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XLII

Saboides  Sidi Slimane

PEETERS
ENCYCLOPÉDIE
BERBÈRE
FONDATEUR DE LA PUBLICATION :
Gabriel CAMPS †

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :
Salem CHAKER

CONSEIL SCIENTIFIQUE
Dahbia ABROUS (Univ. Bejaia/INALCO) : anthropologie socioculturelle
Abdellah BOUNFOUR (INALCO, Paris) : littérature
Hélène CLAUDOT-HAWAD (CNRS, Aix) : ethnologie - anthropologie (Touaregs)
Jean DESANGES (EPHE, Paris) : histoire ancienne ; géographie historique
Slimane HACHI (CNRPAH, Alger) : préhistoire
Jean-Pierre LAPORTE (Paris) : histoire ancienne
Amina METTOUCHI (EPHE, Paris) : linguistique
Kamal NAÏT-ZERRAD (INALCO) : langue et linguistique
Jorge ONRUBIA-PINTADO (Universidad de Castilla-La Mancha, Madrid) : protohistoire
Karl-G. PRASSE (Univ. Copenhague) : linguistique
Colette ROUBET (IPH, Paris) : préhistoire
Luigi SERRA (Univ. « L’Orientale », Naples) : linguistique
Pol TROUSSET (CCJ, Univ. Aix-Marseille) : histoire ancienne

COMITÉ DE RÉDACTION
D. ABROUS, A. BOUNFOUR, S. CHAKER, H. CLAUDOT-HAWAD, J. DESANGES, J.-P. LAPORTE,
A. METTOUCHI, K. NAÏT-ZERRAD, J. ONRUBIA-PINTADO, C. ROUBET

Le secrétariat de l’Encyclopédie berbère est assuré :


– à l’IREMAM, par Sabine PARTOUCHE :
partouche@mmsh.univ-aix.fr
MMSH / IREMAM, BP 647, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2
– à l’INALCO, par Ouzna OUAKSEL :
oouaksel@inalco.fr
INALCO (LACNAD-Centre de Recherche Berbère), 2 rue de Lille, 75007 Paris
CENTRE DE RECHERCHE BERBÈRE (LACNAD, EA 4092 - INALCO – PARIS)
INSTITUT DE RECHERCHES ET D’ÉTUDES
SUR LE MONDE ARABE ET MUSULMAN (UMR 7310, AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ/CNRS)

ENCYCLOPÉDIE
BERBÈRE
XLII
SABOIDES  SIDI SLIMANE

Série publiée avec le soutien de


l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (Institut de France)

PEETERS
PARIS – LOUVAIN – BRISTOL, CT
2019
Photo de couverture : Cavalier chasseur tenant une lance et précédé d’un chien. In Ettouami,
Tassili-n-Ajjer. Relevé Henri Lhote, 1959. Cf. Notice S34 « Selle ».

ISBN 978-90-429-3646-1 (Peeters, Leuven)


ISBN 978-2-7584-0300-5 (Peeters, France)
eISBN 978-90-429-3959-2

D/2019/0602/43

© 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.

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permission from the publisher.
Lionel GALAND (1920-2017) :
un maître discret et exigeant

J’ai connu Lionel Galand à partir de l’année universitaire 1969-70 que


j’ai passée à Paris, arrivant directement d’Alger. Je suivais, de manière
plutôt irrégulière, ses cours aux « Langues’O » (INALCO), parallèlement à
des études de linguistique générale et d’allemand à la Sorbonne. Ses cours
avaient lieu dans la salle ‘André Basset’, perchée au quatrième étage de
l’immeuble historique de la rue de Lille, où étaient entreposés la biblio-
thèque et le fonds d’archives Basset, alors gérés directement par le profes-
seur de berbère. À l’époque, nous n’étions jamais plus de trois ou quatre
étudiants dans la salle.
Après mon départ1 à Aix-en-Provence où le projet d’Encyclopédie ber-
bère venait d’être lancé par Gabriel Camps, j’ai entretenu une relation très
régulière avec L. Galand, en engageant un projet de mémoire de l’EPHE
sous sa direction, mémoire rapidement transformé en projet de thèse de
doctorat de 3e cycle, inscrite sous la direction conjointe de Denise Fran-
çois (Sorbonne, Paris-V) et Galand. À l’époque, les directeurs d’études et
chargés de conférences de l’EPHE qui n’étaient pas docteurs d’État ne
pouvaient pas formellement diriger des thèses2 et devaient passer par une
codirection avec un universitaire. Mais, de fait, pour ce qui est de mon
doctorat de 3e cycle (soutenu en octobre 1973), c’est Lionel Galand qui l’a
intégralement dirigé. Mon doctorat d’État (décembre 1978, Paris-V) a éga-
lement été codirigé par D. François et L. Galand, mais là, le rôle de Denise
François a été nettement plus important.
Pendant toute cette période, qui couvre à peu près une décennie (sep-
tembre 1969 – décembre 1978), j’ai entretenu une relation épistolaire très
régulière avec Lionel Galand car, à l’époque, nous n’avions pas Internet, ni
le téléphone mobile illimité – et le téléphone filaire coûtait cher, surtout
pour des appels de longue distance, en l’occurrence de province ou d’Algérie
(d’où il fallait encore passer par une opératrice !).
Le suivi de mes deux thèses s’est donc largement fait par courrier et
je dispose encore d’une bonne cinquantaine de lettres dactylographiées,
souvent longues de plusieurs pages, de Lionel Galand datant de cette
période. Je me souviens très précisément que lors de la soutenance de mon
doctorat de 3e cycle, Lionel Galand avait souligné qu’il fallait rajouter, au
mémoire imprimé que je présentais, la conséquente liasse de lettres que
nous avions échangées ! Il faut dire qu’au début des années 1970, j’étais
son seul étudiant de doctorat et je crois bien que, soutenue en octobre

1. En septembre 1970, sur la suggestion de Marceau Gast que je connaissais depuis Alger.
2. Et je crois que l’EPHE n’était pas alors habilitée à délivrer des doctorats et devait obli-
gatoirement passer par une université.
VI / Hommages

1973, ma thèse a été la première qu’il ait menée à son terme3. Dans le
courant des années 1970, les choses ont bien sûr rapidement évolué avec
l’arrivée progressive d’autres jeunes apprentis-chercheurs berbérisants,
venus surtout du Maroc.
De ces courriers ressort immédiatement un trait marquant de la person-
nalité de Lionel Galand : l’attention très précise qu’il apportait au suivi des
travaux de ses étudiants. L’échange est toujours méthodique et approfondi,
très direct aussi et sans concessions : tous les aspects du travail y sont dis-
cutés, disséqués et critiqués de manière détaillée, avec des orientations et
suggestions explicites pour l’améliorer. Un suivi méticuleux, manifestant
une forte implication personnelle et la volonté de mener l’étudiant à son
meilleur niveau.

En 1977, alors que j’étais en poste à la faculté des Lettres d’Alger où j’en-
seignais la linguistique générale, Lionel Galand qui venait d’être titularisé
comme directeur d’études non-cumulant à l’EPHE4 et abandonnait donc
son poste à l’INALCO, m’a contacté pour me proposer de le remplacer.
Je sais, par Galand lui-même, qu’il avait également sondé pour ce poste
Thomas Penchoen (qui était en exercice à Los Angeles, UCLA) et Fernand
Bentolila (qui avait déjà bien entamé sa carrière en linguistique générale à
l’université de Paris-V), mais aucun des deux n’était vraiment intéressé par
une carrière de berbérisant : c’était la grande époque de la linguistique struc-
turale et les débuts de la linguistique générative, certainement plus valori-
santes et offrant plus de visibilité au plan académique. J’ai donc été recruté
comme Professeur associé de berbère au 1er octobre 1977 et ai exercé pendant
deux années universitaires aux « Langues O’ » avant de rentrer, très provisoi-
rement5, à Alger. Deux années universitaires qui m’ont permis d’achever et de
soutenir ma thèse de doctorat d’État en décembre 1978, dans de très bonnes
conditions et d’avoir une première expérience de l’Université française.
On le voit, mes débuts dans la carrière de berbérisant doivent beaucoup
à Lionel Galand : d’abord par un suivi attentif de mes deux thèses de doc-
torat, puis par un coup de pouce décisif sur le plan professionnel puisque
c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier dans l’Université française.

Au-delà de cette relation étroite de professeur à étudiant ou jeune cher-


cheur en formation, je dois dire que j’ai, comme tous les berbérisants de
ma génération, une dette scientifique immense vis-à-vis de Lionel Galand.
Particulièrement forte dans mon cas car mes premiers travaux ont été de
syntaxe : or, c’est indiscutablement dans ce domaine que l’apport scienti-

3. En linguistique berbère, celle de Thomas Penchoen, soutenue en 1966-7, avait été


dirigée par André Martinet à la Sorbonne.
4. De 1973 à 1977, il était directeur d’études « cumulant » à la IVe section de l’EPHE,
son poste de titulaire étant à l’INALCO.
5. J’ai définitivement quitté l’université d’Alger en octobre 1981.
Hommages / VII

Lionel Galand (1920-2017)


(Photo de 2012, aimablement mise à la disposition de l’EB
par Mme Perrine Willemen-Galand, fille de Lionel).
VIII / Hommages

fique de Galand a été décisif. Tous ses articles des années 1960-1970 en la
matière sont absolument fondateurs et restent incontournables : ils ancrent
définitivement la linguistique berbère dans la linguistique générale (structu-
rale) et constituent des références centrales pour toute approche syntaxique,
sur la structure des énoncés, sur la syntaxe du verbe, des pronoms et des
autres paradigmes grammaticaux. Ils ont été des points d’appui essentiels
pour tous mes travaux sur le verbe, la syntaxe des prédicats… Je dois dire
que pour moi, qui ne me suis jamais considéré comme un linguiste « géné-
raliste » mais toujours comme un berbérisant, les publications de Galand
ont été l’interface efficace entre la linguistique générale et la linguistique
berbère car son objet et son horizon ont toujours été le berbère et non une
quelconque théorie prétendument générale. La théorie était chez lui au ser-
vice de la description du berbère et non l’inverse, comme cela le deviendra
ultérieurement chez nombre de linguistes. Et, de toutes façons, son ancrage
théorique très éclectique, de Meillet à Benveniste en passant par Martinet,
était toujours ancré dans la linguistique des langues et non dans quelque
présupposé universaliste posé comme a priori. En ce sens, ses contributions
ont été et restent toujours fécondes, pour la description du berbère comme
pour la réflexion en linguistique générale. À ce point de vue, il se plaçait
clairement dans la tradition de la Société de Linguistique de Paris pour
laquelle l’ancrage dans les faits de langue prime sur la théorie, Société de
Linguistique de Paris qui a d’ailleurs publié en 2002, aux Éditions Peeters,
un ouvrage réunissant ses principaux articles de la période 1960-2000.
L’autre versant considérable de son apport scientifique concerne les études
libyques, qui ont toujours constitué un aspect, sans doute plus discret mais
toujours présent, de ses travaux depuis les débuts. Il y a apporté toute la
précision, la culture et la méthodologie acquises lors sa formation initiale
dans les études classiques, entretenues par un compagnonnage durable avec
les meilleurs spécialistes de l’Afrique du Nord antique. Il leur / nous a
apporté, toujours avec une grande prudence, le regard du linguiste dans un
domaine qui relevait jusque-là plutôt de l’archéologie et des études d’anti-
quité. Son article consacré à « L’alphabet libyque de Dougga » (1973) est
un modèle de ce que l’approche rigoureuse du phonologue peut apporter
à la connaissance du berbère antique.
J’ai partagé, dès le début de mon activité scientifique, cet intérêt pour les
matériaux libyques et la diachronie, et son approche de linguiste m’a beau-
coup inspiré, en particulier par sa dimension structurale qui s’efforçait
d’abord d’établir des systèmes, des correspondances régulières, plutôt que
de s’aventurer dans des interprétations hypothétiques. Nous avons souvent
été en désaccord en matière libyque et, plus généralement de diachronie,
mais je peux affirmer que mon approche a toujours tendu à être un déve-
loppement de la sienne. Notre principal point de divergence portait en fait
sur l’utilisation des données berbères, qu’il hésitait toujours à mobiliser
pour éclairer le libyque parce qu’il pensait que les rapprochements étaient
trop aléatoires et indémontrables. Personnellement, dès 1973, je considérai
Hommages / IX

au contraire qu’il était parfaitement légitime de recourir aux données structu-


rales élémentaires du berbère, aux éléments que l’on peut considérer comme
« pan-berbères » – et donc potentiellement anciens –, pour l’analyse des
matériaux libyques. Au fond, ma démarche n’a été qu’une extension à la
relation libyque-berbère de sa propre approche structurale.

Après 1980, nos relations sont devenues moins denses – j’étais engagé
dans ma propre carrière, loin de Paris, à Alger puis à Aix-en-Provence, avec
des horizons et des préoccupations en grande partie différents de ceux de
Galand. À travers mon implication dans l’Encyclopédie berbère et mes enga-
gements personnels, j’étais sans doute beaucoup plus sensible que lui aux
questions d’anthropologie, d’histoire sociale et politique des Berbères.
Galand était fondamentalement un linguiste et un grammairien, marqué
par sa formation première dans les études classiques, donc assez peu
concerné par les questions de sociolinguistique, d’identité et de survie des
Berbères et de leur langue. Il cultivait même un certain « apolitisme » de ce
point de vue, qui transparaît clairement dans plusieurs de ses commen-
taires, en particulier dans ses chroniques bibliographiques, à propos des
développements contemporains de la revendication berbère et de ses
connexions ou implications politiques. Son engagement dans le berbère
était avant tout scientifique. Ce qui n’excluait d’ailleurs pas des analyses et
des jugements personnels incisifs sur des points d’histoire et de politique
contemporaines ; je me souviens notamment de ses propos très lucides sur
la fameuse et fumeuse « politique berbère de la France » pendant la période
coloniale, dont il disait volontiers : « La France a fait exactement ce qu’il
ne fallait pas faire : elle a beaucoup parlé mais n’a jamais rien fait ! ».
Cette relative distance vis-à-vis des faits socio-politiques contemporains
n’excluait pas non plus une grande bienveillance, voire sollicitude, pour les
personnes, dont j’ai moi-même largement bénéficié, pendant la préparation
de mes thèses et lors de mon arrivée à Paris en 1977.

Cette donnée – un rapport différent à l’objet – est sans doute l’un des
paramètres qui expliquent que nos relations se soient distendues, voire
même un peu crispées, après 1980. Manifestement, Galand comprenait mal
le projet d’Encyclopédie berbère de Gabriel Camps, qu’il jugeait trop large,
trop englobant, pas suffisamment centré sur les éléments définitoires du
« berbère » : la langue, la littérature et la culture, c’est-à-dire, au plan des
disciplines : la linguistique, les sciences de la littérature et l’ethnologie. Il
s’en est souvent ouvert à moi, oralement et dans nos échanges écrits, ainsi
qu’à bien d’autres collègues. Autant pour Camps, préhistorien qui portait
sur son objet le regard de l’histoire et de l’anthropologie de la longue durée,
« Afrique du Nord » était synonyme de « Berbérie », autant pour Galand,
linguiste, ce sont d’abord les réalités linguistiques et culturelles berbères qui
auraient dû s’imposer. Comme je le lui ai écrit dans un échange assez
récent, je n’étais pas loin de partager ses réserves sur le sujet car l’approche
X / Hommages

très large de Camps portait en elle le risque d’une certaine dilution de la


berbérité : comme me disait avec son humour discret feu Jacques Lanfry :
– « le lapin est-il berbère ? », à quoi je répondais : – « Oui, à condition de
traiter de la figure et du rôle du lapin dans la culture et la société berbères ! ».
Et je me suis efforcé depuis que je dirige l’Encyclopédie berbère (2002),
de rééquilibrer les choses, de les focaliser sur les éléments fondamentaux de
la « berbérité », en rappelant toujours que l’Encyclopédie berbère n’est pas
une encyclopédie de l’Afrique du Nord.6

À un niveau plus personnel, notre relation a sans doute aussi pâti d’une
différence sensible de tempérament : très tôt, Lionel Galand m’a reproché
d’écrire trop vite, d’abuser souvent d’une grande facilité d’écriture au détri-
ment de l’approfondissement des analyses, des lectures… Et certes, il avait
bien souvent raison : je suis un Méditerranéen, enclin aux synthèses et
conclusions rapides, alors que lui était un érudit plus « nordique », qui
n’écrivait rien qu’il n’ait mis et remis cent fois sur le métier… Chacun de
ses grands articles de syntaxe est un bijou de précision et de réflexion, dont
chaque formulation a été soigneusement pesée et peaufinée. C’est évidem-
ment ainsi que l’on construit des savoirs solides, qui résistent au temps et
restent des références.
Mais cela le conduisait aussi à des prudences étonnantes, un peu têtues –
dont nous nous amusions souvent à Aix. Aix, où le projet d’Encyclopédie
berbère nous poussait plutôt à la synthèse des savoirs, à l’hypothèse explica-
tive, à l’établissement de connexions disciplinaires entre histoire et linguis-
tique, ethnologie et histoire, ethnologie et linguistique… Je pense notam-
ment à ses réticences, qu’il n’a abandonnées que tardivement, à admettre
pleinement la continuité libyque-berbère, à sa prudence extrême dans ses
analyses des matériaux libyques, à ses hésitations à admettre les notions
(sémantique) de stativité et (syntaxique) de non-orientation du verbe, que
j’avais mises en évidence dès ma thèse de 1973…
Galand était un homme de rigueur scientifique qui n’avançait qu’à pas
comptés sur le chemin de la connaissance, peu enclin aux hypothèses trop
exploratoires. Il aimait s’en tenir aux données bien établies, solidement
documentées. Il insistait toujours sur l’importance et la qualité des maté-
riaux qui, disait-il, « resteront alors que nos analyses seront toujours fragiles et
discutables ». Mais ses réticences, ses prudences – qui, certes, pouvaient
m’exaspérer et que j’ai plus d’une fois contestées – ont toujours été pour
moi un aiguillon fécond : elles m’ont aidé à approfondir mes analyses, à
consolider mon argumentation et à mieux étayer ce qui, souvent, n’était
que des intuitions.

6. Je dois d’ailleurs souligner que la position de L. Galand vis-à-vis de l’Encyclopédie berbère


a sensiblement évolué au cours des dernières années puisqu’il en a très régulièrement rendu
compte, l’a soutenue au sein de l’Académie des Inscriptions des Belles Lettres et y a contri-
bué (notice N78, fasc. XXXIV, 2012).
Hommages / XI

Mais il y a dans son parcours une forme d’engagement social, plus


discrète, loin des prises de position publiques, qu’on doit lui reconnaître.
Il a été l’un des très rares qui ont préservé la flamme discrète du domaine
berbère dans le champ académique français, à une époque où il avait été
fortement délégitimé par une décolonisation aux références arabo-islamistes
exclusives et un anticolonialisme hégémonique dans les milieux intellec-
tuels et universitaires… En un temps où le « Berbère » était a priori suspect,
voire banni des sciences humaines et sociales françaises7, il a formé, ou
contribué à former, un nombre considérable de berbérisants autochtones.
Dans la discrétion feutrée de ses cours et séminaires, aux « Langues’O »
puis à l’EPHE, il a été le principal « passeur » des Études berbères et a
largement contribué à leur réappropriation par les Berbères.
Pour moi, Lionel Galand est, avec André Basset, l’un des deux piliers des
Études berbères du XXe siècle.

Salem CHAKER

7. C’était un temps où « l’émigration kabyle » devenait « l’émigration algérienne », où « un


village kabyle » devenait « un village algérien », où l’on pouvait écrire des ouvrages entiers
de sociologie politique sur l’Algérie ou le Maroc contemporain sans même que le mot « ber-
bère » y apparaisse… Un berbérisant était a priori un « berbériste », voire un suppôt attardé
de la « politique berbère de la France », cela aussi bien en Afrique du Nord même que dans
l’Université et la Recherche françaises.
XII / Hommages

Biographie synthétique de Lionel GALAND


– Élève de l’École normale supérieure : 1941-1945
– Agrégation de grammaire : 1945
– Membre de l’École Française de Rome : 1946 - 1948
– Professeur à l’Institut des Hautes Études Marocaines (Rabat) : 1948 - 1956
– Professeur délégué à l’ENLOV (« Langues’O ») : janvier-décembre 1956 puis
Professeur titulaire (1957 - 1977)
– Directeur d’Études à l’EPHE IV° Section («Libyque et berbère») à partir d’oc-
tobre 1973 ; «non cumulant» à partir de 1977 ; fin d’exercice : 1987.
– Membre du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (Commission
d’histoire et d’archéologie de l’Afrique du Nord)

Principales publications :
– « Langue et littérature berbères - Chronique des Études », Annuaire de l’Afrique
du Nord (Paris, CNRS), vol. IV à XVIII, 1965 à 1979.
Ces chroniques, sauf les deux dernières (1978 et 1979), sont reprises dans :
– Langues et littérature berbères. Vingt-cinq ans d’études berbères, Paris, Éditions du
CNRS, 1979, 207 p.
– « Inscriptions libyques », Inscriptions antiques du Maroc, 1966, Paris, Éditions du
CNRS, p. 1-79, XII pl.
– « Introduction grammaticale » à : Petites Sœurs de Jésus, Contes touaregs de
l’Aïr, Paris, SELAF, 1974, p. 15-41.
– « Le berbère », Les langues dans le monde ancien et moderne, 3° partie, «Les lan-
gues Chamito-Sémitiques» (textes réunis par David Cohen), Paris, 1988, Éditions
du CNRS, p. 207-242 + bibl. (p.303-306) + carte.
– [RILB] ÉPIGRAPHIE LIBYCO-BERBÈRE. La Lettre du RILB. Répertoire des
Inscriptions Libyco-Berbères, Paris, EPHE (Section des sciences historiques et phi-
lologiques). (Directeur de la publication : L. Galand).
Son dernier ouvrage :
– Regards sur le berbère, Milan, CSCSM, 2010, édité par les soins de Vermondo
Brugnatelli, est une belle synthèse de sa vision d’ensemble du berbère.
Articles : une œuvre considérable en linguistique descriptive (morphosyntaxe sur-
tout) et historique (libyque), publiée dans différents supports, linguistiques (= BSLP,
GLECS, Cahiers Ferdinand de Saussure, Actes des Congrès Chamito-Sémitiques…) ou
historiques (= BCTH, Antiquités Africaines…). Parmi cette abondante production,
plusieurs études, de syntaxe notamment, ont eu un rôle décisif dans le développe-
ment des Études berbères.
Un grand nombre de ses articles ont été réunis dans son ouvrage :
– Études de linguistique berbère, Louvain, Peeters (SLP), 2002.
De nombreuses notices nécrologiques ont été consacrées à Lionel Galand ; cer-
taines sont accessibles en ligne. On pourra se reporter notamment à l’Annuaire de
l’École Pratique des Hautes Études (IVe Section) et au Bulletin de l’Académie des
Inscriptions et Belles Lettres.
Karl-Gottfried PRASSE (1929-2018)

Karl-G. Prasse, linguiste berbérisant danois, spécialiste du touareg, est né


le 14 août 1929 à Hambourg ; il est décédé le 12 avril 2018.
Il était membre du conseil scientifique de l’Encyclopédie berbère depuis
l’origine et y a contribué dès la version provisoire de la série : sa première
contribution, « (Le) Ghadamsi », est parue dans le fascicule 8, de février 1973.
Après une formation initiale en égyptologie, il exerce en tant que pro-
fesseur de berbère (et dialectes arabes) à l’Université de Copenhague, de
1969 jusqu’à sa retraite en 1996. Cette émergence des Études berbères à
Copenhague peut paraître quelque peu « exotique », mais elle a en fait à
une certaine cohérence et correspond à une continuité scientifique car,
avant Karl Prasse, un grand ethnologue danois, Johannes Nicolaisen, avait
acclimaté au Danemark, dès les années 1950, le domaine touareg.

Karl-G. Prasse (1929-2018)


(Photo de juin 2006, mise à la disposition de l’EB
par Thierry Tillet).
XIV / Hommages

Son œuvre et son apport aux études berbères et touarègues sont tout à
fait considérables, décisifs même. Ses travaux principaux, notamment son
monumental Manuel de grammaire touarègue, ont porté sur le touareg
Ahaggar (tamahăq), à partir des matériaux de Charles de Foucauld. Mais,
très vite, son terrain s’est élargi aux parlers touaregs méridionaux du Niger
(Aïr, Iwellemmende) et du Mali (Adrar des Ifoghas, Iwellemmeden…).
Son implication dans le développement des études touarègues dans ces
deux pays a été significatif, à travers la formation de chercheurs locaux, le
pilotage et la publication de leurs travaux, également par son rôle de conseil
dans les expériences de scolarisation et de codification de la langue toua-
règue. Karl Prasse n’a donc pas été seulement un grand érudit : son impli-
cation dans les études touarègues nigéro-maliennes a eu un impact social
indéniable.
Son œuvre est abondante et variée, mais au-delà des nombreuses édi-
tions ou rééditions de textes touaregs qu’il a assurées, le cœur de son œuvre
scientifique est la linguistique, avec un tropisme marqué pour la diachro-
nie : depuis ses toute premières publications, dans tous ses travaux linguis-
tiques, il y a toujours, explicitement ou implicitement, l’histoire et l’évolu-
tion de la langue, dans le cadre général de la linguistique historique et
comparée chamito-sémitique. Ce qui rend d’ailleurs ses travaux parfois
arides et difficiles d’accès : ainsi, derrière un titre quelque peu trompeur,
son Manuel de grammaire touarègue est avant tout un essai de reconstruc-
tion du touareg, et plus largement du berbère, dans le cadre des données
admises du chamito-sémitique. De fait, l’ancrage scientifique de Karl Prasse
était plus celui de la linguistique historique et comparée de la première
moitié du XXe siècle, tradition particulièrement bien ancrée dans le monde
germanique et scandinave, que celui de la linguistique générale, structura-
liste ou poststructuraliste.
Son apport scientifique essentiel aura été de replacer dans le cadre de la
linguistique chamito-sémitique les matériaux et outils, très sûrs, collectés et
élaborés par Charles de Foucauld et d’en proposer une théorie d’ensemble,
aussi bien au plan phonétique/phonologique que grammatical. Il a ainsi
éclairé de manière décisive des matériaux, certes tout à fait fiables, mais
dont l’analyse était largement faussée par des conceptions dépassées ou
directement inspirées de la grammaire (traditionnelle) du français, tout
à fait inadéquates pour rendre compte d’un système linguistique aussi
différent que celui du touareg. Même si ses analyses ont fluctué en fonction
de l’avancement de ses recherches et découvertes, il aura en particulier
largement contribué à démêler l’écheveau complexe du système vocalique
touareg, notamment en établissant l’existence de deux timbres vocaliques
brefs dans la zone centrale ([ă] et [ǝ]), avec les implications importantes
que cela a sur le système verbal…
Hommages / XV

Les outils linguistiques (et littéraires) qu’il nous laisse, en premier lieux
son Manuel et son imposant Dictionnaire touareg-français (parlers méridio-
naux), qui résulte d’une collaboration fructueuse de longue durée avec
deux chercheurs touaregs qu’il a formés, sont désormais des références
obligées, au même titre que l’œuvre linguistique de Charles de Foucauld,
pour quiconque s’intéresse au touareg et au berbère en général.

SES PRINCIPALES PUBLICATIONS (berbère et touareg uniquement) :


Ouvrages :
– 1969 : À propos de l’origine de H touareg (tahăggart), Copenhague, Munksgaard,
96 p.
– 1972-74 / 2009 - Manuel de grammaire touarègue (tahaggart), Copenhague,
Akademisk Forlag, 1972 : I-III, Phonétique-Ecriture-Pronom ; 1974 : IV-V,
Nom ; 1973 : VI-VII, Verbe. 2009 : VIII-IX, Syntaxe, Schwülper, Cargo Verlag.
– 1985 [avec Ekhya Ăgg-Elbosṭan ăg-Sidiyăn] : Tableaux morphologiques, dialecte
touareg de l’Adrar du Mali, Copenhague, Akademisk Forlag, 62 p.
– [avec Ghoubeïd ALOJALY et Ghabdouane MOHAMED] : Lexique touareg – fran-
çais, 2e édition revue et augmentée, Copenhague, Museum Tusculanum, 467 p.
– 2003 [avec Ghoubeïd ALOJALY et Ghabdouane MOHAMED] : Dictionnaire toua-
reg – français, 2 vol., Copenhague, Museum Tusculanum, 1031 p.
– 2009 : Retranscription complète de : Textes touaregs en prose de Charles de
Foucauld et A. de Calassanti-Motylinski (Alger, 1922), Copenhague, The Royal
Danish Academy of Sciences and Letters, 150 p.
– 2010 : Retranscription complète de : Poésies touarègues I & II de Charles de
Foucauld, Alger, 1930, Copenhague, The Royal Danish Academy of Sciences and
Letters, 258 p.
– 2010 : Tuareg Elementary Course (Tahăggart), Köln, Rüdiger Köppe Verlag (Berber
Studies : 29), 220 p.

Autres contributions (articles de revues et contributions à ouvrages collectifs) :


– 1957 : « Le problème berbère des radicales faibles », Mémorial André Basset,
Paris, A. Maisonneuve, p. 121-130.
– 1958 : « L’origine du mot Amāziɣ », Acta Orientalia (Copenhague), XXIII,
p. 197-200.
– 1959 : « Analyse sémantique des verbes dérivés par préfixe en touareg », Acta
Orientalia, XXIV, p. 147-160. Version courte dans : GLECS, VIII, p. 66-68.
– 1959 : « L’accent des mots et des groupes accentuels en touareg », GLECS, VIII,
p. 60-62.
– 1961 : « L’assassinat du colonel. Deux poèmes touaregs relevés par André Basset »
(publication et commentaire), Acta Orientalia, XXVI, p. 21-27.
– 1963 : « Les affixes personnels du verbe berbère (touareg) », Acta Orientalia,
XXVII, p. 11-21.
– 1966 : « Observations sur la phonétique de la tăneslemt, dialecte touareg des
lgelIad », GLECS, X, p. 197-199.
– 1971 : « Die dialektale Einteilung des Tuareg und ihre Kriterien », Afrika-
nischen Sprachen und Kulturen – Ein Querschnitt, Hamburger Beiträge zur Afrika-
Kunde, 14, (Festschrift Lukas), Hamburg, p. 201-208.
XVI / Hommages

– 1974 / (1969) : « Établissement d’un nouveau phonème vocalique en berbère


oriental ou saharien (touareg, etc.) : ă voyelle centrale distincte de ǝ », Actes du
premier Congrès International de Linguistique Sémitique et Chamito-Sémitique
(Paris, 1969), La Haye/Paris, Mouton, p. 87-89.
– 1975 : « The Reconstruction of Proto-Berber Short Vowels », Hamito-Semitic.
Proceedings of the 1st Colloquium on Hamito-Semitic Linguistics (London, 1972),
Paris/The Hague, p. 215-231.
– 1980 : « Les conjugaisons IV et XIII en touareg du Niger : verbes de qualité
permanente », Études nigériennes, 2/2, p. 17-28.
– 1984 : « The origin of the vowels o and e in twareg and ghadamsi », Current
Progress in Afro-Asiatic Linguistics (Proceedings of the Third International Hamito-
semitic Congress, march 1978), Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins
Publishing C°, p. 317-326.
– 1986 : « The values of the tenses in Tuareg (Berber) », Orientalia Suecana,
p. 33-35.
– 1986 : « Chronologie relative des emprunts touaregs à l’arabe », Gli interscambi
culturali e socio-economici fra l’Africa settentrionale e l’Europa mediterranéa (= Atti
del congresso internazionale di Amalfi), p. 511-520.
– 1987 & 1994 : « Les principaux problèmes de l’orthographe touarègue », Études
et Documents Berbères, 3, p. 60-66 & 11, p. 97-105 (version remaniée et dévelop-
pée du premier).
– 1987 : « Les consonnes palatalisées en touareg de l’Ayr », Littérature Orale
Arabo-Berbère, 18, p. 95-200.
– 1991 : « New Light on the Origin of the Tuareg Vowels E and O », Proceedings
of the fifth International Hamito-Semitic Congress 1987, vol. 1, Hamito-Semitic,
Berber, Chadic, H. G. Mukarovsky (ed.), Vienne, p. 163-170.
– 1993 : « Du nouveau à propos de la vocalisation de la tahăggart », À la croisée
des études libyco-berbères. Mélanges offerts à P. Galand-Pernet et L. Galand, Paris,
Geuthner (GLECS, supplément : 15), p. 269-285.
– 1999 : s.v. « Tawariḳ », Encyclopedia of Islam, vol. X, p. 379-381.
– 2002 : « L’origine des préfixes d’état en berbère », Articles de linguistique berbère.
Mémorial Werner Vycichl, Paris, L’Harmattan, p. 373-390.
– 2002 [avec Amadou Diemdioda Dicko] : « Renseignements sur le touareg des
Udalen », Acta Orientalia, 63, p. 7-30.
– 2003 : « La vocalisation du protoberbère », Selected Comparative-Historical
Afrasian Linguistic Studies in Memory of Igor M. Diakonoff, M. L. Bender, G.
Takács, D. L. Appleyard (eds) (= LINCOM Studies in Aafroasiatic Linguistics, 14),
Munich, p. 41-54.

Contributions à l’Encyclopédie berbère :


A318 « Auǧila », fasc. VII, 1989, p. 1050-1055
F36 « (El) Foqaha », fasc. XIX, 1997, p. 2886-2889
G36 « Ghadamès », fasc. XIX, 1998, p. 3073-3078
P67 « Protoberbère », fasc. XXXVIII, 2015, p. 6481-6499
S66(a) « Siwa : Langue », fasc. XLIII, 2018, p. 7465-7468
S68. « Sokna : Langue », fasc. XLIII, 2018, p. 7476-7479
– « Touareg : langue », à paraître.
Hommages / XVII

Par ailleurs K.-G. Prasse a publié ou dirigé plusieurs publications d’outils et de


textes touaregs préparés par des chercheurs touaregs, du Niger ou du Mali,
notamment :
– Ghoubeïd ALOJALY, 1975 : Histoire des Kel-Denneg / Ăttarikh wa ǝn-Kǝl-Dǝnnǝg,
Copenhague, Akademisk Forlag.
– Akhmadou KHAMIDOUN, 1976 : Contes et récits des Kel-Denneg / Imăyyăn
d-ǝlqissătǝn ǝn-Kǝl-Dǝnnǝg, Copenhague, Akademisk Forlag
– Ghoubeïd ALOJALY : 1980 : Lexique touareg – français (Édition et révision,
Introduction et tableaux morphologiques de K.-G. Prasse), Copenhague, Akade-
misk Forlag.
– Ghadouane MOHAMED, 1989 / 1990 : Poèmes touaregs de l’Aïr, 1 (Textes touaregs)
& 2 (Traduction), Copenhague, Museum Tusculanum Press, 425 p. / 626 p.
– Ghadouane MOHAMED, 1997 : Le récit de ma vie / ǝlqissăt ǝn-tǝmǝddurt-in,
Copenhague, Museum Tusculanum Press.
– Ghadouane MOHAMED, 2004 : Contes et récits des Kel-Ferwan / Imăyyăn
d-ǝlqissăten ǝn-Kǝl-Fǝrwan, Schwülper, Cargo Verlag.

Salem CHAKER
XVIII / Hommages

L’école d’Amataltal (Niger).


(Photo de juin 2006, mise à la disposition de l’EB par Thierry Tillet).
Sacrifice / 7111

S01. SABOIDES

Sous Septime Sévère*, en 195 de notre ère, une inscription (I. L. Alg. II,
1, 626) de Cirta (Constantine) est dédicacée à un haut personnage de cette
cité, agrégé au sénat, qui porte le titre de princeps et undecimprimus de la
gens des Saboides. On ne sait si cette tribu, inconnue par ailleurs, était
située sur le territoire cirtéen ou en dehors de celui-ci, en sorte qu’il est
gratuit de supposer, comme l’a fait Kornemann, une « attribution » de la
tribu à la confédération cirtéenne (U. Laffi, p. 80-81). S’agit-il même à
proprement parler d’une tribu, le mot gens étant loin d’être univoque ?
J. Peyras (p. 277 et 279) y verrait plutôt une confrérie dionysiaque : et, de
fait, les Sabo-ides pourraient être les « enfants » de Sabos, autre nom
(Orphée, Hymnes 48, 2) de Sabazios, divinité thrace assimilée à Dionysos/
Bacchus, dont le nom et le culte, il est vrai, sont très peu attestés en Afrique
(L. Bricault, p. 300-301). Mais nous connaissons par ailleurs des Iobakkhi*,
mentionnés comme une tribu par le géographe Ptolémée fort loin, il est
vrai, des Saboides, dans le nome de Libye, et une gens Bacchuiana*, beau-
coup plus proche, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de
Carthage. Comme il en est sans doute pour la gens Bacchuiana, qui com-
portait aussi des undecimprimi, on peut effectivement se demander si la
gens Saboidum n’est pas un groupement mystique dont le recrutement était
en majeure partie, sinon exclusivement, tribal (cf. aussi Arzuges*). Reste
que, comme d’autres tribus conformes au type habituel, celle des Saboides
fut pourvue d’un princeps gentis*. Mais le terme latin de princeps a pu ne
pas avoir toujours une valeur administrative stricte.

BIBLIOGRAPHIE
BRICAULT L., « Les dieux de l’Orient en Afrique romaine », Pallas, 68, 2005, p. 289-
309.
LAFFI U., Adtributio e Contributio. Problemi del sistema politico-amministrativo dello
stato romano, Pise, 1966.
PEYRAS J., « Recherches nouvelles sur les undecimprimi », VIe colloque international
sur l’histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord antique et médiévale (Pau, octobre
1993). Monuments funéraires et institutions autochtones, Paris (CTHS), 1995,
p. 275-292.

Jehan DESANGES

S02. SACRIFICE

Le verbe pan-berbère qui désigne l’action de sacrifier, plus précisément


celle d’égorger, est γres (Basset 1961, p. 159 ; Delheure 1986, p. 247 ;
Destaing 2007, p. 109-110 ; Foucauld 1951, p. 1777 ; Taïfi 1992, p. 204-
205…). Le verbe zlu employé en kabyle (Dallet 1982, p. 940-941) semble
7112 / Sacrifice

une forme isolée. Ces verbes comme les dérivés nominaux issus de ces
racines verbales : tiγersi (Laoust 1920, p. 218), taγersa (Taïfi 1992, p. 205)
et timezliwt (Dallet 1982, p. 941) renvoient à la pratique sacrificielle la
plus importante : le sacrifice sanglant. Les autres formes de sacrifice et
notamment le sacrifice d’expulsion du mal (asfel* en kabyle) seront abor-
dées dans la dernière partie de cette notice. Il n’est pas étonnant que la
notion de sacrifice soit aussi étroitement liée à celle d’égorgement : pour les
Berbères islamisés depuis de nombreux siècles, la chair d’un animal n’est
considérée comme licite et, a fortiori, celui-ci n’est digne de constituer une
offrande sacrée que s’il est égorgé selon le rite musulman et donc saigné. Le
sang représente un élément essentiel dans ce rituel sacrificiel, il est consi-
déré tout à la fois comme sacré et impur. Principe fondamental de vie,
vecteur privilégié de la parenté (c’est la raison pour laquelle il doit être
vengé), le sang est considéré comme sacré : l’expression kabyle aḥeqq idam-
men i γ-icerken (« par le sang qui nous unit ! ») est une formule de serment
(Genevois 1963, p. 19) ; de même, celui qui « trahit le sang » (win ixedεn
idammen) encourt la malédiction. S’il est sacré, le sang est en même temps
impur, sa consommation sous quelque forme que ce soit est illicite et est
perçue comme répugnante. Le sang doit quitter le corps de l’animal égorgé
dès que la vie le quitte, d’où la nécessité de saigner la victime. C’est très
précisément ce sang qui coule aux frontières entre la vie et la mort qui est
considéré comme l’élément essentiel du sacrifice ; la langue, ici le kabyle,
traduit clairement ce fait : l’expression : sizzel idammen (« faire couler le
sang ») signifie accomplir un sacrifice. C’est de ce sang qu’il est fait usage
dans la quasi-totalité des pratiques sacrificielles quelles que soient leurs
visées (propitiatoire, thérapeutique…) y compris le sacrifice d’Abraham
hérité de la tradition monothéiste. C’est aussi l’usage fait de ce sang ainsi
que le partage de la chair de la victime qui distinguent le sacrifice du simple
égorgement utilitaire.

A l’exception du sacrifice d’Abraham, toutes les pratiques sacrificielles


connues du monde berbère sont pré-islamiques ; elles ont fait l’objet de
descriptions précises dans la littérature ethnologique (voir Destaing,
Doutté, Gaudry, Genevois, Laoust, Servier, etc.). Dans ces pratiques, la
victime immolée assure le lien entre l’Homme et les forces de la Nature, les
forces de l’Invisible ; celles-ci sont invoquées à tous les moments impor-
tants de la vie : inauguration des travaux agricoles et artisanaux, maladies,
dangers imminents pouvant menacer la communauté (épidémie, séche-
resse…). La très nette régression de l’agriculture traditionnelle et de l’arti-
sanat, l’urbanisation, la scolarisation ont entraîné le recul de ces pratiques
sacrificielles, mais non leur totale disparition. Ces sacrifices sont principa-
lement à visée propitiatoire, prophylactique et curative.

 Les sacrifices propitiatoires sont de loin les plus importants ; ils ont
pour but de placer les actions entreprises sous des bons auspices, d’appeler
Sacrifice / 7113

l’abondance, la bénédiction. Pour la Kabylie, Genevois (1964) classe ces


sacrifices, très nombreux, en sacrifices « d’initiative privée » s’ils engagent
seulement la famille, et « d’initiative publique » s’ils engagent le village.
Les sacrifices qui se déroulent dans l’espace privé ponctuent tous les
moments de la vie familiale : toutes les étapes de la construction de la mai-
son, la préparation de l’aire à battre (annar), l’inauguration des travaux
agricoles ou artisanaux, les nouvelles acquisitions et, en général, tout ce qui
franchit le seuil de la maison, le nouvel an (Yennayer*), etc. Une attention
particulière est accordée à tout ce qui franchit le seuil de la maison, car
cette frontière spatiale peut donner accès aux meilleures comme aux pires
des influences, d’où la nécessité de s’approprier par un sacrifice, toutes les
nouvelles acquisitions, y compris les postes de radio lorsqu’ils firent leur
apparition en Kabylie à la fin des années 1940 : ula taγennayt n leγna : « ne
serait-ce qu’une machine parlante et chantante » (Genevois 1968, t. I,
p. 98-99). À l’exception des travaux artisanaux comme la poterie*, le tis-
sage*, les peintures murales*, activités exclusivement féminines et donc lais-
sées à l’initiative des femmes, pour toutes les autres occasions, c’est l’homme
qui accomplit le sacrifice en présence des membres de la famille. Le rituel,
dans ses moments essentiels, varie peu. La victime du sacrifice est le plus
souvent un mouton ou un bouc ; lorsqu’elle est égorgée et saignée (y com-
pris celle du sacrifice d’Abraham qui peut être un mouton ou une génisse),
la femme ou la qibla (matrone) prend un peu du sang qui coule et en
marque, en fonction des circonstances, le seuil, la porte, l’objet nouvelle-
ment acquis, les membres de la famille, surtout les enfants. Sur des fonda-
tions, ou sur une aire à battre – l’opération étant possible – on fait couler
le sang. Le verbe qui indique, en kabyle, cette opération de marquage par
le sang est simes (salir) (Genevois 1964, p. 13, 42, 51, 53, etc.), ce qui
signifie que ce sang est bien considéré comme impur1. Ce même marquage
par le sang a été décrit par Laoust (Laoust 1920, p. 315, 316) pour le sud
du Maroc au moment des labours et par Gaudry pour l’Aurès au moment
du sacrifice d’Abraham (lεid tameqqrant) (Gaudry 1998, p. 254). Pour
l’inauguration des travaux artisanaux, ces sacrifices propitiatoires sont
accomplis par les femmes (Genevois 1964, p. 51) ; elles égorgent alors de
petits animaux (lapins, coqs, poules et surtout pigeons) ; la pratique du
marquage est la même. Ces moments inauguraux et quelques fois les rites
d’expulsion du mal sont les seules occasions dans lesquelles les femmes
peuvent immoler un animal. En dehors de l’espace domestique et de l’ini-
tiative privée en général, certains de ces sacrifices propitiatoires relèvent,

1. On notera que le verbe ames « être sale » et son dérivé en S- simes « salir », n’ont cette
signification qu’en kabyle. Dans les autres parlers berbères (tamazight du Maroc central,
chleuh, touareg…), ils signifient « essuyer, frotter, appliquer, enduire, oindre… ». Ce qui
introduit un doute sur le sens primitif de l’expression kabyle et pourrait remettre en cause
l’idée d’impureté, qui serait alors secondaire, au profit de la notion, non moins sacrée,
d’onction. [S.C.].
7114 / Sacrifice

en Kabylie, de l’initiative publique car ils engagent tout le village : il s’agit


de la pratique dénommée en kabyle timecreṭ ou luziεa (Hanoteau et Letour-
neux 2003, t. II, p. 41-43 et t. III, p. 123-124 ; Genevois 1964, p. 61-71).
L’assemblée du village achète les animaux destinés à l’immolation – ce sont
le plus souvent des bœufs ; la viande est partagée en parts (tuna pluriel de
tunt, « part », ou tixxamin, « maisonnées ») entre toutes les familles du vil-
lage. Les fonds qui permettent cet achat proviennent de cotisations dont
s’acquittent les chefs de famille mais aussi du produit des amendes impo-
sées en cas d’infraction aux dispositions du droit coutumier et de dons faits
par les familles à l’occasion de réjouissances (lfuruḥ) comme la naissance
d’un garçon, la circoncision ou le mariage. Ces partages de viande régle-
mentés par les qanun* avaient un caractère communautaire très net : la part
des pauvres était prévue à l’avance, nul ne pouvait refuser de participer à ce
partage et nul ne pouvait en être exclu sauf en cas extrême d’ostracisme.
Certains de ces sacrifices, comme le sacrifice d’automne, avaient une valeur
communielle : à tout ce qui précède, il faut ajouter que la part de l’absent
(souvent émigré) est toujours prévue ; quant aux défunts, ils avaient leur
part sous forme d’offrande faite par leurs familles (ssadaqa ɣef at laxert).
De tous ces sacrifices d’initiative publique, le sacrifice d’automne destiné
à ouvrir les Portes de l’Année (tiwwara / tibbura n useggas) est le plus mar-
quant. Dans d’autres regions du monde berbère comme l’Aurès (Gaudry
1998, p. 252) et le sud du Maroc (Laoust 1920, p. 315-316), ce sacrifice
propitiatoire qui accompagne le tracé du sillon inaugural est d’initiative
privée (Laoust 1920, p. 315-316) ; la symbolique est la même que celle
décrite pour la Kabylie : le sang coule sur la terre qu’il arrose et qu’il contri-
buera à fertiliser mais, dans le sud du Maroc, le rite est plus explicite :
le paysan mêle « la terre et le sang » dans un trou creusé à cet effet, avant
d’y éparpiller les premières graines de la semence. Cet endroit est alors
considéré comme « sacré ou plein de baraka. Il y poussera, croit-on, une
orge remarquable par sa vigueur » (Laoust 1920, p. 315).

Pour la Kabylie, de tous ces sacrifices propitiatoires, persistent ceux qui


accompagnent la construction de la maison et le sacrifice d’automne. Pour
la construction de la maison, un premier sacrifice a lieu au moment des
fondations et un second pour la pose de la toiture. Ces deux sacrifices
donnent lieu au partage d’un repas avec les ouvriers et tous ceux qui sont
venus aider, avec la famille élargie et les voisins. Le sacrifice d’automne,
quant à lui, n’a plus aucun lien avec les labours, ceux-ci ayant pratique-
ment disparu (la Kabylie n’a jamais possédé de vastes plaines céréalières et
les céréales sont de nos jours presque totalement importés). Ce sacrifice
ouvre aujourd’hui la cueillette des olives (timecreṭ uzemmur) (Laporte 2013,
p. 5736) ; dans quelques villages, il est totalement dissocié du cycle agricole
et célébré au moment de l’Achoura (taεacurt). La visée propitiatoire reste
associée à ce sacrifice organisé aujourd’hui par les comités de village ; à
cette visée, s’ajoute celle de la solidarité à réactualiser chaque année entre
Sacrifice / 7115

les membres du village dispersés aux quatre coins de l’Algérie et du monde.


Les familles émigrées vers les grandes villes d’Algérie (notamment à Alger)
participent en général à ce partage qui permet de maintenir des liens avec
le village d’origine.

 Sacrifice à visée prophylactique. Il peut être d’initiative privée ou


publique ; il est destiné à contrer un risque de malheur ou un danger attri-
bués à des causes surnaturelles et auxquels pourraient être exposés soit une
famille soit un village ou une tribu.
Pour les familles, il s’agit du malheur qui peut résulter de la transgres-
sion d’un interdit légué par les ancêtres (ṭṭira). L’interdit qui pèse sur la
pratique de la teinture est assez courant ; pour laver et teindre de la laine,
par exemple, les femmes sacrifient un lapin ou un pigeon, marquent de
sang la laine teinte. Ce sacrifice est accompagné de fumigations « au Gar-
dien » (Genevois 1964, p. 50-51 ; Genevois 1967, p. 98-99). Le malheur
lié à ce type d’interdit est particulièrement redouté car il se transmet de
génération en génération comme la malédiction (ddeεwessu).
Lorsque le danger concerne le village voire la tribu – il s’agissait d’épidé-
mies qui décimaient les populations –, l’initiative est publique, ce sont les
djemâa* de village qui décident d’organiser un sacrifice de bœufs, sacrifice
destiné à éloigner le danger. Dans certains cas, ces bœufs, avant d’être
immolés, font sept fois le tour du village comme le décrivent les Mission-
naires d’Afrique pour conjurer le fléau de la variole (Abrous 2007, p. 23).
Ces girations (tunnḍa, tuzzya) par lesquelles la victime emporte le mal, sont
pratiquées dans les sacrifices à visée curative qui concernent non plus la
communauté mais l’individu malade.

 Sacrifice à visée curative. Les rites à visée curative (en kabyle, asfel
pluriel iseflawen ; voir notice Asfel*) sont destinés au transfert puis à
l’expulsion du mal ; ils sont pratiqués pour soigner des maladies diverses,
en particulier celles qui sont attribuées à des causes surnaturelles (épilipsie,
maladies mentales, stérilité, etc.). Les vecteurs du transfert sont de natures
diverses ; il peut s’agir :
– d’objets : fil de l’aine, alun, plomb, sel… ;
– d’éléments comestibles (semoule, légumes, viande). Ces ingrédients
sont le plus souvent quêtés. Le repas auquel ils servent de base est
dénommé : asfel asemmaḍ ou « sacrifice/offrande froid(e) » ;
– d’animaux domestiques (chevreau, mouton, poule, pigeon) l’asfel
prend ici la forme d’un sacrifice sanglant (timezliwt) ; le sacrifice,
lorsqu’il s’agit d’un mouton, d’un chevreau, est accompli par l’homme,
mais pour ce rite d’expulsion comme pour l’inauguration des travaux
artisanaux, les femmes peuvent égorger des petits animaux : lapins,
poules, pigeon, voire hérisson (inisi) pour soigner les enfants. Les
forces maléfiques responsables de la maladie sont supposées être
expulsées par le sang qui doit couler abondamment. Après avoir été
7116 / Sacrifice

purifiée par la perte du sang et la cuisson (l’action du feu), la victime


sacrificielle peut être consommée par le malade et, s’ils n’y répugnent
pas, par ses proches. Les restes de cette victime sont enterrés ou aban-
donnés sur les lieux du sacrifice si celui-ci est accompli à l’extérieur de
la maison dans un endroit investi de sacralité : sources, arbres, rochers,
etc.
Outre ce type de sacrifice classique, Basset et Delheure signalent respec-
tivement pour l’Aurès et le Mzab (Basset 1961, p. 159 ; Delheure 1986,
p. 248) la même pratique thérapeutique avec égorgement dans laquelle le
mal n’est pas expulsé par le sang : c’est le corps de la victime tout entier qui
« aspire » le mal. C’est la pratique par laquelle sont soignées les morsures
de vipère : « lorsque quelqu’un a été mordu par une vipère, qu’on aille aux
tentes de nomades, qu’on achète un chien, qu’on l’égorge en le faisant
aboyer, qu’on lui ouvre le ventre et qu’on le mette sur l’endroit de la mor-
sure. Le venin va passer dans le chien. » (Delheure 1986, p. 248).

En dehors de ces visées propitiatoires, prophylactiques ou thérapeu-


tiques, le sacrifice, pour les Berbères, peut avoir d’autres fonctions ; on
citera en particulier :

 Sacrifice votif ; il est d’usage de solliciter dans un sanctuaire ou dans


un lieu considéré comme sacré, la réalisation d’un vœu (guérison d’un
malade gravement atteint, naissance d’un garçon). Le solliciteur promet, si
le vœu est exaucé, une offrande (lweɛda) ou un sacrifice ; l’animal, un
mouton le plus souvent, doit être immolé dans l’enceinte-même du sanc-
tuaire. Cette promesse (tuqqna en kabyle, dérivé nominal du verbe qqen,
« lier, être lié ») lie donc littéralement le solliciteur aux Forces invisibles du
sanctuaire ; ne pas l’honorer entraine la malédiction (ddeɛwessu).

 Sacrifice destiné à établir ou à affermir un lieu social ; ce type de


sacrifice a été surtout décrit pour les régions berbères du Maroc au moment
de conclure une alliance matrimoniale. Lors de la demande en mariage, en
cas de refus ou d’hésitation du père de la jeune fille, le prétendant ou l’un
de ses émissaires égorge un mouton. Ce sacrifice, destiné à fléchir la décision
du père, est un « acte important, toujours public, mentionné à chaque fois
qu’un texte évoque les accordailles – mais habituellement après les prélimi-
naires afin de les rendre irréversibles… » (Laoust 1993, p. 179, note n°2).
Il s’agit donc là d’un sacrifice qui scelle une union. Dans le même ordre
d’idée, Taïfi note l’expression : iɣers xf gma-s : « […] il a égorgé (un animal
en l’honneur de son frère, surtout pour lui demander pardon, ou pour se
mettre sous sa protection. » (Taïfi 1992, p. 204). Ce type de sacrifice visant
à rétablir un lien social rompu est attesté en Kabylie lorsque quelqu’un,
pour se faire pardonner par la djemaa après un ostracisme et pour réinté-
grer le village, offre à ce dernier un bœuf (ou une paire de bœufs) destiné
à un sacrifice-partage (timecreṭ).
Sacrifice / 7117

Dans tous ces cas (mariage, demande de pardon, de réintégration, de


protection), le sang du sacrifice scelle un lien social, le consolide ou le réta-
blit, s’il est rompu. Il est fait appel ici au sang, considéré comme vecteur de
parenté, de même qu’il est fait appel au lait dans les pactes de collactation
(taḍa*) (voir aussi notice P14. « Parenté »).

 Sacrifice humain : nous ne disposons que de très peu de données sur


ce type de sacrifice. Des indices ténus semblent cependant indiquer qu’il a
existé2. Dans le corpus de mythes collectés par Frobenius en Kabylie, le
sacrifice humain est présenté comme ayant été « institué » par la Première
Mère du Monde (Yemma-s n ddunit) qui avait sur les humains un redou-
table pouvoir de vie ou de mort : elle provoque la première éclipse solaire
en faisant tomber le soleil dans un plat en bois ; celui-ci ne consentit à
« remonter » vers le ciel que si la Première Mère du Monde lui sacrifie le
plus cher de ses enfants. Cette croyance est restée vivace chez les Berbères,
ce n’est plus le soleil que les héritières de la Première Mère du Monde font
« tomber » mais la lune ; celle-ci exige, comme le soleil, pour « remonter »
vers le ciel, le sacrifice d’un être cher. Ce premier sacrifice humain inscrit
dans l’imaginaire berbère est donc destiné à rétablir un ordre cosmique
rompu. Une autre trace de sacrifice humain existe dans le conte : le sacri-
fice fait à l’hydre (talafsa, en kabyle) : « Il s’agit d’un dragon ou serpent à
sept têtes, féminin, qui hante les fontaines, les sources et en retient l’eau si
on ne lui live pas, en sacrifice, une jeune vierge. » (Lacoste-Dujardin 2005,
p. 178). Ce sacrifice est donc destiné à libérer l’eau, source de vie.
Les sacrifices humains conservés par la mémoire collective et relatés sous
forme de légendes (Servier 1962, p. 192 ; Genevois 1995, p. 130) ou sous
forme de faits datés (Servier 1962, p. 192, 193) étaient également destinés
à écarter la sécheresse et à libérer l’eau. Le rituel décrit par Servier et
Genevois pour diverses régions de Kabylie (Iflissen, Tizi-Ouzou, At-Fliq,
Taguemount-Azzouz) est, dans ses étapes essentielles, le même, il est intégré
à l’islam : un vieillard reconnu pour sa sainteté ou pour son ascendance
maraboutique consent à offrir sa vie pour sauver sa communauté de la
sécheresse donc de la mort ; il accède dans un sanctuaire ou un tombeau à
un objet sacré (vase, épée), fait ses ablutions, prie (dirige la prière ou pro-
nonce des invocations pour obtenir la pluie) et meurt alors que des trombes
d’eau désaltèrent la terre. La langue garde trace de ce type de sacrifice :

2. S. Chaker peut témoigner que l’une de ses tantes paternelles (T.C.), née à la fin du
XIXe siècle et aujourd’hui décédée, qui exerçait comme « sorcière-devineresse » (taderwict
yettakken zzyara) a accompli symboliquement le rituel de la giration sur la tête de son fils
aîné gravement malade en utilisant son fils cadet comme offrande sacrificielle (tezzi mmi-s
ameẓẓyan d asfel i umenzu n tasa). La signification de ce geste est d’une limpidité absolue :
cette femme manifestait ainsi sa volonté/son acceptation de sacrifier son fils second pour
que vive le premier. Si le sacrifice humain n’a pas eu lieu en l’occurrence – elle n’a pas
égorgé son cadet ! –, cet événement, qui a eu lieu vers 1950, montre que l’idée même en
reste présente dans les consciences. [S.C.].
7118 / Sacrifice

teswa-d s yixf-is, signifie : « la terre a été arrosée en échange de sa tête »,


c’est-à-dire : il a sacrifié sa vie pour que cesse la sècheresse. On évoque aussi
en Kabylie, selon la même logique que pour la pluie, le cas de vieux chefs
de famille qui consentent au sacrifice de leurs vies, pour sauver leurs lignages
de l’extinction due à l’absence d’héritier mâle (nnger en kabyle). Le vieillard
meurt après les invocations et le garçon qui nait reprend son prénom.

Dans un autre contexte, le sacrifice humain est évoqué selon la logique


du rituel d’expulsion (asfel, voir supra) : Lors d’une guerre qui a opposé
le village de Taguemount-Azzouz aux Ouadhias (Iwaḍiyen), ces derniers
exigèrent que leur soit livré un valeureux guerrier afin que puissent cesser
les combats, ad aɣ-tefkem Lewnis At-Ɛezzuz, a d-yaweḍ ɣer dagi ɣur-neɣ a
t-nenɣ d asfel a n-neḥbes tiyita : « Livrez-nous Lounis At-Azouz ; il viendra
ici chez nous ; nous le sacrifierons en asfel et nous arrêterons la lutte ! »
(Genevois 1995, p. 207-208). Lounis At-Azouz consent à ce sacrifice malgré
l’opposition des notables de la tribu, arrive aux Ouadhias, il est sauvé de la
mort par son intelligence et son éloquence.
Mythe, conte, légende, sacrifice réel (?), cette idée de sacrifice est profon-
dément présente dans l’imaginaire : le terme asfel a servi de titre au roman
inaugural de Rachid Aliche ; Asfel, dans ce roman, est le sacrifice auquel
doivent consentir les intellectuels d’aujourd’hui pour lever la malédiction
de l’Histoire et pour que les Berbères puissent renouer avec eux-mêmes.

Voir aussi notice A291 « Asfel », EB VII, 1989.

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Dahbia ABROUS

S03. SACRIFICE (chez les Libyens, d’après Hérodote)

L’établissement d’un passage du texte des Histoires d’Hérodote portant


sur la manière dont les anciens Libyens sacrifiaient à leurs dieux a suscité
parmi les hellénistes une controverse non encore tout à fait éteinte. Les
manuscrits donnent : « Θυσίαι δὲ τοῖσι νομάσι ἅιδε. επεὰν τοῦ ὠτος :
ἀπάρξωνται τοῦ κτήνεος, ῥιπτέουσι ὑπὲρ τὸν δόμον, τοῦτο δὲ ποιήσαντες
ἀποστρέφουσι τὸν, αὐχένα ἀυτοῦ » (IV, 188), « Tels sont les sacrifices
chez les nomades. Dès qu’ils ont offert en prémices l’oreille d’une tête de
bétail, ils la lancent au-dessus de leur habitation, cela fait, il tordent le cou
de la victime ». Cet état du texte s’est maintenu jusqu’au XVIIIe siècle,
moment où il a donné lieu à une nouvelle conjecture du philologue
allemand, J. J. Reiske.

Arguant qu’on ne peut continuer de désigner par le terme de « maison »


des habitations de nomades qui ne pouvaient être que des huttes de joncs,
Reiske établissait alors « ὦμον », ‘omon’ « épaule », ou ‘bomon’ « autel », au
lieu de δόμον ‘domon’ « demeure » (Neumann 1892, p. 136). Cette rupture
avec la tradition manuscrite a conduit certains érudits à des traductions
fautives, notamment en français. De ces deux conjectures, c’est celle de
7120 / Sacrifice (Hérodote)

« par-dessus l’épaule » qui a prévalu, sans doute parce que le geste magique
de jeter quelque chose « par-dessus l’épaule », c’est-à-dire « derrière soi » est
un geste familier dans le folklore européen. Ces traductions donnent par
exemple, « Ils coupent comme prémices un morceau de l’oreille de la victime,
qu’ils jettent par-dessus leur épaule, cela fait ils lui tordent le cou en arrière »
(Legrand 1949), ou bien, « Après avoir offert comme prémices l’oreille de la
victime, ils la jettent au-delà de leur seuil, puis ils tordent le cou de la bête »
(Berguin 1932). Dans son apparat critique, Legrand retient la conjecture de
Reiske qu’il justifie en recourant à deux arguments discutables : « Omon est
une conjecture de Reiske ; tous les bons manuscrits donnent ‘domon’, mais ce
mot ne paraît chez Hérodote que dans un texte d’oracle pour désigner le temple
d’Apollon (V, 92). Ici que désignerait-il ? Les nomades n’avaient sans doute pas
de temples et ‘domon’ serait un terme bien fastueux pour désigner l’habitation
du sacrifiant, qui n’était qu’une modeste hutte faite de tiges d’asphodèle et de
joncs ». Pourtant, comme le suggère avec bon sens St. Gsell, « Il est vrai que
les nomades n’avaient pas, à proprement parler, de maisons, mais le mot peut
signifier simplement ‘habitation’ » (p. 191, note 5).

De l’avis général, la difficulté vient de l’impossibilité à documenter ce


rituel, dont on s’accorde à reconnaître la particularité. La discussion est
reprise par trois auteurs dans un récent commentaire d’Hérodote ; ceux-ci
souscrivent à la critique formulée il y a plus d’un siècle par Neuman, qui
recommandait de ne pas tenir compte des conjectures proposées par
Reiske, et de demeurer fidèle aux manuscrits. Ne trouvant rien de compa-
rable à mettre en parallèle avec ce rituel singulier, ils le considèrent donc
comme indigène, « Parallels for this sacrificial ritual, which must be taken
as authentically indigenous and inspired by the need to protect the house, are
not known » (Asheri, Lloyd, Corcella 2007, p. 711). L’historien punicisant
M. Fantar va également dans le même sens en affirmant que « Le procédé
ne semble pas avoir été emprunté ni à l’Egypte ni à la Phénicie. Il s’agirait
plutôt d’un rituel particulier à eux. Voilà un élément en faveur d’une origine
autochtone de ce culte adressé au soleil et à la lune » (p. 260).

Dans son ouvrage sur le symbolisme de l’art rupestre du Sahara, J.-L. Le


Quellec critique à juste titre la conjecture de Reiske ainsi que le point de
vue de Legrand, et trouve fascinant de pouvoir signaler un écho de ce geste
dans la Libye contemporaine, auprès d’un écrivain relatant ses souvenirs
d’enfance. En effet, cet auteur libyen, A. F. Hashim, écrit que son père
arrachait la rate du mouton sacrifié à l’Aïd-el-Kébir pour la lancer sur la
plus haute porte de la maison, où elle restait collée un certain temps,
jusqu’à ce que le soleil et le vent la fissent tomber. Grâce à ce témoignage,
la considération de Legrand perd beaucoup de son crédit même s’il n’existe
malheureusement pas d’autre témoignage (Le Quellec, p. 191).
Pourtant, des témoignages allant dans ce sens existent bel et bien, et si
on les prenait en compte ils feraient non seulement perdre encore du crédit
à la considération de Legrand mais réfuterait celle-ci de façon définitive.
Sacrifice (Hérodote) / 7121

Pour cela, il suffit d’explorer un domaine parmi l’un des plus conservateurs
de très vieilles traditions, celui des mythes et des contes.

La preuve indiscutable du non-fondé des conjectures et des considéra-


tions des deux érudits se trouve dans les contes de Kabylie, région éloignée
de la Libye, ce qui montre au passage que ce rituel appartenait probable-
ment à tous les anciens Berbères. Le souvenir de ce geste demeure en effet
intact dans la mémoire des conteuses kabyles. On le trouve restitué dans
plusieurs versions du type ATU 313E* de la classification internationale. Ce
type raconte l’histoire d’une jeune fille qui, pour échapper à la décision de
son frère de se marier avec elle, s’enfuit et trouve refuge dans une grotte,
fermée par un gros rocher, ou en haut d’un palmier. Son frère la retrouve et
lui coupe la main, laquelle, après de nombreuses péripéties, lui est restituée
par un oiseau. Ces versions kabyles fournissent avec une précision stupé-
fiante les deux détails essentiels qui composent le geste décrit par Hérodote :
le lancer de la partie coupée du corps ainsi que la direction vers laquelle il
est orienté, en l’occurrence le toit de la maison. Plusieurs exemples per-
mettent d’en juger : « En arrivant il jeta sur le toit de la maison la main,
encore toute sanglante, de Zalgoum » (Mammeri, p. 19) ; « Dès son arrivée,
Aïssa jeta la main ensanglantée de sa sœur sur le toit de la maison » (Aït
Mohammed, p. 87) ; « La mère prit la main de sa fille […] lui mit du henné
et la déposa sur le toit de la maison » (Rabdi, p. 89) ; « La main de Aïcha avait
été emportée par un aigle […]. L’oiseau la déposa sur le toit » (Yakouben,
p. 72-73). Même si le contexte de ces contes n’apparait pas d’emblée comme
étant celui du sacrifice, rien ne dit le contraire non plus. L’important ici est
de montrer que le faîte de l’habitation quelle qu’elle soit (hutte, tente, bâti en
dur à toiture en terrasse ou à versants), constitue bel et bien le lieu de desti-
nation de parties du corps lancées par le sacrificateur ou le sacrifiant. Sachant
par ailleurs l’importance qu’occupe la couverture de l’habitation comme lieu
de rites divers à travers toute l’Afrique du Nord contemporaine (sacrifice en
son honneur au moment de la couverture de la maison ; lieu où l’on montait
pour chasser le vent à l’aide d’une massue ; lieu où l’enfant prend le premier
repas de son premier jeûne ; lieu de pratiques magiques, etc.), il n’y a rien
d’étonnant à ce que des prémices de sacrifice puissent y être déposées. Même
les maisons kabyles au toit à deux versants continuaient jusqu’à une période
récente d’être le lieu de ces pratiques, notamment la poutre faîtière.

Ces prémices exposées au-dessus des habitations étaient-elles offertes au


Soleil et à la Lune, conçus comme les principales divinités, comme le laisse
entendre le texte d’Hérodote ? Aux oiseaux de proie, comme le disent les
contes ? Représentaient-elles une protection pour la maison et ses gens ?
Les questions sur le sens et la valeur de ce geste demeurent encore sans
réponse. Quoi qu’il en soit, les conteuses kabyles mettent définitivement
fin à une discussion de deux siècles, en donnant raison à Hérodote, et en
faisant un sort à la conjecture de Reiske et aux traductions des érudits qui
l’ont suivie.
7122 / Safiet bou Rhenan

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Nedjima PLANTADE

S04. SAFIET BOU RHENAN (Préhistoire)

Dans l’Atlas algérien présaharien les monts des Ouled Naïl s’étirent vers
le sud entre Djelfa et Messad* et du Nord-Est au Sud-Ouest, entre Bou
Saada et Aflou. Plus rien d’aussi impénétrable ni d’altier comme dans l’Au-
rès voisin ne se dresse pour ralentir la pénétration et l’occupation de la
région. De nombreux couloirs de circulation ont naturellement individua-
lisé les chaînons rocheux, offrant aux nomades des abris appréciés. Mais
aujourd’hui, dans ces paysages ventés et dénudés, ces derniers ne disposent
plus de conditions humides et verdoyantes. Pourtant durant l’Holocène
ancien et moyen une grande biodiversité s’y est développée et des popula-
tions épipaléolithiques et néolithiques s’y sont approvisionnées en eau, y
ont chassé leurs proies, avant de faire paître leurs troupeaux. Aussi est-il
difficile de restituer aujourd’hui le vécu et le potentiel naturel d’alors sans
l’appui de traces, lorsque manquent notamment les éléments essentiels
d’un cortège faunistique et floristique, témoins d’épisodes climatiques favo-
rables et datables. L’objectif de reconstitution des paysages que se fixent les
quaternaristes, en examinant des résidus de bio-documents conservés dans
le sol, contribue à déterminer les conditions du développement des biotopes
fossiles nécessaires à l’anthropisation de ces régions passées et présentes.
Safiet bou Rhenan / 7123

Mais de quelle documentation disposait-on lorsque D. Grébénart (in


Camps 1967, 1970) entreprit de prospecter ce territoire mal connu, au
sortir de la guerre d’Indépendance, pour découvrir les traces de ce passé
préhistorique ?

Le vaste territoire dans lequel se situe Safiet bou Rhenan (Grébénart, in


Camps 1967, p. 391-394) est stratégiquement important pour la diffusion
de la néolithisation et plus significatif que d’autres en raison des contextes
culturels qu’il préserve et du répertoire animalier qu’il porte gravé sur ses
parois (Grébénart 1970, 1971). Indissociable des alentours le campement
étudié s’inscrit dans une période de l’Holocène ancien-moyen marquée par
des changements de comportements et d’environnements. Les chaînons
voisins du site s’en font aussi l’écho (Soleilhavoup 2003, p. 114-115).
Le campement préhistorique sauvé de l’érosion par D. Grébénart a été
installé au cœur d’un éboulis gréseux par une petite communauté de
nomades qui découvrit que « la pierre tinte et résonne » dès qu’on la
frappe. La haute butte conservait en divers endroits des gravures natura-
listes ayant déjà attiré l’attention (Arnaud 1862, Bellin 1957). Au sol, le
dépôt archéologique évoqua une halte saisonnière, ne se rattachant pas au
type escargotière ; à sa découverte, il ne subsistait plus qu’un lambeau
friable, de quatre mètres carrés et de 0,50 m d’épaisseur. L’érosion l’ayant
amenuisé, le sondage ne permit pas de recueillir les éléments ténus et non
consolidés se mêlant aux pierres. Notamment en mars, lorsque les vents
tourbillonnants entre les masses rocheuses sont si violents qu’ils emportent
les résidus de bio-documents, difficilement identifiables sur place. À l’ave-
nir on devrait pouvoir recueillir là et ailleurs ces utiles bribes relictuelles.

On doit à D. Grébénart d’avoir rassemblé un lot d’objets significatifs


d’une tradition capsienne, et d’autres s’insérant dans le processus d’une néo-
lithisation régionale, conclusion que partageait G. Camps (1974), même en
l’absence de restes osseux d’une consommation sur place d’animaux domes-
tiques et d’un bétail pourtant fondateur des débuts de l’élevage (Roubet
1979, 2012). Cette position reste-t-elle soutenable aujourd’hui ? Les argu-
ments en faveur d’une néolithisation sont incontestables, mais certains sont
suspects d’une apparition antérieure à celle-ci : il s’agit de tessons céra-
miques, d’une hache taillée, d’armatures à retouche bifaciale, de racloirs*
à retouche bifaciale, de grains d’enfilage en test d’œuf d’autruche, calibrés.
Deux datations (calibrées ici) sur coquilles d’hélix (fiabilité contestée) pré-
cisent un moment de l’installation (Grébénart 1970) :
MC 280 : 7220 ± 100 BP, soit 6353 – 5892 cal BC
Gif 884 : 6970 ± 170 BP, soit 6212 – 5563 cal BC
La céramique a été mise en avant comme présentant par son nombre (174
tessons), ses formes et ses décors, des atouts significatifs. Au Maghreb orien-
tal, certains sites de Capsien supérieur en renferment quelques spécimens
7124 / Safiet bou Rhenan

comme celui de SHM_1 en Tunisie (Mulazzani 2010, 2011). Or il a été


établi que l’apparition du fait céramique en Afrique sahélienne est très
antérieure à la néolithisation (Jesse 2010).
La hache taillée est un fait rare et de portée économique incertaine bien
que rattachée à de potentielles activités forestières post-épipaléolithiques,
dans les Némencha* (Roubet 1968, 2009).
Les pointes de flèches à retouche bifaciale sont certes de nouvelles arma-
tures s’ajoutant à la panoplie déjà pourvue d’éléments géométriques, mais
on ne peut entrevoir leur fonction qu’à travers des activités cynégétiques
maintenant un genre de vie prédateur.
Dans la parure, des grains d’enfilage en test d’œuf d’autruche auraient
été façonnés en série avec un calibreur (absent du site), il est exact que cet
objet apparaît au Maghreb oriental durant la néolithisation (Camps-Fabrer
1960).
La retouche envahissante reconnue dès le Capsien supérieur a été appli-
quée aux racloirs*, grands instruments présents dès l’Épipaléolithique,
devenant fréquents dans le Néolithique (Roubet 1968, 1979).
Cet ensemble matériel ne traduit en somme qu’un accroissement des
connaissances techniques et des pratiques (céramique), divers change-
ments dans la fabrication de l’équipement et la conception des armatures
et celle de certains objets de parure. Mais aucune modification du genre
de vie. Comment entrevoir alors l’introduction de nouveaux comporte-
ments typiques de la néolithisation ? Sur quel registre documentaire se
fonder ?

1. Vers une anthropologie de l’environnement Holocène : cas des Monts


des Ouled Naïl.

Sémiologie de la gravure du bélier orné dit bélier à sphéroïde*(1)


C’est dans le répertoire graphique pariétal en général que se trouvent les
arguments décisifs. Et notamment dans celui du site de Safiet bou Rhenan.
Plusieurs stations existent (Fig. 1).
Vers le sommet de la butte de la station 1, parmi diverses gravures se trouve
une élégante gazelle gravée dans le « style de Tazina* » (traits en fuseau) épuré
et fluide, (ramure dressée, membres effilés, pattes en pointe, sans souci du
détail anatomique). Ce style de l’Atlas présaharien, contraste avec celui plus
raide observé sur les gravures des rochers en contre-bas. En effet, certaines
parois des rochers éboulés à mi-pente sont ornées de représentations natura-
listes sommaires ; trois groupes ont été repérés (Grébénart 1970), (Fig. 2) et
relevés par G. Lefebvre (Grébénart 1970, p. 64, note 8).
– Dans le premier à l’Est, la frise animalière comprend quatre autruches
et un antilopiné ; au Nord, on distingue trois autruches, un antilopiné,
deux bovinés, un bélier à sphéroïde, trois figures humaines, un animal indé-
fini et divers signes.
Safiet bou Rhenan / 7125

Fig. 1. Vue générale de Safiet bou Rhenan. Stations 1, 2, 3, 4 (d’après F. Soleilhavoup


2003, p. 114-115). Les stations 2-4 ne sont pas prises en compte dans cette notice.
Station 1 : butte gréseuse, site 1 fouillé par D. Grébénart (1970) ;
les lettres (A, B et C) aident à localiser les emplacements portant des gravures.
– En avant de A, deux béliers dont un orné ont été gravés avec des autruches
(Fig. 2).
– En A et vers le bas, présence d’un grand bovin (Syncerus).
– En B, une gazelle (de style « Tazina ») et un autre panneau portant deux
béliers ornés (Fig. 3).
– En C, une autruche et des personnages.
(Cl. F. Soleilhavoup 1980, sans échelle).

Fig. 2. Station 1 (A) : panneau tourné vers le campement, situé entre les rochers
portant la gravure du bélier orné. Celui-ci a été précédé d’un autre bélier, mais dès
que le graveur l’eut esquissé et positionné sur une autruche déjà gravée, il dut
remarquer que la posture générale et le port de la tête en particulier seraient incom-
patibles avec la fonction d’un bélier orné qu’il incarnerait ; une seconde gravure fut
alors réalisée en arrière (Hauteur au garrot : 0,85 m, Longueur totale : 1,25 m,
d’après D. Grébénart 1971, p. 181). Il ne s’agit donc pas d’une frise, mais plutôt
d’un tâtonnement. On remarquera le polissage du corps et le trait vertical aboutis-
sant à un récipient poli. (Cl. F. Soleilhavoup 1980).
7126 / Safiet bou Rhenan

– Le second groupe situé dans une niche du rocher éboulé, réunit quatre
antilopes bubales et un antilopiné indéfini.
– Le troisième groupe couvre une face masquée d’un rocher actuelle-
ment effondré ; les grands mammifères n’ont pas été identifiés, seule une
autruche a pu l’être.
Dans la sélection des représentations faite ici, la gravure du bélier orné
(expression neutre retenue1) s’est imposée, intégrée au cortège faunique
auquel elle participe, replacée dans un cadre environnemental de savane,
implicitement suggéré. D. Grébénart a supposé que ces représentations
étaient synchrones de l’installation des hommes : « entre les gravures et les
restes d’occupation humaine, nous constatons une relation de proximité
et l’on peut admettre avec beaucoup de réserves, que la date obtenue par
le 14C […] correspond à l’âge des gravures » (Grébénart 1970, p. 65 ;
1971, p. 179). Cette lecture reste acceptable, vraisemblable. Pourquoi n’en
avoir pas tiré de conclusion comportementale et s’être limité au constat
d’une proximité habitat-art ?

Envisageons d’abord le thème sémantique du bélier et son extension


géographique locale.
Dans l’Atlas, la représentation du bélier n’a pas la même valeur sémantique
que les autres gravures. Qu’elle se trouve ou non contemporaine de la gazelle
de style Tazina, elle lui est surtout thématiquement étrangère. En revanche, le
bélier livre sans ambiguïté, d’indiscutables arguments en faveur d’une recon-
naissance du fait pastoral dans le site lui-même (Fig. 2, 3), que légitime sans
aucun doute la proximité campement-art et que met encore mieux en lumière
la gravure elle-même, à travers la lecture anthropologique qui en sera faite
ci-dessous. D’autre part, en rappelant que l’emplacement exigu et masqué
du campement s’ouvre sur de vastes espaces de pâturage (Fig. 1), et qu’il est,
de ce fait, non isolé des chaînons proches ou de ceux du grand voisinage, on
peut étendre le fait pastoral aux autres parois gravées du même bélier orné.
Notamment à Daiet es-Stel, (Lefebvre 1967), Aïn Naga et à Mokta es-Sfa, où
un superbe bélier orné est associé à un jeune individu lui faisant face et tou-
chant sa barbichette sans effrayer l’animal (Grébénart 1971 ; Soleilhavoup
1997, 2003 ; Roubet & Ouchaou, EB XXXVII, 2015).
En conséquence, comme cela sera démontré ci-dessous, si l’on reconnait
à Safiet bou Rhenan l’existence du fait pastoral dès le VII-VIe millénaire cal
BC, peut-être, en s’appuyant sur la totalité documentaire disponible et
en valorisant à dessein le bélier orné, rien ne s’oppose à ce que l’épisode
d’installation remonte à une phase presque initiale de l’élevage, voire au

1. Rappelons que l’expression « bélier à sphéroïde » a été utilisée par Flamand (1899, p. 65
et en 1921, p. 64-67 et 336 et suivantes) par analogie avec la sphère solaire et son rappro-
chement de la représentation du bélier du culte égyptien d’Amon. La représentation du
bélier de Bou Alem lui avait été signalée par le Capitaine Reynaud de la Gardette de Favier
en 1897. Flamand se rendit sur le site en 1898.
Safiet bou Rhenan / 7127

début du processus de néolithisation, période durant laquelle se testaient


encore des pratiques et techniques nouvelles, et se trouvaient différés les
actes d’abattage des animaux de l’élevage.
D’autre part, si l’on prend en compte tout le territoire des monts des
Ouled Naïl prospecté par F. Soleilhavoup dès 1980 (1997, 2003), et les
autres gravures de béliers ornés, notre documentation, accrue et ciblée,
s’inscrit dans le même registre sémantique. Plus rien ne s’oppose à l’inser-
tion du bélier sensu stricto dans cet ample mouvement pastoral qui s’est
répandu durant l’Holocène moyen à travers l’Atlas présaharien. Non datées
encore, certaines gravures occidentales du bélier orné loin d’être graphique-
ment décadentes, comme H. Lhote l’envisageait, ou bien sans lien avec un
animal domestique, comme cet auteur le soutenait aussi (Lhote 1966,
1970), pourraient être antérieures à celle de Bou Alem (Camps 1991).
Toutes procèdent d’un seul registre comportemental : le pastoralisme néo-
lithique primitif (Roubet & Ouchaou, notice P19, EB XXXVII). Une
approche anthropologique globale est maintenant proposée.

