LE DOSSIER
E N ES
A T H
Victor Davis
s
Hanson :
E
« LaRlutte
T vn’est plus territoriale
SPA mais existentielle »
Les caractères excessifs du conflit tiennent à l’incapacité mutuelle des belligérants à s’infliger des dégâts décisifs.
Mais ils découlent aussi de l’impossibilité des cités-États à évoluer, notamment en accouchant d’un système politique stable.
dr
Né en 1953, l’historien
Victor Davis Hanson se fait
reconnaître, après sa thèse
soutenue à l’université
de Stanford en 1980, comme
l’un des tout meilleurs
spécialistes américains de
la Grèce antique et de son
art militaire. Professeur à la
California State University
(Fresno), à Stanford mais
aussi à la Naval Academy
d’Annapolis­, il est sûrement
le meilleur connaisseur
mondial de la guerre
du Péloponnèse, à laquelle
il a consacré deux classiques
(voir bibliographie p. 55).
dr
Propos recueillis par Yacha MacLasha, traduits de l’anglais par Pierre Grumberg
G&H : Le conflit est-il évitable ?
Victor Davis Hanson : Toutes les
guerres sont, d’une certaine manière,
évitables. Mais en 431, Athènes n’a
pas les moyens de dissuader l’alliance
spartiate de marcher sur l’Attique
— ce qu’elle fait. De plus, Athènes ne
peut ou ne veut pas rassurer Sparte
quant à l’expansion continue de sa
puissance qui, en théorie au moins,
n’a rien d’incompatible avec un empire
ou des alliances péloponnésien(nes).
Le résultat fâcheux est que Sparte
ressent sur le long terme qu’elle a
plus à gagner qu’à perdre en atta-
quant Athènes, et, à court terme,
qu’elle peut facilement entrer en
Attique et ravager ses infrastructures
— tout cela fondé sur l’impression
erronée que cet assaut préventif va
forcer les Athéniens à des conces-
sions, ou même peut-être à capituler.
Les Grecs ne perçoivent-ils pas
que cette guerre est suicidaire ?
En 431, comme le note Thucydide,
personne ne pense que la guerre va
durer aussi longtemps. Les désastres
comme la peste, la Sicile, les mas-
sacres de Corcyre, etc., appartiennent
au futur et ne sont pas anticipés,
comme bien souvent à la guerre.
En outre, la guerre est fragmentée
et confuse et la plupart des Grecs n’y
voient qu’une succession de conflits
sur des théâtres déconnectés, entre
des États qui ne sont guère impliqués
dans la rivalité originelle entre Sparte
et Athènes. Sans doute parce qu’il ne
s’agit pas d’une guerre entre deux
États-nations, mais d’un conflit entre
des alliances aux contours vagues
et changeants impliquant des groupes
de cités-États, parfois elles-mêmes
en proie aux luttes factieuses…
Le résultat est que quelque 1 500 enti-
tés se retrouvent belligérantes,
neutres ou alliées occasionnelles,
que des révolutions éclatent et que
les alliances varient sans cesse…
C’est tout le génie de Thucydide de
percevoir que les vingt-sept années
d’affrontements (même si son
Histoire… s’arrête en 411, voir p. 52)
forment une sorte de continuum,
autrement dit une guerre, comme
la campagne de Pologne, la guerre
du Pacifique et tous les épisodes
intermédiaires deviendront en 1946
la « Seconde Guerre mondiale ».
La durée du conflit est
exceptionnelle…
Avant tout parce que la puissance
maritime d’Athènes n’entre pas en
collision avec la puissance terrestre
spartiate mais poursuit une trajectoire
parallèle. Pour briser l’impasse, deux
possibilités : soit Sparte se dote d’une
marine supérieure à celle d’Athènes,
soit Athènes développe des forces
terrestres supérieures à celles de
la ligue du Péloponnèse. L’ironie
est que ce sont les Spartiates, soi-
disant pas très futés, qui forment une
alliance énorme incluant les Béotiens,
les Péloponnésiens, les Siciliens
et les Perses, de façon à conserver
la suprématie de l’infanterie tout
en acquérant la puissance navale
nécessaire à détruire la flotte athé-
nienne. Finalement, la guerre ne peut
s’achever que selon deux scénarios :
Athènes marche sur le Péloponnèse,
libère les hilotes et humilie l’armée
et l’État spartiates (comme le fera le
Thébain Épaminondas en 370-369), ou
bien l’alliance spartiate entre au Pirée
après avoir détruit la flotte athénienne
et occupé l’Attique. C’est ce qui finit
par se passer, mais il faut vingt-sept
années d’essais, d’erreurs et d’occa-
sions manquées pour que Sparte
trouve enfin la bonne formule.
Pourquoi cette guerre marque-
t-elle une rupture entre la guerre
rituelle primitive et la guerre totale
moderne ?
Parce que les buts de guerre ne sont
plus, comme par le passé, la pos-
session de terres disputées mais
akg-images
le futur du monde hellénique : d’un
côté, le cosmopolitisme, l’atticisme,
la démocratie, la puissance navale,
l’impérialisme ; de l’autre, l’insula-
rité, l’austérité dorienne, l’oligarchie,
la suprématie de l’infanterie et un
système d’alliances assez vagues.
