Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Pouvoir et puissance
d’une industrie duale
Teva Meyer
Teva Meyer
Teva Meyer est maître de conférences en géographie et géopolitique à
l’Université de Haute-Alsace et docteur de l’Institut Français de
Géopolitique (Université Paris 8). Chercheur au laboratoire CRESAT et
chercheur associé à l’IRIS, il travaille sur les dimensions politiques des
relations entre le nucléaire et l’espace.
SOMMAIRE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION : L’EXCEPTIONNELLE
BANALITÉ GÉOPOLITIQUE DU
NUCLÉAIRE
Avec l’affaire de Fessenheim, les Français sont bien au fait des difficultés
que les centrales localisées près d’une frontière peuvent causer. Le site
alsacien n’est pas une exception. En 2020, une centaine de réacteurs étaient
implantés à moins de 100 kilomètres d’une frontière internationale,
principalement en Europe occidentale ainsi qu’à la frontière entre le Canada
et les États-Unis.
SMR, trois lettres pour signifier « Small And Modular Reactors », « petit
réacteur modulaire ». Derrière l’acronyme se trouverait un gage du
renouveau nucléaire. Les politiques comme les think tanks font l’éloge de
leurs vertus stratégiques face aux modèles traditionnels de centrales, un
discours largement repris par l’industrie pour les défendre. Entre rupture
technologique et disruption géopolitique, malheur aux pays qui
manqueraient le train de leur développement, condamnés à rester à l’arrière-
plan de cette nouvelle scène mondiale. Qu’en est-il réellement ?
Depuis 1945, 2 121 essais nucléaires ont été réalisés par les dix pays
ayant possédé l’arme. Tous ont procédé à ces tirs dans des espaces qu’ils
considéraient alors comme des marges : Sahara algérien et Tuamotu
(Polynésie) pour la France, Kazakhstan et Nouvelle-Zemble (Sibérie) pour
l’URSS, Australie et Kiribati (Pacifique) pour le Royaume-Uni, Alaska,
Nevada, Kiribati et îles Marshall pour les États-Unis, Xinjiang pour la
Chine, Baloutchistan pour le Pakistan, désert frontalier du Thar pour l’Inde,
massif du Hamgyong pour la Corée du Nord. Pour Israël et l’Afrique du
Sud, que l’on soupçonne d’avoir mené des tests communs, la localisation
reste incertaine, entre le désert du Néguev et l’île du Prince-Édouard dans
l’océan Indien. Les héritages matériels et politiques de ces essais ordonnent
toujours les relations entre le pouvoir central et ces territoires, fussent-ils
indépendants ou non aujourd’hui. Cette géographie des essais repose sur ce
que certains chercheurs définissent comme un colonialisme nucléaire, une
appropriation concrète et symbolique de terres indigènes éloignées du
centre politique. L’utilisation des périphéries des empires s’est associée à un
processus de marginalisation de ces espaces visant à justifier leur
militarisation en invoquant leur caractère désertique. Leur peuplement,
permanent ou temporaire au gré des mouvements de migration de travail ou
du nomadisme était pourtant bien réel. Cette construction du désert est alors
passée non seulement par un exercice rhétorique, mais également par des
déplacements de population. Les débats s’articulent autour de la notion de
réparation, qu’il s’agisse des conséquences sanitaires, des migrations
forcées ou de la remise en état des polygones de tir et de la gestion des
déchets radioactifs ou non, laissés sur place.