2. Approche anthropologique : démonstration


Donner ici une nouvelle interprétation de l’attribution du site et de son
contexte culturel n’est donc pas inutile, pour affermir l’opinion admise et
entrevoir d’autres arguments d’une évidente néolithisation.
Pour appréhender ce thème sous un autre éclairage, sans laisser se glisser
de zone d’ombre dans le raisonnement, notamment entre les étapes du
déroulement de cette néolithisation, seule une approche anthropologique
s’est révélée être la démarche pertinente. Initiée par S. Hachi (1998), elle a
ouvert d’autres voies de raisonnements, appropriées à la sémantique particu-
lière des représentations rupestres en Afrique du Nord. Cette approche
recourt à une méthodologie fondée sur une démarche intégrative, comporte-
mentale et environnementale, plaçant ici le genre de vie au centre d’un vécu
collectif fondamental. Pastoral, celui-ci l’est incontestablement, de surcroît
parfaitement et sobrement attesté. Mais pour déchiffrer cette œuvre synthé-
tique, il convient d’isoler une à une les étapes de sa conception (Fig. 2).
La première étape de la lecture consiste à suggérer le genre de vie, les
deux suivantes à en évoquer les prolongements. On doit examiner l’œuvre :
– en percevant d’abord dans ce graphisme sobre, un animal identifiable
à travers ses traits physiques,
– puis, en examinant le contour de son corps, pour chercher à com-
prendre les motifs de sa posture statique et pacifique, de son immobilité
consentie. Le sens qui surgit alors investit l’œuvre d’une fonction emblé-
matique du pastoralisme qu’incarne cet animal et atteste de la symbiose
installée entre les deux communautés humaine et animale ;
– en installant ensuite (mentalement et un à un) les éléments d’un
rituel que cet animal choisi va permettre (ou pourrait avoir déjà permis)
d’accomplir. En représentant avec précision de nouveaux attributs sur la
7128 / Safiet bou Rhenan

gravure, le graveur transforme alors l’aspect physique général de l’animal,


(a) en polissant le corps tout entier, (b) en surchargeant anormalement
la tête de l’animal d’ornements divers étrangers, mais agencés et ajustés,
(c) en gravant enfin un trait vertical partant du sexe de l’animal et abou-
tissant à une structure ronde, suggérant l’écoulement d’un liquide, peut-
être celui d’un jet de semence, recueilli dans un petit récipient creux,
déposé intentionnellement entre ses pattes.
Or, jusqu’à présent, le discours des préhistoriens avait consisté à passer
du site et de son contenu archéologique, au bélier orné, pour installer un
rapport cultuel entre eux deux. Cette liaison s’était faite sans avoir dénoué
auparavant les liens unissant les divers éléments graphiques d’une fusion
totale recherchée par le graveur, (a) sans avoir isolé d’abord l’animal repré-
senté, considéré comme un animal spécial et choisi dans le troupeau, depuis
très longtemps vraisemblablement, et (b) surtout sans avoir ressuscité le
processus mental faisant intervenir simultanément, comme dans un jeu de
miroir, l’animal vivant et son image gravée. En effet ce subterfuge s’impose
pour interpréter, dans une perspective anthropologique, les gestes du polis-
sage du corps-paroi et ceux de la gravure de l’ornementation – même la
plus sommairement rendue –, comme des gestes de caresse, de douceur ;
cette gestuelle empreinte de toute la sacralité d’une expérience unique, est
vécue par ce maître-pasteur, au nom de sa communauté entière. Sacralité
transmise avec ferveur par le graveur à la représentation d’une fusion
d’un être symbolique, tout à la fois vivant et gravé, immortalisé-paré
pour un rituel, de passage peut être, dont cette paroi porte témoignage et
qu’elle transmettra à d’autres, pour toujours. Symbole du troupeau, fierté
des pasteurs, cet Être-Bélier orné, entièrement conçu, protégé et magnifié
par son Maître, ici gravé-poli sur la paroi la plus proche de son abri, par
lui-même, atteste de l’accomplissement d’un rituel connu et, par la magie
de ce cérémoniel, fait entrer cet acte et la communauté qui l’a accomplie au
panthéon d’une Mémoire Pastorale Atlasique.

À aucun moment les données anciennes n’ont pris en considération


l’animal domestique choisi, le pastoralisme assumé et surtout la dimension
sacralisante des gestes précédant et accompagnant le rituel. Seule l’orne-
mentation singulière servit à révéler un évènement cultuel.
C’est ce raccourci, ce hiatus sémantique et d’interprétation comportemen-
tale qui fragilisèrent l’affirmation de la néolithisation. L’omission concerne :
– le statut de l’animal,
– la caractérisation du genre de vie de la communauté installée à Safiet
bou Rhenan,
– une prise en compte de la fusion pasteur-ovins domestiques, de son
rôle à l’intérieur du groupe, et de son pouvoir de cohésion et d’iden-
tification, à l’extérieur du groupe.
Tous ces non-dits ont interrompu le raisonnement et rendu les déduc-
tions très incertaines. Privé de bases ostéologiques, le fait pastoral n’allait
pas de soi.
Safiet bou Rhenan / 7129

Poursuivons. C’est donc parce que ce bélier, sorti du troupeau de ses


congénères, a été gravé (ailleurs) très souvent seul, qu’il ne représente donc
plus un animal parmi d’autres, ni comme les autres2. Dans sa singularité
et à travers sa vulnérabilité même, il s’agit d’un animal assujetti et totale-
ment dépendant de son maître-berger. C’est donc en raison d’une docilité
peu à peu acquise, fondée sur la connivence établie avec son maître qu’il
supporte et accepte sans appréhension et sans bouger, sur sa tête et au cou,
la surcharge anormale d’un ensemble ornemental, préparé pour lui.
Cependant un écoulement soudain pourrait évoquer un état d’excitation
bien connu dans l’accouplement, qui semblerait ici se surimposer à l’état
pacifique général de l’animal, comme pour traduire, sur la même gravure
(en utilisant le même procédé de fusion des états), l’importance de sa pré-
cieuse semence, intentionnellement recueillie par le pasteur, dans un réci-
pient également poli, que nous devrions interpréter aussi, hors de toute
banalité.

Voilà comment me semble-t-il, cette gravure rend compte brièvement et


synthétiquement d’une forme primitive de pastoralisme ovin, maîtrisée et
d’un rituel identitaire pastoral.
Lorsque la domestication des ovins fut acquise dans les monts des
Ouled Naïl, un peu avant le milieu de l’Holocène, le site de Safiet bou
Rhenan vit s’installer un campement de pasteurs d’ovins venu en transhu-
mance. L’occasion se présenta d’accomplir sur place un rituel, de passage
peut-être et pas forcément sacrificiel, mais au déroulement pour nous
largement inconnu, en choisissant une bête spéciale du troupeau. Tel est
le regard que l’on peut porter sur ce site et cette gravure, indissociables
témoins complémentaires du séjour des premiers pasteurs de jadis. Cette
représentation graphique sommaire s’impose à nous comme un sobre
récit. Mais, sur place même, elle n’est pas unique, une autre gravure de
même signification comportementale a été signalée. Toujours dans la
Station 1 (emplacement A), F. Soleilhavoup (2003, p. 115, Fig. 146) a
fait connaitre un autre panneau gravé de trois béliers et d’un boviné,
exprimant le même thème. Deux béliers adultes se suivent, dans une pos-
ture typique pacifique, leur tête est ornée, vue de profil pour l’un, de face,
pour l’autre, un jeune ovin a été positionné entre eux deux. L’attention du
graveur s’est portée sur l’ornementation de la tête et sur le collier, absents
sur le jeune animal (Fig. 3). Ce second exemple confirme que ces lieux
sont ceux de pasteurs néolithiques, dont le statut social se trouve incontes-
tablement affirmé.

2. Le panneau tourné vers le campement, porte la gravure de deux béliers dont un orné.
Mais dès que le graveur eut esquissé et positionné le premier sur une autruche déjà gravée,
il s’aperçut que la posture générale et le port de la tête de l’animal étaient incompatibles
avec la fonction du bélier orné qu’il voulait représenter ; une seconde gravure fut alors
réalisée en arrière. Pour nous, il ne s’agit donc pas d’une frise, mais plutôt du tâtonnement
du graveur.
7130 / Safiet bou Rhenan

Fig. 3. Station 1 : second panneau gravé de trois béliers, dont deux adultes ornés,
portant un collier et un jeune (Cl. F. Soleilhavoup 1980, sans échelle).

Par ce raisonnement et cette démarche, nous pourrons mieux appréhen-


der à l’avenir d’autres sites occupés de l’Atlas présaharien, porteurs d’une
gravure de bélier orné (Roubet, en préparation).

Conclusion
Replacée dans un contexte culturel plus étendu, intégrant toutes les
données locales, postérieures au Capsien supérieur, l’installation d’un pas-
toralisme initial dans le territoire des Ouled Naïl se justifie désormais.
Il permet d’accorder aux premiers pasteurs venus en transhumance se
blottir entre les rochers de Safiet bou Rhenan, un statut pastoral répandu
entre VII-VIe millénaire cal BC, qui pourrait avoir été, sous réserve de
datations fiables, antérieur à celui de l’Aurès (Roubet 1979).
Aborder le fait pastoral, phare de la néolithisation atlasique, reste délicat
en l’absence d’arguments nombreux et divers, mis en synergie. Il manque
ici l’incontestable détermination de documents fauniques domestiques
consommés. Il manque l’esquisse d’un projet pastoral (Roubet 2003), à
supposer que la préoccupation du devenir pastoral à long terme se soit déjà
imposée. Pourtant, en reconnaissant au domaine graphique du bélier orné,
qui supplée avec pertinence à ces manques, un pouvoir évocateur fort, une
sobre « mise en situation » et une sémantique consacrée et concise, connue
Safiet bou Rhenan / 7131

de tous, nous constatons qu’il accompagne sans ambiguïté le séjour et le


statut du pasteur-graveur officiant, investi d’une fonction quasi-sacramen-
telle. Peu de représentations graphiques portent un message aussi décisif.
Le bélier gravé est pour l’Holocène atlasique, en Afrique du Nord, et le
monde rural berbère qui lui succèdera l’autre expression majeure et
convaincante d’un enracinement du pastoralisme ovin atlasique, dont nul
n’avait jamais douté depuis R. Vaufrey en 1939.
Loin d’être géographiquement limité au site de Safiet bou Rhenan, le fait
pastoral s’est répandu aux sites porteurs d’autres représentations du même
type de bélier. Si rien encore ne permet de synchroniser pour le moment ces
données (graphiques et chronologiques), en revanche, on entrevoit avec ce
raisonnement : une stabilisation territoriale des communautés, une exten-
sion du pastoralisme, une nouvelle démographie, toutes fondées sur le déve-
loppement et l’essor d’une économie pastorale irréversible, aboutissant à un
enracinement montagnard de ce comportement pastoral.
Pour projeter dans l’avenir ce fait pastoral atlasique, rappelons que ce
bélier incarne aussi le succès d’une reproduction conditionnée, ininter-
rompue, mais parfois aléatoire, d’une première manipulation génétique
nouvelle : l’élevage. Première maîtrise de l’homme sur l’animal. Même
sans représentation du troupeau et sans expression détaillée, réaliste, cette
gravure s’inscrit dans un registre symbolique, comportemental, nouveau,
intimement lié à l’Homme Néolithique. Cette gravure souligne la fragilité
des troupeaux évoluant dans un bestiaire d’animaux sauvages, à travers
l’Atlas présaharien. La gravure témoigne de l’incroyable délicatesse du
maître-berger immortalisant son animal aimé en le représentant, pour la
dernière fois, et pour toujours paré, soigneusement poli, comme pour tra-
duire par le toucher la douceur et la tiédeur de son pelage, uni, lissé,
encore sensible à la caresse. Les ornements du bélier sont enfin des traits
spécifiques qui uniformisent implicitement les comportements pastoraux
et rendent compte d’un rituel partagé, suggestif d’un incontestable « culte
familier du bélier », transmis et exprimé en maints endroits avec le même
« respect du secret de l’acte fondateur » perpétué à différentes périodes
dans l’Atlas présaharien.

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Colette ROUBET
(Bas) Sahara : préhistoire / 7133

S05. SAHARA (BAS) : Préhistoire

[Une notice « Bas-Sahara » (B41) est déjà parue dans l’EB IX, 1991 ; le renouvel-
lement important des connaissances sur le sujet, lié notamment aux recherches
et publications de G. Aumassip, a incité la rédaction à demander à l’auteur une
réactualisation et un développement de son texte.]

Le Bas-Sahara occupe la marge septentrionale du Sahara où il s’étend


de 1° W-12° E à 27°-35° N. Il fut nommé ainsi par G. Rolland (ingénieur
des Mines qui, en 1880, participa à la mission Choisy, l’une des missions
d’études en vue de l’implantation d’un chemin de fer transsaharien),
en raison de son altitude faible, voire négative dans le Nord. Limité par
le piedmont méridional de la chaîne atlasique au nord, les plateaux du
Tademaït et Tinrhert au sud, la Dorsale saharienne à l’ouest et les Matmata*,
Djebel Nefoussa* et Hamada Neïla à l’est, il constitue un vaste bassin arté-
sien de plus de 450.000 km2. Plus de la moitié de son étendue est couverte
par les sables du Grand Erg Oriental ; ailleurs, il est garni de formations
gréseuses, évaporites, encroûtements calcaires ou gypseux.
Les documents préhistoriques, de valeur très inégale, viennent de 875
points. Ils traduisent une présence humaine dès le Quaternaire ancien, une
faible occupation au Quaternaire moyen et une apparente abondance au
Quaternaire récent, en particulier en éléments néolithiques. Ils men-
tionnent volontiers des installations dans les lits d’oued, soulignant la rareté
des mouvements d’eau.

Fig 1. Le Bas-Sahara.
7134 / (Bas) Sahara : préhistoire

Le Paléolithique ancien est attesté dans le Sud tunisien à Aïn Brimba ;


en 1955, C. Arambourg y trouva un galet aménagé dans les déblais d’un
gisement paléontologique que Machairodus rapporte à 2,5 millions d’années.
Il provient des niveaux sus-jacents datant probablement du Villafranchien
supérieur.

L’Acheuléen oppose aux vastes gisements du Sahara occidental, de petites


stations, certaines sans biface, et des bifaces épars. Ceux-ci sont plus fré-
quents dans la partie méridionale ; ils constituent un ensemble homogène
à extrémité ogivale, base arrondie, bords légèrement convexes. Biskra,
découvert par le R.P. Poyto, a livré 36 bifaces en grès, fortement altérés,
de types ovalaire et discoïde. Quelques exemplaires ont la base réservée,
beaucoup sont façonnés sur éclat. Ils étaient associés à des nucleus et du
débitage qui constituent deux ensembles de dimensions différentes utilisant
le débitage Levallois. Près de Ouargla*, Erg Touareg a livré une centaine
d’objets, dont 83 % de bifaces aux bords sinueux tirés d’une calcédoine
fréquente dans les formations locales de Quaternaire ancien. Les bases
réservées sont fréquentes, l’extrémité plutôt en pointe, les deux faces bom-
bées, dissymétriques. Ils sont attribués à l’Acheuléen moyen. Dans le sud,
Gara el-Kelb est un atelier de débitage où de nombreux éclats et une ving-
taine de pièces retouchées (denticulés, racloirs), en quartzite, jonchaient
le sol autour de blocs. Ksar el-Rhoul, peu éloigné, est identifié comme
habitat ; il a livré des nucleus, racloirs, denticulés et un galet aménagé.
Le débitage Levallois est peu marqué dans les deux sites. Quelle que soit la

Fig 2. Biskra. Biface (on remarque le douci des arêtes, altération chimique ?).
(Bas) Sahara : préhistoire / 7135

zone considérée, aucun hachereau n’a été signalé, ce qui rattache ces indus-
tries aux faciès du Sahara oriental et les de même, distingue nettement de
l’Acheuléen du Sahara occidental et de la Saoura.

Au Paléolithique moyen, se rapportent de nombreuses pièces Levallois


isolées dites « Levalloiso-moustériennes » et deux sites moustériens en
stratigraphie. À Oued El-Akarit (Sud tunisien), les fouilles de M. Riahi,
J.P. Roset et D. Zoughlami ont dégagé trois niveaux superposés ; un
nombre sensible de pièces paléolithique supérieur attribue le niveau médian
à un Moustérien évolué antérieur à -70 000, le niveau inférieur aurait un
âge de l’ordre de -100 000, les dates basses (entre -30 000 et -20 000)
obtenues précédemment appellent soit un Moustérien tardif, soit des rema-
niements dans la matrice argileuse, que les nombreuses sources artésiennes
expliqueraient. L’étude a essentiellement porté sur le niveau médian épais
de 5 à 12 cm, en raison de remaniements reconnus dans le niveau supé-
rieur et du battement de la nappe phréatique à hauteur du niveau inférieur.
La répartition au sol est homogène. Le débitage a produit plutôt des éclats
sub-ovalaires ou quadrangulaires dont près de la moitié conserve du cortex.
Le débitage Levallois est courant. Les encoches prédominent nettement.
Tg Km 50 (région de Touggourt) est rapporté au Moustérien de tradition
acheuléenne. L’industrie vient d’une butte sablonneuse de 2 m de haut
subsistant dans une cuvette de déflation ; le niveau anthropique dominant
d’une soixantaine de centimètres la surface actuelle de la cuvette, s’y place
en phase d’aridité croissante. Le débitage est de dimension réduite, 5 à 6 cm
en moyenne, de nombreux outils sont doubles. L’indice Levallois est bas.
L’outillage comporte plus du tiers de racloirs, plutôt simples ou conver-
gents, et près du quart de bifaces, en grande majorité cordiformes, accom-
pagnés d’un nombre sensible de choppers et chopping tools.

L’Atérien* est connu en stratigraphie à Seijra Touila et El-Haouita, mais


seulement par deux pièces pédonculées isolées. Ailleurs, il se traduit dans
des pièces pédonculées éparses (et certainement nombre d’autres non
pédonculées), par quelques modestes gisements de surface des environs
d’Hassi Messaoud ou de Touggourt. À Seijra Touila, la pièce pédonculée
fut trouvée en 1924 par J. Bourcart dans un limon sous-jacent à une épaisse
croûte gypso-calcaire sur laquelle reposent les dunes actuelles et une indus-
trie néolithique. À El-Haouita, elle fut trouvée par P. Estorges en 1967 à la
base d’un remblaiement sableux qui a servi de type à un mode de sédimen-
tation en zone désertique et en est devenu site éponyme (remblaiement
type El-Haouita). L’étude des pièces pédonculées suggère une différenciation
nord-sud, avec des pièces plus volumineuses, une taille plus volontiers qua-
dri-directionnelle, des pédoncules sans forme prédominante, des talons
multifacettés dans le sud, des pédoncules type B fréquents, aucun mode de
taille privilégié dans le nord. Les sites les plus importants, Tg Km 25.I et
II, qui ont fourni chacun 200 à 300 outils, se distinguent essentiellement
l’un de l’autre par l’indice Levallois typologique qui y est trois fois plus
7136 / (Bas) Sahara : préhistoire

élevé et l’indice denticulé moins important en Tg Km 25.II. Les autres


données sont comparables y compris l’indice Levallois et la faible représen-
tation des pièces pédonculées.

Antérieurement à l’Atérien, il est probable qu’une industrie à éclats Leval-


lois épais et retouches abruptes plutôt alternantes, rappelant le Kharguien, ait
existé dans le M’zab. Fortement lustrée, elle porte une patine rouge orangée.
Des industries comparables sont signalées aux alentours d’Hassi R’mel et
Fort Thiriet.
L’Ibéromaurusien est connu à El-Haouita, bien au sud de sa zone de
prédilection, par des haltes de chasse. L’industrie à lamelles qui se déve-
loppe dans la région des chotts en est proche mais manque de lamelles
obtuses à retouches proximales, de lamelles à piquant trièdre, les lamelles
à dos partiel ont une retouche distale. Les lamelles à dos y atteignent
jusqu’à 89 %. Aïn el-Atrouss, Mareth, Mennchia, Oued Akarit C qui est
au sommet des formations alluviales renfermant le gisement moustérien,
gisent sous une croûte gypseuse qui les place en période d’aridité croissante.

A partir de l’Holocène, le peuplement devient plus dense, en particulier


dans le nord où vont se déployer des cultures épipaléolithiques. Le Capsien*
typique figure peut-être aux Ouled Djellal où de grandes lames typiques, des
couteaux de Guentis, ont été anciennement retrouvés. Des habitats Capsien
supérieur sont connus dans le Souf, les Ouled Djellal. El Hassi, probable
halte de chasse par 32°6, paraît l’extension la plus méridionale. Signalé en
1881 par la mission Choisy, longtemps recherché, le gisement ne fut retrouvé
qu’en 1974. Par la fréquence des grattoirs, El-Haouita-versant, évoque les
industries kérémiennes. Parallèlement à ces déploiements, des cultures
autochtones, faciès d’El Oued, Mellalien, se sont développées. Le faciès
d’El Oued, reconnu par J. Bobo dans le Souf présente la miniaturisation
d’outils, en particulier des triangles. Le Mellalien (ou Ouarglien), découvert
par F. Marmier et G. Trécolle, à Hassi Mouillah*, en 1964, est daté entre
8 600±150 (Mc150) et 6 680±170 BP (Gif2651). Fréquente dans la région
de Ouargla, cette culture a été identifiée sporadiquement jusqu’au pied du
Tademaït. L’industrie, faite sur calcédoine locale, évoque l’Ibéromaurusien*
par des lamelles à dos nombreuses, l’absence de microlithe géométrique, le
Capsien par des aiguillons droits, pièces esquillées rares, le décor de l’œuf
d’autruche. Un débitage lamellaire privilégie le percuteur tendre et de petits
nucléus bipolaires dont les plans de frappe, non préparés, s’inclinent l’un
vers l’autre à 60°. Dominée par les lamelles à dos, de préférence rectiligne
à extrémité aiguë, elle se caractérise par des scies aux dents arrondies, des
grattoirs et burins nucléiformes. L’œuf d’autruche* abonde, souvent décoré.
Du matériel de broyage se retrouve dans tous les sites.

C’est néanmoins au Néolithique que se rapporte la plus grande part


des vestiges préhistoriques. L’identification d’Épipaléolithique a remis en
(Bas) Sahara : préhistoire / 7137

question son origine en annihilant l’idée d’une vague venant de l’est ;


ce n’est qu’à partir du 4e millénaire que se matérialisent des contacts avec
les pays du Nil. Une origine méridionale s’esquisse au travers d’une pro-
gression sud-nord, mais ne saurait exclure un courant septentrional à peine
plus tardif.
Marqués par la rareté de la céramique et de la pierre polie, les ensembles
industriels révèlent une grande complexité. Des structures sociales s’expri-
ment dans une ségrégation des types d’outils au sol dont on connaît de
bons exemples à Bordj Mellala et Hassi Retmaïa et qui se percevait déjà au
cours du Mellalien. Elle témoigne de spécialisation, artisanat et colportage.
Aucune preuve directe d’élevage ou d’agriculture n’a pu être faite, l’os n’est
quasiment pas conservé hors de menus restes dentaires de Bos à XO La
Touffe et Bonh Behl, les témoins botaniques ne le sont pas mieux malgré
du matériel de broyage, un lustre sur des lames, la fréquence des scies, la
présence de récipients en poterie. Divers objets dont Spatha caillandii ou
des matériaux étrangers aux lieux de leur découverte, impliquent des
échanges avec les régions voisines ou lointaines comme la Mer Rouge.
Toutefois, on ne saurait retenir la présence de « jade » parfois avancée
comme argument de contact avec l’Asie. Ce qui fut ainsi nommé est une
péridote provenant des Tassili.

Hors quelques perles en pierre, tardives, la parure est pauvre, limitée à des
rondelles d’enfilage en test d’œuf d’autruche. L’art mobilier qui s’exprime
sur la poterie est monotone ; à l’inverse, jouant avec les motifs géométriques,
il est riche sur l’œuf d’autruche. Oued Mengoub a fourni les restes d’une
coupe ornée intérieurement d’un bovin couché ocré. L’art rupestre est peu
fréquent, peut-être en raison du manque de support. Ses traits incisés,
piquetés ou martelés, sa patine en général peu prononcée rendent compte de
son âge récent. Chabet Naïma a été mentionné par Blanchet dès 1899. La
paroi d’un étroit diverticule montre une frise de bovins en profil absolu,
cornage diversifié. La fin de la frise entremêle des personnages ayant un bras
levé ou en orant, tandis qu’à sa base, un petit personnage, orienté à l’inverse,
porte un bouclier en diabolo. Quelques stations sont connues dans le M’zab
(Ghardaia, Beni Isguen, Berriane, Hassi Bous Bayer, Oued Adira). Gravures
animalières, privilégiant les antilopes, essentiellement sur dalles, elles sont
restées longtemps inaperçues. Beni-Isguen regroupe une centaine de gra-
vures reconnues au ‘Belvédère’, lors de l’extension de la ville, en 2000. N.
Ferhat les rapporte à l’Âge du Bronze en raison de leur technique et la
représentation d’un poignard et de deux épées. De par la volonté locale, elles
sont restées en place et les constructions se sont agencées autour d’elles, fai-
sant de la nouvelle ville, une ville musée. Oued Adira (connu sous divers
noms: Kef el-Ketba, Hassi el-Khib, Oued el-Haouneur, plus récemment
Ben Haïkal), identifié par Marchand en 1940, comporte plusieurs stations
en bordure d’oued. Un intérêt plus particulier vient de chevaux montés et
surtout de personnages à tête ronde surmontée de traits pouvant figurer des
7138 / (Bas) Sahara : préhistoire

plumes, les uns ont une position d’orant, les autres tiennent une lance ver-
ticale dans chaque main. Ils évoquent on ne peut mieux, les « guerriers
libyens ». M. Hachid les rapporte soit au 2°, soit aux 3°-4° siècles. Une
représentation de Pælorovis, à Guerrara, est beaucoup plus ancienne malgré
son réalisme sommaire ; le trait est profond, poli en U. Il s’agit de l’une des
plus petites représentations de cet animal actuellement connues (L =
0,42 m). On retrouve des gravures animalières sur dalles dans les stations
méridionales (Ouan ed-Diss, Oued Ilgou, Maison Rouge). Mereksem,
Timissit doivent leur originalité à un très grand nombre de spirales qui
pourraient être très anciennes. Gour Laoud, en limite du Bas-Sahara, est la
seule station où le grand art naturaliste s’exprime.

Dans l’ensemble de la cuvette, de nombreux gisements, volontiers très


vastes, que leur pauvreté en document rend difficile à analyser, ayant
racloirs et pièces à coches, une poterie peu ou pas décorée, viennent de
populations nomades s’échelonnant au moins du 6° au 3° millénaire B.C.
Ils se distinguent des sédentaires par leur culture différente. Ceux-ci ont
laissé des gisements importants à matériel dense qui ont permis de discer-
ner trois phases dans un ensemble que de nombreux traits rattachent au
Néolithique de tradition capsienne :
– un Néolithique inférieur pauvre en têtes de flèche et, dans le nord, en
racloir. C’est à eux que l’on doit l’affirmation du petit nombre de têtes de
flèche dans le Néolithique bas-saharien, émise par certains auteurs ;
– un Néolithique moyen appauvri en lamelles à dos, riche en têtes
de flèche, qui s’épanouit au 4° millénaire. C’est à eux que l’on doit l’affir-
mation contraire, le grand nombre de têtes de flèche dans le Néolithique
bas-saharien ;
– un Néolithique récent dont les sites sont toujours petits, la poterie
sans décor, rouge brique suggérant l’emploi d’enduit, où la flèche à tran-
chant transversal prend le pas sur les autres formes et où les éléments de
parure se multiplient. Il se maintiendrait en s’appauvrissant jusqu’au 2e,
peut-être 1er millénaire.
Cette évolution chronologique ne saurait masquer la variété des faciès.
Le Néolithique bas-saharien offre une multitude d’aspects qui pourraient
correspondre à des phylums liés à des territoires.
L’Hadjarien se développe dans la partie occidentale aux 6e-5e millénaires.
À Ashech III, il a laissé des fonds de cabanes dont l’organisation intérieure
montre trois foyers, un de chaque côté de l’entrée, un au centre ; près de
chacun, se trouvait une pierre plate et, en outre, près du foyer central une
meule et une molette. Ce faciès se caractérise par la présence simultanée
de trapèze à côté(s) convexe(s), scalène-perçoir à angle arrondi, armature
à écusson et l’absence de poterie. L’ensemble lithique est dominé par les
lamelles à dos avec suprématie des formes rectilignes, et les microlithes
géométriques avec primauté des trapèzes à côté(s) convexe(s). Les pièces à
coches et denticulés sont nombreuses, souvent sous forme de scies. L’œuf
(Bas) Sahara : préhistoire / 7139

d’autruche abonde, il est souvent décoré. Il existe du matériel de broyage.


Le faciès pourrait s’enraciner dans le Mellalien dont il possède le même
style de scie et de motifs décoratifs. Il évolue par réduction des lamelles
à dos au profit des racloirs et microlithes géométriques.
Le faciès El Bayed qui occupe le sud de la cuvette a laissé de vastes gise-
ments en relation avec des mares plus ou moins temporaires alimentées par
les eaux venant du Tademaït. Il s’identifie par des têtes de flèche à base
concave et ailerons arrondis, des pointes de Labied (mèche de foret à
retouches planes couvrantes), pointe de Temassinine (lamelles à dos dont
les faces portent des retouches planes), pointes d’Izimane (microlithe géo-
métrique à côté convexe obtenu par une retouche grattoir), des racloirs et
scies de type limace. Le matériel de broyage et l’œuf d’autruche y sont
fréquents. Il est daté de 7 300 ± 200 BP (Mc152) à El Bayed qui figure
parmi les gisements les plus anciens et 3 600±100 BP (Gif1655) à Izimane
où les têtes de flèches atteindraient 30,4 %.
Le faciès Aïn Guettara dont l’outillage s’équilibre entre lamelles à dos,
pièces à coches, microlithes géométriques, montre une grande abondance
de microburins, peu de racloirs. Il utilise lui aussi matériel de broyage et
œuf d’autruche. Il est daté de 5 950±100 BP (Mc279) à Aïn Guettara.
Connu au sud-est, il paraît se développer vers le centre de la cuvette.
Le faciès Hassi Mouillah en montre l’évolution au Néolithique moyen,
ce qui peut être suivi à Hassi Mouillah où les deux faciès sont superposés.
Dominée par les lamelles à dos, l’industrie est riche en têtes de flèche, en
majorité pédonculées et s’accompagne de matériel de broyage et d’œuf
d’autruche ; Hassi Mouillah en a livré un dépôt de onze. De petits vases en
terre cuite, ovoïdes, à ouverture évasée, de ton sombre, à décor pseudo-
cordé, déjà connus dans le Néolithique inférieur, y deviennent courants.
Il est daté autour de 5 500 BP.
Dans les régions septentrionales existent des ensembles industriels faisant
passage au Capsien. Le Capsien néolithisé est présent à Bordj Mellala I.
Les microburins et microlithes géométriques prédominent, les racloirs,
têtes de flèche sont peu nombreux. L’œuf d’autruche abonde. Il est daté
de 7 125±120 BP (Mc810). Le Néolithique capsien a été identifié dans les
années 1970 par J.-P. Perthuisot en bordure du Golfe de Gabès où il repose
sur la plage versilienne. Il y est daté de 5 960±120 BP.

On ne connaît les hommes que par de modestes restes plus récents,


venant de monuments funéraires. Ils donnent à voir des populations
différentes au Nord et au Sud. Pour Rethault comme pour Leblanc, ceux
du Nord appartiennent à des individus de haute stature (jusqu’à 1,90 m),
dolichocéphales, prognathes, à front fuyant, arcades sourcilières prononcées.
Au sud, ils seraient plus graciles.
On ne dispose d’aucune indication concernant l’introduction du métal.
Son usage serait attesté à M’raneb, où Chipault en 1895, découvrit de
fines lames de silex qui, d’après J. Pélegrin, ont été débitées à l’aide d’un
7140 / (Bas) Sahara : préhistoire

Fig 3. Pièces significatives - Faciès el Bayed : 1) pointe de Temassinine, 2) pointe


de Labied, 3) pointe d’Izimane, 4) tête de flèche à base concave et ailerons arrondis,
Hadjarien : 5) scalène perçoir à angle arrondi, 6) tête de flèche à écusson, 7) trapèze
à bords convexes, 8) Mellalien : burin nucléiforme, 9) scie à dents arrondies- et
10, 11) décor de l’œuf d’autruche.

Fig 4. Poterie faciès Hassi Mouillah.


(Bas) Sahara : préhistoire / 7141

instrument métallique. La présence de métal ne se perçoit que dans les


monuments funéraires et l’art rupestre. Mais on ne sait pas dater ces
monuments dont l’étude est ancienne. Dans le nord, ils se regroupent en
nécropoles que l’on est tenté d’attribuer aux nomades chameliers dont les
auteurs latins font état. Ils sont plus imposants dans le sud où ils sont
isolés, ils deviennent plus rares et de dimensions modestes dans le centre
avec parfois de menus regroupements. Tous appartiennent à des formes
autochtones, variantes de tumulus et bazinas. P. Roffo qui, en fin de
19e siècle, a étudié les nécropoles d’Oued Tamda et Oued el-Hamara,
sises au pied des Nemencha, y a reconnu des inhumations multiples, tou-
jours secondaires, réduites à quelques ossements. La présence d’ossements
de chameau probablement déposés en guise d’offrandes, leur attribue une
date basse.
Le concept de mer saharienne quaternaire qui renaît régulièrement, est
battu en brèche, si besoin est, par ces données. Cette présence humaine s’est
faite dans un cadre marqué par les vicissitudes climatiques et évoluant irré-
médiablement vers le désert actuel. La succession de périodes dites pluviales
et arides s’y traduit par quatre glacis emboités et de plus en plus réduits.
Le Quaternaire ancien a connu dans le nord, une faune de grands herbi-
vores, riche en individus, se rapportant à un climat tropical à saison sèche.
Durant cette période, l’orogénèse villafranchienne a donné son aspect actuel
à la région. Ainsi que l’a souligné P. Estorges (in Aumassip 1986), le soulè-
vement d’ensemble de la Dorsale saharienne (ou Dorsale du M’zab) en
séparant les bassins des Ergs Oriental et Occidental, a rompu les tracés des
oueds issus de la partie occidentale de l’Atlas, privant le Bas-Sahara de leurs
écoulements, au bénéfice de la cuvette occidentale. Au Quaternaire moyen,
la grande faune persiste, mais voisine des espèces eurasiatiques (Ovis tragela-
phus, Bos primigenius) qui indiquent un changement climatique. La dégra-
dation du climat entraîne l’obstruction de l’entrée du Djoua par des dépôts
d’alluvions dus aux cours d’eau venant de l’Ahaggar, privant dès lors la
cuvette des écoulements de l’Igharghar. Au Quaternaire supérieur, la flore
ne se différencie de l’actuelle que par l’abondance des individus et non par
les espèces. La dégradation du paysage engendrée par Wurm IV est attestée
par la mise en place de remblaiements sableux type El-Haouita qui obturent
les cluses méridionales de l’Atlas. Au 5e millénaire, l’abondance de Cornu-
laca monacantha place l’isohyète 150 mm aux environs de Ouargla.
Ainsi aux eaux vives, à la végétation luxuriante dont font état certains
auteurs, la Préhistoire oppose dès l’Holocène moyen, un paysage déjà
désertique. Il devient dès lors difficile de voir le Bas-Sahara comme pôle
d’attraction des populations sauf pour y trouver refuge.
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Ginette AUMASSIP
Saint / 7145

S06. SAINT / SAINTETÉ

Pour paraphraser un titre célèbre de Jacques Berque demandons-nous :


qu’est-ce qu’un saint berbère ? Une chose est sûre : la sainteté maghrébine est
fondamentalement berbère. Son fondateur est unanimement reconnu en la
personne du célèbre Abû Yaɛzâ du Moyen-Atlas, le maître d’Abû Madyan
de Tlemcen.
Ce personnage omniprésent était monolingue ; il ne parlait que le ber-
bère et avait un traducteur pour converser avec ses visiteurs citadins ou
ruraux arabophones. Sa réputation dépassait les frontières de l’Occident
musulman et il était reconnu par l’ensemble de l’élite soufie ou autre.
Parmi cette élite, on citera le ‘Grand maître’ (al-shaykh al-Akbar), Ibn Arabi
qui en fait un saint mosaïque et/ou les fuqahâ-s, voire des philosophes.
Il semblerait qu’Averroès s’intéressait à son cas et aurait demandé à un
visiteur d’Abû Yaɛzâ de bien observer son hôte et de lui faire un rapport sur
ses charismes.
La langue est, donc, un critère fondamental. Si Abû Yaɛzâ et d’autres
pratiquent un monolinguisme berbère exclusif, on rencontre des cas excen-
triques comme Abû Ibrâhîm al-Ragrâgî qui s’exprime en arabe classique,
semble-t-il, alors qu’il vit dans un environnement berbérophone (Ferhat
2003, p. 18). Néanmoins, il existe tout un corpus hagiographique écrit en
berbère avec les caractères arabes qui, à ce jour, n’est pas encore exploité.
Ce que nous savons aujourd’hui de la sainteté est fondé sur une documen-
tation écrite en arabe et dont les auteurs sont des lettrés en arabe, même si
le berbère est une langue que la majorité utilise.

Plus près de nous, le cas du saint d’Ilɣ (Souss marocain) montre bien le
statut des deux langues – l’arabe classique et le berbère – dans la pratique
soufie et, plus généralement, la pratique religieuse (Bounfour 2005, p. 107-
135). Le berbère est la langue de la formation soufie et religieuse ; elle est
aussi en usage dans la pratique, sauf quand il s’agit de réciter le Coran.
Ce dernier n’est jamais traduit, du moins à notre connaissance, alors que
le Hadith l’est (Bounfour 2015, à paraître).
La sainteté berbère du Maghreb est chose assurée d’un point de vue
strictement statistique. En effet, on peut déduire des dix-sept corpus étudiés
par Ferhat une majorité écrasante de saints berbères. Toutefois, il est certain
que le saint berbère, en raison de son prosélytisme religieux, a contribué à
l’arabisation et à l’islamisation en profondeur de la société rurale et citadine.
Ferhat (2003) écrit :
« ethniquement berbère le saint montre un grand zèle pour la diffusion de
la langue et de la culture arabes, instruments de la religion. » (p. 29).
Et plus loin :
« Le rôle des soufis dans la diffusion de la langue arabe semble aussi impor-
tant, sinon plus important que celui des enseignants classiques. » (p. 31)
7146 / Saint

Quels sont, donc, les caractéristiques de ce saint berbère ? Pour répondre


à cette question, on se réfèrera à Ferhat (2003), seul travail exhaustif exis-
tant sur ce point, à quelques études sur l’hagiographie ainsi qu’à la littéra-
ture hagiographique elle-même. Trois dimensions du saint seront décrites :
sa biographie, son origine sociale, ses valeurs, son itinéraire et son rôle
socio-historique.
En effet, les biographies hagiologiques sont très typées, voire stéréo-
typées. Le saint semble surgir du néant comme s’il n’avait pas de famille,
pas d’enfance. Même le prophète de l’islam a une Sîra (biographie) qui
expose non seulement sa vie depuis sa naissance jusqu’à sa mort, mais les
circonstances qui ont mené ses parents à le concevoir, les signes miraculeux
de sa naissance imminente. Rien de tout cela dans la biographie du saint
pourtant truffée de merveilleux.
La famille et la généalogie du saint, du moins celui d’avant la constitu-
tion des confréries, semble ne pas intéresser les biographes. On ignore les
parents des plus grands saints comme Abû Yaɛzâ ainsi que de toute une
myriade de santons qui balisent l’ensemble du territoire de l’Afrique du
Nord. Dans le meilleur des cas on cite leur tribu, leur bourg ou leur ville,
etc. Il semble donc échapper à la généalogie qui deviendra fondamentale
pour ses héritiers. Toutefois, certains reçoivent une généalogie souvent
arabe qui semble lui être donnée après coup et, par conséquent, ad hoc. Un
des éléments de l’identité du saint est constitué par ses pérégrinations en
vue de faire un pèlerinage, d’aller visiter des sanctuaires ou des saints pour
apprendre d’eux.
Son origine sociale est mieux décrite dans les sources. Les saints sont
issus, en masse, des petites gens qui ont de petits métiers comme maître
d’école, artisanat, petit commerce (boutiquiers), paysannat, etc. Le saint
rural est arboriculteur, jardinier, gardien de verger, ou pâtre ; le citadin est
bonnetier, tisserand, couturier, menuisier, tailleur ou tanneur. Ces métiers,
on le voit, n’enrichissent pas leur homme. Certains sont même méprisés
par la société dans son ensemble. Des saints les délaissent et s’adonnent
à la mendicité, activité très controversée à l’intérieur du soufisme même.
On raconte qu’il y avait quarante ascètes dans le célèbre ribâṭ de Tiṭ,
près d’Azemmour. Ils étaient nourris par les dons de la population. Ces
dons se tarissent. Le maître du ribâṭ ordonne à ses disciples d’aller gagner
leur pitance en travaillant. L’un d’eux réussit à apitoyer un médecin chré-
tien qui lui remet de quoi nourrir ses condisciples. En racontant les faits à
son maître, ce dernier somme ses disciples de payer cette nourriture, avant
de la consommer, au donateur en priant ensemble pour son salut. Ce récit
dit bien que les saints vivent ou des dons ou du travail ou de la mendicité.
Cette dernière est évitée, ici, par la prière qui semble avoir le statut d’une
monnaie d’échange.
On notera que lorsque certains hommes riches se convertissent, ils
commencent par distribuer leur fortune aux pauvres. Pour marquer cette
rupture, ils n’hésitent pas à parcourir les rues de leur ville pour mendier,
Saint / 7147

signe de leur humiliation mondaine. Certains, comme le célèbre Ibn Ajiba,


exhiberont leur froc au milieu des mendiants qui se rassemblent devant
la mosquée-cathédrale lors de la prière du vendredi
À ces conditions sociales précaires s’articulent des stigmates patholo-
giques du corps saint qui sont des maladies et des infirmités de pauvres.
Deux infirmités sortent du lot : le saint boite et/ou est aveugle. À cela
il faut ajouter de nombreuses maladies physiques comme les dermatoses, la
teigne, la gale, le vitiligo, la gangrène, la lèpre. Les maladies mentales ne
sont pas exclues. La psychose est la plus répandue. Le maître d’Abû Yaɛzâ,
Abû Shuɛayb, a souvent reproché à son disciple sa manière rude de dévoiler
les secrets inavouables de ses ouailles. L’excuse de ce dernier consiste à dire :
« ce n’est pas moi mais on m’y oblige ».

En quête d’élargir leurs sources, plusieurs disciplines ont commencé à


investir depuis quatre décennies la littérature hagiographique. On résumera
de manière très succincte les apports de l’hagiographie, donc de la sainteté,
et de l’histoire à dimension anthropologique car elle est la dernière disci-
pline à s’intéresser à ce genre littéraire.
Les historiens y cherchent des faits et des arguments pour rendre leur
représentation du passé plus consistante. Voici le témoignage d’un histo-
rien, lui-même affilié à une confrérie soufie :
« Nous lisons, trois siècles après la naissance du genre hagiographique les
‘tableaux’ d’Abû Nuɛaym dans Ḥilyat al-awliyyâ’, colligé au milieu du Ve siècle
de l’Hégire, et voilà qu’ils sont dans un moule peu différent [des autres
ouvrages] : des descriptions qui se répètent, des charismes semblables qui font
penser, parfois, que cela n’a pas de rapport avec l’histoire et, d’autres fois, que
ce sont des miroirs tendus face à une histoire réelle ou bien des témoignages
réels de mentalités historiques. […] Le récit hagiographique est un récit histo-
rique à plusieurs niveaux lorsqu’on l’étudie avec des précautions méthodolo-
giques nécessaires car il reflète l’histoire, l’anticipe, prépare son effectivité pour
ne pas dire la fait. Parmi les précautions méthodologiques évoquées celle selon
laquelle peu de récits hagiographiques ont été transcrits alors que la majorité fut
orale et fut consommée comme nourriture et énergie par les novices. » (Toufiq
in Histoire et hagiographie, 1989, p. 83 ; c’est nous qui soulignons).
Partant de cette thèse certains historiens ont investi le récit hagio-
graphique comme document historique en considérant son discours doté
d’un double sens, un sens manifeste et un sens latent si l’on adopte la ter-
minologie freudienne. Le sens manifeste serait strictement de l’ordre du
biographique à visée sermonnaire et le sens latent à visée historique au sens
de reflet de ce qui a eu lieu, ‘miroir’ écrit Toufiq. C’est ainsi que l’hagio-
graphie est sollicitée pour cerner, par exemple, les diverses crises historique
traversées par le monde berbère. C’est ainsi que cette littérature est globa-
lement interprétée comme expression ‘politique’ au sens large lorsque
survient une crise. C’est le cas, semble-t-il, lorsque le pouvoir almohade
commence à s’essouffler.
7148 / Saint

L’hagiographie expose, face à cette crise, un discours réformiste (Bout-


chich, in Sebti 1994, p. 26-50) en identifiant :
– Les moyens pour réaliser la réforme : les charismes sont ainsi interpré-
tés comme un discours critique de l’almohadisme. Ce discours est indirect
vu les rapports de force, mais aussi une critique paisible, respectée car arti-
culée au sacré religieux.
– Les agents de la réforme : ce sont les saints car ils sont des personnes
hors du commun vu leurs charismes. C’est ainsi que dans la biographie
d’un certain Isker b. Mûsâ al-Jarâwî un témoin raconte :
« J’étais dans la mosquée de Fès lors d’une nuit noire. Voici que survint Abû
Muḥammad Isker. Toute la mosquée fut éclairée. Il pria dans un coin puis il
s’en alla chez lui. Le lieu retrouva son obscurité. »
On notera que l’obscurité sera interprétée comme étant la métaphore de
la crise et la lumière celle de la réforme dont le porteur est le saint. (Bout-
chich in Sebti 1994, p. 31).
– La nature du projet de réforme est exprimée dans un lexique reli-
gieux : la crise est référée à la gentilité préislamique (jâhiliyya) et, par consé-
quent, la réforme à la naissance et à la ‘germination’ islamique. L’opération
fondamentale qui en témoigne est la conversion (tawba en arabe et itub en
berbère) suivi souvent du pèlerinage à la Mekke ou, à défaut, de pérégrina-
tions à travers les lieux sacrés d’Afrique du Nord.
– Les axes fondamentaux de la réforme sont la politique, l’économie
‘sociale’ et les valeurs.
La réforme politique vise à enrayer l’injustice. Les charismes des saints
l’expriment sans détour, particulièrement lorsqu’il s’agit de gouverneurs
des villes, de juges, et même du pouvoir central. Incontestablement, ce
thème vise la protection de la population la plus précarisée. La politique
des saints serait-elle semblable à ce qu’on appelle aujourd’hui ‘populisme’ ?
La réforme économico-sociale vise à promouvoir ‘une société sans
contradiction où l’homme vit avec les animaux [sauvages] et les plantes
dans une intimité naturelle sans rapports agressifs.’ (Boutchich, ibidem,
p. 41). La société du saint est une société adamique, paradisiaque. Les
maîtres mots de l’économie sainte sont iḥsân (générosité) et ṣadaqa
(aumône). La vertu cardinale du saint est de nourrir, de donner à manger
aux gens, particulièrement aux pauvres. Il n’est pas inutile d’évoquer ici un
autre type d’intervention socio-économique importante du saint. Le patron
d’Ilɣ avait l’habitude de thésauriser le grain (blé et orge) qu’il recevait en
don ou comme récolte des terrains de sa confrérie en vue de le revendre aux
pauvres lors des sécheresses répétées et à un prix défiant toute concurrence.
Le saint est un régulateur du marché de grains. (Bounfour 2005).
– L’axe des valeurs vise à promouvoir des comportements exemplaires.
C’est ainsi que sont dénoncés l’adultère, le vol, le mensonge, le non-respect
Saint / 7149

de la parole donnée, la trahison, la fausse monnaie, le travail mal fait,


l’ébriété, etc. En d’autres termes la littérature hagiographique a un aspect
sermonnaire. De nombreuses conversions surviennent grâce aux dénoncia-
tions du saint.

En plus des valeurs positives, on conseille, voire on intime au peuple


de veiller à la pureté grâce aux ablutions, ‘de faire ses prières, de chercher
à s’instruire, de s’opposer à quiconque empêche la diffusion du savoir.’
(Boutchich, ibid., p. 47).
Dans Bellil (1999 et 2000), on constate la même quête historico-anthro-
pologique. Néanmoins, le saint y apparaît presque comme un conquérant
et, en tout cas, comme un propriétaire.
En effet, au ksar de Tiliwin « la disparition des anciens lignages zénètes,
consécutive à l’approppriation des terres par un wali venu de Fès, Sidi
Abd-Allah ben Hanini, entraine un nouveau peuplement du site » (Bellil,
II, 2000, p. 88).
Plus loin, on lit :
« Lorsque Sidi Musa passe par At Âïssa, il y trouve les At Bu-Ziza installés
depuis près de trois siècles. Les At Ali u-Brahim ne tardent pas à quitter les
lieux. […] le récit ne suggère pas que le départ des uns est lié à l’arrivée des
autres. Mais il y a un détail significatif dans ce récit : l’un des fils de Sidi
Muḥammad ben Muḥammad est appelé bab n tghuni, c’est-à-dire : « le maître
des séguias ». Les séguias, qui sont des canaux d’irrigation permettant d’amener
l’eau des foggaras vers les jardins, devaient appartenir aux At Bu-Ziza installés
à At Âïssa depuis le XIIe ou XIIIe siècle (J.-C.) et qui ont creusé les foggaras.
Y a-t-il eu appropriation par les mrabtin de l’eau, ce qui aurait provoqué le
départ des anciens propriétaires ? » (Bellil, II, 2000, p. 142)
Ce fait n’est pas particulier au contexte oasien. On le retrouve presque
partout. À l’ouest, au bord de l’Atlantique, le saint d’Aglou près de Tiznit
(Bnidder 2010, p. 356-357) possédait, acte de propriété à l’appui, des
terres dont la plupart sont irriguées, des potagers et des vergers. Il avait
de nombreux silos, des parts très importantes d’eau d’irrigation. Ce sont
des propriétés personnelles du saint. De plus, il gère les dons par legs au
sanctuaire ou à ses disciples. Ces legs sont de trois formes juridiques : soit
l’aumône (ṣadaqa), ou le legs testamentaire (waṣiyya), ou un bien de main
morte (ḥabus). Voici un exemple de don sous forme de bien de main
morte :
« Je témoigne pour le jeune Brahim b. […] qu’il lègue sous forme de bien de
main morte deux oliviers dans son verger qui se trouve dans la vasque de Tiznit,
l’un pour le cheikh pur monseigneur Waggag – que Dieu nous fasse bénéficier
de son utilité ! – et l’autre pour sa mosquée. » (Bnidder 2010, p. 357).
Plus au nord, entre Fès et Taza, les saints de la tribu des Ḥyayna sont
devenus de grands propriétaires terriens (Moudden 1995, p. 181). En effet,
on note qu’ils ont reçu en 1889 une quantité de blé et d’orge qui témoigne
7150 / Saint

de leur domination en tant que propriétaires terriens. Ils en possèderaient


plus que l’ensemble de la tribu.
Ces trois exemples – Gourara, Aglou et Ḥyayna – sont probablement
des caractéristiques nouvelles, celles de la période où dominent désormais
les confréries (à partir du XIVe siècle) comme le rappelle Ferhat (2003).
La confrérie est en effet un système de concentration du pouvoir et où
l’obéissance absolue du disciple au maître est, désormais, la règle. Cela
aboutit à la concentration de la gestion des dons entre les mains du maître
au point que Hammoudi (2001) fait de ce rapport maître-disciple le para-
digme généalogique de l’autoritarisme contemporain des régimes politiques
maghrébins, voire du monde arabe d’aujourd’hui.

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Abdellah BOUNFOUR

S07. SALAH (Aït / Beni ) : Histoire et sociolinguistique

Le territoire d’Aït Salah


La tribu dite Beni Salah (Ayt Saleḥ en berbère, avec une prononciation
locale : Iṯ Saleḥ) se situe dans la partie centrale de l’Atlas mitidjien, au nord
de la ville de Blida. L’une des principales caractéristiques de ce territoire est
la prédominance de massifs forestiers montagneux où domine le point le
plus culminant à Sidi Abd-el-Kader (1629 m). Les potentialités en eaux de
ce territoire sont considérables, car il est le point de départ de plusieurs
oueds qui irriguent la plaine de la Mitidja : oued Sid El-Kebir au Nord,
oued Akra à l’Est et oued Chiffa à l’Ouest, lesquels forment les limites
naturelles du territoire de la tribu.

Aspects socio-économiques
Située sur la route de Médéa et à proximité de Blida, la tribu bénéficiait
d’une situation avantageuse. Si le relief escarpé de son territoire est peu
favorable à la céréaliculture, l’abondance des ressources en eaux des rivières
venant de ses hautes montagnes permet l’arboriculture et le maraîchage
en terrasses. À ceci s’ajoute l’abondance des ressources forestières qui non
seulement procurent du charbon, mais permet la pratique de l’élevage.
L’excédant de ces produits agricoles auxquels s’ajoute la production artisa-
nale, fabriquée en quantité par les femmes d’Aït Salah, est écoulé à Blida et
sur d’autres marchés algérois. D’où l’expansion des activités commerciales.
La diversité de ces ressources assurait aux habitants une certaine aisance et
une stabilité économiques. Mais nombre de familles n’ont pas bénéficié
du développement économique, comme on peut le constater à travers
les formes d’habitats. Dans les quelques dizaines de petits villages autour
7152 / Salah (Aït) : sociolinguistique

Fig. 1. Localisation ancienne des Beni Salah.


Salah (Aït) : sociolinguistique / 7153

des vallées qui formaient la tribu, on y trouve deux types d’habitats tradi-
tionnels : d’une part, des maisons en pierres, couvertes de tuiles semblables
à celles de Kabylie, construites par des familles aisées, et d’autre part, des
gourbis pour les familles pauvres.

Organisation socio-anthropologique
Comme les autres tribus berbères, l’organisation socio-anthropologique
des Aït Salah est de type segmentaire. Bien que se proclamant issus
d’un même ancêtre : Salah, la tribu est subdivisée en plusieurs fractions :
Kherracha, Amchech, Sâouda, Tardjouna, Beni Amras, El-Manchar, Bou
Gheddou, Tizza, Hemlelli, Tazerdjount. Durant la période ottomane, la
tribu a connu quelques transformations : d’une part, elle a intégré deux
petites tribus voisines : Ghelaie et Ferroukha ; d’autres part, elle a vu s’ins-
taller dans la plaine une petite partie de sa population, formant ainsi les
Ait Salah Loutha (de plaine) (Saidouni 2001).
L’Islam a joué un rôle majeur comme en atteste la référence aux termes
religieux dans la toponymie locale et la présence dans les montagnes d’Aït
Salah de nombreux saints, notamment de saintes (Lalla Imma Tifelleut,
Lalla Taourirt, Lalla Imma Mghîta…). Sa proximité avec la Kabylie
favorisait des échanges incessants dans ce domaine. La région fut, en effet,
influencée par l’ordre religieux kabyle de la rahmaniya*, qui s’est propagé
et dominait dans l’Atlas blidéen durant la période ottomane.

Éléments d’histoire
Les informations historiques sur cette tribu, pour infimes qu’elles soient,
permettent de comprendre son évolution. On ne dispose pas d’informa-
tions anciennes abondantes sur les tribus de l’Atlas blidéen, en-dehors
de celles fournies par les récits du géographe Al-Idrîssî (XIIe siècle) et de
Jean-Léon l’Africain (XVIe siècle). En évoquant les montagnes surplombant
la ville d’Alger (nommé Gzier par Jean-Léon l’Africain), c’est-à-dire l’Atlas
blidéen, les tribus qui y habitaient sont décrites comme ethniquement
berbères, économiquement prospères, politiquement indépendantes et bel-
liqueuses.
Un tournant historique semble se produire au début du XVIe siècle
quand les Aït Salah ont accueilli dans leur territoire un lettré andalou, Sidi
Hmed El-Kebir. Ce dernier, à l’origine de la fondation de la ville de Blida,
a laissé une descendance qui fut intégrée dans la tribu.
Par la suite, la tribu est mentionnée par une carte géographique du
célèbre explorateur anglais Tomas Show (1743). Le nom de la tribu
« B. Sala » y est mentionné sur son territoire actuel. Il nous informe égale-
ment que, contrairement aux autres tribus de la plaine de Mitidja, les
monts de l’Atlas blidéen ont échappé aux exactions des Turcs lors de leur
occupation de l’Algérois.
7154 / Salah (Aït) : sociolinguistique

Désorganisation de la tribu
La tribu a donc longtemps lutté pour son indépendance. La résistance
durera pendant toute la période ottomane et se poursuivra au moment
de la conquête française. La détermination des Aït Salah à défendre leur
territoire, tout proche d’Alger, leur a coûté un prix très lourd : guerres
récurrentes, blocus économiques et spoliation des terres tribales, pratiquées
aussi bien par les Ottomans que par les Français. Cependant, la tribu
survivra et gardera une certaine vitalité et cohésion socio-économique et
politique jusqu’au début du XXe siècle.
Mais la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) causera un bou-
leversement social dont elle ne se remettra jamais. L’engagement des Aït
Salah dans l’ALN (Armée de Libération Nationale) fut massif : leur mon-
tagne constituait un important fief pour les maquisards locaux et pour ceux
venus de Kabylie. Pour cette raison, dès 1955, l’armée française décrétera
« zone interdite » la quasi totalité du territoire de la tribu. Ses habitants en
furent expulsés et déplacés dans des centres de regroupement construits à
cet effet dans la plaine, sous contrôle étroit de l’armée française. Ce déraci-
nement massif affecta profondément les Aït Salah à tous les niveaux : psy-
chologique, social, économique, linguistique…

Après l’indépendance, rares furent les familles qui ont regagné leurs
villages dévastés par la guerre. Seuls les plus aisées avaient les moyens d’y
retourner et de s’y réinstaller. La paix ne durera pas longtemps : la région

Fig. 2. Beni Salah : village abandonné (cliché R. Touati, 2014).


Salah (Aït) : sociolinguistique / 7155

connaîtra les pires massacres de populations civiles lors de la guerre qui


opposa l’armée algérienne aux différents groupes islamistes durant les
années 1990. Une autre fois, le territoire des Aït Salah deviendra zone
interdite, terre de guerre. Il en résulta un exode total des villageois vers
Blida. Les forêts furent minées par des engins explosifs et incendiées pen-
dant l’été

Situation sociolinguistique actuelle


Aït Salah était une tribu berbérophone. La variété linguistique qui est
utilisée est quasiment identique aux variétés berbères des tribus voisines
(Aït Messaoud, Aït Misra…). Elle est également proche à la fois des groupes
berbérophones de l’Ouest (Aït Menacer, Chenoua) et de l’Est, c’est-à-dire
de la Kabylie, notamment des parlers occidentaux comme ceux d’Aït
Amrane, d’Iflissen Oumellil… Ainsi, Aït Salah (et les autres tribus de l’At-
las blidéen) forment un continuum et un lien entre les blocs berbères du
centre de l’Algérie.
Jusqu’au début du XXe siècle, la tribu était largement berbérophone.
C’est la raison pour laquelle, dès le début de la période coloniale, les Aït
Salah furent considérés comme des « Kabyles » par les auteurs français.
Selon É. Doutté et É.-F. Gautier (1913, p. 30) :
« les indigènes des trois fractions Ghellaïe, Sidi-Kebir, Sidi-Fodhil, qui
constituent la commune de Blida, sont tous d’origine Kabyle et parlent la
langue berbère. Mais tous également, en raison de la proximité de la ville et des
relations qu’ils y entretiennent, parlent l’arabe ».

Quant au nombre de locuteurs, Doutté & Gautier avancent le chiffre de


1333 berbérophones répartis dans les trois douars (Ghellaïe, Sidi-Kebir,
Sidi-Fodhil), lesquels, rappelons-le, sont situés dans le territoire tradition-
nel des Aït Salah.

Mais l’histoire tragique de la tribu, qui culmine avec la guerre d’indé-


pendance algérienne et les massacres des années 1990, ont eu raison de la
vitalité du berbère dans l’Atlas blidéen. Le déracinement des Aït Salah et
leur dépaysannisation ont eu comme effet la désorganisation sociale, le
relâchement des réseaux sociaux, naguère denses et serrés, et la destruction
de la niche linguistique du berbère dans la région. Les conditions du main-
tien de la cohésion de la population des Aït Salaḥ dans son nouveau milieu,
Blida et les villes voisines, ne sont guère réunies. La très faible scolarisation
des Aït Salah avant et durant les premières années de l’indépendance,
en raison du manque d’établissements scolaires et de la pauvreté des
familles, les a empêchés d’accéder aux emplois qualifiés dans la fonction
publique ou le secteur privé, et les condamne à l’exercice des professions les
plus précaires, notamment celle de journalier dans les grandes exploitations
agricoles de la Mitidja. L’absence aussi de tradition d’émigration externe
7156 / Salah (Aït) : sociolinguistique

(vers la France notamment) les prive de revenus complémentaires, comme


ceux dont bénéficient la plupart des foyers kabyles de la part de leurs
membres expatriés.

Quant à la relation de voisinage entre les Aït Salah et les Blidéens, elle
était déjà conflictuelle avant même la colonisation française. Le Djbaïli
(montagnard) est souvent mal vu, suspecté, redouté ou stigmatisé par les
citadins. Ainsi, installés de force dans ce milieu hostile, marginalisés au
plan socio-économique et méprisés par les arabophones, l’insécurité lin-
guistique s’installe parmi les Aït Salah, notamment les jeunes générations.
Progressivement, la transmission intergénérationnelle du berbère s’éteint ;
les premières générations post-indépendance n’ont qu’une connaissance
passive de la langue ancestrale.
La glossonymie plurielle du berbère locale est un indice de cette insécu-
rité en réalité ancienne. Il est nommé tašelḥit (« chleuh »), tasalḥit, taqbaylit
(« kabyle ») voire tazenatit (« zénète ») d’après Trumelet (1887). La décen-
nie de violence des années 1990 disperse les dernières familles habitant la
montagne des Aït Salah, où le berbère était le mieux maintenu, ce qui
anéantit tout espoir de transmission intergénérationnelle du berbère.

Actuellement, le nombre de locuteurs actifs du berbère parmi les Aït


Salah se situe entre 500 et 1 000 individus, âgés pour la plupart de plus de
soixante-cinq ans. Dans l’usage officiel ou formel, dans l’écrit et dans l’en-
seignement, le berbère des Aït Salah est complètement absent. L’écrasante
majorité des derniers locuteurs natifs est concentrée, suivant le découpage
administratif actuel, dans les communes de Chréa, de Bouarfa et de Blida.
L’usage du berbère est réservé au domaine familial, entre conjoints berbé-
rophones ; avec leurs enfants ou descendants, les Aït Salah berbérophones
parlent souvent en arabe (dialectal) ou pratiquent une alternance codique
arabe/berbère, mais utilisent rarement le berbère seul. On le parle égale-
ment pendant les fêtes ou autres occasions de rencontre entre familles
apparentées ; sur les marchés également, lieux de rencontre et d’interac-
tion avec des berbérophones originaires des autres tribus de l’Atlas blidéen.
Dans ces situations de communications, le berbère joue aussi le rôle de
langue grégaire et de code linguistique permettant la communication entre
berbérophones, excluant de la communication les arabophones présents.

BIBLIOGRAPHIE
AL-IDRÎSSÎ, La première géographie de l’Occident, Paris, Flammarion, 1999, 516 p.
BASSET R., Étude sur la Zenatia de l’Ouarsenis et du Maghreb central, Paris, Leroux,
1895, 162 p.
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Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, 220 p.
CARAYOL P., « Les genres de vie indigènes dans l’Atlas de Blida », Revue africaine,
t. 88, 1944, p. 239-265.
Salah (Aït) / 7157

DOUTTÉ E., GAUTIER É.-F., Enquête sur la dispersion de la langue berbère en Algérie,
Alger, A. Jourdan, 1913, 163 p.
EL ARIFI S., Tachelhit de l’Atlas blidéen, 543 p. Disponible sur : [http://atlas.blida.
over-blog.com/lexique.tachelhit.tamazight.atlas.blideen].
JEAN-LÉON L’AFRICAIN, Description de l’Afrique (traduit de l’italien par A. Epaulard),
Paris, Adrien-Maisonneuve, 1956, 2 vol., 630 p.
LAOUST E., Étude sur le dialecte berbère du Chenoua, comparé avec ceux des Beni-
Menacer et des Beni-Salah, Paris, Leroux, 1912, 197 p.
PLANHOL X. (de), Nouveaux villages Algérois Atlas blidéen, Chenoua, Mitidja occi-
dentale, Presses Universitaires de France, Paris, 1961, 110 p.
SAÏDOUNI N., L’Algérois rural à la fin de l’époque ottomane (1791-1830), Beyrouth,
Dar Al-Gharb Al-Islâmî, 2001, 575 p.
SHAW T., Travels, or, observations relating to several parts of Barbary and the Levant,
Oxford, 1738, 513 p. Disponible sur : [http://www.biodiversitylibrary.org/item/68051
#page/7/mode/1up].
TRUMELET C., Blida – Récits selon la légende, la tradition et l’histoire, 2 tomes,
Alger, A. Jourdan, 1887, 1040 p.
TRUMELET C., Bou-Farik : une page de l’histoire de la colonisation algérienne
(deuxième édition), Alger, A. Jourdan, 1887, 521 p.

Ramdane TOUATI

S08. SALAH (Aït / Beni ) : Un parler berbère menacé de l’Atlas blidéen

Le parler berbère des Aït Salah ressemble à tous ceux du Nord de


l’Algérie et du Maroc. E. Laoust (1912), dans sa préface, le classe avec le
zouaoua (kabyle) malgré son constat que les habitants de ces deux régions
se comprennent difficilement et pense qu’en le regroupant avec les parlers
des Beni-Misra et des Beni-Mesaoud qui sont les voisins des Aït Salah, on
aura un groupe nouveau de dialectes qu’on pourra nommer « les dialectes
de l’Atlas de la Métidja ». Dans cette description du parler, nous nous
sommes basé essentiellement sur l’étude de Laoust (1912), l’une des très
rares études qui décrit ce parler. Nous nous sommes également appuyés
sur un corpus oral que nous avons recueilli à Bouarfa (Blida) en août
2014.

Phonétique-phonologie
Au plan phonétique, le parler des Aït Salah se caractérise par :
– Un système vocalique simple, classique pour les parlers berbères du
Nord, composé des voyelles a, i et u sans opposition de durée, avec une
voyelle centrale neutre [ə], phonologiquement non pertinente.
– Un système consonantique marqué par la spirantisation généralisée
des occlusives simples « berbères » b, d, t, g et k qui sont respectivement
réalisées : [β, ð, θ, ʝ et ç].
7158 / Salah (Aït)

Sur ce plan, dans ce parler, comme dans plusieurs dialectes Nord, la


palato-vélaire /g/ pan-berbère peut avoir des traitements divers :
g > j : tajertilt < tagertilt « natte » ; ijider < igider « aigle »… En revanche, on
a : iger « champ » ; tagersa « soc » ; argaz « homme »…

Inversement, la semi-voyelle peut y être traitée en occlusive palatale g :


ameẓẓgan < ameẓẓyan « petit »…
Dans certains contextes, la semi-voyelle w peut également évoluer en
palatale g ou k : agezlan < awezlan « court » ; akeṭṭuf < aweṭṭuf « fourmis » ;
aktem < awtem « mâle »…

Parmi les autres traits d’affaiblissement des modes d’articulation, on


signalera qu’en position finale, l’élément -ɣ, se vocalise souvent en -a,
notamment dans les contextes suivants :
– morphème -ɣ indice de la première personne du singulier lorsqu’il
n’est pas précédé de voyelle i ou u
a t-uta mala ẓriɣ-t < a t-uteɣ mala ẓriɣ-t « je le frapperai, au cas où je le vois »

– dans les pronoms affixes de la première personne du pluriel (-aneɣ,


-nneɣ, - neɣ)
isla-na < isla-neɣ « il nous a écoutés » ;
tamurt-nna < tamurt-nneɣ « notre pays » ;
ɣer-na tala gar ixxamen < ɣer-naɣ tala gar ixxamen « nous avons une fontaine
entre les maisons (au village) » ;

– ou la conjonction neɣ « ou »
ad texseḍ nna illa ? < ad texseḍ nneɣ illa ? « Veux-tu ou non ? » …

La vocalisation de l’indice de la première personne du singulier ne


s’opère pas lorsqu’il est suivi
– d’un affixe personnel verbal commençant par a : sɛentaɣ-asen « je leur
ai montré » ;
– d’un affixe personnel verbal régime direct de la troisième personne du
pluriel : zenzeɣ-ten « je les ai vendus » ;
– de la post-négation : [usɛənθax] < u sɛentaɣ k « je n’ai pas montré » ;
Dans le même ordre d’idée, l’élément t des affixes verbaux régime direct
(i)ten et (i)tent peut tomber quand ces affixes sont suivis d’affixe indirect
ou lorsqu’ils sont postposés :
err-as-in < err-as-iten « rends-les lui. » ; a n-nɣa < a ten-nɣeɣ « je les tuerai »…

On notera que ces phénomènes d’affaiblissement du -ɣ final et du -t


affixe pronominal ont des pendants dans de nombreux autres parlers
berbères, même éloignés (Maroc, toaureg…).
Salah (Aït) / 7159

Dans le parler des Aït Salah, le phénomène de l’affrication des dentales


sourdes est très poussé – plus marqué même qu’en kabyle :
t + d > [ts] : [d:uts] < ddut-d « venez » ; [asəmts] < asemt-d « venez »…
d + t > [ts] : [nəts:aθ tsux:ict] < nettat d tuxxict « elle est mauvaise »…
ḍ + t > [ts] : [θəč:its] < teččiḍ-t « tu l’as mangé » ; [θaɣats] < taɣaḍt
« chèvre »…
tt > [ts] : [θaməts:ants] < tamettant « mort » ; [nets:at] < nettat « elle »…
t > [ts]/lt : [θiẓɣalts] < tiẓɣalt « chaleur » ; [d:ults] < ddult « Etat »…
nt : [θasunts] < tasunt « montée » ; [θaməts:ants] < tamettant « mort » ;
[zənzən-tsənts] < zenzen-tent « ils les ont vendues » ;
[sɣiɣ θiɣal:in tsiyəḍ] < sɣiɣ tiɣallin tiyeḍ « j’ai acheté d’autres juments »…

Cette affriction de la dentale fricative simple « t » lorsqu’elle est suivie de


la latérale « l » ou de la nasale « n » se produit également dans certains
parlers kabyles de la vallée de la Soummam (cf. Guerrab, p. 78) :
([θamðints]< tamdint « ville » ; [ṛoḥənts] < ruḥent « elles sont parties » ;
[θaɣzalts] < taɣzalt « gazelle »…).

Quelques éléments de morphologie et de grammaire


Le parler d’Aït Salah présente des interrogatifs qui ont la forme de ceux
de la majorité des parlers berbères, c’est-à-dire des formes composées sur
une base ma : manwi « qui ? », manis « d’où ? », matta « quoi ? », maɣer
« pourquoi ? », mamek « comment ? ». Ce parler utilise également les inter-
rogatifs sans la la base ma que l’on peut trouver en kabyle, comme : anda /
anida « où ? », anisi « d’où ? », anwi « qui ? ».

Chez Les Aït Salah, les verbes de qualité et d’état, à l’instar de la plupart
des parlers berbères Nord, n’ont pas de flexion particulière au thème de
prétérit. Ils s’alignent sur la conjugaison des autres verbes, avec un para-
digme unique d’indices de personnes.
Le morphème de la négation verbale est discontinu dans ce parler. Il a la
forme : ur/u----k [ç]. Des allomorphes de la post-négation k, tel que ara et
c [ʃ], peuvent se rencontrer ; ce sont probablement des emprunts au kabyle
et/ou au parler du Chenoua. Compte tenu du caractère spirant du second
constituant de la négation dans le parler d’Aït Salah, alors qu’il est occlusif
dans le parler limitrophe des Aït Misra, on peut envisager l’étymologie
suivante pour cet élément : kra > ka > [k] > [ç] > [ʃ], confirmant une hypo-
thèse ancienne (cf. Chaker & Caubet 1996, p. 14-17).

L’auxiliaire de prédication nominale d est très employé dans ce parler :


nettat d tuxxict « elle est mauvaise. » isɣa-d akidar d aberkan « il a acheté un
cheval noir. » ; u ittuɣal k d amellal « il ne deviendra pas blanc. ».
Contrairement au kabyle, cet auxiliaire de prédication d n’est pas utilisé
dans les énoncés focalisés, lesquels ont la forme « nom + ay/a + relative »
7160 / Salah (Aït)

dans ce parler. Lorsque le verbe de la relative est précédé par un satellite,


le support de focalisation prend la forme réduite a :
nekint ay yukren [nəkints ag:uçrən] « c’est moi qui ai volé » ; nekni ay yeẓran
[nəkni ag:əẓṛan] « c’est nous qui avons vu » ;
mais : nekk a t-iččan « c’est moi qui l’ai mangé » ; argaz-ayi a y-yutan « c’est
cet homme qui m’a frappé ».

Comme la grande majorité des parlers berbères Nord, le système verbal de ce


parler oppose trois thèmes aspectuels fondamentaux marqués par un jeu d’alter-
nances vocaliques et/ou consonantiques : un aoriste à valeur « neutre »/ »indé-
finie », déterminée par le contexte et peu employé ; un prétérit qui est opposé
comme un « précis »/ »ponctuel » ou « accompli » à l’aoriste intensif qui
exprime un procès « extensif »/ »duratif »/ »itératif » ou « inaccompli ».
Il existe un prétérit négatif (ou « thème en i ») qui est l’allomorphe
(en contexte négatif) du prétérit : u d-yufi k « il n’a pas trouvé ».
En contexte négatif, on ne trouve plus, comme en kabyle, que deux
formes verbales qui s’opposent : celles du prétérit et celles de l’aoriste inten-
sif : u ter k « n’ouvre/ouvrerai pas » ; u ittuɣal k d amellal « il ne devient/
deviendra pas blanc » ; u n-id-nɣiɣ k « je ne les ai pas tués ».
Ces formes thématiques sont relayées secondairement par des mor-
phèmes préverbaux, à valeurs aspectuelle, modale ou temporelle, comme le
préverbe ad/a et l’auxiliaire uɣa.
« ad/a + aoriste » peut avoir, selon le contexte d’énonciation, une valeur tem-
porelle du futur ou une valeur modale du potentiel : a ruḥeɣ ɣer uxxam « j’irai
à la maison » (futur) ; mala u tuḍi k nnwet, iɣezran ad ilin necfen « s’il ne pleut
pas, les rivières seront à sec » (potentiel).

Ainsi qu’en chenoui, c’est la forme réduite a de la particule du potentiel


qui est la plus usitée. La forme ad n’est généralement employée qu’avec les
verbes conjugués aux personnes qui commencent par l’indice de personnes
t : a ɣen-yenɣ « il nous tuera » ; a sen-isenen tuččit « il leur fera cuire à
manger » ; a ruḥen ɣer lɣabt « ils iront à la forêt » ; a ihder akked urgaz
« il parlera avec l’homme » ; ad taliḍ [atsaliḍ] ɣer ufella « tu monteras au-
dessus » ; ad adefen di Leblida « ils entreront à Blida ».
Si l’on considère les contextes contraints (propositions subordonnées), le
préverbe ad/a prend, comme en kabyle, des formes ara/a : aniɣer ara truḥeḍ ?
« où vas-tu ? » ; matta ara yaf ? « que trouvera-t-il ? » ; ɣass a igamer « quand
il sera grand » ~ irumyen ɣass i d-usan « quand les Français sont venus ».

La forme (t)uɣa, connue dans les parlers dits « zénètes » mais également
en kabyle oriental, est utilisée soit comme verbe signifiant « exister/être »,
soit comme auxiliaire indiquant l’antériorité, en combinaison avec le prété-
rit ou à l’aoriste intensif :
gg Criɛa, tuɣa ict n tala, qqaren-as ɛin Ǧardanu « A Chréah, il y a une source
qu’on appelle Ain Djardanou. » ;
nekk, tuɣa-yi saɣayeɣ, znuzuyeɣ « moi, (à l’époque), je faisais du commerce
(j’achetais et vendais) ».
Salassii / 7161

Le lexique
Le lexique du parler des Aït Salah n’est pas bien connu. Aucun recueil
propre à cette variété n’a été élaboré. Les rares références dont on dispose
sont le travail de Émile Laoust (1912), dans lequel il compare le dialecte du
Chenoua à celui des Aït Menacer et à celui des Aït Salah, et le Dictionnaire
français-berbère, dialecte des Beni-Snous de Destaing (1914) qui fait souvent
référence à la variante parlée chez les Aït Salah. Le dictionnaire français-
berbère (Dialecte écrit et parlé par les Kabaïles de la division d’Alger), publié
en 1844, qui rassemble le vocabulaire en usage dans plusieurs parlers
du Nord-centre de l’Algérie, fait également référence aux parlers de l’Atlas
blidéen, auxquels appartiennent les Aït Salah.
Les vocables fondamentaux qui distinguent le parler des Aït Salah du kabyle
et qui le rapproche souvent des dialectes dits « zénètes » (chenoui, Ouarsenis,
chaoui, mozabite, rifain…) sont nombreux : amaccu/imaccuwen « chat(s) » ;
tulit/tullatin « brebis » ; akufay « lait » ; tazeqqa/tizeqqwin « chambre(s)/
maison(s) » ; aqjaw/iqjawen « chien(s) » ; timejjet « oreille » ; iqic/iqacun
« corne(s) » ; ayug/awgawen « bœuf(s) » ; aḥzaw/iḥzawen « enfant(s) » ; ayrad/
ayraden « lion(s) » ; imerzi/imerzawen « dos » ; tadist/tidusin « ventre(s) » ;
tiɣallin « juments » ; ij/ijjen « un » ; ict/icten « une » ; tafukt « soleil » ; ayur
« lune » ; aguzlan « court » ; ismeg « noir » ; uxxic « mauvais » ; amezgan
« petit » ; azegrar « long » ; amejjuj « sourd » ; uc « donner » ; exs (aoriste)/qqas
(aoriste intensif) « vouloir » ; seɣ « acheter » ; irmek « être profond » ; icmet
« être méchant » ; uf « être gonflé » ; yḍu « tomber » ; adef « entrer » ; agel
« prendre » ; ggur « marcher » ; mmar « être fini, achevé, terminé »…

BIBLIOGRAPHIE
BASSET A., 1929 – La langue berbère : morphologie, le verbe, études de thèmes, Paris,
Ernest Leroux.
BROSSELARD Ch. et EL HADJ ALI S. A., 1844 – Dictionnaire français-berbère, Paris,
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CHAKER S., 1972 – « La langue berbère au Sahara », ROMM, 11, p. 164-168.
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bin, Paris, L’Harmattan (notamment : S. Chaker, p. 14-17).
DESTAING E., 1914 – Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni-Snous), Paris,
Ernest Leroux.
LAOUST E., 1912 – Étude sur le dialecte berbère du Chenoua comparé avec ceux
des Beni-Menacer et des Beni-Salah, Paris, Ernest Leroux.

Salem DJEMAÏ

S09. SALASSII

Les Salassii sont une tribu à situer non loin du littoral et non loin de
l’Ampsaga*, fleuve qui servait de limite entre la Numidie et la Maurétanie
césarienne. Ils sont en effet mentionnés par Ptolémée (IV, 2, 5, Müller,
p. 604) parmi les tribus les plus orientales de la Césarienne, non loin des
7162 / Saldae

montagnards Malkhoubii*. Une inscription funéraire (I.L.Alg., II, 1, 3411)


d’El-Ma el-Abiod, près de la route de Constantine à El-Milia (Gsell, AAA,
f. 8, n° 139), concerne un préfet de la gens Salas(siorum). Mais la localisa-
tion de l’inscription n’implique pas nécessairement que la tribu des Salassii
ait été implantée un temps sur le territoire cirtéen.

Jehan DESANGES

S10. SALATHI (cf. Salinsae)

Les Salathi ne sont mentionnés que par Ptolémée (IV, 6, 6, Müller


p. 745), en Libye intérieure, entre le mont Mandron, d’où s’écoule le
fleuve Salathos (IV, 6, 3, p. 735), et le mont Sagapola. On peut en conclure
que les Salathi, comme il est logique, sont les riverains du Salathos, dont
l’embouchure est située par Ptolémée (IV, 6, 2, p. 731) au sud de la limite
de la Tingitane et de l’embouchure du fleuve Soubou ou Sobou, à identi-
fier sans doute avec l’actuel oued Sebou. Le Salathos est très probablement
un dédoublement du fleuve Salata (Bou Regreg) dont Ptolémée (IV, 1, 2,
p. 576) a signalé l’embouchure en Tingitane, près de la ville de Sala
(Le Chellah, près de Rabat). Il ne faut pas s’étonner que cette région ait
pu glisser dans la Libye intérieure du géographe alexandrin. Selon Pline
l’Ancien (V, 5), « la ville de Sala, située sur le fleuve homonyme, est déjà
au voisinage d’espaces désolés (solitudines). Des troupeaux d’éléphants
l’infestent ». Quant à Philostrate (V. Ap. V, 1), il estimait, au IIIe siècle de
notre ère, qu’à partir des bouches du fleuve de Sala, la Libye était déserte
et qu’on n’y trouvait plus d’hommes… Sala a toujours été, dans le Maroc
romain, sur la route maritime de Cernè*, une escale et une sorte de tête de
pont isolée par la forêt, les marécages et la présence des Autololes* qui, sur
les chemins de l’Atlas, pour être farouches n’en étaient pas moins des
hommes !

