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Cahiers d’ethnomusicologie

Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles


34 | 2021
Couleurs sonores

Zélé de Papara. Une voix et une identité du bari en


pays sénoufo
Bassirima Koné

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/4404
ISSN : 2235-7688

Éditeur
ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2021
Pagination : 175-191
ISBN : 978-2-88968-032-0
ISSN : 1662-372X

Référence électronique
Bassirima Koné, « Zélé de Papara. Une voix et une identité du bari en pays sénoufo », Cahiers
d’ethnomusicologie [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 05 décembre
2022. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/4404

Tous droits réservés


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Zélé de Papara
Une voix et une identité du bari
en pays sénoufo

Bassirima Koné

Introduction

En pays sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire, l’animation des cérémonies socio-


culturelles est principalement assurée par des orchestres de djéguélé1 imman-
quablement associés à chaque village (Zanetti 2002 : 232). Ces prestations
programmées pour se tenir à l’occasion de funérailles collectives annuelles sont
le lieu, pour de nombreux musiciens venus d’horizons divers, de faire montre de
leur talent. Dans une ambiance festive, aux allures non déclarées de compétition,
les musiciens rivalisent d’adresse à travers des prestations de haut vol où se
mélangent sons, rythmes, cris d’enfants et disputes diverses. De cette alchimie
sonore résultant parfois du croisement de plusieurs orchestres, les uns entrant
sur la place publique et les autres en sortant (Koné 2016), il découle une texture
sonore qualifiée par Hugo Zemp de polymusique (Zemp 2004). Les sonorités
d’instruments aux timbres aigus tels que les sonnailles aux poignets et aux che-
villes des musiciens et danseurs se mêlent à celles d’instruments aux timbres
graves comme les timbales, les djéguélé, etc.
Dans une telle configuration, la voix est couverte par le tumulte et, bien
que d’une importance capitale dans la musique des djéguélé, elle est reléguée
au second plan, confinant ainsi le chant dans un rôle subalterne. Avec Zélé de
Papara par contre, le chant retrouve un rôle prépondérant. Grâce à son timbre
vocal et à son style particulier, Zélé se constitue une identité forte qui lui confère
une place de choix dans la musique traditionnelle de Côte d’Ivoire. Certains élé-
ments timbriques issus de ses propres performances constituent une stylis-
tique qui a fait école depuis (Eidsheim 2014). Avec Zélé de Papara, la voix est

1 Le terme « djéguélé » est utilisé pour désigner le balafon ou xylophone chez les Sénoufo du nord de
la Côte d’Ivoire. Il renvoie à la fois à l’instrument, à la musique et à la danse.
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devenue « le véhicule de soi ou de l’identité », selon la formule de Jacques Derrida


(Schlichter et Eidsheim 2014).
En nous appuyant sur ses qualités et son style vocal, nous tenterons
d’analyser l’influence de Zélé dans le repositionnement du chant dans la musique
des djéguélé en pays sénoufo. Cette étude, en mettant « l’accent sur les relations
de collaboration entre le chercheur [que nous sommes] et ses collaborateurs
[notamment Camara Soungalo2, le dernier musicien encore vivant de la canta-
trice] et pas seulement entre chercheurs professionnels » (Lassiter 2005), aura
permis de l’inscrire dans le double cadre d’une ethnomusicologie collaborative et
d’une ethnomusicologie d’urgence.
Notre propos s’articule en trois grands points : le premier s’attelle à mon-
trer l’importance de la voix dans la musique des djéguélé en dépit de la présence
des nombreux timbres instrumentaux de la performance musicale ; le deuxième,
en évoquant le bari, genre musical des djéguélé, montre comment celui-ci a réussi
la cohabitation entre timbres vocal et instrumental ; le troisième, enfin, procède à
une analyse timbrique de la voix de Zélé de Papara en en révélant la richesse et
la particularité.

La place de la voix dans la musique des djéguélé

La musique des djéguélé est la plus emblématique des musiques de réjouis-


sances en pays sénoufo. Exprimée par un instrument éponyme, caractéristique
de l’ethnie sénoufo – géographiquement répartie entre la Côte d’Ivoire, le Mali,
le Burkina Faso et le Ghana –, cette musique fait appel dans son exécution à
plusieurs formes d’expressions artistiques, notamment la danse, la pratique ins-
trumentale et le chant. Il ne se passe pas, dans les villages sénoufo, d’événe-
ment sans que les djéguélé n’interviennent : de la naissance d’un membre du clan
(baptême), jusqu’à la mort (inhumation, funérailles) en passant par les travaux
champêtres collectifs ou d’autres événements ponctuels comme les fiançailles,
les mariages, les célébrations de fêtes religieuses ou civiles (Tabaski3, Noël,
nouvel an, Indépendance, etc.), les djéguélé régulent la vie socioculturelle des vil-
lages sénoufo. Ils sont également utilisés pour des cérémonies initiatiques ou de
guérison. Ainsi, la musique des djéguélé se présente-t-elle sous diverses formes
constituant des genres musicaux sensiblement différents selon les sous-groupes
ethniques qui les pratiquent ou les villages qui les voient naître. Leur dénomina-
tion dérive souvent de la composition orchestrale (nombre d’instruments, associa-
tions d’autres instruments) ou du mode d’expression (chant, danse). Les formes