Les conséquences géopolitiques de ces héritages se déploient à plusieurs
échelles. Dans les cas où ces régions restent intégrées au sein du pays
nucléarisé, elles forment une pièce centrale des mouvements
indépendantistes. C’est le cas au Pakistan, où les forces sécessionnistes
baloutches convoquent les essais de 1998 pour attirer l’attention
internationale sur leur cause. C’est aussi évidemment le cas en Polynésie
française, où les conflits internes entre parti autonomiste et parti
indépendantiste qui définissent la vie politique locale se retrouvent dans le
rapport au fait nucléaire. Pour Papeete, la situation est d’autant plus
particulière qu’elle suscite des débats sur le contrôle territorial de la
Polynésie. Les deux atolls utilisés pour les tirs appartiennent toujours à la
République française et leur rétrocession à la Polynésie française est un
thème politique récurrent. Qui plus est, l’emprise spatiale militaire acquise
pour les essais reste importante à Tahiti, alors que l’île connaît une forte
pression foncière. En Chine, l’héritage des essais réalisés à Lop Nur dans
l’actuelle région autonome du Xinjiang se mêle aux débats sur
l’indépendance et le traitement par Pékin des populations ouïghoures qui y
résident.
Pour les États devenus indépendants, les demandes de réparation
constituent un abcès dans les relations avec l’ancienne puissance coloniale
tout autant qu’un outil convoqué dans les négociations bilatérales. Il en va
ainsi des rapports entre Paris et Alger, où l’héritage nucléaire et la
réhabilitation des sites d’essais sont mobilisés directement ou dans la presse
à direction des populations en fonction de l’évolution des relations. Pékin a
bien compris l’intérêt d’investir ce sujet dans sa stratégie de conquête
d’influence auprès des États du Pacifique. Lors de son tour des îles du
Pacifique au printemps 2022, le ministre chinois des Affaires étrangères
Wang Yi n’a pas manqué durant les quatre heures passées à Kiribati
d’évoquer le sujet lors de sa réunion avec le président Taneti Maamau.
L’opposition aux essais nucléaires a constitué des réseaux transnationaux
militants dans le Pacifique, participant à la construction d’un régionalisme
par le bas. Enfin, sur la scène internationale, deux pays, les îles Marshall et
le Kazakhstan ont fait de leur expérience des essais une spécificité de leur
diplomatie. Conscientes de la faiblesse de leurs moyens institutionnels, les
Marshall ont investi le terrain judiciaire. En 2014, le pays ouvre une
procédure auprès de la Cour internationale de justice contre les neuf
puissances atomiques pour le non-respect de l’article 6 du TNP sur le
désarmement. L’affaire est finalement rejetée par la Cour par la plus petite
marge possible, les 16 juges ayant voté à égalité laissant la décision finale à
son président slovaque. Depuis 1991, le Kazakhstan a fait du nucléaire un
pivot de sa politique étrangère, devenu le cheval de bataille de l’ancien
président Noursoultan Nazarbaïev. Le pays puise sa légitimité dans
l’expérience de près de 500 essais à Semipalatinsk ainsi que dans l’abandon
après son indépendance de l’arsenal atomique soviétique qu’il détenait.
Cette diplomatie se déploie sur de multiples domaines : participation à
l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires en
hébergeant un de ses centres de formation, lobbying auprès de l’ONU pour
instaurer une journée internationale contre les essais nucléaires, fondation
de la zone libre d’arme nucléaire en Asie centrale, accueil de la banque de
combustible nucléaire de l’AIEA, etc. Pourtant, cet engagement n’est pas
sans contradiction. Le Kazakhstan loue toujours à la Russie des polygones
de tir, à Kapustin et Sary Shagan, qui lui servent à tester des éléments de sa
dissuasion.
CONCLUSION
Été 2022, les yeux des téléspectateurs européens sont rivés sur les images
de la centrale de Zaporijia en Ukraine au rythme des annonces, jour après
jour, de l’arrêt ou du redémarrage d’un réacteur à la suite du bombardement
du site. Minute par minute, on suivra sur les chaînes d’information en
continu le trajet depuis Vienne des 14 inspecteurs de l’AIEA, aux faux airs
de Casques bleus, faisant reposer sur eux l’espoir d’une stabilisation de
l’engrenage. Au même moment, les internautes traquent en direct le
mouvement des avions transportant du combustible nucléaire de Russie vers
la Slovaquie et la République tchèque, pendant que, sur Twitter, on
s’écharpe autour des conséquences du choix de Berlin d’arrêter ses
centrales sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de Moscou. Partout sur le
continent, l’inflation portée par l’augmentation des prix de l’énergie dans le
sillage du conflit ravive les débats sur la construction de nouveaux
réacteurs. À l’abri du bruit médiatique, sous les ornements du Palais Coburg
de Vienne, les diplomates iraniens, états-uniens, français, anglais, chinois et
allemands tentent de retrouver un accord pour dissuader Téhéran de
chercher à obtenir la bombe. Difficile, après cela, de nier les dimensions
géopolitiques du nucléaire ainsi que l’intrication entre les pans civils et
militaires.