À certains moments, des parties
impliquées voient le programme d’un
des deux camps entrer en résonance
avec le leur et le rejoignent. En outre,
la décision n’est plus emportée par
les hoplites sur le terrain : les batailles
rangées sont exceptionnelles. Ainsi,
le vaincu n’est plus obligé de se plier
à la volonté du vainqueur tant que son
potentiel militaire n’est pas épuisé.
Et la lutte devient existentielle avec
massacres, sièges, terrorisme, etc.
Pourquoi voyez-vous en ce conflit un
« modèle occidental de la guerre » ?
Pour de nombreuses raisons. La tech-
nologie — canons à feu, machines de
sièges sophistiquées, armes navales
offensives — évolue au gré d’une
pensée et d’une recherche sécu-
laires et rationnelles. La discipline
de groupe est inhérente à la logique
de la phalange comme de la flotte ;
l’autocritique et même les mouve-
ments antiguerre sont habituels, au
bénéfice et au détriment de l’effort de
guerre. Il y a enfin un consensus poli-
tique autour du but de guerre ultime :
la découverte et la défaite des forces
militaires ennemies plutôt qu’une
simple confrontation tribale au sens
anthropologique. Je pourrais conti-
nuer mais la plupart des éléments qui
composent la future tradition militaire
occidentale — science, discipline,
consensus, rationalisme, etc. — sont
là, et bien chroniqués par les histo-
riens contemporains.
La Grèce a-t-elle manqué une
opportunité de créer un premier
empire méditerranéen ?
Pour cela, il aurait fallu que le
monde grec accouche d’une sorte
d’État-nation, à la façon macédo-
nienne ou romaine, ou au moins
d’une unique cité-État assez puis-
sante pour plier ses rivales à sa
volonté, à la façon vénitienne. Mais
la cité-État hellénique n’a guère de
capacité à incorporer des étrangers
dans son corps politique. Elle ne
conçoit qu’une citoyenneté étroite
définie par la naissance et non par
la résidence ou la simple volonté.
Enfin, la cité-État gène systémati-
quement l’accumulation du pouvoir
politique ou économique de tout
grand personnage animé par une
vision impériale. Un Lysandre,
un Alcibiade voire un Périclès, qui
embrassent les affaires à l’échelle
égéenne ou même méditerranéenne,
suscitent la suspicion et l’envie
plutôt que des louanges pour leur
audace, à Athènes comme à Sparte.
À la fin, le langage commun, la reli-
gion et la culture s’effacent derrière
le provincialisme politique et les inté-
rêts locaux.
En 479, les cités empêchent 250 000
Perses de s’emparer de la Grèce.
En 338, elles sont incapables
d’empêcher l’invasion de 40 000
Macédoniens. Que s’est-il passé ?
L’épuisement des cités-États n’est pas
seulement matériel ou le résultat des
dégâts de la guerre du Péloponnèse.
La splendeur de la cité-État, qu’elle
soit d’ailleurs démocratique ou oli-
garchique, a des limites pratiques
inhérentes. Des protocoles étranges
comme l’ostracisme, l’exil et les cours
populaires, qui se comportent parfois
comme les tribunaux de la Révolution
française, font que le pouvoir est
difficile à exercer pour les leaders.
Les sociétés démocratiques sont
radicalement consensuelles mais
pas constitutionnelles. Si Athènes
est vaincue, c’est pour des causes
internes, liées au comportement
volage des citoyens, totalement
cauchemardesque : ils adorent puis
répudient Périclès, aiment puis
haïssent Alcibiade, s’embarquent
mollement pour la Sicile pour atta-
quer une démocratie en temps de
paix, ne refusent les offres de paix
spartiates après la victoire des îles
Arginuses que pour juger et exécuter
leurs propres généraux vainqueurs…
En fin de compte, l’affaiblissement
intervient parce que les cités-États
débouchent sur une impasse évo-
lutive, dépourvues qu’elles sont
des mécanismes d’autocritique et
d’adaptation que l’on trouvera chez
les Romains. Sous la République
ou l’Empire, ces derniers ont tou-
jours trouvé des façons d’ajuster
leur position quant au gouvernement,
au mercantilisme, à la citoyenneté et
aux opérations militaires pour relever
de nouveaux défis. Un Gaulois intelli-
gent ou un riche Ibère ont pu obtenir
statut et influence chez les Romains.
Jamais en revanche un Étolien
ou un Thessalien (encore moins un
Cappadocien ou un Scythe) n’auraient
pu jouer un rôle dans les sociétés
athénienne ou spartiate. n
La démocratie version
Périclès a toujours
fasciné les théoriciens
de la politique.
Ils oublient souvent
que le régime,
par son instabilité,
est responsable de
la défaite athénienne.
Brillant général, tacticien
innovateur, Épaminondas
(v. 418 - 362 ; voir G&H no 1,
p. 58) écrase la phalange
spartiate à Leuctres
en 371 et offre à Thèbes
akg /d’après le tableau de Philipp von Foltz (1852)
la domination de la Grèce.
Il meurt en remportant une
ultime victoire à Mantinée.
L’atticisme est la forme
caractéristique de la
rhétorique et de la langue
brillante et épurée,
associée par les Romains
aux grands orateurs
athéniens tel Démosthène.
Guerres & Histoire N° 14 • 45