2 Camara Soungalo était le plus jeune djéguéliste cantatrice qu’il a bien voulu partager avec nous
et le djézug’2 de l’orchestre de Zélé. Se considé- lors de nos différents séjours à Papara.
rant comme le fils de cette dernière, il détient de 3 Nom donné à la fête de l’Aïd el-Kebir.
nombreuses anecdotes et récits de la vie de la
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de djéguélé les plus populaires sont, du Sud au Nord, le kpohi (autre nom connu
des xylophones), le djéboloye (en référence aux harpes-luths associées à l’or-
chestre de djéguélé), la klé (type de danse rattachée à la musique des djéguélé),
le poundjére (autre dénomination des djéguélé), le n’gorow (cérémonie initiatique
des jeunes filles, accompagnée par les djéguélé), le bari (forme musicale des djé-
guélé pratiquée dans l’extrême Nord).
Les événements socio-culturels qui font appel aux djéguélé sont des occa-
sions de regroupements pendant lesquels on ne va pas seulement écouter de la
musique, mais aussi en faire ensemble ; la musique devient alors un phénomène
social auquel auditeurs et musiciens participent, dans une symbiose plus ou moins
coordonnée, où « certains tiennent un instrument, d’autres utilisent leur voix ou leur
corps, mais tous participent, prennent part, agissent » (Arom 2019 : 55). La voix
occupe donc une place de choix dans la musique des djéguélé. C’est pourquoi,
bien qu’elles soient avant tout instrumentales, les pièces de djéguélé ne peuvent,
dans la conscience collective des populations sénoufo, être détachées du chant
car derrière chaque musique de djéguélé se cache une chanson. En effet, toute
« pièce de djéguélé est avant tout une pièce vocale traduite sur l’instrument : elle
est d’abord parole, message, avant d’être mélodie. Autrement dit, il n’existe pas
de pièce sans texte » (Coulibaly 1982 : 43). Les travaux de Hugo Zemp sur la
sémantique musicale des xylophones sénoufo permettent de confirmer que « les
djéguélé “chantent” puisque les airs sont appelés jènùgō, “chants de balafon”, ce
qui montre l’importance du contenu verbal » (Zemp 2004 : 315).
Toutefois, en raison de la facture des instruments, de la composition des
orchestres de djéguélé et parfois des contextes de performance, il est difficile à
tous les chanteurs de s’exprimer dans ces orchestres où la voix est mise à rude
épreuve, distordue, agressée, occasionnant des timbres provocateurs où « hurle-
ments, grognements gutturaux, grondements, stridences, plaintes hystérisées,
fracas de souffle ou de gorge » (Deniot 2012 : 337) deviennent la norme. De nou-
velles dispositions vocales spécifiques faisant appel à la puissance, à la percus-
sion voire à la vélocité s’imposent et s’avèrent indispensables pour tout chanteur
espérant évoluer dans ces formations orchestrales ; à défaut, l’élision du chant
devient l’unique option pour continuer d’exister.

L’ élision du chant dans les ambiances festives


des spectacles de djéguélé en pays sénoufo

D’une grande portée sociale en pays sénoufo, les funérailles sont des occasions
d’exposition de la richesse culturelle du peuple : masques, orchestres de djéguélé
et divers ensembles et groupes musicaux se retrouvent sur la place publique
pour des performances de haut niveau, transformant ainsi le village en un fes-
tival à ciel ouvert d’où jaillissent à chaque coin de rue des sons riches, variés et
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diversifiés, mais également « des sons sales et bruiteux, vocaux mais aussi ins-
trumentaux que l’on pourrait analyser comme des expressions de contestation,
de liberté et d’indiscipline » (Rudent 2020 :10). Lorsque les orchestres se croisent
sur la place publique, ils rivalisent d’ardeur dans le jeu et l’atmosphère s’emplit de
sons de hauteurs différentes, dues au fait que

[…] les instruments de ces orchestres ne sont [évidemment] pas accordés selon
un étalon commun admis par tous : il en résulte des écarts parfois importants qui
rendent la rencontre particulièrement surprenante et déroutante pour une oreille
occidentale. En outre, chaque orchestre joue simultanément une mélodie diffé-
rente, dont la signification, même en l’absence de paroles chantées, n’échappe à
personne dans l’assemblée (Zanetti 2002 : 233).

Il se crée en de telles circonstances une ambiance au cours de laquelle les voix


sont noyées dans le tintamarre des tambours et des djéguélé. Peu de place est
laissée au chant qui n’est plus exécuté par des chanteurs ou chanteuses de
métier. La raison principale est qu’aucune voix ne saurait résister à la furie de tant
de djéguélé mêlés aux sons des différents tambours et aux cris d’enfants et de
femmes en extase. Progressivement, la voix se retrouve en arrière-plan dans la
performance scénique des orchestres de djéguélé, créant ainsi une dichotomie
entre instruments et voix, celles-ci s’effaçant complètement au profit de ceux-là.
De plus en plus de performances de djéguélé élident ainsi le chant : dans les
ambiances de funérailles comme dans les animations des travaux champêtres
collectifs pourtant à l’origine de la création des djéguélé (Coulibaly 1982 : 19), le
chant semble avoir totalement disparu, confinant ainsi les voix à la simple émis-
sion d’onomatopées et de cris d’encouragement. Par ailleurs, l’instrument sonne
naturellement fort, bien qu’il soit acoustique. Aussi est-il difficile, pour une voix qui
manque de puissance et de percussion, de rivaliser avec un tel instrument sans
se retrouver très vite noyée. A force de jouer les rôles mineurs dans les perfor-
mances de djéguélé, le chant se réduit au strict minimum traduit par des phrases
très courtes telles que des proverbes, des citations, des maximes, etc. A titre
illustratif, nous présentons ici un chant extrait du répertoire de la musique des
djéguélé du village de Siékaha dans le département de Korhogo :

