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GENEVIEVE DOURNON-TAURELLE *

VINCENT DEHOUX

« Simplement le fait
d’une immersion
dans une ambiance musicale... »

G. D.-T. : « Mon premier but est de rencontrer les instruments de musique dans
les mains des musiciens », je ne pars pas utiquement pour enregistrer de la musique
mais pour constituer une collection bien documentée d'instruments de musique,
représentatifs d’une culture donnée. J'ai choisi le Rajasthan, dont j'ai fait une
enquête générale lors d’une première mission, et où je suis retournée une deuxième
fois pour étudier d’un peu plus près un des aspects qui m’étaient apparus intéres-
sants : notamment la technique de la respiration circulaire, son apprentissage
et son application au niveau de la double flûte à bec, ce qui est une « nou-
veauté », puisque dans cette aire géographique (et dans tout le Moyen Orient)
cette technique est employée pour les instruments à anche. Ce que j'ai fait
dans un des villages où j'ai travaillé. D'autre part, j'avais entendu parler d’une
flûte simple cette fois-ci, utilisant elle aussi un bourdon, mais je ne voyais pas du
tout comment. Ce n'est qu'après que j'ai su qu’il s'agissait là d’un bourdon
vocal « mixé » aux sons de la flûte.

V. D. : Il s’agit donc avant tout d'instruments de musique...

G. D.-T. : Oui, mais les instruments de musique ne s’extirpent pas « comme çà »


d’une culture; comme ailleurs, mais plus particulièrement en Inde, la musique
instrumentale est issue de la musique vocale et comprise comme telle. Ce qui
m'amêne à étudier un corpus extrêmement vaste. Disons que l'instrument joué en
est le point de départ.

D'ailleurs, pour cette seconde mission, je ne me suis pas limitée aux flûtes,
j'ai aussi travaillé avec des joueurs de vièle ct des chanteurs.

Donc l'instrument. son origine, sa fabrication, ses différentes modalités de


jeu dans le temps et dans l'espace, et les relations que sa pratique instaure. Ces

1. Maitre-assistante, chargée des collections d'instruments de musique du Musée de l'homme. ©


2. Technique qui consiste, grosso modo, à inspirer de l'air par le nez et à l’expirer par la bouche
dans l'instrument sans interrompre le cours de la respiration.
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questions sont particulièrement importantes dans cette région, parce que tout
le monde ne joue pas, n'importe qui ne peut pas jouer, il y a ici le problème des
communautés et des castes qui opèrent une division du travail bien précise : ceux
qui fabriquent les instruments ne sont pas ceux qui jouent, etc.

En tant que témoins d'une activité sociale, les instruments de musique sont
extrêmement représentatifs : ils ouvrent sur des recherches aussi bien du côté
sociologique, mythologique, qu'organologique ou musicologique, ete. Un
exemple : les flûtes ont en général une perce cylindrique; je pensais qu'il en était
de même pour la flûte narh présentée sur ce disque. Or, le qualificatif désignant
la forme de cette flûte signifie « queue de vache », c'est-à-dire allant en se rétrécis-
sant vers l'extrémité. Ce qui m'a permis de me rendre compte que cette flûte a
bel et bien une perce conique, Détail qui a une certaine importance pour l'acous-
tique de cette flûte; par ailleurs, l'embouchure à peine esquissée, nécessite une
tenue de jeu oblique. Ce disque présente donc deux types de flûtes très différentes
mais dont le jeu fait intervenir un bourdon. Dans le cas de la flûte simple, le bour-
don est vocal, il est instrumental pour la flûte à bec jouée par paire, Deux typo-
logies, mais aussi deux contextes totalement différents : les musiciens utilisant
la flûte simple ne sont pas professionnels : c’est un instrument importé par les
bergers circulant entre l'Inde et le Pakistan, et qui aurait son origine dans le sud
iranien (Bélouchistan). Toutes ces flûtes « communiquent », si la « circulation »
de ces flûtes s'explique par le nomadisme des groupes qui les emploient, Et si l'on
considère l'aire de répartition de la flûte oblique (narh ici, nay en Iran) et que
l'on retrouve sur les bas-reliefs égyptiens, l'Inde représente la partie extrême de
l'avancée de cet instrument vers l’est, Ce n'est pas du tout un instrument asiatique,
Et il serait particulièrement intéressant de « suivre » cet instrument car ses moda-
lités de jeu diffèrent énormément d'une région à l’autre.

V, D, : 11 s’agit, avec cette flûte, de musiciens populaires?

G. D.-T. : Uniquement. Je dirais de musiciens populaires non professionnels;


cette précision est nécessaire ici. Car il existe des musiciens populaires profession-
nels dont le moyen d'existence est la musique et qui appartiennent à des com-
munautés de musiciens : cela ne veut pas dire qu'ils font des études pour cela,
ni même que leur apprentissage se déroule « au pied » d’un maitre, Simplement
le fait d'une « immersion » dans une ambiance musicale, raison d'être de la com-
munauté à laquelle ils appartiennent.

J'ai travaillé chez une de ces castes de musiciens-chanteurs, les Langa qui
vivent dans le désert de Thar. Ceux-ci sont attachés à une communauté de petits
éleveurs pour qui ils pratiquent leur art, moyennant tout un système de relations
de famille d'éleveurs à famille de musiciens.

