rendre compte du sens du discours tel qu’il est énoncé :
c’est la raison pour laquelle il faut s’efforcer de les restituer de manière synthétique et claire.
Dans la fiche de présentation de l’entretien, il faut préciser les conditions de négociation et
d’obtention de l’entretien, l’heure et le lieu de passation, la durée de l’entretien, les
perturbations éventuelles qui s’y sont greffées (appels téléphoniques, changements de cassette,
intervention impromptue d’autres personnes).
A titre d’exemple, lisons deux passages de l’article publié dans la revue Politix de S. Beaud
(1996). Ces deux exemples montrent combien l’objectivation du contexte dans lequel on a
recueilli le témoignage est importante : parce que l’interaction entre les deux personnes
commence bien avant l’enregistrement proprement dit de la cassette, le travail d’analyse et
d’interprétation d’un entretien doit respecter le déroulement de l’interaction et le restituer. On
sait que les premiers moments de la rencontre entre enquêteur et enquêté sont stratégiques et
déterminants pour la suite des événements : ils marquent un climat, une atmosphère dans
laquelle se déroulera l’entretien. Ainsi, des attentes induites par des idées préconçues ou encore
par un guide d’entretien trop rigide peuvent-elles engendrer une situation de tension et de
malentendus qui se répercuteront directement ou indirectement sur l’échange enquêteur/enquêté
et conditionneront fortement l’interaction.
Réaliser un entretien approfondi n’est jamais un geste anodin et les propos recueillis ne
prennent leur sens que si l’on réfléchit à la manière dont ils ont été recueillis. C’est seulement à
ce prix que l’on pourra transformer l’entretien en matériau d’analyse.

b) La mise en scène dans l’interaction

Le contexte de l’entretien est complexe : l’énoncé est plus et mieux que les séquences de
phrases : il est tonalisé, gestualisé et dramatisé, et ne se comprend que par ces

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diverses qualités, il est directement fonction, d’une part du système socioculturel dans lequel il
s’exprime, d’autre part, et c’est ce qui nous intéresse ici, du microgroupe dont il est
véritablement le produit.
L’énoncé est tonalisé : le locuteur module son expression ; il accentue le ton et le rythme, ou il
le relâche, il ménage des effets, il observe des pauses ou des silences qui ne sont pas moins
signifiants que la parole. Dans la présentation générale des conditions de l’entretien, il faut
décrire ce type de « discours silencieux », du moins par grands traits et en insistant sur les
modifications du ton et du rythme les plus saillantes, voire les plus régulières.
L’énoncé est gestualisé : le locuteur parle à l’auditeur qui devient parfois spectateur d’une mise
en scène, grâce aux diverses modalités de son expression corporelle. L’attitude générale du
corps, le regard lui-même, les mimiques du visage, les « tics » irrépressibles, mettant en
mouvement les paupières, les sourcils, les lèvres, ou la tête tout entière, et les gestes des bras et
des mains : souvent l’ensemble de ces gestes accompagne toutes les séquences du discours,
chaque élément du langage gestuel venant souligner chaque élément du langage parlé, le geste
constituant un media essentiel de la communication. S’il est difficile de restituer de manière
analytique et rigoureuse ce langage-là, il faut au moins y prêter attention et noter certaines
régularités (le rire, le mouvement des paupières, le regard fuyant) à certains moments de
l’entretien. Ces caractéristiques gestuelles aussi trouvent leur place dans la présentation générale
de l’entretien.
Enfin, l’énoncé est dramatisé : il se situe à l’intérieur d’une relation dynamique ; il n’est
monologue qu’en apparence ; en fait, il est dialogue institué entre le locuteur et son
interlocuteur/auditeur, lequel, par sa seule présence et ce qu’elle incarne (l’enjeu de l’entretien
lui-même), produit un type bien particulier d’énoncé. Le caractère dramatique peut venir, dans
le cas du récit de vie, de ce que l’on évoque des souvenirs douloureux ou que l’on raconte des
mensonges pour brouiller les pistes. Dans la restitution des indices de dramatisation, il n’est pas
demandé de justifier sur ce qui motive cette attitude particulière du locuteur : l’important est de
le remarquer et de permettre aux lecteurs de recréer, avec le moins de décalage possible, la
situation de communication et d’interaction telle qu’elle est produite par la narration. A titre
d’exemple, je vous propose de lire cette réflexion que j’ai écrite à la suite d’un entretien
biographique de 3 heures, passé avec un jeune de 25 ans dans le cadre d’une enquête sur les
parcours déviants :

« Les conditions de l’entretien avec Y. et les principales modalités de l’interaction

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Y. a commencé par ne pas être au rendez-vous pour le déjeuner ensemble que


nous devions avoir avant de faire l’entretien. J’ai essayé de l’appeler sur son
portable, mais j’ai juste pu lui laisser un message dans lequel je lui rappelais
notre rendez-vous. Je lui demandais de me rappeler chez moi. Je suis rentrée à
la maison certaine qu’il ne me rappellerait pas.
Une demi-heure plus tard, Y. a appelé en bafouillant des excuses. Il m’a dit
qu’il avait oublié notre rendez-vous (« je l’ai écrit dans l’agenda que je ne
regarde jamais, c’est pour ça que je l’ai oublié). Il a ajouté que son portable
était déchargé « c’est pour ça que tu n’as pas pu me joindre »). Je ne sais pas
s’il disait vrai, mais il arrive très rarement qu’Y. oublie quelque chose. Je me
suis demandé pourquoi il m’avait appelé en se mettant en situation de devoir
mentir.
Je lui ai demandé s’il avait envie de faire l’entretien : étant moi-même pas mal
démotivée, j’aurais préféré le remettre à un autre jour, mais il a insisté en me
demandant si j’avais l’après-midi de libre. J’ai senti que cette démarche de sa
part lui permettait de sortir un peu du cadre de l’obligation et de la contrainte
(rendez-vous, ponctualité, cadre planifié pour le lieu de passation) et qu’il
m’imposait son choix : le lieu, puisque c’est lui qui a proposé de venir chez
moi ; le moment puisque c’est lui qui l’a renégocié avec du retard et à sa
manière ; enfin, la démarche puisque c’est lui qui l’a relancée en choisissant
de m’appeler. Bref, il prenait en main la chose à sa façon.
Cette façon de faire, je l’avais déjà observée chez lui : il n’aime pas rester
dans les cadres d’organisation qu’on lui impose, il aime se donner des cadres
à lui, parfois tout aussi contraignants, sinon plus, mais peu importe. C’est la
forme qui compte et la manière de la produire, par son action, sa
persévérance. Je n’ai donc pas été trop déstabilisée par la démarche.
Dans les quarante minutes qui se sont écoulées depuis son appel téléphonique
au moment où il est arrivé à la maison, j’étais très tendue
: j’étais en appréhension pour l’entretien lui-même, Y. étant quelqu’un de
taciturne et de secret et, qui plus est, dans une dialectique de légitimation vis-
à-vis de ce que je représente pour lui : bien que femme et immigrée, je suis
sociologue, intéressée par ce qu’il fait actuellement, plus âgée que lui, mère
d’un enfant et autre chose encore sans doute. En l’attendant, j’ai repensé à la
dynamique de renégociation qu’avait enclenchée Y. et je n’ai pas pu
m’empêcher de considérer avec soupçon et inquiétude l’enthousiasme avec
lequel il avait proposé de venir faire l’entretien.
Cette inquiétude n’était pas infondée, en effet : dès son arrivée, il m’a rappelé
mon engagement à l’anonymat, au secret et surtout à l’obligation de « nous en
tenir aux vingt premières années de sa vie ». Cette prise de précautions ne lui
a pas servi pour se rassurer parce que ce n’est pas son genre que de montrer
qu’il a besoin de se rassurer, mais pour bien me faire entendre qu’il
connaissait les règles du jeu et qu’il ne pouvait se lâcher que si les règles
étaient sûres et certaines. Cette mise en scène sur le registre de la complicité et
de l’auto-assurance m’ont mise en alerte : Y. était en train de mettre en place
les conditions idéales pour un entretien idéal.
Je n’ai pas été déçue, en effet : le récit qu’il m’a fait est le récit que je voulais,
c’est-à-dire le récit que le sociologue veut entendre lorsqu’il a à faire à un
délinquant repenti. Plein de distance, de regret, de maturité : un travail de
réflexivité complet, organisé dans la cohérence la plus absolue, sans
contradictions. Le récit idéal, joué comme sur une scène de théâtre, avec
juste le soupçon de silences et de sanglots étouffés pour donner plus de
véridicité à la chose.
Après l’avoir réécouté, retranscrit et avoir réfléchi, je ne sais pas jusqu’où le
récit de Y. est un mensonge et jusqu’où il est construit à partir des faits. Je
penche plutôt pour un mélange savant des deux, qu’il pourrait difficilement
démêler lui-même. La cohérence narrative et argumentative de son propos
atteste un effort indiscutable de mise en synchronie des pensées vis-à-vis
des actes accomplis et de mise en cohérence des enchaînements. Une
dimension du processus de rachat social et moral dans lequel se trouve à
l’heure actuelle Y. est contenue dans cet effort de cohérence dans la restitution
de son histoire de vie.

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Réflexion faite - et c’est ce que je n’ai cessé de me dire au cours de l’entretien


- peu importe la proportion des mensonges par rapport à la réalité. L’intérêt
est quelque part dans le résultat du mélange entre vie rêvée et réalité vécue :
l’histoire de Y. est dans ce mensonge-là, à savoir qu’il essaie de s’en sortir par
le mensonge. Tout comme il s’est fait dans le mensonge, il est « tombé là-
dedans », il est en train de se reconstruire dans et par le mensonge. Alors, son
histoire, c’est bien celle qu’il m’a racontée : inventée et vraie à la fois,
vraisemblable et véridique, rêvée et vécue.

A propos de l’entretien lui-même, maintenant. L’énoncé est abondamment


tonalisé : Y. module son expression ; il accentue le ton et le rythme, là où il
pense qu’il faut souligner par la voix les points saillants qui garantissent la
cohérence du discours ; ou il relâche le ton, lorsqu’il est triste ou qu’il veut
afficher un certain degré de tristesse qui sied à ce qu’il est en train de décrire.
Il utilise régulièrement les modifications de tonalité pour exprimer le
sentiment dans lequel il est aujourd’hui lorsqu’il parle de certains moments de
sa vie. Les longs silences avant de conclure certaines séquences-clés dénotent
une stratégie recherchée et étudiée de résolution finale, une manière de
dénouement à effet de surprise : le clin d’oeil du metteur en scène dans
une séquence de court métrage. A plusieurs reprises je me suis sentie invitée à
sourire des effets que ces changements de ton étaient censés produire sur moi.
Ce que je n’ai pas manqué de faire, sans doute pas au degré que l’espérait le
narrateur. L’enregistrement du récit de vie de Y. est fait de scansions, de
silences intercalés de mots : je ne peux pas m’empêcher de penser que ce
monologue, si hautement dramatique dans les tons et les tensions
relationnelles avec l’interlocuteur (moi-même), a un rien de construit
tellement il correspond à une haute théâtralisation de la prise de parole
réflexive. Silence, attitude réflexive, silence, puis intercalaires tels « oui,
oui »,
« non », « si », scansion avec dénouement derrière, puis une avalanche de
mots qui viennent, lorsqu’ils viennent, tous ensemble, en énumération, sans
pause, une sorte de liste énoncée sur le mode du banal et du connu : la
conclusion, c’est la réponse que Y. sait que j’attends, il la construit à ma
destination en prenant toutes les précautions pour que j’y prête la plus grande
attention, puis il organise son attente au goutte à goutte, avant de lâcher la
résolution finale qui montre que - encore une fois - il est où je ne l’attends
pas ... Toujours à deux centimètres plus loin, toujours légèrement déplacé par
rapport au centre de l’échange (et du sens qui s’est progressivement
construit). Cette attitude s’exprime bien dans le qualificatif, récurrent dans le
discours de Y., « pareil », « c’est toujours pareil », qualificatif énoncé sur le
mode exclamatif, préparant la suite en permettant au destinataire de se
relâcher parce qu’il commence - enfin - à voir comment se sont vraiment
enchaînées les choses et puis, non. La solution n’est pas dans le cadre annoncé
: le « c’est pareil, là aussi » n’est pas le prélude à une répétition, il introduit
encore un cadre d’action nouveau.
J’ai regretté qu’aucun système de notation ne me permette de rendre compte
de la prosodie du discours, parce que dans l’énoncé en question, le sens des
mots est moins dans leur structure sémantique que dans la relation dans
lesquelles les place le narrateur avec les silences et les scansions, les
changements de ton et de rythme d’élocution, les différentes prononciations et
accents de la langue française, allant de la prononciation la plus neutre (et
scolaire) aux relents toulousains les plus connus et caractérisés (certains «
moins » sont prononcés parfois [mwens], d’autres fois [mwE]) en passant par
les accents de l’immigré arabe mal francisé (« mon père, i voulait »). Je ne
peux pas non plus reparcourir l’entretien sans marquer les correspondances
non fortuites sans doute (mais sont-elles voulues ?) entre le contenu énoncé et
ce jeu prosodique, à savoir, par exemple, l’association récurrente et attestée
des « moins » prononcés à la toulousaine et des séquences décrivant la vie
dans la cité ou la caractérisation forte du langage immigré dans les séquences
décrivant les interactions domestiques pendant la période de l’adolescence.
Régularités et correspondances : sans une bonne analyse des indices

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prosodiques, je ne pourrais rien dire de plus, sauf que l’on ne peut pas être
dupe de l’intelligence de l’énonciation mise en scène par le narrateur.

Ensuite, l’énoncé est hautement dramatisé. Comme tout entretien, l’entretien


avec Y. se situe à l’intérieur d’une relation dynamique ; il n’est monologue
qu’en apparence. Mais le caractère dramatique du dialogue qui nous intéresse
ici ne vient pas uniquement de qu’il est institué entre un locuteur et son
interlocuteur/auditeur. La dramaticité du récit de Y. est partie intégrante du
récit lui-même au sens où elle le structure de manière plus profonde que ne
peut le faire la tension relationnelle entre deux êtres humains en
communication. Le drame qui se joue dans l’histoire est au moins double :
d’une part, le narrateur met en scène l’archétype du conte du garçon-qui-n’a-
pas-le-choix- malgré-que. Ici, le drame vient de ce que la chute n’est qu’une
chronique annoncée, on voit le héros se débattre ou, plus précisément,
« se battre », mais on adhère à son abattement moral. le drame est dans
l’impuissance montrée, démontrée et finalement partagée par l’auditeur.
D’autre part, bien que racontée au passé (récent), l’histoire - intéressante,
certes, parce qu’elle permet au narrateur d’être au centre de la scène, mais
lourde tout de même à raconter et à assumer au moment de la
narration/communication - cette histoire est mal aisée à gérer dans les mots. A
aucun moment, Y. ne s’est relâché, sinon vers la fin quand le morceau
empoisonné était craché, quand il ne s’agissait plus que de répéter, relancer
(ce que je n’ai pas fait). Pendant la narration, il est concentré, il se tient la tête,
il ne cesse d’avancer et de laisser trainer les coudes sur la table : à plusieurs
reprises, j’ai eu le triste souvenir des situations dans lesquels, enfants, on est
rappelé à l’ordre et on nous demande de justifier nos actions. Mais, en me
racontant sa vie ou, plus précisément, comment il était « tombé là dedans »,
Y. n’a pas seulement justifier le cours des choses comme un processus
inéluctable (ce sur quoi il avait peu de prise) ; il a surtout voulu expier ses
erreurs en me faisant comprendre qu’il réfléchissait aujourd’hui sur son passé
et qu’il était capable, maintenant seulement, de faire la part des choses, entre
ses actions et son environnement. Cette prise de distance critique envers son
passé fait que son récit se construit dans la gravité, dans l’attitude responsable
de l’adulte qui prend acte.
Cependant il y a une autre source de tension qui se met en place
progressivement durant l’entretien : cette prise de distance ne se fait pas
comme il aurait voulu qu’elle se fasse : tandis qu’il aurait aimé me parler
franchement, il se trouve dans l’obligation de ne jouer le jeu qu’à moitié : le
magnétophone (crainte de la dénonciation), l’usage qui va être fait de son récit
(crainte de la publicité), la situation délicate dans laquelle il vit aujourd’hui (il
occupe un poste de responsabilité, mais en même temps il fait ses preuves)
font qu’il me donne quelques pistes pour comprendre, mais qu’il fait
constamment attention à brouiller les pistes pour se confondre avec « tout le
monde pareil à la cité ». Le procédé d’expiation par la parole ne s’effectuant
que partiellement, il en souffre et, par des regards réprobateurs en direction de
la boîte infernale qu’est le magnétophone et en ma direction lorsque je
prononçais des noms identifiables comme Toulouse, il me faisait comprendre
que je poussais le jeu trop loin, je l’exposais au risque : s’il a répondu, parfois,
c’est que j’avais déjà lâché les mots périlleux (« Et tes parents habitais déjà à
la ... ? ») et qu’il s’était en quelque sorte fait piégé. Ce qu’il n’a pas oublié de
me rappeler à la fin de l’entretien, lorsque buvant une tasse de café, il m’a dit
« je te fais confiance, mais à personne d’autre ». Y. se sent traqué par son
histoire, qu’il n’aime pas raconter, mais surtout pas à moitié, ce qu’il a dû
faire néanmoins par crainte d’en dire trop. Entre le mensonge et l’omission,
les faux oublis et les « je m’embrouille là », il s’est rendu compte en
parlant qu’il construisait une histoire virtuelle ponctuée d’événements réels, ce
qui le mettait à l’abri de tout reproche, mais virtuelle tout de même. Que
ce qu’il était en train de dire était faux, bien qu’en partie seulement :
éthiquement, pour quelqu’un qui est en train de faire amende, qui veut
passer de sa propre histoire à celle des autres,

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« faire quelque chose pour les jeunes de la cité », sa position est intenable.
Ceci produit des tremblements fréquents dans la voix, une sorte de lamentation parfois, et je me suis demandé à un mome

A l’heure où je retranscris cet entretien et que je m’apprête à l’analyser, je ne suis pas sûre d’avoir élucidé les points obsc
Mariangela Roselli, novembre 1999, texte inédit.

