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E.M.

de Barsy

Dirty Lies
La haine bouillonne entre eux depuis des années… mais le désir les
consume encore davantage.

Une silhouette ravageuse mise en valeur par une robe de dentelle noire, une
bouche pulpeuse à en mourir, des yeux d’un bleu ensorcelant… Chloé
Wright n’a plus rien à voir avec la gamine qui suivait Jayden Jones partout
lorsqu’il était adolescent. Oh non, aujourd’hui, c’est devenu une véritable
bombe, et bordel, elle affole tous ses sens. Mais malgré ce désir brûlant qui
parcourt tout son corps quand il la voit, Jayden ne peut tirer un trait sur la
haine dévorante qu’il ressent pour elle depuis tant d’années. Pourtant, à
cause d’un concours de circonstances incontrôlable et inattendu, les voilà
coincés ensemble, obligés de se côtoyer et de se supporter une nouvelle
fois… eux, leurs secrets, leurs colères, et leur désir.

Passionnée de lecture depuis le jour où elle a appris à lire, E. M. De Barsy est


professeure des écoles dans le nord de la France. Très imaginative, elle
invente et écrit ses propres histoires depuis l’adolescence.
SOMMAIRE
Titre

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16
Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40
Chapitre 41

Chapitre 42

Épilogue

Copyright
CHAPITRE 1

Chloé – Sept ans plus tôt


Depuis aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été amoureuse de
Jayden Jones. Aussi amoureuse que peut l’être une petite fille de huit ans,
puis ravagée par l’obsession comme peut l’être une ado de quinze ans. Mais
étais-je réellement amoureuse de lui, ou simplement de l’idée que je me
faisais de lui ? C’est une très bonne question. Que je ne me pose
absolument pas lorsque je le croise par hasard au cours de la première fête
étudiante à laquelle j’assiste.
Ma camarade de chambrée et meilleure amie, Ava, m’y a pratiquement
traînée de force. Nous sommes à la fin de la première année de notre cursus
de danse à la Juilliard School of New York, et jusque-là j’ai réussi à me
réfugier derrière des cours à réviser, un cycle de sommeil à surveiller et un
corps à maintenir en bonne santé, mais ce soir Ava n’a rien voulu entendre.
Les examens théoriques sont terminés, les examens pratiques également, ne
restent que quelques cours justifiant la somme astronomique que déboursent
nos parents pour une année dans cette école. J’ai donc cédé aux demandes
de mon amie.
— Je te déteste, ai-je soufflé à Ava en arrivant en haut des escaliers de
secours menant au toit où se déroule la fête.
— Mais non, tu m’adores, a-t-elle répliqué avec un grand sourire.
Et elle a raison, depuis le premier jour. Cette fille est pratiquement mon
exact opposé. Extravagante, confiante, impossible à ne pas remarquer. Et
pourtant nous sommes comme cul et chemise depuis le moment où elle a
franchi la porte de notre chambre.
— Allez, viens, je vais te présenter, a-t-elle poursuivi.
Je lui ai emboîté le pas vers un groupe de personnes d’environ notre
âge. En y regardant de plus près, ils sont un peu plus vieux que nous. Nous
n’en sommes qu’au début de nos études, ils doivent en être presque à la fin.
Tout le monde a souri à notre arrivée, Ava est connue et appréciée, de toute
évidence. Je les ai à peine observés, incapable d’empêcher mes yeux de
détailler l’endroit. Il y a un coin du toit où un auvent en bois abrite des
tables avec les rafraîchissements et la nourriture, la plus grande partie de
l’espace est réservé à la piste de danse, où quelques personnes gigotent déjà
sur les musiques arrangées par le DJ derrière sa station. Dans un autre coin,
celui dans lequel Ava m’a guidée, des canapés et des fauteuils, clairement
récupérés dans les poubelles, ont été placés pour permettre aux invités de
discuter confortablement. Ou plutôt de se bécoter confortablement.
— Chloé, les gens. Les gens, Chloé, m’a présentée Ava.
Je me suis efforcée de regarder le petit groupe en saluant d’une main
timide. Je n’ai jamais été très à l’aise en société. Au lycée, j’ai fui la plupart
des associations et les autres, me contentant de mes quelques amis et de la
danse.
Puis plus de monde est arrivé à la fête et je n’ai pas eu à tenir la
conversation longtemps. De toute manière, personne ne s’est réellement
intéressé à ma petite personne. Et bien qu’ils se soient tous présentés,
chacun leur tour, je n’ai pas retenu un seul prénom. Sûrement qu’ils en ont
fait de même de toute manière.
Heureusement pour moi, je ne suis pas mal à l’aise bien longtemps car,
aussi vrai que j’aime Jayden depuis toujours, je n’ai jamais pu entendre une
musique sans me trémousser. Qu’importe l’endroit ou le moment. Au grand
désespoir de ma famille, je suis même capable de réaliser des petits
mouvements de danse au beau milieu des files d’attente de grands
magasins, par exemple. J’ai probablement su danser avant même de savoir
marcher. J’avais trois ans la première fois que mes parents m’ont inscrite à
un cours de danse. Et je n’ai jamais arrêté. Ava m’a donc emmenée sur la
piste et j’ai pu lâcher prise. Je n’ai arrêté de me tortiller que pour avaler
quelques verres de bière bon marché.
Et me voilà donc, un peu ivre, me déhanchant sur de la musique
commerciale au milieu d’étudiants de la NYU que je ne connais pas. La
danse me libérant complètement de mes complexes. Aidée grandement par
l’alcool, j’enchaîne les partenaires, acceptant les corps contre le mien.
Depuis des années, et encore plus après celle-ci à Juilliard, j’ai l’habitude
des corps masculins contre moi et des danses lascives. Je suis presque aussi
innocente qu’au premier jour, mais je ne suis pas timorée pour autant.
J’aime ces danses de séduction, elles n’ont rien de réel à mes yeux.
Tout à coup, une étrange sensation m’envahit alors que je change de
nouveau de cavalier. Le garçon est arrivé dans mon dos et a commencé à
danser contre moi. Sa main se pose sur mon bras et son parfum affole mes
sens. J’ai l’impression de rentrer à la maison. Je me retrouve soudainement
à réellement apprécier cette proximité. Ce n’est plus pour de faux. Je ne fais
plus semblant de vouloir séduire, je le veux vraiment. Néanmoins, je
m’empêche de me retourner pour voir son visage, par peur de briser
l’instant.
Je sursaute lorsqu’il se penche vers moi pour me chuchoter à l’oreille
d’une voix grave et tentante :
— Tu voudrais pas faire une pause pour boire un verre ?
Cette voix. Je la connais.
Une voix qui m’est familière, mais que je n’ai pas entendue depuis très
longtemps. Je me retourne donc vivement pour voir mon interlocuteur. Et
j’en reste bouche bée. J’ouvre et je referme la bouche comme un poisson
hors de l’eau, incapable de décrocher les yeux du visage qui me sourit.
Il est encore plus beau que dans mes souvenirs.
Si Dieu existe, c’est forcément à cela qu’il ressemble, je songe.
Ses cheveux bruns retombent en mèches un peu trop longues sur son
front, ses yeux noisette tirent sur le doré dans la lumière des projecteurs. Et
ils brillent, reflétant son magnifique sourire. Il a vieilli. Ce n’est plus le
garçon qui a quitté la maison de son père cinq ans plus tôt. Ses traits ont
mûri, les stigmates de l’adolescence ont disparu. J’ai devant moi un homme
que je n’aurais jamais imaginé, même dans mes fantasmes les plus fous.
Sans lui répondre, je le regarde d’un air ahuri, attendant l’inévitable
moment où il me reconnaîtra et où il s’enfuira sans un coup d’œil de plus
pour moi. Comme autrefois. Mais le moment n’arrive pas. Il se contente de
me dévisager en souriant, attendant ma réponse. Au bout d’un moment il
doit penser que je ne l’ai pas entendu, car il se penche de nouveau vers mon
oreille, m’enveloppant de son odeur envoûtante, et répète sa question. Ce
qui me fait revenir à moi.
Il ne m’a pas reconnue, est la seule pensée qui traverse mon cerveau
alors que je hoche la tête avant de saisir la main qu’il me tend. Accrochée à
lui, je le suis docilement à travers la foule jusqu’à la table des boissons. Ma
main me brûle. Sa paume est douce et chaude. Mon cœur bat si vite que je
crois qu’il va sortir de ma poitrine, mes joues rougissent si fort que j’ai
l’impression qu’elles vont s’enflammer.
Heureusement pour ma survie, Jayden me lâche une fois à destination.
Le bruit y est moins intense, rendant la conversation possible. Cependant
c’est muette comme une carpe que je l’observe nous servir deux verres de
bière tiédasse.
Je suis sous le choc. Cinq ans. Cinq ans qu’il a quitté notre ville natale
pour faire ses études à New York. Cinq ans qu’il est parti pour ne jamais
revenir. Abandonnant son père derrière lui. Avant son départ, je passais
tellement de temps chez eux que cela me semble impossible qu’il ne sache
pas qui je suis. Je le regarde plus fixement encore.
Je secoue la tête. Non, c’est impossible. Jamais il ne m’aurait parlé sur
ce ton suave s’il m’avait reconnue. Jamais il n’aurait proposé un verre à la
gamine qui le suivait partout, à la filleule de son père, la petite envahissante
et agaçante que je dois encore être à ses yeux.
Et, alors qu’il me tend mon verre en me souriant de ses lèvres pulpeuses
sur lesquelles j’ai fantasmé bien des fois à l’adolescence, je me dis que j’ai
là une occasion à saisir. Je prends donc ma bière en le remerciant et lui
souris enfin en retour.
Nous observons les danseurs un instant. Je ne sais pas quoi dire. Je suis
impressionnée par sa présence à mes côtés. Il est si grand, si beau, si
magnétique, que je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi
c’est à moi qu’il a proposé à boire.
— C’est la première fois que je te vois dans une soirée de Jordan, dit-il
sans détacher les yeux de la foule.
Alors que moi je suis incapable de détacher mon regard de lui. Tout à
coup, n’entendant pas de réponse de ma part, il se tourne vers moi. Ses yeux
se plongent dans les miens et je sais que je n’ai aucune raison d’être
nerveuse. Mon sang bouillonne dans mes veines, mais j’ai cette intime
conviction de rentrer à la maison à son contact. Alors, j’arrête de me
demander ce qu’il peut bien me trouver d’attirant et je lui décoche mon plus
beau sourire.
— C’est la première fois que je viens à ce genre de soirée, j’avoue.
Il paraît décontenancé. Génial ! Quelle idiote ! J’aurais tout aussi bien
lui crier que je suis une fillette tout droit sortie de l’école primaire.
— Je suis très concentrée sur mes études, ajouté-je précipitamment tout
en me cachant derrière mon gobelet rouge.
Ce n’est pas bien mieux, mais ça a le mérite d’être vrai. Il me sourit.
Seigneur, quel sourire ! Je ne peux que sourire en retour.
— Moi aussi, susurre-t-il en se rapprochant pour que je l’entende, mais
Jordan est mon coloc, donc je n’avais pas trop le choix…
Je prends un faux air contrit, tâchant d’ignorer sa proximité.
— Oh, pauvre chou, obligé d’assister aux super fêtes de son coloc,
répliqué-je avec une pointe de sarcasme.
— Je vois que tu me comprends parfaitement, dit-il en pouffant.
Nous échangeons un regard complice. C’est si simple finalement de lui
parler. J’aurais tant aimé avoir ce type d’interactions avec lui en
grandissant.
— Et tu aimes ce genre de « super fêtes » ? demande-t-il en se
détournant légèrement pour boire dans son verre.
Je hausse les épaules.
— Ce n’est pas aussi horrible que je le pensais, je réponds honnêtement.
Je sens que je peux me montrer sincère avec lui. Il sait que je ne suis
jamais sortie de ma cahute avant et pourtant il ne semble pas me trouver
bizarre. Il hoche la tête puis reporte son attention sur la piste de danse. Moi
aussi. Je rougis en repensant à la façon dont je me suis trémoussée contre
lui quelques minutes plus tôt. Si j’avais su que c’était lui…
Non. Si j’avais su que c’était lui et qu’il ne me reconnaîtrait pas,
j’aurais fait exactement la même chose. Je veux profiter de cet anonymat.
Demain sera un autre jour. Et Jayden ne reviendra probablement jamais
dans notre ville natale. Ce soir, je peux être qui je veux. Alors quand il se
retourne vers moi en se frappant le front et en me disant : « Quel con ! Je ne
t’ai même pas demandé ton prénom », je réponds sans hésitation :
— Joy. Moi c’est Joy.
CHAPITRE 2

Jayden – Aujourd’hui
Il fait chaud en cette fin de mois d’août, et je transpire dans les rues de
New York, mon carton tenu à bout de bras.
Viré.
J’ai encore du mal à m’en remettre et pourtant la nouvelle est tombée
plus d’une heure plus tôt.
— Je suis désolée, Jayden, mais le budget de cette année est trop serré
pour qu’on puisse se permettre de garder tous nos professeurs de littérature.
Je peux encore entendre la voix de Nathalie, la proviseure, m’annonçant
mon licenciement, à seulement quelques semaines de la rentrée scolaire.
— Et tu n’es pas sans savoir que tu es le dernier à avoir intégré l’équipe.
Je suis désolée, a-t-elle répété d’un air contrit.
Elle ne l’était absolument pas. Mais elle a raison. Je suis le plus jeune,
le prof avec le moins d’expérience, le petit dernier. Et, même si les ados
m’adorent, les parents un peu moins. À trente ans, avec mes sept ans
d’expérience, je ne fais pas le poids contre ces fossiles qui semblent avoir
créé la matière qu’ils enseignent. Si seulement ils voyaient que j’ai bien
plus de passion ne serait-ce que dans mon petit doigt que tous ces vieux
croûtons réunis. Mais ça ne compte pas, visiblement.
Donc j’ai pris mon chèque de dédommagement, ramassé mes quelques
affaires personnelles et pris la porte. Encore une fois. C’est mon quatrième
établissement en sept ans. Toujours la même rengaine. Ce n’est pas contre
moi, je suis un super prof, mais pas assez de budget, je suis le dernier
arrivé. C’est bien connu, les meilleurs partent en premier.
Je soupire devant l’entrée du métro. Je n’ai pas envie de descendre sous
terre avec mon carton. Les regards désolés des passants dans la rue sont
assez lourds comme ça. Si j’étais assis sur un strapontin, on aurait tout le
temps de m’observer en train de rentrer chez moi la queue entre les jambes.
Je reprends donc ma route. Je vais encore marcher sur quelques mètres
pour réfléchir à mes options, puis je hélerai un taxi pour rentrer chez moi.
Entre mes économies et le chèque que m’a remis la proviseure, j’ai de quoi
tenir deux ou trois mois. Mais je vais très vite devoir dégoter un autre
boulot, de professeur ou non, si je ne veux pas me retrouver à la rue pour
Noël. Aussi près de la rentrée, je n’ai pas grand espoir de trouver un
nouveau poste dans la Grosse Pomme.
Nouveau soupir. J’en ai ma claque de ces conneries. De ces budgets trop
serrés, de ces règles d’ancienneté. L’éducation est l’une des choses les plus
importantes de notre société et c’est comme si le monde entier n’en avait
rien à foutre. Notre gouvernement le premier. Je donne un coup de pied
rageur dans une canette qui traîne sur le trottoir. Elle roule jusqu’à la route
et se fait écraser par une voiture. Je me sens un peu comme cette canette,
complètement à plat.
Tout à coup, mon téléphone manifeste sa présence.
— Merde, je ne peux m’empêcher de jurer tout en jonglant avec mon
carton et ma veste.
Avec un certain soutien divin, je réussis à extirper mon smartphone de
la poche de ma veste sans faire tomber mes affaires sur le trottoir. Je prends
à peine le temps de regarder l’écran avant de décrocher. Le numéro porte
l’indicatif de ma ville natale, Auburn, dans l’État de New York.
— Monsieur Jones ? demande une voix féminine.
— Lui-même, je réponds en rattrapant de justesse mon carton glissant
sur le côté.
— Bonjour, je suis la Dr Abernathy, reprend la voix.
Je sais qui est la Dr Abernathy. La cheffe du service d’oncologie de
l’hôpital d’Auburn. L’avoir au téléphone est rarement synonyme de bonne
nouvelle. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois, il n’y a aucune raison qu’elle
m’appelle pour faire la causette. De plus son ton ne présage rien de bon.
M’attendant au pire, je m’assois sur les marches d’une maison non loin,
mon carton en équilibre sur les genoux.
— Je vous appelle au sujet de votre père…
— Il va bien ? demandé-je bêtement, la coupant.
— Non, monsieur Jones, je…
Je sens la lassitude dans sa voix, sa tristesse. Et je comprends. Je
comprends bien avant qu’elle ne prononce les mots.
— Je suis désolée, monsieur Jones. Votre père est décédé.
Je décale le carton sur la marche à côté de moi. Sous le choc.
— Quand ?
— Il y a une heure, me répond la médecin. Cela faisait plusieurs jours
que les métastases avaient atteint ses poumons. Il a commencé à manquer
d’air et nous avons réussi à le réanimer plusieurs fois.
— Jusqu’à la dernière, déclaré-je.
La docteure pousse un petit soupir las. Et j’ai un peu d’empathie pour
elle. Devoir annoncer ce genre de nouvelle ne doit jamais être simple. Et
pourtant quotidien dans son métier, dans son service.
— Oui.
Il y a un long silence. Je me pince l’arête du nez. Mes yeux restent
étonnamment secs. Mon père et moi n’entretenions pas une relation
fusionnelle, mais je m’attendais à être plus touché que ça par sa mort. Cela
fait plus de trois ans qu’il se traînait ce cancer de la prostate. Très
facilement soignable selon les médecins, si on le prend en charge assez tôt.
Et on l’a pris en charge assez tôt. Conneries !
— Il était seul ? questionné-je.
Je me doute bien qu’il était entouré de médecins et d’infirmiers tentant
de le sauver. Mais je ne peux m’empêcher de me demander s’il a eu un
dernier regard d’amour avant de partir. Personne ne mérite de mourir sans.
Pas même mon père, qui n’en a jamais eu pour moi.
— Non, me répond enfin la Dr Abernathy. Sa filleule était présente.
Je l’entends remuer sa paperasse.
— Mlle Chloé Wright, précise-t-elle.
Évidemment. Qui d’autre ? Ma mère est morte quand j’avais quatre ans
et il ne s’est jamais remarié.
— C’est elle qui nous a donné votre numéro et qui nous a demandé de
vous prévenir, reprend la médecin.
Je n’en doute pas. La parfaite, prévenante, Chloé pense toujours à tout.
— Votre père l’a désignée comme personne de référence, elle a donc
signé les papiers pour la morgue et les pompes funèbres.
— Déjà ?
Je suis légèrement décontenancé. Est-elle si pressée d’enterrer mon
père ?
— Je suis désolée, monsieur Jones, riposte mon interlocutrice. L’état de
votre père s’était très largement détérioré, il avait donc insisté pour que tout
soit prêt.
Ça lui ressemble bien. Tout pour que sa petite princesse n’ait à
s’inquiéter de rien. Même dans la mort, il continue de la protéger.
— Et puis…, reprend-elle avant de s’interrompre, gênée.
— Et ?
— Nous avons besoin de la chambre, soupire-t-elle.
Bien sûr. Je reste silencieux. Mon père est mort une heure plus tôt, alors
que je me faisais virer, et son corps encore tiède a déjà été transporté à la
morgue pour y refroidir plus vite. Tout ça pour laisser la place à un autre
mourant. À ce moment précis, je ne pense qu’une chose : la vie, c’est
vraiment de la connerie.
— Je suis désolée, monsieur Jones.
— Vous l’avez déjà dit, répliqué-je d’un ton sarcastique.
Elle pousse encore un soupir, visiblement je ne lui rends pas la tâche
facile.
— Et je le pensais, monsieur Jones. Votre père était quelqu’un de bien,
la communauté le regrettera sincèrement.
Je n’en doute pas une seconde.
— Merci de m’avoir prévenu, docteure, dis-je enfin pour conclure la
conversation.
J’ai des décisions à prendre. Un deuil particulier à entamer.
— Dites à Mlle Wright que je serai présent à l’enterrement. Je lui laisse
le soin de s’en charger, après tout elle connaissait mon père bien mieux que
moi.
Aucune culpabilité ne me traverse après avoir fait une telle suggestion.
Il s’agit de la pure vérité. Je n’ai pas parlé à mon père depuis près d’un
mois, je ne l’ai pas vu depuis presque un an. Nous sommes pratiquement
devenus des étrangers l’un pour l’autre, si ne nous l’avons pas toujours été.
Mais avec Chloé c’était différent. Il l’a chouchoutée, encouragée, aimée. Ils
se voyaient sûrement tous les jours, et se parlaient certainement de tout. Je
n’ai aucune idée des préférences de mon père en termes de funérailles.
Chloé doit déjà avoir tout planifié.
De toute façon, la médecin ne relève même pas.
— Ce sera fait, dit-elle plutôt. Toutes mes condoléances, monsieur
Jones.
— Merci.
La communication se coupe. Je fixe mon téléphone un moment,
incapable de me relever. Je regarde le carton à côté de moi. Je réfléchis de
nouveau à mes options. Je n’ai plus de travail, plus de père, plus d’amis, pas
de copine. Que me reste-t-il ?
Je vais avoir besoin de quelques jours pour mettre mes affaires en ordre,
mais je décide qu’il est temps pour moi de rentrer à la maison.

Chloé – Aujourd’hui
Ma mère m’empêche de m’effondrer devant le cercueil ouvert de
Matthew. À travers le rideau de mes larmes, j’ai du mal à voir son visage
paisible, si bien apprêté par les employés des pompes funèbres. Je l’ai vu
mourir, je suis venue tous les jours dans la chambre mortuaire, mais rien ne
m’a préparée à le voir ainsi, couché dans son cercueil. Seul le haut de son
corps est visible, le cercueil n’étant ouvert qu’à moitié pour permettre aux
personnes présentes de lui rendre un dernier hommage. J’en ai décidé ainsi.
J’ai accepté sa mort, encore une fois j’étais là. Son dernier regard a été
pour moi. Son dernier sourire a été pour moi. Son dernier souffle, je l’ai
senti sur ma main. Et j’ai pleuré. Des milliers de litres de larmes. J’ai pleuré
alors que je signais les papiers autorisant son transfert à la morgue de
l’hôpital ainsi que ceux attestant que la cause du décès était la défaillance
de ses poumons à la suite d’un cancer. Même terrassée par mes larmes, je
me suis occupée de tout. Je l’ai même fait prévenir, lui.
Mais mes larmes ne sont rien face au torrent qui me secoue à présent.
Dans une heure tout au plus on fermera la dernière partie du cercueil et je
ne reverrai plus jamais son visage. C’est comme une seconde mort. Et
Matthew me manque déjà tellement. Lui qui a été comme un second père
pour moi, plus encore depuis l’accident de voiture qui a emporté mon père
et les jambes de ma mère.
Depuis son fauteuil roulant, ma mère serre plus fort mes doigts. Il est
temps de dire au revoir et de laisser la place à quelqu’un d’autre. La file
s’allonge dans mon dos. Et nous n’avons la salle que pour une heure. Je
remets donc en place la rose blanche accrochée à sa boutonnière et, après
une dernière caresse sur sa joue froide, je me décale dans un sanglot. Perdue
au milieu du brouillard de mes larmes je m’installe à ma place au premier
rang pour observer le défilé d’un œil vide. Il y a beaucoup de monde pour
Matthew. Tout le monde l’aimait tellement. Ses anciens collègues, les
ouvriers et les secrétaires, même son ancien patron, de nombreux amis
parfois perdus de vue, également les anciens amis de son fils, qui vivaient
pratiquement chez lui à l’adolescence.
Mais pas lui. Lui ne se montre pas.
— Toutes mes condoléances, je sais à quel point tu comptais pour
Matthew.
Des mots vides de sens. Je ne retiens même pas combien de fois on me
les dit. Évidemment que je comptais pour Matthew, mais ont-ils compris à
quel point il comptait pour moi ? Je tiens toujours fermement la main de ma
mère. Et bientôt la file s’interrompt, tout le monde est passé faire ses
derniers hommages et s’est installé sur les chaises pliantes. La place à côté
de moi demeure désespérément vide. Maman me tend un mouchoir pour
m’essuyer le visage et me moucher. Peu gracieusement, je dois l’avouer.
Puis tout en ravalant mes sanglots je me lève pour me rendre derrière le
pupitre. D’une main fébrile, je déplie la feuille sur laquelle j’ai écrit mon
discours. Le papier est couvert de taches d’encre diluée par l’eau de mes
larmes. Je m’éclaircis la gorge devant les regards attentifs de l’assemblée.
Assemblée que je parcours du regard. Il n’est pas là. Je sens la colère
monter en moi et se battre contre la tristesse. Il ne se montre même pas à
l’enterrement de son propre père. Quel genre d’homme est-il devenu ?
Après son coup de fil, la docteure m’a assuré qu’il avait dit qu’il viendrait.
Même s’il me laissait le soin de tout organiser. Et j’ai ri à sa remarque. Un
rire sardonique, plein de mépris. Comme s’il allait en être autrement. Il n’a
pas mis les pieds à Auburn depuis son départ pour l’université. Et
visiblement la mort de son père ne représente pas un prétexte suffisant pour
ramener ses fesses jusqu’ici.
Et, alors que dans le silence pesant de la salle de réception des pompes
funèbres je me décide à commencer sans lui, la lourde porte s’ouvre dans
un grincement. Je relève la tête en même temps que l’assemblée se retourne
pour observer le retardataire.
Jayden.
Il est là. Il fait un signe de la main, accompagné d’un sourire contrit,
comme pour s’excuser de son retard, puis s’installe sur une chaise restée
libre au fond de la pièce. J’ai envie de hurler. De traverser la salle pour lui
mettre une gifle. J’ai envie de l’insulter de tous les noms. Mais par égard
pour son père je me retiens. Ignorant son regard sur moi, je me racle de
nouveau la gorge.
— Bonjour à tous, dis-je d’une voix plus assurée que je ne pensais en
être capable.
De toute évidence, la colère que je ressens envers Jayden m’aide à
passer outre à ma douleur. Je me focalise donc sur lui. Il me fixe de ses
yeux noisette, il parcourt mon visage des yeux. Un instant, mon estomac se
tord. J’aurais peut-être préféré qu’il ne vienne pas finalement. Va-t-il me
reconnaître, après toutes ces années ?

Jayden
Mon plan a lamentablement raté. Je suis resté dans la voiture à attendre
que toutes les personnes présentes à l’enterrement de mon père lui rendent
hommage pour me présenter à la fin. Aller lui dire au revoir avant de
m’installer au fond sans que personne ait le temps de m’adresser la parole.
Mais comme un con j’ai trop tardé et, lorsque je me glisse dans la pièce,
Chloé est déjà sur l’estrade. Prête à commencer son éloge funèbre. Et tout le
monde me regarde. Elle me fixe aussi, et je vois la colère qui l’anime en cet
instant.
— Bonjour à tous, dit-elle.
Nos yeux se rencontrent de nouveau. Je ne peux m’empêcher de la
dévisager. Chloé a bien grandi. Elle n’a plus rien de la jeune fille que j’ai
laissée derrière moi douze ans auparavant. Son visage s’est affiné et je
remarque pour la première fois son nez fin et sa bouche pulpeuse. Ses
cheveux noirs sont attachés en chignon serré et sa robe à bretelles tout aussi
noire fait ressortir la pâleur de sa peau. Je note la finesse de son cou, de ses
épaules. Ils ont quelque chose de familier sans que j’arrive à comprendre
quoi. Ses yeux bleus brillent de larmes. Ce qui me rappelle enfin où je me
trouve. Mais je ne veux pas détourner mon regard d’elle. Parce que cela
voudrait dire le regarder lui. Mon père. Qui repose dans sa dernière
demeure. Moi qui pensais avoir fait le deuil de notre relation père-fils il y a
longtemps, je me trompe complètement.
— Je suis Chloé, même si je pense que tout le monde me connaît ici,
reprend-elle de sa voix tremblotante.
Son regard m’est toujours destiné. Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ?
— Matthew était comme un père pour moi…
On le saura, la coupé-je mentalement.
— Le perdre est donc comme être amputée d’une partie de moi à
nouveau.
À nouveau ? Ah oui, son père.
Matthew m’a parlé de la mort de Doug Wright dans un accident de
voiture. Chloé s’est donc retrouvée orpheline de père, lui laissant le champ
libre pour prendre la place. Enfin, ça, il ne l’a pas dit, c’est moi qui l’ai
toujours pensé très fort.
Mon esprit bloque sur la jeune femme sur l’estrade sans que je puisse
l’en empêcher. C’est l’enterrement de mon père et je bloque sur Chloé
comme un con. Sans doute parce qu’ils étaient tellement liés. Matthew et sa
relation si particulière avec Chloé, alors qu’il n’était pas fichu de me
regarder dans les yeux.
Je n’écoute son éloge que d’une oreille. Et pourtant je trouve des
contradictions dans tout ce qu’elle dit. Mon père n’était pas cet homme
parfait, attentionné et prévenant qu’elle décrit. Pas avec moi en tout cas.
Avec moi, il s’est toujours montré froid et distant, comme si je ne
l’intéressais pas. J’avais beau lui rapporter des bonnes notes, des résultats
sportifs plus que convenables, je n’obtenais guère plus qu’un « bien joué,
fiston » et une tape sur l’épaule. Je ne me souviens même pas l’avoir déjà
vu me sourire.
Mais à elle oui. Tout le temps. Pour rien. Un sourire pour un sourire.
Alors que je n’avais que des regards indifférents. Il me donnait toujours ce
que je voulais, me félicitait toujours de mes réussites, mais j’avais toujours
la sensation qu’il n’arrivait pas à être réellement fier de moi. Pour une
raison qui m’échappe complètement, mon père ne m’aimait pas autant qu’il
aimait la fille de ses meilleurs amis, sa filleule.
Et ça me met dans une rage folle. Et comme j’aime mon père de toute
mon âme, il était ma seule famille, c’est elle que je hais. Miss Parfaite. Miss
Sourire. Par je ne sais quel tour de magie, cette gamine m’a volé mon père.
Et à présent, alors qu’elle me fusille du regard, il est bien trop tard pour
arranger les choses.
CHAPITRE 3

Jayden
J’observe la maison de mon enfance se remplir de personnes en deuil
depuis ma voiture de location. Le défilé de costumes et de robes noires n’en
finit pas. Jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, je replace une mèche de
cheveux qui me tombe dans les yeux, puis je me décide enfin à quitter la
chaleur étouffante de l’habitacle. D’un pas raide, je traverse la rue et
m’engage dans l’allée menant jusqu’au garage, puis à la porte d’entrée.
J’aurais pu me garer là, mais une petite voiture rouge s’y tient. Et j’ai une
bonne idée du nom de sa propriétaire.
La porte d’entrée est encore ouverte du dernier invité qui l’a passée. Je
peux donc m’introduire discrètement dans ma propre maison. Je ne me
souviens pas avoir déjà vu autant de monde ici de toute ma vie.
Malheureusement, mon statut d’incognito est de courte durée. Bientôt,
quelqu’un me remarque.
— Oh, mon Dieu ! Jayden ?
Trois pas. Je n’ai fait que trois pas avant que la secrétaire de l’entreprise
où mon père a travaillé toute sa vie ne m’accoste.
— Bonjour, madame Anderson, dis-je en la saluant d’un signe de tête.
Celle qui a fait le planning de mon père au cours de ces vingt dernières
années est petite et un peu boulotte. Elle est vêtue d’un haut ample
recouvert de dentelle noire et d’un pantalon en toile de la même couleur.
— C’est fou ce que tu as changé ! s’exclame-t-elle. Ça fait tellement
d’années qu’on ne t’a pas vu par ici.
Celle-là, je m’y attendais. Et je sais que ce n’est pas la dernière fois que
je vais l’entendre. Les reproches sur mon absence, même voilés, ne me
plaisent pas. Mais à défaut de m’avoir aimé mon père m’a bien élevé, donc
je souris à la quinquagénaire.
— Oui, ça fait un moment que je ne suis pas rentré à la maison.
— Mais tu es là à présent, dit-elle en me pinçant la joue comme elle
avait l’habitude de le faire autrefois. C’est ce qui compte.
Réfrénant mon envie de lui répliquer que j’ai trente ans et que j’ai passé
l’âge qu’on me pince la joue, je lui offre un autre sourire avant de la
contourner pour m’enfoncer dans le salon.
D’autres collègues de mon père me saluent, me présentent leurs
condoléances et me tapent dans le dos. Je ne les reconnais pas tous. Certains
sont même plus jeunes que moi. Visiblement, Matthew Jones a été un
meilleur mentor pour chacun d’entre eux que pour moi. Je tâche néanmoins
de cacher mon ressentiment pour mieux le recracher plus tard quand je serai
seul.
Enfin, j’avise une personne qui reçoit presque autant d’attention que
moi. Elle est installée dans un fauteuil roulant près du canapé et la chaise de
salle à manger à côté d’elle se libère justement. Je traverse la pièce et
prends la place libre.
— Bonjour, madame Wright, dis-je dans un souffle.
La mère de Chloé se tourne vers moi. Ses yeux bleu clair sont remplis
d’une tristesse sincère. La famille Wright a toujours été proche de la
mienne. Ils se sont tous connus au lycée. Dans cette ville. Ils ont grandi
ensemble et étaient meilleurs amis depuis l’enfance. Et des trois joyeux
drilles que comptait la bande elle est la dernière en vie.
— Tu es un grand garçon maintenant, Jayden, tu peux m’appeler
Carole.
Son sourire est doux. Comme autrefois. Voilà une autre chose que je
jalouse à Chloé. Elle a Carole Wright pour maman, alors que la mienne est
morte.
— Comment allez-vous… Carole ? demandé-je. Mon père et vous étiez
très proches.
Mais pourquoi je sens le besoin de le préciser ?
— En effet, répond-elle néanmoins tout en éludant ma véritable
question. Et il me parlait souvent de toi. De ta vie à New York et d’à quel
point il était fier de toi.
Ah oui ?
Je n’ai pas entendu le même son de cloche de sa part. Et les rares fois
où je l’ai entendu prononcer ces mots ils ont sonné creux, comme
automatiques. Je ne réponds donc rien à Carole. Nous restons dans le
silence quelques secondes, au cours desquelles elle parcourt la pièce du
regard. Depuis le canapé, qui se trouve au centre du grand salon-salle à
manger, nous avons, malgré le nombre de personnes présentes, une vue
dégagée sur l’entrée de la cuisine.
— Mais je veux entendre ta version, reprend soudainement Carole.
Raconte-moi à quoi ressemble New York et la vie là-bas.
Je veux lui répondre, mais je remarque qu’elle ne me regarde pas. Ses
yeux sont rivés sur sa fille, qui circule entre les invités avec des plateaux de
petits fours entre les mains. Et je me retrouve à l’observer, moi aussi. De
nouveau, sa silhouette et sa façon de se déplacer me semblent familières. Et
lorsqu’elle offre un sourire à un jeune ouvrier j’ai envie de me précipiter
vers elle. Elle ne ressemble plus du tout à la petite fille qui me suivait
absolument partout. Sa taille fine, ses longues jambes, ses mains graciles,
tout cela me donne soudain envie de plaquer mon corps contre le sien. Je
déglutis, subitement à l’étroit dans mon costume. Quel genre de mec
horrible suis-je ? Pour penser une chose pareille alors qu’on vient d’enterrer
mon père ? Et de Chloé. Je suis déboussolé tout à coup. J’ai besoin de lui
parler dans l’espoir de dissiper ce trouble et me rappeler à quel point elle est
insupportable. Son caractère de Miss Parfaite ne peut pas avoir changé lui
aussi. Mais je peux difficilement me ruer vers elle en plantant sa mère.
Donc je détourne les yeux pour me concentrer sur Mme Wright.
— Je n’ai sans doute rien de très intéressant à vous apprendre sur la
Grosse Pomme, déclaré-je. Il me semble que Chloé a fait ses études à
Juilliard ?
Enfin, les yeux bleus de la meilleure amie de mon père se reposent sur
moi. Elle semble amusée.
— Oui, c’est vrai. Mais je suis presque sûre que Chloé n’a jamais quitté
Manhattan de toutes ses études.
Ce qui ne m’étonnerait pas non plus.
— Alors que je sais que tu as vécu à Brooklyn, affirme Mme Wright sur
un ton de conspiratrice.
Je manque d’éclater de rire. Elle en parle comme si c’était le Bronx.
Brooklyn est certes plus pauvre que Manhattan, mais le quartier est en plein
essor. Néanmoins, comme elle est la seule qui ne me regarde ni avec
tristesse ni avec dédain, je peux bien assouvir sa curiosité.

Chloé
Un sourire de façade plaqué sur le visage, je circule entre les proches de
Matthew venus lui rendre un dernier hommage. Depuis qu’il a franchi la
porte d’entrée, mon regard ne cesse de dévier en direction de Jayden. Et à
chaque fois que je pose les yeux sur lui un mélange d’émotions
contradictoires se bouscule au milieu de ma douleur. Il est magnifique dans
son costume noir. Son corps n’a pratiquement pas changé depuis notre
dernière rencontre, sept ans plus tôt. Il est toujours aussi grand, et je peux
discerner ses muscles sous le tissu. Mais peut-être parce que j’ai eu
l’occasion de les voir de très près.
À cette pensée, je me sens rougir bêtement avec mon plateau vide dans
les mains. J’en profite donc pour rejoindre la cuisine, où personne ne me
suit.
Je prends de grandes inspirations, appuyée contre le plan de travail.
Même après tout ce temps, Jayden me trouble toujours. Mais j’ai grandi et
je refuse que ce désir impromptu ne transforme celle que je suis devenue. Je
ne suis plus timide ni réservée. Je ne suis plus une petite fille. Je suis une
jeune femme forte et indépendante, qui sait prendre soin de sa famille.
Contrairement à lui. Douze ans qu’il n’a pas franchi le seuil de cette porte !
Soudain, le trouble s’envole pour laisser place à la colère. Je préfère ça.
Je saisis un autre plateau de petits fours et reprends le chemin de la salle
à manger. Traversant les groupes, je ne perçois que des bribes de
conversations. Certains parlent de Matthew, du vide qu’il va laisser, et je ne
peux qu’être d’accord avec eux. D’autres partagent simplement des
nouvelles sur leur famille. Et tous me regardent avec tristesse, un sourire
contrit au coin des lèvres. Et alors que je circule seule avec mes plateaux je
remarque que Jayden est constamment entouré de personnes lui présentant
leurs condoléances. Et ça m’énerve. Il ne le mérite pas ! Il n’a jamais pris
soin de son père. Il a toujours été absent.
Malgré la colère, je me sais injuste. J’ignore tout de leurs relations.
Puis je remarque qu’il ne passe jamais beaucoup de temps avec ces
personnes qui lui témoignent de la sympathie. Ce qui m’agace encore plus.
— Tu as besoin d’aide ? fait une voix douce près de moi.
Je détourne les yeux de Jayden pour répondre à Maxine, mon amie
d’enfance et l’employée de ma mère.
— Oui, merci, dis-je dans un souffle.
Nous retournons ensemble à la cuisine pour nous réapprovisionner.
— Jayden est venu, déclare Maxine une fois que nous sommes seules.
Évidemment elle a remarqué mon regard, et évidemment elle est au
courant de mon crush d’enfance pour lui. Jusqu’à l’université, la grande
brune et moi étions inséparables. Nous savions tout l’une de l’autre. Et
même si Juilliard m’a un peu éloignée d’elle, depuis que je suis rentrée à
Auburn, les choses sont telles qu’elles l’ont été autrefois. En dehors de ma
mère, elle est la personne dont je suis proche ici.
— C’était son père quand même, ne puis-je m’empêcher de répliquer.
Pour le défendre ou pour l’accabler ? Aucune idée.
— J’avais quand même un doute.
Je hausse les épaules. J’essaye d’avoir l’air détaché, comme si je
n’avais pas anticipé nos retrouvailles depuis le moment où la Dr Abernathy
m’a dit qu’il viendrait aux funérailles. Plateau en main, Maxine m’emboîte
de nouveau le pas pour rejoindre la salle.
— Tiens, il parle avec ta mère, lance mon amie.
En effet, il semble en pleine conversation avec maman. Et elle sourit.
Ce qui se fait rare ces derniers jours. Ils étaient très proches avec Matthew,
encore plus depuis la mort de mon père. Je sais avec certitude qu’il n’y a
jamais rien eu entre eux, mais qu’une profonde amitié les a liés jusqu’à la
fin.
Tout à coup, Jayden lève ses yeux noisette vers moi. Je tressaille.
À travers la pièce, il accroche mon regard. C’est le premier contact que
nous avons depuis son arrivée. J’ai tout fait pour ne pas le croiser, ne pas lui
parler. Ce n’est pas encore le moment. Je vais devoir le faire, mais pas
maintenant. Pas au milieu de tous ces gens, le jour de l’enterrement de
Matthew. Sans rompre notre connexion, il adresse quelques mots à ma
mère, qui acquiesce en souriant. Puis, me prenant au dépourvu, il se lève et
se dirige droit vers moi. Complètement désarçonnée, je fais immédiatement
demi-tour et disparais dans la cuisine, mon plateau pourtant toujours plein.
Fausse bonne idée.
Je me retrouve piégée et seule lorsqu’il me rejoint en faisant coulisser la
porte dans son dos.

Jayden
En la voyant fuir dans la cuisine, je comprends qu’elle cherche à
m’éviter. Mais comme un con je la suis dans son refuge. Je la trouve de dos,
appuyée au plan de travail, les épaules voûtées. Je peux voir la finesse de sa
taille dans cette position et je sens une sauvage envie de la faire se cambrer
en me plaquant contre son dos.
Putain ! Mais qu’est-ce qui me prend !? m’exclamé-je en pensée. Cette
fille est cinq ans plus jeune que moi. Je la connais depuis sa naissance. Quel
genre de pervers je suis ?
Et pourtant. Je me trouve là dans cette cuisine où j’ai grandi, cherchant
mes mots en la reluquant. Mon regard dévie sur ses longues jambes, que sa
robe courte laisse visibles, rendues vertigineuses par des sandales à talons
hauts.
Tout à coup, elle se redresse. Son mouvement me ramène au moment
présent et à ce que je viens faire dans cette cuisine.
— Chloé…, commencé-je.
Mais la belle brune me coupe dans mon élan en se retournant. Je me
noie presque aussitôt dans la profondeur de ses yeux bleus. Très vite, je vois
que quelque chose cloche. Son sourire. Ce n’est pas le même que
lorsqu’elle était plus jeune. Il est sarcastique, ironique. J’en suis bousculé.
Je ne m’attendais pas à ce que ce soit facile après tant d’années d’absence,
mais je pensais que Chloé m’avait toujours apprécié. Après tout, elle me
suivait pratiquement partout. Jusqu’à ses dix ans, elle rôdait toujours dans le
couloir, aux alentours de ma chambre. Au point que j’aurais trouvé ça
creepy si elle n’avait pas été une gamine. J’ai toujours pensé qu’elle me
considérait comme un grand frère. Alors cette colère au fond de ses yeux,
qui tord son visage en forme de cœur, me prend de court.
— Comment va New York ? demande-t-elle sèchement.
Et comme je ne lui réponds pas immédiatement elle enchaîne :
— Je te demande parce que je n’y ai pas mis les pieds depuis trois ans.
Trop occupée à m’occuper de nos deux familles.
Sa remarque me secoue. Elle m’en veut donc d’être parti. Et surtout de
n’être jamais revenu.
— Personne ne t’a demandé de le faire, répliqué-je, acerbe.
Elle éclate de rire. Un rire franc et sincère, mais teinté de mépris. De
nouveau, elle me tourne le dos pour récupérer un plateau sur le plan de
travail. Quand nos regards se recroisent, elle cesse de rire.
— Mais si je ne l’avais pas fait qui s’en serait chargé ?
Et certaine de sa répartie elle me contourne pour quitter la pièce. De la
hanche elle fait coulisser la porte, mais avant qu’elle n’ait pu faire un pas de
plus je lui attrape l’épaule. Je sens mon sang bouillir dans mes veines, mon
cœur battre plus vite, et je la vois dans des positions très suggestives. Des
images bien trop précises pour être des fantasmes, comme si je superposais
son visage sur des souvenirs déjà existants.
— Jayden, lâche-moi.
Mon esprit se concentre sur l’arrière de sa tête, sur son chignon haut.
Mes doigts glissent d’eux-mêmes en direction de sa nuque. Mais avant que
je ne puisse la caresser comme mon corps semble avoir envie de le faire
Chloé se dégage et mon bras retombe le long de mon corps. Je ne me
souviens même plus de ce que je voulais lui dire.
— Je me demande comment tu as retrouvé le chemin de la maison, c’est
dire…, soupire-t-elle.
Sur ces mots, elle quitte les lieux. Cette fois, je la laisse partir. Je
comprends parfaitement ses reproches. Jamais elle ne pourra connaître les
véritables raisons de mon départ. Elle en fait partie, après tout.
Je décide de m’isoler pour le reste de la soirée. Quand tout le monde est
parti, non sans d’ultimes condoléances et embrassades gênantes, je sors mes
affaires de la voiture de location. Au fur et à mesure que mes allers-retours
s’enchaînent, je remarque qu’il reste quelqu’un dans la maison, en train de
ranger. Les verres en plastique, les plateaux vides et les miettes
disparaissent tout seuls. De plus, j’entends des bruits dans la cuisine. Il ne
peut s’agir que d’elle. Après mon dernier voyage, je redescends au rez-de-
chaussée pour essayer de discuter. Peut-être lui proposer d’aller boire un
verre. Malgré mon ressentiment envers sa relation avec mon père, je devrais
la remercier, pour avoir géré l’enterrement en mon absence. Je peux peut-
être lui expliquer pourquoi j’ai tant l’air de la détester. Et pourquoi je suis
parti sans me retourner. Mais quand j’arrive dans la cuisine il n’y a
personne. Tout est propre et rangé, mais aucun signe de Chloé. Il ne reste
d’elle qu’un mot écrit à la main sur le tableau blanc aimanté au frigo.

On a rendez-vous chez le notaire dans trois jours.


Chloé

Une enveloppe est posée sous le mot. Ma convocation chez le fameux


notaire. Je relis son petit mot. « On. » Elle y sera donc aussi. Cette
observation m’irrite. Évidemment que je ne suis pas le seul héritier de mon
père.
La colère s’empare de moi.
CHAPITRE 4

Chloé – Sept ans plus tôt


Jayden n’a aucunement réagi à mon mensonge.
— Enchanté, Joy, dit-il en faisant une petite révérence.
J’émets un petit gloussement devant tant de chevalerie. Il est à deux
doigts de me faire un baisemain. Ce qui, soyons honnête, ne me déplairait
pas.
— Et tu es ? demandé-je sur le ton de la conversation.
Je ne suis pas censé le connaître.
— Jayden, pour vous servir, mademoiselle.
Cette fois je ris de bon cœur.
— C’est moi ou tu essayes de me courtiser ? questionné-je quand j’ai
repris mon calme.
— C’est si flagrant ? s’offusque-t-il en prenant un air faussement
contrarié.
Il est si beau et lumineux à cet instant. C’est la première fois que j’ai
une conversation aussi naturelle avec lui. C’est la première fois depuis très
longtemps que j’ai une conversation avec lui tout court. Et soudain, sous
son regard si calme, si magnétique, mon cœur s’apaise. Je n’ai aucune
raison d’être nerveuse. Qu’importe ce qui se passera, la soirée va être
parfaite.
— Dites-moi, mademoiselle, quelles sont ces études qui vous retiennent
si loin des événements mondains ?
De nouveau l’hilarité s’empare de moi. Visiblement, il compte rester
dans son rôle d’aristocrate du XIXe siècle.
— Je vois que tu es un véritable gentleman, dis-je sans pour autant
répondre à sa question, mais je ne suis pas certaine qu’on puisse appeler
une fête étudiante un événement mondain.
Il prend un air mécontent et réplique :
— Joy, tu casses l’ambiance.
Entrant dans son jeu, je mets une main sur la poitrine et feins d’être
blessée.
— Ce que tu me dis me touche en plein cœur. Voilà que je m’en veux…
Puis je fais la moue et des yeux de petit chien triste. J’ignore
complètement d’où me viennent ces minauderies. Ce n’est vraiment pas
mon genre d’habitude. Mais dans ce jeu ça me vient très facilement. Jayden,
lui, me surprend encore en posant la main sur ma joue. Aussitôt, mon cœur
repart au quart de tour et je me retrouve à déglutir difficilement sous son
regard. Il est si sérieux tout à coup.
— Tu es super mignonne quand tu es contrariée, souffle-t-il.
OK, il sait vraiment bien s’y prendre pour draguer une fille. Non, je ne
suis pas assez idiote pour croire que ce traitement m’est réservé. Déjà
lorsqu’il était au lycée, Jayden était connu pour ses qualités de charmeur. La
moitié des filles de sa classe en pinçaient pour lui. On a entendu parler de
lui jusque dans les couloirs du collège où je me trouvais encore. Même si
j’avoue aisément être un peu à l’origine de cette réputation. J’étais très
douée pour écouter ses conversations avec ses copains quand, par un
heureux hasard, nous nous trouvions tous en même temps dans le salon de
Matthew.
Mais je dois également avouer qu’à cet instant précis je tombe
complètement dans le panneau. Je suis conquise. Cependant, je me dois de
garder la tête froide afin de ne pas trahir ma véritable identité. Ainsi, quand
il recule et répète sa question, je me concentre pour lui donner une réponse
fausse, mais sans trop m’éloigner de la réalité pour autant.
— Et donc, qu’est-ce que tu étudies ?
Sa main semble avoir laissé une marque sur ma joue, que je sens encore
chaude. Il redevient sérieux, le moment est passé.
— Je suis en première année à Juilliard, réponds-je finalement.
Les meilleurs mensonges sont ceux qui sont forgés sur des vérités.
J’aurais sans doute dû m’abstenir, car ses yeux noisette se plissent et il se
penche vers moi. Il me détaille avec un intérêt renouvelé. Non, non, non. Il
ne faut pas qu’il me reconnaisse maintenant. Il serait forcément en colère
que je lui aie menti sur mon prénom.
— En art dramatique, ajouté-je innocemment tout en m’écartant.
Il n’y a aucun moyen que Jayden ignore ce que la Chloé chérie de son
père fait comme études. Ce dernier m’ayant conseillé de contacter son fils
une fois à New York. Ce que j’ai fait. Sans jamais recevoir de réponse.
Dépitée, j’ai vite abandonné. Mon mensonge semble le rassurer, car il
recule et retrouve son sourire doux et charmeur. Néanmoins je vois passer
un éclair étrange dans ses yeux. De la tristesse, de la culpabilité.
— Excuse-moi, pendant un instant, j’ai eu peur que tu ne sois quelqu’un
d’autre. Elle aussi est à Juilliard. En première année, précise-t-il.
Oh putain ! Il est temps que je lui dise la vérité. Ce n’est plus un jeu. Je
vois la détresse qui l’envahit, on dirait que ce serait son pire cauchemar que
de me croiser dans une soirée. Et au-delà de la culpabilité que j’éprouve à
lui mentir je ressens une immense peine mêlée de colère. Qu’ai-je donc fait
pour qu’il me haïsse à ce point ? Je veux en savoir plus. Alors, certes, cela
fait sans doute de moi quelqu’un de mauvais, mais je m’en contrefiche. Je
ne mérite pas son comportement. Je ne mérite pas son dédain. Puisque
Chloé n’est pas assez bien pour susciter son intérêt, peut-être Joy le sera-t-
elle.
Heureusement, il a détourné le regard et il ne remarque pas que je suis
perturbée. Mon visage est un livre ouvert et mes émotions y sont très
facilement déchiffrables, mon entourage a l’habitude de me le répéter. Ce
qui est une bonne chose pour le métier que je veux faire, mais une
malédiction dans la vie de tous les jours. Je prends donc une grande
inspiration et rendosse mon rôle de Joy, la fille mignonne et étudiante en art
dramatique.
— Une ex ? demandé-je en posant une main sur son biceps pour attirer
son attention.
Je sais que c’est faux, mais comment Joy pourrait-elle le savoir ?
— Non, répond-il en tournant son magnifique visage vers moi.
Nous sommes plus près que jamais à présent. Pour ne pas me perdre
dans ses yeux, je me force à le lâcher et à reculer d’un pas. Je prends une
gorgée de bière sans le quitter du regard, cherchant à l’inciter à poursuivre.
— Il s’agit de la filleule de mon père, continue-t-il finalement.
J’ai donc raison, c’est bien à moi qu’il pense avec tant de désarroi.
— Tu la connais peut-être, poursuit-il. Elle s’appelle Chloé. Chloé
Wright. Elle est en première année du cursus de danse. Et je sais qu’elle
habite la résidence Willson à côté de l’école.
C’est beaucoup d’informations. Matthew a été très précis. Mais je ne
peux pas me laisser envahir par la surprise, Jayden attend très clairement
une réponse de ma part.
— Jamais entendu parler.
Les mensonges me viennent de plus en plus facilement. Je cache tout de
même mon regard dans mon verre pour qu’il n’y lise pas que je mens. Il
soupire. De soulagement ?
— Tant mieux, c’est toujours agréable de parler avec quelqu’un qui ne
la vénère pas.
Je manque de m’étouffer avec ma boisson. Ma fierté est vraiment mise à
mal ce soir. Que lui ai-je donc fait ?
— Je ne la connais pas, affirmé-je en toussant pour évacuer la bière
passée par le mauvais trou.
— Tout va bien ? s’inquiète-t-il en posant la main sur mon épaule.
— Hum hum, mauvaise route, le rassuré-je.
Il me tapote le dos. Il est près, trop près. Je me retrouve enveloppée de
son odeur et la tête commence à me tourner. Je suis partagée entre mon
béguin mué en désir ce soir, et mon désarroi de l’entendre parler de moi en
ces termes. Je suis aimée de ma famille, mais pas au point d’être vénérée.
Est-ce ce qu’il a ressenti toutes ces années ?
Pour le bien de ma santé mentale je m’écarte légèrement de lui. Et pour
me donner une contenance je reprends une gorgée, qui passe bien par
l’œsophage cette fois.
— Elle est si terrible ? demandé-je. Pour que tu aies si peur de la
croiser, précisé-je.
Il pousse un nouveau soupir. De dépit cette fois.
— J’imagine que non, répond-il.
Tout son être exprime une profonde tristesse. Et bien que j’en sois de
toute évidence la cause je ressens le besoin de le consoler.
— Mais chez moi, dès qu’elle est dans les parages, elle aspire toute
l’attention. J’imagine que j’ai simplement peur qu’elle fasse le même effet à
mes amis.
Waouh, ça c’est de la révélation. Il tourne son regard vers moi et je me
sens absorbée par sa détresse. Ma colère est remplacée par une grande
culpabilité. Je fais un pas vers lui. J’ai envie de le prendre dans mes bras en
m’excusant.
Au même instant, je remarque Ava par-dessus l’épaule de Jayden, qui
vient dans notre direction. La panique s’empare de moi. Jamais je ne lui ai
parlé de Jayden, dans l’espoir que mon béguin pour lui resterait dans notre
petite ville d’origine. Si elle vient jusqu’ici, elle m’appellera par mon
prénom et mes pires craintes se réaliseront. Par miracle, je réussis à attirer
son attention à travers la foule et je secoue la tête de droite à gauche pour
lui signifier de ne pas venir. Je ne sais pas ce qu’elle comprend dans un
premier temps, mais elle s’interrompt avant de repartir en arrière en levant
les deux pouces. Cette fille est irrécupérable. Géniale. Mais irrécupérable.
Je secoue la tête de soulagement.
Jayden, auquel je ne faisais presque plus attention, interprète mal mon
soupir, car il se détourne de moi en déclarant :
— Je t’embête, désolé.
— Non pas du tout, affirmé-je en prenant de nouveau son bras pour le
forcer à me regarder. Au contraire, tu peux me parler si tu en as besoin. Je
suis là pour t’écouter.
Plus que jamais je veux qu’il me parle, qu’il m’aide à comprendre ce
rejet. Il prend ma main dans les siennes, et ses yeux… Mon Dieu, cette fois,
mon cœur cesse de battre.
— Tu n’es pas comme tout le monde, chuchote-t-il à quelques
centimètres de mon visage pour que l’entende.
— Je vais prendre cela comme un compliment, dis-je dans une tentative
pour détendre l’atmosphère.
Ce qui tombe complètement à l’eau. Sa bouche s’approche de plus en
plus de moi. Et je ne suis pas bien certaine de vouloir l’embrasser dans ces
conditions.
— C’en était un, susurre-t-il à mon oreille.
Tout à coup la musique s’arrête. Le silence lui fait reprendre ses esprits.
Il s’écarte de moi. Mon cœur recommence à battre à une vitesse régulière et
je peux me remettre à respirer normalement. Mon cerveau va exploser face
à toutes ces pensées contradictoires et ces émotions tout aussi mélangées. Si
je suis encore saine d’esprit à la fin de cette soirée, ce sera un miracle. Dans
une vaine tentative pour me calmer et cacher mon trouble, je finis mon
verre d’un coup sec. Il ne reste plus grand-chose, mais le geste a le don de
faire rire Jayden. Je n’ai rien caché du tout. Il a parfaitement conscience que
je suis complètement sous son charme.
Son sourire se fait de nouveau séducteur et taquin. Je préfère cela au
Jayden à cœur ouvert. Il est bien plus facile de maintenir ma fausse identité
lorsqu’il essaye simplement de mettre une première année dans son lit.
Attendez une seconde ! Essaye-t-il de me mettre dans son lit ? Je le
détaille. Son sourire enjôleur, ses yeux pétillants, sa posture ouverte, son
corps penché vers moi… Clairement, il a l’intention de passer la nuit, ou
tout du moins une petite partie, avec moi. Je rougis jusqu’à la racine des
cheveux. N’est-ce pas ce dont j’ai rêvé toute mon adolescence ? Est-ce ce
que je veux également ?
Une musique plus lente que toutes les autres envahit le toit. Un slow. Ce
qui relègue mes incertitudes au second plan. Et alors que des couples se
forment sur la piste de danse j’éclate de rire sous les yeux stupéfaits de
Jayden.
— La vache ! On est au bal de promo ou quoi ? m’exclamé-je.
Jayden a un air amusé également.
— Sérieusement ! On danse vraiment des slows dans ce genre de
soirées ? renchéris-je.
— Que veux-tu, certains sont encore d’incroyables romantiques,
répond-il avec un sourire narquois.
— Tu veux dire d’invétérés dragueurs.
Il éclate d’un rire franc avant de se pencher encore plus près de moi,
avec un air affamé sur le visage, qui m’intimide un peu.
— Peut-être.
Puis tout aussi soudainement il s’écarte et fait une révérence en me
présentant sa main.
— M’accorderez-vous cette danse, mademoiselle ?
Mon cerveau s’éteint et d’un geste fébrile je saisis sa main tendue. Sans
une parole de plus il m’entraîne sur la piste.
CHAPITRE 5

Chloé – Aujourd’hui
Assise sur mon lit d’adolescente, je ressasse ma dernière conversation
avec Jayden. J’ai tellement craint qu’il ne me reconnaisse, et ne me
confronte à ce que j’ai fait il y a sept ans, que je l’ai attaqué. Je me suis
cachée derrière ma colère et ma frustration. Je pense chaque mot que je lui
ai dit, mais je connais également parfaitement la raison de son absence
pendant les douze dernières années. Je le sais depuis cette fameuse fête où
Ava m’a traînée pratiquement de force à dix-huit ans.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Ses yeux brillants sous les
projecteurs, son sourire qui n’était destiné qu’à moi, sa main enserrant la
mienne. Cette nuit-là, j’ai cru enfin apprendre à connaître Jayden, cet
homme que j’ai pourtant côtoyé toute mon enfance. Il m’a laissée
l’approcher. Et j’ai été encore plus séduite qu’auparavant. Mais seulement
parce que j’ai menti. Je n’ai pas réfléchi.
— Quelle idiote, soupiré-je en m’effondrant sur mon lit.
Sur le moment, cacher mon identité m’a semblé une bonne idée, et si je
ne regrette pas la tournure qu’a prise la soirée j’ai quelques remords quant
au fait d’avoir dupé Jayden. Mais maintenant ? Il ne semble pas avoir fait le
rapprochement entre Joy et moi. Mais s’il comprend… Je suis gravement
dans la merde ! Jamais il ne voudra m’adresser la parole à nouveau, j’en
suis certaine.
— Tu veux un peu de compagnie ? fait soudain la voix de ma mère
depuis le seuil de la chambre.
Je me redresse sur les coudes pour l’observer. Elle voit mon expression.
Sans doute un mélange de tristesse, de frustration et d’inquiétude.
— Houla ! s’exclame-t-elle. À quoi tu penses, ma fille ?
Je pousse un nouveau soupir en me redressant.
— À rien, je mens.
Maman n’est pas au courant de ma rencontre avec Jayden à New York.
Très peu de personnes savent ce qui s’est passé cette nuit-là. Même le
principal intéressé semble l’avoir oublié. Quoique sa façon de me regarder
est étrange. Et je me souviens avoir senti ses doigts frôler ma nuque dans la
cuisine lorsqu’il a tenté de me rattraper. J’en ressens encore des frissons.
Ses mains sont toujours aussi douces.
Ma mère fait rouler son fauteuil jusqu’à moi et pose une main sur mon
genou.
— Matthew me manque aussi, affirme-t-elle.
Son regard dévie sur les dizaines de photos éparpillées sur les draps.
Elles sont la raison de ma visite dans la maison de mon enfance. J’ai besoin
de me rassurer. Je veux être certaine que si j’oublie son visage j’aurai
toujours la possibilité de me le rappeler. Sur les clichés j’ai tous les âges,
dans son jardin, dans le nôtre, à la piscine, à la maison du lac, après mes
spectacles de danse. Matthew a toujours été présent dans ma vie.
— Je pensais aussi à Jayden, avoué-je en frôlant un cliché où il nous
tient compagnie de mauvaise grâce.
Ma mère me regarde avec un léger sourire. Bien entendu, elle est
maman. Elle a compris bien avant les autres l’attachement que je portais à
Jayden autrefois.
— C’est devenu un bel homme, souligne-t-elle avec un clin d’œil.
Je la fusille du regard.
— Maman ! m’exclamé-je. Ce n’étais pas du tout ce à quoi je pensais.
Même si je suis en pleine possession de mon sens de la vue. Il n’a pas
beaucoup changé en sept ans, juste un peu vieilli. Mais depuis douze ans,
pour ma mère, cela doit faire un choc.
— Je sais, ma chérie. Mais il faut se l’avouer. Plus d’une femme l’a
reluqué.
— Maman !
— J’ai même vu Maxine jeter un coup d’œil.
— Ne sois pas ridicule.
Cependant je ne peux m’empêcher de rire aux remarques de ma mère.
Elle a raison, je l’ai observé aussi. C’est limite si je n’ai pas dû passer un
coup de serpillière pour ramasser leur bave.
— Et toi aussi, Chloé, termine maman avec un sourire en coin.
Je cesse de rire.
— N’importe quoi, répliqué-je, sur la défensive. J’étais simplement en
colère contre lui. On a dû se démerder toutes seules pour préparer
l’enterrement de son père.
Cette fois, maman reste silencieuse.
— Il n’a même pas été fichu d’arriver à l’heure, souligné-je en sentant
la colère remonter. Et quand j’ai demandé si quelqu’un voulait ajouter
quelques mots ? Il n’a même pas bougé.
Ce moment m’a indignée au plus haut point. Mais je semble avoir été la
seule.
— Chloé, dit doucement ma mère pour me calmer.
Je ferme la bouche et baisse les yeux vers elle. Lorsqu’elle reprend la
parole, je remarque qu’elle fuit mon regard.
— La relation entre Jayden et son père n’a jamais été simple, explique-
t-elle.
L’euphémisme du siècle ! Je suis au courant. Mais à mon sens ce n’est
pas une raison.
— Matthew ne se comportait pas avec lui comme avec toi. Il était
différent, plus distant, je dirais.
Ma colère s’envole doucement. Ainsi, elle l’a remarqué, contrairement à
moi.
— Mais pourquoi ? je ne peux m’empêcher de demander.
Le visage de ma mère se ferme. Ce qui me surprend.
— Il avait ses raisons.
Puis, moins sèchement, elle ajoute :
— Enfin, j’imagine.
Je suis perplexe. J’ai la sensation qu’elle en sait plus qu’elle ne veut
bien m’en dire. Mais je connais suffisamment ma mère pour savoir qu’il est
inutile d’insister.
— Je ne trouve pas son comportement correct pour autant, argué-je
finalement.
Maman garde le silence. Sans un mot, elle prend plusieurs photos sur le
lit et les contemple avec attention les unes après les autres. Et moi je la
regarde. Je suis encore plus perdue concernant Jayden.
— Il n’est pas arrivé en retard, dit-elle, brisant le silence.
Je relève la tête de mes pensées.
— Je l’ai vu entrer dans cette salle, maman, soupiré-je. Il n’est même
pas allé jusqu’au cercueil.
— Je sais. Mais il était dehors, tout ce temps. Je l’ai vu dans une
voiture, il avait l’air d’attendre.
— Attendre quoi ?
— Je l’ignore, que tout le monde soit entré ?
Je secoue la tête. C’est ridicule.
— Jayden a toujours été un garçon assez solitaire, ajoute ma mère.
Cette fois, j’éclate carrément de rire.
— On n’a pas les mêmes souvenirs de lui, répliqué-je entre deux éclats.
Dans ma mémoire, Jayden était constamment entouré d’amis, de tous
les genres. Je l’ai rarement vu seul. Je le fais remarquer à maman.
— Et pourtant, répond-elle, je pense que dans sa tête il avait, et il a sans
doute toujours, beaucoup de mal à se lier aux gens. Est-il resté en contact
avec toutes ces personnes dont tu te souviens ?
Je réfléchis un instant. Je repense à ses amis qui contrairement à lui
n’ont pas quitté la ville après leur diplôme. À toutes ces personnes qui n’ont
jamais eu de ses nouvelles en douze ans.
— Non, pas que je sache, lâché-je finalement.
Elle me tend une photo. Elle montre Jayden et son père devant la
maison du lac. Il doit avoir neuf ou dix ans. Ils sourient tous les deux. La
photo est légèrement de travers. Je me souviens de ce moment. De cet été-
là. C’est moi qui aie pris ce cliché.
— Lui aussi a perdu quelqu’un d’important pour lui, déclare maman. La
seule personne qu’il lui restait.
Je lève la tête vers elle. Et je vois les larmes dans ses yeux. Elle a
raison. Jayden a perdu sa mère quand il avait quatre ans. Je n’étais même
pas née à l’époque. Avec la mort de Matthew, il se retrouve orphelin. Moi,
j’ai toujours ma mère. Une mère qui remarque mon trouble. Elle repose les
images sur le lit et me prend les mains.
— Tu pourrais peut-être aller le voir, suggère-t-elle. Vous remarqueriez
peut-être que vous avez plus en commun que l’amour de Matthew. Il est
seul, avoir quelqu’un avec qui parler de son chagrin ne lui ferait pas de mal.
Je baisse les yeux sur nos mains liées. J’ai tellement peur de lui faire
face. Mes sentiments à son égard sont si confus. Mais ma mère a raison,
encore. Jayden a besoin qu’on lui tende la main, je l’ai senti dans la cuisine.
Et quant à mes erreurs de jeunesse j’en assumerai les conséquences. S’il
m’a reconnue, alors je m’excuserai, et lui expliquerai pourquoi j’ai menti
sur mon identité. Et s’il ne fait pas le lien entre Joy et moi…
Il n’a pas besoin de le savoir.
— Je vais y penser, réponds-je donc à ma mère.

Jayden
Je rumine dans cette maison démesurément grande pour moi tout seul.
Je tourne en rond depuis le réveil. Je n’ai pas rêvé d’elle depuis si
longtemps. Cette fille qui a révolutionné ma vie sept ans plus tôt. À cause
d’elle, j’ai revu tous mes standards amoureux. J’ai arrêté les coups d’un
soir. Cherchant enfin un peu de stabilité. Mais ça n’a jamais fonctionné. Les
femmes que j’ai côtoyées n’étaient pas elle. Ça peut sembler ridicule
lorsqu’on sait que je ne l’ai côtoyée qu’une soirée. Et pourtant j’en suis là.
Cette nuit, elle est revenue hanter mes rêves. La sensation de sa peau contre
mes mains est toujours intacte, même si les traits de son visage se perdent
petit à petit dans le flou. Néanmoins, j’ai l’habitude de ses visites nocturnes.
Elles sont de douces tortures. Non, ce qui me perturbe vraiment, c’est
qu’elle a retrouvé un visage bien net cette nuit. Et il correspond
parfaitement à celui de Chloé. Ce qui n’a aucun sens. Pourtant, le doute
s’insinue en moi. Est-il possible qu’elles ne soient qu’une seule et même
personne ? Que Chloé m’ait menti ? Je le pense impossible. Chloé est une
emmerdeuse, mais elle ne ment pas. Pas autrefois en tout cas. Alors j’opte
pour l’autre solution. Joy hante mes rêves et, avec le désir impromptu que
j’ai ressenti pour Chloé deux jours plus tôt, leurs visages se superposent. Je
suis juste un mec tordu.
À 18 heures, j’ai abandonné depuis longtemps l’idée de faire quelque
chose de productif de ma journée. Je n’ai plus d’appart, plus de boulot et
j’ai envie de m’envoyer en l’air avec la protégée de mon père, de cinq ans
ma cadette. Je suis un cas désespéré, autant l’assumer. Du moins pour
quelque temps encore. Je suis affalé sur le canapé, devant une série, dans la
pénombre, quand la sonnette retentit de son carillon si caractéristique.
J’hésite un moment à rester là. Les voisins et les amis de mon père ont
défilé toute la journée encore pour m’apporter des plats. Avec un peu de
chance je peux esquiver celui-là. Mais la sonnette insiste. En râlant dans ma
barbe mal rasée, je fais pause dans mon épisode pour aller ouvrir. Mon père
m’a bien élevé, je ne vais pas insulter sa mémoire en me montrant rude.
Malgré tout je me fiche d’être peu présentable. Pas rasé, en jogging, je suis
bien loin de mes habits du dimanche. Je plaque un sourire sur mon visage
pour accueillir d’énièmes condoléances, me demandant déjà où je vais
entreposer l’offrande tant le frigo en déborde déjà.
J’ouvre, et ai immédiatement envie de refermer.
— Bonsoir, Jayden, dit Chloé, un lourd plat de lasagnes dans les bras.
Enfer et damnation ! Ses jambes sont encore découvertes. Et, même si
les sandales sont plates cette fois, le short remonte si haut qu’il ne laisse pas
beaucoup de place à l’imagination. Elle est encore plus magnifique qu’à
l’enterrement.
— Bonsoir, Chloé, réponds-je en m’effaçant pour la laisser entrer.
Elle débarque avec son plat. Et malgré le spectacle pour les yeux qu’elle
représente je n’ai pas envie de lui parler. Sa transformation physique
n’efface finalement pas la rancœur que j’ai pour elle. Alors je l’abandonne
dans l’entrée pour retourner m’affaler sur le canapé.
— Tu n’as qu’à poser ça à la cuisine avec le reste, grogné-je.
Elle s’exécute.
— Après tout tu es presque chez toi, ajouté-je dans ma barbe.
Et dans l’espoir de la faire partir plus vite je relance mon épisode.
C’était compter sans son envie de m’emmerder. En revenant de la cuisine,
elle se poste près du canapé et se racle la gorge.
— Quoi ? demandé-je d’un ton bourru sans même la regarder.
— Je voulais te dire que si tu as besoin de quoi que ce soit tu peux
m’appeler. J’ai laissé mon numéro de téléphone dans la cuisine. Il n’a pas
changé, mais si jamais tu l’as perdu… ou effacé je l’ai écrit sur le tableau
du frigo.
Je ne l’ai pas effacé. J’ai toujours son numéro, depuis que mon père me
l’a donné quand elle est partie pour New York. Pourquoi ? Aucune idée. Je
ne m’en suis jamais servi.
— D’accord, réponds-je.
Peut-être que si je me montre suffisamment antipathique elle partira.
Mais elle reste plantée là.
— Je me disais, enchaîne-t-elle, qu’on pouvait parler de Matthew, de
ton père. Je sais que tu le pleures aussi… Alors si tu veux qu’on en discute
je suis là. Et je pourrais aussi t’aider à trier ses affaires dans la maison, si tu
veux.
Je sens l’irritation monter. Là ce dont j’ai besoin c’est qu’elle la ferme.
Qu’elle arrête de parler de mon père. Et qu’elle me laisse tranquille. Pour
toujours. J’abandonne donc l’écran pour lui faire face.
— Écoute, Chloé, je te remercie pour tout ce que tu as fait jusqu’ici.
Mais je n’ai pas besoin de toi ni de tes bons et loyaux services.
Elle croise les bras sous sa poitrine, la faisant gonfler par la même
occasion.
— Pas la peine d’être aussi sec, je voulais juste te proposer mon aide,
réplique-t-elle.
— Bien évidemment, dis-je en me levant. Tu es toujours tellement
parfaite, à proposer ton aide, à débarrasser la table, à sourire, à être bien
sage, à avoir des bonnes notes. Toujours prévenante et gentille.
J’adopte la même posture qu’elle tout en poursuivant mon discours
sarcastique. Cela me fait du bien de déballer tout ce que j’ai sur le cœur
depuis des années. Mais au lieu de l’horrifier, comme je m’y attends, mes
mots font noircir ses yeux de fureur.
— Je peux savoir ce que tu me reproches exactement ? gronde-t-elle.
— Tout ! réponds-je dans un éclat de rire sans joie. Si je pouvais
t’imputer la faim dans le monde je le ferais !
Au-delà de la fureur, je vois l’incrédulité s’inscrire sur son si joli visage.
Et je comprends pourquoi je l’engueule comme ça. Ce n’est pas uniquement
à cause de mon père. C’est aussi pour ce qu’elle me fait ressentir. Elle
ravive les souvenirs que j’ai d’elle. De Joy. Et comme je ne peux m’énerver
ni contre mon père mort ni contre Joy qui s’est envolée, je me décharge sur
elle. Et puis cela m’empêche de me focaliser sur l’attirance que je ressens,
inexplicablement, pour elle.
— Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? Pour que tu me détestes autant ?
Putain, on dirait que j’ai écrasé ton chat délibérément !
— T’as fait bien pire que ça.
— Pire qu’écraser ton chat ? ricane-t-elle.
— J’ai pas de chat de toute manière, dis-je bêtement.
Ça ne la fait pas rire. Ses yeux lancent des éclairs. Mais elle ne part
toujours pas.
— Va-t’en, Chloé ! crié-je. Je ne veux pas de toi ici. Je ne suis pas mon
père !
— Ça c’est certain. Parfois j’ai même du mal à croire que Matthew ait
réellement pu t’engendrer !
Elle ne se laisse pas faire, je peux lui accorder au moins cela. Et ça la
rend sexy.
— Et pourtant, ricané-je, me voilà, son seul enfant légitime !
Ma remarque la fait grimacer. Elle perçoit le sous-entendu. Bien. Elle
réfléchit un instant à sa réponse. Puis, décroisant les bras, elle déclare avec
une colère froide :
— Et où étais-tu alors qu’il était en train de dépérir ? Que faisais-tu
quand il est mort ? Toi, son seul enfant légitime ?
Ses questions sont purement rhétoriques. Et de toute manière elle ne me
laisse pas le temps de répondre.
— N’importe où sauf ici ! Tu as disparu pendant douze ans, Jayden !
Douze ans ! Pas une fois tu n’es venu le voir à l’hôpital, c’est à peine si tu
appelais pour prendre de ses nouvelles. As-tu seulement été triste quand la
médecin t’a appelé ? As-tu versé la moindre larme ?
Aucune, elle a raison. Et elle le lit dans mes yeux.
— J’en étais sûre. Alors ne viens pas pleurnicher sur la place que je t’ai
soi-disant volée, quand je me suis contentée de remplir un vide.
Je veux la faire taire tout à coup. En l’insultant. En lui jetant au visage
qu’elle avait pris cette place bien avant mon départ. En l’embrassant. Tout
son corps est tendu par la colère. Le mien aussi. Mais je sens dans mon
ventre une envie irrépressible de lui sauter dessus pour la convaincre de
finir cette dispute dans mon lit. Nus. Elle remarque mon regard sur ses
courbes, ce qui ne fait qu’enflammer d’autant plus sa colère. Et si je pensais
qu’elle avait déjà sorti les griffes elle m’attaque pour de vrai.
— T’es vraiment un connard, Jayden Jones. Et je pense que tu l’as
toujours été ! Et dire que je t’idolâtrais quand j’étais petite. Quelle idiote
j’ai pu être. Je voulais un frère, mais tu es incapable d’aimer qui que ce
soit ! À présent, moi aussi je te hais, Jayden ! J’espère que tu es content.
Pas vraiment. Mais la partie perverse de moi me souffle qu’elle n’a pas
besoin de m’aimer pour coucher avec moi. Et je vois les frissons que
déclenche mon regard sur sa peau. Je fais un pas vers elle, affichant presque
mon désir au grand jour. Enfin, elle recule. Nous nous observons en chiens
de faïence un moment. Elle semble avoir craché tout ce qu’elle avait à dire
et moi aussi. Mon cœur bat à cent à l’heure, incapable qu’il est de décider
de la marche à suivre. Dois-je céder à mes pulsions et l’inviter à nous
expliquer sur l’oreiller ? Ou dois-je l’attraper par le bras pour la mettre
dehors ? J’ai seulement la sensation que si je pose la main sur elle je ne
répondrai plus de moi-même. Elle aussi semble aux prises avec un combat
intérieur dont je ne saisis pas les enjeux. Ses yeux brillent sans que je
parvienne à déchiffrer ses émotions.
Enfin, elle se détourne la première, et secoue la tête en soupirant. Sans
un mot de plus, elle regagne la porte d’entrée et l’ouvre. Sur le perron, elle
se retourne et nos regards se croisent une dernière fois.
— Ne sois pas en retard chez le notaire, demain, siffle-t-elle avant de
claquer la porte dans son dos.
CHAPITRE 6

Chloé – Aujourd’hui
En arrivant devant les bureaux du notaire, je suis légèrement nerveuse.
Ma dernière conversation avec Jayden résonne encore dans ma tête, se
superposant avec celle que j’ai eue avec lui il y a sept ans. J’ai la sensation
d’avoir fait face à deux personnes diamétralement opposées. Le Jayden
doux, attentionné et passionné, avec qui j’ai passé la meilleure soirée de ma
vie, a complètement disparu, au profit du Jayden froid et distant, toujours en
colère. Et malheureusement j’ai bien conscience que j’en suis l’unique
responsable. Ou presque.
Il me hait. Et c’est ce qui me fout le plus en rogne. Ses paroles ont été
dures et injustes, et elles m’ont plongée dans une fureur noire, mais après
m’être calmée j’ai parfaitement compris ses motivations. Il voulait que je
parte. Et pas uniquement de sa maison, mais de sa vie. Et plus pour ma
santé mentale que pour lui faire plaisir je vais devoir l’exaucer. Au cours
des sept dernières années, j’ai réussi à enterrer mon béguin d’adolescente
pour lui, ainsi que mes souvenirs de cette fête lors de ma première année
d’étudiante. J’ai enfoui tous mes espoirs sous des couches de résignation. Je
ne laisse tout cela remonter que dans mes grands moments de solitude, qui,
notons-le, sont rares. Je suis parfaitement épanouie dans ma vie, je n’ai
absolument pas besoin de Jayden Jones.
Je prends une grande inspiration pour me donner du courage et j’entre.
La secrétaire de Me Vasquez, que j’ai déjà rencontrée à plusieurs reprises,
me guide jusqu’au bureau de son patron. Je suis arrivée pile à l’heure pour
ne pas avoir à patienter dans la salle d’attente aux côtés de Jayden. Donc
quelle n’est pas ma surprise de découvrir le fauteuil confortable
complètement vide.
Incapable d’arriver à l’heure, décrété-je dans ma tête.
— Mademoiselle Wright, lance le notaire en se levant de derrière son
bureau.
Je lui serre la main, reconnaissante qu’il n’ajoute pas qu’il est ravi de
me revoir. Parce que, personnellement, moins je le vois, mieux je me porte.
Me Vasquez, un homme dont les cheveux bruns et la peau brune clament
haut et fort ses origines hispaniques, s’est déjà occupé des affaires de mon
père, il y a trois ans de cela.
— Installez-vous, propose-t-il en me désignant le seul canapé de la
pièce. M. Jones n’est pas encore arrivé.
De l’art d’énoncer des évidences. Je me doute bien qu’il ne se cache pas
derrière les rideaux. Mais je ne fais aucun commentaire, me contentant
d’accepter sa proposition.

Jayden
Bien entendu, j’arrive en retard au rendez-vous chez le notaire. Dans
l’incapacité de louer un véhicule plus longtemps sans risque de me
retrouver sur la paille, j’ai dû le rendre à l’agence de location. Et ça a duré
plus longtemps que prévu. Malgré tout, ce petit retard m’arrange. Après
notre conversation de la veille, je ne suis pas certain d’avoir envie de me
retrouver seul avec Chloé. J’y ai pensé toute la nuit. Sous différents angles.
Je l’ai détestée. Puis désirée. Je suis un homme perdu. Après toutes ces
années d’absence, j’ai l’impression de redevenir un adolescent dominé par
ses hormones. Sauf que Chloé n’a plus treize ans et que je la vois, à présent.
Sa répartie m’a laissé quelque peu dubitatif. Ce n’est pas l’image d’elle que
j’ai gardée. Elle m’a remis à ma place, me forçant à m’interroger. Pourquoi
est-ce vers elle que ma colère est dirigée ?
— Parce qu’il ne me reste plus qu’elle à blâmer, soupiré-je à voix haute.
Mon père est mort et enterré. Je n’aurai jamais plus l’occasion de
réellement me rapprocher de lui. Ni de lui demander pourquoi cette
différence de traitement entre nous deux.
Donc, résigné à bien me comporter avec Chloé, je pousse la porte du
cabinet. Et ce, même si j’ai sa présence ici en travers de la gorge.
Évidemment que mon père lui a laissé quelque chose. J’espère juste
recevoir la maison, j’ai besoin d’un endroit où rester le temps de retrouver
un boulot à New York. Et puis sa vente me permettra de réellement repartir
de zéro par la suite.
Une jeune femme blonde, à la taille fine et aux ongles manucurés, se
lève de derrière un ordinateur à mon arrivée. Il n’y a qu’elle dans la pièce
d’accueil du cabinet notarial.
— Jayden ! s’exclame-t-elle. Toutes mes condoléances pour ton père.
Je suis pratiquement sûr de ne jamais l’avoir vue. Mais après tout j’ai
toujours eu une très mauvaise mémoire des visages. Elle a dû voir mon air
perplexe car elle enchaîne :
— Camilla Johnson. On était au lycée ensemble.
Non vraiment, je ne la remets pas du tout.
— Je suis désolé, dis-je avec un sourire contrit, mais je ne te reconnais
pas.
L’évidence. Elle l’a remarqué. Mais je n’ai pas envie qu’elle continue à
déblatérer sur notre passé commun. Elle est plutôt jolie, avec ses longs
cheveux blonds et ses yeux bleu ciel, mais ça ne réveille aucun souvenir en
moi. Il n’y avait aucune Camilla dans mon groupe d’amis au lycée. Mais,
moi, j’étais connu comme le loup blanc à l’époque. L’un des avantages ou
inconvénients à faire partie de l’équipe de foot. La jolie blonde se
renfrogne.
— Ce n’est rien, souffle-t-elle avant de reprendre son costume de
secrétaire. Mlle Wright est arrivée et se trouve déjà dans le bureau de
Me Vasquez. Ils vous attendent, ajoute-t-elle professionnellement.
Elle m’indique une porte en bois ouvragée au bout du couloir puis se
réinstalle derrière son bureau. Je ne l’ai même pas remerciée pour ses
condoléances. Tant pis. Prenant une grande inspiration, je frappe. Une voix
grave m’intime d’entrer et j’actionne la poignée.
Le bureau n’est pas très grand et celui que j’identifie comme étant
Me Vasquez s’est levé de sa chaise. Un homme dans la quarantaine, avec un
petit embonpoint et des cheveux très bruns coupés court. Ses yeux noirs
brillent et un sourire sympathique illumine son visage.
— Bonjour, monsieur Jones, nous vous attendions. Mais je ne doute pas
que ma secrétaire vous en ait déjà informé.
Perspicace.
— Je vous en prie, installez-vous.
Sur ces bonnes paroles, il reprend place dans son fauteuil. Je me tourne
enfin vers la seule autre occupante de la pièce. Elle me regarde. Depuis le
canapé réservé aux clients de Me Vasquez, elle m’observe. La tête et les
yeux levés vers moi, la bouche légèrement entrouverte. Ses longs cheveux
noirs sont lâchés dans son dos et laissent dégagées sa nuque et ses épaules.
Depuis ma hauteur j’ai une vue plongeante sur son débardeur blanc qui
laisse entrevoir la naissance de ses seins.
Chloé ne m’offre aucun sourire, se contentant d’un signe de tête pour
me saluer. Elle se décale sur le canapé et, cessant de la détailler, je
m’installe à ses côtés. L’assise est confortable mais pas très large. Ma cuisse
repose contre la sienne, embrasant mes sens. Sa peau est nue à cet endroit.
Elle profite des beaux jours trop rares dans notre bel État de New York, de
toute évidence. Pour mon plus grand désarroi. J’ai envie de poser la main
sur elle, de remonter le long de sa cuisse jusqu’à la limite de son short en
tissu. Un tissu si fluide qu’il la laissera glisser plus haut sans aucune
résistance. Chloé toussote à côté de moi. Et je remarque que j’ai les yeux
rivés sur son genou, perdu dans mes pensées salaces. Mes yeux remontent
sur son visage. Il a rosi. Elle fixe son regard océan sur moi, complètement
impénétrable. Je n’ai jamais vu son visage d’aussi près, et pourtant j’ai la
sensation de savoir ce que ça fait de poser les lèvres sur les siennes. Elle
remarque mon attention sur sa bouche et en rougit de plus belle.
Cette fois c’est un toussotement du notaire qui me ramène à l’instant
présent. Merde ! Je suis dans ce bureau pour entendre le testament de mon
père. Et moi je fantasme encore sur sa filleule, que je devrais plutôt traiter
comme une petite sœur. Il attend sûrement de moi que je la protège des
types comme moi, pas que je me la fasse. Et pourtant… Chloé n’est pas ma
sœur. Et elle est majeure et vaccinée, que je sache. Me Vasquez tousse de
nouveau en ouvrant le sceau de l’enveloppe contenant le testament de mon
père. Chloé ne me regarde plus. Son attention est entièrement tournée vers
l’homme d’origine hispanique. Je l’imite donc.
— Puisque tous les bénéficiaires de ce testament sont réunis, nous
pouvons en commencer la lecture, annonce-t-il.
Il s’éclaircit de plus belle la gorge. Je suis vraiment à deux doigts de lui
proposer d’aller chercher de l’eau, mais je ne veux pas le retarder
davantage. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir, assis aussi près de
Chloé et enveloppé ainsi dans son odeur de cookies.
De cookies ?
— Je soussigné Matthew Jones, entame le notaire, coupant court aux
divagations de mon esprit, déclare être sain de corps et d’esprit et rédige ce
testament de ma volonté propre.
Le quadragénaire relève la tête de sa lecture pour nous observer.
— Je vous épargne tout le blabla légal, dit-il d’une voix douce. Vous
aurez tout le temps de le lire tout à l’heure pour vous assurer que tout est en
ordre.
Chloé et moi hochons la tête de concert, sans faire de commentaire. Le
notaire semble satisfait et reprend sa lecture en sautant plusieurs
paragraphes.
— À ma filleule, Chloé Wright, je lègue ma maison au bord du lac
Cayuga, située au 3996 Cove Lane à Sheldrake.
Évidemment. Je ne sais même pas pourquoi j’en suis perturbé. Je me
doutais bien qu’elle n’était pas conviée pour faire de la figuration. Son nom
est forcément cité dans le testament. Et mon père n’était pas mégalomane
au point de m’obliger à prendre soin d’elle pour obtenir son héritage. Pas
assez riche non plus. Cette maison du lac est la moitié de ce qu’il possédait.
Le peu d’argent qu’il a gardé de côté au cours de sa vie a été dilapidé pour
les soins censés le guérir du cancer qui l’a finalement réduit au silence.
— Et à mon fils, Jayden, continue le notaire, je lègue tout le reste.
Je relève la tête.
— La maison où il a grandi, sur Jarvis Street, l’argent restant sur mes
comptes en banque, ainsi que ma Ford Mustang GT de 1965.
J’en reste sur le cul. Je pensais qu’il avait vendu sa voiture. Je pensais
qu’il tenait plus à la santé qu’à ce véhicule qui lui venait de son propre père.
Je me trompais. Comme un con je n’ai même pas pensé à ouvrir le garage.
Chloé a l’air choquée elle aussi. Peut-être s’imaginait-elle avoir la voiture,
elle a passé tant de temps avec mon père lorsqu’il s’en occupait. Mais moi
aussi j’ai un lien avec cette bagnole. Elle m’a emmenée à l’école, j’ai appris
à conduire sur ses sièges en cuir, je l’ai pilotée pour aller au bal de promo.
Et même si elle a également fait tout ça j’ai été le premier. Elle peut bien
garder la maison du lac. Elle y a certainement passé bien plus d’étés que
moi puisque j’ai refusé de les y accompagner depuis l’âge de quinze ans.
À ma connaissance, mon père ne possède rien de plus, pourtant
Me Vasquez n’a pas terminé sa lecture.
— Mes enfants, lit le notaire, je vous aime tant.
Ses enfants. J’ai donc raison, Chloé et moi sommes rangés dans le
même panier pour lui.
— Prenez soin l’un de l’autre, poursuit le notaire, insensible à ma
tristesse subite. Chloé, ma chérie, tu étais comme une fille pour moi.
On le saura.
— Et j’ai été si chanceux de t’avoir dans ma vie, mon petit rayon de
soleil.
Je vois Chloé essuyer une larme coulant sur sa joue.
— Sois heureuse, réalise tes rêves, et surtout rêve plus grand. Auburn
est trop petite pour toi, ma chérie.
Cette fois elle retient un hoquet. Je lève les yeux au ciel, je n’en peux
soudain plus de tout ce cirque. Mais je suis bloqué sur ce canapé avec elle.
Avec sa cuisse qui me brûle à travers la toile de mon jean et son odeur qui
me trouble.
— Jayden, reprend le notaire après avoir tendu un mouchoir à Chloé qui
sanglote. Je suis seulement désolé de ne pas avoir su t’aimer mieux.
Sans déconner.
— Je suis fier de toi, mon fils.
Et c’est tout. Tout pour moi. Des excuses bidon et des mots vides de
sens. Mon cœur se serre pendant que le petit rayon de soleil essuie ses
larmes. J’ai encore plus envie de m’enfuir en courant. Mais il reste des
papiers à signer. J’étouffe donc ma rancœur tant bien que mal pour me
montrer cordial avec le notaire, qui n’y est pour rien.

Chloé
Jayden s’est tendu en entendant les mots qu’a laissés Matthew pour
moi. Son visage s’est fermé. Ce que je ne pensais pas possible tant il l’était
déjà à son arrivée.
Nous signons les papiers du notaire, acceptant ainsi le testament et
l’héritage qui en découle. Je suis surprise du cadeau que Matthew me fait. Il
ne m’en avait jamais parlé. Je pensais avoir été convoquée aujourd’hui pour
recevoir une lettre de sa main. Cela lui ressemblait bien. Jamais je n’ai
pensé obtenir quoi que ce soit. Jayden est son unique héritier, j’ai la
sensation de le voler. Et lui non plus ne semble pas ravi de mon héritage. Il
ne dit rien cependant, se contentant de signer les papiers la mâchoire
contractée. Puis il serre la main de Me Vasquez avant de littéralement
s’enfuir du bureau de ce dernier.
Je prends congé de façon plus polie mais tout aussi rapide et pars à sa
poursuite dans la rue. La secrétaire nous regarde passer comme des furies.
— Euh, bonne journée ? l’entends-je dire alors que la porte se referme
dans mon dos.
Je n’ai aucun mal à rattraper Jayden, il n’a fait que quelques pas sur le
trottoir. La tête baissée, les bras tendus et les poings fermés, tout en lui
exprime la colère. Je m’approche néanmoins. Je n’ai pas perdu tout espoir
de l’atteindre finalement.
— Je peux encore refuser l’héritage, je pense, dis-je dans son dos.
Il se retourne. Ses yeux lancent des éclairs, s’en retrouvant obscurcis.
J’ai un mouvement de recul. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Une veine
palpite dans son cou alors qu’il s’approche de moi. Hypnotisée comme le
lapin devant les phares d’une voiture, je le laisse approcher.
— Je n’en ai rien à foutre de cette baraque, Chloé, siffle-t-il d’une voix
blanche.
Sa voix est descendue de plusieurs octaves, ce qui fait nettement
accélérer mon cœur. J’ai déjà entendu cette voix, dans un tout autre
contexte. Et la colère lui va étrangement bien, elle fait ressortir ses traits
ciselés et sa mâchoire crispée, ses lèvres n’en sont que plus avenantes.
— Tu peux bien la brûler, pour ce que j’en ai à foutre, reprend-il.
— Tu te répètes, rétorqué-je bêtement.
Il soupire et me fusille du regard.
— Mais alors, si tu n’en as rien à foutre de la maison du lac, demandé-
je en reprenant sa formule, pourquoi tout ce cirque ?
Je le désigne dans son entier. Pourquoi cette colère ?
Il hausse un sourcil comme pour me demander si je suis sérieuse. Et je
comprends que c’est de nouveau vers moi qu’elle est dirigée. Putain !
— Merde, Jayden ! m’exclamé-je. Je n’étais qu’une enfant !
Je connais parfaitement la raison de sa fureur. Mais j’en ai assez de ses
conneries. Il est temps que je me défende.
— Tu m’as volé mon père ! hurle-t-il au milieu de la rue.
Et voilà, on y est. Les mots sont enfin sortis.
— Je n’ai rien demandé ! crié-je en retour.
C’est vrai, je me suis contentée de recevoir ce que Matthew me donnait.
Et je n’avais absolument pas conscience que c’était bien plus que ce qu’il
offrait à son propre fils.
— C’est pas pour autant que tu as cherché à l’en empêcher.
Mais quel abruti !
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans la phrase : je n’étais qu’une
enfant ?!
Il ne répond pas tout de suite, se contentant de me fusiller du regard. Il
sait pertinemment que je ne suis pour rien dans sa relation désastreuse avec
son père. Il me l’a avoué lui-même sept ans auparavant. Je demande donc
d’une voix plus calme :
— Pourquoi m’en veux-tu vraiment ?
Il sait pourquoi. Et ses yeux se voilent de tristesse. J’ai envie de
l’entourer de mes bras et de l’embrasser pour lui prouver que, malgré tout
l’amour que je portais à Matthew, je n’ai jamais vu que lui. Mais je n’en
fais rien.
— Parce que je ne peux pas lui en vouloir à lui ! C’est mon père ! Et il
est mort !
Il souffre tant. Je le vois. Mais je ne peux rien faire. Il m’est impossible
de lui avouer que je connais tout de sa douleur, qu’il me l’a révélée un jour
que je me cachais sous une fausse identité. Il me déteste déjà. Je ne réponds
donc pas.
— Donc je te déteste toi ! Toi son petit rayon de soleil, sa chérie qui doit
croire en ses rêves !
Et je comprends que ce n’est vraiment pas la maison qui l’a contrarié,
mais les derniers mots de son père pour moi. Je ne sais pas quoi lui dire. Un
bus de ville s’arrête non loin.
— Prends donc ta maison, Chloé, et par pitié laisse-moi tranquille,
conclut-il avant de s’engouffrer dans le véhicule.
Je secoue la tête alors que le bus s’éloigne. Je sais que Jayden peut être
un homme doux, attentionné et gentil. Je l’ai vu de mes propres yeux. Mais
pas avec moi. Pas pour la vraie moi. Je n’ai plus qu’à sortir de sa vie. Je
n’ai pas envie de me battre et de souffrir. L’amitié et l’amour à sens unique,
j’ai suffisamment donné pour ne pas avoir envie de m’engager sur ce
chemin à nouveau.
Les épaules basses, je regagne ma voiture.
CHAPITRE 7

Chloé
Deux jours après ma dernière altercation avec Jayden je pousse la porte
de la boutique de ma mère pour y retrouver Maxine. Nous avons rendez-
vous comme tous les samedis pour le déjeuner. Depuis que je suis rentrée à
Auburn peu de temps après la fin de mes études, et que nous avons renoué,
nous avons instauré cette tradition. Rien ne peut nous faire rater un déjeuner
du samedi.
— Bonjour, ma chérie.
Comme d’habitude j’arrive à la boutique vers onze heures et demie pour
discuter avec maman en attendant midi. Ma mère est fleuriste depuis
toujours et enfant j’adorais me promener entre les étals pour admirer ses
compositions. Qu’importe le moment de l’année, j’ai toujours l’impression
d’être en été quand je passe la porte.
Après l’accident, il a fallu faire quelques aménagements pour que
maman puisse continuer à travailler comme avant. Le bas de sa moelle
épinière ayant été sectionné dans l’accident de voiture qui a tué mon père,
elle ne peut plus marcher, elle est donc coincée à la hauteur de nos hanches.
Elle jette un coup d’œil à l’horloge alors que j’arrive à sa hauteur.
— Toujours à l’heure à ce que je vois.
— Bonjour, maman, réponds-je en faisant le tour du comptoir pour
déposer un baiser sur sa joue. Que veux-tu, ma vie est réglée comme du
papier à musique.
Maman a un petit rire en se détournant pour retourner à son ouvrage.
Pour ma part je rejoins la partie haute du comptoir pour m’installer sur un
tabouret. La partie gauche et les plans de travail ont donc été rabaissés à sa
hauteur pour lui permettre de continuer son travail. Maxine n’est nulle part
en vue, elle doit certainement être à l’arrière à préparer des commandes. Ça
ne sert à rien de la déranger. Bien que j’adore la boutique, je n’ai jamais
songé à la reprendre. Bien sûr, comme beaucoup de monde j’aime les fleurs,
je les trouve jolies et elles sentent bon, mais je reste incapable de m’en
occuper correctement. Cependant, grâce à Maxine, la boutique a de beaux
jours devant elle. Quand maman rendra son tablier, mon amie d’enfance
sera prête à prendre le relais. Maman l’a prise sous son aile comme
apprentie tout au long de ses études et, bien que je reste la seule héritière du
commerce, ce sera elle qui la fera tourner.
— On a un mariage cet après-midi, m’annonce ma mère, Maxine est en
train de tout préparer.
— Ne t’inquiète pas, je te la ramènerai à l’heure.
— Je n’en doute pas, ma puce, ponctuelles comme vous êtes.
Elle ne s’est pas détournée de sa création et je comprends qu’elle est
trop concentrée pour mener une véritable conversation avec moi
aujourd’hui. Je ne m’en offusque pas. Je préfère attendre qu’elle soit
pleinement disponible. Je fais le tour des réseaux sociaux pour passer le
temps. Je me marre devant les stories d’Ava dans les coulisses des Radio
City Rockettes, quand la cloche annonçant un client se fait entendre.
— Tu peux t’en occuper, ma puce ? J’ai presque terminé et Maxine en a
encore pour un moment.
Je saute donc de mon tabouret. Ce n’est pas parce que je n’ai pas le
talent de ma mère et de Maxine que je ne suis pas capable d’emballer une
plante. Le client prend trois bouquets de fleurs et vient à ma rencontre.
— Mademoiselle Wright, me salue-t-il.
— Bonjour, Alexander, réponds-je en prenant ses achats pour les
emballer.
Je connais Alexander Ryan depuis des années. Depuis l’époque où il
était le meilleur ami de Jayden. Mais je ne le vois plus ainsi depuis
longtemps. À présent le rouquin que tout le monde surnommait Fox au
lycée est l’heureux papa de trois petites filles, toutes aussi rousses que lui.
Après le lycée il a rejoint son père dans l’entreprise de construction
familiale, en parallèle d’études de comptable à la fac publique d’Auburn.
Son père employant Matthew, ils sont restés proches après le départ de
Jayden, et par conséquent nous nous sommes côtoyés. Nous sommes
réellement devenus amis à mon retour de New York. Il a épousé sa copine
du lycée et tout le monde le connaît.
— Les filles ne sont pas trop nerveuses ? demandé-je.
— Ce n’est pas leur première fois, dit-il en souriant. Mais elles ne
tiennent quand même pas en place. J’ai réussi à m’échapper une heure pour
leur acheter ces fleurs, mais je pense que Victoria va devenir folle si je ne
reviens pas vite.
Je ris en arrachant les feuilles plastique nécessaires. Je n’ai aucun mal à
imaginer ces trois petits diables en train de retourner la maison. Je me
dépêche donc de faire les trois paquets et de l’encaisser.
— Bon courage, dis-je en lui donnant son reçu, plus que quelques
heures à tenir. Après elles seront si fatiguées qu’elles ne rendront plus
personne fou.
Le rouquin sourit et avec ses trois bouquets dans les bras il prend le
chemin de la sortie.
— À tout à l’heure, Chloé.
Je confirme d’un geste de la main et il quitte la boutique.
— Il faudra bien qu’un jour ta mère se décide à te payer pour tous ces
services rendus, fait une voix dans mon dos.
Je me retourne, un sourire aux lèvres. Ma mère, elle, grogne simplement
sans lever les yeux de ses fleurs. Maxine porte un tablier blanc taché de
terre sur lequel elle est encore en train de s’essuyer les mains. Sous le
tablier, sa tenue est confortable, un T-shirt à l’effigie de son groupe préféré
et un jean, agrémenté de baskets autrefois blanches. Ses cheveux bruns sont
retenus par une pince pour ne pas la gêner dans son travail, mais je sais
qu’elle les lâchera pour notre déjeuner. Elle le fait toujours. Elle a cette
chance d’avoir les cheveux assez fluides pour ne pas marquer quand elle les
attache.
— On dirait bien que tu devras t’en charger toi-même quand tu seras
responsable de cette boutique, répliqué-je à Maxine.
Elle rit et je la prends dans mes bras pour la saluer. Puis elle me fait
signe de la rejoindre à l’arrière. Elle n’a pas terminé.
— Qui se marie ? demandé-je en avisant la montagne de fleurs qu’elle
arrange avec son talent habituel.
— Le fils McCoy, répond-elle en se remettant à la tâche.
— Lequel ?
— Marty, il était dans notre classe d’anglais.
Un garçon maigre, timide et très gentil. Je suis contente qu’il ait trouvé
chaussure à son pied, même si je ne le connais pas bien.
— Eh bien, ça ne nous rajeunit pas, ma vieille, ricané-je.
Maxine ne répond pas, absorbée par son ouvrage. À vingt-cinq ans elle
est tout aussi célibataire que moi. Et je sais que comme moi elle entend
cette fichue horloge biologique qui nous chuchote qu’il commence à être
temps de se caser pour former cette famille que tout le monde attend de
nous. Je crois que je veux une famille. Simplement pas avec n’importe qui.
Pas pour le principe d’en faire une pour le regretter ensuite. C’est comme la
première fois. Ce doit être fait avec la bonne personne et au bon moment.
Mais nous ne parlons pas de tout ça pour le moment. C’est réservé à nos
soirées de beuveries occasionnelles. Je la regarde donc travailler. À midi
pile elle accroche l’ultime ruban autour du dernier bouquet de roses
blanches. Elle enlève son tablier et se lave les mains.
— Je récupère mon sac et on y va ?
Je hoche la tête, toujours aussi impressionnée par son efficacité. Deux
minutes plus tard, nous avons embrassé ma mère et nous sommes dehors.