Chant no 1 – Yakpwonron (Instruments de musique)


Yakpwonron ko chon fala i
Mu foung’ na kaa da.
[Jouer] Un instrument de musique n’est pas synonyme de paresse
Le courage d’un homme vient du cœur.

De nombreuses pièces de djéguélé sont construites selon ce modèle. Une brève


analyse de cette pièce montre clairement que les chants de djéguélé ne sont pas
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narratifs ; ce sont plutôt des distiques assurant plusieurs fonctions (panégyrique,


didactique, philosophique, etc.). Dans une telle configuration, les orchestres de
djéguélé peuvent se passer de chanteurs de métier puisqu’il n’y a presque pas
de textes à chanter. Par ailleurs, « qu’une musique instrumentale serve de sup-
port à une musique vocale ou qu’elle apparaisse comme purement instrumentale
[comme dans le cas des djéguélé], on peut toujours reconstituer le chant, c’est-
à-dire la monodie qui en est à l’origine » (Arom 2019 : 57). Aussi, avec ou sans
chanteur, la musique des djéguélé est-elle comprise des populations.
C’est dans une telle configuration que certains genres musicaux comme
le bari, sous l’impulsion de Zélé de Papara, replacent la voix, notamment féminine,
au cœur de la musique des djéguélé.

Le chant au cœur de la musique des djéguélé,


à travers le bari

Le bari-ping, bariê ou bari est un genre de djéguélé pratiqué par les Sénoufo-
Nafâna de la région de Tengrela, dans l’extrême nord de la Côte d’Ivoire. Né aux
champs (comme la plupart des musiques de djéguélé), le bari a été transposé au
village où il anime désormais les funérailles ainsi que les différents événements
socioculturels. La caractéristique principale de cette musique est la place qu’elle
accorde au chant féminin dans son organisation. « Les jeunes filles dès l’âge de
7 ou 8 ans, nous confie Camara Soungalo, s’exercent à chanter les chansons
du bari aux champs, où les répétitions se tiennent avec les instrumentistes et
peuvent se poursuivre le soir au village si la chanteuse n’a pas assimilé les chan-
sons apprises pendant la journée. Cela peut durer de longues années jusqu’à la
maîtrise parfaite par celles-ci de l’art du chant ». Pour obtenir l’harmonie parfaite
entre voix et instruments lors d’une prestation, les voix sont stimulées par une
pratique intensive et l’absorption de décoctions de plantes confirmant ainsi que
« le chemin vers une carrière vocale professionnelle est une expérience et un
style de vie immersifs » (Eidsheim 2014). Ceci a pour conséquence d’aiguiser le
timbre des voix afin de les rendre plus claires, plus puissantes et mieux adaptées
au jeu des orchestres de djéguélé.
Par ailleurs, les chants du bari sont élaborés selon la structure classique
en couplets et refrain. Ils narrent des histoires, excellent dans la louange comme
le font les griots dans la société mandingue et surtout « résonnent avec une signi-
fication sociale et politique » (Kinney 2014) ; ils nouent et dénouent des intrigues
avec souvent la participation du public, comme dans de nombreuses pièces de
Zélé de Papara dont celle-ci, Natogoma, est la plus représentative.
A travers Natogoma, l’artiste relate, sous l’identité d’une femme au foyer, les
difficultés de bien des femmes des sociétés traditionnelles africaines. Les pleurs
de Natogoma, exprimés à travers des onomatopées (ouhi ! ouhi !) semblables à
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No des Transcription Sénoufo Traduction française


phrases
23 Comi Gnanon pi non wou Coulibaly Au commis Gnanon, je le salue, Coulibaly
24 Chim’mirê Gnangolo Nalourgo, ouhi Nanlourgo, fils de Gnangolo et petit-fils de Chimiêrê
25 Mombli gan yéré gnangnon’ nan La voiture s’est garée à l’entrée du village
26 Chim’mirê Gnangolo djo Natogoma, oh Gnangolo le fils de Chimêrê dit : «Natogoma oh»
27 Natogoma torsi louô ma nambpoung’ la diê Natogoma, prends la torche et va t’enquérir de l’étranger
28 Nagami mombli wou yéri nan N’Golo tien’nan ? Est-ce la voiture d’un voleur qui est garée chez N’golo ?
29 Daouda mombli wou yéri N’Golo tien’na ? Est-ce la voiture de Daouda qui est garée chez N’golo ?
30 Bafarnan mombli wou yéri N’Golo tien’na ? Est-ce la voiture du gouvernement qui est garée chez N’Golo ?
31 Nagami mombli wou yéri nan N’Golo tien’nan ? Est-ce la voiture d’un voleur qui est garée chez N’golo ?
32 (…) Natogoma maa yafa louôhô (…) Natogoma s’excusa poliment (auprès de son mari)
33 Non pékêrê tchiêou, ouhi Quelle femme ! Elle qui chérit son homme
34 Ma torsiw’ lôuô ma naboum’ ladiê Puis, elle prit la torche et alla voir l’étranger
35 Mana pan gnou niê tuo drougô Et elle vint mettre la marmite de la cuisine au feu