Mais l’échange entre enquêteur et enquête n’est pas uniquement échange conversationnel. Dans
l’acte de communication, l’hexis corporelle et les expressions mimétiques sont autant d’indices
qui renseignent sur la charge émotionnelle de l’échange. L’entretien ne cesse d’être actif, même
lorsque les deux personnes ne parlent pas : le comportement non verbal de face-à-face est une
donnée qu’il faut comprendre, faute de pouvoir la contrôler complètement.
On sait que les meilleures conditions de recueil d’un entretien approfondi sont celles dans
lesquelles l’enquêteur gagne progressivement la confiance de l’enquêté et vice- versa. Les bons
entretiens sont moins liés à des qualités techniques abstraites qu’à la capacité de l’enquêteur de
susciter et d’obtenir - même maladroitement, même en transgressant les consignes techniques -
la confiance de l’enquêté qui, seule, conduira au recueil d’un matériau suffisamment riche pour
être interprété. Dans cette optique, la neutralité de l’enquêteur est un mythe dont il faut se
défaire. D’une part, en situation d’entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis,
parfois à conforter le point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent, il ne peut pas se
dérober aux diverses formes discrètes d’injonction de l’enquêté : donner son approbation
constitue, du moins dans un premier temps, la seule manière de poursuivre l’échange qui
fonctionne comme une sorte de carburant de l’entretien. L’enquêteur ne cesse d’ajuster son
comportement sur celui de l’enquêté, sur ce qu’il vient de dire par des mimiques d’approbation,
d’étonnement, de compassion, d’effarement. Bref, l’échange se déroule selon une palette de
formes (verbales et non verbales) qui négocient une

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distance ou une proximité plus ou moins fortes entre les deux acteurs. Ainsi l’enquêteur peut-il
se rapprocher physiquement de son interlocuteur, comme pour mieux l’entendre et prêter une
plus fine attention à ses propos, ou au contraire se reculer sur sa chaise ou son fauteuil comme
prendre du recul et marquer alors une distance avec l’enquêté. En ce sens, la grille d’analyse
appliquée par Goffman aux scènes de la vie quotidienne peut être utilisée pour l’entretien.
De la même manière, le sociologue saura jouer pleinement ce jeu de la distance et de la
proximité, pouvant manifester tour à tour des sentiments de surprise, de fausse naïveté, de vraie
compassion et de sincère empathie. L’art ici consiste à s’adapter à la situation, à la personne, et
à susciter sa sympathie afin de mettre à profit la rencontre et l’échange provoqué. Du point de
vue méthodologique, si la maîtrise complète de telles circonstances aléatoires n’est pas possible,
une réflexion a posteriori sur le déroulement de l’échange, la mise en scène de soi et les
stratégies adoptées par les deux personnes pour « s’en sortir » sont les bienvenues dans
l’analyse de l’entretien. Afin de mieux identifier les enjeux de l’échange, on peut utilement lire
ce que dit Everett Hugues, élève de Park - l’inspirateur de l’ « Ecole de Chicago » - à propos de
l’entretien en sociologie.

c) Les normes de transcription de l’entretien

La transcription d’un récit oral est un travail long, fastidieux et minutieux : pour un entretien de
deux heures, il faut compter plus de huit heures de transcription. Malgré cet aspect fastidieux,
la phase de transcription d’un entretien approfondi est partie intégrante de la phase d’analyse : il
est donc utile de transcrire personnellement l’entretien et de manière intégrale.
Le moment de transcription de l’entretien est essentiel d’abord parce qu’il permet d’évaluer les
propos recueillis et de comprendre si l’entretien peut être sélectionné pour une étude
intensive. Entre des entretiens que l’on fait retranscrire et des entretiens que l’on retranscrit soi-
même, on finit toujours par préférer les derniers parce qu’ils sont connus, déjà interprétés et
participent quelque part de l’évolution que prend l’enquête, des hypothèses et des analyses que
l’on prévoit. En écrivant mot après mot les propos de l’enquêté, on se trouve dans une situation
d’interprétation qui s’appuie sur une imprégnation auditive de l’entretien. La transcription de
l’entretien intervient dans la phase de son analyse dans la mesure où c’est le fait de réécouter et
de passer de l’oral à l’écrit en faisant certains choix et en adoptant certains codes de restitution
que l’on s’approprie la « dynamique » de l’entretien. En effet, retranscrire un texte enregistré,
c’est traduire une parole en texte en faisant attention à ne pas perdre ce qui

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fait la spécificité et la richesse de la parole : non seulement les mots, le vocabulaire, les
formes syntaxiques (qui peuvent, dans une transcription rigoureuse être restitués), mais le ton, le
timbre de la voix, le rythme d’élocution, le débit de certaines phrases, l’humeur, le dégradé des
émotions qui se glissent au détour d’une exclamation, qui passent à travers la voix et non les
mots. Or cette dramaticité de l’acte de parole doit pouvoir être explicitée quelque part, et la
transcription - le jeu de parenthèses dans lesquelles on peut glisser des remarques, des
considérations - est ce qui permet de reconstituer après-coup les gestes, les mimiques de
l’acteur.
La transcription est une première mise en forme du discours : quel que soit le traitement que
l’on se propose, cette étape est indispensable et doit être accomplie par le sociologue lui-même.
En effet, réécouter huit heures durant, le discours que l’on va analyser par la suite est essentiel
pour plusieurs raisons. D’abord, cette écoute lente et attentive permet de s’imprégner du
discours de l’autre et de le comprendre mieux. Ensuite, le travail d’écriture est en travail de
formalisation qui produit toujours une sorte de maïeutique, essentielle pour avancer dans la
réflexion et l’appropriation du sens du discours. Enfin, c’est de civette étape d’immersion dans
le texte que dépend le choix de la méthode d’analyse que l‘on va retenir pour analyser
l’entretien. Il est donc important de s’astreindre à mener à bien soi-même cette tâche et à
toujours avoir le texte de l’entretien en double exemplaire, un pour nous, l’autre en cas de
lecture ou de travail en équipe.
Pour la transcription, il est important de retranscrire en prévoyant de larges marges sur la feuille,
pour pouvoir apporter les annotations, les idées, les concepts qui seront développés au moment
de l’analyse. On peut aussi choisir de retenir une des deux marges de la feuille (celle de gauche,
par exemple) pour annoter les formes de la prosodie (ton, élocution, accent, balbutiements,
gestes, etc...). Il convient aussi de n’écrire que sur le recto et d’espacer les questions et les
réponses de manière à en rendre la lecture plus aisée. On peut aussi choisir deux types de
caractères différents pour les questions et les réponses. En revanche, ce changement de
caractères mis à part, aucune modification de caractères ne doit intervenir dans le texte. Il faut
que celui-ci soit le plus neutre possible. A ce propos, le choix des signes de ponctuation doit
faire l’objet d’une grande attention. En effet, une fois le texte mis en forme, votre
enregistrement ne servira vraisemblablement plus, ce qui fait que le texte tel que vous l’avez
écrit fait foi. Pour cela, il faut se tenir à une ponctuation stricte et pas abondante
: éviter de trop utiliser les points d’exclamation, bien marquer les interrogations du narrateur par
un point d’interrogation, marquer l’énumération et la précision par la virgule, l’explication
parles deux points, etc... Les points de suspension sont à utiliser avec parcimonie : on a
l’habitude de les faire correspondre aux silences « actifs »,

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c’est-à-dire aux moments où la personne émet un son (euh ..., ben ...) mais sans exprimer des
choses intelligibles. Les lapsus et les erreurs (de langue ou de grammaire) peuvent être transcrits
s’ils ont un sens ou s’ils ajoutent un élément à la compréhension du propos ou à sa teneur
générale. De même, les rires et les pleurs sont à reporter entre parenthèses (rires). Il se peut que
des morceaux de phrases échappent à la compréhension : dans ce cas, on laisse un blanc que
l’on complètera par la suite en se faisant aider. Une fois le discours retranscrit, on le lit une
dernière fois avant d’archiver la bande d’enregistrement : il vaut toujours mieux garder les
enregistrements et les classer, soit par ordre thématique, soit par ordre chronologique, soit par
ordre alphabétique des interviewés. On met en forme l’ensemble du texte (marges, espacements,
changements de caractères), puis on le met dans une chemise avec un titre : par exemple, «
Entretien avec Y. - jeudi 26 novembre 1999, 14H45- 17H30 », ce qui permet de retrouver
rapidement l’entretien, mais surtout de le classer par rapport aux suivants qui vont constituer le
matériau de notre enquête. Une dernière opération peut être utile : la numérotation du texte par
pages ou par paragraphes thématiques (si on est dans une approche thématique) ou par unité de
sens (si on est dans une approche d’analyse structurale). Je reviendrai sur les critères de division
des paragraphes dans les méthodes d’analyse. Disons pour le moment qu’il est opportun de se
donner des repères dans le texte pour ne pas être perdu au moment où on cherche un passage ou
une phrase, mais surtout lorsqu’un passage est extrait et que, par la suite, on veut le replacer
dans une unité plus large. Dans tous les cas et quel que soit le critère de numérotation retenu, il
faut pouvoir entrer et sortir du texte avec aisance et rapidité. C’est une des conditions
essentielles pour effectuer une bonne analyse. Par la suite, chaque entretien sera complété d’une
analyse (enfermée dans une autre chemise), les deux étant classés toujours ensemble afin de
pouvoir effectuer, au moment de l’analyse croisée des entretiens, un assemblage rapide des
textes et des résultats des analyses singulières. Il ne faut pas oublier, en effet, que quelle que soit
notre méthode d’analyse, on sera confronté à un moment ou un autre à la nécessité d’extraire
des passages de chaque entretien pour les mettre en perspective autour d’un concept, d’un
thème ou d’une hypothèse. Dans la phase de l’analyse croisée, il est appréciable de maîtriser le
matériau (ce qui implique que l’on connaisse bien), ce qui permet de gagner du temps et de ne
pas se disperser dans la recherche d’une phrase au lieu d’avancer dans la réflexion.
Selon le type de raisonnement que l’on développe, selon l’argumentation, les citations
d’entretiens peuvent donc remplir les différentes fonctions. Mais c’est aussi en raison de leur
qualité expressive ou de leur valeur synthétique à résumer une idée particulière que certaines
citations peuvent être retenues. Souvent, dans l’argumentation

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sociologique, les citations servent à la fois à résumer globalement les différents points du
raisonnement (différents indices explicatifs d’un fait, par exemple, dans le cas de figure du
travail de J.-M. Chapoulie, l’orientation professionnelle dans leur cursus) et à avancer dans le
raisonnement. Sorte de balise marquant un point de repère, la citation aide à étayer le
raisonnement dans la construction de la problématique sociologique.
La transcription sélective raisonnée : en cas de corpus particulièrement long ou de délais
particulièrement courts, il arrive que les entretiens ne puissent pas être transcrits dans leur
intégralité. Trois conditions doivent alors être respectées pour maintenir l’exigence sociologique
d’un matériau sérieux et fiable et la possibilité d’analyse de contenu :
a/ la personne qui doit analyser les entretiens soit la même qui les écoute dans leur format audio
et choisisse de reporter à l’écrit les paragraphes riches d’informations ou de sens. Ce faisant, la
phase de sélection des unités sémantiques principales peut être utilement complétée par une
première analyse des thèmes ou des idées, des thèmes et des sous-thèmes et des relations entre
eux.
b/ tout en faisant un choix raisonné d’un nombre limité d’unités sémantiques, on doit restituer le
contexte et la teneur général des propos, notamment les rebondissements conversationnels, le
registre et le ton général de l’échange.
c/ pour l’analyse croisée de plusieurs entretiens, il est crucial de procéder d’abord à l’nalayse
singulière (entretien par entretien) puis de croiser les entretiens pour faire ressortir les
convergences et les similitudes, les différences et les oppositions, les éléments résiduels non
classables mais significatifs. Ce n’est pas parce qu’on manque de temps que la phase de
l’analyse doit être précipitée et superficielle ; c’est bien cette analyse qui fait la spécificité,
l’originalité et la plus-value pour les commanditaires des études sociologiques.

Chapitre IV

L’ANALYSE DES ENTRETIENS :


UN TRAVAIL DE CATÉGORISATION ET DE REPERAGE DES RELATIONS ENTRE
LES THÈMES ET LES IDÉES

Le fonctionnement normal de la connaissance repose sur un travail incessant d’interprétation


; par « interprétation », il faut entendre moins une déformation de la réalité qu’un effort vers la
construction de catégories d’intelligibilité. L’homme ordinaire ne déforme pas, il donne forme, pour
produire du sens, de la vérité (sa vérité). Selon les questions posées dans l’entretien, cette construction
personnalisée du sens prend des proportions plus importantes.

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Plutôt que de conclure à la déformation (et au caractère inexploitable du matériau ainsi recueilli), il est
préférable de chercher à comprendre la logique de production du sens (et ainsi récupérer le matériau).
J.-C. Kaufmann relate dans les termes suivants son expérience sur le terrain lors de son enquête sur la
pratique des seins nus (Corps de femmes, regards d’hommes, sociologie des seins nus, Nathan,
1995) :
« Dans Corps, une question apparemment très simple produisit des réponses particulièrement
confuses : « la pratique des seins nus est-elle en développement ou en régression ? » Question
descriptive donc, en théorie fondée sur une banale observation des faits. Un premier bilan des
résultats inclinait à penser que les gens de la plage étaient sur ce point de bien mauvais observateurs :
il y en avait autant à répondre dans un sens que dans l’autre. le moins intrigant n’étant pas que de
nombreuses opinions étaient formulées sur un ton très affirmatif : beaucoup semblaient très sûrs
d’eux. Il arriva même que deux femmes situées à une centaine de mètres l’une de l’autre décrivent de
façon totalement opposée l’évolution de leur plage, en donnant l’exemple de ce qu’elles avaient sous
les yeux. L’une, sans haut de maillot, était favorable à cette pratique, et d’avis qu’elle se développait ;
l’autre, plus habillée, y était hostile, et d’avis qu’elle régressait. Leur position définissait leur
perception. Elargie à l’ensemble de l’échantillon, cette clé d’analyse se révéla opératoire : les
évaluations de l’évolution de la pratique étaient fortement corrélées avec les opinions sur les seins nus
; plus l’opinion était favorable, plus la pratique était vue en hausse ; plus elle était critique, plus
étaient distingués des signes de ralentissement. A partir de cette constatation, il devenait possible
d’affiner la grille des « déformations ». Ainsi l’opinion négative sur l’évolution est encore plus forte
chez les femmes anciennement d’un avis opposé, et qui, pour des raisons d’âge, viennent de décider
d’arrêter ; le retournement de la perception jouant le rôle de justification de leur décision, et occultant
le facteur lié à l’âge. Dans l’enquête, le diagnostic précis sur l’évolution de la pratique étant
secondaire, l’affinement de cette clé de lecture fut stoppé. mais il aurait été possible de poursuivre,
jusqu’à pouvoir décrire les faits objectifs à partir de la compréhension des déformations » (c’est
moi qui souligne).

Un autre cas de figure devant lequel on se trouve souvent est la reconstruction par les personnes
interrogées de fables de vie, histoires bâties autour de mensonges et de dissimulations, soit
volontaires, soit inconscientes. Ces cas sont à isoler et à traiter par des protocoles d’enquête
particuliers. Le décalage avec la vérité des faits objectifs peut être ailleurs que dans le
mensonge. Les gens racontent parfois des histoires, loin de la réalité, non parce qu’ils mentent à
l’enquêteur, mais parce qu’ils se racontent eux- mêmes une histoire à laquelle ils croient
sincèrement, et qu’ils racontent à d’autres qu’à l’enquêteur, l’histoire qui donne sens à leur
propre vie (voir le cas de l’entretien que j’ai effectué avec Y. dont j’ai restitué les conditions
d’entretien dans le cours 3). Kaufmann raconte une expérience de ce type qui s’est produite
pendant l’enquête préparatoire à La trame conjugale, analyse du couple par son linge
(Nathan, 1992). Les deux interlocuteurs, femme et homme d’un couple, ont mise en scène une
histoire idéale, une sorte de fable selon laquelle ils étaient un couple moderne, soucieux de vivre
selon des choix mûrement réfléchis. A la naissance des enfants, ils avaient décidé qu’elle
resterait au foyer, pour le bien des enfants : ils n’avaient pas hésité, ils n’avaient pas de doute,
c’était un choix qui correspondait à leurs idées, et pour cette raison ils restaient un couple
moderne, convaincus de cette autre idée : la femme doit s’émanciper et constituer les
conditions de son autonomie. Mais, à mesure qu’ils

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s’organisaient dans leur ménage, la femme révélait l’énormité de ses exigences d’ordre et de
propreté et l’homme ne pouvait plus suivre et refusa de suivre (il refusa par exemple de
changer les vêtements des enfants dès qu’il y avait une tâche, ou de ranger le linge en
attente d’être repassé dans des sacs plastique pour éviter la poussière). Avec la naissance du
troisième enfant, l’intensité des activités ménagères et l’abandon du partage des tâches
contraignirent la femme à arrêter son travail. C’était manifestement une décision non choisie,
contraire à leur éthique et à leurs souhaits. En inventant leur fable, et surtout en parvenant à y
croire, ils reconstituèrent les conditions de l’accord avec leurs choix, les conditions permettant
de bien vivre le quotidien. Plus des doutes étaient susceptibles d’apparaître, plus il devenait
important qu’ils croient à leur fable. « S’ils la racontent si fort au moment de l’enquête, c’est
d’ailleurs parce qu’ils ont peur de moins y croire », dit Kaufmann qui conseille de rester attentif
à ce type d’histoires, parce que ce sont celles qui révèlent les indices les plus importants. Mais
sans se laisser bercer et sans entrer dans le jeu de manière naïve : le chercheur doit sans cesse
essayer de débusquer les failles, pour mettre à jour ce qu’elles cachent et non une vérité
objective qu’il aimerait entendre.