Jehan DESANGES

S11a. SALDAE (moderne Bgayet, Bejaia, Bougie)

L’histoire ancienne de Bejaia* (Bgayet, Bougie ; voir note linguistique


de S. Chaker ci-dessous) est conditionnée par la proximité de la vallée de
la Soummam, du Djurdjura, des Babors et des Bibans.
La présence humaine dans la région remonte très loin dans la préhistoire,
bien représentée dans la région, par exemple par la grotte d’Ali Bacha*,
celle de l’Adrar Gueldaman* (Kherbouche, Hachi et alii, 2014), etc. Nous
ne remonterons pas aussi haut, en nous limitant à la seconde partie du
premier millénaire avant notre ère. Le plus ancien vestige connu se trouve
Saldae / 7163

à Bougie même, il s’agit du « tombeau punique » (Debruge 1904), en réa-


lité un hanout*, forme particulière d’une très ancienne tradition funéraire
libyque (et non punique). Toutefois, son ancienneté nous échappe.
L’excellent port naturel de Bejaia a tout naturellement attiré les marins
dès la plus haute antiquité. Le Périple du Pseudo-Scylax* (éd. Muller,
p. 90, § 111), ouvrage géographique grec dont la rédaction finale semble
dater d’avant 360, mais qui comporte beaucoup de données très anté-
rieures, cite la ville sous le nom de Sida. On a cru que cette forme était
erronée, mais on peut en trouver une confirmation dans le nom, bien
libyque, de villes comme Thamusida ou Tocolosida. Le Périple semble
considérer la ville comme une possession de Carthage, ce qui n’est pas sûr
à cette date, mais montre qu’elle était au moins en partie punicisée avant le
milieu du IVe siècle avant J.-C., tandis que la vie libyque traditionnelle
continuait un peu plus loin, ainsi qu’en témoignent les allées couvertes*
de type Aït Rahouna* et Ibahrissen.
Au plus tard en -237, les Puniques, chassés de Sicile, de Sardaigne et des
Baléares, ne pouvant plus faire escale dans les îles désormais entre les mains
des Romains, durent emprunter vers l’Ibérie la route maritime qui suivait
la côte algérienne, et sans doute contrôler directement un certain nombre
de ports. Bejaia fut du nombre. La ville fut entraînée dans la seconde guerre
punique (218-201 avant J.-C.). Hannibal y leva certainement des soldats,
comme dans d’autres villes du Metagonium, avant de partir pour la con-
quête de Rome. Un trésor de 3 000 monnaies de Carthage, découvert à
Bgayet en 1927, a probablement été enfoui entre 210 et 202 avant J.-C.
(Laporte 1998, Soltani 1998 et 2005). On comprend, d’après le lieu de sa
découverte (rue Fatima, un peu à l’est et au dessus du théâtre), que la ville
antique était installée à l’extrémité d’un contrefort du mont Gouraya dom-
inant la mer. Cette langue de terre en pente vers l’est était défendue au
nord, à l’est et au sud par une falaise abrupte. À l’ouest, elle avait sans
doute été barrée par un fossé et un rempart disparus sous la ville moderne.
Mais Hannibal échoua et fut vaincu à Zama en 202. Désormais, Massinissa
(203-148 avant J.-C.) régna en maître sur la Numidie et l’essentiel de la
(future) Maurétanie césarienne.
On ignore le sort de la ville, comme celle de nombreuses villes de la
Numidie occidentale, pendant près d’un siècle.
Lors du partage des états de Jugurtha (105 avant J.-C.), Bocchus Ier
(118-81 avant J.-C.) fut récompensé de son soutien à Rome en recevant la
partie occidentale de la Numidie, qui fit désormais partie de la Maurétanie.
De numide, Saldae devenait maure, sans que la population n’en changeât
pour autant. Bocchus récupéra en 88 la partie orientale de la Maurétanie,
ainsi unifiée, qui passa par la suite à son fils Sosus / Mastanesosus* (81-49).
À la mort de ce dernier, le royaume fut à nouveau partagé entre ses deux
fils. La partie orientale, avec la région de Saldae, échut à Bocchus II (avant
49-33 avant J.-C. qui réunifia à nouveau royaume à la mort de son frère
en 38. Saldae était alors « maure » depuis un demi-siècle.
7164 / Saldae

Fig. 1. Monnaies autonomes portant (peut-être) le nom de Saldae (Asaldan)


en néo-punique. D’après J. Mazard, 1955, p. 161, n° 538-540.

Saldae était bien intégrée dans le monde commercial maritime méditerra-


néen. Selon Mazard, 1955, elle frappa différentes monnaies (fig. 1), dites
« autonomes », dans la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère, probable-
ment sous Bocchus II (49-33 avant notre ère) (Mazard 1955, p. 160-161,
n° 538). Leur style était encore inspiré du monde punique, avec des influences
grecques (déjà présentes sur les monnaies de Carthage avant 146 avant J.-C.).
Mazard lisait le nom de la ville, ASALDAN, en écriture néo-punique, comme
dans d’autres villes de Maurétanie. Par rapport au toponyme précédent, Sida,
la prononciation aurait changé, et semble s’être rapprochée du Saldae attesté
à l’époque romaine. Il convient toutefois d’être prudent à leur sujet, dans
la mesure où J. Alexandropoulos (2000) ne retient pas ces monnaies comme
africaines et les considère plutôt comme hispaniques. Pour lui, elles font par-
tie de nombreuses séries difficiles à classer précisément parmi les émissions
d’Espagne méridionale, et il est convaincu par les propositions d’attribution
du numismate Beltràn à Asido ou Salpensa (communication personnelle).

À sa mort, en 33 avant J.-C., le roi maure Bocchus II avait confié à


Rome le soin de régler sa succession. Rome ne sut pas tout de suite quoi
faire de la Maurétanie.
Vers 25 avant J.-C., Auguste installa des vétérans dans quelques villes
essentiellement côtières de Maurétanie, tandis que le reste devenait un quasi-
protectorat confié à Juba II, fils de Juba Ier, un roi certes d’origine autoch-
tone (en l’occurrence, numide), mais élevé à Rome tout comme son épouse
Cléopâtre Sélénè*. Des vétérans d’une même Septième Légion furent établis
à Rusazus* (Azeffoun), Saldae et Tubusuptu* (Tiklat, près d’El Kseur). Saldae
devint la Colonia Iulia Augusta Salditana Legionis Septimae Immunis. Ce nom
était chargé de sens. Le titre colonia signifie que légalement, il s’agissait d’une
Saldae / 7165

partie de Rome. Le qualificatif de Iulia Augusta montre qu’elle avait été


fondée par Auguste. Salditana est l’adjectif tiré de Saldae, son nom libyque
à l’époque romaine. Legio Septima rappelle la légion d’origine des vétérans
déduits. La Septième Légion avait été l’une des premières confiées à César,
et était passée ensuite dans l’armée d’Octave, le futur Auguste (Laporte
1998c, p. 555-561).
Les anciens légionnaires déduits (= installés) à Saldae, n’étaient sans doute
pas très nombreux, peut-être quelques centaines. Ils reçurent les meilleures
terres, situées en plaine, et tout le pouvoir politique, les précédents habitants
étant réduits dans leur propre pays au statut personnel de pérégrins (non-
citoyens), et parfois de fermiers sur les terres confisquées. Cependant, des
vétérans prirent femme sur place. Au fil des ans, des notables autochtones
regagnèrent sans doute une part de leur influence antérieure. La ville retrouva
progressivement une tonalité africaine sous une forme politique certes pure-
ment romaine, mais avec une vie quotidienne qui l’était sans doute beaucoup
moins, longtemps marquée par des traditions qui remontaient à la période
punique. C’est ainsi que les stèles funéraires gardèrent une allure plus ou
moins punique alors même qu’elles portaient une épitaphe latine. Ce n’est
que très progressivement que l’iconographie prit un tour plus romain. Cette
population était déjà mêlée avec un fort fond autochtone et méditerranéen.
Plutôt que de « purs » Romains, on devrait parler de Libyco- ou de Berbéro-
romains. Après l’assassinat du roi de Maurétanie Ptolémée en 39 après J.-C.,
l’empereur Claude (41-54) annexa la Maurétanie, qui devint la Maurétanie
césarienne, du nom de sa capitale, Caesarea (Cherchel).

Diverses inscriptions latines permettent de se faire une idée de la popu-


lation urbaine. Certains portaient les tria nomina, les trois noms des
citoyens romains (prénom, nom, cognomen), pour la plupart bien romains,
mais avec parfois dans le cognomen d’intéressantes résurgences africaines.
La plupart des charges publiques existant dans une colonie sont attestées à
Saldae : l’ordo decurionum (sorte de conseil municipal), divers décurions
(pour ainsi dire des conseillers municipaux), et de quasi-maires en binôme,
les duumvirs quinquennaux. Curieusement les chevaliers, cadres militaires
et administratifs de l’Empire dotés d’un cheval de fonction, paraissent
nombreux. Certains d’entre eux sont attestés bien loin de leur petite patrie
d’origine, là où les avait conduits leur carrière militaire puis administrative.
On peut ainsi nommer Sextus Cornelius Dexter, qui fut commandant
de la flotte romaine de Syrie, procurateur de l’Asie (et patron de Saldae).
Un autre salditain est attesté à Maryport en (Grande-) Bretagne, un autre
à Obernburg en Germanie supérieure (sur le Rhin).
À Saldae même, quelques dédicaces montrent les dévotions en cours dans
les hautes sphères de la société. Bien sûr, la colonie pratiquait le culte impé-
rial, par lequel on priait les dieux pour l’empereur, culte civique, et essen-
tiellement collectif, que l’on aurait tort de considérer comme purement
conventionnel et artificiel. Les principales divinités classiques de la cité
7166 / Saldae

romaine (Jupiter, Junon, Cérès, Neptune) sont bien attestées. On note


aussi un Génie des Thermes, protecteur de ceux de Saldae. Les dieux repré-
sentant le pays n’étaient pas oubliés, le Numen Mauretaniae (l’esprit de la
province divinisée) et la Gens Maura (le peuple maure). Sur une dédicace
à Iemsal (CIL, VIII, 8834), l’absence de qualificatif royal montre qu’il
s’agit plutôt du dieu libyque dont le roi Hiempsal* avait pris le nom. En
revanche, une seconde dédicace (CIL, VIII, 8927) concerne le roi Ptolé-
mée, fils de Juba II : dans la colonie romaine de Saldae on honorait bel et
bien un ancien roi du pays. La colonisation romaine n’a pas été une rup-
ture totale avec le passé. Qui plus est, l’essentiel de la population s’adressait
à d’autres dieux, dont le principal était Saturne, forme romanisée du Baal
Hammon d’époque libyco-punique, bien attesté sur les stèles* funéraires
(Le Glay 1966, p. 296-298).

Perchée sur son plateau escarpé, Saldae fut sans doute très tôt protégée
par un rempart accroché au rocher en remployant probablement des tron-
çons de remparts antérieurs (Laporte, Remparts, 2010, p. 134-137).

Fig. 2. Le nom complet de la ville sur deux dédicaces à Constance (CIL, VIII,
20683, entre 293 et 305) et à Galère divinisé (après 305), (CIL, VIII, 8933).
Dessins J.-P. Laporte.
Saldae / 7167

Compte tenu du relief, les communications ont toujours été difficiles


entre la vallée du Sebaou (antique Addyma*) et la vallée de la Soummam
(antique Nasavath ou Sava). Sans doute à l’époque d’Hadrien, l’autorité
romaine construisit une route fortifiée reliant Saldae, Tubusuctu et Bida
(Djemaa Saharidj) à travers la montagne et l’Akfadou (Laporte 2008). Il en
fut sans doute de même entre Saldae et Sitifis (Sétif), à travers les Babors.
Cette progression de l’emprise romaine se traduisit par une révolte qui
embrasa toute la Maurétanie césarienne sous Antonin le Pieux. Mais cela
n’empêcha pas l’équipement urbain de Saldae de se poursuivre.
Pendant des siècles, et même depuis son élévation au rang de colonie,
la ville s’était contentée d’utiliser quelques faibles sources et l’eau de pluie,
recueillie dans de nombreuses citernes. Mais la vie urbaine romaine utilisait
désormais beaucoup d’eau, que ce fût pour les fontaines publiques ou pour
les thermes, sans doute aussi pour une population plus nombreuse. Vers
le milieu du IIe siècle après J.-C., on alla chercher une eau abondante à
Toudja, sur le versant oriental de Tadrart Aghbalou, la « montagne de la
source ». On construisit un aqueduc de 21,5 km de long avec un dénivelé
de 200 mètres (Laporte 1996b). La décision de construction intervint vers
137 après J.-C., mais l’eau ne commença à couler que vers 153-154, à la
suite de péripéties qui nous sont contées par un document exceptionnel,
l’épitaphe d’un certain Nonius Datus, géomètre de la IIIe Légion Auguste
à Lambèse, qui avait contribué à la construction de l’aqueduc, à la fois
pour sa conception et pour son achèvement (CIL, VIII, 2728 = 18122 =
ILS 5795 ; Laporte 1996b et 1997). Le tracé présentait deux difficultés
techniques. Un point bas au col de Toudja*, fut franchi par un aqueduc
aérien, dont on distingue encore les piliers (El Hanaiat, en arabe « les
arceaux ») ; ils étaient réunis à mi-hauteur par des entretoises cintrées, et
couronnés par des arcs et enfin par le canal lui-même (fig. 3). À El Habel,
il fallut creuser un tunnel de plus de 400 m de long (Birebent 1964,
p. 466-473 ; Gehimab 2006). À l’origine, Nonius Datus avait piqueté le
tracé en surface pour préparer le travail, puis était reparti à Lambèse. On
creusa simultanément des deux côtés de la montagne, mais on dévia de la
ligne droite. Les deux galeries divergèrent et ne se rencontrèrent pas. Après
quelques mois de panique, on fit à nouveau appel à Nonius Datus, qui
régla le problème en quelques semaines (Laporte 1996b).

L’apogée de la présence romaine, dans la région (comme dans le reste


de l’Afrique du Nord), eut lieu sous les Sévères (fin du IIe – début du
IIIe siècle), époque de prospérité et de développement économique. Dans
les villes, elle se traduisit par une vie municipale étoffée, promotrice de
travaux publics et d’aménagements. Malheureusement, nous ne connais-
sons pas la topographie urbaine de Saldae à cette époque. Il ne faut pas
imaginer un tracé orthogonal régulier digne de celui de Timgad, image
emblématique d’une ville neuve construite sur un terrain plat. Compte
tenu du relief accidenté et de l’ancienneté de la vie urbaine à cet endroit
7168 / Saldae

Fig. 3. Les arches d’El Hanaiat. Noter à mi-hauteur l’arc disparu formant
entretoises entre les piles. Cliché J.-P. Laporte, 2014.
Saldae / 7169

(déjà plus d’un demi-millénaire), les rues de Saldae empruntaient certaine-


ment en partie des tracés sinueux, antérieurs à l’époque romaine, pour cer-
tains, le long des courbes de niveau. Des surfaces avaient dû être dégagées
et aplanies pour aménager les espaces publics nécessaires à la ville romaine,
comme le forum, situé, semble-t-il sous l’ancienne église, actuelle mosquée,
dominant la place Gueydon.

La prospérité de la région était fondée sur l’agriculture. À Tubusuctu*,


la basse vallée de la Soummam produisait sur une grande échelle un liquide,
probablement du vin, exporté à partir de la fin du IIe siècle de notre ère dans
des amphores d’un type particulier (Laporte 1978 et 2010). Une estampille
découverte à Ostie, le port de Rome, montre que des amphores de même
type ont également été produites à Saldae, probablement en pluspetit nombre
(fig. 4). Ces amphores étaient exportées dans toute la Méditerranée, et même
au sud de l’Égypte, dans le lointain royaume de Méroé dans le cas d’une
amphore de Tubusuctu.

Fig. 4. Deux estampilles d’amphores fabriquées à Saldae et à Tubusuctu et décou-


vertes à Ostie. Clichés J.-P. Laporte, 1979). La première se lit comme suit : (ex)
P(rovincia) M(auretania) C(aesariensi) Sal(dae). (De) of(ficina) Plotior(um), et la
seconde : Maur(etania) Caes(ariensi) Tubus(uctu).
7170 / Saldae

Dès le règne de Sévère Alexandre (222-235), commença un temps d’af-


frontements avec les peuples de la montagne. Lorsque Rome présenta
quelques signes de faiblesse, une partie de la population libyque de la région
se souleva à plusieurs reprises au cours du IIIe siècle. On note à cette époque
la présence dans ce secteur de deux grandes confédérations : les Quinquegen-
tanei* dans la Kabylie du Djurdjura et les Bavares* dans la Kabylie des
Babors (auxquels ils ont certainement laissé leur nom), donc de part et
d’autre de Saldae et de Tubusuctu, qui eurent à souffrir de leurs assauts.
Une inscription, hélas égarée, trouvée en 1910 à Bougie (Leschi, 1927 et
1957), rue de la Poudrière (aujourd’hui rue Boualem Ouchen), commé-
morait la participation à la défense du rempart de Juvenes (« les Jeunes »),
une sorte de club de jeunes athlètes de bonne famille, contre un ennemi
non nommé qui attaquait la ville probablement dans la seconde moitié du
IIIe siècle (Laporte, Remparts, 2010, p. 134-135). On peut penser qu’il
s’agissait des Quinquegentanei du Djurdjura, qui abordaient la ville par les
hauteurs du nord-ouest.
Un autre conflit est attesté dans la seconde moitié du IIIe siècle par un
bulletin de victoire romain découvert à Teniet-el-Meksen (fig. 5 ; Christol
et Laporte 2005), un col entre Saldae et Sitifis, où le gouverneur de Césa-
rienne, Sulpicius Sacratus, avait barré la route des plaines de Sétif à trois
rois Bavares descendant de la montagne. Taganin, Masmul et Falem, qui
furent tués, leurs proches et leurs richesses capturés. Les Bavares étaient
donc gouvernés par des personnages libyques que les Romains appelaient
des rois, sans que nous sachions exactement ce que ce terme recouvrait, les
royautés berbères étant loin d’être absolues.
D’autres témoignages vont dans le même sens. Vers 290-293, le procu-
rateur (praeses) de Maurétanie césarienne, Aurelius Litua, fit réaménager la
voie menant de Saldae à Sitifis par le col de Kefrida, où il fit restaurer un
fort nommé Aqua Frigida (fig. 6) (CIL, VIII, 20215 = ILS 6886). Il s’agis-
sait de protéger la route à un point délicat à l’intérieur du territoire du
peuple des Bavares. Derrière le nom actuel du lieu (Kefrida), on reconnaît
sans peine le nom romain d’Aqua Frigida. C’est un exemple précis de la
conservation d’une partie du legs de l’antiquité romaine dans un nom de
lieu encore vivant aujourd’hui.
À la même époque, le même Aurelius Litua fit élever à Saldae même une
inscription (fig. 7) qui commémorait une victoire sur les Quinquegentanei*,
les cinq peuples de la Kabylie du Djurdjura, des rebelles dont beaucoup
avaient été tués et d’autres faits prisonniers (CIL, VIII, 8924, avec correc-
tion Laporte 1996a).
L’effet des prétendues victoires d’Aurelius Litua en 290-293 ne dura
guère. Cinq ans plus tard, en 297, la situation dans la région était telle que
l’empereur Maximien dut venir diriger en personne une campagne mili-
taire contre les Quinquegentanei. La répression semble avoir été féroce.
La province de Maurétanie césarienne avait durement souffert des com-
bats et de la répression. Il fallut la réorganiser. Sans doute pour mettre un
Fig. 5. Inscription de Teniet el-Meksen. Dessin Gsell, (Teniet), 1907, p. CCXIX.

Fig. 6. La dédicace de la restauration du fort d’Aqua Frigida sous Aurelius Litua.


CIL, VIII, 20215 = ILS 6886. Dessin Laporte, d’après un estampage de la collection
Rénier. Cf. LAPORTE, À la ligne 5 le nom de T. Aurelius Litua était bien complet
sur la pierre.
7172 / Saldae

Fig. 7. Partie basse de la dédicace d’Aurelius Litua. CIL, VIII, 8924.


Cliché et dessin J.-P. Laporte 1970.

terme à une sous-administration chronique, elle fut divisée en 303 (Laporte,


1998a) en deux provinces, la Césarienne (réduite) et la Sitifienne (nouvel-
lement créée aux dépens de son territoire). Les montagnards faisaient tou-
jours peser une menace potentielle. Ce n’est sans doute pas un hasard si la
nouvelle limite passa entre Saldae et Tubusuptu d’une part (en Sitifienne),
et Rusazus d’autre part (en Césarienne), c’est-à-dire précisément au milieu
du territoire montagneux et difficilement accessible traversé par une route
fortifiée construite dès le milieu du IIe siècle (Laporte 2008).

Cependant la prospérité semble être revenue rapidement après 297.


À Saldae même, on reconstruisit, on rénova, on grava diverses inscriptions
sur le forum (fig. 2). La vie municipale et le culte impérial reprirent.
D’autres villes de la région bénéficièrent de ce renouveau.
Saldae / 7173

Parallèlement, le christianisme, encore minoritaire, se développait au


grand jour depuis la Paix de l’Église instaurée par Constantin en 312. Alors
même que les païens, fidèles aux vieux cultes romains et/ou libyques, res-
taient nombreux (et sans doute majoritaires au début du siècle), les chré-
tiens croissaient en nombre mais se déchiraient, entre catholiques et dona-
tistes. À ce jour, les vestiges chrétiens sont rares à Saldae (quelques lampes,
un fragment de plat de terre cuite portant une croix), mais il faut attribuer
cette rareté à l’ensevelissement général des vestiges.
Des tensions avec les tribus réapparurent peu après la mort de l’empereur
Constantin en 337 et ne firent semble-t-il qu’empirer, en culminant vers
370 avec la révolte de Firmus*, fils de Nubel*, et demi-frère de Sammac*.
Saldae dut être assiégée, sinon prise. La répression par Théodose l’Ancien
(père du futur empereur) commença en 373 à Tubusuctu, et ne se termina
qu’en 375.
La Maurétanie Césarienne et la Sitifienne avaient durement souffert des
combats, au point d’obtenir de l’empereur des remises fiscales, à une
période où le fisc impérial était exsangue. Elles se relevèrent progressive-
ment. Les Chrétiens se déchiraient toujours. On ne sait pourquoi aucun
évêque de Saldae, catholique ou donatiste, n’assista à la conférence de Car-
thage en 411. Toute à ses querelles religieuses, l’Afrique du Nord paraissait
pourtant un havre de paix par rapport à l’Europe dévastée par les invasions
germaniques. En 410, ses côtes durent accueillir de riches Romains réfugiés
lors de l’assaut de l’Italie, et même le pillage de Rome, par les Wisigoths
d’Alaric.
En 429, cette paix relative en Afrique fut brutalement rompue par le
débarquement des Vandales dans le nord du Maroc actuel et leur déferle-
ment jusqu’en Tunisie. Leur roi Genséric s’installa finalement à Hippone
et conclut en 435 avec l’Empire un traité dans lequel les Vandales apparais-
saient comme des fédérés, gardant un royaume autour de leur nouvelle
capitale, Hippone (Annaba). Ils semblent avoir rendu à l’Empire l’ancienne
Maurétanie Sitifienne et donc aussi Saldae. Mais dix ans plus tard, en 439,
Genséric prenait Carthage par surprise et allait s’y installer, ce que l’Empire
dut accepter par un nouveau traité en 442. Saldae et Tubusuctu étaient à
nouveau romaines, pour peu de temps. En 455, Genséric s’empara à nou-
veau de la Sitifienne. Les deux villes retombèrent aux mains des Vandales.
La fin de la domination politique et militaire de Rome ne se traduisit
pas par un exode massif de la population libyco-romaine (qui n’aurait d’ail-
leurs pas su où aller). La majorité resta sans aucun doute sur place, en ne
recevant, à son corps défendant, qu’un nombre limité de dirigeants van-
dales, qui coiffèrent les autorités municipales. Les populations monta-
gnardes restèrent sans doute à l’écart.
Les Vandales étaient Ariens, une secte chrétienne qui niait la divinité du
Christ, et leurs sujets catholiques subirent des persécutions. Ce fut le cas,
en 484, de l’évêque catholique de Saldae, Paschasius, dont nous ignorons
le sort ultérieur.
7174 / Saldae

L’emprise vandale sur la région semble avoir été effective. Paradoxale-


ment c’est un trésor découvert à 30 km au sud de Saldae, dans une villa
antique de la vallée du Bou Sellam (Salama 1959), qui pourrait en témoi-
gner. Il semble avoir été enfoui vers 495-496, à une époque où les Vandales
rencontraient une vive opposition des Maures, allant même jusqu’à la
guerre.
La domination vandale s’effondra rapidement après le débarquement des
Byzantins à Caput Vada (Ras Kaboudia, au sud de Sousse) en 533. Après
quelques mois de flottements, Saldae fut sans doute prise en main par les
Byzantins avec toute l’ancienne Sitifienne, devenue Maurétanie B, tandis
que plus à l’ouest leur implantation se réduisait à un chapelet d’escales
jusqu’à la capitale de la Maurétanie césarienne A, Caesarea (Cherchel).
Si l’archéologie de Saldae reste muette pour cette période, la montagne
prend le relais, avec une inscription découverte au col de Fdoulès, (CIL, VIII,
8379 = 20816 ; Laporte 2005, p. 4180, fig. 1 b), au sud d’Igilgili (Jijel). À
une date inconnue, mais sans doute à l’époque byzantine, un roi chrétien
du peuple des Ucutumani (rex gentis Ucutumanorum) se proclamait esclave
de Dieu (servus Dei). Dans le nom de cette gens (peuple), on reconnaît
le préfixe libyque U- (fils de) et Cutamani, tout simplement le premier
témoignage épigraphique sur les Ketama* du Moyen Age, déjà attestés
par le géographe Ptolémée au début du IIe siècle après J.-C. sous le nom
de Koidamousioi. Nous trouvons là un nouvel exemple de continuité d’un
peuple libyque occupant la même région pendant l’Antiquité et le Moyen Age.

Après une première prise de Carthage par les Arabes, la capitale africaine
tomba définitivement en 698, ce qui ouvrait une nouvelle ère, celle de
l’Islam. Hippone, où s’étaient rassemblés des réfugiés chrétiens vers 692-
695, fut prise quelque temps après sa métropole africaine. Saldae eut sans
doute le même sort, sans que nous sachions exactement quand. On n’en-
tend plus parler de la ville pendant près de trois siècles. Longtemps privée
du commerce maritime qui avait fait sa prospérité, elle avait périclité et
était réduite à peu de chose.
En revanche, nous retrouvons les Ketama* des Babors, convertis à l’Is-
lam, dans sa version kharidjite, dès les années 750. Réfractaires au pouvoir
aghlabide, ils allaient par la suite assurer le triomphe de la dynastie fatimide
à Mahdia, puis jusqu’en Égypte.
Il fallut attendre le milieu du XIe siècle et les menaces des Hilaliens
contre la Qalaa des Beni Hammad* pour voir En-Nacer fonder une ville
nouvelle, En-Naciria, sur l’emplacement de l’antique Saldae. Comme le
rapporte Ibn Khaldoun (éd. De Slane, t. II, p. 51) :
« En l’an 460 (1067-1068), il [En-Nacer] s’empara de la montagne de
Bedjaïa, localité habitée par une tribu berbère du même nom. Chez eux, Bedjaïa
s’appelle Bekaïa et se prononce Begaïa.[…] En-Nacer, ayant conquis cette mon-
tagne, y fonda une ville à laquelle il donna le nom d’En-Naciriya ; mais tout
le monde l’appelle Bejaia, du nom de la tribu ».
Saldae / 7175

Dans les langues européennes, ce nom fut prononcé et orthographié


Buzea, Bugia, puis en français Bougie, nom qui passa tout naturellement
dans cette langue aux chandelles que la ville et ses alentours exportaient en
abondance à partir de la cire récoltée dans la région. C’est une période
brillante, celle des Hammadides, qui commençait. On se reportera à ce
sujet à la remarquable étude de D. Valérian (2006). Il restait des chrétiens
autochtones à Bejaia comme en témoigne une célèbre correspondance entre
le pape Grégoire VII et En-Nacer, ce dernier ayant demandé pour eux des
prêtres.

Voir aussi notice B52 « Bejaia », EB IX, 1991.

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7176 / Saldae

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Saldae / 7177

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Jean-Pierre LAPORTE

S11b. SALDAE (Bgayet, Bejaia, Bougie) : Note onomastique complémen-


taire

Le nom berbère de la ville, Bgayet (phonétiquement [βgayǝθ]) est une


forme, sans doute nominale féminine à suffixe -t, comme le confirme
l’accord de féminin obligatoire en kabyle ; mais aussi le retraitement morpho-
phonologique de l’arabe classique (bijaya) et dialectal (bǝjaya) qui a inter-
prété la finale -t comme marque de féminin. Le retraitement par l’arabe du
/g/ berbère en /j ou ǧ/ est tout à fait normal et régulier.
Cela implique que le nom est fondé sur une racine lexicale BG(Y) – en
position finale, les semi-consonnes sont très instables en berbère –, large-
ment attestée dans l’onomastique libyco-berbère, en toponymie comme en
anthroponymie (Baga, Bagay…). Dans le lexique berbère contemporain,
cette racine BG(Y) est bien représentée, avec des sens divers (cf. K. Naït-
Zerrad, Dictionnaire des racines berbères, I, Louvain/Paris, Peeters, 1999,
p. 33-34), dont au moins un est compatible avec un usage toponymique :
BG(Y) = chleuh bgu, « percer, trouer/être percé, troué » ; le Nom verbal
qui en est issu : abgay « percement, perforation », confirme une racine
BG(Y). On notera que la forme a-bgay est le strict correspondant masculin
de bgay-t. On peut se demander s’il n’y a pas là une référence l’un des
nombreux accidents de relief avoisinant la ville (grottes, roches perfo-
rées…).
Mais d’autres hypothèses sont envisageables, en particulier si l’on relie
– et l’on aurait quelques bonnes raisons de le faire – cette racine BG(Y) à
une autre base proche : WG(Y), « dominer, être en surplomb », qui ne
serait pas moins adaptée au site de la ville… Mais l’étymologie, surtout en
matière onomastique, est un exercice souvent périlleux et incertain ! Ce
que l’on peut tenir pour assuré est que Bgayet est un nom bien berbère, par
sa base lexicale comme par sa morphologie.

On notera également que la forme contemporaine Bgayet, si elle est


bien de nature nominale – une hypothèse verbale, sur la même racine,
n’est pas tout à fait exclue –, serait un témoignage (et une confirmation)
du stade ancien de la morphologie du Nom* berbère, qui a dû connaître
7178 / Samamukii

une configuration où le genre* féminin n’était marqué que par un suffixe


-t, et non comme aujourd’hui par un morphème discontinu ta- (initial) +
-t final (la forme moderne canonique du nom devrait être *ta-bgay-t).

On signalera enfin qu’une étymologie libyco-berbère pour le nom


antique de la ville, Saldae, ne peut être totalement exclue : formellement, le
nom repose sur une séquence SLD, qui n’est pas sans écho en berbère.
On peut notamment penser au sǝld- (> sǝl-) kabyle (« avant »), sǝlid (> sǝl)
touareg (« excepté, sauf » ; de Foucauld, Dictionnaire touareg-français, IV,
1952, p. 1825), unité fortement grammaticalisée dans les usages contem-
porains (= adverbe, préfixe, préposition), avec des significations diverses
mais qui pourrait bien être un ancien nominal ayant une signification abs-
traite (qualitative) qui reste à cerner. En rappelant toutes les incertitudes
qui pèsent sur son attribution géographique et sa forme première même,
soulignées dans la notice précédente, la forme punique Asaldan pourrait
être une forme adjectivale berbère *(a)sald-an (cf. A56 « Adjectif », EB II,
1985).

Salem CHAKER

S12. SALINSAE, cf. SALATHI

Les Salinsae ou Saliēnsae (ms. X) sont mentionnés comme un des peuples


de la Tingitane par Ptolémée (IV, 1, 5, Müller, p. 585), qui les situe « sous »
les Ouerbikae*, c’est-à-dire au sud de ces derniers. Comme le Géographe de
Ravenne (III, 11, Pinder et Parthey, p. 164) nomme Salensis le fleuve Sala(t)
(oued Bou Regreg), on supposera que les Salinsae ou Saliēnsae, pourvus
d’un suffixe latin d’ethnique librement adapté, dont il est d’autres exemples
chez Ptolémée (cf. Maurēnsii sous Mauri*), sont les riverains de ce fleuve et
qu’ils sont identiques aux Salathi*, cités par le même Ptolémée en Libye
intérieure. C’est en tout cas à tort de J. Carcopino (p. 253, cf. n. 2) les situe
dans la région de Tétouan, en supposant l’existence de deux Sala.

BIBLIOGRAPHIE
CARCOPINO J., 1943 – Le Maroc antique, Paris.

Jehan DESANGES

S13. SAMAMUKII

Les Samamukii sont mentionnés par Ptolémée (IV, 3, 6bis, Müller


p. 638) à l’est du fleuve Cinyps* et des Lotophages*, sur le rivage occiden-
tal de la grande Syrte, mais à l’ouest des Kinuphii (cf. Cinyphii*) dont le
Sammac / 7179

nom est pourtant formé sur celui du Kinups/Cinyps (oued Caam). Leurs
voisins méridionaux sont, toujours selon Ptolémée (ibid., p. 642), les
Tidamēnsii (pour *Gidamēnsii, avec une confusion entre Γ et T ? Cf., dans
ce cas, Cidamus [Ghadamès]*) et les Nygbeni (cf. Nybgenii*). Il apparaît
que Ptolémée a fait glisser vers l’est, de la Petite à la Grande Syrte, certaines
de ces tribus. Le géographe alexandrin mentionne à nouveau (IV, 6, 6,
p. 745) les Samamukii en Libye intérieure au nord du mont Girgiri, censé
donner source au Kinups/Cinyps (IV, 6, 3, p. 736). Il pourrait avoir noté
un phénomène de transhumance semblable à celui qui fut observé dans
l’Antiquité (Périple du pseudo-Scylax, 109, in GGM, I, p. 85) chez les
Maces*, dont les Kinuphii semblent avoir constitué une branche. La variante
Samukii, attestée (Müller p. 642) dans quelques manuscrits, évoque les
Zamucii*, mentionnés sur une borne de limitation des environs de Sirte,
sur la Grande Syrte, datée de 87 de notre ère (I.R.T., 854). On peut se
demander également si le limes Mamucensis, situé par la Notitia Dignitatum
(Oc. XXXI, 11=26, Seeck, p. 186-187) en Tripolitaine, ne recouvre pas un
limes *Samucensis (Σ confondu avec M). Peut-on enfin reconnaître hypo-
thétiquement le nom berbère smmus, « cinq » (Galand, p. 298, n. 4), dans
l’ethnonyme transcrit en grec Samamukii ? On aurait alors à faire à un
ensemble tribal à structure quinaire (cf. notices A83 « Afus », C67 « Cinq
(Semmes/Semmus) » et M16 « Main »).

BIBLIOGRAPHIE
GALAND L., 1970 – « Les Quinquegentanei », Bull. d’arch. alg., IV, p. 297-299.

Jehan DESANGES

S14a. SAMMAC, fils de Nubel, frère de Firmus

Sammac était le fils aîné de Nubel* et le demi-frère de Firmus*. Les


manuscrits d’Ammien donnent deux formes Zammac (c. 2) et Salmaces
(c. 13), sans que l’auteur semble d’ailleurs saisir l’unicité du personnage.
Son nom est attesté sur la dédicace du praedium ou praesidium Sammacis
de M’lakou et c’est ce témoignage direct qu’il faut préférer. Sammac est un
nom libyque bien attesté par ailleurs sous cette forme (C.I.L., VIII
21728=9857 = Marcillet-Jaubert, Inscriptions d’Altava, 1968, p. 67, n° 82,
épitaphe d’un Aurelius Sammac enseveli à Altava* en 361, qu’il n’y a
aucune raison d’identifier avec le fils de Nubel et demi-frère de Firmus
dont nous parlons ici).
Fils légitime (Laporte, « Nubel », 2010, p. 5629 et « Nubel », 2012,
p. 987-988) de Nubel*, regulus inter Mauricas nationes potentissimus (« le
roi le puissant parmi les nations maures », Ammien, XXIX, V, 2), Sammac
hérita du pouvoir de son père. Il se fit construire dans la vallée de la Soum-
mam, à environ 11 km au nord-nord-est et en aval d’Abkou, un luxueux
7180 / Sammac

Fig. 1. Dédicace à Sammac.


P * raesidium aeternae firmat prudentia paci* S
R * em quoque romana fida tutat undique dextr* A
A * mni praepositum firmans munimine monte* M
E * cuius nomen vocitavit nomine Petra* M
D * enique finitimae gentes deponere bell* A
I *n tua concurrunt cupiente foedera, Samma* C
V *t virtus comitata fidem concordet in omn* I
M *unere, Romuleis semper sociata triumphi* S
Traduction D. Lengrand (1994) :
« La prévoyance d’une paix éternelle renforce cette place forte.
Celle-ci protège aussi de tout côté l’État romain par une aide loyale.
Préposée au fleuve, la forteresse renforce par un rempart le mont,
Et du nom de celui-ci, elle a pour nom Petra.
En conséquence, les peuples voisins désireux de cesser la guerre
Accourent en recherchant (la paix) dans tes traités, Sammac,
Afin que la bravoure, compagne de la fidélité, soit d’un seul cœur, toujours asso-
ciée aux triomphes des Romuléens [les Romains, nommés ici comme descendants
de Romulus].
Sammac / 7181

établissement, le Fundus Petrensis, in modum urbis, « à la manière d’une


ville » (Ammien, XXIX, V, 13), dont on a retrouvé la dédicace (Gsell 1901,
p. 170-172 = A.E., 1901, 50 = ILS, 9351), déjà étudiée ici même (Laporte,
« Nubel », 2010, p. 5627-5628 et fig. 1). Pas moins de trois indices
concordent : le nom du fundus, le nom de son propriétaire, et enfin la
proximité de Tubusuctu*.

Bien que la famille ait été chrétienne (Laporte, « Nubel », 2010, p. 5628-
5629 et 2012, p. 985-987), cette dédicace, essentiellement politique, ne
montre aucun indice religieux (pas d’allusion païenne, pas d’allusion chré-
tienne, pas de chrisme). Elle précise le pouvoir et le rôle de Sammac, sans
doute hérités tels quels de son père Nubel : ramener les peuples maures dans la
paix et les y maintenir par des traités. À ce titre, Sammac était l’un des princi-
paux rouages du pouvoir romain sur les tribus en Maurétanie césarienne, et de
ce fait client (acceptus, Ammien, XXIX, c. 2) du comte d’Afrique, Romanus.
Sur la dédicace, le fundus Petrensis (terme d’Ammien) est désigné par les
deux mots de praesidium, qui comporte une connotation militaire et de
praedium qui désigne un domaine agricole, ce qui montre la double nature
de l’édifice. Le lieu-dit M’lakou, près d’Ighzer Amokrane (Gsell, Atlas, 6,
148 ; Kherbouche 2011, avec carte de localisation) se trouve à cent cin-
quante mètres de l’oued Soummam, sur une petite hauteur qui domine
d’une dizaine de mètres le cours du fleuve.

Fig. 2. L’emplacement du fundus Petrensis. Cliché J.-P. Laporte, 2010.


7182 / Sammac

Fig. 3. L’emplacement du praedium / praesidium de Sammac


dans la vallée de la Soummam. Vue tirée de Google Earth.

Le site fut dépouillé de ses pierres de taille par Ben Ali Cherif à partir de
1890. La mise en culture du lieu a éliminé peu à peu tous les vestiges
visibles en surface. Il ne restait naguère que quelques pierres de taille dans
un grand champ labouré. Le site, menacé par un projet d’autoroute devant
désenclaver Bejaia, a été sauvé par une mobilisation populaire qui a amené
à dévier le tracé de la voie. Des fouilles actuellement en cours (2018)
permettront de dégager les bâtiments du praedium/praesidium de Sammac.
Google Earth permet d’examiner précisément les lieux (Coordonnées :
36°31’15.16’’ N ; 4°37’29.50’’ E). Le fleuve Soummam, antique Nasavath,
traverse une étroite plaine située à 122 mètres d’altitude entre deux mon-
tagnes qui culminent à plus de 1.450 m à l’ouest et 1.100 m à l’est. Ce lieu
commande le passage entre Saldae* et Tubusuptu au nord et en aval, et
Auzia au sud-ouest, à 70 km en amont. Alors qu’un siècle plus tôt les chefs
autochtones de la région étaient plutôt installés sur des points élevés,
Sammac contrôlait étroitement l’un des principaux points de passage en
plaine de l’une des rares routes menant de la côte vers l’intérieur de la
Maurétanie césarienne sans passer par des cols, ce qui donne une haute
idée de son importance pour l’autorité romaine. Cette situation correspond
bien à l’ascension sociale des chefs autochtones qui devait déboucher sur la
mise en place progressive d’une sorte de féodalité.
« À la veille de la guerre de Firmus qui devait ravager la province entière, la
puissance romaine, sous le couvert de son organisation administrative, se trou-
vait à la merci des seigneurs locaux » (Salama 1954, p. 229).
Sammac / 7183

Sammac fut assassiné quelque temps avant 370, sans doute dans le but de
récupérer son pouvoir, par Firmus, son ambitieux frère illégitime, au sens
du droit romain, car issu d’une concubine de Nubel (Laporte, « Nubel »,
2010, p. 5628-5629 et 2012, p. 987-988). Compte tenu du rôle de Sam-
mac dans la région, il ne s’agissait pas d’une simple querelle de succession
au sein d’une tribu maure, mais bien d’un conflit qui touchait directement
l’administration romaine de la province sur un point particulièrement sen-
sible : l’encadrement des tribus. Devant l’assassinat de l’un de ses principaux
auxiliaires, un rouage essentiel pour le contrôle de la Maurétanie césarienne,
le comte d’Afrique ne pouvait qu’avoir une réaction vive ; il condamna
Firmus à mort, et l’empêcha de faire appel devant l’Empereur, en l’acculant
à la révolte, ce qui provoqua une guerre sanglante.

Voir aussi notices F27 « Firmus », EB XIX, 1997 ; N72 « Nubel »,


EB XXXIV, 2012.

BIBLIOGRAPHIE
AMMIEN MARCELLIN, Histoires, l. XXIX-XXXI, éd. et trad. Guy Sabbah, Paris, Belles
Lettres 1999, 370 p.
CAMPS G., 1984 – Rex gentium Maurorum et Romanorum, Ant. Af., 20, 1984,
p. 183-218 ; p. 185-188 : La famille de Nubel.
CAMPS G., 1997 – s.v. F27 « Firmus », EB XIX, 1997, p. 2845-2855.
GSELL S., 1901 – « Note sur une inscription d’Ighzer Amokrane », CRAI, 1901,
p. 170-172.
GSELL S., 1903 – « Observations géographiques sur la révolte de Firmus », RSAC,
t. 36, 1903, p. 21-46. Réimprimé dans Gsell S., Etudes sur l’Afrique antique,
Scripta varia, Lille, 1981, p. 113-138.
KHERBOUCHE F., 2011 – s.v. « M’lakou », EB XXXII, 2011, p. 5032-5033.
LAPORTE J.-P., 2002 – « Les armées romaines et la révolte de Firmus (370-373) »,
Congrès L’Armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier, 2002 (2004), Lyon,
p. 269-288.
LAPORTE J.-P., 2010 – s.v. N72 « Nubel », EB XXXIV, 2012, p. 526-5630.
LAPORTE J.-P., 2012 – « Nubel, Sammac, Firmus et les autres : une famille berbère
dans l’Empire romain », Africa romana, 13, 2010 (2013), p. 979-1002.
LENGRAND D., 1994 – « L’inscription de Petra et la révolte de Firmus », BCTH,
n.s., B, 23, 1994, p. 159-170.
LENGRAND D., 1995 – « Le limes interne de Maurétanie césarienne au IVe siècle et
la famille de Nubel », in A. Rousselle (dir.), Frontières terrestres, frontières célestes
dans l’Antiquité, Presses Universitaires de Perpignan, 1995, p. 143-161.
LENGRAND D., 1999 – « Le limes intérieur de la Notitia Dignitatum : des Barbares
dans l’Empire », Frontières et limites géographiques de l’Afrique du Nord, Hommage
à Pierre Salama, 1999, p. 221-240.
SALAMA P., 1954 – « Inscription maurétanienne de 346 », Libyca (archéologie /
épigraphie), II, 1, 1954, p. 229.

Jean-Pierre LAPORTE
7184 / Sandales : linguistique

S14b. SAMMAC : Notule linguistique complémentaire

D’un point de vue linguistique, on peut rapprocher le nom transcrit


en latin Sammac du berbère sǝmmǝg / *sămmăg (Prétérit sur verbe d’état),
« il est noir » de la racine SMG, « être noir » (cf. ismǝg = « nègre, esclave ».
L’anthroponyme est attesté dans le nom d’une tribu berbère du Maroc
(Ayt Sǝmmǝg). Les noms en apparence dépréciatifs, comme le très usité pré-
nom kabyle Akli/Taklit « esclave noir, nègre » étaient un moyen habituel
de protection des enfants, auquel on avait notamment recours après plu-
sieurs décès de bébés en bas âge : la maladie, la mort étaient censés se
détourner de l’enfant portant un tel nom.
Salem CHAKER

S15. SANDALES : Note linguistique

La racine pan-berbère SL est à l’origine du terme désignant la sandale


traditionnelle composée d’une semelle et de lanières (en général en alfa) :
kabyle tisilett, chaoui tsili, Maroc du Nord tisila, Aït Seghrouchen tisila,
Ghadamès tasile, Sokna tsila, Awgila tesili, Maroc central tamsilt
Dans d’autres parlers, une variante de ce terme désigne
– Des chaussures en général : zénaga täššiyih (où š et y correspondent
respectivement à s et l étymologiques ; Taine-Cheikh 2008 : 566 le place
sous Y), touareg tesule, tasəsəlt ;
– Le fer à cheval : chleuh tasila, Maroc central tisilt,…
– Le corps de la charrue, l’age, le sep : Maroc central tisili, tasili, tsili ;
kabyle tisilett ; chleuh tasila ; Chenoua : hasili ; etc.

Laoust (1920, p. 284) a fait le rapprochement entre toutes ces notions


en montrant qu’il s’agissait de la même racine. Ces noms dérivent d’un
verbe que l’on trouve en touareg : əsəl « être chaussé de, se chausser de /
être ferré de… » et en kabyle : ssel « mettre des jambières ».

Une autre forme est également pan-berbère : arkas et variantes


kabyle : arkas « mocassin ; sandale rustique », aherkus « vieille chaussure, san-
dale usée » ;
Maroc central : aburkes « chaussure en cuir, soulier » ;
Mzab : tarčast « chaussure » ;
Rif : arkas « sandale » ; aherkus « sandale en cuir » ;
Ghadamès : terkast (terkass, terkest, terkess) « chaussure de filali, brodées ou
non, à semelle dure en peau de chameau » ; etc.
Les préfixes h- ou b- sont certainement expressifs à l’origine (cf. Chaker
1981). La racine RKS est peut-être à rapprocher du touareg ərkəs « piétiner »
mais également de RGZ : arăgaz « sorte de sandale » dérivé de ərgəz, răgăz
« marcher au pas », racine qui a fourni argaz « homme ».
Sandales : linguistique / 7185

En dehors de ces deux racines, on trouve des termes très localisés :


– adaku, (t)aduku(t) et variantes « soulier en général ; sandale » est
limité au Maroc central et au domaine chleuh.
– turẓiyt, en chleuh, désigne une sandale à semelle de peau, maintenue
à l’aide de cordons. On en trouvera une description dans Laoust 1920
(p. 311).
– Le terme kabyle désuet acifuḍ/icifaḍ « sorte de sandales en peau de bœuf
(autrefois portées par les laboureurs) » – qui a l’apparence d’une forme
expressive – semble être employé uniquement en Kabylie.
– En touareg, e/aɣătem, eɣatim désigne une chaussure en général mais
surtout une sandale. Le terme est à relier à eɣăyt ou eɣēt « cuir (chameau,
boeuf) ; semelle de cuir brut (de sandale) ». Le couple eɣēt/eɣatim pourrait
avoir une origine punique, la forme eɣatim pouvant être un ancien pluriel/
collectif punique à suffixe –im. Le touareg possède plusieurs autres termes
comme tefədilt « espèce de sandale, partie flexible du bouclier » ou efəkil,
afăkol « vieille sandale ».

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Kamal NAÏT-ZERRAD
7186 / Sandales

S16. SANDALES (Don des  chez les Touaregs Kel-Ahaggar, Algérie).

[Cette notice est une version allégée d’un article paru dans les Actes du premier
Congrès d’étude des cultures méditerranéennes d’influence arabo-berbère, Alger, SNED,
1973. Marceau Gast a également publié deux autres etudes sur le même sujet
(Cf. Bibl.). Deux de ces références sont reprises dans le recueil d’articles de M. Gast
publié par le CNRPAH (Alger) en 2008.]

Dans les rapports sociaux à l’intérieur de sa famille un individu est


familier avec sa sœur, son frère cadet et la femme de celui-ci, avec sa belle-
sœur, son beau-frère et aussi avec sa tante maternelle, puis sa tante pater-
nelle et ses enfants, ainsi que les enfants de son oncle maternel, autrement
dit ses cousins croisés qu’il appelle ibûbah (sing. ababah / tababaht ; abobaz/
ibobâz dans les parlers touaregs méridionaux).
Il est particulièrement familier et à l’aise avec ces derniers à tel point que
les traditions sociales, les coutumes, les mettent dans l’impossibilité d’avoir
entre eux des rapports tendus. Un ababah peut insulter un autre ababah ou
une tababaht, gronder, jurer, personne ne le prendra au sérieux ; quoi qu’il
fasse, ses paroles seront considérées comme plaisanteries. Ainsi le veut la
coutume. À tel point que si un ababah tient vraiment à s’offenser à propos
d’un autre cousin ou d’une cousine croisée, il se couvrira de ridicule, sera
désapprouvé par toute la communauté qui désamorcera automatiquement
cette situation qui ne doit pas exister.
Et les ibûbah en profitent : ils se disent les paroles les plus maléfiques de
sang-froid ; ils se font des larcins, s’emparent mutuellement de leurs biens
comme de prises de guerre. L’un d’eux perd-il le contrôle de ses nerfs ?
Tout le monde s’esclaffe, se moque de lui, le couvre de ridicule. L’ababah
qui se croit outragé par son cousin ou sa cousine n’a qu’un recours : rendre
plaisanterie pour plaisanterie. Plus qu’avec ses autres familiers, l’individu
joue et plaisante avec ses cousins et cousines croisés.

Or, il se trouve que dans ces rapports de familiarité avec ses différents
parents, les cousines croisées sont les seules femmes avec lesquelles l’indi-
vidu peut prétendre se marier. En outre il peut être l’héritier de son oncle
maternel en ce qui concerne le droit au commandement et tous les biens
qui s’y rattachent. Un proverbe définit ainsi la position du neveu à l’égard
de son oncle :
Agg elet-ma-k ahengu n éheré-nek
Ahengu n henga-nek.
“Le fils de ta sœur est l’ennemi de ton bien
[mais aussi] l’ennemi de tes ennemis.”

Le neveu attend l’héritage de son oncle pour prendre à son tour le com-
mandement dans le cas où la mère d’ego est détentrice du droit au com-
mandement. Pour défendre cet héritage, le neveu prend les armes en faveur
Sandales / 7187

de son oncle. Il a avec lui des rapports semblables à ceux d’un fils envers
son père.
Ces relations étant connues, reportons-nous à une coutume encore
respectée en Ahaggar lors de la cérémonie de tout mariage.

Le premier jour du mariage une tente est dressée au-dessus d’un petit
dôme de sable sur lequel les mariés doivent passer leur première nuit. La
bienséance chez les Imûhaɣ veut que l’acte sexuel ne soit pas consommé
cette nuit-là. La mariée doit s’habituer à la présence de son mari sans
s’effrayer. Cependant lorsque le cortège chantant accompagne la mariée
vers cette tente nuptiale, le ou les cousins croisés, fils de la sœur du père de
la mariée, font mine de s’opposer à son accès vers la tente. Le ou les cousins
demandent « les sandales » qui leur reviennent comme un dû.

La famille de la mariée s’exécute en général immédiatement et chaque


cousin germain, fils de la sœur du père de la mariée, reçoit une paire de
sandales dite naïl-s en arabe, iɣatimen en tamâhaq. Ces sandales sont parmi
les plus luxueuses chaussures des nomades, et fabriquées au Niger à Agadez
par les artisans haoussas depuis des temps immémoriaux. Le cousin ababah
ayant reçu « l’indemnité » de sa tababaht s’en va, la laissant rejoindre alors
son mari. Tous les témoignages oraux sont formels et le contrôle de plu-
sieurs dizaines de cas l’ont confirmé, c’est le fils de la sœur du père de la
mariée qui reçoit les sandales du mariage de sa cousine.

Dans tout mariage, le cousin s’il ne peut être présent, a le droit de se


faire représenter par un tiers qui prendra les sandales en son nom. S’il est
absent, la mariée peut d’elle-même les lui réserver et les lui offrir quand elle
le rencontrera. Mais dans certains clans (Isseqqamarènes, Mrabtines, et
Harratines assimilés aux Kel Ahaggar), elle peut aussi offrir ces sandales
à d’autres cousins qui ne sont pas les prétendants en titre (fils de la sœur
du père de la mariée), qu’ils soient cousins germains (ibûbah wan kaskab)
ou petits-cousins fils des premiers (ibûbah wi n kaytamus), ou à des étran-
gers de passage qu’on veut honorer et qu’on appelle pour la circonstance
« cousins pour l’honneur » : ibûbah wi n serho.
Enfin, chez les esclaves autrefois, et aujourd’hui chez les anciens domes-
tiques, toute femme qui se marie adresse une paire de sandales à son
suzerain, c’est-à-dire à l’amenukal. Là aussi le symbole est significatif, car
l’amenukal avait le droit de s’opposer aux mariages d’esclaves.

Si l’ont essaie d’interpréter le rite des sandales dans la cérémonie du


mariage, on peut dire qu’il représente le dédommagement accordé au cousin
en échange de la liberté que prend la cousine de se marier avec un autre que
lui. Mais pourquoi ces populations ont-elles choisi dans cet acte une paire
de sandales et pas un autre objet ou une indemnisation en bestiaux ou en
monnaie ?
7188 / Sandales

Il ne semble pas qu’ailleurs au Maghreb les sandales soient utilisées de


cette façon. En revanche, il existe de nombreuses traces de sandales gravées
sur les parois rocheuses au Maghreb et ailleurs dans le monde méditerra-
néen et africain. Ces traces sont l’objet d’une certaine vénération chez
les populations locales. Elles semblent avoir été employées souvent dans les
passages difficiles comme signes conjurateurs ou comme ex-votos (cf. cols
de Tehe n Teɣatimt, et gorges de Tiratimines dans l’Ahaggar et dans l’Ajjer).
Des dessins de sandales existent sur certains ouvrages en fer forgé comme
les cadenas touaregs. Enfin en Tunisie les pierres tombales en marbre
portent encore aujourd’hui quelquefois des gravures de sandales.

Si l’on va plus loin vers le monde sémitique oriental, l’on découvre


que dans la loi rabbinique, la chaussure est le symbole de la propriété. Dans
le Deutéronome (25, La Loi du Lévirat), il est dit que lorsque le lévir d’une
femme refuse d’épouser cette dernière, celle-ci s’approchera de lui en
présence des anciens, lui ôtera sa sandale du pied, lui crachera au visage et
prononcera ces paroles : « Ainsi fait-on à l’homme qui ne relève pas la mai-
son de son frère », et le nom de cet homme sera ainsi qualifié en Israël :
“maison du déchaussé”.
Et dans le livre de Ruth (IV) : « Autrefois en Israël, pour valider une
affaire quelconque relative à un rachat ou un échange, l’un ôtait son soulier
et le donnait à l’autre : cela servait de témoignage en Israël. »
« Dans les premiers siècles du christianisme, les prêtres chaussaient des
sandales pour célébrer les cérémonies sacrées » (Larousse du XXe siècle, s. v.
‘Sandales’). C’est donc qu’on attribuait à la sandale un rôle symbolique et
protecteur important.
Si l’on aborde les traditions arabes au sujet des sandales, elles sont très
nombreuses : collier composé de deux sandales suspendu au cou de la bête
sacrifiée dans le taqlîd ; sandales symboles de noblesse et de haut rang,
sandales cadeau royal, symbole de protection contre les impuretés du sol
(Chelhod 1955, p. 75-77), symbole de la femme, etc. Rappelons que chez
les Grecs et les Romains les sandales étaient surtout réservées aux femmes.

À partir de quels cheminements et quels contacts ce rite, sans doute


d’origine sémitique, est-il resté fixé en Ahaggar dans une cérémonie aussi
importante que le mariage ? Quelle est l’aire d’extension de cette coutume ?
Autant de questions qui restent à explorer.

En exigeant que lui soit offerte la paire de sandales consacrant jadis les
échanges dans le monde sémitique, le cousin se décharge publiquement de
son droit de mariage sur sa cousine. À la suite de quoi, il ne lui interdit plus
l’accès de la tente de son futur mari. Du même coup les relations sociales, un
moment en rupture de contrat, retrouvent un équilibre nouveau. Cependant
si le cousin renonce à épouser sa cousine il ne perd pas pour autant ses droits
Sandales / 7189

à l’héritage de son oncle en ce qui concerne le commandement qu’il est


susceptible d’assurer.

Aucune des personnes interrogées sur le sens profond de la cérémonie


du don des sandales n’a pu en donner une explication satisfaisante. Et il
est a peu près certain que la transformation de la société touarègue et ses
implications economiques et politiques, entrainera, à brève échéance, et la
disparition du mariage prescriptif entre cousins croises et, par voie de
conséquence, la désuétude de la coutume qui en est le contrepoint et qui
n’aura plus sa raison d’être. De telles survivances, plus ou moins bien
comprises, tant il est vrai que « le signifiant survit au signifié » (Poirier,
p. 55), ne sont pas rares et un volume entier ne suffirait pas à mentionner
toutes celles que nous pratiquons, sans le savoir.

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attribue ces gravures à la periode cameline. Il signale en outre des rites actuels :
à Ouargla on brule des « brindilles de paille sous le pied d’un fiancé avant qu’il
quitte sa maison » ; à la sortie de la ville une vieille femme passe un chiffon mouillé
sur les pieds des cavaliers. « L’un des contours de pied que l’on voit sur le plancher
d’un abri suspendu à Aba-n-Tenouart est encore l’objet d’un culte. Il est recouvert
d’une plaque de grès que les gens soulevent avant d’adresser leur invocation, puis
la remettent en place… » (p. 801).
LHOTE H.. « ‘Varia’ sur la sandale et la marche chez les Touaregs », Bull. de l’IFAN,
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7190 / Sandales

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Marceau GAST

S17. SANDALES (dans l’art rupestre)

Élément indispensable de la tenue du Berbère nomade ou sédentaire, la


sandale se retrouve également représentée dans l’art rupestre nord-africain
et saharien. La systématisation toujours plus précise et rigoureuse qui a eu
lieu ces trente dernières années dans les études sur les manifestations
rupestres de l’Afrique du Nord a amené à disposer d’inventaires de plus en
plus complets. Ce développement considérable a permis d’incorporer à ces
catalogues des motifs jusqu’alors considérés comme secondaires ou tout
bonnement ignorés. C’est le cas des représentations de sandales.

À l’heure actuelle, l’aire de dispersion de ce motif est très vaste : elle va des
Atlas au Sahara occidental en passant par les massifs du Sahara central. On
le retrouve, par exemple, dans le sud-est de la Tunisie (Ben Nasr 2015) ou
au Sahara central sur le site de Tiratimin1 dans l’Immidir (Lhote 1952). Pour
ce qui est du Maroc, de nombreux sites rupestres attestent des représenta-
tions qui pourraient être identifiées comme des sandales : Assif Tiwandal,
dans le sud (Searight 2004), l’Oukaïmeden (Collado 2014), Tamda (Auclair
et al 2013), Aogdal N’Ouagouns ou Lalla Mina Hammou (Malhomme
1959), dans les Atlas, Djebel Rat (Bravin 2015), ou encore la région de
Taouz (http://www.prehistoire-du-maroc.com/taouz.html). Des sandales
ont été également recensées aux Îles Canaries. Bien qu’elles existent aussi
dans le sud de l’île de Ténériffe, dans l’île d’El Hierro et en Grande Canarie,
leur présence est particulièrement importante à Fuerteventura et Lanzarote
(Soler 2006).

Le motif ‘sandale’ englobe, sur le plan typologique, une grande variété


de représentations: formes ovales, oblongues, à tendance trapézoïdale, avec
un léger rétrécissement au centre, accouplées en paire ou seules, avec détails
ou non… Quant à sa chronologie, il fait partie de l’ensemble des figures
géométriques le plus souvent attribué aux périodes récentes et sub-actuelles.

1. Tiɣatimin : féminin pluriel de éɣatim / iɣatimen, « sandale(s) ». En touareg Ahaggar,


la forme de féminin téɣatimt/tiɣatimin signifie « éperon, fer à cheval », mais comme tout
féminin berbère, il s’agit fondamentalement d’un diminutif ; la signification première de
tiɣatimin est donc: « les petites sandales » (Cf. Ch. de Foucauld, Dictionnaire touareg-
français, t. IV, 1952, p. 1788-1789).
Sandales / 7191

Planche 1.
7192 / Sandales

Sandale, pied ou podomorphe ?

Il convient de souligner l’étroite relation qui semble exister entre le motif


rupestre figurant une sandale et la représentation du pied nu muni de
ses orteils, comme on peut la retrouver dans la station I de Leyouad dans
le Sahara occidental (Nowak et Ortner 1974-1975), dans l’Oued Djerat
dans le Tassili-n-Ajjer (Lhote 1975) ou sur le site de Tindaya dans l’île de
Fuerteventura (Hernández et Martín 1980). Bien que logiquement appa-
rentés, les caractéristiques formelles de ces deux motifs sont nettement
différenciées et rien ne permet de prouver que la représentation d’un pied
nu peut avoir un sens proche de celui véhiculé par un pied chaussé.
Ceci dit, la distinction entre un contour de pied, un motif de type
‘sandale’ lorsque celui-ci ne présente aucun détail discriminant et une
forme ovale légèrement trapézoïdale est un exercice difficile et extrême-
ment subjectif. Leurs différences formelles sont en effet minimes. On peut
citer pour preuve des sites tels que celui localisé au-dessus du petit village de
Guermessa, dans le sud-est de la Tunisie, où des motifs clairement identifiés
par Ben Nasr (2015) comme des sandales avec des courroies se mélangent
aux formes ovoïdales sans autres ajouts. Plusieurs sites rupestres montrent
bien que les formes ovales sans autres distinctions sont souvent considérées
comme des sandales lorsqu’elles se retrouvent en relation topographique
avec d’autres gravures clairement identifiables. Tel est le cas, par exemple,
des sites marocains d’Assif Tiwandal, avec 493 sandales ou contours de
pieds voisinant avec des motifs de boucliers et d’armes (Searight 2004), et
d’Id Aysa, dans la vallée de l’Oued Eç-Çayyad (Anti-Atlas), où les sandales
sont associées à des figurations d’armes et de cavaliers, (Cortés Vázquez
1987a), ou encore de la station III de l’Oued Djerat dans le Tassili-n-Ajjer
avec ses 920 gravures de sandales relevées par H. Lhote (1975).

Lorsque la présence des détails caractéristiques de ce type de chaussure


(courroies, lanières, etc.) fait défaut, l’identification précise du motif de la
‘sandale’ dépend en fait de plusieurs éléments. Parmi ceux-ci, il faut notam-
ment signaler l’existence, à côté de motifs dont l’interprétation pose pro-
blème, de sandales incontestables et la représentation en paires, avec une
certaine différenciation entre le pied droit et gauche. À cela il faudrait ajouter
le réalisme des dimensions, généralement correspondant à un pied adulte,
bien que l’on puisse signaler des tailles plus réduites dans le site de Tiratimin
dans l’Immidir, ou dans celui d’Azrou Klane dans le sud marocain par
exemple. Un dernier ensemble d’éléments diagnostics serait représenté par
certains détails anatomiques comme le signalement de la courbe de la voûte
plantaire, l’arrondissement de la pointe du pied, la différenciation du talon
et la protubérance un peu plus marquée du gros orteil, etc.
Quant à la technique utilisée, c’est la gravure qui l’emporte de façon
majoritaire. Dans ces gravures on peut retrouver le motif aussi bien incisé,
comme c’est le cas à Sidi Mouloud dans le Sahara occidental (Nowak et
Sandales / 7193

Planche 2.
7194 / Sandales

Ortner 1974-1975), que piqueté tel qu’il arrive, par exemple, dans un site
de l’Anti-Atlas situé au sud d’Ighrem d’Ouaremdaz (Pichler 1999). Dans la
plupart des cas, l’horizontalité du support pourrait également être une
caractéristique technique commune. Décrivant les motifs de nasses et de
sandales dans un site de l’Akakous localisé dans le Wadi Aouis, P. Masy
parle « d’affinité des deux motifs pour les surfaces horizontales » (Masy
2003). Cette prédominance des supports horizontaux ferait référence direc-
tement à l’exécution du motif. Des exceptions à cette règle existent cepen-
dant. Par exemple, la station III de l’Oued Djerat, recensée par H. Lhote,
est un gros rocher. La tradition veut que les passants tentent leur chance
et gravissent en prenant leur élan et en faisant un vœu. Si l’ascension est
réussie, le vœu devrait se réaliser (Lhote 1975, p. 74).

De l’archéologie à l’ethnographie. Du geste à l’objet…


Peut-on établir un lien direct entre le geste de graver une paire de
sandales et l’objet en tant que tel ? Et entre leurs dimensions matérielles et
symboliques respectives ?
Inutile de dire que la sandale constitue un élément indispensable du
quotidien des populations berbères et elle est aussi devenue une référence
symbolique dans un grand nombre de leurs traditions, comme en atteste le
don des sandales dans le mariage touareg, pratique qui semble avoir une
valeur quasi juridique (Gast 1973, 1982 et Gast & Jacob 1982) de dédom-
magement du ‘cousin croisé’, époux préférentiel. De même, en étudiant le
cas de la tribu des Aït Khebbach dans le sud-est marocain, M.-L. Gélard
fait référence aux sandales utilisées dans des rites liés aux traités de paix
conclus entre tribus :
« Le rituel instaurant la colactation aurait ensuite été remplacé par le tirage
au sort des sandales ou d’un vêtement et par un repas commun. Le thème de
la sandale est commun à de nombreuses sociétés sahariennes et sub-sahariennes
et s’étend à d’autres aires géographiques. Ce rituel est autrement appelé « rite
de la paumé » ou « échange biblique des chaussures » » (Gélard 2004).

Aussi dans le sud-est du Maroc, ce type de chaussure joue un rôle impor-


tant dans les disputes entre tribus dans la mesure où « les sandales et la
matière dont elles sont issues, le tout associé au pied, sont symboliques »
(Skounti 1995).

Quant au geste précis de graver le contour d’un pied dans la roche, les
enquêtes ethnographiques livrent plusieurs interprétations possibles : céré-
monies d’initiation, de protection contre les mauvais esprits chez les bergers
d’Amtoudi dans l’Anti-Atlas, de justice, de mariage dans le sud-est de la
Tunisie, la paire étant le symbole de la réussite de l’union, de coutume pro-
batoire chez les Touaregs de la palmeraie de Nafeg dans le Tassili-n-Ajjer,
etc. La présence de petites sandales a été reliée à des pratiques d’initiation,
Sandales / 7195

voire de circoncision (Ben Nasr 2015). L’acte de graver une unique sandale,
très fréquent, pourrait être liée à un type de « monosandalisme » et, par
extension, à l’unijambisme et à la claudication de certains dieux qui a été
bien étudiée pour l’antiquité gréco-romaine (Lapensée 2011).

L’ensemble de ces interprétations possibles semble s’orienter vers des


rites qui se seraient développés dans un contexte agricole ou pastoral. Ici les
pieds du berger, comme ceux du nomade, auraient pris une grande impor-
tance et la sandale serait devenue un élément indispensable tant sur le plan
matériel que symbolique.

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Agnès LOUART
Sanglier : archéozoologie / 7197

S18. SANGLIER : Archéozoologie

Dans l’Afrique méditerranéenne du Pléistocène supérieur final et de


l’Holocène le sanglier fut certainement un mammifère bien répandu dans
les massifs telliens et atlasiques. Les zones arborées à proximité des points
d’eaux, fréquentées par des communautés de chasseurs-cueilleurs puis de
pasteurs, durent en favoriser le développement et assurer le festin des
Carnivores. Cependant dans les sites de cette longue période ces témoins-là
de subsistance sont moins nombreux que d’autres. Le porc issu d’une
domestication exogène, probablement non-africaine, reste mal documenté
en Tunisie et en Algérie, alors qu’il soulève un regain d’intérêt dans les
recherches au Maroc, en régions atlantique et rifaine, se fondant sur de
probables contacts holocènes avec l’Ibérie méridionale, qui pourraient être
à l’origine de l’introduction locale de cet animal domestique. On constate
le peu d’attrait pour cet animal dans le domaine symbolique, bien déve-
loppé pourtant durant l’Holocène en Europe occidentale méditerranéenne ;
en effet si diverses et si abondantes qu’aient été les ressources non alimen-
taires que d’autres populations surent ailleurs en tirer, sanglier et porc
nord-africains ainsi que leurs potentialités n’occupent qu’une place margi-
nale. Les modestes créations mobilières et le faible nombre de représenta-
tions pariétales sont peu significatifs d’une valorisation des capacités de
puissance et de courage de cet animal. Tout au long des derniers millé-
naires n’ayant été ni craint, ni très estimé, mais plutôt marginalisé, le
sanglier représente sur le territoire nord-africain fortement urbanisé du
XXe siècle un voisin prolifique et perturbateur, très encombrant.

Systématique, Biologie et Paléontologie


Le sanglier (Sus scrofa Linnaeus, 1758) appartient à l’ordre des Cétardio-
dactyles, sous-ordre des Suiformes, famille des Suidés (Suidae Gray, 1821).
Cette famille est représentée actuellement par 14 à 18 espèces groupées en 5
ou 6 genres, longtemps classés en trois sous-familles : Babyrousinae Thenius,
1970 (genre Babyrousa) ; Phacochoerinae Gray, 1868 (genre Phacochoerus) et
Suinae Gray, 1821 (genres Sus, « Porcula », Potamochoerus et Hylochoerus).
La tendance générale actuelle est de retenir deux sous-familles : Babyrousinés
(genre Babyrousa) et Suinés (tous les autres genres actuels). La position du
sanglier nain du nord-est de l’Inde est encore sujette à discussion. Longtemps
classé parmi les sangliers (Sus Salvianus), certains travaux récents (Funk et al.
2007, Rothschild et Ruvinsky 2011) montrent qu’il en est assez différent
génétiquement et proposent de revenir à l’ancienne classification qui le pla-
çait en un genre à part (Porcula salvania Hodgson, 1847). Pour les autres
Suinés, plusieurs schémas cladistiques récents, basés sur les phylogénies molé-
culaires (Agnarsson et May-Collado 2008, Gongora et al. 2011, Rothschild
et Ruvinsky 2011), montrent que les genres Hylochoerus et Potamochoerus
sont plus apparentés au genre Phacochoerus qu’au genre Sus (fig. 1).
7198 / Sanglier : archéozoologie

Fig. 1. Exemples de schémas cladistiques simplifiés des genres actuels de la famille


des Suidés.
(a) Groves et Grubb 1993, (b) Gongora et al. 2011, (c) Rothschild et Ruvinsky, 2011.

Le genre Sus est le plus diversifié et sa systématique est très complexe.


Groves et Grubb (1993) avaient différencié huit espèces groupées, à posté-
riori, en trois puis deux groupes informels (Groves 2007). Toutefois, le
nombre et les liens de parenté des
espèces asiatiques demeurent contro-
versés (Lucchini et al. 2005, Funk et
al. 2007). Le schéma le plus vrai-
semblable (Gongora et al. 2011)
considère 4 espèces (fig. 2). Fig. 2. Schéma cladistique des espèces
Parmi toutes les espèces de ce du genre Sus (Gongora et al., 2011).
genre, Sus scrofa (sanglier d’Eurasie)
est la plus répandue et la plus diversifiée. Sa répartition couvre toute la
région paléarctique dont l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Est. Quant à sa
diversité, une quinzaine de sous-espèces sont décrites, les différenciations
étant contrôlées essentiellement par la géographie. Néanmoins, le statut de
sous-espèces n’est pas reconnu par tous et plusieurs auteurs préfèrent parler
de « races ».
Le sanglier est un artiodactyle non ruminant à denture complète (3/3 I,
1/1 C, 4/4 P, 3/3 M). Les incisives inférieures sont proclives. Les canines
ont une croissance continue ; celles des mâles sont plus développées que
celles des femelles. Les canines supérieures, recourbées en dehors vers le
haut, se transforment en défenses, plus développées chez les mâles que chez
les femelles. Les canines inférieures sont affûtées par frottement contre les
supérieures. Les molaires, supérieures et inférieures, sont brachyodontes et
bunodontes, leurs surfaces occlusales sont parcourues de vallées longitudi-
nales et transversales. Des cuspides secondaires s’ajoutent aux quatre cus-
pides principales donnant aux molaires un aspect mamelonné. Cette mor-
phologie dentaire traduit un régime omnivore. En effet, si le sanglier se
nourrit surtout de fruits divers (glands, châtaignes, noisettes), de pousses,
d’herbes et de racines (tubercules ou bulbes) qu’il déterre en labourant le
sol avec ses défenses, il peut manger des insectes (larves et adultes), des
mollusques, des vers de terre, des œufs et même des petits vertébrés (lézards,
Sanglier : archéozoologie / 7199

serpents, oiseaux, micromammifères) et il lui arrive de s’attaquer aux cha-


rognes. C’est un animal essentiellement nocturne. Il a besoin d’eau pour
s’abreuver mais aussi de bauges boueuses pour s’y vautrer et il est de ce fait
considéré comme un indicateur de biotopes humides plus ou moins boisés.
Les mâles adultes sont solitaires sauf en période de rut. L’accouplement
est souvent précédé d’un violent combat entre mâles. La gestation dure
environ 4 mois. La portée est de 5 à 8 petits en moyenne. La maturité
sexuelle est atteinte vers 18 mois, mais les mâles de moins de 4 ans ont peu
de chance de se reproduire. La longévité est de l’ordre de 10 ans.

Le sanglier de l’Afrique du Nord a été décrit sous différents noms qui


sont des synonymes : Sus scrofa barbarus Sclater 1860 ; Sus scrofa algira
Loche 1867 et Sus scrofa saharensis Heim de Balzac 1937. Sus scrofa algira
Loche est la nomination retenue par ITIS (Integrated Taxonomic Informa-
tion System) et MSW (Mammal Species of the World). Cette « sous-
espèce » ou « race » est d’ailleurs peu différente de la forme européenne
typique (Sus scrofa scrofa) à laquelle elle est étroitement liée (Panouse 1957,
Larson et al. 2005, Groves 2007, Hajji et Zachos 2011).
La robe, à poils hérissé, est de couleur variable, gris foncé en général ;
elle devient de plus en plus claire avec l’âge. Les marcassins sont rayés lon-
gitudinalement brun sur gris (Panouse 1957, Aulagnier et Thevenot 1986).
L’eau lui est indispensable, ce qui l’écarte des plaines ou montagnes trop
arides, mais il atteint cependant la limite des zones sahariennes. Autrefois
répandu dans toute la partie nord du Maghreb, sa répartition s’est forte-
ment réduite parallèlement à la régression des zones boisées et surtout à
la diminution de la pluviométrie. Actuellement, il est très abondant dans
le Rif et les Atlas, présent mais nettement moins abondant plus au sud où il
est observé seulement dans les milieux humides tels que palmeraies et cultures
ou zones marécageuses. Il est probable que des déplacements erratiques
de sangliers vers le sud se produisent à l’occasion des périodes pluvieuses ;
les observations les plus australes ont été notées dans la région de Layoune
(Cuzin et al. 2011).

Les effectifs actuels sont assez importants et des incursions sporadiques


en ville sont mentionnées dans tous les pays du Maghreb. Les dégâts causés
aux cultures sont parfois très importants. Par conséquent, des stratégies
visant à maitriser la surpopulation ont été mises en œuvre. Au Maroc,
selon un communiqué du Haut-commissariat aux Eaux et Forêts, 12.225
sangliers ont été abattus durant la saison 2012-2013 lors de 2.118 battues
organisées dans les différentes régions du pays. Le même communiqué
ajoute que pour la saison 2013-2014, les zones à risque ont été révisées et
revues à la hausse (Lemag.ma du 02 janvier 2014). En Algérie, des battues
annuelles interrompues durant les années 1990 ne sont organisées dans les
régions montagneuses telliennes et atlasiques orientales et occidentales que
sporadiquement depuis les années 2000. Avant 1990, on abattait 50.000
7200 / Sanglier : archéozoologie

têtes environ tous les ans, depuis mai 2014 les autorités gouvernementales
ont déclaré ouverte la chasse au sanglier (in Le Point.fr, 5 août 2014 :
Oumma media).

Du point de vue paléontologique, les plus anciens restes attribués à la


famille des Suidés proviennent de l’Oligocène inférieur du sous-continent
indien (Orliac et al. 2010, Gongora et al. 2011). La famille est représentée
en Afrique depuis le Miocène par plusieurs fossiles apparentés aux Suidés
du clade africain (phacochère, hylochère et potamochère). Les fossiles
apparentés au sanglier ne sont pas connus en Afrique avant le Pléistocène
moyen. Connus en Europe dès le début du Pléistocène moyen, ils auraient
migré en Afrique, plus précisément en Afrique du Nord, entre la fin
du Pléistocène moyen et le début du Pléistocène supérieur, soit lors de la
vague migratoire eurasiatique comprenant également les Cervidés, l’udad
(mouflon à manchettes) et le rhinocéros de prairie (Geraads 1982).

Art rupestre et Archéozoologie


Le sanglier fait partie des animaux qui, pour des raisons culturelles inex-
pliquées, ne sont qu’exceptionnellement gravés ou peints sur les parois
rupestres telliennes et atlasiques. Parmi les découvertes relativement
récentes, signalons celle d’un sanglier piqueté relevée dans le Yagour du
Haut-Atlas marocain (Hoareau et Ewague 2008).
La plus célèbre gravure de sanglier au Maghreb est celle de Kef Messiouer*
(fig. 3) située dans le Constantinois en Algérie. Il s’agit de la capture et de
la mise à terre d’un sanglier par deux lionnes, entourées de leurs lionceaux
et d’impudents chacals qui se sont glissés dans le groupe alors qu’observent
et attendent en retrait une troisième lionne et un petit chacal (Bernelle
1892, Vaufrey 1939, Lefebvre et Lefebvre 1967, Roubet 2005). Cette
scène parfaitement mise en valeur dans un chaos gréseux fait partie d’un
ensemble composé de trois panneaux ornés contemporains, mais de gra-
phies et de thématiques différentes. Tout en haut et au centre du panneau
un artiste a gravé cette scène de capture impressionnante de onze individus
au regard fixe et inquiet, attendant de se saisir de cette proie. Gravure
créée sans repentir ni erreur de perspective. Sur un panneau latéral presque
mitoyen, on observe la présence gravée d’un jeune bœuf domestique
(L : 76 cm) retenu par un licou, urinant de peur, son dos porte un tapis
de selle piqueté et poli, six autruches statiques l’entourent ; enfin un peu
à l’écart et à l’intérieur d’une petite cavité se trouve dissimulée la gravure
piquetée d’un tout jeune berger (H : 28 cm) caressant la tête de son jeune
mouton (L : 17 cm), retenu à un piquet. On ne saurait attribuer la gravure
de cette capture à d’autres témoins que ceux qui furent d’insouciants
bergers présents et dispersés venus en transhumance occuper ces lieux boisés.
On peut même situer le déroulement de cette scène à la tombée du jour.
On doit ce chef-d’œuvre de l’art pastoral Holocène de l’Algérie à l’un d’eux,
Sanglier : archéozoologie / 7201

Fig. 3. Panneau gravé de Kef Messiouer. Capture d’un sanglier par des lionnes :
scène observée par des bergers (relevé Lefebvre 1967, numérotation de Roubet 2005).

très habile maître graveur, vigilant, qui en a fixé l’essentiel et su traduire


la stupeur avec maitrise et concision, alors que la soudaineté et le bruit de
l’évènement pétrifiait sur place chacun d’eux.
Une autre représentation située à
Idrissia, dénommée autrefois Zenina
(sud Algérois) réunit trois sangliers,
deux adultes et un marcassin, en dépla-
cement (fig. 4). Elle occupait la partie
centrale d’un gros bloc éboulé à mi-
pente. Sa situation à proximité de l’an-
cienne piste conduisant de Djelfa à
Zénina (Roubet 1967) lui a été fatale,
elle a disparu comme l’a précisé
G. Camps dans la notice consacrée au
cochon* (C78, EB XIII, 1994). Elle
fait partie des plus anciennes décou- Fig. 4. Sangliers gravés d’Idrissia
vertes, remontant à 1850 (Flamand (d’après J. Lethielleux 1965).
1914, Lethielleux 1965), mais n’avait
pas fait l’objet d’étude. D’après C. Roubet, la gravure, ferme et sans repentir,
est encore celle d’animaux sauvages de l’Holocène, gravés sur la roche par des
pasteurs. Il s’agit d’une narration isolée, sans aucune autre association, mais
pas sans lien avec les bergers, qui le soulignèrent en observateurs attentifs du
déplacement des animaux sauvages.

Si le nombre de représentations du sanglier néolithique et protohisto-


rique en Afrique du Nord est très faible, ses témoins osseux, bien que rares
eux aussi, sont mentionnés dans les dépôts archéologiques de plusieurs
gisements (ibéromaurusiens, capsiens, néolithiques et protohistoriques). Au
7202 / Sanglier : archéozoologie

Maroc, parmi une trentaine de sites holocènes, on retiendra : dans le Haut


Atlas occidental Toulkine (Ennouchi 1954) et Bizmoune (Bouzouggar et al.
2010) ; dans la Meseta atlantique Dar es-Soltan (Ruhlmann 1951), Kehf el
Baroud (Ouchaou et al. 2003) et El Harhoura II (Stoetzel et al. 2014) ;
dans le Moyen-Atlas Ifri Oussaid (Benabdelhadi et al. 2008), Boutkhoubaye
et Ifri Ouberrid (Bougariane 2013) ; dans la Péninsule tingitane Mugharet
el Khail et Mughatret es-Saifiya (Arambourg 1967), Kaf-taht-el-Ghar,
Bou-Saria et Ghar-Khal (Ouchaou et al. 2003), Ez-Zarka et Chrafat (Ouahbi
et al. 2003) et Hattab (Barton et al. 2008) et dans le Maroc oriental : Rhafas,
El Hériga, Rhirane et Bouganouna (Wengler et al. 1989), Hassi Ouenzega
et Taghit Haddouch (Ouchaou et al. 2003), Guenfouda (Aouraghe et al.
2008), Ifri Armas et Ifri Ouadadan (Linstdäter 2008) et El Zafrin (Gibaja
et al. 2012).
On retrouve cette espèce aux mêmes périodes en Algérie en région litto-
rale orientale, à Afalou bou Rhummel (Arambourg et al. 1934), Ali Bacha
(Debruge 1902), Pic des singes (Vaufrey 1955), Tamar Hat (Saxon et al.
1974), Taza 1 (Merzoug 2005) et Gueldaman 1 (Kherbouche et al. 2014) ;
en région littorale algéroise à Oued el Kerma (Marchand 1934), Rassel et
grotte Rolland (Brahimi 1968) ; en région occidentale oranaise dans les
grottes de Troglodytes (Pallary et Tommasini 1891), Saïda (Doumergue
et Poirier 1894), Forêt (Doumergue 1907), Noiseux (Doumergue 1921),
Guethna (Doumergue 1923), Cuartel (Doumergue 1926), et Polygone
(Doumergue 1927) ; dans la région du Sersou, à Columnata (Cadenat
1948) ; sur les hautes plaines et en région atlasique, dans les sites de Mechta
el Arbi (Pond et al. 1928) et de Medjez II (Camps-Fabrer 1975), ainsi que
dans les grottes de Bou Zabaouine (Robert 1905), Dj. Marhsel (Logeart et
Vaufrey 1947), Dj. Roknia (Debruge 1926), Dj. Fartas (Vaufrey 1955) et
Capéletti (Carter et Higgs in Roubet 1979).
Plus rares et dispersés à travers la Tunisie sont actuellement les sites qui
conservaient des restes osseux, c’est le cas des sites de Redeyef*, Table sud
et Table Redeyef (Gobert 1912), Kef el Agab (Bardin 1953), Bir Hmairiya,
Doukanet el Khoutifa (Aouadi et al. 2014), et SHM_1 de Sebkhet Halk
el Menjel (Dridi-Ayari, thèse en préparation).
La présence de restes osseux de sanglier dans un aussi grand nombre de
gisements préhistoriques (ibéromaurusiens, capsiens, néolithiques) et proto-
historiques témoigne de sa consommation appréciée par des populations de
toutes cultures. Toutefois, les proportions sont toujours réduites par rapport
à celles d’autres animaux chassés notamment les gazelles, l’udad (mouflon à
manchettes) et l’antilope bubale. La fréquence d’individus jeunes, dans la
majorité des sites, ne permet pas de séparer et d’identifier avec certitude les
ossements du sanglier de ceux du porc. Aussi, ne trouve-t-on pas toujours
mention dans les publications du statut « sauvage ou domestique » des Sui-
dés reconnus. En l’état actuel des connaissances, la présence du porc dans
Néolithique de l’Afrique du Nord, vers le cinquième millénaire BC, soit la
deuxième occupation cardiale, est relativement tardive par rapport à celle
Sanglier : archéozoologie / 7203

des Caprinés et semble être limitée à la frange littorale méditerranéenne


et nord atlantique du Maroc (Ouchaou 2015).

