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Paroles et mélodies dans les pièces de

Djeguélé

Communication en Question
www.comenquestion.com
nº 5, Novembre / Décembre 2015

ISSN - 2306 - 5184

PAROLES ET MELODIE DANS LES


PIECES DE DJEGUELE

Words and melody in the Djeguele’s music

83

Bassirima KONE1
Doctorant en Musique et Musicologie
Université Félix Houphouët-Boigny
chekofoly@gmail.com

1
Bassirima Koné est doctorant en musique et musicologie au
département des Arts de l’UFR. Information, Communication
et Arts (UFRICA) de l’Université Félix Houphouët-Boigny.

Communication en Question, nº 5, 2015


Bassirima KONE

RÉSUMÉ

Paroles et mélodie occupent une place primordiale


dans les pièces de Djéguélé, (musique des
xylophones) en pays sénoufo. Si, depuis l’origine de
la création d’une pièce jusqu’à son exécution
publique, la mélodie est le fil d’Ariane qui guide
musiciens, mélomanes et profanes, les paroles sont
surement la plinthe qui forme le fondement de cette
belle architecture. Ces deux éléments constituent les
outils de communication majeurs de cette forme
musicale populaire. C’est ce que le présent article se
propose de montrer en relevant la nécessité de les
préserver pour maintenir la dynamique de cette
musique.

Mots clés : Paroles, Mélodie, Pièce, Djéguélé,


Musique.

ABSTRACT
84 Lyrics and melody play an important part in
djeguele pieces of music (xylophones music) in
Senoufo country. If from the beginning of the
creation of a piece of music to its public
performance, melody is the compass that guides
musicians, music lovers and secular, the lyrics are
probably the plinth that forms the foundation of
this beautiful architecture. These two elements are
the major communication tools of this popular
musical form. That's what this article is to show,
raising the need to preserve and maintain the
dynamics of this music.

Keywords: Lyrics, Melody, Piece of music,


Djeguele, Music.
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

Introduction

La musique des Djéguélé chez les Sénoufo est très


populaire. Elle traverse les générations et semble
intéresser toutes les populations quelles que soient
leurs situations sociales. A l’analyse, un élément
s’avère déterminant dans l’intérêt que les
populations portent à cette musique. Il s’agit des
textes qui sous-tendent les pièces. Véritables
creusets identitaires, les textes des Djéguélé
prennent leur source dans la culture sénoufo. Les
lignes mélodiques qui accompagnent ces textes les
rendent plus digestes et contribuent ainsi à la
popularité de cette musique. Texte et mélodie sont
les outils de communication majeurs qui
permettent de mieux cerner le message véhiculé
par la musique des Djéguélé. Quel est l’apport de
chacun de ces éléments au dynamisme de cette
musique? Comment se mettent-ils en place pour
constituer cette alchimie digeste et harmonieuse
qui ne laisse personne indifférente? Après avoir 85
évacué les aspects théoriques et méthodologiques
de notre sujet, nous montrerons l’importance de la
mélodie et des paroles à travers les différentes
étapes de l’évolution d’une pièce de djéguélé, ainsi
que la puissance communicationnelle de ces deux
éléments sur les populations.

Lorsqu’un air de Djéguélé s’étire dans l’air, son


effet sur les populations reste tributaire du sens
que prendront les paroles qui l’accompagnent. La
mélodie, grâce à son aspect agréable et plaisant à
l’oreille humaine, est certes un élément
d’importance dans une œuvre musicale, mais, dans
le cas des pièces de Djéguélé, elle est vile si elle ne
s’accompagne de paroles fortes et sensées. Telle est
la logique fonctionnelle des pièces de Djéguélé que
nous voudrions bien montrer ici et veiller à leur
préservation.

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Bassirima KONE

Notre objectif est de montrer, à travers cet article,


l’importance des paroles et de la mélodie dans une
pièce de Djéguélé. Dans le foisonnement des pièces
de Djéguélé rendant difficile la fixation d’un
répertoire propre à ce genre musical, de
nombreuses œuvres apparaissent comme futiles du
fait de leur constitution. Une utilisation efficiente
des paroles et des mélodies des Djéguélé
contribuerait à rendre cette musique plus
dynamique.
Avant d’aborder la substance de notre étude, nous
en éluciderons les mots clés que sont : « les paroles
», « la mélodie », « la pièce de musique » et « les
djéguélé».