Nous abordons la démarche de l’analyse de l’entretien en montrant comment se déroule


l’analyse d’un entretien. Le travail d’analyse par thèmes se construit à partir de plusieurs étapes
: nous en distinguerons cinq pour la simplicité du propos.

1. La première consiste à revenir de manière critique et analytique sur le guide d’entretien qui a
produit le propos.

2. La deuxième consiste à relire attentivement le texte dans son ensemble et à


* distinguer les thèmes induits par les questions et les thèmes ou les sous-thèmes qui
émergent par surcroît, en faisant bien attention aux thèmes auxquels on n’avait pas pensé ou à
certains éléments qui, sans être quantitativement importants (co- occurrences) ni répétés
régulièrement, laissent entrevoir en filigrane des pistes nouvelles, qui peuvent constituer de
véritables ouvertures pour l’analyse thématique ;
* annoter en marge les idées et les commentaires qui nous serviront par la suite (par ex. sur les
liens entre un thème et un autre, les transitions entre une chose et une autre) : cette vision
globale du texte est perdue une fois le découpage thématique effectué ;
* avant d’intervenir sur le texte, identifier l’idée ou les deux idées qui traversent le texte dans
son ensemble : une idée forte, une opposition structurante (ce qui est est

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bien et ce qui est mal), une vision dichotomique (avant et maintenant), une position de
résistance ou de défense (contre ou pour qqn ou qqch.), etc. Il faut se dire que, lorsque nous
parlons dans une situation d’entretien, contrainte et relativement brève, nous abordons des
thèmes nombreux, mais dans une position (idéologique, éthique ou autre) qui nous est propre et
qui caractérise tous nos gestes, nos propos, nos réponses. Un des moments essentiels de
l’analyse thématique est l’identification de cet axe structurant autour duquel gravite tout ce qui a
été dit ;
* surligner en couleurs différentes les propos concernant les thèmes abordés, de manière à
pouvoir lire le texte par la suite en identifiant plus aisément les éléments appartenant aux
mêmes domaines thématiques ;
* reconnaître les thèmes principaux et les classer par rapport aux sous-thèmes et aux
spécifications de manière à construire des tableaux en arborescence avec un tronc (thème), deux
ou trois branches porteuses (sous-thèmes), les multiples branches fines (spécifications : les
situations concrètes, les exemples, les cas réels mentionnés, les citations de tiers) et les feuilles
ou les fleurs qui colorient ces branches et qui donnent à l’arbre une allure particulière
(modalités : les temps verbaux, les adverbes et les adjectifs qui qualifient les actions, les
joncteurs qui font la liaison entre deux propositions (causalité, conséquence, opposition ou
contraste, etc.).
3. La troisième consiste à analyser ces arborescences, une par une, de manière systématique en
restituant, pour chacune d’entre elles, le mouvement par lequel l’enquêté est parvenu à
construire sa démonstration : du thème principal vers des sous-thèmes pour aboutir à des
explications concrètes sur le pourquoi et le comment (spécifications) ou des situations et des
anecdotes concrètes vers des questions plus larges ou encore un mouvement de va-et-vient qui
procède par à-coups, du concret à l’abstrait, puis du constat général aux exemples les plus réels.
L’analyse de ce mouvement de construction du raisonnement de l’enquêté permet de voir si le
discours est construit toujours de la même manière ou si, selon les thèmes, la construction est
différente.

4. Il faut ensuite avancer dans l’analyse en essayant de comprendre les relations qui peuvent
apparaître entre un domaine de l’existence ou de l’expérience de la personne qui parle et un
autre (entre un thème et un autre ou un sous-thème et un thème ou un autre sous-thème). Ces
relations permettent de comprendre si les choses énoncées sont nécessairement liées pour la
personne qui parle ; si elles ne le sont pas explicitement, malgré une relation qui apparaît à
l’analyse ; si les passages d’un thème à un sous-thème sont systématiques, ce qui signifierait
que les deux ordres de questions sont liées. Il faut alors se demander la signification de ce lien,
s’il s’agit d’un

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effet directement lié à une cause, si des biais interviennent qui rendent plus complexe la
compréhension d’un processus, si la personne refuse de faire des liens, mais son témoignage
semble aller dans ce sens, etc.

5. La cinquième et dernière étape est l’étape de catégorisation-conceptualisation : elle s’appuie


sur les catégories explicatives relevées au cours des étapes précédentes et vise à faire une
présentation cohérente des éléments-clés de l’entretien en les associant à des catégories
explicatives (notions, concepts, etc.) que la sociologie propose. Cette étape est essentielle pour
un retour sur la question de départ et l’élaboration d’hypothèses plus fines susceptibles
d’alimenter la problématique. Rappelons que c’est seulement en fin de 5ème étape que l’on
propose une introduction à l’analyse de l’entretien, insistant brièvement sur l’idée forte que l’on
a repérée dans le témoignage et les principaux thèmes selon lesquels cette idée est développée
par la personne interviewée. La rédaction d’une analyse d’entretien doit toujours présenter une
ou deux questions sociologiques qui se trouvent être abordées dans l’entretien au travers des
différents thèmes.

a/ Le retour critique au guide d’entretien et à la question de départ

Le début de l’analyse consiste à classer les entretiens et à s’en imprégner. Ceci se fait au
moment où on réécoute attentivement l’entretien pour le retranscrire, moment essentiel comme
nous avons pu le voir. Entre le moment où on se plonge dans le matériau pour traiter ce qu’il
contient et le moment d’aboutissement à un texte sociologique élaboré, le travail d’analyse doit
s’effectuer en continuité, les étapes se prolongeant l’une dans l’autre. L’analyse du matériau ne
consiste pas simplement à extraire ce qu’il y a dans la bande et que l’on retranscrit et à le mettre
en ordre : cette étape doit être simultanée d’une autre phase du travail, celle qui consiste à mener
une véritable investigation, approfondie, offensive et imaginative : il faut faire parler les
faits, trouver des indices, s’interroger à propos de la moindre phrase. A mesure que l’on
acquiert une maîtrise de plus en plus grande du corpus (on le réécoute ou on le relit sans
cesse), l’interprétation se fait plus fine parce que l’on accumule de nouvelles clés
d’interprétation et que l’on avance dans la définition de modèles conceptuels. Ces modèles
constituent les hypothèses et les concepts continuellement mis à jour et perfectionnés : ce sont
eux qui permettent d’avancer dans l’analyse et dans la problématique. La fabrication des
modèles conceptuels, ce que nous pouvons aussi appeler le retour à la problématique et à la
théorie, n’est donc pas un objectif final ; elle représente un instrument très concret de travail,
qui permet d’aller au-delà du contenu

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apparent et de donner de l’épaisseur à l’objet. L’entretien et son analyse constituent deux


moyens particulièrement utiles et favorables au travail théorique.
Pour mener à bien ce travail, il faut se mettre dans une posture et un état d’esprit
caractéristiques. L’investigation du matériau doit être active et productive : il y a ici une sorte
d’obligation de découverte continuelle : rien ne doit être laissé à l’état de donnée recueillie.
Chaque phrase est une information et même lorsqu’elle semble aller de soi, il faut s’efforcer de
découvrir le sens que le locuteur a voulu y mettre. Il ne faut pas se contenter d’une exposition
plate des données, il faut se dire que chaque mot a une valeur spécifique, chaque répétition,
chaque lapsus et il faut y être extrêmement attentif. Or il n’y a pas de découverte sans volonté
de découvrir : outre la curiosité et la passion qu’il faut mettre lorsqu’on analyse un entretien, il
faut aussi rester critique et vigilant.
Le point de départ pour interroger le texte est donné par les paroles des gens, mais ces
paroles doivent constamment être confrontées aux questions qui ont été posées et qui ont
quelque part provoquées ce type de réponse. Afin de parvenir à découvrir le moindre indice, il
convient de séparer la grille d’entretien qui nous guide sur les thèmes qui ont été abordés et les
questions/réponses telles qu’elles constituent l’entretien. Concrètement, dans l’étape
d’imprégnation/repérage des indices, je fonctionne simultanément avec le magnétophone et la
retranscription déjà effectuée. Je trouve personnellement que les indices sont plus faciles à
repérer à l’oral en se replongeant dans la situation d’entretien qu’à l’écrit qui met à distance et
neutralise l’émotionnel, mais freine le travail d’interprétation et d’empathie. Avant de réécouter
l’enregistrement, je repère les principales questions thématiques et les relances, je les code selon
la grille proposée par A. Blanchet (1985) qui rend compte de deux dimensions qui situent le
sens des interventions par rapport à la position que prend l’interviewer dans la relation, d’une
part, et par rapport à l’effet de ces interventions sur le contenu du discours de l’interviewé,
d’autre part. Le style des interventions définit la position de l’interviewer dans la relation,
tandis que l’efficacité se rapporte aux types de contenus visés par l’interviewer.
Au moment de l’entretien, plusieurs types de questions peuvent être posées, avec des fonctions
ainsi que des effets spécifiques qu’elles produisent sur la communication et la prise de parole.
Blanchet et Gotman (1992), les auteurs recensent de manière exhaustive les modes pour
formuler une question et les registres auxquels ces modes correspondent, avec les effets
immédiatement enregistrés du point de vue de la réaction du locuteur. Il faut bien mémoriser les
trois registres (déclaratif, interrogatif ou réitératif) où chaque registre crée un cadre de
communication précis : lorsque nous interrogeons, nous entrons dans la matérialité des faits
(référentiel) ou dans la

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profondeur des jugements et des idéologies (modal) ; lorsque nous relançons (réitération), nous
ouvrons sur un approfondissement mais aussi, en relançant par un récapitulatif de ce que la
personne vient de déclarer et a déclaré auparavant, nous espérons ouvrir « spontanément » des
pistes que l’interlocuteur peut saisir si elle représente pour lui un domaine d’expérience
privilégié. J.-C. Kaufmann compare ces relances (pistes) à des portes que l’on ouvre avec
précaution en attendant d’en trouver une ou deux dont l’interlocuteur s’empare pour l’ouvrir en
grand et se laisser aller au récit spontané.
Ainsi lorsqu’on pose une question de type interrogatif, la réponse est informative et l’effet est de
créer un cadre type-questionnaire, avec un sentiment transmis d’intérêt réel pour le thème
abordé et de connaissance de la part de l’enquêteur des domaines d’activité de l’enquêté. Il faut
donc procéder au codage des questions et des réponses, ce qui sert directement le repérage des
idées fortes (thèmes).

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En distinguant différents types d’interventions de l’interviewer et de contenus donnés par


l’interviewé, il est déjà possible de repérer les axes thématiques tels qu’ils sont imposés par le
guide d’entretien, d’une part, et tels qu’ils sont développés dans les réponses de l’interviewé,
d’autre part. Il ne faut pas oublier de mettre en parallèle les deux discours : celui tenu par
l’interviewer selon son guide d’entretien (élaboré en fonction de son objet d’étude et des
hypothèses de travail) et celui que produit la personne interviewée et qui reflète sa façon de
comprendre les questions et de les ramener à sa propre expérience, à sa propre existence. Ce
travail de confrontation n’est pas seulement un retour critique sur le guide d’entretien (ce qui
pourrait servir dans une phase de pré-enquête ou d’enquête exploratoire), mais il sert pour
classer les contenus en fonction d’un même thème (les contenus d’un même entretien se
rapportant au même thème, puis les contenus des différents entretiens lors de l’analyse croisée).
Pendant la phase de réécoute, j’ai la retranscription sous mes yeux, une marge blanche déjà
remplie par le repérage des thèmes et le codage des répliques. De l’autre côté de la feuille, je
dispose d’une autre marge que je remplis pendant la phase de réécoute, en notant au crayon tout
ce qui me vient à l’esprit, les indices sur lesquels je m’appuierai pour l’analyse, les clés
d’interprétation que je découvre à l’écoute attentive de la conversation. Ces annotations sont à la
fois puisées dans les mots eux-mêmes, dans leur agencement, dans les réactions (plus ou moins)
spontanées de la personne interrogée, mais aussi dans mon imagination. J’essaie cependant de
ne pas plier ce que j’entends à ma problématique et à mes hypothèses : mon état d’esprit plutôt
ouvert et en éveil, je n’essaie pas encore de catégoriser, de modéliser, d’étiqueter. J’écoute
attentivement, j’interprète de la façon la plus objective possible.
Dans la mesure où l’analyse d’un entretien a pour objectif d’expliciter les informations et les
significations pertinentes qui y sont contenues, les significations du texte se situent à la
rencontre de deux horizons, celui du sujet et celui de l’analyste. Ce qui ne se trouve pas dans
l’horizon de l’analyste ne peut être perçu par lui. C’est la raison pour laquelle, un
psychanalyste et un sociologue auront des lectures très différentes du même entretien : ils y
liront des significations différentes, parce qu’ils rapporteront ce qu’ils lisent à des horizons
sémantiques différents. Pour la même raison, plus la culture sociographique, sociologique et
historique d’un lecteur sociologue est riche, plus large est son horizon, plus il sera capable de
repérer dans un entretien les traces à peine

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affleurantes de processus sociaux. C’est aussi la raison pour laquelle la plupart des significations
contenues dans un entretien ne sont pas apparentes à première lecture ; elles émergent les unes
après les autres au cours des lectures successives. En plus de la rigueur qui nous garantit
l’attention vis-à-vis des paroles et la vigilance vis-à-vis de la neutralité de notre position, il est
nécessaire de faire appel à une certaine imagination : pour repérer les niveaux de significations,
il s’agit d’imaginer, c’est-à-dire de se former une représentation des rapports et des processus
qui ont engendré les phénomènes dont parle le témoignage, le plus souvent sous forme allusive.
C’est par le travail de son imagination sociologique que le chercheur mobilise les ressources
interprétatives dont il dispose, qu’il anime l’ensemble de l’espace cognitif situé à l’intérieur de
son horizon de compréhension. Travailler en équipe à l’analyse d’un entretien enrichit l’analyse,
car chacun des chercheurs y apporte son propre horizon.
Pour établir les thèmes et construire la grille d’analyse, il est nécessaire de lire attentivement les
entretiens un à un et de garder à l’esprit les hypothèses descriptives de la recherche,
éventuellement reformulées après lecture des entretiens. Ces hypothèses procèdent d’une
itération entre hypothèses descriptives initiales et corpus recueilli. Le thème n’est pas celui qui a
guidé la formulation des questions pour le guide d’entretien ; le thème que l’on doit repérer ici
est un noyau de sens, une unité (question+réponse+relance+réponse+relance+réponse, par
ex.) qui renseigne sur le même fait en apportant le maximum d’informations. Une fois
sélectionnés pour l’analyse du corpus, les thèmes constituent le cadre stable de l’analyse de
tous les entretiens.
Comme le guide d’entretien, la grille d’analyse doit autant que possible être hiérarchisée en
thèmes principaux et thèmes secondaires (spécifications), de façon à décomposer au maximum
l’information, séparer les éléments factuels et les éléments de significations, et ainsi minimiser
les interprétations non contrôlées. Mais, à la différence du guide d’entretien qui est un outil
d’exploration (visant la production de données), le grille d’analyse est un outil explicatif
(visant la production de résultats). Elle n’en est donc nullement le décalque, mais une version
rationalisée, confrontée aux données. Une fois les thèmes et items identifiés, une fois la grille
construite, il s’agit alors de découper les énoncés correspondants et les classer dans les
rubriques ad hoc. Ces énoncés sont des unités de significations de longueur variable : parties
de phrase, phrases, paragraphes...
Ce type de grille est destiné à servir de base à l’élaboration d’une typologie et elle est construite
selon une logique à la fois verticale et horizontale, pour rendre compte de chacun des cas, et
aussi des dimensions transversales. Dans la construction d’une typologie, on cherche à
caractériser un type idéal, reconstruit et non réel, issu d’une