Fig. 1. Transcription du chant Natogoma de Zélé de Papara.

des hurlements lancés à chaque phrase, traduisent les peines et les douleurs de
l’artiste face à l’indifférence de la société ; le courage de Natogoma relaté par la
chanson est à l’image de celui qui caractérise la chanteuse. Dans un jeu d’ap-
pels-réponses entre la chanteuse et l’instrumentiste, cette dernière fait intervenir
toute l’assistance dans la performance de son orchestre, devenant à l’occasion
la vedette principale dès lors que le jugement esthétique de la société lui est
favorable. Il s’établit alors une relation de confiance entre elle et son auditoire qui
justifie que sa voix, en plus d’être un « don de la nature ou de Dieu » soit perçue
comme « une construction affective, sociale, économique, politique, poétique et
philosophique » (Palacio 2005 : 70), puisqu’au-delà de cette voix, ce qui existe,
c’est le langage, une de « ces similarités culturelles acquises par apprentissage »
(Rudent 2020 : 17) qui permet de tisser un lien fort entre elle et son auditoire.
Avec cette nouvelle disposition orchestrale, le bari replace le chant au
cœur de la musique des djéguélé, rehaussant ainsi la voix en lui permettant de
mieux s’affirmer. Le timbre vocal des chanteuses du bari constitue dès lors le
principal atout de ce genre musical.

Configuration timbrique de l’orchestre du bari

La musique sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire repose sur le système pentato-


nique anhémitonique qui admet cinq modalités d’organisation scalaire non hié-
rarchisées qualifiées de « modes pentatoniques » par Brăiloiu, correspondant
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Fig. 2. Tessiture de chaque instrument de l’orchestre du bari.

aux diverses distributions rendues possibles par la succession des intervalles


de tons entiers et de tierces mineures (Arom 2007 : 343). En nous basant sur la
convention4 adoptée par Brăiloiu, nous observons que la musique des djéguélé de
cette région évolue selon l’échelle de type I hiérarchisée en sol-la-si-ré-mi (chez
les Nafara de Siékaha et Komborodougou) et celle de type IV hiérarchisée en ré-
mi-sol-la-si (que l’on retrouve chez les populations de Korhogo et de Papara). Ces
deux échelles très proches et jugées culturellement équivalentes (Arom 2019 :
237) sont en permanence utilisées par les musiciens de cette région en fonc-
tion des étalons qui servent de modèles à leurs facteurs d’instruments et selon
le jeu des permutations et des mutations constituant un parfait « kaléidoscope
sonore renforcé par les aspects du “syndrome” de ce pentatonisme qui caracté-
rise nombre de traditions musicales africaines » (Arom 2007 : 362).
Les notes des djéguélé de Papara sont do-ré-fa-sol-la ; elles relèvent de
la configuration transposée du type IV qui est ré-mi-sol-la-si. Elles s’étalent sur
vingt lames réparties en quatre octaves dont le jeu répond à une certaine rigueur.

4 La convention de Brăiloiu consiste à prendre tour à tour chacun des degrés de l’échelle de type I
(sol-la-si-ré-mi) pour fondamentale. Exemple : sol-la-si-ré-mi (I)/ la-si-ré-mi-sol (II)/ si-ré-mi-sol-la (III)…
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Chaque djéguéliste5 a une zone précise, sur le clavier de son instrument, dans
laquelle il évolue. Il y crée son modèle d’accompagnement ou pattern en fonc-
tion de la pièce entamée par le djéguéliste principal. L’ assemblage des différents
patterns constitue le morceau final qu’il nous est donné d’entendre. La figure 2,
ci-dessus présente la zone de jeu (tessiture) de chacun des trois instrumentistes
et de la chanteuse principale d’un orchestre de djéguélé.
Les djéguélistes qui accompagnent Zélé sont au nombre de trois : le
soliste, appelé djégbog ou djéwolu, et deux accompagnateurs, appelés djézug’1
et djézug’2. Le jeu cumulé des trois instrumentistes s’effectue sur tout le clavier
du xylophone (djégbag), à l’exception de la première lame dite djébaw’ ou « grand-
mère ». Cette lame est considérée comme « morte » dans le jargon des instrumen-
tistes et elle est rarement jouée. En fait, elle forme une inharmonie avec les autres
lames. Seul le djéguéliste principal la joue par moments pour indiquer la rupture
entre deux morceaux ou pour marquer une trêve dans le jeu de l’orchestre. Le jeu
des djéguélistes et de la chanteuse se répartit de la manière suivante :
– Le djéguéliste principal joue sur toute l’étendue du clavier de son instrument, y
compris la lame « morte », ce qui donne un ambitus allant de (sol1) do2 à sol5.
– Le djézug’1 joue sur une octave allant du do4 au do5 avec la liberté de
descendre jusqu’au do3 sur la lame dite djéziol, « lame d’attaque » ou « lame
réponse ». Il la partage avec le djégbog. Cette lame capitale permet les chan-
gements de morceaux. Tous les musiciens de l’orchestre y compris la chan-
teuse soliste sont attentifs au jeu de cette lame qui permet d’entamer un
nouveau morceau, d’où son nom.
– Le djézug’2 : il joue sur le registre allant de do5 à sol5 avec la possibilité
(selon le pattern d’accompagnement) de descendre jusqu’à do4.
– La chanteuse principale (minyèfow) chante généralement sur le registre d’une
octave de do3 à do4 correspondant à celui utilisé par le djézug’1.