1. Définition des concepts

1.1. Les paroles

Les paroles sont les textes d’un morceau de


86 musique. Ensemble de mots servant à exprimer la
pensée, la parole est l’outil idéal de
communication entre les humains. La musique,
art d’Euterpe, exprime mieux que tout, les
sentiments, les émotions et les pensées des
hommes. C’est pourquoi, les peuples de l’oralité
s’attacheront à exprimer en musique, leur histoire,
dans l’espoir de la conserver. En Afrique, comme
le dit Bebey (1969), il est rare de trouver une
musique sans parole. Une mélodie sans paroles est
une vile mélodie.

1.2. La mélodie

Dérivée du grec melos (chant), la mélodie est


définie par le dictionnaire de la musique comme
une succession de sons de hauteurs différentes
qui forment un air ou une phrase musicale. Elle
est dérivée du langage parlé et constitue l’écriture
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

horizontale de la musique, par opposition à


l’harmonie qui en est l’écriture verticale. La
mélodie est une expression essentiellement
méliorative, même si le mélodieux n’est pas le
même pour tous. Chez les peuples de tradition
orale, la mélodie, à l’instar de la musique, qui
relève de l’évanescent, se doit d’être captivante,
légère et facile à retenir pour espérer ne pas
mourir dans la mémoire de ceux qui l’entendent.
Elle précède l’invention de l’harmonie dans
l’histoire de la musique de ces peuples.
Maillon important d’une œuvre musicale, tout
comme le rythme et le texte, la mélodie est
universellement admise, quel que soit le peuple
qui l’utilise, comme la lanterne qui éclaire
l’ensemble de l’œuvre.

1.3. Les Djéguélé

Ce sont les xylophones, instruments populaires de


87
réjouissance en Afrique, appartenant à la famille
des idiophones, plus connus sous le nom de
balafons. Ils se composent de lames (dont le
nombre varie entre 12 et 21) de tailles et de
formes diverses en dessous desquelles sont fixées
des calebasses toutes aussi variables en taille et
en forme. Les djéguélé se jouent à l’aide de deux
baguettes que l’on frappe sur les lames et sont
souvent utilisés en orchestre.

1.4. La pièce de musique

Egalement appelée morceau de musique, la pièce


est un fragment d’œuvre courte. Elle se présente
généralement sous forme instrumentale ou
vocale. Dans un orchestre de musique classique
ou moderne, la pièce de musique est le lieu
privilégié de démonstration de virtuosité de la
part des instrumentistes. Il en est également de
même dans les orchestres de djéguélé. A l’analyse,

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la pièce de musique comporte généralement un


thème et reste dominée par une mélodie et
souvent un texte qui la caractérisent. Etablissons,
pour clore cette partie, le cadre de la présente
étude : Ces recherches se sont déroulées dans le
département de Korhogo, chef-lieu du terroir
occupé par les Sénoufo, grands utilisateurs de
xylophones pendant deux ans (de 2013 à 2015),
dans les villages de Siékaha, Komborokoura et
Korhogo. Les populations qui occupent ces
espaces sont des sous-groupes ethniques Nafara,
Kouflo et Tiembara. Nous avons, à cette occasion,
interrogé des musiciens, des instrumentistes dont
l’âge varie entre 15 et 50 ans. Nous les avons
soumis à un questionnaire portant sur
l’expérience de la pratique instrumentale, les
techniques de création d’œuvres, le nombre de
pièces créées et l’effet de leurs œuvres sur les
populations. Nous présenterons ici quelques-
unes de ces œuvres dont nous analyserons la
88 teneur des textes et des mélodies.

2. Les Senoufo et les Djéguélé

2.1. Le peuple

Le peuple sénoufo constitue l'un des groupes


ethniques les plus importants de l’Afrique de
l’Ouest. Avec une population estimée à 2500000
habitants, ce groupe se trouve à cheval sur
quatre pays, le Mali, le Burkina Faso, le Ghana
et la Côte d'Ivoire. Présents dans cet espace
depuis le premier millénaire selon les historiens
(J-N Loucou, 1984), les Sénoufo seraient partis
des régions septentrionales de leur zone
d’habitation actuelle, précisément du delta du
Niger, à la recherche de terres fertiles. Pacifistes
à souhait, ils préfèrent se consacrer à la culture
de la terre. On les repartit en trois grands
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

groupes:

 Les Sénoufo du Nord, autour de Koutiala et


San (Mali) sont appelés Minianka;
 Les Sénoufo du Centre, autour de Sikasso
(Mali) et Kénédougou (Burkina Faso) sont
appelés Nanérégué;
 Les Sénoufo du Sud, principalement en haute
Côte d’Ivoire et quelque peu au Ghana sont
appelés Siéna mana ou Syénambélé.