Outre la consommation, les os et dents du sanglier ont servi de matière


première-support de l’industrie osseuse et de la parure. L’usage le plus
fréquent est celui des canines comme support à la parure, sans doute en
relation avec la croyance en leur caractère prophylactique. En effet, la quasi-
totalité des objets dits « en ivoire » sont en défenses de sanglier (Camps-
Fabrer 2003). L’objet le plus remarquable provient de la grotte de Bou
Zabaouine. Il s’agit d’une canine inférieure gauche de sanglier qui fut retail-
lée, amincie et polie. Parmi les autres objets en ivoire de défenses de sanglier
figurent des bracelets connus dans quelques sites tels que le pic de Singes,
l’Adrar Gueldaman, le Damous el-Batoum (Camps-Fabrer 2003). De tous
les objets façonnés les pendeloques sont les plus courantes, leur aménage-
ment, ayant consisté à percer la racine à l’endroit où elle est la plus mince
(Camps-Fabrer 2003).
L’attrait pour ce type d’amulette s’est perpétué jusqu’à nos jours malgré
l’interdit alimentaire qui frappe cet animal (Camps-Fabrer et Morin-Barde
1986). Rappelons que cet interdit, qui concerne également la viande du
porc, est, contrairement à une idée largement admise, antérieur à l’islam et
au judaïsme. L’interdit portant sur la consommation de viande de sanglier
est moins respecté que celui concernant celle de porc. Il est possible que
cette transgression soit liée à la chasse, plutôt qu’à l’irrespect de la religion
(Camps et Ferrié 1994).

Voir aussi notices C78 « Cochon », EB XIII, 1994 et P39 « Porc »,


EB XXXVIII, 2015.

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Brahim OUCHAOU, Colette ROUBET & Souhila MERZOUG

S19. SANGLIER : Note ethnolinguistique

Pour désigner l’animal, le berbère possède un terme fondamental, qui


s’applique indifféremment au sanglier et au porc : ilǝf, pl. ilfan (parfois
alfan), fém. tilǝft/tilfatin, avec les variantes attendues pour le Rif (/l/ > /r/) :
irǝf/irfan, tirǝft/tirfatin. Il est attesté dans tous les parlers berbères Nord, en
particulier, dans les régions méditerranéennes (Kabylie, Rif, Chenoua,
Snous…) où l’on connaît bien l’animal, très abondant dans les forêts de
chênes de l’Atlas tellien, mais aussi en chaoui (Huyghe 1906, p. 530), en
tamazight (Taïfi 1993, p. 370), en chleuh (Destaing 1938, p. 225/255). Le
terme semble en revanche avoir disparu dans les régions sahariennes (Mzab,
Ouargla…) et est inconnu en touareg. Dans les parlers où le mot n’est plus
ou peu connu, il est généralement remplacé par des dénominations secon-
daires, euphémistiques (cf. infra), ou par des emprunts à l’arabe dialectal :
lḥǝlluf (Ouargla), axǝnzir (tamazight - Izdeg, Mercier 1937, p. 229-230 ;
Laoust 1928, p. 291).
Mais le caractère fondamental et premier du terme ilǝf est confirmé par
sa présence dans les vocabulaires berbères anciens, médiévaux (XIIe),
comme celui d’Ibn Tunārt (cf. Van den Boogert 1998, n° 697, p. 101).

On notera que le statut très particulier de l’animal, en contexte musul-


man, favorise les dénominations secondaires euphémistiques qui sont nom-
breuses et ont souvent remplacé le terme primitif ou coexistent avec lui :
– bu-tagant, « celui de la forêt » : chleuh (Destaing 1928, p. 255)
– abulxir ou abunxir (ibulxirǝn, tabulxirt/tibulxirin), « Celui du bien » :
tamazight (Taïfi 1991, p. 19/370 ; Mercier, p. 229)
– axǝnfur (ixǝnfuren, taxǝnfurt/tixǝnfurin) : qui désigne en réalité le
« groin » (cf. Oussikoum 2013, p. 346) ; il s’agit d’une formation
expressive à préfixe x- issue de la racine < NF(R), évoque « le groin, le
museau, les dents proéminentes, la gueule… » (cf. anfur, anfuf, axǝnfuf,
axǝnfuš… ; sur ce type de formations expressives, cf. Chaker 1981).

On soulignera également que dans l’usage traditionnel, le terme ilǝf ne


véhicule pas du tout les connotations d’impureté et d’interdit religieux,
mais uniquement celles de force et de puissance : quand on dit de quelqu’un
7208 / Sanglier

am yilǝf ou d ilǝf « (il est) comme un sanglier », on signifie par là qu’il est
fort, costaud, vigoureux et en parfaite santé. Comme le souligne Dallet
(1982, p. 446), le terme est plutôt positif. C’est d’ailleurs à travers ce genre
de détail sémantique que l’on peut déceler que l’œuvre d’un poète kabyle
comme Si Mohand a intégré la culture coranique car l’usage qu’il fait du
mot n’est pas du tout conforme à la pratique locale spontanée ; ainsi le vers
de son célèbre poème a nǝrrǝẓ wala a nǝknu, « Plutôt se briser que plier » :
Wǝllǝh ar d a nǝnfu Par Dieu je quitterai ce pays
Ttif ddaɛwǝssu Mieux vaut la malédiction
Wala laɛquba gǝr yilfan Plutôt que la punition parmi les porcs.
(Cf. une autre traduction dans M. Mammeri, Les Isefra, Poème de Si Mohand-
ou-Mhand, Paris, Maspéro, 1969, p. 152).

La racine LF que l’on peut en extraire est certainement une forme réduite
qui a perdu une consonne radicale, ainsi que le laissent à penser : a) la
voyelle initiale constante /i/ (État libre : ilǝf / État d’annexion : yilǝf) et le
pluriel à suffixe –an ([ān]), avec voyelle pleine (au lieu du canonique –(ǝ)
n). On peut donc poser une racine proto-berbère *xLF, qui renvoie immé-
diatement au ‘LP/F sémitique qui désigne le « bœuf », mais qui peut aussi
avoir d’autres significations : « grande quantité, mille, prince, chef » (cf.
DRS, 1, p. 21). La confrontation des données sémantiques berbères et
sémitiques semble indiquer que le lexème a dû/pu désigner au départ tout
« animal/être massif et puissant ».

Le terme n’est pas totalement isolé et connaît au moins deux formes


manifestement secondaires expressives, dont l’une a été empruntée par
l’arabe dialectal maghrébin :
– agǝlluf, « personne grosse et massive, rebondie » (kabyle), qui est cer-
tainement un dérivé expressif à préfixe g- (Chaker 1981) ;
– aḥǝlluf, « cochon, porc », dérivé à préfixe péjoratif ḥ-, très largement
attesté en arabe dialectal maghrébin sous la forme ḥǝlluf, souvent
réemprunté par le berbère avec la morphologie arabe (ḥǝlluf, lḥǝlluf).
G. Marcy (1941-1942) pointait à juste raison l’inexistence de ce mot
ḥǝlluf en arabe classique et dans les dialectes moyen-orientaux pour propo-
ser une étymologie berbère ; mais l’hypothèse explicative qu’il esquisse
(à partir de la racine ZLF, « griller, flamber ») est certes ingénieuse mais
sans aucun élément, phonétique ou morphologique sérieux pour l’étayer :
le passage *zǝlluf (« tête d’animal flambée », cf. bu-zǝlluf) > hǝlluf (berbère)
> ḥǝlluf (arabe) suppose une chaîne d’hypothèses bien compliquées et
improbables, à la fois phonétiquement et sémantiquement. Surtout,
contrairement à ce qu’il a écrit, le lien de dérivation (expressive) entre ilǝf
et (a)ḥǝlluf est quasiment certain comme le confirme le parallélisme avec
le thème nominal (a)gǝlluf et la fréquence dans le lexique verbo-nominal
du préfixe ḥ- avec valeur péjorative (Chaker 1981). Il est vrai qu’à l’époque
où écrivait Marcy, la connaissance des procédures de formations expressives
en berbère était encore très limitée.
Sanhaja / 7209

En touareg, le seul terme attesté, aẓūbara/iẓūbarāten (Foucauld, IV, p. 1930 ;


Prasse et al., vol. 2, p. 911) a toutes les chances d’être une forme expressive
ou un emprunt à une langue africaine.

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Salem CHAKER

S20. SANHAJA OU SANHADJA : Note linguistique

Les Sanhaja sont un des grands groupes de tribus berbères dont Ibn
Khaldoun relate l’histoire depuis le haut Moyen âge. Il fait lui-même le lien
avec le nom « zénaga » :
« Les Sanhadja sont les enfants de Sanhadj, nom dont la première lettre doit
recevoir dans la prononciation un léger mélange du son du z, et dont la dernière
lettre [le dj est un k se rapprochant du g. Entre l’n et l’a du même mot, les
Arabes ont inséré un h, afin de l’adapter au génie de leur langue. Par suite de
ces changements, Zanag est devenu Sanhadj » (Ibn Khaldoun, p. 2)
Colin (1930, p. 109-112) a consacré une étude à la question du passage
de ẒNG à ṢNHǦ en s’appuyant sur le fait qu’un h- adventice, en général
7210 / Sanhaja

à l’initiale mais parfois interne, était joint à la forme arabisée de certains


noms berbères – souvent des ethnonymes – dans les sources arabes médié-
vales et même chez Ibn Khaldoun. La graphie correspondant au ẓ et au g
en berbère est respectivement ṣ et ǧ ou k en arabe (cf. également Boogert
1997). On peut donc considérer que Sanhadja est une forme arabisée écrite
de Ẓanaga, elle même issue d’une forme berbère Iẓnagen (plur. de Aẓnag)
et qu’elle est passée dans l’usage oral par l’intermédiaire des lettrés.

Il convient de rappeler que toute hypothèse sur la représentation des


noms et mots berbères par la langue arabe – ou toute autre – suppose
une approche contrastive des systèmes phonologiques des deux langues.
Derrière les représentations graphiques, il y a nécessairement le filtre pho-
nologique (et morphologique d’ailleurs) de la langue réceptrice. Or, le sys-
tème phonologique fondamental berbère, tel qu’il a été dégagé depuis
longtemps (Basset 1952, Prasse 1974… ; cf. notice P33 « Phonologie »,
EB XXXVII, 2015), ne comporte qu’une seule consonne pharyngalisée
(« emphatique ») dans l’ordre des dentales constrictives, normalement réa-
lisée sonore : [ẓ] ; il n’existe pas en berbère de [ṣ] phonologique – les cas
que l’on peut rencontrer sont toujours des réalisations contextuelles condi-
tionnées de /ẓ/ (ou des emprunts récents à l’arabe). Il est donc tout à fait
normal et prévisible que les /ẓ/ du berbère soient réinterprétés en [ṣ] en
arabe, et inversement, que les /ṣ/ de l’arabe soient réinterprétés en /ẓ/ par
le berbère (cf. arabe ṣallā > berbère ẓall, « prier »). Le retraitement en Ṣ du
Ẓ berbère dans Ṣanhaja < Ẓanag obéit donc à une règle graphique qui a
un fondement phonologique clair.
Par ailleurs, le retraitement du /g/ berbère en ǧ ou j (‫ )ج‬par l’arabe est
également un phénomène normal et régulier, la forme classique de l’arabe
n’ayant pas la distinction /g/ ~ /ž-ǧ/.
Enfin, la finale en -a, est la restitution non moins régulière par l’arabe de
la finale –ǝn (ou –ăn), marque de pluriel (berbère –en > arabe –a) ; à toutes
époques, dans la langue classique comme en arabe dialectal, ce retraitement
est une règle quasi absolue (cf. les innombrables noms de tribus berbères,
médiévales et contemporaines, à finale –a, correspondant à une finale –ǝn
dans l’original berbère). En effet, dans la morphologie nominale de l’arabe,
le morphème final –a n’a pas qu’une valeur de féminin, il peut aussi être
une marque de collectif.

En tenant compte de l’étude de Colin (1930, supra), la chaîne de retrai-


tements et de correspondances Ṣanhaja < Iẓnagǝn (ou probablement
Iẓănāgǝn) est donc parfaitement régulière et transparente.

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Kamal NAÏT-ZERRAD & Salem CHAKER

S21. SANHAJA (Sanhadja, Senhaja et autres graphies)

L’ethnonyme Ṣanhadja (ou Ṣanhāja) désigne un groupement de tribus


berbères qui ont joué à l’époque médiévale un rôle historique important.
Des pouvoirs dynastiques ayant vu le jour en Ifriqiya, au Maghreb et
en Andalousie ont consacré la montée en puissance de plusieurs tribus
sanhadjiennes, sédentaires du Maghreb central (Talkāta) ou nomades du
Sahara (Lamtūna, Masūfa), au temps des monarchies zirides et almora-
vides (Xe-XIIe siècles).

Longtemps, on a cru que les Sanhadja étaient à l’origine des « Néober-


bères » et des « chameliers du désert ». Mais la découverte en 1990 d’une
inscription latine à Saneg (en Algérie) et l’étude croisée des sources antiques
et médiévales ont montré que les ancêtres des Sanhadja constituaient sous le
Haut-Empire romain une tribu du Djebel Titteri qui disposait vers 203 (ou
204) apr. J.-C. d’une ville (oppidum Vsinazense) fondée par les empereurs
sévériens. Vers 484, un évêché chrétien attesté par la mention d’un « episco-
pus Vsinadensis » (= Vsinazensis) avait son siège à Vsinaza (Saneg).

À ce propos, trois points méritent d’être soulignés :


– Le nom d’Vsinaza attesté au début du IIIe siècle dans le Djebel Titteri
(futur bastion des Zirides fondateurs de dynasties), est un toponyme construit
sur Vsinazi (= fils de Ṣinag / Ṣinadj/ Ṣinaz), un ethnonyme identifiable avec
le nom des Berbères Sanhadja tel qu’il apparaît dans les sources arabes
(Ṣinhāja, Ouled Saneg ou Zanāg) ; et les transcriptions (latine et arabes) de
cet ethnonyme renvoient à un même nom berbère, celui des Iẓnagen.
– Les Masofi attestés en Afrique par l’épigraphie de l’époque romaine
(inscriptions libyque et latines) sont identifiables avec les Masûfa (ou Mes-
soufa) mentionnés par les sources arabes ; et leur territoire appelé au IXe siècle
« Bilad Masūfa » (canton des Masūfa) se situait dans la partie orientale du
Djebel Titteri à l’intérieur du limes sévérien.
7212 / Sanhaja

– Les Sanhadja ou Ṣinhâja (antiques Vsinazi) et les Masûfa (antiques


Masofi) sont, comme leurs voisins de Lamadiya (antiques Lambdienses),
parmi les communautés qui ont formé au Moyen Âge la confédération des
Sanhadja sédentaires. Cette importante confédération tribale a été dirigée
à partir du Xe siècle apr. J.-C. par la branche des Talkâta qui était celle des
émirs Zirides d’Ifriqiya et de leurs cousins, les émirs de la Qalaa des Beni
Hammād*.

Une controverse sur l’identité des Sanhadja avait fait couler beaucoup
d’encre au Moyen Âge ; les généalogistes comme les historiens maghré-
bins et andalous étaient alors divisés en deux groupes : ceux qui leur don-
naient une origine orientale et ceux qui les tenaient pour des autochtones.
D’après les généalogistes berbères, les Sanhadja étaient « l’une des sept
grandes branches descendant de Burnis fils de Barr » ; tandis que les
généalogistes arabes les tenaient en revanche pour des tribus originaires
du Yémen (ils auraient été envoyés au Maghreb par Ifricos, l’un des rois
de ce pays oriental).
Selon Ibn Khaldūn, « Sanhāj » est un nom berbère arabisé qui désigne
l’ancêtre éponyme des Sanhadja : « sa forme initiale était Sanāk ou Sanāg
[…] la première lettre de ce nom doit recevoir dans la prononciation un
léger mélange du son *s et du son *z. La dernière lettre *j est un *k se
rapprochant du *g…entre le *n et le *a du même nom, les Arabes ont
inséré le *h afin de l’adapter au génie de leur langue. Par suite de ces
changements, Sanāk, Sanāg est devenu Sanhāj » (Histoire des Berbères,
trad. De Slane, II, p. 2). Cette démonstration de linguistique berbère due
à l’historien du XIVe siècle se trouve aujourd’hui confirmée par la décou-
verte d’Vsinaza (Saneg), ville antique située non loin de la médiévale Achir
fondée par les Zirides.

Le nombre des fractions tribales attribuables aux « Sanhadja » a varié au


Moyen Âge d’une période à l’autre en rapport avec le rôle militaire et poli-
tique joué par ces tribus à l’échelle du Maghreb, de l’Andalūs et du Sahara.
Selon Ibn Khaldūn, les Sanhadja comptaient quelque soixante-dix branches
entre tribus sédentaires (Talkāta du Maghreb central avec comme fractions
principales les Matennân, Ouennougha, Botūiya, Banu Mazghinna, Banu
Uthmân, Banu Khalil) et tribus nomades du Sahara « porteurs du voile »
(Lamtūna, Massūfa, Guddāla, Outrika, Tarja, Zaghâoua et Charta).
Mais dans son inventaire récemment établi (en 2007 et 2010), Aleya
Bouzid a confectionné les notices de 92 tribus « Sanhâja » mentionnées par
les sources médiévales, en ajoutant deux observations importantes au sujet
de la notice d’Ibn Khaldūn :
« 1. La répartition géographique des Sanhâja du VIIIe / XIVe siècle corres-
pond dans l’ensemble à celle qui nous a été décrite par Al-Bakri au Ve/ XIe siècle.
En effet, on y trouve des noyaux Sanhâja dans le Maghreb central, dans le nord
et le sud du Maroc ainsi que dans le désert du Sahara occidental,
Sanhaja / 7213

2. À deux exceptions près, les noms de fractions des Sanhâja consignés par
Ibn Khaldūn ne sont plus les mêmes que ceux qui figurent dans la liste d’Ibn
Hawqal. Cela signifie donc qu’il y a eu une évolution dans le matériel ethnony-
mique relatif aux Sanhāja. En effet, sur les cinquante-huit noms mentionnés
par Ibn Hawqal, il n’en reste plus que dix chez Ibn Khaldūn, à savoir, les
Lamtouna, Massâfa, Lamta, Tarja, Mindâsa, Charta, Banu Wârith, Anjafa, Talkâta
et Malwâna. Les autres noms retenus dans sa notice (à peu près une vingtaine)
sont nouveaux et inconnus d’Ibn Hawqal. L’extinction de tous ces ethnonymes
n’est-elle pas synonyme d’essoufflement et d’affaiblissement des Sanhâja, sur-
tout qu’au temps d’Ibn Khaldūn les dynasties qui régnaient sur les destinées
du Maghreb n’étaient plus d’origine sanhâjienne mais plutôt zénatienne pour
les Mérinides de Fâs et les Abdelwadides de Tlemcen et masmoudienne pour
les Hafsides de Tunis ? ».
Au terme de son enquête sur les Sanhadja sédentaires signalés dans le
Haut Moyen Âge « à partir des mythes d’origine du peuple berbère, des
anciens récits de la conquête arabe et des anciens traités de géographie et de
généalogie », le même auteur a conclu que ces tribus étaient établies dans
la partie orientale du Maghreb central, notamment à l’ouest du Zab, et
qu’elles avaient été soumises au temps du général arabe Mûsa ibn Nusayr
(cf. carte de répartition des Sanhadja sédentaires : idem, « Sanhâja 2007 »,
p. 24).
On ajoutera que le toponyme moderne « Saneg » apparaît sur la carte
topographique de Médéa sous une forme arabisée « Senahdja », pluriel de
Senhadj (voir infra : fig. 1). Entre Vsinaza (Saneg), localité antique située
comme la médiévale Achir (fondée par Ziri b. Manād) dans la partie méri-
dionale du Djebel Titteri et l’habitat moderne des « Senahja » attesté jusqu’à
nos jours à une vingtaine de kilomètres au nord de Sour el-Ghozlane s’éten-
dait le territoire des Sanhadja sédentaires (infra, fig. 2). Grâce à la dédicace
latine de Saneg, nous savons aujourd’hui que ce territoire tribal existait déjà
à l’époque romaine (infra, fig. 3) ; même si l’on doit admettre l’hypothèse
raisonnable d’une extension vers le Nord (secteurs de Médéa, Miliana,
Bouira et Alger), vers l’Est en englobant le « bilād de Massoufa » (secteur
oriental du Tittéri et Bibans) et vers le Nord -Est (secteur de Bougie)
notamment au temps de l’apogée ziride au Xe siècle.
Ennemis héréditaires de leurs voisins zénètes clients des Omeyyades
de Cordoue (menés par les Maghrawa du Zab et les Ifran de la région de
Tlemcen), les Sanhadja du Maghreb central (dont le bastion était à l’ori-
gine le Djebel Titteri) ont choisi l’alliance avec les Fatimides dont l’avène-
ment remonte à l’année 909 et s’explique par le soutien politique et mili-
taire décisif des tribus Kutāma*. Convertis à la doctrine chiite ismaélienne
au Xe siècle (ils reviendront plus tard au sunnisme), les Talkāta ont pris une
part active à l’effort de guerre fatimide contre les Berbères Kharijites de
Kastiliya (l’actuel Djérid) et des régions montagneuses de l’Aurès, du
Hodna et de l’Ouarsenis. Leur soutien au calife al-Mansour de Mahdiya
7214 / Sanhaja

Fig. 1. Carte de localisation de l’habitat moderne des « Sanehdj » et « Bani Manad »


dans Atlas Archéologique de lAlgérie, feuille de Médéa
(source : M’charek A., in Sbeitla, Vsinazi, 2010, p. 258, Fig. 3).

Fig. 2. Carte de localisation des villes d’Vsinazi (Saneg) et Achir Ziri dans
Atlas Archéologique de l’Algérie, feuille de Médéa
(source : M’charek A., in Sbeitla 2010, Vsinazi, p. 259, fig. 4).
Fig. 3. Carte de localisation d’Vsinaza/ Saneg en Maurétanie césarienne
(sources: M’charek A., in Sbeitla 2010, Vsinazi, p. 261, fig. 5 bis).
Sanhaja / 7215
7216 / Sanhaja

fut décisif lors de la grande révolte fomentée par le nukkarite Abu Yazid*
Makhlad b. Kaydad surnommé « l’homme à l’âne » entre 943 et 948 apr.
J.-C. Issu de la fraction zénète des Ifran installée dans la région de Tozeur,
Abu Yazid a réussi en moins de dix ans à mobiliser d’importantes troupes
berbères dans le Djebel Aouras et le pays du Zab recrutées principalement
chez les Zanāta (comme les Banu Birzāl) et les Haouara (notamment les
Banu Kamlan ou Gumlan). En quelques années, il a réussi à occuper
l’essentiel du territoire ifriqiyen et de soumettre les villes les plus impor-
tantes (Kairouan y compris), avant de venir mettre le siège devant
Mahdiya, lieu de résidence des califes fatimides dans le but de l’investir et
d’abattre le régime chiite.
Repoussé finalement par le calife Al-Mansour qui a su mobiliser les
Berbères Kutama et Sanhadja, Abu Yazid a cherché refuge auprès de ses
alliés Zanāta et Haouara du Hodna avant de finir assiégé en 947 dans le
Djebel Kiyana (où se trouve la qalaa des Beni Hammād*). C’est alors que
le soutien militaire apporté à l’armée du calife par Ziri b. Manād fut décisif
dans la défaite définitive des rebelles kharijites et la pacification des Aurès.
L’engagement des Talkāta au service des Fatimides qui s’est poursuivi sous
la conduite de Bologgin b. Ziri allait permettre au califat chiite d’affirmer
sa présence dans le Maghreb central et occidental aux dépens des Omeyyades
de Cordoue et de leurs clients Zénètes (prise de Fès en novembre 995).

Cette alliance durable et efficace explique la décision historique du calife


Al-Muʽizz qui a choisi, avant de partir s’installer en Egypte (en 972 apr.
J.-C.), de confier à Bologgin b. Ziri le gouvernement de l’Ifriqiya et du
Maghreb central. Comme on le sait, ce premier souverain ziride a laissé le
pouvoir à son fils Al-Mansour en 983, donnant naissance à la première
dynastie berbère d’époque médiévale. Plus tard, à partir d’Al-Muʽizz (1050-
1062), les émirs zirides allaient devenir pratiquement indépendants du
Caire, même après l’invasion des Banu Hilal.
Le royaume ziride, qui a duré deux siècles (Xe et XIe apr. J.-C.), a fini par
disparaître à l’avènement en Ifriqiya du pouvoir almohade au début du
XIIe siècle (1105 apr. J.-C.). Avant cette date, deux autres royaumes zirides
avaient vu le jour, l’un dans le Maghreb central, l’autre en Andalousie.
D’abord, un petit-fils de Ziri b. Manād, Hammād b. Bologgin entra en
rébellion contre son neveu Bādis (996 - 1016) et se rendit indépendant
sous son jeune successeur Al-Mu’izz, fondant ainsi la dynastie des Beni
Hammād avec comme capitale la ville édifiée sur la qalaa du même nom.
Mais pour échapper aux conséquences de l’invasion hilalienne, l’un des
successeurs de Hammād alla fonder Bijāya/Bougie* (avant 1068-9) et en fit
sa nouvelle capitale. Par ailleurs, suite à la victoire de Hammād sur ses trois
oncles en 983-4, l’un de ces derniers, Zāwῑ (fils de Ziri b. Manād), était
parti en Andalousie, où après s’être mis au service du calife omeyyade
Al-Mansūr Ibn Abi ‘Amir, fonda une principauté autonome à Grenade. La
présence ziride en Espagne prit fin cependant vers 1015 apr. J.-C.
Sanhaja / 7217

Les Sanhadja du désert porteurs du voile (Mulathamoun) occupaient


le sud du Maroc et un territoire saharien depuis le VIIe siècle au moins
puisqu’ils sont mentionnés dans les récits de la conquête arabe. Selon Ibn
Khaldûn, l’émigration des Sanhadja nomades du Tell vers le désert
remonterait à l’époque préislamique1. Dans leur vaste territoire saharien,
ces Sanhadja du désert s’adonnaient à l’exploitation du sel, contrôlaient
le commerce des caravanes et jouaient le rôle de guides du désert (voir le
croquis de localisation donné par A. Bouzid, in Sanhâja 2007, p. 84).

Au XIe siècle, les Sanhadja nomades (en particulier les tribus Lamtouna,
Guddala et Masūfa) ont fondé la dynastie almoravide (al-Mûrabitûn) et
ont pu régner sur un vaste empire englobant tout le Maghreb occidental, le
Maghreb central (jusqu’à Alger à l’Est), l’Andalousie (jusqu’à l’Ebre), sans
compter le domaine Saharien qui s’étendait au sud jusqu’au fleuve Sénégal.
Mais tout comme les royaumes zirides d’Ifriqiya et du Maghreb central,
les Almoravides ont perdu le pouvoir au XIIe siècle quand d’autres Berbères,
les Almohades devinrent les maîtres du Maghreb et de l’Andalousie. Toute-
fois une fraction sanhadjienne, celle des Banu Ghāniya apparentés aux
Masûfa, a prolongé le règne des Sanhadja dans les îles Baléares au XIIe siècle.
Ils tentèrent même de disputer le Maghreb central et l’Ifriqiya aux Almo-
hades en s’emparant de Bijāya (en 1185), de la Qalaa des Beni Hammād
et d’Alger (Jazaîr Bani Mizghanna). De même qu’ils envahirent Gafsa et
Qastiliya (région du Djérid) avant d’atteindre Tripoli et Tunis en 1203.
Mais les Banu Ghaniya finirent par être battus et éliminés par l’armée almo-
hade en 1224 ; et cette date a marqué la fin de la domination des Sanhadja
au Maghreb.

La grande dispersion des noms génériques Sanhadja, Sanaga, Zenaga


atteste la continuité dans le Maghreb de l’ethnonymie sanhadjienne et par
là-même la continuité du peuplement berbère de l’Antiquité à nos jours.

BIBLIOGRAPHIE
IBN HAWQAL, Sūrat al-Ard, Beyrout, s.d.,W. Brill, trad. J. H. Kramers et G. Wiet,
Paris, 1964.
AL-BAKRI, Kitāb al-Masālik wa al-Mamālik, éd. et trad. De Slane, Paris, 1965.
IBN KHALDÛN, Histoire des Berbères, trad. De Slane, Paris, 1969, I et II ; voir
aussi : la traduction Chaddadi A., Le livre des Exemples, Gallimard, « Bibliothèque

1. On rappellera que l’occupation progressive des zones sahariennes par des populations
méditerranéennes blanches, i.e. berbères, est un mouvement continu qui commence à date
ancienne : les préhistoriens le datent du Néolithique (IVe millénaire) ; cf. Camps, Berbères…,
1980/2007, chap. « La conquête du Sahara par les Paléo-Berbères ». Rappelons aussi que
toutes les traditions orales historiques des Touaregs évoquent expressément des origines
septentrionales (Cyrénaïque-Fezzan, Tafilalt, nord Sahara…), recoupant ainsi, souvent préci-
sément, le témoignage des historiens arabes. [NDLR].
7218 / Saturne

de la Pléiade », 2002 ; et en dernier lieu : Kitab al-Ibar, éd. Ibrahim Chabbouh (en
arabe), Tunis 2011, vol. 11, p. 338-365 (« Ṣinhāja »).
BOUZID A., 2007 – « Contribution à l’étude des tribus berbères : les Sanhâja »,
Journal of Oriental and African Studies (Athènes), vol. 16, 2007, p. 15-87 (= San-
hâja, 2007)
BOUZID A., 2010 – « Recherches sur les tribus berbères d’époque médiévale.
Encore sur les subdivisions des Sanhâja », Journal of Oriental and African studies,
vol. 19, 2010, p. 45-71 (= Sanhâja, 2010).
Cet auteur a accompagné ses deux articles cités ci-dessus par un riche apparat
critique fondé sur les sources médiévales mises à contribution, mais il n’a pas
donné une rubrique « bibliographie générale » sur les Berbères Sanhadja du
Moyen Âge.
DACHRAOUI F., 1981 – Le califat fatimide au Maghreb (296- 365 H / 909-975
apr. J.-C.). Histoire politique et institutions, Tunis, 1981. Traduction arabe par
Hammadi Sahli, parue à Beyrouth (Dar al-Gharb al-Islami, Ière édition, 1994).
DE LA VÉRONNE Ch., 1998 – « Sanhādja », Encyclopédie de l’Islam, n.s., t. IX,
Leiden, 1998, p. 18-19 (= E. I2, 1998, s.u. Sanhādja [voir bibliographie annexe,
aujourd’hui dépassée]).
GOLVIN L., 1957 – Le Maġrib central à l’époque des Zirides - Recherches d’archéologie
et d’histoire, Paris.
IDRIS H.R., 1962 – La Berbérie orientale sous les Zirides (Xe-XIIe siècle), 1962, t. 1
(Histoire politique). Traduction arabe par Hammadi Sahli parue à Beyrouth (Dar
al-Gharb al-Islami), 1992.
KHELIFA A., 2010 – « Masufa (Massufa) », Encycolpédie berbère, XXX, 2010,
p. 4676-4678 (= E. B., XXX, 2010, s.u. Masufa).
LAGARDAIRE V., 1989 – Les Almoravides jusqu’au règne de Yūsuf Ibn Tašfῑn (1039-
1106), Paris.
M’CHAREK A., 2010 – « De Tacite à Ibn Khaldûn. À la recherche de deux tribus
berbères : Masofi (Masûfa) et Vsinazi (Banû Sinag / Sanhadja », Actes du 7e colloque
international sur l’histoire des steppes tunisiennes, Sbeitla, session 2010, F. Béjaoui
éd., Tunis, INP, 2014, p. 239-262 (= Vsinazi, Sbeitla 2010).

Ahmed M’CHAREK

S22. SATURNE

Synthèse d’une vieille divinité libyco-punique, Ba‛al Hammon*, et d’une


déité italique oubliée à qui il devait son nom, Saturnus a longtemps régné
sur une grande partie de la terre d’Afrique, sur ses êtres et ses choses. Il fut
la réponse la plus appropriée aux préoccupations matérielles et spirituelles
des Africains, peuple d’agriculteurs et de pasteurs exposés à une nature
fantasque, mais riche d’une longue histoire imprégnée de vieilles influences
sahariennes et phéniciennes. Partout, excepté dans les lointaines Tingitane
et Tripolitaine, on a témoigné au grand dieu de l’Afrique une dévotion sans
pareille.
Saturne / 7219

Le dieu tout-puissant de l’Afrique romaine

À l’instar des Ba‛als, « seigneurs » ou « rois », Saturne est dominus et deus


et, à ce titre, exerce sur ses sujets une domination absolue. Il est aussi sanc-
tus « saint », magnus « grand », aeternus « éternel », cosmocrator, grand dieu
du ciel et du cosmos, maître du monde et du temps, prince de l’au-delà
astral promis aux initiés, dieu sauveur. Autre épithète sacrée, augustus
« auguste », présente sur presque tous les ex-voto inscrits et dans toutes les
dédicaces, s’explique aussi bien par la tradition sémitique du dieu « royal »,
rénovée dans les royaumes berbères, que par l’influence romaine, religieuse
et impériale. Dominus, augustus, inuictus et inuictissimus ont pu exprimer la
primauté et la sacralité de Saturne en général, dans la hiérarchie municipale
ou dans le seul panthéon du dédicant. Dieu des moissons, de toute la
fertilité et de toute la fécondité, il est frugifer et dieu des morts, comme
Pluton ; il convient cependant de distinguer ces deux divinités du deus
frugifer. Pater « père » et genitor « qui engendre », qui bénit les unions et
protège la progéniture rappellent ses pouvoirs fécondants (fig. 1). Senex
« vieillard », il arbore souvent un air sévère, redoutable, mais sait aussi être
secourable et, comme Esculape, rendre la santé. Le dieu porte aussi des
épiclèses géographiques comme patrius « de la patrie », gentilis « de la gens »,
Balcaranensis, Neapolitanus, Palmensis Aquensis, ou Sitifensis.

Fig. 1. Timgad (cl. auteur).


7220 / Saturne

Le Soleil* et la Lune*, ses assesseurs, réminiscences vraisemblables du


culte astral berbère, et les Dioscures, accompagnés de leurs chevaux, sou-
lignent sa nature cosmique et éternelle de deus aeternus. La harpé, faucille
du moissonneur et du vigneron, rarement absente à côté de celui qui était
frugifer, peut même se substituer à lui. Les symboles gravés ou sculptés sur
les stèles témoignent de ses pouvoirs : astraux (disque radié, étoile, crois-
sant, rosace, couronne radiée, aigle), agraires (harpé, instruments agraires,
produits de la terre et animaux) et funéraires (harpé, Atlantes, Eros funé-
raires, masques, barque, dauphins, oiseaux). Coquille, porte, palme, échelle,
grenade sont liées à la croyance dans l’immortalité de l’âme. Saturne est
donc à la fois maître de la terre féconde, de la vie et du salut. Le lion*,
animal africain par excellence, symbole des forces de la Nature et du Soleil,
l’escorte souvent en pays numide et maure (fig. 2) Le bélier et le taureau,
animaux sacrificiels, sont l’expression même d’une société agraire, mais on
a retrouvé aussi des restes de volatiles et de rongeurs dans les fosses sacrifi-
cielles. Les génies anonymes sont les symboles de la vie et de la renaissance.

Fig. 2. Beni Fodda (cl. auteur).


Saturne / 7221

De nombreux groupes divins constitués autour de Saturne illustreraient


l’omnipotence du dieu et son universalisme. Ainsi, au premier plan des
divinités qui l’accompagnent, apparaît Caelestis-Ops-Nutrix, confirmant
ainsi l’identité des couples Saturne-Caelestis et Baal-Tanit, en particulier
dans le sanctuaire de Thinissut. Jupiter, par sa position à la tête du pan-
théon romain, lui fut naturellement associé, parfois jusqu’à la fusion ; dans
le Castellum Mastarense, ce fut Saturne même qui ordonna l’érection d’un
monument en l’honneur de Jupiter Auguste Omnipotent. On accola éga-
lement au dieu souverain de l’Afrique Pluton, Mars, Hercule, Mercure,
Vénus et Testimonius ; le groupe divin de Mididi*, constitué de Saturne
trônant encadré par Caelestis ou Cybèle, assise sur un lion, et Mars, à sa
droite et de Cérès et Neptune à sa gauche, exprime-t-il le caractère héno-
théiste de Saturne ou ne serait-il que le panthéon municipal ou personnel
du dédicant ?

Saturne fut souvent qualifié d’augustus, une seule fois de rex, probable-
ment parce qu’on le considérait comme le roi des dieux, l’Auguste étant
celui des hommes. Nombreuses sont les dédicaces de temples, d’autels et
d’ex-voto offerts à Saturne pour le salut des empereurs, majoritairement
sous forme officielle et publique. C’est au début du IIIe siècle, sous le règne
des Sévères, qu’on situe l’apogée du culte en Afrique : la moitié des monu-
ments recensés invoque Saturne pour le salut de Septime Sévère* et de sa
famille.

Rituel, offrandes : le matériel et le spirituel


L’un des fondements du culte, le sacrifice sanglant avait pour finalité de
mettre le fidèle en relation avec le dieu de la fécondité des êtres, des ani-
maux et de la Terre. C’est pourquoi on lui sacrifiait, à l’époque punique, les
premiers-nés des familles, l’immolation molch, puis dès le IIe siècle av. J.-C.,
un animal – agneau, bélier, taureau – en substitution ou molchomor. La
cérémonie sacrificielle comportait cinq étapes : le iussus dei ou uotum, la
préparation de la victime et la procession, la consecratio de la victime à
Saturne, l’immolatio par le victimaire sur l’autel, dans la cour du temple,
hors de la vision de la statue de culte placée dans la cella, et la depositio
suivie de l’érection de la stèle et de l’inhumation des restes. Si les images
semblent conformes à la grammaire rituelle romaine, les formulaires épigra-
phiques appartiennent au registre libyco-punique. Cinq ex-voto découverts
à Ngaous commémorent un molchomor nocturne où on sacrifia un agneau
à la place de l’enfant promis, anima pro anima, sanguine pro sanguine, uita
pro uita. À Thignica et à El Hofra, on évoque un nasililim, peut-être l’im-
molation d’un taurillon à la punique. À Neferis, il s’agit de « l’entrée sous
le joug » d’un prêtre (intrauit sub iugum). À Dj Bou Kornein, Castellum
Mastarense, Sertei et Regiae, l’acte est accompli ex monitu (avertissement),
ex uisu ou ex somnio (songe), iussu dei ou ex imperato (injonction) de
7222 / Saturne

Saturne. En trois lieux de forte concentration ethnique syrienne – Tubunae,


Calceus Herculis et Gemellae –, un rituel sémitique semble avoir croisé
des traditions proto-berbères dans l’iconographie de Saturne africain :
la dextrarum iunctio. Loin du symbolisme nuptial ou funéraire romain, le
serrement de deux mains droites échangé entre le fidèle et son dieu, ou son
représentant, apparaît comme un geste de communion avec Saturne, un
acte solennel de l’initiation (fig. 3).

Outre des animaux pour le sacrifice, on offrait à la divinité des fruits,


des gâteaux en forme de couronne ou de losange, du vin, de l’huile et des

Fig. 3. El Kantara (cl. auteur).


Saturne / 7223

parfums, dont on versait quelques gouttes sur la flamme de l’autel. A cer-


taines occasions, les dévots fortunés élevaient un temple, participaient à
l’aménagement et à l’enrichissement d’un sanctuaire, notamment par le
don de statues et statuettes ; des inscriptions précisaient la valeur et les
circonstances de l’offrande ainsi que le statut du donateur. Saturne accep-
tait aussi des dons plus modestes comme des figurines en terre cuite et des
bétyles. D’ailleurs, plutôt que dans les constructions somptuaires, la dévo-
tion des Africains à leur dieu s’est manifestée majoritairement dans ces mil-
liers de stèles, temples en format réduit, qui parsèment aujourd’hui les
espaces africains. Pour pérenniser le sacrifice, le fidèle élevait communé-
ment une stèle où il ajoutait quelquefois une inscription et des images,
notre seule source d’informations sur le rituel. Qu’ils aient été fidèles à des
schémas puniques, aient adopté un modèle « classique » romanisant, ou
créé des thèmes spécifiques, les ateliers qui travaillaient pour les sanctuaires
devaient obéir à une règle, quels qu’aient été la division de l’espace, le
nombre et le contenu des différents registres: la séparation des espaces
divin et humain. Le fronton est réservé au maître du ciel, Saturne, repré-
senté en vieillard digne, majestueux, la chevelure et la barbe opulentes,
drapé dans l’himation grec dont un pan est ramené sur la tête, la harpé dans
la main droite ou à côté de lui. Il est figuré tantôt en buste, tantôt installé
sur un trône ou un animal – lion, taureau, bélier –, tantôt allongé en
Fleuve. Outre ses assesseurs astraux, peuvent y figurer, comme à Djémila et
Timgad, de petites figures juvéniles, génies anonymes, symboles de vie et
de renaissance. Le registre médian, qui correspond à la zone terrestre, abrite
la scène du molchomor, parfois la praefatio au cours de laquelle un person-
nage vêtu d’une toge ou d’un costume sacerdotal, tête nue, accomplit
devant l’autel un rite préliminaire non sanglant, avec récipients et patère,
avant l’immolatio évoquée par l’animal figuré arrivant à l’autel ou genoux
fléchis et tête baissée. Là, se trouvent en général les dédicants et leurs
offrandes. Le registre inférieur est généralement occupé par l’animal destiné
au sacrifice. Partout en Afrique du Nord, du Ier siècle av. J.-C. au IVe apr.
J.-C., les stèles à Saturne ont préservé l’essentiel de l’iconographie satur-
nienne : mêmes signes célestes avec référence essentielle au Soleil et à la
Lune, mêmes symboles et offrandes agraires, mêmes attitudes rituelles,
mêmes victimes sacrificielles (fig. 4). Parmi les particularismes iconogra-
phiques locaux, l’abolition de la frontière, d’ordinaire infranchissable, entre
la sphère divine et le monde des humains, est surprenante : à Cuicul, Mons
et Sitifis, Saturne et les dédicants occupent le même registre ou sont sur le
même plan.

Ses temples, ses prêtres, ses fidèles


178 temples ont été répertoriés dont 118 en Proconsulaire, 35 en
Numidie, 25 en Césarienne, un seul en Tripolitaine. En Proconsulaire, ils
se concentrent dans les régions agricoles où l’influence punique est restée
7224 / Saturne

longtemps vivace : région de Carthage et du Cap Bon, vallées de la


Médjerda et de l’oued Miliane, Tunisie centrale et région d’Haïdra-
Tébessa. En Numidie, la région de Timgad-Lambèse-Khenchela, zone de
culture et d’élevage où les grands domaines ne manquaient pas, se détache
clairement. En Maurétanie Césarienne, la région de Sétif, surtout, se
signale par sa ferveur cultuelle et sa vitalité artistique, mais aucune trace
n’a été conservée de son temple à Sitifis alors que les vestiges de celui de

Fig. 4. Djémila (cl. auteur).


Saturne / 7225

Mons sont encore imposants. Certains de ses temples ont succédé à


d’anciens tophets de Baal, comme à Dougga*, Thinissut et sur la colline
d’El Hofra, à Cirta, où dédicaces en grec à Kronos et Tanit*, et en latin
à Saturne, démontrent la parfaite identité de Baal Hammon, Kronos
et Saturne. Implanté sur une éminence et à l’écart de la ville, orienté
est-ouest, l’édifice consacré au culte a souvent pris la forme d’une area à
ciel ouvert et hérissée de stèles, comme à Bou Kornine, Thignica, Thugga,
Mactar*, Hadrumete et Cirta, puis celle d’un sanctuaire rural à plan
simple, de dimensions modestes, avec une esplanade sacrée, une ou deux
cellae et une clôture, comme à Bordj Cedria, Hr Sghira et Tiddis* ; de
type romano-africain, le plan comporte une cella tripartite au fond d’une
cour à portiques, quelquefois dressée sur un podium, comme à Thubur-
nica, Ammaedara, Thubursicu Numidarum, Hippone*, Thamugadi*,
Cuicul. De plan circulaire, seul celui de la Ciuitas Popthensis peut être
cité.

La complexité du rituel exigeait un clergé sur lequel les sources ne per-


mettent, la plupart du temps, que des hypothèses. La pré-initiation, l’en-
trée sous le joug, la présentation au dieu et la communion sont les étapes
de l’« introduction » du sacerdos, le prêtre. En dehors des purifications et
de l’« imposition », on ne sait pas grand-chose sur sa consécration. Les
pieds nus, vêtu d’une robe longue serrée à la taille par une ceinture recou-
verte d’un manteau à franges, un petit croissant suspendu à un collier, un
bandeau frontal comme à Aïn el Ksar, Hadrumète et Tiddis, ou d’une
toge, barrée de l’étole liturgique comme à Sidi Brahim, dans la région de
Madaure, il était souvent, pendant la cérémonie sacrificielle, uelato capite,
voilé. La prêtrise de Saturne, annuelle, pouvait constituer une fonction
officielle dans la cité, un honor, comme à Diana Veteranorum. Chaque
sanctuaire disposait de plusieurs prêtres, les sacerdotes, à la tête desquels se
trouvait le magister, responsable aussi du personnel des temples comme les
ministri dei Saturni, les canistrarii et canistrariae (porteurs de corbeilles
d’offrandes) et le commemorator (maître des cérémonies). Les sacerdotes
Saturni, mentionnés par les inscriptions, étaient soit des prêtres soit des
initiés. Même si la religion de Saturne n’était pas « une religion à mys-
tères », elle semble avoir nécessité une initiation.
Distinguer les donateurs de temples, d’autels et de statues, des dédicants
de modestes ex-voto aide à classer socialement les fidèles de Saturne. Les
cités, les tribus, les notables et les prêtres du dieu figurent parmi les dona-
teurs aisés, mais les dignitaires et les militaires sont rares, la grande majo-
rité des fidèles étant constituée d’Africains modestes, souvent des ruraux, à
qui nous devons les milliers de stèles qui ne cessent de prouver la grande
popularité du culte. Quand Saturne est qualifié de dominus, ses dévots
semblent le considérer comme leur « Seigneur » et leur « Maître », dans
une relation, plus sémitique que romaine, d’esclaves à maître que de fidèles
à leur dieu.
7226 / Saturne

Dieu suprême et universel des Romano-Africains, Saturne a inspiré une


religion à la fois ouverte et ésotérique qui garantissait à ses initiés le salut.
A son apogée sous le règne des Sévères, le culte résistait au temps d’Augustin
(fig. 5) et comptait encore des fidèles au VIe siècle. On conteste actuelle-
ment le caractère hénothéiste du culte ainsi que son rôle dans la christiani-
sation puis l’islamisation des Africains, le corpus saturnien ne révélant,
semble-t-il, qu’une hiérarchisation du paysage divin du dédicant, en rela-
tion avec la municipalisation et dénuée de tout particularisme africain.

Fig. 5. El Ayaïda
(d’après De Carthage à Kairouan, Paris 1983).
Saturne / 7227

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Nacera BENSEDDIK
7228 / Schwa

S23. SCHWA (voyelle neutre, voyelle zéro…)

Les dialectes berbères ont un système vocalique composé d’au moins


trois voyelles pleines : /a i u/. Les dialectes berbères du Nord, pour la plu-
part, ne connaissent que ces trois voyelles sur le plan lexical. Des systèmes
vocaliques plus riches existent dans d’autres dialectes ; ainsi, le zénaga* dis-
pose d’un inventaire à six voyelles lexicales, et le tamasheq ainsi que le
ghadamsi* ont des systèmes à sept voyelles. Pour la très grande majorité des
dialectes berbères, un élément vocalique communément appelé schwa (ou
‘voyelle neutre’, ‘voyelle zéro’ dans la tradition berbérisante) est posé
comme faisant partie de l’inventaire vocalique. Schwa désigne une voyelle
centrale mi-ouverte/mi-fermée, non arrondie. En pratique, ce terme géné-
rique renvoie à une entité très fortement instable selon les locuteurs et les
parlers, et particulièrement variable dans ses propriétés phonétiques. Son
statut exact demeure un problème épineux dans tout le domaine berbère,
et reçoit souvent des analyses contradictoires au sein d’un même dialecte.

Quatre types de schwa existent dans les langues du monde : un schwa


lexical, un schwa qui résulte de la réduction d’une voyelle pleine, un schwa
épenthétique (i.e. inséré par la composante phonologique), et enfin un
schwa transitionnel (i.e. qui résulte de la transition purement phonétique
entre deux consonnes). Ces quatre types de schwa semblent être attestés
selon les dialectes berbères. Ainsi le tamasheq connaît très certainement un
schwa lexical, dont la distribution ne peut être prédite (c’est aussi le cas
semble-t-il pour le berbère de Figuig). Ce schwa est attesté aussi bien en
syllabes ouvertes qu’en syllabes fermées et plusieurs paires minimales
attestent de son rôle distinctif. Le schwa attesté en zénaga, quant à lui,
résulte dans certaines conditions de la réduction des voyelles brèves /i/ et
/u/, voire de /a/. Ce phénomène s’observe notamment avec certaines suf-
fixations non accentuées. La plupart des dialectes berbères du Nord (tachel-
hit, tamazight, kabyle, tarifit) semblent connaître les deux derniers types de
schwas (épenthétique et transitionnel).

En plus d’avoir un système vocalique assez semblable, ces dialectes par-


tagent une autre caractéristique : un inventaire consonantique riche et une
abondance de séquences de consonnes au niveau lexical (notamment dans
les bases verbales). Le statut de schwa varie selon ces dialectes, et cette
variation résulte essentiellement de la nature de l’interaction entre les
séquences de consonnes et la structuration syllabique propre à chaque dia-
lecte. Les dialectes qui ne permettent que des voyelles comme noyaux de
syllabes ont recours à l’épenthèse de schwa pour briser les suites consonan-
tiques. Un tel recours n’a pas lieu dans les dialectes qui permettent à tout
segment d’occuper le noyau ; les consonnes, mêmes occlusives, pouvant
jouer ce rôle. Les variétés kabyle, tarifit et tamazight font partie du premier
groupe, selon la plupart des analyses proposées par les chercheurs ayant
Schwa / 7229

travaillé sur ces dialectes. Le tachelhit est considéré comme faisant partie
du deuxième groupe. Mais cette classification est sujette à controverse.
L’existence, même sporadique, de quelques paires de mots qui se dis-
tinguent essentiellement par la place occupée par schwa (e.g. pour le kabyle,
au moins pour certains locuteurs, [ssǝɣr] « enseigner » vs. [ssɣər] « faire
sécher ») soulève la question de son rôle distinctif. De même, le statut stric-
tement transitionnel de schwa en tachelhit peut être mis en cause étant
donné le rôle fonctionnel dont il peut jouir dans certaines conditions.

Dans la plupart des dialectes avec schwa épenthétique, la règle qui insère
ce vocoïde opère de droite à gauche, et toute séquence CC qui n’est pas
immédiatement suivie d’une voyelle est réalisée CǝC. Une conséquence de
cette règle est que schwa n’apparaît jamais dans une syllabe ouverte. Ainsi,
schwa n’apparaît pas devant une séquence CV ou à la fin du mot. De
même, schwa ne peut être inséré entre les deux moitiés d’une géminée
lexicale, phénomène connu sous le nom de l’intégrité des géminées. Une
géminée par concaténation peut en revanche être scindée en deux (e.g. en
rifian [ssnən] /ssn-n/ « savoir-3mp » et non *[səsnən]). Ces trois contextes
où schwa ne peut être attesté (devant séquence CV, en fin de mot et entre
deux moitiés d’une géminée) sont observés dans tous les dialectes berbères
du Nord.

La différence entre ces dialectes dépend en partie du rôle joué par la


sonorité. En tarifit, par exemple, l’insertion de schwa s’opère sans égard
pour le degré de sonorité des consonnes. Selon le nombre de consonnes
contenues dans la séquence, la règle procède par étape, l’output de chaque
étape étant l’input de l’étape qui suit. Il en est ainsi des formes en (2) :

(2) /ml/ > məl « indiquer »


/xrq/ > xrəq « être né »
/t-xns-m/ > txnsəm>txənsəm « esquiver »

En kabyle, la nature de l’interaction de schwa avec le degré de sonorité


des consonnes n’est pas facile à déterminer. Certaines formes semblent
indiquer l’existence de cette interaction (e.g. /ml/ > [məl] « indiquer », /ns/
> [əns] « passer la nuit »). Aussi, si dans une suite C1C2, la consonne C2 est
une sonante, schwa est placé devant cette sonante. Si C2 n’est pas une
sonante, les deux options sont possibles (e.g. /nɣ/ > [nəɣ] « tuer », mais
/nz/ > [ənz] « être vendu »). Mais la variation entre les deux options peut
être observée dans une seule et même forme, produite par un seul et même
locuteur (e.g. /rs/ > [rəs] ou [ərs] « descendre, se poser »).

En tamazight, la règle d’insertion de schwa semble aussi interagir avec la


sonorité ; le segment le plus sonore dans une séquence attirant généralement
7230 / Schwa

schwa à sa gauche (voir 3). Une conséquence de cela est que schwa peut
apparaître en position initiale de mot.

(3) /gn/ > gən « dormir »


/nz/ > ənz « vendre »
/srs/ > sərs « poser »

En plus de la forte instabilité qui caractérise schwa, des facteurs autres


que phonotactiques semblent jouer un rôle dans sa réalisation. En tarifit,
plusieurs formes sont réalisées avec schwas dans des positions où la règle
d’épenthèse ne les prévoit pas (e.g. [ʒʒəhð] « force » au lieu de *[ʒʒhəð]).
Ces formes, pour la plupart, sont des emprunts à l’arabe, empruntées
comme telles avec schwa dans sa position dans la langue source. Aussi,
toujours en tarifit, schwa est réalisé dans la forme [arriħəθ] « odeur » mais
n’apparaît pas dans [θattəfaħt] « pomme ». L’absence de schwa dans la der-
nière forme a pour conséquence de permettre l’interaction entre le suffixe
du féminin singulier /t/ et la consonne qui précède (voir aussi /m/ qui
devient [n] dans [θasrənt] « poisson »), tandis que sa présence dans la pre-
mière empêche toute interaction. En kabyle aussi, schwa n’est pas attesté
devant la désinence féminine du nom (e.g. [θalɣwəmθ] « chamelle » au lieu
de *[θalɣwməθ]), alors qu’il est présent devant le suffixe 2pm de l’impératif
(e.g. [gəzmət] « coupez, imp. »). Pour rendre compte de ces données, deux
propositions ont été faites. Pour le tarifit, la désinence du féminin dans le
groupe /t--<t>/ est considérée comme extramétrique. Pour le kabyle, il a
été proposé que le schwa qui apparaît devant l’affixe de l’impératif est sous-
jacent, et donc lexicalement spécifié.

Du point de vue acoustique, s’il s’agit d’un schwa ‘neutre’, sans colora-
tion acoustique liée au contexte, ses valeurs formantiques seront idéale-
ment très centrales, oscillant autour de 500 Hz pour le premier formant,
1500 Hz pour le second formant, et 3500 pour le troisième formant.
Dans les faits, schwa est particulièrement perméable à son entourage, ren-
dant quasi-impossible de lui attribuer des valeurs prototypiques. Schwa en
berbère couvre par conséquence une grande fourchette de valeurs forman-
tiques, au point d’englober une large partie de l’espace vocalique. Cette
forte variabilité est une conséquence de l’effet coarticulatoire important
exercé aussi bien par les consonnes que par les voyelles adjacentes. Cet
effet coarticulatoire est beaucoup plus important que pour toute autre
voyelle.

Outre sa qualité particulièrement variable, schwa peut selon le contexte


être dévoisé, voire totalement invisible sur le signal acoustique. Il peut ainsi
se dévoiser entre deux consonnes sourdes. Ce dévoisement est systématique
quand la syllabe qui suit contient une voyelle (e.g. en tarifit /fkk-t=t/ « relâ-
Schwa / 7231

chez-le » peut se réaliser [fkkətt] ou [fkktt], mais pas *[fəkkətt]). Pour


autant, il reste à déterminer si on a effectivement à faire à un schwa dévoisé
ou simplement à une absence de schwa. En l’absence de données expéri-
mentales, il n’est pas aisé de distinguer un schwa dévoisé de l’absence totale
de schwa. Un autre facteur qui peut masquer la présence de schwa dépend
de la nature des gestes supralaryngaux des consonnes contenues dans une
séquence. Schwa est ainsi absent entre deux consonnes formant une
séquence de consonnes coronales ne partageant pas le même trait de sono-
rité (e.g. entre /n/ et /d/ dans la forme /ndh-n/ « conduire-3mp », qui est
réalisé [ndhən] et non *[nədhən]).

Dans les contextes où la règle d’épenthèse ne prévoit pas de schwa,


un schwa transitionnel (transcrit ici @ pour le distinguer de schwa épen-
thétique) peut se manifester sur le plan acoustique (e.g. en tarifit /i-ħrʃ/
[yəħ@rəʃ] « il est tombé malade », ou en kabyle /bzg/ [b@zəg] « être
mouillé »). Même si acoustiquement peu de différences notables peuvent
exister entre schwas épenthétiques et schwas transitionnels, un ensemble
de caractéristiques permettent de les distinguer du point de vue phonolo-
gique. Les locuteurs natifs sont généralement conscients des premiers et
ignorent totalement la présence des derniers dans leurs productions.
Contrairement au schwa épenthétique, le placement de schwa transition-
nel ne dépend pas de la structuration syllabique des consonnes adjacentes.
De même il n’interagit pas avec la phonologie en ce sens que les processus
phonologiques, comme l’assimilation ou le dévoisement, ignorent totale-
ment sa présence.

Schwa transitionnel est attesté en tachlhit, et donc aussi dans les autres
dialectes berbères. Il est irrépressible, en ce sens qu’il résulte automatique-
ment de la nature des ajustementsentre les gestes laryngaux et les gestes
supralaryngaux des consonnes contenues dans une séquence. Malgré une
forte variabilité liée aux locuteurs et au débit, deux conditions sont géné-
ralement nécessaires pour son émergence entre deux consonnes sur le
plan acoustique : (i) au moins une des deux consonnes doit être voisée, et
(ii) le conduit vocal doit être suffisamment ouvert au moment de la tran-
sition de la première à la deuxième consonne. Une condition en effet de
la réalisation acoustique de schwa transitionnel est que les plis vocaux
vibrent au moment du relâchement de la première consonne. Ainsi aucun
schwa transitionnel ne peut être observé entre consonnes sourdes dans
[tkkstsstid] « tu les as enlevées ». De même, schwa n’apparaît pas entre
une obstruante coronale et une sonante partageant le même lieu d’articu-
lation. La réalisation des formes contenant des suites des consonnes coro-
nales comme [nttnti] « elles » ou [tntlttnt] « tu les as masquées » illustre
cet aspect : la langue reste colée aux alvéoles du début jusqu’à la fin du
mot, une configuration qui rend impossible la réalisation d’un élément
vocalique.
7232 / Schwa

Pour une meilleure compréhension des mécanismes qui régissent le pla-


cement de schwa en tachelhit, mais aussi dans les autres dialectes berbères,
le domaine prosodique doit être pris en considération. En tachelhit, l’asso-
ciation entre tons prosodiques et syllabes est déterminée par une interac-
tion d’un ensemble de facteurs indépendants, incluant le degré de sonorité
du noyau de syllabe, le poids de la syllabe, et la modalité de la phrase. Ces
différents facteurs contribuent à déterminer à quelle syllabe est associée
l’accent tonal. Si la dernière syllabe d’un mot est lourde et contient une
sonante comme noyau (voyelles pleines, liquides, nasales), l’accent tonal
tombe systématiquement sur cette syllabe. En l’absence d’un noyau sonore
(e.g. [tbdg] « elle est mouillée »), les locuteurs soit omettent totalement le
ton, soit le déplacent vers l’élément sonore du mot le plus proche, ou l’as-
socient à un schwa transitionnel. De manière intéressante, les locuteurs
omettent le ton ou le déplacent même dans les cas où les syllabes en ques-
tion contiennent acoustiquement des schwas transitionnels. Schwa ne peut
donc jouer un rôle fonctionnel que très rarement, et dans des cas extrêmes.
Ici la nécessité de marquer un accent prosodique. Ailleurs, la nécessité de
porter la note musicale dans la versification chantée, ou de servir comme
porteur d’information pragmatique. On pourra trouver d’utiles éclairages
sur le rôle fonctionnel des schwas transitionnels dans des travaux plus
récents, qui tentent de montrer comment la composante prosodique en
lien avec la structuration syllabique interagit selon la nature phonologique
ou phonétique de schwa en berbère.

On signalera enfin que l’examen des caractéristiques phonétiques de


schwa ne peut pas seul déterminer le statut linguistique de cette voyelle.
Son comportement doit aussi être analysé aussi bien sur le plan segmental
que sur le plan suprasegmental. Cela permettra de développer un modèle
qui pourra concilier le fait que schwa ne soit qu’un simple élément transi-
tionnel (ou ‘lubrifiant phonétique’) dans certains contextes, et le fait qu’il
joue un rôle fonctionnel dans d’autres. De même, la comparaison entre les
différents dialectes pourra renseigner sur les évolutions possibles de schwa
en berbère, qui selon les dialectes pourra dans un futur plus ou moins
proche connaître une possible transphonologisation.

Voir aussi notices : P33 « Phonologie », EB XXXVII, 2015 ; G22


« Gémination/Géminée », EB XX, 1998 ; S89 « Syllabe », EB XLIII, 2019.

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Rachid RIDOUANE

S24. SCOLARISATION (en berbère) : Algérie

L’introduction en 1995 de l’enseignement du berbère dans l’école


publique en Algérie a engagé l’État dans un processus tout à fait inédit. Les
configurations et la gestion administratives de cette innovation dépendent
a priori de régulations stratégiques, juridiques et organiques définies par
l’Institution, mais on constate que les données sociolinguistiques et histo-
riques déterminent aussi largement certains aspects du processus.
Bien que l’Institution n’utilise pas la catégorie « politique linguistique »
dans son discours et ses textes, les modalités annoncées et les ressources
sélectionnées s’y apparentent manifestement (Chaker 1997 ; Baggioni 1997 ;
Boyer 2005, 2010). Ainsi, les grandes orientations et les étapes de la struc-
turation de l’enseignement sont intéressantes à la fois du point de vue des
politiques éducatives et des réalités sociolinguistiques qu’elles révèlent
(Kremnitz 2012 ; Costa 2012 ; Gasquet-Cyrus 2012).

Les débuts de l’expérience d’enseignement : De la revendication aux


mesures institutionnelles
Le boycott scolaire total (dit « grève du cartable ») initié par le Mouve-
ment Culturel Berbère, qui a touché toute la Kabylie à partir de septembre
1994, a débouché sur les ‘Accords du 22 avril 1995’ entre le MCB et le
Scolarisation : Algérie / 7235

Gouvernement et sur la création du Haut Commissariat à l’Amazighité


(HCA – cf. D. Abrous 1995 ; Chaker 1997). Ces évènements marquent
« l’institutionnalisation de tamazight » (Chaker 2004, 2012, 2015 ;
N. Abrous 2010, 2013, 2017), avant même son accession au statut de
« langue nationale » en mai 2002 et de « langue officielle » en février 2016.
L’ouverture, en septembre 1995, des classes pilotes de langue berbère
dans des collèges et lycées de seize départements situés dans les principales
régions berbérophones (Kabylie, Aurès, Mzab, Chenoua, aire touarègue)
marque incontestablement une ère nouvelle pour « tamazight à l’école ».
Quelques établissements situés dans des centres urbains connaissant une
importante implantation de locuteurs berbérophones (Alger, Tipaza, Oran)
sont également associés à l’expérience. Les premières classes choisies pour
cette introduction sont les classes d’examens (Brevet des Collèges et Bacca-
lauréat). Les établissements scolaires ont été sélectionnés en fonction de la
disponibilité d’un enseignant ayant suivi la formation accélérée organisée
par le MEN (voir infra).

Le MEN publie alors « un plan d’action » explicitant les axes et les étapes
de l’introduction du berbère et les niveaux d’enseignement concernés ;
on y relève notamment les objectifs suivants :
– Le démarrage à partir de la première année du collège devra aboutir
à une épreuve de tamazight à l’examen du Brevet de l’année scolaire 2000-
2001.
– L’élaboration des manuels scolaires, l’organisation de stages de forma-
tion pour les enseignants et le recrutement d’inspecteurs.
– La généralisation de l’enseignement de tamazight à tous les niveaux
scolaires (du primaire au secondaire) et à l’échelle de tout le territoire
national.
Sur le plan pédagogique et technique, on fixe les méthodes d’encadre-
ment. Le volume horaire initial est de 2 heures hebdomadaires.
Le Comité pédagogique scientifique et culturel (CPSC) du HCA, qui
est en charge de recruter les premiers enseignants, édite une « feuille de
route » quasiment similaire au « plan d’action » du MEN.

L’enseignement est dispensé dans la variété linguistique régionale (kabyle,


chaoui…), autour d’activités précisées : lecture, écriture et compréhension
(circulaire n°174/021995 du 24 septembre 1995). Le MEN recommande
également la traduction des « hymnes et chants nationaux » et encourage
la correspondance scolaire interdialectale – proposition qui semble être
restée sans concrétisation.

À sa mise en place, l’enseignement du berbère est caractérisé par l’impro-


visation, la gestion au cas par cas et le manque de communication entre
les intervenants. La rentrée est retardée dans certains établissements, les
demandes d’ouvertures de certains établissements ne sont pas satisfaites…
7236 / Scolarisation : Algérie

Les services académiques évoquent à ce sujet l’absence de postes budgé-


taires dans les établissements d’affectation, la non transmission des notifi-
cations de nomination et de reconversion des enseignants… (Laceb 2002 ;
Bilek-Benlamara 2004 ; Chalah 2010).
Dans la phase de démarrage, et jusqu’à présent, l’ouverture des classes
de berbère se fait à la demande des établissements quand le nombre d’élèves
est suffisant.

Encadrement, statuts et formation


Pour préparer la rentrée de septembre 1995, le HCA a organisé à Ben-
Aknoun (Alger) un stage de « perfectionnement » avec trois niveaux ;
la majorité des enseignants assurant l’encadrement était issue des départe-
ments de Langue et Culture Berbères des universités de Kabylie. Les
candidats à la formation présentaient des profils diversifiés : enseignants
titulaires, diplômés de l’université ou encore étudiants et enfin un pour-
centage d’acteurs associatifs non qualifiés – dont la situation statutaire
restera problématique.
Cette étape de mise en place est difficile à documenter : les sources
d’informations sont multiples, contradictoires et parcellaires. Il est égale-
ment difficile d’évaluer le niveau de connaissances et de compétences
des participants à ces stages de formation ; les formateurs signalent en tout
cas une forte hétérogénéité. Selon l’un d’entre eux, beaucoup de stagiaires
maîtrisaient les bases de la notation usuelle à base latine mais découvraient
pour la première fois la grammaire en langue berbère.

D’autres stages de 15 jours seront organisés au cours de l’année 1996,


pendant les vacances scolaires, à Alger (Ben-Aknoun et Kouba). L’objectif
premier de ces stages a été l’initiation accélérée à la réalisation « d’unités
didactiques » autour d’objectifs généraux et spécifiques, pour consolider les
acquis du premier stage et intégrer de nouveaux enseignants. Toutefois, la
durée trop courte ne permettait pas la capitalisation efficace des expériences
diversifiées, et parfois atypiques, des enseignants. Les questions de carrière
des enseignants ne sont pas non plus à l’ordre du jour.

Après cette première phase, très improvisée, les contingents suivants


d’enseignants seront issus pour la plupart des trois Départements universi-
taires de Langue et Cultures Amazighes (Tizi-Ouzou, Bejaia, puis Bouira).
Même si la majorité des diplômés de ces universités reste sans débouchés en
raison de l’absence de politique de recrutement dans des domaines autres
que l’enseignement, l’ouverture des filières universitaires de berbère fournit
les premiers enseignants formés en berbère. Indépendamment du recrute-
ment d’enseignants statutaires, la possibilité d’effectuer des services d’ensei-
gnement de berbère en tant que contractuel ou vacataire est ouverte par
le MEN (instruction interministérielle 1423 du 16/10/2000). La mise en
Scolarisation : Algérie / 7237

place d’un concours en 2001 permettra une certaine standardisation des


critères de recrutement et l’harmonisation des contenus enseignés.

On peut considérer que jusqu’en 2003, l’organisation de l’enseignement


est restée chaotique et incertaine, souvent déterminée par le bon-vouloir (ou
l’obstruction) des responsables d’établissements et des Directions Départe-
mentales de l’Éducation. Ces incertitudes installent le doute dans le milieu
scolaire et parmi les familles. Le caractère facultatif, l’absence de statut clair,
la situation aléatoire de cet enseignement selon les établissements, la mise en
place fréquente de « fiches de vœux » dans certains établissements, fiches
qui le subordonnent à la demande expresse des familles, confirment son
statut précaire.

Ressources et programmes : activité, matière ou discipline ?


L’instabilité qui a prévalu durant les premières années a relégué au
second plan la question des compétences professionnelles des enseignants,
celles des outils pédagogiques et des performances. Or, l’on sait qu’ensei-
gner une langue disposant de peu de ressources linguistiques et didactiques
est une tâche difficile ; l’efficacité de cet enseignement et son intégration
dans le système éducatif sont très généralement problématiques (Allegrini-
Simonetti 1989 ; Quenot 2010).
En l’absence de programmes et de supports complets, les premiers ensei-
gnants vont introduire des ressources didactiques souvent réalisées et utili-
sées dans des cadres associatifs militants. On passera ainsi progressivement
de la figure de « pionnier » à celle de l’enseignant statutaire intégré, avec
des approches plus professionnelles. Cependant, le volontarisme coopératif
qui a prévalu dans la phase de démarrage a facilité le partage d’expériences
et la transmission des ressources et souvent pallié les lacunes de l’Institu-
tion. Durant ces premières années, les enseignants, tous berbérophones
natifs, ont évolué dans un environnement très cloisonné, avec un soutien et
un encadrement de l’Institution assez faible – faiblesse à laquelle le réseau
militant – associations culturelles et associations d’enseignants – supplée
largement.

On notera que la reconnaissance constitutionnelle en tant que « langue


nationale » en 2002, puis la constitutionnalisation du berbère en 2016
n’ont entraîné aucun projet de formation et de recrutement d’enseignants
non berbérophones natifs. Cependant, un effort d’élargissement territorial,
au-delà des régions berbérophones, semble se dessiner depuis 2016 : ainsi,
dans le département de Ghelizane, un enseignement est dispensé dans seize
classes au profit de 500 élèves répartis à travers plusieurs communes. Il en
va de même pour la wilaya de Saïda où huit nouveaux postes d’enseignants
ont été ouverts dans le cycle primaire. Les enseignants qui y ont été affectés
sont issus des trois départements de Kabylie. Mais la précarité du statut de
7238 / Scolarisation : Algérie

ces enseignants et le principe du « vœux des familles » limitent sensible-


ment les effectifs. L’avenir de ces classes ouvertes hors des régions berbéro-
phones reste incertain.

2003 : vers une « normalisation ». Refonte des programmes et nouvelles


orientations
La mise en place d’une matière scolaire suppose une identification préa-
lable précise du public cible, du potentiel d’accompagnement administra-
tif, des ressources linguistiques et didactiques. Elle suppose aussi l’existence
d’un champ scientifique préalablement constitué pour pouvoir devenir dis-
cipline scolaire car la mise en place des programmes nécessite des savoirs
construits sur l’objet à enseigner. Pour le berbère, comme pour de nom-
breux autres cas d’intégration de langues minorées, ces conditions ne sont
pas ou sont mal remplies : on fait donc avec les maigres ressources dispo-
nibles. Un public scolaire de réception mal défini et fluctuant, la nature
marginale et peu coordonnée de l’enseignement caractérisent la construc-
tion du parcours d’apprentissage de ces langues et la professionnalisation
des intervenants (Perrenoud 1993 ; Quenot 2010). La situation décrite
pour le berbère n’a donc rien exceptionnelle.

La réforme du système éducatif algérien, mise en place en 2003 grâce à


un programme d’appui de l’UNESCO, est à l’origine d’un processus global
de refonte pédagogique des contenus et des méthodes pédagogiques, du
préscolaire à la classe terminale des lycées. C’est dans ce cadre que s’in-
tègrent les premières évolutions dans le sens d’une ‘normalisation’ de l’en-
seignement de tamazight (Ferhani 2006 ; Hassani 2013), en application
des décisions du Conseil des ministres du 30 avril 2002 :
« L’enseignement du tamazight, langue nationale, est introduit dans les acti-
vités d’éveil et/ou en tant que discipline. L’État œuvre à la promotion et au
développement de l’enseignement du tamazight, dans toutes ses variétés linguis-
tiques en usage sur le territoire national … ».

Ces refontes sont l’occasion d’insérer les demandes didactiques des ensei-
gnants, notamment la nécessité de reconnaître tamazight comme discipline
à part entière (Perrenoud 1996 ; Berdous 2006).
De même, la réforme préconise la révision des programmes d’enseigne-
ment de tous les niveaux et, par là même, la confection de nouveaux
manuels et l’approche « par compétences ». Les nouveaux programmes
mettent en œuvre les orientations générales et méthodologiques de l’ensei-
gnement des langues, avec une approche identique à celle des manuels
d’arabe et de français. Pour la langue berbère, les manuels sont conçus,
pour la première fois, selon des normes didactiques et techniques unifiées,
même si leur capacité à répondre aux attentes et besoins reste controversée
(Nait Zerrad 2005 ; N. Abrous 2013).
Scolarisation : Algérie / 7239

La création en 2003, du Centre national pédagogique et linguistique


pour l’enseignement (CNPLET), placé sous la tutelle du MEN coïncide
avec ces réformes. Chargé de mener des études et des recherches sur le
développement de l’enseignement de la langue berbère, son activité est cen-
trée sur l’expertise institutionnelle. Mais le CNPLET n’impulse aucune
évolution statutaire ou pédagogique dans la sphère institutionnelle et
semble fonctionner hors du cadre scolaire.

En 2006, le MEN algérien recommande aux directeurs de l’Éducation


des 12 départements concernés par l’enseignement du berbère de limiter à
cinq le nombre de classes par enseignant, avec un volume de trois heures
d’enseignement chacune, et de les placer dans des horaires correctement
répartis afin d’améliorer la position peu favorable de la matière (circulaire
n°446 du 7 novembre 2006). Une autre circulaire (n°426 du 24 mai) rap-
pelle son application en 2007. Mais il arrive souvent que les circulaires ne
soient pas transmises aux directeurs d’établissements ou qu’elles ne soient
pas prises en compte par les destinataires.

Pour ce qui est du cycle primaire, il a fallu attendre juin 2007, pour que
l’Institut de formation et de perfectionnement des maîtres (IFPM) de Ben
Aknoun (Alger) accueille la première promotion d’instituteurs en vue de son
intégration dans le cycle de formation (circulaire n°426 du 24 mai 2007).

On notera que la continuité du parcours pédagogique n’est toujours pas


assurée : tamazight est introduite en 4e année du primaire, se poursuit en
5e année pour être parfois interrompue avant une reprise incertaine au col-
lège ; l’élève peut ne découvrir cette matière qu’à l’entrée dans le secondaire
(collège). L’offre de formation reste donc à la fois discontinue et aléatoire.

On doit également souligner que les institutions spécialisées (HCA,


Universités, CNPLET) n’ont pas d’impact direct sur le déroulement de
l’expérience scolaire ni sur les orientations pédagogiques, qui relèvent du
seul MEN. Le HCA peut être sollicité de façon accessoire ou informelle,
mais reste en marge tant pour les stages de formation que pour les commis-
sions pédagogiques et la confection de manuels, contrairement à la situa-
tion marocaine où l’IRCAM intervient fortement dans ces domaines. De
même, il n’existe à ce jour aucun contrat de collaboration avec les Dépar-
tements universitaires de Langue et Culture Amazighes, pourtant connus
pour leur implication dans la problématique de l’enseignement.

Suivi pédagogique et charge d’inspection


Durant les deux premières années de l’expérience, la fonction d’inspec-
tion de l’enseignement de tamazight a été confrontée aux mêmes difficul-
tés ; elle a d’abord été confiée à des inspecteurs d’arabe ou de français.
7240 / Scolarisation : Algérie

Seule la maîtrise de la variété berbère de la circonscription de rattachement


était requise. Par la suite, des enseignants de berbère sont désignés par les
Directions de l’Éducation. Actuellement, la Direction de l’Éducation peut
demander au ministère la création d’une circonscription académique,
d’un chargé d’inspection et d’un chargé de formation dès que le nombre
d’enseignants en exercice dépasse 120. Depuis 2010, les profils exigés pour
devenir inspecteur se resserrent pour ce qui est des compétences et
des diplômes requis : une licence, 20 années d’exercice continu et une for-
mation d’un an à l’Institut de la formation du personnel de l’éducation –
IFP. Actuellement, parmi les 21 inspecteurs qui couvrent l’ensemble des
circonscriptions, 19 sont affectés en Kabylie.

Globalement, l’absence d’évaluations nationales des compétences lin-


guistiques et communicatives des élèves, l’insuffisance des protocoles de
suivi et de formation continue des enseignants ne permettent pas d’avoir
une idée précise de l’aspect qualitatif de l’expérience. S’il est plus aisé de
vérifier le déroulement de l’enseignement dans le secondaire par le biais des
témoignages d’enseignants et des enquêtes des universitaires (Salhi 2008 ;
Berdous 2006 ; Sabri 2014), la situation de l’enseignement dans le primaire
reste plus opaque, la littérature académique s’étant le plus souvent penchée
sur le cycle secondaire.
Le processus de scolarisation en berbère ne bénéficie donc ni d’un suivi
systématisé et encore moins d’une évaluation certificative. Cette situation
interdit tout bilan qualitatif sérieux. Concrètement, à ce point de point
de vue, le berbère, unique langue locale, est la moins nantie de toutes les
langues enseignées par le système scolaire algérien.

Pour ce qui est de sa prise en compte dans le cursus de l’élève, la matière


‘tamazight’ est comptabilisée à partir de 1999 avec un coefficient 1, y com-
pris dans les examens et les brevets permettant l’accès au lycée. En 2002,
le MEN prescrit la suppression des demandes d’autorisations parentales
et préconise une évaluation normative régulière, le coefficient passant à 2
(circulaire n°554 du 22 mai 1999 ; circulaire n° 002/02 du 03 mars 2002.
La pression des enseignants, coïncidant avec les événements du ‘Printemps
noir’ de 2001-2002 en Kabylie, a certainement contribué à cette consolida-
tion.

Les chiffres de l’enseignement de tamazight


L’état chiffré des effectifs globaux d’élèves recevant un enseignement de
tamazight n’est pas publié par le MEN ou le HCA ; néanmoins des docu-
ments, très complets, internes au MEN, permettent d’en avoir une idée assez
précise. En l’absence d’enquêtes indépendantes à grande échelle, on doit
cependant rester prudent quant à la validité de ces données ‘officieuses’ ; elles
présentent cependant des valeurs et proportions qui confirment les disparités
régionales et la discontinuité scolaire (cf. Tableau ci-dessous).
Scolarisation : Algérie / 7241

De même, les budgets alloués à la mise en œuvre de l’enseignement


n’ont pas été rendus publics par les organismes chargés de la mise en
œuvre de l’enseignement. Aussi, les difficultés rencontrées pour accéder
à l’ensemble des éléments de la politique publique d’enseignement de
tamazight rendent toute approche évaluative nécessairement incomplète et
incertaine.

En 1995, on comptait 233 enseignants de tamazight pour 37 690 élèves.


Pour l’année 2011, après 16 années d’enseignement, on constate un total
de 213 075 élèves, dont 189 959 élèves en Kabylie, 23 668 dans l’aire
chaoui et 925 pour l’ensemble touareg. Dans le Mzab l’enseignement
n’existe plus depuis 2008. La disparité régionale s’est sensiblement renfor-
cée au cours des dernières années, avec des écarts très sensibles entre les
régions, voire au sein même d’une circonscription.
La faiblesse de la demande sociale est souvent évoquée par les respon-
sables locaux pour expliquer l’absence ou la fragilité de l’enseignement de
tamazight. Mais il est certain qu’il existe bien d’autres obstacles et freins
locaux, y compris en zones berbérophones où la demande des familles
existe : absence d’enseignants formés, blocages de responsables d’établisse-
ments ou des autorités locales, académiques et/ou politiques…

Évolution des effectifs


Les disparités territoriales sont illustrées par une nette concentration
des effectifs en Kabylie (entre 1995-1996 = 89,95 % des élèves apprennent
le kabyle). En 2013, le nombre d’élèves atteint 234 690 dont 90 % en
Kabylie. Ces proportions sont maintenues en 2015 avec une augmentation
de 2 % pour la Kabylie et une régression de 10 % en région chaoui. Ainsi
à Khenchela (Aurès), il ne reste qu’une seule enseignante vacataire.
Pour ce qui est des postes, en 2016, 522 enseignants ont été recrutés,
dont l’écrasante majorité en Kabylie – 310 pour la seule académie de Béjaia.
Il ne fait guère de doute que cette situation est le résultat de la mobilisation
constante des enseignants et des acteurs associatifs de cette région. Depuis
1995, la ‘rue’ continue incontestablement d’orienter les politiques publiques
d’enseignement du berbère en Algérie.