L’ observation de la Figure 2 dévoile le jeu en escalier des différents instruments


de l’orchestre du bari. Chaque instrumentiste, en se limitant strictement à l’am-
bitus qui lui est dévolu se met en évidence, assure la complémentarité avec les
autres tout en évitant la monotonie et la répétition des mêmes notes et registres.
Aussi, cette technique met-elle en valeur le timbre de chaque instrument de
l’orchestre ainsi que celui de la voix de la chanteuse qui se retrouve à chanter
sur le registre moyen de l’instrument, la tessiture la plus aisée pour cette tâche.
Dans une société où le mode principal de chant repose sur la technique d’ap-
pels-réponses (entre un soliste et un chœur, entre deux chœurs ou entre voix et

5 Le joueur de djéguélé.
Dossier / Koné 183

Fig. 3. Schéma comparatif des tessitures des voix dites classiques


avec celle des chanteuses du bari.

instruments), les registres des voix côtoient intimement ceux des instruments. La
mélodie des chants étant exécutée sur l’octave du milieu de l’instrument (fig. 2)
qui s’étend sur un registre médium, la réponse de la voix se fait également dans
le même registre. En effet, l’ambitus médium sur les djéguélé de cette région
s’étend entre le do3 et le do4. C’est dans cet intervalle de notes que s’expriment
les différentes voix. Cela correspond aux registres du ténor (pour les hommes)
et du contralto (pour les femmes). Les voix graves de baryton et très aiguës de
soprano s’adaptent mal aux instruments de cette région.
La Figure 3 permet de mieux percevoir la position de la voix des chan-
teuses du bari par rapport aux voix classiques qu’il nous est donné d’entendre.

Zélé de Papara : une voix et une identité


au service du bari

Née en 1934 et tragiquement décédée en 1994, Zélé Koné dite Zélé de Papara
a occupé le devant de la scène musicale sénoufo, voire nationale (ivoirienne)
pendant près d’une trentaine d’années (1965-1994). Elle a hérité son talent de
sa mère Dah Zélé, elle-même chanteuse de bari. A l’instar de tous les enfants
dans les sociétés de l’oralité, elle apprend l’art du chant aussi naturellement qu’on
apprend à parler, c’est-à-dire par imprégnation et par imitation (Blacking 1973,
Arom 2019). A l’âge de 16 ans, elle suit les cultivateurs aux champs, les encou-
rage de sa voix frêle mais déjà prometteuse à se surpasser en chantant leurs
éloges. Depuis lors, elle ne cessera de chanter, gagnant en maturité et en expé-
rience grâce à son timbre vocal particulier.
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Analyse du timbre vocal de Zélé de Papara

A l’écoute des chansons de Zélé de Papara, le particularisme sénoufo, carac-


térisé par le pentatonisme, s’entend aisément, tant les inflexions de sa voix en
sont fortement marquées. Il est aisé pour toute oreille qui écoute Zélé d’entendre
l’ethnie de la chanteuse à travers son timbre vocal. Ce dernier renvoie à la langue
sénoufo qui, à l’instar de bien des langues africaines, est une langue à tons

[…] où chaque syllabe possède sa hauteur, son intensité et sa durée propres, où


chaque mot peut être traduit par une notation musicale. La parole et la musique y
sont intimement liées et ne souffrent pas d’être dissociées, exprimées isolément
[ce qui en fait] des langues elles-mêmes enceintes de musique (Senghor 1964).

La parfaite maîtrise de Zélé de la langue sénoufo du fait de son imprégnation de


cette culture depuis son plus jeune âge et qu’elle ne parle et ne communique que
par cette langue, contribue à renforcer la justesse du « poids » et de la couleur de
sa voix (Eidsheim 2014). Oscillant entre le nasal, le guttural et parfois même le
fausset, le timbre vocal de Zélé est riche et malléable, selon les chansons. Les
marges de tolérance des instruments comme les xylophones ou les djéguélé,
liées aux paramètres physiques organoleptiques et psychoacoustiques justi-
fiant la difficulté de déterminer leur appartenance à tel ou tel système pentato-
nique ou équipentatonique tels que relevés par Frédéric Voisin (1991) et Fabrice
Marandola (1999) agissent également sur le timbre vocal des chanteuses dont il
devient difficile de situer avec exactitude la teneur. Toutefois, les qualités vocales
qui contribuèrent à faire de Zélé de Papara le « fétiche vocal » (Gayraud 2015) du
bari se situent à trois niveaux : la hauteur et la justesse des notes chantées, la
puissance de la voix et la vélocité des paroles des chants.