Ce dernier groupe est composé d’une centaine de


sous-groupes dont une dizaine se trouve dans le
département de Korhogo. Parmi ceux-ci, les plus
importants en nombre sont les Tiembéra, les
Nafara et les Kouflo qui font l’objet du présent
article. Leur langue est le syénar. Elle reste assez
homogène à l’ensemble des Sénoufo en dépit de
quelques variations mineures par endroits
(Welmers, 1957 :13). Cette quasi homogénéité de
la langue explique en partie la forte symbiose 89
constatée autour de leur principale musique,
celle des Djéguélé. La société sénoufo est
fortement hiérarchisée et basée sur une gestion
gérontocratique avec pour régulateur le poro.
L’organisation spirituelle chez les Sénoufo rend
un culte au Dieu suprême appelé Koulotyolo,
dont le représentant terrestre est la Kâ Tyélèhou
qui a pour temple le bois sacré. C’est là que se
déroulent toutes les cérémonies relatives au culte
du poro. A la fois philosophie de la vie, école,
organisation secrète, le poro oscille entre
religion, société et culture, ce qui en fait une
sorte de microcosme de l’univers sénoufo. A côté
du poro qui est sacré et ésotérique, cohabitent les
Djéguélé qui sont exotiques, profanes et
populaires.

2.2. Les Djeguélé

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L’origine de cet instrument est controversée.


Selon certains chercheurs (Tranchefort, 1980),
les xylophones seraient d’origine asiatique d’où
ils seraient parvenus en Afrique par le
Mozambique, au XIVème siècle, avant d’échoir en
Amérique Latine par l’entremise des esclaves de
Zambézie au début du XVIème siècle. Quant à
d’autres, notamment le géographe Ibn Battuta
(1304-1377), il signale, dans son carnet de
voyage, la présence de cet instrument mythique
en Afrique dès le XIIIèmesiècle. Cette thèse est
corroborée par les allusions faites à l’instrument
dans le récit épique de l’empereur Soundjata fait
par Djibril Tamsir Niane dans son célèbre
roman Soundjata ou l’épopée mandingue (1960).
Il reste néanmoins très répandu dans de
nombreuses communautés africaines et son
utilisation est multiforme. Instrument de
prédilection des différentes phratries sénoufo, il
est utilisé en orchestre. L’orchestre de djéguélé
90
est généralement composé de trois xylophones. Le
xylophone principal est appelé djégbog ou
djéwolu, tandis que les deux autres, appelés
djézuubélé, jouent le rôle d’accompagnement. Cet
ensemble est complété par la section rythmique
assurée par trois tambours cylindriques: un gros
tambour appelé Kponu (kpozug) ou tambour-
mère et deux petits tambours appelés kpopin ou
(kpotchane).

Les circonstances de jeu de l’instrument sont


nombreuses:

 au champ (où il aurait été découvert, selon les
mythes du peuple), on en joue lors des
différentes activités de labour pour encourager
les cultivateurs,
 au village, pour célébrer les événements de joie
(naissance, mariage, baptême, etc.) et surtout
pendant les funérailles,
 de plus en plus dans les lieux de cultes
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

notamment à l’église.

Quel que soit le lieu où l’usage qui en est fait,


cette forme musicale repose en partie sur les
textes et la mélodie.

3. Paroles et mélodie dans le processus de


création des pièces de Djéguélé

3.1. Technique de composition des pièces

Le répertoire des Djéguélé comprend des pièces


aux auteurs connus et d’autres pièces dont on
ignore l’origine. Une pièce peut être attribuée à un
orchestre ou à un village mais rarement à un
individu, même si cela n’est pas à exclure.

Toutefois, quelle qu’en soit la nature, la technique


de création d’une pièce de Djéguélé se résume en
trois étapes qui sont: 91

 L’étape de composition de la pièce;


 L’étape de présentation de la pièce au public;
 L’étape d’interprétation (libre) de la pièce.

3.2. L’étape de composition des pièces de


Djéguélé

C’est l’étape pendant laquelle l’œuvre jaillit


véritablement de l’esprit de son concepteur. Aux
dires des musiciens rencontrés, une œuvre peut
naitre de deux manières: à partir d’une mélodie
ou à partir d’un texte.