Jayden
Toujours avachi devant la télé et ressassant mon sort, je sursaute au son
de la sonnette de la porte d’entrée. En grognant, je me redresse pour aller
ouvrir. Je me jure que si c’est encore Chloé qui débarque je lui claque la
porte au nez. Mais le battant s’ouvre sur une tignasse rousse que je n’ai pas
vue depuis des années.
— Fox ! m’exclamé-je, surpris de le voir sur le pas de ma porte.
Mon vieil ami tique légèrement à la mention de son surnom. Il
l’acceptait de bonne grâce, mais je sais qu’il ne l’a jamais vraiment
apprécié. Il ne s’en est jamais plaint seulement parce qu’il savait que ce
n’était pas malveillant. Il était aussi populaire que moi après tout.
— Alexander, m’empressé-je de corriger.
Je m’attendais un peu à le croiser en ville puisque je sais qu’il a pris la
suite de son père dans l’entreprise familiale, mais je ne pensais pas le
trouver devant chez moi.
— Salut, mon pote, ça fait un bail, répond-il en mettant les mains dans
ses poches, un sourire gêné au coin des lèvres.
Douze ans. Je ne suis jamais revenu, il n’est jamais venu à New York.
Je ne suis même pas allé à son mariage avec Victoria. Mais mon père y a
assisté, Chloé aussi. Et moi j’ai prétexté des partiels importants. Il a toutes
les raisons de m’en vouloir. Néanmoins il est là. Alors je m’efface pour le
laisser entrer.
Je suis gêné moi aussi, je ne sais pas trop par où commencer. Mon
meilleur ami m’a manqué, c’est indéniable, mais je ne voulais plus rien qui
me rappelle mon enfance à Auburn, donc j’ai fini par couper les ponts avec
tous ceux qui ont tenté de garder le contact avec moi. Hormis les appels
mensuels avec mon père, je n’avais plus aucun rapport avec cette ville. Et je
pensais que ça m’allait. À présent, je me rends compte que j’ai été con
pendant des années.
— Je peux t’offrir un truc à boire ?
Alexander fait le tour du propriétaire des yeux, murmurant pour lui-
même :
— Rien n’a changé ici.
Puis il reporte son attention sur moi.
— Avec plaisir.
Je tiens enfin mon occasion de m’échapper pour souffler et mettre de
l’ordre dans mes idées. Je m’éclipse dans la cuisine. Devant la porte du
frigo, je crie :
— Qu’est-ce que je te sers ? J’ai du soda, de la bière ou de l’eau.
La réponse d’Alexander ne se fait pas attendre.
— Un verre de soda, ça ira bien. Victoria va me tirer les oreilles si elle
me surprend en train de picoler en plein après-midi. Surtout aujourd’hui,
l’entends-je ajouter pour lui-même.
Évidemment. Personnellement, n’ayant pas de femme à contenter, je
décapsule une bouteille et le rejoins dans le salon. Je suis bêtement nerveux.
Nous étions si proches, lui et moi, et nous voilà presque des inconnus l’un
pour l’autre. Nous nous installons à la table de la salle à manger, comme
deux adultes. Avant nous serions montés dans ma chambre pour picoler en
cachette et jouer aux jeux vidéo. Et nous voilà, trente piges et rien à nous
dire.
— Je suis désolé ! nous exclamons-nous en même temps.
Je suis surpris, de quoi peut-il bien vouloir s’excuser ? Tout aussi
interloqué, il ne poursuit pas tout de suite. Puis, voyant bien que je n’ajoute
rien non plus il reprend :
— Je suis désolé de ne pas être venu à l’enterrement de ton père.
J’ai remarqué son absence bien sûr, mais je ne m’en suis pas formalisé.
Il n’avait aucune raison de venir, il ne me doit rien après toutes ces années.
Mon père travaillait pour son entreprise familiale, mais le grand patron s’est
déplacé en personne, donc de ce côté-là non plus il n’a rien à se reprocher.
Il ne me laisse néanmoins pas le temps de répliquer.
— Je sais que tes relations avec ton vieux étaient tendues, déclare-t-il,
mais c’est jamais facile de perdre un proche. J’aurais aimé venir, mais mon
père a insisté pour être présent en tant qu’ancien patron. Et comme la
machine ne s’arrête jamais de tourner il fallait bien quelqu’un pour
superviser nos chantiers en cours. Je suis vraiment désolé, mec.
— Tu n’as pas à t’excuser, je comprends parfaitement, réponds-je
calmement. C’est moi qui suis désolé. D’avoir disparu comme ça il y a
douze ans.
Mon ami boit une gorgée de son soda et penche la tête sur le côté.
— Tu n’as pas vraiment disparu du jour au lendemain, tente-t-il pour
atténuer les faits.
Non, c’est vrai, je donnais des nouvelles au début. J’ai essayé de garder
le contact, puis ça devenait trop difficile de trouver des excuses bidon pour
ne pas revenir à Auburn au bout d’un moment. Donc j’ai trouvé plus simple
de disparaître.
— Ça change pas grand-chose, répliqué-je en me grattant la nuque, mal
à l’aise.
— Ouais.
Alexander termine sa boisson d’une traite et j’ai soudain peur qu’il s’en
aille. Il voulait peut-être seulement être poli.
— Je vais la prendre cette bière finalement, dit-il en reposant son verre.
Et il sourit de toutes ses dents. Et moi aussi. Les choses peuvent peut-
être redevenir comme avant finalement. Je me précipite presque à la cuisine
pour récupérer son breuvage.
— Et Victoria ? demandé-je néanmoins en déposant la bouteille
décapsulée devant lui.
— Bah, elle comprendra bien, répond-il.
J’explose de rire.
— Ça n’a pas changé entre vous deux, lancé-je.
Déjà au lycée, alors qu’ils n’étaient qu’un jeune couple, elle le
réprimandait pour ses excès et se plaignait de ma mauvaise influence sur
lui. Mais elle aimait aussi beaucoup faire la fête avec nous. Je pense qu’elle
était surtout vexée qu’on s’amuse sans elle.
— Non. Enfin si. C’est encore mieux qu’avant.
Les yeux de mon ami brillent lorsqu’il parle de sa femme. Je suis
tellement heureux pour eux. Ce sont des gens merveilleux qui méritent sans
aucun doute tout le bonheur du monde.
— Comment vont vos filles ? demandé-je, éveillant de l’étonnement
dans le regard d’Alexander. Ciara, Hannah et Aisling, c’est ça ?
— Co… comment ? balbutie-t-il.
Je me fends d’un nouvel éclat de rire.
— Mon père m’appelait au moins une fois par mois, et il se faisait un
devoir de m’offrir un compte rendu détaillé de la vie de tout le monde.
J’imagine que ça nous empêchait de trop parler de nous-mêmes.
Ce qui m’arrangeait parfaitement à l’époque. Mais maintenant je me
rends compte que j’ai adopté la même stratégie de fuite que lui. Comme il
ne s’intéressait pas à moi, je ne voulais pas m’intéresser à lui.
— Et donc elles ont quel âge maintenant ? insisté-je pour garder mes
pensées et la conversation dans la bonne direction, c’est-à-dire loin de mon
père.
— Ciara a dix ans, Hannah huit et Aisling six, énonce-t-il fièrement.
Ciara est venue très tôt, mais nous ne regrettons absolument rien. Toutes les
quatre, avec Victoria, elles sont les lumières de ma vie.
Il semble ému. Quelques années plus tôt je me serais sûrement
comporté comme un con en faisant une remarque sur sa virilité portée
disparue. Mais aujourd’hui je sais que ce serait ridicule.
— Je suis heureux pour toi, mec, dis-je donc à la place.
Et mon ami m’offre un sourire en coin, me remerciant silencieusement.
— Elles te connaissent bien, tu sais, reprend-il. Elles entendent
beaucoup parler de tonton Jayden, qui vit à New York et avec qui leur père
a fait les quatre cents coups à l’école.
Je me sens légèrement ému moi aussi et étrangement reconnaissant.
— Avec Victoria, on a toujours très bien compris pourquoi tu étais parti,
renchérit-il.
Un ange passe alors que je devrais sans doute le remercier pour son
empathie à mon égard. Et, même si ma culpabilité est toujours présente, je
la sens se replier à l’arrière de mes pensées. Puis Alexander se recule sur sa
chaise et je le vois détailler la pièce à nouveau. Son regard s’éparpille sur le
canapé et la table basse croulant sous les canettes de bière et les cartons de
pizza. Il termine son inspection par ma petite personne, ma tenue débraillée
et mes joues mal rasées.
— Bon, on est samedi soir, clame-t-il. Qu’est-ce qu’un célibataire
comme toi a prévu ?
— Qui te dit que je suis célibataire ? répliqué-je avec un sourire en coin.
Et il me sort le regard qui veut clairement dire : « Sérieusement ? On ne
me la fait pas à moi. »
— Ah ouais ? Elle se planque entre les coussins du canapé ? rétorque-t-
il, sarcastique.
Je pousse un soupir et m’avachis un peu plus sur ma chaise en buvant
une gorgée de bière.
— J’ai rien prévu, réponds-je à sa question initiale.
— C’est bien ce que je pensais ! s’exclame-t-il.
Je pousse un nouveau soupir. Ça m’emmerde un peu qu’il me croie
misérable. Mais la vérité c’est que je le suis. J’ai pas de boulot,
pratiquement plus d’argent, mon père est mort, et la seule femme que je
veux dans mon lit est ce qui se rapproche le plus de ma pire ennemie.
— Ça va te sembler stupide comme proposition…, commence mon ami
retrouvé.
J’avale une autre gorgée, dans l’attente de ce qui va me tomber dessus.
— Voilà, ce soir c’est le spectacle de danse de fin de stage d’été des
filles, et je me disais que…
Alexander gratte sa tignasse rousse nerveusement.
— Je sais qu’un spectacle de danse de gamins c’est pas la sortie rêvée
du samedi soir, mais tu pourrais nous y accompagner.
En effet, je trouve l’idée assez ridicule. J’aurais certainement l’air d’un
pervers à venir regarder danser des mômes que je ne connais absolument
pas.
— Ça ferait super plaisir à Victoria de te revoir, insiste-t-il. Et aux filles
de te rencontrer enfin. Depuis qu’elles nous ont entendus parler de ton
retour, elles me tannent pour savoir quand est-ce qu’elles vont rencontrer
leur tonton Jayden !
Je vois qu’il essaye de me prendre par les sentiments. Je n’ai jamais su
résister aux attentes des gosses. Leurs yeux de cockers tristes étaient ma
perte quand j’étais bénévole au foyer pour enfants d’Auburn, toute mon
adolescence. Et ce bâtard de Fox le sait pertinemment puisqu’il y aidait
avec moi. Et je parierais qu’il est en train de tenter de les imiter.
— Et j’ai un dernier argument, ajoute-t-il avec un sourire en coin. Les
profs font aussi quelques représentations. Et ça vaut toujours le détour, si tu
vois ce que je veux dire.
Ce à quoi il ajoute un sourire salace et le traditionnel haussement de
sourcils.
— Pervers ! m’écrié-je en riant.
Il lève deux mains innocentes.
— Entendons-nous bien, je suis un homme marié et heureux de l’être,
c’est pour tes yeux à toi que je dis ça.
— Bien sûr…
Il reprend sa bière et cache son sourire dans le goulot. C’est ça, étouffe-
toi avec. Il fait le malin parce que cet idiot sait très bien qu’il m’a
convaincu.
— Très bien, je viendrai, soupiré-je. C’est à quelle heure ?
— 19 h 30 dans l’amphithéâtre du lycée, ça te fait pas loin.
CHAPITRE 8

Jayden – Sept ans plus tôt


Je lève les yeux de mes fiches de révisions. De la musique me parvient
depuis le toit de l’immeuble. Je suis en retard. Je me force donc à reposer
les feuillets. Jordan n’hésitera pas à redescendre pour traîner mon petit cul
jusque là-haut si je ne me pointe pas à sa soirée. Poussant un soupir, je
recule ma chaise de la table de notre salle à manger et abandonne mon
travail. Je passe par la fenêtre sans même me changer. Mon jean et le T-shirt
noir que je porte depuis ce matin devront faire l’affaire. J’en ai terminé de
me demander comment m’habiller pour ce genre de fête. Personne n’y fait
attention de toute manière.
La dernière. Je me jure que c’est la dernière alors que je grimpe
prudemment les marches de l’escalier de secours. Après celle-ci, plus
jamais Jordan ne me forcera à me rendre à l’une de ses fêtes. J’en ai ma
claque. Nous sommes à trois jours des derniers examens de l’année. Et,
contrairement à lui, j’ai bien l’intention de valider tous les modules de mon
master cette année. Comme ça, dès septembre prochain je pourrai
commencer à travailler sérieusement et surtout commencer à rembourser ce
prêt étudiant exorbitant. J’en ai assez de jouer les étudiants. J’ai vingt-trois
ans, je veux passer à la suite.
— Jayden !
Je n’ai qu’un pied sur le rebord du toit que Léna se jette déjà sur moi.
La belle brune écrase ses seins sur mon torse en me prenant dans ses bras,
manquant de me faire tomber à la renverse dans l’escalier. Pour ne pas me
rompre le cou, je suis obligé de lui rendre son étreinte. Je connais Léna
depuis ma première année à l’université. Et j’ai couché avec elle de trop
nombreuses fois pour qu’elle soit qualifiée de coup d’un soir. Mais sans
doute pas assez pour qu’elle soit un plan cul. À son grand désarroi, vu la
façon dont elle m’aborde chaque fois que j’entre dans son champ de vision.
— Je commençais à croire que j’allais devoir descendre te chercher,
susurre-t-elle en griffant légèrement mon torse de ses ongles manucurés.
Je comprends parfaitement l’allusion, mais je ne suis pas d’humeur pour
ça ce soir.
— Comme tu peux le voir, je suis venu de mon plein gré.
Elle fait la moue, mais s’écarte enfin de moi devant mon air glacial. La
seule façon efficace que j’aie jamais trouvée pour me débarrasser d’une fille
un peu trop envahissante. Et ça arrive plus souvent que je ne le souhaiterais.
J’aime les femmes. J’aime le sexe. Et, toute modestie mise de côté, je me
débrouille plutôt bien selon leurs dires. Donc il n’est pas rare qu’elles en
redemandent. Mais je ne n’ai jamais fait dans les relations suivies. Plus
depuis ma première petite amie au lycée, qui a eu le bon goût de partir
étudier le droit de l’autre côté du pays. Je lui ai donné toutes mes premières
fois et je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis cinq ans. Alors j’ai décidé
après cette rupture que les plans cul c’était tout aussi bien finalement.
J’assouvis mes besoins sexuels sans pour autant remplir de devoirs
conjugaux à la con.
— Tu viens danser ? demande Léna en désignant le milieu du toit, où
une trentaine d’étudiants secouent les fesses de façon plus ou moins
tendancieuse.
Je la dévisage. Je ne danse que très rarement. Principalement pour
séduire. Mais encore une fois ce n’est pas mon objectif de la soirée. Boire
une bière ou deux, me détendre un peu, puis redescendre étudier. Voilà ce
que j’ai prévu.
— Sans façon, répliqué-je donc. Je vais plutôt rejoindre Jordan près des
boissons.
La belle fait la moue, visiblement déçue. Désolé, chérie, tu ne finiras
pas dans mon lit cette nuit, ni les suivantes d’ailleurs.
Son désarroi ne dure cependant pas très longtemps. Léna est une
prédatrice. Une mangeuse d’hommes. Et c’est sans doute pour cela qu’on
s’entend bien. Si ce n’est pas moi, elle trouvera une autre proie. Elle
s’éloigne donc, non sans me griffer le biceps une dernière fois, un sourire
charmeur au coin des lèvres.
— Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver, beau gosse, souffle-t-elle
en partant.
Après son départ je passe une main fébrile sur mon visage. Je ne me
reconnais plus dans ces jeux de séduction. Tout cela me semble vain depuis
quelque temps. Je ne ressens plus la même extase quand je me soulage avec
ces filles toutes plus superbes les unes que les autres. Elles ne sont que de
passage. Et je pense que c’est ce qui me bloque de plus en plus. Tout n’est
qu’un jeu en matière de séduction. Je ne les connais pas vraiment. Elles ne
me connaissent pas vraiment. Et pendant des années c’était ce qui avait été
le plus simple. Mais à présent, à l’aube de ma réelle vie d’adulte, je ne sais
plus ce que je veux.
J’hésite un instant à faire demi-tour. Mais si Jordan ne me voit pas
rappliquer ici il m’emmerdera pendant des lustres. Donc je me force à
avancer à travers la foule. Une chance que je sois aussi grand, je surplombe
la plupart des gens, ce qui me permet de rapidement détecter mon coloc.
Comme je le pensais, il se trouve près des rafraîchissements, en grande
conversation avec la sœur de Jace, Ava. Elle vient souvent à ce genre de
petites sauteries. Son grand frère a quitté la coloc en fin d’année dernière et
nous a fait jurer de garder un œil sur sa petite sœur bien-aimée. Loin de la
fille modèle, elle s’est rapidement intégrée au groupe, malgré sa jeunesse.
J’arrive à leur hauteur.
— Jay ! s’exclame Jordan. Je ne pensais plus que tu viendrais !
— Je peux toujours repartir, contré-je en fourrant les mains dans les
poches de mon jean.
— Hors de question, il faut que tu te détendes, réplique précipitamment
Jordan. Tu pourras recommencer à faire ton rat de bibliothèque dès demain.
Je soupire. Jordan passe pratiquement autant de temps que moi le nez
dans les bouquins. Et, bien qu’il ne soit pas un étudiant très assidu, il n’a
pas suivi un cursus littéraire uniquement pour les filles. Le type écrit mieux
que la plupart des écrivains contemporains. Je m’efforce donc de l’ignorer
et me penche pour me servir un gobelet de bière au fût.
— Salut, Ava. Comment va ?
La jeune femme me sourit de toutes ses dents blanches.
— Très bien, Jayden, la routine. Et toi ?
— Bientôt délivré de la pression universitaire, réponds-je en souriant
également.
Elle pousse un soupir théâtral.
— M’en parle pas ! Je ne fais que commencer, soupire-t-elle. Je compte
sur vous pour me raconter comment c’est de l’autre côté.
Mais son sourire dément sa lassitude. Ava adore ses études. Je le sais
parce que c’est tout ce dont nous parlons, les rares fois où ça arrive. Nous
échangeons des banalités. Pour moi elle est la jeune sœur d’un de mes
meilleurs potes, et je sais que je ne l’intéresse pas non plus. Je me doute, à
ses regards, que c’est plutôt à Jordan que sont destinés ses yeux doux. Et
c’est très bien comme ça.
Le silence s’installe entre nous trois. Nous nous jetons des coups d’œil
tout en sirotant nos boissons. En principe, puisqu’elle n’a que dix-huit ans,
Ava n’a pas le droit de boire de l’alcool. Mais j’ai vite perdu mes principes
quand je me suis rendu compte qu’elle encaissait les verres mieux que moi.
Puis je remarque les œillades que Jordan lui lance quand elle n’est pas
tournée dans sa direction.
OOOOOOOOOOK, il est temps pour moi de m’éclipser. J’imagine
qu’il est temps pour eux après tout. J’espère seulement que Jace laissera le
temps à Ava d’exprimer son avis avant de refaire le portrait à Jordan.
— Je vais aller faire un tour, dis-je tout en joignant le geste à la parole.
Sans un regard en arrière je gagne la zone des canapés dans l’espoir de
m’y affaler pour le restant de ma présence. Tout en marchant, j’observe la
foule. Et c’est alors que je l’aperçois.
Mon souffle se fige dans ma gorge et je dois me forcer à déglutir. Puis
elle disparaît de mon champ de vision, cachée par les danseurs. Au bout de
quelques instants je la retrouve. Comme si mon corps savait d’instinct
comment la repérer. Je ne l’ai jamais vue avant. C’est la première fois que
je pose les yeux sur elle, et pourtant je sens au plus profond de mon être que
je veux la contempler chaque jour que Dieu fait.
Je ne veux pas m’approcher trop vite, de peur que ce ne soit qu’un
mirage. Depuis la bordure extérieure de la piste de danse je l’observe donc,
détaillant chaque courbe de son corps. Des courbes délicieuses. Elle est
petite, pas plus d’un mètre soixante, des jambes longues et ciselés, des
cuisses charnues et musclées, parfaitement moulées dans son jean taille
haute. Je remonte le long de son corps, de ses fesses rebondies à sa taille
fine, en passant par ses seins tendant le tissu de son débardeur. Je détaille
également la ligne délicate de son cou, laissé apparent par le chignon de
danseuse au sommet de son crâne. Seuls quelques cheveux rebelles
viennent caresser sa nuque. Je suis tout bonnement incapable de détacher
mon regard d’elle. Un désir pur, plus sauvage que tout ce que j’aie déjà
ressenti, s’empare de moi.
Elle ondule des hanches tout contre un garçon. Je l’ai déjà vu, mais
impossible de me souvenir de son prénom. Peu importe, il ne va pas rester
longtemps dans les parages. Il faut que je m’approche d’elle et que je voie
son visage. Que je voie ses yeux.
Je vide donc mon verre d’une traite et l’abandonne sur le sol pour
fendre la foule. Je suis assez imposant pour rendre l’exercice aisé. Quand
j’arrive à sa hauteur, elle me tourne le dos. Son partenaire l’a quittée sans
qu’elle s’en rende vraiment compte. Alors je me glisse derrière elle pour
prendre sa place. Je pose une main sur sa hanche pour l’inciter à
accompagner mon mouvement en rythme avec la musique. Elle se laisse
faire, s’abandonnant à mon contact. Entièrement satisfait, je remarque que
sa façon de bouger a légèrement changé. Elle ondule avec plus de sensualité
encore. Je suis heureux de constater que je déclenche ce genre de réaction
chez elle rien qu’avec un contact. Mais très rapidement je me retrouve
frustré. Je n’ai toujours pas vu ses yeux. Je dois y remédier.
Me collant donc un peu plus à son dos, je ramène mes lèvres tout près
de son oreille.
— Tu voudrais pas faire une pause pour boire un verre ? proposé-je de
ma voix de séducteur.
L’effet est immédiat. Elle stoppe tout mouvement pour se retourner. Et
je suis incapable de faire autre chose que lui sourire. Elle me fixe aussi,
interloquée. J’ai l’habitude de ce genre de regards quand les femmes posent
les yeux sur mon visage. Depuis quelque temps cela me perturbe, car j’ai
l’impression qu’elles ne voient pas plus loin que mes beaux atours. Mais à
cet instant je suis trop occupé à admirer son visage en forme de cœur pour
en être gêné. Ses lèvres pulpeuses sont entrouvertes et j’ai immédiatement
envie de les fermer d’un baiser. Pas sûr qu’elle accepte un mouvement aussi
direct cependant. Je remonte sur ses yeux. D’un bleu foncé, rappelant les
profondeurs de l’océan, un contraste saisissant avec ses cheveux noirs
comme la nuit. Elle est encore plus belle de près.
Elle plisse les yeux, attendant visiblement une réaction de ma part, ou
alors elle ne m’a pas entendu. Je répète donc ma question, prenant la liberté
d’approcher de nouveau les lèvres de son cou. Elle sent divinement bon. Un
parfum fleuri et léger se superpose à une odeur plus discrète de pâtisserie.
De cookies peut-être.
La bouche toujours entrouverte elle hoche la tête puis me laisse la
guider par la main à travers la foule. À la table des boissons, Ava et Jordan
ont disparu. Tant mieux.
— C’est la première fois que je te vois dans une soirée de Jordan,
avoué-je après l’avoir servie.
— C’est la première fois que je viens à ce genre de soirée.
Je reporte aussitôt mon attention sur elle. Ceci explique cela. Pourtant
elle avait l’air tellement à l’aise sur la piste.
— Je suis très concentrée sur mes études, ajoute-t-elle précipitamment
comme pour se justifier.
Elle n’en a pas besoin. Je l’envie. Elle a de la chance d’avoir réussi à
éviter tout ça. Ces fêtes peuvent sembler très divertissantes et vivantes, mais
ce n’est pas la vraie vie. Tout le monde fait semblant d’être quelqu’un
d’autre. Comme Jordan, qui se construit l’image d’un cancre fêtard, ou moi.
Je n’ai plus envie de faire semblant désormais. Il est si simple de parler à
cette fille. Elle n’a pas l’air de vouloir paraître ce qu’elle n’est pas. Nous
échangeons quelques plaisanteries sur les fêtes étudiantes. Je dois
régulièrement me détourner d’elle pour ne pas m’embraser tant je me sens
bien à ses côtés. Comme à ma place. Enfin.
Je lui jette un regard en coin. Elle me dévore littéralement des yeux.
Quel veinard ! Puis soudain je me rends compte d’une chose et me frappe le
front du plat de la main.
— Quel con ! Je ne t’ai même pas demandé ton prénom.
J’ai déjà couché avec des filles sans connaître leur patronyme. Mais je
ne veux pas qu’elle en fasse partie. Je ne suis même pas certain de savoir si
j’ai l’intention de coucher avec elle ce soir. Je sens que je voudrais plus.
Beaucoup plus.
— Joy. Moi c’est Joy, déclare-t-elle en souriant.
CHAPITRE 9

Jayden – Aujourd’hui
À 19 h 15 je suis devant l’entrée de mon ancien lycée. Alexander a
raison, je suis venu à pied. J’habite à peine à trois rues de là. J’ai un
sentiment étrange devant la façade du bâtiment qui a accueilli une grande
part de mon adolescence. Entre mes différents cours avancés et les
entraînements de football, j’y passais pratiquement plus de temps que chez
moi. Et quand je n’y étais pas je me réfugiais au foyer pour les enfants
défavorisés.
D’autres personnes arrivent pour assister à la représentation de fin de
stage d’été du club de danse. Et elles me regardent pratiquement toutes de
travers. Je suis jeune, sans enfants, et surtout planté comme un piquet sur le
parking. À 19 h 20 je me décide enfin à bouger et à emboîter le pas aux
retardataires. Je passe la porte et grimpe les quelques marches me séparant
du couloir. Presque rien n’a changé ici. Il y a toujours les même annonces
pour les mêmes clubs, les mêmes événements, les mêmes prix. Sur mon
chemin je remarque une affiche qui semble plus récente, qui ne semble pas
dater de l’année scolaire précédente. Elle est rose, imprimée sur un papier
brillant. Elle n’a clairement pas été faite par des étudiants, elle sort tout
droit de chez l’imprimeur. Mais ce n’est pas vraiment ce qui retient mon
attention. Il s’agit de son contenu, des mots qui s’impriment sur ma rétine et
que je lis par automatisme.
Réunion des anciens !
Promotion de 2010,
Bienvenue à la maison !

2010, l’année où j’ai obtenu mon baccalauréat entre ces mêmes murs.
J’ai l’impression que l’affiche criarde ne s’adresse qu’à moi. Et pourtant je
ne me souviens pas avoir reçu une invitation.
Le couloir est désormais complètement désert. Je regarde ma montre.
19 h 25. Merde ! Je vais être en retard. Je n’ai pas besoin des autres pour me
guider jusqu’à l’auditorium, mes pieds connaissent parfaitement le chemin.
Lorsque j’arrive, ce dernier n’est pas encore plongé dans le noir.
Heureusement que ce genre d’événements ne commence jamais à l’heure.
Parmi les spectateurs encore debout, je remarque rapidement la tignasse
rousse d’Alexander. Il est en grande conversation avec un homme plus
vieux, certainement un autre parent de petit danseur. L’homme s’éloigne
avant que je n’atteigne mon ami. Ce dernier me repère tout aussi vite et
m’accueille avec un grand sourire.
— Je suis content que tu sois là, dit-il. C’est le seul spectacle gratuit de
l’année, soit une bonne occasion de voir les filles à l’œuvre.
— C’est surtout un bon coup de pub pour d’éventuelles nouvelles
recrues, ajoute sa femme en se glissant sous son bras.
Dans le même mouvement, elle me tend l’un des tracts qu’elle est
visiblement censée distribuer à la ronde. Je m’en saisis d’un geste
mécanique. Le petit flyer présente rapidement le club de danse et donne
quelques indications pour faire un essai ou s’inscrire. Rien de très
intéressant pour moi qui n’ai jamais été très porté sur la danse. Je relève
donc le nez sur le couple se trouvant devant moi. Victoria n’a pas beaucoup
changé, elle a juste un peu vieilli, comme nous. Elle porte toujours ses
cheveux blonds aux épaules, laissant ses épaisses boucles onduler
librement. Ses yeux bleus sont toujours aussi clairs et souriants, même si je
sais qu’ils peuvent se noircir de colère, en ayant déjà fait les frais plus
souvent qu’à mon tour. Heureusement, pour le moment, ils se font rieurs
lorsque son mari déclare en me désignant :
— Tu vois, je t’avais dit qu’il viendrait.
Elle fait la moue.
— Oui, comme il était censé venir à notre mariage, réplique-t-elle en
me regardant droit dans les yeux.
Je dois avouer que je mérite ce coup de couteau dans l’estomac. J’ai
effectivement répondu favorablement à l’invitation. Puis je me suis
dégonflé. Incapable que j’ai été de reprendre le chemin de la maison, à
peine deux ans après mon départ. Je ne voulais plus revoir Chloé et mon
père dans la même pièce, or, ils avaient tous les deux été invités. Mais,
voyant mes amis ensemble devant moi, je me rends compte que j’ai surtout
été égoïste.
— Je suis désolé, Vic, dis-je dans un souffle.
Mais mon amie est une meilleure personne que je ne le serai jamais.
Elle pose une main sur mon bras en souriant.
— L’eau a coulé sous les ponts depuis dix ans. Je suis heureuse de te
revoir, Jayden !
Et elle m’enlace brièvement avant de retourner au bras de son mari. Ce
dernier sourit, simplement heureux de nous voir tous les trois de nouveau
réunis. Et je suis soudain heureux moi aussi.
— Vous m’avez manqué, déclaré-je.
Et c’est la vérité. Même si je ne m’en rends compte que maintenant. Ils
ne me répondent rien. Puis je remarque que quelque chose cloche.
— Où sont les filles ?
J’ai tellement l’habitude de les voir tous les deux que j’en ai oublié
qu’ils ont eu des enfants. Alexander rit devant mon air ahuri.
— Elles sont déjà en coulisses, souligne-t-il, elles ouvrent le spectacle.
Il me tend un petit fascicule en papier glacé. Il s’agit du programme de
la soirée. Ne connaissant absolument pas le club de danse, je n’y comprends
rien. Tout à coup les lumières de la salle perdent en intensité.
— Nous devrions nous installer, déclare Victoria en tirant sur le bras de
son mari. Mary nous a gardé des places à l’avant.
Je leur emboîte le pas dans l’allée que je connais si bien pour avoir fait
quatre années d’études ici. Victoria nous guide en bas, au deuxième rang.
Une femme d’environ cinquante ans s’est levée au milieu de la rangée et
semble nous faire signe. Nous nous excusons auprès des personnes déjà
installées pour la rejoindre. Les lumières s’éteignent alors que nous nous
installons dans les fauteuils confortables.
— Dix ans, hein ? chuchoté-je à Alexander à ma gauche.
Mais c’est Victoria qui me répond.
— Oui, il n’aurait pas fallu que Ciara naisse dans le péché, dit-elle avec
un clin d’œil complice.
Alexander glousse silencieusement. Ce doit être une vieille blague entre
eux. Je n’ai pas le temps de répliquer, car une armée de « chut » nous
somme de nous taire. Le rideau s’ouvre et une superbe jeune femme nous
fait face depuis la scène, un micro sans fil à la main. Sa peau d’ébène
étincelle sous les projecteurs. Elle porte un pantalon fluide moulant
parfaitement ses cuisses, mais s’évasant aux chevilles et recouvrant
partiellement ses pieds chaussés d’escarpins noirs. Son top blanc forme un
contraste saisissant avec la couleur sombre de sa peau. C’est une danseuse,
je ne peux pas le nier. Mais elle ne semble pas là pour danser.
— Bonsoir à tous, je suis ravie de vous voir nombreux cette année
encore. Nos danseurs ont hâte de vous montrer leur talent et un avant-goût
de l’année à venir.
Le spectacle est une publicité pour le club, me souviens-je. Le public
applaudit lorsque la jeune femme fait une pause dans son discours d’entrée.
— Nous allons commencer doucement, continue-t-elle avec un clin
d’œil. Je vous demande d’applaudir nos plus petites étoiles, les
Nébuleuses !
Et elle s’efface alors que la foule de parents fiers de leur progéniture
acclame la dizaine de petites filles qui s’avance sur la scène.
— Tous les groupes ont des noms correspondant aux étoiles, chuchote
Alexander à mon intention. Il s’agit du groupe des six-huit ans. Hannah et
Aisling en font partie.
Je n’ai aucun mal à repérer les deux têtes blond vénitien au milieu du
groupe d’enfants vêtues de la même manière. Une chose est sûre, les deux
petites ne pourront jamais contester qu’elles sont sœurs. Et elles
ressemblent terriblement à leur mère au même âge. Je le sais, puisque je la
côtoyais déjà.
Oh putain ! Je me sens vieux tout à coup.
Le silence se fait dans l’auditorium et la musique commence. Je suis
amusé de découvrir que leur tenue bleu glacé n’est pas sans rapport avec la
chanson sur laquelle elles entreprennent de se trémousser. Je grimace un
peu néanmoins. « Let It Go », sérieusement ? Et je remarque d’autres mines
dépitées autour de moi, voilà ce qui va nous rester dans la tête pour le
restant de la soirée. Je peux également débusquer tous les parents des
petites Nébuleuses dans l’assistance à leur expression contrite, s’excusant
presque de cette torture, Alexander et Vic en première ligne. Mais je dois
reconnaître que malgré leur jeune âge les petites se débrouillent bien.
Pourtant je n’y connais rien. Néanmoins je remarque que, bien que leurs
gestes soient parfois grossiers et simples, elles ne manquent pas de
synchronisation, ni de coordination. Elles se sont beaucoup entraînées et je
comprends parfaitement que leurs parents soient aussi fiers. La chanson se
termine sur une dernière envolée lyrique et une dernière pirouette. Le
silence retombe un instant puis la foule acclame de nouveau les petites
filles, qui, un immense sourire aux lèvres, nous saluent à grands renforts de
courbettes. Alexander et Victoria sont hystériques à côté de moi.
J’applaudis également de bonne grâce.
Puis les Nébuleuses quittent la scène prestement pour rendre sa place à
la jolie présentatrice. Ses belles boucles chocolat rebondissent sur ses
épaules alors qu’elle rejoint le milieu de la scène.
— Merci à tous pour ces applaudissements ! s’exclame-t-elle dans son
micro. Nous grandissons un petit peu pour accueillir le groupe des neuf-
onze ans, nos Starlight !
Une nouvelle tête blond vénitien fait son entrée en compagnie de ses
camarades. Comme pour les deux autres, son père n’a pas besoin de me la
désigner. Cette fois les tenues sont plus colorées, les jupes plus amples, et
rappellent bien plus la Colombie que la fraîcheur scandinave. Les petites
ont deux tresses bien serrées dans les cheveux. Elles prennent position et la
musique démarre. Encore une chanson issue d’un Disney. « Surface
Pressure », la chanson de la grande sœur dans Encanto. Et je n’ai aucune
honte à avouer que je connais cette musique. Le rythme est plus complexe
que celui du groupe précédent, la chorégraphie aussi.
Sur le côté de la scène je remarque une silhouette vêtue de noir.
Clairement une tenue de scène. Personne ne porte de jupe en lambeaux au-
dessus de leggings en similicuir noir. Certainement le prochain numéro qui
se prépare. J’ai du mal à détacher mon regard de son corps magnifique pour
regarder Ciara danser. Mais la jeune femme observe le numéro en cours
avec attention, je vois ses lèvres former les paroles. De bien jolies lèvres
d’ailleurs. Et je comprends qu’il s’agit de la chorégraphe lorsque à la fin du
numéro toutes les petites, après les salutations d’usage, se précipitent vers
elle pour un câlin collectif. Puis elles disparaissent toutes dans les coulisses
et la belle présentatrice est de retour.
Maintenant que les prunelles de ses yeux sont passées, Alexander
m’accorde un peu d’attention.
— Alors je t’avais dit que ça valait le coup, chuchote-t-il en suivant
mon regard sur la présentatrice.
Mais avant que je n’aie le temps de répliquer il s’étouffe sous le coup de
coude de sa femme. Indifférente à tout cela, la jeune femme remercie de
nouveau le public pour ses applaudissements et nous annonce le numéro
suivant.
— Cette fois, nous voudrions vous montrer ce que nos meilleurs
étudiants sont capables d’accomplir. Nous laissons donc de côté quelques
minutes nos jeunes recrues pour vous présenter un duo.
Je remarque ses coups d’œil vers les coulisses. Ils s’adressent à la jeune
femme en noir de tout à l’heure. Celle-ci se redresse et hoche la tête.
— Malheureusement, notre demoiselle s’est blessée aux cours des
entraînements et a abandonné son partenaire.
Son regard se porte cette fois sur une blonde au premier rang, qui sourit
d’un air contrit mais heureux.
— Mais ! s’exclama la présentatrice. Le spectacle doit continuer,
comme on dit. Et leur chorégraphe n’était pas prête à les laisser tomber
ainsi. Afin de vous montrer de quoi il est capable, je vous demande de faire
un tonnerre d’applaudissement au Double Système !
Les étoiles donc. Heureusement que je sais ce qu’est un double système
solaire. Alexander, ignorant les menaces de sa femme, se penche de
nouveau sur moi.
— Celui-ci va te plaire, murmure-t-il alors que personne ne rejoint la
scène. Tu connais plutôt bien la chorégraphe.
Je fronce les sourcils, mais je n’ai pas le temps de l’interroger qu’il se
redresse, car la musique commence. Une musique bien plus agressive que
les deux premières. On quitte l’univers de Disney et de l’enfance. Les deux
danseurs entrent sur scène depuis chacun des côtés. Leurs mouvements sont
à la fois fluides et saccadés. Les cheveux noirs de la fille sont tirés en
arrière par un chignon et son maquillage sombre lui donne l’air sévère.
Lorsque le rythme ralentit ainsi que leurs mouvements, je la reconnais.
Je reconnais son corps, ses yeux, ses sourcils froncés. Chloé. Je dois
reconnaitre qu’elle est magnifique et tout mon corps se tend devant elle.
Puis une sensation étrange m’envahit alors que je la regarde bouger sur
scène, admiratif. Il y a quelque chose dans ses mouvements qui
m’interpelle. Cette sensation de déjà-vu. La même qu’à l’enterrement, que
chez le notaire.
Une lumière s’allume dans mon esprit alors qu’elle ondule brièvement
contre son partenaire. Mon corps reconnaît le sien parce qu’il l’a senti
contre lui. Je comprends qu’elle m’a menti en même temps que le refrain
agressif retentit.
Joy.
Ma Joy. Celle avec qui j’ai dansé il y a sept ans. Celle qui a bouleversé
ma vie amoureuse sans le savoir. Son corps n’a pas changé, ou presque, elle
n’a plus dix-huit ans et elle a terminé ses études. À Juilliard. En danse. Pas
en art dramatique.
Et, alors que je la regarde danser avec ce jeune homme et faire des
acrobaties toutes plus impressionnantes et gracieuses les unes que les
autres, je comprends que ce n’est pas le seul mensonge qu’elle a proféré
cette nuit-là.
Chloé.
Joy.
Chloé et Joy ne sont qu’une seule et même personne.
J’ai devant moi la seule femme qui m’ait quitté contre ma volonté.

Chloé
Le spectacle touche presque à sa fin. Je suis tellement fière de tous mes
petits danseurs. Et de mes plus grands aussi. Prendre la place de Tate à la
dernière minute n’a pas été simple, mais comme j’ai créé leur chorégraphie
je la connais sur le bout des doigts. Je n’avais jamais dansé avec un danseur
beaucoup plus jeune que moi, mais je connais Jessie depuis assez
longtemps pour qu’on se sente suffisamment à l’aise. De plus la
chorégraphie n’est pas spécialement sensuelle, donc personne n’a trouvé à
redire à ce qu’une femme de vingt-cinq ans danse en duo avec un jeune
homme de dix-sept ans.
Ce n’est cependant pas cela qui me perturbe à la fin du spectacle. Mais
le regard de Jayden. Je l’ai immédiatement repéré dans l’assemblée et
heureusement que c’était avant mon premier passage sur scène. Je n’aurais
pas aimé me figer au milieu de la scène. Pendant que je couvais fièrement
des yeux mes étoiles lumineuses qui brillaient de mille feux, un frisson m’a
parcourue. Il était là et il m’observait, j’en étais sûre, et j’ai prudemment
évité de croiser ses yeux. Puis il s’est détourné pour applaudir les petites et
j’en ai eu la certitude. Jayden se trouvait dans le public. Il souriait. Il
applaudissait avec les autres. Une autre certitude m’a frappée. Il ne m’avait
pas reconnue tout de suite. À croire que c’est une habitude chez lui.
Mon observation a été interrompue par le petit groupe qui revenait en
coulisses et qui s’est agrippé à moi. Michelle est ensuite revenue au centre
de la scène pour nous annoncer, Jessie et moi. Il allait me voir danser. Les
battements de mon cœur se sont accélérés à cette idée. Et s’il me
reconnaissait pour celle que je suis vraiment ?
Michelle m’a rejointe avec un sourire, inconsciente de ma tourmente
intérieure. J’ai échangé un regard avec mon élève et partenaire et la
musique a commencé. Et comme chaque fois que je danse le monde s’est
envolé, aspiré par les mouvements que mon corps avait besoin de faire. Je
me suis perdue dans la danse. C’était d’autant plus important que des
professeurs de Juilliard se trouvaient dans l’assistance. Ils ne sont pas venus
pour moi, mais pour Jessie. C’est moi qui les ai invités pour qu’ils
découvrent son talent. Je veux lui donner toutes les chances de réaliser son
rêve. Jessie est un merveilleux danseur. Et sous la houlette de Juilliard il
deviendra encore meilleur. Voilà réellement pourquoi j’ai accepté de
prendre la place de Tate. Et je ne le regrette pas. Nous avons été parfaits.
— Et à présent, afin de conclure ce spectacle et de rappeler tous nos
petits artistes pour le salut final, nous voudrions vous montrer que la danse
c’est aussi de l’improvisation et la capacité de ressentir la musique.
Je reprends mes esprits au moment où Michelle annonce le dernier
numéro. Le mien. Mon solo. Je dois m’y coller, non que ça me déplaise. Je
préfère mille fois danser devant un milliard de gens plutôt que de
m’exprimer devant une minuscule assemblée. Michelle fait ça bien mieux
que moi. Donc depuis trois ans je danse et elle présente, bien qu’elle soit
elle-même une très bonne danseuse.
— Je vous demande d’accueillir notre meilleure chorégraphe et
professeure, Chloé Wright.
Depuis les coulisses, je rougis un peu. Elle est bien trop gentille avec
moi. Mais à l’annonce de mon nom je me raidis. Si Jayden ne m’a pas
encore reconnue sous toutes mes couches de maquillage, c’est chose faite à
présent. Légèrement fébrile, je m’avance alors que ma collègue s’éclipse.
Comme elle l’a annoncé aux spectateurs, je ne connais pas la musique qui
va démarrer, je choisis donc une pose de départ générique. Debout, les bras
le long du corps, tournant le dos au public.
Je reconnais le titre dès les premières notes. « Hold My Hand », une
chanson de Lady Gaga pour un film dont j’ai oublié le nom. Bien plus
douce que « Legendary », sur laquelle j’ai dansé avec Jessie. Et pourtant
une musique d’adulte. Je me mets à bouger en rythme. Je me déconnecte à
nouveau du monde pour suivre ce que mon corps veut faire en écoutant
cette chanson. Puis soudain, alors que je roule sur le sol gracieusement, je
croise son regard. Assis au deuxième rang, Jayden m’observe avec
attention. Malgré la pénombre je vois ses yeux briller. Un léger sourire
flotte sur ses lèvres quand nos yeux se percutent. Une nouvelle certitude. Il
aime ce qu’il voit. Pour le bien du spectacle autant que pour le mien, je
ferme les yeux pour échapper à son attention. Et je termine ma danse en
sentant son regard incandescent sur moi. J’ai la sensation de ne danser que
pour lui. La fin approche et je ralentis mes mouvements. Je m’immobilise.
Face au public cette fois. La musique s’arrête et un tonnerre
d’applaudissements s’abat sur moi. Mais c’est lui que je regarde. Il
applaudit. Il reste assis à m’observer alors que les autres sont debout, mais
je ne vois que lui et son sourire en coin.
Michelle me rejoint en compagnie de tous les danseurs du club, dont
certains me prennent dans leurs bras. Je m’arrache au regard de Jayden.
Jessie et Tate ferment la marche, un énorme bouquet dans les bras. Enfin
dans ceux de Jessie, parce que Tate doit encore utiliser des béquilles pour se
déplacer. Mes deux élèves les plus doués s’arrêtent à deux pas de moi et me
mettent les fleurs dans les bras.
— Merci, entends-je Jessie me souffler quand je le serre contre moi
pour le remercier.
Puis je reconnais le bouquet. C’est celui sur lequel ma mère travaillait
dans sa boutique ce matin. Et pour la première fois de la soirée je la cherche
dans l’assemblée. Elle se trouve au premier rang, dans l’aire réservée aux
fauteuils roulants. Elle me sourit. Comme à la fin de chaque représentation
je suis parfaitement heureuse. Même si c’est la première fois que Matthew
n’assiste pas à l’un de mes spectacles à Auburn.
Michelle demande de nous applaudir une dernière fois et, sous une
standing ovation, nous quittons enfin la scène. Il est temps de revenir à la
vraie vie. Avant de me changer et de me démaquiller, je félicite tout le
monde à mon tour. Je suis tellement fière d’eux. Je leur dis qu’ils méritent
tous des fleurs pour leur travail. Ils sont bien d’accord et je sais que pour la
plupart d’entre eux leurs familles les attendent avec des bouquets. Enfin ils
retournent tous dans les différentes loges pour retirer leurs habits de
lumière. Je ne fais pas exception. Je me dépêche de retirer ma robe blanche,
costume de ma dernière danse, et la couche de maquillage restante, bien que
plus légère que pour mon premier numéro avec Jessie.
— Tu as été fantastique, fait une voix dans mon dos.
— Tu l’aurais été tout autant, répliqué-je à Michelle.
Je me tourne vers elle depuis ma chaise devant le miroir.
— Sans doute, répond-elle en haussant les épaules. Mais il faut bien que
quelqu’un présente.
Je me sens désolée pour elle. Car, même si Michelle aime son métier de
professeure et n’a pas prévu de faire carrière en tant que danseuse, elle aime
presque autant se produire que moi. Je me lève et prends ses mains dans les
miennes. Je déglutis car ce que je vais dire, la promesse que je m’apprête à
faire, n’a rien de simple pour moi.
— Au spectacle de Noël, tu danseras, affirmé-je. On présentera à tour de
rôle.
Michelle a un sourire un peu moqueur.
— Tu détestes parler devant des gens.
— Je me ferai violence ! affirmé-je.
Elle éclate de rire. Mais hoche la tête. Je lui fais confiance pour me le
rappeler.
— J’ai rendu tous les enfants à leurs parents, dit-elle en me suivant dans
la loge pour que je termine de me transformer.
Un silence s’installe alors que je retire mes faux cils.
— Merci pour ce choix de chanson, dis-je tout en passant la lingette
démaquillante sur mon visage.
— De rien, répond mon amie, je savais que ça te plairait. Je t’ai vue
danser dessus la semaine dernière.
Je glousse en enlevant les épingles qui retiennent mes cheveux. Ça
m’arrive souvent de rester un peu après les cours pour me défouler et faire
sortir toutes les émotions qui se bousculent en moi. Il n’est pas rare qu’on
me surprenne. Mais j’ai assez d’expérience et de confiance en mon talent
pour ne plus en être gênée.
Je termine de me préparer et nous sortons des coulisses pour rejoindre la
foule. Aujourd’hui nous faisons surtout la promotion du club, bien qu’il ne
soit pas en manque d’élèves. Et nous devons également répondre aux
questions de nos possibles futurs clients. Je dois présenter Jessie aux profs
de Juilliard. Mon bouquet dans les bras et Michelle sur les talons je pénètre
dans l’auditorium, où les lumières ont été rallumées. Je veux tout d’abord
remercier ma mère pour les fleurs et accessoirement les lui confier pour
pouvoir faire mon boulot. Je finis par la repérer près de la sortie.
Mais elle n’est pas seule. Jayden est avec elle. Je ne suis plus si sûre de
vouloir aller la voir tout à coup. Il lui sourit en hochant la tête puis se
penche pour déposer un baiser sur sa joue. Maman lui serre la main alors
qu’il se redresse. Elle dit quelque chose et il hoche de nouveau la tête. Il se
redresse et, alors qu’il s’apprête clairement à prendre congé, nos regards se
croisent. Je reste encore une fois complètement figée. Ses yeux noisette me
transpercent. Ils n’ont pas l’air agressifs pour une fois. Ce qui me déroute
encore plus. Il hausse un sourcil énigmatique et sur un dernier salut à ma
mère il quitte la salle. Je reste un instant les yeux fixés sur les portes.
Maman me fait signe, mais je ne lui prête pas vraiment attention. Que peut
bien vouloir dire son regard ? C’est la main de Michelle sur mon coude qui
me ramène à la réalité.
— Tu viens ? demande ma collègue.
Je détourne enfin les yeux de la sortie. Et, oubliant mon désir de me
débarrasser de mon encombrant bouquet, j’emboîte le pas à mon amie.
CHAPITRE 10

Chloé
— Tu as quoi ?!
Comme tous les dimanches soir je dîne chez ma mère. Quand je dis que
mon quotidien est réglé comme du papier à musique je ne plaisante pas
vraiment. J’ai mes habitudes et j’aime m’y tenir. Ça m’aide à me rappeler
que, malgré la mort de Matthew, la vie continue. Je m’accroche à mon
emploi du temps et à mes responsabilités pour avancer. Chacun sa méthode.
— J’ai invité Jayden à se joindre à nous ce soir, me répète ma mère,
imperturbable.
Mais elle n’a rien compris quand je lui ai raconté nos altercations ?
— Et il a accepté ? demandé-je, dubitative.
— Évidemment.
Bah oui, quelle question ! C’est du grand n’importe quoi. Je la regarde
mélanger ses pâtes, complètement inconsciente de ce qu’elle vient de
provoquer.
— Et il sait que je suis là ? insisté-je.
Sa cuillère en bois en suspens, elle semble réfléchir.
— Eh bien, je ne l’ai pas formulé en ces termes, mais ta présence me
semblait évidente, répond-elle finalement. J’imagine que pour lui aussi.
Puis elle retourne à sa sauce tomate comme si de rien n’était. D’un
mouvement exaspéré, j’attrape les assiettes sur le comptoir. Il y en a trois.
Ce qui est inhabituel. Et c’est quand j’ai posé la question que ma mère m’a
annoncé, l’air de rien, que Jayden venait dîner avec nous. Non mais quelle
idée ! Irritée, je marmonne tout en mettant la table pour trois personnes au
lieu de deux. Non vraiment, j’adore être mise devant le fait accompli. Avec
le ressentiment de Jayden à mon égard, on va passer une super soirée.
— Tu es au courant qu’il me déteste ? je demande de manière
rhétorique en revenant à la cuisine.
— Mais non, il ne te déteste pas, dit maman, qui balaye ma phrase d’un
geste de la main.
Elle ne m’a absolument pas écoutée en fait.
— Il m’a quand même dit que s’il pouvait m’imputer la faim dans le
monde il le ferait, renchéris-je. Et en sortant de chez le notaire il m’a dit
texto qu’il me détestait.
Je m’adosse au plan de travail pendant que ma mère fait rouler son
fauteuil de l’autre côté de la pièce pour attraper quelques tubes d’épices.
Deux ans plus tôt je me serais précipitée pour l’aider, mais j’ai fini par
comprendre qu’elle ne veut pas de mon appui constant. Donc je la laisse
poser les flacons sur ses genoux puis faire le chemin inverse sans lever le
petit doigt.
— J’ai bien entendu, ma chérie, reprend-elle enfin. Mais je suis certaine
qu’il ne le pensait pas.
Je roule les yeux. Personnellement j’ai vu des flammes dans son regard,
il pensait chacune des paroles qu’il m’a balancées au visage.
— Ah oui ? Comment peux-tu en être aussi sûre ? ironisé-je.
— Parce que c’est encore un enfant, réplique ma mère après avoir goûté
à nouveau sa préparation.
Je ne peux retenir un rire.
— Il a trente ans, maman ! m’exclamé-je, pratiquement hilare.
— Ça ne change rien, affirme maman en se tournant enfin vers moi.
Je remarque son air sérieux.
— Jayden était encore un enfant quand il a quitté Auburn. Il pensait
abandonner ses peurs et ses rancœurs derrière lui. Mais maintenant qu’il est
de retour il les retrouve exactement en l’état. Et après autant d’années de
fuite ça ne doit pas être simple à gérer.
J’en reste sur le cul. Je réfléchis une seconde à ce qu’elle vient
d’énoncer. Elle a sans doute raison. Mais qu’ai-je donc réellement à voir là-
dedans, moi ?
— Ce n’est pas fleuriste que tu aurais dû faire, mais psy, dis-je avec un
sourire en coin.
Maman éclate de rire en retirant sa marmite du feu.
— Peut-être, mais qui se serait occupé d’une belle plante comme toi ?
En tant que fleuriste, je devais être certaine que tu pousses bien droit.
Et elle enrichit ses bons mots d’un clin d’œil. C’est à mon tour d’éclater
de rire. Ma mère a toujours su détendre mon atmosphère. Je l’aime tant. Je
suis incapable d’imaginer ma vie sans elle.
Elle installe un torchon plié en quatre sur ses genoux pour y déposer la
marmite encore chaude quand la sonnette retentit. Je me fige et mon cœur
s’arrête. C’est lui. Il est là. Je me précipite donc sur ma mère pour me saisir
de la marmite avant elle.
— Je m’en occupe ! m’exclamé-je avec un peu trop d’enthousiasme, va
ouvrir à ton invité.
Ma mère n’est pas la dernière des imbéciles, elle comprend
parfaitement que je ne veux pas me retrouver seule face à Jayden, que je
cherche à gagner du temps. Mais elle se contente de me sourire
joyeusement en reposant son torchon sur le plan de travail avant de
traverser la maison pour aller ouvrir. De mon côté je prends une grande
inspiration dans l’espoir de me donner un peu de courage. Puis, ayant bien
conscience que je n’ai aucun moyen d’échapper aux événements, je saisis la
marmite de pâtes à la bolognaise et les rejoins dans la salle à manger.
— Encore merci pour cette invitation, madame Wright, lance la voix de
Jayden dans l’entrée.
Un frisson court le long de mon échine. Je dépose le plat sur la table de
la salle à manger au moment où maman y précède Jayden. Je me redresse
alors que sa silhouette passe l’encadrement de la porte. Je remarque qu’il se
fige une seconde en m’apercevant. Il s’attendait à ma présence, mais il avait
l’espoir de mon absence. Refusant de montrer mes faiblesses je redresse les
épaules et plante mon regard dans le sien.
— Jayden.
Mon ton est plus froid que je ne le voulais et je récolte donc un regard
désapprobateur de la part de l’arbitre.
— Chloé.
Son ton à lui est plus calme et beaucoup moins agressif. Ce qui me vaut
un regard encore plus appuyé de l’arbitre. « Tu vois qu’il ne te déteste
pas », semblent me dire les yeux de ma mère. Je me force donc à me
détendre un peu. Mais je reste sur la défensive. Jayden avance dans la pièce
alors que maman se dirige vers la cuisine, nous laissant seuls. Je n’ai plus
quatre ans, je ne peux plus me précipiter derrière elle. Je détaille Jayden
alors qu’il vient vers moi, chacun de ses pas augmentant la fréquence de
mon rythme cardiaque. Son T-shirt sombre épouse parfaitement son torse et
je ne sais pas où poser les yeux ; depuis sa taille fine jusqu’à ses pectoraux
gonflés contre le haut du vêtement, tout embrase mes sens. Mon regard
reste soudain bloqué à la jonction entre sa peau et le bord de la manche de
son T-shirt. J’ai tellement chaud tout à coup que je suis certaine que ça
commence à se voir. Mais cet endroit est ma perte. Depuis toujours. Le
contraste entre la pâleur de sa peau et le tissu sombre, le galbe parfait de
son biceps, je suis perdue. Je suis donc à deux doigts de m’évanouir quand
il s’arrête à un mètre de moi et me tend un objet à bout de bras. Comme un
gamin de huit ans qu’on a forcé à faire un cadeau. Et je remarque le cadeau
en question pour la première fois. Il s’agit d’une petite plante grasse trop
mimi, bien à l’abri dans son sachet plastique.
— Ta mère en a déjà plein, elle m’a dit de te la donner plutôt, déclare-t-
il d’un air gêné.
Je reste un instant stupéfaite. Il a voulu offrir une plante à ma mère. Qui
est fleuriste. D’ailleurs, en y regardant de plus près, je remarque qu’elle
vient de sa boutique. J’ai envie d’éclater de rire devant le ridicule de la
situation. Mais en voyant son air vraiment très embarrassé je me retiens. Il a
juste voulu bien faire. Apporter des fleurs quand on vous invite à dîner,
c’est un truc qui se fait. Alors au lieu de me moquer de lui je lui prends la
plante des mains en bredouillant un vague merci.
— Chouette, une nouvelle plante à faire crever, marmonné-je en la
déposant sur la table.
— Quoi ? demande Jayden, qui a parfaitement entendu ma remarque.
Je me retourne vers lui avec un sourire contrit.
— C’est un peu bête pour une fille de fleuriste, mais je n’ai jamais eu la
main verte, expliqué-je. Je suis incapable de garder une plante en vie.
— Il faut bien des défauts, réplique-t-il énigmatiquement.
Il fourre les mains dans ses poches et regarde ses pieds. Bizarre.
— Si seulement c’était le seul que j’avais, dis-je en riant néanmoins.
Il relève la tête et me fixe de nouveau dans les yeux, fouillant mon
regard. De nouveau mon cœur s’emballe et je ne peux détacher les yeux de
lui. Ses pupilles noisette pailletées d’or me scrutent et mon monde se réduit
à elles. Au bout d’un moment qui me semble être une éternité je trouve
enfin la détermination de me détourner. Je prends la petite plante entre mes
mains.
— Mais, euh, ne t’inquiète pas, bafouillé-je à moitié, le rose aux joues.
Je vais sans doute l’abandonner au milieu des autres là-bas.
Je désigne une commode croulant sous les plantes vertes. Et ses yeux
me quittent enfin.
— Il se passera un bon moment avant que ma mère se rende compte de
sa présence parmi les autres. Elle sera bien plus en sécurité entre ses mains
expertes.
Heureusement les mains expertes en question reviennent vite de la
cuisine et nous invitent à nous asseoir autour de la table. Je m’installe à côté
de maman, laissant la place en face d’elle à Jayden. Avec un peu de chance
je n’aurai pas grand-chose à dire. Je vais me concentrer sur mon assiette et
éviter au maximum de le regarder. Il ne m’a pas encore attaquée, mais je
suis certaine que son ressentiment est toujours là. Tout autant que le mien et
que mon putain de trouble.
Pourquoi faut-il qu’il soit aussi sexy ?!

Jayden
Contre toute attente le dîner se passe bien. La présence de Carole apaise
la tension qui s’empare de moi chaque fois que je me trouve en face de
Chloé. Ou alors quelque chose a changé depuis que je l’ai vue danser hier
soir. Voir son corps en mouvement m’a transporté. Et ce que j’ai cru y voir,
encore plus. Depuis, chaque fois que l’occasion se présente je scrute ses
yeux à la recherche de la vérité. Et une question me brûle les lèvres. Mais
comment savoir si j’ai tort ? Alors j’attends une confirmation qui n’arrive
pas.
Ce qui ne m’aide pas, c’est que Chloé fuit mon regard, elle s’efface
complètement dans son assiette, laissant le soin à sa mère de me bombarder
de questions. J’imagine qu’elle a peur que je ne me remette à lui crier
dessus. Mais depuis que je lui ai hurlé tout ce que j’avais sur le cœur je me
sens beaucoup plus calme. J’essaye de prendre du recul sur tout ça.
— Et donc, Jayden, reprend Mme Wright, la rentrée approche,
j’imagine que tu vas bientôt devoir nous quitter.
Carole est bien trop polie pour oser me demander directement combien
de temps je compte rester, ce qui n’empêche pas sa question de me mettre
mal à l’aise.
— Non, répliqué-je néanmoins.
Je n’ai aucune raison de mentir. Auburn n’est pas une très grande ville,
elle découvrira bien vite que je suis toujours dans le coin.
— Le lycée où je travaillais a subi des coupes budgétaires, ils m’ont
donc remercié.
Une bien jolie façon d’annoncer qu’on m’a viré et que je suis au
chômage.
— Je vais donc rester quelque temps dans les parages, ajouté-je, le
temps de retrouver un poste quelque part.
Je relève la tête vers mes interlocutrices. Chloé a le nez dans sa salade,
elle ne m’accorde aucune attention, je ne sais même pas si elle a écouté.
Carole, elle, se penche au-dessus de la table pour me presser la main
gentiment. Puis tout à coup, alors qu’elle s’apprêtait visiblement à dire
quelque chose, son regard s’illumine et elle se tourne vers sa fille.
— Oh mais, Chloé, tu ne m’as pas dit qu’ils cherchaient justement un
prof de littérature au lycée ?! s’exclame Carole.
Chloé manque de s’étouffer avec l’eau qu’elle vient de porter à ses
lèvres. Elle tousse à plusieurs reprises et je m’inquiète pour sa santé.
J’hésite à lui proposer de l’eau, je ne suis pas certain que ce soit judicieux,
sachant que c’est ce qui a provoqué la crise. De son côté, Carole laisse sa
fille gérer sa fausse route pour m’expliquer :
— Chloé donne un coup de main deux fois par semaine au secrétariat
du lycée.
L’intéressée confirme de la tête tout en essayant de se remettre de sa
presque noyade. Elle finit par avaler une bonne rasade d’eau, qui semble
passer par le bon chemin cette fois, et sa toux se calme enfin. Elle prend une
grande inspiration, les yeux fermés, et tourne enfin le regard dans ma
direction.
— Maman a raison, dit-elle doucement. Je travaille deux jours par
semaine pour aider Mme Carlson à tout gérer.
— Mme Carlson ? répété-je bêtement.
Elle était déjà secrétaire lors de ma rentrée en troisième, et elle n’était
déjà pas de toute première jeunesse.
— Elle est encore là ?
— Eh bien oui, répond Chloé avec un sourire en coin, fidèle au poste.
Elle fait pratiquement partie des murs maintenant et elle n’arrive plus à tout
gérer correctement, mais M. Pattel n’a pas le cœur de la remercier, précise-
t-elle en utilisant mes termes.
Je me souviens également de M. Pattel, le proviseur.
— M. Pattel ne doit plus être tout jeune non plus, poursuis-je.
À ma grande surprise, Chloé a un petit rire.
Que je trouve bêtement adorable.
— Non, en effet. Je pense qu’ils partiront en même temps.
Son sourire illumine à présent son visage.
— Cependant, maman dit vrai pour le premier point aussi, ajoute-t-elle.
L’un de nos professeurs de littérature, M. Peterson, a dû abandonner son
poste il y a une semaine. Sa mère, qui habite en Floride, est tombée malade.
Et il ne sait pas quand il pourra rentrer pour reprendre sa place.
Je l’écoute attentivement. C’est presque l’opportunité dont j’avais
besoin. Et je me sens con également. Je n’ai même pas pensé à mon ancien
lycée. Qui se trouve pourtant à quelques centaines de mètres à peine de
chez moi. Con aussi parce que, si je m’étais adressé à Chloé comme un
homme civilisé au lieu de lui jeter toutes mes rancœurs au visage, elle m’en
aurait peut-être parlé d’elle-même.
— Donc je pense que si tu débarques lundi, tout le monde sera là pour
préparer la rentrée, et tu seras accueilli en héros, termine Chloé.
Cette perspective n’a pas l’air de l’enchanter plus que ça.
Malheureusement, au souvenir de l’aspect de mon compte en banque, je ne
peux pas me permettre de prendre ses états d’âme en considération.
— Merci, Chloé, dis-je donc. J’appellerai lundi matin avant de me
pointer.
Elle hausse les épaules tout en se levant pour débarrasser les assiettes.
— OK, dit-elle en disparaissant dans la cuisine.
Carole m’offre un sourire joyeux alors que sa fille ne revient pas. Elle
rassemble tous les couverts sur un torchon qu’elle transfère sur ses genoux.
Je lui propose mon aide, qu’elle refuse. Sous son regard incisif, je n’insiste
pas.
— Madame, euh, Carole, je peux vous emprunter vos toilettes ?
demandé-je donc à la place.
— Oui, bien sûr, tu te souviens où elles se trouvent ?
Je hoche la tête et prends la direction de l’escalier de l’entrée. La porte
au fond du couloir. Impossible à manquer avec son panneau « salle de
bains » placardé dessus. Quelques minutes plus tard, je me lave les mains
puis je reprends le chemin inverse.
Ma curiosité me perdra, mais une touche de rose attire mon regard. La
deuxième porte sur ma droite est entrouverte. Je sais qu’il s’agit de la
chambre de Chloé pour toutes les fois où mon père m’a obligé à m’occuper
d’elle pendant qu’ils discutaient « entre grands ». Bien conscient de ma
bêtise j’avance et je pousse la porte. Tout est rose, les murs, les meubles, la
couette, ma rétine en est presque brûlée. Ça n’a pas beaucoup changé
depuis douze ans. Heureusement que je sais que Chloé ne vit plus ici depuis
des années, sinon je m’inquiéterais de sa santé mentale.
Au-dessus du seul meuble blanc de la pièce, le bureau, des photos sont
épinglées à un tableau en liège. Je m’approche donc, curieux de voir ce
qu’elle a laissé derrière elle. Je vois des photos d’elle et de ses amis quand
elle était petite, des photos avec ses parents et avec mon père aussi. Celles-
ci me pincent un peu le cœur, mais je m’en remets vite lorsque je remarque
une photo où elle est seule. Il fait nuit, elle se trouve devant le bâtiment de
la Juilliard School d’un air gêné. Et là je la vois. Elle. Joy. Le même jean, le
même top, le même chignon. Je ne suis donc pas fou. Joy et Chloé sont la
même personne. Je suis complètement sonné. Plus encore qu’hier soir
quand je l’ai vue danser et que mes doutes se sont renforcés.
Un milliard de questions se bousculent dans ma tête. Pourquoi m’a-t-
elle menti sur son identité ce soir-là ? Pourquoi ne me dit-elle rien
aujourd’hui ? A-t-elle oublié ? Ou alors, elle se fout totalement de ma
gueule ? Savait-elle que c’était moi ? J’ai besoin de faire le point, de
comprendre comment je me sens. Mon cœur bat trop vite pour que je
réussisse à tout analyser.
C’est sa voix qui stoppe soudainement ce torrent d’émotions. Depuis
l’encadrement de sa porte, elle n’a pas l’air en colère de me trouver dans sa
chambre.
— J’aime beaucoup cette photo.
Un léger sourire aux lèvres, elle me rejoint devant son bureau. Son bras
frôle le mien et je suis secoué par un frisson. De son autre main, elle
décroche une photo nous représentant, elle, mon père et moi. Je me
souviens à peine de ce cliché. Je dois avoir douze ou treize ans dessus. Et je
comprends qu’elle se méprend. Elle n’a pas vu la photo que j’observais
vraiment.
— Je suis désolée, énonce-t-elle soudain, tout en gardant les yeux rivés
au cliché qu’elle tient entre les mains.
Je ne comprends pas.
— J’ai repensé à ce que tu m’as dit, continue-t-elle, chez toi et après le
notaire. Et je me suis rendu compte que je ne m’étais même pas excusée.
— T’excuser de quoi ?
Je ne suis pas certain de comprendre où elle veut en venir exactement.
— De ne pas avoir remarqué que ton père nous traitait différemment, toi
et moi. Moi aussi, j’aurais aimé qu’il t’aime… mieux, conclut-elle en
reprenant la formule de mon père dans son testament.
Oui, moi aussi, pensé-je. Mais il est trop tard maintenant.
— Ce n’était pas ta faute.
Mes paroles me surprennent moi-même. Ma colère semble comme
envolée devant ses excuses.
— Tu n’étais qu’une gamine.
Elle ne répond rien, mais relève enfin les yeux vers moi. Ses yeux d’un
bleu aussi profond que l’océan, que je pensais ne plus jamais revoir. Mais à
cet instant elle n’est pas Joy, elle est Chloé. Je suis donc pris au dépourvu
lorsqu’elle referme les bras autour de mon torse et se colle à moi. Une
seconde, je reste les bras ballants, incapable de comprendre ce qui se passe.
Mais elle ne relâche pas son étreinte. Donc je referme les bras sur elle. Et
soudain mon cœur s’apaise. Je me sens à ma place. Malgré tout ce qu’il y a
entre nous deux, cette étreinte est d’un réel réconfort. Je respire son parfum
de cookies. Je n’ai pratiquement plus aucun doute. Ce corps, je le connais,
je l’ai déjà senti contre moi. Mais le sait-elle ?
Enfin, elle se dégage et me sourit timidement.
— On enterre la hache de guerre ? demande-t-elle en m’offrant sa main.
— D’accord, réussis-je à proférer en acceptant sa poignée de main.
Et les yeux plongés dans les siens je me noie. Mon sang se glace. Il faut
que je m’échappe. Il faut que je réfléchisse. Il faut que je comprenne.
Sentant certainement ma panique, elle relâche ma main.
Je fuis. Je fuis cette chambre et cette fille qui me retourne comme
personne. Je balbutie quelques excuses et dévale l’escalier. Je n’entends
qu’un soupir las dans mon dos. En bas Carole est en train de dresser le
dessert. Mais là aussi je m’excuse maladroitement avant de déguerpir.
CHAPITRE 11

Jayden
Chloé ne s’est pas trompée. Lorsque j’ai appelé M. Pattel lundi dernier,
il a presque hurlé de joie avant de me sommer de venir au lycée de toute
urgence. J’étais alors déjà prêt à partir et je suis arrivé au lycée dix minutes
plus tard. Et c’est limite s’ils ne m’ont pas accueilli avec une haie
d’honneur. J’ai lu le soulagement et la reconnaissance éternelle chez les
autres enseignants de littérature. Ils n’ont plus à se diviser la charge entre
eux.
Depuis mon départ il y a douze ans, l’équipe enseignante a pas mal
changé, mais j’ai tout de même reconnu quelques visages. Certains étaient
encore jeunes lors de mon départ et ils ont pris un sacré coup de vieux.
Mais ils semblent tous heureux de me revoir. J’ai donc reçu d’autres mots
de condoléances et d’encouragement, mais également des félicitations pour
mon diplôme. Cela m’a fait rire bien entendu, ça fait sept ans que je suis
diplômé, et sept ans que j’enseigne.
En une semaine j’ai largement eu le temps de me familiariser avec les
méthodes employées par l’équipe et le règlement de l’école. Je n’ai même
pas à faire de liste d’ouvrages à lire dans l’année puisque M. Peterson s’en
était déjà chargé avant les vacances. Normalement les élèves de terminale
devaient tous revenir en ayant lu L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger, un
classique scolaire. Que je connais parfaitement. Je l’ai étudié maintes et
maintes fois, sans jamais complètement en saisir le sens. Et je pense que je
le relirai cette année encore pour être certain de ce que j’en dis aux élèves.
Il s’agit d’un roman dur et pénible, bien que facile à lire. Et je comprends
très bien pourquoi il est réservé aux terminale. C’est eux qui s’apprêtent à
entrer dans la période si difficile de l’âge adulte. Et je sais déjà comment je
vais conclure mon premier cours sur le sujet. C’est vraiment de la merde.
Voilà qui devrait me donner la cote auprès d’eux.
Il n’est que 8 heures du matin, le lycée est pratiquement vide, si ce n’est
pour les professeurs et les rats de bibliothèque à qui l’école a manqué tout
l’été. Les quelques élèves que je croise sur le chemin du secrétariat me
dévisagent avec intérêt. Visiblement personne ne sait que M. Peterson sera
remplacé finalement. Au moins je créerai la surprise lorsque je les
rencontrerai pour de bon tout à l’heure.
Je pousse enfin la porte vitrée du secrétariat transformé en véritable
fourmilière en cette matinée de rentrée scolaire. Les professeurs référents
courent dans tous les coins pour récupérer tous les papiers à distribuer aux
élèves en première heure. Les emplois du temps volent dans tous les sens,
les fiches de renseignements sortent de l’imprimante par paquets de trente.
Il s’agit d’une frénésie assez impressionnante. Et, au milieu de tout ça,
M. Pattel, qui mène ses troupes à la baguette depuis plus de quarante ans.
Faisant abstraction de l’ambiance, je me dirige vers notre antique
secrétaire. Elle se débat avec les touches de son ordinateur. Lui aussi une
antiquité. Non pas que le lycée n’ait pas les moyens de le changer, mais
c’est encore le seul qu’elle sache faire fonctionner.
— Bonjour, madame Carlson, dis-je avec un sourire charmeur.
La vieille femme relève sa tête couronnée de boucles grises et réajuste
ses lunettes à grosse monture sur son nez. Malgré son âge, ses yeux bleus
brillent toujours autant et elle me sourit de toutes ses dents encore bien
alignées.
— Mon cher Jayden ! ronronne-t-elle.
Je me souviens bien de Mme Carlson, en tant que délégué j’avais pas
mal affaire à elle à l’époque, quand je me trouvais encore de l’autre côté du
bureau. Je l’aime bien. Elle se montre toujours juste et bienveillante, avec
tous les élèves.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? ajoute-t-elle avec son sourire
habituel.
— Je viens récupérer mes listes d’élèves définitives et mon emploi du
temps de la période.
Il y a toujours des départs et des inscriptions de dernière minute. Et
comme je suis arrivé in extremis il a fallu tout réorganiser comme avant.
Mais bien sûr, cette fois, d’autres enseignants avaient des doléances et ça a
pris plus de temps que prévu.
— Mais bien sûr, ils sont rangés dans le classeur rouge là-bas, dit la
secrétaire en faisant un geste négligent du poignet.
Puis elle se replonge dans son problème informatique avant de me dire
quelque chose qui me glace le sang :
— Va voir Chloé, elle va te faire une photocopie.
Chloé.
Je me fige alors que Mme Carlson l’appelle à grands cris. L’intéressée
finit par se détacher de la foule devant la photocopieuse. Nous sommes
lundi, elle ne devrait pas être là. Que fait-elle ici ? Comment ai-je pu la
rater ?
Elle aussi s’arrête dans son élan lorsqu’elle m’aperçoit de l’autre côté
du comptoir d’accueil. Je n’arrive pas à m’empêcher de la dévorer du
regard. Sa jupe droite s’arrête juste au-dessus du genou, maintenant que ses
jambes sont serrées l’une contre l’autre. La jupe noire remonte haut,
marquant sa taille, et le chemisier rentré à l’intérieur lui donne un petit côté
professionnel très sexy. Heureusement qu’elle porte des tennis blanches
pour compléter l’ensemble, car en escarpins elle aurait représenté le
fantasme parfait. Pas de lunettes, mais un chignon haut dont s’échappent
quelques mèches rebelles que je rêve soudain de replacer derrière ses
oreilles.
Je me souviens de ce chignon. Je me souviens l’avoir défait. J’ai
toujours les épingles en ma possession. Je me souviens avoir glissé les
lèvres le long de ce cou fin et gracile. Je me souviens de tout à présent. Je
pourrais être en colère. Je l’ai d’abord été. Enfin non. J’ai d’abord été
paniqué comme jamais. Puis je me suis mis en colère. Pour deux très
bonnes raisons. Dans un premier temps, Chloé m’a menti et s’est fait
délibérément passer pour quelqu’un d’autre. Ensuite, elle m’a quitté au petit
matin. Sans un putain de mot. Je suis donc toujours un peu en colère contre
elles deux. Contre Chloé pour m’avoir menti. Contre Joy pour m’avoir
abandonné.
La seule question que je me pose est : pourquoi ? Pourquoi me mentir ?
Pourquoi partir ? Pourquoi me cacher notre passé commun aujourd’hui ?
OK, ça fait plus qu’une seule question, je l’admets. Se peut-il qu’elle ait
tout oublié ? Qu’elle ne m’ait pas reconnu ce soir-là ? Qu’elle ait menti
pour se protéger ? Pour m’empêcher de la retrouver ?
Toutes ces questions et suppositions me tourmentent depuis plus d’une
semaine. Et je sens que je vais bientôt en devenir fou. Alors je l’ai
soigneusement évitée la semaine dernière pour tenter de remettre de l’ordre
dans mes émotions. Je ne me suis pas préparé à la voir aujourd’hui. Plus
belle et sexy que jamais.
— Oui, Geneviève ? dit-elle sans détourner les yeux.
— Peux-tu donner ses listes et son emploi du temps à M. Jones, s’il te
plaît, lui demande Mme Carlson, complètement indifférente à la tension qui
vient de faire son apparition.
Nous sommes sûrement les seuls à la ressentir. La tension de tout ce
qu’il y a entre nous. Mon père, notre nuit, sa fuite. A-t-elle seulement
conscience de ce qui s’est passé entre nous il y a sept ans ? Il ne semble pas.
Elle se met enfin en marche vers la petite table que m’a désignée
Mme Carlson, Geneviève. Elle me tourne le dos pour fouiller dans le
classeur et j’ai la possibilité de détailler son côté pile. La cambrure de son
dos et ses fesses rebondies appellent outrageusement mes mains. Et je
comprends que j’ai besoin de la posséder. À nouveau.
— Pourquoi n’es-tu pas venu les photocopier vendredi ? demande-t-elle
sans se retourner.
— Je n’ai pas eu le temps, je devais finir d’aménager la classe.
— Elle était déjà installée, non ?
Elle se retourne enfin, les feuilles dans les mains. Chloé marque un
temps d’arrêt, elle ne s’attendait visiblement pas à me retrouver aussi près
d’elle. Nos corps se touchent presque.
— L’aménager à mon image, rétorqué-je dans un souffle et un sourire
charmeur.
Je n’ai pas oublié comment séduire ces dames. Même si mes critères ont
changé ces sept dernières années. À cause d’elle, rappelons-le. Je suis
toujours tout à fait capable d’hameçonner mes proies. Bien qu’hypnotisée
sous mon regard dans un premier temps, un bref temps, Chloé finit par
rouler les yeux.
— Bien entendu, soupire-t-elle. Pousse-toi, il faut que j’aille jusqu’à la
photocopieuse.
Avec un sourire narquois qui ne l’impressionne pas, je me décale et la
laisse passer. Sa hanche frôle ma cuisse dans l’opération et je me retrouve à
deux doigts de l’empoigner pour la retenir contre moi. Mais je me doute
qu’elle ne sera pas vraiment d’accord après tout ce que j’ai pu lui dire, donc
je m’abstiens.
— Pourquoi es-tu là ? demandé-je en m’accoudant au comptoir.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? rétorque-t-elle en plaçant les feuilles
dans la photocopieuse, qui s’est miraculeusement libérée pour moi.
— Tu ne travailles pas le lundi.
— Tu connais mon emploi du temps par cœur ? ricane-t-elle.
Elle croise les bras sur la poitrine, adossée à la machine, en attendant
que cette dernière fasse son travail.
— Non, mais tu pourrais m’en faire une photocopie tant que tu y es.
Comme ça je saurai toujours où te trouver, dis-je, goguenard.
Elle reste sans voix devant ma remarque peu subtile de dragueur
professionnel. Ça ne semble pas vraiment prendre pour autant.
— Il ne vaut mieux pas, réplique-t-elle quand l’imprimante s’arrête
dans son dos.
Elle récupère les deux paquets de feuilles. Les originaux à ranger dans
le classeur et les reproductions pour moi. Et elle s’avance de sa démarche
chaloupée, typique des danseuses.
— J’ai déjà accès au tien, annonce-t-elle en me donnant mon dû.
Elle agite le document présentant mon emploi du temps de la semaine.
— Je m’en servirai pour savoir où tu te trouves.
Mon cœur accélère dans ma poitrine. Elle répond enfin à mon petit jeu.
Avec cette lueur de malice dans le regard. Je retrouve une portion de la
jeune femme que j’ai rencontrée cette nuit-là. À mille lieues de l’idée que je
me fais de Chloé.
— Pour te fuir, assène-t-elle finalement tout bas en passant près de moi
pour aller ranger les originaux à leur place.
C’est la douche froide. Ou partie remise. Je ricane en secouant la tête.
Sur mon chemin vers la sortie, ma main lui frôle le bras, déclenchant
clairement sa chair de poule.
— À bientôt, Chloé.
Puis je quitte les lieux. Peu importe qu’elle soit la pupille de mon père.
Peu importe qu’il aurait désapprouvé. Il n’est plus là pour m’en empêcher.
Je la veux, alors je l’aurai.
Chloé
Je cuis sous le soleil implacable de ce début septembre. Assise sur le
banc qu’on a installé plus tôt en bordure du terrain avec Sherry, je regarde à
travers mes lunettes de soleil les potentielles nouvelles recrues exécuter les
enchaînements imposés. Pour le moment je ne sers à rien d’autre que
regarder. Sherry est la coach officielle de l’équipe de cheerleaders du lycée
d’Auburn, c’est à elle que revient le dernier mot sur la composition de
l’équipe pour l’année scolaire que l’on vient tout juste d’entamer. C’est une
ancienne gymnaste, de niveau national, et elle est très exigeante. Bourrée de
talent, elle a mené l’équipe à la victoire du championnat à de nombreuses
reprises. Et pourtant, il y a trois ans, quand je suis définitivement rentrée de
New York, je l’ai trouvée devant ma porte. Elle m’a proposé un job. Au
lycée. Et voilà pourquoi je me retrouve à regarder d’un œil vide des jeunes
filles faire des saltos arrière, des souplesses et des flips à la chaîne, depuis
vingt minutes.
Quand elles auront toutes passé les épreuves de Sherry, elles devront
exécuter les miennes. Qui sont bien plus artistiques. Elles devront
mémoriser une chorégraphie de mon invention puis, enfin, elles auront
l’occasion de nous montrer ce dont elles sont capables lors d’une
improvisation. Je me redresse sur le banc en observant le groupe assis à ma
droite. Cette année encore, elles sont nombreuses à tenter leur chance.
D’autant que nous faisons repasser l’audition aux filles qui faisaient déjà
partie de l’équipe l’an dernier.
Tout à coup, je remarque que le groupe n’a pas les yeux rivés sur ses
camarades passant à la casserole. Elles ne cessent de dévier en direction des
gradins en gloussant et en chuchotant. Je tourne donc mon regard dans la
même direction qu’elles. Et là, je vois très bien la raison de leur manque
d’attention. Je m’attendais aux garçons de l’équipe de foot en train
d’envahir le terrain. Mais non.
Il s’agit de Jayden. Accoudé aux barrières en bas des gradins, près de la
porte des vestiaires. Un sourire en coin accroché aux lèvres, il m’observe.
Mon cœur tressaute comme chaque fois que je le croise dans les couloirs
depuis une semaine. Je me souviens encore très bien de son regard sur moi
quand il est entré dans le secrétariat lundi pour récupérer son emploi du
temps définitif.
Je réajuste mes lunettes de soleil d’aviateur sur mon nez et me lève.
À côté de moi les chuchotements et les regards en coin continuent et je
commence à voir que ça énerve doucement la coach.
— Je reviens, glissé-je à Sherry.
Elle hoche la tête sans pour autant quitter des yeux la jeune fille se
tordant dans l’herbe devant elle. Je contourne donc le groupe assis par terre
et traverse le terrain d’athlétisme pour rejoindre Jayden de l’autre côté. Tout
en relevant mes lunettes sur mon crâne je lui attrape le bras et l’entraîne
dans l’ombre pour le soustraire à l’attention des nouvelles recrues.
Heureusement que le trajet n’est pas long, car le contact de ma main avec sa
peau douce et ferme à cet endroit me brûle si fort que je manque de
défaillir.
— Tu déconcentres nos candidates, grincé-je en croisant les bras sur la
poitrine.
Jayden hausse les sourcils et se rapproche de moi avec son sourire
charmeur. Quelle idiote ! Je me suis mise dos au mur. J’ai beau reculer, je
me retrouve vite coincée entre le béton et son corps. Et bien sûr, pour finir
d’asseoir sa domination sur moi, Jayden a la merveilleuse idée de poser une
main contre le mur, le bras tendu à quelques centimètres de mon visage. Je
ne peux m’empêcher de fixer bêtement son biceps. Je sens que je louche
presque, le souffle court.
— Tes candidates ? Ou toi ? souffle-t-il juste au-dessus de moi.
Je lève brusquement les yeux sur son visage. Il a son sourire de
séducteur. Celui qu’il a utilisé il y a sept ans. Celui qui m’a indubitablement
séduite. Et ça marche encore aujourd’hui. Mais ma fierté décide qu’il n’est
pas obligé de le savoir. Je cherche donc à le repousser en posant les deux
mains sur son torse. Grossière erreur de débutante. Ses muscles sont fermes
sous mes paumes. Son contact me brûle. Pourtant, j’en ai touché des torses
musclés dans ma carrière de danseuse. Je rassemble donc tout mon self-
control et m’extirpe de là. Je m’éloigne le plus possible de lui tout en
recroisant les bras pour me protéger de son sex-appeal.
— Comment tu pourrais me déconcentrer ? demandé-je, le visage le
plus fermé possible. Je te tournais le dos.
Il ricane en faisant un pas vers moi. Mon instinct me crie de m’enfuir,
mais je suis trop têtue pour cela.
— Je ne vois pas non plus comment je pourrais déconcentrer ces futures
cheerleaders, enchaîne-t-il, narquois. Je suis professeur, je suis hyper vieux
pour elles.
J’éclate de rire.
— Tu t’es croisé dans un miroir récemment ?
Tais-toi ! me hurle ma conscience. Mais trop tard. La machine est lancée
et j’ai dit tout haut la première chose qui m’est venue à l’esprit après sa
remarque.
— Tu pourrais décanoniser une nonne avec tout ça.
Et je désigne son corps d’un geste vague de la main. Depuis ses épaules
larges jusqu’à ses hanches étroites, en passant par ses abdos
impressionnants, clairement visibles sous son T-shirt blanc.
— Tu décanoniserais un couvent entier ! ajouté-je pour m’enfoncer.
Cette fois c’est lui qui rit. Il s’approche encore de moi, tel un félin. Je
suis hypnotisée, encore. Il repousse une mèche de cheveux prise dans le
vent derrière mon oreille et se penche tout près sans pour autant briser le
contact de sa main sur ma nuque. Je frissonne.
— Tu vois que je te déconcentre, susurre-t-il à mon oreille.
Il va me rendre folle. J’en suis certaine. Après m’avoir hurlé dessus
pendant des jours, à chacune de nos rencontres, après m’avoir ignorée
pendant des années, il me fait des avances. Depuis ce moment bizarre dans
ma chambre, depuis sa fuite de la maison de ma mère, il se comporte
étrangement avec moi. Donc, bien que je sois complètement sous son
charme, je m’écarte.
— Qu’est-ce que tu veux, Jayden ?
— Est-ce trop direct si je réponds que c’est toi que je veux ?
Ridicule.
— Tu me détestes, tu te souviens ?
Il pousse un petit soupir amusé tout en me suivant dans ma retraite.
— Peut-être pas tant que ça finalement, dit-il d’une voix rauque qui
dans d’autres circonstances aurait le pouvoir de me mettre à genoux.
Sauf qu’il s’agit de Jayden. Qu’il me hait. Donc je suis méfiante.
— Laisse tomber, Jayden, murmuré-je. Je n’ai plus seize ans, je ne
tomberai pas dans le panneau.
Il recule enfin, l’air sincèrement déconcerté.
— Quel panneau ?
J’ai un sursaut de rire sardonique.
— Je te pensais plus mature que ce genre de stratagème, reprends-je.
— Mais putain quel stratagème ?
Cette fois ses sourcils sont froncés. C’est vraiment un bon acteur. Je
roule les yeux.
— Tu me hais vraiment au point d’essayer de me briser le cœur ?
demandé-je, soudain furieuse.
Je ne vois pas d’autre explication à son comportement de charmeur
envers moi. Je suis persuadée qu’il veut me séduire dans l’unique but de me
jeter et de m’humilier. Ce ne serait pas le premier à essayer.
Nous nous dévisageons un moment. Je me demande combien de temps
il va feindre l’incompréhension. Je n’ai pas le temps de connaître la
réponse, car une jeune voix féminine résonne dans mon dos.
— Mademoiselle Wright ! La coach Brown a terminé de faire passer
tout le monde.
Sans quitter Jayden de mon regard courroucé, je lui réponds :
— J’arrive, Sharon, le temps de finir d’expliquer à M. Jones pourquoi il
n’a rien à faire là.
— Euh… OK, bafouille Sharon dans mon dos.
Je n’ai aucun mal à l’imaginer perplexe face à la scène qui se déroule
sous ses yeux. Mais c’est une bonne fille, elle n’insiste pas et retourne sur le
terrain.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, Jayden, murmuré-je quand ses pas se
sont éloignés. Et je ne suis pas certaine de vouloir le savoir. Mais je te
conseille d’arrêter. Je ne suis pas une gamine prête à te tomber dans les bras
au premier clin d’œil venu.
Puis, sans attendre sa réponse, je lui tourne le dos pour retourner moi
aussi sur le terrain. Mais il m’attrape par le poignet, et ça m’énerve encore
plus. Je n’ai jamais trouvé ça romantique. Mais intrusif et violent. Je me
dégage d’un coup sec.
— Lâche-moi ! J’ai du travail.
— Attends ! s’exclame-t-il en me faisant barrage avec son corps.
Non mais ce n’est pas vrai ! Comment j’ai pu idéaliser un type pareil ?
— Jayden…, commencé-je, les dents serrées.
— Je suis désolé, me coupe-t-il. Je me suis mal fait comprendre. Et si
on recommençait du bon pied ?
Je suis encore plus perdue. Et toujours méfiante.
— Bonjour, je suis Jayden Jones, le nouveau prof de littérature, ajoute-t-
il en me tendant une main.
Comme si j’allais la prendre après le numéro qu’il vient de me jouer.
Puis, soudain gêné, il se passe cette même main dans les cheveux,
remontant son T-shirt sur sa hanche. Ce que je remarque. Et ce triangle de
peau dévoilée me donne chaud. Mais, toujours en colère, je ne laisse rien
paraître.
— Tu travailles au secrétariat, non ? s’entête-t-il.
Bordel, on a grandi ensemble, ou presque. Il pense vraiment que faire
comme si on se rencontrait tout juste va changer quelque chose ?
— Pas que, répliqué-je néanmoins. D’ailleurs, tu me fais perdre mon
temps. On m’attend pour la suite des auditions, et tout le monde n’a pas
l’après-midi.
Je tente un pas de côté pour lui échapper. Mais il m’en empêche encore
une fois. C’est pas possible ! En plus nous sommes revenus dans la lumière.
Je suis certaine que ni Sherry ni les cheerleaders ne loupent un instant de
notre étrange danse.
— Merde ! juré-je. Jayden, laisse-moi passer.
— Un café alors.
Je soupire, accablée.
— Pour quoi faire ?
— Pour discuter, tente-t-il. Je me suis rendu compte que je t’en voulais
depuis des années alors que je ne te connaissais même pas.
Un léger rire m’échappe.
— Sans déconner, Jayden ? T’es incroyable, soupiré-je.
Ma question est rhétorique. Je ne veux pas de réponse. Et j’ai vraiment
besoin de retourner sur le terrain.
— Maintenant, vraiment, laisse-moi passer ou je fais un scandale.
Crois-moi, ça ne me ferait pas plaisir, mais je dois vraiment retourner
bosser.
Il hoche enfin la tête et se décale. Maintenant qu’il ne fait plus écran, le
soleil me revient en pleine figure. Je grimace avant de redescendre mes
lunettes. Puis je m’éloigne sans un regard. Et alors que je m’en vais, et que
je sens ses yeux me scruter, je me demande si je ne suis pas en train de me
tromper.
Lorsque j’atteins le terrain de foot et que je me retourne, il a disparu.
Tant mieux.
— Alors, prêtes à nous montrer votre sens du rythme ?! m’exclamé-je
en tapant dans mes mains.
Ma question est aussitôt accueillie par des cris de joie presque
hystériques. Au moins, les filles sont motivées cette année.
CHAPITRE 12

Chloé – Sept ans plus tôt


Jayden pose chastement une main sur ma taille et prend ma main de
l’autre. Puis il m’entraîne doucement au rythme de la musique. Un
classique. Un cliché. « Still Loving You », de Scorpions. Non vraiment, si
ce n’est pas la chanson de drague par excellence, je veux bien me couper un
pied. Et Dieu sait à quel point j’ai besoin de mes pieds.
Mais cette chanson a l’extrême avantage d’être excessivement longue.
Ce que j’apprécie particulièrement. Doucement, la main de Jayden glisse
plus loin sur mes reins, me forçant à me rapprocher de lui. Il est bien plus
grand que moi, trente bons centimètres nous séparent. Aussi, au fur et à
mesure qu’il me rapproche de lui de façon peu subtile, je me retrouve de
plus en plus le nez contre ses pectoraux. Qui sont fort bien dessinés, suis-je
obligée d’admettre. Ma main s’égare sur sa nuque, à la limite de ses
cheveux.
D’un mouvement assuré, sa main atterrit au creux de mon dos, juste au-
dessus de mes fesses. Et tout mon corps se retrouve pressé contre le sien.
Mon cœur bat la chamade, se précipitant vers un arrêt inévitable. Mon sang
bouillonne dans mes veines alors que je pose la tête contre son torse. Il
dépose son menton sur le sommet de mon crâne. Cette position me semble
si familière que j’en suis encore plus désorientée.
Je ne peux pas m’empêcher de repenser à notre conversation. À sa
détresse face à l’amour et à l’attention que me porte son père. Matthew est
un homme généreux et gentil, et, j’en suis certaine, un père merveilleux. Il
l’est pour moi. Jayden a énormément de chance. Néanmoins je sens qu’il y
a autre chose, quelque chose qui m’échappe. Mais je peux difficilement le
questionner sans éveiller ses soupçons, ou pire. Je ne veux pas qu’il croie
que moi aussi je m’intéresse à la merveilleuse Chloé que tout le monde
vénère. Et puis, officiellement, nous venons de nous rencontrer. Je ne peux
pas me montrer aussi intrusive.
Alors je décide de profiter simplement de ce moment qui m’est offert.
Je réglerai le merdier que je suis en train de créer plus tard. Je laisse les
conséquences à la Chloé du futur. Je sais qu’elle me maudira, mais tant pis.
« Vaut mieux avoir des remords que des regrets », qu’ils disent.
— Mon monde pour tes pensées, chuchote Jayden tout contre mon
oreille.
Je me recule pour lever le nez vers lui. Il me sourit. Un sourire si
chaleureux que le monde et mes états d’âme s’évanouissent pour se réduire
à son visage. D’aussi près, je peux voir les paillettes dorées dans ses yeux
noisette. Je détaille d’un air certainement béat sa mâchoire ciselée et ses
lèvres si pleines. Elles paraissent si douces au milieu du début de barbe qui
parsème sa mâchoire. Une fois de plus dans ma vie de pauvre fille je me
demande ce que ça ferait de les embrasser. Juste une fois pour goûter.
Promis, après je redescendrai sur terre et plus jamais il n’entendra parler de
moi.
Ma contemplation de ses traits et mon silence le font sourire de plus
belle, laissant apparaître son unique fossette, au creux de la joue droite. Je
suis complètement subjuguée.
— Décidément, cette danse te rend bien pensive, souligne-t-il.
Je secoue la tête dans l’espoir de m’éclaircir l’esprit. Mais il est si près.
Je sens la chaleur de son corps contre le mien, je sens l’odeur de son parfum
envoûtant autour de moi. Un parfum que j’aurais pu reconnaître n’importe
où. Parce que c’est le sien.
— Excuse-moi, réponds-je néanmoins en baissant les yeux.
Plus pour me soustraire à son regard pénétrant que par réelle timidité.
— Ne t’excuse pas, je ne savais tout simplement pas que ma présence
pouvait rendre aussi contemplatif, plaisante-t-il.
Non, c’est juste moi, pensé-je. Des années à avoir le béguin pour le fils
de mon parrain, mon aîné, et me voilà dans ses bras. Alors même qu’il
ignore à qui il a affaire. Alors même qu’il me déteste. Il y a de quoi être
contemplatif à mon humble avis.
Mon Dieu, que vais-je faire ?
Te détendre et profiter de l’instant, susurre le petit diable sur mon
épaule. Il est trop tard de toute façon, tu avais bien des opportunités pour
dire la vérité, tu ne l’as pas fait, alors assume, ajoute-t-il. Et égoïstement je
juge qu’il a bien raison. Alors, je baisse définitivement les armes et relève
la tête vers Jayden.
— J’étais simplement emportée par la musique, affirmé-je en souriant.
C’est à son tour de me détailler avec la bouche à moitié ouverte.
Savourant l’instant, je le laisse faire. Je sais ce qu’il voit. Mon visage en
forme de cœur, entouré de cheveux noirs s’étant échappés de mon chignon
de danseuse, mes yeux bleu foncé pétillants sous la lumière des projecteurs.
Je lui souris. Et je ne suis pas assez idiote pour ignorer ma capacité de
séduction. Je vois les regards des autres sur moi, des regards souvent
appréciateurs. Je ne suis pas exempte de complexes, mais je sais que selon
les standards de beauté actuels je suis plutôt jolie.
— Tu es magnifique, dit Jayden.
Il lâche ma main pour poser la sienne sur ma joue. Et seulement alors je
remarque que nous avons cessé de danser. La musique continue sans nous.
Il fixe mes lèvres des yeux. Je peux lire dans son regard qu’il veut
m’embrasser. Va-t-il le faire ? Vais-je le laisser faire ?
Puis tout à coup je comprends. Je comprends pourquoi Jayden ne m’a
pas reconnue. Moi qu’il a vue pratiquement tous les jours de son existence.
De ses cinq ans à ses dix-huit ans. La jeune femme qu’il a devant lui. La
jeune femme que je suis devenue. Jamais il n’aurait imaginé que cette
gamine horripilante qui absorbait l’attention des adultes pouvait devenir…
ça. M’a-t-il seulement regardée au cours de toutes ces années ? Quelle
image a-t-il de moi ? De Chloé ? J’avais à peine treize ans quand il est parti.
Comment pourrait-il me reconnaître à présent que je suis devenue une
adulte ?
— Te revoilà partie dans tes pensées, ricane-t-il.
Merde ! Il a raison. Il faut vraiment que j’arrête de tout analyser.
— Désolée, m’excusé-je de nouveau.
— Ce n’est rien, tu es encore plus belle quand tu es perdue dans tes
pensées.
— Tu n’es pas mal non plus, soufflé-je du bout des lèvres.
Si bien que je doute qu’il m’ait entendue.
— C’est bien la première fois qu’une fille me complimente sur mon
apparence.
Il m’a donc entendue. Et je ne le crois pas une seule seconde.
— N’as-tu pas dit tout à l’heure que je n’étais pas comme tout le
monde ? répliqué-je avec un sourire en coin.
— Si, et je le redis. Donc vas-y, madame pas-comme-tout-le-monde, je
t’écoute, qu’as-tu à dire sur moi ?
— On va à la pêche aux compliments ? demandé-je.
— Carrément ! s’exclame-t-il. Je lance ma ligne.
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Puis « Still Loving You »
arrive à son terme, me sauvant de devoir faire pleuvoir les louanges. Autour
de nous les couples se séparent, un peu hébétés dans le silence soudain.
Certains sont encore collés l’un à l’autre, s’embrassant à perdre haleine. Et
je me retrouve à rougir sans raison. Jayden semble également sortir de notre
bulle. Il regarde un peu autour de lui avant de finalement reporter son
attention sur moi.
— On va s’asseoir ?
Il me désigne le coin avec des canapés, des coussins et des poufs plus
loin sur le toit. Là même où Ava m’a présentée. J’ignore s’ils s’y trouvent
toujours, mais alors que Jayden me guide, une main au creux des reins, à
travers la foule je prie pour qu’aucun d’eux n’ait retenu mon prénom.
Mes prières sont entendues car, lorsque nous arrivons, il n’y a presque
personne sur les canapés en dehors d’un couple qui se bécote. Prévenant,
Jayden va nous chercher deux nouveaux verres et nous nous installons
confortablement l’un à côté de l’autre. Rabattant une jambe sous mes
fesses, je me tourne vers lui. Je n’arrive pas à détacher mon regard de son
visage. De son corps contre lequel je rêve de retourner me blottir. Il boit une
bonne rasade puis pose son verre sur une table basse non loin.
— Alors, ces compliments ?
— Tu es sérieux ?
— Oui, je t’écoute.
Puis il se rapproche encore plus de moi, imitant ma posture. Il me fait
face. Son regard me passant aux rayons X, il attend ma réponse.
— Eh bien…, commencé-je en rougissant. Tu es…
— Oui ?
— Tu as…
— Mais encore ?
— Tu te moques de moi ?! m’offusqué-je devant son air rieur.
— Pas du tout ! Même si tu es adorable quand tu t’énerves.
Subtilement il se rapproche de moi. À présent nos genoux se touchent,
sa main est tout près de la mienne, son visage également.
— Tu vois, chuchote-t-il. Tu es mignonne, magnifique et adorable.
Voyant très bien où il veut en venir, je prends une grande inspiration et
me lance enfin.
— Tu es presque trop beau pour exister. Tu es tellement grand que c’en
est indécent. Sans parler de ton odeur. Bon Dieu que tu sens bon.
Je termine ma tirade sur le point de m’enflammer, tant mon visage a
viré au cramoisi. Il doit me trouver ridicule à présent. Ridiculement naïve et
impressionnable. Comme une andouille je viens d’abandonner ma dernière
carte. Je viens de confirmer que je suis complètement conquise. Et merde !
— Eh bien, ça c’est du compliment ou je ne m’y connais pas ! dit-il.
Puis il passe la langue sur ses lèvres. Ce que je ne peux m’empêcher de
suivre des yeux. Mon cœur accélère encore, ce que je ne croyais pas
possible tant il bat déjà la chamade. Je suis au bord de l’arrêt cardiaque. Il
est si près. Et pourtant il s’approche encore. De sa main libre, puisque
l’autre est posée sur le dossier du canapé à côté de la mienne, il saisit mon
verre sans me quitter des yeux pour le poser sur la table basse. Je me laisse
faire en plongeant mon regard dans le sien. Plus rien n’existe autour de moi.
Plus rien d’autre que ses yeux, ses lèvres, son sourire.
— Je vais être plus précis également, si tu veux bien.
Il prend mon visage dans sa grande main douce et chaude. Il est si près
que son nez touche presque le mien.
— Tes yeux sont aussi profonds que l’océan, et ta bouche appelle tant
aux baisers que c’en est tout aussi indécent que ma taille de géant. Tu as un
visage parfait, sans parler des courbes de ton corps. Tes cheveux noir de jais
font ressortir la pâleur de ton visage et te rendent lumineuse. Tu es si
magnifique que les mots me manquent.
Oh putain ! Il est si doué que j’en oublie de rougir. Je suis
complètement sous le charme, mais une toute petite partie de mon cerveau
se demande s’il est aussi éloquent avec les autres filles.
— Tu es bien plus poétique que moi, soufflé-je néanmoins, ignorant
mes réflexions.
— Que veux-tu, j’étudie la littérature depuis cinq ans.
Évidemment je le sais, puisque je n’ignore pratiquement rien de sa vie.
Enfin c’est ce que je croyais alors.
— La littérature ? feins-je d’être surprise.
— Oui, la littérature, confirme-t-il d’une voix suave, ses yeux fixant
mes lèvres avec insistance. Mais on en parlera plus tard.
Et il m’embrasse. Mon cœur qui était sur le point d’exploser une
seconde plus tôt s’apaise. J’ai déjà été embrassée, je ne suis pas innocente à
ce point. Mais je n’ai jamais été aussi calme. Ce baiser est d’un naturel
déconcertant. Ses lèvres sont douces et chaudes contre les miennes. Nous
bougeons en parfaite harmonie, du même rythme. Mes mains se perdent
dans son dos et dans ses cheveux alors que les siennes m’enserrent le visage
de manière si douce que je pourrais en pleurer. Sa langue franchit la barrière
de mes lèvres et je la goûte avec plaisir. N’écoutant que la chaleur qui se
répand en moi et particulièrement entre mes cuisses, j’approfondis notre
baiser, me collant à lui pour encore plus profiter de sa chaleur. Il me
réceptionne dans une position hautement sensuelle, à califourchon sur ses
cuisses musclées. Et à travers la toile de nos deux jeans je sens la puissance
de son désir pour moi. Alors j’oublie tout. Qui je suis, et qui il est. Nous ne
sommes plus que deux corps liés par le désir.
C’est lui qui trouve la force de s’écarter de moi. Je rouvre les yeux, sans
pour autant reprendre conscience du monde autour de nous. De toute façon
nous ne sommes pas les premiers, et sûrement pas les derniers, à nous
embrasser de façon si provocante dans ces fauteuils ce soir. Ses mains ont
glissé le long de mon corps pour se poser sur la courbe de mes fesses sans
que je m’en rende compte. Et elles semblent parfaitement à leur place. Les
yeux de Jayden brillent d’une flamme incandescente et je sais qu’elle se
reflète dans les miens. Un sourire s’épanouit sur ses lèvres gonflées par
notre baiser.
— Je crois qu’on s’est légèrement laissé emporter, déclare-t-il tout
contre mes lèvres.
Sans lui répondre je parcours son visage du regard, tâchant d’en
mémoriser chaque trait. Je peux voir la cicatrice que le chien de sa voisine
lui a laissée sur la tempe. Et je ne peux m’empêcher de l’effleurer.
— Un petit souvenir de quand j’avais treize ans et que je faisais un peu
trop confiance aux gros chiens, dit-il sous ma caresse.
Je m’apprête à lui répondre que je le sais quand je me souviens in
extremis que je ne suis pas censée être au courant. Donc je me contente de
hocher doucement la tête. Il me sourit avant de déposer un nouveau baiser
sur mes lèvres déjà brûlantes. Celui-ci est plus doux, plus tendre, bien que
tout aussi sensuel.
Puis il rit doucement en glissant les mains sous mes fesses pour me
reposer sur le canapé. Et, bien que plus confortable, l’assise en tissu me
semble bien froide après la chaleur de ses cuisses.
— Tu disais que tu étudiais la littérature ? demandé-je en attrapant mon
verre sur la table, essayant tant bien que mal de cacher ma frustration.
— Oui. C’est ce que j’ai toujours voulu, répond-il.
Je l’ignorais.
— Tu veux devenir écrivain ? supposé-je bêtement.
Je ne vois pas trop d’autres raisons d’étudier la littérature.
— Non ! s’exclame-t-il. Pourquoi tout le monde suppose toujours ça ?
Je veux devenir professeur de littérature au lycée. J’ai toujours voulu faire
découvrir à quel point la lecture peut être enrichissante aux jeunes.
J’ouvre la bouche pour le complimenter sur son beau projet, mais il me
coupe la parole.
— Si tu me réponds que ceux qui ont du talent font et ceux qui n’en ont
pas enseignent, je me fâche.
Il a vraiment l’air contrarié, tout à coup. Donc je lève les mains en signe
de reddition et m’exclame :
— Pas du tout ! J’allais simplement te dire que tu devais être quelqu’un
de bien pour avoir un tel projet. Les jeunes, dont je fais certainement encore
partie, ne sont pas vraiment faciles de nos jours.
— Merci, répond-il en reprenant son doux sourire.
Auquel je réponds de bon cœur.
Nous continuons à discuter sur ce canapé pendant des heures, sans nous
rendre compte du temps qui passe. Il me parle de ses études, de sa vie à
New York, et je fais de même. Même si je dois m’en tenir à ma fausse
identité, j’essaye de dire la vérité la plupart du temps. De toute manière il
n’a aucun moyen de reconnaître la femme que je suis devenue. Alors, en
dehors de mon prénom et de mon cursus, il n’y a rien de faux, n’est-ce pas ?
La fête se calme autour de nous, les étudiants partent par poignées et
nous n’avons pas rempli nos verres. Si bien que quand Jayden m’embrasse
de nouveau je suis parfaitement sobre.
— Je te propose qu’on aille dans un lieu un peu plus intime, soupire-t-il
contre mes lèvres.
CHAPITRE 13