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synthèse des thèmes. Le type vise à regrouper un maximum de thèmes et les cas agrégés dans ce
type présenteront un maximum de spécifications univoques relatives au patrimoine et à sa
transmission. Dans les cas où on ne possède pas un corpus assez important pour élaborer une
typologie, on peut sélectionner des thèmes, repérer leur variation au sein du corpus et chercher
les éléments expliquant cette variation : il s’agit là d’une analyse des facteurs explicatifs ou
déterminants des choix et des actions des individus interrogés.
Pour le repérage des indices, il faut être particulièrement attentifs aux pratiques et aux contextes
sociaux des pratiques qui sont présentées par l’interviewé. On peut s’attendre à ce que les
phénomènes qui nous intéressent (et leurs logiques) soient décrits par la personne ; sauf
exceptions, elle y fera seulement allusion, parfois sous la forme d’une simple phrase, voire d’un
simple mot (« c’est dur, c’est très dur. »). A moins qu’on ait eu la présence d’esprit de saisir
l’allusion au vol et de l’inciter à en dire plus par une relance, ou qu’on ait à faire à un sujet
particulièrement réflexif (il en existe dans toutes les catégories sociales), il faudra se contenter
de ces quelques mots. L’un des enjeux principaux de l’analyse consiste à identifier les mots qui
renvoient à un mécanisme social ayant marqué l’expérience de la personne, à considérer ces
mots ou ces expressions comme autant d’indices et à s’interroger sur leur signification
sociologique, c’est-à-dire à quoi ils se réfèrent dans le monde socio-historique. C’est la manière
dont l’analyse tente d’objectiver le rapport au monde de la personne et le sens qu’elle accorde
aux situations qu’elle décrit. Parmi tous les indices que recèle un entretien, certains « brillent »
et nous frappent d’emblée, tandis que d’autres restent longtemps cachés dans la gangue de leur
apparence banale. Parmi ceux qui attirent notre attention figurent tous les indices de
fonctionnement (de personnes, de relations entre personnes, de formes culturelles et sociales). Si
de tels indices nous frappent, c’est parce qu’il nous faut imaginer les modes de fonctionnement
d’une autre personne, éventuellement d’une autre culture (de classe, de sexe, de génération ou
de groupe ethnique), ses propres modes de relations intersubjectives, ses schèmes de perception,
d’action et d’interaction, ses codes de bonne conduite, ses valeurs collectives. Or, quand il s’agit
de témoignages émanant de membres de notre société, nous avons tendance à oublier qu’ils
participent à d’autres places, dans d’autres contextes et milieux que les nôtres, et à projeter sur
eux notre propre sous-culture ; notre attention tend à faiblir alors même qu’elle devrait
s’aiguiser.
Chacun des indices repérer doit être considéré comme la pointe à peine visible d’un immense
iceberg. Prenons l’exemple que cite D. Bertaux (1997) tiré de son enquête sur les boulangers

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« Le tout premier récit de vie recueilli auprès d’un vieil ouvrier boulanger né en 1909 contenait, à
propos de ses années de jeunesse, cette simple phrase : « On travaillait sept jours sur sept ». Sept jours
sur sept ? Un indice précieux nous était donné ici sur le fonctionnement de la boulangerie artisanale.
Il aurait fallu le creuser dans l’entretien lui- même ; par manque d’expérience nous ne l’avons pas fait.
C’est seulement au fil d’autres entretiens que se sont dégagées peu à peu quelques-unes de ses
implications. « Travailler sept jours sur sept » signifiait d’abord que l’ouvrier boulanger, comme
d’ailleurs l’artisan et son épouse,
- n’avait jamais un jour de repos,
- que toute sa vie s’organisait autour du travail et
- tendait à s’y réduire.
Un tel rythme n’est pas tenable à long terme. « Quand on était trop fatigué on s’arrêtait ; on dormait,
on récupérait » (extrait d’un autre entretien). Mais il fallait bien que le pain se fasse. L’artisan alors
s’adressait à un bureau de placement qui lui dépêchait aussitôt un remplaçant. Certains jeunes
ouvriers célibataires se spécialisaient dans les remplacements.
« On les appelait des rouleurs » (extrait d’un troisième entretien). Ils y trouvaient leur compte, non
seulement en étant un peu mieux payés, mais en faisant ainsi le tour du métier, comme certains
intérimaires de nos jours.
Comment les ouvriers géraient leur fatigue ? Une phrase nous avait frappé dans un quatrième
entretien : « Quand on est trop fatigué, on ne peut plus dormir ; alors on est foutu ». Elle a attiré
notre attention sur une distinction entre deux types de fatigue. Il y a celle qui est due à l’exercice
normal de l’activité professionnelle quotidienne ; elle s’efface dès lors que les conditions de
nourriture et de sommeil sont suffisantes. Mais il y a l’autre, la fatigue accumulée, qui est signe
d’usure physique et nerveuse qui atteint le corps dans son fonctionnement même. Comprendre cela,
c’est aussi comprendre que ceux qui y sont confrontés ont à gérer avec une grande précision
l’entretien de leurs forces vives mises en péril constant par les conditions d’exercice du métier.
Nous avions appris dès le premier entretien que le gouvernement du Front populaire de 1936
avait imposé l’obligation d’un jour de congé hebdomadaire pour les ouvriers. Nous avions
naturellement déduit que cela avait représenté un progrès mais c’était une erreur.
« Les patrons n’arrivaient pas à se mettre d’accord pour fermer à tour de rôle. En fait chacun avait
peur que l’autre ne lui pique ses clients. Donc ils fermaient tous le même jour. La veille, les clients
achetaient deux fois plus de pain ; alors il fallait faire vingt heures d’affilée. A l’arrivée on était
complètement cuits. On passait le jour de congé à dormir » (synthèse d’un passage d’un cinquième
entretien). Cette fois-ci, c’était un mécanisme proprement social, engendré par la situation de
concurrence locale entre artisans, qui nous était décrit en réponse à une question suggérée par les
entretiens précédents. D’autres conséquences de l’absence de jour de congé nous sont apparues par la
suite, comme l’isolement social des jeunes ouvriers boulangers, la plupart migrants originaires d’un
village, ne connaissant donc personne en ville et n’ayant jamais le temps de « sortir » pour faire
connaissance.
Tels étaient donc quelques-uns des phénomènes qui se cachaient derrière cette simple phrase : « On
travaillait sept jours sur sept ». Ce n’était pas seulement la description d’un fait, mais un indice dont il
restait à découvrir les multiples significations ».

Le chemin de l’analyse est un chemin de tâtonnements grâce auxquels on passe de l’ignorance


ou des préjugés à un certain degré de savoir et de lucidité : celui de l’enquête. Ce chemin
avance en cherchant des indices, en conférant à chaque indice le statut d’un tremplin pour
l’engendrement par l’imagination sociologique d’hypothèses plausibles sur des processus sous-
jacents dont l’indice révèlerait la présence, en insérant de nouvelles questions à poser au texte,
d’autres manières de traiter certains phénomènes et certaines relations.

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Chapitre V

L’ANALYSE PAR NIVEAUX : HABITUS ET MILIEU SOCIAL, RELATIONS


SOCIALES ET PLACE/POUVOIR/PRESTIGE

Afin de systématiser les outils de l’analyse de l’entretien suivant la méthode d’analyse


thématique de Daniel Bertaux, on identifie trois niveaux qui sont pertinents et utiles et
permettent d’aboutir à une analyse sociologique des entretiens.
Premier niveau : les mécanismes cachés, les processus sociaux et les traces des situations de
domination vécues et traversées par la personne qui parle. Les étapes de la construction de
l’habitus tel que P. Bourdieu l’a développé à la suite de M. Weber, comme un moteur alimentant
les habitudes et les comportements/conduites du quotidien et une matrice profonde
(inconsciente et automatique) des valeurs, des jugements et des perceptions. Dans l’analyse
sociologique d’un récit recueilli par entretien, cela concerne directement le passage de l’individu
(et les traces qui restent en termes de narration, histoire(s), souvenirs, images, normes et règles,
valeurs et jugements intériorisés, actes et gestes incorporés) par les diverses instances
socialisatrices : les expériences socialisatrices et socialisantes qui ont fait et font que l’individu
qui parle agit et pense comme il le fait, justifie et explique ses actes selon des arguments, des
paramètres de jugement et des valeurs qui lui ont été transmises ou qu’il s’est lui-même forgés
par le passage durable et marque par des instances, institutions et mondes sociaux. Les
principales expériences socialisatrices : la famille (proche, restreinte et élargie) ; le système
scolaire (et l’apprentissage plus ou moins douloureux et symboliquement violent des codes
implicites – discipline scolaire, attentes des enseignants, capital langagier et linguistique
d’expression) ; les pairs (aux différents moments de la structuration de l’individu comme être
autonome) et les pairs dans les institutions (à l’école, mais aussi en club de sport – compétition,
émulation, rivalité vs collaboration, entraide, solidarité ; au travail, dans une promotion d’une
grande école) ; le monde pré et professionnel et la découverte/apprentissage des stratégies de
placement des compétences et des connaissances « utiles » sur le marché de l’emploi ; le couple,
puis la famille avec l’arrivé du premier enfant (ajustements, changements identitaires,
difficultés).
Les expériences socialisatrices complémentaires : la socialisation religieuse, la socialisation
délinquante, la socialisation de la recomposition familiale, la socialisation à la culture légitime
(suite, par exemple, à un mariage avec un conjoint à capital culturel élevé et habitudes
culturelles légitimes et très actives : par exemple, par la fréquentation d’un groupe d’amis
mélomanes).

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Les bifurcations et les ruptures font partie des moments forts de la reconstitution diachronique
de la construction des schémas dispositionnels (manières de percevoir et de voir, de juger et de
se placer dans le monde, les mondes, son monde et celui des autres. Les moments de
changement dans le parcours avec une ouverture sur les cheminements et les circonstances qui
ont permis d’aboutir à un tournant. Deux extraits tirés d’un article de Claire Bidart (2006) sur
les crises et les bifurcations permettent de mieux mesurer ce que l’on peut percevoir dans les
crises (biographiques, de couple, professionnelles, amicales, autres) : c’est au moment où les
évidences et les habitudes sont remises en question qu’elles peuvent être évoquées avec plus de
distance et être recensées comme des contextes sociaux (conditions ayant favorisé) préalables à
la crise. Les enchaînements d’événements, les logiques cachées entre les situations sont aussi
plus visibles au moment des crises.
Deuxième niveau : relations interpersonnelles et autruis significatifs, présents et passés. Quels
sont les personnes de référence qu’il évoque dans son entretien ; dans quel contexte et quelle
sphère les a-t-il fréquentées, sur quelle durée et avec quelles traces sur les valeurs, les actions et
les manières de se percevoir (nous/eux ; je/lui). Ce sont les relations intersubjectives fortes qui
permettent de repérer les autruis significatifs (significant others, de George Herbert Mead,
traduit par François de Singly
« autruis significatifs »).
Troisième niveau : relations système/acteurs (ou champ/habitus ou encore structure/agency) : il
s’agit de mettre à jour les mécanismes subis ou alimentés par l’interviewé. En d’autres termes, à
ce niveau, il faut pouvoir mesurer les situations dans lesquelles l’interviewé a été dominé ou a
dominé et quelles ont été les ressources, les leviers ou les freins, les contraintes, les difficultés.
Quel degré de liberté d’action a-t-il (eu) dans les choix qu’il a accomplis et de quelle manière
les contextes sociaux et les milieux proches de son existence (aux différents moments de son
parcours) ont agi sur lui en déterminant ses horizons des possibles, en les limitant et les
rétrécissant ou bien en les élargissant. La narration chrono-logique et l’emploi de certains
pronoms sujets (« je » ou « on » ; « nous » ou « on » ; « moi, je ») sont deux bons indicateurs de
la marge d’action de l’acteur. Ce sont ce que Daniel Bertaux appelle « les rapports sociaux
objectivés », à savoir tels qu’ils sont ressentis et exprimés au travers des situations sociales
vécues par l’interviewé.
Lisons une application de cette méthode « à 3 niveaux » mise au point par Daniel Bertaux sur un
entretien d’un jeune de la banlieue lyonnaise appartenant à la première génération d’enfants de
parents maghrébins dont la trajectoire a dévié puis s’est radicalisée progressivement.

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Si, dans un entretien, on parvient à garder ces trois fils rouges comme des axes de
questionnement, les événements et les situations, les expériences et les références aux autres
prennent un sens plus profond qui permet une analyse sociologique du vécu (à partir des mots
utilisés par la personne interrogée).
Dans l’entretien de khaled K., il est possible d’avancer par l’identification et le déroulement de
la trajectoire du jeune, plutôt que par repérage thématique, ce dernier pouvant compléter
l’analyse de la trajectoire. Pour ce faire, le concept de bifurcation, tel qu’il est défini par Claire
Bidart, est nécessaire.
Le concept de « bifurcation » (Claire Bidart, « Crises, décisions et temporalités : autour des
bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1) :
Je fais l’hypothèse que l’analyse des bifurcations biographiques est souvent
plus riche d’informations sur les mécanismes de régulations sociales et les
structurations des parcours que celle de trajectoires linéaires ou réduites à
leurs états de départ et d’arrivée. Dans les moments de crise, de basculement
et d’ouverture de l’improbable se révèlent des enjeux, des systèmes de
contraintes et des logiques de choix qui resteraient invisibles dans le cours
tranquille des choses. Dans ces moments-là également apparaissent la
pluralité des « mondes sociaux » en coprésence, ainsi que les enjeux de
positionnement et de recomposition des identités personnelles (Lahire,
2001 ; Voegtli, 2004) (…) La bifurcation, en plus de révéler un carrefour
biographique, a souvent quelque chose de surprenant : le sociologue,
l’institution, et même parfois l’individu ne s’y attendaient pas, cela ne « va
plus de soi ». Cette « surprise » (Strauss, 1992) peut se rapprocher du «
détour » (Balandier, 1985) des anthropologues ou du « dépaysement »
(Beaud et Weber, 1997) en ce qu’elle bouscule nos attentes et nos routines
interprétatives. L’imprévu nous aide alors à comprendre comment se
prennent les décisions, avec quels ingrédients, en rapport avec quels
éléments structurels et quelles contingences, pour se réarticuler peut-être
avec le prévisible...

L’identification d’une bifurcation

Jean habite avec ses parents près de Caen, son père est «technico-
commercial» dans une entreprise de chauffage et sa mère employée de
banque. Au moment de notre premier entretien en 1995, Jean s’apprête à
passer le baccalauréat option « économique et sociale » ; il échoue, redouble
sa terminale, obtient le bac et commence un BTS
« force de vente » en alternance avec un emploi de technico- commercial
dans une entreprise d’électricité, au Mans. Lors de la seconde vague de
l’enquête, en 1998, il a 22 ans, termine ce BTS et s’apprête à retourner vivre
chez ses parents. Il occupe ensuite un emploi en CDI de vendeur pour une
entreprise de spiritueux à Caen pendant huit mois. Il rencontre Stéphanie et
s’installe à Caen avec elle. Puis brutalement, il quitte cet emploi et part à
Rodez avec Stéphanie. Lors de l’entretien de la troisième vague d’enquête, il
identifie ce départ comme le principal carrefour pour lui : « Est-ce que

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depuis trois ans tu t’es senti parfois à des carrefours, à des moments où tu devais faire des choix ? » Répon

Plusieurs éléments constitutifs des bifurcations biographiques sont déjà évoqués ici : l’ampleur du change

Que s’est-il donc passé, pourquoi cette bifurcation, comment se déroule-t-elle et quels ingrédients la const

La reconstruction de l’histoire de vie par trajectoires

La méthode d’analyse par trajectoires ne concerne que les récits de vie qui narrent des histoires
vécues selon un axe diachronique. Cette réalité historico-empirique renseigne sur le parcours
biographique de l’individu, parcours qui inclut à la fois la succession des situations
objectives du sujet, mais aussi la manière dont il a vécu ces situations, c’est-à-dire perçues,
évaluées et agies sur le moment. Quelle que soit la façon de raconter un parcours, elle ne peut
faire l’impasse sur un certain nombre d’événements structurants qui sont intervenus dans ce
parcours. On peut, pour faciliter la tâche d’analyse d’un parcours biographique, y distinguer
plusieurs trajectoires - telle la trajectoire familiale, géographique, scolaire, sanitaire,
professionnelle - et regrouper les événements marquants dans ces trajectoires. La structure
diachronique du récit ne se retrouve pas nécessairement dans l’organisation du discours : le récit
peut ne pas être linéaire et ne pas respecter la succession chronologique des événements. La
manière dont les événements sont présentés par le narrateur n’est d’ailleurs pas sans
signification : à la logique chronologique que le chercheur a tendance à suivre pour comprendre
le parcours biographique, la personne peut préférer une logique différente, celle de la causalité,
de la conséquence, de l’enchaînement irrationnel ou d’autres encore. La complexité et la
multiplicité des déterminants d’un choix ou d’une action font que leur narration n’est pas aisée
et que l’ordre chronologique ne soit vraiment pas pertinent, du point de vue du narrateur. Il faut
donc prêter la plus grande attention à cette logique sous-jacente et relancer pour en savoir
davantage. D’après la définition

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que donne J. Corbin (reprise dans la présentation d’I. Baszanger aux textes d’A. Strauss
sur l’ordre négocié, 1992),

« une trajectoire renvoie au cours d’un phénomène et à l’action entreprise dans la durée pour en gérer
le déroulement, le traiter et le mettre en forme. (...) L’ensemble d’actions lié à une trajectoire engage
de multiples acteurs, chacun ayant sa propre image du déroulement du phénomène et sa propre vision
de l’action nécessaire pour le mettre en forme et le gérer. Ces représentations et ces visions sont, pour
une part, constitutives des positions que les acteurs prennent sur l’action. Ces positions doivent être
harmonisées par une série d’interactions tant avec soi-même qu’avec les autres. Leur alignement, leur
harmonisation nécessaire et l’exécution de l’action (les performances) sont compliqués par une grande
variété de conditions proches et lointaines. Ces conditions doivent, d’une manière ou d’une autre, être
manipulées et traitées pour que se poursuive le déroulement de la trajectoire. L’action entreprise à des
conséquences directes sur le phénomène étudié et sur n’importe lequel des acteurs engagés dans sa
mise en forme. Ces conséquences entrent alors en scène et deviennent une partie des conditions (ou
événements) qui influenceront le prochain ensemble d’actions ».