La hauteur et la justesse des notes

La Figure 4 fait apparaître que le registre vocal de Zélé se situe entre le contralto
et le ténor. Sa tessiture vocale part du sol2 au ré4. Ce registre est bien supérieur
à l’octave habituellement chantée (do3-do4) par les minyèfow de la région. Il se
détermine par un ambitus de 9 notes du djéguélé renfermant un total de 8 tons
et de 3 demi-tons. Cette tessiture s’atteint généralement avec la voix de poitrine,
mais Zélé utilise aussi la voix de fausset dans les aigus (dans certaines chansons
comme Tanrga poro et Natogoma). Elle use presque tout le temps la voix guttu-
rale (dans d’autres chansons comme Larii Chouô, ou N’gléï) pour apporter une
profonde émotion à son auditoire. Pour tester la pureté de sa voix, elle entonne
certains chants a cappella avant que les instrumentistes ne la rejoignent pour l’exé-
cution du morceau. La figure 4 ci-après présente la tessiture de la voix de Zélé.
Dossier / Koné 185

Fig. 4. Tessiture de Zélé de Papara

L’ intensité du jeu de Zélé

La musique produite par Zélé de Papara est pleine d’énergie et de vie, signes de
l’endurance et du courage qui la caractérisèrent en dépit des vicissitudes de la vie
auxquelles elle fut confrontée. Une musique rythmée, dansante et pleine d’entrain
dont elle assurait elle-même le tempo à l’aide du tambour de hanche bari-ping,
dont elle ne se séparait jamais. Malgré le petit gabarit de Zélé, sa voix dégageait
une puissance qui lui permettait de chanter simultanément avec trois djéguélé.
La double activité professionnelle de chanteuse et de cultivatrice qu’elle exerçait,
renforçait son endurance et la rendait très athlétique sur scène. Tantôt à pied
sur les pistes, allant de village en village à des funérailles où elle chantait toute
la nuit, tantôt aux champs où elle cultivait son lopin de terre, elle possédait une
endurance physique hors du commun. Elle pouvait ainsi chanter et danser toute
une nuit, pendant de longues heures, sans microphone ni sonorisation, en pré-
sence d’un large public, alors qu’elle approchait la soixantaine. Elle avait acquis,
au fil des années, une voix chaude, puissante, au timbre clair, ouvert et immédia-
tement reconnaissable. Son secret résidait certainement dans cette phrase que
nous lança, lors de notre séjour sur le terrain, une vieille dame l’ayant côtoyée et
connue : « Zélé ne se fatiguait jamais de chanter, elle ne cessait de chanter que
pour aller dormir ».

La dextérité vocale

L’ on considère, dans le milieu musical traditionnel, que « les peuples qui parlent
peu ou lentement ont des djéguélé de petite taille tandis que ceux qui ont un
débit rapide de la parole ont des djéguélé de grande taille » (Coulibaly 1982 :
20). Vraie ou fausse, cette idée n’en a pas moins fait son chemin tant auprès
des musiciens que des facteurs d’instruments ou même au sein des populations.
Toujours est-il que les djéguélé utilisés dans la région de Papara comportent
20 lames, ce qui est largement au-dessus de la moyenne qui est de 13 lames. En
transcrivant les chansons de Zélé, de retour du terrain, nous avons fait le constat
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Titre Durée Nombre de phrases


(en minutes) chantées
Natogoma 5’17 75
Larii chouô 8’17 70
Kazôgô pélé 8’00 70
N’gléï 7’37 80
Tanrga poro 5’18 60

Fig. 5. Rapport entre la durée et la vélocité des phrases dans quelques chansons
de Zélé de Papara.

que les textes des chants s’écoulent sur des débits rapides avec de très longues
phrases, ce qui est favorable à la déclamation, un style prisé par la chanteuse et
que l’on retrouve dans de nombreuses chansons. A titre illustratif, la figure 5 pré-
sente les caractéristiques de quelques-unes de ses chansons.
La lecture de ce tableau atteste le débit des paroles de la chanteuse. En
pratique, dans un morceau au rythme binaire, dès qu’elle commence à chanter,
elle ne s’arrête que vers la fin du morceau pour privilégier l’ambiance et la danse.
Si nombre des textes sont des panégyriques, les chansons portent également
des messages, prodiguent des conseils. Par ailleurs, retenir tous ces noms de
personnalités et leurs attributs sociaux et les débiter en public au cours d’un
spectacle n’est pas chose facile.

Naissance d’un « style zéléen » identifiable dans le bari

Par sa façon particulière de conduire le chant, Zélé de Papara s’est progressive-


ment construit une manière de chanter reconnaissable dès la première note. Il
ne serait donc pas exagéré de parler de style zéléen, né avec celle qui demeure
à ce jour la plus grande chanteuse traditionnelle du groupe sénoufo. Ce style,
marqué par le chanter-parler, par des ornementations vocales diverses ainsi que
des répliques personnifiées, a influencé de nombreuses chanteuses qui en ont
perpétué la pratique.