 Composition à partir d’une mélodie

La naissance d’une pièce de musique peut partir

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d’une inspiration du musicien qui, en égrenant


les lames de son instrument, engendre des
mélodies sur lesquelles il fera poser des paroles.
Il peut également s’inspirer d’un air déjà existant
auquel il adapte ou fait adapter des paroles. Vu
que très peu de musiciens sont à la fois
instrumentistes et chanteurs, il reviendra à une
tierce personne (généralement des femmes), de
proposer des textes. La pièce n°1 en est une
illustration:

Pièce n°1 : Djéguélé de Siékaha

92

Cette célèbre pièce sensibilise sur le SIDA. Elle est


née d’une mélodie longtemps exécutée sans paroles.
Ce n’est que plus tard, lors de son exécution en
public, qu’un groupe de femmes du village de
Siékaha proposa un texte sur la mélodie. Celui-ci
évoluera jusqu’à donner la version suivante, qui
n’en est qu’une parmi plusieurs. Si les paroles dans
un tel contexte sont très versatiles, le thème
demeure la boussole qui guidera tous les musiciens
qui voudront interpréter cette pièce.

Texte proposé par une tierce personne sur la


mélodie de l’instrumentiste:

Texte en Sénoufo Traduction en français


SIDA nambele nan Le SIDA contamine les
hommes
SIDA Tchabélé nan Le SIDA contamine les
femmes
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

SIDA pibélé nan Le SIDA contamine les


enfants
SIDA womien kéélé Le SIDA est l’affaire de
tout le monde

 Composition à partir d’un texte

La création d’une pièce peut partir d’un texte


donné, d’une histoire vécue mise en musique
ou d’un proverbe avec l’intention de
conseiller, de se moquer ou de chanter les
mérites de quelqu’un. Nous avons pour
exemple la pièce n°2.

Pièce n°2 : Chon’ bin

Texte en Sénoufo Traduction en français


Chon’bin Déplaisance
Mugah chon’bin’ Si quelqu’un ne t’aime pas
Mugah chon’bin’ hou’ C’est qu’il ne t’aime pas 93
Korah gban mon ségui Cela ne saurait empêcher
ton champ
Falala sahi D’être cultivé

/
Traduction du proverbe: Tu peux déplaire à
quelqu’un mais cela ne saurait empêcher que
ton champ soit cultivé.

Sens du proverbe : on peut ne pas être aimé de


quelques personnes mais on ne saurait
déplaire à tout le monde. Si, par jalousie
certaines personnes refusent de venir t’aider à
cultiver ton champ, tu finiras bien par
trouver au moins une personne pour le faire.

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Cette pièce est inspirée d’un proverbe souvent cité


au champ lors des labours ; c’est aussi une forme
de défi que l’on lance à ses ennemis pour leur
montrer qu’on n’est pas seul au monde. Les
musiciens en ont fait une chanson très populaire.

3.3. L’étape de présentation de la pièce au public

Lorsque le musicien a créé son œuvre, il devra la


présenter en public pour la valider. Avant cette
grande messe qui se tiendra lors de funérailles ou
de toute autre activité de masse, il procède à des
répétitions avec quelques femmes du village qui
l’accompagneront au chant le jour de la sortie de
l’œuvre. Ce jour-là, les instrumentistes
s’appliquent à bien rendre l’œuvre tandis que les
femmes qui les accompagnent en font connaître les
textes au public. Cette étape est très importante car
94
elle détermine l’attitude des populations face à
l’œuvre: elles peuvent l’adopter ou la rejeter. Il
faut, pour qu’une œuvre plaise, qu’elle remplisse
les conditions suivantes:

 la beauté de la mélodie,
 la profondeur des paroles,
 un impact social sur la population.

Dès cet instant, une telle pièce est identifiable à


travers son texte et sa mélodie qui subsisteront
dans la mémoire collective.

3.4. La libre interprétation de la pièce

Cette étape est également importante pour la


survie de l’œuvre après sa première exécution
publique. Si la pièce est dotée d’une belle mélodie
facile à mémoriser, elle sera fredonnée par les uns,
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

exécutée par les autres les jours suivants. La pièce


ira ainsi de funérailles en festivités, de villages en
villages. Elle subira indubitablement des
modifications puisqu’elle sera exécutée par des
musiciens de différents niveaux techniques.
Chaque musicien, selon son inspiration et sa
maîtrise de l’instrument y apportera sa touche
personnelle. C’est à cette étape du processus que de
nombreuses pièces perdent de leur originalité et
sont même souvent dénaturées. Cette versatilité des
pièces de Djéguélé renforce leur caractère
anonyme, jusqu’à ce qu’elles soient enregistrées au
nom d’un musicien ou d’un orchestre qui n’en est
peut-être même pas l’auteur.