La force d’une réflexion en termes de trajectoire est de donner au chercheur un cadre pour
appréhender la complexité du phénomène qu’il cherche à étudier, et de diriger ses investigations. Plus
particulièrement, le concept de trajectoire permet de maîtriser rupture et continuité durant la vie des
personnes et de voir comment, à chaque perturbation suit un moment de réajustement et que ces
réajustements ont des conséquences sur d’autres sphères de leur vie qui doivent être réajustées à leur
tour.
La sociologue a appliqué à ses propres enquêtes cette méthode. Dans son rapport à la MIRE de 1989,
F. Bouchayer a recours à l’analyse par trajectoires pour montrer
- comment l’histoire et les conditions de vie ont un rapport à la santé (hypothèse principale) et
- comment ces incidences sont en partie déterminées (autre hypothèse principale) par
1. le degré de maîtrise culturelle de la personne, entendant par là les ressources non
strictement économique dont se sert la personne pour disposer d’un certain pouvoir de conduite
sur son existence (hypothèse secondaire 1)
et
2. le décalage ou la concordance entre les aspirations et le capital socio-culturel, d’un côté, et
le mode de vie réel, de l’autre, renvoyant aux distorsions plus ou moins importantes entre position
sociale/mode vie et aspirations/projet de vie (hypothèse secondaire 2).
Le guide d’entretien que la sociologue utilise est un guide très ouvert pour laisser les personnes
interrogées faire leur histoire de vie, tout en gardant bien en tête les trois niveaux d’informations qui
intéressent directement la sociologue : l’état de santé, comprenant des troubles d’ordre psycho-
somatique ou fonctionnel ; les pratiques de consommation médicale
; les discours et les représentations sur le corps et la maladie, la médecine et les soins. Ce sont les trois
ordres de données que recouvre le « rapport à la santé » dans la définition de
F. Bouchayer et ils constituent les trois critères qui serviront au classement de son corpus,

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étape déterminante pour l’analyse croisée des entretiens. Grâce à ce classement, la sociologue peut
repérer des thèmes remarquables parce que récurrents dans les témoignages de vie des femmes
interrogées : elle construit ainsi des bilans de vie en distinguant des degrés d’insatisfaction qui
diffèrent, voire opposent, les femmes interviewées. Si certaines révèlent un profond sentiment
d’impuissance face à la maladie et se dévoilent comme étant frustrées ou déçues, résignées ou
déprimées, d’autres à l’opposée expriment les stratégies d’adaptation et de rationalisation de leur
nouvel état de santé (rémission, femmes jeunes devenues stériles, déformation corporelles, etc.) et les
voies suivies pour reconvertir l’énergie de l’espoir en curiosité et en « expertise » de la maladie qui les
a frappées, tandis que d’autres encore ont fait de nécessité vertu et ont converti leur maladie et
convalescence en changement (de vie, de conditions de vie, de métier, de vision du monde, de rapport
aux autres, etc.).

Les hypothèses formulées au début de l’enquête ont un double statut : en tant qu’outils, elles
servent à guider l’entretien et à formuler des relances et, une fois les entretiens retranscrits, à
interroger les propos des personnes en fonction d’une problématique stable ; en tant que résultats,
elles sont retravaillées et reformulées à la vue des expériences et des logiques énoncées dans les
entretiens.

Chapitre VI

LE REPÉRAGE DES THÈMES ET L’ASSEMBLAGE DES ÉLÉMENTS EN VUE DE


L’ANALYSE THÉMATIQUE DE L’ENTRETIEN

L’idée ici est qu’il est utile, lorsque nous commençons à analyser un entretien, de ne pas rompre le
déroulement du discours, même lorsqu’il ne s’agit pas d’un récit de vie. Nous verrons par la suite que
l’une des avancées essentielles que les sciences du langage ont permis en sciences sociales est la
reconnaissance de l’économie globale du texte, quelle que soit la nature de ce dernier (annonce
publicitaire, annonce économique, article de journal, compte rendu de réunion, etc.). Nous retiendrons
cette idée selon laquelle un texte doit être respecté non seulement dans son intégralité mais aussi dans
le déroulement du propos tel qu’il a été construit par le locuteur, dans la situation d’échange avec son
ou ses interlocuteur(s).
Dans le travail de repérage des thèmes et d’assemblage des éléments, il est important de rappeler les
concepts de dénotation et de connotation tels qu’ils sont utilisés en linguistique. La dénotation
correspond à la lecture directe du signe et renvoie aux significations

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immédiates qu’un individu attache à un mot ou à une expression. La connotation renvoie à la


signification plus latente du mot et qui n’est accessible que parce que l’auditeur partage avec le
locuteur un certain nombre d’expériences et/ou de valeurs. Le repérage des connotations est
particulièrement délicat lorsque la distance sociale, par exemple, entre deux individus est telle qu’ils
ont peu d’expériences et de références communes : prenons le cas d’un étudiant n’ayant jamais eu
d’expériences migratoires allant interroger une femme ayant vécu une trajectoire d’immigration. La
position sociale des deux individus, qui est fonction entre autres de leur appartenance générationnelle,
d’un genre (sexe), d’un milieu social, est en plus lourdement déterminée par un décalage d’expériences
qui va se traduire pas un décalage dans l’échange communicationnel, et cela malgré les efforts que
l’un et l’autre pourront déployer pour se mettre en phase. Cependant il ne faut pas croire que la
proximité sociale permette à elle seule de résoudre les problèmes qu’implique l’échange
communicationnel : une situation dans laquelle le sociologue serait trop à l’aise, trop en empathie avec
la personne qu’il interroge, porte préjudice à sa capacité - au cours de l’entretien et pendant l’analyse -
de trouver une distance critique telle que le travail de réflexion et d’analyse soit possible. La situation
idéale est de s’imposer au cours de l’entretien une certaine distance critique et de la maintenir au
moment de l’entretien par la recherche méthodique et rigoureuse des dénotations et des connotations
que peut porter un mot. Il faut surtout éviter de se sentir rassuré par la proximité ou la familiarité d’un
récit ou d’une expérience ; toujours veiller à ouvrir l’analyse à plusieurs interprétations possibles.
L’analyse thématique d’un entretien est de nature diverse : elle peut être centrée uniquement sur
l’organisation du discours et donc s’appuyer sur une lecture approfondie ; elle peut également
compléter l’analyse du discours par des informations recueillies par ailleurs (vérification des faits,
croisement des sources, mais aussi compléments d’information livrés par le locuteur lui-même hors
enregistrement). Quoi qu’il en soit, il est important de mettre en rapport les différents éléments
recueillis : on considère que chaque détail n’a des sens qu’en rapport avec les autres éléments. La mise
en relation d’analogies, de causalités, d’ambivalences ou de négations, les associations d’idées, la
redondance, les silences, les lapsus constituent autant d’éléments qui participent à la construction du
sens du propos et doivent en tant que tels être pris en compte pour l’analyse.
Dans l’analyse thématique d’un entretien, il ressort simultanément plusieurs niveaux d’informations et
d’indices. Le premier niveau concerne la structuration initiale de la personnalité du sujet en habitus,
apprentissages culturels et professionnels, transformations psychiques ultérieurs, type habituel de
conduite, historique des relations du sujet avec ses proches, les autruis significatifs (significant
others, d’après G.H. Mead), rapports sociaux objectifs, ou mieux objectivés, propres à tel ou tel
monde social et y définissant des places (des positions, des statuts), des rôles, des normes et
attentes de conduite, des jeux de

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rivalité, de concurrence, de conflit ouvert ou larvé, mécanismes sociaux, logiques sociales, processus
récurrents, phénomènes culturels et symboliques. Pour mettre de l’ordre dans ces niveaux
d’informations et d’indices, D. Bertaux (1997) propose une classification de ces niveaux selon trois
axes.
- Le niveau qui concerne le système et ses acteurs,
- le niveau qui concerne le champ (l’espace social) et l’habitus et
- le niveau des relations intersubjectives fortes (et en général, durables).
Cette classification en trois niveaux aide à situer les indices : elle ne concerne pas seulement les
événements, mais aussi les états (physique, psychique, relationnel) du sujet. Tout ce qui modifie l’un
des trois axes, constitue un événement et modifie l’état du moment dans les autres niveaux. Il est ainsi
possible de saisir des processus en acte, c’est-à-dire des enchaînements de situations, d’interactions,
d’événements et d’actions. Mais pour s’accomplir un processus proprement social a besoin de la
mobilisation d’acteurs et souvent celle de leurs relations intersubjectives. La transformation de soi
n’est que rarement le résultat d’un processus subjectif et il est aisé de voir comment les décisions les
plus intimes, telle une conversion religieuse ou un suicide, ou un fait apparemment indépendamment
de sa volonté, tel un coup de foudre, ne peuvent se comprendre sans qu’on se réfère au moins au
complexe de relations intersubjectives qui caractérise le sujet à ce moment-là. Quant aux processus qui
transforment, peu à peu ou brutalement, telle ou telle relation intersubjective forte, relation de couple
ou relation parent-enfant, ils impliquent à la fois les personnalités des sujets et, le plus souvent, le
rapport social objectivé qui existe entre les places qu’ils occupent.

EXEMPLE D’ANALYSE ACCOMPAGNÉE


(analyse de Mme Mariangela Roselli, enseignante-chercheure en sociologie et responsable du
cours sur la pratique de l’entretien en sociologie) à partir de l’entretien réalisé par Frédérique
Matonti avec une militante du Front National (publié dans La Misère du Monde, Seuil, 1995)

L’objectif de l’analyse de l’entretien est bien d’identifier et de mettre en perspective les ressorts
de l’action de l’individu, pris dans un contexte immédiat (les motivations et l’expérience
immédiate de l’individu) et dans un contexte plus éloigné (donné par les contraintes
structurelles interférant avec sa trajectoire biographique). La sociologie cherche à identifier des
processus sociaux, à savoir les enchaînements probables d’actions et d’interactions d’acteurs
placés en situation.

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Cet objectif exige un travail de confrontation des données et une analyse fine des témoignages.
Afin de mieux comprendre le procédé par lequel on peut obtenir en sociologie une analyse des
processus sociaux qui structurent les actions de l’individu, je vous propose de suivre pas-à-pas
les enchaînements des processus sociaux en acte chez une militante du Front National.
Lisons d’abord l’entretien tel qu’il a été retranscrit par Frédérique Matonti qui l’a réalisé :

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Après avoir lu et relu le texte (sans y toucher), nous allons essayer d’identifier le ou les
pôles structurant le discours de Marie :
- en premier lieu, on recherche une ‘idée fixe’, un axe qui sous-tend une démonstration
;
- une fois cette idée identifiée, il faut vérifier la polarisation autour de ce thème et commencer à
repérer les sous-thèmes qui y sont liés ;
- on va se demander qu’est-ce qui reste (les résidus) une fois cette première arborescence étant
établie : y a-t-il un autre thème transversal ou s’agit-il toujours de sous-thème par rapport à la
première idée forte ? ;
- à partir de ces premiers résultats directement liés à une lecture approfondie du texte ( et pas
encore à sa délinéarisation , i.e. découpage du texte selon les thèmes et les sous-thèmes et non
suivant la succession linéaire du texte tel qu’il a été énoncé), nous allon rédiger une introduction
à l’analyse : cette introduction doit présenter le type d’entretien, un profil synthétique de
l’enquêtée et quelques lignes de problématisation autour de la question forte préalablement
identifiée.
Introduction à l’analyse :
§ 1. L’entretien que F. Matonti réalise auprès de Marie, militante quinquagénaire du
FN en Seine-Saint Denis, est un entretien, qui, par certaines questions débouchant sur
le témoignage d’une vie, peut être étudié comme un entretien ouvert. Militante de base
depuis plus de vingt ans, Marie nous livre le récit d’un engagement choisi et
nécessaire, actif et critique, assumé et douloureux à la fois (idée forte 1, directement liée
au guide d’entretien et à l’enquête menée par la sociologue), au vu d’une vie qui, sur le plan
économique, social, professionnel et sentimental, décrite comme difficile (idée forte 2,
non induite et indépendante de la problématique de la sociologue), a du mal à s’avouer sur le
mode de l’échec (sous-thème et spécifications). Car ce qui traverse le témoignage n’est
pas seulement l’aveu d’une incapacité (ici exprimée et revendiquée comme un refus
volontaire (sous-thème et spécifications du thème de l’engagement/désengagement)) à
adhérer aux nouveaux modes d’engagement partisan, mais l’impossibilité de
reconnaître que le dur engagement des « petites gens » comme Marie, mises à
distance des hautes sphères du parti et de la politique, n’ait pu servir que des causes
basses et des intérêts particuliers. Pour Marie il s’agirait de reconnaître que son
dévouement n’a servi que son intégration en tant que fille d’immigrée russe
appartenant à la classe populaire (thème 3, non induit de la problématique), que son
affiliation idéologique à l’extrême-droite s’explique de manière évidente par ses
origines et sa position sociale dans la société française. Dans cette optique,
l’engagement de Marie deviendrait l’antipode du modèle de dévouement, moral et pur,
qui est valorisé et mis en avant comme un choix (spécifications du thème

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1) et non comme une nécessité (sous-thème du thème 2). C’est autour de la tension entre
un militantisme que Marie décrit toujours en termes moraux (courage-
désintéressement, dévouement (spécifications du thème 1)) et le manque non avoué
de choix alternatifs lié à la position sociale de la militante et à sa vie faite d’échecs
répétés que se construit aujourd’hui l’engagement distancié de cette personne
(spécifications du thème 1), désabusée et idéaliste à la fois.
Après avoir annoncé le fil conducteur qui va structurer notre analyse, voyons com ment procéder
à la dé-linéarisarion, à la construction des mouvements qui relient thèmes, sous-thèmes et
spécifications pour enfin proposer une catégorisation des énoncés.
Exercice de découpage et de mise en relation entre thèmes.
§ 2. Polarisation forte autour du thème 1 « Engagement bon/mauvais ;
avant/maintenant ». Le premier sous-thème ici est celui des façons de militer ; l’autre
sous-thème est celui des militants eux-mêmes (qui ils sont). Les spécifications qui sont
connectées à ces deux sous-thèmes correspondent, pour le premier, aux façons de
faire partie d’une structure partisane avec une opposition forte entre ceux qui se
donnent (entiers, toujours, sans avoir peur, les héros) et les autres qui tranquillement
achètent le journal et prennent leur carte d’adhérents (peinards, qui vont et viennent,
qui achètent) et pour le second à la dichotomie entre les bons militants (incarnés par
Marie, le « moi » et le « on » comme sujets des actions (voilà des modalités) et les
autres (« eux », « ils »). Un troisième sous-thème vient s’ajouter pour finir la
construction de ce schéma dichotomique du militantisme, celui des temps différents
entre un avant fait d’un parti groupusculaire et révolutionnaire (activisme inlassable et
petit nombre de participants dont la structure avait besoin pour vivre) et un maintenant
(le FN est un parti sur les rails) où le noyau et le fonctionnement du parti n’a plus rien à
voir avec la base à qui sont reléguées toutefois les basses besognes. A partir de cette
arborescence simple, construite à partir du tronc principal (le thème de l’engagement
pour monter jusqu’aux spécifications et aux modalités), il est possible d’avancer
quelques catégories explicatives qui permettent une certaine conceptualisation. Le
militantisme invoqué ici renvoie à un idéal de pureté (moi, je suis entière), de courage
et d’intégrité ; une autre caractéristique vient complèter ce modèle, celle du
désintéressement de l’engagé qui doit donner de soi, caractéristique qui entre en
contradiction avec le constat établi par Marie de la reconnaissance symbolique et la
gratification matérielle retirées et (attendues) de la carrière militante. D’où l’importance
d’un activisme au sein d’une petite structure (interconnaissance, relations entretenues,
sociabilités) et d’un engagement à côté de ceux que la majorité met au ban (esprit de
solidarité, entraide, résistance, sens de l’effort accompli collectivement). L’analyse des
modalités montre bien à quel point il est important pour Marie de dissocier les deux

