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GÉ O POLITIQUE

L’interdépendance croissante de nos sociétés


complexifie les relations entre les peuples, les
territoires, les faits. De nouvelles questions
émergent qui dépassent les frontières de la seule
géographie.
État des lieux du monde contemporain, la
collection GÉOPOLITIQUE permet d’aborder
ces questions dans leur globalité et ainsi saisir
les nouvelles relations de pouvoir.
Cet ouvrage a été publié avec le soutien de l’Université Haute-Alsace et de l’Agence nationale de la
recherche.
G É O POLITIQUE
DU NUCLÉAIRE

Pouvoir et puissance
d’une industrie duale

Teva Meyer
Teva Meyer
Teva Meyer est maître de conférences en géographie et géopolitique à
l’Université de Haute-Alsace et docteur de l’Institut Français de
Géopolitique (Université Paris 8). Chercheur au laboratoire CRESAT et
chercheur associé à l’IRIS, il travaille sur les dimensions politiques des
relations entre le nucléaire et l’espace.
SOMMAIRE

INTRODUCTION : L’EXCEPTIONNELLE BANALITÉ


GÉOPOLITIQUE DU NUCLÉAIRE

L’URANIUM, MATIÈRE À TENEUR GÉOPOLITIQUE ?


L’uranium, ou le mythe a-spatial du nucléaire
De l’abondance à la naissance d’espaces convoités : extraire
l’uranium
Sécuriser les approvisionnements : stratégies de
diversification, enjeux géopolitiques

TRANSFORMER LA MATIÈRE FISSILE :


(IN)DÉPENDANCE GÉOPOLITIQUE
Enrichir l’uranium : enjeux stratégiques d’une technologie
duale
Assembler le combustible : diversification et lutte contre la
dépendance technologique
Discours sur l’(inter)dépendance énergétique :
représentations géopolitiques
Les déchets nucléaires, entre prolifération et
internationalisation
LES CENTRALES NUCLÉAIRES, DE PETITES
AMBASSADES À L’ÉTRANGER ?
Exporter des réacteurs nucléaires : renouveau diplomatique,
reconfiguration géopolitique
Les centrales, objets de conflits et de coopérations entre états
Les petits réacteurs nucléaires modulaires : disruption ou
continuité géopolitique ?
Les sites nucléaires en temps de conflit

FAIRE ET DÉFAIRE UN ARMEMENT NUCLÉAIRE


Chercher à détenir la bombe ? Théories et pratiques
La prolifération et son contrôle, une affaire géographique
Limiter et désarmer : (en)jeux d’acteurs
Les héritages politiques des essais nucléaires

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION : L’EXCEPTIONNELLE
BANALITÉ GÉOPOLITIQUE DU
NUCLÉAIRE

Un missile nucléaire fend le ciel de San Francisco, lancé depuis un sous-


marin russe quelques minutes plus tôt. Au même moment dans un parking
de Mumbai, Ethan Hunt écrase de son poing un bouton rouge logé dans une
mallette métallisée, fixant des yeux un écran où les secondes qui séparent le
monde de la catastrophe s’égrènent. Mission accomplie. L’ogive
désamorcée à distance frôle le Transamerica Building avant de plonger
dans les eaux de la baie. L’explosion nucléaire est évitée, mais pour
combien de temps ?
La pop culture, films, séries, romans, jeux-vidéo et bandes dessinées, a
introduit le nucléaire dans notre quotidien. Ces images nous ont acculturés,
banalisant la présence de l’atome dans nos vies. En prenant l’apocalypse
atomique comme toile de fond, en utilisant la radioactivité comme source
de superpouvoirs ou en se servant des matières fissiles comme objet de
convoitise de réseaux terroristes, la pop culture a dépeint le nucléaire
comme une technologie exceptionnelle et paroxysme de la géopolitique.
Mais, qu’appelle-t-on nucléaire ? Terme valise, il englobe les
technologies utilisant les propriétés de la radioactivité. Naturelle ou
renforcée par l’Homme, la radioactivité désigne la propension qu’ont
certains noyaux atomiques – des isotopes – instables en raison d’un
déséquilibre entre les neutrons et les protons qui les composent, à se
désintégrer pour retrouver leur stabilité. Ils éjectent alors de la matière, des
rayonnements ainsi que de l’énergie. Ces utilisations ne s’arrêtent pas à la
production d’électricité ou d’armes. La radioactivité est mobilisée dans le
milieu médical pour l’imagerie et les traitements, dans l’industrie pour la
radiologie ou encore dans le secteur agroalimentaire pour la conservation
des aliments. Pourtant, notre rapport à ces utilisations est bien différent. S’il
nous paraît évident d’envisager une centrale comme un site nucléaire
stratégique, c’est rarement le cas de l’hôpital que nous croisons
quotidiennement dans nos villes, où des sources radioactives sont
consommées chaque jour.
Pour marquer cette différence, l’historienne et sociologue américaine
Gabrielle Hecht propose le concept de « nucléarité » qui désigne la
catégorisation de certaines choses comme appartenant au champ du
nucléaire. Les objets « nucléaires » se voient alors intégrés au sein d’un
appareil de normes politiques, administratives et sociales exceptionnelles,
les démarquant du monde conventionnel et contraignant leur existence. Si la
radioactivité est un phénomène naturel, mesurable, quantifiable grâce à des
instruments, la nucléarité est une production sociale, faite de négociations,
de controverses, de frictions entre acteurs. Ce qui est radioactif n’est donc
pas toujours nucléaire. Extrait du sol, le minerai d’uranium n’est ainsi pas
considéré comme une « matière nucléaire » par la nomenclature de
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et donc ne se voit
pas systématiquement contrôlé au titre de la lutte contre la prolifération.
Inversement, ce qui est nucléaire n’est pas forcément radioactif. Sous
certaines formes, les tubes en alliage de zirconium, une matière non
radioactive, mais nécessaire à la fabrication de combustible pour centrale,
sont soumis par l’AIEA au droit du nucléaire et leur circulation est
contrôlée. Si la nucléarité est une construction sociale, elle est donc
mouvante et peut changer d’une période à l’autre et d’un lieu à l’autre.
L’exceptionnalisme nucléaire ne réside alors pas que dans la physique.
Étudier la géopolitique du nucléaire, ou plutôt de la nucléarité, demande
donc de prendre une posture critique vis-à-vis de cette exceptionnalité.
C’est ce que ce livre propose. Et c’est en ce sens qu’il espère se démarquer
de la longue liste d’ouvrages déjà consacrés au sujet. Deux questions le
guideront. Premièrement, quels lieux, quelles pratiques, quels artefacts de la
chaîne qui constitue la technologie nucléaire sont concrètement l’objet de
conflits ? Deuxièmement, comment certains acteurs mobilisent-ils et
entretiennent-ils cette représentation de l’exceptionnalité dans l’objectif
d’assouvir des buts géopolitiques ?
Pour répondre à ces interrogations, ce livre s’articule autour d’une
approche visant à suivre la matière nucléaire. Qu’il soit civil ou militaire, le
nucléaire n’existe que par la succession de transformations d’une matière
sélectionnée pour ses caractéristiques. Ces étapes techniques lui confèrent
son pouvoir géopolitique. Chacune s’appuie sur des infrastructures
spécifiques que des acteurs cherchent à maîtriser et sur des espaces précis,
lieux de pouvoir que l’on tente de contrôler et de réguler. Ceux-ci
constituent autant de sites symboliques forgeant des discours géopolitiques
à l’international comme à l’intérieur des pays, servant à asseoir la puissance
du nucléaire, qu’elle soit soft ou hard. Chaque étape dispose de son système
d’acteurs, parfois entremêlés, parfois unique. Ce livre prend alors le parti de
croiser les enjeux des filières militaires et civiles du nucléaire, considérant
que leurs dynamiques géopolitiques sont inextricables. La réflexion
s’organisera autour de ces étapes, suivant la matière depuis son extraction,
sa transformation, son utilisation et jusqu’aux conséquences géopolitiques
de ses héritages.
L’URANIUM, MATIÈRE À TENEUR
GÉOPOLITIQUE ?
La filière nucléaire repose sur les propriétés physiques de quelques
matières sans lesquelles elle ne pourrait fonctionner. Dans le civil comme
dans le militaire, deux phénomènes sont mobilisés : la fission, dans laquelle
un atome lourd instable est cassé, et la fusion, où deux atomes légers sont
liés pour former un nouveau noyau instable qui se sépare à son tour.

La fission se fait principalement avec les isotopes 235 de l’uranium et


239 du plutonium. Si le premier se trouve à l’état naturel, le second est
produit par l’Homme, après irradiation de l’uranium. D’autres matières,
comme le thorium, sont envisagées à l’avenir pour alimenter les réacteurs
nucléaires. Certains espèrent même se libérer de toute extraction de
matières en utilisant les déchets et sous-produits amassés par l’industrie
atomique comme combustible dans de nouveaux types de réacteurs. Mais
ces basculements techniques aux conséquences géopolitiques incertaines
restent lointains. Du côté civil, la fusion n’a pas encore d’application
industrielle, et ne devrait pas en avoir avant 2050 dans les scénarios les plus
optimistes. Le 5 décembre 2022, les équipes du National Ignition Facility
(NIF) aux États-Unis annonçaient avoir, pour la première fois dans
l’histoire de l’humanité, produit plus d’énergie par une réaction de fusion
que celle introduite pour la déclencher. Bien que représentant une avancée
scientifique majeure, les défis technologiques restent nombreux et la
méthode utilisée dans ce laboratoire, servant initialement à simuler les
conditions d’un essai nucléaire militaire, est difficilement transposable à un
réacteur de taille industrielle. Ici aussi la rupture géopolitique attendra. À
moyen terme, les réacteurs continueront donc à consommer de l’uranium.
Or, à l’inverse du gaz et du pétrole, les risques stratégiques qui cadrent cette
filière n’ont que peu suscité l’intérêt, même si ces questions reviennent au-
devant de la scène dans le sillage de la guerre en Ukraine de 2022. Alors
que le recours au nucléaire pourrait s’accélérer, quelles dynamiques
géopolitiques pèsent sur les approvisionnements en uranium ?
L’URANIUM, OU LE MYTHE A-SPATIAL
DU NUCLÉAIRE

Une matière dense en pouvoir ?


Aux racines géopolitiques du nucléaire se trouvent deux mythes,
l’avènement de l’Humanité à l’âge de l’abondance et la soumission de la
nature, fondés sur les propriétés physiques de l’uranium et du plutonium.
Comprendre les fondamentaux géopolitiques du nucléaire demande de
s’arrêter sur cette matérialité. Plus précisément, il faut prendre au sérieux la
manière dont celle-ci a été convoquée par des acteurs scientifiques,
politiques et économiques pour soutenir l’idée d’un nucléaire a-spatial par
nature, d’une technologie permettant à l’Humanité de se défaire des
contraintes que la géographie avait fait peser sur son développement.
L’exploitation de la densité énergétique, c’est-à-dire la quantité d’énergie
stockée dans une masse donnée, de l’uranium et du plutonium constitue une
rupture technologique. Un kilogramme d’uranium préparé pour un réacteur
commercial libère 3 900 000 mégajoules d’énergie, contre 55 mégajoules
pour le gaz naturel, 50 pour le pétrole et moins de 25 pour la houille. Un
réacteur standard, de la taille de ceux en fonction en France, consomme
environ un mètre cube d’uranium enrichi par an, soit 20 tonnes de
combustible. Pour le produire, il faut approximativement dix fois plus
d’uranium naturel. La même énergie fournie par une centrale à charbon
demanderait 3 millions de tonnes de houille. Les volumes sont si faibles que
le combustible peut être expédié par avion, limitant les risques de rupture
d’approvisionnement qu’imposeraient des conflits sur le chemin. Face aux
restrictions de transports terrestres, la Russie a ainsi alimenté par les airs les
centrales hongroises, tchèques et slovaques pendant les guerres en Ukraine
de 2014 et 2022, chaque vol contenant presque deux années de
combustibles d’une centrale. Du côté militaire, la rupture d’ordre de
grandeur est tout aussi vertigineuse. La plus grande bombe conventionnelle
larguée pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grand Slam, avait une
puissance équivalente à 10 tonnes de TNT, soit 1 500 fois moins que Little
Boy lancée sur Hiroshima le 6 août 1945.

Le nucléaire : outil de conquête de l’œkoumène


Dès les années 1950, chercheurs et politiques s’enthousiasment. Grâce
aux quantités dérisoires de combustibles nécessaires et la facilité à le
transporter, le nucléaire s’affranchirait de la géographie des ressources. On
pourrait, pensait-on, placer des réacteurs n’importe où, sans impératifs de
proximité avec une mine ou des infrastructures de transports. Plus encore,
l’énergie ne serait plus tributaire des gisements de main-d’œuvre. Seule
reste la contrainte de l’eau, indispensable – sauf rupture technologique –
pour refroidir les centrales, qu’elle vienne des fleuves, de l’océan ou des
égouts des villes, comme c’est le cas à Palo Verde en Arizona. Les
possibilités semblent sans limite. Le nucléaire devient un outil géopolitique
servant à aménager les derniers espaces qui échappaient à la présence
humaine, repoussant les frontières de l’œkoumène.
Les années 1950-1960 voient se multiplier dans les comics et dans la
littérature nord-américaine des images de villes sous cloche, projets urbains
nucléarisés protégés par des dômes. Ces utopies atomiques forment des
habitats hermétiques, entièrement alimentés par l’énergie nucléaire,
autorisant la conquête par l’humanité des derniers milieux extrêmes et la
colonisation des déserts, des pôles, voire d’autres planètes. Ces productions
sont promues, parfois même commandées, par l’administration états-
unienne. Soft power avant l’heure, il faut prouver la supériorité du modèle
américain face aux soviétiques. Les villes sous cloche doivent également
laisser envisager au public américain que des solutions existent pour
perpétuer la vie après une éventuelle attaque nucléaire. Cette stratégie
répond aussi aux rumeurs venant de l’autre côté du rideau de fer qui
prêtaient à Moscou le projet de construire des dômes nucléarisés comme
socle de l’urbanisation de l’Arctique pour assurer son contrôle militaire et
faciliter l’exploitation de ressources naturelles.
De la fiction, ces utopies percolent dans les milieux scientifiques et
militaires. Les appétits se portent sur l’Antarctique, terres hostiles que le
nucléaire ouvrirait à une colonisation durable. Le déploiement d’un réacteur
pour soutenir la présence permanente d’une station de recherche états-
unienne à McMurdo sur l’île de Ross devait damer le pion aux ambitions
soviétiques dans la région. Côté militaire, cette colonisation par l’uranium
était vue comme l’occasion d’arrimer une tête de pont logistique et
transformer l’Antarctique en terrain d’entraînement pour des combats futurs
en Arctique. L’expérience est catastrophique. Installé en 1962, le réacteur
subit 438 incidents avant sa mise à l’arrêt dix années plus tard. Au
Groenland, l’expérience du réacteur PM-2A, acheminé par avion en 1960
pour alimenter la base militaro-scientifique de Camp Century à la pointe
nord-ouest de l’île, est aussi un échec, ne fonctionnant que pendant deux
ans. Les espoirs de colonisation nucléaire s’amenuisent. Les années 2010
voient cependant se raviver l’idée d’un nucléaire a-spatial avec le retour en
grâce des petits réacteurs modulaires. Qu’ils soient publics ou privés,
militaires ou civils, leurs promoteurs remobilisent l’image d’une
technologie pilotable à distance capable d’atteindre les espaces les plus
isolés et d’y soutenir la vie. Les projets ciblent les communautés arctiques,
les déserts arides, les fronts pionniers des forêts tropicales, voire l’espace et
les corps célestes. S’ils s’appuient sur un discours climatique, ils se
nourrissent aussi d’ambitions géopolitiques. Ces réacteurs doivent assurer
une présence permanente dans des territoires stratégiques, qu’il s’agisse de
l’Arctique pour la Russie, ou des archipels contestés des Spratleys et
Paracels pour Pékin en mer de Chine méridionale. L’atome redevient l’outil
de la conquête de la géographie.

Explosions atomiques et géo-ingénierie


Dès le début des années 1950, on envisage l’utilisation d’explosions
atomiques pour changer la topographie : construction de canaux, ouverture
de mines, inversion de cours de rivière, fracturation d’icebergs pour
produire de l’eau potable ou terrassement de montagnes. La Commission de
l’énergie atomique des États-Unis lance en 1957 le programme Plowshare
pour évaluer ces nouveaux débouchés. L’URSS ne suivra que 8 années plus
tard. L’empressement américain s’explique par l’expérience de la crise de
Suez en 1956. Le blocage du canal amène Washington à envisager de créer
une nouvelle voie pour le pétrole du Golfe à coup d’explosions atomiques.
De l’autre côté de l’Atlantique, le risque d’une thrombose du canal du
Panama entraîne les mêmes plans. L’Atlantic-Pacific Interoceanic Canal
Study Commission propose en 1970 d’ouvrir un chemin, au Costa Rica,
Nicaragua ou en Colombie, par 250 explosions nucléaires quasi
simultanées. L’atome doit assurer la fluidité du trafic mondial et garantir un
sauf-conduit océanique à la Navy. La construction de ports artificiels dans
des localisations stratégiques, au nord de l’Alaska, au Chili et aux îles
Christmas dans le Pacifique, est étudiée. Ce programme sert également de
justifications aux scientifiques pour pérenniser leur budget, alors même que
les débats s’intensifient aux États-Unis comme à l’étranger pour la mise en
place d’un moratoire global sur les essais nucléaires. Plowshare ne sera
jamais mis en phase opérationnelle. Il est abandonné en 1977, après une
douzaine d’essais, plombé par des doutes quant à la rationalité économique
et l’acceptabilité sociale de cette géo-ingénierie nucléaire. Le programme
soviétique débute plus tardivement, et n’est arrêté qu’en 1989. Comme pour
les États-Unis, il s’agit de dompter l’espace à coup d’explosions nucléaires.
On envisage de former des cratères atomiques pour construire des
réservoirs en Sibérie afin d’y développer l’agriculture ainsi que de creuser
un canal entre les rivières Kama et Pechora, déroutant les eaux de
l’Arctique vers l’Asie centrale et la Caspienne. C’est dans l’industrie des
hydrocarbures que l’ingénierie nucléaire soviétique est mise en pratique. De
1965 à 1987, douze explosions sont utilisées pour stimuler la production de
puits pétroliers, non sans critiques des raffineries qui refuseront à plusieurs
reprises de transformer les hydrocarbures extraits par cette technique, de
crainte que la matière ne soit radioactive. Dans le secteur gazier, cinq
détonations permettent d’éteindre des puits dont l’industrie avait perdu le
contrôle, à Maïski dans le Caucase et Narian-Mar dans l’Arctique russe
ainsi qu’en Ouzbékistan et en Ukraine près de Kharkiv.
La géopolitique du nucléaire se nourrit ainsi de la représentation d’un
atome a-spatial par essence, d’une technologie presque entièrement
décorrélée des besoins en ressources et permettant à l’Homme de se
développer sans contrainte naturelle, de coloniser les derniers espaces
résistant à sa présence et de reconfigurer la géographie à sa volonté.
L’atome doit assurer le contrôle militaire de points stratégiques isolés et
l’exploitation de ressources pour asseoir sa puissance économique et
prouver la supériorité de son modèle. Ces discours reposent sur une
interprétation des caractéristiques physiques des matières nucléaires. Mais
derrière ces imaginaires, la réalité est bien plus complexe.
DE L’ABONDANCE À LA NAISSANCE
D’ESPACES CONVOITÉS : EXTRAIRE
L’URANIUM

Le marché de l’uranium est fréquemment présenté comme immunisé


contre les risques stratégiques. Les ressources souffriraient moins de la
concentration spatiale que connaissent les hydrocarbures et seraient
disponibles dans des régions plus stables. De plus, l’uranium naturel ne
représente que 5 % du prix final de l’électricité nucléaire, quand la matière
première en constitue les trois quarts pour les centrales à gaz. Pourtant, dès
les années 1950, certains analystes s’inquiètent de voir l’uranium devenir
un outil diplomatique pour les pays en assurant l’extraction. Qu’en est-il
concrètement ?

Déconcentration spatiale, immunité géopolitique ?


Depuis 1965, l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE) publie son Red
Book faisant l’état des lieux des réserves d’uranium. Cette publication vise
d’abord à fournir une indication aux pays cherchant à développer l’énergie
nucléaire à propos de la disponibilité future du combustible. Sur ce point, le
Red Book reste toujours optimiste. Mais ces chiffres doivent être pris avec
précaution. Les méthodes de comptabilité dans chaque pays ne sont pas
identiques et les données reposent sur la déclaration volontaire des États
adhérant à l’AIEA. Ces informations ne sont donc pas à l’abri de stratégies
de sous ou surévaluation, que ce soit pour attirer les investisseurs privés ou
pour montrer ses muscles sur le marché. L’Arabie saoudite n’a ainsi jamais
déclaré ses ressources, laissant le doute planer quant à sa capacité à
alimenter indépendamment ses stratégies nucléaires civiles et militaires.
Ces précautions prises, que nous disent les chiffres ? Pour l’uranium, les
données sont classées par degré de certitude entre les ressources
raisonnablement assurées (RAR), exploitables avec les techniques
actuelles, et les ressources présumées, les deux formant les ressources
identifiées. À celles-ci se rajoute un ensemble de ressources non
conventionnelles, désignant la possibilité d’extraire de l’uranium dans les
phosphates, le lignite ou encore l’eau de mer. Les ressources
conventionnelles identifiées en 2020 sont évaluées à 8 millions de tonnes
d’uranium, soit 120 à 150 années de consommation mondiale au rythme de
2022. Ces chiffres font l’objet de débat entre promoteurs et contempteurs du
nucléaire, les seconds rappelant que le taux de récupération de la ressource,
c’est-à-dire la part d’uranium récupérée dans un même volume de
matériaux extraits, s’amenuise à mesure qu’on l’extrait, et les premiers
n’hésitant pas à souligner que l’exploitation de l’eau de mer rendrait
caduques toutes ces discussions. Du côté des phosphates, la donne est
différente. L’extraction de l’uranium est économiquement soutenable, mais
les industriels du secteur sont refroidis par les contraintes réglementaires,
qu’il s’agisse des normes sanitaires de radioprotection des salariés ou de
celles imposées par la lutte contre la prolifération nucléaire. Cette technique
a été mise en pratique par des pays cherchant à obtenir des matières
discrètement, comme Israël dans les années 1960, l’Irak dans les années
1980 ou plus récemment de la Corée du Nord.
Plus que les volumes, c’est leur répartition spatiale qui alimente l’image
d’un secteur immunisé contre la géopolitique. Les ressources sont présentes
dans 53 pays, dont 19 membres de l’OCDE qui totalisent environ 40 % des
gisements. À eux trois, l’Australie (1er dans le classement), le Canada (3e)
et l’Afrique du Sud (6e) en possèdent un tiers. La différence avec la
géographie des hydrocarbures, où des États bien moins stables ou
démocratiques trônent en tête de la hiérarchie, est frappante. Les autres
principaux pays uranifères, comme le Kazakhstan (2e) ou la Namibie (5e)
apparaissent moins risqués que l’Irak, l’Iran, l’Arabie saoudite ou la Libye.
Seule la 4e place de la Russie, dont les ressources sont deux fois et demie
plus faibles que celles de l’Australie, pourrait alerter. Sur le papier donc,
heureuse géographie que d’avoir distribué ainsi la ressource…

Quand le marché de l’uranium recentre l’attention sur quelques


espaces
Pourtant, la géographie de l’uranium s’est concentrée. En 2021, seuls
15 pays produisaient de l’uranium, dont 45 % provenaient du Kazakhstan,
très loin devant les trois suivants, l’Australie, la Namibie et le Canada avec
environ 10 % chacun, l’Ouzbékistan (7 %), la Russie (5 %), le Niger (4 %)
et la Chine (4 %). La domination kazakhe s’est renforcée depuis 10 années,
augmentant de 10 points, au détriment du Canada et du Niger, dont la
production a été diminuée presque par deux, mais surtout des États-Unis qui
ont vu les extractions divisées par 200 entre 2011 et 2021. Dix mines
fournissent à elles seules la moitié de la matière. L’unique site de Cigar
Lake, dans la Saskatchewan canadienne, représente 10 % des extractions,
plus que les productions du Niger et de la Russie additionnées.
Cette concentration s’explique par les dynamiques du marché. Les
ressources sont classées en fonction de leur coût d’exploitation, divisé par
le Red Book en quatre groupes : inférieur à 40 $/kg, inférieur à 80 $,
inférieur à 130 $ et inférieur à 260 $. Or, depuis la catastrophe de
Fukushima en 2011, les prix du concentré d’uranium (U3O8), ou
yellowcake, sur les marchés à long et court termes ont stagné pendant une
dizaine d’années entre 40 $ et 60 $, la demande diminuant faute de
nouveaux projets de réacteurs et du fait de la fermeture de centrales, avant
de connaître un regain conjoncturel au début 2021, entraîné par l’arrêt de
certaines mines pendant la crise sanitaire. Ces évolutions ont dirigé l’intérêt
sur quelques territoires à faible coût et où les régulations environnementales
sont plus laxistes. Reste à voir si la hausse des prix aperçue dans le sillage
de la guerre en Ukraine se pérennisera. À l’inverse du pétrole, il n’existe
pas d’OPEP de l’uranium, d’organisation rassemblant les pays producteurs,
capable d’orienter les cours de la matière en régulant l’offre. Ce n’est pas
faute d’avoir essayé. En 1971, après que Washington a décidé d’un embargo
sur l’importation d’uranium afin de protéger son industrie minière, le
Canada, la France, le Gabon et l’Afrique du Sud s’entendent pour former la
Société d’Études de Recherche d’Uranium pour se répartir le marché
mondial, instituer des quotas de production et fixer un prix commun. Mais
le cartel éclate dès 1977 consécutivement à la fin de la prohibition états-
unienne et à l’emballement du marché qu’entraîne la crise énergétique de
1973. Depuis, aucun effort d’organisation de la filière uranifère n’a émergé.
Seul le gouvernement kazakh a mis en place un mécanisme de quota afin
d’utiliser son poids sur le marché pour réguler les cours à son avantage.
Le prix de l’uranium se forme sur un marché peu institutionnalisé et
opaque, les échanges ne se faisant pas sur une place boursière, mais entre
exploitants miniers et utilisateurs finaux ou intermédiaires. Deux marchés
coexistent. Le premier rassemble des contrats sur le long terme, à échelle de
plusieurs années, et représente 80 % à 90 % des échanges. Le second
correspond à un marché spot sur 12 mois. Ce dernier est devenu l’objet de
spéculation avec l’arrivée de courtiers et de fonds d’investissement. Les
deux marchés ne sont pas hermétiques. Les contrats de long terme
comportent des clauses d’ajustement en fonction de l’évolution du cours sur
le spot. Théoriquement, les prix reflètent d’abord la balance entre offre et
demande. Mais le marché fluctue selon les anticipations de ses acteurs
quant aux changements des politiques nucléaires mondiales, faisant des
accidents de centrales des points de rupture. Le prix reflète également des
données géopolitiques. Les accords de désarmement ont entraîné un afflux
sur le marché d’uranium provenant du démantèlement des têtes nucléaires.
De 1996 à 2013, le programme Megatons to Megawatts entre Washington et
Moscou a injecté l’équivalent de 153 000 tonnes d’uranium sur le marché
états-unien, l’équivalent de huit années de consommation. La place
grandissante d’acteurs spéculatifs sur le marché spot accentue la sensibilité
du prix aux événements géopolitiques. Début 2022, les cours se sont ainsi
envolés consécutivement aux manifestations antigouvernementales au
Kazakhstan, pariant sur des baisses de production, puis après le début de
l’invasion de l’Ukraine, anticipant un recours accru au nucléaire en
substitution des exportations énergétiques russes.

Les exportations d’uranium fondent-elles des projets géopolitiques ?


Il n’est pas possible pour un pays exportateur d’uranium naturel d’utiliser
la menace d’une rupture d’approvisionnement comme mesure coercitive,
considérant la facilité de rediriger les sources. Mais ce commerce est utilisé
pour renforcer les liens diplomatiques. L’Australie en est coutumière. Après
avoir exclu toute vente à la Chine, l’Inde et la Russie pendant trente ans,
Canberra est revenu sur cette politique à mesure que l’équilibre des forces
s’est reconfiguré dans l’Indo-Pacifique. Craignant de se voir marginalisée
dans l’agenda diplomatique de New Delhi, l’Australie abandonne son
moratoire en 2011 dans l’objectif de négocier un partenariat stratégique de
défense. Abrogée en 2009, l’interdiction des exportations vers la Russie est
toutefois réintroduite en 2014 par Canberra comme geste d’amitié vis-à-vis
de l’Ukraine après l’annexion de la Crimée. Dans les relations
internationales, l’uranium a ainsi plus valeur de symbole que de puissance.
La présence d’uranium a également pu servir l’élaboration de projets
nationaux, comme au Groenland. La loi d’autonomie renforcée introduite
en 2009 transfère le contrôle du secteur minier de Copenhague à Nuuk.
Dans ce contexte, les débats sur l’extraction d’uranium amènent en 2013 le
parlement groenlandais à lever le moratoire informel qui l’empêchait,
moratoire finalement réintroduit en 2021. Les débats mêlent l’uranium aux
discours sur la souveraineté groenlandaise. Matériellement, l’exploitation
est présentée comme une solution pour se défaire des subsides budgétaires
de Copenhague. Symboliquement, l’uranium permet de construire un
contre-discours au Danemark, où l’antinucléarisme constitue un élément
diplomatique central. Politiquement, l’uranium est un objet frontière
matérialisant la séparation des pouvoirs et des compétences avec l’ancienne
puissance coloniale : si Copenhague réclame de conserver sa supervision,
considérant que sa valeur stratégique la fait entrer dans le champ de la
défense qui relève de sa compétence, Nuuk ne fait pas de différence avec
d’autres matières premières et en revendique le contrôle. L’uranium se
retrouve alors l’objet de représentations mouvantes dans ces projets
géopolitiques. En Namibie, l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain
(la SWAPO), leader du mouvement indépendantiste contre l’Afrique du Sud
avait fait de l’opposition à l’exploitation de l’uranium du gisement de
Rössing un point central de sa lutte contre le régime de l’apartheid, avant de
militer pour l’extraction après l’indépendance en 1990, le considérant
comme nécessaire à l’autonomie économique de la nation.
L’uranium supporte aussi des stratégies de soft power. La décision
australienne de limiter ses exportations à quelques pays était théorisée par
Canberra comme un moyen de forger l’image d’une puissance responsable
luttant contre la prolifération nucléaire. On retrouve une approche similaire
au Kazakhstan, où l’exportation d’uranium permet au pays d’afficher
l’image d’un partenaire fiable, ouvert au commerce et capable de gérer une
industrie complexe.
Conséquence de la stagnation des prix de l’uranium et des stratégies de
certains États, l’industrie uranifère s’est concentrée autour d’une quinzaine
d’entreprises responsables de 95 % des extractions. Les entreprises à
capitaux publics – ou majoritairement publics - écrasent toujours le marché,
totalisant les trois quarts de la production mondiale en 2021. Chacune sert
de courroie aux stratégies nucléaires de leurs gouvernements. Reflet de la
place du Kazakhstan dans la géographie de la ressource, Kazatomprom
domine avec 25 % des extractions grâce au contrôle direct, ou en joint-
venture, de l’ensemble des mines du pays. Suivent les deux groupes publics
chinois CNNC et CGN (16 % à eux deux) et le Russe Rosatom (16 %), le
Français Orano – anciennement AREVA – (9 %), l’Ouzbek Navoï (7 %) et
plus marginalement la SOPAMIN du Niger (2 %). Côté privé, le Canadien
Cameco fait la course en tête (15 %) loin devant l’Américain General
Atomics (5 %) et l’Australien BHP (4 %). Toutes ces entreprises, à
l’exception de BHP, sont spécialisées dans le nucléaire.
Quelques dynamiques géographiques se dessinent. Comme on le verra
plus loin, suivant la stratégie des routes de la Soie, la Chine a
majoritairement investi en Afrique, et surtout en Namibie à la fin des
années 2000, quand la Russie a porté son dévolu sur l’Asie centrale. Les
entreprises nationales Kazatomprom et Navoï ne sont presque pas sorties de
leur pays, en dehors de quelques tentatives d’incursion peu fructueuses au
Tadjikistan et au Kirghizistan. Orano et Cameco ont diversifié leurs
investissements entre le Canada, le Niger, l’Australie et le Kazakhstan.