Le parler-chanter

Le parler-chanter est une technique couramment utilisée par Zélé de Papara


dans ses chansons. Lorsqu’on les écoute pour la première fois, on a l’impression
que la chanteuse parle plus qu’elle ne chante. La déclamation est l’une de ses
spécialités. Elle chante avec une telle aisance que les mots sortent facilement.
Son timbre vocal lui confère une voix libérée de tout blocage, sans intermédiaire
Dossier / Koné 187

et assimilable à son « essence intérieure » (Eidsheim 2014). Ce timbre vocal par-


ticulier traduit ce qu’elle a de plus intime. En effet, bien chanter exige de se
dégager, de se libérer afin d’être soi-même. Sur scène comme dans la vie quoti-
dienne, Zélé affichait une certaine simplicité, que l’on ressentait dans sa façon de
chanter, dans son aisance à agencer les mots, à les agrémenter d’images et de
proverbes. Dans le style mi-parlé mi-chanté qui lui était familier, on la voyait sou-
vent échanger quelques mots avec son djéguéliste principal. Celui-ci lui répon-
dait à travers son instrument et c’est seulement lorsqu’elle lui lançait un « merci »
ou riait aux éclats entre deux phrases que l’auditoire détectait la teneur de tels
échanges. Dans un enregistrement vidéo réalisé en novembre 1993 et présenté
comme son dernier grand concert public, on l’entend discuter avec un spectateur
en ces termes :

– N’est-ce pas toi, X ?


– Non, moi je suis plutôt Y ; le fils d’untel.
– Ah oui, ton père était Z et ton grand-père fut celui qui a fait ci, a fait ça.

Puis, elle éclate de rire en reprenant son chant de plus belle où elle s’était arrêtée,
non sans continuer, dans une improvisation parfaitement maîtrisée, d’encenser
l’heureux spectateur. Et le public de lancer une salve d’applaudissements bien
mérités. Ce sont autant de scènes et d’actions similaires qui contribuèrent à raf-
fermir la popularité de cette chanteuse auprès des jeunes.

Les ornementations vocales

Zélé de Papara utilisait plusieurs types d’ornementations dans ses chansons. La


plus courante est le trille autour d’une voyelle ou d’une syllabe qu’elle place au
milieu ou à la fin de certains chants. Le trille fait partie des traits vocaux caracté-
ristiques de Zélé de Papara, qui en a fait son empreinte vocale. Couramment uti-
lisé par elle, ce procédé lui permet de retenir l’attention du public à des moments
cruciaux. En outre, elle en use savamment sur certaines scènes compliquées du
fait de la barrière linguistique qui la sépare d’un public parfois exigeant, pour le
dompter et capter son attention. On trouve plusieurs fois cette technique du trille
dans le chant Fofouët chiari (voir document audio 1).
En dehors du trille, elle utilise également d’autres techniques ornemen-
tales comme les mélismes, certains passages étant déclamés et exprimés par la
voix de poitrine ou de fausset.
Fofouët chiari interprété par Zélé de Papara.
L’ orchestre est composé de Zélé de Papara (voix
principale), Wawoli Kagnon de Nougouni (seconde 1
voix), Nalogo Sanogo (djéguéliste principal) et Vamara
Camara (second djéguéliste), tous de Papara.
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Les répliques personnalisées

Zélé de Papara a l’habitude d’utiliser dans ses chants des mots ou des fragments
de phrases qui ont fini par la singulariser et asseoir son style musical. Parmi ces
nombreuses répliques, nous en avons relevé trois qui sont les plus couramment
utilisées, renforçant ainsi le style zéléen. Ces répliques sont : « Marow Marow »,
« Zi-ma » et « Zitchô zi zi wo wo wo Dah ». Ce sont des formules d’ambiance qu’elle
utilise couramment lors de ses concerts et qui sont dotées de sens.
« Marow Marow » est le diminutif de Camara, le nom de famille de son
époux et de son djéguéliste principal. Elle utilise cette formule sous la forme d’une
interjection lorsqu’elle veut le féliciter suite à une belle phase de jeu, lorsqu’elle
veut lui demander d’accélérer le tempo afin de la suivre dans sa performance du
moment ou tout simplement pour le saluer. En retour, dans ce dernier cas, celui-
ci joue sur les grosses lames de son instrument (surtout celle dite morte) pour
répondre à la salutation.
« Zi-ma » signifie, « à Zélé », « Zi » étant la contraction de son nom Zélé. Suite
à une vague de salutations ou d’hommages qu’elle rend, la chanteuse utilise cette
formule pour se présenter aux spectateurs. C’est une forme de politesse qu’exige
la tradition des griots. On ne peut parler de la généalogie de quelqu’un sans ter-
miner par la sienne ou du moins par son propre nom. C’est un peu comme signer
une œuvre, une citation ou un article.
« Zitchô Zi Zi wo wo wo Dah » est une formule abrégée de son arbre
généalogique personnel. La chanteuse, en utilisant cette formule sous forme
de trille, rend hommage à sa mère Dah ainsi qu’aux aïeux de celle-ci. Cette
courte formule est pleine de sens et évoque trois générations de membres de sa
famille biologique.
Ces différentes répliques et bien d’autres encore sont des créations ori-
ginales de Zélé de Papara, reprises de nos jours par ses successeurs, ce qui
constitue une belle reconnaissance de son génie créateur. Elles font également
partie des éléments constitutifs de son timbre vocal permettant de la distinguer
des autres chanteuses du bari.
Le style zéléen est également établi par son costume scénique qui
concourt à renforcer son identité. Ses attributs scéniques comprennent le tam-
bour cylindrique à hanche appelé bari-ping et la queue de cheval dite sokow’ dont
elle ne se sépare jamais. Son accoutrement est constitué d’un ensemble tradi-
tionnel à rayures composé d’un pagne qu’elle noue à la hanche et d’une camisole
sur le haut du corps. Elle se couvre la tête d’un foulard issu du même pagne à
rayures constituant l’ensemble ou, plus fréquemment, d’un chapeau spécialement
conçu pour elle, orné de cauris et de miroirs. Elle porte également un collier et
des bracelets. Tout ceci concourt d’une manière ou d’une autre à renforcer son
apparence scénique. Elle chante rarement sans ces artefacts qui forment, avec
les techniques vocales ci-dessus évoquées, le style zéléen.
Dossier / Koné 189