3.5. Rapport musique et langue

De nombreuses langues de l’Afrique


subsaharienne sont des langues à tons. Elles
confèrent aux syllabes des inflexions tonales 95
indispensables à la bonne compréhension du sens
des phrases. La langue sénoufo compte trois tons
de base:

 Le ton haut transcrit « á » et prononcé comme


dans « káa » (manger);
 Le ton moyen transcrit « a » et prononcé
comme dans « taa » (avoir);
 Le ton bas transcrit « à » et prononcé comme
dans « kàa » (village).

Colnago en se basant sur les travaux de Rouget


(1964), nous explique comment « la même
séquence de syllabes prononcée avec des tons
différents donne des sens différents ». C’est dire si
la prononciation correcte des syllabes compte dans
la sémantique des phrases. En nous appuyant sur
l’exemple utilisé par Rouget dans une langue du
Bénin, nous montrons ici comment chez les
Sénoufo, une même syllabe «yaa» peut avoir trois

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sens et orienter différemment le sens d’une phrase:


yáa signifie « malade », yaá signifie « vous » et yaà
signifie « là ». Nous en voyons l’illustration dans
les phrases suivantes:

Texte en Sénoufo Traduction en français


Wú yáa il est malade
Yaá sié allez-y!
Wù yaà nous sommes là

Senghor disait des langues africaines qu’ « elles sont


enceintes de musique. Ce sont des langues à tons, où
chaque syllabe possède sa hauteur, son intensité et
sa durée propres, où chaque mot peut être traduit
par une notation musicale. La parole et la musique
y sont intimement liées et ne souffrent pas d’être
dissociées, exprimées isolément […]. La musique ne
peut être dissociée de la parole. Elle n’en est qu’un
96 aspect complémentaire, elle lui est consubstantielle.
En Afrique noire, c’est la musique qui accomplit la
parole et la transforme en verbe, cette invention
supérieure de l’homme qui fait de lui un
démiurge»2.Toute traduction de textes doit
nécessairement tenir compte de cette musicalité de
la langue, d’où l’indispensable lien entre musique et
langue.

De nombreux autres éléments dont nous relevons


quelques-uns, établissent le rapport entre les
djéguélé et la langue:

 Selon l’un des nombreux mythes qui


entourent la création de cet instrument, le
chasseur Soro Koulièlè Zié qui l’a

2
Léopold S. Senghor (1958: 238), in Arom 1985:49
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

découvert en brousse, aurait perdu l’usage


de la parole. Celle-ci ne lui serait revenue
qu’après en avoir joué avec l’autorisation
du génie détenteur de l’instrument.
 Il est de coutume d’entendre dire, en ce qui
concerne les luthiers, qu’ils « mettent leur
langue » dans l’instrument pour permettre
aux musiciens d’en jouer. Aussi, jouer des
instruments de musique dans nos sociétés
traditionnelles est-il comparable à parler
une langue.
 Selon l’étymologie même du mot désignant
l’instrument, en langue malinké, celui-ci
est considéré comme parleur (bala-fo
signifiant « faire parler le bala»). Par
ailleurs, l’imaginaire populaire a coutume
de comparer le débit verbal des peuples
utilisateurs de xylophones au nombre de
lames qu’ils posent sur leurs instruments.
C’est ainsi que, les Sénoufo, détenteurs des
97
djéguélé pentatoniques à 12 lames, seront
considérés moins bavards que leurs voisins
Malinké qui possèdent des xylophones
allant jusqu’à 21 lames.
 Les pièces de djéguélé sont appelées «
djégnugo » (littéralement chants de
xylophones) et « Jouer du xylophone » se
dit ‘‘tenir un discours’’ (syẽẽrèjō) en langue
sénoufo.

3.6. Importance de la mélodie dans les pièces de


Djéguélé

La mélodie ou l’air d’une pièce de djéguélé est


l’autre élément qui assure sa popularité auprès
du public. Les pièces généralement présentées
sous la forme instrumentale, sont identifiables à
leur mélodie. Il advient très souvent que, pendant
le déroulement d’une pièce, certaines personnes