Les mines, des sites sensibles ?


Le 23 mai 2013, deux hommes font exploser leur véhicule dans
l’enceinte de la mine d’Arlit au Niger. L’attaque, revendiquée par Al-Qaeda,
fait un mort ainsi que 14 blessés et endommage les installations de broyage
du minerai. Au travers d’Areva qui exploite la mine, c’est la présence
française dans la région qui est visée. Sur site, la production d’uranium met
trois mois pour revenir à la normale. Trois ans auparavant, Arlit avait déjà
été la cible d’Al-Qaeda, enlevant sept otages travaillant pour la mine.
Quelle est la vulnérabilité géopolitique de ces sites ?
Les mines nigériennes, situées dans la zone conflictuelle du Sahel, font
office d’exceptions. Les autres exploitations uranifères ne s’inscrivent pas
dans des espaces sujets à de telles conflictualités. La Namibie apparaît
comme un modèle de stabilité en Afrique depuis son indépendance. Idem
pour l’Ouzbékistan en Asie centrale. Au Kazakhstan, même les émeutes de
début 2022 n’ont pas entraîné une baisse de la production d’uranium, les
mines étant situées loin des villes. Le volume d’uranium produit dans les
autres pays reste faible. En Ukraine, les mines situées au centre du pays
étaient déjà à l’arrêt à la suite d’un mouvement social, avant l’invasion par
la Russie en 2022. Côté sud-africain, l’uranium est un sous-produit extrait
des mines d’or et de cuivre. La production est tributaire des cours de ces
matières, mais aussi des mouvements sociaux qui frappent fréquemment le
secteur. Globalement, la vulnérabilité géopolitique des mines est donc
limitée.
Leur exposition au risque change en fonction de la technique d’extraction
mobilisée. Deux modalités coexistent. Dans la première, l’uranium est
extrait par excavation de la roche, que ce soit en creusant à ciel ouvert ou en
suivant des galeries sous-terraines. Le minerai est broyé puis passe dans
plusieurs bains avant d’être séché pour concentrer l’uranium en yellowcake.
Dans la seconde, appelée in situ leaching (ISL), l’uranium est récupéré en
injectant un liquide dans la roche poreuse qui dissout la matière alors
pompée dans un autre puits. Le liquide est ensuite traité pour en extraire le
yellowcake. 57 % de l’extraction en 2022 se faisait par ISL et la quasi-
totalité de la production kazakhe et ouzbèke suit cette technique. D’un point
de vue sécuritaire, l’ISL présente moins d’exposition. En plus de la taille
réduite des sites, elle demande moins de main-d’œuvre et peut être
automatisée et exploitée à distance. À titre d’exemple, la mine à ciel ouvert
d’Akouta au Niger nécessitait plus de 1 200 employés en 2021 quand la
mine ISL d’Inkay au Kazakhstan fonctionnait avec 700 personnes pour une
production trois fois plus importante. Aux menaces sur le fonctionnement
des mines se surimpose l’éventualité d’un vol de l’uranium à des fins
militaires. Les risques restent toutefois limités. La production d’un engin
nucléaire, même rudimentaire, demanderait en effet un effort logistique
considérable pour dérober les 5 tonnes de yellowcake nécessaires. S’il
s’agissait de fabriquer une bombe sale, associant une matière radioactive à
un explosif conventionnel, d’autres sources sont bien plus simples à obtenir.
Depuis 1993, l’AIEA a enregistré une dizaine d’incidents impliquant le vol
de minerai ou de concentré d’uranium, allant de quelques grammes à
plusieurs centaines de kilos. Ces volumes restent donc loin d’un seuil de
dangerosité, relevant plutôt de petits larcins perpétrés par des mineurs,
saisissant au bond une opportunité d’améliorer leur quotidien, plutôt que de
réseaux criminels organisés. D’autres inquiétudes subsistent quant à
l’extraction illégale dans des mines non déclarées, comme cela a été le cas
en République démocratique du Congo ou en Sierra Leone.
SÉCURISER LES
APPROVISIONNEMENTS : STRATÉGIES
DE DIVERSIFICATION, ENJEUX
GÉOPOLITIQUES

Comme pour les hydrocarbures, la géographie de la production


d’uranium ne recoupe pas celle de sa consommation. Sur les 34 pays
exploitant un parc de centrales nucléaires en 2022, 8 – le Brésil, le Canada,
la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Russie, l’Afrique du Sud et les États-Unis –
produisaient de l’uranium. Seul le Canada extrait plus qu’il ne consomme.
Les autres accusent des déficits importants : 50 % pour la Russie, 75 %
pour la Chine et 99 % pour les États-Unis. Comment les nations
nucléarisées sécurisent-elles leurs approvisionnements en uranium naturel ?

La stratégie chinoise des Trois Tiers


Si la Chine est déjà le 3e consommateur d’uranium au monde (12 % de la
demande en 2021), les plans de développement de l’énergie nucléaire
devraient faire passer Pékin à la première place avant 2030. Pour répondre à
cette demande croissante, le gouvernement chinois a institué la stratégie
dite des « Trois Tiers » ou « Deux Marchés, Deux Ressources » dans les
années 1990. Le but est d’assurer l’approvisionnement sur trois pieds : la
production domestique, le contrôle de mines à l’étranger et le recours aux
marchés. Mais ces trois piliers sont déjà en déséquilibre.
L’état des ressources nationales oblige la Chine à formuler une stratégie
agressive à l’étranger. De l’expansion du parc nucléaire décidée en 2004
découle une accélération des explorations dans le pays, favorisée par
l’abandon du monopole de l’État sur la prospection. Si, à première vue, la
géographie de l’uranium est éclatée, 350 gisements sont identifiés dans 23
provinces, la ressource se trouve principalement en Mongolie intérieure
(30 %), au Jiangxi (20 %), au Guangdong (16 %) et au Xinjiang (16 %).
Mais leur exploitation est contrainte par la faible qualité du minerai. Qui
plus est, une part des terrains où se trouvent ces gisements est déjà réservée
pour l’extraction d’autres ressources, dont le charbon et le pétrole. Au total,
en 2022, seules 7 mines sur les 350 gisements étaient en exploitation.
Toutes appartiennent à l’entreprise publique China National Nuclear
Corporation (CNNC), une domination qu’un autre groupe public la China
General Nuclear Power (CGN) tente de rompre, sans succès jusqu’à
présent. L’exploitation domestique reste donc limitée, mais Pékin pourrait
profiter de ses gisements de phosphates (25 % des ressources mondiales)
pour produire de l’uranium.
Dans le prolongement de la Go Out Policy, le gouvernement chinois a
encouragé la filière à acquérir des parts dans des mines à l’étranger. Dans
un contexte de stagnation des cours de l’uranium qui avait stoppé tout
investissement dans le secteur, les pays producteurs ont accueilli
favorablement les projets de Pékin. L’Afrique est le premier espace ciblé, en
prolongement de la Belt and Road Initiative. En 2007, la CNNC casse le
monopole français au Niger en rachetant le gisement d’Azelik. Plus
tardivement, en 2019, la Chine prend les commandes de l’ensemble du
secteur uranifère namibien, 3e producteur au monde en acquérant les mines
de Rössing et d’Husab. Simultanément, les entreprises chinoises obtiennent
des permis d’exploration au Zimbabwe, au Botswana et en Égypte. En Asie
centrale, Pékin profite de ses bonnes relations pour investir en Ouzbékistan
et au Kazakhstan. Mais, dans cette région, la stratégie chinoise se heurte
aux velléités russes. C’est surtout le cas en Mongolie, où les pressions de
Moscou et une vague antichinoise alimentée par le Kremlin ont eu raison
des tentatives d’acquisition par Pékin de la mine de Donord. Tactiquement,
la Chine assure ses succès en fournissant des contreparties aux pays
d’accueil, qu’il s’agisse de prêts bancaires ou d’aides pour développer la
filière nucléaire nationale, comme au Kazakhstan, en Égypte ou en Arabie
saoudite. Sur ce point, le gouvernement chinois est d’autant plus
convaincant que sa politique de non-prolifération est moins stricte que celle
de ses principaux concurrents.

Rosatom : assurer les moyens de ses ambitions globales


Côté russe, les préoccupations sont similaires. les ressources de la Russie
ne répondent ni aux besoins de son parc de centrales ni aux contrats
d’exportation de combustibles nucléaires signés à ce jour. Ces derniers
représentent déjà le triple de ce que la Russie consomme pour ses propres
réacteurs. La conquête du marché mondial du nucléaire dans laquelle le
Kremlin a lancé son industrie dépend de sa capacité à capter du minerai à
l’étranger. Théoriquement, les ressources russes sont importantes, 9 % du
total mondial, sans compter celles qui n’ont pas encore été découvertes, les
explorations au-dessus du 60° parallèle nord restant lacunaires. Les
gisements se situent dans l’extrême-orient – en Transbaïkalie, en Yakoutie
et en Bouriatie – ainsi que dans l’Oural. Mais leur exploitation est limitée
par la faible qualité du minerai et par leur difficulté d’accès géologique et
géographique, les gisements étant situés dans des régions isolées,
montagneuses, aux conditions météorologiques difficiles. Ces ressources
nécessitent alors des investissements importants, que les cours de l’uranium
sur les marchés mettaient hors de portée.
Initialement, c’est en dehors des frontières russes que l’URSS a puisé
l’uranium de ses programmes nucléaires, d’abord au Tadjikistan, puis au
Kazakhstan, au Kirghizistan, en Bulgarie, Hongrie, Tchécoslovaquie,
Pologne, Roumanie et Allemagne de l’Est. La première exploitation sur le
sol russe n’ouvre qu’en 1970. Après l’éclatement de l’URSS, le pays hérite
de 80 % des centrales, mais de moins de 20 % de sa production d’uranium,
centrée sur une unique mine à Priargunsky (Transbaïkalie). Celle-ci forme,
avec Khiagda (Bouriatie) et Dalur (Oural), les trois seuls sites fonctionnels
dans le pays. Sa production décroît fortement à mesure que le gisement
diminue. Cependant, considérant son importance stratégique pour conserver
des capacités autonomes et pour l’économie de cette région lointaine, le
Kremlin maintient cette mine à flot à coup de subventions. À Khiagda, en
plus d’être de faible qualité, l’uranium a le défaut d’être dispersé sur de
nombreux petits gisements isolés. AtomRedMetZoloto (ARMZ), filiale de
Rosatom qui jouit du monopole de l’extraction d’uranium dans le pays,
envisage de nouveaux projets, particulièrement à Elkon (Yakutie) souvent
présenté comme un game changer géopolitique pour l’uranium russe. Mais
leur coût d’exploitation reste élevé en raison de leur localisation et de la
nature des sols.
En conséquence, depuis la chute du mur, la Russie s’est appuyée sur
l’utilisation de sources secondaires d’uranium. Rosatom a d’abord puisé
dans les abondantes réserves constituées par le régime soviétique. Mais
toutes les estimations pointent vers un épuisement de ces stocks dès le
début 2020, ne laissant qu’un fonds de roulement tactique. Simultanément,
la Russie a honoré ses contrats à l’étranger grâce à l’uranium provenant du
démantèlement d’une partie de son arsenal atomique dans le cadre du
programme Megatons to Megawatts. Initié en 1993 pour une durée de vingt
années, il s’est arrêté en 2013 sans suite, alors que les relations entre
l’administration Obama et Vladimir Poutine se tendaient. Ne reste plus que
la réutilisation de l’uranium perdu pendant les étapes de production du
combustible ou recyclé après son utilisation en réacteur, dont l’apport
représenterait annuellement moins de 3 % des besoins du pays. Le
tarissement de ces sources secondaires est d’autant plus handicapant que
celles-ci alimentaient la consommation de la trentaine de réacteurs de
recherche en Russie, qui constituent une pierre angulaire de sa puissance
scientifique dans le domaine nucléaire.
Ces éléments ont mené le Kremlin à poursuivre une politique
d’expansion minière à l’étranger. Jusqu’au début des années 2010, cette
stratégie ne concerne que le Kazakhstan. Moscou n’y bénéficie pas d’une
relation politique particulièrement privilégiée dans le secteur uranifère
après la dislocation de l’URSS. La Russie n’est qu’un des pays, avec le
Canada, la France, l’Allemagne, le Japon et les États-Unis, avec lequel le
gouvernement kazakh signe des joint-ventures uranifères après son
indépendance. Moscou profite toutefois de la proximité technique avec
l’industrie kazakhe et de l’interconnaissance entre ses cadres. Si un
partenariat est signé dès 2001, ce n’est qu’en 2007 que les premiers
grammes d’uranium russo-kazakhs sont extraits. Depuis, Moscou a racheté
des parts dans cinq mines, représentant environ un cinquième de la
production kazakhe. Ces investissements ne donnent toutefois pas de
position dominante à Moscou dans le pays : d’autres entreprises y sont
implantées, la production de chacune des mines est régulée par les
ministères kazakhs et Rosatom ne détient la majorité que dans un seul des
cinq sites. Le rachat d’entreprises minières a cependant permis à Moscou
d’obtenir des parts dans des gisements en dehors d’Asie centrale, en
Australie et aux États-Unis. Mais c’est surtout vers l’Afrique, en Tanzanie,
au Zimbabwe et en Namibie, que la Russie a tourné son attention. Le
Kremlin poursuit trois objectifs : remporter des contrats de vente de
centrales nucléaires en adjoignant la recherche d’uranium comme bonus,
exploiter d’autres minerais stratégiques présents dans les gisements et
assurer une présence face à l’activisme chinois.

L’effondrement de la puissance uranifère des États-Unis


Outre-Atlantique, la situation est préoccupante. Les gisements états-
uniens s’étendent le long des Rocheuses, du Nouveau-Mexique au
Montana, ainsi que plus marginalement au Texas. Mais, en plus de leur coût
élevé d’extraction, ces réserves se trouvent pour partie sur des terres
appartenant au gouvernement fédéral ou aux Nations premières ainsi que
dans des réserves naturelles, limitant ainsi leur exploitation. Avec la chute
des prix sur le marché mondial de l’uranium, les mines ont fermé les unes
après les autres, faute de rentabilité. Cet effondrement s’est accéléré avec le
boom des gaz de schiste aux États-Unis, qui a tiré le prix de l’électricité
vers le bas et forcé les exploitants des centrales nucléaires à limiter leur
coût de production. En 2020, seules deux mines étaient encore en
exploitation, ne survivant que grâce aux aides financières des
gouvernements républicains du Wyoming et de l’Utah. À l’inverse de la
Russie et de la Chine, Washington n’a pas cherché à acheter des mines à
l’étranger et a laissé ses énergéticiens devenir dépendants du marché
international.
Pour autant, les réactions de l’administration états-unienne restent
limitées. Ce sont d’abord les producteurs miniers qui, voyant leurs profits
fondre, ont pétitionné en 2013 auprès du département de l’Énergie afin
d’instaurer des quotas d’importation. Mais, l’opposition des exploitants de
centrales a eu raison de l’initiative. Qui plus est, s’il existe un relatif
consensus au sein du Parti républicain en faveur du développement de ce
secteur, ce n’est pas le cas chez les démocrates. Seule la reconstitution d’un
stock stratégique d’uranium provenant de mines états-uniennes a été
approuvée, grâce au lobbying du département de la Défense pour lequel
l’arrêt des extractions dans le pays mettrait en péril l’approvisionnement
futur de sa flotte à propulsion nucléaire.

La difficile élaboration d’une politique européenne


d’approvisionnement
Le traité établissant la Communauté européenne de l’énergie atomique,
ou Euratom, est signé le 25 mars 1957 avec l’idée de mutualiser les
ressources pour favoriser le développement du nucléaire sur le continent.
Euratom se dote alors d’une Agence d’approvisionnement, l’ESA, au
pouvoir théoriquement radical : elle seule dispose du droit exclusif de
conclure des contrats pour la fourniture en uranium des exploitants de
centrales de l’Union européenne (UE). Vendeurs et acheteurs d’uranium
peuvent négocier seuls, puis en réfèrent à l’agence qui contresigne ou non
les contrats. Mais les tensions entre pays membres mènent à une
interprétation très libérale de ces prérogatives, à la faveur du lobbying
français qui poussera pour avoir les coudées les plus franches, allant même
jusqu’à s’affranchir entièrement des traités dans les années 1970 pour signer
des contrats en contournant l’agence. Il faudra attendre la dislocation de
l’URSS pour voir l’ESA instituer une stratégie pour minimiser le risque de
dépendance aux importations des nouveaux pays à l’est. Ici aussi, cette
politique n’est ni claire ni coercitive. L’objectif est de s’assurer qu’un
exploitant de réacteur ne soit pas dépendant des importations d’ex-URSS à
plus de 25 % de ses besoins. Mais, l’agence n’instaurera jamais de quota et
traitera au cas par cas les contrats, autorisant de nombreuses dérogations. In
fine, les contrats retoqués se comptent sur les doigts d’une main. Les refus
sont alors plus souvent motivés par la durée considérée trop longue du
contrat que par la provenance de l’uranium, comme dans le cas de
l’opposition de l’ESA à l’accord d’approvisionnement entre la Hongrie et
Rosatom en 2014. L’ESA n’a jamais pris le rôle qui lui était initialement
donné. Et comment pourrait-elle le faire ? Avec moins de vingt employés et
un budget annuel de 200 000 € (sans compter les salaires), ses ressources ne
lui permettent pas de rivaliser avec les industriels ou de peser sur les
négociations gouvernementales. En absence de coordination, ce sont les
exploitants des centrales qui formulent les politiques d’approvisionnement,
répercutant les stratégies nationales là où les réacteurs appartiennent à
l’État. C’est ainsi sans surprise que l’arrivée du très prorusse Viktor Orbán à
la tête du gouvernement hongrois en 2010 a facilité l’octroi des contrats à
Rosatom pour l’unique centrale du pays.

Sécuriser les routes de l’uranium


Détroit de Bab el-Manded, canal de Suez ou de Panama, les goulets
d’étranglement qui ponctuent les routes du pétrole apparaissent comme des
lieux stratégiques à scruter, contrôler, voire contourner. Qu’en est-il pour
celles de l’uranium ? Évidemment, les volumes en jeu ne sont pas les
mêmes et les flux d’uranium ne sont pas continus comme ceux des
hydrocarbures. Pourtant, il faut bien transporter la matière. Extrait du sol, le
minerai est raffiné en yellowcake à relative proximité des mines. Mais pour
subir les transformations suivantes, le concentré doit voyager plusieurs
milliers de kilomètres vers le Canada, les États-Unis, l’Europe occidentale,
la Chine ou la Russie.
Ces routes ne sont pas aussi évidentes à identifier que celles du pétrole.
Les mines ne se trouvent pas à proximité immédiate des ports. En Namibie,
le yellowcake est transporté par rail jusqu’au port de Walvis Bay. Au Niger,
il suit l’autoroute transsaharienne sur des camions jusqu’à Parakou au
Bénin où il est chargé sur des trains pour rejoindre le port de Cotonou ou
celui de Lagos au Nigéria. Le minerai extrait au Malawi parcourait la
distance la plus longue, traversant sur 3 500 kilomètres la Zambie et la
Namibie jusqu’à Walvis Bay, avant la fermeture de l’exploitation.
L’uranium du Kazakhstan, pays entièrement enclavé, est exporté par le rail,
passant par quelques gares frontalières : Lokot/Rubtsovsk dans l’Altaï et
Zernovaya/Zauralye pour les cargaisons rejoignant la Russie ainsi
qu’Alashankou et Khorgas pour celles se dirigeant vers la Chine. Ici, les
différences d’écartement des voies chinoises et kazakhes posent un constant
défi logistique. Ces routes et ces lieux forment autant de sites stratégiques
dont il faut assurer la fluidité. Le gouvernement chinois a ainsi financé la
rénovation du chemin de fer namibien entre les gisements et le port de
Walvis Bay, où il a également investi dans un nouveau terminal pour
conteneurs. De là, le yellowcake navigue par bateau et est exposé aux
mêmes problèmes que le reste du commerce maritime. C’est d’autant plus
vrai que ces transports ne sont pas si fluides et recomposables que fantasmé.
Le nombre de ports – maritimes, routiers ou ferroviaires – autorisés dans
chaque pays à manipuler des matières nucléaires est limité et l’ajout de
nouveaux sites demande d’aménager spécifiquement les installations pour
obtenir les autorisations administratives. Ces dix dernières années, la Russie
a travaillé à augmenter ses capacités sur sa façade orientale afin de limiter
sa dépendance au port de Saint-Pétersbourg, de raccourcir les temps de
trajets et d’éviter de passer par les détroits en Baltique, mer Noire et océan
Indien.
La guerre en Ukraine a obligé à dérouter une partie des exportations
kazakhes en direction de l’Europe et du Canada. Pour éviter de traverser le
territoire russe dans son chemin vers la Méditerranée via la mer Noire et la
mer d’Azov, les cargaisons sont passées par l’Azerbaïdjan et la mer
Caspienne. Chacun de ces changements demande des ajustements
logistiques, légaux et assurantiels complexes qui freinent la reconfiguration
rapide des routes d’approvisionnement. Il faut aussi trouver des
transporteurs homologués, ce qui n’est pas simple considérant la petite taille
du marché et les coûts élevés pour se conformer aux réglementations du
nucléaire. Et c’est sans parler de la difficulté à trouver des armateurs prêts à
faire naviguer leurs bateaux en mer Noire en pleine guerre. Le conflit
pourrait alors accélérer le développement de la route orientale pour
l’uranium kazakh.
L’uranium est donc loin d’être la matière dépourvue de tensions
géopolitiques qu’on a souvent dépeinte. Ces frictions sont d’ailleurs l’un
des moteurs du développement de nouvelles technologies de réacteurs,
appelé surgénérateurs, pouvant fonctionner sans minerai d’uranium mais en
réutilisant des sous-produits et déchets de la production du combustible
nucléaire. Certains pays, comme l’Inde, en ont fait l’objectif ultime de leur
stratégie nucléaire, conscients des risques que l’absence de ressource en
uranium faisait peser sur eux. D’autres, comme la France, ont décidé
d’abandonner cette filière, non sans soulever des débats quant au bien-fondé
de cette décision, alors que le conflit en Ukraine a replacé la notion
d’indépendance énergétique sur le devant de la scène médiatique. Seuls
trois surgénérateurs dépassant la taille du simple laboratoire étaient en
fonctionnement en 2022, à Beloïarsk en Russie, Madras en Inde et Xiapu en
Chine. Le règne de l’uranium est donc loin de s’effacer.
TRANSFORMER LA MATIÈRE
FISSILE : (IN)DÉPENDANCE
GÉOPOLITIQUE
Pour produire de l’énergie comme pour fabriquer un armement nucléaire,
le yellowcake n’a aucun intérêt tel quel. Rien de différent avec le pétrole,
pourrait-on penser. Après tout, nos avions et nos voitures ne fonctionnent
pas avec du brut extrait de mer du Nord. Il faut raffiner la matière. Mais le
nucléaire se démarque de deux manières. D’une part, la technicité des
processus de transformation de l’uranium limite le nombre de sites et
d’acteurs impliqués. D’autre part, ces technologies sont duales, pouvant
servir un objectif tant civil que militaire. Les rivalités de pouvoir
s’organisent autour du contrôle des installations, le tout rendu difficile par
l’insertion du nucléaire dans un marché libéralisé où acteurs publics et
privés sont en compétition. La transformation de la matière organise alors
une géopolitique fondée sur la dépendance et l’indépendance, symbolique
comme matérielle.
ENRICHIR L’URANIUM : ENJEUX
STRATÉGIQUES D’UNE TECHNOLOGIE
DUALE

L’uranium naturel est composé principalement de deux isotopes :


l’uranium 238 et l’uranium 235. Le premier est le plus abondant,
constituant 99,3 % de la matière. Toutefois, sa relative stabilité ne le rend
pas fissile, diminuant son intérêt pour les réactions nucléaires. Le second ne
représente que 0,7 % de l’uranium naturel, mais l’instabilité de son noyau
facilite sa fission. L’uranium naturel peut, sous certaines conditions, être
utilisé sans transformation dans certains réacteurs. Mais dans la majorité
des cas, il est nécessaire de le modifier pour augmenter, ou « enrichir », la
proportion d’uranium 235 par rapport au 238. Enrichie entre 3 % et 5 %
d’U235, la matière peut servir de combustible. Enrichie à 20 %, elle est
destinée aux réacteurs de recherche, à la propulsion navale ou à la médecine
nucléaire. Mais passé le stade des 90 %, la concentration soutient la
réaction en chaîne qui alimente la bombe atomique. L’enrichissement est
donc une technologie duale, dont les applications sont autant civiles que
militaires. Mais passe-t-on si facilement de l’une à l’autre ? Pourquoi
l’enrichissement apparaît-il comme le nœud gordien de la géopolitique du
nucléaire ?

Quel combustible pour quel projet géopolitique ?


Rien n’impose d’enrichir l’uranium pour produire de l’énergie.
Sommairement, on peut diviser les réacteurs nucléaires entre ceux qui
utilisent un combustible produit à partir d’uranium enrichi et ceux qui se
servent d’uranium « naturel », non enrichi. Les premiers restent les plus
courants, constituant 90 % des centrales en fonction. Seuls quatre pays, le
Canada, la Roumanie, l’Inde et l’Argentine, ont donné la priorité aux autres,
tout en achetant également des réacteurs à uranium enrichi pour diversifier
leur filière. Outre les enjeux économiques, la décision de privilégier une
technique relève de raisonnements géopolitiques.
Suède, France, Allemagne de l’Ouest, Finlande, Suisse, Brésil, la liste
des pays ayant envisagé l’uranium naturel pour leur parc nucléaire est
longue. Le raisonnement initial est le même pour tous : assurer
l’indépendance énergétique en utilisant les gisements de leur territoire et
une technologie nationale. Le réacteur devient une affirmation du projet
national. En Suède, par exemple, le gouvernement envisage cette
technologie comme matérialisation de sa politique de neutralité. Au Brésil,
elle se veut comme traduction de son non-alignement et vecteur de
coopération avec d’autres pays neutres. Enfin, l’avantage de la filière à
uranium naturel est de produire, sous certaines conditions d’exploitation, du
plutonium de qualité militaire. Une fois entrée dans une filière, la
« dépendance au sentier », l’inertie introduite par les décisions publiques et
leurs conséquences en termes économiques, culturels ou infrastructurels,
rendent difficile toute réversion. C’est particulièrement le cas pour les petits
pays où la standardisation du parc nucléaire est un prérequis de sa viabilité
économique.
Le choix de privilégier un combustible par rapport à un autre apparaît
alors comme conséquence de rivalités de pouvoir au sein de l’industrie. La
décision américaine de favoriser la vente d’uranium enrichi dans les suites
du discours Atoms for Peace du Président Eisenhower en 1953 donne une
première impulsion. En Suède comme en Finlande, la présence précoce
d’intérêts privés dans le programme atomique, et singulièrement
d’industries intensives en électricité, fait pencher la balance vers les
réacteurs à uranium enrichi considérés plus rentables au milieu des années
1960 pour l’un et au début des années 1970 pour l’autre. Helsinki embrasse
la filière uranium enrichi et accepte l’offre de réacteur de l’URSS afin de ne
pas distendre les liens avec le Kremlin. On retrouve la même combinaison
de facteurs en faveur de l’uranium enrichi dans les autres pays : sa
meilleure rentabilité séduit les industriels privés et le programme Atoms for
Peace assure l’aide de Washington pour développer un programme
nucléaire national.

La conversion et l’enrichissement de l’uranium : entre indépendance


stratégique et marché libéralisé
Pour ceux ayant choisi l’uranium enrichi, la production du combustible
nécessite une étape de raffinage intermédiaire après la production du
yellowcake pour « convertir » l’uranium dans une forme purifiée. Ici,
l’approvisionnement en combustible nucléaire n’est pas linéaire.
L’exploitant d’une centrale achète le concentré d’uranium à l’exploitant
minier, contractualise une usine de conversion pour le purifier, puis un autre
opérateur pour l’enrichir et enfin un assembleur pour monter le produit
final. Les chemins que la matière prend de la mine à la centrale sont donc
théoriquement nombreux et complexes, multipliant le nombre d’acteurs
impliqués afin de diversifier et sécuriser l’approvisionnement. Qui plus est,
ces contrats sont la plupart du temps virtuels : ce n’est pas le même uranium
acheté dans une mine qui subira ces transformations, les différentes parties
prenantes piochant dans leurs stocks pour honorer leur contrat. Mais
derrière cette virtualité, il y a des lieux et des acteurs qui organisent chaque
étape. La conversion apparaît comme le symbole du paradoxe géopolitique
de l’industrie nucléaire, balancée entre intérêts stratégiques et libéralisation
du marché.
Seules 11 usines dans le monde sont capables de convertir l’uranium,
constituant autant de goulets d’étranglement potentiel de
l’approvisionnement mondial. Cette géographie peut se diviser en deux
groupes. D’un côté, on retrouve des pays ayant construit leur usine pour
assurer l’autonomie de leur programme nucléaire, à l’image du Brésil et de
l’Iran. Depuis une dizaine d’années, le Kazakhstan cherche à ouvrir une
usine identique, non pour ses propres besoins, mais pour valoriser son
uranium et ne plus être qu’un unique producteur de matière première. De
l’autre, cinq États, la France, la Chine, le Canada, la Russie et les États-
Unis ont développé des industries dépassant leurs besoins propres et
fournissant des services de conversion à l’échelle mondiale. Comme pour
l’uranium naturel, la conversion répond à un marché rassemblant des
contrats principalement sur le long terme, dont les cours subissent les
mêmes fluctuations. S’y mêlent entreprises publiques (Rosatom en Russie,
CNNC en Chine, Orano en France) et privées (ConverDyn aux États-Unis
et Cameco au Canada). Les capacités globales de conversion dépassent
largement les besoins. La stagnation des prix a en conséquence orienté les
contrats vers les sites les moins coûteux, ceux de Rosatom en Russie qui, en
2020, contrôlait 38 % du secteur. Conséquence inverse, l’unique usine états-
unienne, située à Metropolis dans l’Illinois, a suspendu ses opérations en
2018. Dans l’état, il n’y a pas de risque de dépendance à la Russie,
considérant les surcapacités existantes sur le marché et les solutions de
diversification en France ou au Canada. Le maintien de capacités
autonomes est perçu à Washington comme une nécessité stratégique. Mais
on retrouve les mêmes paradoxes que pour l’uranium. Le marché étant
entièrement libéralisé et les exploitants des centrales américaines faisant
face à des difficultés financières croissantes, ces derniers s’opposent à toute
mesure qui contraindrait leur approvisionnement, limitant le champ d’action
de l’administration à Washington.
Les préoccupations sur l’enrichissement sont identiques. Si on laisse de
côté la Corée du Nord et le Pakistan, sur lesquels on reviendra plus loin, 12
pays opèrent des usines d’enrichissement, constituant un deuxième goulet
d’étranglement pour les flux de combustibles. Le Brésil, l’Argentine, l’Inde
et le Japon ne disposent que de faibles capacités de production, d’abord
tournées vers leur consommation et servant un discours d’indépendance
énergétique. La Chine peine encore à répondre à ses besoins et ne joue pas
un rôle important sur la scène mondiale, ce qui ne manquera pas de changer
dans les décennies à venir. En somme, le marché global se tient entre
Rosatom (43 % des capacités en 2020), le Français Orano (11 %), la filiale
européenne du consortium Urenco implanté sur trois sites en Grande-
Bretagne, aux Pays-Bas ainsi qu’en Allemagne qui appartient à des intérêts
publics de ces trois pays (22 %) et la filiale états-unienne d’Urenco (7 %).
L’enrichissement est aussi un marché libéralisé, également en surcapacité.
Mais la place grandissante prise par la Russie, responsable aujourd’hui de
36 % de l’enrichissement dans le monde, inquiète. Moscou dispose de
plusieurs avantages. Le premier tient à sa primauté technologique.
L’enrichissement peut se faire par deux techniques, la diffusion gazeuse ou
la centrifugation, la seconde consommant 90 % moins d’électricité. La
Russie ayant développé en premier la centrifugation a gagné des marchés à
mesure que le prix de l’énergie renchérissait celui de l’enrichissement. Le
deuxième, directement lié, relève de ses faibles coûts d’exploitation. Le
troisième découle du volontarisme politique du Kremlin dans la conquête
de ce marché. Les premiers contrats sont signés dès 1971 avec l’Ouest, et
au lendemain de l’explosion de l’URSS, près de 20 % des capacités
d’enrichissement sont utilisées pour honorer des contrats destinés à des
pays en dehors de l’ancien bloc soviétique. Question de survie alors pour
l’industrie atomique russe pour laquelle ce secteur était le seul pourvoyeur
de liquidités. Aujourd’hui, une part de la domination de Rosatom sur le
secteur découle des contrats d’approvisionnement en combustibles qu’elle
lie à la vente de ses réacteurs nucléaires. Simultanément, l’enrichissement
américain s’est enfoncé dans la crise. Les usines à diffusion gazeuse,
privatisées dans les années 1990, manquent de compétitivité et ferment
en 2011 et 2013. Seul persiste le site d’Urenco dans le Nouveau-Mexique.
Les États-Unis sont passés du statut de premier exportateur mondial de
service de fabrication pour le combustible, à celui de premier importateur.
Mais à Washington les négociations entre l’administration d’un côté,
souhaitant limiter sa dépendance à Moscou, et les exploitants américains de
réacteurs de l’autre, contestant toute politique qui contraindrait leur accès à
une ressource peu chère, n’ont abouti qu’au prolongement du quota de 15 %
sur l’importation de ses besoins en provenance de Rosatom déjà institué en
1992. Cette perte de capacité n’est pas sans inquiéter le département de la
Défense qui, s’il puise actuellement dans ses stocks, craint pour
l’approvisionnement de la propulsion navale nucléaire après 2040.