Chloé – Aujourd’hui
Jayden est partout. Au secrétariat, plusieurs fois par jour. Au coin de
chaque fichu couloir. Sur le parking quand j’arrive tôt le matin. Tous les
midis à la cafétéria. Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Et bien entendu il y
a toujours un truc à aller faire dans sa classe. Un cahier d’appel à rapporter,
une fiche de comportement oubliée, un élève. À croire que l’univers le fait
exprès.
Et encore, s’il se contentait de m’ignorer ou de me lancer des regards
furibonds comme avant, j’arriverais à gérer. Mais non. Il faut qu’il passe
son temps à m’observer, à me détailler des pieds à la tête, une étincelle dans
le regard. Je reconnais cette étincelle. Il avait la même avant de m’emmener
dans sa chambre ce soir-là. Et il l’a gardée toute la nuit. Il ne se montre plus
aussi direct que lors des sélections, mais c’est limite pire.
Il me frôle, me caresse au passage, me donnant des avalanches de
frissons. J’ai appris à ne plus rougir sous les caresses innocentes de mes
partenaires, mais Jayden n’est pas l’un d’entre eux. Nous ne dansons pas.
Ou plutôt si. Mais un genre de danse auquel je ne suis pas habituée. Une
danse longue, lente et épuisante. Lorsqu’il se penche vers moi alors que je
sors des toilettes, bien entendu sans s’arrêter, il me glisse :
— Bonjour, Chloé.
De sa voix grave et sombre. Celle qui, je le sais, est réservée au sexe. Je
rougis jusqu’aux oreilles. À tel point que je suis obligée de me réfugier de
l’autre côté de la porte pour hyperventiler.
— Tout va bien, mademoiselle Wright ? demande une élève depuis les
lavabos.
Une main sur mon cœur en pleine tachycardie, le dos plein de sueur
collé à la porte, je dois offrir un bien étrange tableau.
— On dirait que vous venez de voir un fantôme.
Sous son regard inquisiteur, je me sens bête. J’ai vingt-cinq ans, bordel !
Je ne suis plus une jouvencelle intimidée par le sexe. Il ne le sait pas, mais
c’est lui qui s’en est assuré.
— Non, tout va bien, Tracy, arrivé-je enfin à lui répondre en me
redressant.
La jeune fille termine de se laver les mains et s’approche de moi. Je me
décale pour qu’elle puisse sortir. Pour ma part je vais rester encore quelques
minutes ici.
— Ou alors c’est M. Jones ? demande Tracy.
Je me tourne brusquement vers elle.
— Comment ça ? haleté-je difficilement.
Se peut-il que les élèves aient remarqué son manège ? Oh non ! Je n’ai
vraiment pas besoin que des rumeurs viennent s’ajouter à la situation.
— On a vu comment il vous regarde, répond-elle en triturant la bretelle
de son sac à dos. Et vous prenez la fuite à chaque fois.
Putain ! Je vais le tuer. Il se prend pour un étudiant et maintenant on va
devoir en subir les conséquences. La jeune fille face à moi reprend un peu
d’aplomb et déclare avec force :
— Donc, si jamais il vous harcèle, il faut le dire, mademoiselle Wright !
Avec les autres, on pourra témoigner auprès de M. Pattel si vous voulez.
Personne ne devrait subir du harcèlement sexuel au travail. Entre femmes, il
faut se soutenir !
Je reste sur le cul. Je ne m’attendais pas à ça. Ma première réaction est
de rire. Mais je me ressaisis rapidement. Tracy est très sérieuse. Je vois
qu’elle est pleine de bonnes intentions. Et elle a raison. Je suis fière de voir
qu’il y a des jeunes femmes aussi engagées dans les couloirs de ce lycée.
Donc je réprime mon rire estomaqué et reprends enfin mon rôle de
personnel encadrant du lycée. Je me redresse. Les battements affolés de
mon cœur se calment et je lui souris doucement.
— C’est très gentil, Tracy, dis-je sérieusement. Mais ce n’est pas du tout
le cas. Entre M. Jones et moi…, j’hésite. C’est compliqué.
Regardez qui va envenimer les rumeurs à présent ?
— Jay… M. Jones, me reprends-je aussitôt, n’est pas quelqu’un de
mauvais. Il ne sait pas très bien s’y prendre avec les gens, c’est tout.
Et j’agrémente ma conclusion d’un clin d’œil. En face de moi la petite
blonde pousse un soupir de soulagement.
— Tant mieux. C’est un super prof, ça m’aurait embêtée de le faire
partir.
Cette fois je ris de bon cœur. Tracy rougit jusqu’aux oreilles. Chacun
son tour.
— Mais alors pourquoi vous vous enfuyez ? demande-t-elle,
pratiquement plus gênée. Il est franchement beau gosse et il vous court
clairement après. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
Sur le cul à nouveau ! Soudain, je prends du recul. Je suis dans les
toilettes des filles, au lycée, en train de discuter de garçons avec une gamine
de seize ans. Que m’est-il arrivé ? Plus jamais je ne réponds à un appel
urgent de la nature dans les toilettes des élèves. Quitte à faire pipi dans ma
culotte, j’irai jusqu’aux sanitaires des enseignants. Et tant pis si j’y croise
Jayden. Je dois prendre la fuite avant que cette conversation n’aille trop
loin.
— Écoute, Tracy, ma… relation avec M. Jones ne regarde que moi.
C’est très gentil de t’inquiéter pour moi et il faut continuer à être vigilante
pour les autres, mais je suis une grande fille. Et M. Jones est ton professeur.
Tracy rougit de plus belle sous mon regard plus assuré de grande
personne. Je sais que c’est une bonne petite, elle ne pensait pas à mal.
— Oui, je suis désolée, mademoiselle Wright, bégaye-t-elle en baissant
les yeux.
La sonnerie signifiant la fin de la pause nous sauve toutes les deux. La
jeune fille balbutie un « Je dois y aller » avant de décamper sans demander
son reste.
Pour ma part je lui emboîte le pas et profite de la marée de lycéens pour
rejoindre le secrétariat sans croiser Jayden.
— Mademoiselle Wright, m’interpelle Sharon à la fin de l’entraînement
alors que ses camarades sont toutes déjà parties vers les vestiaires.
L’été est terminé et de fortes intempéries nous empêchent de faire les
entraînements à l’extérieur. Nous sommes donc dans le gymnase et son
appel résonne dans la vaste pièce vide.
— Oui, Sharon ?
La belle brune a été sacrée capitaine de l’équipe des cheerleaders la
semaine dernière. Elle l’était déjà l’année dernière, donc elle connaît son
rôle sur le bout des doigts. Et je sais par son attitude qu’elle vient en tant
que porte-parole de l’équipe. Je cherche Sherry des yeux. S’il y a un conflit,
nous avons l’habitude de le gérer à deux. Mais ma collègue demeure
introuvable.
— Avec l’équipe on a beaucoup discuté et on voulait d’abord vous dire
que votre présence et vos conseils font beaucoup de bien à l’équipe. Grâce à
vous, nous sommes de meilleurs danseurs, et donc de meilleures
cheerleaders.
Je ne m’attendais pas à ça. C’est toujours agréable de recevoir des
compliments et ce n’est pas la première fois. C’est exactement la raison
pour laquelle Sherry a demandé qu’on m’embauche comme consultante. Je
suis présente aux entraînements les lundis et jeudis, quand je ne suis pas au
secrétariat. Et je me rends toujours disponible en cas d’événements
particuliers, comme les sélections il y a un mois.
— Mais on voudrait être encore meilleures, continue Sharon sans me
laisser le temps de la remercier.
Je ne suis pas certaine de comprendre. Cherchent-elles à me remplacer ?
C’est pour ça que Sherry n’est pas dans le coin. Elle a trouvé mieux et n’ose
pas me le dire.
— Donc on a beaucoup réfléchi et…
Sharon hésite. Je me sens légèrement en colère que ce soit elle qui s’y
colle. Si Sherry trouve que je ne fais plus l’affaire elle n’a qu’à me le dire
en face. D’ailleurs cette dernière fait enfin son apparition à l’entrée du local
de matériel. Je lui lance un regard mauvais, mais elle me répond par un
sourire heureux et encourageant. Je n’y comprends vraiment plus rien. Et
Sharon qui galère toujours à aligner deux mots pour en venir au fait. Je suis
sur le point de la secouer pour la faire accoucher quand elle débite sa
requête d’un seul trait, sans respirer.
— On voudrait aussi monter une équipe de danse. Avec vous comme
coach. On aimerait participer aux championnats de danse nationaux aussi.
C’est déjà vu avec la coach Brown et le proviseur est d’accord aussi pour
débloquer les fonds. On s’entraînerait le mercredi après-midi et sur un
créneau de cheerleading. Celui qui vous arrange. Il ne manque plus que
votre approbation.
Je ne sais pas quoi répondre. Visiblement tout est déjà rodé. Je n’ai qu’à
dire oui. Je suis si fière. J’aime mon travail auprès de Sherry, mais je
m’épanouis réellement en tant que chorégraphe. Moins qu’en tant que
danseuse, mais toujours plus qu’en consultante.
— Je suis d’accord ! réponds-je finalement à une Sharon nerveuse.
La jeune cheerleader pousse un cri strident avant de m’étreindre
brièvement. Je bascule vers l’arrière et elle s’éloigne comme si je l’avais
brûlée.
— Excusez-moi ! s’exclame-t-elle en se rendant compte qu’elle a enlacé
une professeure.
Consultante mais professeure tout de même.
— Je suis trop contente, piaille-t-elle en sautillant.
Du coin de l’œil, je vois Sherry qui sourit également. Elle était au
courant. Évidemment puisque tout est déjà prévu.
— Tu devrais aller le dire aux autres, l’encouragé-je.
Et tout en sautillant elle me remercie de nouveau et rejoint les
vestiaires. Il ne faut pas longtemps avant que son cri hystérique se multiplie
alors qu’elle annonce la nouvelle à ses coéquipières.
— J’espère juste qu’il n’est pas trop tard pour s’inscrire au concours,
soufflé-je pour moi-même en retournant au tri des gobelets.
— C’est déjà fait, déclare Sherry dans mon dos.
Elle a abandonné le rangement des tapis pour venir me féliciter.
— Je dois avouer que nous étions tous assez optimistes quant à ta
réponse.
Je ris avec elle.
— Je sais que pour les championnats nationaux deux créneaux par
semaine sont loin d’être suffisants, mais nous ne pouvions pas faire mieux.
— C’est déjà fantastique ! dis-je. Je n’arrive pas à croire que le lycée a
accepté de financer ces déplacements supplémentaires.
Sherry hausse les épaules. Je sais que jamais elle ne sacrifierait son
sacro-saint budget, donc l’argent ne vient pas d’elle.
— Le club d’échecs a fermé, m’explique-t-elle. Et les filles sont
suffisamment déterminées pour demander à leurs familles de participer.
Déterminées en effet.
— Et elles veulent toutes le faire ?
— Oui, toutes. Mais j’imagine que tu peux réorganiser des auditions. Il
y a sans doute dans cette école des jeunes gens doués pour la danse qui
n’ont aucun penchant pour la gymnastique et le cheerleading, ajoute Sherry
avec un clin d’œil.
Je sais qu’elle pense à moi. Je n’ai jamais fait partie de l’équipe de
cheerleading quand j’étais lycéenne. Pour les exactes raisons qu’elle a
évoquées. Et je pense déjà à quelques jeunes danseurs du club où je
travaille pratiquement tous les soirs et tous les week-ends. Celui où j’exerce
mon vrai métier selon moi. Notamment Jessie. Remporter le championnat
national de danse des lycées serait un vrai plus pour sa candidature à
Juilliard. Mais je ne dois pas oublier que les filles qui me donnent cette
opportunité le font pour être encore meilleures dans leur discipline
d’origine. Elles feront donc toutes partie de l’aventure, je vais devoir
agrandir le groupe. Une autre chance, la plupart d’entre elles sont déjà
inscrites au club de danse.
— J’y penserai.
Sherry me donne une tape d’encouragement dans le dos, qui me décolle
les poumons, puis retourne à ses tapis. Quand je reviens de la cuisine de
l’autre côté de l’établissement, elle est partie. Tant mieux. J’adore avoir le
gymnase pour moi toute seule. J’adore avoir de grands espaces pour moi
toute seule. Comme je suis souvent amenée à montrer les mouvements à
faire, je suis en tenue de sport. Je connecte donc mon téléphone à l’enceinte
du gymnase. J’ai déjà une idée pour la première étape du championnat. Une
musique peu connue de ce côté de l’Atlantique, mais qui a gagné une
importante compétition de chant en Europe. Netta, une chanteuse
israélienne, chante « Toy », une chanson féministe et amusante. Un début
explosif pour l’entrée d’Auburn dans le championnat.
Je lance donc la musique et laisse venir l’inspiration. Je m’amuse
comme une folle et je vois la chorégraphie se dessiner dans ma tête, comme
chaque fois. Je suis si euphorique que je ne m’arrête pas de danser quand la
musique suivante se déclenche automatiquement.
À bout de souffle je regrette amèrement d’avoir rangé le bidon d’eau
fraîche. Je me contente du reste de ma bouteille d’eau quotidienne
abandonnée au fond de mon sac. J’ai toujours la gorge sèche, donc je
prends la direction des vestiaires déserts à cette heure-ci. Ce n’est qu’une
fois complètement désaltérée que je remarque le cliquetis d’une machine de
musculation.
Il est près de 19 heures, il n’y a plus personne au lycée normalement.
Les cheerleaders sont parties, les garçons de l’équipe de foot aussi. La salle
de musculation devrait être vide. Ignorant toute prudence j’en prends la
direction, ma bouteille toujours à la main. Je manque de la laisser échapper
quand je découvre le dos musclé de Jayden sous la barre de traction.
Complètement hypnotisée je la regarde monter et descendre en gémissant.
Ses deltoïdes roulent sous sa peau encore cuivrée par son bronzage d’été.
Ses biceps se contractent en cadence et je reste là à saliver.
Après un moment qui semble beaucoup trop court pour mes hormones,
Jayden lâche la barre dans un ultime grognement. Je l’entends haleter d’ici.
Sans se retourner et donc sans me voir, il se saisit d’une serviette pour
essuyer la sueur qui lui coule sur le visage et dans le cou. Il se frotte les
cheveux, les ébouriffant au passage. Et à ce moment précis je ne peux
qu’être d’accord avec Tracy, il est franchement beau gosse.
J’ai certainement un filet de bave au coin des lèvres quand il me
découvre dans son dos. Mon premier réflexe est de prendre la fuite. Mais
mon corps ne me répond plus, le traître. Jayden est d’abord étonné de me
trouver sur le seuil de la salle de muscu, mais se remet bien plus vite de ses
émotions que moi.
— Qu’est-ce que tu fais là ? balbutié-je bêtement.
— Je pensais que c’était plutôt évident, répond-il en désignant la salle
de ses bras.
Oui, bien sûr. Mais mon cerveau a grillé et les neurones encore en état
de marche ne sont pas les plus brillants.
— Toi, que fais-tu là ?
Je ne sais pas quoi répondre.
— J’imagine que c’était toi, la musique, poursuit-il. Un choix très
intéressant.
Je repense une seconde aux musiques sur lesquelles j’ai dansé dans le
gymnase. Des chansons sur le pouvoir de la femme.
— Je pourrais penser qu’elles m’étaient destinées, mais je vois bien que
tu ignorais ma présence.
Il me paraît beaucoup plus calme que lors de ses assauts précédents
dans les couloirs. De toute manière je suis incapable de partir.
— Tu peux mettre un T-shirt, s’il te plaît ?
J’ai besoin de me concentrer pour ne pas me comporter stupidement. Et
son torse, tout en muscles vallonnés, jusqu’à ses hanches retenant à peine
son short de sport, ne m’y aide pas vraiment.
— Tu n’aimes pas ce que tu vois ? demande-t-il en ricanant.
Et, loin d’accéder à ma requête, il contracte ses abdos en s’avançant
vers moi. Dans un autre contexte il aurait l’air parfaitement ridicule. Mais
non. Il est sexy en diable. Il est sexy à en faire baver le diable. Si le diable
est une femme. Ou homosexuel. Ou pas. L’église clame haut et fort qu’être
autre chose qu’hétéro est péché, donc il est logique que le diable n’en ait
rien à battre, lui. Enfin j’imagine. Mais je divague. Ce sont les abdos de
Jayden qui me font divaguer. Il n’est plus qu’à deux pauvres petits mètres
de moi et mon souffle est court. Une chose est certaine, j’avais le béguin
pour lui étant plus jeune, mais jamais il me m’a fait cet effet-là. Je
rougissais et me sentais mal à l’aise quand son regard ou son attention
s’égarait sur moi, mais je n’avais pas ces frissons et cette chaleur qui se
diffuse dans mon bas-ventre.
Pour mieux réfléchir et me rappeler qui j’ai en face de moi, je ferme les
yeux. Fort. À m’en faire mal. Je me concentre sur une seule pensée :
n’oublie pas que Jayden Jones te hait. Et me séduire fait certainement
partie d’une tactique visant à se venger.
— Ce n’est pas le problème, dis-je, toujours les yeux clos. Mais ça me
déconcentre.
Aveu de faiblesse certes, mais qui a le don de fonctionner. J’entends son
rire s’éloigner. Quand je rouvre les yeux il porte un T-shirt gris qui lui colle
à la peau.
— Mieux ?
— Pas vraiment, grogné-je.
Remarque qui me vaut un nouvel éclat de rire.
— Pourquoi utilises-tu la salle de muscu du lycée ? demandé-je quand il
a retrouvé son calme.
— Parce qu’il n’y a pas de franchise de l’enseigne de ma salle de sport
habituelle en ville et que celle-ci a le mérite d’être gratuite, répond-il en
haussant les épaules.
Il s’assoit ensuite sur un banc de musculation et avale son eau à grands
traits. Je ne peux que suivre le mouvement de sa pomme d’Adam alors qu’il
déglutit.
— Je suis désolé, déclare-t-il tout à coup. Je ne me suis pas montré très
gentleman avec toi.
J’étouffe un ricanement.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Je n’aurais pas dû te crier dessus comme ça. Tu as raison. Tu n’es
pas responsable du comportement de mon père envers moi.
Une chape de plomb s’envole de mes épaules. Je ne savais même pas
qu’elle était là, alors qu’il s’en est déjà excusé dans ma chambre l’autre
jour, quand son comportement a complètement changé. Et pourtant c’est la
peur de sa haine qui m’a poussée à lui mentir il y a sept ans. Cette peur qui
me retient encore aujourd’hui de lui en parler. Et alors que je le regarde
parler je me souviens parfaitement de la sensation de ses lèvres pleines sur
les miennes. Douces, chaudes. Parfaites.
— Et tu étais certainement une petite fille intelligente, mais pas assez
pour manipuler sciemment un homme adulte.
Je pourrais être blessée par ses propos, mais je sais que ce n’est pas son
objectif. Jayden se montre sincère avec moi. Il semble réellement regretter
ses paroles.
— Tu n’as fait qu’être toi-même. Tu ne mérites pas que je te mette tout
sur le dos.
Il termine son discours et ose enfin lever les yeux vers moi. Pour une
fois je les découvre dénués de haine ou de malice séductrice. C’est un
regard bien plus mature qu’il pose sur moi. Et j’en suis encore plus
désarmée. S’il se montre odieux avec moi, je peux encore résister.
— J’ai compris ta colère, m’entends-je néanmoins répondre parce que
je suis comme ça. Je l’ai comprise parce qu’elle était légitime.
— Peut-être, mais pas dirigée vers la bonne personne.
Je hoche la tête, incapable de continuer. Jayden se lève du banc et
s’approche de moi. Je retiens un mouvement de recul, mais il s’arrête à
bonne distance.
— Et je suis aussi désolé de m’être montré aussi lourd avec toi ces
derniers temps.
Je reste de nouveau sans voix. Va-t-il enfin cesser sa drague
envahissante ? Et pourquoi je ne m’en réjouis pas ?
— Je suis tombé à la limite du harcèlement, je m’en rends compte.
Donc je vais te laisser tranquille.
Non ! semblent crier toutes les cellules de mon corps. Sauf celles qui
font fonctionner ma raison, apparemment. Je me suis promis de rester loin
de la vie de Jayden, après tout.
— On pourrait commencer par être amis, suggère-t-il en passant une
main nerveuse dans ses cheveux trempés de sueur.
« Commencer ». Je note la nuance malgré moi. Enfin, les cellules de ma
libido le notent pour moi.
— D’accord, on peut essayer.
Et au diable ma promesse. On ne refuse pas une invitation. Jayden
m’invite cordialement à faire partie de sa vie. C’est ce que j’ai attendu
pratiquement la moitié de mon existence. Un large sourire éclaire son
visage. Il a l’air plus jeune et sincèrement heureux.
— Je veux apprendre à te connaître, Chloé Wright, dit-il en se
rapprochant encore.
— Mieux vaut tard que jamais, murmuré-je pour moi-même.
S’il m’a entendue, Jayden ne relève pas.
— On pourrait aller boire un café, un de ces quatre ? propose-t-il.
— Si c’est ce que tu veux. Je suis assez disponible en dehors du samedi
midi.
Calme-toi, Chloé ! Tu ne veux pas lui donner ton planning d’ovulation
tant que tu y es ?
— Pourquoi pas le samedi midi ? demande-t-il, curieux.
— Je déjeune avec Maxine. Mais on peut se caler ça entre la fin des
cours au lycée et ceux au club, à ce moment-là je serai toute à toi.
Oh, putain ! Par pitié, que la terre s’ouvre et m’engloutisse tout entière !
— Finalement, tu vas peut-être devoir me la faire, cette photocopie de
ton emploi du temps, plaisante-t-il en faisant référence à notre conversation
de la rentrée.
— Il n’est pas si compliqué, m’enfoncé-je.
Je dois rapidement changer de sujet, sinon je vais encore débiter une
montagne d’âneries. Je parcours la salle du regard à la recherche d’une
issue.
— En parlant du club… le club de danse que tu as vu en spectacle
l’autre jour.
— Comment oublier, murmure-t-il en me brûlant du regard.
OK ! Pas sûr que ses intentions soient purement amicales finalement.
— Oui, euh, reprends-je en secouant la tête, il se trouve dans un grand
complexe, en vérité. Et il y a une bonne salle de muscu. Bien mieux fournie
que celle-ci, qui est, soit dit en passant, réservée aux élèves.
Jayden se passe de nouveau une main dans les cheveux, faisant gonfler
son biceps au passage.
— C’est que je n’ai pas trop les moyens de me payer un club en ce
moment…
— C’est là où ça devient rentable d’être mon ami, souligné-je avec un
sourire. Comme je travaille là-bas, je peux t’obtenir une réduction pour
l’abonnement.
— Tu ferais ça ?
— On a dit qu’on essayait d’être amis, non ? C’est ce que font les amis.
Enfin dans mon monde.
Jayden m’offre un sourire si éclatant qu’il pourrait me faire fondre si je
n’étais pas déjà totalement sous son charme.
— Merci, Chloé. J’y penserai.
Ses yeux rencontrent les miens et un ange passe. Un instant doux et
chaleureux, à mille lieues de ceux que nous avons partagés jusque-là. Et
alors que je suis éblouie par l’intensité de son regard je reprends enfin mes
esprits.
— Houla ! m’exclamé-je en regardant mon poignet complètement
dépourvu de montre. Tu as vu l’heure, je dois rentrer. C’est mon seul soir de
liberté, je veux en profiter.
— Tu es libre le jeudi soir, c’est noté.
Je rougis. Comme une gamine. Plutôt comme une ado bourrée
d’hormones.
— Bon, à plus, Jayden, dis-je pour prendre la fuite. Si jamais ma
proposition t’intéresse, tu n’as qu’à dire que tu viens de ma part, je vais
prévenir Virgil. C’est lui qui s’occupe de tout ça.
Et d’un geste de la main je salue mon nouvel ami, véritable fantasme
ambulant.
— Chloé ! me retient-il.
— Oui ?
— Merci.
Je me contente d’un sourire avant de prendre la poudre d’escampette.
Ce n’est qu’une fois dans la fraîcheur du parking que je recommence
réellement à respirer.
CHAPITRE 14

Jayden
Face à mes copies à corriger j’ai du mal à me concentrer. Je ne fais que
penser à elle. En boucle. Comme un disque rayé. J’ai l’impression d’être
revenu sept ans en arrière après sa disparition. En une seule nuit, Joy avait
bousculé ma perception du monde et mes croyances. Après cette soirée, je
me suis retrouvé incapable de vivre comme avant. Je n’en avais déjà plus
trop envie, mais après elle ce fut définitif. Je ne suis plus capable
d’accumuler les relations d’un soir. Ce n’est plus mon but dans la vie.
À trente ans, je ne rêve plus que de stabilité, de ce qu’Alexander et Victoria
ont. Le mariage peut-être, la maison, les enfants éventuellement. Mais les
quelques relations que j’ai enchaînées ces sept dernières années n’ont
jamais abouti à rien.
La vache ! Je dois vraiment me reconcentrer. Les copies, bien que
médiocres, ne vont pas se corriger toutes seules. J’augmente le volume de la
musique dans mes oreilles pour chasser Chloé de mon esprit et me
replonger dans les détails de L’Attrape-cœurs. Bouquin que je suis
visiblement le seul à connaître. Je ne suis pas certain qu’un seul de mes
élèves ait pris le temps de lire ne serait-ce qu’une page. Peut-être croyaient-
ils qu’avec M. Peterson absent les devoirs devenaient optionnels. Je me
pince l’arête du nez. Deux possibilités s’offrent à moi. Punir ces imbéciles
et instaurer la terreur parmi mes élèves en faisant plonger leur moyenne dès
la rentrée. Ou passer l’éponge, leur donner un nouveau délai pour lire le
livre et refaire une interro. D’un côté je n’ai pas envie d’être sadique, mais
de l’autre je ne veux pas non plus perdre du temps sur le programme établi.
Et au milieu de mon dilemme je me retrouve à repenser à Chloé de
façon incongrue. Je voudrais partager mon problème avec elle et lui
demander conseil. Comme je lui ai confié tant de choses il y a sept ans. Joy
a changé ma vie, ma perception de l’amour, par son écoute, son empathie,
sa bienveillance et son humour. Il m’a été facile de lui parler, de me confier
sur l’absence de mon père, sur la mort de ma mère, sur mes doutes. Nous
avons passé la nuit à discuter, allongés dans la pénombre. Et elle m’a
écouté. Attentivement. Patiemment. Pour la première fois je me suis senti à
ma place. Près d’elle. Et c’est ça qui me manque le plus, je pense. Me sentir
à ma place.
— Merde !
Mon juron résonne dans le silence de ma salle de classe. Il est
15 heures, le lycée est pratiquement désert. Mais je sais qu’elle est toujours
là. C’est pour ça que je suis resté. Alors qu’il me suffit de faire cinq cents
mètres pour rentrer chez moi, où une bonne bière m’attend au frais. Elle
supervise son premier entraînement de la nouvelle équipe de danse. Et,
comme un con, j’espère la croiser à la fin. Sur le parking. Par un calcul
débile. Je suis digne d’un adolescent incompétent. D’abord je la drague
ouvertement, lourdement, et maintenant je cherche sa présence par tous les
moyens. Je suis soit très déterminé, soit pathétique. Il ne faut pas que
j’oublie qui elle est. Il n’y a pas si longtemps, je la haïssais de tout mon
être. Elle ne l’oublie pas, elle. Et pourtant elle ne semble pas avoir une
super mémoire. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait oublié notre soirée d’il y
a sept ans. Ou alors je me trompe. J’ai juste projeté mon désir de Chloé sur
mes souvenirs de Joy.
Je regarde les copies sans les voir. Elles devront attendre encore un peu.
Ma décision aussi. Je vais aller la prendre, cette bière, finalement !
Je rassemble rapidement toutes mes affaires et quitte l’établissement. Il
y a des jeunes filles plein le parking, l’entraînement doit être terminé.
— Bonjour, monsieur Jones, lancent certaines quand je les croise.
Pour ne pas être impoli, je leur réponds d’un signe de tête et d’un regard
affable mais distant. Je ne voudrais pas que l’une d’elles interprète mal un
sourire ou une discussion trop enjouée.
Il suffirait d’attendre quelques minutes. Je pourrais faire demi-tour,
retourner dans le lycée en feignant d’avoir oublié quelque chose
d’important. Quelques minutes pour la voir, pour lui parler, pour avoir ma
dose. Mais je décrète que ce n’est plus dans mes plans d’aujourd’hui. Ma
bière m’attend.
Je marche d’un pas rapide jusque chez moi. Mais dans l’allée il y a la
Mustang. Et, dans la Mustang, mon sac avec mes affaires de sport. Et avant
que je me rende compte de ce que je suis en train de faire je suis derrière le
volant et je fais marche arrière dans l’allée. Je suis un être faible, pathétique
et écœurant.
Dans le centre-ville, je n’ai aucun mal à repérer le gigantesque club de
sport dont m’a parlé Chloé. Sur le parking il n’y a que quelques voitures en
ce milieu de mercredi après-midi. Il n’y a pas celle de Chloé. Je me maudis,
mais je sors quand même de ma Ford. Mes pas me portent jusqu’à l’accueil.
— Bonjour, je viens pour prendre un abonnement, dis-je au mec à l’air
occupé qui se trouve de l’autre côté du comptoir.
Un mec avec un look de surfeur assez malvenu dans notre État
complètement dénué de plage d’eau salée. Il relève lentement sa tête coiffée
d’une couronne d’épais cheveux bouclés et me dévisage. Ses multiples
taches de rousseur témoignent clairement d’une exposition excessive au
soleil. Ce n’est peut-être pas qu’un style finalement. Son dédain face à un
autre spécimen mâle s’efface finalement au profit de la bonne humeur
contagieuse des coachs sportifs.
— Bonjour, vieux ! clame-t-il avec un grand sourire et des dents
blanches parfaitement alignées.
Un vrai cliché, ce gars. Je me demande comment il a fini au fin fond de
l’État de New York alors qu’il appartient clairement aux plages d’Australie.
— Je suis Virgil, tu as l’air de savoir ce que tu veux, mais je ne t’ai
jamais vu avant.
Bien, c’est le gars que Chloé m’a indiqué, au moins je n’ai pas à le
chercher dans tout le club.
— Tu veux peut-être un petit tour du propriétaire ? demande-t-il,
toujours avec son sourire de vendeur accroché au visage.
— Ça va aller, réponds-je, c’est Chloé qui m’envoie, elle m’a
recommandé ce club et je lui fais confiance.
À la mention de ma nouvelle amie, le visage de Virgil se décompose
quelque peu avant de reprendre sa bonhomie naturelle.
— C’est toi le type dont elle m’a parlé. Honnêtement, vieux, je ne
pensais pas que tu viendrais.
Moi non plus. Mais elle a raison. La salle du lycée est réservée aux
élèves. Si je veux continuer à entretenir ce corps et maintenir la vieillesse à
distance, je dois trouver un autre endroit où m’entraîner.
Et puis tu pourras croiser Chloé, souffle une perfide petite voix dans
ma tête. Voix que j’essaye de faire taire en vain. Tu pourras peut-être même
la voir danser, ajoute-t-elle. Et aussitôt mon désir se réveille. Je pousse un
soupir.
— Jayden, c’est ça ? me demande Virgil, absorbé par son ordinateur.
Il n’a pas remarqué mon subtil changement d’humeur. Je ne lui réponds
que par un « hum hum » pensif.
— Tu en as de la chance, siffle-t-il.
Je décèle un soupçon d’envie dans sa voix lorsqu’il continue :
— Tu es la première personne que la miss nous amène et à qui elle fait
profiter de sa réduc.
— Ça doit être grâce à mon charme ravageur, plaisanté-je.
Virgil le surfeur relève le nez avec une moue perplexe, me détaille de la
tête jusqu’à la taille, et conclut :
— Mouais, pas sûr. Je suis persuadé qu’elle préfère les blonds.
Je sais reconnaître un homme jaloux à des kilomètres à la ronde. Et j’en
ai un juste devant moi. Un homme qui croit vraiment ce qu’il dit, car je
remarque soudain de toutes petites racines brunes dans ses cheveux. Ce
type se colore les cheveux dans l’espoir de plaire à une femme. Il y a donc
plus pathétique que moi dans ce monde.
Mais Virgil fait bien son boulot, donc, même si c’est d’une voix morne,
il m’explique les différents types d’abonnements, les cours qui ont lieu dans
la salle, le fonctionnement général. Je me fiche un peu de tout ça, je veux
juste la formule qui me laissera le plus de liberté. Soudain les yeux de Virgil
le faux blond s’illuminent alors que la porte claque dans mon dos.
— Chloé ! chantonne-t-il.
Des petits pas pressés retentissent derrière moi et je me retourne pour la
voir arriver. Il s’est mis à pleuvoir dehors et elle secoue son parapluie tout
en s’approchant du comptoir.
— Salut, Jayden, dit-elle en me souriant à peine entre deux halètements.
Ravie de voir que tu as accepté ma proposition.
Je lui souris, simplement content de la voir. La pluie, malgré son
parapluie et sa course effrénée à travers le parking, ne l’a pas épargnée et
ses mèches rebelles sont légèrement humides. J’ai envie d’en saisir une
pour la replacer derrière son oreille. J’ai envie de lui caresser la joue. Mais
notre contact visuel se rompt rapidement, me ramenant à la réalité.
— Je suis en retard, déclare-t-elle en me dépassant pour emprunter le
couloir derrière le comptoir.
Elle se retourne à quelques mètres du comptoir, mais évite mon regard
cette fois.
— Oh ! Virgil ! J’ai appris pour Sarah, je suis désolée, on en parle
après ?
— Aucun problème. Ça va, t’inquiète, je n’étais pas tant impliqué que
ça dans notre relation de toute façon, déclare l’intéressé en haussant les
épaules.
— Quand même, insiste-t-elle. Ce n’est jamais simple de se faire
larguer.
Je retiens un rire. À voir comment il regarde Chloé, la pauvre Sarah
n’avait aucune chance, et elle le savait certainement. Ce type est dans la
friendzone ou je ne m’y connais pas. Sur ces bonnes paroles, l’objet de mes
propres fantasmes se retourne et disparaît dans une salle.
— Elle n’est pas en retard, souligne Virgil le friendzoné. Son premier
cours n’a pas lieu avant une bonne demi-heure.
Il arbore un sourire légèrement triomphant et un peu perfide. Un
mélange assez détonant.
— Je pense qu’elle ne voulait pas vraiment te voir, assène-t-il ensuite,
des fois qu’il se serait montré trop subtil avant.
OK. Il sait reconnaître un rival quand il en voit un. Mais moi aussi. Et
clairement ce n’en est pas un. Pas pour moi en tout cas.
— Elle est vraiment en retard, elle doit préparer sa classe et s’échauffer,
intervient soudainement une voix que je reconnais. Michelle, je dirige le
club de danse, se présente-t-elle.
La jeune Afro-Américaine qui animait le spectacle de fin de vacances
me tend une main chaleureuse. De près elle est encore plus jolie que sur
scène. Dans un autre contexte, à un autre moment, j’aurais certainement
cherché à la séduire. Mais, là, ses grands yeux noirs et son teint caramel me
laissent de marbre. Néanmoins, elle se montre gentille avec moi,
contrairement à Virgil.
— Enchanté, je me souviens vous avoir vue au spectacle de danse il y a
un mois.
— Et vous aviez apprécié ?
— Beaucoup.
— On peut peut-être se tutoyer, tu es un ami de Chloé, non ?
Je hoche la tête. J’aime les gens directs.
— Bien, ce n’est pas que mon employée, c’est aussi mon amie. Donc,
tant que vous êtes en bon termes, nous le serons aussi.
Son regard s’est clairement durci. Michelle sait des choses. Des choses
que je préfère ignorer. Et il s’agit clairement d’une mise en garde.
Évidemment le monde ne se résume pas qu’à Chloé et moi.
— Entendu, affirmé-je donc en lui rendant son regard glacé.

Chloé
— Alors, comment ça se passe au lycée ? me demande Maxine lorsque
nous sommes installées à table.
— Bien.
Je me plonge dans le menu que je connais pourtant par cœur. Je le lis à
chacune de nos visites en hésitant à prendre quelque chose de nouveau.
Mais Maxine n’est pas dupe, elle sait que je commande toujours la même
chose ou presque.
— Bonjour, les filles, fait une voix familière à côté de notre table.
Comme d’habitude ?
Maxine offre un magnifique sourire à Sofia, notre serveuse habituelle.
Je la soupçonne sérieusement d’avoir le béguin pour elle d’ailleurs. Mais,
même sous la torture, jamais mon amie ne me l’avouera. Je me poste donc
en retrait et laisse Max savourer l’instant et faire des yeux doux très subtils
à la jeune femme. Je crois aussi que Sofia partage l’intérêt de Maxine, car
depuis plusieurs semaines elle ne m’adresse plus un regard, elle n’a d’yeux
que pour Maxine. Et tous les samedis c’est le même cirque.
— Oui, merci, Sofia, répond ma meilleure amie.
La grande rousse aux yeux gris s’éloigne dans un dernier sourire.
Sourire clairement plus éclatant que pour ses autres clients.
— Ça avance, cette histoire ? je chuchote en jetant un coup d’œil vers la
jolie serveuse.
Maxine roule les yeux.
— Arrête, Chloé, il n’y a rien, je ne l’intéresse pas.
— Ah ! donc tu reconnais que toi tu es bien intéressée !
Mon amie secoue la tête, consternée. Cependant je sais que j’ai vu juste,
car ses joues se colorent d’une jolie teinte rosée. Pour autant, je n’insiste
pas. Je connais Maxine, elle me parlera quand elle aura quelque chose à me
dire. Déjà à l’école elle était comme ça. Je parle beaucoup pour nous deux.
Max est bien plus réservée. Dès l’adolescence, elle a compris que le genre
des autres ne lui importait pas. Et, bien qu’à l’époque nous n’avions pas de
mot pour cela, elle a su que, fille ou garçon, ça n’avait pas d’importance à
ses yeux. Elle voulait aimer. L’annoncer à l’entourage n’a pas été simple.
Elle ne l’a d’ailleurs jamais vraiment fait. Tout le monde a simplement fini
par comprendre en la voyant agir.
Elle sait que je l’écouterai le moment venu. Ce qui n’est pas encore le
cas, je la laisse donc librement changer de sujet.
— Tu as l’air épuisée.
— Je te remercie pour ta délicatesse, dis-je, sarcastique.
Néanmoins elle a raison, je suis au-delà de l’épuisement.
— C’est juste le temps que je m’adapte, enchaîné-je en soupirant.
— C’est vrai qu’avec cette équipe de danse au lycée tu fais beaucoup
plus d’heures.
— Oui, mais qui dit heures supplémentaires dit argent supplémentaire.
Et, crois-moi, je ne vais pas cracher dessus.
Avec son emploi de vendeuse, même si ma mère la paye justement pour
son travail, elle est très bien placée pour le savoir.
— Non, bien sûr, mais fais attention quand même.
Je la rassure d’un sourire. Elle a raison encore une fois. Je fais un métier
qui nécessite que je reste physiquement en forme. Et elle sait aussi que je
serais malheureuse si je ne pouvais plus danser. Or, les blessures arrivent
vite lorsqu’on est fatigué. Sofia revient avec nos cocktails sans alcool,
interrompant la conversation. Je la remercie en même temps que Maxine,
même si elle n’a d’attention que pour cette dernière. Dès qu’elle a de
nouveau disparu à l’intérieur du restaurant je réattaque donc.
— Elle ne m’adresse même pas un regard ! Elle est complètement à
fond sur toi ! Je suis sûre que tu lui plais !
— C’est ridicule, c’est parce qu’elle a l’habitude que ce soit moi qui
passe la commande, réplique Maxine. Pendant que toi tu lis inutilement le
menu.
— Ce n’est pas inutile ! Je regarde s’il y a des nouveautés qui peuvent
m’intéresser.
Nouveau roulement de ses globes oculaires.
— Il n’a pas changé depuis deux ans !
Elle n’a pas tort. Nous échangeons un regard dubitatif avant d’éclater de
rire de concert. Elle a encore esquivé le sujet Sofia. Tant pis. Je profite de la
descente de mon fou rire pour prendre une gorgée de mon cocktail jus de
fruits et grenadine.
— Et avec Jayden ?
Je manque de tout recracher.
— Quoi, Jayden ? demandé-je en m’essuyant la bouche d’un air
faussement innocent.
Maxine n’est encore une fois pas dupe, elle me connaît par cœur. Elle
sait très bien que c’est le bordel dans ma tête. Elle connaît tous les détails
de ma vie, elle en a vu tous les épisodes ou presque. En dehors de la période
de mes études à New York, où nous nous sommes un peu perdues de vue,
elle a toujours été là. Et encore, je lui ai bien fait rattraper ce qu’elle avait
manqué autour d’une bouteille de vodka bien fraîche.
— Ça va mieux avec lui ?
Je remarque qu’elle est sincèrement concernée par sa question. Elle sait
à quel point il me mène la vie dure depuis son retour en ville. Sa haine
viscérale puis sa drague assidue à la rentrée.
— Ça va mieux, affirmé-je donc après avoir repris une gorgée pour
m’aider à déglutir.
— Mieux comment ? insiste-t-elle.
— Beaucoup mieux. Je le croise encore un peu partout, mais au moins il
a arrêté de me bloquer dans les coins avec son air de prédateur.
Maxine se détend visiblement. Puis un sourire en coin apparaît
doucement sur ses lèvres.
— Mais… ça te manque ?
Un haussement de sourcils plus tard, j’ai très bien compris son allusion.
Je rougis malgré le vent frais sur la terrasse. Mon cœur accélère au souvenir
de ses avances à peine déguisées.
— Je ne sais pas, avoué-je dans un murmure.
Max est patiente, elle attend calmement que je développe.
— Il est difficile à suivre. Je n’arrive pas vraiment à le cerner. D’abord
il me hait à cause de ma relation passée avec son père, puis tout à coup, un
spectacle de danse et un repas chez ma mère plus tard, il veut me mettre
dans son pieu. Ça n’a aucun sens, conclus-je.
Nos plats arrivent. Ce n’est pas Sofia qui nous les apporte, ce qui ne
distrait pas Maxine de la conversation cette fois. J’ai néanmoins le temps de
me plonger dans mon escalope aux champignons avant qu’elle embraye :
— Tu crois que ça pourrait avoir un rapport avec ce qui s’est passé il y a
sept ans ?
Je manque l’arrêt cardiaque.
— Tu crois ? je l’interroge, ma fourchette à mi-chemin de la bouche,
complètement paniquée.
Malheureusement Max ne ment jamais. Donc elle ne cherche pas à me
rassurer, au contraire.
— Il t’a peut-être reconnue. Il a compris que tu es Joy, l’étudiante qu’il
a rencontrée il y a sept ans.
J’y réfléchis sérieusement une seconde, le temps d’avaler difficilement
un morceau de dinde, et de refouler ma panique.
— Impossible, affirmé-je finalement. Si c’était le cas, il m’aurait
affrontée en face. Je connais Jayden, il n’est pas du genre à tourner autour
du pot. Et puis il serait très en colère.
Maxine hausse les épaules en s’attaquant à son propre plat.
— Alors, il s’est enfin rendu compte de la fille merveilleuse que tu es.
Je lui souris. La conversation dévie sur autre chose. Comme moi tout à
l’heure, mon amie a très bien compris que je ne suis pas certaine de vouloir
continuer à en parler. Nous discutons de son boulot à la boutique, de la
santé de ma mère, de celle de la sienne, qui est moins bien portante, du
mariage de son frère, qui arrive bientôt, et de mon boulot au lycée.
— Au fait, tu es toujours d’accord pour être bénévole à la soirée des
anciens ? je lui demande alors que nous sortons du restaurant après avoir
payé la note.
Bien entendu, Sofia m’a à peine adressé une parole alors que c’était à
mon tour de m’y coller.
— Oui, bien sûr, m’assure mon amie. Rappelle-moi juste pourquoi c’est
toi qui te charges de l’organisation de ce truc.
— Parce que je me suis portée volontaire, soupiré-je.
Non pas que je le regrette, mais avec la nouvelle équipe je me serais
bien passée de ce stress supplémentaire. Enfin, il est trop tard maintenant.
Et puis ce n’est que jusqu’à la soirée.
— Tu as donné son invitation à Jayden ?
Je rougis de plus belle.
— Non, pas encore. L’occasion ne s’est pas présentée, avoué-je.
C’est sûr qu’entre deux insultes et autres plans drague foireux, je n’ai
pas eu trop le temps de lui remettre l’enveloppe. Ces dernières ont été
envoyées pile au moment de la mort de Matthew, donc je me suis proposé
de la lui remettre en mains propres plutôt que de l’envoyer à New York.
— Mais nous allons boire un café la semaine prochaine, dis-je en
devenant rouge écrevisse. J’en profiterai à ce moment-là.
— Vous allez… quoi ?
— Boire un café. Ferme la bouche, Maxine, tu vas gober des mouches.
— Mais… pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ?
Détourner son attention ! Vite !
— Oh ! regarde ! On est arrivées ! m’exclamé-je. Ma mère t’attend, tu
devrais retourner travailler.
La devanture se dresse dans son dos.
— Très bien, capitule ma meilleure amie. Tu ne perds rien pour
attendre. Je compte bien te cuisiner samedi prochain.
Je me fais un devoir d’effacer son sourire suffisant.
— Dans ce cas on parlera de Sofia aussi !
Elle rougit. J’ai gagné.
— Tu n’es pas possible, soupire-t-elle en riant.
Puis elle pousse la porte, faisant tinter le carillon. Un dernier signe de la
main et elle disparaît à l’intérieur. Il est temps pour moi de regagner mon
propre lieu de travail. Mon premier cours de l’après-midi commence dans
une heure. Je prends donc la direction du club et mon petit doigt me dit
qu’il sera là.
CHAPITRE 15

Jayden
La sueur coule dans mon cou alors que je me démène avec les cartons et
les sacs-poubelle. Je me suis enfin décidé à faire le tri dans cette foutue
baraque. Il y a des années d’accumulation d’objets à trier. À chaque pièce je
fais trois groupes, à garder, à donner ou à jeter. Et finalement il y a
beaucoup de bordel dont je peux me débarrasser.
J’ai commencé par la chambre d’amis, celle qui n’a pratiquement
jamais servi. Faire le tri dans cette pièce est facile, il n’y a rien de
personnel, la seule commode est vide, toujours prête à recevoir les affaires
d’invités potentiels. Il n’y a pas de photos aux murs, simplement quelques
tableaux d’artistes de rue, des peintures très jolies mais sans valeur. Tout en
enlevant les draps pleins de poussière pour les laver, je me demande s’il ne
serait pas plus prudent de m’installer dans cette chambre. Elle ne transporte
pas tous les souvenirs de mon adolescence comme ma propre chambre, que
j’occupe depuis mon retour. Même le matelas semble plus confortable. Les
draps en boule à mes pieds, je m’assieds pour en tester la résistance. Les
murs blancs me contemplent. Non. Je vais rester dans ma chambre en fait.
J’intervertirai les deux matelas, mais c’est tout. Cette chambre
complètement vide n’est que le reflet des regrets de mes parents de n’avoir
eu qu’un seul enfant. Il y a quatre chambres dans le pavillon, seules deux
étaient occupées quotidiennement lors de mon enfance. Celle de mon père
et la mienne. Il y a cette chambre d’amis, inoccupée et décorative. Je refuse
de penser à la dernière, celle qui fait face à la mienne. Aux murs roses et
avec son petit lit de fer forgé de la même couleur.
Je secoue la tête, je penserai à cette chambre plus tard, je m’en
occuperai plus tard. Je quitte la pièce en me concentrant sur ma tâche. Laver
les draps, les ranger, les trier (ceux que je veux garder et ceux qui iront aux
bonnes œuvres). Après avoir lancé la machine, je reviens, armé d’un
produit nettoyant pour les vitres et de draps blancs. Je nettoie
consciencieusement le miroir en pied, recouvert de dorures. Je crois qu’il a
appartenu à ma mère. Et que mon père l’a planqué ici parce qu’il lui
rappelait trop de souvenirs. Je ne me sens pas concerné, je ne me souviens
pratiquement pas d’elle. J’ai des photos, je sais à quoi elle ressemblait, je le
vois chaque jour dans le miroir. Mais je ne ressens rien. Mia Jones ne me
manque pas, bien que j’aie toujours manqué d’une maman. Je soupire en
recouvrant le miroir d’un drap propre pour le protéger de la poussière.
Je fais de même avec le lit et la commode. Méticuleux, je passe
également un coup de balai pour ramasser les quelques moutons de
poussière qui n’ont pas manqué de s’accumuler. Enfin je referme les
rideaux, coupant la pièce des rayons de la fin d’après-midi. Sur le seuil,
j’observe mon œuvre. Je n’ai pas encore décidé ce que j’allais faire de la
maison. Pour le moment je n’ai d’autre choix que de l’habiter. Néanmoins
je n’utilise pas toutes les pièces, donc je préfère les condamner pour ne pas
les abîmer. Je n’ai pas envie de faire des travaux avant d’éventuellement
vendre. Je referme finalement la porte et me retrouve dans le couloir.
Derrière moi se trouve la salle de bains familiale. Je m’y lave les mains
pleines de produit à vitre, lequel s’est indéniablement déposé sur ma peau.
Au moins une bonne chose de faite.
Mais à présent que la pièce la plus facile est terminée je me retrouve de
nouveau paralysé par ma tâche. Tous ces endroits maudits dans la maison,
que je dois à présent débarrasser. De retour dans le couloir, j’avise les
quatre portes qui me font face, deux de chaque côté. En face de celle que je
viens de refermer se trouve l’une des deux que je n’ai pas encore réussi à
ouvrir. Je n’ai qu’à appuyer sur la poignée pourtant.
Mû par une soudaine nostalgie, je m’exécute. Et la plus grande chambre
de la maison s’offre à moi. Tout est nickel. Le lit en bois sombre et propre,
les draps parfaitement placés, les oreillers gonflés. Il n’y a pratiquement pas
de poussière sur la commode et les tables de nuit, chaque bibelot, chaque
cadre semble à sa place. Comme si mon père allait entrer d’une seconde à
l’autre pour aller se coucher. Pourtant je me souviens qu’il a quitté la
maison pour l’hôpital en pleine nuit dans une ambulance. Quelqu’un est
donc venu faire le ménage. De toute évidence. Et je sais parfaitement qui.
Je prends une grande inspiration, m’emplissant les narines de l’odeur si
caractéristique de mon père, et fais un pas en avant. Je m’approche de la
commode près de la fenêtre et reste figé devant une photographie nous
représentant tous les trois, mes parents et moi, alors que je ne suis qu’un
tout petit enfant. Je ne dois pas avoir plus de deux ans. Nous avons l’air
heureux. C’était avant qu’elle ne décède. Avant qu’il devienne froid et
distant avec moi. Il y a d’autres photos, de moi à différents âges, de Chloé
aussi, mais je ne les vois pas.
Je sens mon cœur se serrer. J’ignore ce qui s’est passé exactement. Il est
toujours resté très vague sur le sujet. Je sais qu’un accident de voiture est
impliqué, sans pour autant avoir les détails. Mon père a toujours dit que
c’était la maladie qui l’avait emportée. Sans jamais me préciser quelle
maladie nous avait enlevé ma mère. Et une partie de lui est morte avec elle.
Et puis j’ai arrêté de poser la question, parce que ça n’avait pas réellement
d’importance. Elle n’était plus là, un point c’est tout.
Je n’ai pas la force de m’occuper de cette pièce ce soir. Je ne pense pas
avoir la force de m’occuper de quoi que ce soit ce soir. Je sors donc pour ne
pas déranger plus longtemps ces fantômes. J’ai besoin d’évacuer cette
nostalgie, cette tristesse et cette colère sous-jacente.
Dans ma chambre je récupère mon sac de sport, que je ne défais
pratiquement plus. En claquant la porte derrière moi, je me retrouve face à
la quatrième porte. Je repense à sa proposition. Peut-être devrais-je laisser
Chloé m’aider finalement. Au moins pour cette partie. Ce qu’il y a à
l’intérieur lui appartient après tout.
Dans la voiture, je repense à ma relation avec elle, qui a tant évolué.
J’aime beaucoup la personne que je découvre. Une jeune femme forte,
indépendante, intelligente, qui a confiance en elle et qui s’occupe des autres
avec sincérité. En fréquentant la salle de sport du club où elle travaille j’ai
eu plus d’une fois l’occasion de la voir enseigner. C’est une professeure
patiente bien qu’exigeante et ses élèves l’adorent. Chloé est le parfait
résultat d’une enfance joyeuse, entourée d’amour et d’encouragements. Ce
que je n’ai pas eu. Seulement, je sais à présent que je n’ai pas le droit de le
lui faire payer. Et de toute manière ce n’est plus ce que je veux. Moi aussi je
veux côtoyer une partie de sa lumière.
Ainsi, chaque fois qu’elle veut bien me la faire partager, je profite de
son aura radieuse. Avec un sourire dans les couloirs du lycée, un biscuit
partagé au secrétariat, un café offert le jeudi après-midi, ou encore des
souvenirs en commun au détour d’un éclat de rire. Tout est bon à prendre et
à savourer avec elle. Cependant, maintenant qu’il y a goûté, mon corps en
réclame plus. Et il me le rappelle chaque fois que je la vois danser à travers
les vitres du studio quand j’arrive au club, chaque fois qu’elle déambule en
leggings et débardeur entre deux cours. Mon sang s’échauffe dès qu’elle rit
aux blagues de l’idiot de surfeur qui garde l’entrée du club, dès qu’elle lui
touche le bras, inconsciente de l’effet qu’elle produit. Mon cœur s’emballe
chaque fois que son sourire m’est destiné, que ses yeux me trouvent. Chloé
est lumineuse et elle m’attire comme un papillon. Et je crains de n’avoir
plus d’autre choix que de me brûler les ailes.
Il ne fait pas tout à fait nuit lorsque je me gare sur le parking du club.
Pourtant il semble y avoir du monde à l’intérieur du bâtiment. Je me gare
toujours sur le côté de la bâtisse dans l’espoir débile de la voir à travers les
grandes baies vitrées qui donnent sur le studio de danse. Nous sommes
samedi soir, son dernier cours vient de commencer et je la vois montrer un
enchaînement à ses étudiants du cours adolescents le plus avancé. Je ne
m’attarde pas, il est hors de question que je passe pour un obsédé. Il me
reste un peu de dignité. Je fais donc le tour du bâtiment tout en la regardant
à la dérobée. Elle est pleinement plongée dans son travail, le monde
extérieur n’existe plus pour elle.
Je ne salue pas Virgil à l’accueil. On ne s’aime pas, ce n’est pas la peine
de faire semblant. Et de son côté, s’il a relevé la tête pour voir qui se
présentait au club, il l’a bien vite détournée quand il a vu que c’était moi. Je
passe aux vestiaires pour y déposer mon sac et, armé de ma serviette et de
ma gourde, je me dirige vers les tapis de course.
Après un bon échauffement, je prends possession des machines de
musculation. Je n’ai pas oublié le regard de Chloé sur moi dans la salle de
sport du lycée. Son incapacité à se concentrer, ses yeux pleins d’envie, ses
lèvres entrouvertes. Sans vouloir me vanter, je suis plutôt passé maître dans
l’art de discerner les signes du désir. Donc, comme un con, je m’entraîne
deux fois plus fort dans le seul but de les déclencher de nouveau chez elle.
Mais c’est à peine si elle me remarque quand je suis au club.
Heureusement que je ne fais pas de sport que pour elle. Sous les poids
et l’effort j’oublie vite mes problèmes, je me concentre sur ce que je suis en
train de faire. Je me sens libre, je n’ai pas de responsabilités ou d’objectif
autre que de me dépasser. Je m’évade aussi sûrement qu’avec un livre. La
fatigue et l’anesthésie en plus.
Je me retrouve pratiquement seul avec mes haltères alors que le club se
vide à mesure que le temps passe. Bientôt le dernier autre gars présent entre
les murs s’éloigne pour retrouver sa femme et ses enfants. Il récupère
d’ailleurs sa fille la plus âgée à la sortie du cours de Chloé, qui se termine
lui aussi. Il me reste encore une heure avant que le club ne ferme ses portes
pour la nuit. Je vois Virgil qui me lorgne de loin, il espère peut-être que je
vais me casser pour pouvoir fermer en avance. Et se retrouver seul avec
Chloé. Mais je n’en ai pas envie. Ni d’arrêter de soulever mes haltères. Ni
de le laisser seul avec Chloé. Il finit par retourner derrière son comptoir
pour s’occuper de sa paperasse.
Je ne suis jamais resté aussi tard au club. Une demi-heure plus tard j’ai
enfin mon compte. Je suis épuisé. La fatigue physique a chassé la fatigue
émotionnelle. Je me sens mieux. En me dirigeant vers les vestiaires, ma
serviette autour du cou, je suis surpris de voir encore de la lumière
provenant de la salle de danse. Une douce musique s’en échappe également.
Le réflexe du papillon est de retour, et je m’approche doucement de la
porte.
Chloé est là. Seule. Dos à moi. Une jambe posée sur la barre, elle fait
doucement glisser son talon jusqu’à se retrouver en grand écart contre le
mur. J’ai bien conscience qu’il ne s’agit que d’un étirement, mais la voir
ainsi m’excite rapidement. Après quelques à-coups pour tester les capacités
de ses muscles, elle se redresse pour faire le même étirement de l’autre côté.
Ses gestes sont gracieux, comme toujours. Elle semble parfaitement en
accord avec son corps et la musique. Elle en suit le rythme lent sans avoir
l’air de s’en rendre compte, comme si les notes l’animaient. J’ai la
sensation que si je coupe la musique elle s’effondrera comme une poupée
de chiffon.
Je ne devrais pas rester ici sans m’annoncer, comme un putain de
voyeur, mais je suis incapable de décrocher mon regard d’elle.

Chloé
Pour faire craquer mes vertèbres et travailler ma cambrure, je me
penche en arrière tout en me retenant à la barre de danse. Quand j’ai la tête
complètement à l’envers j’ouvre les yeux. Et c’est là que je le vois qui
m’observe. Mon cœur rate un battement, mais je me force à tirer calmement
sur mes bras pour me redresser. Une fois de retour face au mur je pousse un
petit soupir d’aise et plaque un sourire sur mon visage. Prête, je me tourne
vivement vers lui tout en me retenant à la barre.
— Ça fait longtemps que tu es là ? demandé-je d’un ton plus posé que
je ne le suis vraiment.
J’ai pris l’habitude de me retrouver confrontée à Jayden, mais
uniquement si je suis préparée mentalement à résister au désir qu’il
déclenche en moi. Un désir d’autant plus ardent que notre relation ne fait
que s’améliorer. Je peux difficilement nier que nous sommes devenus amis.
Mouais. Je n’ai pas vraiment envie de déshabiller mes autres amis.
— Non, je viens d’arriver, répond-il de sa voix grave. Je suis resté plus
longtemps que d’habitude, et j’ai vu de la lumière, donc je suis venu voir.
Une toute petite partie de moi est déçue qu’il ne soit pas resté
uniquement pour moi. Sa présence n’est qu’un hasard.
— Le club va bientôt fermer, déclaré-je simplement, ne sachant pas
quoi dire d’autre.
De toute évidence il le sait puisqu’il a déjà toutes ses affaires dans les
mains et que ma remarque déclenche le sourire en coin que je connais bien.
Son débardeur gris est taché de sueur et son short lui colle aux cuisses. Il a
clairement besoin de prendre une douche et la petite perverse que je suis a
grandement envie de l’y accompagner. Un silence passe. J’ai envie de
parcourir la distance qui nous sépare, mais je ne bouge pas d’un pouce. La
tension n’est pas toujours aussi palpable entre nous, mais là je la sens
m’écraser les épaules et le cœur. J’ai appris à aimer nos échanges depuis
quelque temps, et bien que le désir soit toujours présent je parviens à le
maîtriser pour passer un bon moment avec Jayden. Je dois juste faire
comme d’habitude. Je ferme donc les yeux une seconde pour revêtir mon
costume d’« amie ». Une inspiration plus tard, mon sourire se fait moins
crispé.
— Mais tu as l’air d’avoir bien besoin d’aller prendre un verre, ajouté-je
ensuite. Je n’en ai plus pour longtemps, ça te dit ?
Aller boire un verre, c’est un truc que font les amis ensemble, non ?
Oui, tout à fait. Et le temps qu’il aille se laver et se changer je pourrai me
préparer mentalement à passer la soirée en sa compagnie, en toute amitié.
— Je peux peut-être t’aider, suggère-t-il en plombant tous mes projets.
— M’aider à quoi ?
— À t’étirer. C’était bien ce que tu étais en train de faire, non ?
Je reste interdite. Je ne comprends pas bien ce qu’il me propose
exactement. Il pose sa gourde près de la porte et fait glisser sa serviette de
son cou. Puis il s’approche de sa démarche de félin, et en quelques grandes
enjambées il me surplombe de sa taille.
— Je peux sans doute faire un meilleur boulot que la barre, souffle-t-il à
moins d’un mètre de moi. Après on ira boire ce verre si tu veux. J’en ai bien
besoin, tu as raison.
Je veux lui demander pourquoi, mais à la place voici ce qui sort de ma
bouche hébétée :
— Euh… d’acc… d’accord.
Ridicule.
Jayden se rapproche encore plus. Lui est détendu, je ne décèle pas
l’attitude de séducteur qu’il a pu utiliser par le passé pour me déstabiliser.
— Alors, que dois-je faire ?
Je réfléchis une seconde aux étirements qu’il me reste à faire. Mais
avant que je n’aie le temps de lui donner la moindre explication une autre
voix me fait sursauter depuis la porte de la salle.
— Chloé, je vais fermer.
Virgil.
Je me penche sur le côté pour voir mon collègue derrière le torse de
Jayden, qui est décidément très proche. Je ne sais pas ce que voit Virgil ni
ce qu’il en pense, mais il ne sourit pas. Ce n’est pas habituel. Pas plus que
sa présence dans la salle. D’habitude, le samedi, il sait que je ferme la
boutique, car j’en profite pour me défouler et faire mes étirements. Sous
mon nez, le corps de Jayden s’est raidi.
OK. Il y a un truc entre ces deux-là qui m’échappe.
— Je vais fermer, Virgil, réponds-je en souriant à mon ami. Comme
d’habitude.
— Je suis surtout là pour lui, réplique néanmoins mon collègue en
désignant le dos de Jayden, qui ne s’est toujours pas éloigné de moi. Il ne
faut plus de clients dans les locaux après les heures de fermeture.
— Je vais m’en occuper. Jayden partira en même temps que moi, ne
t’inquiète pas.
Visiblement cette réponse ne lui plaît pas, car il fronce les sourcils. Il
nous jette un dernier regard désapprobateur avant de hausser les épaules.
— Très bien, comme tu veux. Mais s’il y a le moindre problème je serai
obligé de te dénoncer.
— Je le surveille, assuré-je.
— Ah oui ? souffle Jayden, si bas que je suis la seule à l’entendre.
Il est si près que sa chaleur me brûle la peau. Son souffle sur mon cou
dans son sous-entendu me fait rougir. Je me force néanmoins à rester de
marbre.
— Très bien, soupire finalement Virgil. Fais attention, OK ?
— Bien sûr.
Et dans un dernier soupir sa tignasse blonde quitte la pièce. Je me
retrouve seule avec Jayden, qui se trouve à peine à quelques centimètres de
moi. Je suis obligée de lever la tête pour voir son visage, sinon je me
retrouve à contempler ses pectoraux. Non pas que cela me déplaise, mais je
ne dois pas m’égarer.
— Alors par quoi on commence ? demande-t-il à voix basse lorsque
mes yeux rencontrent les siens.
Mon regard dévie vers sa bouche et j’aurais bien une idée. Une
mauvaise idée malheureusement. Je refoule donc mes désirs pour en revenir
à mes objectifs premiers.
— Je dois encore travailler mes écarts vers l’arrière, dis-je d’une voix
plus forte. Donc recule un peu.
Contre toute attente, il m’obéit et je me retourne face au mur. J’ai
parfaitement conscience de son corps derrière moi et j’espère tout autant
que je n’espère pas qu’il se rapprochera.
— Je vais lever la jambe aussi haut que je le pourrai, expliqué-je en
ignorant superbement mon trouble. Puis, quand elle sera arrivée en haut, tu
n’auras qu’à attraper ma cheville et à pousser pour augmenter l’écart le plus
possible. Pousse juste un peu plus loin que la résistance.
J’ai l’habitude d’expliquer les étirements de souplesse à mes élèves, je
fais donc comme s’il était l’un d’entre eux.
— Je ne risque pas de te faire mal ? s’inquiète-t-il alors qu’il
réceptionne ma cheville droite pratiquement déjà à la verticale.
— Si c’est le cas, je te préviendrai, réponds-je, le buste à l’horizontale.
Tu ne m’as jamais fait de mal, Jayden. Pas physiquement en tout cas,
pensé-je alors qu’il fait exactement ce que je lui ai demandé. Sa main me
réchauffe la cheville, si bien que je ne sens pratiquement pas la douleur
habituelle quand je force mes muscles à s’étirer plus qu’ils n’en sont
techniquement capables. Bien sûr, à mon niveau il s’agit plus d’entretien
que d’autre chose, donc je n’ai normalement pas besoin de partenaire pour
forcer. Ça fait d’ailleurs très longtemps qu’on ne m’a pas aidée ainsi à
m’étirer.
J’intime un mouvement de descente à ma jambe et Jayden suit
docilement le mouvement. Quand je me redresse il est juste derrière moi. Je
sens son torse contre mon dos et son souffle sur ma nuque. L’odeur de son
déodorant mêlée à celle de sa transpiration m’emplit les narines. Puis je
romps ce contact pour lever la jambe gauche. Pendant très longtemps, cette
jambe a été ma faiblesse, j’étais bien moins souple de ce côté-là. Pourtant
avec les mains de Jayden sur moi, l’une sur ma cheville et l’autre
accompagnant mon mouvement de balancier sur ma hanche, mes muscles
cèdent plus facilement du terrain.
Après quelques secondes je fais redescendre cette jambe également.
Nous recommençons ce manège plusieurs fois de suite en silence.
Une partie de moi a pleinement conscience de la proximité de nos corps
ainsi que de la suggestivité de nos postures. Mon cœur bat la chamade et
mon bas-ventre se remplit de chaleur, ce qui n’a rien à voir avec l’effort.
J’ai déjà pratiqué ces étirements avec des collègues masculins, mais aucun
ne m’a fait cet effet-là. Peut-être aussi parce qu’ils ne prenaient pas un
malin plaisir à me frôler aussi sensuellement que Jayden. Après la dernière
série, mon souffle est court, haletant. Et tout ce que j’espère c’est qu’il ne
s’en apercevra pas. À la fin de l’exercice, ses mains sont toujours sur mes
hanches. Environ cinq centimètres nous séparent encore. En essayant de me
retourner pour lui faire face et passer à la suite je comprends pourquoi. Mes
fesses ont effleuré ses hanches et je découvre qu’il n’est clairement pas
insensible à ce qui se passe entre nous.
— Ne bouge pas, grogne Jayden en lâchant mes hanches pour déposer
les mains sur la barre de part et d’autre des miennes.
J’obéis. Incertaine de ce que je veux. Je veux qu’il s’écarte. Mais je
veux aussi qu’il franchisse ces cinq foutus derniers centimètres. Son souffle
est fort mais régulier dans mon cou. Comme s’il tentait de reprendre ses
esprits. Parfaitement immobile, je décide de l’y aider.
— Pourquoi as-tu besoin d’aller boire un verre ? demandé-je
doucement, comme si j’ignorais le problème.
Il pousse un profond soupir tout en posant le front à la base de ma
nuque. Je me fige, ne remue même plus un orteil, c’est tout juste si je ne
cesse pas de respirer. Puis, dans une grande inspiration il pousse sur ses bras
et trouve la force de s’éloigner de moi.
— J’ai commencé à ranger la maison, déclare-t-il en se passant une
main sur le visage.
Oh ! À sa place j’aurais également besoin de boire. Ranger les affaires
de son père ne doit pas être très évident. Ça ne l’a pas été pour le mien il y a
trois ans et pourtant j’avais maman pour me soutenir. J’ouvre la bouche
pour proposer mon aide, quand je me souviens qu’il l’a déjà plusieurs fois
déclinée.
— Je n’ai fait que la chambre d’amis, mais…
— Mais c’était la pièce la plus facile, terminé-je à sa place.
Il plante ses yeux noisette dans les miens et je sais que j’ai vu juste.
— Si ta proposition tient toujours, reprend-il, je voudrais bien un coup
de main finalement.
J’en reste bouche bée.
— Au moins pour ta chambre, ajoute-t-il très vite. Je ne saurais pas quoi
faire de tout ça.
Oui, voilà qui est bien plus logique. Je n’ai pas dormi dans cette
chambre depuis des années, mais je me souviens parfaitement à quoi elle
ressemble. Et, même si Jayden ne semble plus m’en vouloir, je me doute
que la vision de cette pièce doit réveiller encore plus de vieilles blessures.
— Bien sûr, dis-moi juste quand tu as besoin que je vienne et je m’en
occuperai.
— Merci.
Nous nous observons, légèrement gênés après tout ce qui vient de
circuler entre nous. Puis mon regard se pose sur l’horloge digitale dans son
dos. Il est tard. Et mon estomac crie soudain famine.
— Il est déjà 21 heures, indiqué-je, il est temps que je ferme le club
avant de me faire tirer les oreilles.
Ma remarque détend un peu l’atmosphère. Jayden a retrouvé son
sourire. Il est encore léger, mais il est là.
— Ça te dirait qu’on prenne des plats à emporter en ville ? Je n’habite
pas très loin et je dois encore avoir une bonne bouteille de tequila quelque
part.
— Chez toi ? répond-il, comme pour s’assurer de ce qu’il vient
d’entendre.
— Hum… oui ?
Il s’empare ensuite de ses affaires restées devant la porte.
— C’est d’accord, ça me va comme plan. Je peux prendre une douche
ici avant de partir ?
Je hoche la tête, dans un état second, et il disparaît dans le couloir
sombre.
Je ne suis pas certaine qu’inviter Jayden à manger et picoler chez moi
ce soir, après ce qui vient de se passer entre nous, soit la meilleure des
idées, mais c’est visiblement la vie que j’ai choisi de mener.
CHAPITRE 16

Jayden
Toutes les maigres réserves d’alcool de Chloé y sont passées. Et son
petit appartement n’est plus qu’un champ de bataille dont les bouteilles de
bière vides sont les cadavres. Les plaids si bien pliés sur son grand canapé
d’angle sont désormais en pagaille sur nos jambes et sa table basse croule
sous les emballages de nourriture asiatique que nous avons apportée puis
dévorée.
L’appartement de Chloé n’est pas très grand mais confortable. Je l’envie
presque, moi qui me sens si seul dans mon immense maison. Le canapé
prend pratiquement toute la place, de l’entrée jusqu’au mur vitré qui sépare
le salon d’un petit couloir. La cuisine ouverte nous a permis d’être
rapidement ravitaillés en bières fraîches dès qu’une bouteille se vidait.
Je passe une soirée très agréable. Je ne suis pas plus étonné que ça
cependant. Tous mes moments avec Chloé, depuis que j’ai cessé de me
comporter comme un con, sont agréables. J’aime vraiment passer du temps
avec elle.
Même si sa séance d’étirements ne cesse de me revenir à l’esprit chaque
fois qu’elle se lève pour faire un aller-retour jusqu’au réfrigérateur. Sa
démarche chaloupée et gracieuse m’enflamme les sens à chaque fois, et
l’alcool ne m’aide pas le moins du monde. Et quand elle parle j’ai un mal
fou à détacher mon regard de sa bouche, que j’imagine en train de faire bien
d’autres choses. Chaque fois que nos peaux se frôlent je manque de me
retrouver tout aussi indisposé que dans la salle de danse.
Bordel ! Écarter ses jambes comme ça… obligé de me rapprocher de
son bassin pour exercer la bonne pression, j’ai cru que j’allais devenir fou.
Et elle l’a parfaitement senti. J’ai dû rassembler toute la virginité d’un
couvent dans mon esprit pour réussir à m’éloigner d’elle. Malgré tout ça, je
n’ai pas réussi à refuser sa proposition, même si j’ai parfaitement
conscience qu’il était idiot de la suivre chez elle. Dans un espace confiné.
Sans le moindre risque d’intervention extérieure. Je dois être complètement
masochiste.
Pourtant je suis incapable de rester loin d’elle. Même sur ce canapé bleu
canard, démesurément grand, je suis obligé de me tenir au plus près d’elle.
Ça n’a pas l’air de la déranger cela dit. Depuis plusieurs heures nous rions
comme des baleines. Nous partageons des souvenirs. Ces rares bons
souvenirs que nous avons en commun, d’un temps presque lointain. Une
époque où j’étais encore trop jeune pour vraiment souffrir de notre écart de
traitement. Une brève période de félicité. Chloé aurait pu être une petite
sœur pour moi si…
Si quoi ?! me souffle une petite voix. Si ton père n’avait pas été aussi
con ? Si tu n’étais pas si revanchard ? Si tu t’étais senti plus aimé ?
Dans tous les cas il est trop tard.
— Tu te souviens quand on a enterré Matthew dans le sable si
profondément qu’il ne pouvait plus se libérer ?
— Ça m’a pris des heures pour creuser le trou ! me souviens-je.
Chloé rit, ravie de voir que je me remémore cet événement également.
— Je me souviens aussi que tu as tant sautillé autour de sa tête que tu as
tassé le sable. C’est pour ça qu’il ne pouvait plus sortir.
Son fou rire se transforme en hurlement. Je me souviens parfaitement de
cet après-midi-là. La malice de Chloé a seulement été pointée du doigt alors
que j’ai été salement réprimandé pour la suite de l’histoire.
— C’est vrai, avoue-t-elle. Mais après, sous le regard médusé de ton
père, tu m’as prise par la main et on est retournés à la maison pour manger
des glaces.
— La diversion parfaite, acquiescé-je. Tu en as tellement mangé que tu
as eu mal au ventre toute la nuit.
— Je m’en souviens, j’ai souffert le martyre, pouffe-t-elle.
— Tu as empêché toute la maison de dormir, mais tu n’arrêtais pas de
répéter que ça valait le coup.
La petite Chloé d’à peine cinq ans, pliée en deux sur les toilettes, me
revient en mémoire et m’arrache un sourire nostalgique. C’est cette nuit-là
que j’ai définitivement compris qu’être proche d’elle ne m’apporterait que
des ennuis.
— Et tu t’es fait disputer, dit-elle en essuyant une larme de rire au coin
de ses yeux.
Je me rembrunis un peu. Pour ma part, le souvenir cesse d’être plaisant
à partir de là.
— Disputer est un euphémisme.
L’ensemble des adultes s’en est donné à cœur joie. Tout m’est retombé
sur le dos. Mon père coincé dans le sable, la disparition des glaces dans le
congélateur, les maux de ventre de Chloé. Sous prétexte que j’étais un peu
plus âgé, je devenais responsable. Et ce soir-là tout le monde a décrété que
je n’étais pas digne de confiance. J’avais dix ans, putain !
Chloé doit remarquer mon air plus sombre, car son rire cristallin
s’interrompt et je sens ses yeux bleus m’observer.
— C’est l’un de mes meilleurs souvenirs de vacances, avoue-t-elle
calmement. C’était mieux quand tu étais là.
Elle a baissé le regard quand je me décide à la dévisager. Encore une
fois, elle n’est en aucun cas responsable de la réaction des adultes. Mais
pour me tenir éloigné de son aura solaire je devais me convaincre qu’elle
me brûlerait. À présent que je me trouve près d’elle, je me rends compte
que ce n’est pas le cas. Au contraire, elle me dispense une douce chaleur,
comme la couverture que dépose le soleil sur mes épaules au printemps.
Une mèche de ses cheveux noirs caresse sa joue et j’ai envie de la saisir
pour la dégager de son si beau visage. J’ai envie de sentir la douceur de ses
cheveux entre mes doigts. Ils sont si rarement détachés. Elle a pris une
douche au club, tout comme moi. Elle en est ressortie démaquillée et les
cheveux mouillés. Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle que sous la lumière
des étoiles alors qu’elle me guidait dans les rues de la ville où j’ai grandi.
Ils sont secs à présent, et ils semblent si légers.
— Je ne suis pas encore allée à la maison du lac, déclare-t-elle soudain
au milieu du silence qui s’est installé.
Remontant de mes songes capillaires, j’ai du mal à assimiler ses paroles
dans un premier temps. Puis je comprends. C’est là que s’est déroulé ce
souvenir que nous venons de partager. C’est donc à cela qu’elle pensait
alors que je la dévorais des yeux.
— Pas depuis que tu en es la propriétaire ? murmuré-je.
Je ne veux pas la brusquer. La dernière fois que nous avons abordé ce
sujet, j’ai fini par lui hurler dessus que je la détestais. Je veux qu’elle sache
que ce n’est plus ce que je pense.
— Non.
Puis elle hésite. Elle détourne encore plus le regard et je me doute de ce
qu’elle cherche à me dire.
— D’ailleurs, si tu le souhaites, je peux encore te la céder. Cette maison
aurait dû te revenir, comme le reste.
Bingo ! Elle me l’a déjà dit en sortant de chez le notaire. Mais je ne l’ai
pas crue, je ne l’ai pas écoutée. Cette fois, dans le ton de sa voix, je
comprends qu’elle était sincère dès le début. Elle est prête à abandonner cet
héritage pour moi. Elle est prête à me céder tous ces merveilleux souvenirs
qu’elle garde de la maison du lac. Juste parce que c’est ce qu’elle pense que
je veux. Juste parce qu’elle ne veut pas que je me sente toujours aussi spolié
par mon père même après sa mort. Juste parce que c’est elle et qu’elle est
généreuse. Mais je vois bien que cette maison et le fait que mon père la lui
ait cédée comptent à ses yeux.
Galvanisé par sa bienveillance, je me sens obligé de lui en rendre un
peu. Je me penche vers elle, franchissant les pauvres centimètres qui nous
séparent, et prends sa main dans la mienne. Mon geste a pour effet de lui
faire relever ses yeux magnifiques, rendus brillants par l’émotion et par
l’alcool, dans ma direction. Je lui souris tendrement, pour qu’elle
comprenne que moi aussi je suis sincère.
— Non. C’est mieux comme ça. Il te traitait comme sa fille, tu mérites
cette maison. Je pense que tu y as passé plus de temps que moi, tu dois y
avoir plus de souvenirs.
C’est aussi ce que je lui ai répondu, à quelques détails près. Mais cette
fois je pense chaque mot.
— Pourquoi as-tu cessé de nous y accompagner ?
Sa question me prend au dépourvu. Et je me redresse, lâchant sa main,
laquelle recommence à triturer le plaid sur ses genoux. J’ai immédiatement
envie de la reprendre dans la mienne. Mais à la place je passe nerveusement
les doigts dans mes cheveux, à la recherche de la bonne réponse.
— Parce que je préférais rester avec mes amis en ville, affirmé-je.
En tout cas c’est toujours ce que j’ai clamé haut et fort jusqu’à ce qu’on
m’autorise à rester seul à la maison.
— Ça, c’est l’excuse que tu servais à ton père. Je veux la vraie raison,
réplique Chloé, pas dupe de mon prétexte bidon, pas après tout ce que je lui
ai balancé et confessé.
— Je m’y sentais seul, avoué-je finalement dans un soupir. Il s’occupait
de toi toute la journée, alors je me retrouvais souvent tout seul. Je n’avais
pas d’amis là-bas et je m’ennuyais.
Plus le fait que plus je grandissais et plus je me sentais en décalage avec
cette petite fille de cinq ans ma cadette.
— Tu aurais pu te joindre à nous, contre-t-elle d’une petite voix.
— C’est vrai et j’ai essayé si tu te souviens bien.
Elle ne trouve rien à me répondre. Parce qu’elle sait que j’ai raison, en
atteste la petite histoire que nous venons de nous remémorer. Mais elle est
obligée à présent de reconnaître que nous n’en gardons pas exactement le
même souvenir.
— Je me sentais toujours un peu en retrait, comme si je plombais
l’ambiance par ma simple présence.
Un autre aveu. Pourquoi j’ai cette envie qu’elle me comprenne ?
Qu’elle entende ma version de l’histoire ? J’ai beau me creuser la tête, mon
cerveau n’a pas de réponse à me fournir.
— Je suis désolée, je ne me suis rendu compte de rien, murmure-t-elle,
penaude. C’est horrible de ressentir ça, ce n’est pas juste, ce qu’il a fait.
Un poids semble disparaître de mes épaules. C’est la première fois que
quelqu’un prononce ces paroles. Sans me dire d’aller de l’avant. Que la
vraie famille c’est celle qu’on se construit. Toutes ces conneries,
prétendument pour m’aider à accepter le rejet quasi constant de mon
paternel. Et je me rends compte que finalement la personne la plus indiquée
pour en parler se trouve près de moi sur ce canapé. Ce constat, je l’ai déjà
fait il y a sept ans. Auprès de celle que je pensais être une autre, alors que
ça a toujours été elle.
Je me décale sur le canapé. Nous sommes plus proches que jamais.
J’obéis à mon instinct, je repousse sa mèche rebelle derrière son oreille puis
fais glisser ma main le long de sa mâchoire. La peau de sa joue est douce,
parfaite. Je tourne son visage vers moi à l’aide de mes doigts sous son
menton, et je la regarde dans les yeux alors que je déclare sincèrement :
— Tu n’y es pour rien, je le vois à présent. Mais à l’époque c’était plus
facile de te détester.
Ses yeux sont si beaux, sa bouche est si attirante.
— Plus facile que le détester lui, j’imagine.
— Non. Lui, je le haïssais à la fin. Avant de partir à New York.
— Partir t’a fait du bien ?
Elle ne s’est pas défaite de mon étreinte et soudain le bout de mes doigts
me brûle. Je me recule. Chloé garde le visage tourné vers moi, et j’en suis
quelque part soulagé. Je réfléchis à sa question. À mes amis à New York,
amis que j’ai lâchés une fois mes études terminées. Je pense aux filles qui
ont partagé mon lit, toutes de passage. Je pense à mon enchaînement de
postes, incapable de me lier d’amitié avec mes collègues tous plus âgés. Je
pense à ma solitude. Peut-être que partir n’a rien changé finalement.
— Je ne sais pas trop. Je serais tenté de te dire oui. Mais en vérité… je
suis toujours aussi seul, je réponds honnêtement.
C’est à mon tour de détourner le regard. Et au sien de me relever la tête
d’une main douce mais ferme. Elle plante son regard bleuté dans le mien et
déclare très sérieusement :
— Tu n’es pas seul, Jayden. Tu ne l’as jamais été.
Je sais que dans le fond elle a raison. Mon incapacité à garder mes amis,
à me lier aux autres de façon permanente, vient de moi. Je repense à
Alexander, qui malgré ma disparition il y a douze ans a su retrouver le
chemin de ma porte à mon retour. Je regarde Chloé qui, bien qu’elle ait
retiré sa main de mon visage, ne s’est pas éloignée. Elle a raison, il ne tient
qu’à moi de ne plus être seul. Et je sais aussi que je la veux dans ma vie
désormais. Pas pour faire plaisir à mon père, qui de toute façon n’est plus
de ce monde, pas pour remplir un devoir fraternel débile. Non je la veux
dans ma vie parce que sa présence me fait du bien. Comme elle m’a fait du
bien il y a sept ans. Ça n’a pas grande importance qu’elle ne s’en souvienne
pas.
— Bref, cette maison est à toi, tu peux en faire ce que tu veux, je lâche
avant que le silence ne s’éternise. Enfin, si tu pouvais juste éviter de
repeindre les murs en rose, ajouté-je avec un sourire taquin.
— Hé ! s’exclame-t-elle en me donnant un coup de poing dans l’épaule.
Ce n’est pas ma faute si tout le monde a décidé de peindre mes murs de
chambre de cette couleur sur le simple fait que je l’aimais. Tu vois,
aujourd’hui mes murs sont tout ce qu’il y a de plus blanc !
Elle me désigne son appartement d’un large mouvement du bras,
m’invitant à constater ses dires par moi-même.
— Oui, je vois. Et je comprends aussi nos parents. Petite, n’importe
quel objet, il te le fallait en rose ou rien.
Sous mon regard rieur, je la vois qui s’empourpre. Je trouve son visage
encore plus adorable dans cette couleur. Qui s’apparente un peu à sa couleur
préférée après tout.
— Je ne savais pas que tu l’avais remarqué. Je pensais que tu ne me
regardais même pas, fait-elle d’une toute petite voix.
Et je comprends que la petite fille qu’elle était souffrait de ma froideur.
De nouveau j’ai envie de me justifier. Pour réparer mes erreurs.
— Je te voyais, Chloé, c’est juste que… je ne voulais pas t’aimer. Je ne
le pouvais pas. Je n’aurais pas pu te détester sinon.
Elle relève le regard vers moi et je défaille. Nos visages sont bien plus
proches qu’ils ne l’ont été depuis un sacré bout de temps. Je sens son
souffle sur mes lèvres.
— Et maintenant ?
— Et maintenant je te vois, et je te regarde, je réponds dans un état
second. Et je ne te déteste pas.
Son visage et ses lèvres sont vraiment très proches. Je sens sa chaleur, je
vois sa lumière, et j’ai soudain très envie de me brûler à son contact. Son T-
shirt a glissé, et je pose une main sur son épaule dénudée. Je vois dans son
regard déviant sur ma bouche qu’elle en a autant envie que moi.
Il ne m’en faut pas plus.
J’effleure sa bouche, doucement d’abord, puis plus fort. D’un
mouvement vers l’avant elle approfondit notre baiser. Je me souviens de la
première fois que j’ai embrassé Joy il y a sept ans. Ce n’est en rien
comparable. Ce baiser est moins sauvage, bien plus tendre, plus mûr. C’est
le baiser que je voulais.
Soudain, Chloé se détache de mes lèvres et recule d’un bon mètre, me
forçant à lâcher sa nuque.
— Je crois qu’on a un peu abusé de la boisson.
Son regard est réellement alarmé. Vient-elle de se souvenir de notre
premier baiser elle aussi ? Non. Elle a l’air perdue. Elle pense peut-être
encore que je me joue d’elle. J’ai du travail pour lui enlever cela de la tête.
— Il y a trop de choses entre nous, Jayden. Ton père, tes douze ans
d’absence…
Notre nuit à l’université, j’ajoute pour moi-même. Pas elle. L’évite-t-
elle ou l’a-t-elle vraiment oubliée ? Peut-être n’ose-t-elle pas m’en parler.
Après tout, j’agis comme si je ne l’avais pas reconnue. Elle craint peut-être
ma réaction. Je n’étais pas dans les meilleures dispositions envers elle à
cette époque.
— Ce baiser n’était pas une bonne idée, conclut-elle. Et aller plus loin
serait une erreur.
Elle a bien l’air résolue. J’ai envie de lui crier que ce sont des conneries.
Que je la connais désormais et que je la veux. Elle, Chloé, la jeune femme
de vingt-cinq ans. La danseuse talentueuse, la prof généreuse, le rayon de
soleil du lycée. J’ai besoin d’elle. Mais justement, comme j’ai besoin d’elle
dans ma vie, je suis capable de ne prendre que ce qu’elle me donnera. Si ce
n’est que de l’amitié, ainsi soit-il. Je rentre donc dans son jeu et me recule à
mon tour.
— Tu as raison, tu pourrais être ma petite sœur. Pour mon paternel, c’est
ce que tu étais.
J’entrevois un petit air de déception dans ses yeux, bien vitre contredit
par son soupir de soulagement. Sans m’accorder un regard, elle consulte
l’écran de son téléphone, qui traîne sur la table basse au milieu des cadavres
de notre soirée.
— Je crois qu’il est l’heure d’aller se coucher, déclare-t-elle.
Puis elle pose enfin les yeux sur moi. Et sur les bouteilles vides. J’en
fais le tour aussi. Il est super tard. Et j’ai beaucoup bu. Ce qu’elle a bien
remarqué aussi.
— Tu peux rester là, je ne me vois pas te laisser repartir en voiture dans
cet état.
Et responsable avec ça.
— Rester là ?
Mais il n’y a qu’une chambre. Après m’avoir gentiment repoussé, elle
ne me propose tout de même pas de partager platoniquement son lit, tout de
même ? Je pense que ma fierté n’y survivrait pas.
— Sur le canapé, je vais t’apporter des couvertures, s’empresse-t-elle de
préciser, rouge écarlate.
Elle joint aussitôt le geste à la parole. Je me retrouve avec un plaid
supplémentaire, plus grand que les deux autres, et un oreiller tout droit sorti
de son lit. Je suis jaloux de son jumeau qui va passer la nuit avec elle.
— Merci, Chloé, dis-je en m’installant sur le canapé, encore assez grand
pour en mettre un deuxième comme moi.
Ou la mettre, elle.
— Je suis désolé, m’entends-je dire alors qu’elle s’éloigne vers sa
chambre.
Elle s’arrête à mi-chemin.
— De quoi ?
— D’avoir été aussi mesquin avec toi.
— T’inquiète, je comprends. Je l’aurais sûrement été aussi à ta place.
De nouveau sa sincérité me touche.
— Bonne nuit, Chloé.
— Bonne nuit, Jayden.
Et elle disparaît dans sa chambre comme si la lumière du salon lui
brûlait la rétine.
CHAPITRE 17

Chloé – Sept ans plus tôt


Étrangement je ne ressens aucune nervosité à me retrouver seule avec
lui dans sa chambre. Nous avons descendu les escaliers de secours jusqu’à
une fenêtre du quatrième étage. Nous avons atterri dans le couloir de son
appartement et Jayden m’a guidée par la main jusqu’à sa chambre. Elle a la
même odeur que lui. Un immense lit se trouve en face de la porte, les draps
parfaitement faits, les oreillers alignés. Sans compter la petite table de nuit,
le seul autre meuble présent est une grosse commode à ma droite.
Jayden me lâche la main et se dirige vers l’unique fenêtre de la pièce. Il
l’ouvre en grand, laissant entrer la douce brise de cette fin de printemps. Le
vent fait onduler les rideaux et la lumière de la lune envahit l’espace. Mes
yeux s’habituent enfin à l’obscurité, si bien que je vois Jayden s’approcher
de moi, les yeux brillants d’un désir contenu. Je n’ai pas bougé d’un pouce
depuis qu’il a refermé la porte derrière moi.
Il prend mon visage en coupe entre ses grandes mains et m’embrasse
doucement les lèvres. Je m’abandonne à son baiser, refermant les mains sur
sa nuque. Ses doigts glissent de mes joues à mon cou, puis sur mes épaules,
mes bras, ma taille et enfin mes hanches. Il me presse contre lui et soudain
ses yeux ne sont plus la seule chose qui démontre le désir qu’il ressent pour
moi.
Je devrais être nerveuse, puisque je n’ai jamais fait l’amour de ma vie,
mais je ne le suis pas. Peut-être un petit peu. Juste un peu. Cependant j’ai
l’intime conviction que je prends la bonne décision. C’est avec Jayden que
je dois perdre ma virginité. Je dois avoir cette nuit avec lui. Après avoir
passé des années à fantasmer sur lui, j’estime que cette nuit me permettra
d’aller enfin de l’avant. Ce n’est pas comme si j’imaginais une relation avec
lui. Non. Il y aura cette nuit. Puis je partirai. Je disparaîtrai. J’avoue qu’à ce
moment je ne suis pas certaine d’en être capable. Et pourtant…
— Si tu as changé d’avis, chuchote-t-il en s’écartant légèrement de mes
lèvres, il n’y a aucun problème, on s’arrête là.
Je le regarde, complètement sidérée. Pourquoi l’unique défaut de cet
homme est-il qu’il me déteste ? Je secoue la tête. Plus question de se laisser
distraire par mon esprit. Je réfléchis trop, dit ma mère. Et elle a bien raison.
— Non, j’en ai envie.
Mais ma voix tremble un peu et il esquisse un mouvement de recul. OK,
je dois me montrer plus convaincante. Je réunis toute ma confiance en moi
et chasse mes insécurités. Je raffermis ma prise sur son épaule pour
l’empêcher de s’écarter davantage, et plonge les yeux dans les siens. Ils
paraissent plus sombres sous la faible luminosité de la lune. Esquissant un
sourire mutin, je fais glisser l’une de mes mains entre nous. Le long de son
torse puis jusqu’au renflement de son pantalon. Et j’ai la satisfaction de le
voir retenir sa respiration.
— Du moins, tout autant envie que toi, déclaré-je en me mordillant la
lèvre inférieure.
Et dans ses yeux je vois une digue se rompre. Il s’empare de mes lèvres
avec sauvagerie, me plaquant si fort contre lui que je me cambre. Ma main
remonte sous son T-shirt pour caresser son ventre merveilleusement musclé
et son dos. Sa peau est douce et glabre. Il se recule tout aussi sauvagement
pour retirer son habit et me faciliter l’accès à sa peau si chaude. Et je me
retrouve devant un Jayden torse nu, en jean et chaussettes. Je n’ai jamais
rien vu d’aussi sexy. Autant dire qu’il a bien fréquenté la salle de sport
depuis son départ. Il est encore plus musclé et taillé que dans mes souvenirs
de vacances au bord de la piscine.
— Tout va bien ? demande-t-il devant mon air ahuri.
Il a levé un bras pour se gratter la nuque, gêné sous mon regard, faisant
ressortir ses muscles hallucinants. Et tout à coup je ne peux plus me retenir.
— Bordel, ce que t’es sexy, dis-je en me précipitant vers lui.
Nos lèvres entrent en collision pour un nouveau baiser sauvage. Nos
bouches se dévorent littéralement. Je n’ai jamais eu aussi faim de ma vie.
Ses mains me caressent, mais je veux plus. Tellement plus. Je suis peut-être
vierge, mais je suis loin d’être innocente. J’ai vu et fait des trucs. J’ai
embrassé, touché et caressé. On m’a embrassée, touchée et caressée. Mais
jamais de cette manière. Aucun de mes petits copains du lycée n’étant à la
hauteur de mes attentes en matière de sexe. J’ai donc toujours interrompu
les choses avant qu’elles n’aillent trop loin. Mais ce soir je veux aller trop
loin. Et même en revenir pour pouvoir y retourner.
Donc à mon tour je me dégage pour me débarrasser de mes vêtements.
Mon haut vole à travers la pièce et je me retrouve en soutien-gorge sous le
regard de Jayden. Je n’ai pas vraiment une poitrine proéminente, mais elle
est bien là. Il pense la même chose, car il s’approche de moi avec un air de
prédateur affamé et dépose ses deux mains sur elle, par-dessus mon sous-
vêtement. Rejetant la tête en arrière, je lui laisse le champ libre pour
déposer des baisers sensuels dans mon cou. Je sens ses dents et sa langue
jouer avec la peau sensible à cet endroit. Ce qui m’excite encore plus.
Complètement enivrée je ne sens pas quand il glisse les mains dans mon
dos pour dégrafer mon soutien-gorge. Ce dernier tombe au sol et je me
retrouve moi aussi à demi nue au milieu de la pièce. Jayden recule pour
observer son œuvre.
— Je pourrais en dire autant de toi, dit-il avec un regard appréciateur.
Je suis à l’aise avec mon corps et je sais que je suis sexy. Il n’est pas le
premier à me le dire. J’ai un corps de danseuse, taillé par le sport intensif
depuis l’enfance. Mais ça il l’ignore. Je n’ai pas le temps de me perdre dans
mes pensées cette fois, car il se saisit de mes deux seins. Sans la barrière de
tissu, ce contact m’enflamme d’autant plus. Je halète déjà quand il pose la
bouche sur ma chair. Et quand ses lèvres atteignent mon téton je cesse
totalement de respirer. Une vague de chaleur se répand entre mes cuisses,
me préparant à le recevoir. Mais pour le moment, les yeux fermés, la tête
rejetée en arrière, je savoure ses caresses et ses baisers.
Puis il s’empare de nouveau de mes lèvres et se presse contre moi. La
sensation de son torse nu contre le mien est encore plus enivrante. Chaque
nouvelle chose que je fais avec lui est meilleure que la précédente. Je ne
peux qu’attendre la délivrance finale. Je sais que ce sera merveilleux,
qu’importe ce qu’ont pu dire les filles du club de danse sur leur première
fois. La mienne est parfaite jusqu’ici.
— Il y a tant de choses que je voudrais te faire, là maintenant, rugit-il en
s’écartant de moi.
— Mais ?
— Mais je sens que j’ai encore plus envie d’être en toi.
Mon cœur rate un battement. Avant de repartir au galop.
— Alors fais-le, dis-je d’une voix que j’ignorais posséder.
Il ne faut pas le lui dire deux fois. La seconde suivante je suis allongée
sur le lit et Jayden s’affaire à me retirer mon pantalon et ma culotte tout en
me couvrant de baisers de la tête aux pieds. Je me redresse ensuite sur les
coudes pour le voir faire de même avec son jean. Puis son caleçon suit le
même chemin, et il se retrouve entièrement nu devant moi. Je retire
immédiatement ce que j’ai pu penser avant. J’ai devant moi l’homme le
plus sexy du monde. Jayden, nu dans les rayons de la lune, le désir dans les
yeux. De nouveau je sens mon propre désir bouillonner entre mes jambes et
je déglutis difficilement. Il est tellement beau. Ce n’est pas la première fois
que je vois un pénis dans ma vie, mais celui-là efface tous les autres. Grand,
et large juste ce qu’il faut. Sa peau semble si lisse à cet endroit que je ne
doute pas qu’elle soit d’une douceur extrême. Ce que je veux vérifier sur-le-
champ. Sans détacher mon regard de sa virilité, je me redresse en position
assise. Mais Jayden ne me laisse pas approcher et me repousse sur le lit
pour venir s’allonger sur moi. Et même si son corps repose si agréablement
sur moi je n’oublie pas mon objectif.
— Attends, je veux te toucher avant, réussis-je à souffler entre deux
baisers enivrés.
Il s’écarte de moi, étonné. Est-il possible qu’on ne lui propose pas si
souvent de lui donner du plaisir ? Non, c’est ridicule.
Je plonge de nouveau la main entre nous et pose enfin les doigts sur sa
verge tendue. Elle est si dure, si douce et chaude. Le visage de Jayden se
métamorphose. Il ferme les yeux sous le plaisir que mon mouvement de va-
et-vient lui donne. Son bras tremble. Enhardie par sa réaction je me fais
plus aventureuse, ralentissant l’allure pour presser la base de son sexe, puis
je remonte sur son gland, que je masse de mon pouce. Son souffle se fait
plus court encore et il manque de s’écraser sur moi.
— A… Arrête, halète-t-il contre mon épaule. Ou tout… tout… tout sera
terminé avant d’avoir vraiment commencé.
À contrecœur, je passe la main une dernière fois sur toute sa longueur,
puis me résigne à le lâcher. Il s’effondre sur le côté, laissant traîner une
main sur mon ventre, montant et descendant entre mes seins.
— J’ai l’intention de te faire jouir, dit-il avec un sourire doux.
Je lui souris moi aussi, mais d’une façon bien moins innocente.
— Il y a bien des façons de me faire jouir, rétorqué-je d’une voix rauque
en faisant glisser sa main vers le bas.
Jayden a un petit rire et se positionne au-dessus de moi.
— Et j’ai bien l’intention de passer la nuit à les chercher mais, là, je
voudrais tester celle-là, si ça ne te dérange pas, dit-il, toute timidité envolée.
Pour lui montrer mon assentiment, j’écarte les jambes pour le laisser
s’installer. Je n’ai rien à craindre, mon hymen n’est qu’un lointain souvenir
dont des années de danse et d’étirements ont eu raison. Je suis tellement
excitée que je ne risque pas d’avoir mal. Jayden ne soupçonnera pas une
seconde que je suis encore vierge au sens strict du terme. Il enfile un
préservatif d’une main de maître et se penche sur moi.
Je sens quelque chose à l’entrée de mon vagin. Je sais ce que c’est et je
le veux. Jayden m’embrasse de plus belle tout en s’enfonçant en moi. À sa
tête je comprends que je suis très étroite, mais je savoure tous les contacts
que je peux avoir avec lui. C’est encore meilleur que tout ce que j’ai pu
imaginer. Certaines décrivent ce moment comme une intrusion, la sensation
d’un corps étranger, mais moi je ne ressens rien de tout ça. Plutôt une
plénitude, la sensation que nous ne faisons qu’un. Et enfin, lorsqu’il semble
être au plus profond de moi, j’expire de soulagement. Je respire son odeur
dans son cou, embrasse sa clavicule et caresse son dos. Sur ce lit, le poids
de son corps sur le mien, je me sens à ma place, enfin ancrée sur terre.
Puis il commence à bouger. Ses mouvements s’impriment de manière
cadencée, à un rythme régulier. Et, croyez-moi, je sais à quoi m’en tenir en
matière de rythme. Mais celui-là est le meilleur de ma vie. Alors je
l’accompagne, me reculant et me rapprochant en même temps que lui, nos
souffles se mêlant entre nos baisers.
Il se redresse et fait passer mes jambes sur ses épaules. Et je le sens aller
plus loin encore en moi. Tout mon corps est si sensible que je sens
l’orgasme monter. Un énorme ballon se gonfle dans ma poitrine, et il
semble prêt à exploser. Relâchant mes jambes, Jayden se penche et saisit
l’un de mes tétons dans sa bouche. Ça déclenche ma perte, je crie dans le
silence de la nuit. Si fort qu’on doit m’entendre depuis la rue. Mais je m’en
fiche. Je prends mon pied, bordel !
Les coups de boutoir de Jayden s’accélèrent encore jusqu’à perdre leur
rythme régulier. Mais ça aussi je m’en fiche. Mon orgasme se prolonge, je
suis incapable de formuler une autre pensée que encore. Il perd le contrôle
et je le sens venir en moi. Il s’effondre contre mon corps, m’écrasant de tout
son poids. Je suis au paradis, mais je me fais une réflexion complètement
idiote. Je comprends enfin l’utilité des couvertures lestées.
Bien trop tôt à mon goût, Jayden se retire et roule sur le lit pour se lever.
Il se débarrasse du préservatif, auquel personnellement je n’ai pas pensé. Je
suis heureuse qu’il se montre responsable pour deux, car même si je prends
la pilule depuis mon premier petit copain il vaut mieux ne pas tenter le
diable. De plus, mon petit mensonge ne survivrait pas à un enfant ou une
maladie.
Sans un mot, Jayden rabat les couvertures et je viens me blottir contre
lui sous la couette.
Bien des heures plus tard, remplies de sexe endiablé, de conversations
animées et de confidences sur l’oreiller, Jayden s’endort. Je suis épuisée
aussi, mais je me force à résister au sommeil. Il est temps de dire au revoir.
Je l’observe donc dans son sommeil, ressassant tout ce qu’il m’a dit. J’en ai
plus appris sur lui au cours des cinq dernières heures qu’en treize ans. Et je
crois avoir compris ce qui le pousse à me détester autant. Ce n’est pas tant
moi que son père, le problème. Jayden reproche à son père de m’accorder
plus d’attention qu’à lui. Et je dois bien avouer que le manque d’affection
de son père semblait réel dans sa bouche. Je n’ai pas le même souvenir de
Matthew, mais peut-être a-t-il raison. Je me sens coupable. Lui ai-je, sans le
vouloir, volé son père ? Une question à laquelle je n’obtiendrai jamais de
réponse, car je ne peux parler de cette nuit avec personne.
Doucement, je lui caresse le front, un geste d’affection qui me permet
de voir qu’il dort profondément. La lumière du jour commence à envahir la
chambre et le réveil affiche 6 heures du matin. Je dois partir maintenant. Il
m’est impossible de faire face à Jayden aujourd’hui. Mon mensonge ne
tiendrait pas longtemps si on commençait à se fréquenter. Il finirait par
recevoir une photo, ou par parler de moi à quelqu’un, et tout serait fichu. Je
ne dois jamais le revoir, du moins pas avant des milliers d’années.
Donc, sans un bruit, je quitte ses bras chauds et le lit. Sur la pointe des
pieds, je récupère mes vêtements et m’habille à la hâte. Et mes chaussures à
la main je jette un dernier regard à sa merveilleuse silhouette endormie.
Puis je referme la porte derrière moi. Une fois dans le couloir, j’espère que
tout le monde a trop la gueule de bois pour être debout à cette heure-ci et je
me faufile jusqu’à la fenêtre par laquelle nous sommes entrés. Je pourrais
chercher la porte comme une personne normale, mais le but est de sortir le
plus discrètement possible. Je dois disparaître comme un fantôme, personne
ne doit me voir. J’ouvre la fenêtre le plus silencieusement possible et je suis
saisie par la brise fraîche du petit matin. Sans un regard de plus en arrière,
je sors et dévale les escaliers de secours jusqu’en bas.
CHAPITRE 18