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s’interrogent sur elle : « quelle est cette pièce ? De


quoi parle-t-elle ? » Satisfaire de telles curiosités
n’est pas donné au premier venu ; il faut être un
habitué des djéguélé, voire, connaître
particulièrement cette pièce pour pouvoir y
répondre. Tel un leitmotiv, la mélodie sert de
boussole aux mélomanes. Son aspect est
déterminant sur l’auditeur. Quand la mélodie est
belle et emballante, l’ensemble de la pièce l’est
tout autant ; quand une mélodie est insignifiante,
la pièce se déroule incognito. On peut donc
relever que de la bonne ou mauvaise utilisation
de la mélodie, une pièce prend une dimension
plaisante ou produit l’effet contraire sur son
auditorat.
De même, pour les instrumentistes la mélodie
sert de guide pendant l’exécution d’une pièce. Ils
n’ont pas besoin de se parler ou d’arrêter le jeu
pour se communiquer la pièce à jouer ; il suffit
pour cela, que le djéwolu ou xylophone principal
98 entame une nouvelle mélodie pour que tout
l’orchestre le suive dans un ordre protocolaire
strict qui commence avec le premier djézug.

L’instrumentiste, joueur de Djéguélé, n’est pas


un chanteur, nous l’avons déjà dit. Il ne
s’exprime pas avec la bouche mais plutôt avec son
instrument qui lui sert de bouche. A travers ses «
douze lames », il doit pouvoir exprimer sans
ambiguïté le fond de sa pensée. Il fait ‘‘parler‘’
son instrument. Il s’ ‘‘étonne’’ même souvent,
‘‘donne des ordres’’, ‘‘exige’’ certaines choses au
public qui s’exécute. Les lignes mélodiques
égrenées guident et aident les mélomanes bien
avisés qui établissent des liens entre ce que dit
l’instrument et leur réalité.

Toutefois, une bonne maîtrise de la langue et une


connaissance préalable du contexte sont
fondamentales, car comme le dit Zemp, «une
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

succession quelconque de tons conserve un


caractère polysémique »3. En effet, les langues
étant à tons, elles s’expriment aisément sur un
instrument conçu dans leur environnement, mais
encore faut-il attribuer à une succession des sons
de l’instrument, les tons adéquats de la langue?

Par exemple, lorsque nous jouons sur l’instrument


cet air:

Do-re mi-ré do-


do

Nous pouvons lui donner plusieurs sens:

Texte en Sénoufo Traduction en français


Kolotcholo wo dèmin Que Dieu nous assiste!)
Yéyinan woba djo Sortez que nous parlions!)
Yéfalinan tafalibélé Félicitations, cultivateurs!)
99

Pour attribuer un sens exact à cet air, il est


indispensable de connaitre le contexte dans
lequel le musicien l’a joué. Ainsi, un air joué à
des funérailles n’aura pas le même sens s’il est
joué au champ. De même, une mélodie créée dans
un contexte champêtre peut aussi bien s’adapter à
des funérailles (s’il s’agit de louange), à d’autres
évènements festifs ou non.

4. Fonctions des paroles et de la melodie dans les


pieces de Djéguélé

Si la musique des djéguélé est très populaire chez


les Sénoufo sans exclusive, c’est parce qu’elle

3
Zemp Hugo 2004 « Paroles de balafon».

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assure des fonctions fondamentales dans leur


société. Nous évoquons ici deux de ces fonctions.

4.1. Fonction sociale

4.1.1 A travers les textes

Les Djéguélé de façon générale assistent et


soutiennent les populations dans tous les
événements socio-culturels de leur vie. Ils
constituent, avec le poro, les deux éléments les
plus représentatifs de la culture sénoufo. Le poro
est réservé aux seuls initiés, alors que la musique
des Djéguélé est ouverte à tous les publics :
l’austérité de l’un est atténuée par la volupté de
l’autre. Ainsi, hormis les manifestations du poro
d’où ils sont totalement exclus, les Djéguélé
interviennent dans toutes les autres activités de
la vie des Sénoufo. De la naissance à la mort, en
100 passant par les mariages, les travaux champêtres,
les activités religieuses ou socio-culturelles, les
Djéguélé sont utilisés de manière adéquate en
fonction de chaque événement. Consolateurs
quand il s’agit de deuil, moralisateurs à souhait
ou créateurs d’ambiance, ils assurent toujours.
Leur mode d’expression préféré reste l’usage des
proverbes et des maximes. Cette forme de
communication permet de dire peu tout en
exprimant beaucoup. De cette façon, ils sont très
proches des populations qui y ont recours pour
noyer leurs soucis, prendre des conseils ou
exprimer leurs sentiments à travers les textes.