Enrichissement de l’uranium et prolifération


La dissémination spatiale des capacités d’enrichissement est un des
éléments cruciaux de la prolifération horizontale, c’est-à-dire l’acquisition
d’armement atomique par des pays non dotés. Le déploiement de la
centrifugation a facilité le développement de programmes d’armement
clandestins. La diffusion gazeuse nécessitait des infrastructures plus
grandes et plus consommatrices d’énergie qu’il aurait été difficile de
dissimuler. Mais passe-t-on si facilement de la centrifugation à vocation
civile au projet militaire ? Imaginons le fonctionnement d’une essoreuse à
salade, comme celle présente dans la cuisine de nombre d’entre nous.
Faisant tourner la laitue à grande vitesse, l’eau est plaquée contre les parois.
Dans une usine d’enrichissement, la technique est similaire. L’uranium est
introduit sous forme gazeuse dans un cylindre tournant à grande vitesse.
Plus lourd, l’uranium 238 est expulsé vers les parois quand l’uranium 235
reste au centre et est extrait. Pour atteindre le taux d’enrichissement
souhaité, on relie en cascade plusieurs centrifugeuses. C’est ici que le bât
blesse. Pour le civil comme le militaire, les centrifugeuses sont les mêmes.
Seule change la manière dont elles sont arrangées en cascade. Et la
progression n’est pas linéaire : le temps, l’énergie et le nombre de
centrifugeuses nécessaires étant bien moins importants pour passer la
concentration d’U235 de 20 % à 90 % que de 0,4 % à 5 %.
Est-ce si simple de construire une usine d’enrichissement ? La difficulté
d’accès à certains matériaux ou certains appareils indispensables à la
centrifugation avait laissé espérer un contrôle de la diffusion clandestine en
surveillant leurs échanges. Mais c’était sans prendre en compte la
mondialisation et son cortège de délocalisations qui ont disséminé des
techniques, facilitant la fabrication d’équipements de pointe. C’est bien
cette globalisation qui permet à Abdul Q. Khan, docteur pakistanais en
génie des matériaux, de sourcer les éléments nécessaires à la construction
d’une usine d’enrichissement à Kahuta dans le Punjab après avoir dérobé
les plans et la liste des fournisseurs sur le site d’Urenco aux Pays-Bas.
C’était aussi sans intégrer les trous noirs fiscaux de cette mondialisation qui
lui permettent de cacher son travail derrière un ensemble de sociétés-écrans
et de dissimuler ses ventes. C’était enfin se laisser aller à une vision
postcoloniale confinant ces pays à d’éternelles tâches subalternes,
incapables de maîtriser des techniques avancées. Or, Téhéran comme
Pyongyang sont capables d’assembler leurs propres centrifugeuses, même si
les embargos décidés sur certains échanges ont ralenti leur projet. Ici, on
contrôle surtout les alliages d’aciers, les fibres de carbone et les bobineuses
qui les produisent ou encore les convertisseurs de fréquences électriques qui
pilotent la vitesse de rotation des centrifugeuses. L’enrichissement trace
alors une géopolitique des technologies où les usines fabriquant les
centrifugeuses sont des cibles de premier ordre et où le développement de
nouvelles générations de centrifugeuses, plus puissantes, plus rapides et
plus fiables, revêt une importance capitale pour l’efficacité et la discrétion
de l’enrichissement.
Ces sites constituent donc des espaces cruciaux de la lutte contre la
prolifération. On en connaît 20 dans le monde à Pilcaniyeu en Argentine,
Resende au Brésil, Hanzhong et Lanzhou en Chine, au Tricastin en France,
Gronau en Allemagne, Ratnahalli en Inde, Natanz et Fordow en Iran,
Rokkasho au Japon, Yongbyon et Tongchang en Corée du Nord, Almelo
aux Pays-Bas, Kahuta au Pakistan, Novouralsk, Tomsk, Angarsk et
Zelenogorsk en Russie, Capenhurst en Grande-Bretagne et Lea County aux
États-Unis. Ils sont le centre d’une attention particulière des services de
renseignement, grâce à l’imagerie satellitaire, à l’identification de rejets
radioactifs ou aux fuites d’information venant de sources internes qui
pourraient trahir une vocation plus militaire que civile. La taille réduite de
ces infrastructures permet de les dissimuler, à l’image du site souterrain de
Fordow. Mais malgré toutes ces précautions, de simples détails, comme
l’absence de neige sur un toit début février 2022 dans l’usine de Yongbyon
en Corée du Nord visible sur une image satellite, suffisent à identifier leur
activité. Elles sont la cible d’attaques préventives, à l’image de
l’introduction en 2009 du ver informatique Stuxnet visant les centrifugeuses
iraniennes à Natanz. Enfin, elles sont l’objet des négociations
internationales pour assurer un droit de regard des inspecteurs de l’AIEA
sur la configuration des cascades ou pour imposer un quota sur le nombre
des centrifugeuses en fonction de leur type. Ce dernier point cause
d’invariables discussions sur la limite haute à établir pendant les
négociations. Car c’est le lien entre leurs qualités techniques et leur nombre
qui détermine le « breakout time », le temps nécessaire à un acteur pour
obtenir le volume de matière fissile minimale pour un armement nucléaire.
Les discussions s’enlisent autour des besoins, réels ou non, pour alimenter
de manière autonome en uranium enrichi les programmes civils. Les
centrifugeuses font alors l’objet d’une minutie d’orfèvre dans l’écriture des
accords de non-prolifération, à l’image du Plan d’action global commun
signé avec l’Iran en 2015. Téhéran s’y engage à réduire de 19 000 à 6 000
le nombre de centrifugeuses installées, les autres étant démantelées et
stockées sous des scellés envoyant un signal automatique à l’AIEA. L’idée
sous-jacente était de repousser d’une année le breakout time de Téhéran,
assez pour que le projet soit détectable.

Internationaliser l’uranium enrichi pour éviter la prolifération ?


Le combat contre la prolifération est donc un mécanisme géographique
où l’objectif est d’éviter la multiplication des sites d’enrichissement. Il
s’agit de lever la crainte d’un risque de rupture d’approvisionnement en
combustible, principale justification soulevée par les États souhaitant
développer leur propre programme d’enrichissement. Dès 1946, le rapport
Acheson-Lilienthal commandé par l’administration états-unienne préconise
une mise sous tutelle de l’ONU de l’ensemble de l’enrichissement. Cette
proposition, reprise sous le nom de « plan Baruch » sera rejetée après
l’opposition de l’URSS qui y voyait un outil de la suprématie américaine.
L’idée d’une internationalisation du cycle combustible revient dans les
débats diplomatiques, à mesure des crises de prolifération. Aujourd’hui,
alors que le nombre de pays souhaitant se nucléariser repart à la hausse, ces
propositions se heurtent aux jeux d’acteurs et aux rapports de pouvoir qui
structurent le marché de l’enrichissement.
L’ambition d’une internationalisation, au moins partielle, du secteur n’a
pas été oubliée. Le gouvernement allemand a proposé l’ouverture d’une
nouvelle usine qui appartiendrait entièrement à l’AIEA, sur un morceau de
territoire placé sous régime d’extraterritorialité et délégué à l’agence. Mais
les surcapacités que connaît le marché n’incitent en rien à construire de
nouveaux sites. Qui plus est, les pays actuellement hôtes d’une entreprise
d’enrichissement, États-Unis, Russie et France au premier titre, s’opposent
à cette solution qui menacerait leur profit. Enfin, l’AIEA elle-même n’y
porte que peu d’intérêt, craignant son poids sur son équilibre budgétaire
déjà précaire. Moins radicale, la mutualisation régionale des capacités
rassemblant plusieurs pays investisseurs dans une même usine a été mise en
pratique dès 1970 avec la création d’Urenco entre les gouvernements ouest-
allemand, néerlandais et britannique. Ce modèle, qui permettait aussi de
mettre en commun les ressources économiques et techniques, sera suivi par
la France avec la création d’Eurodif en 1973 avec la Belgique, l’Italie,
l’Espagne, la Suède et l’Iran. Bien plus tard, en 2006, le Kremlin
régionalisera son usine d’Angarsk avec le Kazakhstan, l’Arménie et
l’Ukraine. Mais ces mutualisations sont loin d’être idéales. La domination
d’un pays laisse toujours entrouverte la crainte d’une renationalisation
unilatérale, une éventualité qui suffit à dissuader les États en quête
d’enrichissement. Les trois pays constructeurs d’usines à centrifugation
(Russie, France, États-Unis) proposent d’exporter cette technologie sous un
modèle de « boîte noire » où le pays ne contrôle pas l’usine présente sur son
territoire, mais récupère l’uranium enrichi qui y est produit. C’est sous ce
régime que Moscou a installé un site en Chine ainsi qu’Urenco et Orano
aux États-Unis. Mais malgré toutes les précautions possibles, il est très peu
probable que le secret de la boîte noire tienne et puisse empêcher
l’acquéreur d’en soutirer assez d’informations utiles pour assembler son
propre site. Pour dissuader les pays de construire leur propre capacité,
l’AIEA a accepté de superviser deux banques physiques de combustibles,
l’une à Angarsk en Russie, et l’autre à Oskemen au Kazakhstan. Ces
initiatives sont respectivement venues du Kremlin pour la première et d’une
ONG américaine, la Nuclear Threat Initiative pour la seconde, soutenue
financièrement par les États-Unis, l’Union européenne, les Émirats arabes
unis, le Koweït et la Norvège. Leur accès est conditionné à l’abandon de
toute volonté d’enrichir de l’uranium et à l’autorisation de l’AIEA. Pour
Moscou comme pour le Kazakhstan, accueillir ces sites sert à renforcer
l’image de pays leader de la non-prolifération. Il en va de même pour les
pays du Golfe qui au début des années 2010 cherchaient à convaincre de la
nature civile de leurs programmes atomiques. Mais les volumes de
combustibles stockés dans ces banques, de l’ordre d’une recharge d’un
réacteur, limitent leur portée. La remise en cause de l’impartialité de
l’AIEA par l’Iran et la Corée du Nord diminue aussi le caractère dissuasif
de cette solution. Qui plus est, d’autres gouvernements, comme l’Afrique
du Sud où le Brésil, interprètent ces banques comme une énième expression
de la volonté hégémonique des nations déjà insérées dans ce marché
cherchant à empêcher l’émergence de concurrents. Ne reste alors qu’un
dernier train de mesures, un système d’assurances, qui fait consensus au
sein de l’Agence, ne faussant pas la concurrence et ne pesant pas sur le
budget de l’AIEA. Ici vendeurs et acheteurs se trouvent contractuellement
liés, avec l’agence comme garant, à un troisième fournisseur tiers en
standby qui s’engage à fournir le combustible si l’approvisionnement devait
être rompu.
ASSEMBLER LE COMBUSTIBLE :
DIVERSIFICATION ET LUTTE CONTRE LA
DÉPENDANCE TECHNOLOGIQUE

22 h 44, le 24 mars 2022 sur le tarmac de l’aéroport de Brno dans le sud-


est de la République tchèque, un Ilyushin 76 arrête ses quatre réacteurs dans
la zone cargo après deux heures trente de vol depuis Domodedovo dans la
banlieue de Moscou. Alors que l’espace aérien de l’Union européenne est
fermé aux avions immatriculés en Russie, l’appareil fait partie des quelques
vols autorisés sous dérogation à franchir ces frontières. À son bord, des
combustibles pour la centrale de Dukovany, à une quarantaine de kilomètres
de là. L’information, qui aurait pu passer inaperçue il y a quelques années,
est rapidement révélée sur les réseaux sociaux grâce aux applications qui
permettent de traquer en temps réel sur son smartphone l’ensemble des vols
dans le ciel. Derrière la curiosité des fanatiques d’aviation, la nouvelle fait
son chemin dans les médias alors que les gouvernements européens
discutent des modalités d’un embargo sur les importations d’énergie de
Russie. Elle alimente alors deux discours opposés. D’un côté, elle
témoignerait de la résilience du nucléaire face aux risques géopolitiques. Si
les routes terrestres devaient être bloquées, le combustible pourrait
littéralement voler par-dessus les conflits. De l’autre, le fait qu’il faille
obtenir une dérogation pour urgemment importer des combustibles de
Russie fait craindre l’existence de nouvelles dépendances à l’égard de
Moscou.
L’apparence d’une étape enfin a-géopolitique ?
Après l’enrichissement, l’uranium est assemblé dans des combustibles
sous forme de pastilles empilées dans des tubes. Ici, plusieurs points
pourraient signaler une absence d’enjeux géopolitiques. Géographiquement,
l’assemblage est l’étape la plus déconcentrée, s’effectuant dans une
trentaine d’usines réparties dans 19 pays. Aux grands centres qui exportent
leur production à travers le monde, comme en France, en Russie ou aux
États-Unis, s’ajoutent des sites régionaux, à l’image de l’Argentine, de
l’Inde, du Brésil, du Japon, de la Corée du Sud principalement tournés vers
la consommation nationale. Pour Séoul, Buenos Aires ou Brasilia, le but est
d’assurer son indépendance sur la dernière transformation avant d’être
utilisée dans les centrales. Pour le Kazakhstan, qui a ouvert en 2021 une
nouvelle usine en partenariat avec le Chinois CGN, l’objectif est de
continuer à construire sa stature de plaque tournante pour l’industrie
nucléaire. Ces sites sont alors l’objet de partenariats entre entreprises du
secteur, minimisant d’autant les risques de conflit. En 2021, Framatome et
Rosatom s’associaient pour permettre au second de produire ses
combustibles dans l’usine de l’entreprise française en Allemagne, avant que
l’invasion de l’Ukraine ne vienne annuler ce contrat. Ce marché est devenu
plus compétitif avec l’arrivée de nouveaux fournisseurs indépendants,
produisant des combustibles génériques libres de toutes contraintes de
propriété intellectuelle imposées par les fabricants historiques. Enfin, le
secteur est en surcapacité, réduisant encore le risque. Mais la situation est
plus complexe.

Assemblage et sentiers de dépendance géopolitique


Les assemblages ne sont pas des commodités standardisées
interchangeables. Chaque combustible est spécifiquement conçu pour le
réacteur qui va l’utiliser afin d’optimiser son rendement. Ses
caractéristiques sont adaptées pour correspondre aux particularités
physiques de chaque centrale ainsi qu’aux réglementations nationales. Ces
adaptations sont réalisées consécutivement à des coopérations entre les
équipes des producteurs de combustible et des exploitants des réacteurs.
Ainsi, si sur le papier l’approvisionnement semble pouvoir être facilement
diversifié, changer de fournisseur est bien plus complexe, constituant ainsi
de dépendances technologiques.
Qui plus est, ces changements nécessitent de faire autoriser le nouveau
combustible par les organismes de sûreté nucléaire nationale ou
supranationale, une démarche qui incombe à l’exploitant de la centrale et
non au fabricant de l’assemblage. Outre les formalités administratives, il
faut conduire des tests dans les réacteurs durant plusieurs années. Un
incident sur ces combustibles pourrait amener l’exploitant des centrales à
réduire ses performances voire à s’arrêter complètement et s’exposer à des
pénalités financières imposées par les opérateurs des réseaux de
transmission d’électricité. De surcroît, sauf à changer entièrement tous les
combustibles d’un réacteur, ces essais demandent de mixer des assemblages
provenant de plusieurs fournisseurs, au risque de voir le vendeur historique
annuler son assurance technique en cas d’incident. Les obstacles à la
diversification des approvisionnements sont donc nombreux et nécessitent
des incitations géopolitiques ou économiques fortes pour être dépassées. Et
c’est sans parler des centrales pour lesquelles les constructeurs ont signé des
contrats de fourniture pour l’ensemble de leur durée de vie.

Se défaire de la dépendance à la Russie : le cas ukrainien


Les craintes de dépendance portent d’abord sur les réacteurs de
technologies soviétique et russe, appelés VVER. En 2022, 37 étaient
exploités en dehors de la Russie. Si leur géographie recouvre d’abord les
frontières de l’ancien bloc communiste, les VVER se trouvant en Ukraine,
en Arménie et au Bélarus, mais aussi dans l’UE en Hongrie, en République
tchèque, en Slovaquie et en Bulgarie, elle témoigne également de
l’activisme diplomatique du Kremlin en Chine, en Turquie ou encore au
Bangladesh. En Europe, ces centrales contribuent à une part importante des
mix énergétiques de leur pays, à hauteur de 50 % pour Budapest et
Bratislava ou de 30 % pour Prague et Sofia. Sur le papier, des solutions
proposées par Westinghouse et Framatome pour diversifier les
approvisionnements existent, tout du moins pour deux des trois types de
VVER, les modèles 440 et 1 000, mais pas la dernière génération appelée
1 200. Dans l’Union européenne, cette diversification est encore partielle et
Rosatom reste le fournisseur majoritaire. Comment l’expliquer ?
Bien avant la guerre de 2022, c’est d’Ukraine qu’émergent les stratégies
visant à casser la domination russe, dans un jeu de pouvoir à quatre entre
Kiev, Moscou, Washington et Bruxelles. Tout commence à Prague en 1993.
L’américain Westinghouse remporte l’appel d’offres du gouvernement pour
achever la construction des réacteurs VVER de Temelín, pour laquelle il
acquiert alors les connaissances techniques dans la production du
combustible. Pendant ce temps, en Ukraine, Kiev négocie avec Moscou
l’échange des têtes nucléaires soviétiques présentes sur son territoire contre
des combustibles pour ses centrales. Mais cette source se tarit en 1999.
Kiev se sert alors du dossier nucléaire iranien comme nouveau levier, mais
face à Washington cette fois. L’Ukraine accepte ainsi de ne pas exporter de
turbines nécessaires à Téhéran pour la construction de la centrale de
Bushehr. En échange, l’administration Clinton lance l’Ukraine Fuel
Qualification Project, dans lequel les États-Unis s’engagent à produire du
combustible pour la centrale d’Ukraine du Sud. Parallèlement, ce
programme permet à Westinghouse de pénétrer le marché européen des
VVER, dont celui de la Finlande. Mais l’Américain rencontre plusieurs
avaries techniques, refroidissant les opérateurs. Les contrats s’amenuisent et
Westinghouse abandonne le secteur. En Ukraine, le nouveau président
prorusse Viktor Yanukovych élu en 2010 profite de ces problèmes
techniques pour rendre le marché d’approvisionnement des centrales à la
Russie. La Commission européenne avait identifié cette dépendance comme
un risque dès l’élargissement de l’Union aux pays équipés de VVER en
2004. Mais il faudra attendre 2014, la révolution de Maïdan et l’annexion
de la Crimée pour que des mesures soient prises. La nouvelle European
Energy Security Strategy demande aux exploitants de réacteurs d’avoir au
moins deux fournisseurs différents. Simultanément, Euratom finance un
programme de recherche porté par Westinghouse visant à relancer la
production du combustible VVER et à standardiser son processus
d’autorisation à l’échelle de l’UE. Kiev signe dès lors avec l’Américain
pour l’approvisionnement de six de ses quinze réacteurs. L’invasion de
l’Ukraine en 2022 a ravivé l’intérêt des Est-Européens pour ces
fournisseurs alternatifs. Mais elle a surtout prouvé à nouveau qu’en dépit
des efforts, l’inertie administrative et technique rendait difficile tout
changement rapide. Dans un marché où les incitations économiques à la
diversification des approvisionnements sont presque inexistantes, c’est donc
bien la géopolitique qui dicte ces changements.

Stratégiques, mais non conflictuelles ? Les autres matières des


combustibles nucléaires
Les combustibles ne sont pas uniquement faits d’uranium. Pour assurer
leur maintien dans l’eau des réacteurs, les pastilles d’uranium sont insérées
dans des gaines métalliques qui requièrent des matériaux spécifiques. Ce
métal doit résister à la corrosion dans des situations de haute température et
de haute pression, permettre de transférer la chaleur de l’uranium et ne pas
absorber les neutrons pour assurer que la réaction nucléaire ne soit pas
entravée. En dépit des recherches, seul le zirconium, parfois associé avec un
peu de niobium, répond à ces besoins.
Pour ces deux matières, la filière nucléaire est un utilisateur ultra-
marginal. Mais sans elles, les réacteurs ne pourraient fonctionner, ce qui les
rend stratégiques. D’un point de vue minier, les ressources de zirconium
sont abondantes, mais se concentrent pour plus de la moitié en Australie. La
production est tout aussi concentrée, centrée sur l’Australie (36 %) et
l’Afrique du Sud (24 %) loin devant la Chine, le Mozambique et le Sénégal.
Ces exploitations ne se font pas sans opposition. Le zirconium est extrait
par des dragues qui se déplacent le long de dunes côtières, ce qui les expose
à des conflits d’usage grandissants. Modifiant la topographie, ces
exploitations sont accusées d’y favoriser l’érosion et d’augmenter les crues
éclairs. Au Sénégal, la prospection des gisements en Casamance a ainsi
ravivé en 2013 la rébellion indépendantiste qui en a fait un élément
fédérateur. Pour le niobium, la concentration est bien plus forte. 90 % de la
production provient du Brésil dont la quasi-totalité est extraite de la seule
mine d’Araxá dans l’État du Minas Gerais. Lors de sa campagne
présidentielle, Jair Bolsonaro avait essayé de faire de cette domination un
outil de pouvoir du Brésil, sans réel succès. Le point plus inquiétant pour la
filière nucléaire est que le Brésil, comme le Canada, a réduit drastiquement
ses exportations de minerai pour favoriser les produits semi-finis. Cette
dynamique amène alors l’industrie nucléaire à s’intéresser à d’autres
sources, dont les gisements dans l’Afrique des grands lacs où le niobium
peut être extrait du minerai de coltan, mais qui ne disposent pas encore de
filière structurée et qui souffrent toujours d’une mauvaise réputation depuis
le rôle qu’on leur a attribué dans le financement de la guerre civile en
République démocratique du Congo. D’autres réserves existent au Canada,
mais localisées sur des terrains appartenant aux Nations premières, leur
exploitation se heurte à des oppositions locales.
D’un point de vue géopolitique, c’est sur le raffinage du zirconium que
les tensions sont les plus présentes. Le minerai doit subir plusieurs étapes de
purification pour atteindre une qualité nucléaire. Seuls cinq pays disposent
de capacité de raffinage. Deux d’entre eux, la France et les États-Unis,
produisent les deux tiers du zirconium nucléaire. Conscient de cette
dépendance, Pékin, Moscou et New Delhi ont développé des filières
indigènes au début des années 2020 afin d’assurer leur autonomie ainsi que
de soutenir leurs stratégies d’exportation de combustible. Ultime étape,
cette matière est mélangée dans des alliages calibrés pour les besoins du
nucléaire. Ici, les risques sont réduits par la multiplicité des acteurs
engagés, venant pour beaucoup du monde de la métallurgie. Moins
médiatiques que l’uranium, apparemment moins sujettes aux risques
géopolitiques, ces matières n’en sont donc pas moins stratégiques pour le
nucléaire, dans l’attente de futures ruptures technologiques.
DISCOURS SUR L’(INTER)DÉPENDANCE
ÉNERGÉTIQUE : REPRÉSENTATIONS
GÉOPOLITIQUES

Les chapitres précédents ont sans équivoque montré que la poursuite de


l’indépendance justifiait dans beaucoup de pays l’indigénisation des
différentes étapes de fabrication du combustible. En France, il n’aura
échappé à personne que le débat sur l’avenir de l’énergie nucléaire est
inséparable du discours sur l’indépendance énergétique. Deux lectures
géopolitiques s’opposent dans l’espace public autour des flux de
combustibles. La première considère qu’en absence d’exploitation
d’uranium sur le territoire français, toute liaison entre nucléaire et
indépendance serait fallacieuse. La seconde, au contraire, avance que la
faible part des matières premières dans le prix de l’électricité nucléaire, la
déconcentration spatiale des ressources en uranium, l’existence en France
d’un appareil capable de transformer cet uranium en combustible ainsi que
la possibilité d’en recycler une part, assure l’indépendance du pays. Dans
les médias français comme dans les discours politiques, on s’étonne alors
de voir certains pays fermer leurs centrales nucléaires, au risque de
diminuer leur indépendance énergétique pour recourir à plus d’importation
et de subordonner leur politique étrangère à la volonté de puissances
exportatrices. Ces controverses témoignent de deux choses. D’une part, il
n’existe pas de définition de ce qu’est l’indépendance énergétique. De
l’autre, si cette notion est omniprésente dans les débats français, ce n’est
pas le cas en dehors de nos frontières.

Indépendance et sécurité énergétiques : objets géographiques (non)


identifiés
La littérature géopolitique ne donne aucun crédit au concept
d’indépendance comme outil pour étudier les stratégies énergétiques. Il est
considéré au pire comme un slogan rhétorique, au mieux comme un objectif
invoqué par les élus pour justifier leurs choix. Sur ce point, les chercheurs
sont très sévères vis-vis de l’efficacité de telles politiques, dénonçant une
approche simplificatrice et monocausale ne se focalisant que sur le rôle du
fournisseur. Il n’y a alors aucun débat scientifique sérieux sur la définition
de l’indépendance énergétique. Le consensus s’accorde simplement sur sa
polysémie, conséquence des contextes nationaux dans lesquels elle se crée.
Les quelques travaux étudiant son emploi la définissent comme une
situation où les décisions d’un État ne sont pas influencées par un
producteur étranger d’énergie. L’indépendance apparaît donc comme une
notion intrinsèquement spatiale. Elle met en rapport des lieux de production
et des lieux de consommation pour souligner leur inadéquation. Mais quel
est l’empan de cette dimension géographique ? On voit alors combien cette
notion est influencée par le contexte de crise des hydrocarbures dans lequel
elle s’est construite, reposant sur un rapport entre flux entrant et sortant.
Pourtant, la complexité que la globalisation a introduite dans les systèmes
énergétiques rend difficile toute évaluation de l’indépendance. Un barrage
hydroélectrique opéré en France par une entreprise suédoise apporte-t-il
plus d’indépendance qu’une centrale biomasse exploitée par un Français
dont le bois provient du Canada ? Et qu’en est-il pour l’électricité d’une
centrale produite avec un combustible assemblé en Suède avec de l’uranium
enrichi en France après avoir été extrait du sol en Namibie ? Dans le cas du
nucléaire, où la matière subit plusieurs étapes de transformations avant
d’être insérée dans un réacteur, évaluer l’indépendance apparaît donc
encore plus complexe.
Si l’indépendance a été délaissée par la recherche, ce n’est pas le cas de
la sécurité énergétique. Ici également, difficile de trouver un consensus
parmi la cinquantaine de définitions que propose la littérature scientifique,
au point que ce concept soit lui aussi parfois considéré comme incohérent,
glissant ou flou. L’approche la plus classique l’envisage en terme d’abord
économique comme la disponibilité d’un approvisionnement énergétique
suffisant à un coût abordable. Cette définition sera plus tard augmentée sous
le slogan fédérateur des « Four A’s », où la sécurité d’une politique
énergétique est cadrée par la stabilité de sa disponibilité (availability) pour
les consommateurs, son caractère économiquement abordable, son
accessibilité et son acceptation sociale, auxquels certains rajoutent
désormais sa soutenabilité environnementale. Dans une visée plus
normative, une deuxième approche cherche à quantifier cette indépendance
sous forme statistique afin d’évaluer la sécurité des politiques énergétiques.
L’absence de consensus sur les données d’entrée à utiliser démultiplie le
nombre d’indicateurs. Ainsi, en fonction des modèles utilisés, le nucléaire
est tantôt présenté comme facteur de sécurité énergétique ou non. En
contraste avec ces deux approches, les chercheurs de l’École de
Copenhague portent un regard critique, considérant que la notion de
« sécurité » renvoie à des significations différentes en fonction des
situations et des contextes. Ces travaux considèrent que qualifier un sujet
comme constituant une menace sécuritaire que les gouvernements se
doivent de traiter par des mesures exceptionnelles, est un processus avant
tout politique. En d’autres termes, il n’y aurait rien de naturel à envisager
l’approvisionnement énergétique comme un problème de sécurité pour
l’État. Cette situation relèverait non seulement des contextes temporel et
géographique, mais aussi des jeux et rivalités entre différents acteurs
cherchant à imposer leur vision.
L’indépendance comme la sécurité énergétique ne sont donc pas des faits
immuables, mais s’apparentent à des catégories que les acteurs mobilisent
dans les discours pour comparer, confronter et soutenir les sources
d’énergie. Pour les comprendre, il faut identifier les variables qui mènent,
dans différents pays, à lier ou non le nucléaire avec l’indépendance. En ce
sens, la comparaison entre la France et l’Allemagne est révélatrice.