Chloé – Aujourd’hui
Allongée dans mon lit je me retrouve incapable de dormir. Je suis là
depuis tellement longtemps que mes yeux se sont habitués à l’obscurité et
que je peux détailler les moindres détails de mon plafond. Tout ce que je
sens c’est l’excitation entre mes jambes et la dureté de la pointe de mes
seins sous les draps. Mon cœur bat à cent à l’heure. Je suis foutue. Mon
esprit tourne en boucle sur ce que je viens de partager avec Jayden. Dans la
salle de danse et dans mon salon. Mes lèvres sont encore brûlantes des
siennes. Je repousse les couvertures. J’ai bien trop chaud.
Je n’ai qu’une dizaine de mètres à parcourir pour le rejoindre sur le
canapé. Vu l’état dans lequel l’ont mis de simples étirements, je suis prête à
parier que je n’aurais pas besoin de beaucoup d’arguments pour le
convaincre d’aller plus loin qu’un baiser. Mais je ne le dois pas. Il y a trop
de secrets, trop de passif entre nous. Ce n’est pas bien. Et puis il m’a avoué
qu’il comptait repartir à New York dès que possible. Alors que j’ai construit
ma vie ici. Non, vraiment, recoucher avec Jayden est une très mauvaise
idée. Très mauvaise.
Mais bordel ! j’en ai terriblement envie. C’était il y a sept ans, mais je
me souviens parfaitement de ses mains sur moi, de sa bouche, de lui tout
entier en moi. J’ai eu d’autres partenaires depuis, mais aucun ne m’a
comblée aussi bien que lui cette nuit-là. Et il est juste derrière la porte.
Non !
Je ne dois pas succomber.
Je dois éteindre le feu qui embrase mes veines. Si je veux dormir un
peu. Je suis si excitée que ce sera rapide et facile. Je tends l’oreille, je
n’entends rien dans le salon. Il doit dormir.
Doucement je remonte mon débardeur sur mon ventre, jusqu’à
découvrir ma poitrine. D’une main je pince un téton, le faisant rouler entre
mes doigts, pendant que l’autre part à l’aventure dans ma culotte. Comme je
le pensais, je me retrouve trempée. Mon clitoris n’attend que mes doigts
pour le soulager. Je pousse un doux soupir d’aise lorsque je frôle l’entrée
humide de mon vagin. Puis lorsque mes doigts sont trempés à leur tour je
remonte le long des parois de mes grandes lèvres. Après quelques caresses
et soupirs supplémentaires j’entre enfin dans le vif du sujet. Mes soupirs se
transforment en gémissements à mesure que je m’enflamme de plaisir.
Rapidement je me sens prête à exploser. J’imprime des mouvements plus
précis, plus appuyés, et mes jambes se mettent à trembler sous le coup de
l’orgasme qui m’envahit, m’engloutit tout entière.
Les doigts trempés, les jambes écartées et les seins à l’air, je halète
seule dans mon lit.
Mais ça n’a servi à rien. Je suis toujours excitée. Peut-être plus qu’avant
parce que maintenant que les préliminaires sont terminés je veux plus. Je
veux le sentir au fond de moi. Pas n’importe qui. Lui. Je me souviens
parfaitement des sensations qu’il a provoquées en moi.
Merde !
Je recommence mon manège. Augmentant la cadence jusqu’à me faire
gémir un peu trop fort. Lors de mon second orgasme je suis obligée de me
couvrir la bouche pour étouffer le cri qui m’échappe.
Je suis de nouveau complètement désarticulée et transpirante sur mon
lit. J’espère avoir libéré assez de dopamine pour m’endormir profondément.
Mais à mesure que ma respiration se calme je comprends que c’est mort.
Mon cœur ralentit, mais mon sexe lui est toujours en alerte, dans l’attente
de ce qui pourrait enfin le combler.
Je me redresse dans mon lit, la gorge sèche après tout cet exercice
nocturne imprévu. D’un geste imprécis, je chasse quelques mèches collées
par la sueur sur mon visage. Ma culotte est complètement trempée.
Malheureusement mes sous-vêtements sont rangés dans la salle de bains,
c’est plus pratique lorsque je sors de la douche. Beaucoup moins dans ce
genre de situation. Au moins ma culotte est-elle noire. Mon excitation ne se
voit pas. Un plan se dessine dans mon esprit. Me lever, sortir sur la pointe
des pieds pour boire un verre d’eau, aller dans la salle de bains pour me
nettoyer, changer de culotte et, enfin, retourner dormir comme si de rien
n’était.
Bon plan.
J’enclenche la phase un. Dans un dernier effleurement de mes seins
devenus douloureux je rabats mon débardeur et sors de mon lit puis de ma
chambre. Aussi discrètement que possible je gagne la cuisine. Pour ne pas
flancher, j’essaye d’ignorer la forme endormie sur mon canapé.
Heureusement je n’ai pas fermé le volet de la fenêtre du petit coin où je
prends mes repas et, avec la pleine lune, j’y vois parfaitement.
Une fois mon verre plein à la main, je fais l’erreur de me retourner vers
le salon. Le plan tombe immédiatement à l’eau.
Le rayon de lune tombe parfaitement sur le visage de Jayden. Les yeux
grands ouverts. Je déglutis. La tête toujours sur l’oreiller, il me parcourt de
haut en bas. Je me sens complètement nue sous ses yeux, comme si mon
débardeur et ma culotte ne comptaient absolument pas, comme s’il voyait à
travers. Je reste clouée sous son regard, incapable de me détourner. Même
lorsqu’il se lève, découvrant son torse musclé et son boxer noir. Malgré la
pénombre je vois tout à fait le renflement révélateur. Et toutes les réactions
provoquées par le désir se manifestent. Je respire difficilement, je me mords
la lèvre, je déglutis avant de passer la langue sur mes lèvres rendues sèches.
Tout ça pendant qu’il contourne la table basse et parcourt les quelques
mètres qui nous séparent. J’adore mon appartement, mais il est vraiment
petit.
Jayden est devant moi à présent, et je ne peux pas reculer. De toute
façon je n’en ai pas envie. Toutes les raisons pour lesquelles je ne dois pas
coucher avec lui ont disparu, brûlées sur le bûcher de mon désir.
Il me prend le verre des mains pour le poser dans l’évier derrière moi.
Ai-je déjà précisé que je suis hypnotisée par son regard incandescent ? Puis,
il m’encadre de ses bras puissants, comme dans la salle de danse, mais cette
fois je suis face à lui. Et ça change tout. Parce que je peux voir ses yeux
brillants, ses pupilles dilatées, sa mâchoire crispée. Tous les signes qu’il me
désire ardemment.
Alors j’arrête de jouer les demoiselles effarouchées et referme ma
bouche béate. Je m’alanguis un peu plus contre le plan de travail, me
cambrant vers l’arrière, ma poitrine pointant vers le ciel, et je lève le
menton bien haut, dans un geste de défi.
Enfin l’une de ses mains échoue sur le haut de ma cuisse, provoquant
des frissons sur chaque centimètre de peau parcouru à mesure qu’il remonte
jusqu’à ma taille. Son autre main se fait plus directe, elle. Elle se glisse le
long de mon cou alors qu’il se penche pour le couvrir de baisers. Fini le
défi. Je penche la tête en arrière pour accueillir sa bouche chaude sur ma
carotide palpitante.
— Je t’ai entendue, souffle-t-il dans mon oreille, et je sais exactement à
quoi il fait référence. Tu pensais à moi, pas vrai ?
Et il s’écarte pour m’offrir un sourire conquérant. Je n’ai pas besoin de
lui affirmer qu’il a raison. Il le sait. Il le sent.
Autoritaire, il saisit ma main droite. Portant mes doigts à ses lèvres il les
glisse dans sa bouche sans me quitter une seconde des yeux. Je pourrais être
mortifiée par son geste, mais c’est tellement sensuel que je n’en suis que
plus liquéfiée.
— Délicieux.
Puis il reprend ses baisers sur mon cou et mes clavicules. Je ne peux
que soupirer entre ses bras. Ses mains repartent en sens inverse avant de
s’agripper à l’arrière de mes cuisses. D’une pression je comprends qu’il
veut me soulever, je m’accroche donc à ses épaules et me retrouve assise
sur mon plan de travail. Le bord de l’évier est inconfortable, mais je m’en
fiche comme d’une guigne. Parce que maintenant que je suis à sa hauteur,
les jambes écartées, nos entrejambes entrent en collision. Et quelle
collision ! Nos bouches aussi se retrouvent avec félicité.
Et je m’anime enfin. J’empoigne ses cheveux à pleines mains, le forçant
à m’embrasser jusqu’à ne plus pouvoir respirer. C’est humide, c’est chaud
et c’est enivrant.
— Tes gémissements n’étaient que les préliminaires, grogne-t-il tout
contre mes lèvres. Je vais te faire crier, Chloé.
Je n’en doute pas une seule seconde. D’autant plus que sa promesse est
accompagnée d’un mouvement sec de bassin, me promettant monts et
merveilles.
— Je n’attends que ça, haleté-je d’une voix aussi rauque que la sienne.
Et ses lèvres pleines me sourient. J’ai envie de bouffer ce sourire. Alors
je le fais. Pendant qu’il m’enlève ma culotte, qui est de toute façon
irrécupérable. Puis c’est au tour de mon débardeur de s’envoler. Et je suis
nue. Les jambes grandes ouvertes. Sur mon plan de travail. Dans ma
cuisine. Sous son regard. Il recule d’un pas pour m’observer. Encore ce
sourire. Accompagné du bout de sa langue cette fois. Après un examen
détaillé auquel je me prête de très bonne grâce, il me revient enfin. D’un
doigt il me frôle. Je suis trempée. Je rejette la tête en arrière sous le coup du
plaisir que me procure ce simple effleurement.
— J’ai bien envie de te goûter, susurre-t-il en faisant le même geste en
sens inverse.
Je n’ai rien contre. Avec un sourire mutin je le lui signifie.
— Alors vas-y, dis-je en ouvrant encore plus les jambes que je ne le
pensais possible.
Être danseuse professionnelle a ses avantages. La souplesse au lit en fait
partie.
Il me contemple une nouvelle fois en se léchant les lèvres. Il hésite
encore un peu puis se décide enfin à s’agenouiller devant moi. J’ai une vue
parfaite sur les muscles de ses épaules, que je trouve magnifiques. Et j’ai
hâte de m’y agripper quand il se décidera enfin à me baiser. Mais pour le
moment je suis obligée de me retenir en arrière lorsqu’il glisse ses
merveilleuses épaules sous mes cuisses en soufflant doucement sur mon
sexe.
Sa langue est fraîche contre mes lèvres. Et je tremble déjà. Je manque
donc de m’effondrer comme une poupée de chiffon lorsqu’il commence à
me dévorer. Sa langue est partout. Faisant des cercles autour de mon vagin
avant de s’y enfoncer, le long de mes grandes lèvres, autour et sur mon
clitoris, qui demande grâce. Mon cœur accélère et le plaisir monte de plus
en plus. Il continue comme ça jusqu’à ce que je me mette à trembler de
façon incontrôlable. Il avait prédit juste, car je me mets à crier à pleins
poumons, secouée de spasmes. Il ne s’arrête pas pour autant de me lécher.
Même lorsque je recouvre sa bouche du liquide de mon plaisir. Je suis au
bord de l’évanouissement. Ça n’a pas l’air de le perturber, cela dit. Alors
que je redescends difficilement de mon orgasme, il me passe un dernier
grand coup de langue, comme pour me nettoyer.
Je rouvre doucement les yeux pendant qu’il se redresse, toujours entre
mes jambes. Il semble clairement y avoir élu domicile. Et ça me va
parfaitement. Il peut y rester pour l’éternité. Enfin. Il manque peut-être un
petit quelque chose. Pas si petit que ça d’ailleurs.
Il me sourit. Je me penche pour lui dévorer la bouche. Et j’ai la
satisfaction de l’entendre gémir sous mon baiser.
Je suis trempée. J’ai joui comme jamais. Mais je n’en ai toujours pas
assez. Comme tout à l’heure dans mon lit. Donc je détache les lèvres des
siennes, déclenchant un autre gémissement. Puis je referme les jambes tout
en le repoussant doucement. Sous la fièvre de mon regard il ne proteste pas.
Il sait pertinemment que ce n’est pas terminé. Les mains toujours sur son
torse parfait, je descends de mon perchoir. Il fait une bonne tête de plus que
moi, donc je ne peux pas susurrer à son oreille comme il s’amuse à le faire,
mais mon ton est des plus sensuels lorsque je lui ordonne :
— Enlève-moi ce boxer, libère cette érection que je vois d’ici. Et va
t’asseoir sur le canapé. Je reviens.
Sans attendre de voir s’il m’obéit je m’éloigne en direction de la salle
de bains. J’y récupère un préservatif et ai la satisfaction de le voir assis,
ladite érection dressée, lorsque je reviens. C’est à mon tour de me lécher les
lèvres. Tout ça pour moi.
— Je peux aussi être obéissant, dit-il pendant que je m’approche de lui
en balançant les hanches.
— C’est bien.
À mon tour, je m’agenouille entre ses jambes. Je l’entends soupirer
alors que je pose délicatement la bouche sur son sexe. Je le lèche et il gémit
sous mes coups de langue. Je me sens puissante. Mais, pour autant que j’ai
très envie de le sucer là maintenant, ce n’est pas ce que je veux vraiment.
J’interromps donc mes baisers mouillés pour dérouler le préservatif sur son
membre. Une fois ma mission de sécurité accomplie, je me redresse sur les
jambes pour venir le chevaucher.
Nos soupirs de soulagement résonnent à l’unisson lorsque je m’empale
sur lui. Je l’enfonce en moi jusqu’à la base, jusqu’à ce que nos hanches
entrent en contact. Et puis je reste comme ça. Pleinement comblée. Enfin.
Ses mains sont sur mes hanches, pour me caler. Les miennes sont sur
ses épaules, comme j’en avais envie plus tôt. J’ouvre les yeux et nos regards
se rencontrent. Dans le maigre rayon lunaire, ses yeux sont noirs. Deux
puits sans fond de désir. Je me décide enfin à bouger. Un autre avantage de
danseuse. J’ai des cuisses musclées et endurantes. Je suis donc capable de
monter et descendre sur sa queue en cadence. Je la fais glisser sur toute sa
longueur. Dans un sens, puis dans l’autre. Et je recommence. Jusqu’à sentir
les doigts de Jayden se crisper sur mes hanches. Son bassin accompagne
chacune de mes allées et venues. C’est si bon que je vais bientôt devenir
folle. J’accélère. Encore. Et encore. Et encore. Si bien que je finis par
perdre le contrôle de mes mouvements. Ça n’a plus aucun rythme. Et je
grogne, je gémis, je crie son prénom. Jayden fait de même, bien qu’il
m’aide désormais à me soulever.
— Laisse-moi reprendre le contrôle, me supplie-t-il presque d’une voix
grave.
Après m’être autant lâchée, mes jambes sont épuisées. Je n’ai pas le
choix. Mais je n’ai plus de mots intelligibles, donc je me contente de hocher
la tête en cessant de rebondir sur lui. Me soulevant par la taille, il me
repousse et je ressens un affreux manque. Pas pour longtemps
heureusement. Il se lève à côté de moi.
— Tourne-toi, m’ordonne-t-il en me poussant légèrement dans le dos.
Obéissante à mon tour, je m’exécute et atterris à quatre pattes sur mon
canapé. Jayden s’installe derrière moi et me pénètre. Nous voilà complets
de nouveau.
Et il me baise. Vite. Fort. Comme j’en ai besoin.
Encore. Et encore. Plus vite. Plus fort. Sont les seules pensées que je
suis capable de formuler. Même dans ma tête. Mes cris et mes
gémissements sont aléatoires. Je ne maîtrise plus rien. Les orgasmes se
succèdent et je suis ivre de plaisir. Les yeux clos, les lèvres entrouvertes, je
suis complètement à sa merci, entre ses bras qui me ramènent toujours plus
brutalement contre ses hanches. Nos chairs claquent l’une contre l’autre.
Mon monde se résume à cela.
Puis je le sens devenir encore plus gros. Et dans un cri libérateur il jouit
au fond de moi, dans un dernier coup de boutoir dévastateur. La collision
est violente, et je jouis aussi encore plus fort.
Il ne se retire pas immédiatement et je lui en suis reconnaissante. Je
savoure les dernières vagues de mon orgasme. Mes muscles se contractent
encore autour de lui, Nous haletons encore tous les deux quand il se décide
à reculer. Je le sens glisser une dernière fois dans une douce caresse. Puis je
m’écroule sur le ventre. Totalement vidée.
CHAPITRE 19

Jayden – Sept ans plus tôt


Je suis réveillé par la lumière qui inonde la pièce. Et je mets une dizaine
de secondes à me rappeler pourquoi je n’ai pas tiré les doubles rideaux hier
soir. Pour la voir. Pour observer chaque centimètre carré de son corps alors
que je lui faisais l’amour.
Les yeux toujours embués de sommeil je me tourne de l’autre côté du lit
pour la prendre dans mes bras, et pourquoi pas la réveiller en caressant ses
douces courbes Mais mes bras ne rencontrent que du vide. Joy n’est plus
dans le lit. Et les draps sont froids, signe qu’elle les a quittés il y a déjà un
bon moment. Même l’oreiller semble avoir perdu toute trace de sa présence.
Je suis désemparé. Où a-t-elle bien pu passer ?
La partie la plus rationnelle de mon cerveau comprend parfaitement
qu’elle est partie. Partie en douce pendant mon sommeil. Comme il a pu
m’arriver de le faire autrefois. Mais mon cœur, lui, refuse d’y croire. Il
invente toute une armée de raisons l’ayant poussée à quitter le lit. La
première en tête de liste : la douche.
Je me rallonge sur le dos en soupirant. Je dois me rendre à l’évidence,
l’eau ne coule pas dans la pièce adjacente. Je suis complètement seul dans
la pièce. Un autre espoir fou me fait me lever. J’enfile un caleçon à la hâte
pour me rendre dans le salon. À peine ai-je ouvert la porte que les effluves
de café m’emplissent les narines. Sans doute ce qui l’a fait sortir de mon lit.
Le nez en l’air et le cœur plus léger je traverse le couloir jusqu’à la cuisine.
Mon cœur retombe aussitôt de son nuage, lourd comme une pierre. Attablés
au comptoir de notre cuisine ouverte, il n’y a que Jordan et Enzio, notre
troisième coloc, celui qui a remplacé Jace. Je reste figé sur place. Et mon
immobilité interpelle mon ami.
— Houla ! s’exclame Jordan en se levant de son tabouret. Il ne m’a pas
semblé te voir boire tant que ça.
Mettant sans doute mon humeur sur le coup d’une gueule de bois, il me
sert une tasse de café, que je saisis sans vraiment y penser. La tasse me
brûle les mains, me ramenant au moment présent.
— Vous n’auriez pas vu une fille ?
Mes deux colocs échangent un regard que je ne parviens pas à
interpréter.
— Une fille ? s’interroge Enzio.
— Il va falloir être plus précis, ajoute Jordan, un sourire au coin des
lèvres, des filles j’en ai vu beaucoup.
Je perçois parfaitement le sous-entendu dans sa phrase, mais je ne suis
pas d’humeur pour les remarques graveleuses.
— Brune, les yeux bleus, à peu près grande comme ça, je décris en
mettant ma main au niveau de mes épaules. Et qui sortait en douce de ma
chambre ?
— Ah ! Voilà qui devient intéressant, déclare mon meilleur ami en
frappant dans ses mains.
— Arrête tes conneries, Jor ! m’énervé-je. Est-ce que tu l’as vue partir,
oui ou merde ?
Il me dévisage, surpris. Avant de se reprendre et d’afficher de nouveau
son air goguenard.
— Non, Roméo, je ne l’ai pas vue partir, ta Juliette.
Je pousse un soupir en me passant la main sur le visage. Elle s’est
simplement volatilisée donc. Ou l’ai-je rêvée ? Impossible. Ce que j’ai
ressenti n’est pas le fruit de mon imagination. Je le ressens toujours dans
mon cœur et dans mon corps. Mes doigts fourmillent toujours du contact de
sa peau douce. Mes lèvres vibrent encore de la chaleur des siennes. Il est
impossible que tout cela soit un fantasme. Jordan remarque mon air
désemparé, mais ce connard ne trouve rien de mieux à faire que de se
moquer de moi.
— Mais, attends, normalement c’est pas Roméo qui se casse en scred de
la piaule de Juliette ?
C’est à Enzio qu’il s’adresse, mais il a parlé suffisamment fort pour que
je l’entende.
— Si, t’as raison, mec, répond Enzio. Mais du coup ta ref n’est pas du
tout la bonne sur ce coup.
— Mouais, il va falloir que je trouve mieux. Cendrillon peut-être ? se
demande-t-il en se frottant le menton.
Je commence à en avoir assez de ces deux énergumènes. Les pires amis
que la planète ait portés. Je me détourne de mes soi-disant amis pour siroter
mon café. J’ai besoin d’avoir les idées plus claires pour réfléchir plus
efficacement. Ce que j’ai énormément de mal à faire avec les deux connards
derrière qui continuent à se payer ma tête.
— Ouais, pas sûr, répond Enzio. Ça voudrait dire que notre ami Jayden,
ici présent, serait un prince charmant.
— Et on sait tous les deux que ce n’est pas vrai.
Je n’en ai rien à foutre de leurs sarcasmes. Je connais ma réputation.
Eux aussi. Ils ont la même de toute manière. Une réputation d’indéfectibles
séducteurs. Non, ce qui me perturbe, ce ne sont pas les moqueries de mes
camarades sur ma fierté blessée, mais son départ. Sans un mot. Au milieu
de la nuit. Est-ce ce qu’ont ressenti toutes ces filles que j’ai quittées sans
promesse d’un lendemain ? Jordan a raison, je suis loin d’être un prince
charmant. Mais ces filles le savaient. Je ne leur ai jamais rien promis, si ce
n’est une nuit. Reçois-je donc un juste retour de bâton ? Je ne peux croire
cela. Ses regards, ses baisers, sa passion. Je ne peux être une relation sans
lendemain à ses yeux. Ses yeux océan, qui me hantent.
Je dépose ma tasse au fond de l’évier d’un geste rageur. Et, en ignorant
toujours superbement mes deux perfides colocataires, je reprends la
direction de ma chambre. Tout à coup la porte de la salle de bains s’ouvre à
la volée. Quelle n’est pas ma surprise quand je découvre Léna devant moi.
— Jayden, me salue-t-elle poliment avant de me contourner comme si
elle ne m’avait pas fait d’avances moins de vingt-quatre heures plus tôt.
Je sais qu’Enzio ne l’intéresse pas. Donc, si ce n’est pas pour moi, elle
est là pour Jordan. En effet, me retournant, je la vois se pencher dans le cou
de mon ami pour y déposer un baiser. Ce dernier capte mon regard alors
qu’elle lui tourne le dos pour se servir un café.
Je secoue la tête devant son air penaud. Ava ne va pas aimer ça du tout.
Cette fois j’en ai la preuve. Jordan est un abruti. Et je n’ai aucune intention
de m’interposer quand Jace viendra lui refaire le portrait.
Une fois la porte de ma chambre refermée dans mon dos je me retrouve
de nouveau seul. Et cette solitude me frappe. Et je vois. Je vois les traces de
cette nuit merveilleuse. Les draps défaits, les capotes usagées dans ma
poubelle de bureau, les épingles qui retenaient ses cheveux, oubliées sur le
sol, tous ces petits détails qui me prouvent que je ne l’ai pas rêvée. Son
odeur, par contre, a complètement disparu. Envolé le savon aux cookies. Me
laissant finalement emporter par la colère et la déception, j’arrache les draps
du lit rageusement. Je change le sac-poubelle et remise ses accessoires au
fond d’un tiroir, tout pour effacer son passage.
En temps normal, je serais retourné me coucher puis je l’aurais oubliée
facilement. Mais nous ne sommes plus en temps normal. Des relations sans
lendemain, ce n’est plus ce que je veux dans ma vie. Je la veux, elle. Ses
yeux, sa bouche, son corps, son écoute. Nous n’avons pas fait que baiser
cette nuit, elle m’a écouté. Comme personne ne m’avait écouté avant elle.
Et elle a parlé aussi. Elle m’a dit des mots si doux, si rassurants. Des mots
que j’avais besoin d’entendre. Elle est la femme qu’il me faut. Je le sais. Je
le sens au plus profond de moi. Elle est ce qui me manque, ce qui me rendra
entier. Enfin. Je pense avoir trouvé quelqu’un à aimer. Ses mots m’ont
donné tant d’espoir d’avoir enfin trouvé quelqu’un qui m’aimera
suffisamment pour ne pas m’abandonner. Quelqu’un pour qui je serai la
chose la plus importante au monde. Son regard sur moi dégageait déjà tant
de choses.
J’ai envie de me gifler. Je ne la connais que depuis quelques heures. Et
elle m’a déjà brisé le cœur. Je me sens pathétique. Pire qu’une midinette de
treize ans qui crie au grand amour le jour où son petit copain la tient par la
main pour la première fois. Mais mon cœur, lui, me rabroue. Parce que cet
imbécile y croit. Et il ne veut pas abandonner.
Très bien, dans ce cas je vais la retrouver.
CHAPITRE 20

Jayden – Aujourd’hui
Je me tourne dans le lit, encore à moitié endormi. Cette fois mon bras
rencontre une masse douce et chaude. Son corps. Elle est toujours allongée
à mes côtés. Elle n’a pas disparu. Pas cette fois. Il m’aura fallu sept ans,
mais je l’ai enfin retrouvée.
Doucement je relève les paupières pour m’assurer que ce n’est pas un
rêve. Je me trouve bien dans sa chambre, là où nous avons fait l’amour pour
la dernière fois avant de nous endormir, au milieu des draps blancs
désordonnés. Doucement, pour ne pas la réveiller, je caresse son épaule nue
du bout des doigts. Elle est si douce. Je descends jusqu’à son poignet puis
remonte en sens inverse jusque sur sa nuque. Je me rapproche ensuite d’elle
en me tortillant et fais ce que je voulais faire sept ans plus tôt. Je referme le
bras sur sa taille et niche le nez dans ses cheveux pour la respirer. Je suis
enfin serein. Son dos pressé contre mon torse, je me rendors.
Je rêve de la nuit que nous venons de partager. De son regard de braise,
de ses provocations. Cette nuit n’a rien à voir avec celle dont je me
souviens. Chloé a acquis une certaine expérience et une confiance en elle
qui aurait pu me laisser sur le cul si je n’avais pas eu autant envie d’elle. Je
la revois me chevaucher sans vergogne, affamée de plaisir, plusieurs fois. Je
sens encore son souffle dans mon cou et ses cris étouffés dans ma bouche
alors qu’elle jouit. La sensation de sa langue sur ma peau me renverse
encore.
Lentement je me réveille à nouveau. Je quitte les songes à mesure que
ma queue se durcit, prête pour un nouveau round. Et je réalise que ce n’est
pas sa bouche que je sens sur moi, mais ses doigts qui retracent les vallées
de mon torse. Le sillon de mon sternum entre mes pectoraux, le quadrillage
de mes abdos. Je résiste à l’envie de les contracter pour les rendre plus
apparents encore. Puis je sens ses caresses en bas de mon ventre, juste avant
l’aine. Une zone sensible. Je lâche donc un gémissement de plaisir et ouvre
enfin les yeux.
Prise sur le fait, Chloé retire sa main et s’éloigne de moi. Cette fois je
grogne. Je ne veux pas qu’elle rompe notre contact. Mon regard rencontre
le sien. Il a l’air bien moins serein que le mien. Elle est emmitouflée dans
les draps, les seules parties de son corps que je peux voir sont ses
clavicules, ses bras et son visage. Tout le reste m’est caché. Par excès de
pudeur ? Elle n’était pas pudique hier soir quand, assise sur son plan de
travail, elle écartait les jambes pour moi.
— Ne t’arrête pas, grogné-je à nouveau. Touche-moi encore.
J’ai presque l’impression de quémander. Mais je me fiche d’avoir l’air
pathétique. Je me fiche de lui donner du pouvoir sur moi. Mon corps brûle,
réclamant le sien. Je n’en aurai jamais assez. Cependant elle ne bouge pas
d’un centimètre vers moi. Allant jusqu’à se masquer les yeux de l’avant-
bras en basculant sur le dos dans un profond soupir.
D’accord. Voilà qui n’est pas très prometteur, me souffle une petite voix
intérieure.
Je la fais taire d’une grimace. Je n’imagine pas Chloé me repousser
après la nuit que nous venons de passer. On ne peut pas se donner autant à
quelqu’un pour le rejeter le matin suivant.
Euh… Elle l’a déjà fait, souffle encore cette maudite voix.
Elle devait avoir ses raisons, j’en suis convaincu. Elle a peut-être
paniqué lorsqu’elle a compris ce qu’elle avait fait. Il faudra qu’on en parle,
mais pas ce matin. Je veux profiter de cette félicité.
Alors je prends les devants et viens me coller contre son corps toujours
nu sous les draps. Elle peut le dissimuler à mon regard, mais pas au reste.
Doucement je retire son bras pour voir ses yeux. Bien qu’elle se laisse faire,
ce que je découvre dans son regard me glace légèrement. La peur, avec une
pointe de regret.
Génial !
Je caresse son visage tendrement, avec un sourire. Je veux lui faire
comprendre qu’elle n’a rien à craindre. Mais au lieu de se détendre son
visage se ferme.
— Je crois que tu as un léger problème, dit-elle d’une voix froide en
pointant mon entrejambe depuis le dessus des draps.
Je lui souris, rapprochant encore la preuve évidente de mon désir pour
elle.
— Tu peux sûrement m’aider, suggéré-je, mutin, dans l’espoir de la
réchauffer et de retrouver la Chloé avec qui j’ai passé la nuit la plus torride
de ma vie.
— Non, répond-elle en me repoussant des deux mains.
Je ne résiste pas et retombe en arrière sur le lit. Je la regarde se lever,
complètement médusé. Je ne peux qu’admirer son merveilleux fessier ainsi
que son dos lisse pendant qu’elle enfile une culotte, un short et un
débardeur qui traînait non loin. Puis elle quitte la pièce sans un regard en
arrière.
OK, il y a plusieurs façons de prendre la fuite, réalisé-je.
Je me lève à mon tour. Totalement nu. Je gagne le salon. Dans un
silence de mort, Chloé s’active autour d’une machine à café instantané. Je
retrouve mon caleçon abandonné sur le sol près du canapé et l’enfile pour
me couvrir. Son refus m’a grandement refroidi, je n’y suis pas à l’étroit.
Elle me tourne toujours le dos. Si elle croit que je vais simplement me
rhabiller et m’en aller, elle se met le doigt dans l’œil. Je veux bien respecter
son refus, je ne vais pas insister lourdement, mais je mérite au moins une
explication.
— Tu peux me dire ce qui se passe ? m’enquiers-je en m’appuyant sur
le plan de travail pour essayer de lui faire face.
— Rien, cette nuit était une erreur, déclare-t-elle.
Et je reçois un couteau en plein cœur.
— Pas pour moi, murmuré-je, comme pour moi-même uniquement.
— Tu veux un café ? soupire-t-elle en attrapant une seconde tasse sur
l’étagère.
Ce changement de sujet me prend un peu au dépourvu.
— Oui.
Elle relance la machine et nous restons silencieux le temps que mon
breuvage s’écoule. Elle est concentrée sur la machine alors que je l’observe.
Je sens mon cœur accélérer alors que je la revois sur ce plan de travail,
complètement offerte. Je peux encore retrouver son goût sur ma langue. Le
liquide s’interrompt et Chloé me tend ma tasse avant de s’enfuir de l’autre
côté de la pièce. Sa propre tasse dans les mains elle se pelotonne sur le
canapé. Canapé qui me rappelle aussi de sacrés souvenirs. Son cul en l’air
juste pour moi. Dans un soupir tenant plus du gémissement de frustration je
la rejoins. À une distance acceptable.
Je bois quelques gorgées, et même si le café est immonde la caféine me
fait du bien. Elle me réveille tout à fait et je vais pouvoir affronter cette
conversation. J’aurais dû me douter qu’elle aurait lieu.
— En quoi ce qui s’est passé est une erreur, Chloé ? demandé-je enfin,
brisant le silence.
— Parce que tu me hais.
Elle ne me regarde même pas lorsqu’elle affirme ça. Elle en est certaine.
J’ai vraiment foiré.
— Je pensais ce que je t’ai dit hier soir, je ne te hais pas. Rien de tout ça
n’est ta faute.
Quand je pense à tout ce que j’ai à réparer avec elle, des années de
dédain et de mots blessants que je ne peux retirer. J’ignore si j’arriverai à
gagner entièrement sa confiance. Néanmoins je veux essayer. Je sais que ça
en vaut la peine. Elle en vaut largement la peine.
— Ça ne change rien. Je te le rappelle chaque fois que tu me regardes,
réplique-t-elle, le nez dans sa tasse.
Je la détaille, recroquevillée autour de son mug de café. Même au
réveil, les yeux embués de sommeil, la peau froissée et couverte de traces
de drap, elle est magnifique. Et sexy à faire bander un mort. Voilà que je me
sens bien vivant moi aussi.
— Crois-moi, mon père n’est pas ce à quoi je pense en premier quand je
te vois, dis-je les dents serrées, pour réfréner mon envie de me jeter sur elle.
Je veux clore cette conversation en scellant ses lèvres des miennes et
encore parcourir son corps de mes mains.
— Ah non ?
Elle tourne enfin les yeux vers moi. Et j’y vois sa fragilité, ses doutes et
ses peurs.
— Non, j’assure en plongeant mon regard dans le sien.
— Alors tu penses à quoi ? questionne-t-elle avec les yeux légèrement
brillants.
Elle sait parfaitement à quoi je pense. Je le lui ai démontré de mille
façons cette nuit. Mais je le lui dis quand même, tout en gardant mes
distances.
— À toi. Nue. En train de faire ce qu’on a fait cette nuit. Et plus encore.
Ma voix est rendue rauque par la chaleur qui se diffuse dans mon bas-
ventre. Je sens mon pénis durcir sous le coup des images qui m’assaillent
après mon aveu. Mais ma déclaration n’a pas l’effet escompté, Chloé
détourne les yeux de mon visage crispé de désir pour elle en soupirant.
— Ça ne change rien, affirme-t-elle, résignée.
— Putain, ça change tout ! je m’exclame, exaspéré. J’en rêve la nuit. Ça
me rend malade tellement j’ai envie de toi.
Je ne mens pas. J’ai arrêté de compter le nombre de rêves érotiques que
j’ai faits avec Chloé en protagoniste principale.
— Tu vois. Tu n’aimes pas ce que tu ressens, souffle-t-elle d’une petite
voix en se détournant un peu plus.
Oh bordel ! Elle va me rendre fou.
— Tu détournes mes propos là, soupiré-je.
Elle me tourne le dos à présent. Je ne sais plus quoi faire ou quoi dire.
J’ignore pourquoi elle me résiste. Elle en a tout autant envie que moi, je
n’ai rien rêvé hier soir. Dans un soupir désespéré je m’enfonce dans le
canapé, et je ferme les yeux. Il faut que j’essaye de trouver la force de
partir. Je ne suis pas certain d’avoir l’énergie pour ça finalement. Je
retenterai ma chance plus tard. J’ai peut-être perdu une bataille, mais je
n’abandonne pas. J’en suis encore là quand sa voix retentit forte et claire.
— Qui me dit que tu ne joues pas la comédie pour ensuite m’humilier ?
Pire, me briser le cœur ?
Je pousse un nouveau soupir, sans pour autant ouvrir les yeux. C’est
ridicule. Mais je sens aussi que c’est là l’une des véritables raisons de son
rejet soudain.
— Parce que j’en aurais le pouvoir ? je demande.
— Bien sûr que non ! s’exclame-t-elle.
Évidemment. Son cœur est bien en sécurité dans sa cage thoracique. Je
sais ce que je cherche chez une femme aujourd’hui. Mais est-ce que j’ai
envie de le trouver chez Chloé ? Je n’en sais rien. Je sais que j’ai toujours
envie d’être près d’elle, de coucher avec elle jusqu’à m’évanouir. Et je sais
que je ne veux plus la faire souffrir, en aucun cas. Donc je respecte sa
décision. Je n’ai pas l’intention de prendre son cœur de force.
— Alors tout va bien, balayé-je de la main.
Puis je me tourne vers elle et plante mon regard dans le sien, histoire
d’être certain de bien me faire comprendre.
— Je ne mens pas, Chloé. Je n’ai plus quinze ans, merde ! J’ai passé
l’âge de ces enfantillages.
Ça n’a pas l’air de grandement la convaincre.
— Admettons.
— Donc tu me crois, affirmé-je, plein d’espoir.
— Admettons, j’ai dit, réplique-t-elle, les sourcils froncés.
— Tu me crois un peu, insisté-je.
Un léger sourire se dessine enfin sur son visage. Dieu ! qu’il m’a
manqué. Ses lèvres ne sont jamais aussi belles que lorsqu’elle sourit. Et
mon cœur s’emballe doucement. Je me rapproche enfin d’elle. Pas trop pour
ne pas l’effrayer, mais assez pour sentir sa douce odeur.
— Ce qui s’est passé hier n’est pas une erreur, Chloé, dis-je calmement.
Je suis sûr de moi. Comme je ne l’ai jamais été. Ce qui s’est passé n’est
pas une erreur, c’est un commencement.
— Si, conteste-t-elle néanmoins.
Je retiens un grognement de justesse. Elle me rend dingue.
— Il reste toujours une grosse différence d’âge entre nous. Cinq ans, ça
peut être énorme.
— Connerie ! je m’énerve. Ça ne veut rien dire non plus. À notre âge,
ça n’a plus aucune importance, insisté-je.
Chloé me dévisage un instant. Elle réfléchit certainement à ce que je
viens de dire. Elle ne peut qu’être d’accord avec moi, je le vois. Mais je
vois aussi qu’il y a encore quelque chose qui la retient. Dans sa façon de me
regarder en hésitant. Il y a un véritable combat qui se livre derrière l’océan
de son regard.
— Laisse-moi une chance, chuchoté-je en prenant son visage
délicatement entre mes mains. Je sais que notre histoire n’a pas commencé
sous les meilleurs auspices, mais je sais que ça peut être bien.
— Et si je n’en ai pas envie ?
Elle ne se recule pas pour autant. L’une de mes mains quitte son visage
pour descendre le long de son cou, sur son épaule et sa clavicule et enfin
son bras. Et je sens ses frissons sous mes doigts à chaque centimètre
caressé. Ma main échoue sur sa cuisse pour remonter jusqu’à son short et
j’ai la satisfaction de la voir fermer les yeux en rejetant la tête en arrière
pour apprécier ma caresse. Glissant l’autre main dans le bas de son dos je
l’attire à moi et lui glisse à l’oreille :
— Je pourrais te croire… Mais je sais que c’est faux. Je l’ai senti hier
soir. Tu en as envie. Tu as désespérément envie de moi autant que j’ai envie
de toi. Et tu le sens toi aussi.
Puis, enfin, je capture ses lèvres, qu’elle m’offre de bonne grâce. En
quelques secondes le baiser s’intensifie, les mugs sont repoussés et Chloé
est allongée sous moi. La preuve très sensible de mon désir pour elle
pressée contre le tissu de son short. Elle gémit à ce contact et je sens sa
chaleur malgré les couches de tissu qui nous séparent encore. Je m’arrache
à sa bouche pour mieux la dévorer. Mes lèvres glissent le long de son cou,
déposant des petits baisers jusqu’au creux de ses clavicules. Et alors que
j’entame la descente le long de son sternum Chloé retrouve la parole.
— Très bien ! Mais à quelques conditions, déclare-t-elle tout en haletant
sous les coups de langue.
Je me redresse pour la regarder. Je peux bien faire des concessions si ça
signifie que j’ai gagné le droit de la toucher à nouveau.
— Je suis tout ouïe.
Son regard, aux pupilles dilatées quelques instants plus tôt, se durcit.
Elle est sérieuse.
— Pas de sexe au travail, que ce soit au lycée ou au club, énonce-t-elle.
— Je ne travaille pas au club, je grogne.
— Moi si.
Nouveau grognement de frustration. Je dois faire une croix sur tous mes
fantasmes impliquant les douches du club et cette foutue salle de danse.
— OK, dommage. Ensuite ?
Je reprends mes baisers le long de la courbure de ses seins, que je rêve
de libérer de ce débardeur que je hais depuis le moment où elle l’a enfilé.
— On n’est pas un couple. On s’amuse, c’est tout. Pas d’attachement.
Et pas de surnoms débiles.
Une autre règle qui ne me plaît pas particulièrement. Je veux Chloé tout
entière. À moi. Pas que pour le sexe. Mais j’imagine que je n’ai pas le
choix. Si je veux au moins avoir un peu d’elle. Et je pense pouvoir m’y
faire. Elle doit avoir ses raisons pour me garder à distance de son cœur. J’ai
déjà dû lui faire assez de mal comme ça.
— Très bien. Je devrais pouvoir m’en accommoder, mon cœur.
Je relève la tête pour voir l’effet de ma petite boutade. Je récolte un
regard noir. Je ris en levant une main innocente, l’autre m’empêchant de
m’écrouler sur elle.
— OK, OK, je plaisante.
Toujours sous son regard désapprobateur, je baisse la main sur sa taille
et la fais remonter sous son débardeur. Du bout du pouce je frôle l’arrondi
de son sein.
— C’est tout ? demandé-je entre deux baisers.
— C’est tout. Pour le moment, gémit-elle sous les caresses de mes
doigts sur son téton durci.
— Bien, susurré-je à son oreille. Parce que j’ai fini mon café et que j’ai
très envie de prendre mon petit déjeuner.
Je la regarde un instant, je veux m’assurer qu’elle ne reculera pas cette
fois. Elle se mord la lèvre inférieure, provoquant un durcissement de ma
queue, puis hoche la tête.
Enfin !
Je lâche la bête et la dévore tout entière. Je la plaque sur le canapé afin
qu’elle sente tout mon poids, toute ma chaleur et à quel point je suis au bord
de l’explosion.
Je glisse une main dans son short. Je la découvre très humide, prête
pour me recevoir. Je m’écarte d’elle.
— Va chercher un préservatif, ordonné-je d’une voix grave.
Dans un sourire coquin, Chloé se lève et s’exécute en disparaissant dans
la salle de bains. Je suis heureux de retrouver la jeune femme sûre d’elle
que j’avais dans les bras hier soir. Le sexe avec cette femme est explosif et
j’ai hâte de me retrouver à nouveau en elle. Là où clairement je me sens le
mieux.
Chloé a la bonne idée de revenir complètement nue. Je me dépêche
donc d’envoyer valser mon caleçon et d’enfiler le préservatif qu’elle me
tend. Avec tout autant d’empressement, je la plaque sur le canapé et lui
écarte les jambes. Tout ce temps elle gémit doucement.
— Vas-y, Jayden. Prends-moi.
Elle a parfaitement conscience de l’état de frustration dans lequel elle
m’a mis. Comment peut-elle supposer que je cherche à l’humilier quand
c’est elle qui me manipule ainsi ?
Je m’enfonce en elle d’un coup sec, provoquant un cri de sa part. J’ai
bien compris cette nuit qu’elle aime quand c’est fort et rapide, pour ne pas
dire violent. Alors, à genoux, je m’agrippe à ses cuisses et je la baise,
encore et encore. Jusqu’à l’entendre crier d’extase. Puis je continue. Pour
qu’elle crie une seconde fois. Pour me sentir au bord de l’implosion. Je
continue sur le même rythme jusqu’à moi-même exploser en elle.

Chloé
Il est tard lorsqu’il se décide enfin à rentrer chez lui. Plus tôt j’ai dû
téléphoner à maman pour la prévenir que je ne dînerais pas avec elle. Elle
n’a pas fait de commentaire, mais j’ai senti qu’elle n’était pas dupe, qu’elle
savait qu’il se tramait quelque chose.
J’ai passé ce dimanche dans un autre monde. Un monde où Jayden
Jones ne voit que moi, me désire et me dit des mots doux. Jayden m’a
demandé s’il avait le pouvoir de me briser le cœur. Je lui ai répondu que
non. J’ai menti. La vérité c’est qu’il est le seul qui ait jamais eu le pouvoir
de me briser le cœur. Il est celui qui l’a fragilisé par des années
d’indifférence. Celui qui m’a convaincue que je ne devais pas courir après
les personnes qui ne me trouvaient pas assez bien pour rester à mes côtés.
Et je sais qu’il repartira. Qu’il vendra la maison de son père et qu’il
retournera vivre à New York, comme si tout cela n’avait jamais existé. Je ne
veux plus qu’il ait le pouvoir de me détruire ainsi. C’est pourquoi je refuse
qu’il me sorte le grand jeu. Je ne veux pas que l’on devienne un couple.
Parce que tôt ou tard il me demandera de le suivre à la Grosse Pomme et
que je serai obligée de refuser. Tout comme il refusera de rester ici. Pas
pour moi. Il me l’a déjà démontré il y a douze ans.
Cependant le sexe avec lui est encore meilleur que dans mon souvenir.
J’étais inexpérimentée à l’époque et tout était nouveau pour moi. Et
aujourd’hui j’ai adoré l’avoir à ma merci. Je me suis sentie belle, sexy et
sauvage. Pour la première fois dans ma relation avec Jayden, j’avais le
pouvoir. Et j’aime ça.
Après cette rapide introspection, la main toujours posée sur ma porte, je
me décide à prendre une douche. Une vraie cette fois. Pas comme les deux
que j’ai déjà prises aujourd’hui avec Jayden comme compagnon. Ma cabine
me semble dix fois plus grande sans sa présence imposante. Je me mords
les lèvres au souvenir de sa peau glissante de gel douche parfumé aux
cookies, et je sais que cette odeur familière et réconfortante ne fera plus que
me rappeler ces souvenirs érotiques à l’avenir.
Je suis foutue.
Je voudrais encore embrasser ses muscles lisses, dont les reliefs
s’apparentent à autant de vallées et de collines sur lesquelles l’eau se
glissait comme dans le lit d’une rivière.
Vraiment foutue.
Je me rince consciencieusement, essayant de penser à autre chose. En
vain. Le monde semble se résumer à ce qui vient de se passer entre Jayden
et moi dans cet appartement. J’ai l’impression d’être une adolescente qui
rentre de son premier rendez-vous tant je suis excitée. J’ai une envie de
pousser des petits cris hystériques en sautillant dans mon appartement. Je
n’ai pas ressenti ça depuis très longtemps. Depuis mon premier rendez-vous
en fait.
Sauf que je suis une adulte désormais. Je ne peux pas devenir hystérique
parce qu’un garçon que j’aime bien m’a dit que j’étais jolie. Bon, OK, il a
fait un peu plus que ça. Et je l’aime un peu plus que bien. Merde ! C’est
trop compliqué, cette histoire.
Donc une fois séchée et habillée, pour la première fois depuis ce matin
notons-le, je me jette sur mon lit pour faire comme toute ado digne de ce
nom. J’envoie un message à ma meilleure amie.

J’ai couché avec Jayden !

La réponse de Maxine ne se fait pas attendre malgré l’heure tardive.


Encore ?! Quand ? Où ? Comment ?
En fait, laisse tomber le comment, je sais comment ça marche ! Merde, qu’est-ce
qui s’est passé ?

J’éclate de rire en agitant compulsivement les jambes en l’air. Je prends


le temps de lui répondre. Il y a trop à dire pour un simple texto. Je dois être
concise.

Hier soir en fait… Et aujourd’hui aussi. Toute la journée.


Mon téléphone sonne presque immédiatement.
— Balance, m’ordonne mon amie lorsque je décroche.
— Il est tard, Maxine, minaudé-je dans un bâillement.
— Non mais tu te fous de ma gueule ? Tu balances une bombe pareille
et après tu me claques un « il est tard » ?
Je ricane. Elle n’a pas tort, c’est assez déloyal. Mais, pour autant que
j’ai envie de partager ce qui vient de m’arriver avec elle, je n’oublie pas
qu’elle ouvre la boutique dans moins d’une dizaine d’heures. Et que je dois
être au club pour aider Michelle avec l’administration. Après un dimanche
aussi… sportif, je mérite bien un peu de repos.
— Comment va Sofia ? je demande. Tu l’as appelée ?
Hier midi, lors de notre déjeuner hebdomadaire, la belle serveuse lui a
enfin glissé son numéro sur le ticket de caisse en rougissant. Maxine est
persuadée que c’est une erreur. Quelle imbécile.
— Tu m’emmerdes, Chloé, grogne mon amie. Tu sais très bien que non,
ne change pas de sujet.
Je lève les yeux au ciel. Maxine n’est jamais aussi vulgaire que
lorsqu’elle est vraiment exaspérée ou en colère.
— Très bien, capitulé-je faussement. Je te raconterai tout quand tu auras
appelé Sofia pour lui filer un rencard.
— T’es pas croyable, soupire Maxine.
J’ai trouvé la parade parfaite. Bon en vérité j’ai très envie de lui
raconter ma soirée par le menu, mais je tiens là une occasion en or. Je ne
vais pas la laisser passer.
— Tu as jusqu’à samedi, conclus-je avant de raccrocher.
Je reçois presque immédiatement un message de sa part.

Tu fais chier ! Très bien, je vais le faire, mais hors de question que j’attende
jusqu’à samedi. Demain soir ! Le Trèfle !

J’ai gagné !
Je ne réponds pas à Maxine. Elle n’attend pas mon accord de toute
façon, c’est un ordre. Je n’ai pas pour habitude de boire le lundi soir, mais
je peux bien faire une exception si mon amie se décide enfin à donner
rendez-vous à la femme de ses rêves.
Je repose le téléphone sur sa station de chargement sur ma table de nuit
et éteins ma lampe de chevet. Je ne me m’attendais pas à tomber si
facilement dans le sommeil dans mon état d’excitation, mais il faut croire
que Jayden m’a laissée plus fourbue que je ne le pensais.
CHAPITRE 21

Chloé
C’est avec une énorme gueule de bois que j’arrive au secrétariat mardi
matin. J’ai toute la panoplie, la migraine à s’en taper la tête contre les murs,
le café salvateur, les lunettes de soleil en plein mois d’octobre et les
courbatures d’une grand-mère de quatre-vingt-dix ans. Je grogne un vague
« bonjour » à Geneviève en m’installant derrière mon ordinateur. J’en ai
pour au moins dix minutes avant qu’il ne soit complètement allumé, j’en
profite pour siroter mon café allongé, les yeux fermés.
— Bonne ou mauvaise soirée ? me taquine la vieille secrétaire.
Je grogne de nouveau en réponse, c’est comme si elle l’avait criée, sa
question. Ce qui la fait rire. Je grimace à chaque tapotement qu’elle produit
sur son clavier, heureusement qu’elle ne sait pas bien s’en servir et qu’il est
lent. Ça fait très longtemps maintenant que les ordinateurs sont arrivés dans
l’établissement, ils n’ont d’ailleurs pas été changés depuis, pourtant
Geneviève tape toujours avec la lenteur d’un escargot. Et quand elle
n’arrive pas à retrouver un fichier ou à ouvrir un mail elle peste toujours
contre l’appareil, regrettant à haute voix le fax et les machines de
reprographie. Dans ces moments-là je me garde de souligner que le clavier
de la machine à écrire est le même que celui de l’ordinateur, à quelques
touches près.
Mon poste ronronne enfin comme un vieux chat, je me force donc à
ouvrir les yeux et à enlever mes lunettes de soleil, ça fera plus professionnel
quand un élève, un prof ou mieux le proviseur passera par là. Mais la
lumière crue de l’écran me brûle la rétine aussi sûrement que si j’avais
regardé le soleil en face en plein mois d’août. Ma vieille collègue remarque
ma grimace et mes yeux plissés.
— Tu devrais aller demander une aspirine à l’infirmerie, suggère-t-elle.
Si tu étais encore élève ici, je te botterais le cul pour être arrivée avec la
gueule de bois, mais tu es une adulte malheureusement.
— Je vais faire ça, dis-je en me levant, tout en ignorant la seconde
partie de sa tirade.
Je n’ai pas besoin d’un sermon. Mais d’une bonne nuit de sommeil.
Heureusement il est encore tôt et je ne croise aucun élève dans les couloirs.
Et, double chance, Mélanie, l’infirmière scolaire, est déjà sur le pont à
remplir sa paperasse.
— Aspirine et contraception d’urgence ? Ou simplement aspirine ?
demande-t-elle en ricanant devant ma sale tronche.
— Aspirine, grommelé-je en fermant la porte derrière moi.
La jeune femme ricane d’autant plus mais s’exécute. Elle remplit un
grand verre d’eau dans lequel elle lance un cachet qui commence
immédiatement à se dissoudre dans un PCHIIIT caractéristique. Et je me
sens déjà mieux. Ce qui ne m’empêche pas de grimacer quand vient le
moment d’avaler la solution au goût exécrable.
— Alors, maman ne t’a jamais expliqué qu’il fallait éviter les beuveries
les soirs de semaine ?
— J’avoue qu’on a légèrement déconné avec Maxine.
Mais je m’en doutais. Avec les sujets de conversation que nous avons
abordés, la tequila n’était pas de trop. La bière non plus.
— Légèrement ? s’esclaffe Mélanie. Tu as l’air complètement morte.
Combien de temps tu as dormi cette nuit ?
Je réfléchis un instant, calculant dans ma tête. Mon esprit est tellement
embrouillé que je suis obligée de compter sur mes doigts. Je regarde ma
main et mes trois pauvres doigts levés. Je les montre à une Mélanie
dubitative.
— Trois bonnes heures, assuré-je.
L’infirmière secoue la tête devant mon air revêche.
— Tu sais que, si Maxine n’est ne serait-ce que dans la moitié de ton
état, ta chère maman est déjà au courant de votre petite beuverie du lundi
soir ?
Je jette un coup d’œil à son horloge murale. Huit heures et quart, les
cours commencent dans un quart d’heure. Et Max devrait déjà être à la
boutique pour arroser les plantes et arranger la vitrine. Je rassemble mes
maigres souvenirs de la veille ou plutôt de ce matin. Maxine était dans un
état pire que le mien, trop bourrée pour retrouver le chemin de son
appartement toute seule, elle a donc dormi chez moi. Ça m’étonnerait
qu’elle soit à l’heure au boulot ce matin. Vu comment elle ronflait encore
comme un camionneur quand je suis partie.
— Je vais devoir la prévenir moi-même, soupiré-je avec autant
d’entrain qu’un mouton qu’on mène à l’abattoir.
Mélanie comprend les implications de ma déclaration et éclate d’autant
plus de rire.
— Allez, retourne te planquer derrière ton comptoir avant de croiser des
élèves dans cet état.
Cette fois elle désigne clairement l’horloge au-dessus de sa tête.
— Ou pire, ajoute-t-elle dans un sourire narquois, Jayden Jones.
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux, c’est à cause de lui si on en est
là. Comment tout le monde peut-il déjà être au courant qu’il y a quelque
chose entre nous ?
— Je… ne…
— Oh ! on a tous remarqué comment vous vous regardez. C’est
impossible de rester dans la même pièce que vous, pas sans avoir envie
d’enlever tous ses vêtements en tout cas.
Je rougis encore plus.
— Couchez ensemble, qu’on en finisse ! s’exclame-t-elle enfin.
Oh, mais c’est déjà fait ! Et plus d’une fois, pensé-je ironiquement.
Mélanie doit le lire dans mon regard, car elle s’esclaffe une fois de plus.
— Les pilules du lendemain sont là, plaisante-t-elle en me désignant
l’un des tiroirs de son bureau.
Je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi elles sont
rangées là plutôt que dans la belle armoire à pharmacie.
— Je suis une adulte, Mélanie, pas une des ados que tu conseilles,
soupiré-je.
— Pourtant c’est toi qui débarques avec la gueule de bois de l’année,
dit-elle avec sa saloperie de sourire en coin.
J’espère qu’elle n’agit pas avec la même désinvolture avec les gosses,
parce qu’on ne serait pas dans la merde.
— Je dois y aller, grogné-je en réponse.
— Bien entendu. Et n’oublie pas de boire beaucoup d’eau, ça aide à
l’évacuation de tout ce méchant alcool qui s’est accumulé dans ton sang.
Je grommelle un vague « oui oui » et m’éclipse promptement. Le
couloir a eu le temps de se remplir, je slalome donc entre les élèves la tête
baissée en priant pour que personne ne me remarque. Je repense à ce qu’a
dit Mélanie, que tout le monde pouvait sentir la tension sexuelle entre
Jayden et moi. Je pensais avoir été plus discrète que ça. Contrairement à cet
imbécile, songé-je en me remémorant ma conversation avec Tracy dans les
toilettes.
De retour au secrétariat je fais exactement ce que m’a conseillé
Mélanie. Je me planque derrière le comptoir et je laisse Geneviève gérer les
profs et les élèves qui viennent toute la matinée. Elle ne semble pas m’en
tenir rigueur, bien que je sois là pour l’aider en principe. En échange je
m’occupe d’ouvrir tous les mails qui arrivent sur la boîte du lycée et d’y
répondre. Il y a beaucoup de réponses positives de la part d’anciens élèves
pour la réunion qui a lieu dans un petit mois. Ça me fait penser que je n’ai
toujours pas donné son invitation à Jayden avec toute cette histoire.
Peu avant midi, je consulte ma boîte mail perso alors que Geneviève est
gentiment partie nous chercher d’autres cafés dans la salle des profs. Au
milieu des spams que je supprime promptement, je trouve un mail qui me
fait chaud au cœur. Je discute avec Ava, ma meilleure amie de Juilliard,
presque quotidiennement. De ses conquêtes, de sa vie chez les Rockettes, à
New York, de mes entraînements avec l’équipe de cheerleaders et des cours
de danse que je donne au club. Elle sait pratiquement tout de ma vie ici, elle
a été d’un soutien irremplaçable à la mort de mon père, alors que j’étais
encore à New York. Et, si elle n’a pas pu faire le déplacement pour
l’enterrement de Matthew, elle était présente là aussi, au téléphone presque
chaque jour. Pour autant, à quelques occasions nous correspondons par mail
quand ce que nous avons à dire est trop important pour un simple échange
de textos et que nous n’avons pas le temps pour un appel.
J’ouvre donc son mail avec enthousiasme pour lire sa dernière aventure
dans la Grosse Pomme. Je ne suis pas sûre de tout comprendre à ses
pérégrinations à base de collègues jalouses et de conquête masculine
malvenue, mais sa façon de raconter les événements me fait rire.
Cependant, sa dernière ligne est celle qui me ravit le plus, avant de me faire
drastiquement redescendre sur terre.
Ava débarque dans quinze jours pour une semaine de vacances.
Je suis heureuse de la revoir en chair et en os bien sûr ; mais il y a un
problème, et de taille.
Je ne lui ai jamais parlé de Jayden.
Pourquoi ?
Déjà pour m’aider à l’oublier. Ensuite parce que j’ai découvert après
avoir couché avec lui qu’elle le connaissait. Et je ne sais par quel miracle
j’ai réussi à lui faire avaler que ce n’était qu’un coup d’un soir à qui je
n’avais même pas donné mon vrai prénom et que j’avais besoin d’elle pour
me couvrir. Je ne pensais pas le revoir de sitôt à l’époque.
Je suis dans la merde. Jusqu’au cou.

Jayden
Quand Chloé entre dans ma classe après le départ de mon dernier élève
je ne peux m’empêcher de me précipiter sur elle pour l’embrasser et la
plaquer contre la porte, faisant claquer celle-ci dans son dos. Elle répond
d’abord à mon baiser avec toute la passion dont je la sais capable, mais très
vite elle me repousse en réajustant son chemisier, que je me suis fait un
plaisir de déranger.
— Jayden, souffle-t-elle, encore haletante de notre baiser enflammé.
N’importe qui pourrait nous voir.
— Comment le pourraient-ils quand tu bloques la porte ? argumenté-je
en pressant mon corps contre le sien.
Je dépose plusieurs baisers dans son cou gracile et d’une douceur sans
pareille. Je ne suis pas rassasié, j’ai encore envie d’elle après la journée que
j’ai pourtant passée au lit à ses côtés. Je n’ai fait qu’y penser depuis.
Comme un drogué en manque de sa dose. Je suis presque pris de
tremblements lorsqu’elle m’écarte de nouveau, m’interdisant sa chaleur.
— Je suis sérieuse, Jayden, pas au travail.
Je recule, les mains bien en évidence, devant son regard si sérieux. Je
me souviens parfaitement de ses règles. Deux foutues règles que je déteste.
Pas de sexe au lycée ni au club, et nous ne sommes pas un couple. Mais
alors comment définir notre relation ? Mes yeux dérivent sur ses lèvres
charnues avec l’irrésistible envie de les capturer à nouveau. Et quand je vois
son regard sur moi je sais qu’elle en a envie aussi.
— Tu m’as manqué, dis-je en caressant son bras du bout des doigts.
Elle ne repousse pas ma main, je ne franchis donc pas de limite.
— On s’est vus hier après-midi, réplique-t-elle.
Ma main remonte le long de son épaule pour glisser sur sa clavicule
couverte de tissu jusqu’à tomber dans son décolleté. Le doigt entre ses deux
seins je plante mon regard incandescent dans le sien.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, affirmé-je.
— Je sais, soupire-t-elle en fermant les yeux sous ma caresse.
Elle m’a interdit de venir la voir hier soir sous prétexte qu’elle sortait
avec une amie. Elle m’a mis à la torture et, au vu de sa démarche de zombie
toute la journée, je dirais qu’elle a passé une bonne soirée.
— Vous avez parlé de moi ? susurré-je à son oreille alors que mes
doigts remontent pour venir crocheter sa nuque.
Quelques cheveux échappés de son chignon s’emmêlent entre mes
doigts et Chloé rouvre les yeux pour rencontrer les miens. Et je lis dans son
regard que j’ai vu juste.
— Pas que, sourit-elle effrontément.
— Oh ! je vois, je ne suis pas un sujet de conversation assez intéressant
pour tenir toute une soirée, ricané-je d’une voix rauque.
La bouche de Chloé est juste là, à quelques centimètres de la mienne, et
ses yeux me défient de briser sa règle.
— Non, le monde ne tourne pas autour de vous, Jayden Jones.
J’imagine oui. Pourtant…
— Le mien tourne bien autour de toi pour moi.
Ses yeux s’agrandissent de surprise. Merde ! Je me suis exprimé à voix
haute.
— J’ai envie de toi, Chloé, me reprends-je en collant de plus belle mon
corps contre elle dans une vaine tentative pour noyer le poisson.
Mais je crois qu’elle n’est pas dupe et que je la fais paniquer. Elle
s’extirpe de mon étreinte et s’éloigne de plusieurs pas vers mon bureau
toujours jonché des tests que mes élèves viennent de réaliser. En l’espace de
cinq minutes je viens de briser ses deux uniques règles et ça ne fait pas deux
jours qu’elle les a instaurées. Quel con ! Je ne vais réussir qu’à la faire fuir.
— Bref, reprend-elle en s’éclaircissant la gorge pour retrouver une
contenance. Je suis venue te donner ça.
Et je remarque pour la première fois l’enveloppe qu’elle tient entre ses
doigts. Je comprends immédiatement de quoi il s’agit et ça a le don de me
calmer. La tension sexuelle redescend d’un cran.
— Je n’ai aucune envie d’y aller, affirmé-je en repoussant l’enveloppe
couleur crème que me tend Chloé.
— Pourquoi ?
Elle semble étonnée. J’étais plutôt populaire au lycée, je ne devrais
avoir aucune raison de ne pas vouloir revoir toutes ces personnes qui me
mettaient sur un piédestal. Mais la vérité c’est que, ce type que tout le
monde adorait, ce n’est pas moi. Et je n’ai plus la force de faire semblant.
— Je n’ai pas envie, c’est tout. C’est débile ces trucs-là, j’ajoute. Ce
n’est qu’une immense compétition pour savoir qui a le mieux réussi, où
chacun espère que les autres ont échoué. Je n’ai aucune envie d’assister à
ça.
Chloé me dévisage, pleine de curiosité. Puis je remarque qu’elle semble
également blessée par mes paroles.
— On pourrait peut-être passer la soirée ensemble à la place, tenté-je en
m’approchant d’elle.
Ce que je préférerais de loin. Mais son regard se durcit à ma
proposition.
— Non. C’est impossible.
— Pourquoi ?
Elle ne peut pas accorder autant d’importance à une soirée aussi bête.
Ces soirées de retrouvailles des anciens élèves ne sont intéressantes que
pour ceux qui ont quelque chose à prouver ou une revanche à prendre. Ce
n’est pas mon cas. Et elle n’a réellement connu aucun de mes camarades.
— Parce que j’y serai, déclare-t-elle en relevant le menton. C’est moi
qui organise ce truc débile.
Je comprends en quoi mes paroles l’ont blessée. Je suis vraiment le
dernier des crétins. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle elle avait
mon invitation en sa possession.
— Enfin, soupire-t-elle, je devais te transmettre ça, c’est fait.
Elle pose la belle enveloppe sur mon bureau.
— Tu en fais ce que tu veux. Tu peux la brûler si ça te fait plaisir.
Le regard fermé, elle me dépasse et ouvre la porte à la volée. Je la
rattrape par le bras. Elle s’arrête, mais uniquement pour observer d’un œil
mauvais ma main autour de son poignet. Je la lâche immédiatement.
— Chloé, attends, je suis désolé.
Mes mots ont plus d’impact que mon geste et elle relève enfin les yeux.
— Si je ne veux pas y aller, c’est parce que ces personnes sont devenues
des inconnus pour moi et je n’ai vraiment pas envie de recevoir leurs
condoléances vides de sens pour la mort de mon père.
Son regard s’adoucit, elle comprend ce que je ressens. Sans doute parce
qu’elle les a reçues aussi, par deux fois.
— Ils se sentent toujours obligés de dire quelque chose, renchérit-elle
d’une petite voix.
— Et je ne pense pas être capable d’en entendre plus de la part de gens
qui ne savent rien de ma vie, renchéris-je.
Elle hoche la tête. Elle qui sait ce que j’ai traversé avec mon père. Enfin
qui en sait un peu. Je lève un bras dans l’optique de lui caresser la joue.
Cette connexion entre nous, je la ressens plus que jamais. Mais elle esquive
mon geste d’affection en jetant des regards paniqués dans le couloir. Et je
comprends le message. Personne ne doit savoir pour nous. Ce n’est pas une
de ses règles, mais c’est plutôt clair à présent. Je n’aime pas être un secret.
D’autant plus que j’ai du mal à comprendre pourquoi je dois en être un.
Néanmoins je laisse retomber mon bras. Si elle détecte la déception dans
mon regard, elle n’en dit rien.
— Je dois retourner travailler, déclare-t-elle finalement.
Je hoche la tête et elle s’enfuit presque dans le couloir en direction du
secrétariat. Je n’ai même pas eu le temps de lui demander si nous pouvions
nous voir ce soir.
Une heure plus tard mes pas me portent jusqu’au cimetière. L’enveloppe
entre les mains, je repense à ce que j’ai dit à Chloé sur les gens qui ne
savent rien de ce que j’ai traversé. Mais je me rends compte que je n’en sais
pas beaucoup plus qu’eux.
J’ai passé beaucoup de temps à être en colère contre mon père pour la
façon dont ils nous traitaient différemment, Chloé et moi, beaucoup de
temps à crier à l’injustice, beaucoup de temps à haïr Chloé. Mais très peu de
temps à me demander pourquoi. Pourquoi mon père agissait ainsi. Pourquoi
il était incapable de m’aimer mieux. Dans son propre testament il semblait
lui-même le regretter. Avait-il seulement la réponse à ces questions ? Ou
était-ce plus fort que lui ?
Je m’arrête devant sa pierre tombale. Je ne sais même pas s’il l’a choisie
lui-même, sentant la mort approcher, ou si Chloé a dû faire ce choix seule.
C’était une tâche qui me revenait, mais je la lui ai lâchement laissée.
— Bonjour, papa.
Je suis seul dans le cimetière. Il est un peu tard pour lui dire tout ce que
j’ai sur le cœur, mais une force inconnue me pousse à lui parler. Je veux lui
parler de moi, de tout ce que j’ai tu au fil des années. Ma solitude à New
York, mon incapacité à nouer des liens solides à cause de lui. Je pense
toujours inconsciemment que, si je reste trop longtemps dans les parages,
les gens finiront par se lasser de moi, qu’ils découvriront que je n’ai pas
grand-chose à offrir. Comme lui après la mort de maman et la naissance de
Chloé. Alors je préfère m’éclipser avant qu’ils me repoussent, c’est moins
douloureux.
— Mais je sens que c’est différent avec Chloé, dis-je à la tombe de mon
père. Elle est différente. Je peux au moins t’accorder ça. Tu as vu à quel
point elle est merveilleuse.
Et une toute petite partie de moi accepte qu’à sa place j’aurais voulu
faire partie de sa vie d’une manière ou d’une autre. L’a-t-il su à la seconde
où il l’a vue à la maternité ? Quand il l’a tenue dans ses bras pour la
première fois ? À l’église, quand il a juré de la protéger comme si c’était la
sienne ? Ou quand elle a grandi ? Encore une chose que j’ignorerai pour le
reste de mes jours.
— Alors, papa, même si je ne suis probablement pas assez bien pour
elle à tes yeux, moi aussi je vais prendre un petit bout d’elle pour moi. Et
peut-être tout. Ce n’est peut-être pas ce que tu avais en tête pour nous deux,
mais ce n’est pas comme si tu pouvais y faire quelque chose.
— J’ai toujours pensé que les morts étaient sourds, dit une voix dans
mon dos, me faisant sursauter.
Je me retourne vivement, mais ne vois personne au premier abord. Puis
je baisse le regard et remarque la mère de Chloé, dans son fauteuil roulant,
qui me fixe de ses yeux bleus, plus clairs que ceux de sa fille.
Oh putain ! Elle m’a entendu parler de Chloé. De ce que je ressens pour
elle et de ce que je veux. Je suis tout de même resté soft, mais pas besoin
d’être un génie pour comprendre ce que j’entendais par là.
— Madame Wright…, balbutié-je.
— Bonjour, Jayden, répond-elle avec un sourire chaleureux.
Je remarque deux bouquets de roses blanches sur ses genoux. Je
n’arrive pas à croire que je ne l’ai pas entendue approcher.
— Que faites-vous là ? je demande.
— Je viens voir mon mari et mon meilleur ami.
Elle pointe la tombe de mon père du doigt. Il y a en effet déjà un
bouquet identique à ceux qu’elle transporte dans un vase près de la pierre.
Elle doit lui rendre souvent visite. Plus souvent que moi en tout cas, qui
viens pour la première fois depuis l’enterrement.
— Oh oui, bien sûr, dis-je précipitamment en me décalant pour la laisser
accéder à la tombe.
Elle me remercie du regard et se dirige jusqu’à la limite du chemin
goudronné. Elle se penche et intervertit les fleurs fanées et les fraîches
qu’elle a apportées.
— Chloé est d’une grande gentillesse et d’une bonté inégalable,
déclare-t-elle, le dos tourné, après un moment de silence. Son cœur est
généreux, elle ne sait pas aimer dans la demi-mesure. C’est ce qui fait d’elle
une si bonne danseuse, les émotions circulent librement en elle, mais ça
peut devenir dangereux entre les mauvaises mains.
Debout derrière elle, je ne peux faire autrement que d’écouter. Je sens
son amour pour sa fille dans ses paroles, mais aussi sa méfiance. Envers le
monde. Envers moi. Envers tous ceux qui pourraient blesser sa petite fille.
Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche pour lui dire que mes intentions ne
sont pas mauvaises qu’elle fait rouler son fauteuil en arrière et plante son
regard dans le mien.
— Alors sois prudent avec elle, s’il te plaît. Elle est plus fragile qu’elle
n’en a l’air.
Je suis presque sûr de n’avoir jamais vu une femme aussi forte que
Chloé Wright. Mais j’imagine que toute force cache son lot de faiblesses et
de blessures. Je jette un coup d’œil à la tombe de mon père. Sa mort est
l’une de ces blessures. Et l’autre bouquet sur les jambes immobilisées de sa
mère en représente une autre.
Je promets donc de faire attention sous le regard implacable de Carole
Wright. Une promesse que je me suis faite à moi-même de toute façon. Elle
semble satisfaite et en quelques mouvements de bras elle s’éloigne sur
l’asphalte.
— Bonne soirée, Jayden, passe le bonsoir à ma fille pour moi.
Je la regarde s’éloigner un moment avant de l’interpeller de loin.
— Pourquoi venir ici si vous pensez que les morts sont sourds ?
Elle se retourne et m’offre un doux sourire maternel.
— Ce n’est pas parce qu’ils n’écoutent pas qu’il faut arrêter de leur
parler, déclare-t-elle. Les sépultures sont pour les vivants, pour garder un
lien avec ceux qu’on aime par-delà la mort.
Je hoche la tête. Ce qu’elle dit a du sens. Me voyant satisfait de sa
réponse, Mme Wright reprend sa route vers la dernière demeure de son
mari.
Quant à moi je fais demi-tour et prends la direction de la sortie. Sur le
chemin du retour j’envoie un message à Chloé. J’ai envie de la voir. Même
sans le sexe, sa présence me fait du bien. Je suis soulagé lorsqu’elle accepte
qu’on se retrouve chez elle pour la soirée. Je suis heureux de ne pas avoir
tout foutu en l’air tout à l’heure.
CHAPITRE 22

Chloé
Il ne me faut pas trois jours pour rompre la première de mes règles. Je
suis si faible lorsqu’il s’agit de Jayden, et de sexe. Encore plus lorsque ça
concerne les deux ensemble. Pour ma défense, la nuit que nous avons
passée ensemble il y a sept ans n’est rien en comparaison de ce qui se passe
entre nous aujourd’hui. Mon corps tout entier s’embrase quand on se
retrouve dans la même pièce. C’est plus fort que moi, je suis attirée vers lui
comme un stupide papillon de nuit vers une flamme.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a entre le beau gosse et toi ? me demande
Michelle.
Nous sommes mercredi matin, je ne travaille pas au lycée avant le début
d’après-midi, pour l’entraînement de la nouvelle équipe de danse. Alors
j’en profite pour faire mes heures au club en aidant Michelle à ranger la
réserve où s’entasse le vieux matériel. Ça fait des années qu’on doit faire le
tri entre ce qui peut encore servir et ce qui est bon à jeter.
— Quel beau gosse ? j’esquive, un vieil haltère rouillé entre les mains.
Sois plus précise, on travaille dans une salle de sport, des beaux gosses on
en voit tous les jours.
Avec des musculatures plus ou moins impressionnantes.
— Tu vois très bien de quel beau gosse je veux parler, soupire-t-elle en
levant les yeux au ciel.
Elle repousse un vélo d’appartement hors d’usage en grognant sous
l’effort. Je l’entends pester contre l’ancien propriétaire et son foutu
syndrome de Diogène. Il n’y a pas d’autre explication à l’accumulation de
matériel cassé, rouillé ou en panne. Et encore, je me souviens du bureau
rempli jusqu’au plafond de paperasse ancienne. Des papiers vieux de
l’ouverture du club dans les années 1980, ça a pris des semaines à Michelle
pour faire le tri dans tout ça.
— Grand, brun, les yeux marron, bénéficiant de ta remise de
parrainage ? insiste-t-elle entre deux halètements.
Mon haltère rouillé est soudainement très intéressant.
— Oh ! tu veux parler de ce beau gosse-là ? fais-je, innocente.
— Donc tu le trouves à ton goût, insiste ma boss.
— J’ai des yeux, Michelle, soupiré-je en posant l’haltère sur la pile du
matériel à emporter à la déchèterie.
Je l’aide à déplacer le vélo pour l’examiner à la lumière et comprendre
ce qui cloche chez lui, afin de savoir si c’est réparable ou s’il va finir sa vie
à la déchèterie avec mon haltère rouillé.
— Et donc qu’as-tu vu avec ces jolis yeux que tu possèdes ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Après avoir branché le vieux vélo, ma collègue relève des yeux
pétillants vers moi.
— Est-ce qu’il est aussi bien gaulé qu’il en a l’air ? Sans ses vêtements,
je veux dire, précise-t-elle.
Je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. Ça se voit tant que ça
que je suis passée à l’acte ? Michelle attend visiblement une réponse
puisque son sourire malicieux est figé sur moi, les mains sur les hanches
elle ne prête plus aucune attention au pauvre vélo.
— Il l’est, avoué-je finalement en décidant que je n’ai à avoir honte de
rien. Dans tous les sens du terme, j’ajoute malicieusement.
Mon amie éclate de rire avant de retourner à son inspection.
— Et donc ? C’est du sérieux ? Ou vous couchez juste ensemble ?
— C’est… compliqué.
Je ne suis pas certaine de vraiment savoir ce que nous sommes. Des
amis qui couchent ensemble ? Je ne pense pas, ce que je ressens quand je
suis avec lui ne ressemble pas à une simple amitié. Je me sens bien, en
sécurité. Et, même s’il peut arriver à des amis de coucher ensemble juste
pour le sexe, ce n’est sans doute pas sous le coup d’un désir irrépressible.
Des amants alors ? Très certainement puisqu’on couche ensemble à la
moindre occasion qui se présente. Nous ne sommes pas un couple, puisque
je m’y refuse. Je ne veux pas lui donner une autre occasion de me faire
tomber amoureuse de lui.
— C’est juste un prof du lycée, non ? Ils ont une politique anti-relation
au boulot ? demande Michelle en bidouillant les réglages du vélo,
indifférente à mes élucubrations internes.
— Il n’y en a aucune, réponds-je tout en faisant tourner les pédales.
Elles auraient bien besoin d’un coup d’huile, mais tout va bien de ce
côté-là.
— Bon, bah, il a l’air en état de marche, celui-là, affirme Michelle en
débranchant le pauvre vélo. Il devait juste être obsolète. Tu pourrais voir
avec le coach Davis si un vélo supplémentaire l’intéresse ?
— Je lui poserai la question, dis-je en l’aidant à le remettre en place.
Mais je suis sûre qu’il va courir ici pour le récupérer.
Michelle me sourit, ravie de se débarrasser de ce fardeau et de faire un
heureux au passage. Je crois qu’une grosse partie du matériel de la salle de
muscu des élèves au lycée provient de cette réserve. Pour Michelle, le sport,
c’est super important, et pas uniquement la danse, elle est donc plus
qu’heureuse d’en permettre l’accès aux lycéens.
— Et donc qu’est-ce qui rend les choses aussi compliquées entre le beau
gosse et toi ? reprend-elle alors que nous tirons un tapis de course cette fois.
Heureusement qu’ils ont des roulettes à l’avant. Je pousse un gros
soupir de soulagement quand nous le lâchons près de la prise électrique.
Encore une fois, Michelle semble attendre ma réponse. J’aurais aimé
changer de sujet, et je ne sais pas pourquoi ma collègue est si intéressée par
ma vie amoureuse tout à coup. Cependant je me rends compte que j’ai envie
de me confier à elle. Peut-être que quelques conseils, en plus de ceux de
Maxine, m’aideront à y voir plus clair.
— Il s’appelle Jayden. Et on se connaît depuis très longtemps en vérité.
Et je lui raconte tout. Mon crush d’enfance, la fête, nos retrouvailles
tendues après la mort de son père, ses accusations, mes doutes, ses
tentatives de séduction et enfin mon abandon face à la force de mon
attirance. Je lui parle également d’Ava et de son implication dans mon
mensonge il y a sept ans, du fait qu’ils se connaissent et de mon gros
problème s’ils se croisent pendant ses vacances ici.
— Il ne la reconnaîtra peut-être pas, propose la belle Afro-Américaine.
Comme il ne t’a pas reconnue, à deux reprises, insiste-t-elle.
Le tapis de course a été complètement abandonné.
— Lui non, en effet, mais Ava a une très bonne mémoire des visages,
soupiré-je.
— Tu pourrais lui dire et la mettre en garde. Pourquoi tu ne lui as pas
tout raconté à l’époque ?
Je me souviens très bien pourquoi.
— Parce que je ne voulais pas qu’elle me voie comme une ado transie
d’amour, mais plutôt comme une fille badass qui avait succombé à un coup
d’un soir. On ne se connaissait pas depuis très longtemps, alors je voulais
rester dans ses bonnes grâces.
— Et maintenant ?
— Maintenant, c’est l’une des meilleures amies que j’aie jamais eues.
— Alors elle comprendra, conclut Michelle en reportant son attention
sur le tapis de course poussiéreux.
Je reste perdue dans mes pensées alors qu’elle le trifouille pour savoir
s’il fonctionne toujours. Le coach Davis serait ravi d’avoir un tapis de
course dans sa sacro-sainte salle de musculation. Mais le constat est sans
appel.
— Il est foutu, je pense que les circuits ont grillé depuis le temps, je
crois qu’il y a eu une inondation dans les années 1990. Il semble assez
vieux pour y avoir succombé.
Elle le débranche et nous le déplaçons jusqu’à la pile de matériel bon
pour la casse. Michelle consulte l’écran de son téléphone et je jette un coup
d’œil à ma montre, il est presque midi. Sans avoir besoin de nous concerter,
nous prenons la direction de la sortie pour rejoindre les vestiaires. Après
toute une matinée à soulever des haltères rouillés, secouer des tapis de yoga
troués et des machines cassées, nous sommes couvertes de transpiration et
de poussière, une douche n’est donc pas un luxe. Alors que nous sommes
chacune dans sa cabine, ma boss m’explique que la benne qu’elle a
demandée arrivera à la fin de la semaine, il nous reste donc deux jours pour
finir le tri. Elle va débaucher Virgil de l’accueil cet après-midi pour
continuer à avancer pendant que je serai au lycée. Puis en fin d’après-midi
j’ai un cours avec le groupe des ados avancés ici même. Réservé à la
musculation. Je pourrai donc surveiller l’entrée du coin de l’œil depuis la
salle. Une fois séchées et habillées nous nous retrouvons pour aller déjeuner
en centre-ville.
— Sinon, il te reste une solution, dit-elle en laçant ses baskets, te
débrouiller pour qu’ils ne se croisent pas de la semaine. Puisque vous n’êtes
pas en couple, Jayden ne devrait pas rechigner à te laisser une semaine
tranquille. Dis-lui que tu as tes règles ou un truc du genre.
Je grimace. Encore un mensonge. Sans parler du fait que je ne suis pas
certaine d’avoir envie de passer une semaine loin du corps de Jayden. Le
mien frissonne déjà d’impatience de le retrouver chez moi ce soir.
Jayden
J’admire le petit cul bombé de Chloé, parfaitement moulé dans ses
leggings de sport. Je l’admire entre chacune de mes sessions de tractions.
Les temps de récupération passent vite quand je la contemple en train
d’installer ses élèves sur les différentes machines. C’est bien mieux que de
regarder les autres attendre comme moi. Si vous avez déjà eu l’impression
que les salles de sport sont surtout remplies de gens qui ne font rien, dites-
vous qu’ils attendent la fin de leur temps de récup pour faire une nouvelle
série. Ma montre sonne. J’attrape la barre au-dessus de ma tête, je pose les
genoux sur le soutien et commence à monter et descendre en rythme, sans
oublier de compter. Je fais attention à bien inspirer en descendant et à
expirer lentement en contractant mes muscles pour monter. Mes muscles
s’échauffent, mes biceps demandent grâce et mes abdos veulent
démissionner, mais je tiens bon jusqu’à vingt. À mi-chemin j’entends sa
voix qui se rapproche.
— Sarah et Jasmine, vous allez alterner au Glute. Ça vous servira à
lever plus facilement la jambe. Jasmine, tu t’en es déjà servie, je crois,
peux-tu faire une démonstration, s’il te plaît ?
Je ne les vois pas, mais j’imagine que Jasmine s’exécute puisque
j’entends le cliquetis des poids qui montent et qui descendent. J’arrive enfin
à la fin de ma série, je pousse un grognement involontaire pour la dernière
traction.
— C’est bon là, mademoiselle ? demande la voix d’une jeune fille.
Je redescends doucement. Une fois les deux pieds bien ancrés sur le sol,
je relâche la barre.
— Mademoiselle ? répète la jeune fille que je soupçonne d’être
Jasmine.
— Oui ? Oh ! pardon, Jasmine ! s’exclame finalement Chloé.
Un sourire en coin illumine mon visage. Elle aussi elle me regarde. Je
me retourne tout en essuyant mon visage ruisselant de sueur après l’effort.
Encore deux séries comme ça. Je règle ma montre pour une minute trente
de récupération avant d’y retourner. J’en profite pour observer Chloé et
boire un peu d’eau. Son attention s’est reportée sur une jeune métisse
poussant une barre avec le pied pour soulever des petits poids, mais je la
vois me jeter des coups d’œil. Mon sourire s’élargit. J’ai envie de me
donner encore plus à fond pour la faire saliver davantage. Je l’observe
donner des instructions à ses élèves et ajuster leur posture sur la machine
puis ma montre sonne de nouveau.
Je change deux fois d’exercice tout en continuant ce petit jeu pas
vraiment discret. Je gravite autour d’elle et de son groupe d’apprenties
danseuses. Et je remarque leurs regards rougissants sur moi et leurs messes
basses pleines de gloussements. Je fais semblant de ne pas les voir. C’est
leur prof qui m’intéresse. Mais ça a au moins le mérite d’attirer son
attention alors qu’elle essaye de faire croire à tout le monde qu’elle
m’ignore. Je pose mon haltère à mes pieds lorsqu’elle s’approche d’un pas
décidé.
— Hé ! Tu peux mettre un sweat ou un truc ? attaque-t-elle une fois à
ma hauteur.
Elle s’est arrêtée à un mètre à peine et je peux sentir son odeur de
cookies, qui me fait tourner la tête.
— Un sweat ? Pour faire du sport ? Ça va pas ou quoi ? Je vais mourir
de chaud ! je réplique en riant.
Déjà que je suis gentil, je porte un débardeur parce que nous sommes en
public. Il est couvert de sueur et j’ai beaucoup trop chaud avec.
— Au moins un truc moins moulant, insiste-t-elle en désignant ledit
débardeur d’un geste vague de la main.
Mes yeux quittent son visage pour détailler son corps, ostensiblement,
de la tête aux pieds. De son propre débardeur de sport en lycra à ses foutus
leggings qui ne laissent pas grand-chose à l’imagination. J’en sais quelque
chose, j’ai vérifié ce qu’il y a en dessous.
— Tu peux parler avec tes leggings moulants qui me font de l’œil
depuis des semaines, contré-je donc.
Chloé me dévisage un moment, ça ne fait pas des semaines que nous
couchons ensemble. Je viens clairement de lui avouer que je fantasmais sur
elle depuis bien plus longtemps. Mais elle se reprend bien vite et sa surprise
disparaît pour laisser place à la moue désapprobatrice qu’elle arbore depuis
qu’elle est arrivée devant moi.
— Sauf que j’ai une horde de jeunes filles en chaleur à coacher et tes
biceps en action ne m’aident pas du tout.
Je sais qu’elle aime mes biceps en action vu le regard qu’elle leur jette
en ce moment même. Et je sais que j’aurai droit à quelques morsures
supplémentaires à cet endroit ce soir.
— Tu es sûre que c’est elles que je déconcentre ? questionné-je avec un
sourire que j’espère séducteur.
Je me lève pour appuyer mes paroles, me retrouvant pratiquement
contre elle. Elle pousse un petit grognement frustré, mais elle ne recule pas
pour autant. Elle sait qu’elle a perdu la partie. Et que j’ai gagné. J’ai réussi
à faire naître le désir en elle, et à le faire ressortir dans ses yeux. Je me
penche pour m’approcher tout près de son oreille.
— Parce que c’est à toi que je veux montrer la marchandise, chuchoté-
je en lui effleurant l’avant-bras.
Et j’ai le plaisir de la voir frissonner. Mais la victoire est de courte
durée, car elle recule d’un bon pas et croise les bras sous les seins, dans un
geste qui se veut protecteur. Elle ignore juste que ça ne fait que souligner sa
belle poitrine, déjà bien gonflée par son soutien-gorge de sport.
— Eh bien, remballe ton matos parce qu’elles vont bientôt te sauter
dessus, déclare-t-elle sérieusement.
Je regarde aux alentours, je ne suis certainement pas le seul mec
baraqué qu’elles matent en ce moment même. Je vois plusieurs de mes
collègues masculins en action en train de se faire discrètement pointer du
doigt par des jeunes filles gloussantes.
— Oh ! certaines ont déjà essayé, riposté-je en reportant mon attention
sur Chloé, avec un sourire mutin.
— Quoi ?
Les bras lui en tombent. Littéralement, ils tombent le long de son corps
de surprise.
— Jalouse ?
Ma remarque ne lui plaît visiblement pas. Elle franchit la distance qui
nous sépare en une enjambée énervée.
— Putain, Jayden, ne prends pas ça à la légère, grogne-t-elle, les dents
serrées.
Je pousse un soupir. Évidemment que je ne prends pas ça à la légère, je
n’ai aucunement envie de faire foirer ma carrière en étant aussi bête. Je ne
suis pas idiot, je ne cours pas les filles plus jeunes que moi. Enfin, je ne
cours pas les mineures, Dieu merci. Mon regard retombe sur Chloé.
— Je déconne, Chloé. Je fais très attention. Comme je te l’ai dit, ma
cible c’est toi.
J’essaye de détendre l’atmosphère en glissant une main le long de son
bras. De l’autre je lui prends la main. Puis mes doigts atteignent sa nuque et
la colère mêlée de peur s’évapore de ses traits. Elle ferme brièvement les
yeux sous ma caresse. Puis elle semble se souvenir d’où nous nous trouvons
et des spectateurs que nous avons.
— Jayden, je bosse, là.
— Et je m’entraîne, rétorqué-je innocemment.
Ça ne la fait pas rire et elle roule les yeux. Elle a certes protesté, mais
elle ne s’est pas dégagée de mon étreinte. Je l’attire encore plus près.
Jusqu’à ce qu’elle sente la chaleur de mon corps et mon souffle sur sa joue.
Elle ferme les yeux et relève le visage vers moi, me présentant ses lèvres. Je
suis foutrement tenté, mais le jeu en vaut largement la chandelle. Je
m’écarte, déclenchant un grognement de frustration très flatteur chez elle.
— J’ai hâte d’être à ce soir moi aussi, Chloé. Mais tu bosses, là.
Elle me fusille du regard et je m’éloigne en riant. Je la relâche
complètement. Je récolte un regard mitigé entre la fureur et le soulagement.
Je me doute qu’elle n’aurait pas apprécié que je l’embrasse en plein milieu
de la salle, devant tout le monde. Même si ce n’est pas l’une de ses règles
elle a été très claire sur le fait qu’elle ne tenait pas à s’exposer. Dans un
ultime grognement vraiment adorable, elle se détourne et rejoint ses élèves,
qui n’ont cessé de nous observer. À mi-chemin elle se retourne avec une
étincelle dans le regard.
— Tu vas me payer ça, Jayden Jones !
— Je n’espère que ça, crié-je en retour, écartant les bras pour lui
montrer que je l’attends.
Elle se détourne, non sans m’offrir un sourire plein de promesses
coquines. Dieu que j’ai hâte d’être à ce soir.
Je n’ai pas à attendre le soir pour recevoir sa vengeance.
Je réalise ma dernière série d’abdos alors que les jeunes filles quittent la
salle en emportant leurs serviettes et leurs bouteilles d’eau. Le cours de
Chloé est terminé, le prochain est dans trente minutes. Je file rapidement
sous la douche dans l’espoir de passer quelques minutes en sa compagnie
avant de rentrer à la maison.
Le vestiaire des hommes est vide, les jeunes danseurs ont leur propre
vestiaire un peu à l’écart pour éviter de mélanger les mineurs et les clients
de la salle de sport. Je me déshabille rapidement et emporte mes vêtements
propres et ma serviette dans la cabine. L’eau est chaude et douce sur mes
muscles endoloris par l’effort.
Soudain, la porte de la cabine s’ouvre doucement. Je me retourne
vivement en cachant mes parties intimes pour signifier que cette douche est
déjà prise, comme l’indique le bruit de l’eau qui coule. Mais ce n’est pas un
homme étourdi que j’ai devant moi. C’est une Chloé seulement couverte
d’une serviette blanche brodée du logo du club. Ses cheveux lâchés portent
encore la marque de sa queue-de-cheval, lui donnant un aspect sauvage
renforcé par l’incandescence de son regard. Dans un geste langoureux elle
retire sa serviette pour venir l’accrocher à côté de la mienne. Elle est nue
devant moi, les seins hauts et fiers, un sourire plein d’envie au coin des
lèvres. Ma bouche s’assèche et je durcis aussitôt, plus besoin de le cacher.
— Je pensais avoir tiré le verrou, murmuré-je alors qu’elle s’avance
sous le jet d’eau.
Un doigt glissant le long de mon torse elle se justifie :
— Je travaille ici, je connais deux ou trois trucs pour ouvrir une cabine
de douche verrouillée.
Je déglutis quand les pointes fermes de ses seins viennent frôler la peau
de mon torse. Elle tressaille aussi à ce contact. Je la vois resserrer les
jambes et j’identifie la pointe de chaleur qui la parcourt par ce simple
contact. J’ai immédiatement envie de prendre ces deux petites pointes dans
ma bouche pour la faire soupirer de plaisir. Mais ce n’est visiblement pas
dans ses plans. Elle se hisse sur la pointe des pieds et effleure mes lèvres
des siennes. Sa main glisse dans mon cou et s’arrime fermement à ma
nuque. Et alors elle fond sur mes lèvres et les dévore sauvagement. Je
grogne dans sa bouche en m’accrochant à ses hanches, enfonçant les doigts
dans sa chair blanche et ferme. Ma queue se dresse douloureusement à sa
rencontre, mais elle me maintient à bonne distance pour le moment. Elle
suce et mord ma bouche dans un baiser qui me liquéfie autant qu’il me tend.
Je veux voir si elle est prête pour moi, mais elle rejette ma main de son
intimité, sans pour autant cesser de m’embrasser comme si j’étais son
dernier repas.
Soudain la porte du vestiaire claque. Je sursaute, sortant de la transe
dans laquelle elle m’a plongé.
— J’espère que tu sais rester silencieux, murmure-t-elle en mordillant
mon épaule.
— Il y a quelqu’un ? s’enquiert la voix de Gary, un habitué du club, un
quarantenaire bedonnant cherchant à retrouver la forme et les formes de sa
jeunesse.
Chloé me regarde par-dessous ses cils, me défiant de lui répondre. J’ai
plutôt envie de lui crier de se barrer fissa. Mais ça soulèvera bien trop de
questions et je n’ai vraiment pas envie qu’il coure chercher Virgil pour
éclaircir la situation. Pas alors que Chloé est là, nue entre mes bras.
— C’est Jayden, crié-je par-dessus le bruit de l’eau.
— OK. Ça va, mec ? demande-t-il dans une tentative pour sociabiliser
avec des « jeunes encore dans le coup », pour reprendre sa formule.
— Super !
Je ne vais pas lui demander si tout va bien de son côté, je n’ai vraiment
pas envie que la conversation s’éternise.
Chloé, elle, a désormais un sourire diabolique sur le visage. Oh merde !
Je hoquette lorsqu’elle attrape mon membre à pleine main et qu’elle
commence à le caresser langoureusement.
— La séance a été bonne ? demande Gary, inconscient de ce que me fait
la prof de danse dans cette foutue douche.
— Très, je halète douloureusement.
— Top.
Putain, grouille-toi de te changer !
Et comme si je n’étais pas déjà au bord de l’explosion cette diablesse de
Chloé dépose des baisers silencieux sur mon torse en se mettant à genoux
devant moi.
Seigneur !
Heureusement que Gary ne cherche pas à approfondir la discussion
parce que je suis incapable de lui répondre par des mots. Je retiens un
grognement de plaisir alors que la bouche de Chloé fait des allers-retours
sur ma queue qui bande à l’extrême. Elle porte une main à mes fesses et
commence à les malaxer sur le même rythme que sa langue sur moi. Son
autre main joue avec mes testicules et je manque de m’effondrer. Je dois me
retenir in extremis aux parois de la douche.
— Tout va bien ?
Oh bordel ! Je l’ai oublié, lui. Chloé se retire un instant pour me laisser
lui répondre. Je plonge mes yeux dans les siens, lui signifiant qu’elle ne
perd rien pour attendre.
— Oui, j’ai juste glissé, je réponds à Gary.
À peine ma phrase est-elle terminée que Chloé repart à l’assaut de ma
verge. Elle lèche d’abord mon gland doucement, manquant de me faire
gémir, puis elle me reprend tout entier dans sa bouche et je sens les muscles
de sa gorge se contracter face à l’invasion que je représente. Mais c’est si
bon. Elle recule avant de recommencer à nouveau. Je crois que c’est la
meilleure fellation que j’aie jamais reçue.
— Bon j’y vais, mon pote, déclare Gary de l’autre côté de la trop fine
cloison. Souhaite-moi bonne chance.
Cette fois, Chloé ne me laisse pas de répit pour lui répondre. Donc je ne
peux que grogner un vague « hin hin » en guise d’encouragement.
Heureusement Gary ne s’en formalise pas et la porte claque de nouveau,
signifiant son départ.
Enfin je peux pousser le grognement que je retiens depuis le début.
Mais si je pense que Chloé va s’arrêter là pour venir récupérer son dû, c’est-
à-dire ma queue au fond d’elle, je me trompe largement. Elle préfère de loin
continuer à me sucer. De plus en plus fort, jusqu’à m’amener au bord de
l’explosion. Et quand elle me sent gonfler dans sa bouche elle ne fait que
redoubler d’efforts. Et enfin je me soulage. Et elle avale jusqu’à la dernière
goute de mon liquide salé.
Je suis pantelant, affaissé contre les carreaux de la douche, incapable du
moindre mouvement. Chloé, elle, se relève, dépose un baiser sur mes lèvres
et s’enroule de nouveau dans sa serviette.
— Merci d’avoir partagé ta douche, dit-elle d’une voix douce mais
mutine.
Je me redresse un peu, incertain.
— Tu t’en vas comme ça ?
Elle m’offre un sourire heureux et faussement innocent.
— Oui, je dois retourner travailler. Tu n’auras qu’à me rembourser plus
tard.
Puis elle s’éclipse de la cabine de douche. J’entends une porte que je ne
n’ai jamais ouverte grincer et comme ça elle est partie.
Et je souris comme un idiot, seul sous ma douche.
CHAPITRE 23

Chloé
Je fais une overdose de rose. Depuis deux heures je maudis la version
de moi plus jeune qui voulait absolument que ses murs de chambres soient
peints en rose pétant. Quelle idée de merde. Assise sur le lit recouvert de
draps, je vous laisse deviner, roses, je contemple une petite boîte à musique
d’un doux blanc nacré. Ronde, elle tient dans le creux de ma main, les
reliefs sur les côtés étaient dorés autrefois, mais la peinture s’est effacée à
force de manipulation. La musique est très courte, donc je passais mon
temps à remonter le mécanisme quand j’étais petite. Je me souviens
parfaitement du jour où Matthew me l’a offerte, ou plutôt du jour où je l’ai
trouvée posée sur ma commode. Elle ressortait sur le meuble rose. C’était
assez exceptionnel, Matthew ne me faisait pas souvent de cadeaux en
dehors de Noël ou de mon anniversaire, alors cette addition au décor de ma
chambre m’avait légèrement surprise. Et je me souviens également de ce
qu’il m’a dit quand je suis redescendue dans le salon pour la lui montrer.
— La danseuse m’a fait penser à toi.
Il a haussé les épaules comme si ça n’avait pas d’importance. Alors je
l’ai ouverte pour y découvrir une petite ballerine. Je n’ai jamais à
proprement parler fait de danse classique, puis j’ai remarqué que la petite
danseuse avait les mêmes cheveux noirs que moi. Elles étaient toutes
blondes d’habitude. Et j’ai trouvé la musique magnifique, enfin « trop
jolie » dans mon esprit d’enfant. J’ai enlacé Matthew en le remerciant et il
m’a serrée fort dans ses bras. Comme ces étreintes me manquent ! Je m’y
sentais tellement aimée et précieuse. Une larme tombe sur ma joue et je
m’empresse de l’essuyer de la paume. Je referme la boîte à musique et la
repose sur la commode poussiéreuse. Si je pleure sur chaque objet que je
trouve ici, je ne vais pas avancer bien vite dans le tri que j’ai promis à
Jayden.
— Je me souviens de cette boîte à musique, déclare une voix derrière
moi.
Je sursaute, prise en flagrant délit de sentimentalisme. J’essuie d’un
geste brusque les larmes qui ont suivi la première et je me retourne vers
Jayden. Il est adossé au montant de la porte, les bras et les chevilles croisés.
Un doux sourire flotte sur ses lèvres, mais il n’atteint pas ses yeux. Son
expression est nostalgique lorsqu’il s’approche pour s’asseoir à mes côtés.
La boîte, entre ses grands doigts, semble minuscule.
— J’ai eu envie de la casser plus d’une fois, affirme-t-il, les yeux fixés
sur le bois blanc.
— Pourquoi ? soufflé-je en le dévisageant.
Il repose la boîte en la faisant glisser, laissant une trace dans l’épaisse
couche de poussière.
— Parce que tu l’écoutais en boucle et que je n’en pouvais plus, répond-
il avec un faux rire d’excuse. Et parce qu’il te l’avait offerte.
J’imagine que chaque chose que m’offrait Matthew était perçue comme
une petite trahison de la part de Jayden. Je pose une main sur son épaule
dans le but idiot de le réconforter.
— Je me rappelle le jour où il te l’a achetée, continue-t-il, toujours sans
me regarder, les yeux tournés vers ses souvenirs. Nous étions en ville pour
m’offrir une nouvelle paire de chaussures.
Jayden me regarde enfin, ses yeux noisette se plantent au fond des
miens. Une sorte de tristesse s’est installée dans son regard. Je presse un
peu plus son épaule.
— J’étais content parce que ça faisait longtemps qu’on n’avait pas fait
ça ensemble. Depuis un certain temps, il préférait me donner sa carte de
crédit quand j’avais besoin de quelque chose. Mais pas ce jour-là, il avait
tenu à m’accompagner.
Le regard de Jayden se détourne de nouveau et il fixe le mur de ma
chambre comme si c’était un écran où ses souvenirs se déroulaient devant
lui.
— Tout se passait bien, pour une fois il m’écoutait parler de l’école, du
foyer pour enfants où je filais déjà un coup de main. Je me souviens avoir
envié égoïstement ces gamins. Jusqu’au moment où nous sommes passés
devant l’antiquaire. Et dans la vitrine il a vu cette foutue danseuse dans sa
minuscule boîte. Il a discuté pendant dix bonnes minutes avec le vendeur, à
déblatérer sur toi, sur à quel point tu étais au moins aussi gracieuse que
cette danseuse qui le faisait penser à toi. Il chantait tes louanges à ce pauvre
antiquaire pendant que celui-ci le faisait régler et qu’il emballait la boîte
dans du papier de soie.
Son regard change, il se fait plus dur, la tristesse laisse place à une
vieille colère. Mais je sais qu’elle n’est pas dirigée vers moi, qu’elle ne l’est
plus. Il a désormais bien conscience que je n’ai jamais demandé toutes ces
louanges ni cette boîte à musique. Ma main migre de son épaule jusqu’à son
genou, que je presse doucement. Je veux qu’il me regarde, qu’il comprenne
que je suis désolée pour lui, que je le comprends. Ce que Matthew a fait ce
jour-là manquait terriblement de tact. Et le mot qu’il lui a laissé chez le
notaire confirme qu’il en avait conscience parfois. Mais Jayden ne me
regarde pas. Son corps se crispe lorsqu’il enchaîne :
— Et le pire c’est qu’au cours de toute sa tirade sur sa merveilleuse
filleule il n’a même pas pris la peine de me présenter, comme si je n’étais
pas à côté de lui, comme si je n’existais pas.
C’est horrible, aucun enfant ne devrait se sentir ignoré. D’autant plus
que Matthew était le seul parent de Jayden. J’aimais mon parrain comme un
père, mais en ce moment précis je suis très en colère contre lui. Si j’avais su
la moitié des choses que m’a racontées Jayden… je… n’aurais sans doute
rien fait. Je n’étais qu’une enfant.
Puis je repense à ma mère, qui de toute évidence savait. Pourquoi n’a-t-
elle jamais rien dit ? Ou peut-être l’a-t-elle fait, et que ça n’a rien changé. Je
ressens l’envie de lui en parler, pour m’aider à mettre au clair mes
sentiments.
— Et quand nous sommes sortis ce n’était plus pareil. Il ne m’écoutait
plus que d’une oreille et ne cessait de parler de toi. Encore.
— Je suis désolée, chuchoté-je, la voix tremblotante de larmes.
Ses yeux rencontrent les miens. Et nous nous observons un moment. Je
ne lui demande pas s’il a eu sa paire de chaussures finalement et il
s’épargne l’effort de me dire que ce n’est pas ma faute. Même si je lis dans
son regard que ce ne sont pas mes excuses qu’il attend. Malheureusement il
n’entendra rien de plus que « Je suis seulement désolé de ne pas avoir su
t’aimer mieux ».
Jayden lève une main vers mon visage et vient recueillir une larme au
coin de mon œil. Puis il laisse sa paume englober ma joue. Il y a tant de
choses entre nous. Notre passé est-il surmontable ? Quand je contemple son
visage, le plus beau du monde selon moi, j’ai envie de croire que oui.
Seulement j’ai peur également. Tellement peur de lui rappeler en
permanence ce que je lui ai pris sans le vouloir. Je suis un sac de mauvais
souvenirs ambulant pour lui.
Il ne semble pas de mon avis, car ses lèvres chaudes se posent sur les
miennes dans un baiser des plus doux. Nous nous embrassons quelques
secondes avant qu’il ne quitte ma bouche pour déposer des petits baisers le
long de ma mâchoire puis de mon cou. Puis la douceur de ses lèvres est
remplacée par la rugosité de son début de barbe lorsqu’il m’enlace. Je suis
compressée contre lui, sa tête nichée dans mon cou, ses mains qui se serrent
compulsivement dans mon dos. Je réajuste ma position et mon corps épouse
le sien dans une étreinte plus étroite encore. Je respire son odeur masculine
à pleins poumons. Si c’était le dernier parfum que je devais sentir, mon
odorat ne me manquerait pas. Nous restons ainsi un long moment et je me
demande à quoi il pense.
Soudain ses mains se glissent doucement sous la couture de mon T-shirt
et tracent des petits cercles le long de ma colonne vertébrale. Malgré
l’émotion que je ressens toujours, une flèche enflammée file jusqu’à mon
bas-ventre alors que Jayden reprend ses baisers langoureux le long de mon
épaule. Bientôt mon T-shirt vole à travers la pièce et, sans un mot, Jayden
me dévore le haut du corps. Ses mains se glissent sous mes fesses pour me
ramener sur ses genoux. Sa bouche se trouve désormais parfaitement à la
hauteur de mes clavicules. Je savoure ses baisers la tête en arrière et les
yeux fermés.
Alors qu’il atteint la courbe de mon sein gauche, je plante une main
dans ses cheveux pour lui faire relever la tête. Les yeux de nouveaux
ouverts je me rue sur sa bouche. J’ai envie de le dévorer. Je n’aurai jamais
assez de ses baisers. Je veux l’embrasser pour la nuit des temps. Ses mains
sont agrippées à mes hanches et, bien que nous ayons tous les deux toujours
nos jeans, je ne peux m’empêcher d’onduler sur ses cuisses. Et j’ai la
satisfaction de le sentir dur à travers les couches de tissu. À mon tour de
tirer sur l’ourlet de son T-shirt pour le lui arracher.
— Attends, souffle-t-il en séparant nos bouches, et je retiens de justesse
un grognement. Pas ici. C’est trop…
Je jette un coup d’œil à la chambre. Ses murs roses, ses meubles
d’enfant roses, ses draps roses, son petit lit… rose.
— Rose ? je termine avec un sourire.
Il me sourit en réponse et je me mords la lèvre tant j’ai envie de
replonger sur les siennes. À la place, je me recule jusqu’à me remettre
debout face à lui.
— Je ne voudrais pas mettre à mal ta virilité, dis-je avec un sourire
mutin.
Mais je sais que ce n’est pas le rose qui dérange réellement Jayden. Et
je ne suis pas certaine d’avoir très envie non plus de faire l’amour avec lui
dans ce temple que m’a dédié son père.
Jayden me rattrape par les hanches en se levant. Ses yeux pétillent de
désir pour moi et d’autre chose que j’interprète comme de la
reconnaissance. Il m’embrasse une dernière fois en collant son bassin au
mien pour bien me signifier que ce n’est pas parce qu’on change de pièce
qu’il en a terminé avec moi. Ça me va parfaitement. Puis il s’écarte et quitte
la chambre comme il y est entré, silencieusement. Je reste un instant sur
place à me mordiller la lèvre, le désir m’empêchant de bouger. Je respire
difficilement, au bord de la liquéfaction. Soudain son T-shirt bleu marine
vole à travers l’ouverture de la porte. Je ris doucement en l’imaginant torse
nu, en train de m’attendre dans le couloir. Mais avant de le rejoindre
j’attrape la boîte à musique sur la commode et la dépose dans le carton des
objets à donner. J’aime beaucoup cet objet, mais je vivais très bien sans
jusqu’à maintenant, alors qu’il ne rappelle que des mauvais souvenirs à
Jayden. Et j’en ai fini de le faire souffrir malgré moi. Je quitte la chambre
pour le couloir sans un regard en arrière. J’y trouve un jean abandonné sur
le sol et un peu plus loin un caleçon noir ayant subi le même sort. Je rejoins
en hâte la chambre de Jayden, salivant à l’idée de retrouver son corps.