Fig. 6. Zélé de Papara lors


d’une de ses performances
au palais des congrès
de l’hôtel Ivoire d’Abidjan, 1989.

Conclusion

La musique des djéguélé, principale musique de réjouissance des Sénoufo du


nord de la Côte d’Ivoire, est essentiellement instrumentale, d’autant que certains
contextes de performances entraînent l’élision du chant. Cependant, dans la pra-
tique, elle n’en demeure pas moins fondée sur la voix, ce qui en fait une musique
où alternent chant et musique instrumentale. Elle est donc hybride, présentée
tantôt sous une forme purement instrumentale sous-tendue par des textes brefs,
tantôt sous une forme vocale avec de longs textes chantés accompagnés d’ins-
truments. Le bari, l’un des nombreux genres musicaux des djéguélé, pratiqué par
les Sénoufo-Nafâna de la région de Tengrela, dans l’extrême nord de la Côte
d’Ivoire, dont il a été question dans cet article, fait partie de cette dernière caté-
gorie. Le bari repose sur une tradition ancestrale de chansonnières dont les voix
sont stimulées pour obtenir des timbres spécifiquement adaptés au jeu des djé-
guélé qui les accompagnent lors des travaux champêtres ou d’autres festivités
culturelles. Cette musique aura mis en vedette des nombreuses chanteuses dont
la plus célèbre est Zélé Koné surnommée Zélé de Papara.
190 Cahiers d’ethnomusicologie 34/ 2021

Dotée d’une voix puissante héritée d’une solide formation acquise depuis
le jeune âge, Zélé de Papara se produira sur plusieurs scènes en Côte d’Ivoire
(Korhogo : 1974, 1980 ; Bouaké : 1985,1988 ; Yamoussoukro : 1987 ; Abidjan :
1988, 1989, 1993) et à l’étranger (Mali), portant ainsi pendant de longues années
la musique du bari au-delà de sa sphère d’origine. Cette voix chaude au timbre
clair et facilement identifiable était capable d’émouvoir et de convaincre n’importe
quel auditoire en dépit de la barrière linguistique. Son registre, à mi-chemin entre
le contralto et le ténor, épousait parfaitement les courbes mélodiques des djé-
guélé qui l’accompagnaient. Les techniques ornementales du trille associées aux
mélismes enveloppant des textes débités dans un style déclamatif, exécuté le
plus souvent d’une voix gutturale ou nasale, constituaient son identité et per-
mirent ainsi d’asseoir le style zéléen encore pratiqué dans la région par la jeune
génération de chanteuses. Zélé n’eut pas d’enfants, une situation qu’elle eût pu
mal vivre si la musique n’avait pas été présente pour l’aider. Comme héritage, elle
laissa cette voix unique et reconnaissable. Ses chansons continuent, un quart
de siècle après sa mort, de nous parler et de nous enseigner les techniques de
chants qu’elle a héritées de ses aïeules.

Références

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Résumé. En pays Sénoufo, de nombreuses pièces musicales sont créées


en situation de performances scéniques lors de cérémonies de baptêmes, de
mariages ou de funérailles. A ces occasions, les voix des chanteurs rivalisent
avec les sonorités des instruments dans un ensemble orchestral acoustique.
Cet exercice fort peu aisé et rendu difficile par le caractère évanescent de la
musique surtout en situation de concert, constitue l’ambiance musicale des
orchestres de djéguélé en pays sénoufo. Aussi, très peu de chanteurs sont-ils
capables de relever ce défi, tant les voix humaines sont noyées par le tumulte
des xylophones, tambours et grelots. A travers la musique du bari cependant,
Zélé de Papara a réussi à forger sa légende de grande chanteuse sénoufo dans
un contexte socio-culturel peu favorable aux voix féminines. Comment y est-elle
parvenue au point d’identifier sa voix de contralto au genre musical du bari dans
l’imaginaire collectif de tout un peuple ? De quelles techniques vocales use-t-elle
dans ses chants ? Pourquoi le bari est-il dévolu aux femmes et quel est l’apport
des voix féminines à ce genre musical ? A travers une analyse des chansons de
Zélé de Papara, cet article étudie les caractéristiques de son timbre vocal en
insistant sur les techniques qu’elle utilise dans ses chants.

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