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facettes de la question (l’implication et les retours de l’implication) afin de pouvoir


continuer à exalter son modèle d’engagement pur tout en exaltant le sentiment de
« devoir se serrer les coudes ». C’est ce sentiment de solidarité entre soi qui permet
d’expliquer que la reconnaissance symbolique retirée de l’engagement ne soit pas
objet de soupçons puisque le fait d’être reconnue comme une paire (hors de
l’anonymat du reste de la vie quotidienne) est, aux yeux de Marie, largement payé et
mérité. Le militant qui est exalté ici est le héro, celui qui se charge des tâches pas
faciles, qui est dénoncé, celui pour qui Marie n’a pas assez de mots. Faisant la
description de cet archétype de militant, méconnu, désormais anonyme, perdu dans
les grosses machines partisanes, c’est d’elle-même que Marie fait le portrait. Car, bien
qu’elle critique le fonctionnement actuel de son parti et les nouveaux militants, elle
persévère dans la vente de journaux sur le parvis d’une église catholique le dimanche
matin. Être mal vue vaut toujours mieux que ne pas être vue (sous-thèmes de l’inutilité et
de l’invisibilité sociales) : être vue comme militante, c’est être vue tout simplement et vue
comme étant autre chose que simplement soi-même, femme, 50 ans, peut-être Rmiste,
etc. Pouvoir diluer son identité dans une identité connue et reconnue (un parti) avec
une épaisseur sociale et symbolique est un moteur fort qui joue dans tous les cas
d’engagement, mais surtout pour l’engagement des petites gens qui, par ailleurs, ne
trouvent pas beaucoup d’autres occasions d’élargissement identitaire et débordement
de soi par le don de son temps et de ses efforts.
Les modalités de l’engagement de Marie, surtout dans le passé, et les représentations
qu’elle associe à la question de l’ancien engagement (par opposition au nouveau) sont
directement liées aux conditions de l’existence même de Marie. L’enquêtée n’est pas
bavarde sur les conditions objectives de son existence et ses silences et ses tentatives
répétées de mettre fin à l’entretien chaque fois qu’il est question de pousser plus loin
son récit de vie montrent à quel point Marie cloisonne sa vie de militante du reste. Pour
analyser le second thème que nous avons cru percevoir dans l’entretien, nous
partirons des considérations - ponctuelles mais précises - que Marie lâche surtout vers
la fin de l’entretien concernant sa vie familiale et les conditions matérielles dans
lesquelles elle a vécu. Nous partirons des spécifications relatives aux bénéfices retirés
du militantisme (on « me » connaissait, on avait besoin de «nous ») et nous mettrons
en face de ces spécifications celles qui concernent les coûts de l’investissement pour
être « toujours là ». Les exemples concrets renvoient au sous-thème de la
compensation vis-à-vis d’expériences de vie décevantes (Portugal, misère, solitude,
chômage) par l’activisme militant et la radicalisation idéologique (être fière d’être
Française, je n’ai rien contre le Bantou). La manière dont s’articulent les spécifications
et les modalités affiliées à ce sous-thème explique d’abord l’adhésion à Ordre

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Nouveau, puis au FN et permet ensuite de comprendre pourquoi Marie dissocie -


comme s’il s’agissait de deux choses indépendantes - son engagement du reste de sa
vie. Un processus de dédramatisation des déceptions et des échecs qu’elle nous laisse
entrevoir est amorcé grâce aux moyens qu’elle trouve dans le parti et dans le
militantisme pour se sortir de son cas singulier et embrasser une identité collective,
transcendant son individualité et permettant à ses opinions de devenir des convictions.
Le second sous-thème qu’il est possible de faire sortir dans cette arborescence est
celui de la relation de cause à effet entre les échecs de la vie de Marie et le choix de
militer. Marie semble avoir connu toutes les désillusions, mais elle tient à garder à
l’état pur ce pan de sa vie qu’est le courage militant en le mettant en scène comme sa
seule liberté, comme un coup de folie et non comme une démarche contrainte pour
maîtriser les choses et re-prendre en main son existence. Le sens d’une vie est
précisément dans la frontière indépassable que Marie a érigée entre ses misères
quotidiennes (identité en soi) et les élans et les dépassements que consent une
incorporation à une structure d’autant plus solidaire qu’elle est petite et révolutionnaire
(identité pour soi). Par un mouvement qui part des spécifications en passant par deux
sous-thèmes entreliés, il est donc possible de faire émerger un autre axe thématique
fort qui parcourt l’entretien, celui de l’engagement comme nécessité. Il ne s’agit pas
dans ce cas d’une idée défendue par l’enquêtée mais d’un thème qui s’est fait jour au
fur et à mesure que nous avons procédé à l’analyse de la première arborescence.
L’engagement comme nécessité est résumé dans cette vie « faite de 36 misères » que
Marie a essayé de maîtriser en faisant comme « le charbonnier maître chez soi », en
essayant de prendre le dessus. Pour l’analyse, cette nécessité émerge d’abord de la
catégorisation des spécifications (bénéfices et coûts de l’implication dans une structure
partisane) : les gains en socialisation élargie, en socialisation politique, en
multiplication des connaissances et relations, l’apprentissage d’un modus operandi qui
affaiblit la reproduction par l’habitus, la dé-singularisation des malheurs individuels
compensent largement le prix à payer (courage, résistance, énergie, dévouement,
disponibilité) lorsque ce prix prouve l’appartenance à une catégorie autre que celles
des prolétaires, des chômeurs, des mères seules ou des immigrés en cours
d’intégration.
Mettant ensemble d’un bout à l’autre les résultats de cette analyse, on peut proposer maintenant
une mise en perspective par rapport aux questions avancées dans l’introduction, et cela sous
forme de conclusion.
§ 3. Bien que l’entretien ne révèle pas la profession de Marie (il est aussi possible
d’imaginer qu’elle passe sous silence la question en se levant et mettant fin de façon
abrupte à l’échange), les révélations et les allusions nombreuses à sa vie privée, à ses

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conditions et expériences de vie, aussi bien dans le présent que dans le passé,
renvoient à une trajectoire faite de « 36 misères ». Dans cette optique, un engagement
réparateur et compensatoire cadre assez bien avec le témoignage de la militante
distante et blasée, ayant connu toutes les déceptions - autre facette d’une vie ayant
connutoutes les désillusions. Aussi l’espace de liberté, ce coup de folie et de
détermination qu’elle a voulu imprimer à son destin petit et laborieux, s’arrête-t-il
devant le manque évident de d’alternatives, sauf à (s’)avouer une vie perdue. Aussi
apparaît-il comme largement contraint et, en fin de comptes, moins comme une
heureuse décision contredisant la fatalité que comme un aboutissement nécessaire.
On peut aller même jusqu’à se demander si le refus de renseigner sur l’activité exercée
ne correspond pas à la crainte de voir la sociologue relier de manière trop évidente - et
honteuse - le militantisme et un emploi directement lié au parti ou obtenu grâce au
parti. Cela reviendrait à ternir l’image pure qu’elle (se) donne de militante
désintéressée et à compromettre plus largement la vision idéale de l’engagement des
petites gens. Car, fidèle à une extrême-droite groupusculaire, mais aussi
révolutionnaire, désenchantée par la professionnalisation du FN, Marie ne donne son
admiration et sa sympathie qu’à la base désintéressée et populaire, comme le montre
bien sa dénonciation des bourgeois (« les giscardiens peinards »). Cependant
l’aisance avec laquelle Marie retraduit les questions sur les étrangers selon le registre
idéologique du nationalisme xénophobe montre sa maîtrise du discours de l’extrême-
droite et le degré auquel elle s’est approprié ce discours en tant que représentante des
« petits Blancs » qui connaissent la misère et qui sont tenus en lisière de l’intégration
sociale. C’est, en effet, parce qu’il lui a permis de sortir de sa petite vie en lui offrant les
moyens d’une identification à un corps et à une cause plus large que l’engagement de
Marie à Ordre Nouveau, puis au FN peut être considéré comme une liberté toute
relative, socialement déterminée et ne pouvant être valorisée que si elle se distingue
comme un acte pur (peut-être le seul), affranchi de tout souci matériel et de tout
intérêt).
Cette analyse est une proposition d’analyse thématique et est ici donnée à titre d’exemplification
des étapes méthodologiques à suivre pour faire une analyse sociologique et non un commentaire
de texte ou, pire, une paraphrase. L’écriture d’une analyse thématique comporte, comme on
vient de le montrer, une introduction faisant brièvement état du contenu de l’entretien et
soulignant le questionnement problématique du sociologue ainsi que les pistes à suivre dans
l’analyse. Ensuite, les paragraphes de la rédaction se structurent autour des thèmes principaux et
sont écrits en suivant l’arborescence « thème principal-thèmes secondaires-modalités et
spécifications ». La conclusion d’une analyse n’en est pas vraiment une puisqu’elle

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consiste surtout à évoquer les questions et les pistes non explorées soit parce que le matériau ne
présentait pas assez de détails pour approfondir ces pistes, soit parce qu’il s’agit de thématiques
qui ne touchent pas directement le questionnement de l’auteur ou le fil conducteur de l’enquête
dans laquelle s’inscrit l’entretien.
Dans tous les cas, il ne faut rester ni sur le registre illustratif, ni sur le registre restitutif, comme
le disent Demazière et Dubar (texte déjà rencontré). Il faut viser une posture analytique.

CHAPITRE VII

L’ANALYSE CROISEE

Une fois rassemblés les commentaires d’entretiens, il faut se donner un cadre d’analyse plus
large afin de mettre les entretiens en perspective, d’en proposer le reclassement en fonction
d’autres critères que ceux dictés par la différence de personnes interrogées, puis de dégager une
problématique plus accomplie que la question de départ et les hypothèses descriptives qui nous
ont guidés.
Vous n’avez pas un corpus homogène : vos entretiens ont généré des analyses inégales, révélé
quelques vides, fait apparaître des relations, des hypothèses insoupçonnées. Il faut comparer,
confronter, croiser pour approfondir la compréhension des phénomènes étudies à travers les
variations et les spécifications thématiques que les enquêtés nous ont fournies. Au niveau de
l’interprétation générale, votre matériau ne suffit pas à élaborer une problématique complète : il
faut aussi comparer et puiser dans des textes publiés sur votre sujet. La phase de l’analyse
croisée est une phase de réflexion, mais aussi de recherche et de lecture ciblée. Il faut aussi
élargir les lectures et lire d’autres recherches empiriques, découvrir d’autres terrains, d’autres
catégories sociales : il faut comparer, s’ouvrir à de nouvelles idées parce que, une fois son
matériau analysé, on est capable de trouver des choses qu’on a pas su voir auparavant. Bref, il
faut trouver une logique qui résume et qui traverse le phénomène social sur lequel nous
travaillons, une nouvelle logique qui donne un sens au matériau recueilli. Comment faire ?
Beaud et Weber (1997) proposent de commencer par un reclassement des entretiens.
- Dans un premier temps, on ouvre de nouvelles chemises dont les intitulés ne sont plus «
Entretiens avec M. Rossi, contremaître. » ou « Une fête à l’école maternelle », mais « Les
contremaîtres : une position en porte à faux » ou « Relations familles/écoles ». Ceci signifie
qu’on passe des cas singuliers aux questions

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conceptuelles auxquelles ces cas répondent partiellement. On y arrive en réduisant le cas à


l’ensemble de ses caractéristiques objectives puis en choisissant l’une de ces caractéristiques
pour orienter la lecture du matériau. On peut laisser de côté les matériaux pour lesquels on
n’arrive pas à faire ce surtitrage conceptuel ou pour lesquels les concepts ne paraissent pas tout
à fait adaptés. Les matériaux résiduels sont parfois essentiels dans le renversement de certaines
hypothèses trop fermées ou remises en question par les entretiens.
- Dans un deuxième temps, on va manipuler ces chemises de reclassement pour essayer de
comprendre les liens logiques entre les questions conceptuelles que vous avez dégagées. On
découvrira, par exemple, que l’une est incluse dans l’autre, que l’une suppose l’autre, que l’une
est complément de l’autre, que l’une et l’autre sont identiques, mais que les réponses varient. Ce
faisant, on voit apparaître des convergences et des contrastes inattendus, dans la mesure où des
cas singuliers, jamais mis en relation, se trouvent répondre à la même question conceptuelle.
Lisons cet exemple proposé par Beaud et Weber :

« Si vous travaillez sur le travail en entreprise, vous avez nommé un ensemble d’entretiens
« Les contremaîtres en porte à faux » et un autre ensemble « Les syndicalistes en porte à faux ». Rien
ne vous aurait permis de supposer qu’une comparaison systématique entre contremaîtres et
syndicalistes pouvait servir à quelque chose. Vous risquez alors de découvrir l’existence d’une
similitude de trajectoires, par ex. une scolarisation interrompue pour des raisons financières ou
accidentelles alors qu’il s’agissait d’un « bon élève », comme dans le cas des syndicalistes agricoles ;
l’existence aussi d’une forme de proximité sociale entre ces deux catégories sociales (par
l’intermédiaire des professions des épouses, par exemple), qu’il faudra bien sûr vérifier, c’est-à-dire
n’admettre qu’à titre d’hypothèse, mais qui vous servira de point d’appui pour avancer » (c’est moi
qui souligne).

Ainsi la forme que prendra la synthèse finale n’est pas donnée une fois pour toutes : le plan du
compte rendu d’analyse n’est pas scolaire et n’a pas la forme de dissertation. L’écriture finale
est directement liée à la formulation d’hypothèses, de réponses partielles à ces hypothèses, de
rejet et de reformulation d’hypothèses. C’est une écriture en devenir, non un plan strict auquel il
faut se tenir. Il ne faut pas « caser » les données, il faut leur donner une épaisseur, une logique
en les interprétant. L’analyse finale des entretiens croisée est la formalisation d’une
interprétation : si on ne pre nd pas le risque d’interpréter, si on ne se lance pas dans des
raisonnements (qui sont impérativement à expliciter pour être contrôlés, infirmés ou validés), on
n’arrive pas à rédiger quelque chose qui soit plus que l’accumulation plate et répétitive de cas
singuliers, même très différents entre eux. Les cas singuliers ne sont pas des exemples
illustratifs de théories qui leur préexistent, mais des points d’appui pour avancer des idées.

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Pour clarifier davantage ce travail, nous allons approfondir ces étapes, une après l’autre, en
rappelant chaque fois l’objectif poursuivi et en prenant des exemples qui montrent concrètement
comment certains chercheurs ont fait.

a/ La grille d’analyse et le mouvement dialectique avec le cadre théorique

En commençant le croisement des analyses des entretiens, on dispose d’un acquis et on poursuit
un objectif. L’acquis est le corpus des hypothèses que le terrain a fait émerger ou a stabilisées
progressivement et les questions qui ont guidé notre travail et qui continueront de le guider
(questions heuristiques). Ces hypothèses et ces questions constituent notre cadre théorique.
L’objectif consiste maintenant à explorer ce cadre théorique et à le complexifier en le
confrontant à des réalités multiples (variations et spécifications thématiques, mais aussi relations
entre les phénomènes). L’analyse croisée représente l’étape où on aborde le corpus comme un
seul ensemble, quel que soit sa taille (ça peut aller de 5 entretiens - plus de cent pages de texte
retranscrit - à plus d’une centaine d’entretiens, ce qui représente des milliers de pages de texte à
analyser).
La première analyse du corpus est une analyse thématique qui reste à un niveau plus proche des
représentations des acteurs interviewés et tente de mettre en évidence les catégories induites du
discours, à l’aide des outils conceptuels construits dans la problématique initiale. L’objectif de
cette première analyse est d’opérer une synthèse d’un matériau parfois trop volumineux et
hétérogène. La manipulation thématique consiste à jeter l’ensemble des éléments signifiant dans
une sorte de sac à thèmes qui détruit définitivement l’architecture cognitive et émotive des
personnes singulières : on parle dans ce cas d’une analyse thématique « horizontale » (d’après la
définition de Blanchet et Gotman, 1992) opérant d’abord par un découpage des entretiens en
thèmes (thèmes de la grille d’entretien, en même temps complexifiés en sous-thèmes par
l’analyse du matériau elle-même) de manière à pouvoir en réaliser une lecture transversale
comparant les différentes formes sous lesquelles un même thème apparaît d’un sujet à l’autre.
L’autre manière d’opérer est celle de l’analyse thématique
« verticale » qui consiste à passer en revue les thèmes abordés par chaque sujet séparément pour
en faire une synthèse. Ce travail de défrichement systématique a deux débouchés essentiels :
l’un relatif au cadre théorique, l’autre la méthode d’analyse.
En effet, la synthèse thématique invite à revenir sur le cadre théorique pour affiner les
hypothèses et les enrichir. Dans son travail sur les fonctions sociales de l’école, M. Verhoeven
avait comme question de départ la production et la transmission des

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normes à l’école. La sociologue est passée d’une problématique - élaborée à partir de lectures et
d’un ensemble d’hypothèses - en termes de perception par les acteurs des finalités éducatives de
l’institution scolaire, de leur représentation des modes de production et de construction des
normes (leur rapport à la norme) à une problématique plus fine et plus riche grâce au matériau
recueilli par entretiens :

« (...) c’est seulement lors de cette étape que j’ai décidé de réélaborer mon modèle théorique autour
du concept de « mode de régulation », et que j’en ai défini les dimensions pertinentes. En effet, suite à
la première analyse des entretiens, il m’était apparu que les sujets interviewés produisaient des
énoncés de deux types : d’une part, des énoncés soit informatifs, soit évaluatifs, dont le but était de
décrire des éléments de fonctionnement de la discipline et de la « régulation » au sens large, ou
d’exprimer leur opinion par rapport à ces modes de fonctionnement ; et, d’autre part, des énoncés
argumentatifs, où les interviewés (en particulier les jeunes) s’engageaient de manière plus personnelle
et construisaient ne argumentation pour expliquer leur attitude par rapport aux normes. C’est ainsi
qu’est venue l’idée de distinguer, dans le modèle théorique, la notions de mode de production
normative (mode de construction des normes, type de légitimité) et d’autre part, la notion de rapport
aux normes - étant entendu que la première repose aussi sur la perception qu’ont les acteurs de
modes de fonctionnement, d’un espace de contraintes et de marges de manoeuvre dans lequel le
second élément prend tout son sens.
Illustrons de manière plus précise encore ce mouvement d’enrichissement du cadre théorique après la
première confrontation au terrain, à travers trois exemples.
L’hypothèse selon laquelle, si les finalités éducatives se pluralisent partout, chaque établissent
effectue son des choix à cet égard et les hiérarchise de manière différente, notamment selon la place
de l’établissement sur le marché scolaire, est issue de cette première analyse du matériau. De même,
si l’hypothèse d’une crise de la légitimité rationnelle-légale pour construire les rôles et les règles était
déjà en partie déduite du travail d’analyse théorique, c’est à la première analyse des entretiens que
l’idée de « modalités différenciées » des modes de construction de la légitimité des rôles et des règles
a surgi. Je citerai encore le mouvement « dialectique » qu’a subi l’hypothèse des modes de contrôle et
de socialisation horizontalisés : bien entendu, celle-ci reposait sur des fondements théoriques ;
cependant, la confrontation avec le terrain (notamment l’observation directe de pratiques telles que la
médiation scolaire ou les récits de l’accueil des élèves de première par leurs aînés) ont permis de la
construire de manière plus précise en lui donnant corps ».