Jayden
Chloé s’est endormie contre moi sous les draps bleu marine de mon
adolescence. Je me sens bien avec son corps chaud allongé contre moi, sa
tête reposant sur mon épaule. Ses longs cheveux noirs sont étalés sur mon
bras et sur l’oreiller de soie. Du bout des doigts je trace des symboles
aléatoires sur son épaule dénudée. Des cercles, des spirales, des lignes
sinueuses. Sa peau est si douce, je ne peux m’empêcher de la caresser. C’est
la première fois que nous faisons l’amour dans la maison de mon père. Je
n’ai pas osé l’inviter plus tôt de peur de réveiller trop de mes ressentiments.
Mais cette foutue chambre rose devait être débarrassée. Son souffle chaud
et régulier dans le cou je songe à ce qu’elle a dit avant de s’endormir.
— Quand je pense au nombre de fois où je nous ai imaginés ici, a-t-elle
soufflé en se blottissant contre moi quand je suis revenu de la salle de bains,
où je m’étais débarrassé du préservatif.
— Tu aurais dû le dire plus tôt, l’ai-je taquinée d’une voix séductrice.
Elle s’est étirée comme un chat en riant doucement.
— À l’époque ce n’était pas franchement possible, a-t-elle chuchoté
contre mon épaule.
Je me suis reculé pour observer son visage rougissant.
— À l’époque ?
Elle s’est cachée dans mon cou pour me préciser :
— À l’époque où je n’étais qu’une adolescente en pleine puberté.
Je suis resté stupéfait un moment. J’ai essayé de m’imaginer une Chloé
adolescente pensant à moi en découvrant les affres de l’amour. Mais une
vague de gêne m’a envahi. Les derniers souvenirs de la jeune Chloé que
j’avais dataient d’il y a douze ans. Et elle n’était pas vraiment adolescente.
— Mais tu avais à peine treize ans quand je suis parti à New York, ai-je
repris.
Un grognement gêné m’est parvenu depuis mon cou, où Chloé
dissimulait toujours son visage écarlate.
— Oui, mais les filles aussi ont de l’imagination.
Sa phrase était étouffée par ma peau, mais j’ai parfaitement perçu la
gêne provoquée par cet aveu.
— Et je me souvenais parfaitement d’à quoi tu ressemblais au même
âge que moi, a-t-elle précisé.
Maintenant qu’elle est endormie contre moi, son visage n’exprime plus
son embarras, mais je suis toujours aussi surpris et pensif. Je ne sais pas
quoi faire de cette information. Chloé fantasmait sur moi à l’adolescence.
Tout du moins sur ses souvenirs de moi.
Doucement je repousse son bras alangui sur mon torse nu et retire la
mien de son dos. Sa tête retombe mollement sur mon oreiller et une mèche
de cheveux noirs glisse sur sa pommette délicate. Je la chasse doucement,
désemmêlant les cheveux de ses cils et libérant son cou. Ses paupières
frémissent sous la caresse, mais elle ne se réveille pas.
Sur la pointe des pieds je quitte la chambre, j’ai besoin de réfléchir à
tout ça. À notre présent, qui semble si facile, à notre futur très incertain et
surtout à notre passé plus complexe encore que je ne le pensais. Jusqu’à
aujourd’hui je croyais que Chloé, en me croisant à la fête de Jordan, avait
simplement été prise au dépourvu et avait préféré me mentir sur son identité
pour m’empêcher de paniquer. Si en discutant avec elle ces derniers temps
j’ai bien compris quelque chose, c’est qu’elle a senti mon animosité envers
elle quand elle était petite. Je ne pense pas qu’elle ait prévu ce qui s’est
passé ensuite, et encore moins sa fuite au petit matin. Mais à présent j’ai
comme un doute.
Mes pas me guident jusqu’au seuil de la chambre rose. Je ne peux
m’empêcher de l’imaginer, adolescente, sous ces draps roses en train de
penser à moi. À quel point s’est-elle sentie frustrée par cette situation ?
Je fixe la chambre rose, me noyant dans ma propre frustration. Et je me
pose un milliard de questions en m’énervant tout seul.
L’a-t-elle calculé quand elle m’a vu ? Cherchait-elle à se venger cette
nuit-là ? Voulait-elle me faire payer mes années de rejet ? A-t-elle jubilé en
voyant que je ne la reconnaissais pas ? M’a-t-elle séduit à dessein ? Dans le
seul but de m’humilier en partant au petit matin ? M’a-t-elle menti
uniquement dans ce but ? Et aujourd’hui ? Est-elle soulagée que je ne dise
rien ? Croit-elle que je l’ai oubliée ? Que je ne l’ai pas reconnue ? Ce qui se
passe entre nous fait-il partie d’une vengeance tordue ? Est-ce pour cette
raison qu’elle refuse de se donner tout entière dans cette relation ?
N’attend-elle de moi que la réalisation de ses fantasmes d’adolescente ?
Pourquoi elle ne me parle toujours pas de cette nuit ? Il est impossible
qu’elle l’ait oubliée. Impossible ! Ça fait sept ans que je vis avec le fantôme
de cette nuit entre nous. Comment aurait-elle pu l’oublier ?
À moins de n’en avoir rien à faire. Tout cela est complètement tordu. Et
là-haut mon père doit être fier d’elle et de sa façon de me prendre pour un
pantin.
Mon esprit s’embrase sous le coup de la colère et de la frustration. Je
veux qu’elle se souvienne de cette soirée. Je veux qu’elle me dise qu’elle
m’aime, qu’elle me veut tout entier et rien que pour elle. Mais je crois que
je ne suis que l’objet de sa vengeance, que mon corps est un outil pour y
arriver. Et elle y prend un double plaisir. Celui qu’elle éprouve quand je la
baise et celui qu’elle retire de ma souffrance à la voir m’échapper chaque
fois que je cherche à aller plus loin. J’en suis certain.
Bouillonnant de ces émotions dévastatrices, je me précipite dans ma
chambre pour la rejoindre. Nous pouvons être deux à jouer à ce petit jeu.
Dans le lit, elle n’a pas bougé. D’une main rageuse je dégage les
couvertures, révélant son corps nu. Continuant sur ma lancée, je la retourne
pour qu’elle se retrouve sur le dos et je la recouvre de mon corps. Ma queue
est tout à fait réveillée, contrairement à elle. Mais je ne suis pas un monstre,
je n’ai pas l’intention de la prendre dans son sommeil. Pour autant, je veux
lui faire payer. Pas me perdre encore plus. Je dépose une myriade de baisers
le long de son buste, sur ses clavicules saillantes, sur ses seins et leurs
pointes érigées, autour de son nombril. Jusqu’à ce que je l’entende gémir de
plaisir et que ses paupières papillotent.
— Jayden ? fait-elle, la voix pleine de sommeil.
Sans lui répondre je grimpe à l’assaut de sa bouche. Je vois dans ses
yeux qu’elle sent qu’il y a quelque chose qui a changé. Mais je n’ai pas
envie de me justifier, donc j’ignore les interrogations dans son regard. Bien
vite ses paupières se referment sous le plaisir que je lui procure. Je suis
tenté de m’arrêter là pour la sommer de s’en aller, mais je bande si fort que
j’en ai mal. J’ai bien l’intention de la prendre. Si c’est moi qu’elle veut, elle
ne va pas être déçue du voyage. Dans un soupir d’aise je la sens écarter les
jambes pour moi. Bien. Je glisse une main entre nous, introduis trois doigts
en elle et je la doigte sauvagement jusqu’à ce qu’elle demande grâce.
Et alors je repousse le matelas pour faire le tour du lit. En quelques
secondes j’ai ouvert la table de nuit, pris un préservatif dans le tiroir et l’ai
enfilé. Puis je reprends ma place entre les jambes de Chloé pour m’enfoncer
en elle d’une seule poussée. Ma queue palpite de plus en plus fort alors
qu’elle entre en collision avec son intimité, de plus en plus profond. Je la
baise fort, de toute ma colère soudaine.
Et ça ? Ça fait aussi partie de tes fantasmes ? je pense à chaque nouvel
aller-retour. Bien sûr elle ne me répond pas puisque je ne le dis pas à voix
haute. À la place elle psalmodie mon prénom, encore et encore. Ce n’est
pas suffisant. Je veux qu’elle le hurle. Donc j’accélère encore la cadence.
Au point d’en être à bout de souffle. Je deviens de plus en plus gros, prêt à
exploser. Chloé n’est plus qu’une poupée désarticulée qui semble avoir
oublié son propre prénom puisqu’elle répète le mien en boucle. Et, alors
que je jouis si fort qu’un râle me brûle la gorge, j’obtiens gain de cause et
elle hurle. Mon prénom. Comme un cri de victoire.
Je me retire aussitôt, ne lui laissant pas le temps de profiter de l’instant
suspendu après l’orgasme, comme elle aime le faire d’habitude. Il ne s’agit
pas d’elle là.
Sans un mot, je la laisse pantelante au milieu des draps défaits et quitte
la chambre. Dans la salle de bains, je me rends compte que ma colère s’est
légèrement apaisée. Il est temps que j’obtienne des réponses à mes
questions. Mais quand je reviens dans la chambre Chloé est en train de finir
de se rhabiller. Merde ! Dans mon énervement je l’ai fait fuir. Ce n’est pas
ce que je voulais. Merde. Merde. Merde ! Je m’approche d’elle.
Elle sourit. Je suis perdu.
— Merci de m’avoir réveillée, dit-elle avec un clin d’œil.
Elle vient m’embrasser langoureusement sur la bouche.
— Je suis en retard, je dîne chez ma mère et je devrais déjà y être,
explique-t-elle en enfilant ses chaussettes.
Bien sûr. Nous sommes dimanche soir. Je n’ai pas été invité chez Carole
depuis le jour où j’ai découvert que Chloé et Joy ne formaient qu’une seule
et même personne. Et cette fois non plus Chloé ne me propose pas de l’y
accompagner. Évidemment. Nous ne sommes pas un couple. Et on n’amène
pas son plan cul à un dîner familial.
J’enfile un caleçon pour la suivre au rez-de-chaussée. Elle dévale
l’escalier et lorsque j’arrive en bas à mon tour elle sautille déjà en enfilant
ses bottines. Je la regarde courir partout pour rassembler son manteau et son
sac à main. Entièrement prête, elle revient vers moi et m’embrasse de
nouveau. Cette fois pour me dire au revoir.
— Oh ! j’ai oublié de te dire, ajoute-t-elle sur le seuil de la porte, je ne
serai pas dispo la semaine prochaine. Je suis désolée, mais on ne pourra pas
se voir en dehors du lycée.
Elle ne me laisse pas le temps de lui demander pourquoi. Elle dépose un
dernier baiser sur mes lèvres et disparaît dans la nuit naissante.
Ma colère s’était apaisée face à ma peur de lui avoir fait du mal. Mais à
présent elle s’empare de moi de plus belle. Je ne représente donc rien de
plus pour elle ? Pas assez bien pour aller dîner avec sa mère. Pas assez bien
pour faire autre chose que baiser chez elle, dans les douches du club ou
chez moi. Pas assez bien pour mériter une explication. Pas assez bien pour
réellement faire partie de sa vie. J’ai envie de taper dans un mur, de casser
quelque chose. De m’énerver contre elle. De lui faire entendre le fond de
ma pensée. De l’affronter.
Mais j’ai trop peur de la perdre. Trop peur qu’elle disparaisse de ma vie
à nouveau. Et je sais que malgré ma colère je ne pourrai pas le supporter.
Pas si elle me fuit de nouveau.
CHAPITRE 24

Chloé
Je n’ai pas revu Jayden depuis hier soir. Je n’étais pas vraiment en
retard pour le dîner chez maman. Après tout elle ne vit qu’à quelques rues
de la maison de Matthew. Enfin, celle de Jayden, à présent. Hier, une
étincelle dans son regard et la violence de ses coups de boutoir alors qu’il
me faisait l’amour m’ont effrayée. J’ai pris mon pied, mais il y avait
quelque chose de différent. Une colère sombre au fond de ses prunelles
noisette, obscurcies. Et j’ai eu bien trop peur de lui en demander la cause.
Alors je me suis enfuie. Et je ne l’ai pas vu depuis.
Je m’en veux un peu pour la manière dont je l’ai prévenu qu’on ne se
verrait pas cette semaine. Mais c’est sans doute mieux ainsi, il n’a pas pu
me demander d’explications. Que je n’aurais pas pu lui fournir sans lui
mentir ou occulter une partie de la vérité.
J’ai choisi la solution la plus lâche finalement. Je vais cacher Jayden à
Ava et Ava à Jayden. Je vais tout faire pour qu’ils ne se croisent pas au
cours de la semaine de présence de ma meilleure amie. J’ai demandé
quelques jours de congé à Michelle et au lycée. Je ne vais assurer que mes
deux jours de permanence, que j’ai décalés à aujourd’hui et demain. Nous
avons donc le reste de la semaine pour nous et j’ai prévu de partir me
planquer à la maison du lac. Il ne fait plus assez chaud pour se baigner, mais
le calme fera du bien à Ava. Et à moi aussi. J’en profiterai pour voir s’il y a
des choses à faire dans la maison. Le notaire m’a remis les clés il y un
moment déjà, mais je n’ai toujours pas eu le courage de m’y rendre. Pas
seule en tout cas. Et Ava fera une bien meilleure compagne que Jayden,
pour qui la maison du lac est synonyme de solitude et de tristesse.
Le bus arrivant de New York s’arrête à quelques mètres de moi. Je
regarde fébrilement descendre les passagers, guettant une joyeuse tête
blonde. Je les vois, les traits tirés par le voyage, prendre leurs bagages dans
la soute. Certains s’éloignent, d’autres étreignent les membres de leurs
familles venus les accueillir. Ava tarde à sortir de là. Malgré mon
appréhension liée à Jayden, je trépigne d’impatience de la voir.
Enfin la voilà. La dernière. La marque de son bras sur son visage rougi
par la fatigue. J’agite la main pour attirer son attention, avec un sourire
excité que je suis incapable de retenir. Son regard vert s’illumine lorsqu’elle
m’aperçoit de l’autre côté de la marée humaine. Elle pousse un cri perçant
et se rue vers moi en chantant mon prénom. La foule s’écarte pour laisser
passer la folle qui se jette sur moi. Je la serre fort contre moi, la tête enfouie
dans ses cheveux fraîchement décolorés. Son chapeau noir à bords larges
tombe sur le trottoir.
— Tu m’as trop manqué ! couine-t-elle dans mes oreilles.
Je souris d’autant plus. Elle m’a tellement manqué elle aussi. Elle
m’écarte sans pour autant me lâcher et scrute mon visage.
— Tu as l’air en forme, conclut-elle.
Elle a toujours peur que je ne dépérisse quand je suis loin d’elle, comme
une vieille maman poule.
— Toujours plus que toi, c’est certain, je la taquine en faisant référence
aux cernes qu’elle se tape sous les yeux après ce long voyage.
Elle me donne un petit coup sur l’épaule en représailles, mais son
sourire ne faiblit pas. Elle a l’air soulagée de me voir. Je le suis aussi.
— Et tu as le regard de celle qui a des choses à raconter, souligne-t-elle
suspicieusement.
Je rougis un peu. Elle a raison, j’ai beaucoup de choses à raconter.
— Oooh ! s’exclame-t-elle.
Ses épais sourcils bruns grimpent à l’assaut de son front alors que ses
yeux verts se remplissent d’étonnement et d’excitation.
— Il s’agit d’un homme, n’est-ce pas ? chuchote-t-elle avec son air de
conspiratrice.
Je ris doucement. Le spectacle Ava m’a tant manqué. Elle déborde
tellement d’énergie qu’il est quasiment impossible de broyer du noir en sa
présence.
— Et toi ? Tu as des choses à raconter ? questionné-je pour détourner
son attention.
— Tu n’as pas idée !
Je ris de nouveau. Le trottoir s’est presque vidé. Dans la soute il ne reste
plus qu’un seul bagage. Je reconnais sans difficulté la valise d’Ava, la
même qu’elle traînait déjà dans le dortoir de la Juilliard School treize ans
auparavant, une très grosse valise couverte de symboles de New York. Ava
m’emboîte le pas quand je m’en vais la récupérer sous le regard impatient
du conducteur, qui n’attend que nous pour rentrer chez lui. Je tire tant bien
que mal l’énorme bagage hors de la soute.
— Mince, Ava, tu as embarqué tout ton appart ou quoi ? Je pensais que
tu venais en vacances, pas que tu emménageais chez moi.
Je souffle sous l’effort et enfin la valise heurte le sol. Je me demande
bien comment nous allons réussir à la monter jusqu’à mon appartement.
Nous repartons dans deux nuits, j’envisage sérieusement de lui proposer de
la laisser dans la voiture. Ava vient m’aider à la hisser sur le trottoir, où elle
prend le relais en tirant la poignée qui lui permettra de la faire rouler.
— Excusez-moi, mademoiselle, vous avez fait tomber ça.
Nous nous retournons toutes les deux vers le jeune homme rougissant. Il
ne doit pas avoir plus de dix-huit ans. Je le reconnais. Max a quitté le lycée
à la fin de l’année dernière. Solidement bâti il n’est pas du genre rougissant
d’habitude, bien au contraire. Il suit actuellement une formation de gardien
à la prison d’Auburn, c’est un dur à cuire, ancien capitaine de l’équipe de
lutte. Ignorante de tout ça, Ava récupère son chapeau qui avait roulé par
terre en le remerciant d’un grand sourire de dents parfaitement blanches
sous ses lèvres fines. Le pauvre garçon rougit de plus belle, intimidé au
possible. Il se gratte l’arrière de la tête, ne sachant plus quoi faire de son
corps maintenant qu’il a accompli sa mission. Je décide de venir à son
secours avant qu’il ne demande ma meilleure amie en mariage.
— Merci, Max, lancé-je en me penchant sur le côté pour qu’il me voie
enfin.
Ses yeux couleur de chocolat fondu s’élargissent de stupeur lorsqu’il
m’aperçoit puis me reconnaît.
— Bonsoir, mademoiselle Wright, balbutie-t-il, je ne vous avais pas
vue.
De toute évidence. Mais je ne relève pas. Jugeant qu’il s’est
suffisamment ridiculisé pour toute sa vie il fait des signes indistincts vers un
groupe de personnes qui semblent l’attendre tout en nous saluant
maladroitement.
— Il est adorable, souligne Ava en repositionnant son chapeau sur sa
tête. Mais bien trop jeune pour moi.
J’éclate de rire tout en secouant la tête. C’est l’effet Ava. Belle et
lumineuse. Tous les hommes sont à ses pieds. Enfin presque tous. Nous
regagnons ma voiture, il est temps que je la ramène à la maison pour qu’elle
se repose et me raconte tout ce qu’elle a à me dire. Et surtout la raison de sa
visite aussi soudaine.

Jayden
Aujourd’hui je n’ai pas eu une seconde pour aller jusqu’au secrétariat
du lycée et y retrouver Chloé. Je n’ai aucune nouvelle d’elle depuis son
départ en coup de vent dimanche soir. Je suis perplexe. A-t-elle senti ma
colère ? Suffisamment pour me fuir sans aucune explication. Je commence
à en avoir ma claque de ses fuites perpétuelles. Depuis que nous avons
commencé à coucher ensemble, j’ai l’impression que nous ne nous parlons
pratiquement plus. Avant elle me racontait ses anecdotes à Juilliard, sa
journée au lycée, les boulettes de ses élèves, et je partageais avec elle mon
quotidien autour d’un café en salle des profs. Mais maintenant j’ai
l’impression qu’elle cherche perpétuellement à me cacher des choses. Je
n’arrive pas à m’installer dans sa vie, il y a toujours des aspects dont elle
me tient éloigné.
Cependant j’ai vite pris l’habitude de sa présence près de moi. Je ne sais
plus quoi faire de mes soirées maintenant qu’elles ne sont plus remplies de
sexe avec Chloé. Et ça ne fait que deux putains de jours. Je suis
complètement foutu !
Je cale le téléphone contre mon oreille, on me répond à la seconde
sonnerie.
— Jayden ! s’exclame une voix surprise. Alexander n’est pas encore
rentré, tu devrais essayer sur son portable.
— Bonsoir, Vic, dis-je avec un sourire dans la voix.
Je repense à toutes ces fois où je finissais par appeler sur le portable de
Victoria parce que Alex n’était jamais fichu de décrocher le sien.
— C’est à toi que je voulais parler.
— Oh ! lâche-t-elle, interloquée.
Puis sa voix se fait plus lointaine, bien qu’elle hausse le ton.
— Aisling ! Rends cette poupée à ta sœur !
Un silence s’ensuit, certainement au cours duquel la petite lui répond.
— Tu joueras avec plus tard, pour le moment c’est Hannah qui l’avait
en premier.
Un autre silence, puis Victoria me revient enfin.
— Je dérange ? demandé-je.
— Non, excuse-moi, reprend la maman, de nouveau pleinement
concentrée sur mon appel. Que veux-tu me demander ?
Un instant j’ai oublié pourquoi j’ai passé ce coup de fil. Puis j’hésite
parce que Victoria a bien l’air d’avoir besoin d’aide avec les filles.
— Jayden ?
— Oui ? Excuse-moi, je réfléchissais.
— J’avais bien compris, ricane-t-elle dans le combiné.
Je regarde une seconde autour de moi et je suis écrasé par le silence qui
règne dans mon salon. Je me sens foutrement seul.
— Je voulais te demander la permission d’enlever ton mari pour la
soirée.
Son rire cristallin retentit alors qu’elle se moque de moi.
— C’est un grand garçon, s’esclaffe-t-elle. Il n’a pas besoin de ma
permission pour sortir.
— Je sais, mais c’est une question de politesse, me renfrogné-je.
Ce qui ne déclenche que plus son hilarité. Si je continue comme ça, ses
filles vont bientôt la prendre pour une folle.
— J’apprécie le geste, Jayden. Je vais donc autoriser mon mari à sortir
avec toi ce soir. À deux conditions.
J’aurais dû m’en douter. Je soupire faussement.
— Ton prix sera le mien, affirmé-je, déterminé.
Soudainement son rire se fait machiavélique et j’ai la brève sensation
d’avoir vendu mon âme au diable.
— D’abord, la plus simple, commence-t-elle, tu feras attention à ce
qu’il rentre en sécurité à la maison.
Facile. Alexander a toujours été raisonnable. Et puis je bosse demain, ce
n’est pas le moment de finir cul par-dessus tête au fond d’un bar.
— Oui, madame, je déclare solennellement. Et la seconde ? je demande
un peu plus fébrilement.
Ce n’est plus Victoria que j’ai au bout du fil, mais une véritable
sorcière. Je m’attends au pire.
— Tu viens à l’anniversaire d’Aisling dans deux semaines. Tu arrives
plus tôt pour nous aider à préparer et tu restes jusqu’à la fin.
Ce n’est pas le pire. J’expire enfin.
— Je ne savais pas que vous aviez prévu de fêter l’anniversaire
d’Aisling.
C’est évident bien entendu, mais je n’ai pas été invité jusqu’à présent.
Pourtant ça fait presque deux mois que nous avons renoué.
— Je n’ai pas encore envoyé les invitations, précise Victoria. En dehors
d’Alex, tu es le seul au courant.
Je retrouve mon sourire. Je suis vraiment idiot de toujours supposer
qu’on ne veut pas de moi. C’est une vieille habitude. Il faut remercier mon
père pour ça.
— Je serai là, j’assure à la maman. Pour vous aider à préparer et à
ranger.
Victoria a un petit rire face à ma détermination.
— Parfait, alors Alexander est tout à toi pour la soirée.
Il ne me reste plus qu’à prévenir le principal intéressé. Je reste quelques
minutes de plus au téléphone avec Victoria à échanger des banalités. Elle
me parle des maisons à vendre à Auburn et en profite même pour me
signaler de la contacter si j’en ai besoin pour la maison de mon père.
Comme s’il était évident pour tout le monde que j’allais la vendre. Je
regarde les cartons autour de moi. Je n’ai toujours pas pris de réelle
décision, mais il semblerait que je m’y prépare. Elle me parle aussi des
filles et de comment elles s’en sortent à l’école. Elles ont l’air
particulièrement débrouillardes. Puis Victoria se fait de plus en plus absente
à mesure que les bêtises responsables de son manque d’attention
augmentent. Elle finit par me dire qu’elle doit me laisser, car Aisling s’est
mis en tête de faire des tartines de confiture à la poupée préférée de Hannah
et elle barbouille la pauvre poupée de fraises écrasées. Je ris de bon cœur en
imaginant la scène, mais je redeviens sérieux au moment où elle s’apprête à
raccrocher.
— Vic ? la rappelé-je.
— Oui ?
Son ton est plus doux, comme si elle avait saisi le caractère plus sérieux
et émotionnel de ce que je vais dire.
— Je serais venu à l’anniversaire d’Aisling si tu me l’avais simplement
demandé.
— Je sais, Jayden.
Un petit silence s’installe. Il y a tant de choses que je voudrais lui dire,
mais j’en suis incapable. Alors je ne dis rien. Mais mon amie le sent à
travers la ligne téléphonique qui nous relie. Elle ne dit rien non plus, mais je
sais.
— Passe une bonne soirée, Jayden.
— Merci, Vic.
Et elle raccroche. J’observe mon portable une seconde. Il y avait bien
plus qu’un simple remerciement dans ma voix. J’espère qu’elle l’a senti
également.
Un coup d’œil à l’horloge m’apprend qu’il commence à être tard, je
ferais bien de me magner si je veux intercepter Alexander avant qu’il ne
rentre chez lui.

On sort ce soir. Ta femme a déjà dit oui.

Sa réponse ne se fait pas attendre. Je reçois deux émojis morts de rire.


Victoria m’a ordonné de sortir avec toi ce soir.
Son message est ponctué de deux nouveaux émojis. Elle n’a pas traîné
en tout cas. Nous échangeons quelques autres messages pour nous donner
rendez-vous lorsqu’il aura terminé sa journée et je file prendre une douche
pour me préparer. Tant pis si je ne vois pas Chloé ce soir, j’ai d’autres
façons de m’amuser.
Qu’elle ne soit pas disponible pour moi ! Je ne vais pas aller ramper
devant la porte de son appartement, quelle qu’en soit la raison.
CHAPITRE 25

Jayden
— Alors ? Qu’est-ce que tu as promis en échange de ma liberté ? me
demande sans détour Alexander en s’installant sur le tabouret à côté du
mien.
Malgré la musique et le monde, je l’entends parfaitement. Il dépose nos
deux pintes sur la haute table ronde. Je repousse mon premier verre vide
pour placer sa tournée devant moi. Je ricane en prenant une gorgée de bière
fraîche. Alexander vient d’arriver et c’est la première chose qu’il me dit.
— Comment sais-tu que j’ai dû promettre quelque chose ? je réplique
en mimant son air malicieux.
Ce à quoi il me répond tout d’abord par un regard lourd de sens, genre
« on ne me la fait pas à moi ».
— Vic est ma femme.
Cette simple affirmation explique à elle seule sa question. Je ris
franchement sous son regard insistant.
— J’ai promis de venir et de vous aider à l’anniversaire d’Aisling, finis-
je par lâcher entre deux gorgées.
— Elle n’a pas perdu de temps, soupire mon ami en trempant enfin ses
lèvres dans sa Guinness.
Nous restons quelques instants silencieux, le nez dans nos verres, le
sourire aux lèvres, à observer la foule compacte. Le Trèfle est presque
bondé bien que nous soyons en pleine semaine. Alex a dû jouer des coudes
pour atteindre le bar et se faire servir par la jolie barmaid. Tout aussi rousse
que lui. Mon meilleur ami semble parfaitement à sa place dans ce décor
cent pour cent irlandais. Plusieurs personnes, des habitués, viennent le
saluer. C’est la première fois que je viens dans ce bar, mais ce n’est
clairement pas son cas. L’inconvénient d’avoir quitté la ville à dix-huit ans.
Je ne connais absolument pas les bons endroits où picoler.
— Mais tu es sûr de vouloir venir ? reprend la voix de mon meilleur
ami, interrompant le fil de mes pensées.
Ses yeux marron sont fixés sur moi, comme s’il évaluait ma possible
réaction à ses futures paroles.
— Chloé sera là, continue-t-il. Donc si tu ne veux pas la croiser on
comprendra.
Je n’ai parlé à personne du récent développement de notre relation. Je
voulais garder ce petit cadeau, cette petite victoire, pour moi tout seul.
J’imagine donc qu’il est normal que Fox soit resté bloqué sur ma colère.
Néanmoins, si je peux le démentir et lui expliquer que ça ne me dérange pas
de la voir, bien au contraire, j’ai du mal à comprendre sa présence dans le
cercle privé de mon meilleur ami. Je m’étonne donc idiotement :
— Chloé ?
Visiblement Alex interprète mal mon étonnement, car il regarde
ailleurs, gêné. Il trace quelques dessins dans la condensation de son verre
avant d’enfin oser affronter ma mine interrogative.
— C’est la marraine d’Aisling, lâche-t-il tout à trac comme une excuse.
Je crains d’avoir mal entendu à cause de la musique, assez forte pour
nous griller les tympans pour une semaine. Mais j’ai beau tourner les mots
dans mon esprit, il ne peut pas avoir dit autre chose. La mâchoire m’en
tombe doucement. Chloé est la professeure de danse des filles, mais je ne
savais pas qu’ils étaient aussi proches. Au point qu’elle tienne une place
aussi importante dans la vie de sa dernière fille.
— Elle est venue aider au foyer après ton départ, donc on a fini par
devenir amis, se justifie le rouquin. Désolé, mon pote, je ne t’en ai pas parlé
parce que je sais que le sujet Chloé Wright est tendu. Mais c’est vraiment
une fille bien et elle n’est pour rien dans le comportement de ton vieux.
Il dit tout ça très vite. Comme pour me convaincre et limiter les dégâts
de ma colère. Son regard brun semble me défier de lui dire le contraire et de
me révolter. Je vois qu’il se tient prêt à riposter et la défendre bec et ongles.
Quelques semaines auparavant j’aurais réagi exactement de cette façon.
Mais plus maintenant.
— Je sais, dis-je donc en secouant doucement la tête avec un doux
sourire au coin des lèvres.
Chloé Wright est une fille bien. Je suis on ne peut plus d’accord avec ça.
Elle est d’ailleurs bien plus que ça. Même si je reste perturbé par son
comportement de cette semaine et ce qui m’apparaît de plus en plus comme
des mensonges.
— Tu… sais ? hésite mon ami, les yeux agrandis par la surprise.
À présent ses yeux scannent les miens à la recherche d’une explication
sur ce soudain revirement de situation. Il cligne des paupières plusieurs fois,
cherchant certainement à savoir si c’est bien moi qu’il a en face de lui.
— Oui, les choses ont pas mal changé entre nous, affirmé-je en riant. Je
l’aime bien finalement.
— Tu l’aimes bien ? répète-t-il dubitativement.
Il observe mon visage en s’approchant un peu plus. Et je le laisse
remarquer mon sourire et mes yeux brillants. Je ne peux pas faire autrement
chaque fois que je pense aux moments que nous avons partagés ces
dernières semaines.
— À ta tête je dirais que tu l’aimes un peu plus que bien, déclare
Alexander en conclusion de son observation à la loupe.
— Disons que j’ai des intérêts à me retrouver dans la même pièce
qu’elle, je réplique avec un sourire en coin équivoque.
De nouveau ses yeux s’arrondissent de surprise. Il ouvre et ferme la
bouche comme un poisson hors de l’eau alors que les conclusions se font
dans son esprit.
— Oh, bordel ! Tu veux dire que…
Je lui lance un regard explicite, agrémenté d’un sourire de même.
— Oh, putain ! Ça c’est nouveau, je ne m’y attendais pas.
Il fait une pause pour passer une main dans ses cheveux déjà décoiffés
par sa journée de travail, impliquant de porter un casque de chantier. J’en
profite pour siroter un peu de ma bière blonde.
— Et dire que je m’apprêtais à te dérouler tout un tas d’arguments en sa
faveur. Mais on dirait qu’elle t’a déjà convaincu avec les siens.
— Et elle en a beaucoup, dis-je en éclatant de rire.
Alex boit un peu plus de sa Guinness, le regard dans le vide.
— Mon Dieu ! Victoria ne va pas en revenir, déclare-t-il pour lui-même.
Je me renfrogne.
— Tu n’es pas obligé de lui en parler.
— Oublie, je lui dis tout, réplique-t-il en balayant ma remarque de la
main.
— Génial, grogné-je.
La moitié de la ville va être au courant qu’on couche ensemble
maintenant. Et Victoria ne me lâchera plus une seule seconde. Avec un peu
de chance elle harcèlera aussi Chloé.
— Mais comment ? finit par demander mon ami, enfin remis de ses
émotions.
— C’est une longue histoire.
— Ah ouais ? insiste-t-il, sarcastique. J’ai toute ma soirée de libre, je te
rappelle.
Je pousse un soupir. Ça fait une éternité que je n’ai pas parlé d’une fille
avec Alex. Une éternité que je n’ai pas parlé d’une fille avec qui que ce soit.
Pas sérieusement en tout cas. Il me semble que la dernière fois que c’est
arrivé je parlais déjà de Chloé. Sans même savoir que c’était elle. À Jordan
et Enzio. Dans la cuisine de ma coloc d’étudiant à Brooklyn.
Sous le regard insistant de Fox, je me décide enfin. Je lui raconte
comment je me suis senti attiré par Chloé à l’enterrement, à quel point elle
avait changé. Je lui raconte nos échanges houleux et mes mots malheureux.
Puis ma remise en question et les moments partagés avec elle. Jusqu’à ce
samedi soir au club puis chez elle. Je garde tout de même un peu de pudeur
et esquive les détails qui ne regardent que nous. D’autant plus qu’Alexander
l’a tout autant connue alors qu’elle n’était qu’une enfant. Je peux voir dans
son expression qu’il est perturbé d’entendre parler d’elle de cette façon. Je
tais néanmoins notre première nuit à New York, alors qu’elle n’avait que
dix-huit ans. Et à quel point elle a changé ma vie ce soir-là. Et, même si
parler d’elle me remue l’estomac, je sens aussi une colère sourde monter en
moi alors que je n’évoque pas cette première nuit, qu’elle semble avoir
complètement oblitérée.
— Je comprends mieux maintenant, ricane Alexander quand
j’interromps mon récit pour me désaltérer, sauf que ma pinte est terminée.
Nos verres se sont vidés.
— Tu comprends quoi ?
— Son indisponibilité, explique-t-il. Normalement elle passe à la
maison le dimanche après-midi pour boire un café et passer du temps avec
les filles. Mais ça fait un moment qu’elle n’est pas venue. C’est toi qui la
maintiens occupée. C’est à cause de toi que je n’ai plus ma dose de
pâtisserie hebdomadaire.
Son rire est franc bien que légèrement sonné.
— De pâtisserie ? je m’enquiers bêtement.
— Oui, elle n’arrive jamais les mains vides.
J’imagine très bien la douce Chloé que je connais se ramener les mains
pleines de boîtes de pâtisseries. Un flash me traverse l’esprit. Chloé, nue, le
corps couvert de crème pâtissière. Voilà le genre de pâtisserie que j’ai envie
de manger. Je n’explique pas mon sourire en coin à mon ami qui me regarde
pourtant plein d’interrogations. Cherchant à éviter son regard, je me saisis
de nos verres vides.
— C’est ma tournée, je déclare en me levant de mon tabouret.
Je m’apprête à me lancer courageusement dans la foule compacte et
bruyante du pub quand Fox me retient par le bras. Maintenant que je suis
plus loin, il est obligé de crier pour se faire entendre alors qu’une nouvelle
chanson commence à hurler dans les haut-parleurs.
— Attends ! s’exclame-t-il en me désignant le bar. Ça va être difficile
de te faire servir dans ces conditions.
Je tourne la tête dans la direction de mon but initial et comprends
immédiatement ce qu’il a voulu dire. Alors que « For Your Entertainment »
d’Adam Lambert résonne dans le pub, deux filles en jeans moulants et tops
tout aussi révélateurs grimpent sur le bar pour exécuter une chorégraphie.
Les mouvements sont précis comme si elles avaient répété.
Je me réinstalle donc sur mon tabouret pour profiter du spectacle
comme le reste du bar. Mon sourire se crispe soudain lorsque je reconnais
l’une des danseuses.
C’est Chloé.
Impossible de rater ses longs cheveux noirs qui cascadent dans son dos
et volent dans tous les sens en suivant ses mouvements. Je suis incrédule de
la voir ici, alors qu’elle m’a dit ne pas être disponible cette semaine.
Comme un con j’ai supposé qu’elle avait beaucoup de travail. Mais non.
Elle voulait clairement passer un peu de bon temps loin de moi, sans moi.
Cependant, mon corps, ce traître, réagit naturellement à la vue de son corps
parfait se mouvant sur cette musique aguicheuse. Une partie bestiale de moi
rêve de parcourir la foule pour l’emporter sur mon épaule et la revendiquer
pour moi seul. Puis lui faire sauvagement l’amour contre le mur dans la rue
afin de le lui faire comprendre. Chaque nouvelle caresse sur son corps,
chaque ondulation de son bassin durcit un peu plus mon regard et ma
queue. Je sens le regard amusé d’Alexander sur moi, mais je suis incapable
de détacher les yeux de Chloé. Il l’a reconnue lui aussi. Je l’entends siffler
et crier son prénom en guise d’encouragement.
Mais soudain tout mon désir retombe et je me raidis de fureur lorsque je
reconnais la blonde décolorée qui danse à ses côtés.
Son évitement prend tout son sens.

Jayden – Sept ans plus tôt


Deux jours après la fête, j’ai rassemblé toutes les informations que je
pouvais sur elle, j’ai interrogé tous mes amis présents ce soir-là, tant et si
bien qu’ils me prennent pour un fou. Peut-être que Jordan a raison, je me
retrouve propulsé dans une mauvaise adaptation de Cendrillon. Ce qui ne
me plaît pas particulièrement. Pour plusieurs raisons. La première, je
n’aime pas ce conte. La seconde, cela veut dire que Joy m’a menti. Jamais
une méchante belle-mère ne laisserait Cendrillon suivre les cours de la
Juilliard Academy.
Je refuse catégoriquement de croire qu’elle ait pu me mentir sur quelque
chose d’aussi important que son identité. J’ai donc fini par apprendre, après
avoir harcelé Jordan et le reste du groupe, qu’Ava est arrivée avec une amie
qu’ils n’avaient jamais vue. Pas un de ces imbéciles ne se souvient de son
prénom. Mais Joy correspond parfaitement à leur description. Puis Jordan a
refusé d’en parler davantage.
Je ne sais finalement pas grand-chose d’important sur la jeune femme
qui m’a abandonné nu dans mon lit après la meilleure nuit de ma vie. Elle
ne m’a pas donné son nom de famille, et je ne le lui ai pas demandé non
plus. Pas de numéro de téléphone et encore moins une adresse. Jamais je
n’aurais imaginé ce scénario. Orgueilleux comme je le suis, j’étais persuadé
de me réveiller à ses côtés. Quel abruti ! Il ne me reste donc que deux
pistes : Ava et Juilliard.
C’est donc pourquoi je me retrouve dans la chaleur étouffante de
Manhattan, complètement ébloui par le soleil se reflétant sur les trop
nombreuses vitres de la Juilliard School, à attendre. À attendre la femme de
ma vie. Ses traits sont gravés dans mon esprit, je me sens capable de la
reconnaître à vingt mètres, j’en suis certain.
Mais les heures passent et elle demeure invisible. Est-il possible qu’elle
n’étudie pas du tout à Juilliard ? Que tout ne soit que mensonge ? Puis, tout
à coup, un espoir.
Ava.
Je reconnais immédiatement la sœur de Jace, quittant le bâtiment.
Quand je la vois se retourner pour adresser quelques mots dans son dos, j’ai
un plus grand espoir encore. Mais la porte se referme, son interlocuteur ne
l’accompagne pas dehors. Elle est seule. Tant pis. Elle est certainement ma
dernière chance de retrouver Joy. Je me précipite vers elle. Il est évident
qu’elle m’a vu car, au lieu de tourner en direction de la résidence étudiante,
elle marche vers moi. Je la retrouve à la moitié du trottoir, à environ dix pas
de l’entrée du bâtiment. À cause du soleil, je ne peux pas voir ce qui se
passe à l’intérieur. Si Joy est là et a refusé de me voir. Non, c’est
impossible.
— Jayden, me salue Ava plus froidement que je ne l’aurais imaginé.
— Salut, Ava, je…
Mais elle me coupe dans mon élan.
— Ce n’est pas la peine de te porter garant de lui. Je ne veux plus rien
avoir à faire avec Jordan.
Elle me prend de court. Jordan ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ? Puis je
me souviens. Leurs regards, la tension qu’il y avait entre eux. Et, malgré
tout, la présence de Léna dans notre appartement le lendemain. Ce n’est en
aucun cas mes affaires et ce n’est pas la raison de ma présence. Cependant,
j’en veux brièvement à Jordan. Cette histoire ne va pas servir mes intérêts.
J’ai besoin de l’aide d’Ava pour retrouver celle que je veux plus que tout au
monde.
— Je ne suis pas là pour ça, dis-je rapidement avant qu’elle ne fasse
demi-tour.
Elle se radoucit, et je retrouve la Ava dont j’ai plus l’habitude.
— Que veux-tu alors ? J’imagine que ce n’est pas pour des cours de
danse non plus, donc qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Je remarque le léger mouvement de ses yeux vers les portes du
bâtiment.
— Joy, déclaré-je, l’amie que tu as amenée à la fête l’autre soir.
Elle ouvre des yeux ronds. Sa surprise n’est pas feinte.
— Je ne connais pas de Joy, répond-elle finalement.
— Mais… les autres ont dit que tu étais arrivée avec quelqu’un, et Joy
m’a affirmé qu’elle étudiait à Juilliard.
Encore un léger coup d’œil vers les portes. Mais Ava secoue la tête.
— Je suis bien venue avec une amie, mais elle ne s’appelle pas Joy et
elle n’étudie pas ici. Tu n’as pas pu la voir, elle ne se sentait pas bien, donc
elle est repartie bien avant ton arrivée.
Je n’arrive pas à savoir si elle ment. Et ces regards vers le bâtiment…
Joy s’y trouve-t-elle ? Lui a-t-elle demandé de mentir pour m’éviter ?
— Alors pourquoi elles correspondent parfaitement à la même
description physique ?
— Elles se ressemblent peut-être ?
Conneries !
— Les brunes aux yeux bleus, ça ne court pas les rues, j’argumente.
Ava baisse les yeux d’un air penaud. Puis elle plonge son regard dans le
mien, une main se pose sur mon bras, comme pour me réconforter.
— Écoute, Jayden, je ne connais aucune fille à Juilliard qui s’appelle
Joy, mais je t’accorde que je ne connais pas tous les étudiants. Mon amie est
partie de la fête très tôt, ça ne peut pas être elle. Et si leurs descriptions
correspondent je n’ai pas vraiment d’explication. Mon amie n’a pas les
yeux bleus mais verts, comme moi. Peut-être que les autres ne s’en
souviennent pas bien. Tu te souviens de la couleur exacte des yeux de tous
ceux que tu rencontres, toi ?
Je secoue la tête. Non, en effet. Ava a raison. Je me sens idiot d’avoir
été aussi près de la traiter de menteuse. Ses regards en arrière ne signifient
rien. Il peut très bien s’agir de n’importe qui en train de l’attendre.
— Tu as sans doute raison, soupiré-je.
— Je suis désolée, ajoute-t-elle sincèrement.
Je ne connais pas très bien Ava, mais j’ai beaucoup plus l’habitude de sa
personnalité solaire et enjouée. Je la pensais beaucoup plus superficielle.
Jordan est un idiot. Et je ne manquerai pas de le lui dire.
— Merci, Ava.
Je regarde l’édifice par-dessus son épaule. Je ne peux pas croire que Joy
n’est qu’un mirage. Elle est forcément ici quelque part. Et je dois la
retrouver. Je ne peux, je ne dois pas abandonner maintenant.
— Dis-moi, Ava, pourrais-tu me rendre un service ?
Elle me regarde d’un air suspicieux. Pense-t-elle que je vais lui parler
de Jordan ?
— Pourrais-tu te renseigner dans l’école ? Si quelqu’un connaît une
certaine Joy ?
Cette fois, c’est une légère pitié que je discerne dans ses yeux.
— Si c’est ce que tu veux, soupire-t-elle néanmoins.
— Oui, merci, réponds-je. J’ai besoin de la retrouver.
Elle regarde sa montre puis clairement dans son dos, vers les portes. Il y
a bien quelqu’un qui l’attend derrière.
— Tu as d’autres infos ? demande la petite sœur de Jace.
Je les rassemble donc dans mon esprit afin d’être le plus concis et
exhaustif possible.
— Eh bien, je t’ai déjà donné son prénom, Joy, et sa description. Elle est
brune, les yeux bleu foncé, assez mince et petite. Elle étudie à Juilliard.
— Quelle filière ?
— Quoi ?
— Elle étudie quoi ? La danse, la comédie, la musique ?
— La comédie, je me souviens. Elle veut jouer dans des comédies
musicales à Broadway, crois-je bon d’ajouter.
— Sans déconner, ricane Ava.
Sans doute parce que c’est le rêve de la moitié des étudiants de cette
école.
— Tu as un âge ? Elle est en quelle année ?
Et je me rends compte que je n’en ai aucune putain d’idée. Quel con ! Je
n’ai même pas pensé à lui demander son âge. J’ai bêtement supposé que, si
elle était l’amie d’Ava, elles avaient le même âge. Mais je peux très bien me
planter.
— Non, soupiré-je finalement en réponse. Elle pourrait être dans
n’importe quelle année.
Ava doit voir mon air dépité, car de nouveau elle pose une main
bienveillante sur mon épaule.
— Je vais me renseigner, d’accord ? Je ne te promets rien, mais je vais
chercher un peu. Mais si elle était en quatrième année elle a déjà quitté
l’école, j’en ai peur.
— Non, elle y étudie toujours, affirmé-je.
— Très bien, ça réduit un peu le champ des possibles.
— Merci, Ava, soufflé-je.
Elle m’offre un sourire contrit. Je ne suis pas certain qu’elle obtienne
des résultats, mais elle a toujours plus de chances que moi. Je peux
difficilement entrer dans l’école en parcourant chaque salle à sa recherche.
Même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Puis elle recule de quelques
pas. Je ne peux pas la retenir plus longtemps. Et puis j’ai obtenu d’elle tout
ce qu’elle pouvait me donner de toute manière.
— Donne-moi ton numéro de portable pour que je puisse te tenir au
courant ou, mieux, le lui transmettre.
Mine de rien, ce petit commentaire me fait du bien et me redonne un
peu d’espoir. Si Ava y croit un peu, il n’y a rien d’impossible. Je lui
transmets donc les dix chiffres composant mon numéro.
— Merci encore, Ava.
— De rien, je ferai de mon mieux.
Puis elle me salue de la main et tourne les talons pour rejoindre le
bâtiment et la personne qui l’y attend. Je m’apprête à faire de même pour
rentrer chez moi quand elle m’interpelle de loin.
— Eh, Jayden ! Dis à Jordan d’arrêter de m’envoyer des messages, je
n’y répondrai pas.
Et enfin elle s’en va. J’ai de l’espoir quand je m’engouffre dans le
métro.
Je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’Ava.

Jayden – Aujourd’hui
Plus aucune nouvelle d’Ava. Jusqu’à aujourd’hui où je la retrouve en
train de se déhancher au son de la voix d’Adam Lambert dans un pub à
Auburn, aux côtés de Chloé. La lumière se fait dans mon esprit au fur et à
mesure que ma mémoire se rejoue la conversation que j’ai eue avec Ava
devant la Juilliard School il y a sept ans. La personne qui l’attendait à l’abri
derrière les portes en verre de l’école n’était autre que Chloé. Chloé qui se
cachait dans l’ombre pour m’échapper. Pour que son putain de mensonge ne
lui éclate pas au visage.
La fureur enflamme mes veines. Ava m’a menti en me regardant droit
dans les yeux ce jour-là. Oh, comme elles ont bien dû se moquer de moi
alors ! De ma bêtise de l’avoir poursuivie jusque devant son école. Quand je
repense aux mots d’Ava, à ses mensonges, j’ai envie de lancer mon verre
vide contre le mur. Tous mes soupçons sont justifiés. Chloé s’est bien
foutue de ma gueule ! Comme sa vengeance a dû être douce alors. Comme
elle doit l’être encore.
La chanson arrive à son terme et les deux jeunes femmes cessent de se
trémousser. La foule les acclame alors que je reste de marbre. Incapable de
bouger sans exploser de colère au milieu du pub, je sens mes mains se
mettre à trembler. J’agrippe mon verre vide avec force. Heureusement qu’il
est résistant, sinon il aurait explosé sous la pression de ma poigne. Je serre
la mâchoire pour ne pas hurler.
J’ai au moins la satisfaction de voir le sourire éclatant de Chloé se figer
lorsque ses yeux rencontrent les miens au-dessus de la foule en délire. À ses
côtés, Ava remarque son soudain arrêt. Je vois la blonde aux yeux verts
suivre son regard jusqu’à moi. Elle me détaille une seconde avant que ses
traits ne s’illuminent, ravis. Elle agite le bras dans ma direction. Je suis
incapable de détacher les yeux de Chloé. La fureur embrase mon regard
alors que le sien s’emplit de détresse. Bien.
Une autre musique commence et les consommateurs du bar détournent
leur attention des deux jeunes femmes qui descendent du bar. Ava
commence à jouer des épaules pour venir dans ma direction, un grand
sourire aux lèvres. Je vois Chloé tenter de la retenir, de l’empêcher de me
rejoindre.
Mais il est trop tard, ma belle, pour limiter les dégâts. Empêcher ta
copine de venir me parler n’y changera rien.
Elle finit par le comprendre aussi et lâche Ava. Elle reste en arrière,
laissant la foule l’avaler. Bien aussi. Il est mieux pour sa sécurité qu’elle
reste loin de moi pour le moment. La jolie blonde décolorée nous atteint
enfin. Seule.
— Jayden ?
Elle me détaille pour être certaine de ne pas se tromper.
— Oh, mon Dieu ! s’exclame-t-elle. Ça fait tellement longtemps !
Puis elle me prend dans ses bras, mais je reste raide comme un piquet.
Je n’arrive pas à desserrer la mâchoire pour la saluer à mon tour. Ses foutus
mensonges me restent en travers de la gorge. Voyant que je ne réagis pas,
Ava s’éloigne. À côté de moi, Fox m’observe. Il remarque mes lèvres
pincées, la crispation de ma mâchoire, mes phalanges blanchies autour de
mon verre.
— Hey ! intervient-il en tendant une main à Ava. Alexander, se
présente-t-il, meilleur ami de mon état. Jolie chorégraphie.
Ava, toujours aussi solaire et bavarde, réplique facilement :
— Merci, un vieil exercice de notre prof de danse contemporaine,
s’esclaffe-t-elle.
— Tu étais à Juilliard avec Chloé ? comprend mon ami.
— Hum hum.
La belle blonde reporte ses yeux verts sur moi.
— Tu es bien loin de New York, poursuit-elle à mon intention.
J’ignorais que tu avais quitté la ville.
Comment pourrait-elle le savoir ? Nous ne nous sommes pas parlé
depuis sept ans. Après cette soirée, elle n’est plus venue à aucune. Enfin,
moi non plus. Mais je le sais parce que je demandais de ses nouvelles à
Jordan, qui se renfrognait en sifflant qu’il ne l’avait pas vue. Et je n’ai plus
non plus beaucoup de contacts avec Jace.
— Comment vous vous connaissez ? demande innocemment Alexander.
— Sœur de Jace, dis-je difficilement entre mes dents serrées.
— Quoi ?
Il ne m’a pas entendu à cause de la musique. Je m’éclaircis la gorge et
ouvre enfin la bouche pour me répéter plus distinctement.
— Ava est la petite sœur de Jace, mon coloc à l’université.
Alex hoche la tête. Il se souvient de Jace, même s’ils ne se sont jamais
rencontrés. Je lui en ai parlé à l’époque lorsque je maintenais encore des
liens avec cette ville de malheur. Et aussi plus récemment.
— Mais j’ignorais qu’elle connaissait Chloé, et encore plus qu’elles
étaient amies.
— Meilleures amies, souligne joyeusement Ava, complètement
imperméable à ma mauvaise humeur flagrante.
C’est encore pire, elle ne s’en rend pas compte. Ou peut-être que si.
— Je suis désolée de t’avoir ghosté à l’époque, dit-elle avec un petit air
contrit.
Je me souviens parfaitement de la raison de son éloignement et je m’en
contrefous. Par-dessus son épaule je remarque Chloé qui nous observe
depuis la foule. Elle ronge nerveusement l’ongle de son pouce. Je décide
donc de jouer un peu moi aussi. Je me force à me détendre et à sourire à
Ava.
— Ce n’est rien, je lui réponds. Jordan s’est comporté comme un con.
Ses yeux s’écarquillent de surprise. Puis elle retrouve son sourire.
— C’est étrange, Chloé ne m’a jamais parlé de toi, avancé-je,
faussement innocent.
Ava mord immédiatement à l’hameçon.
— Tu connais Chloé ?
— Depuis l’enfance, affirmé-je avec un sourire en coin.
Je sens le regard perplexe d’Alexander sur moi. Et je sais que je devrai
tout lui expliquer plus tard. Ou pas. J’ai plutôt envie de garder mon
humiliation pour moi.
— C’est dingue ! s’exclame-t-elle. Je pensais que vous veniez de vous
rencontrer quand elle m’a dit que vous aviez couché ensemble.
Je manque de me frapper le visage de la paume. Au temps pour ce qui
est de garder mon humiliation secrète. En quelques mots concis, Ava vient
de parfaitement résumer la situation à Alexander. Ce dernier en perd sa
mâchoire.
— Ouais, bah, elle a dû omettre quelques menus détails, ironisé-je.
— De toute évidence, souligne mon meilleur ami.
Je lui décoche un regard noir. Je me passerais de ses commentaires. Fox
recule d’un pas, les mains en l’air en signe de reddition. Je regarde mon
verre vide. Je n’ai plus envie de boire. Je veux quitter cet endroit et laisser
libre cours à ma fureur.
— Mais, depuis, vous avez dû vous expliquer sur cette soirée, suppose
Ava avec un gentil sourire.
— Pas vraiment, non, répliqué-je sur le ton de la conversation alors que
je bous intérieurement.
Je jette un coup d’œil discret à Chloé, qui a clairement l’air soulagée de
me voir sourire à Ava. Croit-elle vraiment que je suis stupide à ce point ?
OK, je ne l’ai pas reconnue, elle. Deux fois. Mais je ne suis pas idiot. Je
n’ai jamais eu aucun problème avec Ava, je n’ai jamais essayé d’oublier son
visage et je l’ai vue plus d’une soirée. La jolie bouche d’Ava s’arrondit de
stupeur alors qu’elle comprend sa boulette.
— Oh, mon Dieu ! s’écrie-t-elle en plaçant les deux mains devant sa
bouche comme pour s’empêcher de dire plus de bêtises.
Ignorant son expression peinée, je regarde ma montre. Il faut que je
sorte d’ici.
— Je bosse demain. Ça m’a fait plaisir de te voir, j’assure à Ava avec le
sourire le plus chaleureux dont je suis capable. Mais je vais me rentrer.
— Ah oui ? intervient Alex.
Ça ne fait qu’une demi-heure et une pinte, deux pour moi, que nous
sommes là. Il n’est pas vraiment l’heure de rentrer en réalité, ce n’est pas ce
qui était prévu. Mais ce fiasco n’était pas au programme non plus et
pourtant nous y voilà.
— Oui, grogné-je. Passe une bonne soirée, Ava, ajouté-je plus
calmement.
Je me détourne de la danseuse et m’éloigne d’un bon pas. Si elle me
répond, je ne l’entends pas. Une fois de retour dans le froid de la nuit, je
respire enfin. Et je comprends à quel point j’étouffais là-dedans. Ma fureur
m’aveugle presque. Ou sont-ce les larmes de rage ? Alexander me rejoint
dehors, ma veste dans les mains.
— Tu veux en parler ?
J’attrape mon vêtement. Peut-être un peu plus sèchement que je ne le
voudrais.
— Non, je réponds, tout aussi sèchement malheureusement.
Mon meilleur ami n’en prend pas ombrage, il a très bien compris que ce
n’est pas vers lui que ma colère est dirigée.
— Tu es sûr de vouloir rentrer tout de suite ?
Je le regarde un instant, indécis. Il en a entendu assez pour saisir les
raisons de ma colère. Lui donner les détails et entendre ses conclusions
m’aiderait certainement. Puis je me souviens de ses liens avec Chloé,
l’objet de tous mes désirs et de mes tourments. Il lui trouvera certainement
des excuses. Elle l’a charmé lui aussi. Comme mon père, comme toute cette
ville de merde ! Je suis seul. Elle s’en est bien assurée.
— Oui. J’ai promis à ta femme de te ramener en état. Je suis un homme
de parole.
— Jayden…, murmure le rouquin.
Mais je l’interromps.
— Non ! J’ai besoin d’être seul, Fox.
J’ai utilisé son surnom, par mégarde. À sa grimace je vois qu’il ne le
prend pas très bien. Mais je ne m’excuse pas.
— Très bien, soupire-t-il. Appelle-moi si tu en as besoin.
Je sais que je n’en ferai rien. Alex reste une seconde à m’observer, à
attendre une réponse.
— Rentre auprès de ta femme, insisté-je.
Dans un dernier soupir, Alex accepte finalement de s’en aller. Me
laissant seul sur le trottoir.
Seul. Plus seul et en colère que jamais.
CHAPITRE 26

Chloé
Malgré la gueule de bois monumentale causée par notre cuite d’hier
soir, Ava et moi prenons la route pour la maison du lac. Ovid n’est qu’à
quelques kilomètres à vol d’oiseau, mais il faut contourner le lac Cayuga.
Les cheveux balayés par le vent, Ava regarde le paysage défiler par la
fenêtre ouverte. Les yeux rougis par le manque de sommeil, nous restons
silencieuses pratiquement tout le trajet. J’ignore ce qui se trame dans la tête
de ma meilleure amie, mais dans la mienne c’est le chantier. Bien qu’une
bonne quantité d’alcool coulât déjà dans mon sang à ce moment-là, je suis
certaine que notre rencontre avec Jayden au Trèfle n’était pas un rêve. C’est
vraiment arrivé. Je n’ai rien pu faire pour empêcher Ava de le rejoindre
lorsqu’elle l’a repéré au milieu de la foule après avoir suivi mon regard de
lapin pris dans les phares d’une voiture. À la seconde où mes yeux se sont
posés sur son visage j’ai su que j’étais foutue. Et comme au ralenti j’ai
regardé Ava se précipiter vers lui, fendant la foule comme une anguille.
Lâche, je me suis contentée d’observer leur échange de loin. J’ai vu sa
mâchoire contractée se détendre pour sourire à mon amie. L’échange a été
court. Un court moment pendant lequel mon cœur a cessé de battre. Au
bord de l’apoplexie, je l’ai vu quitter le bar et laisser en plan une Ava
décontenancée. Se souvient-elle seulement de ce que je lui ai demandé il y a
sept ans ? De ce que je lui ai fait dire ? Des mensonges qu’elle lui a
répétés ?
Je jette un coup d’œil à ma meilleure amie sur le siège passager. Je ne
vois que l’arrière de sa tête, elle a les yeux perdus sur l’alternance de forêts,
de villes et de champs que nous longeons depuis un bon moment. J’ai eu
l’occasion de voir son regard s’assombrir plusieurs fois au cours des deux
derniers jours. Elle n’est pas venue uniquement pour profiter de mon nouvel
héritage, il y a autre chose. Mais je sais qu’elle se confiera à moi quand elle
se sentira prête. Comme Maxine. Elles ont ça en commun. Alors je ne la
brusque pas et ne lui pose pas de questions. Pour le moment.
Je reporte mon attention sur la route. Nous sommes presque arrivées.
J’appréhende un peu. Je ne suis jamais venue à la maison du lac sans
Matthew. Et je sais d’avance qu’il me manquera encore plus quand je serai
là-bas. Son absence est comme un vide dans le creux de mon estomac, juste
à côté de celui de mon père. Dans les bons moments j’arrive à recouvrir ces
vides, à ne pas y penser. J’ai toujours maman, qui comble une partie de la
douleur liée à la disparition de mon père. Et j’avais Jayden pour
m’empêcher de sombrer après celle de Matthew. Enfin jusqu’à hier. Parce
que maintenant je ne suis pas certaine de le retrouver à mon retour. Les
choses ont changé.
Je secoue la tête en faisant ralentir la voiture à l’entrée de la petite ville.
C’est faux. Les choses ont changé il y a sept ans. Quand je lui ai menti.
Quand je l’ai trompé sous l’identité d’une autre. Et j’ai rencontré les
conséquences à l’enterrement de Matthew. J’ai alors eu une chance de faire
amende honorable, de me racheter en confessant toute la vérité. Mais je ne
l’ai pas fait. Lâche, je disais. Je ne suis qu’une poule mouillée. Sept ans à
essayer de l’oublier, de passer à autre chose, d’avancer, pour rien. À la
seconde où mes yeux se sont posés sur lui, il a pris toute la place disponible
dans mon cœur, dans mon esprit et dans mes os. Je lui appartiens corps et
âme. Et je pourrais bien l’avoir perdu. Le peu que j’avais de lui.
Une larme solitaire dévale ma joue lorsque je me gare sur les gravillons
devant la maison. La peinture blanche de ses murs, des piliers de l’avancée
du toit de la terrasse et de sa rambarde aurait bien besoin d’être rafraîchie,
mais elle est telle que je m’en souviens. Tout en coupant le contact, j’essuie
la larme discrètement. Ava remonte sa vitre et nous sortons. Même à l’arrêt,
nos cheveux s’emmêlent dans le vent. Le ciel est gris en ce milieu de mois
d’octobre et je frissonne. Ce n’est pas vraiment le meilleur moment de
l’année pour venir ici, mais c’est le meilleur pour moi. Les tuiles gris foncé
s’élèvent fièrement du deuxième étage, presque invisible contre le ciel
orageux. Sans un mot, la gorge serrée, je m’agrippe aux clés que m’a
remises le notaire il y a quelques semaines. Consciente de mon état d’esprit
sans que j’aie besoin de l’exprimer, Ava s’occupe de décharger la voiture de
nos bagages et des provisions que nous avons apportées. Sous le porche,
j’hésite. Pourtant je sais exactement ce que je vais trouver à l’intérieur.
C’est moi qui ai verrouillé cette porte il y a deux ans. La santé de Matthew
avait déjà commencé à se dégrader sérieusement, donc nous savions que
c’était le dernier été que nous passions ici avant un long moment. Je
n’imaginais pas revenir sans lui.
La porte grince légèrement lorsque je la pousse. Les volets sont fermés,
plongeant la pièce principale dans le noir presque complet. Le peu de
lumière se réfléchit sur le blanc des draps qui recouvrent le mobilier pour
nous épargner la poussière. Je prends une grande inspiration et j’entre dans
la maison. À ma gauche se trouve l’îlot de la grande cuisine ouverte, j’y
dépose les clés avant de faire un autre pas vers le salon. Un léger sourire
éclaire mon visage quand mon regard tombe sur la porte des toilettes du
rez-de-chaussée. Je me rappelle le jour où j’ai mangé trop de glace avec
Jayden après avoir enterré son père sur la plage. Mais une nouvelle boule se
forme dans mon ventre à l’évocation de Jayden. Dans mon dos, Ava dépose
nos sacs dans un bruit sourd puis tousse quand la poussière qu’elle a
soulevée s’invite dans ses narines.
— Belle baraque ! s’exclame-t-elle d’une voix rendue rauque par la
toux.
Je me retourne vers elle avec un sourire. Je suis heureuse qu’elle soit
avec moi. J’aurais été incapable d’affronter les fantômes du passé toute
seule.
— Un peu poussiéreuse, mais on va rafraîchir tout ça, ajoute-t-elle, les
mains sur les hanches.
Mon sourire s’élargit devant sa détermination. Son regard circule sur les
détails de la grande pièce principale. De la cuisine ouverte au salon/salle à
manger. Enfin ses prunelles vertes se posent sur moi.
— Tu comptes rester plantée au milieu de la pièce toute la journée, ou
tu viens m’aider à porter les sacs ?
Sans attendre ma réponse, elle quitte la maison pour retourner à la
voiture. Dans un rire désabusé, je la suis à l’extérieur. Il a commencé à
pleuvoir. Nous n’irons pas voir la plage aujourd’hui. Ce n’est pas grave. Un
panel de souvenirs à la fois, ça me va. Nous posons les sacs en papier sur le
comptoir de la cuisine puis j’entreprends d’ouvrir tous les volets, en
commençant par ceux au-dessus de l’évier. Puis je traverse la pièce et en
quelques tours de manivelle je révèle la vue sur le lac que nous présente la
baie vitrée de ce côté de la maison. J’entends Ava retenir une exclamation.
Il fait sombre dehors à cause de l’orage, mais l’effet de celui-ci sur le lac est
magnifiquement effrayant.
— C’est beaucoup mieux en été, dis-je doucement en enfonçant les
mains dans les poches de mon sweat-shirt.
Ava hausse les épaules.
— On n’a pas de vue comme celle-ci à New York.
Non, c’est certain. Les orages n’ont pas le même effet dans la Grosse
Pomme.
— Il va falloir attendre un peu avant de sortir les transats, j’ajoute avec
un sourire en coin.
Ma meilleure amie détecte immédiatement mon ironie et éclate de rire.
— Il y a pas mal de boulot de toute façon, réplique-t-elle en traçant un
sillon dans la poussière du plancher.
Pendant une seconde je fixe la trace révélant le brun profond du bois
sous l’épaisse couche de poussière. Deux ans. La saleté a eu le temps de
s’installer. Distraitement, je tire sur le drap qui recouvre la table basse en
verre. Le tissu laisse des traces lui aussi et un nuage de poussière manque
de me faire éternuer. Mais la table que je révèle en dessous est impeccable,
restée immaculée, épargnée par ces deux ans de négligence. Une autre
larme coule du coin de mon œil.
La blonde décolorée, elle, a traversé le salon jusqu’à l’escalier qui mène
à l’étage et aux chambres. Elle actionne inutilement les interrupteurs. Nous
coupons toujours l’électricité avant de partir pour éviter les factures
excessives. J’ai eu le fournisseur au téléphone après la mort de Matthew
pour le prévenir de son décès. Dans le but d’aider Jayden, à l’époque, j’ai
repris le contrat à mon nom. Ava s’acharne encore quelques secondes avant
d’enfin se tourner vers moi.
— L’électricité est coupée, dit-elle finement.
Dans un sourire attendri, je la dépasse et me dirige vers le sous-sol, où
se trouve le compteur. J’ai fait ça des centaines de fois avec Matthew, je
connais le chemin par cœur, même dans le noir. En quelques secondes j’ai
rétabli l’électricité. La lumière du sous-sol s’allume, comme chaque fois,
puisque nous laissions toujours l’interrupteur activé afin de ne pas faire le
trajet du retour dans le noir lors de notre arrivée. Comme aujourd’hui. Je
remonte dans le salon, qui lui aussi s’est illuminé comme un sapin de Noël.
Le réfrigérateur et le four émettent leurs bips de remise en service, prêts à
l’emploi. La lumière est d’autant plus éblouissante dans l’obscurité de
l’orage.
Ava a déjà entrepris de retirer tous les draps des meubles. Elle a révélé
la grande table de salle à manger en chêne et ses vieilles chaises
dépareillées que nous avons chinées dans les brocantes au fil des étés. Ma
préférée est une vieillerie digne d’un château français, toute capitonnée,
riche en moulures dorées. Mais la patine de son bois peint la rend abordable
pour nous pauvre mortels. Je me souviens avoir dit qu’il s’agissait d’une
chaise de princesse. Et sans un mot de plus Matthew a tendu les trente
dollars que demandait le vendeur. Donc depuis mes huit ans je mange sur
une chaise de princesse pratiquement tous les étés. Remarquant le regard
intrigué d’Ava sur ce siège, je lui raconte l’histoire. Ma meilleure amie
s’esclaffe.
— Tu n’as pas besoin d’une chaise pour être une princesse, Chloé,
déclare-t-elle entre deux éclats de rire.
— Oh ! mais je le sais, je rétorque avec un sourire goguenard.
Ce qui ne fait que redoubler son hilarité, provoquant ces reniflements de
cochon qu’elle déteste tant. Ce qui me fait hurler de rire. Nous restons là
pendant cinq bonnes minutes à nous bidonner comme des baleines. J’essuie
mes larmes du bout des doigts et mes yeux se posent sur les autres chaises
qui entourent la table. Celles de mes parents sont identiques. Les seules à
être jumelles. En bois brut, tout en lignes parallèles avec un dossier en
échelle, elles pourraient sembler austères. C’est pourquoi ma mère a insisté
pour les poncer et les peindre en vieux rose. Malgré toutes les protestations
de mon père, qui voulait la sienne dans une couleur plus « virile ». Ce à
quoi elle avait rétorqué qu’il était ridicule, qu’il pouvait se mettre sa virilité
où il pensait et qu’elle ne voulait pas les dépareiller. Elle voulait qu’ils aient
la même chaise. Et à présent ils ne s’assiéront plus dessus. Ni l’un ni
l’autre. Ava remarque le voile sombre qui tombe sur mon regard. Elle
frappe dans ses mains et le bruit me ramène dans l’instant présent, loin de
ma tristesse.
— Bon ! Ce sol ne va pas se balayer tout seul ! s’exclame-t-elle.
Je ne peux qu’être d’accord avec elle. Et avec le déluge qui s’abat sur le
lac nous n’avons rien de mieux à faire.
Pendant qu’elle range nos provisions dans le frigo et les placards, je
sors le matériel de ménage de sa cachette au sous-sol.

Trois heures plus tard, l’orage a redoublé d’intensité, les éclairs zèbrent
le ciel, me faisant sursauter alors que j’essuie le plan de travail de la
cuisine. Nous avons pratiquement fini de ramener la maison à la vie. Les
chambres sont impeccables, les draps étendus dans la buanderie, d’autres
sont déjà lavés, prêts à nous accueillir pour la nuit. Mon dos est couvert de
transpiration après autant de ménage. Mon appartement est bien plus petit,
ça me prend moins de temps de le maintenir propre. Ava n’est pas en reste,
ses cheveux blonds, échappés de sa queue-de-cheval, collent à son front
brillant de sueur. Mais ça ne semble pas la déranger. Nous n’avons
pratiquement pas échangé un mot depuis notre arrivée, en dehors des
informations nécessaires au nettoyage.
— Je ne savais pas qu’il y avait une séance de photos qui était prévue,
ironise-t-elle alors que l’éclat d’un autre éclair nous parvient au travers des
baies vitrées. Sinon j’aurais fait un effort vestimentaire.
Je rince mon éponge au-dessus du grand évier en pierre, avant de lui
répondre :
— Ça m’est complètement sorti de la tête !
Ava pouffe en remettant en place les cadres qui étaient couchés sur la
commode près de l’escalier. Son regard se pose sur la photo qu’elle tient
entre les mains. La même que celle que j’ai dans ma chambre, nous
représentant Matthew, Jayden et moi. Je la vois s’attarder sur les traits
reconnaissables de Jayden, son nez droit, ses lèvres pleines et ses yeux
presque noirs. Puis elle détaille mon visage souriant, mes dents mal alignées
et mes joues rondes.
— Tu connais Jayden depuis longtemps ?
Une question presque rhétorique. Elle a la preuve sous les yeux que
nous nous connaissons depuis l’enfance. Je ne dis rien. Si j’ouvre la bouche
maintenant, je vais tout lui raconter. Probablement en pleurant. De façon
complètement désordonnée. Donc je garde les lèvres fermées. Pour le
moment.
— Qui est-ce ? demande-t-elle en se tournant vers moi, le doigt pointé
sur le visage souriant de Matthew. Ton père ?
Je cligne des yeux pour chasser les larmes qui menacent de dévaler mes
joues.
— Non, je réponds d’une voix enrouée par l’émotion, c’est Matthew, le
père de Jayden.
Ses yeux retombent sur la photo et ils s’agrandissent alors qu’elle
comprend l’ampleur de tout ce que je lui ai caché. Elle ne semble pas en
colère. Simplement surprise. En silence, elle repose le cadre. Puis quelque
chose me frappe.
— Tu as rencontré mon père en plus, soufflé-je à Ava. Plusieurs fois.
Mes parents sont venus à presque tous les spectacles que donnait la
Juilliard School pour présenter le travail de ses élèves. Ils ont eu l’occasion
de voir Ava à de nombreuses reprises.
— Oui, je sais, soupire-t-elle. Mais il y a quelque chose dans votre
façon de sourire qui est familier.
Ses yeux sont plissés devant le cadre, analysant chaque pixel. Je secoue
la tête en souriant, ce n’est pas la première fois que l’on me fait la
remarque. Alors je lui réponds ce que disaient toujours Matthew ou mes
parents aux inconnus qui le prenaient pour mon père.
— Nous passions simplement beaucoup de temps ensemble.
Ava se tourne enfin vers moi et me dévisage. En vieillissant, je
ressemble de plus en plus à ma mère. Il n’est plus possible de prendre
Matthew pour mon père à présent. Puis son attention retourne à la photo, à
la troisième personne dessus.
— Et Jayden ?
Je comprends ce qu’elle demande.
— C’est plus compliqué, dis-je en secouant la tête.
De nouveau je croise son regard qui me sonde. Et je sais qu’elle voit
toute la détresse que la situation a créée chez moi. Depuis toutes ces années.
Mes doigts s’emmêlent nerveusement, je plie mes phalanges, encore et
encore, luttant contre les larmes. Je baisse les yeux sur le plancher. Les
longs doigts fins de ma meilleure amie se glissent sous mon menton pour
m’inviter à la regarder dans les yeux.
— Tu vas me parler de tout ça, déclare-t-elle doucement.
Ses yeux verts brillent d’empathie et d’inquiétude à mon égard.
— Mais d’abord nous allons prendre une douche, enfiler des vêtements
bien chauds et propres et nous glisser sous un plaid pour nous noyer dans la
crème glacée et le vin bon marché.
Un sourire fleurit sur mes lèvres. Ça me semble un bon plan. Ava me
sourit en retour.
— Rendez-vous dans une demi-heure sur ce canapé qui m’a l’air
extrêmement confortable.
Puis elle s’éloigne dans l’escalier en direction de sa chambre. Je l’imite
rapidement, évitant de regarder la photo qui a si bien amené le sujet.
Une demi-heure plus tard, je me sens propre et prête pour la
conversation qui m’attend. Sous l’eau chaude, j’ai organisé mes pensées,
l’ordre dans lequel j’ai prévu de raconter mon histoire, celle de Jayden,
notre histoire, à Ava. Mais lorsque j’atteins le rez-de-chaussée, et que je la
trouve les yeux inexpressifs, perdus dans le vide, son verre de vin en
équilibre, oublié dans sa main, je décide que mon cas peut attendre encore
un peu. Il est temps que je lui demande la réelle raison de sa présence.
Ses grands yeux verts retrouvent leur vitalité quand j’entre dans son
champ de vision pour m’installer en face d’elle sur le canapé.
— J’ai pris la liberté de choisir le pot que je préférais, indique-t-elle en
désignant de la tête le pot de glace et la cuillère qui m’attendent sur la table
basse.
Je ris doucement.
— Tu as bien fait, j’aime les deux de toute manière.
Je me glisse sous le second plaid exhumé de la malle qui flanque la
bibliothèque de l’entrée et soupire au contact de sa douceur. Tant de soirées
à me pelotonner contre ma mère sous ce plaid. Ma meilleure amie porte son
verre à ses lèvres d’un air absent. Ses yeux sont tristes, la dernière fois que
je les ai vus aussi brillants de larmes contenues, c’était il y a deux ans,
quand sa grand-mère, qui l’a pratiquement élevée, est décédée.
— Qu’est-ce qui se passe ? je demande, inquiète. Ton frère ?
À ma question Ava semble reprendre pied dans la réalité, ses yeux
clignent plusieurs fois avant de se fixer sur moi. Un léger sourire étire ses
lèvres sans atteindre ses yeux.
— Non, Jace va très bien. Il vit toujours au Texas, il est devenu associé
dans son cabinet à Houston il y a six mois.
— C’est génial ! je m’exclame.
Je ne connais pas vraiment Jace, le frère d’Ava, mais d’après ce que je
sais, ce que j’ai compris, c’était l’un des colocataires de Jayden à
l’université. Et Ava et lui sont très proches, l’ont toujours été.
— Oui, génial pour lui.
— Tu n’as pas l’air heureuse, soufflé-je doucement.
— Si bien sûr, c’est juste qu’il me manque, soupire-t-elle.
Houston et New York, ce n’est franchement pas la porte à côté et leurs
emplois du temps sont très chargés.
— Alors pourquoi tu n’as pas utilisé ta semaine de liberté pour lui
rendre visite ? je demande sincèrement.
Je suis heureuse de l’avoir avec moi. Mais j’aurais parfaitement compris
si son choix s’était porté sur son frère et le Texas. Je n’aurais même pas eu à
le savoir. Ava évite mon regard, fixant une minuscule fissure sur le mur.
— Une semaine c’est trop court pour faire le voyage jusqu’au Texas,
dit-elle alors qu’un voile descend sur ses yeux.
Je sais aussi qu’elle évite au maximum de se rendre là-bas. Trop de
mauvais souvenirs, trop de fantômes l’y attendent.
— Et puis tu me manques aussi, ajoute-t-elle d’une petite voix. New
York n’est pas la même sans toi.
Nous vivions ensemble lorsque l’appel de Matthew m’annonçant
l’accident de mes parents a retourné ma vie insouciante sens dessus
dessous. Je tends une main pour attraper celle de mon amie. La voir dans
cet état me brise le cœur.
— Et Brandon ? m’enquiers-je en me souvenant du nom de son dernier
petit ami.
— Il m’a quittée la semaine dernière.
— Oh ! Ava, je suis désolée, murmuré-je en pressant sa main.
Un nouveau sourire sans âme apparaît sur son visage dans le but vain de
me rassurer.
— C’est rien, affirme-t-elle, je n’étais pas vraiment amoureuse de lui.
Notre séparation m’a simplement fait réaliser à quel point je suis seule.
Seule dans cette grande ville. Seule.
Les larmes franchissent alors ses barrières et un profond sanglot monte
de sa gorge. Je grimpe par-dessus les couvertures pour la prendre dans mes
bras. Ses larmes mouillent mon sweat, mais je m’en contrefiche alors que je
lui frotte le dos en luttant contre mes propres larmes de culpabilité.
— Tu n’es pas seule, je chuchote en boucle dans ses oreilles. Tu n’as
qu’à appeler et je serai là.
— Je sais, renifle-t-elle. Mais…
Elle interrompt sa phrase, mais je sais ce qu’elle voulait ajouter. Que je
ne suis pas là. Pas plus que son frère, qu’elle appelle pourtant tous les deux
jours en visio. Nous ne sommes pas physiquement là pour la prendre dans
nos bras, pour sortir, pour faire la fête, pour l’attendre à la sortie de ses
répétitions. Dans tous ces petits moments du quotidien. Je la serre encore
plus fort contre moi dans l’espoir de lui en donner assez pour tenir quand
elle repartira pour New York à la fin de la semaine. Nous restons ainsi un
long moment, elle a reniflé contre mon épaule, évacuant certainement
toutes ses idées noires, et moi de lui répéter qu’elle n’est pas seule dans ce
monde de fous.
Elle finit par me repousser pour atteindre la boîte de mouchoirs restée
intacte depuis deux ans sur la table basse. Je recule à ma place alors qu’elle
se mouche à grand bruit et qu’elle essuie ses larmes avec un autre mouchoir
en papier.
— Une chance que je me sois démaquillée, dit-elle en riant entre deux
remontées de sanglots.
Je lui souris tendrement.
— Merci, dit-elle dans un dernier reniflement.
— Ava…
— De ne pas me prendre pour une folle, m’interrompt-elle.
Elle essuie ses dernières larmes et je n’insiste pas. Son sourire illumine
son visage, les yeux compris cette fois, même s’ils sont rougis.
— À toi.
Je la dévisage, perdue.
— Raconte-moi tout, insiste-t-elle. Et n’oublie rien cette fois.
Elle agrémente sa phrase de guillemets avec les doigts pour bien me
faire comprendre qu’elle n’est pas dupe, qu’elle sait que je ne lui ai dit que
des demi-vérités à propos de Jayden tout ce temps.
— C’est compliqué, répété-je.
— Je ne vais nulle part.
La patience dans ses yeux achève de me convaincre. Alors je me mets à
table et je lui raconte tout par le menu. Par le début. Par ma relation avec
Matthew au détriment de Jayden et la culpabilité que j’en retire aujourd’hui.
J’enchaîne sur mon béguin pour lui depuis l’enfance, ce à quoi elle rétorque
qu’elle me comprend parfaitement, avec un petit sourire de connivence en
direction de la photo sur la commode. Et un petit rire m’échappe alors que
je continue mon récit. Je lui dis pour sa colère envers moi, pour son dédain
et son indifférence affichée. Puis j’arrive à New York, son départ cinq ans
plus tôt que moi pour la Grosse Pomme, mon arrivée à Juilliard et l’absence
de réponse aux messages que je lui ai envoyés. Ava m’écoute attentivement
alors que je détaille la fête à laquelle elle m’a forcée à aller. Son regard se
voile de nouveau. Je sais que cette fête n’a pas été une réussite pour elle
non plus. Alors je glisse rapidement sur mon mensonge et la nuit que j’ai
passée avec Jayden, sous ma fausse identité.
— Il ne t’a pas reconnue ? intervient Ava, dubitative.
— Non, et la seconde fois non plus. À l’enterrement de son père, je
précise.
Ava hoche la tête, je peux lire dans ses yeux à quel point elle pense que
Jayden doit être stupide pour ne pas avoir fait le lien. Je hausse les épaules
et reprends mon histoire. Après tout ce que je viens de lui dire elle n’a pas
besoin d’explications pour comprendre pourquoi je lui ai demandé de
mentir le jour où Jayden s’est pointé à la sortie de Juilliard pour me trouver.
Pour trouver Joy.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit toute la vérité alors ? demande-t-elle,
une légère peine dans ses yeux verts.
— Je ne voulais pas que tu saches à quel point j’étais pathétiquement
amoureuse de lui comme une gamine. J’espérais avoir laissé ce stupide
béguin derrière moi, à Auburn. Je ne voulais pas que tu me trouves nulle.
Ava a un petit rire.
— Mais on était encore des gamines, souligne-t-elle. Jamais je ne
t’aurais trouvée nulle. Tu étais et es toujours la fille la plus cool que j’aie
rencontrée.
— Je suis désolée, soufflé-je, honteuse.
— Ce n’est rien, reprend-elle. Je comprends. Moi non plus, je ne t’ai
pas révélé tous mes secrets la première année, ajoute-t-elle avec un clin
d’œil.
C’est vrai. Il y a des choses horribles dans son passé que je n’ai apprises
que bien plus tard. Et à l’ombre qui obscurcit son regard je devine qu’il y en
a d’autres qu’elle a gardées pour elle-même. Alors je lui souris, encore plus
ravie de l’avoir comme amie. Elle qui a gardé foi en l’humanité malgré tout.
Elle qui a tant souffert et qui pourtant a encore assez d’empathie pour
écouter mes petits problèmes de cœur.
— Et donc vous ne vous êtes pas revus jusqu’à l’enterrement de son
père, j’imagine, dit-elle pour nous ramener à notre conversation principale.
Enfin, mon monologue. Que je reprends en lui confirmant sa
supposition. Je lui raconte donc la suite des événements, notre guerre
presque ouverte, puis ses avances, pour finir sur notre première nuit dans
mon appartement. Je tais certains détails, mais la rougeur de mes joues est
sans équivoque sur le contenu de cette nuit. Ava pousse des petits cris
d’excitation devant la tournure des événements et demande des détails
croustillants. Je me fais un plaisir de lui en rapporter certains. Nous rions un
bon moment jusqu’à ce que j’enchaîne sur mes doutes et ma culpabilité liée
à son père et à mon mensonge d’il y a sept ans. Et enfin j’en viens à la
soirée d’hier soir.
— Oh, mon Dieu ! s’exclame ma meilleure amie. Je suis désolée.
Je secoue la tête.
— Ce n’est pas ta faute, tu ignorais tout. Je suis la seule fautive dans ce
bordel.
— Non, je…
Elle a l’air vraiment désolée. Comme une gamine qui aurait fait une
grosse connerie. Et je crains le pire.
— Ava ?
Mais elle se cache le visage entre les mains en gémissant.
— Ava ? je répète, de plus en plus alarmée. Qu’est-ce que tu as fait ?
Nouveau gémissement.
— Je suis désolée, chouine-t-elle entre ses doigts.
Elle risque un œil vert hors de sa prison de doigts et sous mon regard
effrayé décide enfin de se mettre à table. Elle m’avoue sa conversation avec
Jayden dans le bar et ce qu’elle lui a révélé sans le vouloir.
Oh, bordel !
C’est pire que je ne le pensais. Je suis dans une belle merde. Il n’a pas
de simples doutes. Il sait !
Je pousse un soupir en secouant la tête.
— Ce n’est pas ta faute, Ava. Je me suis mise dans cette merde toute
seule comme une grande il y a sept ans.
C’est à mon tour de gémir dans mes mains. Il ne me pardonnera jamais.
— Qu’est-ce que je vais faire ?
Ma voix n’est que plainte et désespoir. Si j’avais encore un espoir de le
récupérer après hier soir, il vient de mourir. Ava traverse le canapé et
m’arrache littéralement les mains du visage pour planter son regard dans le
mien.
— Tu dois lui parler ! T’expliquer. Tu avais tes raisons pour agir de
cette façon.
Elle croit à ce qu’elle dit. Bien qu’elle m’ait entendue décrire la façon
dont Jayden me haïssait il y a encore quelques semaines à peine. Une haine
bien plus forte que l’attirance physique qu’il en est venu à ressentir pour
moi.
— Ça ne sert à rien, il doit me maudire à l’heure qu’il est.
— Mais tu dois lui dire, insiste Ava, lui expliquer !
Je secoue la tête.
— C’est trop tard.
Ses yeux deviennent de plus en plus brillants.
— Il n’est jamais trop tard. Et s’il refuse de t’écouter c’est un idiot !
Elle me secoue et j’ai la sensation que cette vérité a pour origine un
autre idiot.
— Et s’il refuse toujours de t’entendre je lui dirai moi-même qu’il
gâche la chance de sa vie.
Est-ce qu’on parle toujours vraiment de Jayden et moi ? Je l’ignore et
ne lui pose pas la question, elle semble sur le point de craquer.
— Très bien, j’essayerai de lui parler, abdiqué-je. S’il me laisse faire.
Ava me lâche enfin les épaules, satisfaite, et retourne de son côté du
canapé.
— Mais pas ce soir, ajoute-t-elle.
Comme si je risquais de braver l’orage juste pour me précipiter vers la
tempête de son ressentiment.
— Laisse le temps à sa colère de retomber un peu. Le temps qu’il se
rende compte à quel point tu lui manques.
Elle tend son verre de vin vers moi avec un petit sourire et nous
trinquons. À quoi ? Je ne sais pas.
La fin de la semaine à la maison du lac passe rapidement. Nous rions,
dansons sur la plage lorsque le temps nous le permet, dormons sur le
canapé, consommons beaucoup de vin et de glace. Ça me fait du bien de la
retrouver, de me construire de nouveaux souvenirs dans cette maison. Vide
de tous les êtres que j’aime. Et un petit espoir naît en moi le jour de notre
départ. Un jour, peut-être amènerai-je Jayden avec moi, et lui aussi pourra
être heureux ici. Avec moi.
Je dépose Ava à la gare routière le dimanche après-midi, des larmes
plein les yeux.
— Il y aura toujours une place sur mon canapé pour toi, m’affirme-t-
elle, blottie dans mes bras.
Je respire son odeur une dernière fois puis la laisse s’éloigner.
— Et pour toi sur le mien, je lui réponds.
— Broadway t’attend, ma chérie, dit-elle avec un clin d’œil.
— Il peut bien attendre encore un peu.
Son regard se fait triste, car elle sait qu’il est peu probable que je retente
ma chance sur les scènes de Broadway un jour. Il y a trop de personnes qui
comptent sur moi, qui comptent pour moi ici.
— Il n’attendra pas éternellement.
Cette fois je ne réponds pas. Et Ava laisse tomber. Encore une fois.
Comme chaque fois que l’on se quitte. C’est presque devenu un rituel. Cette
fois je presse sa main alors que je lui déclare :
— Tu n’es pas seule, Ava.
Elle hoche la tête. Son énorme valise est déjà dans la soute, elle est la
dernière à monter dans le bus qui doit la ramener vers sa vie new-yorkaise.
Je reste sur le quai de la gare routière jusqu’à ce que le véhicule ait disparu.
CHAPITRE 27

Chloé
J’ai essayé de suivre les conseils d’Ava. Mais Jayden m’évite avec
finesse et précision. Il n’est jamais aux endroits où je pense le trouver. Ça
fait une semaine. Il n’est pas venu au club, du moins jamais en même temps
que moi à en croire Michelle, qui l’y a vu plusieurs fois bien qu’il ne lui ait
pas adressé la parole ni un regard. Je ne le croise pas dans les couloirs du
lycée ou inopinément à la sortie des cours. C’est comme s’il avait disparu
de la surface de la terre. Pour moi en tout cas. Le seul endroit où je n’ai pas
osé aller le chercher est le seul où je sais que je le trouverai. Chez lui. Mais
je sais aussi que s’il m’évite de cette façon, avec autant d’énergie, il ne me
répondra pas si je toque à sa porte. Alors je m’épargne l’humiliation d’être
laissée sur le palier. Les voisins me connaissent bien et ces vraies pipelettes
en savent déjà bien assez sur ma vie décousue.
Je sais que j’ai merdé. Mais Ava a raison, je mérite au moins une chance
de m’expliquer, de m’excuser. Il ne peut pas simplement disparaître du jour
au lendemain. Ce n’est pas juste.
Tu l’as bien fait, me souffle une petite voix insidieuse. Je la repousse, ce
n’est pas pareil du tout. Ou si ? Je suis complètement perdue.
Et, bordel de merde, il me manque. Sa présence, ses jolis mots, son
corps, le sexe avec lui. Je suis en plein sevrage, et ça me rend clairement
irascible. Plus d’une semaine que je ne l’ai pas vu, ni touché. Je mérite au
moins une explication. Juste une conversation.
En me préparant pour la soirée des anciens je décide que demain matin
je trouverai la force d’aller le chercher chez lui. Et je resterai sur le perron
toute la journée s’il le faut. Et tant pis pour l’humiliation.
En attendant, ce soir je n’ai pas d’attentes. Il a dit qu’il ne viendrait pas.
Qu’il ne le voulait pas. Et je ne sais pas comment je me sens à ce propos.
Un peu soulagée, à la fois d’être certaine d’éviter cette foutue conversation
qui promet d’être pénible à souhait, mais également parce que je ne serai
pas déçue de ne pas le voir. Encore une fois. Mon pauvre cœur n’aura pas à
sursauter chaque fois que la porte s’ouvrira. Il n’accélérera pas dans
l’attente de le voir apparaître au détour d’un couloir. Je suis tranquille, au
moins pour ce soir.
Je suis responsable de la liste des invités avec Janice, la mère
d’Alexander. Elle m’aide à chaque événement, fidèle au poste qu’elle
occupait déjà à l’époque où son fils parcourait les couloirs du lycée en tant
qu’étudiant. Comme moi, elle s’est mise sur son trente et un. Une jolie robe
de soirée bleu nuit en satin. Assise près de moi, elle contrôle la seconde file
d’anciens élèves de la promotion de 2010. Alex et Victoria sont arrivés il y
a peu de temps, libérés des filles pour la soirée grâce à l’une des sœurs de
Victoria, de passage en ville. Mon cœur a eu un sursaut quand je les ai vus,
un sursaut stupide d’espoir de le voir les accompagner. Et Alex a remarqué
mon regard vagabondant derrière eux.
— Il n’est pas là, a-t-il dit en croisant mon regard.
Une interrogation au fond des yeux, à laquelle je ne suis pas prête à
répondre. Parce qu’il a beau être mon ami et j’ai beau être la marraine de sa
plus jeune fille, Jayden reste son meilleur ami. Et c’est bien son meilleur
ami que j’ai trahi. Peut-être qu’il me le pardonnera au nom de notre amitié,
mais il sera clairement en colère contre moi et je n’ai pas besoin de ça
maintenant. Pas alors que mon monde menace de s’écrouler à cause de ce
que je ressens pour Jayden.
Alors j’ai détourné les yeux sur ma liste pour cocher leurs noms et
trouver leurs étiquettes sur la table.
— Passez une bonne soirée, ai-je dit en souriant comme aux autres
invités.
Intrigués mais compréhensifs, mes deux amis ont pris la direction du
gymnase pour rejoindre la fête. Après leur passage je suis désormais
certaine de ne pas voir apparaître Jayden et je me détends pour de bon. Ce
soir, je n’ai pas besoin de penser à ce désastre.
Je me retrouve donc prise de court quand je le vois débarquer dans son
plus beau costume en face de Janice.
— Jayden Jones, clame-t-il devant la mère d’Alexander, qui sait
pourtant parfaitement qui il est pour tous les après-midi qu’il a passés chez
elle.
Il ne m’accorde même pas un regard. Et je reste bêtement la bouche
ouverte, l’étiquette de l’ancien étudiant que j’ai devant moi à la main. Il a
dit qu’il ne viendrait pas. À part Alexander, il n’a besoin de retrouver
personne, et il peut le voir tous les jours. Que fait-il là ? Je cherche ses
yeux, mais il ne me regarde toujours pas. Janice inscrit son nom rapidement
sur une étiquette restée vierge, la lui tend et il s’en va. Et comme une idiote
je le contemple alors qu’il disparaît derrière le rideau de fils pailletés, dans
le gymnase. Y’a pas à dire, son petit cul est parfaitement moulé dans ce
pantalon de costume. Un raclement de gorge me ramène à la réalité. Je mets
un instant à comprendre qu’il s’agit de l’homme qui se trouve devant moi.
Sebastian, d’après l’étiquette qui me colle aux doigts.
— Désolée, soufflé-je en lui donnant enfin son dû.