Des signes de stagnation, voire de régression sont perceptibles, et même


particulièrement évidents à l’échelle nationale, au niveau des chiffres
globaux comme au niveau de la répartition territoriale. Ni l’ouverture des
concours de recrutement d’enseignants à partir de 2002, ni la prise en
compte dans les examens nationaux et la moyenne générale des élèves n’ont
significativement permis d’augmenter les effectifs.
L’une des causes structurelles est certainement le maintien du caractère
facultatif de l’enseignement ; par ailleurs, les créneaux horaires inadaptés,
le non remplacement des enseignants absents, la discontinuité à la fois
pédagogique et administrative sont à l’origine de la déperdition des effectifs.
7242 / Scolarisation : Algérie

La disparité des niveaux au sein des classes rend aussi la progression péda-
gogique ardue et contraint les enseignants à multiplier les outils et les
méthodes.

Expérience tout à fait inédite, avec des objectifs stratégiques flous – en


réalité jamais vraiment explicités par les pouvoirs publics –, l’enseignement
du berbère est confronté dans son développement quantitatif et qualitatif à
des obstacles à la fois matériels, statutaires et idéologiques. Au stade actuel,
la langue berbère n’est pas encore généralisée y compris en Kabylie où
il existe des établissements dans lesquels les classes ne sont pas stabilisées
faute d’encadrement pérenne. Mais, paradoxalement, l’Institution s’est réel-
lement engagée dans un processus d’élaboration didactique et de profession-
nalisation des enseignants de berbère en recrutant des diplômés et en créant
un concours de recrutement spécifique ; sur ce plan, l’Algérie se distingue
nettement du Maroc.

Mais au-delà de la question des ressources humaines, didactiques, des


moyens matériels, le statut facultatif de cet enseignement participe à la
disqualification de la langue : l’élève, relègue cet enseignement au bas de
l’échelle des ‘valeurs scolaires’ ; cela accentue l’insécurité linguistique chez
les apprenants et souligne le caractère irréel du statut de « langue nationale
et officielle » de tamazight.
Si cet enseignement a mis un terme à une délégitimation historique, sa
mise en œuvre ne correspond pas au statut juridique actuel, confirmant
ainsi que l’enseignement du berbère est déterminé avant tout par des para-
mètres strictement politiques.
Scolarisation : Algérie / 7243

Voir aussi notice P47 « Politique linguistique », EB XXXVIII, 2015


(on y trouvera une description et une analyse du contexte global de la mise
en place de l’enseignement du berbère en Algérie et au Maroc) et notice
E29 « Enseignement », EB XVII, 1996.

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7244 / Scolarisation : Maroc

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Nacira ABROUS
[Avec des compléments de S. CHAKER]

S25. SCOLARISATION (en berbère) : Maroc

Jusqu’à la fin des années 1990, la Constitution et les textes officiels et


législatifs du Maroc ne reconnaissaient aucun statut ni aucun droit à la
langue et à la culture berbères. En fait, il était précisé, dans le préambule de
la Constitution de ce pays (1996), que le « Royaume du Maroc, État
musulman souverain, dont la langue officielle est l’arabe, constitue une
partie du Grand Maghreb Arabe. »

Avec l’arabe – qui n’est jamais formellement défini dans les textes, mais
il s’agit bien sûr de l’arabe « classique » ou « littéral », ce que la tradition
arabe appelle fuṣḥa – comme seule langue officielle du Maroc, la situation
sociolinguistique qui en découle est la suivante : Utilisé essentiellement
sous forme écrite, l’arabe « officiel » n’est jamais employé dans un cadre
informel (pratiques quotidiennes) et on l’apprend grâce à l’enseignement
formel (cadre éducatif). Pour de nombreux Marocains non scolarisés, cette
langue reste incompréhensible : c’est essentiellement la langue de la vie reli-
gieuse, des lettrés et de l’écrit, du pouvoir administratif. L’élaboration d’une
culture commune homogène était l’objectif principal du mouvement natio-
naliste au lendemain de l’indépendance du Maroc (1956) : une langue
(arabe) et une culture (arabo-musulmane). Pour ce mouvement, toute
manifestation d’une identité berbère était synonyme de division de la
nation. L’arabe doit être, selon les défenseurs de ce point de vue, la langue
de l’État, de ses institutions et de la religion. Les communautés berbères
étaient désormais exposées au processus d’homogénéisation linguistique et
culturelle de l’État. Selon ce processus, les particularités culturelles berbères
devaient disparaître pour se fondre dans la culture nationale : l’unification
linguistique devait parachever l’unité nationale.
En fait, depuis ses débuts, autour des années 1925-30, le nationalisme
marocain, et plus largement maghrébin, se représentait le berbère comme
une culture et une langue mortes ou au moins à l’agonie ; avec la moderni-
sation socio-économique et l’école, elles mourraient de leur belle mort.
Le livre princeps du nationalisme marocain, (al-)Naqd al-dhâtî de Allâl
Al-Fâsî le formule explicitement. L’auteur y consacre neuf chapitres
(p. 259-296) à l’enseignement dont l’un (chap. 18) est intitulé « La langue
de l’enseignement ». En voici un extrait édifiant :
Scolarisation : Maroc / 7245

« Au Maroc la langue de l’enseignement doit être une ; il faut que ce soit la


langue arabe [sans qualificatif]. Lorsque notre langue aura pris sa place centrale
dans toutes les écoles, il n’y aura pas de mal, ensuite, à lui adjoindre une ou
plusieurs langues vivantes qui nous ouvrent l’horizon des rapports avec le monde
occidental chez qui nous espérons emprunter certaines de ses expériences et de
ses philosophies. » (p. 265).

Face à cette idéologie nationaliste qui avait programmé la mort du


berbère, des résistances, discrètes et feutrées, sont identifiables dès le début
des années 1960, portées notamment par le Mouvement populaire1 de
Mahjoubi Aherdane*, qui revendique très tôt la création d’un Institut
d’études berbères ; intégré dans le jeu politique monarchique, la marge
d’action et l’influence de ce parti restent faibles, dans un contexte dominé
par l’affrontement entre la Monarchie et ses alliés de l’Istiqlâl d’une part et
la Gauche marocaine, d’autre part.
Au début des années 1970, naît un mouvement de contestation berbère,
de type culturaliste, à ancrage essentiellement intellectuel, pour la recon-
naissance de la diversité linguistique et culturelle du Maroc. Ce mouve-
ment prend de la consistance dans les années 1980, avec la multiplication
d’associations. Vu la chronologie, il est difficile de ne pas y voir un écho,
direct ou indirect, du « Printemps berbère » de 1980 en Kabylie et, plus
largement de l’activisme berbère kabyle. La diaspora (en France, notam-
ment) est l’un des lieux identifiés de contacts entre militance marocaine et
kabyle.
Le 5 août 1991, en marge de la quatrième rencontre de l’association de
l’Université d’été d’Agadir, six associations culturelles élabore une charte
revendiquant la promotion et la défense de la langue et de la culture berbères
au Maroc. La signature de cette charte, connue sous le nom de « Charte
d’Agadir », a marqué un tournant dans l’histoire du mouvement berbère au
Maroc. Dans cette charte sont fixées les principales revendications relatives
aux droits linguistiques et culturels berbères : création d’un institut national
d’études et de recherches berbères ; intégration de la langue et de la culture
berbères dans le système éducatif ; nécessité de la standardisation de la
langue berbère à l’échelle nationale ; élaboration d’outils pédagogiques
appropriés à l’enseignement de la langue berbère ; création de départements
de langue et de culture berbères dans les universités marocaines ; nécessité
d’accorder à la langue et à la culture berbères un droit de cité dans les
médias écrits et audiovisuels ; nécessité d’encourager la production et la

1. On notera que l’élite intellectuelle berbère marocaine, souvent fortement marquée par
les idéologies nationaliste et/ou marxiste, a tendance à occulter le rôle de M. Aherdane,
souvent considéré comme un « féodal » étroitement lié au Makhzen et à la politique royale.
L’objectivité historique oblige à reconnaître que M. Aherdane, bien avant toute l’intelligent-
sia berbère, a explicitement porté cette revendication dans le champ politique marocain.
7246 / Scolarisation : Maroc

création littéraires et artistiques en berbère2… On soulignera que toutes ces


revendications, de nature strictement linguistiques et culturelles, se situent
clairement dans un cadre national marocain, qu’elles ne remettent nulle-
ment en cause, ainsi que l’explicite le slogan principal du mouvement :
« l’unité dans la diversité ».

Dans un discours du 20 août 1994, le roi Hassan II évoque, pour la


première fois, la possibilité d’enseigner les dialectes berbères au moins au
niveau du primaire. Cette position très nouvelle s’explique par la nécessité
interne d’apaiser un mouvement berbère dont la force n’avait cessé de
croître depuis le début des années 1990, mais aussi, très probablement, par
l’exemple, qui pouvait inquiéter, de l’Algérie voisine où la contestation
berbère, devenue tout à fait massive, prenait une tournure très contesta-
taire3, susceptible de remettre en cause les fondements de l’État-nation.
Cinq ans plus tard (1999), dans le cadre de la réforme de l’enseignement
lancée par l’État marocain, le ministère de l’Éducation nationale élabore
une charte proposant la possibilité d’utiliser les dialectes berbères dans les
classes d’écoles primaires « pour faciliter l’apprentissage de la langue
arabe ». On lit, dans le Levier 9 de cette charte, intitulé Ouverture sur le
tamazight :
« Les autorités pédagogiques régionales pourront, dans le cadre de la propor-
tion curriculaire laissée à leur initiative, choisir l’utilisation de la langue amazigh
ou tout dialecte local dans le but de faciliter l’apprentissage de la langue offi-
cielle au préscolaire et au premier cycle de l’école primaire. » (Art. 115).
« Il sera créé, auprès de certaines universités à partir de la rentrée universi-
taire 2000 – 2001, des structures de recherche et de développement linguistique
et culturel amazigh, ainsi que de formation des formateurs et de développement
des programmes et curricula scolaires. » (Art. 116).
La fin du règne du roi Hassan II en 1999 a marqué l’entrée du Maroc
dans une ère de plus grande ouverture politique. Ce nouveau contexte crée
un espace de liberté inédit et la possibilité de prises de parole plus libre ; une
nouvelle période s’ouvre alors pour la langue et la culture berbères et des
questions ont vite été soulevées quant à la place de cette langue au Maroc.
S’ouvre alors une période de changements progressifs apportés à la politique
linguistique du pays. Le 30 juillet 2001, le roi Mohamed VI mentionne, lors
du discours du Trône, la nécessité d’intégrer la langue berbère dans le sys-
tème éducatif marocain. Dans son discours d’Ajdir (localité du Moyen-Atlas

2. Le texte intégral de cette Charte est disponible sur le site Internet : http://www.tlfq.
ulaval.ca/axl/afrique/charte_berbere.htm
3. Entre 1989 et 1995, une série de manifestations pour la reconnaissance constitutionnelle
et l’enseignement de la langue berbère avaient réuni des centaines de milliers de personnes,
non seulement en Kabylie, mais aussi à Alger. D’autres part, en Algérie, les premières
approches ouvertement politiques de la revendication commencent à être formulées (notam-
ment en faveur de l’autonomie des régions berbérophones).
Scolarisation : Maroc / 7247

marocain), le 17 octobre 2001, le souverain annonce la création de l’Institut


Royal de la Culture Amazighe (IRCAM). Cet institut est fondé afin de
contribuer à la préservation et à la promotion de la langue et de la culture
berbères dans les domaines de l’éducation, de l’information et de la vie
publique. Dans son discours scellant le Dahir n° 1-01-299, portant la créa-
tion de l’IRCAM, le souverain a rappelé que :
« […] Nous voulons affirmer que l’amazighité qui plonge ses racines au plus
profond de l’histoire du peuple marocain appartient à tous les Marocains, sans
exclusion […]. La promotion de l’amazigh est une responsabilité nationale, car
aucune culture nationale ne peut renier ses racines historiques. »4
Dans l’article 3 de ce dahir sont énoncées plusieurs actions et missions
dont l’IRCAM est chargé pour promouvoir la langue et la culture berbères.
Parmi ces missions :
– La production des outils didactiques nécessaires […] et l’élaboration
de lexiques généraux et de dictionnaires spécialisés ;
– L’élaboration des plans d’action pédagogiques dans l’enseignement
général et dans la partie des programmes relative aux affaires locales et à la
vie régionale.

En février 2003, le conseil d’administration de l’IRCAM prend la déci-


sion d’adopter officiellement l’alphabet (néo-)tifinagh5 pour enseigner le
berbère dans les écoles primaires. Une liste de 33 graphèmes est fixée. Dans
le but de réaliser une standardisation graphique, les particularités et les
variantes phonétiques locales et régionales n’ont pas été retenues dans cette
liste [v. Tableau].

Le 26 juin 2003, une convention de partenariat est signée entre le minis-


tère de l’Éducation nationale (MEN) et l’IRCAM. L’objectif principal de
cette convention, tel qu’il est mentionné dans l’article 1, consiste à :
« mettre en place des programmes communs en vue de l’intégration de la
langue et de la culture amazighes aux curricula et aux programmes scolaires au
niveau des établissements d’enseignement relevant du secteur de l’éducation
nationale, et à œuvrer à leur application et à leur développement. ».
Une commission mixte est créée pour veiller à la réalisation et à l’élabo-
ration de programmes et d’outils pédagogiques de base nécessaires à l’ensei-
gnement de la langue berbère (manuels scolaires, guides du maître, lexiques

4. Le texte intégral du discours royal est disponible sur le site Internet : http:// www.ircam.
ma/index.fr
5. Il est indispensable de préciser « néo-tifinagh » ou « tifinagh-Ircam » car l’alphabet
retenu, directement issu de celui mis en circulation à partir de 1970 par l’Académie berbère,
groupe berbériste kabyle basé à Paris, est sensiblement éloigné du tifinagh touareg tradition-
nel : il s’agit donc d’une réappropriation avec forte adaptation de l’écriture tifinagh. Sur le
sujet, voir S. Chaker 2015, § 3, p. 70-77.
7248 / Scolarisation : Maroc

et dictionnaires spécialisés). Plusieurs plans d’action pédagogique et tech-


nique sont mis en place pour fixer les méthodes d’encadrement, au profit
des enseignants, des directeurs et des inspecteurs.

Dans la foulée de cette convention, la décision est prise de commencer


l’enseignement de la langue berbère dans la première année du primaire dès
septembre 2003 dans 317 écoles relevant de toutes les délégations provin-
ciales et préfectorales du royaume. Ce nombre représente un échantillon de
5 % des écoles se trouvant sur le territoire national. Et en juillet de la
même année, une formation en berbère au profit des enseignants appelés à
assurer cet enseignement est lancée. À cette première étape, 1090 ensei-
gnants ont bénéficié de cette formation. Plusieurs modules (langue, histoire
et civilisation) étaient au programme de cette formation. La réalisation de
la formation des enseignants a été confiée à l’IRCAM conformément à
l’alinéa 4 de l’article 1 de la convention, qui précise que : « il faut assurer
la formation fondamentale et continue aux cadres pédagogiques et éduca-
tifs chargés de l’enseignement de l’amazighe ».

Désormais, la langue berbère, enseignée en tant que matière, à raison de


trois heures par semaines, fait officiellement partie des programmes du
ministère de l’Éducation nationale. Selon le Guide de l’enseignement de
l’amazighe, élaboré en 2003, la généralisation de l’enseignement du berbère
à tous les niveaux du primaire [ou de la scolarité obligatoire ?] était prévue
pour 2013.

En septembre 2007, trois programmes de licence en études berbères ont


vu le jour dans trois centres universitaires marocains : la faculté des lettres
d’Agadir, celles d’Oujda et de Fès. La création de ces trois filières d’études
berbères intervient dans un contexte sociopolitique très particulier. En pre-
mier lieu, il s’agit de répondre à une revendication identitaire et à des
demandes de plus en plus fortes, qui appellent à la présence et à la visibilité
de la langue et de la culture berbères dans les universités marocaines. Sur un
autre plan, ces filières doivent répondre aux attentes pédagogiques en matière
d’enseignement de la langue berbère dans le primaire, dans la mesure où
celui-ci connaît des difficultés et des lacunes bien réelles. Dans leur cursus,
ces filières proposent des programmes de formation de six semestres (trois
ans) avec des modules fondamentaux majeurs (linguistique et littérature ber-
bères) et d’autres modules optionnels (histoire, sociologie, civilisation, géo-
graphie, langues et communication). L’objectif principal de cette formation,
qui conduit à l’obtention du diplôme de Licence, est de permettre à l’étu-
diant d’acquérir une formation de base en linguistique et littérature berbères.

Enfin, en 2011, survient un événement important dans la politique lin-


guistique du Maroc. Il s’agit de la reconnaissance officielle de la langue et
de la culture berbères par l’État marocain. La nouvelle Constitution du
Scolarisation : Maroc / 7249

pays, adoptée par référendum et promulguée le 1er juillet 2011, reconnaît


le statut de « langue officielle » à la langue berbère au côté de l’arabe. Dans
l’article 5 de cette Constitution, il est inscrit que :
« l’arabe demeure la langue officielle de l’État. L’État œuvre à la protection
et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisa-
tion. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’État, en tant que
patrimoine commun à tous les Marocains sans exception ».

Un bilan négatif et des difficultés graves et nombreuses


Après plus d’une décennie d’existence, l’enseignement du berbère au
Maroc se heurte à d’énormes difficultés. Le bilan de cet enseignement est
nettement négatif. Des responsables autorisés, comme le Recteur de l’IRCAM
A. Boukous, ont publiquement reconnu dans des interviews largement
diffusée sur Internet que l’expérience était en situation d’échec. Depuis son
intégration dans le système éducatif national en 2003, l’enseignement de la
langue berbère n’a fait l’objet d’aucune évaluation et ne bénéficie d’aucune
supervision pédagogique. Le nombre d’établissements scolaires qui n’as-
surent plus l’enseignement du berbère ne cesse de croître, en raison de la
mauvaise volonté de certains directeurs, mais également par manque de
ressources humaines qualifiées. Rappelons aussi que, jusqu’à aujourd’hui,
aucune circulaire ministérielle ne rappelle et n’organise le caractère obliga-
toire de l’enseignement du berbère. Or, la circulaire 108 du 1er septembre
2003 du MEN, fixant les orientations générales pour l’intégration de
l’enseignement berbère et les principes généraux sur lesquels se fonde cet
enseignement, stipulait explicitement : la généralisation progressive, hori-
zontale (géographique) et verticale (niveaux du cursus scolaire), et le carac-
tère obligatoire de cet enseignements pour tous les Marocains…
La généralisation de l’enseignement du berbère, qui était prévue pour
l’année 2013, est loin d’être une réalité ; on en est même très loin. Selon
les dernières estimations, l’enseignement du berbère n’atteint que 14 % des
élèves du primaire6. De plus, l’absence d’enseignants qualifiés constitue une
autre des difficultés dont souffre cet enseignement. La première session
de formation en berbère au profit de 1090 enseignants a duré à peine une
semaine (du 12 au 17 juillet 2003). Ces enseignants, qui n’avaient aupara-
vant aucune connaissance grammaticale de la langue berbère, devaient
suivre pendant les six jours de formation des cours d’initiation à l’écriture
tifinagh (alphabet et règles d’orthographe) et de grammaire berbère (forma-
tion lexicale et étude de la phrase simple). Rappelons que tous ces futurs
enseignants du berbère ont été formés et grammatisés en arabe et/ou en

6. La fiabilité de ces estimations est très incertaine : on ne dispose pas de chiffres précis et
systématiques du MEN et certains documents internes de ce ministère évoquent des chiffres
bien plus bas. Voir sur ce point la notice P47 « Politique linguistique », EB XXXVIII,
Annexe 2.
7250 / Scolarisation : Maroc

français. En d’autres termes, ce sont des enseignants d’arabe ou de français


que l’on a « recyclés » en enseignants de berbère, après une préparation
extrêmement légère. Les connaissances grammaticales en berbère de ces
enseignants ne peuvent être donc que très limitées (El Mountassir 2010)7.

La langue proposée comme norme dans les manuels scolaires de berbère


constitue un autre handicap de cet enseignement. En effet, cette langue
reflète une mauvaise gestion des variantes dialectales berbères marocaines.
Le choix premier de l’IRCAM a été d’élaborer (et donc de d’enseigner) un
« amazighe standard commun marocain » ; même si dans les faits la mise
en œuvre a été plutôt souple et progressive, il n’en demeure pas moins que
l’enseignement n’est pas fondé sur l’usage des trois grandes variétés régio-
nales de berbère marocain. Elles présentent de très sensibles divergences
entre elles, à tous les niveaux de la structure linguistique, en particulier au
niveau de la phonétique-phonologie et du lexique (même de base !). Il est
clair que le choix de « l’amazighe standard marocain », conforme à l’idéo-
logie linguistique de l’État et, sans doute, de la majorité des élites et de la
militance berbère, est une option politique qui a de lourdes implications au
niveau pédagogique (et de l’implémentation sociale de la langue).
Cette orientation constitue en réalité une double « nationalisation » des
trois variétés du berbère du Maroc. La première nationalisation se fait au
détriment de ces variétés vivantes en créant une langue qui les transcende
et en usage nulle part ; on crée alors une situation diglossique semblable à
celle des dialectes arabes par rapport à l’arabe dit littéral. La seconde natio-
nalisation est aussi importante que la précédente : elle trace des frontières
entre les variétés marocaines et celles des pays de la région maghrébo-
sahélienne, notamment l’Algérie voisine. Il est étrange de constater que
l’unité du berbère est évoquée pour fonder la première nationalisation mais
aussitôt oubliée pour dresser des frontières nationales face aux variétés de
berbère d’Algérie, de Libye, de Tunisie et des pays sahéliens.

Lors d’une enquête effectuée dans la région d’Agadir (El Mountassir


2010), il est ressorti que les élèves du Sous, locuteurs du tachelhit, ont des
difficultés à s’identifier à la norme enseignée à l’école. Ne tenant pas compte
de l’ancrage culturel dans un milieu linguistique, la langue « norme » figu-
rant dans les manuels scolaires pose d’énormes difficultés pédagogiques. Les
élèves éprouvent une certaine confusion entre leur pratique courante (usage
réel) de la langue et la norme enseignée à l’école. Dans ce cas, l’élève se

7. L’enseignement d’une langue suppose évidemment la formation des enseignants en


grammaire de cette langue. Les spécialistes parlent dans ce cas d’un processus de grammati-
sation des enseignants, qui permet à ces derniers d’acquérir un savoir métalinguistique de la
langue qu’ils enseignent. Par ailleurs, on oppose le savoir métalinguistique, c’est-à-dire une
réflexion consciente des locuteurs sur le fonctionnement grammatical d’une langue, au
savoir épilinguistique, qui est de nature intuitive (Auroux 1994).
Scolarisation : Maroc / 7251

trouve constamment confronté à une situation où il doit choisir entre l’exi-


gence de la norme scolaire et la pratique quotidienne de la langue. Par
exemple, il est beaucoup plus difficile pour un élève du Sous d’employer
taddart, terme enseigné dans les manuels pour « maison », que tigmmi, mot
très fréquent dans le langage courant. Le mot taddart8 est bien attesté en
tachelhit, mais avec un autre sens, celui de « ruche ». Ces deux termes ne
sont donc pas synonymes dans ce parler. D’où la difficulté pour les élèves
du Sous d’utiliser taddart pour « maison ». Ceci montre bien que l’élève ne
pourra pas, selon cet enseignement, sentir un continuum entre sa pratique
courante de la langue et la norme enseignée à l’école. Un continuum qui
est, pour les spécialistes, indispensable et nécessaire pour garantir la sécurité
linguistique et culturelle des apprenants, particulièrement au niveau de l’en-
seignement primaire.

Aujourd’hui, malgré la présence du berbère dans certaines universités


marocaines, cette langue n’a pas assez de force et de pouvoir pour s’affran-
chir de la domination des langues de grande diffusion (arabe et français). La
langue berbère étant absente du monde du travail et de l’économie, elle est
toujours dans une position de faiblesse et d’infériorité malgré son statut
juridique. À l’heure actuelle, la langue berbère ne favorise pas la promotion
et la réussite sociales des locuteurs, elle oppose surtout une résistance passive
face à la domination de l’arabe et du français, qui, rappelons-le, occupent
des domaines (administration, éducation, législation, justice, industrie, etc.)
particulièrement favorisés sur le plan socioéconomique. La loi organique
qui « définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette
langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et
aux domaines prioritaires de la vie publique », annoncée dans l’article 5 de
la Constitution de 2011, n’a pas encore vu le jour.
L’enseignement du berbère au Maroc se trouve donc dans un état de
blocage presque total.

Voir aussi notice P47 « Politique linguistique », EB XXXVIII, 2015 (on


y trouvera une description et une analyse du contexte global de la mise en
place de l’enseignement du berbère en Algérie et au Maroc) et notice E29
« Enseignement », EB XVII, 1996.

8. Taddart, « maison » est propre au tamazight et au rifain (ainsi qu’à de nombreux dia-
lectes algériens (chaoui…), alors que tachelhit emploie tigmmi. Les cas de divergences
lexico-sémantiques (et de « faux-amis ») entre les dialectes berbères sont innombrables, y
compris dans le vocabulaire de base.
7252 / Scorpion : Ethnozoologie

BIBLIOGRAPHIE
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du berbère à la lumière des évolutions récentes en Europe et dans le Nord de
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des évolutions récentes en Europe et dans le Nord de l’Afrique, INALCO, Paris),
Vol. 5, p. 117-126.
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Jacques Dorais (dir.), Paris, L’Harmattan, p. 73-102.
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MEN (Ministère de l’Éducation Nationale), Charte de l’Éducation et de la Formation,
1999, consultable sur Internet : http://www.cosef.ac.ma/charte/partie_2/espace3.htm.

Abdallah EL MOUNTASSIR
[Avec des compléments de S. CHAKER et A. BOUNFOUR]

S26. SCORPION : Ethnozoologie

L’ordre des scorpions (Scorpiones en latin) appartient au phylum des


Arthropodes et à la classe des Arachnides ; comme les araignées, les scor-
pions ont des chélicères tout à l’avant en forme de petites pinces. Les
grandes pinces, caractéristiques, sont des pédipalpes préhenseurs (ou pattes-
mâchoires) ; ils sont suivis de 4 paires de pattes locomotrices. Le corps est
divisé en 2 parties : un céphalothorax portant des yeux médians et latéraux
ainsi que les pattes, et un abdomen, lui-même redivisé en 2 parties, un
préabdomen large à 7 segments dorsaux et un postabdomen ou queue for-
mée de 5 anneaux étroits et terminé par une vésicule à venin prolongée par
Scorpion : Ethnozoologie / 7253

un aiguillon. La vésicule à venin renferme 2 glandes venimeuses. La face


ventrale des scorpions montre à l’avant la base masticatrice des deux pre-
mières paires de pattes et un sternum triangulaire (famille des Buthidés) ou
pentagonal (autres familles) encadré par les hanches des deux dernières
paires de pattes,. Il est suivi des valves génitales puis d’une plaque portant
2 organes caractéristiques, les peignes munis de chémorécepteurs et de
mécanorécepteurs. La couleur des scorpions varie du jaune pâle, au roux,
au brun ou au noir – sans que cette couleur soit une indication de dange-
rosité. La majorité des scorpions vit dans les régions chaudes sous des
pierres, sous des écorces ou dans la terre ou le sable. Au Maghreb, on les
trouve depuis le niveau de la mer jusqu’à plus de 2000 m d’altitude. Beau-
coup occupent des milieux désertiques. Certains construisent des terriers et
attendent leurs proies à leur portée, d’autres sont errants et s’éloignent de
leurs abris. Les Scorpio largement répartis en pays berbère peuvent construire
des terriers s’enfonçant à plus d’un mètre de profondeur. Ce sont tous des
prédateurs surtout d’autres arthropodes (insectes, araignées, mille-pattes)
voire de petits reptiles et mammifères ; ils sont la proie d’oiseaux (rapaces,
oiseaux de basse-cour…), de mammifères (chat, macaque, fennec, gerbilles,
gerboises…), de reptiles ou d’amphibiens.

La reproduction des scorpions débute par une pariade qui comporte des
« danses » au cours desquelles les animaux agrippés l’un à l’autre par les
pinces effectuent une « promenade à deux », avancent et reculent et pré-
sentent des phases de tremblement, d’« arbre droit » (queues tendues vers
le haut et s’entrecroisant), d’« embrassades »… La danse qui dure selon les
espèces de quelques minutes à plusieurs heures, se termine par le dépôt
d’un spermatophore, petite baguette portant la substance séminale qui est
transmise à la femelle. La pariade est parfois suivie de cannibalisme, la
femelle dévorant le mâle.
La gestation dure d’un mois et demi à 9 mois. La parturition libère soit
des jeunes entourés d’une membrane dont ils se dégagent immédiatement
(ovoviviparité) soit de jeunes entièrement libres (viviparité), tous montant
sur le dos maternel dès la naissance.
La femelle porte sur son dos les jeunes « pullus » agglomérés et munis de
ventouses aux pattes. Ils ne se nourrissent pas, leur aiguillon est arrondi.
Quelques jours plus tard, la première mue synchrone donnera naissance à
des jeunes semblables aux adultes (munis de griffes et à aiguillon acéré) qui
s’éloigneront peu à peu de leur mère et chasseront pour leur propre compte.
La taille adulte est le plus souvent atteinte au bout de 5 à 8 mues. Les por-
tées, souvent de 15 à 30 jeunes, peuvent atteindre 132 individus (Androc-
tonus australis).

Les scorpions ont un métabolisme très bas ; Ceux des lieux secs résistent
à des conditions drastiques de milieu : jeûne, chaleur, froid, sécheresse,
incendies, rayonnement gamma, attaques bactériennes…
7254 / Scorpion : Ethnozoologie

On compte actuellement environ 2400 espèces de scorpions dans le


monde réparties en 16 (à 19) familles et en 213 genres. Les pays berbères
abritent une vingtaine de genres et une quarantaine d’espèces dont une
dizaine très dangereuses, parfois létales pour l’homme (Stockmann et Ythier
2010). En Afrique du Nord, les scorpions ont un très fort taux d’endé-
misme. Les genres les plus connus et les plus abondants sont les suivants :
parmi la famille des Buthidés (à sternum triangulaire et pinces relativement
fines), les genres Androctonus (espèces amoreuxi, australis (fig. 1), bicolor,
mauritanicus, crassicauda…) et Leiurus (quinquestiatus) sont les plus dange-
reux ; les Buthus, reconnaissables à leur lyre céphalothoracique, ont de
nombreuses espèces (atlantis, lienhardi, paris, tunetanus…). Les Hottentotta
(franzwerneri, gentili…), de couleur noire, peuvent atteindre 9 cm, Les
Buthacus (leptochelys, arenicola…), typiquement sahariens, sont de couleur
jaune paille, Les Scorpio (maurus, fuliginosus…) (Scorpionidés) portent de
larges pinces fouisseuses. Le nombre d’envenimations en Afrique du Nord
atteint quelques centaines de milliers d’individus par an. On compte de
nombreux décès et envenimations graves par les Androctonus, les Leiurus
et les Hottentotta, principalement chez les enfants ; le venin des Buthidés
est neurotoxique et comporte de très nombreuses toxines protéiques.
Un scorpion du genre Hemiscorpius (Hemiscorpiidé) existe en Égypte. Au
Moyen-Orient une espèce de ce genre possède un venin cytotoxique
provoquant de graves effets nécrosants. Les Instituts Pasteur ou de santé
pratiquent en Afrique du Nord des campagnes de ramassage de plusieurs
milliers, voire centaines de milliers d’animaux destinés à la fabrication de
sérums antivenimeux. La sérothérapie appliquée aussi rapidement que pos-
sible et les méthodes de réanimation sont souvent suivies d’effets positifs
dans les cas graves d’envenimation.

Fig. 1. Androctonus australis (Tunisie) (Ph.R. Stockmann).


Scorpion : Ethnozoologie / 7255

Les représentations de scorpions dans l’art rupestre pariétal sont relative-


ment rares : on connaît en Libye le site de l’Imatawert (Messak ; Gauthier
et Gauthier 2004. Cf. photo Y. Gauthier, fig. 2), d’Oum Chana dans la
haute vallée du Draa (Reine 1969) et en Égypte à Hierakonpolis (3700 BC).
Quelques autres représentations d’animaux mythiques dans le sud oranais
attribués à des scorpions sont fortement mises en doute.

De nombreuses coutumes berbères sont reliées à ces animaux :


Les Aissaouas ont la réputation de charmeurs et même de mangeurs de
serpents et de scorpions. (Davasse 1862 ; fig. 3). Ils seraient selon certains
textes immunisés contre leurs piqûres. En fait, aucune preuve d’immunité
n’est corroborée scientifiquement. Ils seraient aussi habilités à sucer la bles-
sure après une envenimation.
En Égypte, de nombreux objets représentent des scorpions depuis les
périodes prédynastiques (rois Scorpion) (Hendrickx et al. 2005) jusqu’à la
période ptolémaïque (palettes, sceaux, amulettes, figurines, bagues). Plu-
sieurs dieux ou déesses étaient liés aux scorpions. En particulier, la déesse
Selket (Selkis) représentée avec une tête de femme et corps de scorpion
(fig. 4) ou en femme couronnée d’un scorpion, était censée protéger des
maladies et des piqures de scorpions et gardait les vases canopes ; Hedetet,
mentionnée dans le Livre des Morts, protège aussi des animaux venimeux.
Plus tardivement, Isis-Scorpion est considérée en Nubie comme la grande
maîtresse du ciel (Anselin 2006).

Fig. 2. Aioussas mangeurs de scorpions


(Photo colorisée, fin XIXe siècle (planche de Leroux 1940)).
7256 / Scorpion : Ethnozoologie

Fig. 3. Gravure rupestre du scorpion de l’Imatawert (Libye).


Ph. Y. Gauthier.

Fig. 4. La déesse Selket (Musée du Louvre, moulage résine).


Photo R. Stockmann.

Fig. 5. Une Pierre noire diamètre :diamètre 4,7 cm


(souk de Marrakech). Photo R. Stockmann.
Scorpion : Ethnozoologie / 7257

En pays d’islam, les scorpions font souvent figure d’incarnation du diable


(Frembgen 2004), aussi plusieurs méthodes sont utilisées pour s’en protéger :
des amulettes représentant un scorpion sont accrochées sur la tente des
Touaregs ou à l’entrée des maisons. Ces amulettes, utilisées depuis l’Égypte
ancienne, peuvent être actuellement sculptées en bois. Un scorpion mort
peut remplir la même fonction.
Africa (Ifru), déesse berbère avant l’invasion romaine, est représentée sur
des monnaies berbères et romaines (Hadrien) avec ses attributs que sont
le scorpion, l’arc et le carquois. Elle est une divinité guerrière et est protec-
trice des commerçants.
Les tapis et tissus figurant des scorpions auraient un pouvoir de protec-
tion contre les puissances du mal (Frembgen 2004). Tant sur les tissus que
sur les poteries, les scorpions sont symbolisés par des losanges ouverts avec
des traits externes figurant des pattes (Devulder 1958).
Ce sont aussi des talismans avec des écritures et/ou des dessins de scor-
pions qui conjurent le « mauvais œil ». Villot (1888) cite comme exemple de
talisman contre les piqures de scorpions : « porter au cou enveloppés dans un
morceau de chiffon des cheveux d’un petit enfant ayant quatre mois et dix
jours ». Des incantations peuvent être prononcées par des Aïssaouas (Maroc :
Frembgen 2004). De nombreux artisans berbères fabriquent des scorpions
en fer forgé dont les représentations plus ou moins exactes sont vendues aux
touristes dans les souks. Dans le calendrier de l’horoscope berbère, le signe
du scorpion s’étend du 14 août au 13 septembre.

Les médications locales contre les piqûres de scorpions sont très nom-
breuses (Dupré 2008) et le plus souvent inefficaces. Elles sont utilisées
actuellement au Maghreb soit seules, soit en attendant le médecin.
Les Égyptiens utilisaient l’infusion de scorpion comme l’indique le papy-
rus de Brooklyn. L’application d’huile de scorpion est pratiquée dans de
nombreux pays. Sang de scorpion, scorpions écrasés, queue coupée, sont
appliqués sur la piqûre ; il en est de même de nombreuses substances miné-
rales. La « pierre noire » (fig. 4), mélange d’os calciné et de charbon de bois
vendue encore à l’heure actuelle par les Pères blancs ou dans les échoppes
des souks d’Afrique du Nord, n’a que des facultés d’absorption quasi-
infimes du venin et aucun pouvoir de neutralisation. De nombreuses
plantes sont aussi utilisées : soit pour faire fuir les scorpions, soit pour
appliquer sur la piqûre : ail, Calotropis procera (le pommier de Sodome,
plante à latex et grandes feuilles, typiquement saharienne), laitue, armoise,
matricaire, euphorbes (Euphorbia granulata ; cf. EB, E48)…

BIBLIOGRAPHIE
ANSELIN A., 2006 – « Aegyptio-graphica II : Le scorpion, ses hiéroglyphes et ses
mots », Revista de la Sociedad Uruguaya de Egiptologia (RSUE), 26, p. 13-28.
DAVASSE J., 1862 – Les Aïssaoua ou Les charmeurs de serpents, Paris, E. Dentu édit.,
96 p.
7258 / Scorpion : Antique

DEVULDER M., 1958 – Peintures murales et pratiques magiques dans la tribu des
Ouadhias, Maison-Carrée, IMA, 48 p., Paru initialement dans : Revue africaine,
t. 95, 1951, p. 63-102.
DUPRE G., 2008 – Des scorpions et des hommes, Villeneuve-Saint-Georges, Éditions
Arachnides, 423 p.
FREMBGEN J.W., 2004 – The scorpion in Muslim Folklore, Asian folklore studies
63, Institut für den Nahen und Mitteleren Osten, München, LMU, p. 96-123.
GAUTHIER Y., GAUTHIER C., 2004 – « Le scorpion de l’Imatawert (Messak,
Libye) », Cahiers de l’AARS, 9, p. 83-84.
HENDRICKX S., HUYGE D., ADAMS B., 2005 – « Le scorpion en silex du Musée
Royal de Mariemont », Cahiers du Musée Royal de Mariemont, 28-29, p. 7-33.
REINE M., 1969 – « Les gravures pariétales libyco-berbères de la haute vallée du
Draa », Antiquités africaines, 3, p. 35-54.
STOCKMANN R., YTHIER E., 2010 – Scorpions du monde, NAP Éditions, 587 p.
VILLOT E., 1888 – Mœurs, coutumes et institutions des indigènes de l’Algérie, Alger,
A. Jourdan, 552 p.

Roland STOCKMANN

S27. SCORPION : Période antique

Pour Pline l’Ancien (XI, 88, cf. aussi V, 42, avec le commentaire p. 443),
le scorpion est une plaie de l’Afrique (hoc malum Africae). L’animal se disait
nepa « dans la langue des Africains » (Pompeius Festus, 163, 12), peut-être en
punique plutôt qu’en libyque1 (Gsell, p. 313, n. 6 et 7). Sur des monnaies
d’Hadrien, l’Afrique est représentée tenant un scorpion (Gsell, p. 134 et n. 3).
Tertullien, qui était africain, intitula tout naturellement son traité contre les
gnostiques, Scorpiace, « antidote contre les scorpions » (cf. Scorp. 1). Selon
Strabon (XVII, 3, 11 in fine, avec le commentaire p. 129), évoquant l’agricul-
ture en pays masaesyle*, « à cause du grand nombre des bêtes dangereuses, on
travaille avec des jambières et on se protège le reste du corps avec des peaux ;
pour dormir, on enduit d’ail les pieds des lits à cause des scorpions, et on les
enveloppe de paliure ». Au début du même paragraphe, Strabon évoque, de
façon fantastique, toujours en Masaesylie, des scorpions ailés ou non et longs
de sept articulations (cf. le commentaire, p. 122-123). La terre de l’île de
Galata (La Galite) et celle de Clupea (Kelibia) passaient pour être mortelles
aux scorpions (Plin. V, 42, cf. XXXV, 202). Au long de la Grande Syrte et
partout ailleurs où ils avaient dû se disperser, les Psylles* n’étaient pas seule-
ment insensibles aux morsures des serpents, mais aussi aux piqûres des

1. Cette indication de Sextus Pompeius Festus, dit Festus Grammaticus (fin du IIe siècle
ap. J.-C.) est obscure. Le nom pan-berbère du scorpion, iɣirdem ou iẓirdem (cf. Notice S27)
n’a rien de commun avec cette forme nepa, qui n’évoque rien en berbère. Elle semble aussi
inconnue en sémitique, alors que c’est le nom premier du scorpion en latin (Ernout &
Meillet, p. 437), scorpio étant un emprunt au grec qui le tient lui-même, sans doute, du
sémitique (ʽaqrab). L’origine « africaine » de ce mot nepa reste donc mystérieuse [S.C.].
Scorpion : linguistique / 7259

scorpions (Élien, N. A. XVI, 27), et ils savaient en guérir ceux qui avaient
recours à leurs talents.
Bref, on le voit, le scorpion était quasi emblématique des disgrâces de
l’Afrique et il est remarquable que le dieu phénico-punique Shadrapa, génie
guérisseur, et le Mercure africain qui lui succéda, aient été des dieux au
scorpion.

BIBLIOGRAPHIE
DEONNA W., Mercure et le scorpion, coll. Latomus, XXXVII, Bruxelles, 1959.
GSELL S., Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, t. I, 1914, Paris.
PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, Livre V, 1ère partie, 1-46, l’Afrique du Nord, éd.
J. Desanges, Paris, Les Belles Lettres, 1980.
STRABON, Géographie, Livre XVII, 2e partie, l’Afrique de l’Atlantique au golfe de
Soloum, éd. B. Laudenbach et J. Desanges, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

Jehan DESANGES

S28. SCORPION : Note linguistique

La racine ƔRDM est remarquable : elle a fourni le terme iɣirdem (et


variantes) pour « scorpion » dans tous les parlers sauf peut-être en zénaga.
Taine-Cheikh (2008) fournit ārwiy « petit scorpion » que l’on retrouve dans
Basset 1909 sous la forme arouetch ainsi que tuɣerd (ou tureɣd ?) « scorpion ».

Les variations concernent principalement les voyelles :


kabyle : tiɣirdemt ; El Foqaha : taɣurdemt ; chleuh : iɣirdem, iɣrdm ; Awgila :
tɣardimt ; etc.
et la première consonne, l’uvulaire ɣ, ainsi :
Ghadamès : tašarḍemt « scorpion »
Ahaggar : eɣerdəm = eẓerdəm « scorpion » ; taneslemt (Mali) : eɣerdəm
Parlers du Niger : əẓarḍəm « espèce de grand scorpion » ; tăẓarḍəmt « scor-
pion (en général) »
La forme ăɣardəm désigne dans ces parlers le pseudo-scorpion ou une
espèce de grande araignée.
Dans les parlers les plus orientaux, le ɣ correspond à q :
Sokna : tqardemt ; Siwa : taqerdemt
La correspondance ɣ ~ q est bien connue en berbère, qq étant en général
la forme tendue de ɣ. Quant aux correspondances ɣ ~ ẓ ~ š, qui touchent
un tout petit nombre de noms (iɣirdem « scorpion », iɣed « cendre », iɣir
« épaule »…), elles ont été étudiées par Vycichl (1989) qui les explique par
une palatalisation de ɣ qui aurait abouti à ẓ ou š. Le problème a été repris
en dernier lieu par Kossmann (1999, p. 218). L’évolution vers la chuintante
7260 / Sel : Ethnologie

ne fait pas de difficulté mais le passage de ɣ à ẓ est plus problématique. En


s’appuyant sur les reconstructions du sémitique, Kossmann propose de
considérer ɣ et ẓ comme des glottalisées en proto-berbère – respectivement
*k’ et *t’ – ce qui pourrait expliquer cette évolution.

BIBLIOGRAPHIE
BASSET R., 1909 – Mission au Sénégal, tome 1, Paris
KOSSMANN M., 1999 – Essai sur la phonologie du proto-berbère, Köln, Rüdiger
Köppe Verlag.
TAINE-CHEIKH C., 2008 – Dictionnaire zénaga-français, Köppe Verlag (Berber
Studies 20), Köln.
VYCICHL W., 1989 – « Die Palatalisierung von Q im Berberischen », Rivista degli
studi orientali, vol. 63, fasc. 1/3, p. 39-44.

Kamal NAÏT-ZERRAD

S29. SEL : Ethnologie

Le terme pan-berbère qui désigne le sel est tisent avec quelques variantes
de prononciations locales (Ghadamès : Lanfry 2011, n° 1482 ; Mzab :
Delheure 1984, p. 191 ; Ouargla : Delheure 1987, p. 301 ; chaoui : Huyghe
1906, p. 639 ; chleuh : Laoust 1920, p. 80 et Destaing 1938, p. 258 ;
tamazight : Taïfi 1991, p. 648). On notera que la forme touarègue têsemt
ou tésemt (Foucauld, IV, p. 1834 ; Prasse et al., 2003, II, p. 722) amène à
postuler que tisent est une réalisation secondaire, avec assimilation classique
de lieu d’articulation (/mt/ > [nt]) d’une forme primitive *tisemt. Le terme
lmelḥ (lemlaḥ) utilisé par d’autres régions berbérophones (kabyle : Dallet
1982, p. 498-499 ; Beni Snous : Destaing 2007, p. 323 ; Rif : Serhoual,
2002, p. 313) est un emprunt à l’arabe.
En kabyle, autour du noyau « sel », « salé », « non salé », gravitent
quelques expressions (notre relevé n’est pas systématique) qui indiquent la
portée symbolique du sel.

– Tagella d lmelḥ, « la nourriture (le pain) et le sel » partagés créent un


lien indéfectible et sacré ; rompre ce lien (en kabyle « le trahir » : yexdeε
tagella d lmelḥ, « il a trahit le pain et le sel (partagés ») est un acte grave qui
entraîne la malédiction (ddeεwessu). Aḥeqq tagella d lmelḥ (« Au nom de la
nourriture et du sel (partagés) ! ») est une formule de serment en kabyle.
Ce pacte sacré ne concerne pas que les humains, le laboureur le scellera
chaque année à l’occasion du tracé du premier sillon en « endui[sant] la
tête des bœufs, le soc et les pioches d’un mélange de farine, de blé, d’huile
et de sel… » avant de se tourner vers l’est et de placer l’année agricole
« sous la protection de Dieu » (Servier 1962, p. 120). Avant l’islam, ce
pacte était scellé avec les forces de l’Invisible.
Sel : Ethnologie / 7261

À propos de ce lien étroit entre la nourriture et le sel, qui confère au sel


sa haute valeur symbolique, C, Lacoste-Dujardin note : « le sel est le propre
de la nourriture humaine civilisée car les animaux mangent sans sel comme
tous les occupants du monde sauvage, de sorte que la chair humaine se dis-
tinguerait des autres en étant salée » (2005, p. 317) ; sur la chair humaine
salée, voir Dallet 1982, p. 517 : merriγ weksum-iw, « ma chair est salée » ou
merriγeγ, « je suis salé », expressions qui signifient : « on ne s’en prend qu’à
moi, je suis responsable de tout ».
– tufeg lmelḥ (le sel a volé, (a éclaté ?)) : cette expression indique la viru-
lence de la violence verbale, surtout dans les disputes entre femmes.
– En kabyle, l’opposition salé (melleḥ, amellḥan) non salé (messus - amessas)
(Dallet 1982, p. 519 ; Destaing 2007, p. 126). Le sens de cette opposition
s’étend au-delà de la nourriture. Conservant la polysémie originelle, attes-
tée déjà en arabe dans les sources lexicographiques médiévales, est salé tout
ce qui est beau, agréable, gracieux (Dallet 1982, p. 498-499 ; Taïfi 1991,
p. 417-418) si bien que le verbe melleḥ signifie aussi bien saler la nourriture
que rendre beau ; c’est le sens, par exemple, de ces paroles prononcées par
des tisseuses : après avoir répandu du sel à l’endroit où doit être ourdie la
chaîne, la plus experte d’entre elles dira :
A Rebbi weqqm-it, mellḥ-it
A lmalaykat tiεzizin, mellḥemt-tt, fkemt-as-d lewqama.
« Ô mon Dieu, fais que le tissage soit bon et beau.
Bons Anges, faites-en une belle chose, réalisée selon les règles. » (Genevois
1967, p. 44-45).

On notera que le lien « sel/salé – charmant/agréable » se retrouve aussi


dans le lexème berbère tisent ; ainsi, en chleuh l’expression :
udm-ns, tella gis kra n tisent ! « Son visage est plein de charme (sel) ».
Ou, à propos d’un poète :
awal-nnes, tella gi-s tisent, « ses paroles/ses vers sont charmants, agréables »
(litt. dans ses paroles, il y a du sel).
On peut supposer qu’il s’agit d’une métaphore ancienne et assez com-
mune, associant le « salé » au « charmant/agréable » ; elle renvoie certaine-
ment à la fois à la blancheur et à la brillance du sel et à une alimentation
à base de céréales, qui exige du sel (et/ou un autre condiment) pour avoir
du goût et devenir appétissante. Cette association du sel à des valeurs posi-
tives, couvrant une large palette de nuances allant de « l’agréable/char-
mant », au « remarquable » et au « piquant », semble quasiment univer-
selle : elle est déjà en présente en latin (Ernout & Meillet, p. 589), en arabe
classique mulḥa signifie « anecdote/parole spirituelle, pleine d’esprit : mot
d’esprit » et, pour le français, on évoquera des expressions comme « le sel
de vie », « cette histoire ne manque pas de sel »… Sans oublier la valeur
quasi-monétaire, qu’il a dans l’expression berbère tisent n ufus / lmelḥ (n)
7262 / Sel : Ethnologie

ufus, « sel de la main » = « pot de vin, bakchich », comme si la pincée de


sel glissée dans la main d’autrui permettait d’ouvrir toutes les portes ! Ce
qui renvoie immédiatement au latin salarium, « somme donné aux soldats
pour acheter leur sel > solde » > fr. salaire (Ernout & Meillet, ibid.)…

À l’opposé, messus, amessas, est ce qui est fade ex. imensi amessas, « dîner
fade » ; ledhuṛ imessasen, « paroles insipides, sans intérêt » ; zzin amessas,
« beauté sans charme ».
À partir du même verbe imsus, le kabyle distingue entre la fadeur de la
nourriture : temses et la « fadeur », la lourdeur du comportement : tim-
mussest. Cette opposition amellḥan ~ amessas dans le domaine de l’esthé-
tique, est bien rendue par l’appréciation que cette potière porte sur le tra-
vail de sa fille, débutante en matière de décoration : tabaqect-aki messuset,
txuṣṣ lemleḥ ; rrqm-is dir-it… : « ce (petit) plat n’est pas joli ; il manque de
charme ; le décor n’est pas beau… » (Sr Louis de Vincennes 1971,
p. 28-29). Le sel est donc associé au charme ; mais, en toutes circonstances,
il faut en user avec modération.
– Temreγ : l’excès de sel (Dallet 1982, p. 516-517).
Le verbe ssemreγ (factitif de imriγ « être (trop) salé ») signifie « saler exa-
gérément, rendre détestable » (Dallet, ibidem) et imriγ signifie « être amer
par excès de sel, être saumâtre » (Dallet, ibid.). L’excès de sel pervertit donc
le bon goût, le transforme en amertume. Dans l’éducation des filles en
Kabylie, les mères insistent toujours sur cette recommandation : Temses si
leḥdaqa, temreγ si leqbaḥa, « l’absence (ou le manque) de sel relève de la
politesse, l’excès de sel, de l’impolitesse ». Ces propos valables pour la cuis-
son des aliments (il est toujours possible d’ajouter de sel au cas de manque,
alors que l’excès crée une amertume irréversible), s’appliquent à la conduite
en général et surtout à la parole. Le bon usage du sel semble donc ici l’aune
à laquelle on évalue la pondération et le sens de la mesure.

On notera que cette racine MRƔ (imriɣ) est très présente dans la topo-
nymie, sous des formes diverses : Imariɣen (« les salés/salins ») et son singu-
lier Amariɣ, Timirɣt (« salée/saline »)… Il s’agit toujours d’endroits où
l’eau est saumâtre et/ou de lieux où on produit du sel.

Le sel connaît plusieurs types d’usages : alimentation, préparation des


peaux, pharmacopée, pratiques et rites magiques. Avant de décrire ces
usages, il faut préciser que les régions désertiques et semi-désertiques de
l’Afrique du Nord contiennent d’importantes réserves de sel en raison des
nombreuses « dépressions naturelles (sebkha, chott) » qui s’y trouvent ;
celles-ci se remplissent d’eau après les orages, cette eau dissout les sels
minéraux qui cristallisent à la surface après évaporation du liquide » (Gast
1968, p. 170) ; cet auteur décrit les différents modes d’extraction du sel
dans l’Ahaggar (Gast 1968, p. 170-175). Bellakhdar, qui cite les principaux
gisements de sel au Maroc et au Sahara, énumère pas moins de sept types
Sel : Ethnologie / 7263

Fig. 1. Extraction du sel. Ahaggar, mars 1963. Cliché M. Gast.

de sels en fonction de leur provenance : sel des sebkhas, sel gemme, sel de
plantes, sel marin, etc… (Bellakhdar 1997, p. 555).
Le sel a constitué un élément important dans le commerce saharien jusqu’à
une époque très récente (Gast 1968, p. 171 ; Foucauld 1984, p. 163, 164,
215, 216 ; Bellakhdar 1997, p. 555). Il est utilisé dans l’alimentation, le trai-
tement des peaux, la pharmacopée et dans les pratiques magiques.
Dans l’alimentation le sel sert de condiment indispensable ; sa consom-
mation n’est cependant pas uniforme puisque Gast remarque que « les
nomades semblent consommer beaucoup moins de sel que les sédentaires »
(Gast 1968, p. 170). Le sel sert aussi à la conservation des aliments : viande
et beurre, notamment.
Le traitement des peaux est la première opération dans la fabrication de
plusieurs objets domestiques : outre à grains ou à matières sèches (taylewt,
taculliṭ) outre à matières liquides : huile, eau (ayeddid), peau de mouton
(alemsir) ou de bœuf (aglim) pour s’asseoir. La préparation de ces peaux est
7264 / Sel : Ethnologie

Fig. 2. Charges de sel. Ahaggar, mars 1963. Cliché M. Gast.

différente selon les objets mais dans tous les cas, c’est la face interne de la
peau qui est enduite d’un mélange de farine, d’huile et d’une bonne quan-
tité de sel. Ces peaux sont ensuite mises à sécher et traitées (elles peuvent
être lavées avant ou après la préparation) en fonction de l’objet à obtenir.
En Kabylie, cette tâche est accomplie par les femmes (Laoust-Chantréaux
1990, p. 79-80 ; Chaker 2013, p. 6003-6004).

Dans la pharmacopée traditionnelle, c’est-à-dire antérieure à l’introduc-


tion de la médecine occidentale, plusieurs vertus sont attribuées au sel : celle
de nettoyer, de désengorger, d’assainir, il est ainsi employé contre « l’engor-
gement de la bile » (Gast 1968, p. 173) ; pour nettoyer, additionné à « de
l’eau savonneuse, une plaie non suppurante » (Gaudry 1998, p. 239), en
bains de bouche contre les gingivites, les aphtes et les amygdalites et en divers
types de lavements (Bellakhdar 1997, p. 556). En cas de piqûres d’épines ou
de reptile (Gast, ibid.) ou de scorpion (Delheure 1986, p. 248), le sel est
Sel : Ethnologie / 7265

utilisé comme anti-venin, Delheure précise pour le Mzab qu’il est appli-
qué sur la piqûre après scarification. En Kabylie, on avait recours au sel
pour éviter la contagion du typhus : « on met pendant trois jours sous
l’oreiller du typhique une certaine quantité de sel qui servira à assaisonner
la nourriture de toute la famille » (Laoust-Chantréaux 1990, p. 231).
D’une manière générale, le sel est recommandé comme remède contre
plusieurs maux : il permet de soigner « les maux d’yeux, de foie, de l’esto-
mac » (Gast 1968, p. 173). Les maux de tête dus à « une longue exposi-
tion au soleil ou près du feu » sont guéris par aspersion d’eau salée sur la
tête du malade (Laoust-Chantréaux 1990, p. 227). Une hémorragie den-
taire peut être arrêtée grâce à un « petit morceau de sel mis dans l’alvéole
de la dent que l’on vient d’extraire » (Gaudry 1998, p. 238). Quant aux
sels des plantes, riches en iode, Bellakhdar pense « que leur usage dans
les traditions alimentaires des Sahariens et des Sahéliens a une origine
thérapeutique, car ces sels, de par leur iode, préviennent l’apparition du
goitre… » (Bellakhdar 1997, p. 556).
L’absence de sel est recommandée dans le traitement de certaines mala-
dies ; c’est le cas du beurre fondu non salé, pour guérir quelques formes
d’affections cutanées (Laoust-Chantréaux 1990, p. 228-229). Une alimen-
tation non salée est également nécessaire pour soigner les rhumatismes
(Gaudry 1998, p. 240) et la variole (Laoust-Chantréaux 1990, p. 231).

Les usages magiques du sel sont nombreux ; on le retrouve dans les pra-
tiques divinatoires et surtout prophylactiques.
Le sel est un élément qui entre dans certaines pratiques divinatoires : la
praticienne attribue à chacun des éléments un sens, les jette de la main
droite dans un récipient plat et, de la lecture de leur disposition, prédit
l’avenir ; dans un exemple décrit par M. Gaudry : « …un petit morceau de
sel, c’est le bonheur, ce qui est heureux ; un petit morceau de charbon, ce
qui est funeste » (1998, p. 227). Le plus souvent, le sel constitue le seul
élément de la pratique divinatoire, mis dans un nouet et après girations
au-dessus de la tête d’un malade, « il permet de savoir si la personne malade
depuis longtemps guérira ou décédera » (Plantade 1988, p. 31).
Très proches des pratiques de divination sont les présages ; J. Servier
décrit comment du sel est déposé sur le toit, la nuit de Yennayer (dans des
petites marmites de terre ou autour d’une boule de levain, chaque morceau
de sel représentant un mois de l’année) et comment le maître ou la maî-
tresse de maison présage de l’humidité de l’année à venir en fonction de
l’état des cristaux de sel (Servier 1962, p. 295). Servier signale, au moment
où il menait ses enquêtes, c’est-à-dire au milieu du XXe siècle, l’étendue de
cette pratique dans le nord de l’Algérie.
Les œufs sont également utilisés pour présager de l’année agricole (voir
notice « Œuf », EB XXXV, 2013) ; symboles de fécondité, ils sont recouverts
de la terre du premier sillon, c’est-à-dire « semés » comme le grain, alors que
le sel, associé à l’humidité, est déposé sur le toit, tourné vers le ciel.
7266 / Sel : Ethnologie

Une autre pratique de présage utilisant le sel est décrite par H. Genevois
(1968/I, p. 14-18) : elle concerne les jeunes filles et les jeunes femmes répu-
diées qui tardent à se (re)marier. La qibla ou une vieille femme prend une
quantité égale de semoule et de sel, effectue des girations sur la tête de la jeune
femme puis, avec ces ingrédients, confectionne un « beignet de la chance »
(taḥbult n lbext). Avant de dormir, la jeune femme le mange en entier sans
boire. « Pendant son sommeil, torturée par la soif, elle rêvera qu’elle va boire
à une fontaine et y remplir son récipient » (Genevois 1968/I, p. 16). La fon-
taine dans laquelle elle aura bu indiquera l’endroit dans lequel elle sera mariée
et toutes les circonstances de ce rêve de visite à la fontaine seront minutieuse-
ment interprétées par les femmes présentes selon le principe de l’analogie.
Dans cette pratique apparaît nettement aussi l’association entre le sel et l’eau.

Pour les pratiques prophylactiques ou à visée thérapeutique il faut noter


que le sel est considéré comme un moyen souverain contre le mauvais
œil. « Lorsqu’un enfant est chétif et ne peut pas se tenir debout, sa mère
prend une poignée de sel qu’elle fait tourner sept fois au-dessus de la tête
du petit en comptant, puis jette le sel au feu. Sur le feu, le sel crépite, la
mère croit alors que le mauvais œil est conjuré ». (Delheure 1988, p. 277).
Cette pratique de giration du sel (tunnḍa n lmelḥ ou tuzzya n lmelḥ en
kabyle), également décrite par Delheure pour Ouargla, permet aux femmes
aussi bien de reconnaître l’auteur du mauvais œil, par la « lecture » du sel,
que de conjurer le mauvais œil (Plantade 1988, p. 30-31). Outre son usage
contre le mauvais œil et dans le même ordre d’idée, on attribue au sel un
pouvoir de protection contre toutes les forces maléfiques, d’où sa présence
dans « toutes les cérémonies de purification ». (Laoust-Chantréaux 1990,
p. 270, note 12). Ce pouvoir explique aussi la pratique très courante de
répandre du sel, d’être en contact avec le sel (Bellakhdar 1997, p. 556),
en particulier dans les moments de passage : au moment de la naissance,
« à l’endroit où a eu lieu l’enfantement » et dans lequel est enfoui le cordon
ombilical (Delheure 1988, p. 261), lorsque l’accouchée sort pour la pre-
mière fois (Delheure 1988, p. 269), lors du départ de la mariée vers le
domicile conjugal (Laoust 1993, p. 167).
L’usage du sel accompagne aussi les étapes importantes du tissage, acti-
vité entourée de nombreux rites car les femmes prêtent, au tissage, une
âme (rruḥ uzeṭṭa). Au moment de l’ourdissage, la femme la plus experte
répand du sel pour que le tissage réussisse (ad yemleḥ uzeṭṭa, cf. supra)
(Genevois 1967, p. 44-45). Lorsque le tissage est achevé et qu’il doit être
coupé, on place sur la tête de chacune des femmes présentes « du sel et un
fragment de fil ». Si des hommes assistent à cette opération – ils ne doivent
en principe pas être présents –, « on leur impose sur la tête le sel et le fil,
même à leur insu, pour qu’ils ne soient pas victimes de stupeur dans la
conversation ou la dispute » (Genevois 1967, p. 68). Le terme kabyle que
Genevois traduit par « stupeur » est azaylal qui signifie « absence d’esprit,
absence de réflexe, stupeur » (Dallet 1982, p. 965). Le sel joue ici un rôle
Sel : Ethnologie / 7267

prophylactique : il s’agit de protéger les assistants à cette opération du


risque d’être privés (« coupés » comme l’est le tissage) de leur présence
d’esprit, de leur capacité de réaction, précaution redoublée pour les
hommes car ce sont eux qui sont tenus de faire face (ad qablen) aux dan-
gers extérieurs et donc de ne pas perdre ce précieux atout.

Dans un rite complexe par lequel une femme veut se protéger du risque
d’avoir une coépouse (takna) ou semer la discorde entre parents et enfants,
le sel est assimilé à la stérilité. Ce rite est un simulacre de labour dénommé :
tayerza n yemcac (« labour des chats ») (Genevois 1968/II, p. 84-91 ;
Laoust-Chantréaux 1990, p. 204 ; Plantade 2010, p. 4498). La femme ou
une sorcière attelle à une minuscule charrue fabriquée par un forgeron
« deux chats noirs et les fait courir [dans un cimetière] à travers les tombes
en semant du sel devant eux et en prononçant : « (comme) le sel rend
stérile, mon mari ne se remariera pas » (Laoust-Chantréaux 1990, p. 204).
Le sel remplace ici le blé mais, à la différence du blé, il ne germera pas,
d’où son association à la stérilité et à la mort ; il est « semé » dans le cime-
tière (opposé au champ cultivé) « à travers les tombes ».
Certaines de ces pratiques dans lesquelles le sel est utilisé indiquent un
lien entre le sel et le sacré : J. Servier décrit comment dans la région du
Cheliff, « la troisième [et dernière] branche [d’un arbre sacré] fut coupée,
émondée, plantée dans un trou garni de sel et blanchie à la chaux, comme
le pilier central des maisons de l’Ouest du département d’Alger. Ce talisman
qui porte le nom de tagida est érigé dans la fraction des Ulad ʽAli au centre
d’un cercle de pierres dressées » (Servier 1962, p. 29). Dans le Mzab, ce lien
entre le sel et le sacré est exprimé sur le mode du religieux : « Si quelqu’un
ayant répandu du sel ne le ramasse pas, on lui dit : « Dans l’Au-delà, il
le ramassera avec les cils de ses yeux » (Delheure 1986, p. 254).
Enfin, l’Encyclopédie berbère (XX, notice G42, « Ghât », 1998, p. 3101-
3106) et l’ouvrage de Malika Hachid (2000, p. 103) signale l’existence à
Ghât et El Barkat d’une fête du sel qui fut supprimée en 1954 par les
autorités libyennes. Cette fête « se déroulait le 27 ramadhan ». Après la
récolte du sel « les jeunes filles des deux localités se rassemblaient vêtues de
leurs plus beaux atours et se donnaient une allure guerrière en croisant sur
la poitrine leur longue ceinture, comme le font les méharistes avec leurs
cartouchières » (EB XX, 1998, p. 3106) et se livraient à la simulation de
jeux guerriers. Au cours de cette fête du sel, était examinée par des vieilles
femmes la virginité des jeunes filles. Une fête semblable a été signalée par
Hérodote pour la région de la petite Syrte. (EB XX, 1998, p. 3106).

Les usages du sel liés aux rites agraires et à ceux du tissage sont en voie
de disparition en raison de la très nette régression de ces activités, mais la
portée symbolique du sel persiste à travers la langue, dans les pratiques
magiques comme moyen de conjurer le mauvais œil, et dans ce pacte sacré
dénommé en kabyle tagella d lmelḥ.
7268 / Sel : Ethnologie

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Sel : Antiquité / 7269

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Dahbia ABROUS
[Avec des compléments de A. BOUNFOUR et S. CHAKER]

S30. SEL / SELS ET SALAISONS : Antiquité

Introduction
Le territoire nord-africain de la Berbérie, la Libye des Anciens, est un
espace privilégié pour ses sels, surtout le sel commun, le chlorure de
sodium, melḥ, tissent/tésemt, ἀλς, sal. Un climat chaud et sec et un fort
ensoleillement vont favoriser sa formation, à partir de conditions géomor-
phologiques très favorables mais très inégalement réparties. Il peut se for-
mer naturellement dans les sebkhas* côtières ou intérieures et dans les
fleuves salés (« Oued Melah ») ou exister comme sel gemme. Mais l’homme
apprendra aussi à l’élaborer artificiellement suivant ses besoins à partir
d’eaux salées ou saumâtres, argiles, ou cendres végétales salées. On connaît
de nos jours les sebkhas et chotts El Hodna et d’Oran en Algérie, El Jerid
(Tunisie), de Zarzis (riches en NaCl mais aussi en chlorures et en sulfates)
de Taourga en Libye, ainsi que de nombreux sites de sel gemme : Moham-
media, Imarigha, Mogador, Oued Beth, lac Zima, Idgill, au Maroc. Sur
l’Atlantique, les fleuves vont marquer les emplacements de salines comme
le Loukos, à Al-Araish (Lixus) et l’oued Assilah dans la région de Tanger.
Dans la région sub-saharienne, des noms de lieux d’origine de sels africains,
tels que Teghaza (Mali), Taoudenni et Bilma au Niger, ont été rendus
célèbres par les caravanes de sel qui traversaient le Sahara et se dirigeaient
vers l’Afrique Centrale. Ces échanges qui se sont perpétués jusqu’à des
dates récentes et ont façonné l’image la plus répandue des sels africains,
contrôlés en partie par les Touaregs, ont été remarqués depuis le XIe siècle
par des voyageurs arabes comme Ibn Hawqal, Al-Idrîsî, Ibn Battûta et
Léon l’Africain.

Mais c’est à des dates très anciennes que la richesse en sel de l’ancienne
Libye sera remarquée par les tout premiers voyageurs. Hérodote au Ve av.
J.-C décrira les collines de sel recouvertes d’une couche de terre et associées
à des oasis, qu’il découvrait en suivant la voie caravanière qui unissait
l’Égypte au lac Tritonis (El Jerid) (Hérodote, 182-185). Au Moyen Age,
des descriptions équivalentes vont être faites pour le sel de Teghaza (Mali)
et de Taoudenni (Niger) : des collines de sables, des terres saumâtres et des
cristaux de sel, avec sous le sable, des couches de sel gemme transparent.
Hérodote fera connaître aussi les maisons des Garamantes, construites en
7270 / Sel : Antiquité

sel (Hérodote, IV, 185), que reprendra plus tard Pline (NH V, 32-34).
Il s’agit, par conséquent, de ce premier rapport avec l’Afrique intérieure
que l’on retrouvera chez des voyageurs musulmans comme Al-Bakrî décri-
vant une mine de sel dominée par un château fait en sel (121).
Aristote, quant à lui, fera allusion aux eaux de mer s’infiltrant à l’inté-
rieur de la Libye et à la qualité des eaux des puits, tantôt douces tantôt
salées (Pr. XXIII, 21), ce qui n’est pas sans nous rappeler les allusions de
Léon l’Africain aux eaux saumâtres le long de sa route de Fez au Caire.
Pline remarquera aussi ces lacs africains (lacus), aux eaux troubles et qui
contiennent du sel (HN, XXXI, 76). Et c’est Dioscoride qui soulignera la
qualité du sel de Libye (Mat. V. 109). Ces allusions se complètent par une
très riche toponymie dès l’Antiquité : un Salsum flumen en Maurétanie
(Pline, HN V, 10), appelée par le Ravennate Mauritania salinarum (Rav. I,
3, p. 7 ; III, 9), ou une station Ad Salsum flumen en Césarienne (It. Ant.
13,3), et la Table de Peutinger situera en Maurétanie Césarienne des Salinae
Nubonenses, le chott El Hodna (segm. I, 1, 124), et en Tripolitaine des
Salinae, le lac Taourga (segm. VII, 4) (fig. 1).

Fig. 1. Table de Peutinger, VII, 4.


Sel : Antiquité / 7271

L’élaboration et la production de sel

Les Anciens ont beaucoup insisté sur la différenciation entre le sel naturel
et le sel artificiel (Varron RR, I, 7, 8 ; Pline HN XXXI, 73-77), et de cette
différenciation et de ce contrôle de l’élaboration du sel va naître son identi-
fication avec la vie civilisée (Pline HN. XXXI, 88). Le sel dépassera sa pre-
mière fonction, la fonction alimentaire, et deviendra un stimulant de l’ap-
pétit et un condiment qui valorise les mets. Ainsi Salluste va se référer au sel
comme antithèse de l’alimentation des Numides (Jug. LXXXIX, 6-9).
Les conditions très favorables d’ensoleillement et de sécheresse vont
favoriser les dépôts de sel naturel dans les lacs (amersal), procédé naturel
décrit par le pseudo-Aristote quand il mentionne un sel όρυκτός, se trou-
vant en profondeur, mais durcissant en surface en présence de soleil
(De mir. ausc. 134). Bien plus tard, Orose mentionnera le lacus salinarum
où le sel se forme naturellement (per se conficitur), lac identifié avec le
Chott El Jerid (Hist. Adv. Pag. 7, 90), et ces lacs d’intérieur seront repré-
sentés sur les Itinéraires routiers, salinae inmensae quae cum luna crescunt et
decrescunt (Table de Peutinger VII, 4) (fig. 1). Parmi les formes de sel natu-
rel, on reconnaît aussi le sel gemme dont les plus anciens témoignages
d’exploitation par taillage remontent au Néolithique pour le sel de l’Oued
Beth (Maroc). Mais tout porte à croire que le sel minéral, le sel naturel ou
des formes saturées de saumure ont, tout de suite, été perfectionnés par
l’homme jusqu’à l’obtention du sel commun apte à l’alimentation. Tel
pourrait être le cas de la présence d’eau douce dans toutes les mines citées
par Hérodote (Hdt 182-185), eau douce nécessaire à l’homme mais aussi
au lessivage et à la dissolution du sel, comme c’est le cas actuellement dans
les salines de Bilma (Niger). En effet, les sebkhas ont des degrés de pureté
différents en sels et un besoin de raffinage est nécessaire pour extraire le
chlorure de sodium des autres sels.

Mais c’est à Utique qu’Aristote décrira l’élaboration de sel commun à


partir d’une saumure saturée, mise en moules de différentes formes et
séchée au soleil, jusqu’à l’obtention de sel (De mir. ausc. 138). C’est aussi à
Utique que Pline va définitivement systématiser, d’un point de vue scienti-
fique et détaillé, tout le procédé technique d’élaboration du sel artificiel :
« l’Afrique aux environs d’Utique élève des amas de sel en forme de col-
lines : lorsque le soleil et la lune les ont durcis, l’eau ne peut plus du tout
les dissoudre et le fer même les entaille à peine » (HN XXXI, 81). Le pro-
cessus artificiel d’une saline qui consiste à faire circuler l’eau et à la faire
évaporer dans des bassins-réservoirs puis des cristallisoirs, et à la recueillir à
la saison sèche, n’est décrit que partiellement dans l’Antiquité dans l’œuvre
poétique de Manilius (Astronomica V 682-692) et d’une façon précise dans
le poème de Rutilius Namatianus (De redito suo 475-490). En fait, c’est
tout un processus qui a une étroite relation avec les travaux d’hydraulique.
César mentionnera le stagnum salinarum de Thapsus lors de sa bataille
7272 / Sel : Antiquité

contre Caton et Scipion en 46 av. J.-C (Bell. Afr. 80.19) ou les salines de
la région d’Utique dans la description des Castra Cornelia de Scipion l’Afri-
cain (Bell. Civ. II, 37, 1-6). Dans les sebkhas, tout un processus de capilla-
rité permettait d’amener l’eau salée en surface et, sous l’effet du soleil, de
former cette couche de sel ou de sels. Parfois, le mouvement marin des
eaux accentuait le remplissage des réservoirs. Ce flux et reflux des eaux est
connu pour les Syrtes (Str. XVII, 17-18), mais il est surtout attesté pour la
côte atlantique où les étiers et les réservoirs se remplissaient d’eau salée sous
l’effet des marées et du mouvement des eaux. Strabon citera le cas de la
ville de Lixus, établissement renommé pour ses salaisons où les eaux péné-
traient sur plus de sept stades le long du Loukos (Str. XVII, 2). C’est ce qui
permettra aux établissements saliniers de s’installer à l’intérieur et aux
embouchures des fleuves comme le remarquera Cicéron dans un sens géné-
ral (Cic. Nat. D. II), ou qui justifiera l’existence en Libye de toponymes
tels que Salsum flumen (Pline HN V, 10).

Le sel de Libye, la qualité du produit. Le commerce


Dioscoride vante la qualité du sel de Libye qu’il rapproche des sels les
plus appréciés de la Méditerranée, tels que les sels de Salamine à Chypre,
de Mégare, de Sicile (Diosc. V, 109). Pline ajoute ceux de Tatta (Phrygie),
de Cappadoce, de Tarente, de Tragasae, d’Acanthus, de Sicile (Agrigente) et
de Memphis, de Bétique, d’Attique, d’Eubée (HN XXXI, 73-88). Ces sels
étaient répandus sur le bassin méditerranéen, bien connus, aux qualités et
aux couleurs précises : blancs, rouges (Pline, HN, XXXI, 87-88).

Parmi eux, le sel du désert d’Amon falsifié par les sels de Sicile (Pline
(HN, XXXI, 79-80) : le nom d’Hammoniacus, Αμμωνιακός sera apprécié
pour sa pureté, son goût agréable et ses propriétés thérapeutiques (Arist.,
Météo. I, 14, 352, Diosc. V 109, Pline, HN XXXI, 78, Arrien, An. 3, 4,
3-4 ; Celse, Med. 6, 6 39 ; Col. Rust. 6, 17, 7 ; Diod. XVII, 49, 6 ; Str. I,
3, 4). Il est identifié avec celui des sebkhas de la région du sanctuaire
d’Ammon à Siwah et donnait lieu à tout un système de donations et d’of-
frandes, base de l’organisation économique du sanctuaire. Mais Pline iden-
tifie le sel Hammoniacus avec un sel en bloc au goût très amer en quoi il
faut reconnaître d’autres sels extraits des sebkhas, sulfates de sodium ou
chlorure de magnésium, aux fonctions thérapeutiques, en particulier diges-
tives (Pline HN, XXXI, 79-80).
De même qu’Hérodote parlera de sels blancs et rouges pour les sels
d’Égypte (Hdt III, 186), toute une variété de sels étaient extraits depuis la
région d’Amon le long de la colonne dorsale saline africaine. Les uns très
recherchés pour leur qualité avaient une fonction alimentaire, les autres
une fonction thérapeutique. Ils circulaient par la voie caravanière suivie par
Hérodote, qui se dirigeait vers les comptoirs et villes côtières, véritables
débouchés des ressources de l’Afrique intérieure, dont le sel (Hdt IV, 180).
Sel : Antiquité / 7273

Si le commerce avec les Augiles et les Garamantes est attesté dès le Ve siècle
(Hdt IV, 172), l’époque romaine va se caractériser par une intégration ter-
ritoriale de cette région saharienne avec tout un processus de pénétration
et d’occupation, jusqu’à Ghadamès, ce qui permettra l’accès aux sels du
Fezzan (ses sebkhas et ses sulfates de sodium). Le commerce du sel sera
bien attesté à l’époque préislamique et à partir des sources arabes. Les Égyp-
tiens semblent avoir commercé dans la région subsaharienne, en transpor-
tant du sel, du verre et du plomb (Hudud Al Alam 63), tandis qu’Ibn
Hawqal mentionne l’abandon des routes vers la Méditerranée et l’exporta-
tion du sel des régions de l’islam vers Ghana, le commerce du sel étant leur
principal moyen de subsistance (74). La côte orientale de l’Afrique du Nord
comportera encore quelques ports d’exportation de sel, Ras-el-Makhbaz
(en Tripolitaine) ou Alexandrie (dont le sel ammoniakos est toujours au
Moyen Age un sel de qualité).

Cadre socio-économique et culturel du sel. Les salaisons


La consommation de chlorure de sodium est devenue indispensable à
l’homme à partir du moment où celui-ci a commencé à s’alimenter en
majeure partie d’aliments à base de végétaux et de céréales, moment où il a
eu besoin d’un apport supplémentaire de NaCl pour équilibrer l’organisme.
Ainsi, le sel va devenir peu à peu un facteur déterminant de l’organisation
socio-économique par son rôle dans l’alimentation humaine et animale.
Il deviendra le principal agent conservateur des aliments, sera demandé
pour ses valeurs thérapeutiques puis peu à peu, pour mettre en valeur et
assaisonner les aliments. Ainsi, il deviendra progressivement un bien
d’échange, un bien de prestige et un élément de pouvoir. Comme élément
indispensable à la vie humaine, son rôle économique, social et culturel va
déterminer le développement du sel dans la Libye.
Si dès le Néolithique le sel gemme a été exploité, les activités des Proto-
Berbères, des sociétés d’agriculteurs qui connaissaient le blé et l’orge et qui
élevaient des moutons, des chèvres, des vaches, impliquaient une utilisation
et une récolte du sel, ce sel naturel si abondant dans le territoire africain.
Les premiers témoignages d’utilisation de sel en grande quantité et d’élabo-
ration de celui-ci sont indirects et proviennent des comptoirs phéniciens et
puniques établis sur les côtes tingitane et proconsulaire. Le grand besoin en
sel pour l’élaboration des sauces et salaisons, la proximité des ateliers de
salaisons avec des salines actuelles et surtout le besoin en sel raffiné pour
élaborer ces produits laissent entrevoir le rôle de ces installations dans la
recherche et la création du sel artificiel. Sur la côte atlantique, l’existence
de sites comme Lixus ou Mogador-Essaouira s’explique par une avancée
vers le sud de nouvelles productions, des matières premières et de nouveaux
marchés, où le sel pourrait être présent comme il le sera dès que les premiers
témoignages, soit dès le IVe siècle où apparaissent les premières amphores
à salaisons. Ce processus s’intensifie à l’époque punico-hellénistique, et
7274 / Sel : Antiquité

surtout du Ier siècle avant notre ère jusqu’à la fin de l’Antiquité. La créa-
tion des salines artificielles côtières est indissociable de l’élaboration de
salaisons et de l’apparition d’ateliers. Pendant toute la période romaine
s’affirme un grand cercle productif et commercial autour du Détroit (Sud
de la Bétique et Tingitane) uni à la pêche, aux madragues et au sel des
salines proches. Ainsi, on connaît les ateliers de salaisons de Lixus, Cotta,
Tahadart, Lian, de la plage de Zahra, de la lagune d’ Alcazarseguer, d’Al
Marsa, Ceuta (Septem Fratres), Sania Torres, Ksar es-Seghir ainsi que
d’autres petites usines situées plus à l’Est. Les embouchures des fleuves
marquent les emplacements préférés pour ces activités : le Tahadart,
l’Oued Gharifa, le Loukos, emplacements qu’elles partagent avec les
salines. La côte méditerranéenne sera l’autre région productrice de sel,
notamment la Numidie et la Proconsulaire, avec les fondations phéni-
ciennes d’Utique et de Carthage, et nombre de sites reconnus le long des
côtes, à Nabeul (Neapolis), entre Hadrumète et Thapsus (Str. 17.3.16),
dans l’île de Meninx (Gerba), qui coïncident avec de grandes zones de
pêche (fig. 4). Le grand essor se produit à l’époque romaine, même si
des sites comme Nabeul datent du VIe siècle avant notre ère, et si l’étude
amphorique prouve une production à l’époque punique. En effet,
Carthage était le grand centre commercial de salaisons de poissons pour
tout l’Occident (Arist. [De mirab. auscult.] 136) et Tite Live exprime
bien comment à Carthage « les revenus de la terre et de la mer formaient
les ressources du Trésor » (TL XXXIII, 47, 1). Les revenus de la mer
devaient comprendre la pêche, les salaisons et le sel, que Caton va très
spécifiquement citer quand il dira que les Carthaginois exploitaient le sel
(Cat. Or. II, 36) dont nous avons signalé la présence à Thapsus ou à
Utique, mais qui est attesté aussi sur d’autres territoires puniques en
dehors de l’Afrique, comme en Sardaigne (inscription trilingue de Cagliari)
ou à Carthago Nova, la nouvelle fondation barcide. Citons aussi l’atelier
de salaisons de Sabratha en Tripolitaine qui corrobore la réputation du
garum de Leptis Magna, ainsi que des sites isolés en Césarienne qui sont
en voie d’étude.
Le site de Nabeul qui a fait l’objet d’une étude approfondie est une
bonne illustration de ces installations de salaisons nombreuses reconnues
récemment sur le littoral tunisien. Parmi des vestiges qui s’échelonnent
sur une longue période et où des habitations sont présentes dans ce
secteur industriel, l’usine de salaisons la mieux conservée est datable de la
deuxième moitié du 1er siècle ap. J.-C. On note une grande diversité des
bassins disposés autour d’une cour centrale mais séparés de celle-ci par
une galerie. Les techniques mises en œuvre sont partout identiques : murs
liés au mortier, enduit de béton de tuileau disposé en plusieurs couches,
sol en opus figlinum ceinturé par un solin en béton de tuileau. (fig. 2).
Le procédé de fabrication pour le poisson consistait à le déposer par
couches avec du sel dans des piscines aux dimensions réduites, et à l’expo-
ser au soleil. Sur certains sites une salle de chaufferie a été retrouvée,
Sel : Antiquité / 7275

Fig. 2. L’usine de salaisons de Nabeul en 1999 (Cliché Bonifay).

destinée à accélérer la préparation (Cotta et Tahadart). Les différentes


tailles des bassins et les différentes formes ont été mises en rapport avec
une spécialisation dans la production, salaisons ou sauce. On ne connaît
pas le procédé exact de fabrication des salaisons, le salsamentum, salaison
au sens général, mais nous avons des documents sur les sauces : le liqua-
men et l’allec (sous-produits du garum, Pline HN, XXXI, 95, vitium gari)
et la muria (saumure ou sauce). Les différentes qualités de ces produits
étaient indiquées sur les amphores. L’Édit des Prix de Dioclétien permet
de différencier deux qualités pour la fin de l’Antiquité. Les ateliers de salai-
sons utilisaient une grande variété de poissons, mais surtout le maquereau
(scomber) ou le thon, mais il n’est pas exclu que des salaisons de viande y
aient été élaborées, dès lors que l’on commence à avoir le témoignage de
leur présence dans une alternance saisonnière sur certains sites pratiquant
le traitement du murex. À l’époque romaine, l’on assiste au grand essor de
la production et à une uniformisation des installations industrielles qui se
poursuivra jusqu’à la fin de l’Antiquité. Cependant, toute une série de
particularités doivent être prises en compte, comme la taille des installa-
tions, leur chronologie, leur cadre : cadre urbain, villae, sites isolés le long
des plages (fig. 2 et 3). Dans l’Antiquité tardive semblent se multiplier les
petits centres d’exploitation. La production de sel côtier se développera en
rapport avec les besoins des zones de pêche dans la région du Détroit et la
Proconsulaire, comme le prouve la présence de salinatores à Dougga (entre
Carthage et Le Kef) et en Tingitane.
7276 / Sel : Antiquité

Les salaisons sont devenues un bien commercial fondamental, une den-


rée indispensable à l’alimentation des soldats, mais aussi un produit de luxe
et un assaisonnement accompagnant les mets les plus recherchés à table.
Ainsi, on trouve mentionnée une amphore de garum sur le Tarif de Zaraï
en Césarienne, document daté de 202.