Ce retour dialectique au cadre théorique permet l’élaboration d’une grille d’analyse plus précise,
qui détaille et à la fois conceptualise les thèmes en fonction des hypothèses plus précises issues
de ce premier moment d’analyse thématique. Cette seconde grille est donc un produit hybride,
résultant des hypothèses théoriques de départ et des catégories induites de la première analyse
thématique, ayant permis de spécifier ces hypothèses en fonction du terrain. Cette seconde grille
n’est plus appliquée directement au corpus d’entretiens, mais plutôt à l’analyse thématique du
premier niveau, avec bien entendu des retours ponctuels au corpus initial lorsque des
compléments d’information s’imposaient. La démarche d’analyse de cette deuxième étape - si
elle disparaît de la présentation finale des résultats - est longue et complexe, mais fondamentale
parce qu’elle implique des moments de théorisation pure, puis une phase empirique qui a permis
d’enrichir et de complexifier la grille d’analyse. Ce va-et- vient peut être assimilé à une
démarche semi-inductive, comportant (après une première élaboration conceptuelle) un travail
de découverte et d’exploration du matériau (à partir des thèmes issus à la fois des hypothèses
théoriques et des

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catégories dérivées du matériau), incluant une amélioration progressive de la grille d’analyse ;


puis un retour au cadre hypothétique, suivi d’un travail de codage et de comparaison
systématique du matériau ; et enfin, une analyse d’abord verticale par entretien, puis horizontale
par groupes, profils ou autres critères (appartenance à la même entreprise, à la même institution,
proximité de trajectoires).

b/ Du discours aux catégories explicatives : comment naissent les hypothèses

Une fois le matériau reclassé selon les questions conceptuelles, il faut clarifiez quels sont vos
objectifs, c’est-à-dire quelle est, parmi toutes les questions auxquelles votre matériau répond, la
plus importante. Votre matériau est riche, sans doute trop riche et il vous emmène dans de
multiples directions. Il faut à présent en choisir une. Ecrivez-la, et appuyez-vous sur elle : il est
arrivé le moment de préciser le sujet sur lequel on travaille, de le formaliser à la fois en termes
descriptifs (« Les ouvriers et leurs enfants ») et conceptuels (« La reproduction du groupe
ouvrier »). Explicitez votre objet en quelques paragraphes, cette fois-ci de manière définitive. Ce
texte vous servira de point de départ et de fil directeur pour la rédaction définitive.
Une fois la question principale stabilisée, vous pouvez vous attaquer aux questions secondaires
en suivant le classement par rubriques que vous avez effectué. Ces questions représentent autant
d’étapes pour arriver à renseigner de la façon la plus complète possible la question principale :
vous pouvez avoir recours à des schémas, à des jeux de flèches et de fléchage pour les mises en
relation, des brouillons de modèle, jusqu’à arriver à une visualisation du système qui se déploie
autour de vos acteurs qui vous satisfait. C’est dans cet exercice de schématisation (qui peut
évoluer, changer, se préciser) que se joue une bonne partie des conceptualisations et des
hypothèses. Le travail de F. Bouchayer sur les trajectoires de santé des femmes dont nous avons
proposé de larges extraits photocopiés plus haut est exemplaire à ce titre. A l’analyse des
entretiens, la sociologue a pu constater que le recours aux soins s’opère d’autant plus sur un
mode de demande d’écoute et de soutien - et non principalement sur un mode de demande de
réparation - que le degré de maîtrise culturelle est faible, et que le décalage socio-culturel est
important ; parallèlement, les problèmes de santé qui peuvent se présenter sont vécus sur un
mode douloureux et envahissant, tant sur le plan physique que psychologique. Inversement, un
meilleur degré de maîtrise et de cohérence sociale et culturelle irait de pair avec un rapport à la
santé moins hypocondriaque et plus objectif et ce, quel que soit l’état de santé de la personne.
Les résultats auxquels parvient Bouchayer, constituent le compte rendu d’un travail empirique
permettant d’atteindre plusieurs objectifs : 1. La formalisation d’un

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questionnement avec des hypothèses caractéristiques du groupe interrogé, le classement des


entretiens par « profil et la typologie des rapports féminins à la santé avec repérage des facteurs
déterminants sur les parcours de vie et de santé des femmes.
Dans son analyse croisée des entretiens (dont nous avons donné un large extrait plus haut), la
sociologue articule les résultats de l’analyse de chaque entretien biographique et les résultats de
l’analyse croisée. Cette articulation est ce qui lui permet d’élaborer une typologie de profils.
Pour ce faire, il faut passer de l’analyse à la conceptualisation et formaliser des hypothèses plus
stables. Les hypothèses sont le produit de deux efforts différents : d’une part, la volonté active et
volontaire du chercheur, son agilité intellectuelle et son imagination sociologique, d’autre part,
au contraire, sa passivité, son ouverture tolérante, qui lui permettent d’accueillir des liens
imprévus entre les faits, des idées possibles, au-delà même de son expérience personnelle. Pour
cela, le savoir sociologique, historique, le savoir global s’avère précieux, mais la confrontation
avec le terrain, avec ce que l’on a appelé le savoir local, doit maintenir éveillé la curiosité vis-à-
vis des faits les plus ordinaires, les plus anodins, ceux qui ne portent pas au premier abord un
sens sociologique très lourd. Les hypothèses apparaissent par liens imprévus, interconnexions
entre catégories conceptuelles n’ayant jamais été mises en relation. Le chercheur doit donc
maintenir dans cette phase son ouverture intellectuelle à tous les mouvements possibles ; laisser
jouer les transversalités, les liaisons, la parallèles, les comparaisons les plus inédites. « La clé de
la productivité de l’analyse est l’activité incessante d’aller et retour entre observations concrètes
et modèles généraux d’interprétation », dit Kaufmann (1996). Plus le détail trouvé s’affine avec
les spécifications fournies par l’informateur, plus il s’articule à des niveaux intermédiaires de
conceptualisation, plus l’interconnexion avec des concepts abstraits devient possible et fiable. Il
est possible de tomber sur des cas négatifs, faisant intervenir des variations qui s’écartent du
modèle d’explication imaginé jusque-là. Dans ce cas, soit on met à plat cet exemple, ce qui
donne la possibilité d’affiner un peu plus les catégories de rangement, les groupes et les sous-
groupes, les typologies, en rajoutant une subdivision. Soit, on met ce cas en second plan pour se
concentrer sur une seule chose : l’amélioration du modèle central d’analyse. Si on choisit cette
dernière option, la variation peut être utilisée comme un instrument : elle montre le modèle sous
un jour nouveau, et permet ainsi de mieux comprendre son fonctionnement ou un aspect de son
fonctionnement. La plupart du temps, il n’est pas possible de faire les deux choses à la fois : soit
on décrit et on classe, soit on essaie de comprendre les processus liés aux hypothèses centrales.
Soit on place la variation dans une case bien dessinée, soit on la manipule comme un outil
pour pousser l’analyse. Afin d’avancer de manière

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logique, un ordre précis des idées doit être suivi qui donne une hiérarchie de l’attention posant
au sommet une seule catégorie ou un groupe de catégories. C’est cet ordre qui permet de nouer
les relations, de découvrir des points de contact, d’avancer dans la compréhension du
phénomène social étudié.

c/ La rédaction de l’analyse croisée : conseils pour l’écriture

La première chose à faire lorsqu’on écrit un compte rendu d’analyse, c’est accepter de mettre de
côté une bonne partie du matériau : non pas qu’il soit sans intérêt, mais en l’état actuel de votre
questionnement et de votre compréhension du sujet, cette partie est « hors sujet ». Mettez-la de
côté.
Ensuite, progresser par différentes phases d’écriture : écrire des brouillons, changer de plan
d’écriture, recopier, réorganiser, repenser. On le sait, les textes limpides sont les plus travaillés.
Pour que le message ait une valeur, il faut qu’il soit clair. C’est la première condition, nécessaire
mais non suffisante. Le travail de rédaction est un travail technique qui demande qu’on respecte
des règles formelles : l’organisation logique des idées, la présentation par paragraphe, le choix
des titres et des sous-titres. C’est pourquoi le plan - ou, plus exactement, les brouillons
successifs de plan - se modifie, s’affine : le travail d’écriture (et surtout de réécriture) est une
étape essentielle pour la formalisation du raisonnement. Les versions successives de votre
rédaction ne changent pas seulement de forme, c’est le raisonnement qui devient plus solide à
chaque fois. Les exigences de rigueur, clarté, simplicité, logique, ne sont pas hors de portée,
mais ne viennent pas naturellement. Il n’existe pas de gens doués pour l’écriture ; l’écriture est
un travail technique qui s’apprend, s’entretient et se perfectionne. Plus vous écrivez en vous
astreignant à être exigent, plus il vous sera aisé le moment venu d’écrire vite et bien. Concernant
le contenu de la rédaction, une bonne partie de celle-ci sera constituée de ce que vous avez déjà
écrit dans la phase de l’analyse : en organisant votre présentation, n’oubliez pas que vous avez
déjà l’analyse des données. Il s’agit maintenant de l’articuler à des concepts et à des catégories
explicatives plus larges. Vous ne faites pas en sociologie un travail d’écriture littéraire ou
philosophique sur les idées : il ne s’agit pas d’une dissertation, mais d’un travail scientifique sur
des données que vous avez vous-même produites. Ce travail ne vise pas, comme le travail
littéraire, à créer un « effet de réel », à faire croire à la vraisemblance du récit. Votre travail doit
rechercher la rigueur et la précision, la démonstration et la réponse aux objections. Un compte
rendu scientifique d’enquête doit proscrire les allusions, les sous-entendus, les « demi-mots », la
complicité avec le lecteur. Il doit viser l’explicitation dans la concision. Il faut prendre au
sérieux le terme

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de compte rendu : vous êtes en train de « rendre des comptes », on attend de vous que vous
fournissiez des explications claires et logiques. Vous n’avez pas à impressionner ou à séduire
votre lecteur, mais à l’aider à contrôler ce que vous avancez. C’est pourquoi il faut éviter les
descriptions inutiles, éviter aussi d’étaler les connaissances : on ne jugera pas le nombre de
références produites (même si une bibliographie ne nuit pas en fin de travail ou, dans le cas d’un
examen sur table, des références courtes - entre parenthèses - sélectionnées et vraiment utiles
pour le raisonnement), mais leur pertinence par rapport à vos données. Certes, vous n’avez pas
inventé ; alors, citez les travaux publiés, mais seulement s’ils entrent dans votre explication. On
ne jugera pas la façon dont vous restituez des auteurs, mais celle dont vous rendez compte de
votre travail d’enquête et/ou d’analyse. Bref, ce n’est plus un travail scolaire qu’on vous
demande, mais un travail scientifique personnel.
Rédiger votre compte rendu, c’est à la fois expliciter les détails et relier par un raisonnement ces
mêmes détails. Rédiger, c’est tester des raisonnements successifs, les abandonner, en produire
de nouveaux, plus simples et plus efficaces. Il faut admettre d’essayer plusieurs formulations
avant de trouver la bonne. Attention aux mots et à la justesse des formulations. Si vous
voulez formaliser le mode de fonctionnement d’un système, les relations qui lient un
phénomène à un autre, vous pouvez utiliser un schéma, mais présentez-le et commentez-le
abondamment. Il ne s’agit en aucun cas de faire de l’illustration (description plate), ni de la
restitution en laissant au lecteur le soin (délicat et complexe) d’interpréter.
Quelques conseils avant de terminer :
. Posez votre question principale en introduction, introduction que vous rédigerez à la fin de la
phase d’écriture, afin d’employer les mots justes et de dire les choses de manière concise et
claire en sachant où on veut conduire le lecteur.
. Faites vos démonstrations point par point et trouvez, pour chaque point, le cas sur lequel vous
vous appuyez. Citez ce cas en parallèle ou en annexe, mais présentez-le avec précautions : ne
sortez jamais une phrase de son contexte ou un événements de ceux avec lesquels il fait sens.
. Avancez en construisant un raisonnement et non pas en accumulant les points démontrés. Ce
n’est pas une liste d’hypothèses qu’il faut trouver, mais un appareillage construit et hiérarchisé.
Pour mieux valoriser cet ordre logique, privilégiez des phrases courtes et des paragraphes courts
que vous présentez de manière articulée : n’énumérez pas les idées, liez-les en fonction de
l’ordre, de la logique que vous y voyez.

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. Ne terminez jamais sans ouvrir sur d’autres pistes d’investigation et sans convoquer la
possibilité de vérifier, de comparer, de confronter ce que vous avancez à d’autres sources et à
d’autres matériaux.
. Ne compliquez pas inutilement. C’est le principal défaut des étudiants et malheureusement il
écrase le projet même de l’analyse. Dans des rédactions compliquées, le terrain a tendance à
disparaître au profit d’une théorie abstraite et floue : n’intellectualisez pas inutilement, restez
accrochés à votre matériau, à votre terrain, c’est ce qui donne du contenu à votre démonstration.
C’est ce qui fait son originalité et donc sa valeur. Sans ça votre raisonnement restera flottant et
médiocre.
. Relisez-vous. Commencez par supprimer les adverbes et les locutions qui glissent des doutes :
assumez vos positions et ne nuancez pas trop sous peine de vider votre démonstration de
l’essentiel. Faites un usage prudent et précis des adjectifs : ne faites pas dans les synonymes,
choisissez l’adjectif qui vous semble convenir le mieux et écartez les autres. Ne faites pas dans
le style pompeux : c’est mal venu et très mal vu en sociologie. On y verra une manière pour
cacher un manque de travail empirique, un manque de sérieux, un excès de description sans
concepts.

REFERENCES DES OUVRAGES UTILISES

Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997.

Bertaux Daniel, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997.

Blanchet Alain, L’entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod, 1985.

Blanchet Alain, Gotman Anne, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, coll. 128, 1992.

Bouchayer Françoise, « Bilans de vie, bilans de santé », in Bouchayer Françoise (dir.), Trajectoires sociales et
inégalités. Recherches sur les conditions de vie, Paris, MIRE-INSEE/ERES, 1994, p. 91-110.

Corbin J. « Définition du concept de trajectoire » in Strauss Anselm, La trame de la négociation. Sociologie


qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan, 1992.

Kaufmann J.C., Corps de femmes, regards d’hommes, sociologie des seins nus, Nathan, 1995.

Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, coll. 128, 1996.

de Kayzer Diane, Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-1995),
Paris/Bruxelles, La Longue Vue, 1997.

Strauss Anselm, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et


présentés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan, 1992.

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Comment rédiger une problématique ?

Afin de vous aider à rédiger une problématique qui réponde aux critères de l’enquête
sociologique, il faut d’abord penser que la problématique n’est pas un exercice
académique demandé aux étudiants mais une étape instrumentale et nécessaire de
l’enquête. C’est en rédigeant la problématique, en effet, que l’on
1. explicite ses idées
2. en les confrontant à celles des auteurs dont les travaux portent de près ou de loin
sur l’objet qui nous intéresse
3. met à plat les connaissances
4. les organise en un raisonnement clair, ouvert sur des hypothèses.
Une problématique sert donc à la fois comme base pour toute enquête et comme trame
qui délimite le choix des enquêtés, le terrain ainsi que les thématiques qui constitueront
le guide d’entretien.
Nous allons écrire un modèle de problématique en montrant étape par étape les
passages à respecter dans sa rédaction et indiquant les critères du terrain et les
thématiques pour la grille d’entretien qui se dégagent de ce type de travail.

Nous nous appuyons sur la mise en problématique de l’ordre ménager dans Le cœur à
l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 1997) où le
sociologue présente les idées qui l’ont guidé dans la mise en place du terrain d’enquête
auprès des ménages pour comprendre comment se fabrique l’ordre ménager au
quotidien et dans la durée.