La géopolitique du nucléaire est d’abord une géopolitique des
technologies. Non pas qu’elle ne repose sur aucune matière. Mais c’est la
maîtrise des techniques de transformation de ces matériaux qui cristallise
les conflits. Elle dicte qui peut ou ne peut pas produire les combustibles des
centrales ainsi que les cœurs des engins nucléaires ou leurs vecteurs. La
puissance tirée en est autant stratégique que symbolique. Au cœur de toutes
les préoccupations se trouve la dualité technologique du nucléaire, même si
l’on ne navigue pas entre programme civil et militaire si facilement. Alors,
loin d’être a-spatiale comme certains pouvaient l’espérer, cette géopolitique
repose sur un réseau fait de sites, de lieux stratégiques, ainsi que de flux de
matières, de techniques et de connaissances que l’on essaie de réguler ou de
tordre à son avantage politique.
Ces enjeux sont amplifiés par la libéralisation du marché du nucléaire
civil et par sa globalisation. Le contrôle de la prolifération se complique à
mesure que le nombre d’exportateurs augmente, permettant aux acheteurs
de faire jouer la concurrence et aux acteurs malintentionnés de jouer des
zones grises de la mondialisation. Les reconfigurations spatiales de ce
système sont rapides, voyant les héritages industriels de la Guerre froide
contestés par l’arrivée de nouveaux vendeurs répondant à une demande
provenant de régions jusqu’alors non nucléarisées. Le combat est tant
économique que stratégique, les contrats de vente représentant autant
l’assurance d’importantes liquidités que celle d’un partenariat interétatique
sur de longues années. Moscou et Pékin l’ont entièrement intégré, reste à
voir comment Washington et Bruxelles y répondront.
Car cette géopolitique du nucléaire s’articule entièrement autour de l’idée
de dépendance et d’indépendance. Face à la dualité technologique, on
essaie de réguler pour dire quel acteur peut contrôler, ou non, certaines
étapes qui peuvent être détournées de leur vocation civile. En exportant des
réacteurs et les services qui les accompagnent, on espère construire des
liens d’interdépendance sur le long terme. Bien avant la question
climatique, la quête d’autonomie reste l’un des moteurs du développement
par un pays d’une industrie nucléaire. Mais les liens entre indépendance et
énergie nucléaire n’ont rien de naturels et restent l’objet de discussion tant
dans les milieux scientifiques que militants.
Le nucléaire est-il donc si géopolitiquement exceptionnel ? D’autres
technologies duales, comme l’industrie cyber ou spatiale, sont tout autant
entraînées dans un marché qui se libéralise, rendant chaque jour plus
difficile leur contrôle. Le nucléaire ne représente en 2022 que 4 % de la
consommation d’énergie dans le monde, soit six fois moins que le charbon
et presque deux fois moins que le bois. Les dépenses mondiales dans
l’armement dépassaient cette même année les 2 110 milliards de dollars, la
dissuasion n’en constituant qu’une part marginale, même si elle est difficile
à quantifier précisément. Il faut donc relativiser l’exceptionnalisme
nucléaire, au regard des autres dynamiques qui organisent le système
global. Et pourtant, considérant son poids toujours écrasant dans nos débats
de société, il reste indispensable de saisir la diversité des jeux d’acteurs et
des rivalités de pouvoir qu’il organise et qui l’organisent afin d’informer au
mieux le citoyen dans ses futures prises de décision.
BIBLIOGRAPHIE