Jayden
Elle est là. C’est parfait. Au milieu de tous ces gens, elle ne pourra pas
me retourner le cerveau. Je ne me laisserai pas avoir par sa bouche pulpeuse
et ses hanches traîtresses. Hanches qui se ruent d’ailleurs sur moi depuis
l’entrée du gymnase. Près des boissons. Je l’attendais.
Depuis près de deux semaines, je ne décolère pas. Elle s’est moquée de
moi et je refuse de passer outre. J’ai bien l’intention de lui faire payer. Mon
plan est froid et calculé. Je veux lui rendre la faveur qu’elle m’a faite il y a
sept ans. Malheureusement, ma colère sourde est impossible à camoufler. Je
n’ai pas réussi à la regarder à l’accueil. Ce qui n’est pas très engageant pour
mon plan de séduction. Tant pis, je me vengerai autrement.
Alors qu’elle n’est plus qu’à cinq mètres de moi, je me détourne et me
rue de l’autre côté de la pièce, me perdant dans la foule. Je me retourne.
Elle m’a perdu. Elle a l’air furieuse. Et ce n’est que le premier round.
Je passe une bonne partie de la soirée comme ça. À la faire courir après
moi, quand elle ne court pas pour servir les invités ou gérer un verre
renversé. Il est possible que je sois responsable de quelques-uns d’entre
eux. Je suis un être mesquin quand je m’y mets. Je ne m’en veux pas. Elle a
fait bien pire.
Je discute avec d’anciennes connaissances, d’anciens coéquipiers,
certains sont même devenus de célèbres joueurs professionnels. Même
Layla, ma première copine, a fait le déplacement depuis la Californie, où
elle officie comme assistante du procureur. Mais ça ne me fait ni chaud ni
froid, elle qui m’a pratiquement brisé le cœur. Non, ce soir je m’en fiche
complètement. Chloé a fait bien pire que partir pour la Californie. Elle m’a
menti. Elle m’a humilié. Elle m’a abandonné.
Car, oui, le véritable problème est là. Je suis toujours en colère à cause
de son départ précipité. Ses mensonges n’ont fait que retourner le couteau
dans la plaie. Et, même si je ne me suis pas non plus montré honnête quand
j’ai découvert qu’elle était Joy, je pensais sincèrement qu’elle m’avait
oublié. Ou qu’elle n’avait jamais compris que c’était moi. Merde ! Ce que
je suis con ! Je lui ai donné mon prénom ce soir-là. Et elle m’a parfaitement
reconnu. Et elle m’a effrontément menti.
Elle savait que tu la détestais, me souffle une petite voix. Mais rien à
foutre ! Ça ne change strictement rien. Je ne peux tout simplement plus lui
faire confiance.
La musique lente d’un slow se termine et je lâche ma partenaire. Une
vieille amie partie étudier l’océan après le lycée. Nicole, l’océanologue, me
quitte sur un sourire pour le bar. Instinctivement je cherche Chloé des yeux
afin de partir à l’opposé de ses coordonnées. Elle n’est nulle part. Tant
mieux, je vais aller m’asseoir un peu.
— Je peux savoir pourquoi tu m’évites comme la peste depuis une
semaine ?
Elle est là, juste devant moi. Je ne peux plus m’enfuir. Ses cheveux
lisses ressortent parfaitement sur le tissu gris clair de sa robe de bal. Ses
yeux sont deux puits sans fond de la couleur de l’océan. Je suis à deux
doigts de rappeler Nicole pour m’aider à les étudier. Ils lancent des éclairs.
Elle est en colère. Ça tombe bien. Moi aussi. Puis mon regard dévie sur sa
bouche couverte de rouge. J’ai immédiatement envie de la lécher. Plus bas
il y son cou, dégagé par ses cheveux repoussés vers l’arrière, et encore plus
bas la naissance de ses seins, mise en valeur par le décolleté de sa robe
bustier. Je suis du regard ses clavicules saillantes, sa taille prévue pour
recevoir mes mains et ses hanches prévues pour me recevoir tout entier.
Toujours en rage je me jette sur sa bouche sensuelle. Je l’écrase de mes
lèvres. Ma main lui attrape la nuque avec force. Il n’y a aucun moyen pour
elle d’échapper à ce baiser. Mon autre main trouve sa taille et je la colle à
moi. Ses cheveux cascadent entre mes doigts et je me retiens de tirer dessus.
Je dévore littéralement sa bouche, glissant ma langue entre ses dents.
D’abord surprise, elle finit par me répondre. C’est presque trop facile. Son
corps est fait pour le mien. Ça n’en rend sa trahison que plus douloureuse.
Je me fiche totalement que nous soyons en public. Alors que nous
n’avons pas spécialement montré notre relation au grand jour. Relation qui
n’en est pas vraiment une d’ailleurs. Quand je la relâche finalement, je ne
remarque presque pas les quelques regards ahuris autour de nous. Tout ce
que je vois ce sont ses yeux levés vers moi. Le bleu devenu presque noir
dans la pénombre. Les étincelles qui m’électrisent toujours.
— Jayden, souffle-t-elle.
Est-ce un avertissement ? Une surprise ? Une question ? Un doute ? Elle
ne semble pas le savoir elle-même. Je sais ce qu’elle voit. Je suis incapable
de dissimuler mes sentiments, avec elle. Elle voit la colère dans la
crispation de mon visage, le désir dans la brûlure de mes yeux. Je l’attrape
par la main et d’un pas impérieux je l’entraîne hors du gymnase. Sans un
mot, elle me suit. Nous traversons plusieurs couloirs jusqu’à ma destination.
Je la pousse dans ma classe vide, je referme la porte puis je me jette de
nouveau sur sa bouche.
En quelques mouvements précis je retrousse sa longue robe au-dessus
de ses hanches et la soulève pour la déposer sur mon bureau. Elle ne
proteste pas quand je fais glisser sa petite culotte le long de ses cuisses pour
accéder au centre de son plaisir, pour la goûter à nouveau. Je la dévore avec
colère alors qu’elle gémit de plaisir, les mains s’accrochant aux bords de
mon bureau. Putain ! Je ne serai plus jamais capable d’enseigner sans
penser à ce moment. Enfin je sens la libération de son plaisir sur ma langue
et je me redresse. J’arrache presque les boutons de ma chemise alors que
j’ai envie de sentir ses mains sur mon corps. Sans un mot elle sait ce qu’elle
a à faire et ses ongles griffent mon torse alors que je déboutonne mon
pantalon. Je glisse ma langue dans sa bouche tout en secouant les jambes
pour me débarrasser de l’encombrant tissu. Mon sexe enfin libéré, je
l’attrape par les hanches, cette fois pour l’allonger à même le sol entre le
bureau et les premières tables. Et les yeux dans les siens je me glisse en
elle.
Je lis dans son regard le plaisir que je lui donne. Tant mieux. Je vois
aussi ses interrogations. Tant mieux aussi. J’accélère mes coups de boutoir,
gémissant avec elle. Je me fiche que mes grognements attirent quelqu’un.
Ce soir je me fiche de tout. De toutes les conséquences. Je vais la posséder.
La faire crier de plaisir. Puis l’abandonner comme elle l’a fait. Sans me
retourner.
J’explose en elle. Et elle entre en éruption une dernière fois avec moi, je
sens ses tremblements entre mes bras. Mais cette fois je ne la laisse pas
m’attirer à elle pour une dernière étreinte. Je sais à quel point elle aime me
sentir m’effondrer sur elle quand nous le faisons dans cette position. Mais
rien n’est au sujet de ce qu’elle aime ce soir. Et alors qu’elle se contracte
encore autour de moi je me retire, lui arrachant un gémissement de
protestation. Je m’en fous. Je suis en colère. Donc, dans un silence de mort
je me relève. Je renfile caleçon et pantalon. Sans un regard sur sa robe
remontée jusqu’aux hanches ni sur ses yeux j’entrouvre la porte. Je vérifie
que le couloir est toujours désert. Je ne veux pas l’humilier à ce point-là.
— Jayden ? m’appelle-t-elle.
Je me retourne sur le pas de la porte. Elle s’est redressée en position
assise, tirant sur les pans de sa robe pour cacher son intimité. Ses yeux
brillent dans le noir. De quoi, je ne sais pas. Je suis aveuglé par ma propre
fureur.
— Où vas-tu ?
Je souris méchamment. Il est temps de donner le coup de grâce.
— Je m’en vais. Comme toi il y a sept ans.
La lumière s’allume dans son esprit et la compréhension éclaire son
visage. Sa bouche s’entrouvre.
— À la différence que tu sais où me retrouver, ricané-je.
— Jayden, commence-t-elle en se redressant.
Non, je ne veux pas de ses explications, elle a eu des semaines pour
prendre les devants et me les donner. Il est trop tard.
— Épargne ta salive, Chloé. Et ne viens pas me voir, tu ferais mieux de
m’oublier, comme je ne doute pas que tu l’as fait en passant par ma fenêtre
il y a sept ans.
Elle est debout à présent.
— Jayden, je suis…
— Désolée ? la coupé-je encore. Ouais, bah, il est trop tard pour être
désolée, Joy, asséné-je enfin avant de claquer la porte.
Et elle a au moins la décence de ne pas me courir après. Ou si elle le fait
je suis trop rapide pour qu’elle me rattrape.
CHAPITRE 28

Chloé
Je sais que je suis la dernière à sonner. En atteste le nombre de voitures
garées sur le trottoir devant la grande maison d’Alexander et de Victoria. La
Mustang de Jayden est parmi elles. Il n’a donc pas renoncé à son invitation
pour m’éviter. Comme j’ai pensé le faire jusqu’au dernier moment.
Lâche, m’a murmuré ma conscience alors que j’étais toujours dans ma
tenue de travail. C’est un appel paniqué de Victoria qui m’a convaincue de
me laver et de m’habiller. Le poids de ma mission dans les mains j’attends
donc patiemment devant la belle porte rouge que l’on vienne m’ouvrir,
priant de toutes mes forces pour que Jayden ne soit pas commissionné. Pour
ce que j’en sais, Victoria n’a pas l’air d’être au courant des différents
retournements de situation entre nous. Ou alors elle le garde pour elle pour
l’instant. Ses filles passent avant tout le reste. Et en tant que marraine de la
dernière je le sais bien. C’est sans doute pour cela que mon invitation n’a
pas été annulée. Pour Aisling, qui, à sept ans, ne comprend pas les tenants
et aboutissants mélodramatiques des histoires des adultes.
Alors que la porte s’ouvre pour laisser passer les sons de la fête déjà
bien avancée, je me promets de bien me comporter, de contrôler la colère et
le désespoir que je ressentirai à me trouver dans la même pièce que le
regard haineux de Jayden.
— Chloé ! s’exclame Victoria, magnifique dans sa robe rouge moulant
ses formes généreuses.
Ses cheveux blonds sont ramenés sur une épaule, maintenus par des
pinces plates savamment disséminées sur son crâne. Elle avise la boîte dans
mes bras et son sourire s’élargit.
— Tu nous sauves la vie, tu n’as pas idée !
Puis elle s’écarte pour me laisser entrer.
— Bonsoir, Vic, tu es magnifique.
Ses lèvres peintes en rouge vif, se mariant parfaitement avec la couleur
de sa robe, s’ourlent de plaisir. Elle me remercie tout en fermant la porte
dans mon dos. Nous sommes seules dans le couloir. Je n’ose pas avancer
vers le salon, où la lumière brille, où les éclats de voix et de rires d’enfants
retentissent. Je n’entends pas la sienne, mais je sais qu’il est là. Pas
seulement à cause de sa voiture, non, je le sens avec chacun des pores de
ma peau. Si Victoria remarque mon trouble, elle n’en dit rien. Doucement
elle me souffle qu’elle va me débarrasser de ma boîte tout en joignant le
geste à la parole. Je la laisse faire, puis elle s’écarte avec son précieux colis,
se mettant en route pour la cuisine.
— Tu connais le chemin, dit-elle par-dessus son épaule.
Elle disparaît par la porte juste avant le salon et je me retrouve seule
dans l’entrée comme une andouille. Je prends une grande inspiration, je ne
vais pas rester ici toute la soirée. J’avance vers la lumière. Mes talons
claquent sur le carrelage alors que je pénètre dans le salon. Les sœurs de
Victoria, marraines des deux autres petites, et leurs conjoints, Maxine et ma
mère, les parents de Victoria et ceux d’Alexander. Je suis bel et bien la
dernière arrivée. Et assis sur l’accoudoir du canapé, me tournant le dos,
Jayden. Ultra sexy dans sa veste de costume et son jean moulant
parfaitement les muscles de ses cuisses, alors qu’il se lève lorsque tout le
monde cesse de parler pour m’observer. J’adresse un sourire chaleureux à
ma mère et Maxine, qui me regarde avec inquiétude. C’est dans leurs bras
que j’ai pleuré pendant des heures dimanche dernier après la vengeance de
Jayden. Je leur ai tout raconté, même ce que j’avais passé sous silence
auparavant. Ma mère n’était pas vraiment étonnée d’apprendre que ma
relation avec Jayden courait plus loin que celle entretenue par Matthew
toutes ces années.
Jayden est complètement tourné vers moi à présent. Je décide de
maintenir mon regard sur les autres membres de l’assemblée, alors qu’Alex
s’avance vers moi pour prendre mon manteau. Je le laisse m’aider à le
retirer, révélant la robe que j’ai choisie pour ce soir. Noire, aussi foncée que
mes cheveux, deux bretelles s’élargissant pour former un décolleté mettant
très largement mes seins en valeur, la jupe s’évasant après la taille pour la
souligner. Une robe formelle et très sexy bien qu’elle descende jusqu’à mes
genoux. Je me suis dit que je n’avais aucune arrière-pensée quand je l’ai
enfilée tout à l’heure, que c’était la robe que j’avais prévu de porter de toute
manière. Mais je ne peux m’empêcher de déglutir alors que je sens le regard
de Jayden remonter le long de mes jambes, rendues interminables par les
escarpins noirs que j’ai chaussés pour compléter ma tenue. De mon côté je
garde les yeux fixés sur la petite zone de peau visible à la base de son cou,
soulignée par son T-shirt col V.
Puis ses yeux atteignent mon visage et je suis perdue, alors que les
conversations reprennent autour de nous. Incapable de résister je lève la
tête. Et je rencontre ses yeux. Sombres. Je ne vois pas les paillettes dorées
qui les rendent uniques, comme si j’avais perdu le droit de le trouver beau.
Sa mâchoire est crispée alors qu’il m’évalue du regard. Sous ces prunelles
inquisitrices je sens que je vais me remettre à pleurer. Je n’aurais sans doute
pas dû venir ce soir. Dans ses yeux je peux voir tout le ressentiment qu’il
éprouve toujours, même deux semaines après. Et la déception. Et le pire
c’est qu’il a tous les droits d’être furieux. C’est la honte qui me monte aux
joues, la honte de l’avoir autant blessé. Et pourtant je sens mon corps se
durcir sous ce regard, se durcir d’envie. L’envie d’avoir ces mains le
parcourant, ces lèvres l’embrassant. Je suis à deux doigts de m’embraser ou
de m’effondrer, ou de partir en courant. Je devrais peut-être faire les deux
derniers dans un ordre différent.
Ma meilleure amie remarque mon trouble et se lève de son fauteuil pour
venir à mon secours. Mais quelqu’un est plus rapide qu’elle.
— Tata Chloé ! s’écrie la petite voix d’Aisling alors qu’elle percute mes
jambes de plein fouet.
Je vacille un peu sur mes talons de dix centimètres, mais accueille
l’étreinte de la petite fille avec joie. Je me baisse à sa hauteur, me rappelant
les réels motifs de ma présence ici, pour la prendre dans mes bras.
— Joyeux anniversaire, ma chérie, dis-je en la serrant fort.
Les longs cheveux roux de ma filleule me caressent les joues alors
qu’elle enfouit son petit visage dans mon cou. Puis aussi vite qu’elle est
arrivée elle quitte mes bras pour retourner jouer avec ses sœurs et ses
cousins dans les chambres de l’étage. Quand je me redresse, Jayden a
détourné le regard.
Alex m’apporte une coupe de champagne et je le remercie d’un sourire
que j’espère pas trop crispé.
— On discutera de tout ça plus tard, me souffle-t-il en faisant tinter sa
propre coupe contre la mienne.
Je suis son regard jusqu’au dos de Jayden. Et je me tends. Suis-je là
uniquement à cause de mon lien avec Aisling ? Est-ce que si ça n’avait tenu
qu’à lui on aurait révoqué mon invitation ? Je lève les yeux sur son visage
constellé de taches de rousseur. Son regard est perçant, mais je n’y trouve
aucune animosité, seulement une certaine curiosité mêlée d’inquiétude. Je
secoue la tête, je lui dois certainement une explication, pas autant qu’à
Jayden, mais au moins lui semble enclin à m’écouter. Peut-être qu’il pourra
glisser un mot à son meilleur ami. Non pas que j’espère encore nous
réconcilier, non, je sais que je l’ai perdu pour toujours. Et je ne peux m’en
prendre qu’à moi-même. J’espère simplement lui expliquer, faire valoir mes
raisons, lui présenter mes excuses. Pour lui permettre d’avancer.
Victoria apparaît depuis la cuisine pour nous appeler à rejoindre la table
de salle à manger pour le repas. Et alors que tous les invités quittent leurs
fauteuils confortables pour rejoindre la maîtresse de maison Alex me presse
l’épaule comme pour m’encourager, avant de partir chercher les enfants à
l’étage. Maxine prend immédiatement place à mes côtés. Très jolie dans son
pantalon en toile taille haute beige et son débardeur près du corps. Elle
aussi en talons, elle me dépasse pratiquement d’une tête.
— Tout va bien ? me demande-t-elle tout bas.
— Oui, je soupire.
Mon amie hoche la tête et je lui emboîte le pas pour rejoindre les autres
autour de la table. Heureusement les places restées vacantes sont
suffisamment éloignées de Jayden pour que je me détende. Au moins un
peu. Ma mère dépose un baiser sur ma joue alors que je m’installe près
d’elle en bout de table.
Victoria revient avec l’entrée pendant qu’Alex dispose les enfants
autour d’une petite table à quelques mètres de là. Le dîner est chaleureux et
une bonne ambiance parcourt l’assemblée. Tout le monde me remercie à
grand cris quand vient le moment d’apporter le gâteau, que je suis
simplement passée chercher à la boulangerie avant de venir, étant celle qui
habite le plus près. Je prends plein de photos de ma filleule alors qu’elle
souffle fièrement ses sept bougies. Je suis heureuse. Mais pas comme avant.
Pas comme aux autres anniversaires d’Aisling. Ceux où Jayden n’était
qu’un lointain souvenir vivant à New York. Non. Je suis heureuse, mais
avec une sacrée ombre au tableau. Jayden m’ignore toute la soirée.

Jayden
Elle est magnifique, putain ! J’ai du mal à respirer tant mon corps la
réclame. Ça fait une semaine depuis la dernière fois et je suis en plein
sevrage. Mais je dois tenir bon.
J’aurais pu m’éviter cette torture et ne pas venir. J’aurais pu. Mais je
n’ai pas voulu. J’ai déjà trahi, pris mes distances avec mes amis à cause
d’elle. Je ne veux pas le faire une seconde fois, elle m’a déjà pris bien
assez.
Alors à la place je l’ignore, je fais comme si elle n’était pas là, comme
si elle n’existait pas. Et pourtant mes yeux me brûlent, mes lèvres
s’enflamment à l’idée de l’embrasser et mes doigts me démangent de la
toucher.
Je revois son regard vide et triste à son arrivée, lorsque nos yeux se sont
croisés. Une mise en scène. Pour se faire pardonner. Pour continuer sa
mascarade. Pour s’assurer que je ne gagne pas la partie, que je ne m’en
sorte pas vivant. Un regard fugace, que je suis sans doute le seul à avoir
remarqué. Si elle en a eu d’autres depuis, je l’ignore puisque j’évite
soigneusement de poser les yeux sur elle.
Elle n’est pas la seule à me lancer des coups d’œil pendant le dîner, je
croise tour à tour les pupilles d’Alexander et de Victoria, tous les deux
préoccupés. J’ai bien été obligé de tout raconter à Fox puisqu’il m’a harcelé
jusque chez moi après le baiser endiablé que j’ai volé à Chloé sur la piste de
danse samedi dernier. Et je sais qu’il a tout répété à sa moitié.
Ils m’ont tous les deux assuré que ça ne ressemble pas à la Chloé qu’ils
connaissent depuis de nombreuses années, à la marraine qu’ils ont choisie
pour leur plus jeune fille. Et pourtant. Les faits sont là. Personne ne peut les
nier. Pas même elle.
À plusieurs reprises je me laisse envahir par toutes ces pensées. Ces
pensées qui m’empêchent de profiter de l’instant, qui me font broyer du
noir depuis deux semaines. Au-delà du manque, la colère me retourne le
cerveau. Et, chaque fois que j’arrive à les mettre de côté pour m’intéresser
aux personnes qui m’entourent, il y a quelque chose pour me ramener en
arrière. Son rire, quelqu’un qui l’appelle, sa voix lorsqu’elle s’adresse au
conjoint d’une sœur de Victoria, qu’elle connaît, de toute évidence, bien
mieux que moi.
Malgré tout j’arrive à le cacher, je crois. Je ris également, je parle fort,
je participe à la conversation, c’est épuisant de donner le change. Alors
quand après le gâteau, moment où tout le monde a encore chanté les
louanges de la merveilleuse Chloé, Aisling vient tirer sur ma manche pour
pratiquement me supplier de venir voir ses jouets je saute sur l’occasion de
m’échapper. Je capte le sourire en coin de Victoria alors que ses filles
m’entraînent à l’étage avec leurs cousins. C’est probablement son idée. Et
un instant j’ai peur qu’elle n’y envoie également Chloé. Mais non. Ma belle
brune n’esquisse même pas un regard dans ma direction.
Je grimace à la vue de la chambre d’Aisling, où les enfants m’ont
amené. Rose. Bien évidemment. Tout est rose. Du sol au plafond. Comme
cette putain de chambre en face de la mienne. Aucun doute sur l’origine de
la fascination d’Aisling pour cette couleur abominable.
Mais je me laisse rapidement gagner par l’entrain des enfants et
d’Aisling. La dernière fille d’Alex et de Victoria est une véritable boule
d’énergie et de bonne humeur. Son grand sourire est communicatif et
s’élargit à chaque nouveau jouet qu’elle me présente. Après ce soir je serai
un véritable expert en Barbie et autres poupées branchées du moment dans
les cours d’école.
— Je les aime toutes, couine-t-elle en reposant sa collection à sa place,
mais maintenant c’est elle ma préférée.
Elle me fourre sous le nez une poupée aussi rousse qu’elle et je
reconnais le cadeau que lui a offert Chloé ce soir. Évidemment.
— Parce que c’est ta marraine qui te l’a offerte, j’imagine ?
Aisling me regarde avec ses grands yeux de biche et déclare en toute
innocence :
— Non, parce qu’elle est tout comme moi.
Je ris de bon cœur en observant la poupée. Il va falloir qu’elle grandisse
encore un peu avant de réellement ressembler à sa nouvelle poupée
préférée. Mais à la place je dis :
— Tu en as de la chance, moi je n’en ai pas, de poupée tout comme
moi.
— Tu n’as qu’à demander à ma tata Chloé, elle peut peut-être t’en
trouver une, rétorque-t-elle.
Mon rire se bloque légèrement dans ma gorge. Mais Aisling passe déjà
à autre chose et range sa poupée avec les autres. Puis elle revient pour me
prendre par la main.
— Viens, on va colorier. Maman a imprimé plein de coloriages pour ce
soir.
Puis elle tire sur mon bras pour que je me baisse et approche sa petite
bouche de mon oreille.
— C’est surtout pour occuper mes cousins, sinon ils font que des bêtises
dans nos chambres, chuchote-t-elle sur un ton de conspiratrice.
De nouveau je réfrène mon rire, parce que ses sourcils sont froncés pour
montrer qu’elle est sérieuse et qu’elle ne veut pas qu’ils l’entendent alors
que nous approchons de la salle de jeux où sont réunis les autres enfants.
Docile, je m’installe à la petite table, sur une chaise cinq fois trop petite
pour moi, tout en me demandant comment font les maîtresses de maternelle
pour faire ça tous les jours. D’autorité je me retrouve avec un coloriage de
la Pat’ Patrouille et un lot de crayons de couleur. Je n’ai d’autre choix que
de faire ressortir mes meilleurs talents d’artiste pour satisfaire ces messieurs
dames. Et sincèrement je ne vois pas le temps passer. Je comprends mieux
ces adultes qui dépensent des fortunes dans ces crayons de couleur hors de
prix et des blocs de coloriages.
Pris sous les critiques de Hannah sur la qualité de mon coloriage,
clairement inférieur au sien apparemment, je ne remarque pas
immédiatement la silhouette qui se tient dans l’encadrement de la porte.
— Tu as fait de beaux progrès depuis l’école élémentaire, ricane
Victoria depuis le seuil.
Je ris à mon tour et lui montre mon dessin.
— C’est au moins le cinquième, Hannah ne m’a pas laissé finir les
autres sous prétexte qu’ils ne respectaient pas la charte graphique.
— Maman, se plaint Hannah, il connaît pas les couleurs !
Victoria entre finalement dans la pièce en secouant la tête alors que
Hannah lève ostensiblement les yeux au ciel.
— Que veux-tu, ma chérie, oncle Jayden ne connaît pas ses classiques.
Puis elle vient embrasser la petite tête rousse de son aînée. Nous
échangeons un regard complice et je me sens tout bonnement heureux
d’être ici. Je me sens bien. Puis Victoria reprend un air plus sérieux en
consultant sa montre.
— Il est tard, il est l’heure d’aller dormir, déclare-t-elle aux enfants en
plein coloriage.
Il y a immédiatement des soupirs de protestation, mais Victoria reste
ferme et refuse de négocier. Pour la fête ils ont largement dépassé leur heure
du coucher habituelle.
— Et tonton Jayden aussi doit aller dormir, n’est-ce pas, tonton Jayden ?
insiste-t-elle en me regardant.
— Oh… euh… oui ! Je suis épuisé !
Je fais semblant de bâiller à m’en décrocher la mâchoire. Hannah n’est
pas dupe et je vois dans son regard que je suis un très mauvais acteur. C’est
au tour de Victoria de lever les yeux au ciel devant mon absence d’utilité.
— Euh… hum…, je reprends, je vais rentrer chez moi pour faire un
gros dodo.
Je joins le geste à la parole en me redressant difficilement de ma
minuscule chaise. J’embrasse les filles sur les joues en leur souhaitant
bonne nuit, je réussis à échapper à l’étreinte de fer d’Aisling et je gagne la
sortie. Dans le couloir j’entends encore les enfants protester alors que
Victoria tente d’envoyer ses filles vers leurs chambres pour mettre en place
les chauffeuses à destination de ses neveux et nièces.
Tout en secouant la tête, un léger sourire sur le visage, je gagne
l’escalier pour rejoindre le rez-de-chaussée. Sur la dernière marche, assise
dans la pénombre, j’ai la surprise de trouver Maxine, seule.
— Maxine ? Tout va bien ? je demande en m’arrêtant dans son dos.
Elle se retourne de trois quarts vers moi, un léger sourire aux lèvres. Un
sourire, je le comprends, qui se veut rassurant.
— Oui, je t’attendais.
— Tu… m’attendais ?
Je reste perplexe, si ce n’est pour ce soir et mes vagues souvenirs
d’adolescent je ne connais pas Maxine. Je ne suis même pas certain qu’on
se soit déjà réellement parlé. Mais j’imagine qu’elle doit me connaître à
travers les discours de Chloé. Je descends une marche supplémentaire et
mon regard croise le sien.
— Oui, pour te dire que tu es un idiot.
Je reste interloqué une seconde, à sonder son regard. Elle est sérieuse,
putain ! J’aurais dû m’en douter, encore un piège pour plaider la cause de
Chloé. Je descends les trois marches suivantes rapidement et je déclare :
— Si c’est pour me faire insulter, je passe mon chemin, merci.
— Ce qui ferait de toi un lâche en plus d’un idiot, me coupe-t-elle dans
mon élan sans pour autant se lever.
— Et pourquoi ça ?
Je me retourne avec un rire désabusé au fond de la gorge. Pour qui se
prend-elle exactement ? Que sait-elle de moi pour faire de telles
déclarations ?
— Parce que tu refuses de voir la vérité même quand elle te saute au
visage, explique-t-elle très calmement.
Cette fois j’éclate franchement de rire.
— Quelle vérité ? J’imagine que Chloé t’a tout raconté. J’espère que
vous avez bien ri quand elle a compris que sa vengeance avait fonctionné.
Les yeux de Maxine quittent les miens alors qu’elle secoue la tête d’un
air désespéré. Je suis visiblement un cas plus compliqué qu’elle ne l’avait
imaginé. Tant mieux. J’esquisse un pas pour retourner vers le salon. J’ai
l’intention d’y faire mes adieux pour la soirée, je ne pense pas être capable
de tenir une heure de plus en sa présence. J’ai besoin de retrouver la
pénombre de ma maison vide. Vide de son rire et de son corps.
— Elle a toujours été amoureuse de toi, m’interrompt néanmoins
Maxine de nouveau. Depuis le moment où elle a atteint l’âge de
comprendre ce que ça voulait dire. Elle n’avait pas besoin de l’exprimer à
haute voix. J’étais là chaque fois que tu entrais dans une pièce, chaque fois
que tu la quittais, à chaque regard que tu lui accordais. Elle t’admirait, te
mettait sur un putain de piédestal. J’étais là quand elle était triste parce que
tu ne lui accordais que du dédain et une haine qu’elle ne méritait pas.
Je reste silencieux à l’écoute de sa tirade. Je ne suis pas certain de
savoir quoi en penser.
— Tout le monde voyait la façon dont elle te regardait, reprend Maxine.
Même Alex a compris qu’elle t’aimait de tout son cœur d’enfant. Toutes ces
blagues qu’il te faisait quand il pensait qu’on avait le dos tourné, elles
avaient toutes un fond de vérité.
Je me souviens de ses blagues de merde en effet. Chaque fois que Chloé
venait nous voir dans ma chambre il se moquait de moi. Il me disait que
j’étais le tombeur des petites filles, le séducteur de la maternelle. C’est à
mon tour de secouer la tête.
— Je me suis déjà excusé pour toutes ces années, contré-je. J’étais
aveuglé. Mais ça n’aurait rien changé, elle était bien trop jeune pour moi.
Ce qui est vrai. Je n’avais aucune envie à l’époque de chasser dans la
cour de l’école élémentaire. Me reprocher de ne pas avoir pris au sérieux les
sentiments d’une enfant envers moi est ridicule.
Oui, mais aujourd’hui ? me demande une petite voix que je commence
sérieusement à détester pour ses traits d’esprit.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, proteste Maxine en soutenant mon
regard. Je ne te reproche rien sur cette époque. J’essaye de t’expliquer ce
qui l’a poussée à agir de cette façon il y a sept ans. À te mentir sur son
identité.
Je commence sérieusement à fulminer. Il n’y a rien à expliquer. Elle m’a
menti, point final.
— Ce n’est pas à toi d’expliquer, je déclare néanmoins.
— Peut-être, mais tu ne la laisses pas faire, donc me voilà, rétorque-t-
elle.
— Je sais très bien ce qui s’est passé, explosé-je à voix basse, les dents
serrées. Son amour de gamine s’est transformé en ressentiment et elle s’est
vengée. Elle s’est vengée par un retour d’ascenseur. Elle a exploité chacune
des faiblesses que j’ai pu lui montrer ce soir-là et elle les a retournées contre
moi. Et aujourd’hui encore.
Maxine me dévisage un instant, comme pour savoir si je pense
réellement ce que je viens de dire. Non seulement je le pense, mais en plus
je sais que j’ai raison.
— Si tu penses vraiment cela de Chloé, alors tu ne la connais vraiment
pas, soupire-t-elle finalement.
Ses yeux sont pleins de reproche, comme si je venais de proférer la pire
des insultes.
— Non, je ne la connais pas ! je réponds. Je pensais la connaître, mais
la Chloé que j’imaginais aurait été incapable de me mentir comme ça en me
regardant droit dans les yeux.
— Son but n’a jamais été de se venger, explique-t-elle plus calmement.
Mais d’enfin avoir ce qu’elle avait passé sa vie à attendre.
— Ça ne change rien, elle m’a manipulé, répliqué-je.
— Ça change tout au contraire.
Silence. Je ne vois pas la différence. Le résultat est le même. Vengeance
ou pas vengeance. Elle m’a menti pour obtenir ce qu’elle désirait. Moi. Je
me fous de ses intentions premières. J’ignorais que c’était Chloé quand j’ai
couché avec Joy.
— Elle ne m’a raconté ce qui s’est passé entre vous à cette soirée que
lorsqu’elle est revenue habiter en ville. Elle ne s’en est jamais vantée, bien
au contraire.
— Ça ne change rien, je m’obstine.
Maxine soupire, visiblement fatiguée par mon entêtement.
— Ta réaction puérile d’aujourd’hui explique parfaitement pourquoi
elle t’a menti ce jour-là.
Non mais c’est une blague ?
— Puérile ? Sérieusement ? Vraiment, Maxine, si tu essayes de me
convaincre tu t’y prends très mal.
Son regard s’aimante de nouveau au mien, déterminé.
— Ce que j’essaye de te dire, c’est que ce soir-là, quand elle t’a croisé,
elle était terrifiée à l’idée que tu la reconnaisses. Et quand elle s’est aperçue
que ce n’était pas le cas, mais qu’au contraire tu lui portais l’intérêt dont
elle avait toujours rêvé, elle a saisi sa chance.
Comme d’autres l’auraient fait, j’imagine. Mais ce n’est pas tout ce que
je lui reproche.
— Elle s’est enfuie comme une voleuse au petit matin. Une fois qu’elle
a obtenu de moi ce qu’elle voulait, elle m’a abandonné !
Les yeux de Maxine s’écarquillent. Les mots m’ont échappé. Pour me
sentir abandonné, il aurait déjà fallu que je sois attaché à elle, que j’aie
besoin d’elle. Ce qui était le cas cette nuit-là. Et dans le fond c’est ce qui
me fait toujours autant souffrir. Je rends les armes et m’assois à côté de la
meilleure amie de Chloé sur les marches de l’escalier. La tête entre les
mains j’attends que Maxine trouve quelle défense elle va bien pouvoir
déployer pour expliquer ça.
— Si elle a fui, c’est à cause de cette même peur, souffle-t-elle
finalement. Elle savait que son mensonge ne tiendrait pas la route plus
longtemps. Elle n’a jamais eu l’intention de te faire du mal.
Non bien sûr.
Mais c’est plus simple de penser le contraire. Pour oublier, il est plus
facile de haïr que de comprendre.
— Elle m’a menti, Maxine, m’obstiné-je, toujours caché dans le creux
de mes paumes.
— Oui.
Et rien d’autre. Plus d’excuses cette fois.
— Mais, si elle t’avait donné sa véritable identité, qu’aurais-tu fait ? me
demande doucement Maxine, une main gentiment posée sur mon genou.
J’y réfléchis sérieusement. Mais je dois bien avouer la vérité :
— Je lui aurais tourné le dos et je serais rentré chez moi sans un regard
en arrière.
Je n’aurais même pas cherché à la connaître comme j’ai voulu connaître
Joy. Le désir profond que j’ai ressenti en la découvrant sur la piste de danse
n’aurait pas survécu à des années de haine et de ressentiment. Et elle le
savait parfaitement.
— Est-ce vraiment ce que tu as envie de faire aujourd’hui ?
Lui tourner le dos et partir sans me retourner ?
— Je ne sais pas, je réponds honnêtement.
Et Maxine pose la question qui se trouve au cœur du problème.
— Pourquoi es-tu autant en colère qu’elle soit partie ? Ce n’était qu’une
nuit, après tout.
Au même moment, dans le salon où les festivités continuent, son rire
éclate et se répercute dans chacun de mes os. Mon cœur se serre puis
accélère, ma respiration se fait plus courte.
— Parce que pour moi ce n’était pas un coup d’un soir, je lâche. Je
pensais que c’était le début de quelque chose de nouveau. Mais elle me l’a
arraché, cet espoir.
Une petite partie de moi se demande pourquoi je me confie autant à une
presque inconnue, du camp adverse qui plus est. Mais, justement, Maxine
est proche de Chloé. Inconsciemment je sais qu’elle a les réponses à la
plupart de mes questions.
— Elle ne fait que se protéger, Jayden.
Se protéger de quoi exactement ? De moi ?
— Elle est folle amoureuse de toi. Et ça lui fout une frousse du diable.
Parce qu’elle pense que tu vas forcément finir par la faire souffrir. Comme
tu l’as fait par ton dédain et ton absence une bonne partie de sa vie.
Je retire mes mains et ouvre la bouche pour protester. Ça n’a jamais été
mon intention. Jamais. Mais Maxine lève une main pour m’empêcher de
parler, elle n’a pas terminé.
— Et je sais que ça n’a jamais été ta réelle intention et que tu ne savais
pas. Mais les faits sont là. Et aujourd’hui toutes ses craintes se sont
réalisées. Tu la détestes de nouveau. Et elle s’en veut à un point que tu
n’imagines même pas.
Mais est-ce que ça change vraiment quelque chose pour moi ? Je suis
absorbé par mes réflexions à tel point que je manque les claquements de
talons hauts sur le carrelage du couloir. Et lorsque je lève les yeux il est trop
tard, elle est devant moi.
— Maxine ? Tout va bien ? Ça fait un moment que tu…
Chloé s’interrompt en nous remarquant sur les marches. Son regard
affolé passe de l’un à l’autre. Du visage serein et calme de Maxine au mien,
ravagé par les sentiments. Je croise son regard. J’y lis la vérité de ce que
vient de me dire Maxine. Mais encore une fois est-ce que ça change
quelque chose ?
Chloé cligne plusieurs fois des yeux avant de finalement se retourner et
s’enfuir aussi vite que le lui permettent ses talons hauts. Quand elle a de
nouveau disparu dans le salon, Maxine se lève dans une dernière pression
de mon genou.
— J’ai fini. Réfléchis bien à ce que tu veux. Avant qu’il ne soit trop
tard, déclare-t-elle.
Puis elle s’éclipse à la suite de sa meilleure amie. Me laissant seul avec
mes réflexions, complètement retourné. Je ne sais plus quoi penser. Dans
mon dos l’escalier craque, trahissant la présence d’une autre personne. Je
me retourne pour découvrir Victoria, toujours avec sa robe rouge, mais
pieds nus et les yeux fatigués. Un instant passe entre nos deux regards. Et je
sais qu’elle n’a trahi sa présence que maintenant, qu’elle a sans doute
entendu une partie de ma conversation avec Maxine.
— Les enfants sont couchés ?
Elle hoche la tête tout en descendant les marches.
— Tous, répond-elle avec un sourire.
Je me lève pour la laisser passer. Je l’observe enfiler ses chaussons qui
traînaient dans un placard. Puis nos regards se croisent de nouveau.
— Tu diras au revoir à Alex de ma part ?
Elle comprend. Elle comprend que je ne peux pas retourner dans ce
salon et continuer à l’ignorer. Continuer à faire comme si je n’entendais pas
son rire mélodieux, comme si je ne sentais pas son parfum à l’autre bout de
la pièce. Alors elle hoche la tête et m’ouvre le placard pour que j’y attrape
mon manteau. Je l’enfile rapidement et, après une dernière embrassade, je
quitte la maison.
CHAPITRE 29

Chloé
Dimanche soir, je suis allongée dans mon lit d’enfant à fixer le plafond
d’un regard vide. J’ai eu une longue conversation avec Maxine au sujet de
ce qu’elle a dit à Jayden. J’étais en colère lorsque je les ai découverts dans
ce foutu escalier. En colère contre Max d’avoir pris une telle initiative. Je ne
lui ai rien demandé, bordel ! Je ne me suis jamais mêlée de ses affaires
amoureuses comme elle l’a fait. Et, même si je sais qu’elle cherchait à bien
faire, je suis persuadée que tout ce qu’elle a pu dire n’a en aucun cas
arrangé les choses. Bien au contraire. Elle s’est excusée et m’a rejoué le
match, mais je lui en veux toujours un peu. Que doit penser Jayden
maintenant ? Certainement ce qu’il pensait déjà avant. Que je ne suis
qu’une gamine pourrie gâtée, surprotégée et louée par tout son entourage.
À tel point que ma meilleure amie doit venir à ma rescousse pour régler
mes problèmes de cœur. Oui, Jayden refuse de m’écouter. Non, je ne lui ai
pas adressé la parole depuis plus d’une semaine. Mais ça ne lui donne pas le
droit d’interférer. Et puis il est trop tard pour cette relation de toute façon.
J’ai tout foiré. Jayden ne me pardonnera jamais. Je dois faire ce que j’aurais
dû faire il y a des années. Ce que je pensais avoir fait il y a des années.
Passer à autre chose et oublier. Peu importe que mon corps s’enflamme à la
simple mention de son prénom dans mon esprit. Il va devoir passer outre.
Avec un peu de chance, Jayden repartira bientôt à New York et je n’aurai
plus à m’inquiéter de le croiser au travail, en ville, à chaque putain de coin
de rue. Je retrouverai la tranquillité d’esprit que j’avais avant la mort de
Matthew. Enfin, le manque de mon parrain en plus. Face à ce deuil, perdre
Jayden ne me semble pas si insurmontable. Enfin je crois.
Où est-ce que ça ne remue pas plus le couteau dans la plaie ? me
souffle ma foutue conscience, qui ferait bien de la fermer un peu pour son
propre bien.
À distance, j’entends le bourdonnement mécanique du monte-escalier
de ma mère se mettre en route. Cinq bonnes minutes plus tard, alors que
j’aurais eu tout le temps de fermer la porte de ma chambre pour lui en
interdire l’accès, elle roule sur le palier dans ma direction. Je suis arrivée en
avance à notre dîner ce soir, épuisée après ma conversation avec Maxine.
Mais au lieu de l’aider à la confection du repas, comme je le fais
habituellement, je me suis isolée dans ma chambre d’adolescente, cherchant
du réconfort entre les murs qui ont essuyé la plupart de mes déceptions
amoureuses au fil du temps.
— Le dîner est servi, dit-elle après avoir donné deux petits coups sur ma
porte ouverte.
Je continue à contempler le plafond et ses fissures que je connais par
cœur.
— Tu aurais pu me le dire d’en bas, je souligne d’un ton monocorde.
— Oui, mais je voulais m’assurer que tu me rejoindrais.
Je soupire en me redressant. Une main sur le visage, je sens une
profonde fatigue m’envahir. Je vais peut-être bien dormir ici ce soir. Ce
n’est pas arrivé depuis un millénaire, mais j’en ai besoin. Je crois.
— J’arrive, dis-je en regardant ma mère pour la première fois depuis
mon arrivée. Pars devant, j’arriverai quand même en bas avant toi, j’ajoute,
taquine.
Mais ma tentative d’humour tombe à plat face au regard pénétrant de
ma mère.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, affirme-t-elle.
— Non, tu crois ? je réplique.
Comme si elle ignorait la situation. Elle soupire à son tour.
— Pas la peine d’être sarcastique. Je vois bien que ça va au-delà de la
situation.
Sincèrement, je pense que non. Puis je l’observe attentivement. Et j’y
réfléchis. Je regarde sous le tapis. Sous ma tristesse d’avoir perdu le
privilège de toucher et d’embrasser Jayden, sous ma colère contre moi-
même d’avoir tout foiré par manque de courage, sous ma colère contre
Maxine. Et que vois-je au fond ? Toute poussiéreuse ? Si oubliée que je la
pensais disparue ?
Mon incompréhension.
Ma rancœur.
Ma question.
Pourquoi Jayden me hait-il autant ?
Je sais que nous en avons parlé. Qu’il me reprochait ma relation
fusionnelle avec son père, ne lui laissant que les miettes malgré moi. Et j’ai
compris. Et je pensais avoir pardonné. Et en y regardant de plus près je me
rends compte que c’est le cas. Je lui ai pardonné. Mais lui non. Pas
complètement. Et je suis en colère parce que finalement, si la situation
actuelle me prouve quelque chose, c’est que j’avais raison. Il a réagi à la
révélation de mon mensonge exactement de la façon que j’imaginais. Est-ce
que je regrette de lui avoir menti ? Oui, indéniablement. Mais est-ce que je
regrette d’avoir eu l’occasion de coucher avec lui ? Absolument pas. Est-ce
que ça fait de moi celle qu’il pense que je suis ? Je n’en ai aucune idée.
— Chloé ? m’appelle ma mère.
Et je me rends compte que ça fait un moment que je suis perdue dans
mes pensées, le regard dérivant sur les photos sur le mur opposé, sans
réellement les voir. Mais je les vois maintenant et je me pose une question.
— Pourquoi Matthew traitait-il Jayden de cette façon ?
Je tourne les yeux vers ma mère pour observer sa réaction. Elle ouvre la
bouche une première fois, une seconde avant de finalement secouer la tête.
— Je l’ignore.
Quand je vois son regard fuyant, j’en doute.
— Vous n’en avez jamais parlé ?
— Pas vraiment, ce n’était pas mes affaires, élude-t-elle à nouveau.
Ça ne prend pas. Il n’y a aucun moyen pour que ma mère, la mère que
je connais, n’ait rien fait, rien dit, face au mal-être d’un enfant.
— Mais tu avais remarqué, insisté-je.
Elle pousse un nouveau soupir d’exaspération. Elle jette des regards
derrière elle et je peux sentir son envie de fuir cette conversation.
— C’était leurs affaires familiales, ton père et moi n’avions pas à nous
en mêler. Jayden était un petit garçon très vif d’esprit et indépendant,
Matthew était très fier de lui et je suis certaine qu’il le lui faisait savoir.
Mouais…
La voix du notaire résonne dans ma tête alors qu’il lisait les dernières
paroles de Matthew pour ce fils dont il était si fier.
« Je suis seulement désolé de ne pas avoir su t’aimer mieux. »
Si la moitié des choses que m’a racontées Jayden sont vraies, cette
phrase est un putain d’euphémisme.
— Jayden est son seul fils, je poursuis, ignorant la gêne de ma mère.
Pourquoi ne lui montrait-il pas plus d’affection ?
Je vois ma mère ouvrir la bouche pour essayer de m’entourlouper de
nouveau, je le vois dans ses yeux. Donc je ne la laisse pas parler.
— Et ne me dis pas que c’était sa personnalité. On sait que c’est faux,
on sait de quelle tendresse il était capable. Avec moi.
Carole Wright évite encore une fois mon regard et je comprends qu’elle
regrette plus que jamais d’être clouée dans ce fauteuil qui l’empêche de
partir en courant. Et elle ne répond pas, les yeux fixés sur ces mêmes photos
que je regardais quelques instants plus tôt.
— Ça a toujours été comme ça ? je demande. Depuis la naissance de
Jayden ?
Enfin ses yeux bleu clair croisent les miens.
— Non, m’avoue-t-elle. Jayden a toujours été la prunelle de ses yeux,
mais quelque chose a changé après la mort de Mia.
Mia. La mère de Jayden. Morte alors que son petit n’avait que quatre
ans. Dans un accident de voiture à seulement trente-cinq ans. Tragique.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore, répond-elle en secouant la tête de plus belle.
— Tu as forcément une petite idée, la pressé-je. Vous ne pouviez pas
être aussi proches et ne pas vous confier tous vos petits secrets.
Je me souviens de ces soirées interminables où je m’endormais sur le
canapé alors qu’ils discutaient tous les trois sans voir le temps passer.
Mais au lieu de me répondre ou d’éluder ma mère plante son regard
dans le mien et son ton se fait plus sec et sans appel.
— Écoute, Chloé, il y a des secrets qu’il vaut mieux ne jamais révéler.
J’ai donc raison, elle en sait bien plus qu’elle ne veut en dire.
— Et tout ça n’a plus aucune importance aujourd’hui. Matthew est
mort, assène-t-elle. Et Jayden ne t’adresse plus la parole, tu n’as plus à te
battre pour lui.
Ouch !
Elle a raison. Mais ça fait mal.
— Donc laisse tomber cette histoire. Oublie-le. Passe à autre chose.
Et faisant fi de son handicap elle fait tourner les roues de son fauteuil
d’un geste expert et disparaît dans le couloir.
— C’est aussi mon histoire, je crie bien qu’elle soit encore sur le palier,
certainement en train de s’harnacher à la plate-forme qui la redescendra au
rez-de-chaussée.
Elle ne me répond pas et je la laisse partir. Il est inutile d’insister. Pour
l’instant.
Je retombe en arrière sur le lit. Je ne suis pas certaine d’avoir envie de
descendre manger. Car j’ai toujours autant de questions. Et au milieu de
tout ça je ressens toujours ce manque de lui.

Jayden
Ça fait au moins vingt fois que je lis la même page de ce fichu livre. Je
l’apprécie en plus, j’ai envie de savoir ce qui se passe ensuite, comment les
personnages vont résoudre leurs problèmes insolubles. Mais je suis bloqué.
Je relis et relis sans cesse la même foutue page sans comprendre un traître
mot de ce que je viens de parcourir. Arrivé en bas je me rends compte que
mes pensées ont encore divagué et je recommence. Pourtant je me suis
plongé dans ce livre avec l’espoir de me changer les idées, d’arrêter de
penser à Chloé. D’habitude la lecture fonctionne à la perfection, mais pas
aujourd’hui.
Et il ne me reste plus rien d’autre à faire. J’ai nettoyé toutes les pièces
de la maison, en dehors de la chambre de mon père et de celle, évidemment,
de Chloé. Chambre à laquelle j’ai réservé un sort dont je ne suis pas sûr
d’avoir envie de constater les dégâts. La porte est condamnée depuis
presque deux semaines, depuis ma vengeance qui ne m’a rien apporté
d’autre que de la colère supplémentaire.
Je balance rageusement mon livre à l’autre bout du canapé. Pourquoi je
n’arrive pas à m’en débarrasser ? De Chloé, pas du livre. Non c’est
vraiment un super livre qui ne mérite en rien le traitement que je lui ai fait
subir. Mais Chloé c’est une autre histoire. Elle mérite chacun de mes
traitements et bien plus encore.
Et pourtant. La conversation avec Maxine samedi dernier tourne dans
ma tête depuis trois jours. Je triture ses mots dans tous les sens, cherchant la
vérité qu’ils dissimulent. Mais je ne vois rien.
Je me lève pour me saisir de ma sacoche de travail dans l’optique de
corriger mes dernière copies, avant de me rappeler que c’est déjà fait. Hier
soir tard, au lycée.
— Fait chier, je peste en relâchant le sac de cuir à côté de la porte.
Mon regard tombe sur un autre sac, en toile celui-là, qui traîne par là.
Mon sac de sport. Il n’a pas bougé depuis ma dernière séance. Je lui donne
un coup de pied frustré. Nous sommes mercredi. Après son entraînement
avec le groupe de danse au lycée, Chloé sera au club tout l’après-midi. Je
n’ai pas envie de gâcher tous mes efforts pour l’éviter. Donc je me rassois
sur mon canapé dans un profond soupir. Je récupère mon livre dans une
vaine tentative pour me replonger dedans. Je regarde l’heure. 15 heures.
Merde ! La journée est loin d’être terminée. Je pourrais ranger dans la
chambre de mon père, il y a tellement de papiers administratifs que je dois
encore trier. Mais penser à mon père me fait indubitablement penser à
Chloé.
Vingt lectures supplémentaires de la page 135 plus tard j’abandonne
pour de bon. En grognant je prends mon sac de sport et quitte la maison.
Courir, soulever de la fonte, compter des séries avec la musique à fond dans
les oreilles, voilà ce qu’il me faut pour penser à autre chose avant d’avoir
enfin la possibilité de m’effondrer sur mon lit puis de me noyer dans mon
travail.
J’arrive au club un peu avant 16 heures. Cette fois je me gare le plus
près possible de l’entrée, je n’ai plus besoin d’aller me garer sur le côté du
bâtiment dans l’espoir de l’apercevoir derrière les grandes vitres donnant
dans les salles de danse. De toute façon elle n’est pas censée être arrivée.
J’espère réussir à me perdre dans ma séance et ma musique avant qu’elle ne
franchisse les portes.
À l’accueil, Virgil et Michelle me dévisagent alors que je passe devant
eux sans les regarder. Je n’ai de comptes à rendre à personne. Qui sait ce
que Chloé a bien pu aller raconter sur mon compte.
Je marche d’un bon pas en direction des vestiaires pour me changer. En
passant devant la première salle de danse, dans laquelle j’évite toujours de
regarder, mon attention est attirée par le bruit d’une respiration haletante. Je
marque un arrêt. Michelle est à l’accueil. Il ne devrait y avoir personne dans
cette salle. Et, alors que je m’approche de la porte ouverte, une chanson que
je reconnais pratiquement aux premières notes retentit. « Haunted », de
Taylor Swift, dans sa version acoustique. Et elle est là. Encore essoufflée de
sa dernière performance, que je n’ai ni vue ni entendue. Mais son corps se
met en mouvement en rythme avec la ballade. Mais tout à coup elle s’arrête
et coupe la musique. Je bats en retraite de peur qu’elle ne m’ait découvert
dans l’encadrement de la porte. Je me trompe, elle se contente de pianoter
sur son téléphone, qui est, de toute évidence, relié à l’enceinte de la salle. Et
la même chanson recommence, dans sa version originale cette fois. Elle a
certainement jugé que la version précédente ne correspondait pas
suffisamment au déchaînement d’émotion auquel j’assiste désormais.
Et je me prends tout à la gueule. Les paroles. Ses mouvements fluides.
Les expressions de son visage. Je ressens chacune de ses accusations à
travers cette musique. Ainsi que ses regrets. Le refrain explose.

Come on, come on, don’t leave me like this


I thought I had you figured out
Something’s gone terribly wrong
You’re all I wanted
Come on, come on, don’t leave me like this
I thought I had you figured out
Can’t breathe whenever you’re gone
1
Can’t turn back now, I’m haunted

Et je comprends. Je comprends la douleur qu’elle ressent. Puisque je


possède la même. Mais surtout je comprends que je n’ai aucune vérité
cachée à trouver dans les mots de Maxine. Tout ce que m’a dit la meilleure
amie de Chloé est vrai.
— Elle est là depuis ce matin, dit Michelle à côté de moi, me faisant
sursauter.
Pris en flagrant délit. Je marmonne en me reculant.
— Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé entre vous, mais ce n’est
pas joli joli, continue la jeune femme, les yeux rivés sur son amie.
Chloé est complètement imperméable à notre présence près de la porte.
— Elle ne t’a rien raconté ? je demande, dubitatif.
— Pas vraiment.
Michelle hausse les épaules.
— Les grandes lignes. Vous vous connaissez depuis longtemps, elle
fantasmait sur toi, vous avez couché ensemble, elle a merdé.
— Les grandes lignes en effet.
Je me demande à quel point ces grandes lignes étaient détaillées en
réalité.
— Puis vous avez recouché ensemble. Et elle a grave merdé.
C’est le moins qu’on puisse dire. Dans la salle de danse, la chanson se
termine, Chloé s’arrête. Puis elle reprend son téléphone et choisit une autre
chanson d’amour. Plus lente cette fois. Et elle recommence à danser.
— Elle a annulé tous ses cours de la semaine. Elle reste ici du matin au
soir, sauf quand elle est au secrétariat du lycée. Et c’est comme ça depuis
samedi. Déjà que ce n’était pas dingue la semaine dernière…
Michelle laisse sa phrase en suspens et tourne son regard chocolat vers
moi. Et je vois les reproches dans son regard. Mais moi aussi j’ai toutes les
raisons d’être en colère.
— On ne peut pas dire qu’elle se soit excusée d’avoir merdé, dis-je, les
dents serrées.
— Tu lui en as donné l’occasion au moins ?
Je la dévisage. Non. J’ai tout fait pour l’éviter, pour ne pas avoir à lui
parler. À aucun moment elle n’a eu l’occasion de me présenter ses excuses,
de s’expliquer. Comme Maxine me l’a déjà fait remarquer. Seulement je ne
peux pas m’empêcher de penser que, si elle avait réellement voulu le faire,
elle aurait trouvé un moyen. Et Michelle lit tout cela sur mon visage.
— Bref, reprend-elle en désignant la salle du menton, je ne sais pas ce
que tu fais, mais arrête ça avant qu’il ne soit trop tard.
Puis elle s’éloigne. Elle retourne à l’accueil puis disparaît dans un
escalier menant certainement à son bureau. Je jette un dernier coup d’œil à
Chloé, qui ne m’a toujours pas remarqué.
Enfin je m’éloigne, reprenant ma route vers les vestiaires. J’ai plus que
jamais besoin de réfléchir. Si Chloé a annulé tous ses cours, ce n’est qu’une
question de temps avant qu’Alex me demande également d’arrêter mes
conneries pour que ses filles retrouvent leurs sacro-saintes leçons de danse.
Pendant les deux heures suivantes je tâche de mettre de l’ordre dans ma
tête tout en m’abrutissant de fatigue sportive. Son visage torturé sur cette
musique tourne en boucle dans ma tête. Son nom tourne en boucle dans ma
tête. Les mots de Maxine et de Michelle tournent en boucle dans ma tête. Je
vais bientôt devenir complètement fou.
Depuis les bancs de musculation j’ai une vue dégagée sur l’accueil du
club. Je suis donc aux premières loges lorsque Chloé émerge des vestiaires
pour rentrer chez elle. Elle ne me remarque pas au fond de la salle. Tant
mieux. Croiser son regard maintenant m’anéantirait. Elle s’arrête près de
Virgil pour papoter. Je suis sur les dents, si elle lève les yeux de cinq
pauvres centimètres, elle me verra. Les cellules de mon corps se disputent.
Il y a celles qui veulent que ça arrive et celles qui veulent partir en courant
se cacher. Mais Chloé ne lève pas les yeux, elle les garde fixés sur le beau
blond. Puis elle sourit, et même rit. Et je bouillonne. Mes cellules
s’accordent enfin sur une chose. Elles sont jalouses. Le faux surfeur pose
une main sur son avant-bras et elle ne le repousse pas. Elle rosit soudain
avant de hocher lentement la tête. Puis le blond la relâche et, dans un
dernier mouvement de la main accompagné de son putain de sourire, elle
quitte les lieux.
Je balance mes haltères sur le rack et rejoins en trombe les vestiaires. Je
n’aurais jamais dû venir ici. En passant devant l’accueil, j’entends le
connard de surfeur m’interpeller.
— Hé mec ! Je ne sais pas ce que tu fais, mais continue comme ça ! Ça
m’arrange.
Je me tourne vers lui, il a un putain de sourire en coin qui me donne
envie de lui arracher la tête. Et je comprends qu’il l’a invitée à sortir. Et
qu’elle a dit oui, bordel ! Mon sang s’échauffe et ça me prend tout mon self-
control pour ne pas lui ouvrir la gorge avec les dents. À la place, je me
détourne et quitte les lieux sans un mot bien que je puisse sentir son regard
dans mon dos.
Dans ma voiture, qui me ramène chez moi, je tente de me convaincre
que ce ne sont plus mes affaires, que Chloé peut bien se taper n’importe
quel mec. Tous les mecs célibataires d’Auburn, si elle le veut, ça n’a plus
rien à voir avec moi. Mais je comprends que j’échoue lamentablement
quand je me retrouve au milieu du carnage qu’est sa chambre rose à cause
de moi. Sous le coup de la colère en rentrant de la soirée des anciens j’ai
tout retourné, les draps, le matelas et le lit. Les tiroirs de la commode et tout
ce qu’ils contenaient. Absolument tout a subi ma rage.
Au milieu des décombres je remarque le carton à moitié fermé des
objets dont elle souhaite faire don au foyer pour enfants. Et au beau milieu
de ce carton, précautionneusement déposée, la boîte à musique que mon
père lui a offerte avec la petite danseuse brune.
Dans le carton des choses à donner. Des choses en bon état dont elle
souhaite se débarrasser. Je sais à quel point elle aime cette boîte à musique.
À quel point elle y était attachée quand elle était enfant. Sa présence dans ce
carton ne peut être due qu’à une seule chose. Moi.
— Bordel de merde ! je jure avant de me ruer sur ma porte à nouveau.

1. « Haunted », Taylor Swift (2010)


Allez, allez, ne me laisse pas comme ça
Je pensais t’avoir compris
Quelque chose de terrible s’est produit
Tu es tout ce que je voulais
Allez, allez, ne me laisse pas comme ça
Je pensais t’avoir compris.
Je ne peux pas respirer quand tu me quittes,
Je ne peux plus revenir en arrière, je suis hantée
CHAPITRE 30

Chloé
Il fait nuit depuis longtemps lorsque je rentre chez moi. Je suis épuisée
après avoir passé la journée à danser. Il me faut bien ça pour évacuer ce
trop-plein d’émotions qui m’empêche de dormir depuis des jours. Et
pourtant, après des heures de mouvement, des heures de musique, des
heures à m’essouffler, il est encore ma seule pensée. Je suis même allée
courir jusqu’au cimetière pour me vider la tête, ce que je ne fais jamais. J’ai
parlé à Matthew et à mon père jusqu’à avoir la gorge sèche, comme si
j’espérais qu’ils me donneraient des conseils depuis l’au-delà. Sur le
chemin du retour j’ai failli faire un détour par Jarvis Street pour le supplier
de m’ouvrir la porte et de m’écouter. Puis je me suis souvenue qu’il est plus
têtu qu’une mule et qu’il ne m’ouvrira même pas la porte, donc j’ai
continué mon chemin et je suis rentrée.
Au club, j’ai récupéré mon sac et mes clés et j’ai pris une douche avant
d’aller dîner avec Michelle. Le plan était encore une fois de me changer les
idées. Peine perdue avec les regards inquiets que m’a jetés mon amie tout le
long du repas, bien que j’évite soigneusement le sujet depuis le début. Je me
suis suffisamment épanchée auprès de ma mère et de Maxine. De plus, je
sais qu’il fréquente toujours le club quand je n’y suis pas. Donc je n’ai pas
besoin que ma boss et amie se mêle de cette histoire comme Maxine s’est
permis de le faire samedi dernier.
Néanmoins il est temps de régler cette histoire, d’une façon ou d’une
autre. S’il reste en ville un moment, nous serons forcément amenés à nous
croiser, autant avoir des rapports cordiaux pour le bien de nos amis
communs et de nos collègues. Ce week-end, j’irai. J’irai chez lui et je lui
fournirai une explication, je m’excuserai platement et je lui dirai que je
comprends parfaitement qu’il ne veuille plus rien avoir à faire avec moi,
mais que nous aimons les mêmes personnes, fréquentons les mêmes cercles
et que, pour eux, nous devons au moins cesser de nous haïr publiquement.
— Voilà, je vais faire ça. Et après je pourrai vraiment passer à autre
chose, pensé-je à haute voix en grimpant les marches menant à mon
appartement.
Je suis encore au milieu de mon discours d’encouragement intérieur
lorsque j’émerge sur mon palier au second étage. L’éclairage extérieur à
mon étage est cassé depuis des semaines, donc je ne le remarque pas tout de
suite. Ce n’est que lorsqu’il se décale du mur pour m’accueillir que je
comprends que ce n’est pas un mirage que j’ai invoqué. Je m’arrête à trois
mètres de ma porte d’entrée.
Il porte ses vêtements de sport, son short et un sweat-shirt par-dessus ce
que je sais être un débardeur très moulant pour l’avoir reluqué pendant des
heures ces dernières semaines. Il doit être frigorifié. Le temps s’est
rapidement refroidi ce mois-ci. Moi-même, malgré ma doudoune et mon
foulard je grelotte légèrement. À réfléchir bêtement au temps qu’il fait, je
me retrouve forcément à lui demander un truc bête.
— Ça fait longtemps que tu es là ?
Non pas : « Qu’est-ce que tu fais là ? » Non, non.
Il passe une main fébrile dans ses cheveux déjà bien dérangés par
d’autres multiples passages et détourne le regard.
— Un bon moment. Je commençais à croire que tu allais découcher.
Je regarde ma montre. Il est à peine 21 heures.
— J’étais avec Michelle, je réponds stupidement.
Comme si j’avais besoin de me justifier ! Je ne suis pas censée deviner
qu’il m’attend sur le pas de ma porte.
— Ah.
Un silence. Lourd et long. Je me balance légèrement d’avant en arrière.
— Tes voisins sont probablement sur le point d’appeler la police.
Il désigne du pouce la porte identique à la mienne au bout du palier. Je
me penche et il me semble bien entrapercevoir une lumière à travers le
judas, qui disparaît rapidement, soit que l’ouverture a été refermée, soit que
la lumière est masquée par un œil qui nous guette.
Je reporte mon regard sur l’homme qui me fait face. Il a une main
derrière la nuque, et je l’ai rarement vu aussi peu sûr de lui. Loin de me
mettre à l’aise, ça me perturbe.
— Que fais-tu là, Jayden ? je demande enfin.
Bien, mes deux dernières cellules grises se sont enfin connectées pour
former une phrase à peu près cohérente.
— Je n’en suis pas sûr, réplique-t-il en soupirant.
Nous voilà donc bien avancés. Sur mon palier, à nous geler les miches.
J’hésite une seconde à le bousculer pour rentrer chez moi. Mais j’ai trop
peur de l’approcher.
— Je crois…, commence-t-il en soupirant, je crois qu’il faut qu’on
discute. Calmement, précise-t-il, comme des adultes.
Mes cellules grises clignotent d’indignation. Il ne m’a pas adressé la
parole depuis le soir où il m’a baisée sur le sol de sa classe avant de me
planter à moitié à poil, et il vient me parler de se comporter en adulte ? Il y
a de quoi rire. De quoi sérieusement s’énerver. Mais mon indignation
retombe bien rapidement quand un troisième neurone se réveille pour
rappeler aux deux autres que je suis en grande partie responsable de sa
colère, ce qui m’a valu cette vengeance presque puérile.
Alors je me contente de soupirer.
— Je crois que tu as raison, dis-je. Je te dois des excuses. Tout du moins
une explication.
Je fais un pas minuscule dans sa direction.
— Pour ce que ça vaut, je suis désolée. Je n’aurais jamais dû te mentir
sur mon identité il y sept ans. Et j’aurais dû mettre cartes sur table il y a des
semaines.
Cette fois c’est lui qui fait un pas vers moi, et nous nous retrouvons à un
mètre l’un de l’autre. Je peux sentir les effluves de son parfum mêlés à ceux
de son déodorant, ce qui rend son odeur si enivrante et unique. Je baisse les
yeux pour éviter son regard que j’imagine plein de reproche. Je vois sa
main se tendre vers moi avant de retomber le long de son corps. Je l’entends
soupirer.
— Tu me manques, Chloé, déclare-t-il à la place des remontrances que
je pensais finalement recevoir après ces deux semaines de silence.
Je lève enfin les yeux. Les siens sont là. Sombres dans l’obscurité du
soir, à peine éclairés par un lointain réverbère deux étages plus bas.
Sombres mais intenses. Il fait un pas de plus et c’est la chaleur de son corps
que je peux sentir désormais.
— Tu me manques et ça me rend fou, reprend-il.
Sa main se pose finalement sur ma joue et avec le froid j’apprécie
d’autant plus ce contact chaud sur ma peau. Un contact qui m’a tant
manqué à moi aussi. Je ferme les yeux alors qu’il appuie le front contre le
mien.
Un immense calme m’envahit soudainement et je manque de relâcher
un sanglot de soulagement.
— Tu me manques aussi, soufflé-je.
Et je sens son sourire s’étirer, derrière mes paupières fermées. Puis,
beaucoup trop tôt à mon goût, il s’écarte et le froid m’envahit de nouveau.
Il se décale et je comprends qu’il me laisse passer pour accéder à mon
appartement. Je suis d’accord, mieux vaut continuer cette conversation à
l’abri des yeux baladeurs de mes voisins.
J’inspire une pleine bouffée de son odeur alors que je passe devant lui.
Mais j’ai la satisfaction de sentir son torse venir s’installer dans mon dos
quand j’insère ma clé dans la serrure. Son nez vient caresser mon cou au
moment où le déclic de la serrure se déclenche et il me suit à l’intérieur.
Lorsque j’allume, une soudaine inquiétude m’envahit. À la lumière je
me rappelle sa colère à la soirée des anciens, et à l’anniversaire d’Aisling.
Serait-ce simplement un nouveau plan de vengeance ?
Je m’appuie sur le canapé alors qu’il referme la porte derrière lui. Je
croise les bras sur ma poitrine dans l’espoir de l’empêcher d’approcher trop
près. Il me détaille de la tête aux pieds et soupire en terminant par mon
regard déterminé. Nous avons beaucoup de choses à discuter avant de faire
quoi que ce soit. À commencer par ma principale question. Celle qui me
trotte dans la tête depuis sept ans, celle qui s’est manifestée en premier
quand il a avoué que je lui manquais.

Jayden
— Pourquoi moi ? Tu peux avoir n’importe quelle fille dans cette
foutue ville, souffle-t-elle.
Je me rapproche d’elle et saisis une mèche de ses cheveux noirs pour
l’entortiller sur mon index. Le tout en rivant mon regard au sien.
— Mais elles ne sont pas toi.
Je vois d’abord la surprise dans ses yeux puis la déroute.
— Mais tu me hais ! affirme-t-elle.
— La haine et l’amour sont les deux faces d’une même pièce, rétorqué-
je sans réfléchir.
Ses yeux océan s’arrondissent de malice. Merde ! Avec un train de
retard sur ma bouche je prends conscience de mon propre sous-entendu.
— Donc tu es en train de me dire que tu m’aimes, susurre-t-elle avec un
sourire narquois.
— Non ! Grands dieux, non ! Je me suis mal exprimé…
Encore une fois, j’ai parlé trop vite et je regrette déjà mes paroles un
peu trop enflammées. Face à moi, Chloé se renfrogne. Mais n’essaye pas
pour autant d’échapper à mon emprise.
— Mais vas-y, je t’écoute, rattrape-toi, grogne-t-elle en croisant
d’autant plus les bras sur sa poitrine généreuse.
Je tente de ne pas me laisser distraire par son anatomie et réfléchis avant
de parler cette fois.
— La haine est un sentiment puissant, tout comme l’amour et la
passion. Le sentiment de haine que je ressentais envers toi ne me semblait
pas contradictoire avec l’attirance que j’éprouvais. Puis je me suis rendu
compte que je me mentais à moi-même, expliqué-je.
Je la fixe avec toute l’intensité et le désir que je possède. Je pose les
mains de chaque côté de ses hanches sur le dossier du canapé sur lequel elle
s’est installée. Et sous mon regard brûlant de désir je la vois se faire petite
et ouvrir de grands yeux. Son souffle sur ma joue s’accélère. Elle attend la
suite. Et en enfouissant doucement la main dans la masse de ses cheveux je
déclare :
— Je te veux, Chloé. Je veux t’avoir pour moi seul. Je veux te prendre
et que tu me supplies de le faire. Je veux te rendre ivre de moi et de plaisir.
— Pour te venger ? rétorque-t-elle d’une petite voix.
— Non.
De ça je suis certain. Ma réponse a le don de lui rendre un peu de sa
superbe et de sa détermination. Elle recroise les bras, qui étaient tombés le
long de son corps lors de ma grande déclaration, sous ses seins. Elle a
soudain l’air indignée. Nous sommes bien loin de l’effet escompté.
— Alors pourquoi ? Ton plan est alléchant, mais vachement réducteur
en ce qui me concerne.
Je lève ostensiblement les yeux au ciel. Je n’ai aucunement l’intention
de la forcer, ni de la transformer en esclave sexuelle. Alors je plante de
nouveau mon regard dans le sien. Je ne suis plus qu’à quelques millimètres
de ses lèvres quand je murmure :
— Parce que tu es la plus belle femme que j’aie jamais vue. La plus
désirable, et la plus scandaleusement dangereuse pour moi.
— Dangereuse ? s’étonne-t-elle sincèrement.
— Oui. Dangereuse, répété-je, sûr de moi. Parce que te détester est ma
boussole dans la vie, depuis toujours, et que si je ne te hais plus… je ne suis
pas certain de savoir qui je suis.
Je crois que de toute ma chienne de vie je ne me suis jamais montré
aussi sincère. Je pense chaque mot que je viens de dire. Et je comprends
que j’ai beau la retenir entre le canapé et moi, c’est bien moi qui suis pris au
piège. Au piège de son regard. Au piège de son corps. Au piège de son
odeur. Au piège de ses caresses. J’ai tant envie de sentir ses lèvres et ses
mains sur moi que je pourrais exploser. Et pour la première fois elle n’a rien
à me répondre. Et alors qu’elle reste silencieuse, le visage levé vers moi, à
quelques millimètres à peine, la bouche entrouverte de façon si
innocemment sensuelle, je comprends que je suis foutu.
— Et je crois que je ne te hais déjà plus comme avant.
Ces derniers mots, je les murmure tout bas. Mais elle est si proche
qu’elle les entend forcément. Je n’arrive plus à la regarder tout à coup.
Comme un idiot je viens de perdre la main.
Ses doigts se posent enfin sur mon torse. Elle va me repousser, il était
temps. Mais non. Ses mains douces remontent le long de mon ventre puis
de mes pectoraux pour venir s’échouer sur ma nuque, ses pouces traçant des
petits cercles sur mes pommettes. Elle me force à relever la tête vers elle.
— Je n’ai jamais voulu te blesser, Jayden. Je ne t’ai jamais haï. Bien au
contraire.
Ses yeux brillent d’un éclat de sincérité. Je sais qu’elle dit vrai. J’ai
toujours le discours de Maxine en tête. Et je comprends. Je comprends que
l’arrivée de Chloé n’a pas ruiné ma vie. Non. Elle a été faite pour moi. Mon
père s’est fourvoyé. L’univers ne m’a pas envoyé une petite sœur. Mais mon
âme sœur. Et ça j’aurais dû le comprendre il y a sept ans. Quand je la tenais
déjà contre moi. J’aurais dû la reconnaître pour qui elle était vraiment. Pour
ce qu’elle était vraiment. Si je l’avais reconnue, j’aurais pu la garder près de
moi. Elle n’aurait pas pris la fuite. Et c’est plein d’effroi que je saisis que
mon fourvoiement aurait pu nous gâcher la vie à tous les deux.
— Et si tu me laissais t’inviter à dîner ? demandé-je dans un soupir
ému. Avant de passer aux choses sérieuses, ajouté-je avec un sourire plus
mutin.
— Ce serait déjà plus chevaleresque, acquiesce-t-elle.
Et je résiste. Je résiste fortement à l’envie de l’embrasser. Parce que je
sais que si je l’embrasse maintenant rien ne m’arrêtera et je n’aurai plus rien
de chevaleresque. Alors je ferme les yeux et prends une profonde
inspiration en collant de nouveau le front contre le sien. Puis avant qu’elle
n’amorce le mouvement pour poser ses superbes lèvres sur les miennes je
m’arrache à son étreinte.
La main sur la poignée de la porte, parce qu’il faut que je parte sous
peine de prendre le risque de me jeter sur elle, je déclare :
— Annule ton rendez-vous avec Virgil, je t’emmène au restaurant
vendredi soir.
Je vois la perplexité s’afficher sur son visage.
— Comment… ?
Puis elle secoue la tête. Le comment je le sais n’est visiblement pas si
important.
— Nous devons aller boire un café demain après-midi, ce n’est pas un
rendez-vous, affirme-t-elle.
Une partie de moi est heureuse de constater qu’elle n’est toujours pas
intéressée par le pseudo-surfeur, mais une autre, bien plus petite, est triste
pour ledit pseudo-surfeur.
— Tu devrais le mettre au courant, annoncé-je donc.
— Le mettre au courant ? répète-t-elle bêtement. Je ne pense pas
qu’il…
Je peine à réfréner un grognement. Si je ne compte pas lui interdire de
voir ses amis, masculins ou non, je n’ai aucune envie qu’elle les encourage
à la courtiser par mégarde.
— Crois-moi, loin de moi de vouloir aider mes concurrents, mais Virgil
te porte un intérêt qui n’a rien d’amical.
— Tes concurrents ?
Je plante mon regard dans le sien. Il est important qu’elle comprenne
que je suis sérieux.
— Mes concurrents, oui. J’ai l’intention de faire les choses bien cette
fois. Je te veux tout entière, Chloé. Cœur compris.
Elle hoche lentement la tête sous mes paroles sans appel.
Et puis au diable !
Je me précipite sur sa bouche. J’ai un besoin de lui faire comprendre
autrement que par les mots qu’elle est à moi désormais. Elle doit juste me
vouloir à son tour.
Notre baiser est sauvage et enflammé après ces deux semaines et demie
d’abstinence. Nos langues s’emmêlent et je dois lutter de toutes mes forces
pour ne pas lui arracher ses vêtements ici et tout de suite. Dans un effort
surhumain je m’écarte de ses lèvres.
— À vendredi, Chloé, je viendrai te chercher.
Et sans lui laisser l’occasion de protester ou d’essayer de me retenir je
quitte l’appartement. Je crois que je l’ai laissée bien hébétée, car elle ne me
suit pas à l’extérieur. J’ai vraiment hâte d’être dans deux jours.
CHAPITRE 31

Chloé
Jayden est parfaitement à l’heure. À 19 heures tapantes il est à ma porte.
Et je suis prête à lui ouvrir. Sa main est encore en suspens lorsque j’ouvre le
battant à la volée, impatiente de le retrouver. Et je vois à son sourire qu’il
n’est pas dupe. Je crois que je n’ai jamais été aussi excitée pour un rendez-
vous de toute ma vie. J’ai mis des heures à me préparer avec l’aide de
Maxine, qui d’ailleurs se cache encore dans ma chambre. Elle attend que
nous soyons partis pour se faufiler et quitter l’appartement avec son double
des clés. C’est simple, je trépigne depuis mercredi soir. D’impatience, mais
de nervosité également. Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer ce soir.
À un moment ou à un autre il nous faudra jouer cartes sur table. Et je ne
peux m’empêcher de me demander s’il acceptera ma version des faits
malgré tout ce qu’il a dit mercredi soir.
Je le détaille de la tête aux pieds. Il est magnifique. Une chemise
blanche met en valeur les muscles de son torse sous sa veste de costume
bleu marine, un pantalon de la même couleur complète le tout. Mon regard
dérive sur ses cuisses musclées, parfaitement galbées par la coupe de son
pantalon, et il me tarde de le voir de dos. Aucun doute que ce pantalon doit
lui faire un cul d’enfer. Je termine par son visage rasé de frais, sa bouche
entrouverte de stupéfaction et ses yeux noisette parsemés d’or.
— Tu es…, commence-t-il avant de fermer et d’ouvrir la bouche
comme un poisson hors de l’eau.
J’avoue que je me suis surpassée ce soir. Avec l’aide de Maxine bien
entendu. Jeudi matin j’ai trouvé un petit mot sur mon bureau au secrétariat.
Jayden me prévenait d’être prête à 19 heures et de mettre une tenue
élégante. J’ai donc suivi ses instructions à la lettre. J’ai choisi une robe gris
perle à paillettes, au tissu fluide, qui me descend aux chevilles. Bien sûr elle
souligne parfaitement ma taille et mes hanches, ne laissant que très peu de
place à l’imagination. Tout comme le décolleté plongeant entre mes seins et
le dos nu qu’il n’a pas encore découvert. Lui aussi va être ravi de me voir
de dos.
— Magnifique ? je suggère avec un sourire mutin.
— Éblouissante.
Et je rougis sous son regard pénétrant.
— C’est assez élégant pour toi ? je demande en faisant un petit tour sur
moi-même.
Et je l’entends s’étouffer dans mon dos. Ce qui déclenche un sourire
encore plus éclatant chez moi. Pour être certaine de le laisser profiter de la
vue, j’ai rabattu mes longs cheveux noirs sur mon épaule droite et Maxine
m’a aidée à les boucler et à les fixer sur le côté. Une fois de nouveau face à
lui, j’ai la joie de le voir déglutir. Je le regarde innocemment par-dessous
mes cils.
— Alors ?
Ses yeux sont braqués sur mes seins, mais ma voix semble le ramener à
la réalité.
— Tu es parfaite, bégaye-t-il d’une voix rauque.
Excellent. La phase une de cette soirée est donc un franc succès.
— Tu n’es pas mal non plus, je réponds langoureusement en le
gratifiant du même regard.
Il fait un pas en avant, sa main se levant vers moi. Nos regards se rivent
l’un à l’autre. Mon souffle se fait court sous la flamme couvant dans ses
yeux. Heureusement un bruit sourd retentit depuis ma chambre, me sortant
de ma bulle. Je recule d’un pas en secouant la tête. Il faut que je me calme,
sinon nous n’atteindrons pas le restaurant.
— C’était quoi ?
Le sort semble brisé pour Jayden également. Tant mieux.
— Rien, je m’empresse de répondre. Tu es prêt à partir ?
— C’est plutôt à moi de poser cette question puisque c’est moi qui suis
sur le pas de ta porte.
— Hum hum, oui, j’acquiesce, distraite par le renflement de sa veste sur
ses biceps alors qu’il croise les bras.
— Chloé ? Tu es prête ? demande-t-il quand ça fait un petit moment que
je fixe ses bras comme une folle.
Je me ressaisis et tombe sur son regard amusé.
— Oui ! je m’exclame. J’attrape mon manteau et on est partis !
Je joins immédiatement le geste à la parole et me saisis de mon long
manteau beige qui m’attendait bien sagement sur le dossier du canapé.
Canapé où nous avons baisé plus d’une fois.
OK, Chloé ! m’invectivé-je. Ce n’est pas le moment de penser à ça !
Sauf que comment voulez-vous que je n’y pense pas quand j’ai ce
spécimen à la porte ?
J’enfile mon manteau rapidement, appréciant sa chaleur dans le froid de
début novembre. Même si le regard de Jayden, à lui seul, suffit à me
réchauffer de l’intérieur.
— Tu ne fermes pas la porte à clé ?
— Huh ?
Je suis son regard interrogatif sur ma porte que j’ai simplement claquée
derrière moi. Je peux difficilement lui avouer que Maxine se trouve toujours
à l’intérieur sans passer pour une idiote prépubère.
— Si si ! je m’exclame.
Une fois la porte verrouillée, je glisse une main sous son coude et le
laisse me guider dans les escaliers. Son soutien n’est pas de trop avec les
échasses que j’ai enfilées ce soir. Assortis à ma robe, mes escarpins brillent
de mille feux et me grandissent assez pour atteindre l’épaule de Jayden, ce
qui fait que je reste relativement petite à côté de lui. Juste sous son cou, son
après-rasage sent divinement bon.
— Tu vas réussir à descendre ?
Ses yeux font l’aller-retour entre mes pieds et les marches, sérieusement
sceptiques.
— J’ai de la pratique, réponds-je avec un clin d’œil.
Je suis danseuse après tout. Il hoche la tête et nous amorçons la
descente. Ce n’est pas si compliqué en vérité, mais j’avoue aisément
m’appuyer sur lui plus que de raison. Et s’il s’en aperçoit il ne fait aucun
commentaire. Puis nous sommes en bas et il me guide jusqu’à la vieille
Ford Mustang.
— J’ai toujours adoré cette voiture, dis-je en caressant le tableau de
bord lorsqu’il s’installe derrière le volant.
Jayden me dévisage un instant, semblant se remémorer soudainement
qui se trouve à ses côtés ce soir. Mais il secoue simplement la tête avant de
démarrer la voiture.
— Moi aussi.
Ce soir, il n’est pas question de repartir de zéro, de faire comme si nous
étions des étrangers l’un pour l’autre. Non, il n’en est plus question. Ce
n’est pas ce que je veux et je peux voir dans les yeux de Jayden que ce n’est
pas son cas non plus. Il est temps de jouer franc jeu, et d’accepter ce passé
que nous avons en commun.
Je m’installe confortablement sur le siège en cuir familier et nous
partons. Je marque ma surprise quand nous quittons les limites de la ville.
— Je t’emmène à Syracuse, explique-t-il uniquement. Tu mérites le
meilleur.
Je repousse l’envie première de défendre Auburn à tout prix. La vérité
est là, il n’y a pas vraiment de restaurant digne de cette robe ou de son
costume. Trois quarts d’heure plus tard nous sommes dans le centre de la
ville la plus proche possédant un aéroport. Jayden gare la Mustang d’une
main de maître. J’attends dans la chaleur de la voiture, comme il me l’a
demandé, qu’il fasse le tour pour venir m’ouvrir la portière. Enfin le froid
pénètre dans l’habitacle et je prends la main qu’il me tend. Je savoure la
chaleur de sa paume contre mes doigts alors qu’il m’aide à me redresser.
Nous faisons quelques pas et je me retrouve devant le restaurant où Jayden
a réservé une table.
— Tu as vendu la maison ?
Je me retiens de justesse d’émettre un sifflement peu élégant. Jayden
glousse devant mes yeux écarquillés.
— Je te l’ai dit, annonce-t-il en plongeant son regard sombre dans le
mien, je vais te sortir le grand jeu et tu mérites le meilleur.
— Donc tu n’as pas vendu la maison.
— Non, glousse-t-il de nouveau. Mais je vais probablement m’endetter
sur les dix prochaines générations.
Je recule un peu, je sais qu’il plaisante, cependant je lui précise tout de
même :
— Rien ne nous oblige…
Mais il me coupe la parole.
— Si. Viens, la réservation nous attend.
Puis d’une main autoritaire dans le bas de mon dos il me guide vers
l’entrée. Mon corps, ce traître, ralentit le pas pour mieux sentir la chaleur de
sa main à travers l’épaisseur du tissu, et je le laisse faire avec plaisir.
L’hôtesse nous reçoit dans un sourire avant de nous débarrasser de nos
manteaux. Puis nous la suivons à travers le restaurant à l’ambiance feutrée.
Autant dire que ma robe ne détonne pas dans l’environnement. Jayden non
plus, avec sa haute stature et son costume. Sans manteau, il n’y a plus
aucune barrière entre sa main et la peau sensible du bas de mon dos. Et je
frissonne, bien que je brûle de l’intérieur. Nous nous installons à table, et
l’hôtesse nous quitte pour prévenir notre serveur de notre arrivée. Si je suis
triste de perdre ses doigts sur ma colonne vertébrale, je suis heureuse de
retrouver son si beau visage en face du mien.

Jayden
J’ai cru mourir quand elle m’a ouvert la porte et c’est un vrai miracle
que nous ayons atteint le restaurant. Mille fois j’ai voulu arrêter la voiture,
faire demi-tour, trouver l’endroit le plus privé possible pour lui enlever cette
robe scandaleuse. Mais ce n’est pas le but de cette soirée. Non, je veux
jouer dans les règles cette fois. Même si je sais qu’à un moment ou à un
autre j’aurai le plaisir de faire glisser le satin de cette robe le long de son
corps de déesse. Et, si ce n’est pas ce soir, alors je la lui ferai porter un autre
jour juste pour réaliser mon fantasme. À la vue de son regard sur moi, je
sais que je n’aurai aucun mal à l’en convaincre.
— Cet endroit est magnifique, dit-elle, ses yeux parcourant la salle sans
savoir où se poser.
Puis ils se décident enfin et s’arrêtent sur mon visage alors que je
l’observe avec attention.
— En effet, je réponds.
Mais je ne parle pas du restaurant et elle le sait. Je vois ses joues rosir
alors qu’elle baisse la tête sous mon regard brûlant.
— J’ignorais que le lycée d’Auburn payait ses professeurs aussi bien. Je
devrais peut-être demander une augmentation.
Les plaques roses ont disparu de ses joues et ses yeux pétillent d’une
nouvelle malice. Alors j’entre dans son jeu en me relaxant sur mon siège.
— Ils ne payent pas assez bien. Je pensais partager l’addition avec toi.
J’ai le plaisir de voir ses paupières se plisser alors qu’elle se demande si
je suis sérieux. J’ajoute donc dans un sourire en coin :
— Je me disais que tu avais des choses à te faire pardonner.
Cette fois ses yeux s’arrondissent de stupeur. J’adore avoir la capacité
de lire la moindre de ses émotions sur son visage. Et qu’elle soit aussi
réceptive. De nouveau le rouge lui monte aux joues, ses pupilles
s’étrécissent d’indignation après ma remarque. Mais alors qu’elle rencontre
mon regard légèrement amusé sa révolte retombe comme un soufflé, tout
comme ses épaules, alors que ses mains englobent son visage et le dérobent
à ma vue.
— Tu as raison, je te dois de sacrées excuses, souffle-t-elle, la voix
étouffée par ses doigts. Même si ce que j’ai fait est impardonnable.
Je suis foutrement pris de court. Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais en
la provoquant. J’imaginais qu’elle s’indignerait, qu’elle me renverrait dans
mes retranchements, se défendrait un minimum. Je devrais commencer à
savoir qu’avec Chloé je dois être prêt à tout.
Alors je tends une main vers elle et attrape doucement son poignet par-
dessus la table. Sa peau est douce et chaude sous mes doigts, ma main
s’enroule sans effort autour de l’articulation. Elle ne m’oppose pas de
résistance quand je dégage sa main de son visage pour la forcer à me
regarder.
— Excuse-moi, ma plaisanterie était déplacée, dis-je d’une voix calme,
les yeux plongés dans les siens.
Le bleu de son regard est déchaîné alors que les larmes pointent au bord
de ses paupières. J’en essuie une en avance sur les autres du pouce,
caressant sa pommette au passage.
— Non, dit-elle d’une voix rendue instable par l’émotion, je te dois ces
excuses, ce que j’ai fait il y a sept ans est impardonnable.
Et je sais ce qu’elle imagine. Exactement ce que j’ai dit à Maxine. Ce
que je pensais être la raison de ma colère. Son mensonge, une tromperie,
une tricherie pour me mettre dans son lit, le mien, peu importe. Mais ce
n’est plus ce que je pense désormais.
— Si tu savais comme je regrette, reprend-elle, la voix toujours aussi
vibrante. Je regrette tellement de t’avoir menti.
— Chloé…
— Non, me coupe-t-elle, je n’avais aucun droit de faire ça, même avec
notre passé. Même si ce n’était pas mon intention, j’ai abusé de toi et de ta
confiance. Je suis un monstre d’avoir agi ainsi et tu as tous les droits d’être
en colère contre moi.
Elle plonge ses prunelles aux couleurs d’un océan en pleine tempête
dans les miennes.
— Et le pire c’est que je ne regrette pas ce qui s’est passé cette nuit-là.
Tant mieux, moi non plus. Mais je n’ai pas le temps de le lui dire, car
elle embraye :
— Je suis un monstre car, si on me renvoyait dans le passé pour réparer
mon erreur, je recommencerais. Encore et encore. Parce que, si c’est tout ce
que je pouvais avoir de toi, alors ça en valait la peine.
Ses yeux sont toujours pleins de larmes, mais son regard s’est encore
assombri, il est devenu plus défiant. Je lâche son poignet et me redresse sur
ma chaise, le dos droit et le visage fermé pour garder toutes mes émotions
cachées au reste du monde.
— Bien, énoncé-je d’une voix plus froide que je ne le voulais.
Son dos se redresse aussi sous mon expression féroce et je vois son
visage se fermer également. Au moment où elle ouvre la bouche je saisis
qu’elle a mal interprété ma détermination.
— Je suis désolée, c’était une erreur, affirme-t-elle en se penchant pour
récupérer son minuscule sac à main à ses pieds. Je vais appeler un taxi pour
rentrer à la maison.
Incrédule, je la regarde se lever sans un regard pour moi, drapée dans sa
fierté pour ne pas se mettre à pleurer devant tous les clients du restaurant.
— Je suis sincèrement désolée, Jayden, je n’avais aucune envie de te
faire du mal.
Heureusement ma clarté d’esprit me revient alors qu’elle passe près de
moi. Je lui attrape de nouveau le poignet dans un geste tendre pour la
retenir, et lorsqu’elle marque une halte pour me dévisager de haut je la
lâche.
— Je ne regrette rien, Chloé. Tu peux me mentir mille fois tant que je
passe encore cette nuit-là avec toi, affirmé-je d’une voix rauque.
Puis je me lève pour poser les lèvres tout contre son oreille alors que
j’ajoute :
— J’essayais simplement de me retenir de te jeter sur mon épaule pour
t’emmener dans mon lit là tout de suite. Mais sache que tu es à moi
maintenant. Tu es à moi depuis cette nuit-là. Tous les hommes que tu as eus
après ne comptent pas.
— Il n’y en a pas eu beaucoup…, murmure-t-elle comme pour elle-
même.
— Tant mieux, parce que je veux être le seul pour toi, je poursuis d’une
voix de plus en plus rauque alors que je sens la chaleur de son corps si près
du mien.
— Tu es le seul qui ait jamais compté, Jayden, dit-elle en évitant mon
regard. Tu as été le premier et je veux que tu sois le dernier.
Je manque de m’étrangler. Sa phrase rebondit dans ma tête. Comment
ça j’ai été le premier ? Je recule légèrement pour la dévisager. Tout son
visage est rouge, le regard sur ses pieds, au comble de la gêne.
Oh, mon Dieu !
OH. MON. DIEU.
— Tu étais vierge ? je chuchote bêtement.
Un léger hochement de tête pour confirmation. Chloé évite toujours
mon regard.
— Oh, mon Dieu ! dis-je à voix haute cette fois.
— Je…, commence Chloé.
Je suis sonné. À tel point que je ne remarque pas l’hôtesse qui vient vers
nous.
— Tout va bien ? demande cette dernière nerveusement.
Et je remarque les regards des autres clients sur nos silhouettes debout à
côté de notre table. Je rassemble donc mes esprits et plaque un sourire de
circonstance sur mon visage.
— Oui, oui, ma compagne a oublié son téléphone dans la voiture,
j’offrais d’aller le chercher comme le gentleman que je suis, expliqué-je
avec un clin d’œil.
Chloé, la compagne en question, croise mon regard. Nous nous fixons
une fraction de seconde. Tout ce qui vient d’être dit entre nous me
bouleverse.
— Je n’en ai pas besoin finalement, lâche-t-elle sans quitter mon regard.
— Bien, réponds-je, soulagé de la garder avec moi.
Dans un mouvement gracieux Chloé reprend sa place à table et je
l’imite.
— Parfait, dit l’hôtesse, incertaine. Dans ce cas je vous envoie votre
serveur pour prendre vos commandes. Si vous êtes prêts, ajoute-t-elle
rapidement.
Je hoche la tête sans lui accorder un regard, tout occupé par les yeux de
la magnifique créature en face de moi. Créature dont je viens d’apprendre
que j’ai pris la virginité. Je remarque à peine le départ de l’hôtesse.
— Comment… je…, balbutié-je. Je ne m’en suis pas rendu compte.
— Je ne t’en ai pas parlé parce que ça ne m’a pas semblé important sur
le moment. Je me suis laissé emporter par l’instant. Et je ne regrette rien,
conclut-elle, la tête haute.
Notre première nuit ensemble se rejoue dans ma tête. Elle était si sûre
d’elle, si prête pour moi. Elle m’a reçu sans la moindre hésitation,
quoiqu’un peu serrée. Mais j’ai pensé qu’elle n’avait pas beaucoup
d’expérience, pas qu’elle n’en avait pas du tout. Oh, mon Dieu ! C’est peut-
être moi le monstre finalement. Prendre la virginité d’une fille pour un coup
d’un soir.
Non ! Pas un coup d’un soir ! Chloé ne l’a jamais été. Même pas cette
nuit-là. Pas pour moi. Et il est temps qu’elle le sache.
— Je sais pourquoi tu as fui, mais j’aurais aimé te garder près de moi,
avoué-je, les yeux dans les siens. Ce n’était pas une nuit comme les autres
pour moi.
— Je suis…
— Ne t’excuse pas, la coupé-je. Si c’était à refaire, je te laisserais partir.
Encore. Parce que j’étais aveuglé par ma haine, par ma peine, et que je
n’aurais pas accepté ta véritable identité. Donc, même si ça me coûte de te
l’avouer, tu as bien fait de partir.
Une nouvelle larme franchit la barrière de ses paupières et je
m’empresse de tendre les doigts pour la faire disparaître. Mais Chloé me
devance et l’écrase rapidement.
— Jayden, je…
Mais je la coupe de nouveau, qu’importe ce qu’elle allait dire.
— Mais dans le présent, aujourd’hui, je veux te connaître. La vraie toi.
Pas Joy, pas celle que je pensais que tu étais. Toi. Comme personne d’autre
ne te connaît.
Le silence retombe et nous nous regardons intensément. Et dans mon
regard je lui dis tout ce qui ne peut pas être dit avec des mots. Et dans le
sien je lis les réponses que j’attendais.
— Tout était vrai, souffle-t-elle entre ses lèvres carmin. En dehors de
mon prénom et de mon cursus à Juilliard, précise-t-elle, tout le reste était
vrai.
Je comprends. Ses rêves, ses préférences, ses espoirs et ses tristesses.
Elle était sincère dans tous ces partages. Et au fond de moi je le savais. Je
l’ai toujours su.
Notre échange muet est interrompu par le serveur qui vient prendre nos
commandes. Je n’ai pas jeté un seul coup d’œil au menu. Chloé non plus.
Donc nous décidons de lui faire confiance sur les recommandations du chef
pour ce soir. Nous nous retrouvons donc tous les deux avec un duo de
saumons avec une sauce norvégienne, accompagné de riz et de petits
légumes. L’assiette est parfaite, tout est parfait. Même notre conversation.
Comme cette nuit-là, nous partageons nos livres préférés, la musique qui
nous anime et nos passions. Je lui parle de mon travail de professeur, des
gamins les plus difficiles et de ceux que je voudrais revoir tous les ans. Elle
rit et renchérit, car elle les connaît aussi. Nous échangeons des anecdotes
sur notre quotidien depuis sept ans et j’en apprends plus sur ses déboires
avec Ava à Juilliard. Elle me confirme que la chorégraphie qu’elles ont
exécutée au bar s’appuyait bien sur les réminiscences du devoir d’un
professeur, dont la contrainte était de se réduire à un petit espace, un bar par
exemple. Et je me souviens qu’en effet, malgré l’alcool qui coulait dans leur
sang à ce moment-là, elles n’ont jamais risqué de tomber. Je lui dis que je
voudrais revoir cette chorégraphie, mais en privé, et ses yeux pétillent de
malice. Je manque alors de défaillir de désir. Nous reparlons encore de cette
soirée-là, et j’aime entendre ce qu’elle a ressenti, pensé, alors qu’elle était
près de moi, dans mes bras. Et maintenant je suis bien obligé de voir la
personne que me décrivent inlassablement Alex, Victoria, Maxine et
Michelle. Cette magnifique personne que je pensais être Joy. Elle dit la
vérité. Elle ne m’a pas vraiment menti. Sur son nom, sur son parcours
universitaire, oui. Mais tout le reste était vrai.
Chloé
Je n’en reviens pas de lui avoir avoué que j’étais vierge la première fois
que nous avons couché ensemble. Je suis mortifiée. Mais Jayden semble
bien le prendre. Avec un mélange de stupeur et de fierté. J’espère que c’est
la fierté qui l’emportera.
— Pourquoi avoir changé d’avis au final ? je demande dans la voiture
qui nous ramène à Auburn.
Ça ne peut pas être simplement parce que je lui manquais. Ce n’est
certainement pas sa conversation avec Maxine non plus. Pas alors qu’il est
parti comme un voleur juste après.
— Je t’ai vue danser, répond-il, les mains serrées sur le volant.
La mâchoire tout aussi serrée, il a les yeux concentrés sur la route.
Certainement pour m’empêcher de lire la moindre émotion dans ses
prunelles noisette.
— Mercredi.
Je rougis. Je n’ai pas le courage de lui demander des précisions. Je me
souviens de ma session de danse de mercredi. La douleur que j’avais besoin
d’évacuer.
— Et j’ai écouté Maxine. Et Alex. Et Victoria. Et même Michelle.
Même Michelle ?! Oh putain ! J’ai des amis super, mais ça fait
beaucoup de monde qui s’occupe de ma petite vie sentimentale.
— Mais ce n’est pas ce qui m’a fait attendre sur tes marches pendant
des heures.
Des heures ? je me retiens de demander. Des heures ! Il m’a attendu
plusieurs heures pour me dire que je lui manquais.
— Alors qu’est-ce que c’est ? je m’enquiers plutôt d’une petite voix,
puisqu’il ne continue pas.
— J’ai trouvé ta boîte à musique dans le carton des objets à donner.
Dans ta chambre, précise-t-il.
— Je n’en veux plus si la voir te fait de la peine, avoué-je.
Enfin ses prunelles se posent brièvement sur moi. J’y vois sa
reconnaissance, son désir, et autre chose que je ne suis pas certaine
d’identifier.
— Je sais. C’est ce qui m’a fait comprendre que je me trompais.
Je pose une main sur sa cuisse, que je trouve ferme sous ma paume. Le
tissu me gêne, je voudrais toucher sa peau directement. Elle me manque
atrocement. Sa main vient serrer la mienne avant de retrouver le volant.
Dans le silence confortable je laisse la mienne à sa place.
Bien trop vite nous arrivons devant mon petit immeuble. Gentleman,
Jayden me raccompagne à ma porte. J’apprécie son soutien dans les
escaliers et dans le couloir. Je n’ai aucune envie de le laisser repartir. Je
veux garder sa chaleur près de moi, son regard sur mon corps, ses mains sur
ma peau. Mais je sens que ce n’est pas le but de cette soirée. Une fois ma
porte déverrouillée, Jayden dépose un baiser chaste sur ma joue. Baiser qui
m’enflamme néanmoins. Bien que je garde contenance alors qu’il recule
d’un pas.
— Bonne nuit, Chloé. À demain.
Demain. Demain nous irons boire un café entre mes deux cours de
l’après-midi. Je n’ai jamais eu autant hâte d’être à demain.
J’entre dans mon appartement et sur un dernier regard je referme la
porte dans mon dos.
— À demain, Jayden.
Le battant se referme et je me retrouve seule. Appuyée contre la porte,
je me mords le poing, j’essaye de dissiper la chaleur qui me parcourt les
veines jusqu’entre mes cuisses.
— Et puis merde ! je m’exclame en me débarrassant de mes chaussures
avant de me ruer à l’extérieur.
Jayden se retourne au bruit de mes pieds nus sur le béton et a tout juste
le temps de me réceptionner alors que je me jette sur lui. Sans hésitation il
m’attrape sous les cuisses et me hisse à hauteur pour m’embrasser. Un
baiser plus passionné encore que ceux que nous avons pu échanger
auparavant.
Sans un mot, titubant, Jayden nous ramène dans mon appartement
toujours grand ouvert. D’un coup de pied il pousse la porte et me dépose sur
le dossier du canapé. Mes jambes se referment dans son dos pour l’attirer
plus près. Ses lèvres ne quittent pas les miennes alors que ses mains
parcourent mes jambes nues. Ma robe longue remonte haut sur mes cuisses
et pourtant il la repousse plus loin encore tout en dévorant ma bouche.
J’ondule du bassin dans l’espoir de le sentir contre mon intimité brûlante,
quand une légère toux nous interrompt.
Jayden sursaute et me lâche. Si bien que je manque de partir à la
renverse et de me retrouver les quatre fers en l’air sur mon canapé.
Heureusement il me rattrape in extremis et me stabilise contre son torse
musclé.
Je tourne la tête et j’ai la mauvaise surprise de découvrir Maxine.
Rougissante, les yeux baissés et se triturant les mains. Néanmoins je vois le
sourire sur son visage. Je vais en entendre parler pendant des lustres.
À commencer par demain pendant notre déjeuner hebdomadaire.
— Maxine ? Que fais-tu encore là ? je l’interroge, dubitative.
— Je t’attendais… Pour les potins, précise-t-elle.
Oui, bon, c’est vrai que ce n’est pas la tournure qu’aurait dû prendre la
soirée. Jayden, lui, la dévisage comme si un troisième œil venait de lui
pousser sur le front. Et je prends une seconde pour évaluer la situation.
Maxine devant la cuisine, aussi à l’aise qu’un éléphant dans un magasin de
porcelaine, Jayden et l’énorme érection que je sens contre mon entrejambe
humide, et moi, perchée sur le haut de mon canapé, les jambes enroulées
autour de lui.
Maxine en vient aux mêmes conclusions que moi, car elle se racle la
gorge. Et avec de grands gestes des bras désigne la porte et la situation.
— Bref, déclare-t-elle. Sur ce… je vais vous laisser à vos affaires.
Elle attrape son sac à main et sa veste sur une de mes chaises et se
précipite vers nous. Jayden est obligé de se rapprocher de moi pour la
laisser s’échapper. J’étouffe un gémissement à la sensation de son épaisseur
contre moi.
Puis enfin la porte claque et Maxine est partie. Nous nous dévisageons
une seconde avant d’éclater de rire. Rire qui s’éteint à l’instant où son
pouce échoue dans le creux de ma hanche, me faisant haleter de plus belle.
— Où en étions-nous ? susurre-t-il au creux de mon oreille.
Et à moi de me faire une joie de le lui rappeler.
CHAPITRE 32

Chloé
— Oh, mon Dieu ! Tu n’y es pas allé de main morte !
Je suis presque certaine que le lit est irrécupérable et j’avais presque
oublié que j’avais un foulard de cette couleur maintenant que je le vois étalé
sur le sol au milieu des autres vêtements éparpillés, des tiroirs de la
commode arrachés. C’est un véritable ouragan qui est passé dans cette
chambre. L’ouragan en question m’enlace justement la taille alors que
j’observe d’un œil éberlué le désastre qu’est ma chambre dans la maison de
Matthew.
— Quand ? je demande alors qu’il dépose son menton sur le haut de ma
tête sans un mot. Quand as-tu transformé cette chambre en zone de guerre ?
Je me tourne dans ses bras pour voir son visage. Il fait la grimace.
— Je n’ai jamais aimé le rose, grogne-t-il avec un sourire qui n’atteint
pas son visage.
Je ne suis pas dupe.
— Pourtant la dernière fois que je l’ai vue tout était en ordre, souligné-
je.
Je plonge mon regard dans le sien et prends son visage entre mes mains.
Un éclair fugace de douleur traverse ses prunelles noisette avant qu’il ne
détourne le regard vers un point vide sur l’encadrement de la porte.
— Après le bal des anciens, soupire-t-il.
Je jette un coup d’œil en coin aux draps déchirés et aux cadres effondrés
au sol, le verre éclaté.
— À croire que ma petite vengeance ne m’a pas apporté la paix que
j’espérais, ajoute-t-il comme en écho à mes propres pensées.
Alors que je me tourne de nouveau vers lui, il enfouit le nez dans mon
cou, me rapprochant un peu plus de lui.
— Vaut mieux la chambre que moi, j’imagine, dis-je sans y penser
vraiment.
Jayden réagit immédiatement, il se redresse, le regard alarmé. Ses
grandes mains saisissent mes épaules.
— Jamais je ne te ferai de mal, Chloé. Ce qui est arrivé à cette chambre
ne se reproduira jamais. Et surtout pas sur toi.
Je lève les yeux sur son visage. Son front plissé et ses yeux brillants de
peur.
— Je sais, je murmure.
Mais mon ton ne le convainc pas.
— Je sais, je répète plus fort.
Nous nous regardons encore quelques instants en silence avant que les
mains de Jayden remontent de mes épaules jusqu’à mes joues.
— Je ne supporterais pas de te perdre à nouveau, Chloé.
— Je ne vais nulle part, soufflé-je, les yeux plongés dans les siens. Et
nous allons débarrasser cette pièce une bonne fois pour toutes. Nous
pourrions même la repeindre ?
Un sourire fleurit sur son visage, le rendant encore plus beau. Je
pourrais vendre mon âme pour ce sourire.
Et aussitôt dit, aussitôt fait. Nous ramassons le désordre mis par Jayden,
jetons ce qui ne peut être récupéré et pour le reste nous l’entassons dans nos
voitures pour l’apporter au foyer. Tous mes vieux jouets rendront heureux
d’autres enfants, la boîte à musique comprise.
Honnêtement je me sens soulagée également, comme si le fantôme de
Matthew cessait enfin de se dresser entre nous.
Et bien sûr après tout ça nous faisons l’amour sous la douche pour nous
décrasser de tout ce ménage. Et je crois que je ne me lasserai jamais de sa
bouche sur ma peau ou de ses mains caressant mon corps. Chaque
centimètre carré de Jayden est parfait tout contre moi. Et savoir que je l’ai
tout entier pour moi change les choses. Nos parties de jambes en l’air sont
moins sauvages, bien que toujours endiablées. Cependant, il y a une
différence. Je ne me sens plus simplement désirée, je me sens aimée, non,
vénérée. Jayden a dit vouloir conquérir mon cœur. Sauf qu’il en est déjà le
seul maître. Mais je ne me sens pas encore prête à le lui dire.
Je n’ai pas encore osé lui proposer de venir au dîner dominical chez ma
mère. Ils se connaissent certes déjà, mais les choses sont différentes à
présent. Jayden et moi sommes un couple.
Oh bordel ! Un couple !
Si on m’avait dit ça il y a quelques années, je ne l’aurais jamais cru.
Depuis, Jayden m’a parlé de ce qu’il a ressenti cette nuit-là, il y a sept
ans. Du changement que j’ai représenté dans sa vie. Et j’ai encore plus de
mal à y croire. Pourtant me voilà en train de le regarder dormir comme ce
jour-là, mais je n’ai aucunement besoin de fuir cette fois. Jayden sait qui je
suis. Il me veut moi parmi toutes les autres. Cette pensée gonfle mon cœur
de joie. Je pense n’avoir jamais été aussi heureuse de ma vie et au diable
l’avenir. Je le laisse venir.