La construction du discours sur l’indépendance de la nation en


France
Le poids pris par la notion d’indépendance en France n’a rien de naturel,
mais relève de rapports de force entre acteurs. L’association avec
l’électronucléaire repose d’abord sur les liens construits entre l’identité
nationale et l’atome dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais
elle se nourrit également d’une représentation centrale dans les discours en
France qui déplore la pauvreté en ressources énergétiques du territoire
national. L’électronucléaire est alors conceptualisé comme un palliatif
permettant de s’affranchir de cette épée de Damoclès géographique qui
aurait toujours pesé sur la nation. Cette représentation n’est pas nouvelle et
structure les débats depuis la révolution industrielle. Contextuellement, ce
discours accroche d’autant plus dans les années 1960 et 1970 que la France
est distancée par ses concurrents européens dans la découverte de nouveaux
gisements de gaz et de pétrole sur le continent. Pire encore, Paris perd son
accès souverain aux hydrocarbures du Sahara avec l’indépendance de
l’Algérie. Le discours sur l’indépendance et le nucléaire est donc
indissociable d’une représentation spatiale déterministe. Mais il ne faudrait
pas croire à un exceptionnalisme gallican. La Suède connaît, par exemple,
les mêmes débats à la même période et le nucléaire y répond au même
traumatisme énergétique. La particularité française réside toutefois dans la
quasi-absence de discours géopolitiques contradictoires. Durant toute la
deuxième part du XXe siècle, seuls les militants et élus écologistes
contestent le lien entre indépendance et nucléaire, mais leur très faible poids
politique ne leur donne pas d’influence concrète. Ce lien se voit renforcé à
la même période par la production d’un appareil statistique officiel par
l’INSEE, proposant un « taux d’indépendance énergétique » qu’il définit
comme le rapport entre la production d’énergie primaire et sa
consommation. Pour le nucléaire, l’INSEE considère l’entièreté de la
production comme française, prenant comme base non pas la provenance de
l’uranium utilisé, mais la chaleur dégagée par la réaction dans les centrales
et convertie en électricité.

Nucléaire et interdépendance énergétique outre-Rhin


Outre-Rhin, le concept d’indépendance énergétique est presque
entièrement absent de la sphère politique. Les débats se cadrent autour de la
notion de sécurité, outil analytique moins concerné par la provenance des
approvisionnements que par leur stabilité et leur coût. La sécurité
énergétique n’y a jamais été théorisée comme une question dont
l’organisation devait revenir à l’État, mais comme une variable du marché
de l’énergie, laissée à la discrétion des entreprises, qu’elles soient publiques
ou privées. Loin d’avoir cherché l’autonomie, un des objectifs de la
politique allemande depuis les années 1970 a été de préserver une
interdépendance avec Moscou, dans l’optique d’entretenir un partenariat
stratégique. Cette doctrine ne perçoit pas les importations de Russie comme
une relation unilatérale de dépendance, mais comme une co-dépendance
mutuellement bénéfique. La Russie, riche en énergie, serait en demande
d’investissements financiers et de capacités techniques que l’Allemagne,
grand consommateur d’énergie pour son industrie, pourrait lui fournir.
Avant l’invasion de l’Ukraine en 2022, ce narratif n’avait été contesté en
interne qu’à de très rares occasions, lors des crises gazières de 2006
et 2008. Ses contempteurs se trouvaient d’abord dans les rangs des think
tanks allemands conservateurs et plus discrètement chez les exploitants de
charbon du pays, y voyant un moyen d’appuyer leurs productions.
Le poids de ce discours découle de l’histoire politique de l’énergie outre-
Rhin. Le nucléaire n’y a jamais été pensé comme un outil de la
reconstruction nationale après la guerre, un rôle qui a incombé au charbon.
L’interdépendance énergétique est une continuité de la stratégie vis-à-vis du
bloc soviétique à partir du tournant de l’Ostpolitik initié au début des
années 1970. Dès lors, les importations de gaz soviétique sont une des
pierres angulaires de la politique du « Wandel durch Annäherung », le
changement par le rapprochement, visant à atteindre la réunification entre
les Allemagnes en abaissant les barrières entre l’Est et l’Ouest. Ainsi,
symboliquement, les liens énergétiques avec Moscou ne sont pas tant vécus
comme une dangereuse dépendance, que comme un des éléments ayant
permis au pays de retrouver son intégrité territoriale. Cette stratégie est
restée relativement inchangée depuis la chute de l’URSS, qu’importent les
couleurs politiques des chancelleries. Cette longévité s’explique en partie
par la stabilité de l’administration diplomatique pendant les années 2000
et 2010. Elle doit beaucoup à la longue présence de Frank-Walter
Steinmeier, ministre des Affaires étrangères de 2005 à 2009 puis de 2013 à
2017, actuel président de la République et théoricien de la stratégie du
« Wandel durch Verflechtung », le changement par l’interdépendance. Cette
doctrine considère que la démocratisation de la Russie ne pourrait émerger
que de liens renforcés. Elle explique également, pour beaucoup, la
proximité d’une partie du personnel politique avec Moscou qui, de son côté,
a parfaitement compris l’utilité de ces relais d’influence en Europe. Si l’on
pense immédiatement à l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard
Schröder pour ses liens avec le géant gazier Gazprom, le nombre d’élus
concernés est si important que deux néologismes pour les désigner,
Putinversteher et Russlandversteher, littéralement ceux qui comprennent
Poutine ou la Russie, ont fait leur chemin dans la langue de Goethe.
L’association entre « nucléaire » et « indépendance » n’a donc rien de
naturel. Elle se construit en fonction des contextes historiques et des
représentations spatiales qui structurent les systèmes énergétiques dans
chaque pays. La catégorisation des flux du nucléaire comme assurant
l’indépendance ou non relève alors d’abord de stratégies d’acteurs dans les
controverses sur l’élaboration des mix énergétiques.
LES DÉCHETS NUCLÉAIRES, ENTRE
PROLIFÉRATION ET
INTERNATIONALISATION

Enjeu social brûlant, soulevant invariablement des conflits lors de la


recherche de sites pour les gérer, même dans les pays les plus autoritaires à
l’image de la Chine où le projet d’usine de traitement à Lianyungang au
nord de Shanghai a été stoppé en 2016 à la suite de la mobilisation des
habitants, les déchets nucléaires n’en sont pas moins des objets de tensions
entre États. Le mot « déchet » recouvre des réalités matérielles différentes,
rassemblant autant des combustibles usés dans les réacteurs, des gravats que
des pièces métalliques issues du démantèlement d’installations nucléaires,
voire des gants et autres textiles portés par les salariés de ces sites. Ici, la
géopolitique des déchets nucléaires s’apparente en réalité à celle des
combustibles usés, même si l’accélération des démantèlements de centrales
nucléaires dans le monde pourrait créer également des tensions concernant
la gestion des matériaux de déconstruction. La catégorisation comme
déchets, c’est-à-dire comme matières ne pouvant plus être réutilisées,
valorisées ou recyclées, change d’un pays à l’autre en fonction de choix
politiques. La frontière entre déchets et ressource reste mouvante et sujette
à friction. Sommairement, deux stratégies existent. La première considère
l’entièreté du combustible usé comme un déchet dès sa sortie du réacteur et
privilégie son stockage en l’état sans transformation ultérieure. L’autre
envisage la revalorisation d’une partie des matières présentes dans les
combustibles. Après retraitement, on sépare l’uranium et le plutonium des
produits de fission et des résidus des structures métalliques. Seuls ces deux
derniers éléments sont stockés comme des déchets, quand le plutonium et
l’uranium de retraitement sont considérés comme des produits réutilisables.
Moins étudiée que l’enrichissement de l’uranium, la gestion des déchets
n’en est pas moins traversée de dynamiques géopolitiques.

Le plutonium des combustibles usés : question de prolifération


nucléaire
En plus de l’uranium, le plutonium (Pu) et en particulier son isotope 239
peut également servir à la production d’un engin nucléaire. L’ensemble des
pays disposant d’un arsenal atomique ont suivi ce chemin du plutonium
pour s’équiper. Cette matière n’existe dans la nature que dans d’infimes
proportions. Elle est produite par l’irradiation de l’uranium dans un réacteur
où une partie de l’U238 se transforme en Pu239. Avantage stratégique pour
un État cherchant à proliférer, cette conversion advient aussi avec de
l’uranium naturel et ne nécessite pas d’avoir une usine d’enrichissement.
Pour extraire le plutonium, il faut toutefois disposer de capacités de
retraitement, où le combustible passe par différents bains chimiques pour
séparer les matières. Depuis le début de l’ère atomique, environ 545 tonnes
de plutonium auraient été extraites dans le monde, huit kilogrammes
suffisant selon l’AIEA pour un engin nucléaire. Mais, passe-t-on si
facilement d’un combustible provenant d’un réacteur nucléaire commercial
à du plutonium militaire ?
Cette question fait toujours débat. Le plutonium produit pendant
l’irradiation de l’uranium comprend plusieurs isotopes. S’y trouvent du
Pu239, utile pour la réaction en chaîne nécessaire à l’explosion atomique,
mais aussi le Pu240, 241 et 242. La proportion entre ces isotopes dépend de
l’enrichissement initial de l’uranium, du type de centrale et, surtout, du
temps d’exposition du combustible dans le réacteur. Plus celui-ci est long,
plus la part de Pu239 baisse au profit des autres. Or, un pourcentage
important d’isotope 240 cause plusieurs problèmes pour la production d’une
bombe : risque accru de prédétonation de l’engin, fonctionnement altéré par
la chaleur et irradiation importante empêchant sa manutention. Le temps
passé par le combustible dans le réacteur est donc crucial pour ce chemin de
prolifération. En conséquence, le détournement de réacteurs commerciaux,
dans un pays produisant de l’électricité nucléaire, n’apparaît pas idéal. Pour
que l’exploitation d’une centrale soit la plus rentable possible, il faut utiliser
au maximum les combustibles d’uranium. Or, si la durée de vie d’un
combustible est d’environ trois ans, quelques mois sont suffisants pour
amasser du plutonium 239. Une durée plus longue augmente la part de
Pu240 dans le combustible, et la matière récupérée après son retraitement
n’est plus optimale pour une utilisation militaire.
Mais cette lecture ne fait pas consensus et l’AIEA considère qu’il n’y a
pas de niveau à partir duquel cette matière ne serait plus utilisable
militairement. L’évaluation du risque est alors autant l’objet de controverses
scientifiques que politiques. Le Japon est sans équivoque le héraut de
l’interprétation la plus rassurante. Pour cause, Tokyo est le seul pays au
monde sans programme nucléaire militaire qui a accumulé du plutonium sur
son territoire par retraitement de ses combustibles. Le Japon a besoin d’être
diplomatiquement sécurisant sur les caractéristiques civiles de cette matière.
Ces stocks maintiennent toutefois l’impression que Tokyo souhaite
préserver la possibilité d’assembler rapidement un arsenal nucléaire, ce qui
participe aux tensions régionales. Sans surprise, les deux Corée et la Chine
ont justifié leurs politiques de retraitement en invoquant les réserves
nipponnes de plutonium. Cette situation relève plus d’enjeux internes au
Japon que de stratégies militaires. Tokyo s’est lancé dès les années 1950
dans le retraitement dans l’optique d’assurer son indépendance, alors que
l’archipel ne disposait pas de ressources uranifères ou d’hydrocarbures. Le
projet visait à réutiliser le plutonium pour produire des combustibles
recyclés, appelés MOx, utilisables dans les réacteurs déjà installés, puis
pour alimenter une nouvelle génération de centrale à surgénération. Tokyo
achète en 1972 une usine de retraitement aux États-Unis pour l’installer à
Tokai, sur la côte Pacifique. Mais les retards pris dans sa construction ainsi
que deux accidents graves limitent sa production et obligent le Japon à
signer des contrats avec les usines en France et au Royaume-Uni. Tandis
que les stocks de plutonium s’accumulent, les débouchés tardent. L’usine
d’assemblage des combustibles MOx prend du retard et seuls 5 des 55
réacteurs construits dans l’archipel utilisent ce combustible. Pendant ce
temps, le projet de surgénérateur cale. Le gouvernement japonais se cache
fréquemment derrière le caractère libéralisé du secteur nucléaire pour
justifier son absence d’intervention sur le plutonium. Pourtant, Tokyo n’a
pas remis en cause sa stratégie et une nouvelle usine de retraitement devrait
voir le jour en 2024 à Rokkasho, à la pointe nord de l’île d’Honshū,
augmentant d’autant les stocks.
Même si un pays décidait d’utiliser ses combustibles nucléaires usés pour
un usage militaire, il lui serait difficile de cacher les pertes de production
électrique que causeraient des déchargements fréquents d’un réacteur
commercial, indispensables pour optimiser la production de plutonium. Et
c’est sans parler des modifications techniques nécessaires, qui ne
passeraient pas inaperçues des inspecteurs de l’AIEA. Si c’est vrai pour les
réacteurs à uranium enrichi, les réacteurs Candu présentent plus de risque.
À l’inverse des autres, les déchargements et les rechargements en
combustible peuvent se faire sans les arrêter, limitant les pertes
économiques. Ces craintes concernent aujourd’hui surtout l’Inde. En 2014,
New Delhi signait un accord avec l’AIEA ouvrant certaines de ses
infrastructures aux contrôles des inspecteurs. Cet accord prévoyait de créer
une étanchéité entre un ensemble de sites servant un objectif purement
militaire et ceux dédiés au programme civil. Mais les provisions techniques
de l’accord ne permettent pas une division si nette. New Delhi a décidé de
placer une partie de ses sites civils en dehors du contrôle de l’AIEA s’ils
servaient un objectif stratégique, dont l’indépendance énergétique, ou s’ils
étaient géographiquement localisés à proximité d’infrastructures
stratégiques. En conséquence, huit des dix-huit réacteurs à uranium naturel
du pays ne sont pas concernés par ces contrôles, laissant peser un doute sur
leur utilisation plutonigène.
À l’heure actuelle, aucun pays ne s’est nucléarisé militairement en
détournant des matières extraites de combustibles commerciaux. Les
craintes portent alors plus sur la sécurisation des stocks de plutonium face à
des tentatives de vol. Sur les 390 tonnes de plutonium stockées dans le
monde en dehors des programmes militaires, 30 % sont en Grande-
Bretagne, 25 % en Russie, 20 % en France, et 10 % au Japon et aux États-
Unis, le reste se divisant entre l’Inde et la Chine. Concrètement, les pays
ayant suivi la voie du plutonium pour proliférer l’ont fait en utilisant des
réacteurs dédiés, parfois acquis sous couvert de travaux scientifiques.
L’Inde achète ainsi au Canada en 1963 un réacteur de recherche dont elle
tirera le plutonium utilisé pour son premier essai nucléaire en 1974. Elle
s’en servira de modèle pour la construction en 1985 d’un réacteur indigène,
deux fois plus puissant qui deviendra sa principale source de matière fissile.
Les infrastructures de recherche servent alors de tremplin à la
construction des programmes militaires, facilités par la circulation assez
fluide des connaissances techniques dans les milieux scientifiques depuis
les années 1950. C’est ainsi le cas en Corée du Nord. Au début des années
1960, Moscou fournit à Pyongyang un petit réacteur de recherche installé à
Yongbyon au nord-ouest du pays. Afin de s’autonomiser de l’URSS, la
Corée du Nord profite de la déclassification des informations sur les
réacteurs britanniques de Calder Hall, de Tokai au Japon et de Latina en
Italie pour indigéniser ces technologies et construire en 1986 un site dédié
au plutonium. En Iran, Téhéran avance l’obsolescence du réacteur de
recherche à combustible enrichi transféré par Washington avant la
Révolution islamique de 1979 pour justifier la construction d’un réacteur à
uranium naturel à Arak à partir de 2002. Ces transferts sont parfois plus
directs. La France décide ainsi en octobre 1956 d’aider Israël à construire
un réacteur plutonigène à Dimona, dans le désert du Néguev, en pleine crise
du canal de Suez. Bien plus tard, c’est de Chine que viendra l’aide fournie
au Pakistan pour l’installation en 1998 d’un réacteur à Khushab, au Punjab.
Ces sites deviennent le point de focale des efforts diplomatiques contre la
prolifération et servent de monnaie d’échange aux régimes proliférants. En
Corée du Nord, la fin des subsides économiques après la chute de l’URSS
motive l’État à négocier son programme militaire contre une aide
économique. Avec les années Pyongyang accepte d’arrêter la construction
de réacteurs plus puissants, de geler son site de Yongbyon, d’y déconstruire
les infrastructures de refroidissement et d’y accueillir des inspecteurs de
l’AIEA, de mettre sous scellés ses combustibles usés et même d’échanger
ses infrastructures plutonigènes contre des réacteurs à uranium enrichi.
Mais les crises successives dans les négociations, en 2002 puis en 2009,
dilapident ces efforts. En 2019, des images satellites montrent la reprise des
activités à Yongbyon, qui avaient été arrêtées un an plus tôt à la suite de la
rencontre à Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-un, premier
sommet jamais organisé entre les chefs d’État des deux pays. En Iran
également, Arak est un point clé des négociations, avec plus de succès.
Après avoir coulé du ciment dans sa cuve comme ultime geste de bonne
volonté en 2015, le réacteur est en cours de réaménagement avec l’aide de
la Chine pour le convertir en un design moins susceptible de produire du
plutonium.
Mais il ne suffit pas de produire des déchets, encore faut-il avoir la
capacité d’en extraire le plutonium. Seuls cinq pays, la France, le Japon, la
Russie, la Chine et l’Inde poursuivent des politiques de retraitement à
vocation commerciale, la Corée du Sud continuant également de
l’envisager. Tous invoquent la production de combustibles recyclés ou
l’alimentation de futures nouvelles générations de centrales afin d’assurer
leur indépendance. Pour New Delhi, l’obtention du plutonium est ainsi une
étape intermédiaire de sa stratégie à trois étages visant à valoriser à l’avenir
ses abondants gisements de thorium, une matière ne pouvant servir de
combustible nucléaire sans transformations préalables nécessitant
idéalement du Pu239. D’autres pays, comme la Grande-Bretagne en 2022 et
les États-Unis dès 1977 ont quant à eux décidé d’abandonner le
retraitement, autant pour des raisons économiques que face à la récurrence
de problèmes techniques sur leurs installations et à l’opposition
grandissante de militants écologistes. L’extraction du plutonium dans un but
militaire ne demande toutefois pas de capacités industrielles, et le processus
peut se faire à des échelles plus petites. Ici aussi, les transferts de
technologie ont fait leur office dans la dissémination. Ainsi, si la Corée du
Nord reçoit dès les années 1960 un laboratoire de la part de Moscou,
Pyongyang copie en réalité les plans de l’usine de retraitement
d’Eurochemic en Belgique, dont les très nombreux partenaires avaient
publié pléthore d’informations, pour monter leurs propres moyens. Comme
pour les réacteurs plutonigènes, les sites de retraitement deviennent le cœur
battant des négociations contre la prolifération. Les accords de Vienne sur
le nucléaire iranien de 2015 stipulaient ainsi que Téhéran abandonnait toute
volonté de recyclage jusqu’en 2031 et s’engageait à transférer les
combustibles usés à une tierce partie, autant de provisions que le retrait de
l’administration Trump en 2018 a remises en cause, comme pour
l’enrichissement de l’uranium.

Quelle internationalisation des déchets nucléaires ?


Face au risque de prolifération, l’internationalisation du traitement des
déchets est envisagée tôt. Les premières initiatives s’attachent à trouver des
espaces sans souveraineté étatique pour les stocker. La motivation n’est pas
tant la lutte contre la prolifération que la possibilité de se débarrasser de
matières politiquement encombrantes. Les déchets sont d’abord coulés dans
les eaux internationales, principalement en Atlantique Nord-Est, au large
des côtes des îles britanniques et de la France, ainsi qu’en Arctique russe,
entre la péninsule de Kola et la Nouvelle-Zemble. La signature d’un
moratoire en 1983 met théoriquement fin à ces opérations, que la Russie
enfreindra toutefois. Le crime organisé participera aussi, à sa manière, à
cette internationalisation. À partir de 1990, la mafia calabraise profite de
l’effondrement du régime somalien pour déverser des matières nucléaires
dans l’océan Indien au large du pays. Dès les années 1950, des projets
d’enfouissement dans les glaces du pôle Sud sont évoqués, stoppés net par
la signature en 1959 du Traité sur l’Antarctique. Dernière frontière, l’envoi
dans l’espace ou sur des corps célestes est envisagé, jusqu’à ce que
l’accident de la navette Challenger en 1986 invalide cette idée. La
dispersion des débris après son explosion laissait entrevoir les conséquences
potentielles d’un événement identique impliquant un cargo chargé de
déchets.
Moins spectaculaires, deux modalités de gestion internationalisée sont
toujours discutées. La première propose de centraliser les matières dans un
pays déjà équipé d’infrastructures sur la base d’accords bilatéraux. Cette
solution a déjà été appliquée en Union soviétique, fournissant son
combustible aux pays satellites sous un schéma de location où Moscou
récupérait les matières après leur utilisation. Cet arrangement a continué
après la chute du bloc de l’Est jusqu’à la fin des années 1990 avec la
Finlande, la Lituanie, la Hongrie, la Slovaquie ainsi que la République
tchèque et jusqu’en 2005 avec la Bulgarie. En 2001, la Douma russe élargit
cette politique en autorisant l’importation de tous les déchets nucléaires,
qu’importe leur provenance. Afin de diminuer les risques de détournement,
Washington a également accepté de récupérer les combustibles usés des
réacteurs de recherche exportés par l’administration états-unienne. La
deuxième solution table sur la construction ad hoc de sites mis sous
contrôle multinational. La liste des projets est aussi longue que celle de leur
échec. Dès 1975, l’AIEA engage la réflexion en se concentrant sur les
stocks de plutonium. Si elles n’aboutissent pas, ces discussions n’en sont
pas moins ravivées au sein de l’agence à intervalles réguliers, portées tantôt
par l’Allemagne, tantôt par l’Afrique du Sud. Les plans de mutualisations
émanant autant des gouvernements que des exploitants de réacteurs
nucléaires se multiplient. Les opérateurs autrichiens de la centrale en
construction de Zwentendorf se rapprochent ainsi de Pékin pour installer un
site de stockage dans le désert de Gobi pendant les années 1970. À
plusieurs reprises, les gouvernements australiens se proposent, déclenchant
l’ire des militants, mais suscitant l’intérêt de consortiums européens, à
l’image du Pangea Project financé par l’agence britannique de gestion des
combustibles. La chute de l’URSS marque le lancement d’une salve de
propositions entre Moscou et Washington, soutenues par des ONG états-
uniennes de lutte contre la prolifération. Les plans envisagent d’abord
l’installation de sites sur des îles du Pacifique sous administration
américaine, à Palmyra ou Wake, puis sur le territoire russe, dans l’est de la
Sibérie à Chita ou Zheleznogorsk. Le Kazakhstan se propose lui aussi pour
héberger un site au bord de la Caspienne. S’ils n’aboutissent pas, ces projets
continuent de susciter l’intérêt de pays ne disposant pas de filière de gestion
des déchets. Constituée en 2002, l’ARIUS (Association for Regional and
International Underground Storage) rassemble des entreprises et
administrations belges, bulgares, hongroises, italiennes, japonaises, suisses,
néerlandaises et slovènes afin de faire du lobbying en faveur de solutions
multinationales. À l’échelle gouvernementale, les travaux de la
Commission européenne donnent naissance en 2009 à un groupe de travail
intégrant Vienne, Copenhague, Amsterdam, Varsovie, Zagreb, Rome, Oslo
et Ljubljana afin d’évaluer la faisabilité d’un site de stockage régional des
déchets nucléaires.
Le combat contre la prolifération n’explique pas à lui seul ce
bouillonnement. Sur le versant civil, ces projets représentent une
échappatoire pour les pays dont la géologie n’assure pas de trouver un site
pérenne pour leur enfouissement ou bien dont l’envergure du programme
nucléaire ne permet pas de soutenir les coûts de gestion. Pour l’AIEA,
l’internationalisation apparaît comme une réponse à ce qui est perçu comme
un des obstacles à l’entrée de nouveaux pays dans le club nucléaire. Pour
d’autres, les objectifs sont économiques. Le Kremlin espère monétiser ses
services de gestion tout en en profitant pour accumuler de la matière fissile.
Qui plus est, la récupération des combustibles usés apparaît comme un
argument déterminant en faveur de Rosatom pour remporter les contrats
d’exportation de réacteurs nucléaires vers l’Afrique et l’Asie du Sud-Est.
Enfin, il en va également de stratégies de soft power. Pour l’Australie
comme pour le Kazakhstan, il s’agit de témoigner de leur bonne volonté en
prenant leur part des déchets découlant de l’uranium qu’ils produisent.
L’échec de ces initiatives trouve plusieurs explications géopolitiques. La
Russie demeure le seul État à soutenir ces solutions. La sensibilité politique
des déchets limite l’acceptabilité de toute importation de combustibles usés,
que la quasi-totalité des pays a interdit. De surcroît, le nombre de territoires
qui pourraient héberger ces sites est réduit par la signature de traités
régionaux prohibant l’importation de déchets, comme la Convention de
Bamako (1998) ratifiée par 27 pays d’Afrique subsaharienne.
Stratégiquement, l’industrie nucléaire européenne a ainsi bien compris que
se reposer sur Moscou comme exutoire pour ses déchets risquait de la
délégitimer. La Commission européenne a elle-même averti qu’elle
s’opposerait légalement à toute exportation vers la Russie. Enfin, les
solutions d’internationalisation sont fortement tributaires de l’évolution des
relations entre Washington et le Kremlin. L’administration états-unienne
dispose légalement d’un droit de regard sur l’avenir des combustibles
produits ou assemblés sur son territoire, qu’importe le pays où ils ont servi,
et a déjà évoqué d’utiliser son véto à leur entreposage en Russie.

Les déchets nucléaires et la frontière : conflits interétatiques


Cumulant conditions géologiques idoines et peuplement épars, les
espaces frontaliers ont pu être utilisés pour stocker des déchets nucléaires.
Bien plus cyniquement, certains pays ont stratégiquement choisi de placer
leurs déchets à proximité d’un ennemi. C’est ce que le gouvernement ouest-
allemand a longtemps pensé en observant l’installation d’un site de
stockage à Morsleben par la RDA, à quelques kilomètres de sa frontière.
Les déchets nucléaires sont des armes symboliques par destination. Ultime
châtiment dans son opposition avec le Qatar, l’Arabie saoudite annonce en
2018, au plus fort de la crise diplomatique du Golfe, vouloir non seulement
creuser un canal à Salwa le long de sa frontière, transformant l’émirat en
île, mais aussi y enfouir les déchets de son futur programme atomique civil.
L’idée est autant de déprécier symboliquement la zone que de créer un no
man’s land atomique que personne ne se risquerait à traverser. En 2017 aux
États-Unis, l’entreprise de BTP Clayton Industries répond à l’appel d’offres
de l’administration Trump pour sécuriser le mur avec le Mexique en
intégrant des tranchées remplies de déchets radioactifs.
Sur le continent européen, la multiplication des projets proches de
frontières suscite des tensions diplomatiques. Dès les années 1970, Bonn
craignait que l’utilisation des mines de Gorleben, non loin de la frontière
interallemande, pour leurs déchets ne fragilise sa nouvelle politique
d’ouverture avec la RDA. Dernièrement, la recherche d’un site
d’enfouissement par le gouvernement belge a soulevé des contestations
diplomatiques au Luxembourg, considérant la proximité de certains lieux
envisagés. Mais c’est dans les Balkans que la situation est la plus
préoccupante. Le gouvernement bosniaque s’oppose à l’utilisation par la
Croatie d’une ancienne base militaire située à sa frontière. Les tensions sont
amplifiées par les troubles locaux, et en particulier par les revendications
autonomistes de la République serbe de Bosnie alors que la base se trouve
dans une région de Croatie à majorité serbe. Mais outre le financement de
contre-expertises pour alimenter les militants croates, la capacité d’action
du gouvernement bosniaque est limitée. En effet, même si des conventions
européennes, et principalement la Convention d’Espoo et celle d’Aarhus,
obligent à l’organisation de consultations publiques dans tous les pays
touchés en cas d’aménagement transfrontalier, la prise de décision reste du
ressort des pays hôtes. Ne reste alors que la solution d’une judiciarisation
du conflit auprès des instances européennes, mais avec des chances de
succès limitées. Ces conflits invitent aussi à réfléchir à la notion de
« transfrontalier » appliquée aux infrastructures nucléaires. Pour une
industrie dont l’échelle d’un potentiel accident est large, comment définir si
un site appartient à une zone frontalière ? Le Luxembourg voit ainsi le
stockage de déchets de Bure, pourtant à plus de 120 kilomètres de ses
limites, comme un enjeu transfrontalier. Ce classement relève alors de
stratégies politiques, à l’image de celle du gouvernement du Grand-Duché
qui a fait de l’opposition au nucléaire un des marqueurs de sa diplomatie.
LES CENTRALES NUCLÉAIRES, DE
PETITES AMBASSADES À
L’ÉTRANGER ?
Étudiant l’implantation des centrales nucléaires, les ethnologues
racontent l’histoire d’une collision matérielle et symbolique entre l’échelle
du territoire d’accueil et celle de l’infrastructure. Physiquement, la
production d’électricité dépasse sa région d’implantation, transformant ces
sites en hub d’où les flux d’énergie rayonnent. Simultanément, les centrales
sont l’exemple parfait du « géosymbole », ce lieu qui exprime au travers de
ses représentations et de ses usages, un imaginaire collectif, comme peuvent
l’être la Maison Blanche à Washington ou le Mont Fuji au Japon. Les
réacteurs sont chargés des valeurs de puissance, de pouvoir scientifique et
technologique, que leur attribuent leurs bâtisseurs. En retour, ils concentrent
l’opposition de celles et ceux qui les perçoivent comme la matérialisation
d’un centralisme politique qu’ils combattent, face à des centrales souvent
imposées depuis les capitales. Ces sites traînent également derrière eux tout
le symbolisme associé à l’accident et à la bombe atomique, quand bien
même un réacteur ne saurait être comparé à un engin nucléaire. C’est de
cette incarnation physique et allégorique de la puissance que les réacteurs
nucléaires tirent leur valeur géopolitique, servant d’outil de projection du
pouvoir à l’étranger.
EXPORTER DES RÉACTEURS
NUCLÉAIRES : RENOUVEAU
DIPLOMATIQUE, RECONFIGURATION
GÉOPOLITIQUE

L’utilisation diplomatique des exportations de centrales n’a rien de neuf.


Dès 1954, dans la suite du discours Atoms for Peace du Président
Eisenhower, l’administration américaine renverse sa doctrine de
containment atomique, encourage le secteur privé à développer des
réacteurs pour l’exportation et propose une assistance technique aux pays
souhaitant se nucléariser. Une quarantaine d’États signent des accords
bilatéraux, allant de la fourniture de réacteurs de recherche et de
combustibles à la formation de scientifiques. Derrière l’objectif de
limitation de la prolifération, le but était d’assurer à Washington le
leadership mondial sur ce marché émergent et de contenir Moscou. La
réponse soviétique est rapide. Dès 1955, l’URSS signe des accords avec la
Chine, l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Pologne
et la Hongrie pour la fourniture de réacteurs de recherche, ainsi qu’avec la
Yougoslavie, l’Indonésie et l’Égypte un an plus tard. Le Kremlin instaure
des relations différenciées avec ses pays satellites. En RDA, les centrales
forment de petites enclaves soviétiques contrôlées directement par Moscou.
Au contraire, en Bulgarie comme en Roumanie, les partis communistes
nationaux se serviront du nucléaire comme d’un outil de négociation et de
démarcation avec le pouvoir central.
Héritée de la Guerre froide, la géographie industrielle du nucléaire se
reconfigure. Dans les années 1970 et 1980, la division spatiale des
exportations suit la bipolarité. Le marché des pays communistes est captif
de l’URSS quand Washington contrôle celui du bloc de l’Ouest, tout du
moins jusqu’à la catastrophe de Three Miles Island en 1979. Certains pays
occidentaux parviennent à développer des programmes nationaux, en
indigénisant les modèles américains qu’ils fabriqueront sous licence. Ce
n’est que dans les pays à la marge, en Finlande, en Afrique du Sud, au
Brésil, en Argentine ou en Inde, que les concurrents de Washington – qu’ils
soient Ouest-Allemands, Français ou Canadiens – arrivent à s’implanter. La
chute du bloc soviétique s’accompagne d’une double stagnation. Du côté
des constructeurs, les États-Unis ne parviennent plus à signer de nouvelles
ventes et la Russie ne surnage que grâce à l’inertie des anciens contrats
soviétiques. Du côté des consommateurs, le marché s’effondre après la
catastrophe de Tchernobyl en 1986. Cette dynamique se renverse
actuellement. Le nombre de pays s’intéressant à l’énergie nucléaire
augmente et s’étend à des régions jusqu’à présent peu nucléarisées en
Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est. « Renaissance »,
« renouveau », « printemps » nucléaire, le vocabulaire utilisé relève
évidemment aussi d’une politique de marketing de l’industrie atomique qui
a besoin de témoigner de son attractivité pour assurer ses financements. En
2022, 32 pays exploitaient 439 réacteurs nucléaires, principalement sur le
continent nord-américain et européen (25 % des réacteurs chacun), en
Chine (12 %) et en Russie (9 %). L’extension spatiale du nucléaire est
encore timide. Les derniers pays à entrer, ou allant faire leur entrée, dans le
club nucléaire sont le Bélarus, la Turquie, l’Égypte, le Bangladesh et les
Émirats arabes unis. D’autres gouvernements ont évoqué leur souhait de se
lancer, en Arabie saoudite, Ouzbékistan, Kazakhstan, Vietnam, Birmanie,
Indonésie, Kenya, Ghana ou Jordanie, sans que rien ne soit réellement fait
jusqu’à présent. Ces déclarations d’intention suscitent l’appétit des
exportateurs nucléaires. Ici aussi, la géographie change. Si l’hégémon états-
unien s’est écrasé, Moscou a remis son industrie en ordre de bataille. En
face, de nouveaux arrivants rivalisent, comme la Corée du Sud et la Chine,
ainsi que d’autres qui aimeraient y participer, comme l’Inde. Mais quels
intérêts géopolitiques y a-t-il à exporter des réacteurs ?