Qu’est-ce qu’une famille ? (Question générale posant la base de l’objet d’étude :


l’ordre ménager n’existerait pas sans la famille).
Nous croyons tous bien savoir ce qu’est une famille. Car nous la vivons intimement, dans
notre chair et nos émotions quotidiennes. (Constats relevant du sens commun et du
sens pratique : l ‘auteur annonce la couleur de son approche en faisant référence à
l’intimité et aux émotions car il mènera son enquête dans les replis intimes des
ménages et la recherche des émotions liées au cadre familial). Thématique
Entretien : le cadre familial compte beaucoup pour vous ? (De quel cadre parle l’enquête
spontanément : de sa famille ascendante ou de celle qu’il a créée).
Le chercheur spécialiste de la question n’en est que plus déconcerté quand il découvre
l’abîme de questionnement sur lequel repose cette réalité à la fois forte et fragile. (Il décrit
son sentiment d’abîme lorsqu’il a découvert l’ambivalence et la complexité de la
famille comme objet d’étude sociologique). Thématique Entretien : l’expérience des
familles chez vous et autour de vous est-elle une expérience durable ?
Pourquoi tant de variétés de formes familiales dans l’histoire ? Pourquoi ces différences
ont- elles si peu ébranlé l’idée selon laquelle la famille est évidente et naturelle ? Pourquoi
est-il si difficile de remplacer l’idée de famille par celle de formes de la vie privée ? Qu’est-ce
qui pousse les individus à se regrouper de la sorte, à déplacer parfois des montagnes en son
nom ? (Questions larges mais fondamentales pour donner la mesure de l’étendue
de l’objet en même temps laissant apparaître quelques paradoxes apparents,
notamment à l’aide d’adjectifs contradictoires). Thématique Entretien : la mise en
couple : tenants et aboutissants, à savoir comment on est tombé amoureux, combien e
fois, comment se sont soldées les différentes expériences de mise en couple sans
intention ou projet de fonder une famille. Sur quelles bases alors ?
Essayer de répondre à ces questions confine au sacrilège tant la notion de famille est
sacrée. Il faut pourtant le faire pour comprendre, tenter de disséquer les contenus de ce qui
apparaît si lisse en surface. (Précautions et prise de position pour une investigation
en profondeur, en-dessous de la surface et malgré les résistances que l’on peut
rencontrer soit parce que l’objet est sacré soit parce que l’objet semble évident.
On doit déconstruire en ouvrant la « boîte noire »). Thématique Entretien : la
représentation sacrée de la famille.
Un premier niveau de réponse est assez aisément accessible. Il a été clairement établi que
la famille, autrefois réalité institutionnelle reposant sur la tradition, était dorénavant mise
en mouvement par les sentiments (Roussel, 1989) : c’est l’amour qui impose sa loi (de
Singly, 1991). (Première rupture : grâce aux travaux spécialisés, on sait que
l’institution inébranlable a été « mise en mouvement » - changement et action –
par une autre composante, beaucoup plus éphémère et fragile). Thématique
Entretien : l’expérience de la fragilité des familles est qqch que vous connaissez ?
racontez-moi.
Mais il est possible de creuser encore, d’observer ce qui se cache sous le sentiment, de
dégager les facteurs qui poussent concrètement à l’action. (Deuxième rupture : des
questions plus pointues sur l’amour, son fonctionnement comme ciment du couple
et de la famille par la suite et surtout l’amour comme levier d’action : comment
parvient- on à s’engager autant pour l’amour ? Car « les facteurs qui poussent à
l’action » laissent entrevoir d’emblée une nature plus ordinaire et moins
sentimentale de l’amour, l’amour au quotidien qui doit pouvoir maintenir dans
l’engagement réciproque les personnes qui se sont en son nom liées). Thématique
Entretien : Pour vous, quels sont les ingrédients nécessaires à la fondation d’une
famille ? Quels sont les ingrédients qui peuvent aussi jouer un rô le favorable ? Quels sont
au contraire les freins et les obstacles ?
Le premier est certes l’élan qui attire vers l’autre, puis qui pousse à avoir des enfants et à
s’en occuper, élan que l’on peut qualifier d’amoureux. Il conviendrait toutefois d’analyser
beaucoup plus en détail les contenus infiniment variés de l’amour car la famille, c’est aussi
autre chose. (Dernière rupture qui annonce le corps de la problématique de l’ordre
ménager : tout ce que l’auteur a mentionné jusqu’à présent ne lui suffit pas à
définir son approche du ménage. Il va et veut introduire une dimension inédite
qui est la sienne et rend originale son enquête). Thématique Entretien : Le premier
élan amoureux qui vous a poussé à vous engager : racontez-moi quand c’était.
Bien que moins visible, elle reste une institution (Théry, 1996), produisant des normes
d’obligation (Martin, 1996) : chacun se sent (vaguement mais irrésistiblement) obligé
d’agir d’une certaine manière : trouver un conjoint, avoir si possible des enfants, être
correct avec son partenaire, aider ses parents, bien élever ses enfants, aimer ses proches.
D’où le
« paradoxe de la famille contemporaine : la force de régulation affective est telle qu’il
semble obligatoire de s’y conformer. Impossible, au moins officiellement, de ne pas aimer
son partenaire, ses enfants et ses parents » (de Singly, 1993). (constat sociologique
argumenté : la famille est une institution qui produit toujours des normes, mêmes
si celles-ci évoluent dans le temps, puissantes et inébranlables). Thématique
Entretien : Commence ici l’investigation dans les pratiques concrètes afin de mesurer la
puissance des normes. Combien d’enfants avez-vous eu ? Comment êtes-vous passé du
couple au projet d’avoir des enfants ? Comment s’est passée l’attente et l’arrivée du
premier ? Et du second ? Qu’est-ce qui a changé matériellement pour vous ? Et pour
votre conjoint ? Et pour le couple ? Et le ménage agrandi comment a-t-il été accueilli par
les parents respectifs ?
Ou bien : Comment est arrivée la décision d’acheter un appartement et devenir
propriétaires ? La question de l’espace domestique est devenue importante ? A quel
moment ? Comment cette question a changé les choses, votre manières de voir les
choses ? De les faire ?
Ou bien : Combien de temps s’est écoulé entre la mise en ménage et l’arrivée de votre
premier enfant ? Ce temps a-t-il servi à mieux vous connaître, tous les deux ? Le fait de
mieux connaître les habitudes de l’un et de l’autre ont-elle contribué à une meilleure
compréhension de l’autre ? Par exemple, le fait de savoir qu’il aimait certains mets ou
certains parfums dans la maison a-t-il contribué à vous rendre plus intimes ? le temps
pour vous a joué en faveur du couple ?
C’est pourquoi la famille n’est devenue incertaine qu’en surface. En profondeur, une norme
diffuse continue à dire impérativement aux individus ce qu’ils doivent faire. Ils cherchent
un conjoint, l’aiment, établissent le couple, ont des enfants qu’ils éduquent comme il se doit,
sans se poser la question du pourquoi de leur action. (l’auteur atteste définitivement
l’intériorisation de la norme familiale comme principe de l’action de tout individu
et met en évidence immédiatement la dimension inconsciente et incontrôlée, ce
qui signifie que toute l’enquête va porter sur le récit de pratiques objectives qui
seules peuvent dire au sociologue la force de la norme, alors que l’individu ne la
mesure pas ou ne souhaite pas le faire). Thématique Entretien : lorsque vous avez eu
25 ans, avez-vous pensé à la possibilité de vitre célibataire et seul toute votre vie ? Dans
vos expériences de décohabitations d’avec vos parents, avez-vous vécu seul ? Comment
vous organisiez-vous ? L’apprentissage de l’autonomie a-t-il été dur ? Comment c’est
venu ? Quand vous avez rencontré votre conjoint, avez-vous quitté immédiatement
votre appartement ? Ce changement était logique ?
En fait, la société doit se mobiliser et dépenser une énergie folle pour que le modèle
conjugal ait force d’évidence. Elle doit travailler à l’aide de romans, de fils et chansons, de
publicité pour que le sentiment prenne consistance. Pourtant ça ne suffit pas. Il faut encore
ajouter le rôle central des objets, sans qui la mise en place du couple serait impossible. Sans
les objets, l’élan initial ne déboucherait pas sur la constitution d’une véritable famille et la
norme d’obligation resterait une abstraction : un à un ils marquent les étapes de la
fabrication du familial. (Est introduit ici le concept clé de la problématique de
l’ordre ménager, celui des objets comme lien et trame du familial. Les objets sont
problématisés comme 1. des instruments d’objectivation de l’amour initial 2. des
passerelles vers un régime sentimental où l’amour étant absorbé par la routine et
la régularité, il est remplacé par d’autres sentiments que les objets stabilisent en
rassurant l’autre quant à l’engagement du partenaire et 3. les fils de la trame
familiale qui se construisant sur la durée permet de faire des projets (enfants,
accession à la propriété, voyages) et de constituer le ménage en tant que famille
(entité une et indivisible, faite pourtant de plusieurs individus. Cette phrase est le
cœur de la problématique car elle annonce les modalités de l’enquête : les objets
et les actions/mouvements/rites/relations et interactions autour des objets
comme pratiques concrètes à investiguer et les objets comme repères des actions
et des engagements qu’il va falloir faire décrire aux enquêtés. On voit ici comment
certains mots sont choisis dans la problématique pour annoncer la teneur des
entretiens et les profils des enquêtés : plus exactement, on sait que pour répondre
à la question des objets dans les trois fonctions au minimum qui sont envisagées
en amont, on va devoir interroger des couples à différentes étapes des
temporalités amoureuses et familiales, avec enfants et sans enfants, ayant élevé
des enfants et les ayant vus partir, peut être aussi une ou deux personnes ayant
décidé ou ayant
dû (veuf ou veuve) vivre seul et constituant malgré tout un cadre familial).
Thématique Entretien : vous souvenez-vous du premier objet que vous avez acheté avec
ou pour votre conjoint ? pouvez-vous me le montrer ? Quels sont les autres qui sont
venus à la suite ? Quand les électroménagers sont-ils arrivés ? Savez-vous vous en
servir ? Vous en servez-vous quotidiennement ? Avez-vous appris à vous servir de
certains objets parce que votre conjoint les utilise ? Comme votre conjoint ?
Ou encore : La machine à laver le linge : pouvez-vous me la décrire et me dire quels sont
les usages que vous en faites. Elle est remplacée tous les combiens ? Et le lave-vaisselle ?
Et le fer à repasser (ici la mention volontairement en troisième item du fer à repasser
prépare les conditions pour une description complète de la division sexuée du travail
domestique. On pourrait procéder de la même manière avec : 1. la voiture 2. le jardin 3.
Le linge des enfants.
L’objectivation du couple : au début le jeune couple n’est que sentiments et désirs, paroles
et caresses. Les premiers objets qui arrivent dans cette histoire jouent rarement un rôle
central tant qu’ils n’interviennent pas dans le cadre d’un logement (où ils vont pouvoir
développer toute leur force de structuration sociale). Ce moment ne tarde cependant
pas à venir. Contrairement aux fantasmes exotiques, l’amour s’accommode mal en effet
de l’inconfort : les deux partenaires ont besoin d’un lit. Généralement, il s’agit du lit de l’un,
qui prend donc le rôle de l’invitant. L’autre, l’invité, amène simplement avec lui quelques
objets personnels : affaires de toilette, vêtements, livres et disques (Martin & Le Gall,
1993). Aussitôt, les deux protagonistes manipulent les objets et reformulent leurs
trajectoires familières. L’invitant, sans trop s’en rendre compte, change ses marques, réduit
son espace dans la salle de bains, range ce qui auparavant n’était pas rangé. L’invité est
plutôt dans la peau d’un explorateur, découvrant ses nouveaux chemins avec une rapidité
étonnante. Et peu à peu les objets changent, insensiblement et secrètement, comme si
cette mue s’effectuait de l’intérieur d’eux-mêmes : le lit, les chaises, la table, le
réfrigérateur, la gazinière, qui étaient personnels, deviennent « notre » lit, « nos » chaises…
En quelques semaines ou quelques mois, l’ensemble se transforme, se collectivise. Les objets
qui auparavant portaient séparément la mémoire de deux personnes portent désormais
la mémoire du couple. (Il s’agit maintenant de décliner les diverses modalités de
temps, d’espace et d’objets sur lesquelles on va faire décrire des pratiques aux
enquêtés afin de mettre le doigt sur cette transition et transformation du
singulier au collectif du couple : quels objets jouent le jeu ? Lesquels résistent, au
contraire ? Comment ?) Thématique Entretien : qui est allé habité d’abord chez l’autre
? La gestion du frigidaire par les courses, comment ça s’est fait ? Et les repas, comment
se sont passés les premiers repas préparés par l’un de vous deux alors que les goû ts
de votre conjoint ne vous étaient pas encore connus ? Vous arrivait-il d’alterner entre
son appartement et le vô tre ? Qu’est-ce que vous emportiez ? Cet objet est resté qqch de
personnel ? comment a-t-il « résisté » à la mise en commun ? L’élan ménager. Rendus à
un certain stade, les partenaires conjugaux découvrent qu’ils ont acquis un nouveau
système de valeurs, un « esprit domestique » les poussant à s’engager dans le
perfectionnement de leur organisation, alors qu’ils n’étaient jusque-là que deux
individus lâchement enchaînés l’un à l’autre. Les objets et leur accumulation progressive
sont, toujours, à la base de ce retournement. (Autre modalité pour le temps qui passe.
L’étape d’après : l’élan amoureux, comme tout élan, est limité dans le temps et le
couple pour tenir doit mettre en place un nouveau régime sentimental qui puisse
tout à la fois maintenir le sentiment et le rendre assez fort matériellement pour
convaincre les partenaires à s’engager plus loin). Thématique entretien : quand
diriez-vous que vous vous êtes installés en couple ? Qu’est ce qui représente pour vous
cette étape ? Avez-vous eu une vision ou un sentiment nouveau d’être en couple, d’être
vraiment un couple ? d’être vraiment une famille ?
Le ménage et l’enfant. Quand il y a accord, l’enrichissement des relations entre personnes a
tendance à intensifier la danse avec les choses, dans un même mouvement de mobilisation
familiale. Cela se vérifie en particulier lors de la naissance du premier enfant. Avec cet
événement, le couple saute brusquement dans une nouvelle phase de son existence, le petit
personnage prenant une place énorme : la vie ne sera jamais plus comme avant. (autre
modalité : le changement irréversible de la naissance du premier enfant et les
ajustements, révolutions et adaptations qui s’en suivent. Les objets comme
repères de l’espace familial scandé par de nouveaux rythmes, les nuits, les
changes, les siestes, les repas pour le bébé). Thématique Entretien : Et avec la
naissance de votre fils, les choses ont continué de la même manière qu’auparavant pour
les tâ ches domestiques ?
Votre place a changé à la maison ? Et l’espace de la maison a-t-il changé ? Comment ?
Avez- vous des photos de cette période ?
Et des objets que vous avez gardés en souvenir ? Vous les utilisés encore aujourd’hui ?
La démobilisation. Sans qu’il y ait rupture, il arrive que le lien se détériore, ne soit plus ce qu’il était, ou s’avère ne pas
correspondre au rêve : l’effet peut être désastreux pour le couple. (La modalité routine et répétition : le sentiment
d’épuisement du rêve ou de la désillusion à l’épreuve du quotidien. Quelles réactions ? quelles émotions sont
liées à cette découverte ?) Thématique Entretien : et les corvées, quand est-ce que vous avez
l’impression que ça a vraiment commencé ? Qu’est-ce qui vous pesait le plus dans tout
cela ? Comment faisiez-vous pour y faire face ? Avez-vous essayé de trouver des
solutions pour changer ce sentiment de saturation ? A quoi est-il dû , maintenant que
regardez à posteriori ?
Le nid vide. Le départ des enfants du foyer familial peut lui aussi provoquer un
affaiblissement du contact avec les choses. (Modalité changement mais après des
décennies passées ensemble, en couple, en famille et autour des enfants. Le
changement provoqué par leur départ peut être une remise en question sérieuse
de la famille redevenue couple mais vidée parfois des sentiments familiaux).
Thématique Entretien : Et donc, quand votre premier fils est parti faire ses études à
Paris, vous vous êtes à nouveau retrouver en couple. En couple ou à deux ?
Le face-à -face solitaire. Le développement du cycle ménager dans les ménages d’une
personne offee une situation de type expérimental pour observer, par la négative, les
effets de la mobilisation familiale sur le face-à -face avec les choses : ici le rapport aux
objets est plus pur, avec beaucoup moins d’interférences relationnelles. (modalité
expérimentale : personne vivant seule et ne devant mettre rien en commun. Quels
ryhtlmes, quels rites scandent sa danse avec les objets ? ) Thématique Entretien :
avez-vous des bibelots auxquels vous tenez et qui vous ont accompagné dans tous les
déménagements ? Sont-ils rangés dans un ordre particulier ? pouvez-vous me
l’expliquer ?
Conclusion provisoire et ouverture vers l’enquête : au-delà de l’importance de la passion
amoureuse, on peut s’interroger sur l’importance des gestes et de leurs enchaînements
dans la stabilisation d’un couple. Les automatismes, les habitudes, les rites, les
attachements reprennent au lendemain de l’aménagement en couple et ils s’étendent à
l’autre, au partenaire, par l’intermédiaire des objets qui relient les deux partenaires. On
peut faire l’hypothèse que, en avançant dans le cycle ménager, la routinisation des gestes et
l’accumulation des objets écrasent les personnes dans des rôles statiques, chosifiés.
Politix

L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour


l'«entretien ethnographique»
Stéphane Beaud

Citer ce document / Cite this document :

Beaud Stéphane. L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'«entretien ethnographique». In: Politix, vol. 9, n°35,
Troisième trimestre 1996. Entrées en politique. Apprentissages et savoir-faire. pp. 226-257;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1966

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1966

Fichier pdf généré le 10/04/2018

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