Volume des cuves Volume de sel


3
Lixus (Tingitane) 1013 m 506 m3
Baelo (Bétique) 269 m3 130m3
Nabeul (Proconsulaire) 183 m3 90m3
Sabratha (Tripolitaine) 100 m3 50 m3
Chersonesos (Mer Noire) 2000 m3 1000 m3
Fig. 3. D’après Carusi 2011, 153.

Mais la société carthaginoise, puis romaine, était aussi agricole. Le sel


devenait fondamental comme complément d’une alimentation riche en
céréales et comme conservateur d’aliments, de viandes, de légumes, de fruits
(les salgama), et même de vins, à partir du sel naturel-artificiel des sebkhas.
Les salaisons pouvaient même apporter les sels minéraux nécessaires, ce qui
rendait moins nécessaire l’usage du sel. Au contraire, quand l’alimentation
était trop riche en céréales, aux salaisons il convenait d’ajouter du sel, c’est
ce qui expliquerait la ration d’un esclave que décrit Caton (Agr. LXVII) :
conserves d’olives, allec et un modius de sel comme complément Une impor-
tante activité alimentaire de consommation et de conservation à base de sel
a dû se développer chez les Carthaginois. L’agronome carthaginois Magon
en fut l’introducteur à Rome (Varron, Rust. I, 1, 9) et ses recettes, salaisons
de grenades de Magon ou de vin élaboré avec des raisins, furent reprises par
Columelle (Rust. XII, 46,5 ; 39, 1-2), une voie par laquelle de nombreuses
traditions salicoles vont pénétrer à Rome et se généraliser. En ce sens, les
agronomes latins proposeront une longue liste de recettes pour saler les
fruits et les légumes : olives, poires, figues, laitues, oignons, grenades. Ce
seront des salaisons élaborées soit avec de la muria ou saumure, soit avec du
sel, spécialement chez Columelle, comme ce sera le cas aussi pour le vin
salé, le defrutum, élaboré avec du sel ou de l’eau salée (Caton, Agr. XXVII ;
CXIV ; Varron, Rust I, 60 ; Col., Rust. XII, 5,1 ; 21, 1-6). On a peu de
références sur le salage des animaux : les Égyptiens salaient les oiseaux
(Hdt II, 7), les peuples africains proches du désert mettaient en salaisons les
sauterelles (Diod. III, 29). En fait, Varron affirmera que le porc fut le pre-
mier animal que les Romains salèrent (Varron, Ling. V, 110) et ce salage
des porcs, tradition qui vient des peuples celtes, est justifié selon Polybe par
le ravitaillement et la consommation des troupes (Polyb. II, 15, 2-3), Mais
les conditions dans les territoires de l’intérieur étaient différentes. A l’Ouest
Sel : Antiquité / 7277

Fig. 4. Les usines de salaisons romaines de Tunisie (D’après Slim et al. 2004).
7278 / Sel : Antiquité

de la Libye, Polybe décrit des peuples d’éleveurs (XII, 3, 3). Le chlorure de


sodium apporte d’importants bienfaits pour les animaux (Arist. Hist. An.
VIII, 10) et les régions présahariennes offraient un approvisionnement facile,
sous forme de sel naturel, sel gemme, pâturages saumâtres, aux éleveurs et à
leurs troupeaux. Plus à l’Est, les Numides au dire de Salluste ne s’alimen-
taient que « de lait et de venaison sans employer de sel ni d’autres stimulants
de l’appétit » (Sal. Bell. Jug. 89, 6-9), termes identiques à ceux qu’Al-Bakri
bien des siècles plus tard emploiera en se référant aux nomades sahariens
(102). Malgré le sel naturel, les chotts et les pâturages saumâtres, on a affaire
à des populations nomades qui trouvaient les divers sels minéraux nécessaires
dans le lait notamment et la viande, comme il en est chez les nomades
actuels, même habitués à une alimentation plus fade. Car le rôle du sel
comme valorisant des mets est propre aux civilisations sédentaires et c’est ce
que remarquera Salluste en opposition au mode de vie des Numides.

Le sel ne sera plus seulement un élément indispensable à la vie, sel natu-


rel, sel artificiel, mais le marqueur même de la vie civilisé (Pline, HN XXXI,
88), comme valorisant des mets, épicés dans les recettes d’Apicius, mais
aussi sous l’aspect des nombreuses sauces de garum créées par cet auteur.
Ses effets thérapeutiques (Diosc. V, 109 ; Pline XXXII, 44, 126-127) ajou-
teront à son prestige auquel l’Afrique, en raison de ses conditions natu-
relles, n’a pas peu contribué.

Voir aussi notice G14 « Garum », EB XIX, 1997.

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Nuria MORÈRE

S31. SELATITI ou VELATITI

Les Selatiti ou Velatiti (leçon du ms. A, le plus ancien témoin pour ce


passage) sont mentionnés par Pline l’Ancien (V, 9) d’après la relation du
périple de Polybe exploitée par Agrippa. Le contexte les situe entre le fleuve
Quosenum ou Quosenus, peut-être l’oued Tensift ou « rivière de Kouz »,
et les Masathi* ou riverains du fleuve Masath/ Masathat (oued Massa,
cf. Masst/Massa*). Il ne semble pas, en tout cas, qu’il faille assimiler les
Selatiti aux Salathi*. Rappelons encore qu’à la limite de la Maurétanie
« gaditaine », le Ravennate (III, 11, Pinder et Parthey p. 164) signale, avant
les Gétules Sofi et les Gétules Dare (du Dara*, actuel Draa*), des Gétules
Selitha.

Jehan DESANGES

S32. SÉLÉNÉ (CLÉOPÂTRE SÉLÉNÉ)

Séléné était reine de Maurétanie, épouse de Juba II* et mère de Ptolé-


mée*, le dernier souverain du royaume africain : ce dernier avait été créé
par Auguste puis annexé par Caligula en 40, avant d’être organisé en 42
par Claude en deux provinces, la Maurétanie césarienne* et la Maurétanie
tingitane*.
Sur cette femme de haut lignage, les sources ne sont pas très abondantes :
on doit la majorité de notre documentation à Plutarque (Vie d’Antoine),
auquel s’ajoutent quelques passages dus à Suétone (Aug., 17, 10-11), à Dion
Séléné (Cléopâtre) / 7281

Cassius (LI, 15, 6), puis à Eusèbe de Césarée, qui la désigne par son nom
latin, Luna (Hier. chron., an. 31, p. 163).
Fille de Cléopâtre VII et de Marc Antoine, elle avait un frère jumeau,
Alexandre Hélios, ainsi qu’un frère cadet, Ptolémée Philadelphe. La date
de naissance des jumeaux n’est pas connue avec exactitude. Antoine et
Cléopâtre s’étaient rencontrés à l’automne 41 à Tarsos et Antoine
retourna en Italie au printemps 40 : c’est sans doute à ce moment-là
qu’elle donna naissance à Alexandre et à Cléopâtre qui avaient trois ans
lorsqu’ils virent leur père pour la première fois en 37. À cette date, le
triumvirat venait d’être renouvelé, mais Antoine s’était séparé de son
épouse Octavie et préparait la campagne contre les Parthes. Il rencontre
Cléopâtre sans doute à Antioche où il reconnaît les deux enfants et leur
donne peut-être leurs surnoms tandis que les noms d’Alexandre et de
Cléopâtre devaient être leurs noms de naissance, celui de la petite fille
étant courant dans la lignée lagide. Les surnoms évoquent clairement les
ambitions politiques des parents : l’un annonçait l’Âge d’or qui devait
s’étendre sur l’Empire romain, l’autre faisait de la jeune princesse une
nouvelle Isis, à l’image de sa mère. Il est possible qu’ils aient également
reçu la citoyenneté romaine bien que leur mère ait été étrangère, sur une
décision de Marc Antoine qui, en tant que triumvir, était qualifié pour
conférer le statut romain, à moins que Séléné (et ses frères) ne l’ait obte-
nue plus tard, à Rome : dans le premier cas, elle serait une Antonia, dans
le second sans doute une Iulia.
Les trois enfants du couple, ainsi que leur frère aîné Ptolémée Césarion,
présenté comme le fils de Cléopâtre et de César, assistèrent à une cérémo-
nie fastueuse, en 34, appelée par les partisans d’Octave, « les donations
d’Alexandrie », afin de déconsidérer Marc Antoine, mais qui était plus un
symbole politique qu’une réalité. Antoine avait placé chaque enfant ainsi
que la reine à la tête de territoires dont certains étaient des provinces
romaines, d’autres des royaumes alliés de Rome : l’ensemble du dispositif,
surtout connu par Plutarque et par Dion, devait signifier l’union de
l’Orient romain sous le contrôle du triumvir Marc Antoine et de sa famille.
À Séléné étaient échues la Crète et la Cyrénaïque. On sait qu’elle-même
et ses frères eurent pour précepteur l’un des meilleurs intellectuels et diplo-
mates du temps, Nicolas de Damas, qu’elle revit sans doute plus tard à
Rome quand il devint, après Actium, l’un des familiers d’Octave et en fut
le biographe.
Les enfants furent élevés à Alexandrie et y restèrent jusqu’à la mort de
leurs parents ; ils furent épargnés par Octave, contrairement à Césarion et
au fils aîné d’Antoine, Antyllus, et amenés à Rome où ils figurèrent au
triomphe d’Octave, en 29, le troisième jour étant dévolu à l’Égypte (le pre-
mier à l’Illyrie, le second à Actium). Les frères de Séléné disparurent bientôt,
sans doute de mort naturelle, tandis que la jeune princesse fut élevée sous
l’autorité d’Octavie, en même temps que les enfants de la famille impériale
et d’autres enfants de princes alliés ou déchus, parmi lesquels son futur
7282 / Séléné (Cléopâtre)

époux, le jeune Numide Juba*. Auguste décida de marier les enfants de ses
anciens ennemis et de les placer à la tête d’un nouveau royaume dont la
dynastie était appelée à incarner sa politique de paix. Le mariage est tradi-
tionnellement placé en 20/19 sur la foi d’une monnaie commémorative
et d’une épigramme de Crinagoras de Mytilène (voir la notice Juba II),
quand Séléné avait environ 21 ans, mais il n’est pas exclu qu’il ait eu lieu
quelques années auparavant, au moment où Juba II obtint le royaume de
Maurétanie, en 25.
Les traits de la reine sont connus, de manière très approximative, par les
nombreuses monnaies qu’elle fit frapper à Césarée de Maurétanie, en grec,
à son nom (BACILICCA KΛEOΠATPA) et à son effigie. Son monnayage
est marqué par une typologie résolument lagide que son époux emprunta
lui aussi en partie pour les émissions frappées à son nom. On attribue à la
reine un unique buste en marbre, portant un diadème et une fleur de lotus,
conservé au musée de Cherchel (Chr. Landwehr, n° 281). Les grands tra-
vaux menés dans la capitale ainsi que la constitution d’une belle collection
d’objets d’art doivent autant au goût de la reine qu’à celui de Juba et de
Ptolémée. Elle est peut-être plus précisément à l’origine de quelques objets
d’origine égyptienne, comme une statuette de Petubast IV, grand-prêtre
de Ptah à Memphis, mort peu avant la prise d’Alexandrie, ou une statue de
Thoutmosis I (dont il ne reste que le bras).
Deux affranchies portent chacune l’un des noms de la reine (Iulia Selene :
CIL, VIII, 21249 ; Cleopatra : Bulletin du Comité des Travaux historiques
et scientifiques, 1956, p. 121-122), mais on ne connaît aucun esclave ou
affranchi qui lui ait appartenu en toute certitude, alors que sa domesticité
ne pouvait être que nombreuse. La date de la mort de Séléné est incertaine,
peut-être en 5 ap. J.-C.

Voir aussi les notices : J13 « Juba », EB XXV, 2003 et M69a « Mauri-
tanie », EB XXX, 2010.

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Michèle COLTELLONI-TRANNOY
Selle / 7283

S33. SELI

Les Seli sont un peuple (natio), signalé par la Table de Peutinger (VII, 5)
à l’est du haut cours du fleuve Be (Ouadi Bei el-Kebir), lequel parvient à la
mer à quelque 60 km à l’ouest de Macomades (Sirte, Marsa Zaafran), dite
Selorum du nom du même peuple. On mentionnera encore, à quelque
160 km à l’est sud-est de Macomades, Digdida (Ouadi el-Harriga), quali-
fiée de municipium Selorum également par la Table de Peutinger (VIII, 1-2).
Ainsi les Seli sont attestés sur une large distance dans la partie occidentale
de la Syrtique.
Il est tentant, comme nous l’avons déjà dit à propos des Psylles*, de
rattacher le nom de ces derniers, hellénisé, à celui, plus authentiquement
libyque, des Seli. On a aussi parfois (Tissot, p. 469 ; Modéran, p. 107-
108) mis en rapport avec celui-ci la première syllabe d’ethnonymes unique-
ment attestés, au VIe siècle de notre ère, par la Johannide de Corippus,
comme Silcadenit*, Siluacae*, Siluaizan* et Silzactae*, en supposant qu’il
s’agirait de noms de fractions des Seli.

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TISSOT Ch., Géographie comparée de la province d’Afrique, t. I, Paris, 1884.

Jehan DESANGES

S34. SELLE : Note ethnolinguistique

Les travaux des grands savants indo-européanistes français, notamment


ceux d’Antoine Meillet et surtout d’Émile Benveniste1, ont montré de
manière magistrale tout ce que l’histoire sociale et culturelle pouvait tirer
de l’étude des vocabulaires – de l’origine, de la formation et des évolutions
sémantiques des mots. Éclairage de la langue sur l’histoire particulièrement
bienvenu pour les périodes anciennes et pour les sociétés dans lesquelles
l’oralité est encore exclusive ou prédominante : face à l’absence de témoi-
gnages écrits, la langue apporte souvent des indices tout à fait intéressants.
Bien sûr ces lumières linguistiques sur la société et la culture sont générale-
ment imprécises, non datables, mais elles sont la trace concrète de faits
sociaux ou historiques et elles peuvent ainsi conforter les hypothèses for-
mulées par d’autres disciplines : Histoire, Anthropologie socioculturelle,
Paléobotanique, Paléozoologie…

1. Particulièrement Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1 et 2, Paris, Éditions


de Minuit, 1966 et 1974.
7284 / Selle

Le vocabulaire berbère du cheval*, du chameau* et de l’équitation


apporte des éléments d’information nets sur l’origine, la diffusion, les fonc-
tions, la pratique de la monte d’animaux, leurs fonctions et leur statut
symbolique dans les sociétés berbères anciennes. On se limitera ici à l’exa-
men de deux notions étroitement liées : « monter un animal » et « selle » ;
pour une approche plus complète de ce champ lexico-sémantique, on se
reportera à Chaker 2014.

Rappelons que le cheval est un arrivant tardif en Afrique ; attelé, il apparaît


chez les Égyptiens sous le règne de Kamosé, au début du XVIe s. avant J.-C.
(Grimal 1988, p. 232). Pour ce qui est de son arrivée en Afrique du Nord et
au Sahara, nécessairement légèrement postérieure, on se reportera à Camps &
Gast (dir.) 1982, et surtout à Camps, notice « Cheval », EB, XII, 1993.

« Monter un animal »
Si l’on exclut les termes empruntés (notamment l’arabe rkǝb, fréquent
dans les parlers berbères Nord), ou strictement locaux (comme le aɣǝr, qui
n’est connu qu’en touareg du Nord, tamahăq), il existe un verbe pan-berbère
– sa distribution géographique est quasiment coextensive à l’aire berbère,
de Ghadamès au domaine chleuh –, signifiant « monter un cheval/un ani-
mal » ; le même terme est employé pour le cheval et le chameau : il s’agit du
verbe NY. Les dérivés nominaux en sont nombreux et tout aussi largement
distribués : tanaya, « action de monter à cheval/équitation » (et ses variantes
phonétiques régionales : tanaḵa, tanaša…), amnay, « cavalier » (nom d’agent
sur schème -mCaC), asny, « écuyer, page » (nom d’instrument sur schème
-sCC)… Même lorsque, comme c’est le cas en kabyle, le verbe lui-même a
disparu, l’un ou l’autre des dérivés nominaux reste connu (en l’occurrence
amnay, « cavalier »), ce qui établit solidement l’appartenance de cette racine,
avec le même signifié, au fonds lexical berbère commun.
Or, cette racine lexical NY, « monter à cheval » est elle-même directe-
ment apparentée à une autre racine, tout aussi pan-berbère : NG, NY,
« (être) dessus, au-dessus », qui a donné dans tous les parlers berbères les
prépositions « sur, au-dessus » (nnig, nniy, sǝ-nnig, dǝ-nnǝg…) et différentes
formes adjectivales, « supérieur, d’en-haut » (unnig)… Dans cette constel-
lation lexico-sémantique, on peut sans doute aussi inclure le verbe kabyle
inig, « voyager (au loin) » (sur une monture ?).

Un élément complémentaire important est à verser au dossier : le bœuf


porteur, transportant des charges ou monté, est connu en Afrique du Nord
et au Sahara dès le Néolithique comme en atteste l’art rupestre de la période
bovidienne2. On se reportera aux magnifiques représentations (ici fig. 1)

2. Je remercie vivement Colette Roubet à qui je dois l’essentiel des informations relatives
à la période néolithique.
Selle / 7285

Fig. 1. Bovins avec femmes montées, tapis de selle décoré. Uan Debauen, Tassili.
Période « bovidienne ». Photo Henri Lhote, mission 1957. Sahara, 10 000 Jahre
zwischen Weide und Wüste, Museen der Stadt Köln (p. 421, fig. 6-7).

d’Henri Lhote (mission 1957) et de Yves Gauthier (1996 ; ici fig. 2 et 3),
ainsi qu’à Le Quellec (2008) qui situe ces représentations vers - 6.500 BP.
La monte d’animal, les techniques et les instruments associés (notamment
des dispositifs du type « selle ») sont donc très antérieurs à l’apparition du
cheval en Afrique du Nord.
7286 / Selle

Fig. 2. Femme à coiffe conique montée sur un bœuf en position d’amazone, la


main gauche tenant le montant gauche de la selle posée sur un tapis. Wadi Adro,
Messak (Libye). Photo Yves Gauthier, L’Art du Sahara, Paris, le Seuil, 1996, fig. 90.

Fig. 3. Femme en robe longue tenant un boviné harnaché en longe. Wadi Ti-n-
Sahrûma, Messak (Libye). Photo Yves Gauthier, L’Art du Sahara, Paris, le Seuil,
1996, fig. 65.
Selle / 7287

Au niveau de la sémantogenèse, une conclusion s’impose alors : le sens


« monter un animal » est issu d’une signification plus ancienne, non spécia-
lisée, « être au-dessus, être sur ». Commun à tous les Berbères et tirant son
origine d’une signification plus élémentaire, non spécifique, le verbe ny
« monter un animal > monter à cheval » est donc, lexicalement et sémanti-
quement, de formation endogène. On émettra en conséquence l’hypothèse
que l’équitation, le cheval monté (par opposition au char tracté) a probable-
ment émergé localement et n’est pas une technique issue du contact avec un
autre peuple ; et aussi qu’elle s’est très rapidement diffusé à l’ensemble du
monde berbère.
Autre donnée socioculturelle non moins intéressante : le terme tanaya,
« équitation, action de monter un animal » a également en touareg le sens
de « commandement », et même le « fait d’être chef suprême, puissant »
(de Foucauld 1952/III, p. 1361). Et toutes les traditions poétiques berbères
associent systématiquement le fait d’être monté à cheval à la puissance poli-
tique et/ou à la richesse matérielle. Image très présente dans la poésie mys-
tique : « Tout cavalier finira par mettre pied à terre » = « Le puissant sera
abaissé » !
On évoquera aussi l’iconographie funéraire libyco-berbère qui représente
très souvent les chefs libyens montés à cheval ; on renvoie notamment la
série des stèles* libyques dites « kabyles » (Abizar*, Kerfala*…) : le chef est
l’homme sur un cheval. Sur le sujet, on se reportera à l’article de synthèse
de Jean-Pierre Laporte (1992 ; à noter que plusieurs autres documents
ont été découverts en Kabylie depuis sa parution ; voir aussi Laporte, notice
« Stèle », Encyclopédie berbère, XLIII).

La selle
En-dehors des dénominations spécifiques de certains types de selles
(selles de femme, selle en bois, de dressage…) et des cas d’emprunts
à l’arabe, toutes les variétés de berbère ont le même terme pour désigner
la selle : tarikt, avec quelques évolutions phonétiques locales (tarik,
tarišt…), qui s’applique indifféremment à la selle de cheval et à la selle
de chameau.
Cette dénomination repose sur une racine RK qui s’actualise dans plu-
sieurs autres unités lexicales, en touareg et dans l’ensemble du berbère :
– Touareg : arūku, « bât d’âne, bois de bât » (Foucauld, IV, p. 1623).
– Chleuh : aruku/irukutǝn, « ustensile(s), outil(s) » (Destaing 1938,
p. 287 ; Jordan, 1934, p. 41 ; Boumalk & Bounfour 2001, p. 33).
On mentionnera aussi le touareg tăroka (< /taruka/), « cargaison com-
plète d’une caravane », voire le berbère Nord (kabyle et autres), taṛuka,
« quenouille »3 ; toutes ces formes pouvant avoir un lien avec le verbe

3. La pharyngalisation du /ṛ/ introduit cependant un doute quant à l’appartenance de ce


terme au champ dérivationnel RK ; ce trait phonétique, lorsqu’il n’est pas conditionné par
7288 / Selle

Fig. 4. Cavalier chasseur tenant une lance et précédé d’un chien (portion de fresque
plus grande et comprenant des scènes de plusieurs périodes). In Ettouami, Tassili-n-
Ajjer. Relevé Henri Lhote, 1959. Je remercie vivement Slimane Hachi pour la version
de haute qualité de cette fresque ainsi que pour les précisions qu’il m’a fournies.
N.B. Cette représentation est tardive et certainement postérieure l’islam car les tifinagh
qui l’accompagnent sont de type récent (« touaregs ») et parfaitement déchiffrables :
W NK RXMa = awa nekk Raxma, « C’est moi Rakhma », Rakhma étant un nom
musulman d’origine arabe ; il est attesté en touareg (cf. Ch. de Foucauld, Diction-
naire abrégé touareg-français de noms propres, Paris, Larose, 1940, p. 332), comme
nom féminin, conformément à sa finale vocalique -a. À noter que la présence du
-a final est absolument certaine (dans toutes les versions du cliché). On a donc une
situation curieuse : ou bien le cavalier-chasseur est une femme (!?), ou bien les paléo-
Touaregs ont donné des noms de forme féminine à des hommes… Ce qui est sans
doute l’hypothèse la plus vraisemblable puisque des cas similaires sont attestés ailleurs
dans le monde berbère (Mḥenda < Mḥend, porté par des hommes en Kabylie).

touareg arǝk, « être près de / contigu de / orienté vers / tourné vers / se tour-
ner vers… » (pour le touareg, cf. Prasse et al., II, p. 664-665 et Foucauld,
IV, p. 1620 ; pour le kabyle Dallet 1982, p. 720).

Le nom fondamental de la selle est donc non seulement commun à


l’ensemble des Berbères mais il est aussi issu d’une racine lexicale non
spécialisée, dont les formes nominales renvoient à la notion très générale de
« outil, ustensile, dispositif… ».

l’environnement phonétique, est généralement l’indice d’un emprunt à une langue étran-
gère, latin ou arabe.
Selle / 7289

L’apparition très ancienne de dispositifs de monte est confirmée par la


représentation du bœuf monté dès le Néolithique (cf. supra et fig. 1 à 3) et
la présence de selles et de tapis de monte ornés sur des peintures et gravures
rupestres d’âge « bovidien ».
Ces données confortent les conclusions que nous avons pu tirer précé-
demment de l’analyse du verbe NY, « monter un animal/à cheval » : la
dénomination de la selle repose sur la spécialisation secondaire d’une racine
au signifié très large. Le terme tarikt « selle » est donc de formation endo-
gène et s’est diffusé – nécessairement rapidement vu sa stabilité formelle et
sémantique –, à l’ensemble du monde berbère ; comme son nom, l’objet
pourrait bien être indigène.

On notera là aussi la fonction symbolique extrêmement forte de la selle


dans les sociétés berbères anciennes : en Kabylie, un homme pouvait prêter
serment en invoquant sa selle (aḥǝqq / s tarikt-iw ! « Par ma selle ! »), iden-
tifiant ainsi cet instrument à son honneur, à sa dignité d’homme et de
guerrier – le cavalier numide n’est pas loin ! Dans le domaine touareg, les
fonctions symboliques de la selle sont également très importantes et ont été
précisément décrites par J. Drouin (1982) ; en touareg tarik, peut aussi
désigner « un sous-groupe, un détachement d’une expédition de guerre »
(Foucauld, IV, p. 1623).

Fig. 5. Scène de pillage d’une caravane de chameaux (?). Titeghas-n-Elias, Tassili-


n-Ajjer. D’après J.-D. Lajoux, Tassili-n-Ajjer. Art rupestre du Sahara préhistorique,
Paris, Éd. du Chêne, 1977. Voir aussi Malika Hachid, Les premiers Berbères, Alger/
Aix-en-Provence, Ina-Yas/Édisud, 2000, p. 218, fig. 309.
7290 / Selle

Conclusion
Plusieurs traits saillants ressortent de l’étude de la morphogenèse et de
la sémantogenèse du couple lexical « monter un animal » / « selle » :
– Formation endogène, à partir de racines berbères non spécifiques ;
– Pan-berbérité quasi parfaite du couple ;
– Fortes valeurs symboliques et sociales associées aux deux mots.

Tout dans l’analyse linguistique des deux notions indique que la monte
du cheval et du chameau se greffe sur des pratiques, techniques et objets
très anciens, certainement ancrés dans le Néolithique avec le bœuf porteur.

BIBLIOGRAPHIE
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Salem CHAKER

S35. SENIORES et structure sociales libyques anciennes

Attesté dans un certain nombre d’inscriptions d’Afrique, le mot latin


seniores semble montrer la présence dès avant l’époque romaine d’une
structure sociale que Gsell (Histoire, V, 1927, p. 64) rapprochait explicite-
ment de la djemaa* de village. Il ne fut guère suivi. Il s’agissait pourtant
d’une piste essentielle, qu’il faut reprendre pour comprendre les sociétés
rurales d’époque romaine, comme le montre la lente progression de la
réflexion chez un petit nombre d’historiens de l’Antiquité « romaine », en
réalité libyco-romaine.
Autant on connaît l’essentiel des structures sociales des « colonies »
romaines, véritables parties de la ville de Rome, autant la situation est
incertaine au-delà. Les municipes pouvaient légalement conserver certaines
institutions de leur passé autochtone ou punique (par exemple des suf-
fètes). Le flou règne encore plus pour les agglomérations de niveau juri-
dique romain « inférieur ». On connait depuis longtemps la difficulté à
désigner en latin des groupes humains étrangers à la tradition romaine, gens
ou tribu ; parfois on ne les qualifiait pas du tout en se contentant d’ajouter
un suffixe, -tani, -tanei, ou -enses, à une transcription latine, parfois approxi-
mative, de leur nom libyque.
L’intérêt des chercheurs s’est porté sur les milieux ruraux et tribaux
dans les années 1950, et est apparu pleinement avec les publications des
Monuments funéraires de G. Camps en 1961 et du Catalogue des tribus de
J. Desanges en 1962.
Cependant leur(s) organisation(s) sociale(s) restai(en)t fort peu connue(s).
L’incertitude se traduisit par exemple dans les discussions modernes sur les
pagi et les castella. En 1981, A. Beschaouch souligna la coexistence de pagi
romains et de castella autochtones sur le territoire de Sicca Veneria*. Pour
lui, la population des castella, restée foncièrement numide, était gouvernée
par des conseils de notables âgés, sortes d’ « Assemblées des Anciens », que
les inscriptions, sous l’Empire, appellent seniores. C’était même un signe de
pérégrinité des castella. Ses observations se heurtèrent à l’opposition très
classicisante de J. Gascou (1983) qui nia cette dualité juridique. Pour lui,
les castella n’étaient que des chefs-lieux de pagi, et les mots castellum ou
7292 / Seniores

respublica, s’employaient comme de simples synonymes, non officiels, de


pagus. De plus, l’onomastique relevée dans certains castella de la Confédéra-
tion cirtéenne confirmait qu’il ne pouvait s’agir d’organismes autochtones.
Il y avait bien des traces d’institutions non romaines, mais il s’agissait de
survivances puniques.
La suite allait lui donner tort. Dès 1993, R. Rebuffat (Castellum,
1993, p. 1823-1825) nota la polysémie du mot castellum, bourgade for-
tifiée ou non, qui pouvait être aussi appelée respublica, civitas ou même
(abusivement d’un point de vue juridique romain) municipium. Il pou-
vait être associé à tout autre mot comportant une signification adminis-
trative, comme pagus, et même qualifier une bourgade se trouvant sur le
territoire d’une cité romaine. La rareté du mot peut s’expliquer de deux
manières :
– par le fait que, quand une agglomération quelconque accédait à
la dignité de municipe ou de colonie, elle ne se souciait plus de se
nommer elle-même castellum (le mot castellum a même été martelé
à Sutunurca) ;
– par le fait que l’épigraphie latine était peu pratiquée dans les groupes
les moins romanisés.

L’organisation politique interne des castella, bourgades « de niveau juri-


dique inférieur », est encore mal connue. On y trouve parfois un ordo,
des magistri quinquennales, un magister, un princeps des décurions, etc.
Globalement, la structure recouverte du nom latin d’ordo semble bien être
une sorte de conseil. S. Gsell (Histoire, 1927, p. 63-64) avait souligné la
continuité entre cet ordo et les seniores, mot qui semble recouvrir une fonc-
tion qui ne s’insère pas dans les structures sociales romaines habituelles.
Bien que pouvant être utilisé ailleurs, le mot seniores semble lié à la
notion même de castellum. R. Rebuffat (Castellum, 2003, p. 1824) s’est
même demandé si, quand on rencontre des seniores¸ seul le hasard ne nous
procure pas la mention effective d’un castellum. Il avait sans doute raison.
Ce genre de fonctionnement est évoqué également par Ph. Leveau à propos
de princeps gentis*.
La question a rebondi lorsque Y. Modéran (Maures, 2003, p. 503) a
évoqué la survivance de fonctionnements tribaux y compris dans des
domaines impériaux. Il s’agit d’une observation de bon sens. La délimita-
tion d’un grand domaine ne pouvait entraîner ni l’évacuation de toutes les
communautés autochtones qui y vivaient au préalable – il fallait des bras
pour cultiver les terres – ni leur romanisation complète. Elles devaient
conserver une large partie de leur fonctionnement antérieur.
La question s’est compliquée encore avec des groupes qu’Y. Modéran
(Maures, 2003, p. 509) appelle des « tribus cachées ». Encore plus petits
que les précédents, ils se faisaient pourtant encore connaître en tant que
gentes par des témoignages épigraphiques, et l’administration romaine
devait encore les reconnaître comme tels.
Seniores / 7293

Fig. 1. La table de mesure élevée par les magistri des Mediani.


Dessin J. Carcopino, 1919, apud P. Salama et J.-P. Laporte,
Tables de mesure, 2008, p. 356, fig. 10).

La persistance d’institutions libyques tribales a de même été affirmée par


B. D. Shaw, à propos des undecimprimi. Il admettait le principe d’une évo-
lution de la fonction, à l’origine propre aux tribus (Shaw, Undecimprimi,
1974, p. 8), ou aux villages (ibid., p. 37) et devenant plus tard un corps
municipal à finalité religieuse (Shaw, Elders, 1982 ; cf. Structure, 1991).
Cette persistance semble s’imposer par exemple dans le cas des magistri
des Mediani, près de Lambiridi, C. Silicius Campus et M Ulpius Mustus,
le second au cognomen certainement libyque (mais tous les deux sans doute
d’origine autochtone) qui firent établir une table de mesure à Lambiridi*
(Salama et Laporte, Tables de mesure, 2008, p. 356).

Les travaux d’A. Beschaouch, R. Rebuffat et Y. Modéran ont ouvert de


nouvelles perspectives de recherche sur un certain nombre de vocables
latins attestés dans des sociétés antiques encore fortement rurales, dont
une large part était restée profondément libyque. Plutôt que de voir des
survivances du monde punique dans tout ce qui, dans l’Afrique profonde,
7294 / Seniores

n’est pas conforme à la tradition romaine, plutôt que de vouloir expliquer


l’histoire de l’Afrique du Nord antique par le seul droit romain, mieux
vaudrait sans doute se demander s’il ne s’agit pas tout simplement de
persistances de coutumes libyques.
Le mot latin seniores semble bien recouvrir en fait une vielle pratique
sociale libyque (un « conseil des Anciens »), qui est antérieure à l’époque
dite romaine et a continué après elle.
Le rôle important des Anciens dans les sociétés berbères traditionnelles
est très clair (cf. Chaker 2015). Ceci ne révèle pas en soi une originalité
profonde. Dans de nombreuses sociétés humaines, l’avancement en âge
est censé correspondre à un progrès dans la sagesse, sinon à titre individuel,
du moins dans un cadre collectif.

Pour rechercher l’Afrique « romaine » telle qu’elle se vivait en dehors des


notables des centres urbains, il conviendra d’étudier les particularités
locales, non pas en tant que simples étrangetés par rapport au droit romain,
mais bien en tant que traces de pratiques sociales berbères anciennes.
Il faudra réunir et d’examiner dans ce sens, un à un, les différents vocables
en apparence latins qui désignent des notables de différents groupes en
réalité libyques (ordo, princeps, primores, magistri, patres, decemprimi, unde-
cemprimi, quinquennales, etc.).
Bien sûr, la démarche devra être menée avec précaution, car des confu-
sions sont possibles. C’est ainsi que, vers 247 avant J.-C., lorsque des vieil-
lards de Théveste (Tébessa) allèrent implorer la clémence du général punique
Annon pour la ville vaincue (Diodore de Sicile, 24, 10, 2), ils se présen-
tèrent bien plus probablement comme suppliants inspirant la pitié que
comme corps constitué. De même, il faut sans doute distinguer les seniores
du village des seniores laici de l’époque chrétienne (Shaw 1982), sorte de
conseil de fabrique chargé d’assister et même de surveiller l’évêque dans la
gestion des biens de l’église locale (Monceaux, Seniores laici, 1903).
Pour interpréter les cas retenus, on pourra s’inspirer des institutions
villageoises et tribales berbères (cf. notice D68 « Djemâa-tajmaɛt »).
Il conviendra toutefois de tenir compte de probables évolutions dans le
temps, car le monde libyque, qui évoluait sans doute de lui-même, a de
plus reçu des influences arabo-musulmanes, tout en gardant son identité.

Voir aussi les notices : D55 « Djemaa-tajmaɛt », EB XVI, 2003 ; P55


« Pouvoir et gérontocratie », EB XXXVIII, 2015 ; P62 « Princeps gentis »,
EB XXXVIII, 2015.

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Critical Bibliographical Addenda, p. 13-14.

Jean-Pierre LAPORTE

S36. SENTITES

Situés par Ptolémée (IV, 5, 12, Müller p. 692-3) à l’intérieur de la Mar-


marique et à l’ouest des Oebillae*, ils n’ont probablement rien de commun
avec les Sintae* que Strabon (II, 5, 33, C131) mentionne avant les Buzakii*
du Byzacium*, dans une énumération qui va de l’Égypte à Carthage.

Jehan DESANGES
7296 / Sept Dormants

S37. SEPT DORMANTS

Les Sept Dormants, Ahl al-Ka’f* (Camps 1996), « Ceux de la caverne »,


étaient en fait sept frères, jeunes chrétiens de noble famille, Maximianus,
Malchus ou Marcus, Martinianus, Constantinus, Dionysius, Johannes et
Serapion (la liste varie parfois). Pendant la persécution initiée en 250 par
l’empereur Decius (Trajan Dèce), ils se réfugièrent-dans une caverne, après
avoir courageusement résisté aux menaces du gouverneur d’Ephèse, qui
voulait les contraindre à apostasier. On les emmura dans cette grotte, afin
de les faire périr, et avec eux leur chien qui les avait fidèlement suivis.
Avant que le mur fût achevé, un chrétien avait jeté dans la caverne une
plaque de cuivre sur laquelle il avait écrit la relation du fait. Les martyrs
s’endormirent. Cent cinquante-huit ou cent quatre-vingt-dix-sept années
plus tard, en 408 ou en 447, sous le règne de Théodose II (408-450), ils se
réveillèrent, croyant n’avoir dormi qu’une seule nuit, et ils envoyèrent l’un
d’eux acheter des vivres en la ville. Celui-ci fut fort étonné d’apercevoir
le signe de la Croix sur les portes, et il étonna pareillement les marchands
en leur présentant des monnaies du temps de Dèce. L’évêque d’Ephèse,
l’empereur et l’impératrice s’empressèrent d’aller à la caverne pour admirer
le miracle ; mais les sept martyrs, après avoir rendu témoignage à la résur-
rection des morts, s’endormirent de nouveau et ne s’éveillèrent plus. La
caverne ou ils avaient été enfermés devint célèbre par la dévotion des
fidèles. On s’empara de leurs reliques, transportées, en principe, dans
l’église Saint-Victor de Marseille.

Ce récit, très répandu en Orient, parvint en Europe et en Afrique du


Nord par deux voies différentes.
Du côté chrétien, Jacques de Sarug, évêque de Syrie, lui avait consacré
une homélie en 521. En Gaule, il fut traduit, du syriaque en latin, par
Grégoire, évêque de Tours de 573 à 594 (De Gloria martyrum) avec l’aide
d’un syrien qui habitait son évêché ; elle fut vulgarisée plus tard par la
Légende Dorée de Jacques de Voragine. Les noms des Sept Dormants sont
inscrits, avec quelques variantes, dans les calendriers grecs, latins, abyssin et
russes. Le ménologe grec contient un huitième nom, qui est celui du chien.
Dans l’Église latine, leur commémoration a lieu le 27 juillet ; dans l’Église
grecque, le 4 août, jour de l’emmurement, et le 22 octobre, jour du réveil.
La tradition musulmane remonte à la sourate 18 (dite « de la caverne »)
du Coran, qui ne précise toutefois pas le nombre des emmurés. Certains
musulmans, particulièrement des marins, considéraient les noms des « gens
de la caverne » comme des talismans puissants en cas de danger.

Le récit a fortement marqué les légendes locales et la toponymie du


monde musulman, Basset (1885, p. 6 et 7, note 2), a donné de nombreuses
références aux traces de la légende des Sept Dormants en Afrique du Nord
(cf. également Camps 1986, p. 319-320 ; Laporte 2009, p. 120-121).
Septime Sévère / 7297

Cette abondance s’explique aisément. Chaque conteur de village se plut


à placer les Sept Dormants dans une grotte voisine et le palais du roi
Daqayus, ou Daqyus, dans quelque ruine antique des alentours. Il faut
donc bien se garder de voir dans le nom de Dèce un quelconque indice
chronologique pour dater ces vestiges. La légende peut également être
évoquée à propos de trésors monétaires (Cardaillac 1890, p. 168-169, à
propos d’une découverte monétaire à Sour el-Ghozlane, antique Auzia),
dans la mesure où c’est la détention de monnaies qui n’avaient plus cours
qui avait témoigné de la durée du sommeil des Sept Dormants.
Dans la Kabylie du Djurdjura, Mouliéras a relevé un texte berbère étoffé
(traduction apud Lacoste 1965, t. I, p. 244-246). D’un point de vue topo-
nymique, on retrouve la légende à Taksebt, Dellys, etc. (Laporte 2009,
p. 119-121). Dans le village d’Azeffoun, les grands thermes antiques étaient
nommés Axxam ugellid Daqayus (en kabyle : « la maison du roi Decius »)
au XIXe siècle, et L-ḥabs l-qsur (en arabe : « la prison des châteaux »), un
peu plus tard (ibid.).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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CARDAILLAC de F., La légende des Sept Dormants, BTSGAO, 1890, p. 168-169.
GRÉGOIRE DE TOURS, Gloria martyrum, c. XCIV, éd. B. Krusch, Analecta Bollan-
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VORAGINE J. de, Légende dorée, 28 juillet, traduction Theodor de Wyzewa, Perrin,
1911, p. 366-370.

Jean-Pierre LAPORTE

S38. SEPTIME SÉVÈRE

Septime Sévère – L. Septimius Severus – est un empereur romain qui


régna du 9 avril 193 au 4 février 211. La principale source permettant
de retracer sa généalogie est l’Histoire Auguste (désormais HA) qui dérive
d’un auteur contemporain bien informé, continuateur de Suétone, Marius
Maximus (Birley 1997), dont dérive aussi Aurélius Victor. Cette information
littéraire, remontant à l’autobiographie de Septime Sévère (Chausson 1995)
et complétée par une Silve de Stace adressée à un probable grand-oncle
7298 / Septime Sévère

de Septime Sévère, est recoupée par des inscriptions provenant de Lepcis


Magna et de Cirta.
Septime Sévère est originaire de Lepcis Magna, en Tripolitaine. Il est
vraisemblable que ses ancêtres sont issus de l’élite romanisée de Lepcis (voir
stemma), et on doit renoncer à l’hypothèse de Romanelli (1958) voulant
que ses ancêtres (au moins maternels, les Fulvii) fussent des Italiens émi-
grés. La famille de Septime Sévère, d’origine locale et étroitement liée à
l’évolution juridique et institutionnelle des cités de Tripolitaine, comptait
des chevaliers romains avant même l’élévation de Lepcis au rang de colonie
romaine sous Trajan en 110 (Gascou 1972 et 1982 ; Di Vita-Evrard 1981).
L’entrée dans l’ordre équestre, sur décision de l’empereur, montre que ces
Lepcitains disposaient de recommandations élevées les plaçant au-dessus de
l’aristocratie locale de la Tripolitaine. Le stemma ci-joint permet d’embras-
ser du regard les réseaux de notables lepcitains auxquels ses familles pater-
nelle et maternelle sont reliées (Septimii, Fulvii, Plautii, Granii, Marcii).
Du côté des Septimii, le frère de son grand-père paternel, chanté par
Stace sous Domitien, reçut, encore jeune homme, le cheval public, et
peut-être même son arrière-grand-père (qui est inconnu) avait-il été aussi
chevalier romain ; déjà la famille disposait de propriétés à Rome et en
Italie centrale, à Véies, à Cures en Sabine et dans le pays des Herniques
(au-delà d’Anagni, dernier secteur avant Cassino, vers Frosinone, Alatri,
Ferentino) ; les séjours en Italie, l’introduction dans le proche milieu de la
cour impériale dont témoigne l’amitié de Stace, prouvent assez que les
Septimii étaient romanisés de longue date et avaient dû recevoir précoce-
ment la citoyenneté romaine (peut-être dès l’époque augustéenne) ; leur
fortune terrienne en Tripolitaine et en Italie ne fait pas de doute à l’époque
flavienne. Le grand-père homonyme du futur empereur, juge des cinq
décuries à Rome et premier magistrat de Lepcis lors de l’élévation de celle-
ci au statut de colonie romaine, était sans doute de rang équestre. Le père
P. Septimius Geta était un chevalier romain qui, mort à près de cinquante
ans vers 170, avait dû rejoindre un certain niveau dans la carrière équestre
(après peut-être avoir été avocat du fisc) et était richissime comme en
témoigne la très coûteuse statue d’argent (la plus chère attestée en Afrique)
qu’il érigea à sa sœur Septima Polla (IRT 607, Birley 1988 : 214). Selon la
reconstitution de G. Di Vita-Evrard (1984-85), les premiers Septimii à
entrer dans l’ordre sénatorial furent les cousins germains du père, fils du
chevalier chanté par Stace ; la promotion dans le Sénat de ce rameau paral-
lèle à celui de Septime Sévère survint sous Hadrien et fut suivie de consu-
lats suffects, en 153 pour P. Septimius Aper et en 155 ou en 160 pour
C. Septimius Severus.
Du côté de la famille maternelle, les Fulvii, qui comptèrent parmi les
notables lepcitains dès le règne d’Auguste, le probable arrière-grand-père Ful-
vius Pius (Chausson 2002) fut sans doute le premier chevalier romain du
lignage à l’époque flavienne (la lecture de l’HA par Letta 2008 ne tient pas
compte des apories posées par la tradition manuscrite fautive) ; le grand-père
Septime Sévère / 7299

était un Fulvius Macer ; l’un ou l’autre se maria dans la puissante famille


lepcitaine des Plautii (Chausson 1998) qui donna des sénateurs sous Hadrien
comme les Septimii et à laquelle se rattachaient les chevaliers lepcitains
C. Fulvius Plautianus, préfet du prétoire de Septime Sévère, et sans doute
aussi Q. Marcius Dioga, ami de Caracalla (Christol 1991). La mère de
Septime Sévère, Fulvia Pia, épousa P. Septimius Geta au début des années 140.
Septime Sévère naquit à Lepcis le 11 avril 145. Il fut élevé en Afrique (où
il reçut une éducation soignée, bilingue en latin et en grec, HA, Sev., I, 4 ;
Dion, LXXVII, 17, 2). Sa voix garda une sonorité africaine jusque dans sa
vieillesse (HA, Sev., XIX, 9) tout comme sa sœur Septimia Octavilla avait
un très fort accent (HA, Sev., XV, 7).
Séjournant à Rome depuis environ 163-4 et reçus à la cour impériale
(HA, Sev., I, 9), Sévère et son frère cadet P. Septimius Geta furent admis
dans le Sénat vers 166-7 grâce à la recommandation du cousin germain de
leur père C. Septimius Severus qui, ultérieurement, fut proconsul d’Afrique
et proche conseiller de Marc Aurèle. Faute d’une inscription retraçant sa
carrière, le cursus sénatorial de Sévère n’est connu qu’à travers la narration
de l’HA (Sev., I, 5-IV, 7). Alors que son frère Géta, admis plus jeune dans
le Sénat, put revêtir les charges sénatoriales préliminaires (Di Vita-Evrard
1984-5), Sévère dut sauter des échelons pour rattraper l’âge légal de gestion
des charges. Vers 170, à la mort de son père, Sévère rentra en Afrique pour
mettre de l’ordre dans son patrimoine qui devait être important (HA, Sev.,
II, 3-4 ; Di Vita-Evrard 1983) Il est notable qu’après une questure gérée en
Sardaigne (faute d’avoir pu l’exercer dans la province de Bétique alors rava-
gée par les Maures), il retourna en Afrique, vers 173-174, lorsqu’il fut légat
de son cousin C. Septimius Severus alors proconsul d’Afrique, comme en
témoigne la dédicace de l’arc de Marc Aurèle à Lepcis (Di Vita-Evrard
1964). Lors de cette légation africaine, il interdit toute familiarité à un de
ses compatriotes lepcitains (HA, Sev., II, 6-7) et il reçut d’un astrologue
africain un présage de l’Empire à venir. C’est lors de ce même séjour
africain qu’il épousa Paccia Marciana, une dame originaire d’Afrique
comme l’indique son onomastique, de Lepcis même ou de Cirta (Chausson
1997) ; il resta marié avec elle près de dix ans et elle lui donna deux filles
dont le nom reste inconnu et qui furent mariées en 193 à des partisans
(Chausson 2017). Sévère fut tribun de la plèbe sur recommandation de
Marc Aurèle, préteur, légat juridique en Espagne Citérieure, légat d’une
légion en Syrie.
Veuf vers 184, Sévère se remaria avec Julia Domna, descendante d’une
très vieille famille d’Emèse en Syrie, connue par le biais d’accointances
syriennes, et qui lui donna deux fils, Bassianus en 186 et Géta en 189.
Il fut légat de Gaule Lyonnaise (ce qui lui permit de bien connaître cette
contrée dont le rôle fut décisif dans la clôture du conflit avec Clodius Albi-
nus en 196-7), proconsul de Sicile, consul suffect vers 190, puis légat de
Pannonie Supérieure où il se trouvait encore lorsque lui parvient en avril
193 la nouvelle de l’élimination de Pertinax.
7300 / Septime Sévère

Il reste débattu qu’un clan africain sénatorial, éventuellement constitué


naguère autour de la figure de Fronton, ait pu mener Septime Sévère au
pouvoir (Champlin 1980). Il est plus assuré que la proximité géographique
du Danube avec l’Italie lui permit de marcher sur Rome dès l’ouverture
des cols alpins au printemps, tandis que son frère Geta, alors gouverneur
de Dacie, tenait ses arrières. Sévère put ainsi prendre de vitesse ses compé-
titeurs, Didius Julianus à Rome, Pescennius Niger en Syrie, Clodius Albi-
nus en Bretagne. Le réseau des soutiens de Sévère comprenait des Italiens
et des Espagnols et ne saurait être réduit à un groupe d’Africains suscitant
la prise de pouvoir d’un des leurs. Le rattachement fictif à la dynastie
antonine en 196, destiné à compenser la rivalité avec Clodius Albinus,
probable parent de Didius Julianus et des Antonins (Chausson 2000 et
Chausson/Rossignol 2010) oblitéra en partie seulement les origines afri-
caines de l’empereur. Vers 197-8 il ne mentionna pas sa première épouse
Paccia Marciana dans son autobiographie, préférant mettre l’accent sur
Julia Domna dont l’horoscope prédisait qu’elle épouserait un souverain
(Chausson 1995), mais il permit ensuite que l’on honorât divers membres
de sa famille par des statues dont certaines ont été retrouvées à Cirta (dans
un groupe dont sont conservées seulement deux inscriptions, ILS 439
– ILAlg. II, 1, 564, dédiée au père de Sévère et ILS 440 – ILAlg. II, 1, 565
dédiée à sa première épouse) et surtout à Lepcis (selon G. Di Vita-Evrard
apud Chausson 1995, une première série de dédicaces datée de 201, com-
prenant les inscriptions IRT 391 à Septime Sévère, IRT 405 et 406 à Julia
Domna, IRT 420 et 421 à Caracalla, IRT 414 à Géta père de Sévère, IRT
436 à Géta fils de Sévère, IRT 541 à Géta frère de Sévère et une seconde
série datée de 202/203, à l’occasion du voyage de la famille impériale en
Afrique, comprenant les inscriptions IRT 411 à Paccia Marciana, IRT 413
au grand-père de Sévère, IRT 416 à la mère de Sévère, IRT 417 à la sœur
de Sévère).
Si la dévotion de Sévère à Sérapis peut en partie s’expliquer par un temple
situé au cœur de la vieille ville de Lepcis qu’il a pu fréquenter dans sa
jeunesse (Di Vita, Pugliese Caratelli, Di Vita-Evrard, Lazzarini, Turi, 2003),
il n’en demeure pas moins qu’il honora grandement ses dieux ancestraux
(dii patrii), Hercule et Liber Pater (Melqart et Shadrapa), les dieux civiques
que Lepcis tenait de sa métropole Tyr : Sévère fit frapper pour eux un
abondant monnayage et les fit inclure dans les prières prononcées lors
des Jeux Séculaires de 204. Ces deux dieux sont également au cœur du
complexe monumental que Septime Sévère fit réaliser dans sa ville natale.
Arasant des quartiers entiers du vieux centre, comblant le port-canal en
détournant vers l’ouest le Wadi Lebdah, il fit construire un forum gigan-
tesque, auquel fut jointe une basilique dont les deux absides honorent res-
pectivement Hercule et Liber Pater (Bacchielli, Di Vita, Di Vita-Evrard,
1999). On ignore qui était la divinité à laquelle était destiné l’imposant
temple de ce nouveau forum ; mais on soulignera, à la suite de Di Vita
(1982), que des travaux d’arasement avaient été conduits au nord de la

   

M. Fulvius
Saturninus
B*4. Ti. Caesaris Aug.

   Fulvius
Pius

(Claudius)  (Septimia) (C.)Septimius L.Septimius Fulvius


Severus Severus Macer
eq. Rom. eq. Rom.
ami de Stace iudex V dec. Romae
IIvir à Lepcis

C.Claudius P.Septimius C.Septimius Septimia P.Septimius  Fulvia (Fulvius) Fulvia  Q. Marcius


Septimius Afer Aper C. f. Quir. Polla Geta Pia Crescentilla Candidus
actif sous Antonin cos suff. 153 Severus eq. Rom. Rusonianus
cos suff. 155/160 † 170
procos Afr. 173-4
?
P.Septimius
ptim us Septimia
tim L.Septimius
pti ulvi
(Hortensia?)  C. Fulvius = [[Fulvius]] Fulvia
ulv  Q. Fulvius
Geta Octavilla Severus Plautianus praef. vehic, Nepotilla Dida
cos II 203 † av. 203/204 ° 145 † 211 PPO, proc. XX hered. Bibulianus ?
† 204 Aug. 193-211 cos ord. 203

Q. Marcius

 Fulviuss Fuscus Dioga
Granianus Fulvia
l C. Fulvius
F l Q. Fulvius
ulv Q. Fulvius
ulv
eq. Rom.
quaest. Plautilla Plautius Dida Severus
C.Septimius praef. vigil.
XVv. s. f. 204 Hortensianus Bibulianus Iunior
Severus Aper
cos ord. 207
L.Flavius L. f.
Septimius Aper Fulvia Fulvia
Octavianus Prisca Graniana
trib. pleb. c. f. Fulvius
Pius
cos ord. 238
Flavia N
Neratia L.Iunius L
L. f. Aurelius
Septimia Octavilla Neratius Gallus
Fulvius Macer
c. v., trib. mil.
Septime Sévère / 7301

Fig. 1. Généalogie de Septime Sévère.


7302 / Septime Sévère

basilique, formant un espace qui était le pendant de celui du nouveau


forum au sud : il est tentant de suivre une hypothèse d’A. Di Vita et de
croire qu’un second forum avait été programmé de l’autre côté de la basi-
lique mais qu’il ne fut jamais construit, la dynastie sévérienne ne finançant
plus de travaux d’envergure à Lepcis après la mort de Caracalla. La capacité
du port de Lepcis fut aussi doublée et une grande voie à colonnade, articu-
lée autour d’une place ornée d’un gigantesque nymphée, permettait d’accé-
der au port en longeant le nouveau forum et la basilique, sur le lit comblé
du wadi. Les travaux, comme une série de dédicaces publiques aux membres
de la famille impériale, allèrent de pair avec la visite que Septime Sévère
mena en Afrique en 202-203, et plus particulièrement dans sa patrie à
laquelle il avait octroyé le droit italique (Dupuis 1996) ; en son honneur
fut alors élaboré un arc tétrastyle à l’entrée de la ville dont les reliefs sont
actuellement conservés au musée de Tripoli et qui fut peut-être une version
remaniée d’un arc naguère dédié à Hadrien (Di Vita 2003). Sur ces reliefs
une scène d’adventus montre la famille impériale sur un char en compagnie
d’Hercule et de Liber Pater.
Si on préférera ne plus croire qu’il y eut une politique militaire de
Septime Sévère en Afrique qui aurait été isolée du reste de sa gestion des
frontières de l’empire (contra, Euzennat 1990), on soulignera cependant
que Septime Sévère (et à sa suite son fils Caracalla) eut une politique active
de promotions juridiques de cités africaines et maurétaniennes (Gascou
1972 et 1982, Dupuis 1997).
La branche lepcitaine de la dynastie sévérienne perdit l’empire à la mort
de Caracalla (c’est la branche émésénienne, apparentée avec Julia Domna,
qui reprit le pouvoir à Macrin en 218). Mais les Septimii avaient compté de
nombreux membres dans le Sénat des années 160 aux années 210 et, à
l’instar de parents des Antonins, se perpétuèrent dans l’ordre sénatorial
après la fin de la dynastie, tout comme les Fulvii ainsi qu’en témoigne le
nom d’un consul ordinaire de 238, C. Fulvius Pius, homonyme du bisaïeul
et de la mère de Septime Sévère.

BIBLIOGRAPHIE
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Septime Sévère / 7303

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7304 / Septime Sévère et l’Afrique

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François CHAUSSON

S39. SEPTIME SÉVÈRE (193-211) ET L’AFRIQUE ROMAINE

On considère parfois le règne de Septime Sévère (puis de ses fils, jusqu’à


l’assassinat de son petit-neveu Sévère Alexandre en 235) comme l’apogée
de l’Empire romain. Sans que l’on puisse parler de favoritisme au profit
de la région dont il était originaire, l’Afrique romaine bénéficia de sa part
de nombreux bienfaits.
Septime Sévère y effectua probablement un voyage en 203-204 de notre
ère. On discute encore à la fois la réalité et le parcours de l’empereur en
terre africaine, le nombre et la diversité des arguments invoqués ne com-
pensant pas la faible valeur probante de chacun (cf. une discussion étendue
dans Guédon 2010, p. 194-206). Ce probable voyage africain semble avoir
été destiné à consolider le contrôle du territoire par le pouvoir romain, hors
Septime Sévère et l’Afrique / 7305

de tout contexte militaire (Guédon 2010, p. 201). Septime Sévère aurait


pu aller en Tripolitaine et en Africa, tout en ne dépassant pas Lambèse vers
l’ouest.
De manière plus générale, Septime Sévère s’appuya sans excès sur un
personnel africain. Le nombre d’Africains dans l’ordre équestre, colonne
vertébrale de l’administration de l’Empire, continua à croître, sans que l’on
puisse attribuer à l’empereur un rôle particulier dans la promotion de ses
compatriotes (Guédon 2010, p. 202). Le pourcentage d’Africains parmi les
sénateurs resta voisin de ce qu’il était sous Antonin le Pieux (Okoń 2016 ;
cf. Letta 2014).

Une politique africaine étendue


On doit plutôt souligner l’impact de son règne en Afrique même, effets
d’ailleurs différenciés suivant les régions (voir notamment Rachet 1970,
p. 212-230 ; Benabou 1975, p. 165-184, Daguet-Gagey 2000, p. 363-380 ;
cf. ci-dessous). Septime Sévère a développé une politique africaine de très
grande envergure, globalement centrée sur l’approfondissement de la roma-
nisation au moyen de promotions municipales en Proconsulaire, et sur
l’accroissement du territoire et de la mise en valeur des autres provinces
africaines. Ces axes ne sont pas spécifiquement africains, dans la mesure
où l’on retrouve des réalisations analogues dans d’autres provinces de
l’Empire, notamment pour la gestion des confins.
En Afrique, le nombre d’inscriptions mentionnant l’Empereur s’accroît
à partir de 201, huit ans après son avènement. L’approfondissement de
la romanisation, la mise en valeur économique, avec l’agrandissement des
territoires vers le sud, permirent une forte augmentation de l’exportation
d’huile, et sans doute aussi de blé, vers Rome, tout en assurant la prospérité
des notables. Tout cela n’alla pas sans résistance des autochtones (Rachet
1970, p. 212-230 ; Benabou 1975, p. 165-184), résistance que Tertullien
traduit comme suit (Adversus Iudaeos, 7, vers 205-206) :
Maurorum gentes et Getulorum barbaries a Romanis obsidentur, ne regionum
suarum fines excedant. « Les tribus des Maures et la barbarie des Gétules sont
assiégées par les Romains, afin qu’ils ne franchissent pas les limites de leurs
régions »,
les limites que l’avance de Rome leur fixait, et non leurs limites tradition-
nelles.

En Tripolitaine
En Tripolitaine, dont le territoire romanisé était jusque-là une étroite
bande de terre le long de la mer, des peuplades belliqueuses, dont sans
doute les Garamantes, furent apparemment repoussées hors de la province,
car deux auteurs latins (Aurelius Victor, Caes, 20, 19 et Histoire Auguste,
7306 / Septime Sévère et l’Afrique

Septime Sévère, 18, 3) semblent évoquer des victoires remportées à une date
inconnue au nom de l’Empereur, sinon par lui-même. Selon l’Histoire
Auguste (18, 3, éd. Chastagnol, p. 331) :
Tripolim, unde oriundus erat, contusis bellicosis gentibus, securissimam reddidit
ac populo Romano diurnum oleum gratuitum et fecondissimum in aeternum
donavit. Il apporta à Tripoli, son pays d’origine, une parfaite tranquillité en
écrasant des peuplades belliqueuses, et accorda en permanence au peuple romain
une abondante ration d’huile quotidienne et gratuite.
Cette phrase résume à la fois les prodromes et les conséquences (et sans
doute le but) de Septime Sévère.
La liaison entre Tacapae (Gabès), et Lepcis magna fut réaménagée et
renforcée, la surveillance des routes commerciales vers Ghadamès et le Fezzan
fut assurée notamment par l’édification en 198 du praesidium de Si Aoun et
le renforcement de Vezereos en 201.
La Tripolitaine connut alors une grande prospérité. Leptis Magna notam-
ment, lieu de naissance de l’Empereur, paraît avoir bénéficié de subsides
permettant des constructions grandioses.

En Africa
Située pratiquement en face de Rome, l’Africa était déjà fortement
urbanisée depuis l’époque punique. Continuant et achevant une politique
amorcée par Hadrien, Septime Sévère procéda, en quelque sorte au détri-
ment de Carthage, à un véritable démantèlement de la pertica Carthagi-
niensis au profit de la création de nouveaux municipes et de la multiplica-
tion de communes romaines groupées dans la vallée du Bagrada, moderne
Medjerda (Gascou 1972, p. 226-227). Il promut également Thysdrus
(El Jem), ainsi que de nombreuses cités autochtones qui attendaient par-
fois depuis longtemps un statut romain (ibid., p. 228). Ces nombreuses
‘fondations’ (en réalité des promotions juridiques) s’exercèrent dans un
secteur très limité de la province d’Afrique, en faisant progresser la roma-
nisation culturelle, avec une volonté de fusion des communautés romaines
et pérégrines (non-romaines) séparées en droit, mais unies depuis long-
temps par des liens étroits (ibid., p. 230).
Déjà bien étendu vers le sud depuis Hadrien, le territoire de la province
était limité au sud-est par celui de la Tripolitaine et au sud-ouest par
la Numidie.

En Numidie
Jusque-là simple région de l’Africa, la Numidie fut séparée dès 198 de la
Proconsulaire et accéda au rang de province (Pflaum 1957, p. 61-75 ;
Dupuis 2012, p. 5467), confiée à un légat de rang sénatorial ; le premier
de ceux-ci, Q. Anicius Faustus, était déjà légat de la IIIe légion depuis 196.
Septime Sévère et l’Afrique / 7307

Là aussi, la prospérité s’installa. Une vingtaine d’inscriptions africaines,


découvertes pour la plupart dans le nord de la Numidie, dans la confédéra-
tion cirtéenne, donnent à l’empereur le titre de propagator imperii (Guédon
2010, p. 202). La conquête de terres nouvelles continua vers le sud. À titre
d’exemple, une inscription du djebel Zireg, au sud du Hodna (A.E., 1946,
38), révèle une assignation de terres, de pâturages et de sources par un
officier de la IIIe légion, sans que nous connaissions les bénéficiaires de
cette mesure.
Pour contrôler les nomades qui remontaient du sud vers le Hodna et les
hautes plaines constantinoises, la IIIe légion avait établi sous Antonin le
Pieux des postes jalonnant une ligne de points d’eau (ce que l’on peut
appeler une « antenne ») situés sur le piémont nord-ouest des Ouled Naïl.
Sous Septime Sévère, la même légion, la seule d’Afrique, installa une ligne
de postes au sud-est des mêmes hauteurs, cette fois-ci pour contrôler les
zones d’épandage des eaux coulant sur le piémont méridional du même
massif de l’Atlas saharien, ceci jusqu’à Castellum Dimmidi, occupé en 198.
Au prix du renforcement de quelques travaux hydrauliques, souvent déjà
esquissés dès avant la période romaine, ces régions steppiques pouvaient se
révéler fertiles. Ainsi, chaleur et eau abondante permettaient deux récoltes
par an, comme à Badias (Badès) au sud de l’Aurès (Corippe, II, 156-157),
sur des surfaces certes limitées aux zones d’épandage des eaux.

Maurétanie césarienne
Lors de l’avènement de Septime Sévère en 193, la Maurétanie césa-
rienne se réduisait encore à une bande située entre la côte et la longue
dépression qui, partant de l’Oranie, englobe la vallée moyenne du Chélif,
et se poursuit vers l’est jusqu’à Auzia (Laporte 2011, p. 118). La politique
de promotion municipale fut moins utilisée que plus à l’est, et l’on ne
peut guère signaler que la promotion d’Auzia au rang de colonie, peut-être
à titre indemnitaire compte tenu du départ d’une large part de sa garnison
vers la nouvelle rocade marquant au sud le territoire plus spécifiquement
romain.
De larges zones tribales subsistaient encore à l’intérieur de la province.
Le renforcement du contrôle des tribus semble avoir provoqué des révoltes,
ou au moins des tensions, matérialisées par la restauration d’une tour à
Daouark (fig. 1), entre Rusazus (Azeffoun) et Ksar Chebel*, donc tout près
de la côte, près du territoire des Quinquegentanei*.

Mais le principal effort porta sur l’agrandissement du territoire romain


vers le sud, avec la mise en culture de nouvelles terres, enlevées de ce fait
au nomadisme et à la transhumance.
De 198 à 201-203, sous les procurateurs successifs C. Octavius Pudens
et P. Aelius Peregrinus (Benseddik 1991 et 1997), Rome franchit d’un
bond l’Atlas tellien (et les tribus berbères qui y habitaient), en occupant
7308 / Septime Sévère et l’Afrique

Fig. 1. La dédicace de la tour de Daouark, près d’Azeffoun, antique Rusazus.


Dessin J.-P. Laporte sur un cliché du P. J. Martin.

progressivement, d’est en ouest, son piémont sud, au contact des hauts


plateaux (Laporte 2011, p. 122). Des garnisons furent installées à des
endroits où l’on pouvait étaler les eaux descendues des montagnes, et où la
terre devenait alors fertile. Ces points presque alignés par la nature furent
reliés par une grande rocade routière, que les modernes nomment « limes »,
sans que cela soit attesté autrement que par l’interprétation de documents
tardifs, dans lesquels ce mot pourrait avoir un autre sens (Laporte 2011,
p. 118). Une autre expression, nova praetentura (la « nouvelle couverture
en avant »), effectivement employée à l’époque sévérienne, n’est toutefois
attestée, de manière d’ailleurs discutable, que sur deux (ou trois) milliaires
(CIL, VIII, 22611 / 22602/4) de part et d’autre de Lucu (Timzioune), soit
au maximum 60 km sur les 700 de la rocade, ce qui rend plutôt hardie
la généralisation de ce vocable. La liaison avec la dépression du Hodna et
la Numidie fut enfin réalisée par une route jalonnée de camps militaires,
notamment Tatilti et Aras (Laporte 1995 et 2004).
Il faut renoncer à la conception ancienne (Gsell 1926) faisant de ce
prétendu limes une sorte de ligne Maginot qui aurait empêché les Berbères
repoussés vers le Sahara de remonter vers le Nord. Dès 1949, Baradez avait
relativisé cette notion en faisant de cette ligne une bande de transition, et
cette tendance se renforce (Laporte 2014). De toute manière, la population
autochtone était certainement plus nombreuse dans les montagnes abon-
damment arrosées du nord que dans les hauts plateaux et même les massifs
montagneux situés au sud.
Septime Sévère et l’Afrique / 7309

Fig. 2. Localités attestées sous Septime Sévère (carrés noirs en Césarienne, carrés gris
en Numidie. D’après Laporte 2011, p. 121. Le carré noir ajouté en bas et les points
et les carrés grisés représentent deux « antennes » dépendant de la Numidie. milieu
de la figure sur le flanc nord du Djebel Amour représente El Bayadh.

On a toujours mis l’accent sur le côté militaire de l’occupation de la


rocade routière sévérienne ; celle-ci permettait certes de déplacer rapide-
ment des troupes vers des zones en difficulté. Cependant, une dédicace
d’Usinaza (Saneg) complétée en 1991 par N. Benseddik (1991, p. 425-437
= A.E., 1992, 1925) montre un aspect différent. Elle témoigne de l’instal-
lation en ce lieu de populi novi ex Africa inlati (des peuples ‘nouveaux’
transférés d’Africa) et ne mentionne aucune unité militaire. Au-delà des
commentaires parfois divergents qui lui ont été consacrés (Benseddik
1991 ; Euzennat 1995 ; Desanges 2001), on est amené à penser que l’opé-
ration avait d’abord un but économique, la mise en valeur agricole de la
frange nord des hautes plaines, pour laquelle un apport de population était
nécessaire, les terres n’ayant guère de valeur sans bras pour les cultiver. Les
troupes n’étaient nécessaires qu’en soutien, pour assurer la sécurité.

Certes le territoire plus particulièrement romain de la province, au nord


de la rocade sévérienne, était toujours peuplé essentiellement de séden-
taires, berbères dans les montagnes, berbéro-romains dans les villes. Mais,
pour la première fois, la province était en contact direct avec les zones
méridionales vouées par le climat à l’élevage et à la transhumance. Les
terres mises en culture dans la frange nord des Hautes plaines devaient être
protégées des nomades et de leurs troupeaux, source de heurts, mais aussi
de richesse. Fournissant de la viande, les troupeaux représentaient une
ressource complémentaire de l’agriculture du nord, elle aussi taxable.
Au-delà, et au sud, des quelque 150 km de hautes plaines coupées de
chotts, se trouvaient par ailleurs les montagnes relativement arrosées de
7310 / Septime Sévère et l’Afrique

Fig. 3. La dédicace d’Usinaza sous le procurateur de césarienne P. Aelius Peregrinus


(201-203). Dessin J.-P. Laporte d’après deux clichés de N. Benseddik. Toutes les
déformations optiques n’ont pu être corrigées.

Fig. 4. El Bayadh. La dédicace d’une victoire du gouverneur de Césarienne C.


Octavius Pudens (198-201) sur des Bavares (transtagnenses).
Dessin J.-P. Laporte d’après un cliché de N. Benseddik.

l’Atlas saharien (Ouled Naïl, Djebel Amour, monts des Ksours), peuplées
de sédentaires à la fois cultivateurs, arboriculteurs et éleveurs, pratiquant
occasionnellement une petite transhumance (cf. Despois 1957 et 1959).
Les oasis produisaient les précieuses dattes. Toutes ces populations et
Septime Sévère et l’Afrique / 7311

productions étaient taxables. Les heurts étaient inévitables. Ils sont illustrés
par une dédicace de victoire sur des Bavares transtagnenses (« d’au-delà
des chotts », précision nécessaire car il y avait des peuples de même nom
dans les montagnes de l’Atlas tellien, Camps 1955), élevée par le procura-
teur de Césarienne P. Octavius Pudens (198-201), découverte en janvier
2014 près d’El Bayadh, au pied nord du Djebel Amour (Drici 2015 ;
Benseddik et Laporte 2016). D’autres vestiges découverts jadis dans la
même région (Benseddik et Laporte, 2016) suggèrent une occupation
pérenne, et non une simple expédition sans lendemain.

Ces affrontements ne furent sans doute pas les seuls. Au moins deux
fois, les deux Maurétanies, césarienne et tingitane, séparées par des terres
parcourues par les Baquates à l’ouest et les Bavares à l’Est, furent réunies
sous l’autorité d’un même procurateur prolégat, en 202 Cn. Haius Diadu-
menianus, et un peu plus tard, avant 210, par Q. Sallustius Macrinianus,
ce que l’on interprète en général comme l’indice de troubles sérieux affec-
tant simultanément les deux provinces.

Maurétanie tingitane
La Maurétanie tingitane, très éloignée de Rome, et où la densité de villes
romaines était faible, paraît avoir moins bénéficié de l’action sévérienne,
si ce n’est peut-être d’un renforcement de sa protection militaire.
On ne sait rien d’un éventuel agrandissement du territoire provincial.
Cependant, les relations avec les peuples berbères firent l’objet de soins
particulier, avec la conclusion de traités de paix avec les Baquates, et même
avec une alliance Baquates-Bavares, ce qui précise bien la région où l’on
redoutait des troubles, à savoir les confins entre Césarienne et Tingitane.
Ces mesures n’empêchèrent pas de sérieuses révoltes. Outre celles que nous
avons évoquées plus haut, on note aussi l’attribution, en 210-211, du titre
de pro legato, c’est-à-dire de commandant d’armée, au procurateur de
Tingitane C. Iulius Pacatianus.

*
Un classement chronologique plus précis des documents anciennement
connus et des découvertes épigraphiques récentes devraient permettre
de mieux comprendre le développement progressif de la grande politique
de Septime Sévère en Afrique et son impact sur la population autochtone.
Ce fut à la fois la période de plus grande prospérité et de plus grande exten-
sion du territoire « romain ».

BIBLIOGRAPHIE
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7312 / Septime Sévère et l’Afrique

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Septime Sévère et ses langues / 7313

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Jean-Pierre LAPORTE

S40. SEPTIME SÉVÈRE ET SES LANGUES

Un court passage de l’Histoire Auguste (Severus, XV, 7, éd. Chastagnol,


1994, p. 328-329) a donné lieu à discussion :
Cum soror sua Leptitana ad eum venisset vix Latine loquens ac de illa mul-
tum imperator erubesceret, dato filio eius lato clavo atque ipsi multis muneribus,
redire mulierem in patriam praecepit, et quidem cum filio, qui brevi vita
defunctus est.
« Il reçut un jour la visite de sa sœur qui arrivait de Lepcis et parlait
à peine latin. L’empereur en éprouva la plus grande honte ; aussi offrit-il
à son fils le laticlave et à elle-même de nombreux cadeaux avant de les
renvoyer dans leur patrie où le fils mourut peu après ».

Ce texte pose la question du niveau de maîtrise de la langue latine par la


sœur et d’autres membres de la famille de Septime Sévère. Sur ce point, les
avis des spécialistes divergent. Pour les uns, la sœur de Septime Sévère
aurait eu un accent provincial marqué, ou n’aurait pas maîtrisé le latin.
Pour d’autres, africaine, elle aurait parlé le libyque.
Il existe cependant une autre solution, beaucoup plus probable en Tripo-
litaine, ancienne possession de Carthage : le punique. L’Afrique « romaine »
connaissait, à côté de l’usage d’autres langues (grec, libyque), un vrai pluri-
linguisme* punico-latin. L’épigraphie de Leptis magna montre un long usage
du punique en parallèle à celui du latin. Le punique était fort répandu en
pleine période romaine en Tripolitaine (Sznycer 2002). Jusqu’au Ier siècle
de notre ère compris, de nombreuses inscriptions ont été rédigées en
punique dans une écriture néo-punique souvent élégante (Levi della Vida et
Amadasi Guzzo 1987).
Dans la même province, sous le Bas-Empire, voire plus tard encore, plu-
sieurs dizaines d’inscriptions que l’on avait crues latino-libyques, sont en
fait, comme l’a montré Levi Della Vida dès 1963, des latino-puniques
(Jongeling & Kerr 2005 ; Jongeling 2008). L’alphabet est latin, mais la
langue est du punique tardif, plus ou moins heureusement transcrit. Ces
7314 / Septime Sévère et ses langues

inscriptions ne se rencontrent pas seulement sur le littoral, mais dans l’inté-


rieur des terres jusqu’à Bou Njem (Krings/Longerstay 1995, p. 843-844).
La langue punique a certainement survécu pendant des siècles à la dispari-
tion de l’écriture correspondante.
Témoignant de l’usage du punique dans des milieux populaires, cette
langue, peut-être un sabir, était également pratiquée dans des milieux plus
élevés. La langue de base restait, dans la plupart des cas, le punique, mais
on semblait éprouver le besoin, sinon l’opportunité, d’y joindre parfois soit
une traduction, soit un équivalent latin (Sznycer 2005, p. 278), alors même
que l’usage de la graphie punique s’était perdu.
En Tripolitaine, le bilinguisme latino-punique, témoigne, en pleine
époque impériale romaine, d’une forte acculturation latine de certaines
couches de la population locale, et en même temps, de la survivance et de
la persistance de la culture punique (Sznycer 2005, p. 278).

C’était sans doute le cas de la sœur et du reste de la famille de Septime


Sévère, que l’on peut rapprocher de celui de l’entourage d’Apulée un demi-
siècle plus tôt. Comme l’a rappelé J. Desanges (2007), Apulée (Apologie,
98) a fait un triste portrait de son beau-fils Pudens, qui aurait perdu l’usage
du peu de latin appris à l’école, en passant son temps dans les mauvais lieux
d’Oea (Tripoli). Il ne parlait plus que le punique et un reste de ce qu’il
avait appris de grec chez sa mère : nunquam nisi Punice et si quid adhuc a
matre graecissat ; il n’était pas seulement incapable de parler latin, mais il
ne le voulait pas : enim latine loqui neque vult, neque potest. Son grec n’était
pas purement scolaire comme son latin. Sa mère, riche et cultivée, le lui
avait sans doute transmis ; il devait par ailleurs l’entretenir quelque peu
avec les jeunes gens de bas étage et les filles du port, ses fréquentations
favorites, sinon, il l’aurait oublié comme le latin. Mais le punique, peut-
être déjà un sabir, était sa langue principale.
Le témoignage de l’Histoire Auguste rappelé ci-dessus semble bien mon-
trer que, romanisée depuis longtemps, la famille de Septime Sévère parlait
encore punique à la maison.

BIBLIOGRAPHIE
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Histoire Auguste, trad. A. Chastagnol, Paris, Robert Laffont, 1994.
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Serment / 7315

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SZNYCER M., 2005 – « Nouvelles observations et nouvelles réflexions sur le bilin-
guisme punico-latin : langue de culture et langue d’usage », Antiquités africaines,
38-39, (2002- 2005), p. 275-280 (surtout en seconde partie).

Jean-Pierre LAPORTE
[avec des observations de Jehan DESANGES]

S41. SERMENT

Le verbe pan-berbère qui signifie « jurer, prêter serment » est ggal (avec,
pour certains parlers, la variante phonétique ǧǧal) : (Basset 1951, p. 129,
130 ; Dallet 1982, p. 254 ; Destaing 2007, p. 188 ; Mercier 2012, p. 148 ;
Taïfi 1991, p. 151…). On relève plusieurs dérivés nominaux, plus ou moins
usités selon les parlers : tagallit « serment », imgilli ou amgallu, « jureur ou
co-jureur » (cf. infra)… En touareg, c’est le verbe eheḍ qui signifie « jurer,
prêter serment » (Foucauld 1951, t. II, p. 513 à 516 ; Foucauld 1984, p. 95,
271) ; le dérivé nominal tahôdé (Foucauld 1951, t. II, p. 516 ; Foucauld,
1984, p. 95) signifie « serment ».
La prestation de serment a lieu pour affirmer solennellement la véracité
d’un fait, le caractère total et irréversible d’un engagement ou une inflexible
détermination comme celle du poète kabyle Si Moḥand ou Mḥand face à
l’ordre colonial, explicite dans ce tercet très connu :
Ggulleγ seg Tizi-Wezzu Je le jure de Tizi-Ouzou
armi d Akfadu jusqu’à l’Akfadou
ur ḥkimen deg’ akken llan Nul d’eux ne me commandera
(Mammeri, Les Isefra, poèmes de Si Mohand-u-Mhand, Paris, Maspéro, 1987,
p. 152-153 ; « eux » réfère ici au pouvoir colonial et à ses relais autochtones).