Les exportations de réacteurs nucléaires comme outil géopolitique


La vente de réacteurs est un petit marché qui ressemble à celui de
l’armement. Si la signature des contrats est très médiatisée, leur volume est
réduit structurellement par la demande. Pour un pays disposant de sa propre
filière, les exportations sont une question de survie. Une fois les besoins
internes comblés, il faut gagner des marchés pour soutenir le carnet de
commandes des entreprises, maintenir les capacités industrielles et les
compétences. La vente des centrales de Bushehr en Iran et de Tianwan en
Chine à la fin des années 1990 a ainsi assuré la survie d’un pan entier de
l’ingénierie nucléaire russe qui souffrait de l’absence de projet dans le pays.
Le marché interne sert de vitrine pour la conquête des marchés externes qui
l’alimentent en contrats.
Comme pour l’armement, les gouvernements s’impliquent fortement
dans les négociations. Les années précédant la victoire du Sud-Coréen
KEPCO pour la construction de la première centrale émiratie en 2009, le
Président Lee Myung-bak fera cinq voyages à Dubaï et Abu Dhabi. Se
construisent ainsi des diplomaties nucléaires qui soutiennent les efforts
industriels. La France dispose quant à elle d’un réseau de conseillers
nucléaires présents dans onze de ses ambassades (Vienne, Moscou,
Bruxelles, Riyad, Londres, Pékin, Tokyo, Séoul, New Delhi, Washington et
Varsovie), avec la double casquette du Quai d’Orsay et du Commissariat à
l’énergie atomique s’occupant d’un ou plusieurs pays. Leur objectif est
autant de mettre en action la politique de non-prolifération que d’apporter
un soutien logistique à l’industrie nucléaire française dans la compétition
internationale. Au contraire, l’absence de diplomatie nucléaire proactive a
longtemps été pointée du doigt aux États-Unis comme une des raisons de la
chute du secteur.
Les modalités d’attribution des contrats restent relativement opaques. Si
certaines ventes se font après un appel d’offres international, d’autres pays
privilégient le gré à gré, de gouvernement à gouvernement. Tandis que
Vladimir Poutine sera le premier chef d’État à reconnaître la légitimité du
pouvoir du maréchal al-Sissi en Égypte après les élections contestées de
2014, Le Caire abandonnera son appel d’offres pour la fourniture de la
centrale d’El-Dabaa au profit d’un accord bilatéral avec Moscou. Les
négociations s’accompagnent d’offres connexes. En remportant la
fourniture de la centrale émiratie en 2009, Séoul gagne simultanément un
contrat de formation pour les forces spéciales de l’armée des Émirats. Sur
un autre registre, l’attribution de la centrale de Pyhäjoki en Finlande à
Rosatom, abandonnée depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, avait comme
contrepartie l’autorisation donnée aux énergéticiens finnois d’entrer sur le
marché russe de l’hydroélectricité.
Ces ventes sont d’abord une affaire de prestige. L’exportation de
technologie nucléaire est le ticket d’entrée dans un club fermé de pays ayant
non seulement atteint un niveau de technicité élevé, mais surtout démontré
une fiabilité minimale pour s’imposer en dehors de leurs frontières. La
Chine a ainsi fait du nucléaire un des porte-étendards de sa transition d’une
économie manufacturière vers des exports à forte valeur ajoutée. L’Inde et
l’Argentine espèrent bien suivre ce chemin. Pour Moscou, la vente de
réacteurs au sein de l’Union européenne devait prouver la capacité de son
industrie à se conformer aux standards de sécurité perçus comme les plus
stricts. Toujours dans l’ordre du symbole, les exportations servent de gage
de bonne volonté à un gouvernement allié, parfois isolé, à l’image de la
vente du premier réacteur au Pakistan par la Chine dès 1989. Pour Pékin,
prendre une place dans le commerce nucléaire lui permet également de
participer à l’établissement des normes et des codes de gestion du secteur,
servant ainsi la stratégie chinoise de multipolarisation des systèmes
internationaux de gouvernance.
Mais la force géopolitique des exportations nucléaires réside surtout dans
leur temporalité. L’exploitation d’une centrale dépasse la cinquantaine
d’années et si on y ajoute de potentielles extensions, le temps de
construction et celui de la remédiation, la relation entre un exportateur et un
pays d’accueil peut s’étendre jusqu’au siècle. Aucune autre filière ne peut
se prévaloir de forger de tels liens. Pendant ce temps, le vendeur est le
partenaire privilégié pour fournir les services de maintenance et les pièces
détachées. Comme précédemment expliqué, ce sentier de dépendance peut
se répercuter sur l’approvisionnement en combustible, parfois négocié pour
la durée de vie complète de l’installation. Pour des entreprises entièrement
intégrées comme Rosatom ou Framatome, la fourniture de ces services
représente jusqu’à 80 % des revenus. S’ajoutent, dans le sens inverse, des
flux de salariés venant se former dans les écoles et universités des pays
exportateurs constituant une communauté scientifique et culturelle propre.
D’autres interprétations géopolitiques restent plus spéculatives. L’octroi
de prêt aux pays économiquement fragiles pour financer l’achat d’un
réacteur est souvent dépeint comme un levier géopolitique pour les
créditeurs en cas de défaut de paiement. Le nucléaire est ici vu comme un
des éléments de cette « diplomatie du piège de la dette » que certains
accusent la Chine de mener. Dans le domaine du financement, le nucléaire
est aujourd’hui traité comme d’autres secteurs stratégiques et l’instauration
de quota de participation étrangère est devenue la norme. Le gouvernement
finlandais avait ainsi limité à 34 % les parts que pouvaient détenir des
entreprises russes dans le financement de la centrale de Pyhäjoki.

Rosatom, construction d’un leader global


Au bord de l’effondrement, l’industrie électronucléaire russe est
entièrement réorganisée sous la main de Vladimir Poutine au sein d’une
unique entreprise, Rosatom, en 2007. Les 335 entreprises de la filière sont
intégrées dans un géant de plus de 250 000 salariés. Organisé en combinats
géographiques hérités de la période soviétique, il porte à lui seul l’économie
de certaines régions, particulièrement en Sibérie, ce qui oblige le Kremlin à
prendre des décisions sur le nucléaire relevant plus de l’aménagement du
territoire que de la politique industrielle. Cette intégration verticale est sans
aucun doute la première force de Rosatom, constituant un guichet unique
capable de fournir la totalité des services à un État cherchant à se
nucléariser. Comme Framatome, Rosatom peut s’appuyer sur un réseau
diplomatique directement inséré dans les ambassades et les chambres de
commerce. La réussite russe repose ici sur une excellente capacité
d’adaptation de ses managers aux contextes politiques locaux. Ainsi,
menées simultanément, les négociations avec la Finlande et la Hongrie pour
la fourniture de réacteurs nucléaires ont pris des tournures bien différentes.
Si à Helsinki, Rosatom, comprenant le déficit d’image dont souffrait le
Kremlin, s’est gardée de politiser la vente, la gérant d’entreprise à
entreprise, c’est en revanche de gouvernement à gouvernement que les
discussions ont été conduites à Budapest où les relations entre
l’administration Orban et Moscou sont bien plus radieuses.
La réorganisation de Rosatom s’est faite avec la conquête des marchés
internationaux en ligne de mire. Il est difficile de nier que Rosatom soit
devenu en l’espace d’une quinzaine d’années le leader mondial de
l’industrie électronucléaire. On a déjà évoqué auparavant sa présence dans
la production du combustible. Globalement, l’entreprise fournit des services
à 43 pays nucléarisés et travaillait en 2020 à la construction de 21 réacteurs
dans 12 pays, 15 autres tranches étant déjà vendues. S’ajoute une politique
agressive de signatures d’accords intergouvernementaux avec 70 pays,
ciblant principalement l’Afrique et l’Asie. Il s’agit ici d’offrir un
accompagnement normatif, juridique, scientifique et technique pour initier
un cadre de développement de la filière dans des pays encore très loin de
franchir le pas. Mais il s’agit surtout de poser un pied dans ces pays avant
que Pékin ne le fasse. La force de Rosatom ne s’arrête pas à
l’électronucléaire. Exploitant la flotte de bateaux à propulsion nucléaire,
l’entreprise s’est vue octroyer par Vladimir Poutine en 2018 la supervision
de la Route Maritime du Nord le long de l’Arctique russe et l’assignation de
l’aide des brise-glaces, lui donnant de facto un droit de regard sur cet axe
stratégique.
Le succès de Rosatom à l’étranger repose en grande partie sur la vitalité
de son marché intérieur, quatrième plus grand parc nucléaire au monde, qui
lui sert de vitrine. Il provient également de la capacité du Kremlin à
reprendre les déchets nucléaires. Mais son principal avantage comparatif
réside dans les modes de financement que l’entreprise offre. Deux modèles
coexistent. Le premier voit Rosatom concevoir et construire la centrale
avant d’en donner les clés à un exploitant tiers. Ici, le Kremlin propose des
prêts que les autres exportateurs de réacteurs ne sauraient concurrencer.
Membres de l’OCDE, les États-Unis, la France, le Japon ou la Corée du
Sud sont contraints par les règles tacites de l’organisation qui limitent la
durée et la part d’investissement étatique. Située en dehors de l’OCDE, la
Russie n’est pas liée par ces accords et peut proposer, par exemple, au
Bangladesh un prêt à hauteur de 90 % du total de la centrale de Rooppur
remboursable sur 20 ans. Le second modèle est dit « Build, Own, Operate »
(BOO). Ici, Rosatom construit la centrale, en devient propriétaire
majoritaire, l’exploite et se rembourse grâce à la vente d’électricité garantie
sur une longue période. La centrale d’Akkuyu en Turquie en est le seul
exemple à ce jour. L’absence complète d’investissement initial rend ces
modèles très enviables pour des pays dont la capacité financière est
particulièrement réduite. Les risques géopolitiques associés n’en sont pas
moins importants. Pour un État non nucléarisé, le BOO donne à la Russie
une capacité d’influence centrale dans l’élaboration des normes de
gouvernance et de régulation du secteur. Ankara a cependant évoqué à
plusieurs reprises souhaiter contrôler l’identité des ouvriers impliqués,
craignant des infiltrations de militants kurdes.

L’incomplète mise en ordre de bataille de l’industrie chinoise


On a l’habitude de diviser l’histoire nucléaire chinoise en quatre temps.
La première phase voit les projets initiaux retardés sous la pression des
intérêts de l’industrie charbonnière et aboutissant à la naissance d’une
première entreprise en 1994, la China Guangdong Nuclear (CGN) afin
d’exploiter la centrale de Daya Bay achetée à la France. La deuxième phase
est marquée par la concentration des administrations nucléaires au sein
d’une entreprise créée en 1988, la China National Nuclear Corporation
(CNNC) ainsi que l’adoption de réacteurs étrangers canadien, russe et
français. Les deux groupes entrent dès lors en compétition. La troisième
phase, qui prend fin avec l’accident de Fukushima, voit l’accélération du
développement du parc national ainsi que la création d’une troisième
entreprise, la State Nuclear Power Technology Corporation (SNPTC) vouée
à importer et indigéniser des réacteurs étrangers de nouvelle génération.
Enfin, la quatrième phase est celle de la Go Out Policy encourageant
l’internationalisation des entreprises, motivée par la baisse drastique des
commandes en interne, le développement d’un modèle entièrement chinois
de réacteur ainsi que l’effondrement de la concurrence des groupes
occidentaux. Ces phases ont produit un secteur électronucléaire fortement
divisé. Le Conseil des affaires de l’État, principale autorité administrative
chinoise qui est l’ultime acteur responsable du secteur, a tenté de forcer des
coopérations en obligeant par exemple la CNNC et la CGN à développer un
modèle commun de réacteur dédié à l’export, le Hualong-1. Mais la
concurrence perdure et les trois groupes s’affrontent fréquemment sur les
mêmes marchés.
Le gouvernement chinois a fait du nucléaire un des porte-drapeaux de sa
diplomatie technologique, bien que le pays n’ait actuellement exporté de
centrales qu’au Pakistan. Pékin espère profiter de la Belt and Road
Initiative pour convaincre une quarantaine de pays d’acheter ses produits.
Le nucléaire est un argument primordial de la diplomatie « Sud-Sud » que
la Chine promeut. Pékin souhaite également faire de ses réacteurs la
matérialisation d’une inversion du rapport Sud-Nord, où elle apparaîtrait
comme fournisseur de solutions technologiques de pointe. Cette stratégie
explique l’intérêt chinois pour le marché britannique depuis 2013, perçu
comme la porte d’entrée du nucléaire européen. Mais ses ambitions ont été
freinées par les tensions géopolitiques grandissantes avec les États-Unis
sous le mandat de Donald Trump, amenant par exemple la Roumanie à
rejeter la proposition de Pékin pour l’agrandissement de la centrale de
Cernavodă.
Comme pour la Russie, Pékin peut compter sur ses offres de financement
spécifique. Le régime peut aussi s’appuyer sur un appareil industriel
capable d’assembler entre 7 et 9 réacteurs par an, en construisant 90 % des
composants dans le pays. Pour la Chine, il est de plus en plus pressant de
trouver des débouchés pour le secteur et contrebalancer le manque de
dynamisme de son marché intérieur freiné par le ralentissement de la
demande d’électricité ainsi que par des oppositions environnementalistes
grandissantes.

Reconstruire une concurrence à Pékin et Moscou


La fin des années 2000 marque une prise de conscience géopolitique des
risques que poserait une domination sino-russe sur la filière. En France, la
perte du contrat de Barakah aux Émirats arabes unis au profit de la Corée
du Sud fait office d’électrochoc. Le gouvernement Sarkozy avait, dès son
arrivée au pouvoir en 2007 ravivé la diplomatie nucléaire française
abandonnée depuis les années Mitterrand. En plus de signer de nombreux
accords bilatéraux, Nicolas Sarkozy institue un Conseil de politique
nucléaire, dont l’objectif est de tracer les orientations du secteur et de
veiller à leur mise en place à l’international. La victoire du Sud-Coréen
KEPCO s’explique d’abord par l’offre de Séoul, rognant sur ses marges
sous la pression de grandes entreprises comme Samsung et Hyundai
participant au consortium. Mais à Paris cette défaite est interprétée comme
la conséquence de la désorganisation de la filière française et de l’animosité
existante entre AREVA (devenu Framatome) et EDF. Le gouvernement
Sarkozy lance en conséquence une reconfiguration de l’industrie. Au niveau
administratif, le Conseil stratégique de la filière nucléaire est chargé de
cartographier et de réunir l’ensemble des entreprises de la filière, grandes
ou petites. Cette cartographie se concrétisera plus tard en 2018 par la
création du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire,
réunissant les acteurs auparavant dispersés, se retrouvant pour un Salon du
Bourget du nucléaire tous les deux ans. À un niveau plus élevé, cette
réorganisation aboutit à la division de l’entreprise AREVA, entre un groupe
dédié au combustible (Orano) et un autre à la construction de centrales
(Framatome), dont EDF devient l’actionnaire majoritaire afin de s’assurer
que les anciens conflits s’éteignent.
Outre-Atlantique, c’est la faillite de l’ingénieriste historique
Westinghouse en 2017 qui tire la sonnette d’alarme. Après avoir souffert
des contrecoups de l’accident de Three Miles Island, le secteur prend de
plein fouet le boom de la production de gaz de schiste qui vient le
concurrencer sur le marché intérieur. Incapables de rivaliser, les centrales
ferment et le carnet de commandes de nouveaux réacteurs se vide.
L’industrie, de son côté, pointe le rôle des restrictions aux exportations liées
à la politique de non-prolifération, qui ne lui permettraient pas d’être
concurrentielle. Depuis 1979, les États-Unis subordonnent les exportations
nucléaires à l’acceptation par les pays bénéficiaires de garanties de non-
prolifération, appelées accord 123. Sensible à ces arguments, Donald Trump
a un temps envisagé de supprimer cette clause pendant les négociations
avec l’Arabie saoudite, un assouplissement finalement empêché par
l’opposition du Congrès craignant que cela ne favorise une course régionale
à l’armement. Malgré leur opposition, démocrates et républicains se sont
toutefois entendus pour réautoriser l’administration à soutenir des offres de
prêt afin de faciliter l’exportation de réacteurs.

Autonomisation, brevets et géopolitique : le cas de la Corée du Sud


La faillite des ingénieristes américains ne signifie pas une perte de
contrôle totale pour Washington sur le marché. Techniquement complexe, la
propriété intellectuelle des centrales nucléaires est faite d’un
enchevêtrement de brevets. C’est en particulier le cas pour les pays ayant
indigénisé des réacteurs à partir de modèles étrangers. Ce système de brevet
peut donner un droit de regard au fournisseur historique dans le cas où la
nationalisation du réacteur ne serait pas complète. C’est par exemple le cas
pour le contrat de vente remporté par KEPCO aux Émirats arabes unis. Le
réacteur vendu par le Sud-Coréen est dérivé d’un modèle l’ingénieriste
Combustion Engineering depuis racheté par Westinghouse qui en détient la
propriété intellectuelle. Si Séoul a entrepris depuis 1990 une politique de
coréanisation et d’autonomisation de son industrie atomique, la maîtrise
reste incomplète et une partie des éléments techniques est encore celle du
réacteur d’origine. L’exportation ne peut se faire, en conséquence, sans
l’accord de l’entreprise. Dans ce cas, s’agissant d’un groupe américain, le
droit états-unien s’applique et les Émirats ont dû se plier aux exigences de
non-prolifération de Washington et signer un accord 123 devant, lui-même,
être ratifié par le Congrès des États-Unis. Ici, considérant la bonne entente
diplomatique entre les Émirats et Washington, cette obligation n’a été
qu’une formalité. Toutefois, elle donne un moyen de pression réelle aux
États-Unis sur la conduite des exportations nucléaires de Séoul, tant que le
pays n’aura pas réussi à se défaire des brevets historiques. La Corée du Sud
n’est de loin pas l’unique État concerné. Framatome conserve par exemple
une part de la propriété intellectuelle du réacteur chinois CPR-1000
construit sur un modèle français dont l’exportation demanderait,
théoriquement, l’accord de Paris.
LES CENTRALES, OBJETS DE CONFLITS
ET DE COOPÉRATIONS ENTRE ÉTATS

Avec l’affaire de Fessenheim, les Français sont bien au fait des difficultés
que les centrales localisées près d’une frontière peuvent causer. Le site
alsacien n’est pas une exception. En 2020, une centaine de réacteurs étaient
implantés à moins de 100 kilomètres d’une frontière internationale,
principalement en Europe occidentale ainsi qu’à la frontière entre le Canada
et les États-Unis.

La frontière ressource nucléaire


La situation de ces centrales relève d’abord du rôle de ressource des
frontières, offrant des opportunités techniques, économiques et politiques.
D’une part, les rivières frontalières répondaient aux besoins d’eau de
refroidissement des centrales. D’autre part, alors que les capacités
financières et d’ingénierie étaient limités, s’implanter à la frontière
permettait de mettre les moyens en commun. C’est ce qui explique la
situation de Fessenheim, détenue par un consortium franco-allemand-suisse,
ou bien celle de Barsebäck, entre Malmö et Copenhague. La localisation
offrait alors aussi la possibilité de vendre l’électricité sur plusieurs marchés
nationaux. Quelques dizaines d’années après la Seconde Guerre mondiale,
c’était également l’occasion de matérialiser le rapprochement des pays
européens, à l’image à nouveau de Fessenheim qui devait symboliser
l’amitié entre Paris et Bonn. Ces localisations n’ont pas toujours été
accueillies positivement. La littérature scientifique a donné une large place
à l’étude des mouvements antinucléaires transfrontaliers, en se demandant
si cette position était favorable ou non à leur réussite. Ces oppositions ont
constitué des réseaux transfrontaliers puissants, franchissant parfois des
frontières fermées, à l’image des mouvements interallemands, et ont
constitué des solidarités supranationales, avant qu’elles ne soient
institutionnalisées entre les gouvernements. En s’appuyant sur des identités
locales transfrontalières, voire en les instrumentalisant pour certaines, ces
mouvements ont été l’occasion d’une redécouverte de cultures partagées
entre populations séparées par des limites étatiques. On l’a particulièrement
vu à Fessenheim où la contestation a été le terreau d’un renouvellement
culturel alémanique dans la région du Rhin supérieur entre la Suisse, la
France et l’Allemagne. Comme ils le feront avec d’autres luttes
environnementalistes, les mouvements régionalistes et autonomistes ont
stratégiquement mobilisé l’antinucléarisme, les réacteurs devenant le
symbole matériel du rejet des politiques décidées par un pouvoir centralisé.

L’étatisation des luttes frontalières


La divergence des politiques nucléaires entre pays à partir de la fin des
années 1970 transfère ces débats à l’échelle des États. Les mouvements
antinucléaires associatifs ont alors pu profiter de soutiens financiers et
logistiques importants venant de gouvernements antinucléaires. C’est le cas
de pays où l’antinucléarisme est devenu un marqueur identitaire de la
diplomatie, à l’image du Luxembourg ou de l’Autriche. D’État à État, ces
conflits peuvent aussi se faire de collectivités territoriales à État, avec la
même intensité. En Suisse, les cantons de Bâle-Ville et de Genève
demeurent par exemple des acteurs centraux de l’opposition aux projets
nucléaires en France.
Ces discussions ne dépassent que très rarement l’invective diplomatique.
Mais elles peuvent parfois prendre des dimensions plus grandes, à l’image
du conflit entre Vienne et Prague au sujet de la centrale tchèque de Temelín,
implantée à 80 km de la frontière. À la suite du référendum de 1978,
l’Autriche prend un virage antinucléaire. Le gouvernement autrichien
s’oppose à la construction de la centrale débutée avant la chute du bloc
soviétique. Cette contestation sera renforcée par l’entrée du parti d’extrême
droite, le FPÖ, au gouvernement en 1999, qui utilise la centrale dans son
discours anti-slave. Vienne agitera le spectre d’un veto contre l’entrée de la
République tchèque au sein de l’Union européenne si Temelín devait être
achevée, une menace jamais exécutée. Cet épisode aura toutefois permis de
mettre le nucléaire au centre des débats sur l’élargissement de l’Union
européenne, participant à la décision de Bruxelles de conditionner
l’intégration de la Bulgarie, de la Slovaquie et de la Lituanie à la fermeture
de centrales jugées dangereuses.
La centrale d’Ostrovets au Bélarus, située à 20 kilomètres de la frontière
lituanienne, constitue le cas le plus marquant de géopolitisation des conflits
frontaliers sur le nucléaire. Dès 2006, le parlement lituanien passe une
résolution encourageant le gouvernement à prendre toutes les mesures
diplomatiques, légales et techniques pour empêcher le projet.
Officiellement, cette opposition repose sur des craintes quant à la sécurité
des réacteurs fournis par Rosatom, placés au bord de la rivière Neris qui
alimente la Lituanie, ainsi que sur la dénonciation du non-respect par Minsk
des accords internationaux organisant le partage d’information dans le cas
de ces infrastructures transfrontalières. Plus clairement, Vilnius craint une
utilisation géopolitique de la centrale par le Kremlin. Cette installation
justifie l’implantation par Minsk de deux bases militaires à proximité de la
frontière, invoquant le besoin d’une protection face aux risques d’attaque
terroriste. La Lituanie percevait également ce projet comme un moyen
utilisé par le Kremlin pour empêcher la séparation des réseaux électriques
des pays baltes de celui de la Russie. La surproduction d’électricité à bas
coûts d’Ostrovets aurait été transférée sur le marché européen, via les
interconnexions existantes entre les réseaux lituaniens et bélarusses, altérant
d’autant le soutien des acteurs du continent en faveur d’une indépendance
énergétique des Baltes vis-à-vis de Moscou. Si l’activisme diplomatique de
Vilnius a permis d’amener les gouvernements baltes et polonais avec lui
dans sa lutte, interdisant par exemple l’importation d’électricité produite
dans la centrale, il n’a toutefois pas permis d’empêcher sa construction. Il
n’existe aucun mécanisme légal contraignant qui permettrait à un État
d’empêcher la construction d’une centrale sur le territoire d’un voisin,
quelle que soit sa proximité. Les seuls outils légaux imposent des modalités
d’information et de consultation des publics, dans les pays concernés, mais
sans que le non-respect de ces accords entraîne de mesures coercitives.

Coopération et diplomatie scientifique nucléaire


Loin de ne se résumer qu’à des successions de tension, les sites
nucléaires constituent des objets fondamentaux dans le déploiement des
diplomaties scientifiques. Maillon essentiel du soft power, la diplomatie
scientifique désigne un ensemble de pratiques par lesquelles un pays assure
la défense de ses intérêts grâce au développement et à la promotion de la
recherche. Elle s’appuie sur la valeur supposément duale de la coopération
scientifique internationale : en plus d’être nécessaire à l’avancement des
connaissances, le dialogue entre chercheurs de différents pays ouvrirait des
canaux de discussion informels entre gouvernements, favoriserait les
rapprochements interétatiques tout en constituant un embryon de
communauté globale. Loin d’être aussi irénique, la science contribue aussi
aux politiques d’attractivité proprement nationales dans un domaine
d’abord défini par la compétition entre universités. Par facilité, on peut
diviser la diplomatie scientifique en trois types de pratique.
La diplomatie pour la science relève des efforts d’un gouvernement pour
promouvoir sa communauté de chercheurs à l’international, en s’appuyant
sur la signature d’accords de coopération. En plus de l’intérêt pour la
science, il s’agit évidemment d’assurer le rayonnement de ses laboratoires
et d’attirer les chercheurs étrangers. Ces accords sont légion dans le
nucléaire. Exemple à l’échelle continentale, le traité Euratom vise à donner
corps à l’Union européenne comme acteur sur cette scène en favorisant le
partage des connaissances entre pays membres et en finançant des
programmes de recherche ainsi qu’un laboratoire européen dédié. Son
succès reste partiel puisqu’Euratom n’a pas dissuadé chaque État membre
de développer sa propre politique de recherche. Dans leurs travaux, Jewell,
Vetier et Garcia recensent 558 accords bilatéraux de coopération entre
laboratoires portant sur la recherche nucléaire signés dans le monde depuis
2010. Les États-Unis dominent cette scène, participant à 146 de ces accords
avec des institutions de 52 pays différents, devant la France (64 accords
avec 30 pays) et la Russie (49 accords avec 37 pays), quand la Chine reste
en retrait, à la 7e place. Si ces signatures témoignent de la capacité de
certaines institutions de recherche à se projeter à l’international, elles
relèvent pour d’autres du travail, au sein des réseaux diplomatiques à
l’étranger, d’attachés et de conseillers scientifiques jouant le rôle de
facilitateurs.
La science en diplomatie s’apparente à l’utilisation de l’expertise
scientifique afin d’atteindre des buts géopolitiques. C’est un des objets
principaux du volet nucléaire du programme de financement de la recherche
Horizon 2020 abondé par l’Union européenne. On pourra évoquer les
travaux menés dans le cadre du programme de recherche European Supply
of SAfe NUclear Fuel (ESSANUF), financé entre 2015 et 2017, rassemblant
des laboratoires de neuf pays afin de conseiller l’Union européenne pour la
relance d’une filière de fabrication de combustibles nucléaires pour
réacteurs de technologies soviétiques afin de rompre la dépendance aux
fournisseurs russes.
C’est toutefois dans la science pour la diplomatie, c’est-à-dire
l’utilisation des coopérations scientifiques pour construire ou améliorer des
relations entre États que le nucléaire se retrouve le plus. Pragmatiquement,
le coût de construction des grandes infrastructures de recherche nucléaire
s’avère souvent trop élevé pour justifier une aventure solitaire. De plus, leur
fabrication demande des innovations technologiques qu’un pays seul
pourrait difficilement concrétiser sans aide extérieure. Les temporalités
longues qu’elles induisent et l’absence éventuelle d’application industrielle
immédiate limitent l’intérêt pour un pays de mener les recherches seul.
Enfin, le prestige associé à la recherche nucléaire et ses découvertes
encouragent les gouvernements à y participer.
La création à Genève en 1954 de l’Organisation européenne pour la
recherche nucléaire (le CERN) afin de construire un accélérateur de
particules a constitué le paradigme de cette diplomatie scientifique
nucléaire. Son système de gouvernance le reflète. Les décisions y sont
prises par un conseil pour lequel les pays membres doivent envoyer deux
représentants, un scientifique et un profil politique. Toutefois, chaque État
ne dispose que d’un vote, obligeant scientifique et diplomate à s’accorder.
Le CERN a servi de modèle au développement du laboratoire SESAME en
Jordanie, visant à développer la recherche en physique nucléaire au Moyen-
Orient pour créer un canal de discussion dans la région. Plus récemment, le
projet de réacteur de recherche expérimentale à fusion ITER (acronyme de
l’anglais International Thermonuclear Experimental Reactor) en
construction à Cadarache (France) offre un autre cas emblématique de
diplomatie scientifique. Dès la fin des années 1950, la fusion nucléaire
devient un outil privilégié de la coopération entre les blocs, à la faveur de la
déclassification des recherches par Washington et Moscou. Il faudra
attendre 1985 et la rencontre à Genève entre Ronald Reagan et Mikhaïl
Gorbatchev pour que les négociations sur l’établissement d’un laboratoire
de recherche unifié débutent. Elles n’aboutiront que 20 années plus tard
avec la signature de l’accord ITER entre l’UE, l’Inde, la Chine, la Russie,
les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud. Concrètement, cette dualité
politico-scientifique a nécessité une diplomatie de coulisses afin d’établir
les compromis qui marquent aujourd’hui la structure d’ITER. L’installation
en France, au détriment des candidatures espagnole et japonaise, s’est faite
en échange de l’installation du QG européen du projet à Barcelone. Du côté
de Tokyo, le retrait de la candidature s’est échangé contre la nomination
d’un Japonais comme premier Directeur général du laboratoire, l’octroi
d’un budget pour la construction d’une infrastructure partenaire dans
l’archipel ainsi qu’un contingent de scientifiques nippons plus important
que prévu. Politiquement, afin de favoriser le retour des États-Unis dans le
projet après leur retrait en 1998, le conseil d’ITER a laissé Washington
donner à ses équipes impliquées un statut d’immunité semblable à celui de
ses diplomates, une pratique habituelle du pays vis-à-vis de ses chercheurs
installés dans des organisations internationales à l’étranger. L’impossibilité
de calculer précisément les coûts de fabrication, en prenant en compte les
différentes monnaies des pays impliqués ainsi que les fluctuations que la
temporalité du chantier ne manquerait pas d’entraîner, amènent les parties
prenantes à négocier non pas une contribution financière au projet, mais à
se répartir la construction des morceaux du réacteur en fonction de leurs
capacités. Mais ici encore, les négociations forcent à dédoubler les lieux de
fabrication pour certains composants afin de distribuer les gains de
connaissances et d’expertises. La matérialité même d’ITER est alors
façonnée par son objectif géopolitique.
LES PETITS RÉACTEURS NUCLÉAIRES
MODULAIRES : DISRUPTION OU
CONTINUITÉ GÉOPOLITIQUE ?