V. D. : Ces deux communautés vivent-elles ensemble?

G. D.-T. : Non. Les musiciens se déplacent, la plupart du temps, chez leurs


« patrons » (il ne faut pas voir ici de démarquage entre riches et pauvres, ces deux
sortes de communautés étant, de toute façon, de condition très modeste). Et les
relations qu’elles entretiennent ne sont pas simples : elles sont très réglementées
Simplement le fait d'une immersion... 81

tacitement, aussi bien en termes d'échange qu'en termes de relations de personne


à personne.

Les musiciens populaires professionnels sont souvent musiciens de père en fils.


Ceux qui ont une excellente mémoire et une belle voix deviennent chanteurs. Je
veux dire par là que la naissance dans une telle communauté n’a pas comme
conséquence la possession d’une belle voix! Et donc tous ne sont pas musiciens
au même titre et avec les mêmes capacités. Et c'est un des aspects importants de
la vie en caste : celle-ci prend en charge l’ensemble de la communauté sans dis-
tinction. Nous y reviendrons.

V. D. : Le fait est que l'on imagine le plus souvent le musicien populaire, non
professionnel par définition : la musique « savante » implique de par sa termino-
logie une idée de complexité plus raffinée que son contraire, la musique « popu-
laire ». La première aurait donc recours plus justement au professionnalisme.

Qui dit professionnalisme dit apprentissage. Comment celui-ci est-il pratiqué


ici?

G. D.-T. : Par l’observation et l’imitation : le futur musicien mémorise en premier


lieu la musique vocale. C’est toujours la première chose : toutes les mélodies,
puis les paroles petit à petit (le répertoire des Langa comporte des centaines de
chants, des centaines de paroles...). Il y a là, une mémorisation énorme, comme
c'est le cas dans toutes les cultures de tradition orale. Un musicien peut chanter
pendant des heures... L'enfant, ainsi, entend les airs, il prend une flûte à bec, ou
d'autres instruments selon son goût ou son groupe *.

Je citerai un fait significatif à l'égard de cette qualité de mémorisation/observa-


tion c’est que le petit enfant qui s’essaye à la flûte utilise déjà le souffle circulaire,
alors qu’à priori ce n’est pas nécessaire.

Pour perfectionner cette technique, il y a des exercices qu’un aîné peut donner
en exemple : souffler continûment dans l’eau à l’aide d’un tuyau, souffler sur
un petit tas de sable déposé au creux de la main... Mais il n’y a pas de véritable
leçon, de prise en charge par quelqu'un de l’éducation musicale. On donne « quel-
ques tuyaux » à l'enfant qui, baigné dans cette atmosphère musicale quasi per-
manente, observe les pratiques afin de les reproduire, et devenir par là un musicien
capable de s’insérer dans un groupe.

V. D. : C’est évidemment bien différent de l'apprentissage professionnel tel qu’il


pourrait apparaître à première vue avec un travail essentiel solitaire et nécessaire,
un repli sur soi. Bref, ici, on a l'impression qu’ils « apprennent sur le tas »,

G. D.-T. : Oui, mais attention, ici aussi, il y a des critères : dans une famille de
musiciens, il y a les bons et les moins bons, et cela se sait. Ces critères de qualité
s'expriment chez les musiciens mais aussi dans les familles de la communauté

1. Cette communauté Langa comporte plusieurs groupes, en quelque sorte spécial : les Sarangiya-
Langa, chanteurs qui s'accompagnent à la vièle et les Suranya-Langa qui jouent des instruments à air
(flûtes, clarinettes doubles, hautbois].
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qui sollicitent leurs prestations musicales. Ces derniers bien que n’étant pas eux-
mêmes musiciens n’en sont pas moins des mélomanes avertis et des connaisseurs
exigeants.

V. D. : Mais le musicien médiocre trouve quand même son insertion...

G. D.-T. : Il ne peut pas faire autrement. C’est ce que j'évoquais tout à l'heure :
à l'exception de fautes graves (de mariage hors des normes sociales par exemple),
une caste ne peut rejeter un de ses membres; elle prend en charge la totalité de
ceux-ci : à la limite, ceux qui ne sauraient rien auraient le droit de ne rien faire.

¥. D. : Et les bons musiciens, ont-ils une position particulière?

G. D.-T. : Certainement. D'abord, ils sont reconnus à l’intérieur de leur com-


munauté et parfois même en dehors, comme c'est le cas de trois chanteurs-musi-
ciens dont la réputation a franchi les frontières du Rajasthan et même de l'Inde.
Dans le petit village de Barnava où vivent une trentaine de familles de musiciens
(chanteurs, joueurs de sarangi, de flûtes à bec doubles, de clarinette double à
réservoir d'air), l’un d'eux, musicien chevronné, exerce un rôle de père ou de chef
sur la communauté. Bien qu’il joue souvent avec ses fils, je ne l’ai jamais vu pour
ma part faire ce que l’on pourrait appeler des exercices : il a maîtrisé sa technique
une bonne fois pour toutes. Toute sa recherche consiste dans l'improvisation,
variation, ornementation qui s’exercent au plan de la musique instrumentale
comme de la création poétique. Il se pose d’ailleurs des questions, je dirais, en
termes de création et de tradition (peut-on inventer de nouveaux textes sur les
mélodies traditionnelles ou créer de nouvelles mélodies? m'a-t-il demandé un
jour). Ils ont une réflexion très poussée sur ce qu’ils font. Et le fait est, que la
création joue un rôle important ici, le répertoire ne cessant de s'enrichir en se
perpétuant. Par ailleurs ce serait une erreur de considérer ces musiciens popu-
laires comme des vulgarisateurs d’une tradition savante, mais plutôt comme une
des sources qui ont servi a l'élaboration d’une théorie musicale devenue classique.

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