En dehors du serment qu’une personne peut prononcer dans la vie quo-


tidienne pour prouver sa bonne foi ou l’irréversibilité d’un engagement, un
mode de prestation plus solennel peut être requis pour établir la paternité
d’un « enfant endormi » (Gaudry 1998, p. 120 ; Aspinion 1937, p. 175)
ou dans le cas d’une grossesse qui se manifeste durant la période de retraite
consécutive à une répudiation (Foucauld 1984, p. 95-96) ou pour établir
la limite d’une propriété (talast, pluriel tilisa en kabyle). Dans ces cas de
litiges graves (voir infra, serment judiciaire), seul le serment de l’homme est
reçu ; le serment de la femme ne l’est que pour établir la paternité – à
condition que le mari « ait confiance en elle antérieurement » (Foucauld,
ibid.) – ou en cas de répudiation, pour prouver les torts de son mari. La
femme doit alors prêter serment « avec sa mère et un homme de sa famille
ou, à défaut, seule » (Gaudry 1998, p. 116, 117).
7316 / Serment

La dimension sacrée du serment est perceptible à travers le lieu dans


lequel il est prêté et les formules qui servent à l’exprimer. Lorsqu’il s’agit de
régler un litige important, la prestation de serment a toujours lieu dans un
endroit investi de sacralité : la mosquée, lieu de prière ; la djemâa* dont les
dalles mêmes sont considérées comme sacrées (Abrous 1995, p. 2436), sur
les tombeaux des saints (Plantade 2012, p. 5315). Dans les dispositions du
droit coutumier du Haut Guir avant la conquête du Maroc, les djemâa
pouvaient indiquer le lieu dans lequel devait être prêté le serment (Nehlil
2012, p. 92, 226, 238) : il pouvait s’agir de mosquées ou de sanctuaires.
Dans le même ordre d’idée, les formules de prestation de serment se
réfèrent soit à l’islam soit à une sacralité anté-islamique comme le montrent
ces quelques exemples pris en kabyle, en touareg et en tamazight :
welleh : « par Dieu » ; il s’agit de la formule de serment la plus courante ;
aḥeqq Ṛebbi : « par Dieu », bien qu’équivalente à la précédente, cette
formule est perçue comme plus solennelle. Cette référence au religieux se
trouve dans les serments en touareg :
Măss-ineɣ : « Notre Seigneur/Dieu » ; elkettâben : « les livres saints »
(Foucauld 1951, t. II, p. 513) ;
aḥeqq Axxam n Ṛebbi, littéralement : « Par la Maison de Dieu », dési-
gnant la Mecque ; ou ḥaq n barša, « je jure par la sainteté de ce marabout »
(Aspinion 1937, p. 176) ou u ḥaq bab uxam-a ; ou bien u ḥaq lbaraka-ia,
« par la baraka de ce lieu ! » (idem, 176, note n° 3).

aḥeqq Jeddi : « par mon grand-père (par mon ancêtre) », formule cou-
rante dans les lignages maraboutiques ; un interlocuteur non-marabout
peut, s’adressant à un marabout, lui dire : aḥeqq jeddi-k (aḥeqq jeddi-m, au
féminin) en signe de respect et de croyance partagée. Cette référence aux
ancêtres (investie ici de sacralité religieuse) est ancienne chez les Berbères :
Hérodote, cité par Plantade, note que les Libyens « invoquent dans leurs
serments les hommes de chez eux qui passent pour avoir été les plus justes
et les meilleurs ; ils jurent, la main sur leurs tombeaux ». (Plantade 2012,
p. 5312).
Aḥeqq aεessas n da : « Par le Gardien de ces lieux », formule de serment
féminine. Par extension, une femme peut invoquer dans son serment, en
les nommant, toutes les forces tutélaires investies de sacralité de la plus
proche à la plus lointaine, d’où le nombre important de ces formules de
serment féminin.
Aḥeqq tagella d lmelḥ : « par la nourriture et le sel » (partagés), la nourri-
ture et le sel partagés scellent un lien considéré comme sacré (voir les
notices « Repas » et « Sel »). Ce serment par la nourriture est signalé par
Destaing pour les Beni-Snous (Destaing 2007, t. I, p. 349).
Aḥeqq idammen ou bien, « aḥeqq ahrir idammen i daγ-icerken » : « par le
sang qui nous unit, formule de serment employée par les vieilles femmes »
(Genevois 1963, p. 19) ; ces formules se réfèrent aussi au caractère sacré du
sang (voir les notices « Meurtre » et « Sacrifice »).
Serment / 7317

Aḥeqq azeṭṭa-yagi bu sebεa lerwaḥ : « par ce tissage aux sept âmes »


(Genevois 1967, p. 24, 25 ; Servier 1962, p. 135). Le métier à tisser, siège
d’une puissance magico-religieuse – il est « l’enclos des Anges » (Genevois,
ibid.) – est investi d’une forte sacralité. Genevois (ibid.) cite les formules
de serment liées au métier à tisser. L’évocation de la laine dans les serments
est également soulignée par Destaing pour les Beni-Snous (Destaing 2007,
t. I, p. 349). Les femmes prêtent aussi très souvent serment par les membres
de leurs familles qui leur sont chers (père, frères, enfants).
S ucebbak n Rebbi (n Reppi), s ucebbak n Nnbi : « par Dieu » ou « par le
Prophète » : formule de serment féminine en Kabylie. Cette formule est
évoquée par Biarnay pour Ouargla (Biarnay 1908, p. 291, 292) ; le verbe
cbek signifie « entrecroiser, entremêler » (Dallet 1982, p. 74 ; Biarnay, ibid.,
note n°1, p. 291 : description du mode de prestation de ce serment).
Jmeε liman ou : Jmeε liman ad iyi-ilzem : « par tous les serments, je
m’engage à… » (Dallet 1982, p. 503), ou alors : s limin ggergazen [n yer-
gazen] ur n ḥennet : « par le serment des hommes qui ne se parjurent
jamais » (Dallet 1982, p. 329). Solennelles, ces formules engagent les
hommes responsables, les hommes d’honneur.

Cette liste de formules de serment, pour le kabyle, n’est pas exhaustive ;


pour l’ensemble du berbère, elle est entièrement à établir mais la documen-
tation consultée permet de relever une donnée pan-berbère : il s’agit de
la référence au cou pour prêter serment. Dans plusieurs dialectes berbères,
le cou (iri) symbolise la responsabilité (kabyle : Dallet 1982, p. 667 ;
mozabite : Delheure 1984, p. 167, 168 ; ouargli : Delheure 1987, p. 267).
En touareg, le cou (êri) ne renvoie pas explicitement à la notion de respon-
sabilité mais est employé en formule de serment (Foucauld 1951, t. IV,
p. 1558). En tamazight, le cou est désigné par : ḥengi/ ḥenyi ; comme dans
les autres dialectes, ce terme renvoie à la notion de responsabilité et consti-
tue une formule de serment (Taïfi 1991, p. 246). La référence au cou est
attestée dans les formules de serment en :
– Tamazight : ḥengi-nw maš aš ušerḫ ulli : « (à mon cou) je jure que je
ne t’ai pas volé de moutons » (Taïfi, ibid.).
– Touareg : full êri-hin ! « sur mon cou ! (je jure sur ma tête) » (Foucauld
1951, t. IV, p. 1558).
– Kabyle : ccada i yiri-w ! « je m’en porte garant (serment au sens fort) »
(Dallet 1982, p. 667) ; ou alors : i yiri-w d temgarṭ-iw : « que je porte sur
mon dos le poids du serment que je fais » (Dallet 1982, p. 273). Dans ce
dernier cas, le serment est appuyé par un geste de la main droite portée sur
les deux épaules, des deux mains si la « charge » est très lourde ; tamgarṭ,
synonyme de iri, signifie aussi « la vie humaine » (Dallet, ibid.).

Cette dimension sacrée du serment, perceptible à travers les lieux dans


lesquels il est prêté et les formules par lesquelles il est exprimé, explique
que le fait de se parjurer expose à la malédiction (ddeεwessu en kabyle). En
7318 / Serment

tamazight, « se parjurer » se dit : irẓa tagallit-ns, « il a brisé (violé) son ser-


ment, il s’est rétracté » (Taïfi 1991, p. 151). Le verbe rẓ, qui signifie « cas-
ser », « briser », renvoie aussi en kabyle à la violation, la brisure de ce qui
est considéré comme sacré en relation avec le sens de l’honneur taruẓi n
lḥerma, taruẓi n leεnaya, etc…

En dehors des serments prêtés dans la vie quotidienne, on notera deux


types de serment dont la prestation a lieu dans un contexte précis : le ser-
ment judiciaire et le serment votif.

Le serment judiciaire
Dans leur fonctionnement ancien (c’est-à-dire avant l’intervention du
droit colonial, puis de celui des États nord-africains indépendants), les dje-
mâa berbères recouraient largement au serment car pour statuer sur une
affaire ou pour régler un litige, il constituait souvent l’unique moyen d’éta-
blir la preuve (voir supra pour la paternité), la culpabilité ou l’innocence
d’un accusé. C’était donc la djemâa qui ordonnait le serment et en organi-
sait les modalités de prestation : lieu, formule à prononcer, partie à laquelle
il doit être déféré (Hanoteau et Letourneux 2003, t. II, p. 261-265 ; t. III,
p. 25, 26, 161 ; Mahé 2001, p. 142, 143). Si, dans un litige, une des par-
ties refuse de jurer, c’est la partie adverse qui obtient gain de cause. Pour
réunir les éléments nécessaires au traitement d’une affaire, la djemâa avait
également recours au témoignage ; elle pouvait, dans certains cas, astreindre
les témoins à prêter serment ; seuls étaient crus sur parole les hommes jugés
honorables : « Le serment n’est jamais requis de témoins honorables, mara-
bouts, grands personnages. La partie qui voudrait l’exiger d’eux, leur infli-
gerait un outrage des plus graves » (Hanoteau et Letourneux 2003, t. II,
p. 262). Enfin, ne se contentant pas de la malédiction, la djemâa punissait
aussi bien le faux serment que le faux témoignage : « Le faux serment est
puni comme le faux témoignage et la décision est annulée » (Hanoteau et
Letourneux 2003, t. III, p. 161).

Outre ces dispositions générales, la documentation consultée permet de


noter la pratique pan-berbère du serment collectif dans lequel s’adjoignent
au prestataire (pour donner poids et crédibilité au serment) un certain
nombre de ses parents. Cette pratique a été constatée dans l’Aurès, (Gaudry
1998, p. 116, 117), dans le Haut Guir (Nehlil 2012, p. 87, 89, 188, etc. ;
cf. infra), en Kabylie (Hanoteau et Letourneux 2003, t. II, p. 264, 265 ;
t. III, p. 26) ; Hanoteau et Letourneux, qui donnent assez peu de précision
sur cette pratique, citent, pour le nombre de co-jureurs requis : « sept,
quatre ou trois » (Hanoteau et Letourneux, ibid.) pour certaines tribus de
Kabylie, car la pratique du serment collectif ne semble pas avoir été très
courante dans cette région. Dans l’Aurès et dans le Haut Guir, le nombre
de co-jureurs repose sur une base quinaire : 5 ou un multiple de 5, ce
Serment / 7319

nombre augmentant en fonction de la gravité du délit : 5 co-jureurs pour


établir (en fonction de la partie à laquelle le serment est déféré) la culpabi-
lité ou l’innocence en cas de vol (Nehlil 2012, p. 87, 188, 196, 198, etc.).
En cas de vol « dans les maisons » ou dans la mosquée, le nombre de
co-jureurs requis est de 10 (Nehlil 2012, p. 202, 220, 233, 236) ; 10
également pour établir la culpabilité en cas de meurtre (Nehlil, p. 235),
enlèvement de femmes (Nehlil, p. 236) ou de « violation du mezrag
(i.e. protection, voir la notice Mezrag) (Nehlil, p. 237). Taïfi note que :
« le droit coutumier exige cinquante co-jureurs pour les litiges importants »
(Taïfi 1991, p. 151-152). Surdon affirme que « Le nombre des co-jureurs
varie de 3 à 100 selon l’importance de l’affaire » (Surdon 1938 : 352).

Dans les régions berbères du Maroc, le recours aux co-jureurs était


une pratique systématique. Surdon souligne qu’en raison du principe de la
« responsabilité collective » (c’est-à-dire assumée par l’ensemble de la
parenté), « … le serment ne saurait être isolé. Le concept de consanguinité
exige qu’il soit accompagné d’un certain nombre d’autres serments prêtés
par la parenté agnatique ou artificielle ou encore par alliance (taḍa, taw-
matt) » (Surdon 1936, p. 215) ; les co-jureurs sont, alors, assimilés à des
« fréres ». La prégnance de cette dimension collective est telle que la vali-
dité d’un serment peut être annulée si un seul des co-jureurs désignés refuse
de jurer (Surdon, p. 217 ; Aspinion 1937, p. 174). Par ailleurs et dans le
même ordre d’idées, « le fait de refuser de jurer pour un parent […] corres-
pond à un reniement. » (Aspinion 1937, p. 175).

Outre ces serments oraux individuels ou collectifs Surdon et de Foucauld


soulignent d’autres formes de prestation de serment et d’autres modes d’éta-
blissement de la preuve. Surdon signale un type de serment prêté par « le
dépôt d’une pierre sur un burnous étendu à terre ou à l’intérieur du mauso-
lée du saint local. […] La formule du serment est représentée par le dépôt
symbolique de la pierre… » (Surdon 1936, p. 354 n°1). Il n’est pas étonnant
que le dépôt puisse constituer en lui-même le serment, dispensant de l’énon-
ciation ou de la formule ; Servier (1962, p. 30 à 39) souligne à plusieurs
reprises le caractère sacré attribué par les Berbères à la pierre et au rocher.

Outre ces serments oraux individuels ou collectifs, Foucauld signale


pour l’Ahaggar un autre mode d’établissement de la preuve qui relève
de l’ordalie : il s’agit de « l’épreuve du feu » (Foucauld 1984, p. 271). Si
une personne accusée de vol refuse de prêter serment, elle est déclarée
coupable ; un autre moyen permet de prouver la culpabilité ou l’innocence,
c’est « l’épreuve du feu » (sous trois formes : hâche rougie au feu, que
l’accusé doit lécher ; contact direct avec le feu sur lequel il doit marcher,
« entravé » ; eau bouillante dans laquelle il doit plonger la main). Si l’accusé
échappe à l’action du feu, il est déclaré innocent. Ce mode d’établissement
de la preuve ne concerne pas la seule société touarègue, il était connu des
7320 / Serment

sociétés occidentales du Moyen Age et sans doute aussi d’autres sociétés.


La malédiction en cas de « brisure de serment » pourrait n’être, dans
cet ordre d’idées, qu’un châtiment différé (parce que non immédiat) et
plus diffus (pouvant se présenter sous forme de maladie, de déséquilibre
psychologique, de malchance, etc.).
Ces modes d’établissement de la preuve sont aujourd’hui en voie de
disparition en raison de la régression du droit coutumier (sous sa forme
ancienne) et de celle de la sphère magico-religieuse. Cependant, seules des
enquêtes précises peuvent apporter un éclairage nouveau sur cette question.

Le serment votif
La documentation consultée ne signale pas ce type de serment dans
d’autres régions du monde berbère qu’en Kabylie où il est décliné sur le
mode de la promesse. Il porte, en kabyle, le nom de tuqqna (dérivé nomi-
nal du verbe qqen, « être attaché, lié » ; ici, être lié par une promesse, un
serment ; voir Dallet 1982, p. 667). Sur le tombeau d’un saint ou dans un
endroit investi de sacralité, une personne peut demander la guérison d’une
maladie grave, le dénouement d’une situation difficile ou la naissance d’un
garçon. Elle s’engage, alors, si ce vœu est réalisé, à présenter une offrande
– le plus souvent une victime sacrificielle : mouton ou bœuf. La personne
dont le vœu a été exaucé mais qui « trahit » sa promesse encourt une malé-
diction qui peut se transmettre de génération en génération. Ce serment
votif est encore vivant en Kabylie et les offrandes sont présentées lors du
pèlerinage qui a lieu dans ce sanctuaire.

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Serpent : ethno-archéologie / 7321

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Dahbia ABROUS

S42. SERPENT : Ethno-archéologie

Introduction
Quasiment dans toutes les cultures, la figure, l’image et la symbolique
du serpent étaient et sont encore partout présentes et constituent ainsi un
élément fondamental des universalités partagées des sociétés humaines.
Le serpent a en effet de tout temps suscité chez l’homme des sentiments
contradictoires qui se résument d’une manière générale dans l’antago-
nisme éternellement engagé entre le Bien et le Mal. Il est la consécration
de toutes les ambivalences : force et faiblesse, courage et peur, mâle et
femelle, vie et mort, protection et danger, etc. Des Vikings aux peuples
précolombiens, des cultures africaines anciennes aux contrées asiatiques,
de la civilisation grecque à l’Égypte pharaonique, le serpent occupait un
rang majeur dans la hiérarchie de la symbolique animalière. Il est en outre
l’élément fondamental de plusieurs récits mythiques liés à la cosmogonie
dans plusieurs civilisations. Cette symbolique prenait néanmoins des
significations et des incarnations tout à fait spécifiques selon les cultures
(Boudin 1864).
Les contacts séculaires entre les différents espaces culturels, notamment
sur le pourtour méditerranéen, et leur brassage continuel ont certainement
engendré une superposition et une sédimentation des traditions et des
croyances relatives à ce reptile redoutable (Probst-Biraben 1933). Dans la
7322 / Serpent : ethno-archéologie

société berbère, une telle accumulation a été particulièrement enrichie par


des apports africains multiples et l’on y relève ce qui pourrait être le sup-
port anthropologique d’un véritable culte du serpent.

Substrat archéologique
L’intérêt scientifique de l’art rupestre revêt des aspects multiples (Nami
2011). À défaut de données archéologiques matérielles et de sources histo-
riques précises, l’art rupestre vient esquisser l’écriture de la Préhistoire et de
l’Histoire d’une région tout entière au travers de l’interprétation de l’icono-
graphie gravée ou peinte sur les blocs rocheux ou sur les parois des grottes
et abris sous roche. Il permet également d’approcher la reconstitution des
paléo-environnements grâce aux différentes thématiques qu’il représente
inhérentes au monde animalier. L’art rupestre reflète encore une part
importante des perceptions symboliques et/ou cultuelles des populations
anciennes en relation avec leur cadre naturel proche (Lequellec 1993). Le
thème du « serpent » est assez bien représenté dans les répertoires icono-
graphiques des sites rupestres nord-africains et sahariens, sans toutefois
avoir été suffisamment approché en termes d’analyse et d’interprétation.

Dans le sud marocain, la plupart des sites rupestres se trouvant au sud


de Foum Zguid (Province de Tata) sont caractérisés par l’abondance de la
figuration du serpent représenté dans diverses postures, notamment en
association avec des quadrupèdes (Nami et al. 2007 et 2014). Que ce soit
dans les sites de Lahouirra, de l’Oued Zguid ou dans ceux d’Agouililt et
d’El-Galb el-Kébir, les dalles gravées offrent un certain nombre de figura-
tions où le serpent est identifié au niveau des pattes des bovinés. La récur-
rence de cette thématique appelle à scruter plus profondément le sens et la
place du serpent, aussi bien dans la réalité environnementale des popula-
tions d’antan que dans leur imaginaire. La relation serpent-boviné consti-
tue ainsi une thématique spécifique de l’art rupestre de cette région du sud
marocain mais elle a été également relevée dans certaines stations rupestres
du Grand Sahara. Une telle association entre les deux espèces est parfois
poussée à l’extrême et les graveurs réalisent par exemple les cornes des
bovinés sous une allure serpentiforme. Il existe également des champs
entièrement gravés renfermant plusieurs représentations serpentiformes
associées à d’autres figures parfois difficiles à identifier et à interpréter
(Fig. 1). Le tableau ainsi gravé suscite un certain nombre de questions
relatives à la symbolique du serpent chez ces graveurs de la fin du Néoli-
thique. Dans le Haut-Atlas, sur le site rupestre de l’Oukaïmeden*, souvent
rapporté à l’âge du Bronze, une énorme dalle offre au regard la figure d’un
très long serpent dépassant cinq mètres de longueur. Il apparait ainsi que
ce reptile effrayant a hanté l’esprit des hommes dans cette région depuis
fort longtemps, pour des raisons environnementales et/ou symboliques qui
restent à identifier.
Serpent : ethno-archéologie / 7323

Fig. 1. Dalle gravée représentant des serpentiformes et d’autres figures


indéterminées. Site de Lahouirra, sud marocain. (Cl. Nami).

Pendant l’Antiquité, le serpent fait partie du panthéon notamment en


tant que divinité guérisseuse souvent associée aux sources thermales. Une
telle vocation a permis aux Berbères de facilement assimiler les divinités
guérisseuses puniques (Eshmun) et gréco-romaines (Esculape) (Camps 1988 ;
Benseddik 1997).

Toponymie et serpent
Il est certain également que cette hantise s’est perpétuée jusqu’aux
époques historiques tardives. La toponymie maghrébine en général est
imprégnée de termes et de formulations qui font référence d’une manière
directe ou indirecte au serpent. Dans le Sous marocain par exemple, on
relève des toponymes tels que Agadir ilgmaḍen (Grenier aux serpents), Borj
n ilgmaḍen (Tour des serpents), ou tout simplement Bouylgmaḍen (lieu aux
serpents) (Fig. 2).
Le cas d’une kasbah se trouvant non loin du village de Foum Zguid
(sud marocain) et portant le nom d’Oum Lahnech (littéralement : « celle
au serpent ») est révélateur à cet égard. Les sites rupestres aux figurations
serpentines sont proches de la kasbah. Une approche diachronique
consacre la représentation du serpent et sa récurrence dans la culture
locale. La légende rapporte que l’endroit initial était une forêt infestée de
7324 / Serpent : ethno-archéologie

Fig. 2. Borj Ilgmaḍen (littéralement ‘Borj aux serpent’), exemple de toponymes


faisant référance au serpent. (Cl. Nami).

serpents. Une population de pasteurs nomades voulait s’y installer, mais ils
avaient peur des reptiles. Ils eurent recours à un fameux saint marabou-
tique qui aurait ordonné aux serpents de quitter le lieu sous peine d’un
châtiment sévère. Les serpents n’eurent alors qu’à exécuter la sentence du
marabout et le village fut ainsi construit dans la sérénité.
Ce type de légendes se retrouve dans une série de contes berbères où
l’intervention des cultivateurs sur des terres non encore arables pour leur
défrichement et l’élimination des broussailles sauvages fait souvent surgir le
serpent, maître des lieux, défendant son territoire. Des rituels spécifiques
prônant la bénédiction des esprits des lieux (serpent en l’occurrence) sont
généralement observés par les paysans quand il s’agit de conquérir de nou-
veau lopins récupérés sur les terres sauvages ou la forêt.
Dans la même région de Foum Zguid et, plus généralement, dans le
sud marocain, la toponymie trahit la persistance de telles représentations
ambivalentes et légendaires. Plusieurs exemples d’indices toponymiques
permettent aujourd’hui de remonter la construction de cette relation
entre l’homme et le serpent et pourraient apporter des éléments de
réponse à l’interprétation des figurations rupestres associant le serpent
aux bovinés.
Le toponyme du fameux site préhistorique algérien de Aïn Hanech
(« source du serpent »), bien connu dans les milieux scientifiques grâce aux
découvertes considérables auxquelles il a donné lieu, confirme également
Serpent : ethno-archéologie / 7325

cette association du serpent aux sources souvent elles-mêmes imprégnées de


dimensions surnaturelles et autour desquelles plusieurs cultes sont organisés
notamment par les femmes. En effet, « Les cours d’eau, les sources, sont
les lieux d’un culte qui s’adresse aux morts, lesquels, par leur présence,
donnent a l’eau sa fécondité, son pouvoir de régénération et de renaissance »
(Ouamara 1996, p. 148).

Le serpent entre imaginaire et pratique dans la société berbère


Étudier le rapport homme/serpent revient à s’aventurer sur le terrain des
relations complexes entre les humains et les animaux et, plus largement,
entre la nature et la culture. Dans le monde berbère, cette relation est
magistralement illustrée au travers des contes qui expriment une mémoire
collective bien ancrée dans l’histoire et dans la géographie.
Dans les cultures ancestrales berbères, l’imaginaire construit autour du
serpent était néanmoins souvent lié à des pratiques à vocations bénéfiques
(Doutté 1909). Dans les rituels entrepris par les femmes, le serpent incarne
souvent une source fécondatrice et une symbolisation de la fertilité, proba-
blement en raison de sa forme phallique. L’iconographie berbère représente
le serpent sans queue ni tête, d’abord comme une incarnation de l’éternité
et du temps infini, et ensuite comme une image de fertilité notamment
quand il est figuré couvant ses œufs. La figuration du serpent dans un tapis
par exemple participe d’une quête de protection et de procédés prophylac-
tiques contre le mauvais œil* et, d’une façon générale, pour garder la bonne
santé.
Dans plusieurs endroits au Maghreb, notamment dans le monde oasien,
le serpent est souvent qualifié de gardien de la maison et est, de la sorte,
protégé et respecté pour ne pas dire vénéré, tout comme dans certains gre-
niers collectifs de l’Anti-Atlas où les ayant droit procurent de la nourriture
(souvent des œufs) au serpent qui habite dans un grenier. Dans ce dernier
cas, le serpent fait l’objet d’un certain respect mêlé à la peur issue des forces
surnaturelles et bénéfiques qu’il incarne, mais, d’un point de vue pragma-
tique, parce qu’il protège les denrées (les céréales notamment) contre les
rongeurs.

Dans le conte merveilleux berbère, le serpent est identifié selon ses deux
aspects antinomiques : bénéfique quand il est protecteur et fécondant, et
maléfique quand il est dangereux. Dans ce dernier cas, il est représenté avec
sept têtes comme en témoignent plusieurs contes kabyles (talafsa, cf. notice
S43 et 44 ; Lacoste-Dujardin et al. 1965).
Un serpent vu dans un rêve est souvent interprété comme étant un
ennemi potentiel parmi les proches. L’avoir tué au cours du même rêve
signifie l’anéantissement des méfaits de l’ennemi supposé. Le serpent est
également lié au sacrifice, notamment celui destiné aux génies, maître des
lieux, des cavernes et des ténèbres. Le serpent noir et poilu représente le
7326 / Serpent : ethno-archéologie

génie, gardien exclusif des trésors cachés auxquels les chercheurs de ces
derniers doivent offrir des animaux sacrifiés dont le sang sert d’appât pour
le génie-serpent (Herber 1915-1916, p. 153).

Par ailleurs, les bergers ont encore aujourd’hui l’habitude de porter au


cou un morceau de la peau du varan car, dit-on, le serpent ne supporte pas
l’odeur du varan et ainsi les bergers peuvent se prémunir contre les dangers
potentiels de morsures venimeuses des serpents notamment pendant la sai-
son de fortes chaleurs quand ces derniers deviennent agressifs. Aussi, le fait
de tuer un serpent participe actuellement d’un acte louable non seulement
dans le cadre communautaire mais aussi par rapport aux préceptes reli-
gieux. Selon la conviction populaire, tuer un serpent renvoie à l’élimina-
tion du venin, danger potentiel qui guette perpétuellement les membres de
la communauté. L’on dit souvent que lorsque le serpent s’apprête à s’abreu-
ver, il dépose son venin dans un creux d’une roche et il le récupère après
avoir bu pour ne pas diluer le venin et pour que ce dernier ne perde ainsi
son efficience mortelle.

Aspect religieux
La survivance d’un souvenir lointain relatif à une vénération du serpent
chez les Berbères est aujourd’hui manifestée dans des relations ambigües
d’ordre surnaturel avec ce reptile, même si on observe par ailleurs les
préceptes fondamentaux de l’islam qui bannit ce genre de pratiques.
L’implication des espaces et agents maraboutiques dans cette relation
entre l’homme et le reptile intervient probablement pour instaurer une
plate-forme d’entente entre le profane et le sacré, où la baraka du serpent
et celle du marabout n’en font qu’une. Cela manifeste encore une fois la
capacité d’assimilation/permanence qui a de tout temps caractérisé les
sociétés berbères.

Des indices de la forte présence du serpent dans l’imaginaire religieux


des Berbères sont identifiés notamment dans les innombrables légendes
rapportant les relations de conflit ou de complicité qui liaient certains
saints maraboutiques au serpent. Dans la région de Taroudant, dans le
Sous* (sud-ouest marocain), la cour d’une zaouïa renferme quelques tombes
dont une de forme incurvée. La tradition orale rapporte que cette dernière
est celle d’un serpent enterré là par le saint marabout de son vivant. Ce
dernier avait ordonné à tous les animaux de quitter le lieu quand il voulut
construire son sanctuaire et y mit feu pour débarrasser l’endroit de la
broussaille. Le lendemain, il trouva un serpent à moitié brûlé qui lui objecta
qu’il préférât être brûlé que de céder son propre territoire. Le saint décida
alors de l’intégrer dans sa zaouïa comme un des membres de ses adeptes et
de sa famille. (Fig. 3 et Fig. 4)
Serpent : ethno-archéologie / 7327

Fig. 3. Zaouia Sidi Ayyad Soussi (Région de Taroudant, sud-ouest marocain)


renfermant dans sa cour la tombe d’un serpent. (Cl. Nami).

Chez certaines confréries berbères, mystiques à l’origine, comme les


Aïssaoua-s*, la présence de pratiques profanes, vraisemblablement origi-
naires de l’Afrique subsaharienne et souvent qualifiées de sorcellerie, sont
essentiellement liées à l’apprivoisement de serpents.
« Parmi ces ‘Aysawa, et aussi parmi d’autres groupes maraboutiques et
congrégationnels voisins, comme les Oulad Sidi Rahhal – buveurs d’eau bouil-
lante et mangeurs de serpents sur les places publiques – et des Jilala, se sont
formés des groupes de « charmeurs de serpents » qu’on rencontre un peu par-
tout au Maroc et qu’on montre aux touristes à la recherche d’exotisme. De ces
démonstrations anciennes, ces groupes en ont fait un « métier » qui leur permet
de survivre. » (Pâques et Lahlou 1986).
La capacité, transmise de génération en génération, que possèdent les
adeptes de ces confréries religieuses à dompter les serpents leur confère
aujourd’hui une spécificité, exotique pour les uns, et surnaturelle pour les
autres, mise à profit dans des démonstrations à vocation touristique pro-
duites sur la place Jamaâ el-Fna à Marrakech.

Conclusion
Aujourd’hui encore, le serpent reste une source d’inspiration pour de
nombreuses créations artistiques et artisanales (Giralt 2005). Des bijoux, des
ornementations diverses, des tatouages corporels, des figures emblématiques
7328 / Serpent : ethno-archéologie

Fig. 4. Détail de la tombe du serpent, Zaouia Sidi Ayyad Soussi. (Cl. Nami).

et autres objets accessoires reprennent l’image ophidienne comme élément


central (Nacib 1993). La permanence de la symbolique du serpent dans les
différentes expressions culturelles, notamment celles d’ordre sacré, reflète
une forte influence de l’ambivalence qui a de tout temps caractérisé la
figure du serpent.

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Serpent / 7329

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Mustapha NAMI

S43. SERPENT : Ethnologie

Il existe en berbère de nombreux mots pour désigner le serpent : ifiγer,


azrem, alg°maḍ, miγez… (voir notice S44 pour des informations lexicolo-
giques détaillées) ; talafsa désigne la vipère (Lacoste-Dujardin 2005, p. 178)
et aussi l’hydre, très présente dans les contes, en kabyle : « Il s’agit d’un
dragon, ou serpent à sept têtes, féminin qui hante les fontaines… ».
Le serpent est une figure ambivalente : il est considéré comme un
Gardien (surtout de la maison) et, à ce titre, il ne faut pas le tuer mais il est
aussi, très souvent, associé à l’ingratitude, la perfidie. La langue, ici le
kabyle, porte trace de cette ambivalence :
– fell-as azrem d aεessas : « sur elle (lui) veille le serpent », se dit d’une
chose très bien gardée pour laquelle il n’y a rien à craindre.
– yuγal-iyi d azrem s iri-w : « il est devenu un serpent autour de mon
cou » = « il est devenu mon [pire] ennemi » (Dallet 1982, p. 957)
– ileḥḥu kan γef_εebbuḍ am_mezrem : « il marche sur le ventre comme
le serpent » = « c’est un égoiste » (Dallet, ibid.)
– d azrem teṛẓa nnda : « comme le serpent brisé (gelé), par la rosée » =
« c’est un hypocrite, ingrat et méchant » (Dallet, ibid.)
D’autres expressions font référence au serpent, telles que :
– ewt azrem s aqerru : « frappe le serpent à la tête) » = « va droit au
but » (Dallet, ibid.) ; cette expression signifie aussi : « affronter une situa-
tion difficile pour en venir à bout définitivement ».

La figure du serpent et son caractère ambivalent transparaissent aussi


dans le conte : il peut prendre une forme humaine (« Amor azrem »)
(Lacoste-Dujardin 1970, p. 158-159, 169), être aussi bien gardien et pro-
tecteur d’une jeune fille (id., p. 375) que destructeur (p. 159), dévastateur
et dangereux (p. 169).
7330 / Serpent

Le serpent est employé dans des pratiques à visée thérapeutique, dans


des pratiques magiques ; il est omniprésent dans les décors géométriques
qui constituent l’art berbère et ce, quel qu’en soit le support : tissage, pote-
rie, peintures murales et tatouages.

À des fins thérapeutiques, la peau de serpent est utilisée contre les oph-
talmies (Dallet 1982, p. 957). Les femmes, dans l’Aurès, utilisent la bile de
serpent pour lutter contre la stérilité ; ce procédé consiste à « cuire de la
bile de serpent sur de la braise de manière à la dessécher », la femme « la
prise ensuite par la narine droite pour avoir un garçon, par la gauche pour
avoir une fille, par les deux pour avoir deux jumeaux » (Gaudry 1998,
p. 234).
Dans les pratiques magiques, la peau de serpent est utilisée « sous forme
de fumigations : elle neutralise les maléfices » (Genevois 1968, I, p. 54) ; la
tête, quant à elle, sert à semer la discorde entre les époux (Genevois, ibid.).
En raison du venin qu’elle renferme, elle est aussi utilisée dans les empoi-
sonnements (Lacoste-Dujardin 2005, p. 320).
En cas de morsure de serpent, surtout de vipère, l’endroit de la morsure
est incisé (il peut aussi être cautérisé), une personne « immunisée » aspire
le sang contenant le venin après s’être rincée la bouche avec de l’huile (Bas-
set 1961, p. 159 ; Laoust-Chantréaux 1990, p. 238) ; dans l’Aurès et dans
le Mzab, un chien égorgé auquel on aura ouvert le ventre, est immédiate-
ment appliqué sur la plaie (Basset 1961, p. 159 ; Delheure 1986, p. 248).
Dans le Mzab, il s’agit d’une pratique de transfert du mal car il est précisé :
« le venin va passer dans le chien » (Delheure, ibid.). Pour la Kabylie,
G. Laoust-Chantreaux décrit la pratique magique par laquelle un εisawi
(un adepte de la confrérie des Aïssawa) immunise une personne contre le
venin de serpent : « … après lui avoir fait promettre de ne plus tuer de
serpent, le εisawi met un serpent autour du cou de son adepte en pronon-
çant certaines formules. La morsure de serpent devient sans effet sur la
personne ainsi préservée qui peut, à son tour, soulager tous ceux qui sont
piqués » (Laoust-Chantréaux 1990, p. 238).

Animal investi d’une importante dimension magique, le serpent occupe


une place prépondérante dans l’art berbère quel qu’en soit le support :
poterie, tissage, peintures murales, tatouages (Balfet 1955, p. 318-319 ;
Bourdieu 2000, p. 67 ; Brousse 2012, p. 48-49 ; Devulder 1951, p. 75-76 ;
Laoust-Chantréaux 1990, p. 49-50 ; Louis de Vincennes 1971, p. 26-27 ;
Moreau 2000, p. 56). Dans les décors géométriques fortement stylisés de
l’art berbère, le motif du serpent est représenté sous forme de ligne ondulée
ou brisée, par des chevrons ou un décor en losanges. Lorsque le serpent fait
l’objet d’une représentation figurative, il est souvent rempli de petits
points : « son corps est un réservoir inépuisable de grains, de germes
vitaux » (Moreau 2000, p. 56). Cette abondance en grains explique la pré-
sence du motif du serpent dans la décoration des ikufan (singulier : akufi*),
Serpent / 7331

les grandes jarres à provisions. Cette abondance, fruit de la fécondité de la


terre, explique aussi pourquoi les femmes de l’Aurès prisent de la bile
de serpent à des fins de conception : la fécondité des femmes, pour les
Berbères, est indissociable de celle de la terre et le serpent, lié au monde
souterrain, « représente souvent la puissance virile issue des ancêtres »
(Lacoste-Dujardin 2005, p. 319 ; Bourdieu 2000, p. 67-68). Dans le conte,
le serpent peut figurer comme un « époux-serpent » (Lacoste-Dujardin
1970, p. 411). Le monde souterrain auquel est associé le serpent est, certes,
un monde de ténèbres, mais c’est aussi le lieu dans lequel reposent les
ancêtres et, si l’on se réfère aux mythes cosmogoniques collectés par
L. Frobenius en Kabylie, c’est de ce monde souterrain qu’émergent les
« parents originels », les premiers parents du monde, c’est-à-dire la vie
humaine sur terre.

Figure masculine, le serpent est considéré comme étant à l’origine de


l’invention du tissage par les femmes : selon un mythe collecté par Servier
en Kabylie, « le tissage a été découvert par Tahitust, femme d’Ahitus
[Aḥiṭus], le forgeron qui apprit de Sidna Daud Aheddad le secret de la forge
[…] Tahitust découvrit sur un tas de fumier une peau de serpent au dessin
merveilleusement régulier qu’elle voulut reproduire avec du fil de laine. Le
premier tissu qu’elle fit imitait les longues bandes parallèles des champs
kabyles orné[e]s de losanges imbriqués. De la peau de serpent : motif repris
jusqu’à nos jours par les tisserandes de l’Akfadou et qu’elles appellent
« abbudh buzrem » – le ventre du serpent » (Servier 1962, p. 132-133). Si
l’on se réfère à ce mythe, le serpent aurait été à l’origine non seulement du
tissage (qui, ici, ne constitue qu’un support) mais de l’art géométrique
berbère inauguré par ces « losanges imbriqués » de la peau du serpent.

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Dahbia ABROUS

S44. SERPENT : Dénominations berbères

Les dénominations du serpent en berbère sont nombreuses. On relève


quatre racines principales : FƔR, ZRM, ŠL et LFS. Aucune n’est cepen-
dant pan-berbère, même si FƔR semble celle que l’on trouve dans prati-
quement tout le domaine hormis le touareg.

ifiɣer et ses variantes (fiɣer, tifiɣra, tifiɣrit…) est le terme le plus répandu
en berbère pour le nom générique du serpent : il est attesté dans tous les les
parlers dits « zénètes », le Maroc central et sporadiquement dans d’autres
aires dialectales. Certaines formes peuvent avoir un sens plus précis : ifiɣr
« couleuvre » en chleuh, tifiɣra « vipère ou couleuvre » dans le Maroc cen-
tral, taffiɣra « scolopendre » en chleuh, etc.

L’aire chleuh utilise deux termes qui lui sont spécifiques : algmaḍ et abn-
kal. Il pourrait s’agir de formes expressives secondaires ou de composés,
bien que le premier soit abondamment attesté les sources lexicographiques
berbères médiévales (Van den Boogert 1998 : L25, L26b, H717, H718,
H731).

Le kabyle emploie le terme azrem (variante izrem) dont la racine ZRM


est à rapprocher des suivantes : ẒRM, SLM, ZLM ; le sens commun à
toutes racines est : « long, glissant, fin… » : aslem « poisson » (pan-ber-
bère) ; aẓ/ṣrem « intestin, boyau » (kabyle, Maroc central) ; tizzilma, tizlmi
« anguille, poisson » (Maroc central) ; tazelmett « anguille » (chleuh), etc.
Azrem est également attesté par exemple dans le Maroc central avec le sens
de « ver » ou « ver intestinal » en kabyle.
Cette racine a fourni des termes expressifs comme tazermummuyt /
tažermummyt (parlers du Maroc central), tazermemmuct (kabyle) « lézard
Serpent : dénominations / 7333

vert / lézard gris des murailles » ou encore des composés expressifs comme
azermeṭṭuš (kabyle) « ver de terre ».

Les formes (t)aššel(t) / (t)aššol(t) / taššălt / taššalt… sont spécifiques au


touareg. On pourrait les rapprocher de eskəl « marcher avec précaution,
sur la pointe des pieds » (Ghadamès) et skel, sekkel « marcher à pas de
loup » (chleuh), si on considère que la tendue ŠŠ est le résultat de l’évolu-
tion de SK (cf. Naït-Zerrad 2000). Il faut cependant être prudent sur ce
rapprochement étant donné que cette évolution (/sk/ > /šš/) est rare en
touareg et que la forme en /šš/ est pan-touarègue (cf. par ex. Prasse et al.
2003, p. 759).

La forme talafsa (et variantes), pan-berbère hors touareg, renvoie en


principe à la vipère ou à l’hydre des contes berbères ; mais dans certains
parlers elle peut avoir le sens de serpent en général, par exemple en nefoussi :
tilifsa, telifsa « petit serpent ; vipère ».
Enfin, en zénaga, le serpent est désigné par ăwăgər.

À côté de ces appellations, on peut trouver plusieurs autres termes de


moindre extension, comme miɣez et ṣad qui coexistent avec fiɣer en chaoui,
ou composés, employés comme euphémisme ou en raison d’un interdit de
vocabulaire :
touareg : aɣan n ăkal « corde du pays »/ aɣan n ămăḍal « corde de terre » ;
chleuh : aɣzzayfu « le long »…

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Kamal NAÏT-ZERRAD
7334 / Sétifien

S45. SETIFIEN (Préhistoire)

Le Sétifien est en Algérie orientale un faciès culturel du Capsien* Supé-


rieur. Reconnu et défini voilà quarante ans par Henriette Camps-Fabrer
(1975), il a pris place dans la mosaïque culturelle du Maghreb centre-
oriental. Tous les préhistoriens de l’Afrique du Nord, après J. de Morgan
1909, ont essayé de composer la fresque capsienne et de l’étendre en la
nuançant (Camps 1974). Ses marqueurs identifiants témoignent de l’enra-
cinement d’une africanité méditerranéenne, multimillénaire, composite,
perpétuée sans discontinuité par divers peuplements.
Voyant décliner à l’aube de l’Holocène la longue histoire de la culture
ibéromaurusienne du Pléistocène final, portée sur le territoire tellien orien-
tal depuis plus de dix mille ans par des Hommes du type Mechta-Afalou*,
G. Camps (1955) s’est penché avec intérêt sur le cas des sites chronologi-
quement postérieurs occupant les versants méridionaux de ce Tell. Et cela,
bien avant que S. Hachi ne revisite l’abri d’Afalou Bou-Rhummel* et n’ins-
talle à son tour l’importance de cette démarche, en s’appuyant sur ses nou-
veaux travaux dans les niveaux supérieurs du site, datés entre 16 000 et
12 000 BP, le niveau 3 atteignant 11 450 ± 230 BP (Hachi 1999, 2002).
Tenter de voir comment pouvait s’être amorcée avec ou sans hiatus l’his-
toire suivante des populations Proto-Méditerranéennes de culture capsienne
en a été l’objectif. Découvrir d’éventuels contacts fut envisagé. Rechercher
des expressions culturelles de transition, des formes de métissage, fonda-
trices d’un Vivre ensemble, telle dut être la problématique implicitement
exprimée par G. Camps (1955).
A la suite de recherches plus récentes, on a admis que sur les Hauts-
Plateaux de Sétif, prolongeant les Babors au Sud, le site de Medjez II fut
un des lieux de ces rencontres, celui qui en conservait des traces décisives
mais ténues. Comment appréhender d’aussi fragiles moments et saisir les
débuts d’un nouveau faciès qui s’y est épanoui ?
Les travaux de terrain (1963-1968) consacrés au site de Medjez II*, par
Henriette Camps-Fabrer ont actualisé les intuitions pionnières autour de
problématiques multi-scalaires et multi-disciplinaires (Camps-Fabrer
1975). Les résultats ont conduit à la caractérisation du Sétifien, qui a pré-
cisé les contours et la biodiversité d’un espace environnemental, chrono-
culturel et anthropologique. Nous accompagnerons la présentation dia-
chronique de ce sujet d’un commentaire formulant d’autres propositions
(Roubet, Hachi ci-dessous).

« Rechercher la ligne de contact » : concept de G. Camps, 1955


Pour sortir d’un positionnement conceptuel figé par R. Vaufrey (1955)
entre Ibéromaurusien et Capsien, G. Camps (1955), allant à rebours des
idées d’alors, entreprit des recherches sur de probables relations intercultu-
relles établies dans le Constantinois. À la suite de ses fouilles dans l’abri de
Sétifien / 7335

Bou Nouara (Dj. Mazela), dans les escargotières d’Aïn Boucherit I et II


(El-Eulma), d’Aïn Turk (région de Djémila) et du réexamen du cas de
Mechta el-Arbi* il lui parut « tentant de rechercher comment pénétra l’in-
fluence capsienne dans le monde ibéromaurusien, en un mot de rechercher
la ligne de contact » (p. 89). Ce thème ayant longtemps retenu son atten-
tion, ses réflexions se sont nuancées avec l’arrivée de nouveaux résultats.
Aussi en suivrons-nous la chronologie.
– Sa première démonstration s’est appuyée sur l’analyse du contexte
culturel de Bou Nouara incluant les faunes consommées. Elle lui fit « consi-
dérer cette industrie comme rattachée à un Ibéromaurusien […] très
appauvri […] très évolué » (Camps 1955, p. 92-96) et envisager que « le
stade final de l’Ibéromaurusien, même au contact du Capsien supérieur, ne
se présente pas sous un aspect uniforme, marqué nécessairement par la
prédominance des influences capsiennes » (p. 97). Retenons cette prudente
observation initiale.
– S’appuyant plus tard sur un large éventail de sites datés et sur leurs
données quantitativement exprimées, il reconnut que la constitution du
site de Bou Nouara ne répondait pas à « l’aspect d’une véritable escargo-
tière », en raison de la rareté des coquilles d’hélix. Poursuivant, il reconnut
que son contenu culturel n’était pas clairement définissable, compte tenu
de la présence de pièces esquillées, de la faible représentation des lamelles à
bords abattu et celle très réduite des microlithes géométriques.
– Pourtant il en vint à admettre quelques années plus tard que ces don-
nées culturelles pouvaient « situer l’industrie de Bou Nouara tout à fait aux
origines du Capsien supérieur de la région » (Camps 1974, p. 128-130).
Telle est donc la dernière opinion qu’il exprima sur ce sujet et à propos
de ce site. On peut penser qu’elle découlait alors des travaux en cours
d’H. Camps-Fabrer, présentés ci-dessous.

– D’autre part, si pour tracer cette ligne de contact septentrionale,


G. Camps s’était d’abord appuyé sur la localisation de petits gisements cap-
siens des versants sud du Constantinois, l’occasion de la confirmer allait peut
être venir de nouvelles informations. En effet, lors d’explorations promet-
teuses non loin d’El-Eulma, M. Verguet (1955, 1963) découvrit et sonda
l’escargotière de Medjez II. Ses récoltes furent si variées et significatives que
l’ouverture d’un chantier fut décidée par le CRAPE et les travaux confiés
à H. Camps-Fabrer. Conduits en surmontant d’innombrables difficultés, elle
en publia les résultats, contribuant à relancer le même questionnement et
soutenir, vingt-cinq ans, plus tard des hypothèses restées en suspens.

La monographie de Medjez II par H. Camps-Fabrer, 1975


La monographie de Medjez II met en évidence une occupation en plein
air, ayant duré deux millénaires et demi. Sans hiatus reconnu, elle se serait
déroulée en quatre phases chrono-culturelles (tableau 1, in Roubet, EB XXXI,
7336 / Sétifien

2010, p. 4830), dont nous allons rappeler le déroulement et la constitution,


de bas en haut. Pour rendre compte du découpage stratigraphique l’auteur a
choisi le terme « tranche », mais ceux de « couche » et « niveau » regroupant
plusieurs tranches apparaissent aussi (p. 166) pour préciser la structure des
phases.

– La phase ancienne I (3.50-2.50 m, niveaux 14-11), posée sur des sédi-


ments stériles, jaunes, au modelé variable, s’est déroulée durant le VIIe mil-
lénaire (6 910 ± 150 BC). Les sédiments renfermaient un mobilier, des
témoins de nourriture et des restes de foyers non agencés, restés in situ.
L’état non bouleversé de ce premier assemblage substantiel a été souligné ;
l’apport sur le site puis l’abandon des coquilles d’hélix, tantôt très localisées
tantôt absentes, a laissé supposer que ces gastéropodes n’ont pas été toujours
très abondants. Pourtant au début de l’occupation, ces coquilles ne sont pas
rares (p. 388, tableau XI), puisqu’un lit intact de 7 cm d’épaisseur de
coquilles pilées a été signalé en A2b-d et A3b-c, entre 2.75-2.50 m de pro-
fondeur (p. 137). L’étude a montré que l’équipement mixte, composé de
pièces lithiques et osseuses s’était constitué à partir de ressources locales.
Celles de gros galets calcaires (grands instruments : racloir* double
convergent, molette) et de petits nodules de silex noir. Les tailleurs ont
pratiqué un débitage lamino-lamellaire sur des nucléus en silex, souvent
pyramidaux ou cylindriques, rarement cannelés (p. 136, 146, 157) ; ils ont
utilisé « la technique du microburin pour obtenir des lames et lamelles tron-
quées et de rares microlithes géométriques » ; ils n’ont créé qu’un petit
groupe de lamelles à bord abattu, si bien que ces premiers documents
(incluant un perçoir de l’Aïn Khanga et des burins) « ne sont ni ceux d’un
Capsien supérieur, ni ceux d’un Capsien typique, malgré un outillage volu-
mineux dont la structure est différente […]. C’est pourtant dans cette phase
que les affinités ou les réminiscences ibéromaurusiennes sont […] les plus
sensibles » (Camps-Fabrer, p. 418), en raison d’une présence modérée de
pointes de la Mouillah* et de pièces esquillées (p. 170). Une confirmation
est venue de l’outillage osseux comprenant peu de types d’un Capsien supé-
rieur affirmé, manquant même de poinçons à poulie articulaire entière ou
fendue (types II-III), de lamelle osseuse émoussée (type 17), d’épingles
(types 32-33) et de poignard (type 48), alors qu’ont été reconnus brunis-
soirs et plumes, typiques de l’Ibéromaurusien (p. 268). La parure, peu déve-
loppée, s’est trouvée représentée par des colorants d’ocre* jaune et rouge et
par de la poudre conservée à l’intérieur de rares coquilles du gastéropode
commun dit Rumina decollata (première découverte en contexte capsien),
par deux tests d’œuf* d’autruche* perforés, mais brisés et par une perle
tubulaire en os (z : 2.37-2.25 m) non intrusive. Le diagnostic de ce contexte
privé de caractéristiques dominantes, a permis de souligner la présence de
types d’un fonds industriel commun aux deux cultures épipaléolithiques.
Insistant sur cette coprésence, H. Camps-Fabrer conclut à « une possible
influence ibéromaurusienne dans une région qui, géographiquement, est
Sétifien / 7337

à la charnière entre le monde capsien et le monde ibéromaurusien » (p. 272),


et précisa plus loin que « ses caractères généraux sont ceux d’un Capsien dit
« supérieur […]. L’industrie pourrait appartenir à un Épipaléolithique équi-
libré, qui, sans être de tradition Capsien typique, n’en serait pas moins
à l’origine du Capsien supérieur » (p. 418). Opinion que G. Camps nuança
en considérant que « l’industrie lithique de cette phase n’est pas encore un
Capsien supérieur bien caractérisé » (1974, p. 134 et cf. ci-dessus).
Que tirer de la faune de la Phase I pour évoquer la subsistance ? Les
pièces osseuses des dépôts les plus profonds sont celles d’un gros gibier
dominant ; l’attestent l’alcélaphe (85%, 3.50-2.50 m) et plusieurs Bovidés
(Bos primigenius, Bos sp., le buffle : Syncerus antiquus*) ayant évolué dans
des conditions climatiques assez humides (Camps-Fabrer, p. 272 ; Bou-
chud 1975, p. 390-391). Le tableau de la fig. 156 signale une plus grande
diversité faunique (antilope, gazelle, lapin, hérisson, sanglier*, caprin).

– La Phase II (2,50-1,25 m, niveaux 11-6) s’est laissée appréhendée


comme étant culturellement « un Capsien supérieur bien caractérisé sans
hiatus et manifestement par évolution interne » (p. 418), durant la première
moitié du VIe millénaire (5 830 ± 180 BC ; 5 330 ± 120 BC), et anthropo-
logiquement caractérisé par deux individus inhumés : celle d’un enfant E7,
z : 2.50 m (au crâne ocré) et celle d’une adulte H4, z : 1.95-1.62 m. L’inhu-
mation la plus troublante fut celle de cette vieille femme d’environ 55 ans
(p. 348), H4 (ocre derrière la tête), au corps hyper-contracté, rattachée au
type Mechta-Afalou, c’est-à-dire sans doute originaire d’une communauté
culturelle ibéromaurusienne. Ces deux inhumations successives ont inévita-
blement perturbé les sédiments voisins (intégrité constitutionnelle, délimi-
tations, contenu), or ceux-ci n’ayant pas été considérés comme archéologi-
quement stériles, pourraient avoir été latéralement contemporains ou plutôt
antérieurs aux inhumations. L’équipement lithique (recueilli par tranches de
25 cm d’épaisseur) compte des pierres ocrées, des molettes multiples en cal-
caire. Il met en évidence un débitage lamellaire sur nucléus en silex noir
parfois cannelés (p. 113, 130, 136), une forte présence des burins (10 %) et
des coches, l’augmentation des lamelles à dos (aiguillon droit), des micro-
lithes géométriques (moins de triangles et de trapèzes que de segments)
et celle d’autres groupes (grattoirs, perçoirs, p. 172-175). Dans cette phase
l’industrie osseuse s’est aussi accrue et diversifiée ; en l’absence d’outils
tranchants, on décompte plusieurs types d’outils mousses (sans brunissoir)
et perforants (poinçons, épingles, plumes, poignard) ; la parure comprend
un test de coquille d’œuf d’autruche perforé, mais brisé, des tubes, des
perles et de l’ocre (p. 270). La faune consommée n’est plus celle de grands
bovidés, mais celle de mammifères de taille moyenne (antilope, gazelle,
mouflon, rare sanglier) et surtout de petits rongeurs (lapin, hérisson, fig. 156,
tableau p. 391). S’y ajoutent oiseaux, reptiles et gastéropodes terrestres.
Ce contexte est désormais celui « d’un Capsien supérieur bien caractérisé »
(Camps-Fabrer, p. 418).
7338 / Sétifien

– La Phase III (1.25-0.90 m, niveaux 5-4) s’est déroulée vers la 2e moitié


du VIe millénaire, entre 5500/5080 ± 160 BC (p. 167). Huit inhumations
successives, installées sur moins de 50 cm d’épaisseur n’ont pas fait dispa-
raître la fonction d’espace domestique, ni le statut initial de lieu de séjour.
Ces huit inhumations ont assuré le développement de la nouvelle fonction
de nécropole, mise en place précédemment sans supprimer ni déplacer
ailleurs les activités domestiques. Les travaux ont permis de retirer deux
adultes allongés H1, masculin, 25 ans (z : 1.15 mn, ocre près de la face,
défense de sanglier perforé), H2, féminin, 50-55ans (z : 1.27-1.15 m) et six
nouveaux nés E6, E5, E4, (z : 1.15 m, ocre sur les bras de E5) et E3, E2,
E1 (z : 0.95 m, ocre sous le corps de E1). H. Camps-Fabrer a souligné leur
étagement, leur dispersion dans le site, leur position respective rapprochée
ou éloignée et souvent l’extrême fragilité des squelettes, en situation pri-
maire préservée, conservant parfois leurs offrandes (ossements, objets
lithique, parure). Ces individus ont été reconnus comme étant tous anthro-
pologiquement des Proto-Méditerranéens. Cet émouvant contexte funé-
raire a bouleversé le milieu sédimentaire, sans qu’on détecte, semble-t-il,
de traces de piétinement, de tassement et de bris du mobilier fragile, qu’il
ait été déposé antérieurement ou en même temps que les individus (p. 176-
177). L’apparente contemporanéité perçue entre inhumations et contexte
archéologique exigea le regroupement stratigraphique de plusieurs tranches,
ce que précise ici H. Camps-Fabrer : « Comme les tranches de cette phase
sont, par ailleurs, bouleversées par de nombreuses inhumations, il nous
parait assez difficile de définir rigoureusement cette phase transitionnelle,
au cours de laquelle s’opèrent cependant les principales transformations, au
point même qu’on peut la considérer, du moins dans sa partie la plus
récente comme appartenant déjà au Sétifien évolué » (p. 419).

La perception stratigraphique du site tout entier, de cette phase en par-


ticulier et de son mobilier doivent donc se comprendre en fonction de ces
contraintes majeures, ayant impacté directement la fouille, contraintes
imputables à la fonction de nécropole de cet endroit-là du site. Les analyses
de ce mobilier ainsi regroupé ont montré que les groupes d’outils lithiques
s’étaient allégés, avaient perdu de leur diversité si bien que l’éventail s’était
refermé (grattoirs, perçoirs, burins, bords abattus), certains types de lamelles
à dos ayant même disparu (Tixier 1963, types 49, 58, 52, 69), tandis que
d’autres s’étaient développés (coches et microlithes géométriques). Le déve-
loppement des trapèzes à un ou deux côtés concaves permit d’apporter
dans cette phase [dite] de transition par H. Camps-Fabrer de nets indices
d’un cachet Sétifien évolué. Le débitage vint le confirmer en produisant
un nombre important de lamelles et quelques lames (nucléus cannelés
fig. 42) ; cette production dépassa même pour la première fois celle des
éclats. Dans ce processus de capsianisation, la tendance lamellaire parvint à
s’affirmer (développement du débitage par pression). Ce mobilier lithique
devint alors typiquement Capsien Supérieur. L’industrie osseuse polie,
Sétifien / 7339

allégée et réduite, sans outil tranchant, n’a plus compté qu’un spécimen
mousse et plusieurs instruments perforants, des perles tubulaires, un seul
grain d’enfilage inachevé. Aucun nouvel objet n’est apparu. Des traces de
colorants à la surface d’objets mobiliers (dalles, molette, meules) sont deve-
nues plus fréquentes, l’ocre fut manifestement réservé au domaine funé-
raire. Les tests d’œuf d’autruche sont restés rares. Un seul porte l’ouverture
circulaire d’une probable bouteille. La faune consommée s’est aussi modi-
fiée et s’est trouvée moins bien représentée en gastéropodes (p. 388, tableau
XI), elle s’est réduite à des mammifères de taille moyenne à petite, ne com-
prenant plus que quelques bovidés, gazelles et antilopes, plus rarement du
mouflon ; les lapins en revanche ont été fréquemment capturés et consom-
més ; J. Bouchud admit dans cette phase l’apparition des premiers caprinés
domestiques (dents isolées de mouton ou chèvre en A3, z : 1.25-1.00 m)
(Bouchud, p. 384).

– La phase IV (niveaux supérieurs 4-3 entre 0.90/0.75/0.25 m de la


surface), privée de couverture stérile, conservant des tessons d’époque
romaine, fut tronquée par les labours d’époque historique. Elle a pris fin au
milieu du Ve millénaire 4550 ± 150 BC (p. 168). L’inhumation la plus
récente recueillie entre 0.75/0.50/0.25 m est celle d’un adulte masculin,
Proto-Méditerranéen, qui reposait sur un lit d’escargots et de pierres, H3,
20-25 ans (ocre derrière la tête), en décubitus latéral, jambes légèrement
fléchies (p. 304). Inhumation puis labours ont remanié et perturbé ces der-
niers dépôts archéologiques exposés aux intempéries. C’est pourtant dans
ce milieu composite que se sont conservés les témoins significatifs du faciès
Sétifien évolué. La composition particulière du mobilier a été qualifiée de
déséquilibrée (forte proportion des coches (50%), d’appauvrie (décrois-
sance des burins, perçoirs), mais s’est trouvée résulter de manière très signi-
ficative du développement de nouvelles techniques de débitage (chasse-
lame, pression). L’attestent d’abord les nucléus cannelés, viennent ensuite à
profusion les lamelles régulières, légères et longues (brutes et retouchées,
p. 189) et surtout les armatures géométriques façonnées sur ces lamelles
standardisées (trapèzes, triangles). Ces données renvoient diverses preuves
d’une maîtrise nouvelle du traitement des matières premières mieux sélec-
tionnées, d’une acquisition de connaissances spécifiques au traitement des
armatures, mises au service de comportements cynégétiques plus dévelop-
pés. L’étude très détaillée de tous les groupes d’outils (y compris ceux
d’un gros outillage calcaire résiduel) et des armatures géométriques en
particulier, présentée dans une perspective diachronique des occupations,
justifie l’appellation nouvelle et la création de ce faciès. Les excellentes
illustrations sont démonstratives. L’industrie osseuse parait réduite et limi-
tée aux types essentiels de deux groupes, l’un mousse (lissoirs), l’autre per-
forant (certains poinçons, alènes et plumes), les perles tubulaires sont les
éléments de parure les plus constants qui comptent des rondelles inache-
vées, non calibrées, en test d’œuf d’autruche, soulignant l’absence de pierre
7340 / Sétifien

à rainure et d’atelier de fabrication (p. 282). H. Camps-Fabrer a mis en


évidence le remploi et l’aménagement d’ossements humains et le dévelop-
pement de manifestations artistiques mobilières sur galet calcaire. Cette
tendance régionale déjà bien établie (Camps-Fabrer 1966) s’appuie sur de
nouveaux témoignages. Parmi les pièces mobilières ornées le plus souvent
de lignes géométriques et énigmatiques, certaines aboutissent à des créa-
tions figuratives originales comme ce poisson récolté par M. Verguet dans
des dépôts superficiels.
La faune consommée comprend le même éventail amoindri de mammi-
fères de taille moyenne à petite. Le bovin sauvage est présent à côté de la
gazelle, l’antilope bubale, le sanglier, alors que restent fréquents, lapins,
hérissons, oiseaux, reptiles et gastéropodes terrestres.

Le Sétifien : territoire et comportements


Sur les Hauts-Plateaux de Sétif H. Camps-Fabrer situe l’escargotière-
nécropole de Medjez II, parmi d’autres sites capsiens septentrionaux de
l’Algérie orientale, au débouché de vallées descendant du Tell. Aucun autre
site n’ayant connu une telle durée, ni assumé tant de fonctions, n’a conservé
un témoignage anthropique et une documentation culturelle aussi caracté-
ristiques, il revenait donc à Medjez II de devenir le gisement princeps du
Sétifien.
Choix du site : plusieurs séries d’installations en plein air, sous des huttes
éphémères à consolider sans cesse, laissent penser que le choix du site de
Medjez ne fut pas dépendant de la topographie, mais sut bénéficier de la
source et d’un cadre boisé local.
L’environnement : on doit à l’approche multidisciplinaire des recherches
un aperçu du cadre environnemental. Deux épisodes climatiques se
déduisent des consommations (fauniques), l’un assez humide durant la
Phase I, l’autre devenant progressivement sec et semi-aride après le début
de Phase II et durant les phases suivantes. Ce dernier pourrait correspondre
à l’épisode sec et froid, généralisé vers 8.2 ka, qui n’a été que récemment
identifié (Alley et al. 1997). De façons fluctuantes, climatiques ou/et altitu-
dinales, plusieurs essences d’Angiospermes sont présentes dans un ordre
d’importance décroissante : frêne oxyphylle, arbousier, aubépine, saule,
caroubier. Parmi les Gymnospermes : cèdre, genévrier thurifère, thuya et
pins ont couvert collines et plateaux environnants ; les charbons issus du
bois de chauffage semblent fréquents dans les Phases I-II (début), les chênes
(kermès et liège) et le pistachier paraissent liés au voisinage de vallées vers
la fin de la Phase II ; subsistent l’arbousier dans la Phase III (épisode plus
sec), puis les pins maritime et d’Alep qui forment la pinède en Phase IV
(Couvert, p. 395-411).
Les Phases culturelles : les analyses du mobilier ont conduit à individuali-
ser quatre Phases. La première s’est révélée être un Épipaléolithique équili-
bré, déjà proche du Capsien supérieur, quoique composé d’éléments variés,
Sétifien / 7341

certains non rattachables au Capsien typique, d’autres associés à des créa-


tions chargées de réminiscences ibéromaurusiennes. Dans les Phases II-III-
IV, le contexte culturel de cet espace-là du site accompagnant l’inhumation
d’une personne sans doute d’origine étrangère, de type Mechta-Afalou (H4)
Phase II, puis celles de dix autres individus, n’a pas empêché H. Camps-
Fabrer de voir progressivement se mettre en place puis se développer sans
discontinuité, une cohérence culturelle, typique d’un nouveau faciès du
Capsien supérieur, dénommé Sétifien évolué en Phase III-IV, dont les
auteurs, après H4 (Phase II) ont tous été anthropologiquement des Proto-
Méditerranéens.
Le genre de vie prédateur des chasseurs-cueilleurs des VII-VIe millénaires
BC, est resté constant ; les stratégies ont changé : organisées et collectives
pour traquer de très grands ruminants (Phase I), elles sont devenues plus
aléatoires et opportunistes pour chasser des mammifères de taille moyenne
et petite. Les captures de rongeurs et les collectes récurrentes sont restées
importantes (gastéropodes terrestres, reptiles, etc.).
Position du Sétifien dans la mosaïque capsienne : la documentation de
Medjez II a conduit H. Camps-Fabrer à reconnaitre l’existence d’un nou-
veau faciès original du Capsien supérieur. Sa spécificité culturelle, circons-
crite au territoire septentrional et oriental de l’Algérie, reste indéniablement
liée aux Babors méridionaux et à son peuplement antérieur (Phases I et II).
Dans ce contexte général épipaléolithique rien n’annonce la néolithisation
dans le matériel (absence de corps de faucille p. 262, manche d’outil très
problématique p. 266), ni dans les comportements (les restes osseux de
mouton/chèvre sont en révision). Medjez II représente pour le Maghreb
oriental un bon repère culturel, sur la ligne de contact que G. Camps a
souhaité suivre et tracer. D’autres investigations seront à conduire ailleurs.

Données archéozoologiques de Medjez II, établies par S. Merzoug 2014


De récentes recherches menées par S. Merzoug sur les collections paléon-
tologiques de Medjez II conduisent à des évaluations archéozoologique et
taphonomique (2014, tableaux 1-4, p. 126-129). À la lecture stratigra-
phique proposée par H. Camps-Fabrer, S. Merzoug substitue un autre
regroupement des niveaux et des phases.
– Dans l’optique archéozoologique, trois subdivisions ont été retenues :
(niv. 14-13) ; (niv.12-9), (niv.8-3). Pour la première, S. Merzoug observe :
« a relative homogeneity within the faunal spectrum with the presence of
carnivores, especially African Wild cat » (p. 126). Comme J. Bouchud, elle
constate la « relative dominance of large and medium size game » (p. 127) et
y ajoute une faune diversifiée de plus petite taille représentée par l’autruche
(ossements signalés pour la première fois dans Merzoug 2011), la gazelle,
le mouflon, le chacal, le chat sauvage, le lièvre et les oiseaux. À partir
du niveau 12, deux unités sont proposées : niv. 12-9 ; et niv. 8-3. Avec les
niv. 12-9 : « an increase of small and especially very small size game occurs.
7342 / Sétifien

After that, it is difficult to recognize any change in subsistence behaviours due


to both the low quantity of bones and the rare archaeozoological results, except
in layer 5 (p. 127) which contains a clear dominance of gazelle remains »
(p. 126). La fréquence de la faune de taille moyenne représente alors
« a significant variation [which] occurs […] with the disappearance of ostrich
bones and an increase of the smaller species such as gazelle (Gazella dorca and
Gazella cuvieri) and small species such as hare, hedgedog, tortoise and birds. »
(p. 126). « This difference could be connected to the cold and arid 8ka event »
(p. 127).
– Les observations taphonomiques suggèrent l’établissement de six sub-
divisions (niv. 14-13 ; niv. 12-11 ; niv. 10-9 ; niv. 5 ; niv. 4-3, p. 128),
soulignant une variabilité des conditions d’exposition et d’enfouissement.
Facteurs climatiques et édaphiques ont laissé leurs marques sur les os
(racines, concrétions, coloration dues aux oxydes de manganèse et de fer),
une exposition en surface des ossements des niv. 14-13 en a été déduite.
Sur les documents du niv. 12-11, les altérations ont été plus intenses et
fréquentes, elles s’ajoutent aux marques de carnivores et de fragmentation,
sans trace d’oxyde, de concrétions et de racine. Dans le niv. 10-9 les
marques taphonomiques sont absentes, celles de carnivores augmentent
dans le niv. 9, ainsi que l’abrasion et les concrétions. Dans les niv. 8-6
regroupés aucune observation particulière n’a été notée. Dans les derniers
niv. 5 et 6, les ossements très fragmentés portent des marques de racine et
une coloration brune.
En conclusion S. Merzoug propose une lecture stratigraphique modifiée de
Medjez II (tableau IV) en s’appuyant aussi sur l’appartenance culturelle et
sur la distribution des objets lithiques et osseux. La phase ancienne dite « A »
(niv. 14-12) répondrait à « an Epipaleolithic culture with iberomaurusian sim-
ilarities » mais « no significant Upper Capsian tools or ornaments have been
found » (p. 129). Les phases « B, C » répondraient au Capsien supérieur.

De la ligne de partage au Vivre ensemble, par C. Roubet et S. Hachi


Cette approche archéozoologique et taphonomique a livré des informa-
tions utiles et nouvelles. Elles s’ajoutent aux propositions antérieures por-
tant sur l’interprétation des quatre Phases (Camps-Fabrer 1975), examinées
par rapport à toute la mosaïque culturelle épipaléolithique et par rapport à
l’Ibéromaurusien en particulier (Lubell et al. 1984 ; Hachi 2003 ; Rahmani
2003, 2004b ; Roubet 2010). Ces propositions ont le mérite d’installer
l’idée d’une probable continuité culturelle autochtone entre la fin de
l’Ibéromaurusien et le début du Capsien. Sans avoir à faire appel à une
origine allochtone dérivant du Natoufien Proche Oriental pour justifier la
présence du Capsien Nord-Africain (Camps 1974).
On doit à S. Hachi une autre vision générale de la mosaïque épipaléoli-
thique de l’Afrique du Nord fondée sur une argumentation étayée : géogra-
phique, chronologique et culturelle (Hachi 2003, p. 224-227).
Sétifien / 7343

« Tout se passe, en fait, comme si au sommet de son évolution, aux alentours


des trois derniers millénaires du Pléistocène supérieur, l’Ibéromaurusien déve-
loppe de plus en plus de faciès régionaux, puis locaux, produisant des structures
industrielles privilégiant tel ou tel type d’outils, ou des industries réduites
au plan métrique, en fait des industries plus inféodées, mieux adaptées à des
milieux de plus en plus différenciés et isolés géographiquement ».
S’appuyant sur des comparaisons diachroniques S. Hachi précise que :
« Les structures industrielles d’une trentaine de sites datés montrent qu’entre
l’Ibéromaurusien, les nombreux faciès du Capsien et les multiples autres
cultures, les différences sont d’ordre quantitatif et relève d’une évolution en
continu, à partir d’un fond d’industrie à lamelles admettant une espèce d’explo-
sion des formes et une multiplication des techniques… » (p. 225).
Sont ensuite données les informations confortant cette position. Mais
reste encore le problème anthropologique irrésolu que soulèvent les
individus Proto-Méditerranéens. Sont-ils d’origine autochtone ou
allochtone ? Or, cette réponse concerne Medjez II directement. L’au-
tochtonie ne fait pas de doute pour S. Hachi (p. 226). Elle se trouve-
rait, si on la cherchait bien, au cœur, dit-il, d’un polymorphisme
anthropologique évident, trop insuffisamment étudié et souligné, ins-
tallé de fait sur ce territoire au cours Pléistocène supérieur et qui se
serait accru durant l’Holocène, comme le montrent dans chacune des
populations géographiquement et anatomiquement distinguées, par
convention, les formes intermédiaires (de métissage), évoluées et graci-
lisées de leur descendance. Dans le cadre de cette hypothèse et en s’ap-
puyant sur toutes les données disponibles et à venir (critères quantitatifs
et qualitatifs) la ligne de rupture anciennement établie entre les deux
ensembles distincts (Mechta-Afalou et Proto-Méditerranéen) pourrait
s’atténuer, de même que la distance objectivement et métriquement
évaluée entre eux deux. Sachant que dans ce vaste espace géographique
nord-africain très cloisonné, mais anthropisé, la présence d’un groupe
de Proto-Méditerranéens (non homogène) reste tardive (VIIe millénaire
BC), géographiquement localisée (Maghreb oriental) et numériquement
peu développée. Ce thème reste en suspens et dépendant d’une docu-
mentation nouvelle bien contextualisée, à découvrir. Cependant le
schéma culturel en continu qui en découlerait, permettrait de mieux
comprendre alors le cas de Medjez II.

En attendant, nous proposons pour Medjez II une lecture palethnolo-


gique, valorisant mieux sa vocation de nécropole, délibérément installée
puis entretenue par des communautés successives depuis la Phase II. Le
contexte culturel général du site procède de la notion d’un certain vivre
ensemble, la composition sociale de la nécropole l’illustre parfaitement. La
démarche comportementaliste adoptée ici a sans doute le mérite de mieux
utiliser les indices disponibles, i.e. :
7344 / Sétifien

(1) l’indéniable coexistence de documents considérés comme issus de


deux traditions culturelles distinctes, et
(2) l’immersion totale d’un individu (au moins) probablement d’origine
étrangère dans une autre communauté qui l’a adoptée au point de
l’inhumer dans son lieu de vie.

Pour mieux atteindre et cerner ce Vivre ensemble (Roubet, Hachi, Kher-


bouche 2010) deux points sont à soulever en fonction du cadre chrono-
culturel d’H. Camps-Fabrer :
– À propos de la Phase I (niv. 14-12) et de son insertion dans un creu-
set Capsien par H. et G. Camps. Rappelons que l’on doit l’évolution des
positions de G. Camps (1955, 1974, sur le rôle joué par Bou Nouara et
Medjez II) aux travaux en cours à Medjez II et aux conclusions que
H. Camps-Fabrer allait exprimer dans son ouvrage (1975). Signalons aussi
que l’interprétation de la Phase I par chacun d’eux et le rôle qu’ils lui
attribuèrent n’a pas laissé surgir d’hypothèse, délibérément neutre, pou-
vant rendre compte de leurs indécisions. En effet, ni l’un ni l’autre n’ont
envisagé de placer l’assemblage de la Phase I (et celui de Bou Nouara) hors
de tout statut connu – pour installer objectivement un raisonnement
distancié et interrogatif. – Pourquoi ? Parce que leur diagnostic s’est trouvé
conforté :
(a) par le développement dans les phases postérieures de Medjez II
(Phases II-IV) des mêmes traits considérés comme capsiens (lithiques :
coches, denticulés, burins, géométriques ; osseux : certains outils tran-
chants, mousses et perforants etc.), et surtout,
(b) parce que le contexte culturel de la Phase I restait en cohérence chro-
nologique avec d’autres données chronologiques capsiennes obtenues
ailleurs, toutes en net déphasage chronologique avec les dernières
données chronologiques ibéromaurusiennes. En effet, la datation de
la Phase I ne remontant pas au début même de l’Holocène a installé
de fait un hiatus occupant l’espace le reliant au terme chronologique
ultime, supposé convenir à l’Ibéromaurusien (début de l’Holocène) ;
on put alors considérer cette datation du VIIe millénaire comme
étant a priori trop tardive pour témoigner de la présence d’un ultime
stade autonome Ibéromaurusien. C’est probablement ainsi qu’un
diagnostic chronologiquement et culturellement favorable au début
du Capsien fut alors proposé pour la Phase I de Medjez II et étendu
à Bou Nouara (pourtant perçu comme un « ibéromaurusien appau-
vri »). Mais peut-on aujourd’hui retenir cette hypothèse, en se fon-
dant sur une telle argumentation ? Est-elle la seule possible ?

– Contexte culturel de la Phase 1 : proposition d’un statut neutre pour


la Phase I. L’assemblage culturel de la Phase I apparaît comme original,
composite et contrasté. En l’examinant sans songer au développement futur
du Sétifien, de bas en haut de la séquence stratigraphique, sous un angle
Sétifien / 7345

également qualitatif, il rend tout à fait vraisemblable la création de pièces


(lithiques et osseuses) produites par différents spécialistes, présents en même
temps sur le site. La démonstration repose sur des documents entiers.
L’état entier et bien conservé de certains outils permet d’atteindre (men-
talement) et de reproduire (expérimentalement) la gestuelle spécifique du
tailleur d’autrefois. Il est désormais facile de reconnaitre sur l’objet fini et
intact ses caractéristiques spécifiques (démarche expérimentale) ; restent
hors d’atteinte ses fonctions possibles. Comme chacun l’a signalé après H.
Camps-Fabrer, il subsiste dans l’outillage lithique et osseux des deux phases
premières de Medjez II, une évidente coexistence de spécimens entiers,
étrangers les uns aux autres. Relevons les plus marquants (pointe de la
Mouillah, type 62, lamelle obtuse à bord abattu, type 67, etc. pour l’Ibéro-
maurusien ; burins nombreux, aiguillon droit, type 53 ; pointe de l’Aïn
Kéda, type 52 ; pointe du Chacal, type 49 etc., pour le Capsien) et du
domaine osseux (brunissoirs, plumes, etc.), presque tous présents par unité.
Rien ne nous autorise à penser que ces objets typés n’ont été fabriqués dans
la Phase I que par des artisans d’une seule culture, plutôt ibéromauru-
sienne, que capsienne, maitrisant mieux, à ce moment-là, toutes ces
connaissances comme ce fut le cas à Afalou (Hachi 2003, couches 1-3,
types lithiques de Tixier 1963, n° 47, 49, 54, 78, 89, 90, 95). Alors qu’il
semble possible d’admettre leur fabrication spécifique et typique par diffé-
rents tailleurs, présents en même temps sur le site, chacun maitrisant l’une
ou l’autre tradition culturelle. Rappelons avec H4 que des individus du
type Mechta-Afalou sont présents sur le site (Phase II).

Cette coexistence d’objets intacts mais disparates est très importante, elle
porte en elle un message à mettre en évidence et à rattacher au vivre ensemble
que partagèrent des voisins des Babors, différents, mais réunis à Medjez II.
Il s’agit d’un petit message technique passé inaperçu, d’un tour de main
spécial et de son résultat, conservé sur chacun de ces outils rares, comme
une expression tangible d’un savoir-faire, vraisemblablement montré et
transmis sur place par le tailleur à son voisin. En examinant ainsi le contenu
des contextes des deux premières phases, on ne ressent pas l’impression d’un
mélange, comme certains l’ont dit. Ces assemblages nous renvoient plutôt
de cette étrange juxtaposition d’objets divers, l’expression d’une connivence,
l’écho presque conservé in situ, de dialogues et de gestes de spécialistes,
échangés objets en main. Façonner une pointe de l’Aïn Kéda, aménager
une pointe de la Mouillah, furent dès la Phase I, des créations vraisembla-
blement produites par des tailleurs distincts, présents en même temps à
Medjez II, chacun étant porteur de ses traditions techniques. Qu’en a-t-il
été de la fonction de ces armatures ? Peut-on retenir l’hypothèse d’un objec-
tif de chasse partagé par tous les membres d’une communauté mixte, s’orga-
nisant pour conduire ensemble des battues ? Cela expliquerait alors la
coexistence au sol de ces armatures et l’objectif de subsistance visant au rap-
prochement des communautés ?
7346 / Sétifien

Aussi ne semble-t-il pas opportun d’attribuer à cette phase I, pour le


moment, une place privilégiant l’une ou l’autre entité culturelle. Son auto-
nomie est à préserver en l’état. Cet îlot d’originalité était inespéré.

– Phase II et inhumation d’un individu H4, de type Mechta-Afalou


d’origine étrangère (2,50-1.25 m, niv. 11-6). Le contexte culturel de cette
phase s’est développé en accentuant les traits capsiens, comme si la mixité
anthropique antérieurement plus nette s’était un peu atténuée ; ce contexte
provient du sol d’un lieu de vie, converti en lieu d’inhumation, pour la
femme H4. D’origine étrangère probable, elle a partagé l’intimité de la
communauté qui l’a inhumée. Elle s’est trouvée entourée d’individus com-
patissants la protégeant des contingences extérieures.
Ces considérations socio-comportementales ne conduisent donc pas à
envisager un découpage stratigraphique plus fin dans cette Phase II, ni dans
la suivante d’ailleurs. Étendant ce raisonnement aux phases III et IV, le
découpage chrono-stratigraphique d’H. Camps-Fabrer semble mieux pro-
téger les témoins anthropiques conservés in situ, alors que cela affecte le
déroulement culturel du Sétifien. Pour que le site conserve une forme rare
de cohérence comportementale, son faciès devra être examiné à l’avenir en
un autre lieu du vaste site et dans un autre site.