SMR, trois lettres pour signifier « Small And Modular Reactors », « petit
réacteur modulaire ». Derrière l’acronyme se trouverait un gage du
renouveau nucléaire. Les politiques comme les think tanks font l’éloge de
leurs vertus stratégiques face aux modèles traditionnels de centrales, un
discours largement repris par l’industrie pour les défendre. Entre rupture
technologique et disruption géopolitique, malheur aux pays qui
manqueraient le train de leur développement, condamnés à rester à l’arrière-
plan de cette nouvelle scène mondiale. Qu’en est-il réellement ?

SMR : faire du neuf avec de l’ancien ?


Bien qu’il n’existe pas de nomenclature officielle, les SMR se définissent
par trois caractéristiques. Leur puissance est inférieure à 300 MW quand les
réacteurs actuels oscillent entre 900 MW et 1 600 MW. Produits en pièces
en usine avant d’être assemblés et installés sur site en engageant peu de
travaux, ils sont couplés pour moduler la puissance en fonction de
l’évolution des besoins. En 2020, l’AIEA dénombrait 72 modèles différents
en développement, dont seuls trois étaient en exploitation. Le terme SMR
recouvre alors des techniques différentes, certaines déjà éprouvées et
d’autres demandant des ruptures technologiques. Difficile donc de
généraliser des caractéristiques géopolitiques partagées par l’ensemble des
SMR face à une telle diversité.
Les SMR sont loin d’être une nouveauté. L’ère atomique a commencé par
de petits réacteurs, à l’image de la première centrale commerciale états-
unienne construite à Shippingport, en Pennsylvanie, dont la puissance était
de 60 MW. Le passage aux grands réacteurs se fait dans les années 1970,
motivé d’abord par les gains économiques espérés. Ce choix est aussi le
résultat de controverses entre acteurs privés et étatiques défendant leurs
modèles de développement propre. Il faudra attendre le passage du
millénaire et la crise traversée par l’industrie nucléaire, plombée par un
déficit de commandes, des temps et des coûts de construction croissants
ainsi qu’une incapacité à conquérir de nouveaux pays, pour que les SMR
réapparaissent. Le jeu d’acteurs impliqués témoigne de cette continuité. Sur
les 72 modèles de SMR, seuls 21 sont développés par une entreprise qui
n’était pas déjà intégrée au système nucléaire. Parmi eux, on retrouve des
laboratoires universitaires (UCLA Berkeley ou la Tsinghua University de
Chine), des entreprises montées par des employés venant d’institutions de
recherche, à l’image de la Suédoise LeadCold créée à partir d’un
programme de l’Institut royal de technologie de Stockholm, ainsi que
quelques start-up, de très petite taille et souvent portées par un ou deux
investisseurs. Les autres modèles sont proposés par des historiques de la
filière, qu’il s’agisse de concepteurs de réacteurs ou de fournisseurs de
services. Spatialement, les SMR ne révolutionnent pas non plus la
géographie industrielle du nucléaire. Forte de son expérience dans
l’exploitation de navires civils à propulsion nucléaire, la Russie s’est
spécialisée dans les SMR flottants, installés sur des barges remorquables
ainsi que sur de petits modèles dédiés aux exploitations minières de Sibérie.
À l’image de la fragmentation du secteur, les industriels chinois se sont
lancés à tout va, développant six SMR différents avec un intérêt particulier
porté à la production de chaleur. En Amérique du Nord comme en
Angleterre, les administrations ont soutenu le secteur privé en le
subventionnant ou en facilitant les démarches administratives, aboutissant à
une vingtaine de prototypes à l’étude. Les SMR n’ont pas fait émerger de
nouveaux pays venant troubler les rapports de force, si ce n’est quelques
start-up scandinaves dont la réussite est loin d’être assurée.

Conquérir l’espace par et pour le nucléaire


Loin de constituer un changement de paradigme, l’intérêt porté au SMR
vient du rôle qui leur a été assigné : conquérir de nouveaux espaces par et
pour le nucléaire. On l’a dit, leur retour en grâce s’explique par la crise que
traverse la filière au début des années 2000, et en particulier son incapacité
à gagner des contrats dans des pays non nucléarisés. Chez les ingénieristes,
ces difficultés sont interprétées comme le résultat d’une inadéquation entre
le catalogue de vente, centré sur des réacteurs de forte puissance, et les
spécificités spatiales de la demande. Les SMR apparaissent comme une
réponse toute trouvée pour ouvrir de nouveaux territoires au nucléaire. Leur
faible puissance leur permet d’intégrer des pays dont la consommation est
trop faible ou bien dont le réseau électrique est trop petit et trop peu
interconnecté avec les voisins pour supporter un réacteur standard.
L’industrie atomique perçoit alors les SMR comme l’outil privilégié pour
s’insérer dans le marché des pays en développement, ciblant l’Afrique et le
Moyen-Orient. D’autres fournisseurs y voient une solution pour pénétrer
des pays politiquement moins stables, leurs designs limitant le risque de
prolifération. Nécessitant des fréquences plus longues de rechargement en
combustible et pouvant être retournés vers l’usine d’assemblage pour
extraire les déchets, ces réacteurs préviendraient tout détournement de la
matière fissile. Enfin, ils pourraient se réinsérer dans des tissus urbains, en
réduisant par leur faible puissance la taille du zonage réglementaire à
produire autour du site en cas d’accident et en les adaptant spécifiquement à
la production de chaleur. Ici, les SMR sont parfois présentés comme un
maillon indispensable à la nouvelle géopolitique de l’hydrogène, les hautes
températures que certains d’entre eux peuvent générer venant servir à sa
fabrication.
Les SMR ont également vocation à ouvrir de nouveaux espaces par le
nucléaire pour l’Homme. C’est ici que réside toute leur force géopolitique,
qu’elle ne soit qu’évocatrice ou bien concrète. On l’a déjà mentionné
précédemment, ces réacteurs se destinent aux communautés isolées,
déconnectées des réseaux électriques nationaux, principalement dans
l’Arctique. S’il y a évidemment des considérations environnementales, il en
va également d’enjeux stratégiques. Pour le Canada, maintenir une présence
humaine dans les hautes latitudes, même éparse, permet d’affirmer sa
souveraineté sur les territoires arctiques. Du côté de Moscou, il s’agit
surtout d’assurer la pérennité des industries lourdes et extractives de Sibérie
ainsi que d’envisager l’exploitation de ressources naturelles encore
enfermées dans le sol. Rosatom a d’ailleurs déjà proposé de fournir un SMR
aux géants des hydrocarbures Gazprom afin de produire l’électricité
nécessaire aux pipelines pour mettre en mouvement le gaz depuis ces
régions.
Ces réacteurs sont également imaginés comme une solution aux stress
hydriques, en fournissant la chaleur et l’énergie indispensables à la
désalinisation de l’eau de mer. Des fournisseurs comme KEPCO ont déjà
modifié le design de leur SMR spécifiquement pour cette application, ce qui
a attiré l’intérêt de l’Arabie saoudite. Si les pays du Golfe sont la cible
privilégiée, la désalinisation intéresse également les acteurs cherchant à
s’implanter dans des milieux océaniques. Ainsi, le développement de
réacteurs sur barge par Pékin doit venir alimenter les installations pérennes
de son armée sur les récifs des îles Spratleys qu’elle aménage pour
revendiquer la souveraineté en mer de Chine méridionale dans le conflit qui
l’oppose au Vietnam, aux Philippines, à la Malaisie et à Brunei.
À des horizons beaucoup plus lointains, les SMR pourraient jouer un rôle
dans les rivalités géopolitiques pour l’exploration spatiale. Rien de neuf ici
également. De 1961 à 1988, 25 véhicules spatiaux états-uniens et
34 soviétiques ont été alimentés par des radioéléments. Le retour de la
course à l’espace au tournant du millénaire, alimenté autant par le New
Space que par les tensions géopolitiques entre Washington et Moscou, a
ravivé l’intérêt pour ces outils. Dans sa Vision for Space Exploration
publiée en 2004, la NASA cible la propulsion nucléaire comme une
technologie indispensable à toute mission dépassant l’orbite terrestre. Lancé
par la NASA en 2003, le programme Prometheus a abouti en 2018 aux tests
d’un nouveau microréacteur. Restant dans la mythologie grecque, le Russe
Roscosmos annonce que Zeus, son nouveau remorqueur spatial à
propulsion nucléaire, conduira sa première mission en 2030. À très long
terme, l’idée est d’utiliser des SMR pour alimenter un avant-poste lunaire
servant de base à une exploration martienne.

Les SMR au service des armées


Dans des temporalités plus courtes, c’est au sein des armées que les SMR
trouveront leur application. Si l’on a déjà évoqué l’intérêt de Pékin et de
Moscou pour ces applications, c’est Washington qui reste aujourd’hui le
plus en avance. En 2010, le Congrès américain confie au département de la
Défense la charge d’étudier l’alimentation de bases militaires par le
nucléaire, une technique qu’elle avait abandonnée au milieu des années
1970. Ces travaux, formalisés sous le nom de Projet Pele ont donné lieu à la
création d’un microréacteur de 1 à 5 MW dont le prototype pourrait être
opérationnel dès 2024. L’objectif est de répondre à deux vulnérabilités
critiques de son infrastructure de défense. Premièrement, sur le territoire
national, 99 % de l’électricité alimentant les bases militaires proviennent du
réseau civil extérieur. La plupart ne disposent que de générateurs de secours
au diesel assurant une production pour quelques jours. Au-delà, ces sites ne
seraient plus opérationnels. L’installation de SMR sur les bases militaires
viendrait réduire le risque posé par une attaque, physique ou cyber, sur les
réseaux électriques civils ainsi que par les conséquences d’une catastrophe
environnementale. Deuxièmement, sur les terrains d’opération, l’utilisation
de SMR limiterait les problèmes posés par les chaînes d’approvisionnement
en combustible. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont servi d’électrochoc
à Washington. De 2001 à 2010, 50 % des pertes humaines au combat dans
les deux pays venaient de l’attaque de convois de transport. Au total, 90 %
des transports terrestres sur ces théâtres étaient dédiés à l’eau (50 %) et au
carburant (40 %), 30 % de ce dernier servant à produire de l’électricité.
Pour l’armée, les microréacteurs régleraient ces difficultés. Ils pourraient
également alimenter la production de kérosène de synthèse pour les avions
et d’hydrogène pour les véhicules, permettant une autonomie quasi
complète. Tout cela s’intégrant de plus dans une électrification croissante
des besoins allant de pair avec la technicisation des équipements militaires.
Enfin, fournissant en énergie les bases arrières et les ponts logistiques, ils
libéreraient du carburant pour porter l’effort de guerre plus profondément.
LES SITES NUCLÉAIRES EN TEMPS DE
CONFLIT

Le 24 février 2022, un peu plus de 24 heures après le début des


opérations, les troupes russes prennent possession du site de la centrale de
Tchernobyl en Ukraine. Une semaine plus tard, les combats autour de la
centrale de Zaporijjia, dans le sud du pays, déclenchent un incendie dans un
bâtiment administratif. Ces événements rappellent que les centrales sont,
comme toutes les autres infrastructures critiques, des cibles potentielles,
tant par leurs attributs symboliques que matériels.

Les centrales nucléaires : des cibles de choix ?


L’Ukraine n’est pas le premier théâtre de guerre impliquant des
infrastructures nucléaires. En juin 1981, l’armée israélienne mène une
attaque sur le réacteur Osirak dans la banlieue de Bagdad, arguant d’un
hypothétique risque de prolifération. Dix ans après, pendant la première
guerre du Golfe, les troupes américaines attaquent les installations encore
présentes sur ce site. Quelques mois plus tard, l’armée yougoslave répond à
la déclaration d’indépendance de la Slovénie en envoyant des chasseurs
simuler une attaque sur la centrale de Krško située dans la nouvelle
république.
S’en prendre à un site nucléaire constitue-il un « crime de guerre »,
comme on a pu l’entendre pendant l’invasion russe de l’Ukraine ? Le droit
international reste flou. Il n’existe aucun traité, aucune convention
internationale propre à ces sites. L’attaque israélienne sur Osirak avait été
condamnée dans une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, non pour
son caractère nucléaire, mais pour l’emploi de la force jugé disproportionné
tandis que la résolution rappelait le droit de Bagdad de poursuivre un
programme atomique civil. Les centrales tombent sous la coupe du droit
humanitaire. Le protocole additionnel de la Convention de Genève stipule
en son article 56 que les centrales ne doivent pas être ciblées pendant un
conflit. Mais ses provisions ouvrent la porte aux interprétations. Une
attaque sur une centrale pourrait être légale si celle-ci fournissait de
l’énergie à l’effort de guerre et si cette action était indispensable pour l’en
stopper. Il est évidemment impossible de séparer l’utilisation civile ou
militaire de l’électricité produite dans un réacteur, ce qui complique tout
recours. Les textes manquent aussi de précision quant à l’espace concerné
par ces interdictions, l’article 56 parlant du « voisinage » des centrales sans
plus de détail. Outre la Convention de Genève, les règles coutumières du
droit international humanitaire rappellent que des « précautions
particulières doivent être prises face aux réacteurs », mais comment
quantifier ces « précautions » ? Certaines doctrines militaires, dont celle de
la Russie, interdisent l’attaque de centrale, mais sans que cela ait réellement
d’influence sur la conduite des opérations. En somme, s’il existe un
ensemble de normes prohibant de s’en prendre aux sites nucléaires, leur
application est limitée par les marges d’interprétation qu’elles introduisent.
Les actions de l’armée russe ont permis à l’Ukraine d’ouvrir un nouveau
front juridique contre la Russie, en engageant une procédure pénale au titre
du crime d’écocide intégré dans son code Pénal, mais aussi à l’international
en l’attaquant devant la Cour pénale internationale au titre de son article 8
qui lui donne juridiction contre « le fait de diriger intentionnellement une
attaque en sachant qu’elle causera dommages étendus, durables et graves à
l’environnement naturel ». Sur le terrain de la guerre informationnelle, Kiev
a parfaitement intégré le pouvoir symbolique que l’attaque de Tchernobyl et
Zaporijjia pouvait avoir sur le public européen.
La prise des centrales ukrainiennes a rapidement propagé des fantasmes
dans les médias. La Russie voulait-elle avoir accès à des matières fissiles ?
Envisageait-elle de faire exploser les réacteurs ? Les raisons qui font des
centrales nucléaires des sites stratégiques pendant une opération militaire
sont bien plus prosaïques. Il s’agit d’abord d’une arme rhétorique
alimentant une politique de dissuasion nucléaire par procuration. Dès les
débuts du conflit entre la Yougoslavie et la Slovénie, en mai 1991, des voix
à Belgrade menacent de s’en prendre à la centrale de Krško si l’armée
slovène devait engager les combats. Symboliquement, prendre le contrôle
d’une centrale permet aussi de tenir un discours de justification de l’attaque.
Ainsi, après la conquête de Tchernobyl, le ministère des Affaires étrangères
russe annonce y avoir trouvé les preuves d’un programme nucléaire
militaire clandestin, des allégations sans aucun fondement et depuis
oubliées, mais soutenant la politique d’invasion du Kremlin. Ce qui fait la
valeur des centrales lors d’une offensive militaire, c’est le nœud logistique
qu’elles ont constitué autour d’elles. Afin d’assurer le transport des
combustibles ainsi que des pièces lourdes, ces sites sont desservis par des
voies de communication routières et ferroviaires à grand gabarit,
particulièrement utiles pour assurer une chaîne d’approvisionnement
pendant un conflit. Tchernobyl dispose par exemple d’une importante gare
de triage sur le chemin de fer reliant l’Ukraine au Belarus. Évidemment,
contrôler une centrale, c’est avoir la main sur une part non négligeable de la
production d’électricité d’un pays, près du quart en Ukraine pour l’unique
site de Zaporijjia. C’est aussi une possibilité d’influer sur la tension du
réseau de transport d’électricité, d’en faire varier la fréquence, et ainsi de
provoquer une coupure de courant généralisée. De plus, les centrales
constituent des hubs de distribution d’électricité sur de grands territoires et
dans plusieurs directions. Enfin, les centrales sont situées à proximité de
cours d’eau dont on a aménagé les bords pour le transport de matériaux. Ici,
la localisation de Zaporijjia est stratégique. La centrale est située sur le
Dniepr, voie navigable qui traverse toute l’Ukraine, depuis la Russie
jusqu’à son estuaire proche de la ville de Kherson, port stratégique en mer
Noire. Les réacteurs sont placés sur une avancée de terre dans le réservoir
de Kakhovka, dominant l’accès à la ville de Zaporijjia où le Dniepr se
resserre. Le réservoir est tout autant stratégique, alimentant un barrage
hydroélectrique en amont, mais surtout, fournissant en eau la péninsule de
Crimée via un canal que Kiev avait obstrué après 2014. Bien plus que leur
qualité « nucléaire », c’est leur caractéristique de très grandes usines aux
besoins spécifiques qui font des centrales des cibles d’importance pendant
une opération armée.

La crainte d’une action terroriste


La Global Terrorism Database de l’Université du Maryland recense 23
attentats contre des centrales nucléaires. Toutes, sauf une, ont été perpétrées
avant 1986 et 13 ont eu lieu entre 1975 et 1980, durant la construction des
centrales quand les sites sont moins bien protégés et font l’objet d’attaques
visant à retarder ou à empêcher leur mise en service. C’est le cas du
chantier de Fessenheim en France, ciblé le 3 mai 1975 par une attaque à
l’explosif ou bien de celui de la centrale de Koeberg en Afrique du Sud, en
1982, dont l’inauguration sera retardée de 18 mois. Les attaques
s’inscrivent dans les luttes des mouvements indépendantistes des années
1970-1980 voyant les centrales comme la matérialisation du pouvoir de
l’État central. En Espagne, l’Euskadi Ta Askatasuna (ETA) mène six
actions contre des centrales. Prises dans les « années de plomb », les
centrales sont aussi visées comme symbole du capitalisme. Les années 1970
sont celles du débat sur l’utilisation de la violence au sein des mouvements
écologistes. Les actions revendiquées par des groupes environnementalistes
restent marginales, même si elles marquent les esprits, à l’image du tir au
lance-roquette contre le réacteur Superphénix (France) par Chaïm Nassim,
député vert genevois. Conscients de la difficulté d’atteindre les centrales,
ces groupes ont ciblé d’autres lieux et principalement les lignes électriques
dont ils théorisent le sabotage dès les années 1970. Les pylônes sont vus
comme le chaînon le plus vulnérable du système nucléaire tandis que leur
endommagement oblige à arrêter les réacteurs.
Contre le risque terroriste, aux États-Unis, la Commission de régulation
du nucléaire impose dès les années 1970 la mise en place de barrières
physiques et de forces spécialement entraînées. La sécurité est alors
organisée en peau d’oignon. L’espace de la centrale est divisé en zones plus
ou moins critiques jusqu’aux réacteurs, dont l’accès est physiquement
contrôlé et restreint. Les attentats du 11 septembre 2001 marquent un
changement de doctrine, intégrant la possibilité d’attentats suicides ainsi
que d’actions menées avec d’autres véhicules que terrestres. Les débats
portent alors sur la chute intentionnelle d’un avion de ligne, contre laquelle
la majorité des centrales n’ont pas été spécifiquement dimensionnées. Plus
précisément, il s’agit de savoir qui, de l’État ou de l’exploitant de la
centrale, est responsable de sa sécurisation. La situation actuelle est un
compromis : les nouveaux designs de réacteurs doivent prouver leur
capacité à supporter la chute d’un avion pour être homologués, mais la
défense face à une telle menace reste du ressort de l’État, appuyée par des
groupes d’intervention aériens ainsi que des batteries antiaériennes
surveillant en permanence les centrales. L’autre effet central des attentats du
11 septembre est d’avoir fait de la menace terroriste un élément du discours
des mouvements antinucléaires qui, depuis, le matérialisent par des actions
visant à survoler ou à pénétrer l’espace d’une centrale.

Quels risques et quelles vulnérabilités cyber pour les centrales ?


L’ONG Nuclear Threat Initiative identifie 25 cyberattaques touchant des
installations nucléaires jusqu’à 2020. Évidemment, ces statistiques ne
reflètent que les évènements découverts, le chiffre réel étant probablement
plus élevé. Parmi eux, 8 sont accidentels, importation non intentionnelle
d’un virus ou défaillance technique. Les autres s’apparentent à des actions
préméditées. La première cyberattaque est découverte en 1992 à Ignalina
(Lituanie), où un technicien de la centrale introduit un virus dans le système
de contrôle, se justifiant par la volonté de démontrer la fragilité du site.
Paradoxalement, la vulnérabilité des centrales a augmenté à mesure que leur
exploitation s’est numérisée. Les infrastructures construites jusqu’aux
années 1980 reposaient en majorité sur des instrumentations analogiques.
Pour modifier l’action d’un élément de la centrale, il fallait aller
physiquement sur la machine en question. Leur remplacement par des
commandes numériques pilotées à distance constitue autant de
vulnérabilités aux attaques extérieures. Alors que ces commandes
mobilisaient des appareils équipés de système dédié, les centrales ont
intégré à partir des années 1990 des logiciels venant du commerce, comme
Windows et Linux, plus communs et donc plus simples à hacker. Enfin, le
recours croissant à la sous-traitance opérant hors site fragilise l’isolement
(appelé « air-gap ») physique des centrales vis-à-vis des réseaux extérieurs.
Ces cyberattaques visent parfois un simple vol d’informations, des
données personnelles des salariés ou des éléments techniques des réacteurs,
afin d’obtenir une rançon de l’exploitant. En 2014, un groupe de hackers se
présentant comme antinucléaires subtilise à la KHNP, qui opère
23 réacteurs en Corée du Sud, les plans et les manuels des centrales de Gori
et Wolseong ainsi que les données de 10 000 employés avant de les diffuser
sur Twitter. L’année suivante, le même groupe réitère l’opération, menaçant
KHNP de fournir les informations à Pyongyang s’il ne payait pas
10 millions de dollars. Ces cyberattaques servent aussi à l’espionnage
industriel, à l’image de la découverte en 2019 d’un logiciel malveillant dans
le système de la centrale de Kudankulam en Inde dont l’objet était
vraisemblablement d’extraire des données sur les recherches sur le thorium.
Évidemment, la principale crainte est que ces actions ne cherchent à
saisir ou à endommager les systèmes de contrôle, communément appelés
SCADA (Système de contrôle et d’acquisition de données). Sommairement,
les SCADA se divisent en trois parties : (1) un serveur qui contrôle
l’opération de la centrale en envoyant des signaux aux (2) composants
physiques des réacteurs, eux-mêmes surveillés à partir (3) d’une interface
qui présente les données aux opérateurs du site. Le virus Stuxnet,
responsable de la destruction en 2010 d’environ 1 000 centrifugeuses
iraniennes de l’usine de Natanz est emblématique. Stuxnet commandait au
SCADA des centrifugeuses de changer de vitesse de rotation, tout en le
cachant aux opérateurs. Cette attaque montre toute la technicité que ces
initiatives demandent. Le virus était programmé pour ne s’en prendre qu’à
un type particulier de centrifugeuse. Si le SCADA infecté ne correspondait
pas, Stuxnet ne s’activait pas et se répliquait sur un autre ordinateur jusqu’à
atteindre sa cible. Une telle cyberattaque nécessite donc de posséder des
informations détaillées sur l’infrastructure visée et de procéder à de
nombreux essais, parfois sur des infrastructures physiques, pour améliorer
le virus.
Le nucléaire n’échappe pas aux difficultés d’attribution des actions dans
le cyberespace. L’incident de KHNP est un cas d’école. Les responsables se
sont présentés comme un groupe d’activistes antinucléaires hawaïens, allant
jusqu’à nommer un peu trop ostensiblement le compte Twitter fuitant les
informations « Président du groupe antiréacteur nucléaire » et présenter
leur organisation sous l’identité « Qui je suis = Non au nucléaire ». Mais
l’utilisation d’expressions nord-coréennes dans les échanges, le type de
logiciel malveillant et le traçage des adresses IP vers la région de Shenyang
en Chine à la frontière nord-coréenne trahissent une attaque pensée depuis
Pyongyang.
Les centrales sont de moins en moins fréquemment isolées des réseaux
externes et un nombre croissant d’exploitants autorise des salariés
extérieurs au site à accéder à l’infrastructure depuis leurs propres bureaux.
La plupart du temps, le câblage est configuré pour que la centrale ne puisse
qu’émettre des données et non en recevoir. Mais ces protections ne sont pas
infaillibles. En 2003, un consultant travaillant depuis son bureau sur la
centrale de Davis-Besse (Ohio) transfère par inadvertance le virus Slammer
Worm au système de contrôle du site, empêchant pendant cinq heures
d’accéder à des données cruciales du réacteur heureusement à l’arrêt.
L’augmentation du nombre d’équipements sans fil, WiFi ou Bluetooth,
accroît également le risque de connexion non souhaitée, particulièrement
dans la situation où des contractants extérieurs viennent sur site avec leur
propre matériel informatique et le branchent sur le système de la centrale.
Évidemment, les contaminations peuvent arriver après l’utilisation d’une
clé USB ou d’un disque dur externe infecté. On trouvera ainsi souvent à
l’entrée des centrales, à côté des portiques d’identification, de petites bornes
permettant de vérifier et nettoyer les clés USB. C’est très probablement par
ce biais que Stuxnet a été introduit en Iran. Ces attaques peuvent parfois
demander une aide interne à la centrale. Depuis le début des années 2010,
des soupçons pèsent par exemple sur la pénétration par la Russie des
entreprises exploitant les réacteurs ukrainiens. Enfin, bien moins
sophistiqué, l’hameçonnage (phishing) ou l’ouverture de pièce jointe dans
un email sont de loin les voies d’infection les plus fréquentes. C’est par
cette technique que les hackers ont pénétré le réseau de KHNP en Corée du
Sud. Dans le nucléaire comme partout ailleurs, la principale protection
contre les cyberattaques repose ainsi sur l’hygiène numérique des salariés.
FAIRE ET DÉFAIRE UN ARMEMENT
NUCLÉAIRE
08 h 37, le samedi 13 janvier 2018. Les smartphones des habitants
d’Hawaï sonnent à la réception d’un message : « MENACE DE MISSILE
BALISTIQUE VERS HAWAÏ. CHERCHER IMMÉDIATEMENT UN
ABRI. CECI N’EST PAS UN EXERCICE ». L’escalade entre Washington
et Pyongyang à la suite du sixième essai nucléaire conduit par la Corée du
Nord en septembre 2017 avait mis l’archipel sous tension. Moins de trois
minutes après, le commandement américain du Pacifique dément la
menace. Il faudra attendre 35 minutes supplémentaires pour qu’un second
SMS soit envoyé aux habitants pour confirmer la fausse alerte. L’erreur
reposait sur un employé de l’agence ayant pris un exercice pour une
urgence réelle.

Ces 38 minutes et 13 secondes sont venues rappeler la matérialité de la


menace nucléaire, l’échec des négociations de désarmement, l’impuissance
à dissuader un gouvernement de l’intérêt d’obtenir la bombe ainsi que la
capacité d’un État de se doter d’un engin en dépit des traités contrôlant la
prolifération. En 2022, neuf pays – les États-Unis, la Russie, le Royaume-
Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord –
possédaient 12 705 armes nucléaires dont environ 3 732 étaient déployées
dans les forces opérationnelles. Washington et Moscou se répartissent
respectivement 42,7 % et 47 % de cet arsenal, bien loin devant Pékin
(2,7 %), Paris (2,2 %), Londres (1,7 %), ou New Delhi et Islamabad
(1,3 %). Le nombre d’armes nucléaires diminue, baissant de 695 têtes
entre 2020 et 2022, mais cette réduction stagne. Qui plus est, ces
statistiques ne reflètent ni les politiques d’augmentation des inventaires en
dehors de la Russie et des États-Unis ni les stratégies de modernisation des
arsenaux. Derrière cette prolifération verticale – l’évolution des arsenaux
des pays déjà dotés –, la prolifération horizontale – l’augmentation du
nombre de pays dotés – a peu évolué : depuis 1980, seuls le Pakistan et la
Corée du Nord ont rejoint le club.
Pourquoi se doter d’un armement nucléaire ? Comment fonctionne la
dissuasion ? Comment empêcher un pays de développer un arsenal ? Quel
effet la bombe a-t-elle sur les relations entre États ? Ces questions ont
occupé des générations de chercheurs en relations internationales depuis les
années 1950. Affaire de réseaux et de flux, mise à profit des trous noirs de
la mondialisation, division du monde entre pays autorisés à détenir l’arme
ou non, négociation de zones dénucléarisées, influences locales des
héritages matériels et symboliques des essais atomiques, détermination des
sites à inspecter pour limiter toute prolifération, etc. Comprendre comment
l’armement nucléaire se fait et se défait demande alors de se pencher sur ses
dimensions géographiques.
CHERCHER À DÉTENIR LA BOMBE ?
THÉORIES ET PRATIQUES

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une trentaine de pays ont


envisagé de se doter d’un armement atomique. Moins d’une vingtaine ont
investi dans des programmes militaires. Chercheurs et analystes s’échinent
à identifier ceux qui pourraient avoir les compétences techniques de le faire.
Ici, les résultats fluctuent en fonction des variables choisies, allant de 50 à
34 pays. Parmi eux, seuls dix ont effectivement acquis la bombe. Un de ces
États, l’Afrique du Sud, a démantelé son arsenal et s’en est séparé
entièrement en 1994 pour des raisons qui portent toujours à débat chez les
historiens. Derrière son importance symbolique dans les débats politiques,
la prolifération reste un fait spatial exceptionnel. Les projections
pessimistes qui voyaient, comme John F. Kennedy en 1963, « 15, 20 ou 25
puissances nucléaires » dans les années 1970, se sont fort heureusement
prouvées fausses.