— Ça nous fera du bien d’avoir quelqu’un de plus pour Thanksgiving,


j’argumente auprès de ma mère dans sa cuisine.
Celle-ci n’a pas arrêté de faire la grimace depuis que je lui ai annoncé
avoir invité Jayden. Depuis trois ans nous fêtions ce jour férié avec
Matthew. Ce n’était que nous trois puisque Jayden ne pouvait venir à
Auburn pour l’occasion, ou refusait de le faire, et que le reste de notre
entourage le fêtait en famille. Cette année nous devions nous retrouver
toutes les deux pour la première fois.
— Mais Jayden ? insiste maman en écrasant sa purée de pommes de
terre.
Je ne comprends vraiment pas. C’est elle qui l’a invité à dîner la
dernière fois alors qu’il était clair qu’il me haïssait. Pourtant elle était
heureuse de le recevoir. Ce que je lui fais remarquer.
— Oui, mais depuis il y a eu quelques… rebondissements.
Je suis encore plus perplexe. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Des rebondissements ?
— Il t’a brisé le cœur. Deux fois, explique-t-elle en pointant ma poitrine
du doigt.
Je secoue la tête.
— C’est plus compliqué que ça, maman.
Elle hausse les épaules et continue à mouliner.
— Et puis, c’est le fils de Matthew, c’est un morceau de lui avec nous,
ajouté-je.
À ces mots, le dos de ma mère se raidit.
— Il ne le remplacera pas, bien sûr, me reprends-je. Jayden n’est pas
Matthew.
Et heureusement !
— Mais il fait partie de la famille, juste un peu plus maintenant, ajouté-
je avec un clin d’œil.
Ma mère pousse un soupir sans sourire à mon sous-entendu. Je ne
m’explique vraiment pas ce comportement soudain.
— Je ne comprends pas ce qui te dérange, soupiré-je en ajoutant de l’ail
déshydraté dans mes haricots verts. Tu as toujours su ce qui se passait entre
Jayden et moi ces derniers mois. Qu’est-ce qui a changé ?
La dernière pomme de terre écrasée, ma mère retire la moulinette du
saladier et roule pour la poser dans l’évier afin que je la nettoie plus tard.
— Je ne sais pas, avoue-t-elle en vérifiant la cuisson de la dinde dans le
four, ce n’est pas pareil. J’ai peur que ça devienne trop sérieux entre vous et
que cette fois tu sois vraiment à ramasser à la petite cuillère. Et, comme tu
l’auras remarqué, je n’ai plus la force de te porter jusqu’à ton lit.
Elle me désigne son fauteuil du doigt, comme si je pouvais oublier une
chose pareille. Mais son trait d’humour ne me fait pas rire.
— Tu n’auras pas à me ramasser, je te le promets, lui dis-je en la
prenant dans mes bras.
J’en suis certaine, cette fois Jayden et moi avons mis les choses au clair,
tout se passera bien.
— C’est ce qu’on verra, répond-elle.
Encore plus cryptique. Mais je n’ai pas le temps de la questionner, car le
carillon de la porte d’entrée retentit. Je me débarrasse de mon tablier et
cours dans l’entrée sans penser à lancer un regard d’avertissement à ma
mère. J’aurais peut-être dû.

Jayden
Je ne fais pas deux fois la même erreur. Cette fois je n’apporte pas de
fleurs à une fleuriste. Non, je me suis rabattu sur cette bonne vieille boîte de
chocolats. Il paraît que c’est comme la vie, ou l’inverse, on ne sait jamais
sur quoi on va tomber, comme dirait Forrest Gump. Et à l’instant où la porte
s’ouvre je ne peux qu’être d’accord avec ça. Le sourire de Chloé lorsqu’elle
me voit est le plus doux des chocolats. Au lait, à la praline, parfait. Celui
qui a un goût de reviens-y, qu’on recherche dans la boîte. Celui pour lequel
tout le monde se bat. Et quand je vois le sourire de Chloé je me dis que je
ne m’en lasserai jamais, que je me battrai toujours pour lui.
Gêné par mon présent je ne peux pas l’enlacer comme je le voudrais, ce
qui ne m’empêche pas de déposer un baiser sur ses lèvres tendues.
— Tu es magnifique, lui dis-je alors qu’elle s’éloigne. Comme toujours.
— Merci, fait-elle en rougisssant. Entre, le repas est presque prêt.
Je la suis à l’intérieur. Un feu ronfle dans la cheminée du salon, ce qui
confère une atmosphère chaleureuse à la maison. Dans la salle à manger je
remarque sur le buffet la plante que j’ai apportée lors de ma dernière visite.
Elle n’a pas bougé et elle semble en parfaite santé. Chloé surprend mon
regard et rougit de plus belle. Pour une raison que j’ignore elle semble
nerveuse.
— Je t’avais dit qu’elle serait plus en sécurité ici.
Il est vrai que je n’ai vu aucune plante dans son appartement, pas même
un cactus.
— Installe-toi, ajoute-t-elle en me débarrassant de ma boîte de
chocolats. Je vais voir où en est maman.
Mais je ne la laisse pas faire un pas. Je glisse une main sur sa taille et
l’attire vers moi pour un long baiser. Je ne l’ai pratiquement pas vue de la
journée.
— Tu m’as manqué, je chuchote contre ses lèvres.
Son sourire s’étire sous ma bouche.
— À quel point ? demande-t-elle, provocante.
Sa main descend le long de mon torse, enflammant mes sens à travers
ma chemise. Elle s’arrête juste avant mes hanches pour glisser sur ma taille,
sous ma veste. En réponse, je presse mes hanches contre son ventre.
— Au point que je serais capable de te prendre sur cette table,
maintenant, soufflé-je d’une voix rauque.
Pour mon plus grand plaisir, Chloé dépose un baiser dans mon cou
avant d’attraper ma fesse d’une main ferme. Je sens sa langue sous mon
lobe d’oreille alors qu’elle me susurre :
— Plus tard. Quand nous serons seuls. Je te montrerai à quel point tu
m’as manqué. À quel point j’ai pensé à toi aujourd’hui.
J’en frissonne déjà. Et mon pantalon devient bien trop étroit. D’un doigt
je redresse son visage pour croiser son regard. Il est brûlant. Parfait reflet du
mien.
— Je n’attends que ça, murmuré-je à mon tour.
Un lent sourire se dessine sur ses lèvres pleines peintes d’un rouge
aguicheur.
— Hum hum, toussote soudainement Carole depuis l’entrée de la
cuisine.
Je me raidis. C’est la douche froide. Heureusement parce que sinon
j’aurais été bien indisposé. Cependant Chloé ne s’éloigne pas de moi même
si sa main remonte depuis mes fesses jusqu’à ma taille.
— Bonsoir… madame Wright, dis-je après avoir hésité sous son regard
perçant.
Je comprends tout à coup pourquoi Chloé semble nerveuse. Quelque
chose a changé dans le regard de Carole Wright sur moi. Et je n’aime pas
beaucoup ce regard. Elle avait le même quand j’étais petit et que j’avais fait
une bêtise.
— Bonsoir, Jayden, me répond-elle d’une voix froide comme la glace et
avec un hochement de tête tout aussi glacial.
À côté de moi, Chloé a un rire nerveux avant d’attraper précipitamment
ma boîte de chocolats.
— Regarde, maman ! s’exclame-t-elle, excessivement enjouée. Jayden
nous a apporté des chocolats pour le dessert !
— Merveilleux, réplique Carole avec un sourire forcé.
Chloé fait la grimace et moi j’ai envie de me cacher.
— Pourquoi n’irais-tu pas vérifier la cuisson de la dinde, ma chérie,
pendant que je sers un verre à notre invité ?
La voix de sa mère se fait mielleuse tout à coup. Et je déglutis. Ça ne
sent pas bon pour mon grade. Chloé hésite. Elle aussi sent la tension dans la
pièce.
— Mais tu viens…
— Oui, mais vérifie quand même, la coupe Carole.
Donc, avec un sourire d’excuse, Chloé s’éloigne de moi, laissant un
vide contre mon flanc, et disparaît dans la cuisine. Et je suis seul avec ce
qui est maintenant ma belle-mère, j’imagine. Mon sourire se crispe sur mon
visage alors qu’elle roule jusqu’au bar en silence. Puis vers moi avec ce qui
ressemble à un verre de bourbon. Le visage fermé, elle me le tend. Mais elle
ne le lâche pas lorsque ma main se referme dessus et que je la remercie.
— Je t’avais prévenu, Jayden, siffle-t-elle tout bas. Je t’avais prévenu
que Chloé ne faisait pas les choses à moitié. Je t’avais prévenu de faire
attention à elle. Qu’elle était plus fragile qu’elle n’en a l’air. En quelques
années, elle a perdu deux personnes très importantes pour elle. Elle ne le
montre peut-être pas toujours, mais c’est très dur pour elle. Elle surmonte
toujours la mort de Matthew.
Je grimace à l’évocation de mon père. Ce que Carole remarque.
— Alors je me fous de ce qui a pu se passer entre lui et toi, il était
important pour Chloé et le sera toujours. Donc si jamais tout cela n’est
qu’un gigantesque complot pour te venger de lui je te conseille de faire
demi-tour. C’est la dernière fois que je retrouve ma fille dans cet état à
cause de toi, Jayden Jones !
Puis elle me lâche enfin. Ça a le mérite d’être clair. Carole soutient mon
regard encore quelques secondes. Mais au moment où j’ouvre la bouche
pour tenter de me défendre Chloé revient de la cuisine, chargée de plats.
— J’ai sorti la dinde du four, elle est parfaite ! annonce-t-elle.
Comme toi, me retiens-je de compléter sous le regard toujours aiguisé
de sa mère. Au lieu de ça, je m’éclaircis la gorge et plaque un sourire sur
mon visage. La soirée va être longue si j’ai définitivement perdu la
confiance de Carole Wright.
Et en effet le dîner ne se passe pas aussi bien que le dernier auquel j’ai
été convié. Finalement il vaut mieux être en guerre contre la fille que contre
la mère. Heureusement, chaque fois que je croise le regard de Chloé, je me
souviens que ça en vaut la peine. Malgré tout je m’en sors plutôt bien. La
conversation tourne principalement autour de nos études et de nos activités
respectives. La boutique tourne bien, et Maxine sera une gestionnaire
parfaite. Chloé s’épanouit dans ses deux boulots et je me plais parfaitement
au lycée d’Auburn. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Jusqu’à ce
que…
— Que comptes-tu faire de la maison quand tu repartiras à New York ?
demande subitement Carole.
Même Chloé cesse de manger pour me dévisager. Nous n’avons pas
encore parlé de ce qui se passera lorsque M. Peterson reviendra de Floride
pour récupérer son poste. Et que par conséquent je me retrouverai de
nouveau au chômage. Je sais que Chloé souhaite garder sa vie à Auburn.
Mais pour ma part c’est beaucoup plus compliqué.
— Je ne sais pas encore, je réponds honnêtement. Je n’ai pris aucune
décision, j’ajoute en contemplant Chloé.
Je n’ai aucunement l’intention de l’abandonner. Mais je ne sais pas
encore si j’ai envie de tirer un trait sur ma vie new-yorkaise. Ça fait douze
ans que je vis dans cette ville. Et je m’y sens chez moi. Peut-être plus qu’à
Auburn. Bien plus qu’à Auburn. Et je crois que Chloé lit tout cela dans mon
regard.
J’ai peur. Peur de ce qu’elle pense. Mais elle finit par me sourire. Un
sourire bienveillant et rassurant. Et je fonds un peu plus.
— Jayden a presque terminé de faire le tri dans la maison, intervient-
elle en se tournant vers sa mère.
— Oh ! s’étonne Carole. Et que te reste-t-il à faire ?
Sa demande alors qu’elle se sert de la salade se veut innocente, mais je
remarque la tension dans ses épaules dans l’attente de ma réponse.
— Plus grand-chose.
— Nous avons entièrement vidé ma chambre la semaine dernière, me
sauve Chloé.
— Entièrement ? relève Carole en se tournant brusquement vers sa fille.
— Euh, oui…, hésite cette dernière.
Elle me lance un regard perplexe. Je hausse les épaules. Je ne vois pas
non plus où veut en venir Carole.
— Tu aimais beaucoup cette chambre, insiste sa mère avec un regard
d’avertissement pour moi.
— C’était ma décision, maman. Il n’y avait plus rien pour moi dans
cette chambre. Et puis ça faisait vraiment beaucoup de rose, ajoute ma jolie
brune avec un rire, dans l’espoir de détendre l’atmosphère.
Mais le visage de Carole reste toujours aussi fermé. Je commence à
avoir vraiment hâte que ce repas se termine pour que nous rejoignions nos
amis au bar. Nous devons nous retrouver lorsque eux-mêmes en auront
terminé avec leurs devoirs familiaux.
— As-tu vidé la chambre de ton père ? demande Carole sur un ton
soudainement plus aimable.
— Non, c’est la seule pièce que je n’ai pas encore touchée, avoué-je.
Je ne sais pas si c’est mon imagination qui me joue des tours, mais je
crois voir les épaules de Carole se détendre un peu pour la première fois de
la soirée.
— Oh ! s’exclame-t-elle. Si tu as besoin d’un coup de main pour cela, je
serai ravie de t’aider.
Quel revirement de situation ! Je suis sceptique. Elle me fusille du
regard et me menace à demi-voix depuis le début de la soirée, puis tout à
coup elle me propose son assistance.
— Ça va aller, merci. J’ai déjà Chloé qui m’aide beaucoup.
J’offre un sourire reconnaissant à ma petite amie.
— J’insiste. Les papiers peuvent être compliqués à comprendre. Donc si
tu as besoin de quelqu’un qui connaissait bien les affaires de Matthew tu
peux m’appeler.
Son sourire se fait de plus en plus mielleux et appuyé. Il y a quelque
chose d’étrange.
— Les papiers ?
— Oui, la paperasse, les anciennes factures, tout ça. Je peux
comprendre que ce ne soit pas évident après ta longue absence de te mettre
à jour.
Ouch !
— C’est très gentil, madame Wright, mais nous allons nous débrouiller.
Mon ton est plus sec que je ne l’aurais voulu. Je trouve cela bizarre, sa
façon d’insister pour trier la paperasse de mon père à ma place. Mais pour
Chloé je ne dis rien.
Au cours du dessert, Carole réitère plusieurs fois sa proposition, de
façon de plus en plus pressante. À tel point que je vois Chloé froncer
également les sourcils. Elle n’a visiblement pas plus d’indice que moi sur
l’étrange comportement de sa mère.
Enfin la dernière bouchée de tarte à la citrouille est avalée et ce dîner est
officiellement terminé. Et Chloé me propose d’aller faire un tour dans sa
chambre pendant que sa mère termine de débarrasser. Nous devons
retrouver Maxine, Sofia, Alex et Victoria au Trèfle dans trois quarts
d’heure. Donc sous prétexte d’aller voir de vieilles photos je suis Chloé
dans sa chambre d’adolescente.
— Je suis désolée pour le comportement de ma mère, s’excuse-t-elle,
une fois la porte refermée.
Je balaye la situation de la main. Maintenant que je suis seul avec elle
dans une pièce fermée, je n’ai plus envie de penser à Carole Wright et à son
attitude singulière.
— Tu n’as pas de règle au sujet de la porte, plaisanté-je.
Chloé hausse les épaules en me rejoignant près de son bureau.
— Je n’ai plus quinze ans et aucune vertu à protéger.
Un sourire en coin fleurit sur ses lèvres mutines.
— Grâce à toi.
Je l’attire contre moi et nous échangeons un profond baiser. Puis je me
tourne, les bras toujours autour d’elle, vers son panneau de photographies.
— C’est cette photo qui m’a mis sur la voie de ta double identité, dis-je
en désignant ladite photo du bout du doigt.
Chloé suit mon regard et tombe sur son image immortalisée devant la
Juilliard School le soir où nous avons couché ensemble pour la première
fois. Elle rougit.
— Même si en vérité j’ai surtout reconnu ton corps en train de danser.
Je me souviens encore du choc que j’ai ressenti en la reconnaissant sur
scène avec ce garçon, son étudiant.
— Je l’ai reconnu, parce que c’est la plus belle chose que j’aie jamais
vue, ajouté-je, la faisant rougir encore davantage.
De nouveau mes lèvres trouvent les siennes. Doucement je l’entraîne
vers le lit en reculant.
— J’imagine que tu as beaucoup pensé à moi dans ce lit.
Elle retrouve son sourire mutin.
— Tu n’as pas idée, répond-elle en me poussant dessus.
Puis elle me chevauche et j’apprécie son poids sur moi. Une ancre dans
cet univers de folie. Notre baiser se fait de plus en plus langoureux et j’en
savoure chaque seconde.
— Je n’ai jamais fait l’amour dans ce lit, souffle-t-elle dans mon oreille.
Je la dévisage un moment. Évidemment. Si elle a perdu sa virginité avec
moi à l’université, il n’y a aucune raison pour qu’elle ait fait l’amour dans
son lit d’ado.
— Alors on devrait peut-être y remédier tout de suite, suggéré-je avec
un sourire en coin.
Elle me répond avec un éclat de rire avant de foncer sur ma bouche pour
marquer son assentiment.
CHAPITRE 33

Jayden
Chloé ne me remarque pas alors qu’elle sort du bureau de l’infirmière
scolaire. Mais je suis plus qu’heureux de la réceptionner dans mes bras
lorsqu’elle entre en collision avec mon torse.
— Pardon, dit-elle d’une voix fatiguée avant de lever les yeux sur mon
visage. Oh ! c’est toi.
— Désolé de te décevoir, plaisanté-je.
Comme le couloir est encore désert je me penche pour déposer un baiser
sur ses lèvres. Elle me rend mon baiser, mais je sens qu’elle y met peu
d’entrain.
— Tout va bien ? je demande en m’éloignant.
Chloé baisse les yeux sur le sol en hochant la tête.
— Je suis simplement fatiguée. Je n’ai pas bien dormi cette nuit.
Nous n’avons pas dormi ensemble la nuit dernière, comme la plupart
des soirs de semaine. Entre ses différents cours et ses permanences au
secrétariat, Chloé est souvent fatiguée le soir, donc je la laisse tranquille.
D’autant plus que je dois moi-même préparer ma classe si je ne veux pas
perdre mon job plus tôt que prévu.
— Je t’ai manqué ?
Je promène les mains sur sa taille en me rapprochant
imperceptiblement. Enfin je lui arrache un sourire. Tout petit, mais tout de
même.
— Oui, mais ce n’est pas ça. La semaine va être longue, c’est tout.
— Ou alors je t’ai épuisée ce week-end.
Oui, parce que si je la laisse tranquille la semaine je viens réclamer mon
dû le week-end. Le dimanche elle est rarement autorisée à sortir du lit pour
s’habiller avant l’heure de rejoindre sa mère pour dîner. Et c’est également
le moment où nous nous quittons car, bien que Chloé me propose à chaque
fois de l’accompagner, je n’en ai pas le cœur. Entre ses regards menaçants
et son insistance avec les papiers de mon père, je préfère éviter Carole au
maximum. Ce que Chloé comprend parfaitement, heureusement.
— Sans doute, affirme-t-elle finalement avec ce sourire mutin que
j’aime tant.
— Ou, au contraire, tu as mal dormi parce que tu n’étais pas assez
détendue, suggéré-je avec un clin d’œil.
J’adore la voir étendue, ivre de plaisir, incapable de bouger un muscle
pendant plusieurs minutes. Je me sens tellement puissant d’être capable de
déclencher cette réaction chez elle. C’est presque un superpouvoir à mon
sens.
Elle glousse à ma suggestion, elle pense exactement à la même chose
que moi.
— Alors, je pourrais me sacrifier et venir ce soir pour t’aider à
t’endormir.
J’appuie ma proposition d’une caresse suggestive dans le creux de son
dos. Chloé lève une main et me frôle la joue du bout des doigts. Son sourire
se fait plus triste.
— Non, désolée, déclare-t-elle avant de déposer un léger baiser sur mes
lèvres. Mais ce soir ce n’est pas possible. Je suis beaucoup trop crevée.
— Oh !
— Je pense que ça ira mieux ce week-end, ajoute-t-elle.
— Tu es malade ?
— Non. Mais c’est mieux si on ne se voit pas trop cette semaine.
Elle doit remarquer mon air alarmé tout à coup, car elle ajoute
précipitamment :
— En dehors du boulot, je veux dire. On peut toujours se voir la journée
et boire notre café ensemble comme d’habitude. Juste, j’ai besoin d’une
petite pause pour tout ce qui est… tu vois.
Oui, je vois très bien quand je la tiens si près de moi. Ce besoin est très
étrange, mais je ne veux pas la brusquer, donc je la lâche.
— Très bien, c’est toi qui décides.
— Merci.
Je recule de quelques pas. Je suis tout de même inquiet. A-t-elle des
doutes ? Sa mère a-t-elle finalement semé l’inquiétude dans son esprit ? J’ai
peur tout à coup. Je ne le supporterai pas si elle s’éloigne de moi à nouveau.
Chloé perçoit ma détresse soudaine, car elle comble la distance que j’ai
mise entre nous pour m’enlacer. Elle passe une main langoureuse sur mon
torse avec son sourire en coin aguicheur.
— Ne t’inquiète pas, j’ai toujours envie de toi. Simplement cette
semaine ce n’est pas possible. Je suis trop épuisée.
Elle m’embrasse ensuite et je sens toute la vérité de ses propos. Et j’en
suis rassuré. Quel que soit ce qui la retient cette semaine, je n’en suis pas la
cause.
C’est la sonnerie du matin qui nous ramène à la réalité. Comme prise en
flagrant délit Chloé s’éloigne de moi alors que le couloir se remplit de
lycéens. Je maintiens une bonne distance moi aussi, alors que notre
conversation dérive sur des sujets moins glissants. Sous les regards
entendus des étudiants je la raccompagne jusqu’au secrétariat. À mon grand
désarroi je suis obligé de la quitter sans baiser d’adieu puisque, même si
tout le lycée est au courant de notre relation apparemment évidente, nous
préférons garder les choses à peu près professionnelles. Dans un dernier
sourire je rejoins ma classe pour mon cours suivant.
Toute la journée je vois Chloé errer avec le même air fatigué et triste, un
peu vide. Je la vois écraser une larme devant la machine à café qui refuse de
fonctionner. Et lorsque je lui demande ce qui ne va pas elle finit par
m’envoyer promener avec force. Et plus je lui pose la question, plus elle
semble irritée. Si bien que je finis par abandonner.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu m’appelles, conclus-je
finalement quand vient l’heure de rentrer à la maison et qu’elle refuse une
énième fois ma présence.
— Hum hum, fait-elle en s’éloignant vers sa voiture, le pas traînant.
Je n’ose même pas lui courir après. Elle semble n’avoir qu’une hâte,
c’est rejoindre son lit. Je rentre à la maison à pied, mais l’exercice ne me
procure pas la paix de l’esprit que j’espérais. Alors, en arrivant,
j’abandonne mes affaires et je grimpe dans ma voiture pour retrouver la
seule personne qui puisse me renseigner.
Dix minutes plus tard la cloche à l’entrée de la boutique annonce mon
arrivée. Je suis heureux de découvrir que Maxine est seule derrière le
comptoir. Je n’ai vraiment pas envie de voir Carole me demandant pour la
centième fois si j’ai trié les affaires de mon père. Je ne sais pas ce qui
l’obsède avec ça, mais elle ne semble pas vouloir laisser tomber. Mais j’ai
plus important à penser à cet instant. Chloé ne va pas bien et je ne sais pas
pourquoi.
— Jayden ! m’accueille sa meilleure amie avec un sourire perplexe. Si
tu comptes offrir une plante à Chloé, je te le dis tout de suite, ce n’est pas
une bonne idée. Elle n’a absolument pas la main verte. Alors épargne cette
pauvre plante et offre-lui plutôt des chocolats, c’est moins risqué. Eux au
moins sont censés être éphémères.
J’arrive au comptoir au moment où elle termine sa tirade. Amusé, je lui
souris en posant les mains sur le plan de travail.
— Je le sais, dis-je. Je ne suis pas là pour les fleurs, mais pour toi.
— Pour moi ? Je suis une femme heureuse en ménage, déclare-t-elle
sérieusement. Et je pensais que toi aussi. Enfin, à part pour le côté femme.
Je lève les yeux au ciel.
— Par pour toi comme ça, je me plains. Pour te voir, par rapport à
Chloé.
— Aaah ! s’exclame la fleuriste. C’est ta mine déterminée qui m’a
certainement induite en erreur.
Maxine m’adresse un sourire diabolique, fière de sa boutade. Je prends
une grande inspiration pour garder mon calme et exprime enfin la raison de
ma visite. À ma grande surprise la grande brune m’écoute attentivement.
— Je vois, affirme-t-elle lorsque j’ai terminé de décrire le
comportement de Chloé et d’exprimer mes inquiétudes. C’est le retour de la
mauvaise période du mois. C’est tout.
— La mauvaise période du mois ? je demande, dubitatif.
Maxine pousse un gros soupir avant de me regarder comme si je venais
de dire une énormité.
— Jayden, tu débarques ou quoi ? T’as jamais fréquenté de femme
avant ?
— Si.
— On dirait pas. Elle a ses règles, andouille !
Oh.
OH !
Quel con !
— À l’heure qu’il est, elle est probablement vautrée sur son canapé en
train d’avaler son poids en glace devant une comédie romantique bien
niaise, poursuit Maxine devant mon air éberlué.
Ses règles. Ce qui explique son indisponibilité pour le sexe.
— Et donc qu’est-ce que je fais ? m’enquiers-je lorsque je retrouve un
peu de lucidité.
Nouveau soupir accompagné d’un roulement de globes oculaires de la
part de Maxine.
— T’as quel âge déjà ? Trente ans ? Il faut vraiment tout leur apprendre,
aux mecs. C’est pas pour rien si je préfère sortir avec des filles au final.
Tout entre les jambes, rien dans le cerveau.
Je suis trop occupé à réfléchir pour m’offusquer de sa remarque. Je n’ai
pas envie de rentrer chez moi et d’attendre que Chloé me donne de nouveau
le feu vert. C’est trop facile. J’ai envie de lui montrer que je suis là pour elle
dans tous les moments de la vie, même les moins plaisants. Je plante donc
mon regard dans les yeux de Max pour le lui faire comprendre. J’ai
réellement besoin de son aide pour faire les choses bien, là !
— Rooh, très bien, soupire-t-elle. Va lui acheter de la vraie nourriture et
va chez elle. Assieds-toi simplement à côté d’elle pour un câlin sans rien
attendre de plus.
— C’est aussi simple ? je questionne, sceptique.
— Aussi simple.
Elle a sans doute raison finalement. Je suis une andouille et j’aurais pu
trouver ça tout seul. Je remercie donc Maxine avant de quitter la boutique.

Chloé
— Jayden ?
Je suis plutôt surprise de le trouver devant ma porte ce soir. Un chignon
pêle-mêle sur le crâne, un short miteux et un vieux T-shirt troué. Je ne
représente pas vraiment l’idéal féminin. Lui est aussi renversant que
d’habitude, avec son T-shirt sombre à col en V et son jean brut. Ses cheveux
sont parfaitement ébouriffés. J’étouffe un grognement de frustration.
— Qu’est-ce que tu fais là ? je demande sans pour autant le laisser
entrer.
Je pense à la montagne de plaids et de bouillottes qui traîne sur le
canapé. Je n’ai pas très envie qu’il voie à quel point mon salon ressemble à
la grotte d’un ours sur le point d’hiberner.
— Je me suis dit qu’on pourrait passer la soirée ensemble quand même,
au calme ? répond-il en brandissant un sachet en plastique.
Je sens l’odeur de plats asiatiques d’ici et mon estomac émet un concert
de gargouillements d’envie.
— J’ai déjà mangé, affirmé-je néanmoins dans l’espoir de le faire partir.
Même si mon plan est d’attraper ce sac sauvagement puis de lui claquer
la porte au nez. Ce n’est que la politesse inculquée par ma mère qui m’en
empêche.
— Si tu le dis… C’est pas grave, ça en fera plus pour moi, réplique-t-il.
Puis il se glisse entre moi et l’encadrement de la porte comme si je ne
représentais aucun obstacle. Le voilà à l’intérieur de chez moi. Debout dans
l’entrée je le vois détailler les vestiges de mon salon.
— Et puis tu ne peux pas te nourrir exclusivement de crème glacée,
ajoute-t-il en pointant du doigt ma table basse.
Je regarde aussi d’un œil vide les reliefs de mon repas. Les deux pots de
Ben & Jerry’s vides et le troisième entamé, ma cuillère à soupe bien plantée
à l’intérieur. Je referme la porte en soupirant et regagne mon refuge, sous le
plaid. Je fourre une cuillérée de glace au chocolat dans ma bouche et
réplique à Jayden la bouche pleine :
— Chiche. T’es qui pour m’en empêcher ? T’es pas mon père. Ni mon
nutrichionnichte.
Les premiers jours me rendent toujours un peu grognon. Alors, si j’ai
envie de me gaver de glace jusqu’à m’en péter le bide devant la télé, je le
fais. Et j’emmerde le monde. Complètement insensible à ma mauvaise
humeur, Jayden déballe ses cartons de nouilles sautées et de porc au
caramel, un sourire amusé au coin des lèvres. J’en ai l’eau à la bouche
malgré les litres de glace que je me suis déjà enfilés ce soir. La journée a été
longue. Pleine de crampes et de sautes d’humeur. Puis, le sachet vide,
Jayden se lève pour aller me chercher une fourchette parce qu’il sait que je
suis incapable de manger avec des baguettes. Et comme une andouille je le
regarde faire. Il a l’air plutôt déterminé à rester.
— Tiens, mange ça plutôt, c’est chaud et ça te fera du bien, dit-il en me
donnant une boîte et la fourchette.
Mécaniquement je prends ce qu’il me tend et mon pot de glace disparaît
de mes mains. La différence de température est significative, mais je suis
trop dubitative pour m’en rendre compte. Ça fait bien longtemps que
personne n’a cherché à s’occuper de moi de cette façon dans ces moments-
là.
— Merci, chuchoté-je, le visage dans ma boîte de nouilles.
— Pas de quoi.
Et Jayden me décoche un sourire lumineux à faire pâlir le soleil d’envie.
Rougissante, je m’attaque à mon repas. Rassuré de me voir manger avec
appétit, Jayden en fait autant. Avec des baguettes parfaitement maîtrisées
puisqu’il est parfait.
— On regarde quoi ? demande-t-il, la bouche pleine, en désignant mon
écran de télévision mis à l’arrêt.
— Un stupide film de danse.
— Un film de danse, évidemment.
— Hé ! Je ne regarde pas que ça, c’est une parfaite coïncidence !
— Bien sûr, je n’en doute pas.
— C’est juste que ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu et que Netflix
vient de l’ajouter à son catalogue.
Mais pourquoi je me justifie, moi ? Personne ne lui a demandé de venir
après tout. S’il n’est pas content du choix du film il peut repartir. Tant qu’il
laisse la nourriture ici bien sûr.
— Bref, soupiré-je, parce que, en vérité, je n’ai pas envie qu’il parte, on
peut changer si tu veux.
— Non vas-y, relance.
En dehors de Maxine et Ava, personne n’a jamais regardé ce genre de
film avec moi. Je salue donc l’effort. D’autant plus que mes ex auraient
préféré se couper une couille plutôt que de rester avec moi à regarder un
film de « gonzesses », selon leur terme. Je relance donc le film. Pas de
chance pour Jayden, nous n’en sommes qu’au début. Il reste encore une
bonne heure et demie de danse, de drama et d’histoire d’amour mielleuse.
Je parie qu’il partira avant la fin.
Mais je me trompe. Quand il ne reste plus que des boîtes vides du repas
qu’il a apporté, il se lève pour débarrasser la table avant de revenir
s’installer près de moi. Il s’enfonce sur le canapé tout en passant un bras
autour de mes épaules. Et je me surprends moi-même à m’appuyer contre
lui. La position n’est pas parfaitement confortable, mais je ne bougerais
pour rien au monde.
Plongée dans le film je ne remarque pas immédiatement ses caresses du
bout des doigts sur mon épaule. Puis je reçois un baiser sur le sommet de
mon crâne. Un autre sur la tempe et encore un autre sous l’oreille.
— Jayden, j’ai mes règles.
Ça ne l’interrompt pas pour autant.
— Je sais, murmure-t-il entre deux baisers sur mon épaule.
Je me tourne dans sa direction et me retrouve nez à nez avec ses lèvres.
Juste là. À quelques millimètres des miennes. C’est presque trop tentant.
— Ça veut dire que je ne peux pas…
Je laisse ma phrase en suspens. Il sait très bien ce que ça veut dire. Je
pensais avoir été plutôt claire tout à l’heure. Je ne veux pas faire l’amour
quand j’ai mes règles. Ce n’est pas terrible pour tout le monde en plus de
ruiner les draps.
— Je sais, répète-t-il tout contre mes lèvres. Mais un homme a bien le
droit d’embrasser sa copine sans en attendre plus, non ?
Je réfléchis une seconde. Dans l’état où se trouve notre relation, vu la
manière dont elle a commencé, cela me semble plutôt impossible pour le
moment. Je baisse les yeux et trouve exactement ce que je pensais voir.
— Quelqu’un n’a pas l’air au courant, murmuré-je en désignant le
renflement de son jean, révélateur de ses vrais projets.
— N’y fais pas attention, a-t-il le culot de me répondre.
Je m’écarte un peu trop vivement de son étreinte. L’étonnement se lit
sur son visage.
— Que ce soit clair tout de suite, déclaré-je en croisant les bras. Il est
hors de question que je couche avec toi ce soir, ou que je fasse quoi que ce
soit de sexuel. Comme te sucer ou toute autre activité impliquant ton pénis.
Je ne suis tout simplement pas d’humeur.
Jayden, loin de se démonter face à mon air fâché, se recule sur le canapé
avec un sourire. Doux et patient. Je me radoucis sous le coup de la surprise.
Quand va-t-il cesser de se comporter à l’inverse de ce que j’imagine ?
— Je sais, je l’ai très bien compris, insiste-t-il. Excuse la réaction
parfaitement humaine de mon corps. Je ne suis qu’un homme, et quand je te
vois c’est quasiment automatique, j’ai envie de toi, Chloé.
Un ange passe alors que j’attends qu’il poursuive.
— Mais je te respecte. Tu as été très claire sur le sujet et je respecte
également ta décision. Pas de sexe ce soir. Ni demain. Ni dans les cinq
prochains jours.
Il me regarde droit dans les yeux, il est très sérieux. Et je crois que c’est
la plus belle déclaration qu’un homme m’ait faite.
— Donc, ne fais pas attention à ça, poursuit-il en pointant son érection
du doigt, je sais me tenir. Et si jamais ça ne retombe pas je prendrai une
douche froide en rentrant à la maison. Maintenant, est-ce que tu peux
revenir contre moi pour passer une soirée tranquille en ma compagnie ?
Je le dévisage encore une seconde, sous le choc. Les hommes avec qui
je suis sortie ne sont pas des connards, mais ils ne lui arrivent pas à la
cheville. Je hoche doucement la tête et me réinstalle tout contre lui.
— Merci, j’avais froid, susurre-t-il dans mes cheveux.
— Mon corps te manquait à ce point ? je le taquine.
— Non, tu avais pris le plaid.
Ma réaction ne se fait pas attendre, il reçoit une petite tape sur la cuisse.
Et il se marre, l’imbécile.
— Bien sûr qu’il me manquait, se reprend-il en resserrant son étreinte.
Et nous nous replongeons dans le film sans plus de distractions de son
côté. Jusqu’à ce que sans vraiment m’en rendre compte je glisse une main
sous son T-shirt et commence à caresser ses abdos d’acier.
— Tu ne m’aides pas là, Chloé, l’entends-je grogner.
— Oh, pardon ! m’exclamé-je en retirant vivement ma main tout en
rougissant.
Il prend cependant ma main pour la ramener où elle se trouvait.
— Tu n’es pas obligée d’arrêter, cela dit, c’était très agréable.
Je relève le nez, il me sourit tendrement. Et je sais que je n’ai rien à
craindre. C’est juste une soirée tranquille. Ce n’est pas parce qu’on ne va
pas baiser que je n’ai pas le droit de le toucher et inversement. Mes
relations précédentes n’en sont jamais arrivées à ce moment de simple
quiétude avec l’autre. Il fallait toujours arracher nos vêtements dès qu’on se
retrouvait seuls. Et quand la relation devenait un peu trop sérieuse, qu’on
commençait à se connaître un peu trop, ils prenaient la fuite. Ils l’ont tous
fait. J’en ai déduit que j’étais aussi bien toute seule.
Le film se déroule ensuite sans embûches, je savoure juste le moment.
C’est doux et chaleureux. Simple. Je sens tout le poids accumulé ces
derniers jours s’évanouir de mes épaules pour ne laisser qu’une sensation
agréable de chaleur bienveillante.
La fin arrive avec sa dernière chorégraphie, la plus spectaculaire. Plus
jeune, il m’arrivait de regarder ces scènes en boucle pour tenter de les
reproduire ou de m’en inspirer.
— C’est impressionnant, souffle Jayden devant les mouvements
saccadés des acteurs.
— Oui ! réponds-je. Mais la breakdance n’est pas vraiment le type de
danse que je préfère.
— Ah non ?
— Non, je préfère la danse contemporaine, de loin. Tiens, regarde, ce
qu’ils s’apprêtent à faire là. C’est ce que je préfère.
Je désigne l’écran plat alors que les deux héros se retrouvent face à un
sublime coucher de soleil incrusté par fond vert, sur la musique la plus
douce du film. J’adore cette musique, j’ai dansé dessus plus souvent qu’à
mon tour en réalité. « To Build a Home » m’inspire encore aujourd’hui dans
mes moments les plus doux. Jayden prend un air concentré alors que les
deux danseurs commencent. Leurs corps sont en parfaite harmonie et la
chorégraphie est tendre et aérienne. On les a vus répéter plusieurs
mouvements dans le film, il y a un sentiment d’achevé à les voir se mouvoir
parfaitement. Puis la scène est terminée. Et le film aussi. Je ne laisse pas le
générique défiler, j’éteins la télévision avant de rallumer la lumière et de me
rendre dans la cuisine pour boire un verre d’eau. Je sais que je marche
différemment, j’ai l’esprit rempli de danse et mon corps brûle de s’y mettre
aussi. Qu’il prenne son mal en patience, on y retourne demain.
— Tu danses merveilleusement bien, Chloé, dit Jayden depuis le
canapé. Tu n’as jamais essayé d’en faire ton métier ?
Il ne le sait pas, mais sa question remue de bien mauvais souvenirs. Des
souvenirs qui sont toujours là sous la surface, mais que j’arrive très bien à
ignorer. Je me retourne en m’appuyant au plan de travail. Exactement
comme la première fois que nous avons fait l’amour ici. Sauf que
l’atmosphère n’est pas du tout la même.
— Si, soupiré-je platement, j’ai essayé, la première année après
Juilliard.
— Et ça n’a pas marché ?
— Pas vraiment, mais je m’en fichais, me souviens-je. Je cumulais
plusieurs petits boulots pour survivre à New York, tous plus nuls les uns
que les autres, mais on s’amusait bien avec Ava.
Je le vois légèrement se crisper à l’évocation de ma meilleure amie. Il
va nous falloir du temps pour complètement effacer nos erreurs du passé.
— Nous décrochions des petits rôles pourris jusqu’à ce qu’elle réussisse
les auditions des Rockettes. Personnellement ça ne m’a jamais trop
intéressée, réponds-je à sa question muette. Mon rêve c’était Broadway. Je
voulais faire partie d’une comédie musicale.
Je me détache du comptoir pour le rejoindre sur le canapé.
— Mais tu le savais déjà, je te l’ai dit cette nuit-là, il y a sept ans.
— Je m’en souviens.
Même si j’ai menti sur le type de performance à ce moment-là, j’étais
sincère sur mes espoirs et mes rêves.
— Alors pourquoi n’avoir essayé qu’un an ? murmure-t-il.
Je sais ce qu’il pense. Que je n’ai pas assez persévéré. Que c’est
étonnant de ma part. De la part de quelqu’un d’aussi passionné, déterminé
et courageux. Mais je n’ai pas vraiment eu le choix. Contrairement à lui.
— Mon père est mort, soufflé-je en détournant les yeux pour qu’il ne
voie pas les larmes que provoque ce souvenir douloureux.
Il me manque chaque jour que Dieu fait. Chaque putain de jour. Et je
suis reconnaissante à Jayden de ne pas s’excuser, de ne pas dire des choses
vides et inutiles à la suite de ma réponse. Il se contente de déposer une main
chaude sur mon dos et de me caresser doucement jusqu’à ce que l’émotion
passe.
— Et ma mère s’est retrouvée en fauteuil roulant, elle avait besoin de
moi.
J’hésite avant de dire la suite. Après tout, c’est lui qui a demandé.
— Et puis, Matthew est tombé malade aussi et je ne pouvais pas
l’abandonner.
Contrairement à toi. S’il lit la fin de ma phrase dans mes yeux, il n’en
dit rien. Néanmoins je vois dans son regard qu’il se le rajoute pour lui-
même.
— Je suis désolé, j’aurais dû être là, chuchote-t-il.
Je balaye ses excuses de la main. Il est trop tard pour regretter.
— C’est le passé. Tu ne le changeras pas.
Jayden se renfrogne, ma remarque était plus acerbe que je ne le voulais.
— Ce que je veux dire, précisé-je d’un ton plus conciliant, c’est que te
flageller n’y changera rien. Je t’ai déjà pardonné, donc nous devons aller de
l’avant désormais.
Il me prend délicatement la main, une certaine reconnaissance dans le
regard.
— Si tu viens avec moi, dit-il en souriant.
Je lui réponds d’un hochement de tête, touchée par ses mots, et nos
lèvres se rencontrent pour la première fois de la soirée. Pour un baiser doux
et chaud, comme tout le reste ce soir. Ce baiser a un goût de sérénité.
— Et maintenant ? reprend-il lorsque nos bouches se séparent. Ta mère
se débrouille très bien toute seule. Et mon père est… Il est mort, donc tu
n’as plus à veiller sur lui.
Je pousse un soupir en m’écartant. Si seulement c’était aussi simple.
— Je me suis construit une vie ici. J’ai des responsabilités et des gens
que j’aime qui comptent sur moi. Je ne peux pas tout quitter sur un coup de
tête pour poursuivre une chimère dans une des villes les plus chères du
monde.
— Je ne pense pas que ce soit une chimère, Chloé. Je t’ai vue danser. Je
n’y connais pas grand-chose, mais je trouve que tu es magnifique quand tu
danses. Tu es très douée.
Un nouveau soupir franchit mes lèvres. Je le sais bien sûr. Je ne suis pas
assez idiote pour croire le dicton qui dit : « Celui qui a du talent exerce,
celui qui n’en a pas enseigne. » Mais ce n’est pas si simple. À vingt-cinq
ans je devrais être au sommet de ma carrière.
— Et avant de me dire que je ne suis pas objectif, reprend Jayden, se
méprenant sur mon expression résignée, rappelle-toi que je n’étais pas dans
les meilleures dispositions à ton égard quand je t’ai vue à ce spectacle.
Un petit rire m’échappe. Comment l’oublier ?
— Non, tu as raison. J’ai conscience de mon talent, affirmé-je en carrant
les épaules, le mettant au défi de railler mon ego. Tu te souviens des
professeurs de Juilliard que j’ai invités à ce spectacle ? Pour venir voir
Jessie ?
Jayden hoche la tête devant mon air sérieux.
— Eh bien, ils m’ont rappelée peu de temps après.
Ce coup de téléphone m’a retournée quelques semaines puis Jayden et
moi avons commencé à… Bref, je me suis focalisée sur autre chose.
— Ils étaient impressionnés par ton élève ?
— Oui, mais pas que. Ils ont eu vent d’une nouvelle comédie musicale
dont la production commence tout juste. Les premiers castings ont lieu au
mois de février prochain. Et ils m’ont recommandée.
Les yeux de Jayden s’arrondissent de stupeur. Un grand sourire aux
lèvres, il m’attrape les poignets.
— C’est génial ! s’exclame-t-il.
— J’ai refusé, je déclare, le visage fermé.
Cette fois ce n’est pas une stupeur heureuse qui frappe le visage de
Jayden. Il a un mouvement de recul.
— Mais pourquoi ?
Je baisse les yeux sur ses grandes mains qui m’entourent encore les
poignets. Je m’en dégage doucement avant de le contourner pour finir de
débarrasser ma table basse.
— Je te l’ai dit, j’ai construit mon existence ici. Ce n’est pas Broadway,
mais je vis de ma passion et j’ai deux boulots stables qui me rapportent
assez d’argent pour vivre à peu près confortablement. Je suis proche de ma
mère, de mes amis, et d’Aisling que j’adore. Je ne veux pas quitter tout ça
pour poursuivre un rêve qui ne serait qu’éphémère.
— Mais tu es si douée ! argumente-t-il alors que je passe près de lui
pour déposer nos verres dans l’évier. Et c’était ton rêve. La raison pour
laquelle tu es allée à Juilliard.
Je lève les yeux vers lui.
— Pour faire ce que tu fais dans ce club de danse tu aurais pu aller dans
n’importe quel conservatoire. Mais tu as fait Juilliard, Chloé ! Ce n’est pas
rien. Juilliard, putain ! Tu gâches ton talent en restant ici.
Je commence à voir rouge. Pour qui se prend-il ?
— Écoute, ma décision est prise, annoncé-je d’un ton sans appel. Tu ne
me feras pas changer d’avis, je n’irai pas à ces auditions.
Je dresse le menton pour le défier d’insister.
— Je n’ai pas envie de me disputer avec toi.
J’ai radouci le ton, car je pense ce que je dis.
— Moi non plus, murmure-t-il en glissant une main dans mes cheveux
avant de m’attirer contre lui.
Je me laisse faire, car je suis un être faible qui aime se blottir contre son
torse. Je referme les mains dans son dos, heureuse qu’il laisse tomber le
sujet. Pour le moment. Je ne suis pas assez folle pour croire que cette
conversation ne reviendra pas sur le tapis un jour ou l’autre. M. Peterson
rentrera. Jayden ne travaillera plus au lycée. Il voudra sûrement retourner à
New York. Et alors qu’adviendra-t-il de nous ?
Je laisse ces pensées glisser de mon esprit alors que Jayden caresse ma
colonne vertébrale d’un geste lent. Doucement je redresse la tête et croise
son regard. Nos lèvres se joignent pour un baiser langoureux. Quand elles
se séparent je me sens plus légère. Je retrouve l’humeur qui m’animait
avant cette conversation.
— Tu as le temps pour un deuxième film ? Il y a une suite à celui que
nous venons de finir.
Jayden me sourit adorablement.
— J’ai tout le temps du monde pour toi.
Il dépose un baiser dans mon cou et je m’échappe en riant. Je me glisse
sous le plaid, télécommande en main, pendant qu’il éteint la lumière. Il me
rejoint et je me blottis dans sa chaleur avant de lancer le film.
CHAPITRE 34

Jayden
Je suis au bord de l’implosion lorsque Chloé me coince dans un couloir
une semaine plus tard. D’une main sur mon torse elle me bloque contre le
mur. Heureusement nous sommes en pleine seconde période de cours, il n’y
a personne aux alentours. Pour m’atteindre elle se met sur la pointe des
pieds et presse son corps contre moi. Ses seins manquent de déborder du col
rond de son débardeur. Je louche sur sa chair ainsi dévoilée alors qu’elle
m’escalade pour atteindre le creux de mon oreille.
— Mes règles sont terminées, annonce-t-elle d’une voix suave.
Sa main glisse le long de mon T-shirt gris et vient empoigner ma fesse,
je déglutis. Je ne peux m’empêcher de rougir alors que sa langue caresse le
lobe de mon oreille. Puis aussi vite qu’elle m’a acculé elle s’éloigne.
— Ce soir, chez moi. Pas la peine de t’habiller.
Sur un clin d’œil, au cas où le message ne serait pas assez clair, elle se
détourne pour retourner au travail. Avant de me retrouver épinglé au mur je
regardais ma montre. Il reste quarante-cinq minutes avant mon prochain
cours. Autant les mettre à profit. D’une extension du bras je l’attrape par la
taille. Ignorant son vagissement aigu je nous précipite dans le placard le
plus proche. Je claque la porte derrière nous et la plaque contre le seul mur
libre. Sur les étagères métalliques, les fournitures d’entretien manquent de
tomber.
— Bonjour à toi aussi, ronronné-je avant de coller mes lèvres sur les
siennes pour un baiser vengeur.
Elle accueille ma sauvagerie avec un gémissement qui me contracte le
ventre. Si j’étais excité avant, la bite pratiquement au garde-à-vous, à
présent je suis dur comme du béton. Enfermé dans mon jean, j’en éprouve
presque de la douleur.
Je dévore sa bouche, incapable de m’arrêter. C’est comme si j’allais
manquer d’oxygène si je cessais de l’embrasser. Mais elle me force à arrêter
pour déposer des baisers de ses lèvres pleines le long de mon cou, mes
clavicules, toutes les zones de peau que laisse accessibles mon T-shirt à col
en V. La tête renversée en arrière, les yeux fermés, je la laisse faire. Ses
mains griffues remontent sous le tissu. C’est à mon tour de gémir sous ses
ongles. Sans que je m’en rende vraiment compte, mon T-shirt quitte ma
peau et échoue sur le sol. Il fait sombre dans le cagibi des techniciens de
surface dans lequel je l’ai entraînée. Cependant le rai de lumière qui nous
parvient de sous la porte est suffisant pour que je voie ses pupilles se dilater
devant mon torse nu.
Je m’empare aussitôt de ses lèvres avant de coller mon bassin contre
son ventre pour lui faire sentir la force de mon désir. Un petit cri aigu
s’échappe de sa bouche lorsque nos intimités entrent en collision. Et j’ai le
plaisir de la sentir onduler du bassin pour en avoir plus. Je ne me fais pas
prier. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire j’exerce une pression
dans le creux de ses genoux et la soulève pour me faire une place entre ses
jambes. Pour la stabiliser mes mains remontent le long de ses collants sous
sa jupe. Quelle n’est pas ma surprise lorsque, arrivé en haut, je ne rencontre
plus que de la peau chaude et soyeuse. Mon souffle se coupe dans ma
gorge.
— Tu portes des bas ?
Ses iris bleus, entièrement mangés par ses pupilles, brillent de désir. En
se mordant la lèvre inférieure elle hoche lentement la tête.
— Tu aimes ? demande-t-elle avec un sourire qui ferait durcir la queue
de n’importe quel homme.
— Putain, Chloé ! je m’exclame. Ça me rend fou !
Je suis plus que ravi de pouvoir empoigner ses fesses des deux mains et
de recevoir sa chair sans aucune barrière de nylon. Ce faisant, la bosse dure
formée par mon sexe dans mon pantalon rencontre la moiteur du sien
seulement couvert de sa culotte en coton. Bordel, je pourrais exploser, ici et
maintenant, dans mon putain de jean.
J’utilise mon poids pour la sécuriser contre le mur et me libère ainsi une
main. Je repasse sur la peau de sa cuisse, résiste à l’envie de lui arracher ses
bas pour avoir encore plus de peau à toucher, et profite d’avoir de grandes
mains pour passer le pouce à l’intérieur de sa cuisse, si proche de son centre
qu’elle retient sa respiration. Je prends ça comme une invitation. D’un doigt
j’écarte le tissu mouillé qui me sépare du Saint-Graal. Juste un doigt le long
de sa fente m’apprend ce dont je me doutais déjà.
— T’es trempée, Chloé.
— Je me suis réveillée comme ça, déclare-t-elle, un air de défi dans le
regard.
Comme le mauvais garçon que je suis, je remonte ma main le long de sa
hanche. Des deux pouces je masse le creux entre ses cuisses et son bassin,
la faisant haleter.
— Pourquoi ?
Profitant de ce que mes doigts ne représentent plus un obstacle je frotte
mon érection contre ses lèvres ouvertes. Elle gémit de plus belle. Sa bouche
entrouverte est plus tentante que jamais. Du bout de la langue je caresse sa
lèvre inférieure avant d’étouffer son gémissement avec ma propre bouche.
— Pour qui ? j’insiste.
Je veux le lui entendre dire. Je le vois, je le sens, mais je veux
l’entendre. Au son de ma voix rendue rauque par le désir, Chloé reprend un
peu ses esprits et plonge un regard brûlant dans le mien.
— Pour toi, Jayden. C’est pour toi que je suis aussi mouillée.
Dans un grognement je la récompense en enfonçant deux doigts en elle.
Sa respiration se suspend de nouveau. D’une main experte je commence
mes va-et-vient, veillant à bien la caresser partout. Il ne faut pas longtemps
avant que ses hanches viennent à ma rencontre. J’approfondis ma douce
torture en glissant le pouce à la rencontre de son clitoris, aussi excité que
mon pénis à cet instant. Chloé manque de laisser échapper un cri quand je le
frôle de la pulpe de mon doigt. Alors je ralentis, faisant de petits cercles de
plus en plus rapides. Et je continue ainsi jusqu’à ce que je n’aie pas d’autre
choix que d’absorber ses halètements et ses petits cris avec mes baisers. Ses
jambes ne tardent pas à trembler et bientôt, alors qu’elle renverse la tête en
arrière dans un cri silencieux, les yeux révulsés, les larmes au coin des
paupières, je reçois le liquide de sa libération sur les doigts. Putain ! j’adore
déclencher ça chez elle. Je suis prêt à parier qu’aucun autre homme ne l’a
fait jouir au point d’inonder le sol d’un placard à balais.
— Je crois qu’on va avoir besoin de la serpillière pour nettoyer ce que
tu viens de faire, je déclare lorsqu’elle revient à elle, le souffle toujours
court.
Quant à moi j’ai un sourire de fierté en coin. C’était magnifique et je
crève d’envie de recommencer. Chloé jette un œil entre nous directement
sur le sol, où la preuve de son plaisir s’étale indéniablement. Ses yeux
s’écarquillent de stupéfaction. Ses joues changent encore plus de couleur. Si
elles étaient rouges de plaisir avant, elles deviennent cramoisies de gêne.
— Oh, mon Dieu ! Je suis désolée ! s’exclame-t-elle en se cachant le
visage d’une main.
Je viens de lui donner un orgasme mémorable dans une remise au lycée,
en pleine matinée de cours, et ça la met mal à l’aise ?
— Ne t’excuse pas. J’adore ça, je la rassure d’une voix suave.
J’appuie mes propos d’une caresse du nez dans son cou. J’adore son
odeur d’habitude. Mais après le sexe sa peau est la luxure à l’état pur. Je la
respire à pleins poumons avant de la goûter d’un coup de langue. Ses
jambes se resserrent autour de moi, rapprochant ma bite de plus en plus
douloureuse de sa chatte moite.
— J’ai envie de toi là maintenant ! murmure-t-elle à mon oreille, ses
doigts jouant sur mes épaules nues.
Ses dents viennent mordiller le bas de ma mâchoire. Ma vision
s’obscurcit et mes mains se crispent sur la chair tendre de ses fesses.
— Bordel ! Moi aussi, je grogne. Mais on ne peut pas.
Toujours dans son cou je secoue la tête. Il faut que je sois fort.
— Pourquoi ?
Son air innocent me conduit pratiquement à ma perte. Mais je me force
à dire :
— Je n’ai pas de préservatifs sur moi.
Chloé pousse un grognement de frustration qui manque de me faire
éclater de rire. Je suis heureux de voir que la situation nous fait
équitablement souffrir.
— Merde ! peste-t-elle.
Je plonge mon regard dans le sien. Beaucoup plus sérieux.
— Mais peut-être qu’il est temps.
— Temps de quoi ? s’enquiert-elle tout aussi sérieusement.
— De s’en passer.
Il lui faut une seconde pour comprendre ce que je lui suggère. Il est
temps de passer aux choses sérieuses. Je suis pratiquement certain que je
veux que son vagin soit le dernier que ma queue visitera. Autant ne plus
restreindre personne.
— T’es sérieux ?
— Oui. Si tu en as envie. Si tu te sens prête.
Une mèche échappée de sa queue-de-cheval vient se perdre devant ses
yeux alors qu’elle baisse la tête en se mordillant la lèvre.
— J’ai un stérilet, annonce-t-elle calmement.
Voilà qui règle l’un de nos deux problèmes. Je libère ses jambes et la
laisse glisser au sol. Avec la conversation que nous sommes en train
d’avoir, il est plus prudent de nous éloigner un peu.
— Normalement je n’ai rien, mais c’est sans doute toujours mieux de
vérifier, dis-je alors qu’elle remet un peu d’ordre dans ses cheveux et sa
tenue.
— Alors je ferai les tests aussi, déclare-t-elle avec un sourire angélique.
Je sais que c’est la chose responsable à faire, mais putain je n’ai pas
envie d’attendre des foutus résultats pour la baiser sans préservatif. Comme
si elle avait senti mon état d’esprit, Chloé se colle à moi comme dans le
couloir il y a quelques instants.
— J’ai hâte de te sentir entier en moi, sans barrière, chuchote-t-elle tout
bas.
— Putain ! Ne dis pas des trucs comme ça ! je grogne de plus belle.
— Ou quoi ? demande-t-elle, un faux air innocent sur le visage.
Elle met vraiment mes nerfs à rude épreuve.
— Ou je soulève cette foutue jupe encore une fois avant de te coller au
mur pour te baiser si fort qu’on t’entendra de l’autre côté du lycée.
Je suis super sérieux quand je délivre ma menace. Je la vois déglutir,
puis un sourire machiavélique fleurit sur son visage. Elle me contourne
légèrement pour atteindre la porte. Je la laisse faire parce que, si nous
passons ne serait-ce qu’une minute de plus dans ce cagibi, je ne réponds
plus de rien.
— Mais je n’attends que ça, Jayden, susurre-t-elle en caressant ma
braguette d’un doigt.
Bon sang ! Elle veut ma mort. Sur ces bons mots, elle ouvre la porte,
m’éblouissant au passage. D’un bref coup d’œil à droite et à gauche, elle
s’assure que le couloir est toujours désert.
— À ce soir.
Un clignement de l’œil plus tard, elle disparaît. Pour ma part je vais
devoir rester là un instant. Je ne peux décemment pas parader torse nu dans
le lycée avec une érection de cette taille.

Chloé
Le vendredi suivant Jayden est de nouveau sur le pas de ma porte.
Lorsque je lui ouvre il a un grand sourire au visage et une feuille dans les
mains. Son sourire s’élargit quand je sors de derrière mon dos une feuille
presque identique. À son sourire je comprends que ses résultats disent la
même chose que les miens. Tout est négatif. J’ai une contraception, nous
sommes en excellente santé. Il n’y a plus aucune barrière.
Trente secondes plus tard, les feuilles volent au sol et la porte est
refermée d’un coup de talon par Jayden.

Jayden
Je suis sur un nuage quand samedi matin je quitte les bras de Chloé pour
rentrer chez moi. Ses premiers cours au club ont lieu en milieu de matinée,
elle a besoin de se préparer. D’autant plus qu’elle a ajouté des cours
supplémentaires pour ses élèves du groupe de danse du lycée. Les
premières épreuves du championnat ont lieu à la mi-janvier. Il ne reste donc
plus qu’un mois et demi pour que tout soit parfait. Même si Chloé pense
qu’ils ont de bonnes chances de gagner. Je suis tellement fier d’elle. Elle a
tellement de talent. Si seulement elle l’acceptait, elle pourrait réaliser son
rêve et danser à Broadway. Je suis certain que Michelle lui rendrait son
boulot en un claquement de doigts quand sa carrière se terminerait.
Arborant toujours le même sourire idiot que lorsque je l’ai quittée, je
gare la Mustang dans l’allée du garage. Malgré l’heure matinale il y a un
autre véhicule sur le trottoir. Je n’ai pas besoin de me demander qui en est
le propriétaire, car je reconnais immédiatement le fauteuil roulant de Carole
Wright sous mon porche. La mère de Chloé m’attend devant ma porte, les
bras croisés sur son gros manteau en laine. Qu’est-ce qu’elle peut bien me
vouloir à 9 heures du matin un samedi ? Elle n’a pas une boutique à faire
tourner ?
J’ai toujours apprécié Carole. J’étais même jaloux que Chloé ait une
maman aussi géniale. Mais depuis que sa fille et moi sommes un couple à
part entière elle agit bizarrement. Néanmoins, je plaque un sourire sur mon
visage en sortant de l’habitacle de ma voiture. J’espère qu’elle ne peut pas
lire dans mes yeux toutes les choses que j’ai faites à sa fille cette nuit.
Bordel, faire l’amour à Chloé sans préservatif c’est vraiment un autre
niveau d’intimité, et je ne pense pas être capable de revenir en arrière un
jour. J’ai hâte d’être à ce soir pour remettre le couvert dès qu’elle franchira
ma porte.
Malheureusement pour le moment, à ma porte, c’est la mère, pas la fille,
que j’ai.
— Bonjour, madame Wright, qu’est-ce qui vous amène de si bon
matin ? je demande aimablement en déverrouillant ma porte.
Comme je suis bien élevé, je l’invite à entrer se mettre au chaud. Les
températures baissent vite, aussi près de l’hiver.
— Bonjour, Jayden, répond-elle en roulant dans l’entrée. Je voulais te
voir avant d’aller à la boutique. Je ne pensais pas attendre si longtemps.
Je vois bien qu’elle n’est pas dupe, elle sait très bien où j’ai passé la
nuit. Je hausse les épaules. Je n’ai que faire de son attitude passive-
agressive, Chloé est une grande fille. Elle couche avec qui elle veut, quand
elle veut. Tant que c’est avec moi, bien entendu.
— Je suis désolé, madame Wright.
— Carole, me coupe-t-elle, de nouveau mielleuse.
Mais je vois bien que ce n’est pas aussi spontané qu’à l’enterrement de
mon père.
— Très bien, Carole. Que puis-je faire pour vous ?
Ma belle-mère m’offre un sourire éblouissant qui, je m’en doute, se veut
innocent.
— Je voulais simplement te proposer de nouveau mon aide pour la
chambre de ton père.
Je retiens un soupir. C’est au moins la quatrième fois qu’elle me le
propose. J’ai toujours refusé.
— Je me disais que je pourrais prendre un jour de repos à la boutique,
continue-t-elle. Maxine fait du très bon boulot, elle peut se passer de moi
une journée. Surtout la semaine. Tu n’as même pas besoin d’être là. Si j’ai
un petit sandwich, il suffirait de me monter le matin et de me redescendre le
soir.
Non mais elle s’entend parler ? Elle me propose sérieusement de rester
bloquée au premier étage toute une journée à trier les affaires de mon père.
Je commence à me demander s’il n’y a pas quelque chose là-haut qu’elle ne
veut pas que je trouve. Quelque chose auquel elle ne pensait pas avant. Ou
dont elle se fichait. Est-ce que cela a à voir avec Chloé ? Avec Chloé et moi
ensemble ? Je commence à me demander si elle ne préférait pas l’époque où
je détestais Chloé.
— Pourquoi tenez-vous tant à le faire ? je la questionne.
Carole s’avance jusqu’à moi et saisit ma main. Elle la serre doucement
avant de lever des yeux bienveillants vers moi.
— Parce que je sais que ta relation avec ton père n’a pas toujours été
simple. Je me doute pertinemment de la raison pour laquelle tu n’as pas
encore rangé cette chambre. C’est trop dur, ça fait remonter trop de
souvenirs.
Elle a raison. Dans les faits elle a raison. C’est exactement pour cela
que je n’ai pas ne serait-ce qu’ouvert la porte depuis des semaines.
— Il m’a fallu des mois pour vider l’armoire de mon cher Doug.
Le père de Chloé, mort il y a trois ans.
— Je comprends donc que ce soit difficile pour toi. Je te propose donc
de te soulager de ce poids. Laisse-moi vider cette chambre. Au moins les
affaires de ton père, ses vêtements, ses papiers.
Je me radoucis un peu. Je vois bien qu’elle est pleine de bonnes
intentions finalement.
— C’est très gentil, mada… Carole. Mais j’ai besoin de faire ça. Peut-
être pas tout de suite. Quand je serai prêt.
Je récupère ma main et la passe nerveusement dans mes cheveux encore
en bataille de la nuit dernière.
— Et puis, cela m’aidera sûrement à connaître mon père. Peut-être
comprendrai-je enfin ce qui n’allait pas pour moi.
Mais, comme je l’ai dit, pas tout de suite. Carole pousse un léger soupir
de défaite. Elle recule d’un mètre en direction de la porte. Elle regarde sa
montre comme si je la mettais en retard alors que c’est elle qui s’est pointée
chez moi au petit matin.
— Très bien, mon grand. Mon offre tient toujours si tu changes d’avis.
Je la raccompagne à la porte puis la regarde partir en la remerciant une
dernière fois de sa sollicitude. Elle monte dans sa voiture et je referme la
porte. J’attends que le bruit du moteur disparaisse dans la rue pour lever les
yeux en direction de l’étage, de la chambre de mon père. Quels secrets
renferme-t-elle ? Je ne suis pas sûr d’être prêt à les découvrir.
Heureusement un texto de Chloé m’offre la distraction parfaite pour
repousser mes préoccupations. Son message me fait saliver d’avance à
l’idée de réaliser toutes ses idées ce soir.
CHAPITRE 35

Jayden
Le temps passe incroyablement vite. Noël est déjà là. Ça ne fait que
quatre mois que la Dr Abernathy m’a appelé en pleine rue de New York
pour m’annoncer le décès de mon père. J’ai encore parfois du mal à croire
qu’il soit mort. Et pourtant je me réveille chaque matin dans sa maison.
Sans lui. Quatre mois que j’ai retrouvé la fille de mes rêves. Quand je la
regarde aujourd’hui, dans sa robe grise scintillante, je n’arrive pas à croire
que je l’ai d’abord détestée.
Ce soir, nous fêtons le réveillon avec nos amis et c’est ensemble que
nous nous présentons à la porte rouge d’Alexander et de Victoria. Je suis
fier comme un paon de l’avoir à mon bras. Chloé brille de mille feux ce
soir. Une robe courte, aux bretelles larges, en tulle gris argenté sur du satin
de la même couleur, souligne parfaitement sa taille fine d’un ruban plus
foncé. Mais pour le moment elle porte encore son grand manteau beige
alors que nous attendons dans le froid qu’on vienne nous ouvrir. D’une
main dans le bas de son dos je caresse sa colonne vertébrale et elle me
sourit. Je voudrais figer ce moment. Comme chacun des moments que je
passe avec elle. Chloé illumine ma vie plus fort que le soleil et toutes les
étoiles de la galaxie réunis. Je dépose un baiser sur ses cheveux maintenus
en arrière par un chignon élaboré. Et la porte s’ouvre enfin.
Un cri perçant me fait baisser la tête et je n’ai que le temps d’apercevoir
une touffe de cheveux roux avant d’être percuté de plein fouet par Aisling,
visiblement très heureuse de nous voir. D’un bras un peu gêné je lui rends
son étreinte, mais je n’ai pas à m’inquiéter longtemps, car elle quitte déjà
mes jambes pour se précipiter dans les bras de sa marraine. Bien plus à
l’aise, Chloé réceptionne la petite, accroupie pour plonger le visage dans les
boucles épaisses de la fillette. C’est une vision magnifique.
Victoria surgit derrière sa fille, un sourire radieux sur le visage.
— Aisling, il faut que tu lâches tata Chloé si tu veux qu’elle entre pour
te donner tes cadeaux, s’amuse la maman.
Les mots sont magiques, car la rouquine lâche aussitôt ma jolie brune
pour se précipiter dans la maison en hurlant :
— Ouiiiii ! Les cadeaux !
Je soulève un sourcil sceptique en direction de Victoria, qui me répond
en levant les yeux au ciel.
— Il n’y a plus personne pour croire au Père Noël dans cette maison,
soupire-t-elle.
— Le Père Noël n’existe pas ? je m’exclame. Mais qui m’apporte des
cadeaux tous les ans alors ?
Chloé rigole doucement en se redressant. Ma blague tombe d’autant
plus à plat qu’il y a à mes pieds deux sacs pleins de présents pour tout le
monde.
— Je suis contente de vous voir, déclare Victoria en s’effaçant pour
nous laisser entrer chez elle.
Nous déposons chacun un baiser sur sa joue en la précédant dans le
couloir.
— Nous aussi, affirme Chloé.
Comme à l’anniversaire d’Aisling nous déposons nos manteaux dans le
placard de l’entrée avant de rejoindre les autres invités dans le salon. Un
immense sapin de Noël croule sous les paquets en tout genre. Après avoir
salué Carole, Maxine et sa copine, Alex et avoir enlacé les grandes sœurs
d’Aisling, j’ajoute mes pierres à l’édifice en installant nos cadeaux sur la
pile brinquebalante. À peine ai-je tourné le dos que je surprends les trois
petites en train d’en faire l’inventaire pour essayer de déterminer lesquels
sont pour elles. J’étouffe un gloussement en acceptant le verre de bourbon
que m’offre mon meilleur ami.
Plus tard dans la soirée, quand tout le monde rigole beaucoup pour pas
grand-chose à cause du champagne et autres alcools, je me retrouve seul
avec Alex dans la cuisine. Depuis le lave-vaisselle que nous sommes en
train de remplir j’entends les éclats de rire des femmes que nous avons
laissées dans le salon.
— Tu es heureux, affirme mon ami d’enfance sans le moindre doute.
Ce qui est facile à deviner puisque j’ai un sourire presque idiot placardé
sur le visage depuis le début de la soirée.
— Oui. C’est un sentiment très étrange, lui dis-je en réponse.
— Pourquoi ?
Il me passe une assiette après l’avoir rincée et je profite de ma tâche
pour y réfléchir.
— Je ne pense pas l’avoir vraiment été avant. Tout est nouveau.
Alex hoche la tête pour confirmer. Nous nous connaissons depuis
presque toute notre vie. Et, si je l’ai vu heureux très jeune dans les bras de
Victoria, je ne pense pas qu’il ait déjà vu ce même sourire sur mon visage.
— Et tu lui as dit ? continue-t-il à l’assiette suivante.
— Dit quoi ?
— Que tu l’aimes.
Mon visage me brûle alors que je rougis. Je n’ai pas beaucoup dit ces
trois mots dans ma vie, même si je les pensais chaque fois. Je suis déjà
tombé amoureux. Suffisamment pour reconnaître le sentiment. Mais jamais
avec autant d’intensité.
— Non, pas encore, soupiré-je néanmoins.
Alex m’observe un moment. Puis il attaque les couverts.
— Tu devrais.
Je ricane en réceptionnant le premier lot de fourchettes.
— J’y penserai.
En vérité j’y pense chaque fois que mes yeux se posent sur son visage,
chaque fois que nous faisons l’amour, chaque fois qu’elle me sourit. Et de
plus en plus ces derniers temps.
Nous continuons à déposer la vaisselle dans la machine. Lorsqu’elle
déborde d’assiettes, de plats et de couverts, je la referme et Alex lance le
programme. Puis mon meilleur ami s’adosse à l’évier. Il ne semble pas
pressé de retourner au salon, d’où les conversations ponctuées de rires nous
parviennent toujours.
— Que feras-tu quand M. Anderson reviendra ?
— Peterson, je le corrige.
Alex me sert le regard : « Mec, on s’en fout, réponds à ma question. »
Je pousse un soupir.
— Je n’en suis pas sûr.
Fox ne commente pas, il voit bien qu’il y a plus à dire.
— Chloé ne veut pas retourner à New York, ce que je comprends. Mais
je ne suis pas sûr de vouloir rester non plus.
Je suis heureux de voir que mon ami n’en prend pas ombrage. Il sait
maintenant que je ne l’abandonnerai plus.
— De quoi es-tu sûr ? demande-t-il doucement.
Ça, je le sais.
— Je ne veux plus la perdre. Je veux la garder avec moi. Pour toujours,
cette fois.
Et je suis sérieux. Je la suivrais en enfer s’il le fallait.
— Alors tu as ta réponse, assure-t-il.
Je le dévisage une seconde. Il a raison. Je n’ai pas besoin d’hésiter. Tant
pis pour New York, j’y ai vécu suffisamment longtemps. Et je n’y étais pas
heureux. Parce que j’y étais seul. Donc quand M. Peterson reviendra
prendre son poste au lycée, s’ils ne m’y trouvent pas d’autre place, alors je
chercherai ailleurs. Il y a d’autres lycées dans les environs. Quitte à aller
jusqu’à Syracuse tous les putains de jours de ma vie. Alexander voit la
détermination dans mon regard et laisse échapper un petit rire moqueur.
— Tu es vraiment amoureux, mec ! ricane-t-il.
— Tu peux parler ! je m’insurge. Chaque fois que tu poses les yeux sur
Vic, on dirait un foutu chiot.
Il éclate de rire. Puis se redresse pour se diriger vers le salon. Je lui
emboîte le pas.
— C’est vrai ! Et je n’en ai aucune honte ! Cette femme est la créature
la plus merveilleuse que j’aie rencontrée de ma vie.
Mon sourire en coin se renforce. Dans la pièce d’à côté, mes yeux se
posent sur Chloé, ses yeux bleu indigo, ses lèvres appelant mes baisers, les
traits fins de son visage.
— Je suis désolé, je déclare à mon meilleur ami qui suit mon regard,
mais je ne suis pas d’accord avec ça.
À mes yeux, c’est Chloé la plus merveilleuse des créatures.
— J’imagine bien, s’esclaffe Fox.
Un instant passe et je m’apprête à la rejoindre. Le bout de mes doigts
me picote, j’ai envie de la toucher pour m’assurer qu’elle est bien réelle et
que j’en ai bien le droit. Mais Alex me retient d’un geste.
— Tu sais, je pense que ton père aurait été heureux de vous voir vous
rapprocher, dit-il.
Je tourne la tête dans sa direction, intrigué. Avec Alex, nous ne parlons
jamais de mon père. Il est étonnant qu’il aborde le sujet.
— Mais sans doute pas comme ça, conclut-il avec un sourire en coin.
Je secoue la tête, incrédule et amusé. En effet, je ne pense pas que
Matthew Jones avait prévu ce retournement de situation. Alex me lâche
pour regarder sa montre.
— Ah, il est minuit, je crois qu’il est l’heure des cadeaux.
Et comme s’il les avait invoquées avec le mot magique ses trois filles
surgissent du couloir tout droit depuis leurs chambres en hurlant de joie.
— C’est l’heure des cadeaux ! crient-elles d’une seule voix, aiguë à en
faire saigner les oreilles.
Avec un tel niveau sonore je me promets de lui rappeler de prendre un
rendez-vous chez un bon ORL d’ici ses quarante ans, s’il ne veut pas finir
sourd comme un pot.

Chloé
Mes yeux rencontrent ceux de Jayden au moment où les filles déboulent
dans la pièce en hurlant. Mon cœur accélère légèrement bien que je ressente
un calme profond en le regardant approcher. Il dépose un baiser sur ma
tempe avant de s’asseoir à mes côtés. Je savoure le contact en fermant les
yeux et je dois me retenir d’en quémander d’autres.
— Je crois que nous ne pouvons plus retarder ce moment, déclare
Victoria en se levant de son fauteuil.
Elle embrasse Alex au passage avant de tenter de récupérer ses filles
pour les calmer. Bien entendu les petites refusent de s’asseoir pour recevoir
leurs présents.
— Je veux distribuer les cadeaux ! s’exclame Hannah.
— Moi aussi ! renchérit Aisling en boudant.
— Moi aussi ! ajoute Ciara en imitant ses petites sœurs.
Puis c’est un concert de voix fluettes alors que les petites argumentent
et se battent pour obtenir le droit de faire la distribution. Victoria est
presque dépassée et nous ne pouvons rien faire d’autre que les regarder
avec un sourire amusé.
— OK, OK, se rend la maman. Et si vous donniez un cadeau chacune
votre tour ?
Les rouquines s’arrêtent une seconde pour réfléchir à la proposition et
s’observer mutuellement. Elles doivent parvenir à un accord télépathique,
car elles acquiescent en cœur. Ciara s’avance vers la montagne de cadeaux.
— C’est moi qui commence parce que je suis la plus grande.
Je pouffe en silence quand je remarque que Hannah lève les yeux au
ciel. Néanmoins, elle ne dit rien et respecte les instructions de sa mère qui
lui indique de passer en second. Ciara donne le premier paquet à Alex, qui
la remercie d’une étreinte. Puis c’est au tour de Hannah et d’Aisling de
remettre un paquet respectivement à ma mère et à Maxine. Poliment tout le
monde attend que la distribution soit terminée pour ouvrir ses présents.
Bien sûr les filles abandonnent leur mission au moment où elles
tombent sur le premier cadeau qui leur est destiné. Chacune leur tour elles
s’installent en tailleur sur le carrelage et se retrouvent vite entourées de
papier en lambeaux. Et nous devons nous débrouiller pour la suite.
Ma mère m’offre une nouvelle paire de chaussons de danse. Ça fait des
semaines que je me plains que les miens sont trop abîmés pour que je m’en
serve correctement. La danse classique n’est pas mon domaine de
prédilection, mais le changement devenait nécessaire. Je la remercie d’un
baiser sur la joue puis passe au paquet suivant, qui me vient de Maxine,
avec un clin d’œil. Je déchire le papier pour découvrir une boîte Victoria’s
Secret. Rougissante je jette un coup d’œil à l’intérieur.
— Pour plus tard, insiste ma meilleure amie avec un autre clin d’œil
lourd de sens.
La curiosité d’Aisling la pousse à vouloir regarder à l’intérieur, alors je
m’empresse de refermer la boîte. La fillette grogne un peu, mais ne fait pas
de commentaire.
— Et moi je peux voir ? me chuchote la voix de Jayden à l’oreille.
J’en rougis de plus belle. Mais je ne me démonte pas.
— Plus tard, peut-être. Si tu es sage, j’ajoute tout contre son oreille.
J’ignore le regard inquisiteur de maman et dépose la boîte sur le sol
pour m’attaquer au paquet suivant.
— Celui-ci vient de moi, annonce Jayden avec un sourire gêné.
Je l’ouvre lentement. Je me fiche de ce que c’est. Il pourrait m’offrir un
caillou de compagnie que je serais heureuse. Mais c’est bien mieux qu’un
caillou de compagnie. Savamment emballée pour la protéger je découvre
une boîte à musique ronde, de la taille de la paume de ma main. Alors que
je caresse le couvercle et ses reliefs dorés, Jayden pince le mécanisme entre
ses doigts et le remonte. Le couvercle s’ouvre de lui-même et révèle une
petite danseuse. Dans le bruit ambiant, je n’entends pas bien la petite
musique, mais les larmes me montent aux yeux quand je découvre la
danseuse.
— Elle m’a fait penser à toi, me souffle Jayden.
Elle est brune. Ses cheveux sont aussi noirs que les miens. Ses yeux
sont fermés, mais je n’ai aucun mal à les imaginer bleus. Ce n’est pas la
même boîte à musique que celle que Matthew m’a offerte il y a si
longtemps, celle que j’ai abandonnée pour ne pas blesser Jayden avec sa
présence. Mais mon cœur se gonfle d’émotion. J’adore ce cadeau. Il est
parfait. J’y vois sa manière de me remercier pour la façon dont je me suis
occupée de mon ancienne chambre ou ma façon de ne pas trop parler de
Matthew. C’est sa manière de me dire qu’il sait que mon parrain me
manque horriblement et qu’il l’accepte.
— Merci, dis-je en refoulant mes sanglots.
Jayden me caresse la joue du bout des doigts et je glisse ma tête dans sa
paume en fermant les yeux. Une larme passe mes barrières et dévale ma
joue. Son pouce la balaye avant que quiconque la remarque. Je rouvre les
yeux et lui souris. Un léger baiser plus tard j’ai repris mes esprits.
Victoria se présente devant nous avec un paquet au nom de Jayden dans
les mains. Je reconnais mon papier cadeau. Je rougis un peu. Mon cadeau
n’est pas aussi personnel que le sien. Jayden comprend à mon regard qu’il
s’agit de mon présent pour lui. Il déchire le papier avec enthousiasme pour
découvrir une première édition de son livre préféré. Les Hauts de
Hurlevent. J’ai mis des semaines à le trouver et il m’a coûté une petite
fortune. Mais l’éclat dans son regard lorsqu’il pose les mains sur la
couverture vaut tout l’or du monde et bien plus encore.
— Oh, mon Dieu ! chuchote-t-il en feuilletant les pages jaunies par le
temps, mais parfaitement conservées.
Le baiser qu’il me donne ensuite n’est pas destiné aux yeux innocents
des trois filles d’Alex et de Victoria. Fillettes qui laissent d’ailleurs
échapper des exclamations de dégoût pendant que leurs parents et Maxine
nous sifflent. Ma mère, elle, reste silencieuse.
— J’en déduis qu’il te plaît, pouffé-je.
— C’est complètement dingue. Merci, Chloé.
Et je pourrais mourir pour le sourire qu’il me donne.
Bien plus tard, alors que je lui ai enfin montré le cadeau de Maxine en
bonne et due forme, nous reposons sur son lit, nus et souriants. D’un doigt
distrait je caresse les reliefs de ma nouvelle boîte à musique. Et alors que
Jayden dépose une multitude de baisers sur ma nuque je laisse échapper les
mots que j’ai voulu dire au moment où le couvercle s’est ouvert pour la
première fois.
— Je t’aime, chuchoté-je.
Un petit rire dont je sens le souffle sur mon cou me répond.
— Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée, Chloé Wright. Et savoir
que tu m’aimes en retour remplit mon cœur de joie.
Un sourire radieux fleurit de plus belle sur mon visage lorsque sa
déclaration est ponctuée d’un baiser derrière mon oreille.
CHAPITRE 36

Jayden
C’est le grand jour, aujourd’hui nous vidons la chambre de mon père. Je
me sens enfin suffisamment en sécurité pour m’atteler à cette tâche. Avec
l’aide et le soutien de Chloé bien entendu. C’est la dernière étape avant de
décider quoi faire de la maison. Si j’ai pris ma décision de rester là où
Chloé voudra de moi, je n’ai toujours aucune idée de ce que je vais faire de
cet héritage. J’ai peur de la vendre. De la voir disparaître entre les mains de
quelqu’un d’autre. C’est le foyer que mes parents ont construit pour moi,
celui où j’ai grandi. Cela même si je ne m’y suis pas toujours senti très
heureux. Pour autant je ne pense pas vouloir construire ma vie entre ces
murs. Je préfère mille fois passer du temps avec Chloé chez elle, dans son
petit appartement, plutôt que dans cette maison trop pleine de souvenirs.
Je me garde bien de prévenir Carole de nos intentions pour la journée.
Si je me suis finalement décidé en dépit de mon incertitude, c’est parce que
je garde son insistance dans un coin de la tête depuis presque un mois. Je
deviens parano, certain qu’elle cherche à cacher quelque chose d’important
que je ne trouverai que dans les papiers de mon père. Je me réveille parfois
en pleine nuit, obsédé par cette pensée. Au point que je me suis déjà
retrouvé devant la porte de la chambre à 3 heures du matin. Sans réussir à
l’ouvrir pour autant. Je ne peux pas faire ça tout seul.
— Tout va bien ? demande Chloé, le regard sur ma main suspendue au-
dessus de la poignée.
Mes yeux, jusque-là perdus dans le vague, tombent sur elle. Ses
cheveux relevés en chignon en désordre, ses vêtements de sport beaucoup
trop moulants et son visage dépourvu de maquillage. J’ai bien plus envie de
la caler sur mon épaule pour lui faire l’amour dans ma chambre que
d’ouvrir cette porte. Et Chloé le sait. Alors, de sa main douce aux longs
doigts fins, elle repousse la mienne pour actionner la poignée elle-même.
Confinée dans cette pièce pendant de longs mois, l’odeur du parfum de
mon père ne s’est pas dissipée et je la prends de plein fouet dans les narines.
J’ai un mouvement de recul instinctif.
— Tout va bien, Jayden, souffle Chloé. Ce ne sont que des objets.
Elle serre mes doigts avant d’entrer dans la pièce. Je n’oublie pas
qu’elle est la dernière à l’avoir rangée lors de l’hospitalisation de mon père.
Elle ne l’a pas revue depuis. Pas que je sache en tout cas. Elle allume
d’abord la lumière avant d’aller ouvrir les volets. Prudemment je la suis à
l’intérieur. Une grande inspiration plus tard je suis prêt. Elle a raison. Ce ne
sont que des objets.

Chloé est assise sur le lit, devant la commode qui contient la quasi-
totalité des vêtements de mon père. Elle sort les pulls, les T-shirts et les
pantalons, les uns derrière les autres. Je ne me souviens pas de tous les
avoir vus sur mon père. Mais en douze ans j’imagine qu’il a eu le temps de
renouveler sa garde-robe. Chloé, elle, semble familière avec chaque pièce
de tissu et je l’entends renifler pour ravaler ses larmes plusieurs fois alors
qu’elle les trie entre les plus récents et les plus anciens. Ceux qui sont
encore en bon état iront aux bonnes œuvres alors que les autres seront
apportés au centre de tri. Les photos sur le meuble ont déjà été triées entre
celles que j’accepte de garder et celles que je voudrais voir disparaître. Elles
sont dans un petit carton le temps de savoir quoi en faire.
Pour ma part je suis assis derrière le bureau, une montagne de dossiers
est posée devant moi, attendant que j’y prête attention. J’avance petit à
petit. Mon père était très organisé, alors je me contente de regarder à
l’intérieur des chemises pour séparer les papiers pouvant être détruits de
ceux que je dois garder encore un peu. Chaque dossier porte une inscription
de ce qu’il contient et les années concernées. Je passe dans le destructeur de
documents tous ceux qui ont plus de quinze ans. Je garde de côté les choses
relatives à ma famille, l’acte de mariage de mes parents, leurs actes de
naissance et de décès et enfin mon acte de naissance. Je retrouve également
une copie de tous mes bulletins scolaires, que je décide également de garder
pour moi. Je n’en reviens pas de tout ce que mon père a stocké dans ce
bureau pendant des années. Par hasard je croise des photos de mes grands-
parents ainsi que les papiers qui les concernent. Je m’attarde un peu dessus,
ils étaient tous morts avant ma naissance. Je ne les ai jamais connus et mes
deux parents étaient enfants uniques. Donc pas d’oncles ni de tantes pour
moi. Encore moins de cousins. Je n’avais que mon père. Et encore j’avais la
sensation de ne pas toujours l’avoir. Sans aucune famille pour l’entourer je
comprends qu’il se soit rabattu sur ses meilleurs amis. Se retrouver seul
avec moi n’a sûrement pas été simple.
Dans un dossier intitulé « factures » je retrouve celles de l’hôpital, ses
différents séjours, son traitement contre le cancer et la chimio. Puis je
tombe sur celle de la fois où je me suis fracturé la jambe. Et enfin, datée d’il
y a plus de vingt-cinq ans, l’hospitalisation de ma mère après un accident de
voiture. Elle est morte peu après son arrivée à l’hôpital. Je me souviens si
peu d’elle et mon père refusait pratiquement toujours de m’en parler. Je me
pose encore aujourd’hui des tonnes de questions à son sujet. Qui était-elle ?
Quelles étaient ses passions dans la vie ? Aimait-elle lire autant que moi ?
Des questions auxquelles je n’aurai jamais de réponse puisqu’ils sont
tous les deux partis. Il reste bien Carole, mais Chloé m’a dit qu’elle refusait
de répondre à ses questions concernant mon père. Je referme le dossier et
les interrogations qu’il a soulevées.
Je continue ma besogne dans le silence confortable qui s’est installé
dans la chambre. La quiétude est seulement ponctuée par le ronronnement
de la machine quand je détruis des documents, par le chuintement du tissu
plié par Chloé, et nos respirations.
J’entends Chloé refermer un tiroir de la commode. Si j’ai bien compté
c’est le dernier. En effet, elle se lève pour déplacer ses cartons à côté de
moi. Avant d’ouvrir la penderie, elle dépose un baiser sur ma tempe. Je lui
souris. C’est si facile d’être avec elle. C’est si calme. Évident.
— Je vais faire une petite pause, tu veux quelque chose à manger ?
s’enquiert-elle avec un doux sourire.
Je porte ma main à la sienne qui s’est posée sur mon épaule et y dépose
un baiser.
— Ça va aller, merci.
Elle se penche vers moi pour m’embrasser sur les lèvres cette fois et je
savoure ce contact. Puis elle prend mon visage entre ses mains et plonge
son regard océan dans le mien.
— Je t’aime. Et je suis là, déclare-t-elle.
Je lui souris avant de l’embrasser de nouveau. Je la fais basculer sur
mes genoux, faisant protester la chaise de bureau sous ce poids
supplémentaire. Le nez niché dans son cou, je ne peux qu’exprimer la
même chose.
— Je t’aime tellement, Chloé Wright. Que je n’ai aucune intention de te
laisser partir.
Son sourire s’épanouit contre ma tempe.
— Je ne vais nulle part.
Nous restons ainsi un moment. Jusqu’à ce que je la chatouille assez
pour la faire hurler de rire.
— Et si nous faisions une pause dans la chambre ?
Chloé rit de plus belle, mais secoue la tête.
— Non. Nous devons finir ça avant, objecte-t-elle. Mais si tu es sage je
verrai pour te donner une récompense à la hauteur de l’effort fourni.
Et ma queue durcit, rien qu’à cette idée. Mais elle a raison. J’ai encore
une bonne dizaine de dossiers devant moi et elle a toute la penderie à vider.
Alors je la libère et la laisse partir. Je l’entends vaguement chantonner dans
la cuisine alors qu’elle se prépare un encas.
Et alors qu’un sourire idiot s’étend sur mes lèvres et que je me remets à
la tâche je tombe sur une pochette qui ne porte pas d’inscription. Ce qui
m’étonne. Jusque-là mon père était très organisé. Elle est tellement fine que
je suppose d’abord qu’elle est vide. Une pochette en trop, ce qui explique
l’absence d’inscription. Je l’ouvre quand même.
Mon monde s’effondre quand je découvre l’unique feuille à l’intérieur.
Je la lis plusieurs fois afin d’être sûr de bien comprendre.
Mais il n’y a pas d’erreur possible.
C’est indéniablement ce que voulait trouver Carole.
Ce qu’elle ne voulait pas que je découvre.
Ou plutôt ce qu’elle ne voulait pas que Chloé découvre.