Toutefois, le message véhiculé par les Djéguélé


lors des spectacles n’est pas compréhensible de
tout le monde. Souvent dotés d’un sens
symbolique profond, les textes des Djéguélé sont
des formes de code de communication propres au
milieu culturel dans lequel ils sont utilisés. Et,
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

selon Colnago (2007 : 83), « affirmer sa capacité à


comprendre des textes musicaux est aussi une
façon d’affirmer sa participation aux contextes
cérémoniels et récréatifs qui sont la base même
de la vie religieuse et sociale d’un individu ».

Ils apparaissent dès lors comme un facteur


d’identité socio-culturelle forte, où, comprendre
la langue n’est plus un élément suffisant pour
cerner le sens réel d’une pièce. La fonction
sociale des textes de Djéguélé est aussi marquée
par l’usage de ces textes dans d’autres formes
musicales. Nous en avons l’exemple avec la pièce
pour djéguélé n°3 intitulée kobile, que l’on
retrouve dans le répertoire des chansonniers
traditionnels, des œuvres d’église, des chants des
dozo4 et même dans celui du boloye5.

Pièce n°3 : Kobile

Texte en Sénoufo Traduction en français 101


Kobile La petite porte
Daman oba djé kobile ni Viens, que nous
empruntions la petite
porte
Wa chié gnièn i kar pour partir car le ciel est
kobilé devenu une petite porte
Kolo gnin sanhi les routes sont nombreuses
dounougnan ini dans ce monde
Ka n’kpô o ka n’tchara certaines sont grandes et
d’autres sont petites

Cette pièce traite de la mort et donne des conseils


sur le comportement que l’on doit adopter sur terre

4
Les dozo sont les chasseurs traditionnels dotés d’une
forme de musique particulière appelée korigu’, composée de
harpes-luths, de racleurs et de flûtes.
5
Le Boloye est une forme musicale mi- profane, mi- sacrée
chez les Sénoufo du sous-groupe Fodonon, caractérisée par
une danse faite d’acrobaties, exécutée par des hommes
masqués appelée ‘‘danse des hommes panthères’’

Communication en Question, nº 5, 2015


Bassirima KONE

pour y vivre heureux. Le texte est énigmatique à


l’instar de nombreuses autres pièces des Djéguélé,
difficile à comprendre si l’on ne se met pas dans le
contexte d’exécution de l’œuvre.

4.1.2. A travers la mélodie

Les lignes mélodiques des djéguélé sont des appels,


des invitations au regroupement. Lorsque dans un
village on entend sonner les premières notes de cet
instrument, sans plus attendre, chacun s’affaire
pour se rendre au lieu du spectacle. Attirés par les
mélodies des Djéguélé comme du métal par
l’aimant, les populations formeront rapidement un
essaim autour de l’orchestre. Lieu de rencontres de
tous genres, les Djéguélé tiennent les populations
en haleine des nuits entières. En pareilles
occasions, seule la mélodie guide et maintient en
éveil, les textes ont peu d’importance.
102
De même, en ville, entendre des mélodies de
Djéguélé (à une manifestation publique, dans un
téléphone portable, etc.) facilite le rapprochement
des hommes, cette musique étant un élément
identitaire fort. La socialisation dans la
communauté sénoufo repose en partie sur les
mélodies des Djéguélé que les enfants,
consciemment ou inconsciemment, adoptent dès le
bas âge et avec lesquelles ils évoluent. Devenus
adultes, ces mélodies leur servent de référence et
de leitmotiv pour rester connectés avec les réalités
du terroir.

4.2. Fonction éducative

De manière générale, les pièces des djéguélé


traitent de faits de la vie quotidienne dont
s’inspirent les musiciens pour porter des messages
de sensibilisation, base de toute éducation. Aussi
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

bien à travers les textes qu’à travers la mélodie,


ces pièces éduquent les populations et même les
musiciens.

4.2.1. L’éducation par les textes

Les textes enseignent sur des faits d’histoire du


peuple, rendent hommage à des personnages
historiques, racontent l’évolution du village
depuis des temps immémoriaux. Souvent basés
sur des proverbes ou des maximes, ils s’adressent
alors à tout le monde sans distinction. Ils
peuvent également s’inspirer de faits vécus ou
imaginaires et s’adresser particulièrement à des
individus qui subissent alors des railleries, de la
compassion ou de l’admiration selon le sens des
textes. Ceux-ci prennent conscience de leur
situation dans la société et adaptent
conséquemment leur comportement. Par
exemple, la pièce éponyme, Tchémongo, (pièce 103
n°4), à travers des paroles drôles et railleuses, a
pour but d’emmener l’individu à changer de
comportement.