Pourquoi acquérir la bombe ? Jeux d’acteurs et représentations


spatiales
Comprendre les raisons derrière le développement d’un programme
atomique ne relève pas d’une simple lubie de chercheurs. Ces travaux sont
primordiaux pour les diplomates afin de calibrer correctement les mesures
de lutte contre la prolifération. Cependant, il n’existe aucune théorie globale
expliquant ces motivations et aucun consensus scientifique. Le problème ici
relève d’abord de la difficulté d’accès aux archives dans ce domaine frappé
du sceau du secret. Comment identifier et pondérer les motivations quand
on ne peut analyser les données ? Qui plus est, le faible nombre de cas
limite la portée des travaux quantitatifs comparant les États. La littérature
s’entend toutefois sur un point : il n’y a pas de facteur explicatif unique,
mais une multitude de raisons qui s’entrecroisent. On peut identifier trois
grandes familles d’explication : l’approche « sécuritaire » ou de « contagion
spatiale », l’approche « normative » ou de « représentation spatiale » et
l’approche « domestique » ou des « jeux d’acteurs ».
Le modèle sécuritaire, inspiré des théories néoréalistes, a dominé les
études de la prolifération jusque dans les années 1990. L’idée est simple :
les États évoluent dans un système anarchique et ne peuvent en
conséquence que compter sur eux-mêmes pour se défendre. Ils
chercheraient alors à développer un armement nucléaire après avoir fait
face à une menace sécuritaire significative, en absence d’une garantie de
protection suffisante fournie par une alliance militaire. Les exemples sont
nombreux : le développement du programme chinois en 1954 répond à la
guerre de Corée ainsi qu’au bref conflit opposant Pékin et Taiwan dans le
détroit de Formose la même année ; la défaite de 1962 face à Pékin pour le
contrôle des territoires himalayens accélère le programme militaire indien ;
la défaite de 1971 d’Islamabad face à New Delhi, qui se solde par la perte
du Bangladesh, motive les velléités atomiques du Pakistan ; pour
Pyongyang, les doutes quant aux promesses de défense faites par Pékin,
l’idée que la guerre de Corée n’a jamais cessé et la présence militaire états-
unienne au sud entraîne le programme dès 1956 ; le traumatisme de la
guerre sanglante contre l’Irak convainc Téhéran de l’intérêt de la bombe au
milieu des années 1980 ; enfin, évidemment, le syndrome de Massada, la
crainte d’être constamment menacé par ses voisins motive la stratégie
nucléaire d’Israël. Inversement, suivant cette approche « sécuritaire », la
disparition de la menace explique les stratégies de dénucléarisation. Le cas
sud-africain a souvent été analysé par ce prisme. L’isolation du pays par le
mouvement international d’opposition à l’apartheid et les conflits contre la
Namibie, l’Angola et la Zambie soutenus par l’URSS (1966-1988) auraient
motivé la construction de six bombes par Pretoria en 1987. Leur
démantèlement découlerait de la fin de ces combats et de l’apaisement du
climat sécuritaire local.
De cette approche naît la théorie des « dominos », de la « cascade » ou de
la « réaction en chaîne » qui considère que la nucléarisation d’un pays
entraîne de proche en proche ses voisins dans une course régionale à
l’armement. On craint qu’une bombe iranienne n’incite l’Arabie saoudite à
faire de même, puis les Émirats arabes unis et l’Égypte, puis la Turquie, etc.
Malgré sa prégnance dans les milieux politiques, cette théorie fait débat
chez les chercheurs. Elle se confirme clairement dans l’enchaînement
Chine-Inde-Pakistan. Mais si la nucléarisation de la Chine a aussi
encouragé Taiwan, l’Australie, le Japon et l’Indonésie à envisager un
programme militaire à la fin des années 1960, l’abandon de ces projets
réfute tout déterminisme. Plus généralement, c’est tout le modèle sécuritaire
qui présente des failles. Ni le Japon ni la Corée du Sud ne se sont
nucléarisés, en dépit des menaces de Pyongyang, probablement grâce aux
garanties de sécurité apportées par Washington. Le cas de l’abandon par
Stockholm de son programme est peut-être le plus emblématique des
limites explicatives de cette approche. Si le sentiment d’une menace posée à
la Suède par l’URSS explique le lancement d’un programme militaire en
1955, celle-ci n’avait pas fléchi dix ans plus tard quand Stockholm décida
de l’arrêter, alors que le pays disposait, semblait-il, des capacités techniques
pour franchir le pas.
Le modèle normatif, inspiré des théories constructivistes, considère
qu’un acteur cherche à acquérir la bombe en fonction des valeurs
symboliques qu’il lui associe. Dans cette approche, les motivations relèvent
de l’adéquation entre ces valeurs et un système de normes et de
représentations sociospatiales qui définissent l’identité du pays ainsi que de
la perception de sa place dans le système mondial. Celles-ci reposent sur la
présence et l’influence d’acteurs « producteurs de mythes nucléaires » qui
promeuvent ces discours. Le plus évident est l’association de la bombe à un
statut de puissance dans le système international. Pour la France, l’arme
atomique devait assurer le retour d’une grandeur que la Seconde Guerre
mondiale avait entachée. On retrouve une dynamique identique en Afrique
du Sud. Alors que le régime de l’apartheid place Pretoria au ban des
nations, l’acquisition d’un arsenal nucléaire était perçue comme un moyen
de forcer son chemin à la table des puissances. Ces normes et
représentations sont évolutives, comme le cas iranien le montre. L’arrivée
de l’ayatollah Khomeini à la tête du pays après la révolution islamique de
1979 amène Téhéran à stopper son programme, ce dernier considérant que
toute arme de destruction massive était contraire aux enseignements du
Coran. La bombe ne pouvait être en adéquation avec la nouvelle identité du
pays. Mais cette position s’effacera, au profit d’une liaison croissante entre
le nucléaire et l’identité iranienne et de la reconquête d’un statut de
puissance régionale dont Téhéran aurait été privé. Les motivations pour
développer la bombe sont donc d’autant plus fortes qu’elles s’accordent
avec les représentations de soi-même et des autres promus à la tête d’un
pays. En ce sens, le déclenchement de la deuxième campagne d’essais
nucléaires en Inde en 1998 serait une conséquence de l’arrivée au pouvoir
la même année du Bharatiya Janata Party (le BJP) dont le socle
idéologique repose sur une opposition nationaliste hindouiste aux
musulmans et au Pakistan. Pour la Corée du Nord, l’arme atomique collerait
à la pensée du Juche, devenue idéologie d’État et définition identitaire de la
nation, reposant sur l’indépendance politique, l’autosuffisance économique
et l’autonomie militaire. Inversement, l’arrêt par Stockholm de son
programme nucléaire s’expliquerait par le développement de
l’internationalisme – la défense de la coopération et la foi dans les bienfaits
des organisations supranationales – comme composante essentielle de
l’identité nationale suédoise, encourageant l’adoption des normes de non-
prolifération.
Enfin, le modèle domestique s’intéresse aux jeux d’acteurs ainsi qu’aux
rapports de force entre opposants et partisans de la bombe. L’idée est que le
soutien à la bombe peut servir des objectifs politiques internes éloignés des
préoccupations sécuritaires : apaiser des tensions en constituant un projet
commun à vocation nationaliste, répondre aux aspirations de certains
acteurs, affirmer la domination d’autres, etc. Ces motivations sont
conjoncturelles et fluctuent selon le contexte. Ainsi, en Inde, le premier
essai en 1974 arrive alors que le soutien populaire au gouvernement
d’Indira Gandhi est en chute libre. Le développement du programme nord-
coréen répond également à des dynamiques internes. Le régime a accéléré
son programme nucléaire lors des moments de succession à la tête du pays
afin de réaffirmer le contrôle de la dynastie Kim et éteindre les possibles
velléités de coups venant des sphères militaires. Au début des années 1980
Pyongyang construit son premier réacteur à plutonium ainsi que sa première
usine de retraitement des déchets au moment où Kim Il-sung, fondateur du
pays, place son fils Kim Jong-il au Politburo. En 2009, le deuxième essai
nord-coréen arrive lorsque Kim Jong-il nomme, après avoir subi une
attaque cérébrale, son fils Kim Jong-un à la Commission nationale de
défense, le centre des décisions militaires du pays. Pyongyang jouera
également de son programme nucléaire pour rallier la population lors de la
famine que traverse le pays à partir de 1993, annonçant successivement son
retrait du Traité de non-prolifération et lançant la production de plutonium
de qualité militaire, puis se servant de ce levier pour négocier une aide avec
les États-Unis. Le modèle domestique souligne l’influence de certains
groupes d’acteurs, scientifiques ou bureaucratiques, capables d’imposer
leurs intérêts. L’Inde est emblématique. Alors que l’essai chinois de 1964
ne fédère pas de consensus au sein des milieux politiques, le travail de
lobbying d’un petit cercle de technocrates de la Commission à l’énergie
atomique et de son directeur fondateur Homi Bhabha, formant ce que les
analystes appelleront « l’enclave stratégique », joua un rôle pivot dans la
nucléarisation du pays. L’Iran n’échappe pas à ces dynamiques et le corps
des Gardiens de la révolution a longtemps été vu comme l’un des
principaux lobbies en faveur de la bombe, cherchant par ce biais à renforcer
son influence dans l’appareil d’État. L’existence de dissensions au sein des
forces armées est souvent présentée comme un facteur diminuant les
motivations. Ainsi, à Stockholm, la Marine s’est tôt opposée à l’acquisition
de la bombe, craignant que cela redirige le budget vers l’armée de l’air. Ces
motivations sont également tributaires de la présence d’intérêts industriels
propres au nucléaire civil qui verraient dans la prolifération un risque pour
leurs opérations. C’est à nouveau le cas de la Suède, où la présence dès les
débuts du programme atomique d’industries privées venant des secteurs
fortement consommateurs d’électricité a favorisé le développement de
technologies nucléaires importées des États-Unis, limitant les possibilités de
construire un arsenal. Cette explication fait écho aux thèses de la politiste
américaine Etel Solingen, qui considère que la principale variable de la
motivation d’un pays pour proliférer dépend de son interprétation des
risques que cette décision ferait peser sur son intégration à l’économique
mondiale. Solingen analyse ainsi l’arrêt du programme taiwanais comme le
marqueur de la volonté de Taipeh de se développer comme une place
incontournable dans le système industriel global, une stratégie impossible
sans l’aide de Washington qui serait mise à mal par toute prolifération.
Toutefois, les recherches ne montrent pas de corrélation nette entre type de
régime politique et motivation pour proliférer. Ainsi, ce n’est pas en vertu
de valeurs démocratiques que le gouvernement sud-africain se sépare de
son arsenal, mais bien devant la crainte raciste de voir le Congrès national
africain (l’ANC) gagner les élections, prendre le pouvoir et donc maîtriser
cet armement, alors que la fin de l’apartheid approchait.
De la volonté à l’arme
Les analystes ont longtemps considéré que l’acquisition de la bombe ne
dépendait pas tant de la motivation que des capacités à s’approprier les
technologies. Quatre chemins s’offrent à un pays proliférant : (1)
développer la technologie entièrement seul, (2) développer les technologies
en collaboration, (3) acquérir les technologies sur le marché, (4) passer par
le marché noir. Tous les détenteurs de la bombe ont, a minima, mixé deux
de ces solutions à un moment. La bombe pakistanaise n’existerait ainsi pas
sans le travail de contrebande organisé par A. Q. Khan et sans l’aide directe
apportée par Pékin au début des années 1980. Les liens entre déploiement
du nucléaire civil et militaire sont difficiles à prouver. Les recherches
montrent que le premier est rarement un déclencheur du second. Le
déploiement d’une industrie civile tend au contraire à introduire des intérêts
opposés à la prolifération dans le système d’acteurs et augmente l’attention
internationale sur les possibles dérapages du programme. Mais certains
travaux soulignent que l’émergence d’un marché libéralisé du nucléaire
tend à augmenter le risque de voir certaines technologies sensibles circuler
à la faveur de vendeurs peu scrupuleux. Dans les faits, ce marché a
contribué, à des degrés divers, à la prolifération de la Chine, de l’Inde,
d’Israël, de la Corée du Nord, du Pakistan et de l’Afrique du Sud. C’est
bien la recherche de débouchés pour son industrie atomique alors en
difficulté qui mena le Canada à vendre à l’Inde le réacteur CIRUS sans réel
contrôle de son utilisation, dont elle tira le plutonium de sa première
explosion.
Les pays cherchant à se doter sélectionnent-ils leur technologie de
prolifération, plutonium ou uranium enrichi, uniquement en fonction de sa
disponibilité ? Les récents travaux du politiste américain Vipin Narang
nuancent cette idée déterministe et montrent que la voie de prolifération
dépend aussi du profil du pays. Narang divise les États proliférants en
quatre groupes : (1) les hedgers qui ont développé les capacités techniques
pour assembler la bombe, mais ne l’ont pas encore réalisée, comme ce fut le
cas de la Suède, de l’Argentine ou du Brésil, comme c’est celui de l’Iran ou
du Japon aujourd’hui ; (2) les sprinters qui visent au développement le plus
rapide, qu’importe s’il est visible ; (3) les hiders qui cherchent à acquérir
secrètement l’arme pour imposer une stratégie du « fait accompli » avant
qu’ils soient découverts et (4) les sheltered qui profitent de la protection
d’une puissance déjà nucléarisée pour acquérir la bombe, comme l’ont par
exemple fait Israël et le Pakistan. Pour Narang, si les hedgers, les sheltered
et les sprinters peuvent suivre la technologie qu’ils considèrent la plus
faisable technologiquement ou financièrement, les hiders sont contraints par
le besoin de dissimuler leurs infrastructures. Ici, les usines d’enrichissement
de l’uranium sont relativement plus simples à cacher que les sites de
production du plutonium, même si elles sont moins efficaces pour obtenir la
matière, ce qui donne mécaniquement plus de temps aux services de
renseignement pour les découvrir…

Que faire avec la bombe ?


Les débats sur la dissuasion, son emploi, son efficacité, sa moralité
noircissent les pages d’un nombre infini de livres. Que peut-on en dire en
de plus en géographe ? La dissuasion est une stratégie qui a pour but de
décourager l’adversaire d’une initiative en lui montrant les conséquences
auxquelles il s’expose. Si la dissuasion est la base de la prolifération, elle ne
s’applique pas qu’au domaine nucléaire. Elle repose d’abord sur une
stratégie de découvrement spatial nécessaire à la crédibilité de la menace : il
faut montrer jusqu’où l’on peut frapper et avec quelle force. Il faut aussi
prouver régulièrement à ses adversaires l’opérabilité de son armement, en
l’exposant lors de défilés militaires, en organisant des exercices ou des tests
de missiles. Il faut enfin démontrer sa capacité à encaisser et répondre à une
première attaque. La dissuasion est donc un exercice d’équilibre dans
l’information diffusée. S’il est nécessaire de se dévoiler, il convient aussi de
limiter la visibilité de la répartition de son arsenal.
La dissuasion relève d’un double flou entretenu sur les modalités de son
emploi. Ces informations se retrouvent dans les doctrines exprimées au
travers de textes officiels, discours et rapports, publicisés à plus ou moins
grandes échelles, spécifiant la menace pour un possible agresseur. Les
doctrines doivent laisser le doute sur le seuil de la nucléarisation du conflit.
La question de l’espace protégé ou non par la dissuasion revient
fréquemment, et plus encore dans le cadre d’accords où une puissance
nucléaire protégerait un allié. Ainsi, pour Paris, quels sont donc les contours
des « intérêts vitaux » de la nation évoqués dans la doctrine française et
dont la mise en danger entraînerait une riposte nucléaire ? Si le livre blanc
de la défense de 1994 nomme spécifiquement « la métropole et les
départements et territoires d’outre-mer, de ses approches aériennes et
maritimes », les prises de parole plus récentes sont tantôt plus restrictives,
tantôt plus larges en intégrant la défense de ses alliés. L’incertitude doit être
maintenue sur les potentielles cibles d’une attaque. Sur les 9 puissances
atomiques, deux – la Chine et l’Inde – adhèrent au principe de non-recours
en premier aux armes nucléaires, ce qui limite le nombre de pays concernés,
pour autant qu’on puisse donner une crédibilité à ces déclarations. Pékin
entretient d’ailleurs un doute sur Taiwan, considérant qu’une attaque sur
l’île n’enfreindrait pas ce principe puisqu’elle concernerait le territoire
national. À une échelle plus fine, la doctrine française laisse entrevoir une
gradation géographique, ouvrant la possibilité d’un « ultime avertissement »
sur une cible militaire afin de convaincre l’adversaire du sérieux de la
menace, avant de s’attaquer aux « centres de pouvoir ». Parfois, ces
indications géographiques sont bien moins subtiles, comme lorsque la
communication nord-coréenne publia une photographie de Kim Jung-un
examinant en 2017 une carte dessinant la portée de ses missiles et la ville
sud-coréenne de Busan, où un navire de la marine états-unienne venait de
faire escale. Sept ans auparavant, l’agence de presse nord-coréenne affichait
une autre image du leader avec, en arrière-plan, une carte des États-Unis
marquant des cibles. Les doctrines limitent également la distance d’emploi.
Certains pays, à l’image de la France, ont abandonné l’utilisation d’armes
dites « tactiques » ou « non stratégiques », c’est-à-dire d’engins nucléaires
dont la portée se compte en centaines de kilomètres ou moins et ciblent en
priorité le théâtre d’opération, même si cette distinction reste vague. En
2022, seuls les États-Unis, la Russie et le Pakistan disposaient encore de ce
type d’armement dans leurs arsenaux.
La dissuasion est-elle efficace ? Et qu’en est-il du caractère dissuasif de
la bombe ? À nouveau, difficile de répondre à cette question, au vu du
faible nombre de pays nucléarisés et de la forte politisation des débats.
Optimistes et pessimistes s’affrontent. Les premiers avancent qu’il n’y a
jamais eu de conflit entre deux puissances nucléaires. L’Inde et la Chine,
ainsi que l’Inde et le Pakistan ne se sont plus ouvertement affrontés depuis
leur entrée dans le club. Pour les seconds, le conflit de Kargil (1999) au
Cachemire opposant New Delhi à Islamabad durant 11 semaines invalide
cette théorie, mais les optimistes ne manquent pas de souligner que les
belligérants se sont gardés d’élargir le territoire des affrontements au-delà
du district de Kargil. Pour eux, aucun pays doté n’a été envahi, prenant
souvent Israël comme exemple. Si les forces arabes pénètrent le territoire
national en 1948, ils ne se limitent qu’aux espaces contestés du Golan et du
Sinaï lors de la guerre du Kippour en 1973 alors qu’Israël dispose
désormais de la bombe. Les pessimistes souligneront quant à eux que
l’arme n’a pas empêché l’Argentine d’envahir les Malouines en 1982, ce à
quoi leurs adversaires répondent que jamais la doctrine britannique n’avait
laissé entendre que les British Overseas Territories pouvaient être défendus
par le feu nucléaire. Ainsi, les interprétations de l’efficacité de la dissuasion
relèvent toujours de la lecture spatiale que font les analystes des conflits et
de leur envergure. La protection d’un allié nucléarisé suffit-elle à empêcher
un autre pays d’attaquer ? Les optimistes diront que oui, prenant l’exemple
de Cuba sanctuarisé par l’URSS, ou de Taiwan sous l’aile des États-Unis et
invalideront les échauffourées entre Pyongyang et Séoul, considérant qu’ils
n’arrivent que sur des territoires dont la souveraineté n’est reconnue par
aucune partie prenante. Ici encore, l’étude de la dissuasion est faite
d’interprétations géographiques.
LA PROLIFÉRATION ET SON
CONTRÔLE, UNE AFFAIRE
GÉOGRAPHIQUE

Octobre 2003, en mer Méditerranée, le cargo chinois BBC China exploité


par l’entreprise Beluga Shipping basée à Brême en Allemagne, et battant
pavillon d’Antigua-et-Barbuda est arraisonné. À son bord, des composants
de centrifugeuses à destination de la Libye sont découverts, obligeant le
régime à dévoiler son programme atomique. Cet événement est doublement
symbolique. D’un côté, il témoigne des mécanismes fondamentalement
spatiaux du régime international de lutte contre la prolifération. Depuis
1945, la dispersion des arsenaux nucléaires a été limitée grâce à des
mesures dont la logique est d’abord géographique : division du monde entre
pays autorisés à détenir l’arme ou non, contrôle des flux de matière et de
technologie, identification des lieux et sites mis sous surveillance. De
l’autre, les ratés de la non-prolifération s’expliquent non seulement par les
limites de ce régime, mais aussi par les transformations que la globalisation
des échanges a apportées aux flux et aux réseaux dans le monde.

Diviser le monde, contrôler les flux, identifier les lieux à risque


La lutte contre la diffusion de la bombe repose sur un ensemble de traités,
d’organisations supranationales formelles ou non et d’accords bilatéraux,
constituant le régime de non-prolifération. Celui-ci s’appuie sur quatre
piliers intriqués : (1) le Traité de non-prolifération des armes nucléaires
(TNP) entré en vigueur en 1970, (2) le travail de surveillance de l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA), (3) la constitution de zones
libres d’armes nucléaires à l’échelle régionale et (4) un ensemble d’accords
régissant le transfert de matières et de technologies sur le marché global du
nucléaire. Ce régime est géographique. Il découpe le monde, oriente les flux
et organise des filtres le long des réseaux d’échanges. C’est dans ces aspects
spatiaux qu’il trouve autant sa force que ses limites.
Le TNP est le socle du régime, d’abord car sa création a introduit une
norme globale obligeant les nations à se positionner vis-à-vis de leur
politique nucléaire, ensuite, car tous les autres outils du régime lui font
référence. Les 11 articles du TNP se fondent sur une distinction spatiale
divisant le monde entre pays dotés, correspondant aux États ayant fabriqué
et fait exploser une arme avant le 1er janvier 1967 (la France, les États-Unis,
la Russie, l’Angleterre et la Chine), et pays non dotés, rassemblant les
autres. Le traité concède le droit aux premiers de disposer de l’arme et en
prive les seconds. Dans les faits, la division est tripartite puisque si 191
pays sont parties au TNP, l’Inde, le Pakistan, Israël et le Soudan du Sud ne
l’ont jamais signé et la Corée du Nord s’en est retirée en janvier 2003,
disposant tous de l’arme. Les critiques du TNP puisent dans cette
distinction géographique. Outre la dénonciation d’une division du monde
interprétée comme postcoloniale, l’absence d’Israël suscite l’opposition des
pays arabes et de l’Iran. Le déploiement d’armes dans un pays non doté
sous couvert d’alliance, comme l’ont fait les États-Unis en Europe dans le
cadre de l’OTAN ou comme l’envisage le Kremlin au Bélarus depuis peu,
suscite autant de critiques. D’autres pays non dotés déplorent également que
Washington, Paris et Moscou continuent à coopérer dans le nucléaire avec
New Delhi, ainsi que Pékin avec Islamabad, en dépit de leur absence du
TNP. Sous forme de contrepartie à cette division, le TNP introduit deux
valeurs universelles. D’un côté, son article 4 garantit qu’aucune disposition
ne pourra porter atteinte « au droit inaliénable de développer la recherche,
la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques,
sans discrimination ». Mais son interprétation provoque des débats.
L’article 4 constitue-t-il un « un droit inaliénable » à maîtriser, sur son
territoire, l’ensemble de la chaîne de valeur du nucléaire, dont
l’enrichissement de l’uranium et la séparation du plutonium, qu’importe la
dualité de ces opérations ? C’est la position défendue à Téhéran, moins à
Washington. De l’autre, l’article 6 du TNP engage les parties signataires à
poursuivre des négociations « de bonne foi » vers un désarmement complet.
Le peu de mouvement sur ce dossier, abordé au prochain chapitre, fragilise
le TNP.
L’article 3 du TNP donne à l’AIEA le rôle d’assurer le respect du traité.
Ici tout est affaire de flux et de sites. Le travail de l’agence repose sur la
signature d’Accords de garanties généralisées (AGG) avec les États non
dotés. En 2022, seuls six pays ne les avaient pas encore mis en place, la
Guinée équatoriale, la Guinée, Sao Tomé-et-Principe, la Somalie, la
Palestine et le Timor-Leste, soit car ils ne sont pas membres de l’AIEA, soit
car, en absence d’activité nucléaire sur leur sol, leur diplomatie n’y a pas
porté d’intérêt. Pour les autres, les AGG suivent une même philosophie. La
surveillance se fait par le contrôle, d’abord virtuel, des matières fissiles
présentes dans le pays ainsi que des lieux qu’elles traversent, afin de
prévenir tout détournement à vocation militaire. Virtuel, car ce suivi dépend
dans un premier temps de la déclaration que font les pays de leurs
inventaires de matières et des sites concernés. En face, l’AIEA compare ces
éléments avec d’autres sources pour assurer leur fiabilité : bases de données
tierces (douanes, commerces), analyses d’images satellitaires ou
prélèvement dans l’environnement. Les États signataires ont ensuite
l’obligation d’accueillir les inspecteurs de l’agence venant vérifier la
conformité des déclarations. Enfin, l’AIEA dispose d’un ensemble de
capteurs de radioactivité et de caméras de surveillance, ainsi que de scellés
connectés, permettant de suivre les sites à distance. Le régime de contrôle
repose donc sur la capacité de l’AIEA d’identifier les lieux éventuels de la
prolifération en dehors de ceux qu’on lui indique. En 1991, la découverte
du programme clandestin de l’Irak lors de la première guerre du Golfe
expose les limites de ce système. Avec l’introduction en 1997 des
protocoles additionnels aux Accords de garanties, signés depuis par 138
pays, l’AIEA élargit son emprise spatiale. Ces protocoles obligent les
signataires à fournir des informations sur les infrastructures et les matières
utilisées sur l’ensemble de la chaîne du combustible, de la mine à la gestion
des déchets. Ils leur imposent également de signaler l’exportation de
technologie et de matériaux non nucléaires, mais pouvant servir à la
prolifération. Pour éviter la déconvenue irakienne, où une partie des
recherches se déroulait dans un bâtiment connexe à celui que les inspecteurs
de l’agence avaient contrôlé, l’AIEA se réserve le droit d’accéder à toutes
les infrastructures d’un site ainsi que de réaliser des échantillonnages de
l’environnement n’importe où cela semblera utile. Mais cet appareil
technique et normatif de plus en plus efficace se heurte aux moyens limités
de l’agence. L’AIEA dispose de moins de 900 salariés et d’un budget
opérationnel de 377 millions d’euros, une somme inférieure au budget
d’une ville comme Rennes. Qui plus est, l’agence n’a pas d’outil coercitif.
Elle ne peut que constater les dérives et les dénoncer auprès du Conseil de
sécurité des Nations unies, dont on connaît les méandres. Plus que les
garanties et les protocoles, c’est le développement grandissant du
renseignement de sources ouvertes, ou OSINT, au sein de l’agence comme
en dehors, qui oppose la principale barrière au développement de
programmes clandestins. Ce sont les images des satellites Pléiades qui, en
hiver 2022, montrent la fonte de la neige sur les toits des bâtiments du
centre nucléaire de Yongbyon indiquant que le régime nord-coréen a
relancé sa production de matières fissiles. Ce sont les mêmes images qui,
deux ans plus tôt, permettent de dissiper les craintes au sujet d’un
programme clandestin en Arabie saoudite, alors que des journalistes du New
York Times avaient confondu une station de traitement des eaux usées et un
site de raffinage d’uranium… Face aux organisations internationales, la
société civile prend par l’intelligence spatiale une place grandissante dans le
contrôle de la prolifération.
En 2020, 138 des 190 participants au TNP étaient également membres
d’un traité instituant une zone libre d’arme nucléaire. Si ces espaces ont
d’abord concerné des biens communs – traité de 1959 sur l’Antarctique, de
1967 sur l’espace extra-atmosphérique et de 1971 sur les fonds marins – ils
se sont appliqués depuis à cinq régions : l’Amérique latine et les Caraïbes
(Traité de Tlatelolco de 1967), le Pacifique Sud (Traité de Rarotonga en
1986), les pays de l’ASEAN en Asie (Traité de Bangkok en 1997), le
continent africain à l’exception du Soudan du Sud (Traité de Pelindaba
entré en vigueur en 2009) et l’Asie centrale (traité de Semipalatinsk de
2009). Ces zones ont permis de solidifier le statut non nucléaire d’anciens
pays proliférants, à l’image de l’Afrique du Sud et de l’Égypte en Afrique.
Provenant d’initiatives locales, elles offrent une alternative au TNP, parfois
accusé de néocolonialisme, mis en place par les puissances du Nord pour
perpétuer leur domination. Ces zones instituent des mécanismes régionaux
de vérification additionnels à ceux de l’AIEA, comme pour le traité de
Tlatelolco, doté d’une Agence pour la prohibition des armes nucléaires en
Amérique latine et dans les Caraïbes (OPANAL) pouvant imposer une
inspection spéciale de l’AIEA à l’un des pays signataires à la demande d’un
autre État membre. Ces accords visent à entretenir la confiance entre ces
pays et diminuer le sentiment d’insécurité qui alimenterait une course
régionale à l’armement. Toutefois, ces zones n’auraient aucun effet sans les
garanties négatives de sécurité venant des pays dotés, c’est-à-dire
d’engagements à ne pas utiliser la bombe contre un de leurs pays membres.
La France, la Russie, les États-Unis, le Royaume-Unis et la Chine ont signé
un protocole au traité de Tlatelolco allant dans ce sens. Mais pour les autres,
l’entente est plus difficile. Il en va alors d’abord de la présence de sites
militaires ou de territoires d’outre-mer des puissances atomiques dans ces
régions. Washington n’a pas ratifié les protocoles de Pelindaba, craignant
pour sa base de Diego Garcia dans l’océan Indien. En Asie du Sud-Est,
c’est l’intégration des zones économiques exclusives des pays signataires
dans l’espace concerné par le traité de Bangkok qui freine l’intégration des
puissances nucléaires, craignant pour la liberté de transit de leur armement
par les détroits stratégiques de la région. C’est évidemment sans parler de
l’impossibilité d’une telle démarche pour Pékin au vu de ses revendications
sur les ZEE en mer de Chine méridionale. Malgré ces accrocs, la création
de trois nouvelles zones est en discussion. Proposée dès les années 1970 par
l’Iran et l’Égypte, l’institution d’une zone au Moyen-Orient soulève les
espoirs. Mais la position d’Israël, pays nucléarisé sans jamais l’admettre
officiellement et non membre du TNP, bloque toute négociation.
L’établissement d’une zone dans la région Arctique, longuement discuté par
le Conseil circumpolaire inuit, a gagné en momentum à mesure que les
tensions grandissaient dans la région. Mais Washington et Moscou s’y
opposent, considérant l’importance de l’Alaska pour le dispositif de défense
du premier, ainsi que la localisation de la flotte nucléaire russe dans la
péninsule de Kola. Difficile aussi pour les autres pays, presque tous sous le
parapluie nucléaire de l’OTAN, de faire pression. Russie et États-Unis
s’inquiètent aussi pour les freins à la navigation que cette zone imposerait
dans l’océan Arctique central et pour certaines routes stratégiques aux
statuts contestés, à l’image du passage du nord-ouest que le Canada
considère comme faisant partie de ses eaux intérieures et non comme un
détroit ouvert au transit. Une dernière zone est envisagée en Asie du Nord-
Est, autour du Japon et de la péninsule coréenne d’un côté, où toutes armes
nucléaires seraient retirées, et de la Russie, la Chine et les États-Unis
assurant des garanties de sécurité de l’autre. Évidemment, la position de la
Corée du Nord freine toute avancée. Mais il en va aussi de Moscou, qui
rechigne à dénucléariser ses positions en mer d’Okhotsk.
Le contrôle des flux de matières et de technologie à utilisation duale dans
le marché libéralisé, mondialisé et grandissant du nucléaire civil constitue le
dernier outil de gouvernance de la prolifération. Ce régime se compose de
plusieurs organisations internationales – le Groupe des fournisseurs
nucléaires (NSG), l’Arrangement de Wassenaar, le Comité Zangger – ainsi
que d’accords bilatéraux, à l’image des traités 123 des États-Unis. Cette
redondance sert un objectif géographique. Il s’agit de s’assurer qu’un
maximum d’États participe a minima à un outil du régime. Ainsi, si l’Inde
n’est pas membre du NSG, elle est partie de Wassenaar. Ceci est permis par
les buts différents de ces outils. Le Comité Zangger a, par exemple,
uniquement un rôle d’expertise et d’interprétation du TNP : il établit une
liste d’équipements ne devant pas être exportés aux pays non dotés sauf si
ces échanges sont couverts par les garanties de l’AIEA. L’Arrangement de
Wassenaar engage lui uniquement ses membres à échanger des informations
sur leurs exportations. Tous reposent sur les deux mêmes approches. D’une
part, ils produisent une liste de technologies devant être surveillées pour
leur caractère dual. Ces listes ne répondent pas qu’à des logiques
d’ingénierie et ne fluctuent pas qu’en fonction des avancées technologiques,
mais sont le produit de négociations politiques. D’autre part, ces accords
reposent sur le partage de données entre les membres afin d’assurer un
contrôle mutuel. Mais, comme pour l’AIEA, aucun d’eux ne dispose de
moyen coercitif. Le NSG apparaît comme l’outil le plus complet. Créé en
1975 en réaction à l’utilisation par l’Inde de technologie importée sur le
marché du nucléaire pour son premier essai, il rassemble 48 pays membres.
Le NSG dispose de deux listes de contrôle, la trigger list et la dual-use list.
Le transfert des équipements placés sur la première est interdit, sauf s’ils
sont spécifiquement couverts par des garanties de l’AIEA et ceux de la
seconde sont autorisés sauf vers des pays ayant un programme atomique
non contrôlé par des garanties. Mais de nombreuses voix accusent le NSG
de constituer un cartel dont l’objectif est d’écarter du marché les pays
développant leur propre industrie nucléaire pour limiter la concurrence.
Pour un État, appartenir au NSG porte autant un intérêt symbolique, en
reconnaissant sa capacité à s’affirmer dans un secteur de pointe,
qu’économique, facilitant les exportations de ses entreprises. Pour la Chine,
c’est également l’occasion d’influencer la production des normes
internationales de lutte contre la non-prolifération. Ses relations avec
Islamabad en sont un bon exemple. Le pays fournit des réacteurs au
Pakistan, qui ne fait pas partie du TNP, en contradiction avec l’esprit du
NSG. La Chine se justifie en invoquant l’ancienneté de ces accords, signés
avant son intégration au groupe en 2004. Parallèlement, la relation avec
New Delhi soulève des polémiques depuis longtemps au sein du NSG.
Washington, Paris et Moscou ont soutenu des clauses d’exception pour
exporter vers l’Inde, en dépit de son absence du TNP. Son adhésion
formelle, soumise à un vote à l’unanimité des membres, est bloquée par
Pékin qui craint qu’elle n’empêche une future intégration du Pakistan. Le
contrôle des flux de technologie dépend également des instruments de
gouvernance états-uniens. Washington conditionne l’exportation des
technologies nucléaires à la signature par le pays récipiendaire d’un accord,
dit 123, l’engageant à placer les matériaux sous les garanties de l’AIEA et
l’obligeant à obtenir l’aval des États-Unis pour le revendre à autre un État.
Mais alors que l’hégémonie des États-Unis sur le marché nucléaire civil
s’est effondrée, rien n’assure la pérennité de ce filet de sécurité.