Chloé
Quand je reviens de ma petite pause goûter, je retrouve Jayden les yeux
fixés sur le bureau. Depuis le seuil je ne vois pas ce qui le met dans un tel
état de choc. Son bras est posé sur le bureau, dissimulant le contenu du
dossier ouvert devant lui.
— Jayden, tout va bien ? je demande, perplexe.
Il consulte et trie ces dossiers depuis le début de la matinée. Et c’est la
première fois qu’il semble secoué par le contenu de l’un d’eux. Au son de
ma voix il réagit en fermant précipitamment la pochette.
— Oui.
Son ton est trop enjoué pour être naturel. Je m’approche pour le prendre
dans mes bras et il ne me rend pas mon étreinte. Voilà qui est étrange. Je
jette un coup d’œil au dossier. Il n’y a aucune inscription.
— Qu’est-ce que c’est ? je le questionne avec un coup de menton en
direction de la pochette.
Jayden la fixe d’abord sans la voir avant de la glisser sous la pile des
dossiers qu’il a déjà triés.
— Rien du tout, juste une pochette vide.
— C’est bizarre, Matthew rangeait ses pochettes vides dans ce placard,
dis-je en désignant le placard à gauche de l’imposant bureau.
— Celle-ci a dû se glisser là par accident, réplique Jayden en haussant
les épaules.
J’ai un peu de mal à avaler ça, mais je laisse tomber. Qu’importe ce que
Jayden a vu dans cette pochette, il m’en parlera quand il sera prêt. Je dépose
un dernier baiser sur sa joue puis reprends ma tâche.
Trois heures, deux sandwichs et vingt cartons plus tard, la chambre est
entièrement débarrassée. Les meubles sont vides et recouverts de draps
blancs en attendant de connaître leur futur. Jayden agit bizarrement depuis
que je l’ai surpris devant ce dossier apparemment vide. C’est à peine s’il
m’enlace et me rend mes baisers. Il est distant, évite mon regard et semble
au comble du désespoir. Cela me perturbe et me peine, mais j’imagine que
replonger dans la vie de son père a fait remonter de nombreux mauvais
souvenirs. J’ai peur qu’il ne reprenne ses distances à cause du
comportement de Matthew avec moi. Je pensais que nous avions traversé ça
et qu’il était enfin allé de l’avant. Cependant je ne réagis pas et garde mon
inquiétude pour moi. Je dois lui laisser du temps pour faire ce double deuil.
Celui du père qu’il a perdu, et de celui qu’il aurait pu avoir.
En fin d’après-midi je m’apprête à rentrer chez moi, car demain matin
je pars tôt avec mon groupe de lycéens pour la première étape du
championnat. Nous serons absents tout le week-end. Mais j’hésite à quitter
Jayden dans cet état. Je me doutais que vider cette chambre serait un
moment douloureux, mais il semble presque malade.
— Je ne me sens pas très bien, me répond-il quand je lui demande ce
qui ne va pas.
— Oui, ça je le vois bien, rétorqué-je. Mais pourquoi ?
Enfin il lève les yeux vers moi.
— Rien, j’ai certainement attrapé un vilain virus. Je ne voudrais pas te
le refiler.
Un virus ? C’est vrai qu’il est pâle et que ses yeux brillent. J’avance une
main pour évaluer sa température, mais Jayden a un mouvement de recul.
— Tu veux que j’aille à la pharmacie ou que j’appelle un médecin ? je
propose.
Mais il secoue la tête pour refuser. J’avance d’un pas et je parcours son
torse du bout de mes ongles.
— Ou je pourrais rester pour prendre soin de toi, dis-je d’une voix
féline.
Nous nous sommes à peine touchés aujourd’hui avec toute cette
histoire. Il a même décliné la récompense que je lui avais promise.
— Non, dit-il en repoussant mes doigts. Ce concours de danse est
important pour toi et pour tes élèves. Tu dois être en forme pour demain.
Je fais la moue.
— Je vais en profiter pour me reposer, insiste-t-il. Et tu me retrouveras
en pleine forme dimanche soir.
Je regarde son sourire qui n’atteint pas complètement ses yeux, comme
s’il était forcé. Je sais que je devrais me méfier, mais je pense suffisamment
connaître Jayden pour lui faire confiance s’il m’affirme être malade.
— Très bien, je capitule donc. Mais tu m’appelles s’il y a le moindre
souci.
Il hoche la tête et je l’embrasse une dernière fois avant de partir. Ce
baiser aussi est étrange. Plus lent, comme s’il le savourait, mais qu’il n’en
voulait pas vraiment. Je deviens certainement parano. Il me sourit quand je
quitte la maison pour rejoindre ma voiture.
CHAPITRE 37

Chloé
Il y a tellement d’effervescence au théâtre de Rochester où la
compétition a lieu que je n’ai presque pas le temps de songer à Jayden et à
son comportement étrange de vendredi soir. Il s’agit de la première étape du
championnat d’État. Nous avons déjà remporté les régionales au début de la
saison. Si nous gagnons maintenant, nous serons en lice pour les nationales.
Et j’ose y croire quand je vois la détermination qui anime mes danseurs.
Depuis les coulisses nous regardons les autres groupes se produire sur
scène. Ils sont bons, très bons même. Mais je rassure mes troupes en leur
assurant que nous sommes meilleurs. Ça fait des semaines que je les
prépare à ce qui les attend. Le niveau des autres équipes est beaucoup plus
élevé qu’aux régionales. Je n’ai jamais participé à une telle compétition
moi-même. J’ai fait des centaines de représentations, mais je n’ai jamais été
aussi nerveuse. Et ce n’est même pas moi qui danse. Sherry nous
accompagne pour m’aider à encadrer les élèves.
— Tout va bien se passer, essaye-t-elle de me rassurer quand elle me
voit mordiller l’ongle de mon pouce. Fais-leur confiance.
Je la remercie d’un sourire. Elle a raison. Je les ai bien préparés. Le
groupe de cheerleaders a été agrémenté des meilleurs danseurs de mon
groupe d’ados du club. Jessie et Tate, parfaitement remise, se trouvent
parmi eux, prêts à en découdre. Je détourne les yeux de la télévision qui
retransmet le spectacle pour les rejoindre plus loin dans les coulisses. Ils
viennent de terminer leur échauffement, ils sont en cercle, les yeux fermés,
concentrés sur leur performance à venir. Aujourd’hui ils doivent exécuter
deux chorégraphies. La première est une chorégraphie de groupe et la
seconde un duo. Toute l’équipe n’est pas obligée de danser en même temps,
donc j’ai choisi d’exclure Jessie, en tant que seul garçon du groupe, de la
première. Il dansera avec Tate pour le duo. Ils pourront se rattraper de leur
spectacle manqué à la fin de l’été dernier.
Je rejoins donc le cercle de filles en short en jean et en crop top blanc.
Tate et Jessie, eux, portent un ensemble noir, une nuisette en satin pour Tate
et un pantalon en lin pour Jessie. Ce ne sont que des adolescents, donc j’ai
insisté pour qu’il porte un débardeur. Le cercle d’épaules serrées s’ouvre
pour moi et se referme quand je noue mes bras avec les leurs. Ils ouvrent les
paupières et quatorze paires d’yeux se posent sur moi.
— Vous allez assurer, dis-je d’une voix calme. On a répété ces routines
un bon millier de fois. À ce stade d’entraînement vous êtes capables de les
exécuter dans votre sommeil.
Il y a des sourires et des petits rires qui s’échappent. Ils savent que si
j’ai été aussi exigeante ces dernières semaines ce n’est que pour tirer le
meilleur de leurs capacités.
— N’oubliez pas que vous avez un atout dans votre manche, j’ajoute en
ouvrant le cercle pour accueillir Sherry avec nous. Vous avez de
l’expérience en équipe, vous vous faites confiance et vous êtes des putains
d’acrobates !
Si certaines semblent surprises par mon langage fleuri, elles ne font pas
de commentaire.
— Donc vous allez monter sur cette scène, vous allez donner le meilleur
de vous-mêmes et surtout… surtout, je répète d’une voix plus forte, vous
allez vous amuser !
Je crie presque la fin de ma phrase. Des exclamations de joie
déterminée prennent le relais. Nous exécutons le cri de guerre de l’équipe,
qui est le même que celui des cheerleaders.
— Allez secouer cette compétition ! hurlé-je lorsque le cercle se sépare.
Puis comme un seul homme nous prenons la direction des coulisses qui
jouxtent la scène. La performance précédente se termine tout juste. Le
public applaudit l’équipe de l’East High School de Rochester. Je vois
quelques visages de mes danseuses, celles qui ne font pas partie de l’équipe
de cheerleaders, se décomposer. Je les attrape par les épaules et les force à
me regarder dans les yeux.
— C’est normal, ils sont chez eux, ils ont beaucoup de supporters. C’est
leur famille. Mais vous, vous, ils vous applaudiront parce qu’ils ne pourront
pas faire autrement.
Les filles hochent la tête, rassurées. Puis le groupe précédent quitte la
scène côté jardin et c’est à notre tour. Sherry, Tate et Jessie restent avec
moi. Le silence se fait dans la salle, les filles se mettent en place et Sharon
donne le signal du départ pour la musique. Et c’est parti. Je vois les visages
stupéfaits quand elles commencent à bouger. Je retiens mon souffle.
Parfaitement synchronisées, elles sont époustouflantes. Elles vont écraser
cette compétition et celle de cheerleading aussi quand sera venue l’heure.
À côté de moi, Sherry pense clairement la même chose. Je souris de fierté
tout le long. Je me suis vraiment amusée avec cette routine. Avec les
capacités acrobatiques des filles j’ai pu me faire plaisir.
La musique arrive à son terme et elles reçoivent une standing ovation.
J’écrase une larme au coin de mon œil. Si je pleure déjà maintenant, qu’est-
ce que ça sera à la fin de la saison ? Puis, euphoriques, elles nous rejoignent
dans les coulisses, où nous devons attendre le score donné par les juges.
Elles parlent toutes en même temps, refaisant le match, pointant leurs
erreurs et leurs fiertés. Enfin j’arrive à les faire taire quand les juges, qui
sont au nombre de cinq, lèvent leurs pancartes. Deux sept, deux huit et un
neuf. Nous explosons de joie. C’est un excellent score pour une première
routine. Cette note viendra s’ajouter à celle de la performance de Tate et
Jessie tout à l’heure, en plus de celles du solo et du trio qui doivent avoir
lieu demain après-midi. Et je sais qu’ils vont tout déchirer une fois de plus.
Deux heures plus tard, nous sommes de retour près de la scène pour
regarder Jessie et Tate faire des merveilles sur « Too Late to Say Goodbye »
de Cage The Elephant. Nous avons choisi une chanson d’amour très
sensuelle. Notre but dans ce championnat est d’étonner, de marquer les
esprits. Et ils sont spectaculaires, comme d’habitude. Un avenir radieux les
attend à Juilliard. Et je suis tellement fière d’être leur professeure. Le reste
de l’équipe les regarde bouche bée. Ils se sont pratiquement entraînés en
secret, ne répétant que quelques mouvements par-ci par-là lors des sessions
d’équipe.
Deux dix, et trois neuf plus tard, les douze filles les enlacent à les
étouffer. Avec la chorégraphie de tout à l’heure ça nous fait un total de
quatre-vingt-six points. Et nous avons une bonne avance.
— Ce n’est pas terminé, je leur rappelle pour faire redescendre
l’excitation. Il reste deux routines, tout peut encore changer.
Ils hochent tous la tête gravement. Nous regagnons les vestiaires pour
qu’ils retrouvent leurs vêtements. Par miracle, le lycée a trouvé les moyens
pour qu’ils aient tous des survêtements assortis au nom du lycée. Les
ventres gargouillent quand nous rejoignons l’hôtel.
— Pas de folies ce soir, j’insiste au moment de se quitter après le dîner.
Une longue journée vous attend demain. Nous aurons tout le temps de faire
la fête dans le bus du retour demain soir. Mais il faut gagner cette
compétition d’abord.
Puis c’est une envolée de moineaux. Aux sourires et aux gloussements
j’ai conscience que j’ai un peu parlé dans le vide. Mais je décide de leur
faire confiance. Ils savent pourquoi ils sont là.
Je suis épuisée, donc je regagne ma chambre en refusant le verre que me
propose Sherry. Je n’ai pas très envie de me joindre aux autres entraîneurs
de la compétition. J’ai vu leurs regards en coin sur ma jeunesse. Ils
semblent tous au bord de la retraite. Et je sais aussi que mon cursus à
Juilliard fait partie des conversations. Et les danseuses, jeunes ou plus
âgées, peuvent être de vraies pétasses. J’en ai croisé plus d’une dans les
couloirs de Juilliard. Alors, si je peux les éviter, je ne m’en prive pas.
Dans ma chambre je m’affale sur le lit avec mon téléphone. Je n’ai pas
eu de nouvelles de Jayden de la journée et ça commence à m’inquiéter. Il
n’avait vraiment pas l’air bien hier soir. Il n’y a toujours aucun message sur
l’écran. Je pousse un soupir.

Hey ! Tout va bien ? Tu te sens mieux ?

Je fixe l’écran de mon téléphone, mais aucune réponse ne se montre. Je


lance mon portable sur l’oreiller. Je suis inquiète, mais aussi en colère.
À moins qu’il ne soit à l’article de la mort, je ne vois pas ce qui peut
l’empêcher de répondre à un foutu texto. Excédée de ne toujours pas
entendre le signal d’arrivée d’un message, je me rends dans la petite salle
de bains pour prendre une douche.
Deux réponses font leur apparition lorsque je sors en essorant mes
cheveux. Je me précipite sur mon téléphone.

Je vais bien, ne t’inquiète pas.


Comment s’est passée ta journée ?

Je souris comme une idiote en tapant ma réponse, oubliant


complètement ma colère et ma fatigue.

Ils ont été géniaux. Je suis super confiante pour demain.


Merveilleux.

Et c’est tout. Mes autres messages où je détaille leurs performances et


mes émotions sur la journée restent sans réponse. Enfin jusqu’à :
OK. C’est super, Chloé. Bonne nuit.
Je reste dubitative. Jayden m’a habituée à des messages beaucoup plus
vivants. D’habitude il aurait fait des blagues plus ou moins graveleuses sur
les mouvements que je lui ai décrits et il m’aurait rassurée sur mes
incertitudes. Je lui dis bonne nuit également, décidant de mettre son
comportement sur le compte de la maladie. S’il a de la fièvre, il a
certainement des difficultés à se concentrer. J’ai hâte de rentrer demain soir
pour le retrouver. Je ne travaille pas lundi, donc je pourrai prendre soin de
lui correctement. Je m’endors avec la tête pleine des réussites de mes élèves
et de l’envie de le retrouver.

Comme je l’ai prédit, nous avons gagné la compétition. Et l’équipe est


en bonne voie pour être sélectionnée au concours national. Je suis si
heureuse que je ne peux m’empêcher de crier de joie avec eux dans le bus
qui nous ramène à Auburn. La coupe passe entre toutes les mains. Elle est
magnifique et j’ai hâte de la voir trôner dans la vitrine au lycée. La
deuxième que l’équipe de danse rapporte. Certainement pas la dernière.
Avec elle nous rapportons un petit chèque qui devrait convaincre le conseil
d’administration de renouveler l’équipe pour une année supplémentaire.
Auburn n’est qu’à deux heures de bus, mais il est tard quand nous
arrivons sur le parking du lycée. L’euphorie de la victoire est un peu
retombée pour faire place à la fatigue du voyage. Sur le parking ce sont des
hourras qui nous accueillent, même le proviseur a fait le déplacement
malgré l’heure tardive. Il félicite chaque danseur personnellement et me
prend même dans ses bras. Je ris de gêne, mais le remercie. Les parents me
félicitent aussi, bien qu’ils évitent les embrassades gênantes, eux. J’en ai les
larmes aux yeux.
Puis enfin le parking se vide et tout le monde va se coucher. Après avoir
confié la coupe et le chèque à M. Pattel je retrouve le calme de l’habitacle
de ma voiture. La route n’est vraiment pas longue jusque chez Jayden, mais
je trépigne d’impatience. Je n’ai qu’une envie, c’est de me blottir entre ses
bras chauds. Nous n’avons pas parlé de la journée, j’espère qu’il va mieux,
parce que j’ai aussi très envie de fêter ma victoire avec lui. Nue, de
préférence.
Quand je me gare devant la maison, il n’y a pas de lumière aux fenêtres
et la Mustang n’est pas dans l’allée. C’est étrange, mais l’hiver est bien
installé maintenant, il l’a sans doute rentrée dans le garage. Je trouve mon
double des clés au fond de mon sac à main. Pas de fête sexuelle ce soir,
mais rien ne m’empêche de me glisser sous les draps avec lui et de le
surprendre demain matin.
Je frissonne malgré ma doudoune et m’avance dans la rue sombre. Ce
n’est qu’une fois qu’elle se trouve sur mon chemin que je la remarque.
La pancarte.
LA pancarte.
Celle qui clame que cette maison est à vendre. Avec le joli visage de
Victoria dessus.
Je regarde autour de moi. Je suis tellement fatiguée que je me suis peut-
être trompée de maison. Je vérifie l’adresse. Non, je suis au bon endroit. Et
il y a une putain de pancarte « À VENDRE » sur la pelouse devant la
maison de Matthew.
Je me force à prendre de grandes respirations. Ce n’est pas parce que
Jayden ne m’a pas prévenue que c’est forcément une mauvaise nouvelle. Il
a pris une décision pour la maison. C’est tout.
Je remonte l’allée, rassurée.
La maison est calme quand j’ouvre la porte. Et j’ai comme un
pressentiment. Je me rue dans l’escalier, dans sa chambre.
Vide.
Aussi vide que les trois autres chambres.
Il est parti.
CHAPITRE 38

Jayden
J’ai pris la bonne décision.
C’est ce dont j’essaye de me persuader depuis mon départ d’Auburn.
J’ai fait ce qu’il fallait. Pour la protéger. Il valait mieux lui briser le
cœur que de détruire son univers entier. Elle s’en remettra. La vérité en
revanche… Je ne pouvais pas déposer un tel poids sur ses épaules. Je
préfère le porter seul. En assumer les conséquences seul. Et ce même si
mon propre cœur est en miettes.
Je pousse la porte de mon nouvel logis new-yorkais. Un vieux pote de la
fac a eu la bonne idée de partir faire le tour du monde et me sous-loue son
minuscule appartement à Brooklyn. La mort dans l’âme je dépose un carton
sur la table basse. J’ai entassé dans la Mustang tout ce qui avait de
l’importance et il n’y avait pas beaucoup de place, donc l’installation va
aller vite. Et tout le long du déballage de mes affaires je me le répète
comme un mantra :
J’ai pris la bonne décision.

Chloé
— Je peux avoir une explication ?
Je débarque comme une furie dans le bureau de Victoria. Son visage est
sur la pancarte devant la maison, c’est à elle que Jayden a confié la vente,
elle a forcément des informations. Sa boutique du centre-ville est mon
second arrêt de la matinée. Depuis hier soir, Jayden ne répond à aucun de
mes appels, aucun de mes textos, c’est comme s’il avait disparu de la
surface de la terre. Au lycée, où je me suis rendue en premier pour le
retrouver, M. Peterson, le professeur qu’il remplaçait, était fort surpris de
me voir débouler dans sa classe. Ses élèves beaucoup moins. Ce qui ne m’a
pas empêchée de passer pour une folle furieuse. Le proviseur m’a assuré
qu’il ignore où se trouve Jayden puisqu’il n’a pas laissé d’adresse pour le
contacter.
J’agite mon téléphone sous le nez de la blonde. Ses yeux écarquillés se
posent sur l’écran et la photo que j’ai prise ce matin de la maison avec son
putain de panneau. J’y suis retournée pour m’assurer que ce que j’avais
découvert hier soir n’était pas juste un horrible cauchemar.
Les yeux de Victoria font l’aller-retour entre l’image et mon visage
furax.
— Je pensais que tu étais au courant, déclare-t-elle enfin.
— Est-ce que j’ai l’air au courant de quoi que ce soit ? je m’échauffe.
Je n’arrive pas à croire qu’elle ait accepté de faire ça dans mon dos. Je
me détourne pour faire les cent pas dans son bureau. Toujours debout et
stupéfaite, Victoria me regarde faire sans rien dire. Comment est-ce
possible ? Je ne suis partie que deux jours. Un putain de week-end.
Comment a-t-il pu en profiter pour prendre la poudre d’escampette ? Je sens
les larmes me monter aux yeux. Mais il est hors de question que je
m’effondre. Pas encore une fois. Pas pour lui. J’ai fait une promesse à ma
mère. Alors je me plante de nouveau devant mon amie. Préférant rester en
colère. Je vais le retrouver et je vais le détruire.
— Raconte ! je vocifère. Dis-moi tout ce que tu sais.
Victoria pousse un soupir et se rassoit dans son fauteuil de bureau, les
bras croisés sur son ventre, une habitude qu’elle a gagnée au cours de ses
trois grossesses.
— Je suis désolée, Chloé. Il m’a juste dit qu’il avait une urgence à New
York, il devrait revenir. Tu as essayé de l’appeler ?
J’éclate d’un rire sans joie. Non mais elle se fout de ma gueule ?
— Putain, Victoria, c’est la première chose que j’ai faite quand j’ai vu
ton panneau à la con devant la maison !
Les yeux de mon amie s’assombrissent et elle se redresse pour planter
son regard dans le mien.
— Je suis désolée, mais je ne suis pas responsable du départ de Jayden !
s’exclame-t-elle. Donc tu n’as pas besoin d’être vulgaire avec moi.
J’affronte son regard, je suis loin d’être intimidée.
— Tu n’es pas responsable ? Tu as mis sa maison en vente sans poser la
moindre question, bordel !
Cette fois elle s’énerve pour de bon.
— Il m’a affirmé que tu étais au courant ! Que vous aviez vidé la
chambre de son père exprès. Je lui ai fait confiance ! C’est mon ami aussi.
Depuis plus longtemps que moi, c’est certain. Sauf qu’il a un
antécédent. Jayden Jones a une fâcheuse tendance à disparaître de nos vies.
Ce que je ne manque pas de lui faire remarquer.
— Il va sûrement revenir, insiste-t-elle.
Je secoue la tête. Je ne suis plus aussi stupide qu’avant. Il y a des signes
qui ne trompent pas.
— Je tombe directement sur sa messagerie quand je l’appelle, expliqué-
je d’une voix blanche. Il ne répond à aucun de mes messages. Il a
clairement bloqué mon numéro, Vic. Je ne pense pas qu’il reviendra. Et ce
n’est qu’une question de temps avant qu’il ne disparaisse de vos vies aussi.
Mes mots semblent l’atteindre et la calment. Elle sait que j’ai raison.
Parce que Jayden est comme ça. Il fuit. Comment ai-je pu croire qu’il avait
changé ? Je ne sais pas ce qui l’a perturbé cette fois. Tout semblait parfait.
Jusqu’à vendredi soir. Non. Depuis plus tôt que ça. Quand il a ouvert cette
pochette prétendument vide. Quoi qu’il y ait eu dans ce dossier c’est ce qui
a provoqué sa fuite.
Putain !
Il a tout emporté ! Les cartons avec les papiers de son père à garder
avaient disparu quand j’ai fait le tour de la maison hier soir.
Victoria remarque le changement en moi et se lève pour faire le tour de
son bureau. Doucement elle m’enlace et je me laisse aller contre elle. Sa
main dans mes cheveux je ferme les yeux dans son cou. Mais je ne pleure
pas. Je ne veux pas.
— Je suis désolée, Chloé. Si j’avais su… Je suis désolée, répète-t-elle
plusieurs fois.
Je sens la sincérité dans ses paroles et je m’autorise à laisser couler une
larme. Je laisse la colère refluer un peu. Je m’excuserai plus tard auprès
d’elle.
Après une longue accolade, nous sommes installées sur le canapé de son
bureau, une tasse de café brûlant dans les mains.
— Charlotte fait un café horrible, prévient Victoria, mais c’est mieux
que rien.
Je trempe mes lèvres dans le breuvage réconfortant et fais aussitôt la
grimace. Il est à la limite du buvable. Victoria devrait songer à changer de
secrétaire ou à lui payer une formation de barista. Mais la chaleur me fait
du bien. Alors je me force à en prendre une autre gorgée.
— Jayden m’a appelée samedi matin, commence-t-elle. À l’ouverture. Il
m’a dit qu’il voulait mettre en vente la maison rapidement. Comme je
n’avais pas grand-chose de prévu et que c’est un ami, je suis allée le
rejoindre pour faire l’estimation et remplir les papiers.
Je hoche la tête, le nez dans mon jus de chaussettes.
— Puis, il m’a annoncé qu’il partait pour New York un moment, que tu
étais au courant et que je ne devais le contacter que pour la maison, qu’il ne
pourrait pas répondre aux appels.
— Et rien de tout ça ne t’a semblé louche ? je la coupe.
Elle pousse un soupir en abandonnant l’idée de boire son café et le
posant sur la table basse.
— Si. J’ai insisté un peu, mais il m’a répondu qu’il m’expliquerait en
temps voulu. Et bêtement j’ai supposé qu’il voulait te faire une surprise ou
une connerie du genre. Ou que quelqu’un avait de graves ennuis.
J’essaye de me noyer dans l’immonde boisson, mais je ne réussis qu’à
me brûler le palais.
— Je suis désolée, répète Victoria en tendant une main pour me caresser
le bras dans un geste de réconfort.
Mes yeux sont perdus dans le vague. C’est le vide dans mon esprit. Je
sais que je devrais être dévastée d’avoir perdu Jayden à nouveau, et je le
suis. Mais, putain, je suis dans une colère noire. J’en ai marre de me battre
inutilement pour lui.
— Si j’ai la moindre nouvelle, je te préviens, annonce mon amie.
Ce qui me ramène dans le moment présent.
— Non.
— Non ?
— Je m’en fiche, déclaré-je froidement. Il peut aller crever en enfer, je
ne veux plus entendre parler le lui.
Je me lève et Victoria recule de stupeur. Mon ton est froid et détaché.
Les yeux bien secs je récupère mon sac à main sur le sol.
— Tu es sûre ? insiste-t-elle.
— Certaine. Merci, Victoria, tu es adorable. Mais Jayden Jones a choisi
de disparaître, je ne vais pas lui courir après. J’ai une vie à mener.
Je lui offre un sourire crispé avant de quitter son bureau, la tête haute et
le mascara intact.
— C’est sans doute pour le mieux, déclare ma mère en me servant de la
salade.
Je la dévisage par-dessus le saladier. Comme promis, elle n’a pas eu
besoin de me ramasser à la petite cuillère cette fois. Drapée dans ma colère,
je suis indestructible.
— C’est-à-dire ?
Je reprends mon assiette et ma mère attend d’avoir fini de se servir
également pour me répondre.
— Vous aviez un passé trop lourd et douloureux, je ne pense pas que
vous aviez un très bel avenir devant vous. Ça allait forcément finir comme
ça.
Je scanne son visage. J’ai du mal à croire ce que j’entends. Elle pensait
vraiment que je n’avais aucun avenir avec Jayden ?
Quand je lui ai appris ce qui s’était passé, elle n’a pas vraiment eu la
réaction que j’imaginais non plus. Au lieu d’être en colère comme moi, elle
m’a semblé soulagée. Et encore plus quand je l’ai informée que je n’avais
pas l’intention de le pourchasser à New York.
— Pourquoi ? demandé-je, acerbe. Qu’est-ce que tu sais ?
Je me souviens de ses paroles cryptiques le soir de Thanksgiving.
Maman hausse un sourcil, mais ne relève pas ma remarque. Le nez dans ma
salade, je n’insiste pas. J’en ai marre des secrets, des mystères. Alors
qu’elle aille se faire voir.
— Ce n’était pas un homme pour toi, conclut-elle finalement.
— Oui, je pense l’avoir compris, dis-je, pince-sans-rire.
Je vois très bien pourquoi de mon côté. Mais pourquoi le pense-t-elle,
elle ? Aucune idée. De toute évidence, c’est comme ce dossier « vide ». Je
n’ai pas le droit de le savoir. Et je les emmerde tous avec leurs mensonges.
Sans un mot je termine ma salade, débarrasse la table et ramasse mes
affaires. Distraitement, je dépose un baiser sur la joue de ma mère avant de
claquer la porte dans mon dos. Je ne sais pas quel rôle elle a joué dans la
disparition de Jayden, mais je sens qu’il y a des choses qu’elle ne me dit
pas.
Eh bien, qu’elle garde ses sales petits secrets, je n’en ai plus rien à
foutre.
CHAPITRE 39

Chloé
Un mois plus tard, je me réveille encore avec les larmes aux yeux. Je
rêve de Jayden pratiquement toutes les nuits. Et je pleure doucement en me
levant, car le rêve est terminé. Un mois qu’il est parti sans un mot, sans se
retourner, et mon cœur est toujours en morceaux.
Mais je tiens bon. Du mieux que je peux. Je ne me suis pas effondrée, je
n’ai pas mangé mon poids en crème glacée en pleurant devant la télé. Je
n’ai rien cassé et, depuis mon coup d’éclat dans le bureau de Victoria, je
n’ai plus crié sur personne. Je suis bien trop vide pour exprimer tous ces
sentiments.
Alors tous les matins j’essuie les larmes sur mes joues et je me force à
penser à autre chose. Nous avons remporté la deuxième étape du
championnat, donc je me focalise sur l’entraînement du groupe de danse.
L’audition de Jessie et Tate pour Juilliard arrive à grands pas, donc leurs
entraînements ont également redoublé d’intensité. Je me noie complètement
dans le travail. J’en ai conscience. Mais je n’ai pas le choix. C’est ce qui me
fait tenir. La routine. L’occupation. Ça m’empêche de trop réfléchir. De
penser à lui.
Comme d’habitude j’arrive en avance au club. Quand je ne travaille pas
au lycée, je suis là à l’ouverture. Je profite des salles vides pour
m’entraîner. Avec plus de rage, plus de force. La danse m’a toujours aidée à
me sentir mieux. Elle exprime toutes les émotions que je n’arrive pas à
formuler, elle m’épuise le corps et l’esprit. Elle me soulage du poids qui
m’écrase le cœur. Quand je danse j’ai l’impression d’être entière de
nouveau. Alors je saisis chaque occasion de le faire.
— Bonjour, Chloé, m’accueille Virgil sur le parking.
C’est le seul qui ne me regarde pas avec inquiétude et tristesse ces
derniers temps. Ce qui est assez reposant.
— Bonjour, Virgil, je lui réponds en acceptant le gobelet de café qu’il
me propose.
Il est exactement comme je l’aime. J’offre un sourire à mon collègue
pour le remercier de son attention. Mais je sais que ce sourire atteint à peine
mes yeux et retombe aussitôt. Le beau blond ne s’en formalise pas. D’un
geste expert il déverrouille les portes vitrées et je le précède à l’intérieur. Le
temps qu’il allume toutes les lumières et déverrouille les salles de danse et
les vestiaires, je me débarrasse de mon manteau dans le bureau de Michelle.
Puis je rejoins Virgil à l’accueil pour l’écouter me raconter son week-end.
Ça ne m’intéresse pas vraiment, je ne l’écoute que d’une oreille en hochant
la tête de temps en temps. Mais je fais l’effort pour ne pas inquiéter
Michelle. Je me débrouille pour qu’elle me trouve toujours assise sur le
comptoir, mon café à la main, souriant à Virgil.
Elle a peur que je ne me coupe du monde. Ce n’est pas le cas. Même s’il
est vrai que j’ai annulé plusieurs déjeuners du samedi avec Maxine, refusé
de dîner avec ma mère trois dimanches de suite et oublié d’aller chez Alex
et Victoria à plusieurs reprises. Mais je n’ai pas le choix, ils passent tout
leur temps à me demander comment je vais, à marcher sur des œufs. Ils
prennent tellement de soin à éviter de parler de Jayden que je peux lire son
prénom dans leurs yeux. Même ma mère me regarde avec pitié ces derniers
temps.
Enfin ma boss se pointe et me libère de mes obligations sociales.
J’attends impatiemment qu’elle nous remarque et nous salue pour sauter du
comptoir avec un entrain feint.
— Bon ! je m’exclame avec un sourire forcé et une voix trop aiguë pour
être honnête. J’ai des routines qui ne vont pas se monter toutes seules.
Je m’éloigne dans le couloir menant aux salles de danse.
— Si vous me cherchez je serai dans le studio numéro deux.
Ils savent pertinemment que mes routines sont montées et parfaitement
huilées depuis des jours. C’est le problème, je ne suis pas encore une très
bonne actrice. J’aime penser que je vais soit aller mieux, soit m’améliorer
avec le temps.
— Hé, Chloé ? me hèle Virgil d’une voix gênée.
Je me retourne, mon faux sourire enjoué toujours sur les lèvres.
— Oui ?
Le faux blond se gratte la nuque en évitant mon regard. Je me demande
bien ce qu’il va me pondre.
— Je me disais…
Il hésite. Je me retiens de soupirer en tapant du pied. Je veux sortir de
là. Fermer la porte du studio et me retrouver seule avec la musique.
— On n’est jamais allés boire ce café au final.
Je me souviens vaguement de ça. De son invitation le jour exact où…
Bref.
— Et donc c’est sympa de le boire ensemble presque tous les jours en
ce moment.
Oh ! je sens qu’il se méprend sur mes intentions.
— Alors, est-ce que tu voudrais qu’on sorte dîner un de ces quatre ?
Exactement ce que je craignais. J’ai toujours apprécié Virgil, dans son
style surfeur du dimanche. Sa décoloration blonde lui va bien et il est tout à
fait à sa place à l’accueil d’une salle de sport, il nous ramène bon nombre
de clientes. Mais pour autant je ne l’ai jamais vu autrement que comme un
collègue.
— Je…, j’hésite.
Il est temps de faire tomber le masque, j’imagine. Mon sourire s’efface,
je laisse mon expression redevenir stoïque. Je le laisse voir comment je me
sens réellement. Vide et inexpressive.
— Je suis désolée, Virgil, mais je n’en ai pas envie.
Un peu d’honnêteté fait toujours du bien. Le visage plein d’espoir de
mon collègue se décompose à son tour. Et mon cœur est tellement vide que
ça ne m’atteint pas plus que ça.
— Oh… d’accord.
Je ne lui offre même pas de sourire contrit avant de tourner les talons
pour fuir dans le studio numéro deux.
— T’es vraiment lourd, Virgil, j’entends Michelle soupirer dans mon
dos tandis que je m’éloigne.
— Ça fait un mois ! Elle doit être passée à autre chose depuis, réplique
son employé et ami.
— Si tu penses ça, t’es vraiment plus con que je ne le croyais.
Puis j’atteins le studio et leur conversation disparaît derrière la porte
que je referme.

Je déteste le dimanche. Le club est fermé et Michelle refuse que j’y aille
quand même pour danser. Le lycée est fermé et le proviseur est aussi
inflexible que mon amie. Et mon appartement est trop petit pour y danser
sans me blesser contre un meuble. Alors je tourne en rond. Je me vide la
tête en faisant le ménage. Je récure ma cuisine et ma salle de bains jusqu’à
ce qu’elles brillent. J’aspire le canapé, je change mes draps, je lave mes
vêtements fragiles à la main. J’ai même ciré mon parquet deux fois et
réorganisé mon tiroir à chaussettes. Puis je vais courir jusqu’à être assez
épuisée pour m’endormir devant la télé. Certains sombrent dans l’alcool,
moi j’épuise mon corps pour que mon cerveau ait autre chose à penser que
la douleur que j’ai dans le cœur.
Je m’installe devant la télévision en pyjama quand ma porte s’ouvre
devant le fauteuil roulant de ma mère. Je reste stupéfaite assez longtemps
pour qu’elle entre et referme la porte derrière elle. Il n’y a pas d’ascenseur
dans mon immeuble et j’habite au deuxième étage. Ma mère est
débrouillarde, mais pas à ce point. Enfin son regard me trouve affalée sur
mon canapé.
— J’ai demandé à Alexander de m’aider à monter, explique-t-elle alors
que je n’ai rien demandé.
Je n’ai aucun mal à imaginer ma mère dans les bras d’Alex pour gravir
mes escaliers. C’est ainsi qu’elle a découvert mon appartement il y a trois
ans quand j’ai emménagé. Elle n’est pas revenue depuis.
Je regarde la porte, m’attendant à voir surgir le père de famille.
J’imagine que c’est une intervention. Ils veulent que mon comportement
change. Eh bien, ils peuvent aller se faire voir. Je me redresse, mais ne me
lève pas de mon sofa. Je croise les bras sous ma poitrine, boudeuse.
— J’imagine qu’il arrive.
— Non, il m’attend dans la voiture.
De plus en plus étrange. Elle pousse son fauteuil autour du canapé et
vient se planter à côté de moi.
— Tu refuses encore de venir dîner à la maison, déclare-t-elle en
plongeant son regard dans le mien.
— Et donc tu es venue me chercher ? je raille avec un sourire en coin.
Maman pousse un soupir, mais ne réplique pas, comme si elle
comprenait qu’elle mérite mon attitude. Une partie de moi est encore en
colère contre elle. Sa quasi-jubilation face au départ de Jayden me fait
supposer qu’elle a un lien avec cette disparition soudaine.
— Non. Je suis venue te donner ça.
Je remarque l’enveloppe en papier kraft pour la première fois quand elle
me la tend de ses doigts tremblants.
— Je pourrais te dire de ne l’ouvrir que lorsque je serai partie,
commence-t-elle nerveusement alors que je saisis la grande enveloppe
marron. Mais il est temps que j’assume mes actes.
Plus cryptique, tu meurs. Elle lâche l’enveloppe et recule d’un tour de
roues. Je suis sceptique, donc j’attends une explication.
— C’est quoi ?
Putain ! pourquoi il faut toujours faire des mystères et des grandes
mises en scène ? Elle ne peut pas simplement me dire ce qui se passe ? Non,
il faut forcément en faire des caisses.
— C’est la raison pour laquelle Jayden t’a quittée.
La mâchoire m’en tombe. J’avais donc raison. Elle a un lien avec son
départ.
— J’aurais dû te le dire tout de suite, reprend-elle, les yeux pleins de
larmes. Mais j’avais tellement peur de te révéler la vérité. Il y a des secrets
que l’on garde si longtemps qu’on les oublie. Jusqu’à ce qu’ils viennent
sonner à la porte.
Je ne l’écoute plus. Mes yeux sont fixés sur l’enveloppe. Et malgré tout
je n’arrive pas à l’ouvrir. Que vais-je trouver à l’intérieur de si grave pour
que ma mère décide que c’est plus important que mon bonheur ? Maman se
tait. Et elle attend.
Alors je prends mon courage à deux mains et j’ouvre cette foutue
enveloppe. La pile de feuilles que j’en sors n’est pas très épaisse, quatre ou
cinq documents au maximum. Apparemment les plus gros secrets sont ceux
qui prennent le moins de place. Mon regard se vide quand sur la première
page je tombe sur l’écriture si professionnelle de Jayden. À la date qu’il n’a
pas manqué d’inscrire en haut à droite, je découvre qu’il a laissé cette lettre
à ma mère avant de se volatiliser. Il explique les raisons de son départ à ma
mère et pas à moi ! Je lève un regard rempli d’interrogations sur la femme
devant moi.
— Lis, se contente-t-elle de dire.
Et je fais ce qu’elle me demande.

Carole,
Je pars. Cela soulagera sans aucun doute votre conscience. J’ai découvert
pourquoi vous voyez ma relation avec Chloé d’un si mauvais œil. Ne vous
inquiétez pas. Je tire ma révérence discrètement, je ne dirai rien à Chloé. Vous
allez pouvoir jubiler sur mon départ et retrouver votre fille pour vous toute seule.
J’espère qu’elle rencontrera bientôt un homme qui l’emmènera réaliser tous ses
rêves loin de vous. C’est tout ce que vous méritez pour avoir gardé ce secret
envers et contre tout. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la position
dans laquelle vous nous mettez. Vous espériez peut-être que notre histoire se
terminerait rapidement et que votre mensonge par une si belle omission ne
verrait jamais la lumière du jour. Mais désormais le diable est sorti de sa boîte.
J’ai trouvé les documents que vous craigniez tant que je trouve.
Donc je pars. Je m’en vais cacher votre secret à New York. Vous me dégoûtez,
Carole, pour nous avoir laissés faire ça. Je ne détruirai pas la vie de la personne
que j’aime le plus au monde, donc je vais vivre seul avec cette vérité.
Profitez de votre fille tant qu’elle vous aime encore.
Jayden Jones

Je redresse la tête de ma lecture et dévisage ma mère, dont le visage est


couvert de larmes.
— Mais enfin de quoi il parle ?
Il parle de ce foutu secret qui de toute évidence a détruit sa vie et dont
j’ignore tout. Ce foutu secret que j’ai senti planer au-dessus de nous depuis
des mois. Ce putain de secret qui nous a séparés. Mais pas une seule fois il
ne dit ce que c’est.
— Lis, répète simplement ma mère, des trémolos dans la voix.
Mais il n’y a plus rien à lire sur cette page. Donc je regarde le document
suivant. Mes yeux tombent immédiatement sur le logo de l’hôpital
d’Auburn. Je parcours le document, qui semble être un consentement signé
par mes deux parents. Une troisième signature familière se trouve en
dessous. Celle de Matthew. Je relis une troisième fois les paragraphes. Et je
comprends. Je comprends toute l’horreur de la situation. Je lâche les
documents comme s’ils m’avaient brûlée.
— Oh, mon Dieu ! je m’exclame en me levant.
Les larmes coulent sur mes joues et je me précipite aux toilettes pour
vomir tripes et boyaux. Au-dessus de la cuvette je vomis et pleure sans
discontinuer. Quand mon estomac est enfin vide je me redresse et me rince
la bouche. J’ai envie de prendre une douche, mais je suis dans une colère
noire.
Dans le salon, ma mère a ramassé les feuilles tombées par terre. Elle est
d’un calme désarmant, mais ça ne m’empêche pas de me ruer sur elle pour
lui hurler dessus à pleins poumons.
— Mais tu es folle ! Comment as-tu pu garder un tel secret pour toi !
Rien que d’y penser, la nausée revient. Je ravale ma bile et continue sur
ma lancée.
— Tu es au courant qu’on couchait ensemble ? Putain, mais tu te rends
compte de ce que tu as fait ! Jayden a raison, c’est dégueulasse !
Ma mère, néanmoins, reste calme.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Je deviens folle. Dans un rire hystérique, je lui arrache les documents
des mains et les agite devant ses yeux.
— Ah non ? Parce que ce document indique clairement que Jayden est
mon frère !
Je déglutis de plus belle. Le dire à voix haute me donne envie de me
précipiter aux toilettes de nouveau. Mais maman secoue encore la tête.
— Non.
— OK, donc tu n’y connais rien à la génétique dans ce cas ! Si Matthew
est mon père et que Jayden est son fils, c’est également mon demi-frère.
— C’est Doug ton père, c’est avec lui que je t’ai élevée, s’énerve-t-elle
un peu.
Mais elle se fout de ma gueule ou quoi ?
— Ne joue pas sur les mots, maman, Matthew a donné son sperme pour
me concevoir, ce sont ses gènes que je possède, c’est mon père biologique.
— Oui.
Ce oui me calme enfin. Je m’effondre sur mon canapé, en larmes.
— Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait ? Mais qu’est-ce qu’on a
fait ?
Les yeux ruisselant sur mes mains, je ne vois pas ma mère s’avancer
pour reprendre les documents entre mes doigts crispés. Puis elle presse mon
genou de sa main libre.
— Ma puce, commence-t-elle d’une voix calme et rassurante. Jayden
n’est pas ton frère.
Elle est folle. On ne partage que la moitié de notre patrimoine
génétique, mais c’est déjà trop. Et dire que tous ces gens qui disaient que je
ressemblais à Matthew avaient raison. Tout est clair maintenant. Son
sourire, ses yeux, je les vois tous les matins dans le miroir. Comment ai-je
pu être aussi aveugle ? Aussi crédule ?
— Demi-frère, si tu veux, je réplique au milieu de mes larmes, ça ne
change pas grand-chose.
— Non, ma chérie. Lis la suite.
Je secoue la tête. Je ne veux pas en apprendre plus. Je comprends
pourquoi Jayden est parti sans rien dire. J’aurais préféré continuer à vivre
dans l’ignorance.
— Lis le dernier document, s’il te plaît.
Je secoue la tête de nouveau.
— Va-t’en, j’arrive difficilement à formuler.
Je voudrais me retrouver seule pour ramasser les morceaux de ma vie et
tenter de laver le dégoût de moi-même.
— Je t’en prie, Chloé, lis le dernier document, fait la voix suppliante de
ma mère. Et après, si c’est toujours ce que tu souhaites, je partirai.
Doucement, je retire les mains de mes yeux. Maman m’offre un
mouchoir pour essuyer les larmes qui brouillent ma vision, puis me rend les
documents. Le dernier est une lettre manuscrite d’une écriture très
féminine. Je retiens ma respiration en la lisant.
Puis je fonds de nouveau en larmes dans les bras de ma mère.
CHAPITRE 40

Jayden
Quelqu’un joue du tambour avec ma porte. J’ouvre difficilement un œil.
Dans un grognement, je me tourne de l’autre côté dans l’espoir que l’intrus
s’en ira. Je suis épuisé, j’ai fait la fermeture du restaurant hier soir et je n’ai
clairement pas assez dormi pour supporter un voisin en détresse de sucre de
si bon matin. Ou pire. Une ex hystérique du pote à qui je sous-loue cet
appart. Michal et moi n’étions pas très proches mais, quand j’ai vu son
annonce sur Facebook, j’ai sauté sur l’occasion. Il me fallait un appartement
à New York et dans l’urgence. J’ignorais alors que ça venait avec un lot de
femmes éconduites. Quelques années en arrière je me serais fait un plaisir
de les consoler.
Le tambourinement reprend de plus belle. C’est bien trop déterminé
pour être un voisin en manque de sucre. Je pousse un soupir et repousse les
draps. Je n’ai que quelques pas à faire pour traverser le studio et atteindre la
porte. Je peste en silence, répétant mon discours dans ma tête. Je vais
expliquer calmement à cette fille que Michal n’habite plus ici pour le
moment et que, non, je ne sais pas où il est exactement, quelque part entre
l’Australie et le Japon, non, il n’a pas changé de numéro de téléphone, il l’a
certainement bloquée.
Mais à mi-chemin c’est sa voix que j’entends m’appeler derrière la
cloison.
— Jayden ?
Je m’arrête au milieu du couloir qui mène à l’entrée. Je cesse de
respirer. Ça fait plus d’un mois que je n’ai pas entendu le son de sa voix et
mon cœur se contracte dans ma poitrine. Elle ne peut pas être là. J’ai été le
plus prudent possible. Je ne veux pas qu’elle soit là. Ça fait trop mal.
— Jayden ? répète-t-elle de sa voix d’ange. C’est Victoria qui m’a
donné ton adresse, ne lui en veux pas s’il te plaît.
Quel con ! J’aurais dû demander à quelqu’un d’autre de s’occuper de la
vente de la maison ! Je n’aurais pas été obligé de communiquer mon
adresse à quelqu’un d’aussi proche de Chloé. Mais dans un délai aussi court
elle était la seule à qui je pouvais faire confiance.
— Jayden, ouvre-moi s’il te plaît, reprend la voix de Chloé. Il faut
qu’on discute, c’est important.
Je secoue la tête, complètement affolé. Il est hors de question que
j’ouvre cette porte. Si je me retrouve face à elle, elle va réclamer des
explications pour mon départ soudain. Et je n’en ai pas à lui fournir. Je suis
incapable de lui mentir. Je n’ai pas envie de lui dire que je ne l’aime pas.
C’est faux. Je l’aime tellement que je brûle de l’intérieur. Mais je n’ai pas le
droit de l’aimer. Et je ne peux pas lui dire la vérité non plus.
— Jayden ?
La souffrance dans sa voix est presque palpable. J’ai envie d’ouvrir. De
la prendre dans mes bras et de pleurer toutes les larmes de mon corps. Mais
avant que je puisse faire une bêtise monumentale j’entends le bruit d’une
serrure que l’on déverrouille.
— Oh ! s’exclame Chloé face au nouveau venu. Bonjour, monsieur,
savez-vous si Jayden Jones est chez lui ?
Dis non ! Dis non…
— Je l’ai entendu rentrer hier soir, lui répond malheureusement la voix
bourrue de mon voisin de palier. Donc il doit y être, oui.
Le silence retombe dans le couloir, ponctué d’un lourd soupir de Chloé.
Je peux voir son air dépité d’ici. J’imagine parfaitement sa bouche faisant la
moue, ses yeux se baissant et ses épaules se relâchant. Ce que voit mon
voisin.
— Écoutez, mademoiselle, dit-il d’une voix douce, plus doucement que
je ne l’ai jamais entendu s’adresser à moi en tout cas. Vous m’avez l’air
d’une bonne fille, s’il fait le fantôme, c’est que vous méritez mieux.
Chloé a un petit rire à moitié gêné et à moitié hystérique.
— C’est gentil, monsieur, mais c’est un peu plus compliqué que ça.
Oh, mon Dieu ! Elle ne va quand même pas déballer toute notre histoire
à un inconnu ?
— Peut-être, soupire l’inconnu en question, j’imagine que ça l’est
toujours. Mais je suis certain que vous méritez mieux que d’être laissée sur
le palier.
Puis sans un mot de plus il rentre chez lui, sa curiosité rassasiée.
J’espère un instant que les mots de l’homme ont fait entendre raison à
Chloé et qu’elle va s’en aller. Mais d’autres coups résonnent sur le battant
de ma porte.
— Jayden, je sais que tu es là.
Un soupir ponctue sa déclaration.
— Tu ne veux pas m’ouvrir, très bien. Je vais parler à travers la porte en
espérant que tu m’entends.
Je t’entends, mais je n’ai pas envie que tu parles.
— Je t’aime, Jayden Jones, et ce qu’on a mérite que l’on se batte.
Si seulement… Mais c’est impossible.
— Je sais, Jayden. Je sais tout et me voilà à New York pour toi.
Non, c’est impossible ! Tu ne peux quand même pas envisager ce que je
pense. Non. On ne peut pas.
— Écoute-moi, Jayden, je t’en prie. Je sais ce que tu penses avoir
découvert dans les papiers de ton père.
Non, je suis certain de ce que j’ai découvert. Nous ne pouvons pas être
ensemble parce que nous sommes frère et sœur. Y penser en ces termes me
retourne l’estomac quand je songe à tout ce que nous avons fait. Nous ne
savions pas, certes, mais ça ne change rien. Et c’est ce qui me rend autant
en colère contre Carole Wright, elle savait. Et elle n’a rien dit. Elle nous a
laissés faire. Tout pour garder son putain de secret.
— Ce n’est pas toute la vérité, continue Chloé, insensible à mes
réflexions.
Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de plus. Le document que j’ai vu
affirme que mon père a fait un don de sperme au profit de ses parents. Il est
donc son père biologique. Ce qui explique beaucoup de choses finalement.
Leur ressemblance étonnante, qui n’est finalement pas due au mimétisme,
son amour inconditionnel pour elle, et les liens profonds avec sa famille. Ils
étaient bien plus que des amis proches, ils étaient une famille. Étrange,
certes, mais plus complète que celle qu’il formait avec moi.
— Je ne peux pas t’expliquer derrière la porte, là où tout le palier peut
m’entendre, insiste-t-elle. S’il te plaît, Jayden, laisse-moi entrer.
Non.
— Jayden…
Sa complainte me fend le cœur, mais je dois tenir bon.
— Rien ne nous empêche d’être ensemble. Écoute-moi. Tu mérites de
connaître toute la vérité, même si elle fait mal.
Vérité que j’ai préféré lui cacher pour qu’elle ne vive pas le même
dégoût d’elle-même que moi.
— Je comprends pourquoi tu as fui sans rien me dire. Je comprends et
je te pardonne, j’aurais sans doute fait la même chose à ta place. Ce que ma
mère a fait est impardonnable.
Je ne peux qu’être d’accord avec elle. C’est une autre raison pour
laquelle je ne lui ai rien dit. Je ne veux pas qu’elle déteste sa mère comme
je la déteste maintenant. C’est la seule famille qui lui reste.
— Ça en vaut la peine. Nous deux. Ça en vaut la peine.
Je me retiens de poser ma tête devenue trop lourde sur le battant de la
porte. Si je reste parfaitement silencieux, elle finira par penser que je ne suis
pas là.
— Jayden, ça en vaut la peine.
Je l’entends presque sangloter à présent. Ses suppliques se rapprochent
de la porte et je comprends qu’elle y pose les mains et le front alors qu’elle
continue sa litanie.
— Jayden, s’il te plaît, laisse-moi entrer.
Elle se répète plusieurs fois.
Je reste silencieux.
Puis vient la colère, elle donne un grand coup dans ma porte, qui me fait
sursauter.
— Tu sais quoi ? déclare-t-elle d’une voix forte. Tes voisins n’ont pas
besoin d’avoir un compte rendu détaillé de notre histoire et de nos secrets
familiaux, mais je n’hésiterai pas à les hurler s’il le faut !
Je reste silencieux.
— Jayden, grogne-t-elle en avertissement.
Je reste silencieux.
— Ouvre-moi ! hurle-t-elle presque.
Je reste silencieux.
— Putain ! Écoute-moi ! Arrête d’être aussi têtu !
Je reste silencieux.
— C’est vraiment ce que tu veux ? Que je déballe tout sur ton palier ?
Je parie que tous tes voisins ont l’oreille collée à leur porte là maintenant.
Je reste silencieux.
Elle aussi.
Puis elle pousse un profond soupir.
— Je me couvre de ridicule, reprend-elle d’une voix beaucoup plus
basse, comme si elle ne se parlait plus qu’à elle-même. Il n’est sûrement
même pas là. C’était stupide de venir.
La résignation dans sa voix me fait frémir. J’ai réussi, je n’ai pas craqué.
J’entends Chloé ramasser ses affaires et descendre les escaliers, sans un
mot de plus.
Je pousse un profond soupir. Ponctué d’un coup de poing dans le mur
pour transformer la douleur de mon cœur en une douleur physique bien
réelle. Mes phalanges m’élancent, mais ça n’arrange rien. Comme un con,
je m’effondre au sol en pleurs.

Une journée de plus. Je suis épuisé quand je rentre à l’appartement pour


me changer. Il n’y a aucun poste pour moi à New York, même comme
remplaçant. Les équipes sont complètes depuis des mois. Alors je survis
tant bien que mal en cumulant différents jobs. La journée je parcours la ville
en long, en large et en travers pour offrir mes services de professeur
particulier à des adolescents qui préféreraient être ailleurs, pendant que
leurs mères me font les yeux doux. Puis je rentre chez moi, je prends une
douche rapide et j’enfile mon costume de serveur. Honnêtement c’est le
métier qui me paye le mieux pour le moment. La rémunération est correcte
et les pourboires sont intéressants.
Mais chaque fois que je passe les portes du restaurant et que je retrouve
mes collègues tous plus jeunes que moi je me rappelle que c’est ce que je
faisais quand j’étais étudiant. Entre la rétrogradation et mon désespoir
d’avoir perdu Chloé, ma vie est misérable en ce moment.
La mort dans l’âme j’ouvre ma boîte aux lettres. J’ai rarement du
courrier mais, si je ne les récupère pas régulièrement, les flyers des
vendeurs de pizzas et autres restaurants débordent de la minuscule boîte.
Cependant, pas de publicités aujourd’hui. Une grande enveloppe kraft prend
toute la place. Je me remémore la visite de Chloé ce matin. Ce qui ne me
demande pas un grand effort puisque ça ne m’a pas quitté l’esprit de la
journée. Il n’y a rien d’écrit sur l’enveloppe, mais ça ne peut être qu’elle qui
l’a déposée.
Dans l’appartement je me débarrasse de mon sac, de mes chaussures et
de ma veste. Dans le frigo je récupère une bière. Je sens que je vais en avoir
besoin pour découvrir ce que contient cette enveloppe.
Dès que je reconnais mon écriture et la lettre que j’ai laissée à Carole
avant de partir, trois certitudes m’assaillent. Chloé a lu cette lettre et le
contenu de l’enveloppe. Je ne pourrai pas aller bosser ce soir. Et il va me
falloir plus d’une bière pour tenir. Je préviens le restaurant que je ne me
sens pas bien et raccroche sans leur laisser le temps de protester.
Deux bouteilles de bière plus tard, je trouve enfin le courage d’ouvrir
l’enveloppe à nouveau. Je passe ma lettre, je me souviens assez bien de ce
que j’ai écrit à la mère de Chloé. Derrière je tombe sur une copie du
document que j’ai trouvé dans le dossier sans nom de mon père. La copie de
la famille Wright de toute évidence, qui accepte le don de mon père pour
son avenir. Je manque de régurgiter toute la bière que j’ai avalée. Mais il y a
encore deux documents derrière ce feuillet maudit. Je me souviens des
paroles de Chloé ce matin. Ce n’est pas toute la vérité. Il y a autre chose à
savoir dans cet imbroglio de secrets de famille.
Ma bouteille me glisse des mains et vient s’écraser au sol au ralenti. Je
fixe les documents. Je les relis, encore et encore. Un million de sentiments
contradictoires s’emparent de moi. La compréhension d’abord, froide et
véritable. La stupéfaction face à la révélation de mes origines. Mais enfin la
joie. La joie pure et simple.
Chloé n’est pas ma sœur.
Parce que Matthew n’est pas mon père.
Matthew n’est pas mon père.
L’information fait son chemin dans mon cerveau. Une larme s’échappe
de mes cils. Ma vie prend tout son sens. Je sais enfin. Enfin pourquoi il était
incapable de m’aimer pleinement quand Chloé était tout son monde. Il
élevait un enfant qui n’était pas vraiment le sien.
Je lis et relis plusieurs fois la lettre que je tiens toujours entre mes
doigts. Je ne connais pas cette écriture, mais c’est parce qu’elle émane
d’une personne dont je me souviens à peine. Ma mère. Elle a été écrite le
jour de ma naissance. Elle y raconte son histoire, mais surtout la mienne.
Me révélant que Matthew n’est pas mon père biologique, mais que c’est un
homme bien qui prendra bien soin de nous.
J’entends Chloé me dire qu’elle a choisi de me révéler la vérité même si
ça allait me faire souffrir. Que la souffrance, que la vérité en valait la peine.
Parce que maintenant, même si mon monde s’est écroulé une seconde fois,
je sais que j’ai le droit de la retrouver. J’ai le droit de la prendre dans mes
bras, de l’embrasser, de lui faire l’amour. J’ai le droit de l’aimer.
CHAPITRE 41

Jayden
J’ai mis trois jours à digérer les informations que Chloé m’avait
transmises. Trois jours à tourner dans mon appartement, à me répéter que
l’homme qui m’avait élevé n’était pas mon père biologique. Trois jours à
me convaincre que Chloé n’était pas ma sœur et qu’on avait le droit de
s’aimer. Trois jours pour vérifier que tout était vrai, à passer des coups de fil
à l’hôpital d’Auburn et à toutes les personnes susceptibles d’avoir des
informations sur cette histoire. Trois jours pour mettre mes affaires en
ordre. Il est hors de question que je doive repartir une fois que je l’aurai
retrouvée. Je me fiche bien de New York tant qu’elle est avec moi.
Comme un air de déjà-vu, je n’avais plus qu’une obsession : la
retrouver. À la différence près que je sais où la trouver cette fois. Cinq
heures de voiture plus tard je tambourine à mon tour à la porte de son
appartement. Je n’obtiens aucune réponse. Alors je recommence plus fort.
Une porte s’ouvre, mais ce n’est pas celle de Chloé. Je reconnais le
voisin qui nous épiait clairement il y a quatre mois quand nous nous
sommes réconciliés.
— Mlle Wright n’est pas chez elle, déclare-t-il.
J’observe sa tenue, son short miteux et son débardeur gras laissant
entrapercevoir un ventre bedonnant plus habitué à regarder la télévision
qu’à descendre les deux volées de marches qui mènent au monde extérieur.
Pas étonnant qu’il note les allées et venues de Chloé.
— Merci.
Et je m’enfuis en courant quand je le vois ouvrir la bouche. Je ne vais
pas assez vite, car je l’entends crier depuis sa porte :
— Vous avez encore merdé, mon garçon ? C’est une habitude chez
vous ?
Je l’ignore et dévale les escaliers. Même s’il a raison, je n’ai pas de
comptes à rendre à un vieux vicelard qui a plus de poils sur le torse que de
cheveux sur la tête. Je m’engouffre dans la Mustang et prends la direction
du lycée. Nous sommes jeudi, elle est sûrement au travail. Je me sens bête
de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Je débarque comme une furie dans les couloirs, sans faire attention aux
élèves qui me saluent avec enthousiasme bien que je sois parti comme un
voleur quand leur enseignant est revenu de Floride. Je croise aussi quelques
enseignants qui tentent de m’intercepter, mais je les évite et gagne le
secrétariat. En me voyant débarquer, Geneviève se lève d’un bond. Chloé
n’est nulle part en vue. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas là.
— Jayden ! s’exclame la secrétaire, fort surprise de me voir.
— Où est Chloé ? je demande au même moment en ignorant les
politesses d’usage.
Ce qui ne plaît évidemment pas à la vieille secrétaire. Celle-ci se rassoit
devant son ordinateur.
— Bonjour, Jayden, je suis heureuse de te voir, dit-elle d’un ton pince-
sans-rire. Tu viens récupérer ton chèque ?
Mon dernier paiement pour mon travail ici. Je ne l’ai jamais récupéré.
— Il était difficile de te l’envoyer, poursuit Geneviève, comme tu es
parti sans laisser d’adresse.
Son ton est vraiment froid et je sais que je vais devoir m’excuser en
bonne et due forme. Mais plus tard. J’ai une urgence là.
— Où est Chloé ? je répète, déterminé.
La secrétaire relève la tête et croise enfin mon regard. Puis elle pousse
un profond soupir.
— Elle a pris une semaine de congé. Elle n’a pas précisé pourquoi,
ajoute-t-elle quand elle me voit ouvrir la bouche.
— Vous savez où je peux la trouver ? questionné-je à la place.
La vieille dame secoue la tête et réajuste ses lunettes.
— Chez elle ? Au club de danse qu’elle aime tant ? Comment veux-tu
que je le sache ?
C’est à mon tour de soupirer.
— Merci, Geneviève. Je t’apporterai une boîte de chocolats pour me
faire pardonner, dis-je en m’éloignant du comptoir.
Je n’ai plus rien à faire ici si Chloé n’y est pas.
— J’y compte bien ! j’entends dans mon dos alors que je prends les
couloirs en sens inverse.
La Mustang de nouveau, les rues d’Auburn, et je suis de retour dans le
centre-ville. Je me gare sur le parking du club, en priant pour que Chloé soit
dans l’un des studios de danse. Je ne vois pas sa voiture, mais je me rassure
en me disant qu’elle a pu venir en courant. Je sais qu’elle fait ça quand elle
est perturbée.
À l’intérieur je trouve Virgil, le faux surfeur, à l’accueil.
Génial.
— Chloé est là ? je demande le plus aimablement possible étant donné
mon aversion pour cet homme.
Le faux blond lève le nez de sa paperasse et me dévisage.
— Non.
Je roule les yeux, comme si je pouvais le croire sur parole celui-là. Sans
faire attention à ses cris de protestation je me rue dans le club. Je fais le tour
de tous les studios de danse et autres salles d’entraînement privées, je fais
hurler de surprise plusieurs femmes dans le vestiaire, puis dois me rendre à
l’évidence. Virgil me rattrape, essoufflé.
— Je t’ai dit qu’elle n’était pas là, tête de con !
J’ignore sa remarque, mais je me tourne vers lui.
— Où est Michelle ?
Je ne l’ai vue nulle part non plus. Or, contrairement à cet imbécile, elle
sait certainement où se trouve Chloé.
— Elle n’est pas là non plus.
Putain ! Je vais quand même vérifier dans son bureau au cas où cet idiot
me mentirait.
Personne.
— Non, mais tu écoutes quand je parle, connard ? m’interpelle encore le
surfeur du dimanche.
Je le bouscule et redescends dans le club.
Si elle n’est pas chez elle, ni au lycée, ni au club…
Il me reste quelqu’un qui saura où trouver la femme de ma vie. Un
endroit où aller.
Je plante Virgil et reprends ma voiture. Cinq minutes plus tard je suis
devant la boutique de Carole.
Fermée.
Pour la semaine.
Bordel !
Alors je marche jusqu’à l’appartement de Maxine. Je n’y suis allé
qu’une fois avec Chloé, mais je me souviens du chemin. Mais ce n’est pas
la grande brune qui m’ouvre.
— Sofia ?
— Jayden ?
Les yeux gris de la copine de Maxine me dévisagent, surpris.
— Maxine est là ?
J’ai l’impression d’avoir posé des variantes de cette question toute la
journée. La rousse secoue la tête. Mais ce n’est pas vrai ! Je suis maudit.
— Elle est à New York avec ses amis, explique Sofia.
— À New York ?
Putain, mais c’est une blague ? À New York, vraiment ?
— Quels amis ? je demande bien que je me doute de la réponse.
La belle rousse réfléchit une seconde avant de compter sur ses doigts. Je
vois qu’ils sont partis en délégation.
— Victoria, Alexander et leurs filles, et Chloé.
Je me retiens au chambranle de la porte pour ne pas tomber. Elle est à
New York, bordel. J’aurais dû me douter qu’elle n’y était pas venue
uniquement pour moi. Bêtement j’imaginais qu’elle était rentrée chez elle
après que j’eus refusé de lui ouvrir. Quel con !
— Ah ! et une femme du club de sport, Michelle, je crois.
Ils ont emmené toute la ville ou quoi ?
— Tu sais pourquoi ?
Elle secoue la tête.
— Pour visiter ? J’avoue que je n’ai pas tout compris. Un truc important
pour Chloé, je crois.
Ce ne serait quand même pas moi, ce truc important ? Est-ce que je suis
en train de lui courir après à Auburn alors qu’elle m’attend à New York
depuis tout ce temps ? C’est la bêtise qui me tuera, je pense. Mais, cela dit,
ça n’explique pas la délégation qui l’y accompagne.
— Tout va bien ? s’enquiert la petite amie de Maxine devant mon air
dépité.
Je pousse un soupir en me passant une main sur le visage. Je suis à deux
doigts de hurler de rage.
— Oui, je lui réponds, le regard vide. Merci pour ton aide, Sofia.
N’attendant pas sa réponse, je fais demi-tour. Si elle ajoute quelque
chose, cette fois je n’entends rien. Dans la Mustang je me tape le front sur
le volant plusieurs fois en jurant. Puis je pousse encore un long soupir. Il ne
me reste qu’une solution. En espérant qu’elle n’est pas partie à New York
elle aussi. Même si ça m’étonnerait dans sa condition. Je n’ai plus qu’à aller
voir celle qui aura les réponses à toutes mes questions.
— Bonjour, Jayden, dit Carole en m’ouvrant sa porte. J’attendais ta
visite.

Je m’installe au fond du théâtre. Je trouve dingue que les auditions


soient ouvertes au public. Mais j’en suis heureux. Mon premier instinct était
de l’attendre à la sortie ou devant son hôtel pour discuter, pour la
convaincre de me reprendre. Pour la supplier de me reprendre. Mais je ne
peux pas résister à l’envie de la voir danser.
Chloé a finalement décidé d’accepter de passer l’audition pour la
nouvelle comédie musicale dont lui ont parlé ses anciens professeurs de
Juilliard. Elle a changé d’avis et elle les a rappelés. Et bien entendu tout le
monde a sauté sur l’occasion de l’accompagner à New York pour
l’encourager. En réalité, aujourd’hui c’est sa troisième audition. Ils l’ont
rappelée chaque fois. C’est aujourd’hui qu’elle saura si le metteur en scène
et les producteurs la choisissent pour le premier rôle féminin.
Personnellement je n’ai aucun doute sur leur choix, parce qu’elle est
exceptionnelle.
Un peu plus bas je remarque son fan-club. Alexander et Victoria
encadrent leurs filles, qui sont d’un calme exemplaire malgré leur jeune
âge. Elles regardent la jeune danseuse et son partenaire évoluer sur la scène.
Je suis soulagé de constater que ce n’est pas Chloé. Il y a encore une chance
que je ne n’aie pas raté son passage. Après avoir roulé toute la matinée, j’ai
failli arriver au théâtre en retard. J’ai dû promettre à Carole de passer la nuit
chez elle ou à l’hôtel et de ne pas rouler de nuit jusqu’à New York pour
qu’elle me dise où trouver sa fille exactement. Je suis parti aux premières
lueurs du jour.
Je remarque la tignasse brune de Michelle, avec eux également. Ils sont
de dos, mais tout ce petit monde a l’air bien concentré. Quand les deux
personnes à côté de Michelle se lèvent à la fin de la performance, je me
rends compte que deux amies de Chloé manquent à l’appel.
Au même moment, les sièges de chaque côté du mien sont ouverts et
soudainement occupés.
— On a cru que tu n’arriverais jamais, dit Maxine, les yeux rivés sur la
scène désormais vide.
— Tu es tombé en panne ou quoi ? ajoute Ava de l’autre côté.
C’est une embuscade. L’une à ma droite, l’autre à ma gauche, je suis
foutu.
— J’avoue avoir bien ri quand Carole nous a passé le coup de fil pour
nous prévenir de ton passage à Auburn, poursuit Ava.
Je me tourne vers elle, mais Maxine renchérit aussitôt :
— Et dire que Chloé était à New York pendant tout ce temps où tu
tournais en rond comme un chien qui veut attraper sa queue.
Je ne trouve pas ça très drôle. Mais j’imagine que je l’ai mérité.
— Elle est passée ? je demande d’une petite voix sans m’adresser à
l’une d’elles en particulier.
— Non, on vient de la quitter, me répond Ava. C’est à elle après.
Elle désigne la scène du menton et en effet je la vois sortir des coulisses
avec un homme d’environ son âge.
— Ils ont déjà choisi le premier rôle masculin, donc ils font des tests
avec les danseuses pour lesquelles ils hésitent, m’explique Maxine. Pour
voir leur alchimie. Enfin c’est ce que j’ai compris.
Ava, qui s’y connaît bien mieux que nous dans ce domaine, hoche la
tête. L’un des hommes derrière la table devant la scène lui demande de
confirmer son identité. Et quand j’entends sa voix dire son nom et son
prénom je manque de sauter de ma chaise pour lui faire une grande
déclaration au beau milieu du théâtre. Mais la main d’Ava se pose sur mon
genou pour me retenir.
— Tout doux, don Juan. Ce n’est pas vraiment le moment, là.
Je comprends ce qu’elle veut dire. Pas sûr que les producteurs du
spectacle apprécient mon élan romantique. Ils pourraient la tenir pour
responsable.
— Et puis on a deux trois choses à te dire avant, renchérit Maxine de
l’autre côté.
Puis, entre la blonde et la brune, je suis obligé de regarder Chloé se
mouvoir sur scène avec un autre homme que moi. Je ne suis pas danseur,
mais leur alchimie est évidente et la chorégraphie très sensuelle.
— Jaloux ? ricane Ava à mes côtés.
Son regard fixe mon poing serré. Je ne cherche pas à le détendre. Je suis
fier de Chloé mais, dans la situation où nous sommes, j’ai les boules de la
voir aussi proche physiquement d’un autre homme. Cela dit, elle est
magnifique et, aux petits hochements de tête d’Ava, je devine qu’elle s’en
sort parfaitement.
— Tant mieux, réplique Maxine de l’autre côté. Si tu es un peu jaloux,
c’est que tu tiens à elle, tout n’est pas à jeter.
Nous regardons la fin de la performance en silence, mais je sens que les
deux meilleures amies de Chloé n’en ont pas terminé avec moi. La musique
s’arrête, ainsi que les deux corps sur scène. D’ici je peux voir la poitrine de
Chloé se soulever et s’abaisser de façon saccadée. Elle s’est donnée à fond.
Et elle a le sourire.
— Ouiiiii ! Bravo, tata Chloé ! s’exclament trois petites voix au milieu
des applaudissements plus réservés de l’assistance.
Tout le monde se retourne vers les trois petites têtes rousses. Les filles
agitent les bras en direction de leur tata en hurlant son prénom. Alex et
Victoria tentent tant bien que mal de les calmer. Je croise le regard de mon
meilleur pote, à qui je n’ai pratiquement pas parlé depuis un mois. Alex
hoche une fois la tête dans ma direction avant de reporter son attention sur
sa plus jeune fille, qui pousse toujours des cris d’hystérie pour féliciter sa
marraine. Il était visiblement au courant de ma venue. Ils le sont tous.
— Chloé sait que je suis là ? je questionne Maxine.
La brune reporte son regard sur moi et me détaille une seconde, les
sourcils froncés.
— Non. Carole nous a prévenus quand elle s’échauffait. Et nous avons
jugé qu’il valait mieux ne pas l’avertir pour ne pas la déconcentrer.
Je hoche gravement la tête et je regarde l’objet de tous mes désirs
envoyer un baiser à sa filleule après avoir remercié les membres de l’équipe
de casting. L’homme lui dépose un baiser sur la joue et ils quittent la scène.
— Bien, se réveille Maxine en m’agrippant le bras, nous allons, Ava et
moi, rejoindre Chloé dans les coulisses. Mais d’abord nous allons discuter.
Je m’attends au pire. Mais je m’y plie de bonne grâce.
— Pour cette fois on te pardonne d’être parti comme un voleur,
enchaîne Ava. Disons que c’est de bonne guerre pour ce qui s’est passé il y
a presque huit ans.
Elle fait référence à l’envol de Chloé de ma chambre une certaine nuit
de juin. Sauf que la situation est bien différente aujourd’hui.
— Encore désolée de t’avoir menti à l’époque, d’ailleurs, continue-t-
elle.
— Et on te pardonne parce que tu croyais que c’était ta sœur, donc tu as
des circonstances atténuantes, ajoute Maxine.
Ma tête fait du ping-pong entre les deux filles. Je ne sais pas sur
laquelle fixer mon regard.
— Mais ! s’exclame Ava en pointant un doigt à l’ongle effilé un peu
trop près de ma gorge.
— C’est la dernière fois que tu fais un coup pareil, complète sa
comparse.
Je me tourne vers elle, mais c’est la blonde qui reprend.
— La prochaine fois, je te retrouverai, et je t’appellerai à 3 heures du
matin tous les jours pour seulement respirer fort dans le combiné.
— Pour que tu comprennes qu’on viendra pour toi, termine la brune. On
viendra et on te fera regretter d’être sorti des couilles de ton père.
Leurs voix sont basses et menaçantes. Je n’ai aucun doute sur le fait
qu’elles mettront leurs menaces à exécution si je ne me montre pas à la
hauteur. Sauf qu’il est hors de question que je fasse du mal à Chloé encore
une fois. En voulant l’épargner, j’ai fait une erreur monumentale.
— Il n’y aura pas de prochaine fois, je déclare en les regardant. Et s’il y
en a une vous n’aurez pas besoin de venir pour moi. Je me jetterai du pont
de Brooklyn de moi-même.
Ma déclaration manque probablement de sens, mais ça semble satisfaire
les deux jeunes femmes, qui se détendent enfin.
— Bien ! s’exclame Ava en se levant. Chloé doit se demander ce qu’on
fabrique. Ne merde pas, Jayden.
Elle s’éloigne dans la rangée. Elle a un grand tour à faire pour gagner la
sortie dans mon dos sans me passer par-dessus. Maxine en profite pour
sortir une petite carte blanche de sa poche. Elle l’accompagne d’un vieux
ticket de caisse sur lequel elle griffonne quelques chiffres. Puis elle me tend
le lot.
— C’est la clé de notre chambre à l’hôtel. Carole t’a donné l’adresse.
Je hoche la tête. En effet je sais où les trouver.
— Bien, prends ça alors.
Elle me fourre dans la main la carte et le papier avec, je le comprends,
le numéro de la chambre qu’elle partage avec Chloé.
— Je vais m’arranger pour que vous vous y retrouviez seuls, explique-t-
elle alors que je saisis de façon hésitante le petit rectangle de plastique. Et si
Chloé me dit que tu as été sage je peux même trouver un ailleurs où être
pour la nuit.
Elle accentue sa réplique d’un clin d’œil et se lève. Ava l’attend devant
les portes battantes. Elles me font signe de la main toutes les deux et
disparaissent dans le couloir. J’hésite un instant à les suivre jusqu’aux
coulisses pour retrouver Chloé. Mais en observant le rectangle blanc entre
mes doigts je sais que ce n’est pas le moment. Les dramas, ce n’est jamais
bon pour la vie professionnelle. Et Maxine vient littéralement de me donner
la clé pour récupérer Chloé.
CHAPITRE 42

Chloé
Je n’arrive pas à croire que Maxine m’envoie, seule, chercher son foutu
gilet dans notre chambre d’hôtel. Je ne suis pas du genre narcissique, mais
la fête est en mon honneur, merde ! Et je n’arrive pas à croire que tout le
monde se soit ligué contre moi. C’est du grand n’importe quoi. Je viens de
décrocher mon premier rôle à Broadway et je me retrouve missionnée pour
un gilet. Non pas que ça me gêne de rendre service à ma meilleure amie,
mais je pense qu’elle aurait pu aller le chercher elle-même pour une fois.
Madame a trop mal aux pieds pour faire l’aller-retour. Et le fait que j’ai
épuisé mes fesses sur scène toute la semaine pour obtenir ce rôle ne compte
pas visiblement. Non, ce gilet est « troooooop important » pour elle.
La porte de l’ascenseur s’ouvre dans son tintement habituel et je
continue à pester dans ma moustache contre Maxine en remontant le
couloir. La jolie moquette rouge absorbe le bruit de mes pas. Un silence
confortable remplit le couloir. J’ai toujours apprécié cela dans les hôtels. Le
silence dans le couloir, épais et tranquille. Je me sens épuisée tout à coup.
J’ai déposé les papiers dans la boîte aux lettres de Jayden dimanche
matin. À un week-end près ça fait une semaine. À ce stade je pense qu’il les
a simplement jetés au recyclage. Ou qu’il les a brûlés sur son toit. Sans les
lire bien entendu. À moins qu’il n’y croie pas. Et il me manque tellement.
Quand pendant un instant j’ai compris ce qu’il pensait être la vérité, j’ai
aussi compris son départ soudain. Puis j’ai appris la vérité complète. Et j’ai
hésité. J’ai hésité à détruire son monde. Sincèrement hésité. Puis j’ai décidé
qu’il était moins perturbant d’apprendre que l’homme qui vous avait élevé
n’était pas votre père biologique que de croire qu’on était tombé amoureux
et qu’on avait couché avec sa propre sœur. Il vaut sans doute mieux avoir
une crise identitaire qu’un dégoût de soi-même. Enfin, c’est ce que je
croyais. Peut-être que Jayden m’en veut de lui avoir révélé une chose
pareille.
Devant la porte de la chambre que je partage avec Maxine, je pousse un
soupir triste. Je voulais me battre pour Jayden. Mais je ne pense pas qu’il ait
envie que je le fasse. Je devrais peut-être réessayer d’aller le voir. Demain ?
Avant de rentrer à Auburn pour préparer mes affaires ?
Je secoue la tête. Je devrais plutôt le laisser partir. Une toute nouvelle
vie m’attend maintenant. Un nouveau rêve qui va se réaliser. Je vais revenir
vivre ici. À New York. Avec Ava. Enfin, le temps de trouver mon propre
appartement quand j’aurai reçu mon premier salaire. Parce que j’ai eu ce
rôle et que je vais vivre de la danse. Les répétitions commencent dans deux
semaines. J’ai donc deux semaines pour clore mon ancienne vie et préparer
la nouvelle. Et dans cette transition il semblerait que je doive aussi laisser
partir Jayden. Et dire que nous allons de nouveau vivre tous les deux dans
cette grande ville. Mais si loin l’un de l’autre. Encore.
Je glisse ma clé magnétique dans la fente de la serrure électronique.
J’entends le verrou s’ouvrir et la lumière verte s’allume. Du premier coup
cette fois ! Au bout de pratiquement une semaine j’arrive à ouvrir la porte
du premier coup ! Encore une victoire à mon palmarès du jour. J’actionne la
poignée et je pousse la lourde porte. Savourant ma petite réussite j’entre
dans la chambre. La lumière est allumée. Étrange. Maxine a dû oublier de
l’éteindre en partant. La porte claque dans mon dos et je me dirige vers nos
valises ouvertes sur le sol devant la fenêtre.
Je m’arrête quand je passe devant les lits jumeaux que nous avons
séparés le premier soir pour avoir chacune notre espace.
Jayden.
Assis sur mon lit.
Et ma première question est :
— Comment as-tu su que c’était mon lit et pas celui de Maxine ?
Sérieusement ?
Est-ce qu’en cas de prise d’otages dans une banque je demanderais aux
criminels ce qu’ils ont mangé à midi ? Je n’ai pas envie de le découvrir.
Non pas que j’aie envie de finir dans une prise d’otages dans une banque.
— Je ne le savais pas, me répond la voix rauque de Jayden.
— Comment es-tu entré ?
Voilà une question déjà plus logique. Jayden se lève et je me retrouve à
devoir lever la tête pour continuer à voir son visage au lieu de son large
torse.
— Maxine m’a donné sa clé.
En effet, il a une réplique exacte du rectangle blanc avec lequel j’ai
déverrouillé la porte entre l’index et le majeur. Voilà qui explique son
besoin impérieux d’avoir son soi-disant gilet porte-bonheur, pile au moment
où nous quittons l’hôtel pour aller manger. À cette pensée mon estomac
gargouille, mais je le fais taire, car il y a des choses plus importantes que la
nourriture présentement. Jayden est devant moi. Dans ma chambre.
Souriant.
Et pourtant je reste silencieuse. Je ne sais pas quoi dire. Jayden aussi a
l’air gêné. Il enfonce une main dans sa poche avant de jean avant de se
gratter la nuque de l’autre. Je ne connais pas la marche à suivre quand on
retrouve l’amour de sa vie après une histoire pareille.
— Hum, toussote Jayden. Félicitations pour le rôle.
J’imagine que Maxine l’a prévenu. J’ai reçu l’appel il y a précisément
une heure dans cette chambre même.
— Merci.
— Ce n’est pas étonnant qu’ils t’aient donné le rôle, précise-t-il. Tu
étais parfaite.
Et voilà comment il a récupéré la clé.
— Tu étais là ? je demande, les yeux arrondis de stupeur.
J’imagine Jayden dans l’obscurité de la salle, les yeux rivés sur moi
pendant ma prestation. Quand j’y pense je ne l’ai pas vu avec le reste du
groupe. Que j’ai pourtant bien remarqué grâce aux cris d’Aisling, de
Hannah et de Ciara. D’ailleurs, Ava et Maxine manquaient aussi à l’appel.
— C’est ta mère qui m’a donné l’adresse du théâtre, explique-t-il.
— Ma mère ?
Est-ce que je vais répéter tout ce qu’il dit ? Tout ça n’a aucun sens.
Comment peut-il avoir parlé à la terre entière à propos de moi, être venu à
mon audition et se retrouver dans cette chambre sans que je sois mise au
courant ? Des têtes vont tomber très prochainement.
— Je suis allé à Auburn, Chloé.
Jayden fait un pas vers moi. Et je ne bouge pas. Mon cerveau tourne à
cent à l’heure, essayant de comprendre les informations qu’il reçoit.
— Je suis allé à Auburn. Pour toi. Mais tu n’y étais pas.
Il n’est plus qu’à un pas désormais. Il prend doucement ma main dans la
sienne. Et bien que le contact m’électrise je me laisse faire. Je sens mon
cœur se calmer, un soupir de soulagement m’échappe.
— J’ai fait tout le tour de la ville pour te retrouver, Chloé.
Je ferme les yeux quand son autre main vient caresser ma joue.
— Jayden…, je souffle. Pourquoi tu n’as pas essayé de m’appeler ?
Je relève les paupières et mes yeux trouvent les siens. Ses paillettes d’or
brillent de mille feux.
— J’avais peur que tu ne me répondes pas. Et je crois que je voulais
faire un grand geste romantique. Comme toi quand tu as débarqué chez moi
dimanche matin.
Une larme roule sur ma joue. Il l’attrape aussitôt avec son pouce, mais
une seconde s’échappe de mon autre œil.
— Je n’avais pas le choix, dis-je dans un sanglot. Tu as bloqué mon
numéro. Il fallait que je te dise la vérité. Il fallait que tu saches qu’on
n’avait rien fait de mal. Même si ces révélations ranimaient ta colère envers
moi. Même si tu ne voulais quand même plus de moi après.
Alors qu’un flot de larmes part à l’assaut de mes joues, mes yeux se
referment pour tenter de les contenir. Mais ça ne sert à rien. Depuis que ma
mère m’a appris la vérité, je suis une loque. Le seul moyen que j’ai trouvé
pour tenir debout, c’était d’avoir un objectif que je pensais inatteignable.
Décrocher un rôle dans une comédie musicale de Broadway. La main de
Jayden se verrouille sur ma nuque, au milieu de mes cheveux, et m’attire
contre son torse. J’enfouis mon visage contre ses pectoraux, complètement
secouée de sanglots.
— Tu me manques, je gémis au milieu de mes hoquets. Tu me manques
tellement.
En réponse il me caresse tendrement les cheveux.
— Chuuuut, souffle-t-il en déposant un baiser sur le sommet de mon
crâne.
Et je continue de m’accrocher compulsivement à son T-shirt, dont le
tissu ne tarde pas à foncer à cause de mes larmes. Et je lui répète comme
une litanie :
— Tu me manques, Jayden. Je t’aime, je ne veux pas vivre sans toi.
Encore et encore alors qu’il dépose des petits baisers partout sur le haut
de ma tête. Dans mes cheveux, sur mes tempes, sur mon front.
— Je suis là, Chloé, chuchote-t-il enfin dans mon oreille. Je suis là et je
ne vais nulle part. Plus jamais.
Comme une enfant, je me recule assez pour le regarder dans les yeux. Je
vois flou, mais ses yeux noisette sont comme un phare dans la nuit. Je
répète d’une petite voix :
— Plus jamais ?
— Plus jamais, affirme-t-il en secouant la tête de droite à gauche. Tu
peux commencer à parler au passé.
Ce que je m’empresse de faire. Je pose les mains sur ses joues et
toujours le regard dans le sien je déclare :
— Tu m’as terriblement manqué, Jayden Jones. Ne t’avise plus jamais
de faire une chose pareille.
Nos visages ne sont plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Je
peux sentir son souffle sur mes joues mouillées.
— Tu m’as manqué aussi, Chloé. Et j’ai bien trop à perdre pour
recommencer.
Puis enfin ses lèvres se posent sur les miennes. Je soupire d’aise contre
sa bouche. Il dépose un autre baiser hésitant sur la mienne. Ma main glisse
sur sa nuque et je l’empêche de reculer au suivant. Finalement nos lèvres
dansent ensemble et le baiser s’approfondit. Sa langue entre doucement en
contact avec la mienne et j’oublie définitivement mes larmes.
Bien évidemment c’est ce moment que choisit mon estomac pour
protester dans un horrible gargouillis. Il est impossible que Jayden l’ait
manqué. D’ailleurs son baiser ralentit alors qu’un sourire étire ses lèvres.
— Tu as faim ? demande-t-il, préoccupé bien qu’amusé.
Mais je le dévisage avec des yeux rendus brûlants par le désir qui m’a
envahie à l’instant où nos lèvres se sont touchées.
— Oui, mais je vais commencer par le dessert cette fois, je grogne
presque en posant une main à plat sur son torse parfaitement ferme.
Je le force à faire un pas en arrière. Puis un autre, tant et si bien qu’il est
obligé de s’asseoir sur le lit. Je continue d’avancer et m’installe à
califourchon sur ses genoux. Ça fait un mois que je me réveille en larmes
parce que mon rêve s’interrompt à ce moment précis à chaque fois.
Aujourd’hui, je ne le laisserai pas m’échapper.
— Ou peut-être que je me contenterai de toi, susurré-je contre ses
lèvres.
Jayden a un sursaut qui ressemble fortement à un gloussement, mais se
reprend vite pour me dire d’une voix tout aussi chargée de désir :
— Prends tout ce que tu veux, Chloé. J’ai bien l’intention de tout te
donner.
Alors je ne me fais pas prier et il tient sa promesse.

Jayden
Chloé rit comme une baleine en s’étouffant à moitié avec sa part de
pizza quand je lui rapporte les menaces d’Ava. Je lui ai raconté toute ma
quête dans les rues d’Auburn pour la retrouver. J’ai passé sous silence mes
excès de vitesse bien entendu. Puis je lui explique comment Maxine m’a
envoyé un message pour me dire que la voie était libre quand ils étaient
tous au bar de l’hôtel pour trinquer à la réussite de Chloé avant de partir au
restaurant. Comment je suis passé dans leurs dos quand elle argumentait
pour ne pas remonter dans la chambre pour le « foutu gilet » de Maxine.
Mon regard a d’ailleurs croisé celui de la grande brune dans le hall. Je lui
explique que j’ai eu peur qu’elle ne vienne pas. Ou qu’elle refuse de me
parler. Mais finalement je ne suis arrivé dans la chambre que quelques
minutes avant elle. Et enfin je lui répète à quel point je l’aime et qu’elle m’a
manqué.
Je me souviens de ses larmes. Je voudrais un aller simple pour l’enfer
pour l’avoir fait pleurer de cette façon. Mais comme je suis égoïste, et que
je n’ai pas envie de la perdre encore pour aller prendre la place qui est la
mienne dans le royaume de Lucifer, je me jure solennellement qu’elle ne
souffrira plus jamais à cause de moi. Plus jamais.
— Et encore, déclare Chloé entre deux rires dont je ne me lasserai
jamais, je crois qu’elle t’aime bien. Ses menaces auraient pu être bien pires.
Je ne suis pas sûr d’avoir envie de savoir à quoi pense Chloé.
— Celles-ci me suffisent, je gémis, déclenchant d’autant plus l’hilarité
de ma belle brune.
Puis elle se reconcentre sur sa part de pizza et je la regarde dévorer son
repas avec amour. Sincèrement, on dirait qu’elle n’a pas mangé depuis des
semaines. Mais c’est toujours comme ça avec Chloé. Elle est capable de
manger comme quatre. Et pourtant son corps reste toujours le même, une
parfaite balance entre la fermeté de ses formes et la finesse de sa silhouette.
Mais je crois que, peu importe la forme que prendra son corps, je n’en aurai
jamais assez d’elle.
Et soudain une image s’impose à moi. Chloé arrondie, mise en forme
par le bébé qui pousse à l’abri dans son ventre. Et mon cœur rate un
battement. Une certitude m’envahit. C’est ce que je veux. Ça. Avec elle.
Une famille.
Et je sens que je peux commencer tout de suite. Je lui arrache un cri
quand je lui saute dessus entre deux parts de pizza pour l’allonger sous moi
et la couvrir de baisers enflammés. Je lui demanderai ce qu’elle en pense
plus tard, pour les gosses, histoire de régler cette histoire de stérilet. Pour
l’instant, je vais encore lui faire l’amour. Pour m’entraîner. Pour le jour où
elle acceptera de porter mes enfants. Parce qu’il y en aura plusieurs. Plus
d’enfant unique dans cette famille.

Trois ou quatre orgasmes plus tard, honnêtement j’ai perdu le compte,


Chloé est repue. Pour le moment. Nus sous les draps nous profitons de cette
quiétude, ce calme simple d’être ensemble. Sa tête dans le creux de mon
épaule, sa main caressant mon torse paresseusement, je ne pourrais pas être
plus à l’aise.
— Ma mère a répondu à tes questions ?
Je tourne un regard interrogateur vers elle.
— Je me doute que tu en avais des tonnes après avoir lu les documents.
Moi j’en avais.
Je dépose un baiser sur le sommet de sa tête. Elle a raison. Et bien que
je sois toujours en colère contre elle Carole a répondu à chacune d’entre
elles.
— Elle m’a raconté l’histoire derrière ce secret, poursuit Chloé dans
mon cou. Donc, si tu ne veux pas en parler, ce n’est pas grave.
Il s’agit également de son histoire. Nos vies sont si imbriquées depuis le
début, il était évident que notre avenir le serait aussi. Carole m’a raconté
l’histoire de mes parents et la sienne. Ce que je savais déjà et ce qui s’est
retrouvé dans l’ombre du secret qu’il fallait garder à tout prix.
Ma mère, Mia, souffrait de dépression depuis l’adolescence, mon père
l’a toujours connue comme ça. Elle manquait également cruellement de
confiance en elle et avait constamment besoin de l’appréciation des autres
pour se sentir bien. Et parfois l’amour de mon père ne lui suffisait pas. Elle
l’a trompé plusieurs fois dans leur jeunesse, avant même qu’ils se marient.
Mon père ne l’a pas toujours découvert. Mais malgré ses écarts elle revenait
toujours vers lui, car elle l’aimait bien plus que les autres et qu’il la
connaissait mieux que personne. Mon père était le seul à ne l’avoir jamais
fait souffrir. Cependant c’était plus fort qu’elle, m’a expliqué Carole. Ses
paroles étaient dénuées de jugement, comme si elle avait fait le deuil de sa
colère envers cette femme qui avait fait tant de mal à son meilleur ami.
Peu de temps après leur mariage, elle est tombée enceinte et je suis né.
Je lui ressemble tant que personne ne s’est questionné sur la paternité de
Matthew. À mes quatre ans, quand elle est morte, mon père a finalement fait
un test de paternité. Pour en avoir le cœur net, a dit Carole. En effet, les
circonstances de la mort de ma mère étaient étranges. Une crise cardiaque
aussi jeune, ça n’arrive pas tous les jours. Donc il a cherché à savoir ce qui
s’était passé ce jour-là, ce qui avait pu la perturber au point que son cœur, si
fragile, lâche. Un homme. Un autre homme, a-t-il découvert. Son patron.
Qui en l’espace de quelques minutes l’avait quittée et renvoyée. Matthew a
rencontré l’homme en question. Et d’une rapide recherche sur Internet
Carole m’a montré ce qu’il avait vu ce jour-là. Une version bien plus âgée
de son fils de quatre ans. Et quand le test de paternité est revenu le verdict
était sans appel. Je n’étais pas son fils, pas au sens biologique du terme en
tout cas. Ça l’a anéanti. Quand le test de paternité que j’ai découvert dans
l’enveloppe est arrivé, il a tout perdu, tout ce qu’il pensait avoir construit
pour l’avenir. Mais bien que meurtri, il ne voulait pas que je l’apprenne.
Donc il a demandé à ses meilleurs amis de cacher la preuve dans leur foyer.
Raison pour laquelle je ne l’ai pas trouvée dans ses papiers. Et il avait beau
m’aimer comme son propre fils, il ne voyait que ce qu’il avait perdu
lorsqu’il posait les yeux sur moi.
Au même moment, lesdits meilleurs amis avaient des difficultés à
concevoir un enfant. Après des tests, il est apparu que Doug, le père de
Chloé, était stérile. Donc, sans hésiter une seconde, Matthew a proposé son
aide. Certes, il avait perdu sa femme mais, malgré son chagrin, il voulait
aider ses meilleurs amis à connaître le bonheur de fonder une famille. Ça
n’a pas été facile d’accepter son don, a précisé la mère de Chloé, mais
finalement c’était pour le mieux. Ils auraient accès aux antécédents
médicaux du donneur si Chloé avait le moindre souci. Ils ont ensuite
convenu d’emporter ce secret dans la tombe et d’établir des règles strictes.
Matthew a pris le rôle de parrain très à cœur. Mais alors que Chloé était la
chair de son chair je n’étais que le fils qui n’était pas vraiment le sien. Et il
n’a jamais su l’oublier. À son grand désespoir.
« Je suis désolé de ne pas avoir su t’aimer mieux. »
Oui, moi aussi, papa.
Ce sont les doigts de Chloé sur ma mâchoire qui me ramènent à la
réalité. Et aux conséquences de ce secret. À l’amour que j’ai failli perdre.
— Elle m’a tout dit aussi, je souffle.
Nous échangeons un sourire.
— Une partie de moi leur en veut d’avoir voulu emporter cette histoire
dans la tombe, j’ajoute en relâchant ma tête sur l’oreiller.
Chloé grimpe sur moi pour aligner nos regards.
— Moi aussi, je lui en veux, dit-elle. Pour garder son secret elle était
prête à sacrifier mon bonheur.
Je comprends qu’elle parle de sa mère. Et un instant je me demande si
l’absence de Carole à New York n’a pas une autre cause que la difficulté de
se déplacer dans la ville en fauteuil roulant.
— Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis, tu penses ?
Chloé soupire en se rallongeant sur le dos à côté de moi.
— Elle a vu qu’elle risquait de me perdre également. J’étais vraiment
dans une mauvaise passe après ton départ. J’imagine que c’est ce qui l’a fait
réagir.
Je me tourne sur le côté pour la regarder.
— Je suis désolé, Chloé. De t’avoir fait aussi mal.
Nos regards se croisent et je lis la reconnaissance dans le sien. Puis une
pointe d’amusement.
— Je te pardonne, tu croyais avoir couché avec ta sœur, ça craint.
Je soupire.
— Ça va nous suivre longtemps, n’est-ce pas ?
Chloé glousse en se tournant vers moi à son tour.
— Une histoire de famille qu’on racontera tous les ans à Noël sans
aucun doute, s’amuse-t-elle.
Tant qu’elle est là, je suis prêt à tout subir. Et je le lui fais comprendre
en capturant son rire avec ma bouche. Je suis prêt pour le round… Je me
fiche du nombre, je n’en ai pas terminé avec elle cette nuit. Je n’en ai pas
terminé avec elle pour le restant de mes jours.
ÉPILOGUE

Chloé – Deux ans plus tard


Jayden me demande en mariage à l’automne. En pleine golden hour. Sur
le toit de notre immeuble, à Brooklyn. La lumière dorée du soleil se reflète
partout, faisant étinceler le monde autour de nous.
En rentrant du théâtre cet après-midi-là, je le cherche un long moment
dans tout notre appartement en paniquant. Il ne répond pas à mes appels, ni
à mes messages. Toutes ses affaires sont là, mais j’ai cette inquiétude de
l’avoir perdu. Jusqu’à ce que je pose enfin les yeux sur la rose et le mot
écrit sur du joli papier à lettres posés sur la table.

Je suis sur le toit.


J.

Un sourire idiot aux lèvres, je le rejoins par l’escalier de secours. Dans


les éclats dorés du soleil, je ne vois que lui. Ses cheveux bruns en bataille,
son sourire émerveillé de me voir arriver, ses yeux étincelants dans la
lumière. Il porte un long manteau noir, cintré, au col remonté, sur un pull
gris foncé à col en V avec un jean légèrement plus clair. Époustouflée, je ne
remarque pas Ava mal cachée dans un coin, avec son téléphone à bout de
bras. Mes pas me portent jusqu’à l’homme de ma vie comme ils me
porteront le long de l’allée jusqu’à l’autel dans quelques mois.
Sans un mot, il prend ma main avant de déposer un baiser dans mes
cheveux. Je lui montre la rose que je tiens toujours entre mes doigts. À ce
stade je me demande encore ce que peut bien signifier toute cette mise en
scène. Jayden sourit et plonge son regard dans le mien.
— C’est sur un toit de Brooklyn que j’ai rencontré la femme avec qui je
veux passer le reste de mon existence, déclare-t-il. Je me suis dit qu’il était
normal de te la présenter sur un toit.
Ce qu’il me dit n’a aucun sens pour moi jusqu’à ce qu’il pose un genou
à terre sans pour autant lâcher ma main.
— Chloé, cette femme, c’est toi. Je l’ai su à l’instant où mon regard
s’est posé sur toi. Quand tu dansais à cette soirée étudiante. Comme si tu
étais seule au monde. Veux-tu m’aider à réaliser la vision que j’ai eue ce
soir-là et devenir ma femme ?
De son autre main, il ouvre un écrin en velours noir. Et comme tout
cliché qui se respecte je me mets à pleurer, et à pousser des couinements
heureux en le forçant à se relever pour l’embrasser. Ava ne manque pas une
miette de la scène et capture tout en vidéo.
Plus tard, dans le bar où nous fêtons tous les trois nos fiançailles, je leur
fais remarquer que techniquement Jayden et moi ne nous sommes pas
rencontrés sur un toit à Brooklyn. Notre véritable première rencontre est
bien moins romantique. Simplement parce que je n’étais qu’un bébé de
quelques heures, vagissant et n’ayant aucune conscience du monde autour
de lui, la première fois qu’un Jayden de cinq ans a posé les yeux sur moi.
— Certes, mais la chambre d’hôpital où Matthew et moi vous avons
rendu visite était bien plus difficile d’accès, me rétorque-t-il de façon
espiègle.
— Tu te doutes bien qu’il y a pensé, renchérit Ava.
Je ris, mais je me demande une seconde si elle est sérieuse.
— J’aurais dû le savoir à ce moment-là que je rencontrais mon âme
sœur, soupire Jayden contre mes cheveux.
Je pouffe.
— Tu n’avais que cinq ans.
Jayden ne me répond pas, se contentant de sourire, heureux de m’avoir
finalement trouvée. Ava, elle, nous regarde tour à tour en soupirant.
— Le destin quand on y pense…, commence-t-elle.
— … a une bien curieuse façon de faire les choses, terminé-je pour elle
sans quitter les yeux de mon amoureux. Mais il sait exactement ce qu’il fait.

Jayden – Un an plus tard


Bordel ! Je pourrais m’évanouir ou mourir maintenant tant Chloé est
magnifique dans sa robe de mariée. L’église est décorée de centaines de
fleurs blanches, arrangées par Maxine en personne, tous nos amis et Carole
sont présents et pourtant je ne vois qu’elle. Pendant une seconde j’envie le
chanceux qui s’apprête à l’épouser avant de me souvenir que c’est moi.
C’est moi qu’elle regarde en remontant l’allée. Seule. Puisque les deux
hommes pouvant prétendre au privilège de lui offrir leur bras ne sont plus là
pour le faire. Pour elle, j’aurais voulu que mon père soit là. Pour la voir
rayonner sous sa tiare étincelante au milieu de ses cheveux noirs. Ses
grands yeux bleus m’appellent et je me retiens de justesse de la rejoindre en
courant. Alex pose une main sur mon épaule, comme s’il avait remarqué
mon mouvement.
— Patience, mec, me chuchote Jordan, mon second témoin. Elle arrive.
Je me force à me détendre. En effet, Chloé est presque face à moi. Je
retiens mon souffle quand elle grimpe l’unique marche qui la sépare de
l’autel. Et enfin elle est là, à un pas. Je n’ai pas le droit de l’embrasser
encore, mais je saisis ses deux mains avant de lui chuchoter :
— Tu es magnifique.
Ses lèvres ourlées de rouge s’élargissent dans un sourire que je crève de
capturer.
— Je te fantasme dans ce costume depuis des jours, répond-elle dans un
souffle si bas que je suis le seul à l’entendre. Tu es encore plus sexy que je
ne pouvais l’imaginer.
OK. Je suis à deux doigts de la soulever sur mon épaule pour sauter
directement à la case nuit de noces. Mais le prêtre de la paroisse d’Auburn
se racle la gorge et nous nous tournons vers lui.

Mari et femme, je n’arrive pas à en revenir. J’ai l’immense chance


d’avoir lié Chloé Wright à ma vie. Que dis-je. Chloé Jones à présent. Ce
nom lui va comme un gant. Et je ne pourrais pas en être plus heureux.
— C’est moi ou nos témoins se font la malle juste avant les discours ?
murmure Chloé à mon oreille, interrompant mon flot de pensées.
Je suis son regard vers les doubles portes qui mènent au vestibule de la
salle de réception. Les battants bougent encore après le passage éclair
d’Ava. Enfin j’imagine qu’il s’agissait d’elle. Il me semble avoir reconnu sa
masse impressionnante de cheveux bruns, sa couleur naturelle
apparemment, à laquelle j’ai encore du mal à m’habituer. Je me tourne vers
ma femme. Oui, Ava vient de se sauver, mais pourquoi a-t-elle dit « nos
témoins » ?
— Jordan est sorti en furie par ces portes il y a quelques secondes à
peine, m’explique-t-elle.
Jordan. C’est vrai qu’il agit plutôt étrangement depuis un moment. Tout
le long de la cérémonie, et ça ne s’est pas arrangé au cours du repas. Il avait
l’air de plus en plus en colère. Mais alors je n’ai aucune idée du lien que ça
peut avoir avec Ava. À ma connaissance ils ne se sont pas vus depuis plus
de dix ans.
— Une envie pressante ? je suppose.
Chloé roule les yeux avant de regarder avec insistance mon troisième
témoin, Jace. Le frère d’Ava et meilleur ami de Jordan, qui se planque dans
son assiette à dessert. Je les observe tous les deux un instant. Certaines
personnes ont l’air bien plus au courant que moi de certaines choses de
toute évidence.
Personnellement le cas d’Ava et de Jordan ne m’intéresse pas plus que
ça. Ce qui m’inquiète un peu plus dans la disparition soudaine d’Ava, c’est
que j’ai besoin d’elle pour la surprise que j’ai préparée pour Chloé ce soir.
Si elle se sauve avant même la première phase, tout tombe à l’eau. Je me
serais entraîné pendant des mois pour rien. J’échange un regard avec
Brandon, le partenaire de Chloé dans la comédie musicale dont elle fait
partie en ce moment, Happy and Fine. Il hausse les sourcils, faisant écho à
mes inquiétudes.
Mais mon cœur n’a pas le temps d’accélérer sous le coup de l’angoisse
qu’Ava, que je n’ai pas vue revenir, surgit à côté de Chloé, toujours en train
de cuisiner Jace.
— Eh, ma belle ! Il est l’heure de te changer, propose sa meilleure amie
à ma toute nouvelle femme. Si tu veux danser jusqu’au bout de la nuit,
ajoute-t-elle avec un clin d’œil à mon intention.
Sans se faire prier, Chloé accepte puisque c’est ce qui est prévu. Ce qui
ne l’est pas en revanche c’est que je la suive quelques secondes plus tard
pour opérer moi-même un changement de vêtements. Ça fait des mois que
je répète avec Ava et Brandon, pour apprendre la chorégraphie finale de
Happy and Fine.
Quand Chloé réapparaît dans la salle, tous les invités ont regagné leur
place et libéré la piste de danse. Je me tiens au milieu, la main tendue vers
elle.
— Jayden ? s’étonne-t-elle en me rejoignant.
Elle saisit ma main, témoignant sa confiance en moi. Je l’attire contre
moi pour atteindre son oreille de mes lèvres.
— Tu devrais enlever tes chaussures, mon amour, je chuchote.
Dans un rire adorable, Chloé se débarrasse de ses talons hauts et perd
quelques centimètres. Ava les récupère dans un clin d’œil et je guide ma
femme en position. Autour de nous, le silence se fait. Chloé me regarde, les
yeux pleins d’incompréhension.
— J’ai toujours voulu savoir comment c’était de danser avec toi, Chloé.
Pour de vrai.
Son regard s’illumine, son sourire s’élargit.
— Tu me fais confiance ? je lui demande, conscient de la difficulté que
peut représenter un changement de partenaire soudain.
Mais Chloé n’hésite pas une seconde.
— Plus qu’à quiconque, Jayden.
Je souris à mon tour et fais signe à Brandon qu’il peut lancer la
musique. Les premières notes parviennent aux oreilles de Chloé et son
visage se peint d’étonnement. Mais très vite son instinct, sa mémoire
musculaire à toute épreuve prennent le relais et elle se met en mouvement
autour de moi.
Même prise par surprise, même au milieu d’une salle de réception,
même sous le coup de l’improvisation, elle est parfaite. Bientôt je la rejoins
et elle ne montre aucune surprise face à l’exactitude de mes mouvements. Je
sais que je dois avoir l’air pataud à côté d’elle et qu’elle doit s’ajuster à mes
quelques faux pas, mais bordel je fais de mon mieux pour l’impressionner.
Et alors qu’elle s’enroule autour de moi, se plie et s’étend dans mes bras je
sais une chose.
J’ai fait le bon choix.
© 2023 HarperCollins France S.A.

Conception graphique : Tangui Morin

ISBN 978-2-2804-9656-8

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de


l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation
de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms
propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de
l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute
ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises,
des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi
que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises
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