Pièce n°4 : Tchémongo6

Texte en Sénoufo Traduction en français


A bolo Tchémongo yoh Eh, Bolo Tchémongo!
Wo gaa na man’ fala’ Quand nous cultivons le
riz
Wo gaa Tchémongo gnan Nous ne voyons pas
Tchémongo
Wo gaa na man’ lii Mais quand nous
mangeons le riz
Wo nan Tchémongo gnan c’est à ce moment que nous
voyons Tchémongo

2.2. L’éducation par la mélodie

6
Tchémongo : Prénom personnel féminin

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Bassirima KONE

La mélodie est le premier élément de


reconnaissance d’une pièce. Elle éduque musiciens
et spectateurs par l’obligation qu’ont les uns de
bien la rendre et les autres d’y adapter le texte
adéquat : si la mélodie est mal exécutée par l’un
des instrumentistes, tout l’orchestre en pâtit et
risque la risée collective ; de même, si un
spectateur se trompe sur les paroles à mettre sur
une mélodie, il est indexé, mis au banc des
accusés, cette mise en quarantaine pouvant aller
jusqu’à l’ostracisme s’il persiste dans son attitude.
La crainte d’être marginalisé oblige chaque acteur
de la chaîne à bien assumer son rôle pour le
bonheur de cette musique. La mélodie, par la
pédagogie de la répétition et de l’habitude, finit
par inculquer en l’individu la culture des
Djéguélé. On entend fréquemment dire, par les
jeunes, les femmes comme les vieux de cette
communauté, « mu sié kpoye man »7, comme on
dirait en ville « je vais au cinéma » ou « je vais au
104 sport ». Le naturel avec lequel les populations se
déplacent pour suivre les spectacles de Djéguélé
révèle la considération qu’elles y portent, fruit de
l’éducation de base reçue à cet effet.

Conclusion

La popularité de la musique des djéguélé tire son


essence de la richesse de ses textes et de sa
mélodie. C’est ce qui ressort de cette étude portant
sur cette forme musicale majeure de la culture
sénoufo. S’il existe par endroits certaines pièces
sans assises véritables car construites avec légèreté,
la majorité des œuvres de djéguélé repose sur une
architecture solide, cohérente, découlant d’un
mode de création original et respectueux de

7
Signifie « je vais aux djéguélé », « je vais suivre le spectacle
des Djéguélé».
Paroles et mélodies dans les pièces de
Djeguélé

certaines règles propres à l’art des peuples


dépositaires de cette forme de musique. Assurant
plusieurs fonctions dans la communauté, ce bien
culturel des Sénoufo est élevé depuis peu au rang
de patrimoine culturel universel. Source
inexhaustible pour les chercheurs, reflet d’une
société en perpétuelle mutation, la musique des
djéguélé apparait grâce à ses textes et à sa mélodie,
comme le cordon qui assure le pont entre les
générations et les milieux urbain et traditionnel.
Négliger cette musique ou tout au moins, accorder
peu d’égards à ses éléments substantiels
reviendrait à lui assurer une mort certaine ; d’où
l’intérêt de pareilles études.
Les djéguélé sont un canal de communication qui
permet de véhiculer des messages aux populations.
Si le partage de la langue est presque naturel dans
cette communauté, la connaissance des pièces de
djéguélé est un indice d’appartenance au grand
groupe culturel. En effet, la reconnaissance de ces
pièces à travers mélodies et textes confère un 105
statut privilégié à qui s’y connait et marginalise
celui qui n’y connait rien. C’est pourquoi, tout
jeune Sénoufo, outre l’initiation au poro,
s’évertuera, dans son intérêt propre, à comprendre
le fonctionnement des djéguélé qui constituent la
face diurne des activités culturelles en pays
sénoufo. De telles actions assurent un avenir
certain à cette musique identitaire sénoufo.

Bibliographie

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instrumentales d’Afrique CentraleStructure et
méthodologie, vol. I. Paris, Selaf.

Bebey, F. (1969). Musique de l’Afrique, Paris :


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Colnago, F. (2007). La communication musicale


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Communication en Question, nº 5, 2015


Bassirima KONE

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Loucou, J. N. (1984). Histoire de la Côte d’Ivoire,
T.1: La formation des peuples, Laballery et Cie,
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musicologie, n°50, 3-29.
Senghor, L. S. (1964). Liberté1: Négritude et
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Zemp, H. (2004). Paroles de balafon,Musique et
anthropologie, 171-172, 313- 331.

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