Les réseaux de prolifération profitent des failles de la mondialisation


Cette gouvernance n’a pas empêché la nucléarisation du Pakistan et de la
Corée du Nord, ni le développement de programmes en Iran, en Syrie ou en
Irak. La prolifération profite en réalité des failles ouvertes par la
mondialisation que font fructifier tous trafics illicites. L’emblématique
réseau du pakistanais Abdul Q. Khan en est l’exemple parfait. Docteur en
génie des matériaux, Khan profite de son travail chez un sous-traitant
d’Urenco aux Pays-Bas pour subtiliser entre 1972 et 1975 les plans de
l’usine de centrifugation ainsi qu’une liste de fournisseurs pour ses
composants. En plus de participer à la nucléarisation du Pakistan, il facilita
les projets de la Corée du Nord, de la Libye ainsi que de l’Iran et aurait
approché l’Irak, l’Arabie saoudite et l’Égypte, sans succès. La force du
réseau Khan réside dans sa maîtrise des flux, des nœuds et des trous noirs
de la globalisation.
Les premiers pas se font au grand jour. Des scientifiques pakistanais
achètent directement des pièces en Suisse et en Allemagne qu’ils ramènent
à Islamabad en avion militaire. Mais à mesure que les contrôles
s’accentuent, le réseau se complexifie. Khan utilise les ambassades où des
agents travaillent sous couvert du secret des correspondances diplomatiques
pour commander des pièces et les envoyer au Pakistan vers une
cinquantaine d’entreprises qui les reversent ensuite au programme
atomique. Pour brouiller les pistes, ces agents passent par des courtiers de
pays tiers ou par des sociétés-écrans créées spécifiquement. Profitant des
délocalisations croissantes de l’industrie, Khan multiplie les fournisseurs et
favorise les pays aux régimes de contrôle les plus lâches. L’assemblage des
centrifugeuses à destination de la Libye sera ainsi fait en Malaisie, sous
couvert d’une entreprise spécialisée dans la construction automobile. Dubaï
reste la pièce maîtresse dans l’appareil géographique de Khan. Le réseau
profite du développement des zones franches pour faire transiter les
marchandises. L’absence de contrôle douanier, le désintérêt des autorités et
la volonté du gouvernement d’y promouvoir le port permettent de se servir
de la ville pour cacher la provenance ou la destination des pièces. Toutes les
centrifugeuses envoyées en Libye en 1997 passeront par l’émirat sans
obstacle. Les sociétés-écrans créées par Khan à Dubaï passent inaperçues
dans la frénésie entrepreneuriale que connaît la ville. Les points de
transbordement sont multipliés pour créer des couvertures : les pièces
passent par le Liechtenstein, l’Arabie saoudite, les émirats du Golfe, parfois
même les Caraïbes avant de rejoindre le Pakistan et finalement la Libye.
Les fonds, qui permettent à cette toile de tenir, se cachent au Luxembourg,
aux îles Caïmans ou au Liechtenstein. La lutte contre la prolifération
nucléaire ne s’éloigne ainsi pas du combat contre n’importe quel autre
marché noir.
Ces trafics ne sont pas tous motivés par l’idéologie, mais plus
prosaïquement par intérêt financier. Ils suivent alors la géographie
habituelle du crime organisé, qui cherche à rentabiliser ses réseaux en
diversifiant son offre. Il en va ainsi de la contrebande de matières
radioactives. Si le nombre d’incidents inventoriés par l’AIEA a augmenté
après 1990, c’est autant en raison de l’effondrement de l’URSS que de
l’amélioration des contrôles radiologiques aux frontières de l’Europe
institués en conséquence. La contrebande de matières fissiles reste
rarissime : sur les 320 détournements repérés, seuls 12 concernent de
l’uranium et 3 du plutonium. La majorité concerne la région de la mer
Noire, devenue la plaque tournante de ce marché, passant de Russie à
l’Europe via l’Arménie, la Géorgie, où ils profitent des souverainetés
opaques de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, avant de rejoindre la Turquie.
La totalité d’entre eux relevait de groupes déjà impliqués dans le trafic de
drogue, d’armes ou d’êtres humains. Ces incidents sont donc le fait
d’acteurs somme toute banals, bien loin des syndicats internationaux du
crime que les films d’action aiment à dépeindre comme moteur de la
prolifération nucléaire.
LIMITER ET DÉSARMER : (EN)JEUX
D’ACTEURS

La modernisation des arsenaux : rivalités de pouvoir et évolutions


technologiques
Le régime de non-prolifération repose donc en partie sur l’engagement
par les puissances dotées à mener des négociations vers le désarmement. À
l’échelle mondiale, l’inventaire des têtes nucléaires a fortement décru
depuis le pic atteint en 1986 à près de 70 000 bombes. Mais cette
dynamique ne reflète pas la modernisation en cours des armements.
Si la Russie, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis sont dans une
logique d’amélioration et de stabilisation des arsenaux, les autres se
diversifient, voire augmentent leurs inventaires et il est tout à fait
envisageable de voir New Delhi et Islamabad rattraper Paris et Londres
dans un avenir proche. À Washington, la modernisation profite d’un
consensus entre démocrates et républicains et concerne les trois
composantes de la triade nucléaire : les missiles tirés du sol, ceux tirés à
partir de sous-marin et ceux portés par l’aérien. Les premiers ont profité du
lobbying au Capitole des élus du Wyoming, du Dakota du Nord et du
Montana où se trouvent les sites de lancement. La Russie modernise
également sa triade, avec une priorité donnée à la partie terrestre ainsi qu’à
ses sous-marins, dont la répartition égale des nouveaux modèles entre la
Flotte du Pacifique et la Flotte du Nord témoigne de l’intérêt croissant au
Kremlin pour la région couverte par la première. Pékin ne laisse filtrer que
peu d’information. Mais l’amélioration de sa composante océanique, en
remplacement de sous-marins trop bruyants, ainsi que de missiles
intercontinentaux à la portée plus grande témoignent de sa volonté
d’améliorer sa capacité de survie face à une première frappe qui
neutraliserait ses forces. Si les rivalités avec l’Inde n’ont que peu
d’influence sur la modernisation de Pékin, l’inverse n’est pas vrai. New
Delhi investit dans des armes mobiles dont la portée les destine à la Chine
ainsi que dans des missiles tournés vers le Pakistan. Parallèlement, l’Inde
construit une composante océanique tant pour sa valeur stratégique que
symbolique, recherchant un nouvel attribut de la puissance. Sans surprise,
Islamabad suit le même chemin et se modernise en privilégiant des armes
dont la portée couvre les centres vitaux et les bases militaires du nord de
l’Inde. À Pyongyang, la diversification dans les sous-marins ainsi que dans
des missiles à portées multiples trahit la diversité des menaces perçues entre
le voisin sud-coréen, le Japon et les États-Unis. Pour la Grande-Bretagne,
qui modernise son arsenal sur la seule composante océanique, une
éventuelle indépendance de l’Écosse poserait un risque stratégique. La
force sous-marine britannique est basée à Clyde et les missiles nucléaires
sont stockés à Coulport, tous deux situés à l’ouest de Glasgow. Si l’Écosse
devait devenir souveraine, la dissuasion britannique reposerait entièrement
sur le territoire d’un État étranger dont la principale force indépendantiste,
le Scottish National Party, est opposée à l’arme nucléaire. Ce débat pèse
évidemment sur les décisions d’investissement à Londres où la recréation
d’une composante aérienne apparaît comme une solution alternative au
déplacement des sous-marins à Devonport (Angleterre) ou même en France
et aux États-Unis, en absence d’accord avec un nouveau gouvernement à
Édimbourg. Certains à Westminster espéraient même fonder un « Gibraltar
nucléaire », transformant l’estuaire de la Clyde en territoire britannique
d’outre-mer…
La modernisation des arsenaux s’accompagne d’une nouvelle course aux
armements autour des armes hypersoniques capables de dépasser Mach 5.
Parfois qualifiées de ruptures, elles sont surtout des attributs de la puissance
autant symbolique que stratégique. Cette catégorie recouvre deux types
d’engins : les missiles de croisière hypersoniques propulsés par un réacteur
et les planeurs hypersoniques largués par un missile en haute altitude où ils
progressent avant de redescendre vers leur cible. La Russie, la Chine et les
États-Unis sont les plus avancés, mais des programmes de moindre
envergure existent en France, au Royaume-Uni ainsi qu’en Inde avec l’aide
de Moscou. Évidemment, la réduction du temps de vol et donc la
diminution du temps de réaction d’un adversaire sont les premiers
avantages de ces armes. Mais, c’est surtout leur manœuvrabilité qui
intéresse. Tandis que les missiles intercontinentaux suivent une trajectoire
balistique, aisément repérable, les armes hypersoniques peuvent changer de
direction, rendant leur trajectoire moins prévisible et moins vulnérable aux
systèmes antimissiles. Présentés comme « invincibles » ou
« indétectables », les missiles hypersoniques sont alors surtout des outils
dans la guerre de communication.
Pour Pékin et Moscou, ces évolutions sont une réponse au renouveau des
systèmes antimissiles de Washington. Depuis le début des années 2000, les
États-Unis relancent leur défense antimissile. Ce bouclier s’appuie sur un
réseau de satellites et de radars basés en Alaska, dans le Massachusetts, en
Californie, au Groenland et au Royaume-Uni, qui identifient la menace
pour des missiles intercepteurs basés en Californie, en Alaska ainsi que sur
une quarantaine de navires. Les tests réalisés n’ont montré qu’un taux de
réussite de 55 %, ce qui ne permettrait d’intercepter qu’une douzaine de
missiles, un chiffre dérisoire comparé à l’arsenal du Kremlin. D’ailleurs
l’emplacement des intercepteurs ne couvre pas efficacement une attaque de
Russie, mais pourrait contrer une frappe chinoise. Washington cherche à
améliorer ce dispositif depuis son retrait du traité russo-américain sur les
missiles antibalistiques (ABM) en 2002, qu’il justifiait alors par la nouvelle
menace nucléaire de Téhéran et Pyongyang. Évidemment, la Chine et la
Russie n’en font pas la même interprétation. Ce n’est toutefois pas la
défense du territoire américain, mais l’installation de bouclier antimissile
auprès de ses alliés en Europe de l’Est et en Corée du Sud qui inquiète.
Moscou s’oppose au déploiement d’intercepteurs proche de ses frontières
en Roumanie et en Pologne ainsi que d’un radar en République tchèque,
que Washington motive par la défense face à un tir iranien. Le Kremlin a
répondu en augmentant la militarisation de l’enclave de Kaliningrad et en
déployant des systèmes antimissiles en Serbie lors du bien nommé exercice
de défense « bouclier slave » en 2019. Pour la Chine, c’est l’implantation de
dispositif THAAD en Corée du Sud qui soulève l’opposition. Ce système,
destiné à intercepter des missiles venant de Corée du Nord en phase finale
de leur trajectoire et à protéger de petits espaces à l’inverse de ceux placés
en Europe, ne pourrait pas empêcher une attaque vers les États-Unis.
Toutefois, les radars du THAAD faciliteraient et raccourciraient le temps
nécessaire à Washington pour identifier une frappe venant de Chine.
L’installation de capacités identiques au Japon ainsi que sur les bases
militaires états-uniennes de Guam et d’Okinawa fait craindre un
encerclement par l’est. Reste aujourd’hui la question d’une meilleure
protection par Washington du front arctique, encore empêchée par le refus
du Canada de placer plus d’intercepteurs sur son sol. La Russie n’est pas en
reste et améliore son propre système. Cependant, consciente de l’amplitude
de sa géographie, sa doctrine n’envisage pas une protection de l’ensemble
du territoire comme pour les États-Unis, mais uniquement de Moscou et de
quelques centres militaro-industriels, grâce à un système de radars placés
dans ses périphéries, dont au Kazakhstan et au Bélarus. La Chine ne montre
pas le même enthousiasme et préfère assurer ses capacités à lancer une
seconde frappe en dispersant géographiquement ses propres missiles sur le
territoire et en améliorant ses moyens de détection pour lancer une contre-
attaque avant même que les bombes ennemies ne l’atteignent. Mais pour les
trois puissances, le retour de la défense antimissile est aussi un élément de
la militarisation croissante de l’espace. Si les satellites sont une pièce
centrale pour détecter à temps une menace, leur destruction est tout aussi
importante pour un préparer une attaque.

Un contrôle des armements qui s’effondre ?


Développé à partir des années 1970, le régime de contrôle des armements
vise à maintenir une stabilité entre l’URSS et les États-Unis, sans forcément
tendre vers une parité parfaite entre leurs arsenaux. Il donne lieu à la
signature d’un ensemble de traités par Washington et Moscou reposant sur
une compartimentation des armes selon des critères géographiques. Les
vecteurs dont la portée dépasse les 5 500 km sont couverts par les accords
START (1991) puis New START (2010), ceux capables d’atteindre une
cible entre 500 et 5 500 km sont concernés par le traité FNI (1987) et les
armes dont la portée est inférieure à 500 km relèvent des Presidential
Nuclear Initiatives (PNI) prises par G.W. Bush et M. Gorbatchev en 1991.
La nature de ces accords change. Les PNI sont des engagements unilatéraux
et non contraignants. Le FNI, au contraire, visait l’interdiction complète du
déploiement de missiles à portée intermédiaire. Quant à New START, il
impose un plafond pour le nombre de têtes nucléaires et de vecteurs, tout en
introduisant un mécanisme de vérification poussée. Le retrait en 2019 des
États-Unis du FNI a été interprété comme un signe de la mort de l’Arms
Control. Washington se justifie en invoquant des violations répétées du
traité par le Kremlin, accusée d’avoir développé un nouveau missile à
portée intermédiaire. De son côté, Moscou rejette toute responsabilité et
dénonce l’implantation par les États-Unis de systèmes de défense
antimissiles en Europe pouvant théoriquement être convertis pour
l’attaquer, en infraction alors au FNI. Outre les tensions grandissantes entre
les deux puissances, l’échec du traité découle des reconfigurations en cours
de l’architecture sécuritaire globale. La Russie craint en effet pour son front
oriental, où le FNI interdit de déployer des armes dont la portée permettrait
de dissuader une attaque chinoise ou nord-coréenne. Dans le domaine des
missiles à courtes portées, le problème est double. D’une part, les PNI
n’étant pas contraignantes, les États-Unis doutent de la sincérité de leur
application par Moscou. D’autre part, si la France, les États-Unis et le
Royaume-Uni sont transparents quant à la nature nucléaire ou non des têtes
montées sur ces vecteurs, ce n’est pas le cas de la Russie pour qui le
maintien du doute fait partie de sa doctrine de dissuasion. Le retrait
américain du FNI a fait craindre pour l’avenir de New START. Donald
Trump s’est montré particulièrement critique vis-à-vis du traité, considérant
que l’absence de Pékin le rendait inutile. La ligne russe n’est pas si
éloignée. Moscou pousse pour une réorganisation de l’Arms control dans
une approche mêlant le contrôle des arsenaux conventionnels et nucléaires
ainsi que des défenses antimissiles et intégrant la France et le Royaume-
Uni. Malgré cela, New Start a été prolongé de cinq années en 2021, mais la
suite reste floue, particulièrement dans le contexte de la guerre en Ukraine
de 2022 qui a mené le Kremlin à suspendre les inspections des sites
balistiques autorisées par le traité.
Ces évolutions couplées à une frustration grandissante des pays non dotés
face à l’absence de progrès sur le désarmement nucléaire ont abouti à
l’adoption le 7 juillet 2017 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires
(TIAN). En septembre 2022, 86 États en étaient signataires, provenant
principalement des espaces déjà couverts par des Zones libres d’armes
nucléaires. Les pays nucléarisés l’ont refusé et n’ont pas pris part à sa
rédaction. Il en va de même de ceux placés sous le parapluie d’un allié doté.
Mais ce front n’est pas si uni. Plusieurs gouvernements régionaux, en
Espagne, Belgique ou aux Pays-Bas, ainsi que certaines grandes villes dont
Paris, Berlin et Oslo ont signé informellement le traité. Le TIAN prend des
dispositions identiques aux TNP (prohibition de la fabrication, de la
possession, du stockage et du transfert des armes), mais introduit aussi une
interdiction : celle de menacer un adversaire d’employer cet armement
contre lui. Les modalités de contrôle restent floues, n’évoquant qu’une
« autorité internationale compétente » pour vérifier l’abandon irréversible
des programmes existants. En absence des principaux intéressés, le TIAN
n’a pas de force opérationnelle. Le but était d’abord de conclure un accord
contraignant créant une nouvelle norme internationale. Le traité n’est pas la
première expérience de dénucléarisation. On a déjà évoqué le cas de
l’Afrique du Sud. On pourrait y ajouter ceux du Bélarus, du Kazakhstan et
de l’Ukraine, abandonnant l’arsenal nucléaire hérité de l’URSS après leur
indépendance. Si ces décisions relevaient d’une lecture du contexte
sécuritaire – Kiev ne considérait alors pas l’éventualité d’une hostilité de
Moscou –, elles étaient aussi la conséquence de calcul économique : aucun
des trois pays ne disposait des moyens techniques et humains pour assurer
la maintenance des arsenaux atomiques ni des capacités militaires pour leur
utilisation. Au contraire, abandonner l’arme était perçu comme un moyen
d’affirmer une identité nationale postsoviétique. La signature du TIAN est
le produit d’une convergence d’acteurs aux intérêts distincts. Le traité est un
projet à vocation humanitaire, centré sur les aspects éthiques de la bombe
ainsi que sur les conséquences de son utilisation. C’est en conséquence le
résultat d’un engagement d’abord associatif porté par une ONG, l’ICAN
(Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires), fondée en
2007 à partir de l’Association internationale des médecins pour la
prévention de la guerre nucléaire, qui fédère plus de 450 organisations dans
le monde et fut lauréate du Prix Nobel de la paix en 2017. Côté étatique,
comme l’analyse la politiste française Emmanuelle Maitre, cette
mobilisation relève d’une forme de diplomatie de niche, permettant à
certains pays de rayonner dans le concert des nations et offrant des
responsabilités internationales à leurs diplomates. Acteur central du TIAN,
ayant donné à la convention de négociation du traité sa première présidente
(Elayne Whyte Gómez), le Costa Rica a fait du désarmement nucléaire une
des extensions de la politique pacifiste qui définit aujourd’hui son soft
power. Pour l’Afrique du Sud, il s’agit d’appuyer son discours du « bon
citoyen nucléaire » ayant de lui-même abandonné la bombe et de se
présenter comme expert politique et technique dans le domaine. La
diplomatie de l’expertise se retrouve aussi au Kazakhstan ou aux îles
Marshall, puisant dans leur combat contre les conséquences des essais
nucléaires. D’autres, comme l’Autriche, la Nouvelle-Zélande ou l’Irlande y
trouvent une extension logique de leur politique antinucléaire et de leur
neutralité diplomatique. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle de certains
individus dans le positionnement des pays, à l’image d’Alfonso García
Robles pour le Mexique, père du Traité de Tlatelolco dont l’influence
symbolique demeure au sein du corps diplomatique.
LES HÉRITAGES POLITIQUES DES
ESSAIS NUCLÉAIRES

Depuis 1945, 2 121 essais nucléaires ont été réalisés par les dix pays
ayant possédé l’arme. Tous ont procédé à ces tirs dans des espaces qu’ils
considéraient alors comme des marges : Sahara algérien et Tuamotu
(Polynésie) pour la France, Kazakhstan et Nouvelle-Zemble (Sibérie) pour
l’URSS, Australie et Kiribati (Pacifique) pour le Royaume-Uni, Alaska,
Nevada, Kiribati et îles Marshall pour les États-Unis, Xinjiang pour la
Chine, Baloutchistan pour le Pakistan, désert frontalier du Thar pour l’Inde,
massif du Hamgyong pour la Corée du Nord. Pour Israël et l’Afrique du
Sud, que l’on soupçonne d’avoir mené des tests communs, la localisation
reste incertaine, entre le désert du Néguev et l’île du Prince-Édouard dans
l’océan Indien. Les héritages matériels et politiques de ces essais ordonnent
toujours les relations entre le pouvoir central et ces territoires, fussent-ils
indépendants ou non aujourd’hui. Cette géographie des essais repose sur ce
que certains chercheurs définissent comme un colonialisme nucléaire, une
appropriation concrète et symbolique de terres indigènes éloignées du
centre politique. L’utilisation des périphéries des empires s’est associée à un
processus de marginalisation de ces espaces visant à justifier leur
militarisation en invoquant leur caractère désertique. Leur peuplement,
permanent ou temporaire au gré des mouvements de migration de travail ou
du nomadisme était pourtant bien réel. Cette construction du désert est alors
passée non seulement par un exercice rhétorique, mais également par des
déplacements de population. Les débats s’articulent autour de la notion de
réparation, qu’il s’agisse des conséquences sanitaires, des migrations
forcées ou de la remise en état des polygones de tir et de la gestion des
déchets radioactifs ou non, laissés sur place.
Les conséquences géopolitiques de ces héritages se déploient à plusieurs
échelles. Dans les cas où ces régions restent intégrées au sein du pays
nucléarisé, elles forment une pièce centrale des mouvements
indépendantistes. C’est le cas au Pakistan, où les forces sécessionnistes
baloutches convoquent les essais de 1998 pour attirer l’attention
internationale sur leur cause. C’est aussi évidemment le cas en Polynésie
française, où les conflits internes entre parti autonomiste et parti
indépendantiste qui définissent la vie politique locale se retrouvent dans le
rapport au fait nucléaire. Pour Papeete, la situation est d’autant plus
particulière qu’elle suscite des débats sur le contrôle territorial de la
Polynésie. Les deux atolls utilisés pour les tirs appartiennent toujours à la
République française et leur rétrocession à la Polynésie française est un
thème politique récurrent. Qui plus est, l’emprise spatiale militaire acquise
pour les essais reste importante à Tahiti, alors que l’île connaît une forte
pression foncière. En Chine, l’héritage des essais réalisés à Lop Nur dans
l’actuelle région autonome du Xinjiang se mêle aux débats sur
l’indépendance et le traitement par Pékin des populations ouïghoures qui y
résident.
Pour les États devenus indépendants, les demandes de réparation
constituent un abcès dans les relations avec l’ancienne puissance coloniale
tout autant qu’un outil convoqué dans les négociations bilatérales. Il en va
ainsi des rapports entre Paris et Alger, où l’héritage nucléaire et la
réhabilitation des sites d’essais sont mobilisés directement ou dans la presse
à direction des populations en fonction de l’évolution des relations. Pékin a
bien compris l’intérêt d’investir ce sujet dans sa stratégie de conquête
d’influence auprès des États du Pacifique. Lors de son tour des îles du
Pacifique au printemps 2022, le ministre chinois des Affaires étrangères
Wang Yi n’a pas manqué durant les quatre heures passées à Kiribati
d’évoquer le sujet lors de sa réunion avec le président Taneti Maamau.
L’opposition aux essais nucléaires a constitué des réseaux transnationaux
militants dans le Pacifique, participant à la construction d’un régionalisme
par le bas. Enfin, sur la scène internationale, deux pays, les îles Marshall et
le Kazakhstan ont fait de leur expérience des essais une spécificité de leur
diplomatie. Conscientes de la faiblesse de leurs moyens institutionnels, les
Marshall ont investi le terrain judiciaire. En 2014, le pays ouvre une
procédure auprès de la Cour internationale de justice contre les neuf
puissances atomiques pour le non-respect de l’article 6 du TNP sur le
désarmement. L’affaire est finalement rejetée par la Cour par la plus petite
marge possible, les 16 juges ayant voté à égalité laissant la décision finale à
son président slovaque. Depuis 1991, le Kazakhstan a fait du nucléaire un
pivot de sa politique étrangère, devenu le cheval de bataille de l’ancien
président Noursoultan Nazarbaïev. Le pays puise sa légitimité dans
l’expérience de près de 500 essais à Semipalatinsk ainsi que dans l’abandon
après son indépendance de l’arsenal atomique soviétique qu’il détenait.
Cette diplomatie se déploie sur de multiples domaines : participation à
l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires en
hébergeant un de ses centres de formation, lobbying auprès de l’ONU pour
instaurer une journée internationale contre les essais nucléaires, fondation
de la zone libre d’arme nucléaire en Asie centrale, accueil de la banque de
combustible nucléaire de l’AIEA, etc. Pourtant, cet engagement n’est pas
sans contradiction. Le Kazakhstan loue toujours à la Russie des polygones
de tir, à Kapustin et Sary Shagan, qui lui servent à tester des éléments de sa
dissuasion.
CONCLUSION

Été 2022, les yeux des téléspectateurs européens sont rivés sur les images
de la centrale de Zaporijia en Ukraine au rythme des annonces, jour après
jour, de l’arrêt ou du redémarrage d’un réacteur à la suite du bombardement
du site. Minute par minute, on suivra sur les chaînes d’information en
continu le trajet depuis Vienne des 14 inspecteurs de l’AIEA, aux faux airs
de Casques bleus, faisant reposer sur eux l’espoir d’une stabilisation de
l’engrenage. Au même moment, les internautes traquent en direct le
mouvement des avions transportant du combustible nucléaire de Russie vers
la Slovaquie et la République tchèque, pendant que, sur Twitter, on
s’écharpe autour des conséquences du choix de Berlin d’arrêter ses
centrales sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de Moscou. Partout sur le
continent, l’inflation portée par l’augmentation des prix de l’énergie dans le
sillage du conflit ravive les débats sur la construction de nouveaux
réacteurs. À l’abri du bruit médiatique, sous les ornements du Palais Coburg
de Vienne, les diplomates iraniens, états-uniens, français, anglais, chinois et
allemands tentent de retrouver un accord pour dissuader Téhéran de
chercher à obtenir la bombe. Difficile, après cela, de nier les dimensions
géopolitiques du nucléaire ainsi que l’intrication entre les pans civils et
militaires.
La géopolitique du nucléaire est d’abord une géopolitique des
technologies. Non pas qu’elle ne repose sur aucune matière. Mais c’est la
maîtrise des techniques de transformation de ces matériaux qui cristallise
les conflits. Elle dicte qui peut ou ne peut pas produire les combustibles des
centrales ainsi que les cœurs des engins nucléaires ou leurs vecteurs. La
puissance tirée en est autant stratégique que symbolique. Au cœur de toutes
les préoccupations se trouve la dualité technologique du nucléaire, même si
l’on ne navigue pas entre programme civil et militaire si facilement. Alors,
loin d’être a-spatiale comme certains pouvaient l’espérer, cette géopolitique
repose sur un réseau fait de sites, de lieux stratégiques, ainsi que de flux de
matières, de techniques et de connaissances que l’on essaie de réguler ou de
tordre à son avantage politique.
Ces enjeux sont amplifiés par la libéralisation du marché du nucléaire
civil et par sa globalisation. Le contrôle de la prolifération se complique à
mesure que le nombre d’exportateurs augmente, permettant aux acheteurs
de faire jouer la concurrence et aux acteurs malintentionnés de jouer des
zones grises de la mondialisation. Les reconfigurations spatiales de ce
système sont rapides, voyant les héritages industriels de la Guerre froide
contestés par l’arrivée de nouveaux vendeurs répondant à une demande
provenant de régions jusqu’alors non nucléarisées. Le combat est tant
économique que stratégique, les contrats de vente représentant autant
l’assurance d’importantes liquidités que celle d’un partenariat interétatique
sur de longues années. Moscou et Pékin l’ont entièrement intégré, reste à
voir comment Washington et Bruxelles y répondront.
Car cette géopolitique du nucléaire s’articule entièrement autour de l’idée
de dépendance et d’indépendance. Face à la dualité technologique, on
essaie de réguler pour dire quel acteur peut contrôler, ou non, certaines
étapes qui peuvent être détournées de leur vocation civile. En exportant des
réacteurs et les services qui les accompagnent, on espère construire des
liens d’interdépendance sur le long terme. Bien avant la question
climatique, la quête d’autonomie reste l’un des moteurs du développement
par un pays d’une industrie nucléaire. Mais les liens entre indépendance et
énergie nucléaire n’ont rien de naturels et restent l’objet de discussion tant
dans les milieux scientifiques que militants.
Le nucléaire est-il donc si géopolitiquement exceptionnel ? D’autres
technologies duales, comme l’industrie cyber ou spatiale, sont tout autant
entraînées dans un marché qui se libéralise, rendant chaque jour plus
difficile leur contrôle. Le nucléaire ne représente en 2022 que 4 % de la
consommation d’énergie dans le monde, soit six fois moins que le charbon
et presque deux fois moins que le bois. Les dépenses mondiales dans
l’armement dépassaient cette même année les 2 110 milliards de dollars, la
dissuasion n’en constituant qu’une part marginale, même si elle est difficile
à quantifier précisément. Il faut donc relativiser l’exceptionnalisme
nucléaire, au regard des autres dynamiques qui organisent le système
global. Et pourtant, considérant son poids toujours écrasant dans nos débats
de société, il reste indispensable de saisir la diversité des jeux d’acteurs et
des rivalités de pouvoir qu’il organise et qui l’organisent afin d’informer au
mieux le citoyen dans ses futures prises de décision.
BIBLIOGRAPHIE

Considérant le foisonnement scientifique et littéraire autour du nucléaire,


cette liste n’a pas vocation à l’exhaustivité et propose quelques références
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Éditeur : Marie-Laurence Dubray.
Remerciements de l’Éditeur à : Anne-Laure Marsaleix.

Crédit photo de couverture : © Jean-Philippe Ksiazek / AFP


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© Le Cavalier Bleu – 5 av. de la République – 75011 Paris.
www.lecavalierbleu.com
La collection « Géopolitique de… » est une marque protégée.

ISBN : 979-10-318-0560-3 / Dépôt légal : février 2023.


Numérisé en France le 28 février 2023 par Zebook à Paris.
ISBN numérique : 979-10-318-0602-0.

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