Conclusion
Medjez II représente sans doute l’expression originale d’un Vivre
ensemble, durant le VII-VIe millénaires, bien après le début de l’Holocène,
en Algérie orientale septentrionale. Cet exemple est sans doute le premier à
pouvoir témoigner de l’adaptabilité des populations de Mechta-Afalou,
après la période Ibéromaurusienne. Un second exemple réside dans la rela-
tion pionnière qu’entretinrent les populations Mechtoïdes de l’Afrique du
Nord avec la néolithisation en régions atlasique, saharienne et atlantique.
Il a longtemps parut impossible d’appréhender la notion de cohabitation
préhistorique. Cette réalité très fragile, jusque-là supposée dans l’archéolo-
gie nord-africaine orientale, s’est trouvée conservée à Medjez II et nous est
accessible à travers une approche socio-comportementaliste. On ne peut
nier que le Sétifien évolué s’inscrit dans l’ensemble Capsien Supérieur, se
déroule entre les Phases II-IV mais connait une définition incomplète. Le
fait funéraire qui l’accompagne donne à Medjez II, son caractère majeur de
nécropole, mixte (spécificité rare). Pour la première fois en effet, un
contexte culturel cerné chrono-stratigraphiquement, se trouve privé d’une
définition classique. La Phase I ne correspond pas à un faciès épipaléoli-
thique, elle est à placer hors de tout statut connu, dans une situation char-
nière admettant la cohabitation de populations voisines, aux traits anthro-
pologiques distincts, portant des traditions culturelles complémentaires.
Medjez II nous permet de voir s’éclairer autrement la mosaïque capsienne
au fur et à mesure que s’étendent nos connaissances.
Sétifien / 7347

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Colette ROUBET & Slimane HACHI

S46. SEXUALITÉ (dans l’art rupestre saharien)

Presque à part égale avec l’animal, l’humain est abondamment repré-


senté en gravures et en peintures dans l’art rupestre du Sahara, sur toute
son étendue, à toutes les époques et dans toutes les paléocultures, depuis
environ 10 000 ans.
Dans la profusion des images qui couvrent les rochers sahariens et qui
comprennent aussi des signes et des symboles nombreux, il est une activité
humaine, pourtant nécessaire et vitale pour toute communauté, qui para-
doxalement est moins souvent montrée, comme si, à certaines époques, elle
était frappée d’un interdit ou de restriction de sa représentation : c’est la
sexualité. Ses images explicites ou allusives (fig. 1) sont dispersées dans
l’aire saharienne. Certaines périodes comme celle, ancienne, du « Bubalin
Naturaliste » et certains territoires en montrent un nombre réduit mais
significatif.
Dans l’oued Djerat au Tassili-n-Ajjer (Algérie), par exemple, une remar-
quable concentration de gravures expose l’organe génital féminin (« femmes
ouvertes ») et le phallus en érection (ithyphalles), ainsi que des scènes de
Sexualité : art rupestre / 7349

Fig. 1. Peintures (rouges) d’un groupe paléoberbère : deux hommes à tuniques


courtes, tenant un bâton et deux femmes à robes longues. Celle de droite est
entr’ouverte, laissant voir les jambes et les pieds chaussés de sandales en lanières.
Grand abri Ebérère, Tassili du nord, Algérie. Relevé F. Soleilhavoup, d’après photo
H. Delusset, 1991. L’échelle du cadre est décimétrique.

coït entre humains ou avec des théranthropes, jusqu’à des compositions


qu’aujourd’hui nous considére-
rions comme pornographiques.
La période pastorale dite « Bovi-
dienne » a également représenté
des scènes à caractère sexuel.
À d’autres moments, dans les
temps protohistoriques paléober-
bères, l’érotisme et la sexualité
ont été suggérés et très peu repré-
sentés : tout au plus, des femmes,
seins nus ou non, possédant de
nombreux accessoires de parure,
colliers, bracelets, bagues (fig. 2),
ou des couples sans attitudes ou
postures sexuelles, montrent une
relation pas nécessairement amou-
reuse ou de nature sexuelle, mais Fig. 2. Peinture paléoberbère (ocre rouge)
suggérée, entretenant par la graphie d’une « élégante » aux seins menus qui
l’idée de l’alliance entre homme porte de nombreux accessoires de parure :
et femme. Il semblerait que des colliers, bracelets, bagues, etc.
formes de pudeur existaient dans Akakus, Fezzân libyen. Relevé d’après
cette période (fig. 1). photo F. Soleilhavoup, 2007.
7350 / Sexualité : art rupestre

La recension des thèmes rupestres à connotation érotique ou sexuelle a fait


l’objet d’un récent travail (Soleilhavoup 2013). Mais cet inventaire raisonné
n’a pas permis d’établir des statistiques régionales ou générales pour ce type
de représentation.

Distribution géographique
Si la statistique ne peut guère être utilisée dans ce domaine de l’imagerie
rupestre à caractère sexuel, compte-tenu de la grande dispersion des repré-
sentations dans l’aire saharienne et surtout de leur faible quantité, le constat
documentaire conduit à considérer qu’au nord (Sahara septentrional) ces
images sont plutôt exceptionnelles alors qu’elles sont plus nombreuses dans
le Sahara central et méridional.
Rappelons qu’en matière de chronologie de l’art saharien, le découpage
géographique entre le nord (monts de l’Atlas) et le sud (Sahara central et
méridional) repose sur un consensus actuel des spécialistes de la préhistoire
de l’Afrique du Nord qui admet les mêmes séquences ou périodes artis-
tiques, inspirées des travaux de Henri Lhote, dans les années 1950-1960 :
le Bubalin, le Bovidien, la protohistoire et l’histoire, jusqu’aux populations
actuelles. Dans ces deux grandes régions, les thèmes et les sujets sont com-
parables, sinon semblables, humains autant qu’animaliers.
On observe également, au Sahara central, que des concentrations existent
dans plusieurs régions. Par exemple, au sud de l’Anti-Atlas marocain, plu-
sieurs stations rassemblent de nombreux signes et/ou symboles féminins
(vulvaires) ; c’est le cas notamment à Aït Wazik, dans la région d’Akka.
Dans l’Oued Djerat, au Tassili-n-Ajjer, on trouve une remarquable
quantité d’ithyphalles, de rapports sexuels entre théranthropes, de scènes
qualifiées de « priapiques » par Henri Lhote (1976).
D’autres endroits semblent plutôt voués à l’intimité féminine, comme
le Wadi Taleshut sur le plateau du Messak Settafet au Fezzân libyen : ce
sont les « femmes ouvertes » (voir plus loin).
C’est donc une inégale répartition des images sexuelles et, parfois,
quelques concentrations thématiques qu’on peut trouver dans l’ensemble
de l’aire saharienne.

Les thèmes où la sexualité est diffuse sont variés : couples avec ou sans
enfants, vie familiale, relation probablement sentimentale, voire amou-
reuse, vie au campement (période pastorale). Ces thèmes sont souvent
mélangés à d’autres activités où des hommes et des femmes sont repré-
sentés individuellement, en groupes réduits ou nombreux, accompagnés
ou non d’animaux, dans des activités cynégétiques, pastorales ou guer-
rières. Ces scènes nous renseignent sur l’appartenance ethnique des
personnages ou des groupes, sur leurs modes de vie, sur leurs façons
de s’habiller (modes vestimentaires), sur leurs relations avec le monde
animal.
Sexualité : art rupestre / 7351

C’est en réalité la sexualité explicite qui est quantitativement la moins


souvent montrée dans l’art rupestre. Les relations sexuelles entre hommes et
femmes ou bien entre femmes et théranthropes sont peu nombreuses ; on
les voit dans le « Bubalin Naturaliste » et dans le « Bovidien ». La présence
d’animaux – bovinés, chiens, girafe – donne à ces scènes une possible
dimension symbolique, mais aussi une possible signification « domestique »
d’une sexualité ordinaire.
Dans l’ordre de la sexualité au sens large, de ses conséquences au moins,
l’accouchement n’est représenté que très exceptionnellement. De fait, deux
scènes sont actuellement connues, l’une dans les monts des Ksour de l’Atlas
saharien d’Algérie (d’âge pastoral probable) et l’autre sur le plateau du
Messak Settafet au Fezzân libyen (fig. 3). Cette dernière scène est particu-
lièrement réaliste.

Vivant dans un contact permanent avec les animaux, sauvages puis


domestiqués, les hommes préhistoriques du Sahara ne pouvaient manquer
d’observer leurs comportements, notamment sexuels. Ainsi observe-t-on,
çà et là, des peintures ou des gravures qui exposent des attitudes ou des
postures sexuelles, essentiellement chez des animaux sauvages : érections de
canidés ou de girafes, ruts de bovinés (domestiques), d’antilopes, de girafes,
etc. On ne saurait dire si, pour les artistes, et donc pour leur communauté,
la représentation de la sexualité animale avait autant d’importance que celle
de la sexualité humaine. Tout au plus peut-on supposer que dans l’un et

Fig. 3. Exceptionnelle scène gravée d’un accouchement. Détail intéressant : le cor-


don ombilical en zigzag, encore attaché au nouveau-né est visible dans l’utérus, une
vision qui indique la connaissance de l’anatomie interne féminine. Wadi Imrawen,
Messak Settafet, Lybie. Période bovidienne.
Relevé F. Soleilhavoup, d’après photo Y. Gauthier, 1989.
7352 / Sexualité : art rupestre

l’autre cas, le concept de fécondité, de fertilité, était sous-jacent. D’ailleurs,


d’une façon générale, les images à caractère sexuel patent semblent bien
orientées vers la reproduction féconde. S’agissant de scènes manifestement
érotiques sans relations sexuelles, on peut imaginer des relations entre les
hommes et les femmes, pas nécessairement reproductives ; elles seraient
alors orientées vers le seul plaisir. Après tout, ces populations néolithiques
au Sahara ne différaient guère des nôtres qui distinguent reproduction et
érotisme.

Images sexuelles
La nature, la signification et la portée des images à caractère sexuel, n’ont
pas été les mêmes selon les époques et selon les modes de vie, soit plutôt
orientés vers la chasse, soit plutôt orientés vers l’élevage, les deux pratiques
étant souvent liées. C’est ainsi qu’il est fort probable que des symboliques
sexuelles différentes aient existé dans des communautés géographiquement
séparées, dans des périodes différentes.
Certains thèmes ont été développés au Sahara central – jamais au nord –,
dans des aires limitées : dans le Messak Settafet (sud-ouest libyen) et dans
le Hoggar (Algérie). C’est le cas, par exemple, de femmes en position
stéréotypée, jambes écartées, vues de face. Ces représentations gravées réa-
listes ou non existent depuis le « Bubalin Naturaliste » (Hoggar) jusqu’au
« Bovidien » (Messak). Ces images semblent caractériser la symbolique
sexuelle de diverses communautés pendant une partie importante du néo-
lithique, mais à l’intérieur d’un périmètre saharien limité.

Codification et symbolisation du sexe féminin


Apparemment, les images du sexe et de la sexualité au Sahara sont mas-
culines davantage que féminines. Leur proportion semble en effet plus
forte. On a l’impression que dans ce domaine l’homme a fait l’objet d’une
valorisation plus importante que la femme. Dans certains cas cependant,
des images rupestres de femmes donnent même à penser à une sorte de
sacralisation.
Il semble que le graphisme de femmes assises, jambes écartées ait perduré
sous des formes de plus en plus simplifiées et épurées, au cours des millé-
naires et dans des contextes culturels différents.
Partant de représentations réalistes féminines – modèle rupestre d’ail-
leurs stéréotypé en soi –, on observe une filiation graphique progressive du
dessin vers des formes de plus en plus schématisées et symboliques (fig. 4).
Comme on l’évoquait plus haut, ces symboles seraient à ranger dans la
sphère de la procréation féconde.
Dans le wadi Taleshut, sur le plateau du Messak, une grande composi-
tion magnifiquement gravée associe des femmes richement habillées et des
bovins harnachés comme pour une cérémonie (fig. 5). On trouve sur les
Sexualité : art rupestre / 7353

Fig. 4. Filiation graphique entre la « femme ouverte » et la « Main de Fatma »,


selon des épures de plus en plus poussées. D’après A. et A.-M. Van Albada (2000).

Fig. 5. Un bel ensemble gravé d’époque pastorale, dans le Wadi Taleshut (Messak)
met en scène des femmes aux riches habits accompagnant des bovinés harnachés
pour une cérémonie. À quatre reprises au moins, sur les bovinés, le symbole fémi-
nin dérivé de la femme ouverte est visible (voir fig. 4).
Relevé d’après photo F. Soleilhavoup, 2012.

animaux et sur le vêtement des femmes des signes (ou symboles) féminins
dérivés du stéréotype des « femmes ouvertes ». Cette belle frise d’âge pas-
toral utilise des symboles de la féminité qui relient la femme et l’animal,
sans doute dans un cadre cultuel. La femme deviendrait ainsi un moteur
spirituel alors que les bovinés sont des moteurs économiques du groupe.
Il est intéressant de noter que l’on trouve sur les parois des signes actuels
dont le graphisme semble dériver de l’image féminine préhistorique.

Images vulvaires géométriques


Si la représentation dite « femmes ouvertes » est géographiquement
réduite à quelques aires, celles de vulves, peu nombreuses, certes, ont cepen-
dant une distribution plus large au Sahara. Ce sont des tracés généralement
7354 / Sexualité : art rupestre

gravés, en triangles ou en V, munis ou non d’un refend médian. Ces


mêmes formes existent dans l’art pariétal et mobilier du paléolithique
européen. Le Sahara néolithique montre donc le symbole universel du sexe
de la femme. Ces signes féminins géométriques, géographiquement disper-
sés (sud-marocain, nord du Niger [plateau du Djado], Messak libyen),
témoignent de la remarquable pérennité, depuis au moins 35 000 ans de
mêmes symboles qui probablement ont eu la même signification quelles
que soient les cultures qui les ont utilisés.

Ithyphalles et mégaphallus
L’image rupestre de l’homme montré individuellement se rencontre sous
deux formes particulières au Sahara : des hommes en érection (ithyphalles)
et des hommes dotés d’un sexe (circoncis ou non) de dimension démesu-
rée, parfois jusqu’au tiers de la hauteur du personnage. Mégaphallus et
ithyphalles semblent caractériser les représentations masculines au Sahara.
Bien sûr des hommes « normaux » accompagnent des femmes dans les
couples ou dans les scènes de la vie domestique ou de la vie pastorale.
Parfois dans les scènes de relations sexuelles, les hommes porteurs de
sexes hypertrophiés pénètrent des femmes, comme pour magnifier la puis-
sance génésique masculine ou sa domination. Cela est visible dans les
périodes anciennes (« Bubaline ») et pastorales (« Bovidienne »). Ithyphalles
et mégaphallus se trouvent dans l’oued Djerat (Tassili-n-Ajjer), où les gra-
vures « Bubalines » à caractères érotique, sexuel, qualifiables aujourd’hui
de pornographiques, ne sont pas rares. On y voit des scènes de coït entre
femmes et théranthropes (êtres mi-animaux, mi-humains) porteurs de
mégaphallus. Des hommes à sexes hypertrophiés se trouvent aussi dans
d’autres régions : Aramat, Akakus (sud-ouest libyen).

S’agissant de l’appartenance sexuelle des personnages rupestres, des


stéréotypes de genre existent à toutes les époques. Ils sont plus ou moins
marqués. Pendant la période dite paléoberbère, ces stéréotypes sont mani-
festes et clairement identifiables : l’homme est souvent porteur d’un bâton,
d’une arme (lance, poignard, arc) ou d’un bouclier rond, tous attributs
masculins ; sa tunique est généralement courte, serrée à la taille, lui don-
nant une silhouette « en sablier ». La femme possède souvent des objets
de parure ; ses vêtements peuvent être courts ou longs.

Malgré la faiblesse de ses représentations dans l’art rupestre saharien,


les sexes et les pratiques sexuelles donnent à voir sur les rochers que pra-
tiquement tous les groupes pré- et protohistoriques, à l’exception peut-
être des Têtes rondes, ont fait état d’une de leurs préoccupations majeures,
celle de la relation féconde entre les hommes et les femmes, voire même
du désir et de l’érotisme, qui sont les principaux inspirateurs de cette
relation.
Sheshonq / 7355

BIBLIOGRAPHIE
DUHARD J.-P., DELLUC B. et G., 2014 – « Représentation de l’intimité féminine
dans l’art paléolithique en France », ERAUL 136 – Études et Recherches Archéo-
logiques de l’Université de Liège, 192 p., 275 fig.
HACHID M., 1998 – Le Tassili des Ajjer. Aux sources de l’Afrique. 50 siècles avant
les pyramides. Alger/Paris, Edif 2000/ Paris-Méditerranée, 310 p., 458 fig.
HACHID M., 2000/2001 – Les premiers Berbères. Entre Méditerranée, Tassili et Nil,
Aix-en Provence, Édisud (2000) et Alger, Ina-Yas (2001), 317 p., 472 fig.
LE QUELLEC J.-L., 1998 – « Ithyphalliques, traditions orales, monuments lithiques
et art rupestre au Sahara », Hommage à Henri Lhote, Cahiers de l’Association des
Amis de l’Art Rupestre Saharien (AARS), n° 7, p. 13-15.
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(Mém. du CRAPE, XXV), 2 tomes, 862 p., 2605 fig., tableaux, plans.
SOLEILHAVOUP F., 2004 – « Images sexuelles dans l’art rupestre du Sahara », Sahara,
18, p. 109-126, 14 fig. (ed. Pyramids, Milan).
SOLEILHAVOUP F., 2013 – Erotisme et sexualité dans l’art rupestre du Sahara préhis-
torique, Paris, L’Harmattan, 246 p., 355 fig.
VAN ALBADA A. et A.-M., 2000 – La montagne des Hommes-Chiens. Art rupestre
du Messak libyen, Paris, Le Seuil (Coll. « Arts rupestres »).

François SOLEILHAVOUP

S47. SHESHONQ Ier et le « calendrier berbère »

La bibliographie relative à Sheshonq est immense1. On le considère


comme le fondateur des « dynasties libyennes » d’Égypte. Cité dans la
Bible sous la forme Sesaq ou Shishak, il est appelé Sesonchôsis par le prêtre
isiaque Manéthon qui lui compte vingt et un ans de règne.
Sheshonq Ier était un prince libyen mâchaouach, une tribu libyque à l’ouest
de la vallée du Nil connue depuis fort longtemps des Égyptiens, puisque le
nom de ce peuple figure sur la liste des envahisseurs vaincus par Mérenptah
(vers 1213-1202 avant J.-C.), fils et successeur de Ramsès II. Au cours du
XIe siècle avant notre ère, une partie de cette tribu s’était infiltrée dans le
delta du Nil où régnait la XXIe dynastie. Ces Mâ (diminutif de Mâchaouach)
fondèrent une sorte de fief, de chefferie, autour de Bubastis. Leurs dirigeants
devinrent de plus en plus influents. L’un d’entre eux, Sheshonq, parvint
même à se hisser sur le trône vers 945 avant J.-C. Il n’a donc pas « conquis »
l’Égypte, mais y a simplement pris le pouvoir. On situe aujourd’hui son
règne entre -945 à -924, ou de -943 à -922. Avec lui débutait ce que l’on
nomme la XXIIe dynastie (-945 / v. -715), plus d’un siècle avant la XXIIIe
(-818/-715), également d’origine Mâ.

1. On se reportera de manière pratique aux articles « Sheshonq », bien faits et régulière-


ment mis à jour, de Wikipedia et d’Antikforever, par exemple.
7356 / Sheshonq

Mais Sheshonq n’est pas qu’un personnage de l’histoire ancienne libyco-


égyptienne : il revit à époque contemporaine à travers le « calendrier berbère ».
Comme le note suavement Wikipedia (décembre 2014) :
« La fondation de la XXIIe dynastie est le point de départ du calendrier
berbère, dont le premier jour, Yennayer, est célébré par les berbérophones et
quelques arabophones en Afrique du Nord. Cependant, aucune preuve archéo-
logique, textuelle ou linguistique ne confirme des liens entre les Amazighs
actuels et les Mechouech ».

Ce lien existe bien dans la mesure où les peuples libyens antiques, aux-
quels appartenaient les Mechouech, faisaient partie du monde libyque,
i.e. berbère ancien.

Compte tenu de l’étendue de ce monde libyco-berbère, il y existait


différents mode de comptage du temps (voir notice « Calendrier »), dont
la plupart ont disparu au profit du « calendrier berbère ». Ce dernier est
issu du calendrier julien, ce qui est à la fois remarquable et bien explicable
compte tenu de l’intérêt qu’il présente pour l’agriculture. Les noms des
mois sont directement ceux du calendrier julien, à peine transformés par
des différences de prononciation. Notons cependant que le cheminement
de ces noms de mois entre le latin et le berbère est sans doute complexe
et qu’un passage par des formes (semi-)savantes coptes et/ou arabes est
probable pour certains noms de mois, puisque les Arabes ont également
utilisés le calendrier julien qu’ils ont empruntés aux Coptes (cf. notice C11
« Calendrier » ; Genevois 1975, p. 4-6 ; Servier, 1962, p. 283-285).

En revanche, il n’existait pas d’« ère berbère » unanimement (et encore


moins anciennement) reconnue. L’indication du millésime « berbère » est
une création très récente, initiée à Paris dans le milieu de l’Académie berbère,
sans doute par Ammar Negadi (dit « Amar Achaoui ») qui a affirmé en être
le créateur. On peut tenir pour assuré que l’initiative provient de ce milieu
berbériste parisien à la recherche de symboles identitaires forts et facilement
popularisables. Au même moment parait d’ailleurs un Agenda berbère, d’une
facture bien différente et plus solidement documenté, mais qui participe de
cette même volonté de diffuser des références communautaires fortement
emblématiques (Sayad & Sayad 1982).

C’est donc la date de 950 avant Jésus-Christ qui fut retenue comme
point de départ, c’est-à-dire, approximativement, le début du règne de
Sheshonq Ier, qui est probablement le plus ancien Berbère dont on ait le
nom, des dates, sur lequel on dispose même de quelques autres données.
C’est ainsi que paru en 1980 le premier calendrier berbère portant le mil-
lésime 2930.
Le millésime « berbère » est un acquis récent, mais désormais largement
diffusé, tout comme le fameux « Z » (⃋) berbère, la « réinvention » moderne
Sheshonq / 7357

Fig. 1. Le premier calendrier berbère.


(D’après le site Kabyle.net).
7358 / Sicca Veneria

de l’ethnonyme ancien Amazigh/Imazighen* ou la réinvention/réappropria-


tion des tifinagh… La diffusion et l’ancrage de tout cet ensemble de mar-
queurs emblématiques confirme, si besoin était, la force de la demande
identitaire berbère.

Voir aussi notices C11 « Calendrier », EB XI, 1992 ; L11 « Lebou/


Libou », L18 « Libye » et L19 « Libyens », EB XXXVIII-XXXIX, 2008.

BIBLIOGRAPHIE
GENEVOIS H., 1975 – « Le calendrier agraire », Le Fichier périodique, 125.
SAYAD A. & SAYAD F., 1982 – Agenda berbère - Tibbur’ useggwas, Paris, L’Harmattan,
1982.- n.p. (Langues et Cultures berbères).
SERVIER J., 1962 – Les Portes de l’année, rites et symboles. L’Algérie dans la tradition
méditerranéenne, Paris, Laffont (2nde éd. : Monaco, Éditions du Rocher, 1985).

Site Internet : On trouvera notamment sur le site Internet kabyles.net des extraits,
avec des notes de Geneviève Harland, d’un blog aujourd’hui disparu de Ammar
Negadi, dont deux au moins concernent le calendrier « berbère ».

Jean-Pierre LAPORTE

S48. SICCA, SICCA VENERIA, CIRTA NOVA


(El Kef, au N-O de la Tunisie)

Sicca, Sicca Veneria, Cirta nova, trois appellations condensant en


quelque sorte l’histoire du Kef dans l’antiquité. Cette ville se trouve au
N-O tunisien, dans le gouvernorat (préfecture) du Kef, à 167 km au S-O
de Tunis, à 45 km au Sud de Bulla Regia, à 60 km au N-O de Makthar*
et à 60 km au S-O de Dougga*. Elle est marquée par sa situation dans le
Haut-Tell tunisien (altitude moyenne de 700 m), qui surgit au sud de la
moyenne vallée de la Majerda (Fig. 1). Il se caractérise par des chaînons
montagneux allongés (le Dyr el Kef atteint 1048 m) qui se succèdent avec
des hauts plateaux (sraouet(e), pluriel de sra), individualisant de hautes
plaines (altitude moyenne de 400 m), principalement celles du Kef, du
Sers, d’Ebba-Ksour/Zouarnie. La région est irriguée par un réseau hydro-
graphique dense, dont l’oued Mellègue, l’antique Muthul (et ses nombreux
affluents, ainsi oued Sarrath) à l’ouest, et l’oued Tessa à l’est, deux affluents
de l’oued Majerda. Le climat du Haut-Tell est de type méditerranéen
continental, l’hiver est rigoureux et l’été est plutôt clément, les altitudes
élevées apportent aux plaines une certaine fraîcheur même, la brise du Kef
est légendaire et constitue encore aujourd’hui un thème de chant popu-
laire des habitants de la ville. Les précipitations sont irrégulières mais
généralement supérieures à 400 mm par an (plus de 500 mm en moyenne
au Kef), assurant de bonnes récoltes céréalières annuelles, qui ont donné
Sicca Veneria / 7359

Fig. 1. Carte de la Tunisie septentrionale. Le Kef.

à la Proconsulaire, notamment sa partie septentrionale, une renommée


proverbiale dans l’antiquité romaine, en tant que grenier à blé de Rome1.
En outre la ville du Kef est irriguée par d’importantes sources d’eau,
notamment celle de Ras el Aïn (on compte aujourd’hui pas moins de cinq
sources dans la ville du Kef). Le flux des eaux était tel qu’un chapelet de
12 citernes imposantes jouxtant la ville, a été aménagé, qui n’a rien à
envier à celui de Carthage.
Aussi, le relief escarpé du Kef qui lui offre une situation stratégique, les
sources d’eau abondantes et les gisements de calcaire, ont été autant de
facteurs propices à l’installation de l’homme dès les temps préhistorique et
protohistorique. En effet, aux alentours du Kef, dans la vallée de l’oued
Mellègue, se trouvent deux importants gisements préhistoriques acheuléens,
Sidi Zine et Koum el Majène. (Gobert 1950 ; Gragueb 1980, p. 375-379 ;
M’timet, Gragueb et alii 1985, p. 7, 15-22 ; Gragueb et M’timet 1989,
p. 3, 46-47).

1. Sur ces données naturelles, voir Ch. Monchicourt (1913) ; E. Makhlouf (1968, p. 17-98) ;
Atlas de Tunisie (Collectif, 1979, 8, 14, 16 -18, 20) ; H. Sethom et A. Kassab (1981, p. 83-104).
7360 / Sicca Veneria

On imagine aisément que cette région allait connaître une occupation


humaine dense très tôt à l’époque protohistorique. Les explorateurs – mili-
taires en particulier – et archéologues dès la fin du XIXe s. (Kallala 2002,
p. 65-73) ont effectivement signalé de nombreux dolmens, isolés ou grou-
pés, dans les environs du Kef et sur un rayon de 1 à 2 km : Dans les abords
immédiats du Kef, sur les hauteurs du massif de Dyr el Kef, sur le plateau
Koudiat el Bomba, à Jebel Ben Smida (Le lieutenant Denis 1893, p. XXX-
XXXI ; M’timet, Gragueb et alii, p. 11-12 ; Dr Soulié 1884, p. 540-542 ;
Toussaint 1898, p. 205 ; la carte d’état-major au 1/50.000 du Kef (f. n°44)).
Notons que les quelques indications et rapports anciens ne sont pas suffi-
samment précis pour avoir une idée claire de la densité de ces monuments
autour du Kef, d’autant que ceux-ci n’ont pas été retrouvés2. Il faut dire
que dès l’antiquité, les différentes occupations historiques et notamment
romaines du site de Sicca et alentour ont eu raison des restes immédiats des
nécropoles protohistoriques3. Ajoutons à cela que le développement de la
culture des céréales et l’extension de la ville dès l’époque coloniale ont
dû leur être fatals. Néanmoins, il faut supposer malgré tout que cette
nécropole était étendue et d’une certaine importance ; mais il faut aller
en chercher les vestiges un peu plus loin, dans des zones moins urbanisées.
À 8 km au S-O de la ville, tout près de la station de Sidi Zine, les lieu-
tenants Hilaire et Renault ne décrivent pas moins de 16 monuments méga-
lithiques à Koudiat Soltane, et à 9 km plus au sud, 6 autres (3 cromlechs
et 3 cercles) (Hilaire et Renault 1898, p. 314-325). De l’autre côté de la
ville, à environ 7 km vers le nord, les mêmes auteurs (ibid., p. 325) men-
tionnent à l’extrémité N-E de Dyr el Kef, 3 autres monuments. Vers le
N-O, le capitaine Toussaint indique à environ 25 km du Kef, d’autres
dolmens et 3 bazinas* ; plusieurs autres, également sur J. Kebeur er-Roumi,
d’autres sur le massif de J. bou Rebbah (Toussaint 1898, p. 205).
Toutefois, sur les cartes d’état-major au 1/50.000 des feuilles entourant
la ville du Kef et sa région (f. El Kef, 44 ; f. Ouargha, 38 ; f. Nebeur, 39 ;
f. Les Salines, 45), les indications ne sont pas très nombreuses, même si
elles sont fort dispersées, contrairement à ce qu’on peut lire dans les rap-
ports des militaires du XIXe s. Il faut en conclure, que nombre que d’entre
eux ont disparu, néanmoins et faute d’une enquête de terrain, on ne peut
que faire confiance au premier grand connaisseur du Haut-Tell, Charles
Monchicourt, quand il écrit, en 1913 : « Ce n’est pas une des moindres
particularités du Haut-Tell que de réunir sur son sol, au nombre d’une
quarantaine, l’immense majorité des stations dolméniques de la régence,
particulièrement abondants et riches au Dyr el Kef [notre région], sur les

2. La carte d’état-major au 1/50.000 UTM de 1993 ne donne pas les indications des
vestiges antiques ; la carte au 25.000 ne couvre pas Le Kef.
3. Les capitaines Hilaire et Renault (1898, p. 325) imputent leur disparition pour une
large part aux Romains.
Sicca Veneria / 7361

Sraouate de Téboursouk, au plateau Ouertane… »4. Cette occupation


humaine numide protohistorique n’est pas datée avec précision, faute de
fouilles ; un seul monument fouillé nous renvoie aux Ier-IIe s. ap. J.-C, si
l’on en croit le lieutenant Denis. Toutefois, il est clair que cette fourchette
ne doit pas correspondre aux premières occupations, mais à une utilisation
tardive. En conséquence, le début de l’installation de l’homme protohisto-
rique dans la région ne nous est pas bien connu, et encore moins sa
connexion et son évolution aux époques historiques.

La première mention historique de Sicca est due à Polybe dans le


contexte de la guerre des mercenaires, qui surgit au lendemain de la pre-
mière guerre ayant opposé Rome à Carthage qui, ruinée et ne pouvant plus
payer les soldes de ses mercenaires, regroupés dans la banlieue de la capi-
tale, les refoula à Sicca5. De là, la guerre va prendre une autre tournure
très grave pour Carthage, les Libyens – entendons ceux de la région de
Sicca surtout – se joignirent aux mercenaires révoltés et mirent le cap sur
Carthage. Le mouvement de révolte se transforma de la sorte en une véri-
table guerre d’Afrique. C’était en 241. À ce moment-là, Sicca appartenait
donc à Carthage qui la transforma en une véritable garnison armée faisant
face aux Numides, bien que faisant déjà partie de la Numidie.
Les origines numides de Sicca, bien assurées comme on vient de le voir,
transparaissent au travers de son nom qui est libyque, d’après G. Camps6,
et selon une hypothèse de M.-H. Fantar, de la même racine que Tasicca ou
Tazicca7. À un moment donné, peut-être au cours du second quart du
Ve s., elle sera rattachée à Carthage. Nous savons en effet par Justin que la
capitale punique mena au cours du VIe s. de nombreux conflits armés
contre les Numides, pour mettre fin au paiement du tribut qui lui avait
été imposé au moment de sa fondation. Elle finira par s’en débarrasser
définitivement entre 475 et 4508. Sa victoire sera accompagnée sans doute
d’annexions de territoires numides (Gsell, t. 1, 1913, p. 463-464). D’ail-
leurs, cette période coïncide, selon l’hypothèse de G. Ch.-Picard (1970,

4. Monchicourt (1913, p. 251). À compléter cependant par les données de l’Atlas pré-
historique de la Tunisie, Le Kef (1985) ; plusieurs attestations dans S. Ben Baaziz (2000) ;
Tanda et alii (2009) ; nous sommes en train de mener un travail de longue haleine sur
les nécropoles protohistoriques, dans un projet commun à l’Institut national du Patri-
moine de Tunisie, en association avec l’Université de Tunis et à l’Université de Barcelone,
dans la région d’Althiburos, le massif du Ksour, où plusieurs centaines de monuments funé-
raires sont recensés et dont l’étude vient d’être publiée : N. KALLALA, J. SANMARTI (dir.),
M.-C. BELARTE (éd.), Althiburos III. La nécropole protohistorique d’Althiburos-massif du
Ksour, Tarragona, 2017.
5. Polybe, I, 66.
6. Camps (1960, p. 54, 227), sans qu’il en donne le sens étymologique.
7. Fantar (1992, 120) écrit : « nous serions enclin à appartenir Sicca à une racine libyque
à laquelle appartient un terme berbère très courant Tasicca qui désigne la chambre et sans
doute aussi l’habitation… Tazicca ou Tasicca peut donner Sicca ».
8. Justin, XIX, 2, 4.
7362 / Sicca Veneria

p. 87-89), avec un changement de politique de Carthage après la défaite


d’Himère : elle se tourna désormais vers l’Afrique où elle se constitua de
vastes domaines. Du reste, de la céramique punique, datant du Ve s, a été
trouvée sur le territoire de Sicca9. Dans cette hypothèse, et étant occupée
par les Puniques, Sicca aurait reçu alors le culte d’Ashtart qui a dû se super-
poser à une divinité africaine, vraisemblablement de la fécondité et, sans
doute du fait de l’interpretatio romana devenir Vénus, d’où son surnom
Veneria, son toponyme usité étant Sicca Veneria. D’ailleurs le rite magique
de fécondité continuait toujours à être pratiqué à Sicca Veneria en pleine
époque romaine (Valère-Maxime, II, 6, 13 ; voir Kallala 2000, p. 89). Son
appellation ainsi que ses origines n’ont par conséquent rien à voir avec la
déesse Succoth Benoth, comme on a pu le soutenir, ou encore avec une
fondation sicilienne10, mais doivent provenir de son annexion par Carthage
qui aurait procédé à une sorte de refondation punique en place de la ville
libyque. Toutefois, cette appellation composée latine ne sera attestée qu’à
l’époque impériale, car Salluste, au milieu du Ier siècle av. J.-C., ne l’appelle
guère dans son Bellum Iugurthinum que par son premier élément, Sicca.
Après être passée dans le domaine de Carthage, Sicca retrouvera de nou-
veau l’aire numide avec les annexions de Massinissa*, jusqu’à la création
de l’Africa nova qui l’intégrera définitivement dans le monde romain.
Comme l’on sait, à la fin de la deuxième guerre entre Carthaginois et
Romains, ces derniers ont inséré en faveur de leur principal allié numide,
le roi Massinissa, en guise de récompense, une clause dans le traité de paix
conclu avec Carthage, en 201, l’autorisant à réclamer à celle-ci ses terres
et celles de ses ancêtres. Dès la fin de la guerre, Massinissa entreprit la
conquête de vastes terres en territoire punique, et Sicca semble avoir été
arrachée à Carthage avec 70 cités, entre 174 et 172 (Camps 1960, p. 193,
et surtout fig. 18), retrouvant de la sorte le monde numide, après environ
deux siècles d’histoire et de culture puniques qui ont dû marquer sa
société. Cette situation durera jusqu’à la mort du roi Juba* et à l’annexion
de son territoire à l’Africa nova en 46 av. J.-C.

Que s’est-il passé à Sicca et dans sa région entre ces deux dates, 174/172
et 46 av. J.-C. ? Nous n’en savons pas grand-chose, à part l’un des épisodes
de la guerre de Jugurtha (111-105 av. J.-C.). Salluste nous apprend que
Sicca a ouvert ses portes à Marius (alors lieutenant de Métellus) venu cher-
cher du blé, et qu’elle fut la première ville numide à se livrer aux Romains,
malgré les exhortations de Jugurtha pour inciter ses habitants à les en délo-
ger11. Après la victoire finale de Marius, en 105, le royaume numide tombe
sous la tutelle romaine. Mais plus qu’une tutelle, les mesures administratives

9. Tessons trouvés par A. Ferjaoui et datés par F. Chelbi. Voir Kallala (2000, p. 88 et
note 86).
10. Voir la discussion de ces deux points de vue dans notre article (Kallala 2000, p. 82-86).
11. Salluste, B. I., LVI, 3-5.
Sicca Veneria / 7363

prises par Rome montrent la soumission politique de ce royaume. Sa partie


occidentale fut concédée au roi maure Bocchus, proclamé « ami et allié du
peuple romain », pour avoir trahi son gendre Jugurtha et conspiré pour le
capturer. La partie orientale – où se trouve Sicca – fut donnée au roi vassal
Gauda*. Disposant à sa guise de ce royaume, désormais sous son contrôle,
Marius y assigne à titre personnel (viritim) des terres à ses vétérans, mais
aussi à ses alliés gétules qui reçoivent de surcroît la citoyenneté romaine. Ces
terres se trouvent au voisinage de la moyenne vallée de la Majerda, proba-
blement dans le secteur situé entre l’oued Majerda au nord, l’oued Tessa à
l’ouest, et l’oued Miliane à l’est. Elles ont été prises sur le territoire des
civitates et formeront l’assise territoriale des pagi qui seront rattachés à la
future colonie de Carthage, à l’instar de Thugga, Thubursicu Bure, Agbia,
Numluli, Uchi Maius (Gascou 1980, p. 140). Si l’on accepte cette localisa-
tion qui semble recueillir de plus en plus l’adhésion des historiens, Sicca et
« son territoire » auraient donc été épargnés. Etait-ce à cause de son rallie-
ment à Rome contre Jugurtha ou pour son éloignement, ou pour les deux
raisons à la fois ? Nous savons que Rome a toujours su récompenser ses
alliés, le meilleur exemple est celui des sept civitates puniques déclarées libe-
rae (et immunes)12 pour s’être désolidarisées de Carthage et ralliées à Rome
lors de la 3e guerre punique ; Ruspina par exemple a vraisemblablement
obtenu le même statut de César pour s’être donnée à lui, la première, dans
la guerre contre les pompéiens13. En tout état de cause, il y a lieu de croire,
que le ralliement de Sicca à Rome, et sa proximité avec les futurs pagi
carthaginois en formation (des « pré-pagi ») ont dû favoriser des contacts
et même des rapports et des échanges entre la population siccéenne et les
colons mariens.
L’attestation à Sicca des Marii, des Caecilii, et mieux encore, des Calpurnii,
a permis à E. Badian de parler de clientèles africaines des Calpurnii, et en
particulier du consul romain L. Calpurnius Bestia, pendant la guerre de
Jugurtha (Badian 1958, p. 258 ; Lassère 1977, p. 150-151). Dès lors, dans
ce contexte régional, et parallèlement au processus de colonisation dans le
voisinage, celui de la romanisation a dû s’engager, rendu tout à fait possible
par la situation de vassalité du royaume et la prédisposition des Siccéens
à s’ouvrir sur le monde romain. L’on se demande dès lors ce qui pouvait
empêcher Rome d’établir des colons dans la région de Sicca même – futur
territoire de celle-ci –, à l’instar de la colonisation viritane dans le cours
moyen du Bagrada (nom antique de la Majerda) ? Les textes n’en parlent
pas et surtout les historiens ne l’évoquent pas. Pourtant, il y a bien des
raisons de croire que le contexte général, résultant de la victoire sur Jugurtha,
était tout à fait propice pour que Rome y établît des colons, probablement
des vétérans – qui formeraient, on va le voir, les futurs pagi de Sicca –,
afin d’occuper le pays et surtout de mieux le sécuriser. Si tel était le cas,

12. Lex Agraria ou Lex Thoria de 643/111 (= CIL, I, 200, L.75 et 79).
13. BA, XXXVII, 2 ; voir Desanges (1980, p. 233).
7364 / Sicca Veneria

il faudra supposer que ces colons auraient été assignés en partie sur des
terres appartenant à Jugurtha et sa famille, et en partie sur le territoire des
localités pérégrines. Mais ce pourrait être aussi, ou plutôt, au lendemain de
la victoire de César sur Juba, en 46 av. J.-C., et la transformation de son
royaume en province romaine. Rome était alors totalement libre de ses
actes, le territoire numide étant devenu du fait de l’annexion, ager publicus
populi Romani, à l’instar de l’Africa, devenue alors vetus.

Le Bellum Africum nous apprend qu’à la suite de sa victoire sur les pom-
péiens à Thapsus en 46 av. J.-C., et la mise à mort du roi Juba à Zama, César
transforma son royaume en province et y nomma son ami Salluste, comme
premier gouverneur, mais sans préciser le nom de la nouvelle capitale14. Les
avis sur l’identification de celle-ci allaient bon train, partagés entre Zama,
Thugga et Sicca, jusqu’à ce que les positions se fussent fixées sur cette der-
nière, une position que nous avons nous même défendue. Il n’est pas ques-
tion de reprendre ici toute l’historiographie et la démonstration faite à ce
sujet, néanmoins, nous en rappellerons l’essentiel. P. Salama montre à la
lumière de l’étude d’une borne milliaire trouvée à Lorbeus, non loin de Sicca,
et dont le comput des milles se faisait à partir de Sicca et non de Carthage,
qu’elle est archaïque et qu’elle remonte au lendemain de l’époque de la créa-
tion de l’Africa nova15. Il en conclut que : « face à Carthage Sicca pouvait
tenir un rôle administratif équivalent » (Salama 1963, p. 147), pour se
demander avec raison, si le surnom Cirta nova, en remplacement de Cirta,
ne confirmait pas cette thèse. À l’appui de celle-ci, d’autres arguments peuvent
être apportés : l’importance stratégique reconnue de Sicca, comme on l’a vu.
Sicca exerçait déjà le rôle de capitale régionale en Numidie orientale, à l’ins-
tar de Zama et Thugga (Camps 1960, p. 300), et même déjà de chef-lieu
(Gsell 1927, t. V, p. 267). En outre, elle fut la première à se donner à Marius.
Enfin, le Bellum Africum n’indique pas qu’elle a pris part à la guerre
d’Afrique ; théoriquement donc, et en tant que cité numide, elle n’était pas
déclarée ennemie de César, contrairement à Zama. D’ailleurs, au lendemain
de sa victoire, et dans le règlement des affaires d’Afrique, Sicca ne fut l’objet
d’aucune mesure punitive de la part de César (BA, XCVII, 1-4). En revanche,
nous ne croyons pas que l’adjonction du surnom Cirta nova, bien qu’il doive
dériver du nouveau statut de « capitale de Sicca, en soit un corollaire, comme
le suppose P. Salama, quand il écrit : « le transfert de sa fonction aurait
entraîné celui de son nom » (Salama 1963, p. 147). Ni encore un pendant
de l’appellation Νουμίδια νεά (Ptolémée, IV, 3, 7, p. 643), en ce sens qu’une
Numidie nouvelle se constitue autour d’une Cirta « nouvelle » (Desanges
1980, p. 199). À notre avis, l’acquisition de ce surnom a fait suite à la mort
du condottiere Sittius, en 44 av. J.-C., suivie de la disparition de son

14. BA, XCVII, 1-4.


15. Salama (1963, p. 142-148 ; Id., 1964-65 [1966], p. 97-115), voir en dernier lieu Kallala
(2000, p. 89-96).
Sicca Veneria / 7365

« royaume » – octroyé par César au lendemain de sa victoire –, et de la


déchéance de Cirta de son rôle de capitale numide. Nous savons en effet
qu’après la mort de Sittius, son « royaume » constitué autour de Cirta sera
rattaché à l’Africa nova. Des lors, Sicca du fait de sa nouvelle fonction de
capitale peut être considérée de fait, sinon légitimement, comme une Cirta
nova, par rapport à une autre Cirta, désormais « ancienne » et de surcroît
déchue de son statut de capitale. Dans les faits, la réalité n’est pas si simple,
d’autant, que, comme nous serons conduit à le souligner, cette appellation
n’est pas une titulature relevant de l’administration officielle.
En réalité, il faut supposer tout un processus qui a donné naissance à
cette nomenclature. Relevons tout d’abord, les rapports étroits, entre les
deux colonies romaines, Cirta et Sicca (Piganiol, Pflaum 1953, p. 221).
Dans le même sens, J.-M. Lassère montre que les trois quarts des gentilices
des deux colonies leur sont communs, s’interrogeant avec raison, si on n’a
pas là la trace d’un « important mouvement de population, depuis la Cir-
téenne vers Sicca et ses castella » (Lassère 1977, p. 216), idée que nous par-
tageons pleinement, en excluant du coup celle très peu probable de
G.-Ch. Picard, qui explique ces liens particuliers par le prélèvement au
temps d’Auguste de colons romains sur les Sittiani installés à Cirta (Picard
1954, p. 116-117). Cette théorie est difficilement acceptable, parce que,
d’une part, les Sittiani devaient être bien lotis de terres en Cirtéenne et,
d’autre part, Auguste devait résoudre le problème d’assigner des terres à
d’autres vétérans démobilisés au lendemain de la guerre civile. Par consé-
quent, l’émigration a dû être spontanée, en raison de l’attrait de la nouvelle
capitale – mouvement somme toute logique et même s’inscrivant dans le
cours des choses. Sicca remplace, aux yeux de ces migrants, leur ville Cirta,
devenue « vetus », si on peut dire, par rapport à une autre Cirta nova. Aussi,
et venant d’une ancienne capitale prestigieuse, gardèrent-ils leur ethnique
Cirtenses, pour rappeler leur origine à laquelle ils restent attachés et dont ils
semblent tirer une certaine fierté. Nous avons pu écrire en ce sens, que « ce
qualificatif ne pouvait avoir une consécration officielle – du moins aux yeux
du pouvoir central – mais plutôt une certaine connotation distinctive et
d’« orgueil », pourrait-on dire, pour se distinguer des Siccenses » (Kallala
2000, p. 92). Plusieurs éléments permettent de l’affirmer : Les Cirtenses ne
sont pas associés aux Siccenses dans la dédicace au conditor Auguste (CIL,
VIII, 27568) ; l’ordo de Sicca est qualifié exclusivement de Siccensium (CIL,
VIII, 1636, 1641, 1647, 15846, 15861, 27573) ; les décurions de son ter-
ritoire sont appelés uniquement Siccenses, ainsi à Ucubi (El Gouisset, CIL,
VIII, 15669) ; quand il est question de partage des terres (Oued Zerga : AE,
2004, 1878) ou d’indication topographique (administrative) (Lorbeus :
ILTun, 1636 ; Musti : AE, 1981, 867), c’est toujours l’ethnique Siccenses
qui est utilisé. Si l’on en veut d’autres preuves, on indiquera que toutes les
sources géographiques, l’ensemble de la littérature gréco-latine et de la pro-
sopographie chrétienne, jusqu’en 646, à la veille de la conquête arabe, ne
mentionnent jamais Cirta nova, mais Sicca, Sicca Veneria, Siccabeneria.
7366 / Sicca Veneria

Enfin, les huit évêques connus de Sicca ne se réfèrent qu’à ce nom ou


déclinent leur ethnique Siccensis exclusivement16. Par conséquent, la déno-
mination Cirta nova n’a aucun caractère officiel et ne peut être liée automa-
tiquement à la transformation de Sicca en capitale : elle apparaîtra donc plus
tard et de façon officieuse. D’ailleurs la première attestation épigraphique
en date, mentionnant Cirta nova dans la titulature complète de Sicca (colo-
nia Iulia Veneria Cirta nova Sicca)17, remonte à Commode, pas avant. L’ex-
plication de l’adjonction de Cirta nova dans sa titulature, à une époque
relativement tardive, serait à chercher dans ce que Dion Cassius (155-après
235) considère comme une usurpation et la recherche des titres pompeux.
En effet, après avoir relevé que du temps d’Auguste, c’était le sénat qui
honorait les villes, il observe par contraste que : « de nos jours, il en va dif-
féremment puisque le plus souvent les cités se donnent chacune la série de
noms qui lui plaît » (Dion Cassius, 54, 23). On serait effectivement bien
dans cette situation, et c’est ce qui expliquerait que ce nom n’est guère uti-
lisé dans des documents officiels, mais seulement localement, très certaine-
ment par les descendants des Cirtenses. Aussi ne retrouve-t-on, à l’époque
médiévale, que la transcription arabe de l’appellation byzantine de Procope
(527-565) Σικκαβενερία (Siccabeneria) qui donna plusieurs orthographies
dans la langue arabe dont la plus usitée est Shakbanāriyya (‫)ﺸﻗﺒﻨﺍﺮﻴﺔ‬.

Après avoir été capitale de l’Africa nova, et peu de temps après, Sicca
Veneria a été érigée en colonie romaine de vétérans, inscrite dans la tribu
Quirina. À quel moment cela s’est-il produit ? Une inscription célèbre
Auguste son conditor (Divo Augusto / conditori / Siccenses : CIL, VIII,
27568). Mais la colonie a-t-elle été fondée après 27 ou avant ? La présence
du surnom Iulia dans sa titulature, et l’absence du surnom Augusta laissent
supposer qu’elle le fut au temps d’Octave. Peut-on être plus précis ? Théo-
riquement, il est possible de remonter jusqu’à 36 av. J.-C., moment où les
deux Afriques vetus et nova reviennent définitivement à Octave – après
qu’elles eurent été soumises à Lépide, entre 40 et 36. En tout cas, pas avant,
en raison de la situation trouble que les deux Afriques ont connue au cours
des années qui suivirent la mort de César (voir Gsell, VIII, 1928, 184, 186,
191, 196 et le récapitulatif dans Gascou 1980, p. 142-144). Mais l’aurait-
elle été en 36 ou quelques années après ? En toute logique, avant la bataille
d’Actium en 31, Octave était trop pris encore par la guerre civile pour être
en mesure de s’occuper de l’organisation administrative et de la colonisation
de l’Afrique. Par contre, après s’être débarrassé de son dernier rival, Marc
Antoine, et auréolé de son triomphe à Actium, il lui devenait alors possible
d’engager l’organisation de l’Afrique, d’autant qu’il fallait caser ses troupes

16. Nous renvoyons à notre travail (Kallala 2000, p. 92-95) où nous donnons tout le détail
de l’ensemble des références et commentaires sur toutes ces données littéraires et épigra-
phiques ; il faut leur ajouter les indications territoriales ci-dessus.
17. CIL, VIII, 1632 ; 1634 ; 1648 ; 15858 ; 15868 ; 16258 ; 16367 ; ILAlg., 1, 1348.
Sicca Veneria / 7367

démobilisées (comme l’avait fait César au lendemain de sa victoire sur les


pompéiens). C’est d’ailleurs, dans ce contexte que Carthage a été refondée18 ;
en fait, il s’agissait d’une déduction en bonne et due forme selon J. Gascou
(1980, p. 145). Dans la même logique, et étant donné la contiguïté des
territoires de Carthage et de Sicca, et de celui-ci avec le territoire de Cirta,
et compte tenu de leur importance historique respective, Octave aurait
organisé en même temps que le territoire de Carthage, le statut et les terri-
toires de Sicca et ceux de Cirta. Il aurait alors procédé à trois fondations
coloniales des trois principales cités, qu’elles fussent déductives ou de ren-
forcement, ou de légalisation, en dotant chacune d’elles d’une pertica :
Carthage, déjà capitale de sa province l’Africa vetus, et bientôt de la Procon-
sulaire, reçoit, en 29, 3000 nouveaux colons (Gascou 1972, p. 24). Cirta,
ancienne capitale numide, devenue colonia Iulia, entre 36 (?) et 27 (Desanges
1980, p. 196), n’était pas colonie en bonne et due forme. Elle sera officiali-
sée par Auguste qui lui envoya en 26 de nouveaux colons19 (Desanges, ibid. ;
Gascou 1972, p. 22-23). Nous proposons de situer dans ce même contexte
la création coloniale de Sicca Veneria qui, dès ce moment, vit son rôle de
capitale s’amenuiser, d’autant que les deux Afriques étaient réunies de fait
depuis un certain temps : c’est alors qu’elle reçut en compensation son nou-
veau statut de colonie, chef-lieu de tout un territoire.

Mais quelle est l’étendue de celui-ci et comment est-il organisé ? Le pre-


mier à avoir évoqué l’existence de dépendances de Sicca Veneria est
L. Poinssot, en 1913 (Poinssot 1913, p. 428) (Fig. 2), à propos du pagus
Veneriensis, dont le nom découle de Venerii, autre nom des habitants de
Sicca Veneria, et qu’il définit comme une « émanation » de la colonie de
Sicca Veneria. Après lui, St. Gsell fait allusion en 1927 à des bourgs qui
entouraient Sicca (Ucubi, Nibber, Aubuzza) et dépendaient d’elle à l’époque
romaine, ajoutant qu’il est probable qu’ils existaient déjà à l’époque numide
(Gsell 1927, t. V, p. 266 et note 1). L’idée d’un territoire relevant de Sicca
et de bourgs anciennement numides dépendant d’elle était donc lancée,
mais elle était seulement effleurée. Il faut attendre J.-M. Lassère qui, 50 ans
plus tard, propose dans son Vbique populus (1977, p. 219-220), pour la
première fois, une certaine configuration de ce territoire, en s’appuyant sur
la mention des quiriniens tribules de la Quirina, tribu dans laquelle est
inscrite Sicca et/ou sur la mention de la résidence de décurions siccéens
dans telle ou telle localité. Ces bourgs dépendant de Sicca sont pour l’essen-
tiel : Aubuzza (Jezza, à 25 km au S-S-O du Kef : CIL, VIII, 16367) ; Ucubi

18. C’est, probablement, à ce même contexte qu’il faudrait ramener les propos de Dion
Cassius (52, 43, 1) sur la refondation de Carthage, quand il écrit : « il [Octave] colonisa de
nouveau Carthage, parce que Lépide lui avait enlevé une partie de ses habitants et semblait
l’avoir par là privée des droits de colonie » : http://spqr-jpem.pagesperso-orange.fr/oeuvre/
DiC52.htm
19. Peut-être parce que son territoire était dégarni par des départs significatifs à Sicca.
7368 / Sicca Veneria

Fig. 2. Le territoire de Sicca Veneria.


[Carte conçue par N. Kallala et réalisée par Arbia Ayadi et Zied Ben Brahim.]

(el Gouisset, à 20 km au N-E du Kef : CIL, VIII, 15669) ; Nibber (à 13 km


au N-N-E du Kef : CIL, VIII, 15726), mais aussi Thubursicu Numidarum,
avant son élévation au rang de municipe, probablement sous Trajan, et on
aurait de la sorte, selon Lassère, une pertica discontinue20 ; peut-être enfin,
mais plus hypothétiquement, Masculula (Hr Guergour, à 25 km au N-O
du Kef), d’après la seule dédicace au Diuus Augustus par le conuentus ciuium
Romanorum et Numidarum qui Masculula habitant (CIL, VIII, 15775 =
ILS, 6774/5). Remarquons au passage que Lassère ne retient pas le pagus
Veneriensis évoqué par L. Poinssot. Quatre ans après, A. Beschaouch (1981,
105-122), reprend à son compte cette dernière dépendance, retient l’essen-
tiel de celles relevées par J.-M. Lassère, sauf Masculula et Thubursicu Numi-
darum, en ajoute une autre, Tituli (Mahjouba, à environ 45 km au S-O du
Kef), et surtout, fixe les limites N-E de cette pertica tout en proposant une
définition de la nature de son organisation.
D’après cet historien, cette pertica est organisée en communauté double,
une pérégrine numide sous forme de castellum et une autre romaine sous
forme de pagus. Les castella sont mentionnés en tant que tels et/ou signalés
par la présence de seniores : Nibbeur/Sidi Merzoug : seniores Kast(elli) (CIL,
VIII 1615 = 15721 et 1616 = 15722) ; El Gouisset : seniores k(astelli) Ucubis
(CIL, VIII, 15669), mais aussi seniores Ucubitani, sans mention de Castellum
(CIL, VIII, 15666) ; ou encore simplement à Tituli (Mahjouba) : seniores

20. F. Bertrandy (1996, p. 45-46) confirme l’hypothèse de Lassère à partir de l’analyse des
magistrats Laberii du Ier siècle dont le cursus s’est développé entre Sicca et Thubursicu
Numidarum.
Sicca Veneria / 7369

(et pleps) (CIL, VIII, 27828)21. Les seniores* sont définis comme une assem-
blée des notables âgés, une sorte d’assemblée des Anciens, dont la présence
constitue la preuve indubitable de l’existence du castellum22. Il existe une
autre localité, révélée plus tard par Beschaouch (1989, p. 15), qui se trouve
au lieu-dit Hr el Morr (Ziccilia), à 6 km au N-E de Nibbeur, où sur une
inscription (CIL, VIII, 27720), cet auteur lit à la deuxième ligne
[c]aste[llum], sans plus. Quant au pagus, il est nommément indiqué, d’après
lui, dans le nom du pagus Veneriensis (CIL, VIII, 27763 ; AE, 1914, 83 ;
ILTun, 1638) ; mais il est aussi, selon lui, sous-entendu dans le mot paga-
nicum (Aubuzza, CIL, VIII, 16367 ; ILS, 6783 ; et CIL, VIII, 16368) qui
est un monument public du pagus (Beschaouch 1981, p. 116) ; il est enfin
déduit de la mention de [decur(iones) Sic(censes) qui] Aubuzza consistunt
(CIL, VIII, 16367) et dec(uriones) Sic(censes) Ucubi morantes (CIL, VIII,
15669). A. Beschaouch en a tiré argument pour élaborer toute une théorie
reposant sur la communauté double : un castellum numide contigu à un
pagus romain. Cela, en sachant que dans aucun texte ne figure clairement la
mention des deux communautés à la fois, dénommées pagus et castellum, à
l’instar de la mention pagus et civitas de Thugga, par exemple, dans la per-
tica de Carthage.
Mais tel n’est pas l’avis de J. Gascou. Se fondant sur l’inscription de
Tituli, CIL, VIII, 27827, qui est une dédicace faite par les seniores et pleps
Titulitan(orum), où il est fait mention à la dernière ligne, de mag(istro)
p[a]g(i) (de Tituli), l’auteur remarque, qu’« il n’est pas concevable que sur
cette inscription il y ait indication d’une dédicace faite par le sénat et la
plèbe du castellum pérégrin accompagnée de la précision que cette dédicace
a eu lieu sous le magister éponyme du pagus romain ». Par contre, il faut
considérer plutôt, que « les seniores et le magister appartiennent tous
ensemble au pagus », à l’instar des pagi et castella de la confédération cir-
téenne (Gascou 1983, note 267, p. 207). Et de conclure que la pertica
de Sicca était organisée vraisemblablement suivant le modèle cirtéen où le
castellum n’est autre que le chef-lieu du pagus. Sur cette base, S. Aounallah
a repris la théorie de Gascou sur le territoire de Sicca (Aounallah 2010,
p. 82-91), rejetant ainsi catégoriquement celle de Beschaouch23. Or, il se
trouve que cette inscription ne peut plus constituer aujourd’hui un docu-
ment de base pour l’étude de la pertica de Sicca, car il est dépassé par de
nouvelles découvertes épigraphiques et interprétations historiques (voir
infra).

21. A. Beschaouch (1981, p. 117) déduit de la dernière ligne de cette inscription peu assu-
rée (ILS, 6805 et p. 663), « la présence, vraisemblable, d’un pagus Titulitanus ». Mais de
nouvelles découvertes épigraphiques récentes nous ont permis de rejeter cette dépendance.
Voir infra.
22. Rebuffat (1993, p. 1824) écrit : « quand on rencontre des seniores, on peut penser que
seul le hasard ne nous procure pas la mention collective de castellum ».
23. Nous reviendrons plus tard sur cette question, sur laquelle nous pensons pouvoir
apporter de nouvelles lumières, grâce aux résultats de l’enquête de terrain que nous menons
mener dans la région.
7370 / Sicca Veneria

Quoi qu’il en soit, ces attestations, qui constituent en elles-mêmes des


repères territoriaux de l’ager Siccensis, ne correspondent pas nécessairement
aux limites de son extension. Mais voilà qu’un cippe de délimitation en fixa
les limites N-E ; il a été trouvé, selon son découvreur (Beschaouch 1981,
p. 111-114 = AE, 1981, 867), à la sortie ouest de Musti : Siccens[es]. /
M(illia) p(assuum) XXIX, / p(assuus) DCCCXXV. Cette distance de 44,111
km sépare effectivement aujourd’hui le Krib (Musti) du Kef. La preuve est
ainsi donnée des limites de l’extension vers le N-E de la pertica de la colonie
de Sicca. Dans le même axe, mais en sens opposé, vers le S-O, il en fixait
les limites à Tituli, à environ 45 km au S-O du Kef. Mais, cette limite
est devenue aujourd’hui caduque. Nous avons découvert une inscription
mentionnant la civitas Titulitana, rendant en tant que telle son apparte-
nance à la pertica douteuse (AE, 1999, 1853 = Kallala 1999). D’autre part,
et surtout, une borne de délimitation que nous avons eu la chance de
découvrir en 2002 (AE, 2004, 1878 = Kallala 2002, p. 407-419), et qui
date de 116-117, vient de sortir définitivement Tituli du domaine de
Sicca24. En effet, elle fut découverte près de l’oued Zerga, à environ 15 km
au N de Mahjouba (Tituli) et à 30 km au S-O du Kef ; de surcroît, elle fixe,
en vertu de l’autorité de Trajan, les limites entre le territoire des Siccenses
(au N-E) et celui des Musulamii (au S/S-O), dont l’extension des terres de
parcours au nord est donc fixée clairement à l’oued Zerga qui est en même
temps, et surtout, la nouvelle frontière S-O du territoire de Sicca Veneria.
Par conséquent, le territoire de Sicca Veneria s’étend ainsi à coup sûr,
vers la fin du règne de Trajan, suivant un axe N-E/S-O, sur près de 75 km,
de la limite sud de Musti, au nord, à l’oued Zerga au sud. Pour le reste du
territoire, il est encore prématuré d’en dessiner les contours de façon pré-
cise, on peut seulement dire, qu’à un moment donné, Ucubi, Nibber, Zic-
cilia (Hr. el Morr/El Ksar Lahmar) ?, Thubursicu Numidarum, peut-être
Masculula, au nord, Aubuzza et pagus Veneriensis25 au sud, appartenaient à
la cité siccéenne et constituaient ses extensions administratives. Sans plus.
Cela étant, les castella sont encore attestés sous le règne de Caracalla, en
213 à Nibber (CIL, VIII, 1615 = 15721) et en 215 à Ucubi (CIL, VIII,
15669 ; ILS, 6807). Par conséquent, et si l’on admet que cette pertica
était organisée en « binôme », pagus / castellum, on peut affirmer qu’elle n’a
pas connu un développement comparable à celui de la pertica de Carthage,
dans le sens de la fusion entre les entités romaine et pérégrine sous Septime
Sévère*. Toutefois, A. Beschaouch révèle à Hr. el Morr/El Ksar Lahmar
(?) une inscription inédite, mentionnant un municipium Ziccilensium

24. Elle appartenait au territoire d’Ammaedara, selon L. Naddari (2006, p. 166-167).


25. S’il n’est pas douteux que le pagus Veneriensis dépendait, à un moment donné, de Sicca
Veneria, néanmoins sa forte proximité d’Assuras (à seulement 5 km), qui est de surcroît
colonie julienne, invite à reposer la question de cette appartenance autrement. C’est l’objet
d’une étude qui sera publiée dans des hommages à notre collègue Sadok Ben Baâziz (sous
presse) : « A propos de l’appartenance du pagus Veneriensis (al-Koudiat es-Souda) à Sicca
Veneria (el Kef, au N-O de la Tunisie) ».
Sicca Veneria / 7371

(Beschaouch 1989, p. 151), qu’il date de 320. Et comme l’inscription qui


atteste un [c]aste[llum] (CIL, VIII, 27720), et qui est de même prove-
nance (?), date de la fin du IIe, il en conclut que ce castellum dépendant
de Sicca Veneria a évolué en municipe, donc après la fin du IIe s. Si tel
était le cas, l’on se demande si la pertica de Sicca Veneria n’aurait pas été
démantelée en même temps que la confédération cirtéenne, entre 253 et
26826, une évolution bien lente comparée à celle de la pertica de Carthage.
L’élément numide aurait-il été moins perméable à la romanité ?

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26. C’est une hypothèse que notre professeur, le regretté C. Lepelley, projetait de dévelop-
per dans une publication portant sur un certain nombre de cités africaines. Qu’il nous soit
permis de lui rendre hommage pour avoir mis à notre disposition le passage du manuscrit
concernant Ziccilia.
7372 / Sicca Veneria

GSELL St., 1913 – Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, t. I, Paris, Hachette, 534 p. ;
Id., 1927, t. V, Paris, Hachette, 290 p. ; Id., 1928, t. VIII, Paris, Hachette, 296 p.
HILAIRE et RENAULT (Lieutenants) – « Étude sur les gisements mégalithiques de
la région du Kef et de Ksour-Thala », BCTH, 1898, p. 314-330.
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Nabil KALLALA
Sidi Ḥmad U-Musa / 7373

S49. SIDI ḤMAD U-MUSA

Sidi Ḥmad U-Musa (Ahmed Ou-Moussa) est le plus grand des mys-
tiques du Maroc du XVIe siècle. Contemporain des sultans saâdiens, ce
célèbre saint est un personnage historique et sa légende est répandue sur
l’ensemble du territoire du Sous*. Ḥmad U-Musa est connu dans les
manuscrits arabes sous le nom de Ahmad Ben Mûsa Al-Jazulî As-Semlalî.
Le qualificatif Al-Jazuli (forme arabisée du terme tachelhit agizul) indique
qu’il est originaire d’Igizuln, pays qui couvre l’ensemble du territoire de
l’Anti-Atlas occidental. Les populations qui occupent ce territoire sont :
Idaw-Semlal, Idaw-Baɛqil et Id-gg-Arsmouk. Ces trois groupes ethniques
forment la grande confédération d’Idaw-Ultit. Il importe de rappeler que
Igizuln (Jazula dans les manuscrits arabes) est aussi le pays d’origine du
grand mystique soufi du XVe siècle Muḥmmad U-Sliman Agizul (Moham-
med Ben Sliman Al-Jazouli), le restaurateur de l’ordre soufi Chadiliyya au
Maroc. Auteur du célèbre Dalil Al-Khaïrat (un ensemble de bénédictions
et de prières sur le Prophète), Agizul fait partie des sept saints patrons de
Marrakech (sabɛatu rijal)1.

Sidi Ḥmad U-Musa est né chez les Idaw-Semlal, à Ayt-Merwan dans le


versant ouest de l’Anti-Atlas. Son père était Moussa U-Driss et sa mère
Lalla Tawnnut. On ne connaît pas la date de sa naissance, et il est mort en
1553. Selon la tradition orale du Sous, les ancêtres de Ḥmad U-Musa
seraient venus de Tamdoult n-Waqqa, célèbre cité ancienne fondée au
IXe siècle dans le Jbel Bani central près de la cluse d’Aqqa. Tamdult, men-
tionnée par El Bekri, fut une cité saharienne importante qui a connu un
passé glorieux. Aujourd’hui, cette cité est complètement désertée et en
ruines. Très jeune, Ḥmad U-Musa s’est éloigné de ses proches, quittant son
village pour partir en voyage pendant plusieurs années. Selon les docu-
ments manuscrits du Sous (Ḥudaygi 2), Ḥmad U-Musa est resté longtemps
à Marrakech et il serait allé jusqu’en Orient. Vers 1521, il est revenu dans
le Sous.

1. Les noms Igizuln (Jazula) et Agizul (Al-Jazouli) reviennent à plusieurs reprises dans l’his-
toire du sud du Maroc. Le promoteur de la dynastie Almoravide Abdallah Ibn Yassin, au
milieu du XIe siècle, portait le nom d’Al-Jazouli. Nous retrouvons ces noms dans la liste des
groupes ethniques établie par les Almohades (XII-XIIIe siècle). Au début du XVIe siècle,
Léon l’Africain parlait de Guzula comme nom des populations qui occupaient l’Anti-Atlas
occidental et central. Par ailleurs, le nom Agizul / Aguzal est un anthroponyme assez
fréquent dans le sud et le sud-ouest marocain. Au niveau linguistique, le terme agizul, signi-
fie en tachelhit « court, petit (taille) ». Igizuln signifierait donc « gens de petite taille ».
2. Dans son célèbre Manaqib, Ḥudaygi (Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Ahmed Al-
Houdaïgi), originaire du Sous et qui a vécu au milieu du XVIIIe siècle, a étudié la vie de
734 saints et saintes du Sous.
7374 / Sidi Ḥmad U-Musa

Avant de devenir saint, Ḥmad U-Musa fut un grand voyageur comme la


plupart des jeunes gens de cette partie de l’Anti-Atlas marocain. Dans la tra-
dition orale du Sous, on raconte que Ḥmad U-Musa avait demandé aux
populations de son pays de voyager et de se disperser partout dans le monde :
ffuɣat tamazirt, kcemat timizar aḍnin, ftuyat, akk°en issgut rbbi zund amud,
yan waqqa ar-d iffal mnnaw, « partez, quittez le pays, que Dieu vous rende
nombreux comme la semence, chaque graine donnera plusieurs ! ». Cette
tradition du voyage et de l’errance reste encore vivante aujourd’hui dans de
nombreuses communautés du Sous. Les raisons sont multiples : économiques
(recherche de travail), études, ou parfois tout simplement la passion et le
goût du voyage ammuddu et de l’aventure. Au sujet de cette disponibilité au
départ lointain de ces populations du Sous, nous avons des témoignages
écrits du XVIIIe siècle au sujet des tournées en Europe d’acrobates id-burma,
originaires du Sous (Hans Stumme 1895, 1899).
La tradition orale tachelhit, particulièrement chez les chanteurs itiné-
rants rrways et les troupes des acrobates dont Sidi Ḥmad U-Musa est
devenu le saint patron, fournit aussi des traces de ce goût du voyage et de
l’errance qui ont marqué la vie de ces populations. D’ailleurs, une chanson
assez répandue encore aujourd’hui dans le Sous décrit Ḥmad U-Musa,
avant sa sainteté, comme un jeune homme errant avec une troupe d’acro-
bates (El Mountassir 2004) :
A bismillah u-rraḥman ad km d awiɣ
A taqqsiḍt n yan urgaz ma-s ikka ddunit
Sidi Ḥmad U-Musa ur ikki zzawit,
Ula timzgid, rrebaɛt ka-d itmun
Ur igi abla ahyyaḍ, rrebaɛt ka-d itmun
Inna-ɣ tlla tmɣra yasi allun
Inna-ɣ tlla tarragt yasi aburi
Inna-ɣ insa, inna-ɣ ikla, inna-ɣ iruḥ
Au nom de Dieu je vais vous conter
L’histoire de la vie d’un homme
Sidi Ḥmad U-Musa : il ne vivait pas dans une zaouïa
Il n’allait pas à la mosquée, il accompagnait une troupe,
Il allait de villages en villages, il était jongleur.
Lors des fêtes de mariage, il jouait du tambourin,
Lors des fêtes de villages, il apportait son fusil,
Il va là où sa route le conduit.
La suite de la même chanson, connue sous le titre de taqqsiḍt n Sidi
Ḥmad U-Musa, raconte comment celui-ci est devenu un saint par un simple
acte de charité :
Ɣass-lli iɣ ira rbbi ad tn isserbḥ
Ssmdin-as lullit mqqurn d wakkaz-nsn
Ha nit flla-s willi d imun :
« A tarwa lḥurma-nnun, alli nn aryal ar tamggerḍt-ann”
Sawwln akk s lkibr, ur iri yan
Sidi Ḥmad U-Musa / 7375

Ad yasi aryal ula ad tn slin ibrdan-nsn.


Ḥmad U-Musa, inna “yyih”
Talli tyaqqan s rbbi-ns aɣ ccrjunt,
Inna bismillah, iger s tllunt zzɣ ufus,
Ils acddad i yxf aylliɣ d usin
Itrmas amṭṭa n iquzarn tudemt-ns,
Ha aryal lli iɣli ar tamggerḍt-ann,
Tnna-yas “a ywi, ha-nn rrbḥ iḍmn-ak”
Igr ṭitt-ns s ufella, isfaw akk ignwan.
Un jour, Dieu décida de le mettre à l’épreuve.
En chemin, il croisa avec sa troupe une vieille femme
Qui leur demanda : « Mes enfants, s’il vous plaît,
Portez-moi ce sac jusqu’au haut du col. »
Personne ne voulut porter le sac
De crainte de salir ses vêtements,
Seul Ḥmad U-Musa accepta.
Celui qui place en Dieu sa confiance est chanceux
Ḥmad U-Musa jeta son tambourin,
Mit un turban sur sa tête, souleva le sac et l’y posa
Sur son visage coulaient des larmes en suc de figues.
Une fois que le sac fût déposé au haut du col,
La vieille femme dit : « Tu as su gagner la grâce divine. »
Il leva les yeux au ciel et celui-ci s’illumina
Autour de lui, tout devint lumière.
Dans les textes poétiques des chanteurs rrways, le saint Ḥmad U-Musa
est désigné par plusieurs surnoms qui évoquent son pouvoir et sa puis-
sance : amɣar « le chef, le grand patron », izm « le lion, le puissant », etc.
En effet, la plupart de ces chansons commencent souvent par un prologue
invocation où le poète appelle à l’aide et au soutien du saint :
A sidi Ḥmad U-Musa, amɣar n Igizuln
Ad ak nɣr ad yyi tawst …
Ô Sidi Ḥmad U-Musa, le grand chef d’Igizuln,
Je t’invoque pour m’assister …
Ɣriɣ ak a Sidi Ḥmad U-Musa, izm n Tẓerwalt ..
Je t’invoque Sidi Ḥmad U-Musa, le lion de Taẓerwalt …
Cette invocation de Sidi Ḥmad U-Musa est également présente dans
plusieurs chants et récits rituels du Sous. C’est le cas par exemple du rite de
l’obtention de la pluie belɣnja, où les femmes chantent pendant leur céré-
monie le couplet suivant : (El Mountassir 2008)
Bismillah urraḥmani
Ayt ugadir sslam ɛlikum
Sidi Ḥmad U-Musa gi-d aḍar zwir-aɣ
Au nom de Dieu clément miséricordieux
Que la paix soit avec vous, ô habitants du sanctuaire
Ô vénéré Ḥmad U-Musa, avance ton pieds, précède-nous.
7376 / Sidi Ḥmad U-Musa

Ces exemples témoignent du grand respect que les communautés du


Sous portent à leur saint.

C’est à Taẓerwalt, plaine dans l’Anti-Atlas occidental, à l’est de Tiznit,


que Ḥmad U-Musa a choisi de mener sa vie mystique. A propos de ce
choix de Taẓerwalt, on lui prête ces paroles : ljent, iɣ tlla ɣ iggi n-wakal,
Taẓerwalt ad igan ammnid-ns, iɣ tlla ɣ ddu wakal,Taẓerwalt ad igan amm-
nid-ns, « le paradis, s’il est sur terre, est vis-à-vis du Taẓerwalt et s’il est sous
terre, il est vis-à-vis du Taẓerwalt ». Le Taẓerwalt est en effet une plaine
vaste où convergent les eaux et les alluvions des montagnes du versant
ouest de l’Anti-Atlas. C’est là où se trouve aujourd’hui le tombeau du saint.

La vie mystique de Ḥmad U-Musa, telle qu’elle est relatée par la tradition
orale tachelhit et également racontée dans de nombreux textes manuscrits
du Sous, enseigne qu’il ne rechercha jamais le pouvoir temporel. Malgré son
influence spirituelle assez forte sur la communauté, il a toujours refusé de
fonder un ordre religieux et d’avoir des disciples : ɣ ddunit-ad ur sar yufa
yan ad ikk ttmi i ccahawat « dans ce bas monde, nul ne peut accomplir tous
ses désirs », répondait Ḥmad U-Musa aux personnes qui lui demandaient
pourquoi il refusait de fonder une confrérie, zzawit. Le saint Ḥmad U-Musa
a également joué un rôle au premier plan concernant le rétablissement de la
paix entre les groupes ethniques en cas de conflits. Il avait le pouvoir de leur
imposer des trêves et de les faire scrupuleusement respecter par chacun. Il
fut un homme de grande vertu, mais il est toujours resté assez tolérant
envers ceux qui commettaient quelques délits. À ce propos, le saint disait ur
nsmiɣ i yan d ur ikkin ag°ḍi, macc ad ur inn gi-s iskkis, « je ne pardonne pas
à celui qui n’est pas allé dans le fossé. Mais à condition de ne pas y rester ».
Autrement dit, un homme vertueux est celui qui a commis quelques péchés
mais s’en est détourné. L’expression tachelhit ikka-d ag°ḍi (litt. « il est passé
par le fossé ») signifie « il a commis quelques délits/pêchés ».

Aujourd’hui, le tombeau de Sidi Ḥmad U-Musa à Taẓerwalt est tou-


jours vénéré et est devenu un lieu de pèlerinage important dans le sud du
Maroc, Chaque année, à la fin du mois d’août, s’y tient une grande foire
almuggar n Tẓerwalt, ou almuggar n Sidi Ḥmad U-Musa. La foire constitue
à la fois un attrait spirituel et économique (commercial). Les visiteurs et les
pèlerins proviennent de plusieurs régions du Maroc et même de l’étranger
pour rendre visite ẓẓiyart au saint. On procède à des sacrifices tiɣrsi et on
fait des offrandes au tombeau du saint en espérant obtenir sa baraka. On
appelle également la foire de Ḥmad U-Musa lḥijj lmskin, « le pèlerinage
(la Mecque) du pauvre ». Dans un couplet poétique anonyme, on fait
l’éloge des Idaw-Ultit qui ont ce beau lieu de pèlerinage :
Sidi Ḥmad U-Musa / 7377

tjja awn a Idaw-Ultit!


dar-un yan lḥij ifulkin irxa ser-s uɣaras
ad t igan d izm Sidi Ḥmad U-Musa.
Quel bonheur ! Ô Idaw-Ultit
Vous avez un beau pèlerinage à la route facile
C’est Sidi Ḥmad U-Musa, le Puissant.
Il faut rappeler que, après la mort du saint Ḥmad U-Musa, l’un de ses
arrières petits-fils, nommé Bou Hssoun, a fondé la grande zaouïa d’Iligh,
à quelques kilomètres de Taẓerwalt. Pendant plusieurs décennies, l’ensemble
du sud du Maroc fut sous la domination politique de cette zaouia, dont
le pouvoir est resté légendaire dans l’histoire du Maroc. Ce n’est qu’en 1882
que le sultan Hassan Ier parvint à soumettre la zaouïa d’Illigh.

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l’Anti-Atlas, XIXe siècle), [Archives privées Abdallah El Mountassir].

Abdellah EL MOUNTASSIR
7378 / Sidi Slimane

S50. SIDI SLIMANE


(Tumulus aristocratique maurétanien de Souq Larbʽa)

À la suite des travaux d’aménagement effectués en 1937 dans l’ancien


emplacement du marché hebdomadaire (Souq Larb῾a) de Sidi Slimane, fut
découvert, au cœur même du périmètre urbain actuel de cette ville du Gharb
marocain, un monument funéraire tout à fait singulier. Il fut assez minutieu-
sement fouillé par une équipe dirigée par Armand Ruhlmann, alors inspec-
teur des Antiquités du Maroc. Les résultats de ces travaux, qui avec quelques
interruptions se prolongèrent pendant plus d’une année, furent publiés dans
un article paru dans le Bulletin de la Société de préhistoire du Maroc (Ruhl-
mann 1939). Bien que partiellement consolidé et reconstruit en 1938 pour
le rendre visitable, le monument finit par disparaître. Cette destruction a fait
que ce rapport de fouille, illustré par une série de remarquables dessins au
trait dus à la plume d’Armand Luquet, soit devenu un document unique, et
par conséquent incontournable, pour sa description et son interprétation
ultérieures (Souville 1959, p. 399-400, et 1973, p. 130-133 ; Camps 1961,
p. 196-199 ; Bokbot 1991, II, p. 312-318 ; Arharbi 2009).
Le monument se présentait sous la forme d’un tertre tronconique de
grande dimension connu localement sous l’appellation de Koudia el-Hamra
(« butte rouge »). Il mesurait près de 47 m de diamètre et 6 m de hauteur.
Sa fouille, organisée à partir de deux longues tranchées perpendiculaires,
permis de connaître sa structure interne, composée de plusieurs couches de
limons argileux superposées qui attestaient l’existence de différents épisodes
de construction dont la chronologie respective nous échappe.
Les premiers décapages mirent au jour trois inhumations occupant
une position périphérique dans le quart le plus septentrional du monu-
ment et correspondant, sans aucun doute, à une réutilisation d’époque isla-
mique. Dans le secteur sud-est du tertre, et en position intentionnellement
excentrée, se trouvait la tombe contemporaine de l’érection du monument.
Il s’agissait d’une construction à plan rectangulaire quelque peu irrégulier
car l’angle formé par les côtés nord et ouest était à pan coupé tandis que le
côté sud était légèrement rentrant. Ses dimensions étaient 13,25 m de long,
5,50 m de large et environ 2,30 m de hauteur. Cette construction, excep-
tionnelle pour sa typologie et les matériaux utilisés, adoptait la forme d’une
habitation comportant, d’est en ouest, trois parties bien différenciées : un
accès, un réduit et une chambre.
L’accès était constitué d’un couloir à ciel ouvert, long de 5,20 m et dont
la largeur diminuait progressivement (1,15 m à l’entrée et 1 m à l’extrémité
opposée), flanqué de deux corps massifs symétriques. Ces deux corps,
allongés et à plans vaguement trapézoïdaux, avaient été aménagés en bauge,
c’est-à-dire à partir de l’accumulation et du tassement de couches de terre.
Bien que le rapport de Ruhlmann reste muet sur cette question, il n’est pas
impossible que leur construction ait demandé l’utilisation de coffrages
de bois. Dans le côté qui constitue la façade, sur deux pans d’une largeur
Sidi Slimane / 7379

de 1,40 m à partir de l’entrée, et tout le long de la face donnant sur le


couloir, les élévations de la masse de terre battue de chaque corps étaient
garnies, jusqu’à 0,5 m de leur couronnement, d’un mur en pierres. Ces
parements avaient été appareillés avec des moellons calcaires bien épannelés
liés par un mortier de terre. À l’entrée du couloir, une poutre de bois avait
été placée en guise de seuil, tandis que l’autre extrémité, s’ouvrant sur le
réduit, attestait une sorte de linteau composé d’une poutrelle de bois sur-
montée d’un gros tronc d’arbre. Vers le centre du couloir, et se faisant face,
chacun des deux murs présentait une niche en cul-de-four étroite et longue
où venait se loger un poteau. Dans l’alignement de ces niches, un rondin
de bois d’environ 1 m de long, recouvert d’une dalle rectangulaire de
calcaire visible à la surface de la structure, avait été enfoncé dans le couron-
nement de chaque corps massif.
À plan rectangulaire et mesurant 2,80 m sur 1,90 m, le réduit n’était pas
couvert et formait une sorte d’antichambre précédant la chambre. Attestant
une évidente unité architecturale et constructive, ces deux pièces étaient
séparées par un mur non porteur dans lequel s’ouvrait une embrasure de
1,20 de large, sans linteau mais pourvue d’un seuil constitué par une pou-
trelle de bois, assurant leur communication. Comme l’ensemble des murs
du réduit et de la chambre, cette paroi avait une épaisseur moyenne de 1 m

Fig. 1. Le tombeau (chambre funéraire) de Sidi Slimane dégagé et restauré (vers


1939 ?). Cliché A. Ruhlmann, provenant du fonds Georges Souville (AMU,
Centre Camille Jullian, «Archives», Aix-en-Provence). Numérisé et retraité par
le service ‘Numérisation’ de la Médiathèque de la MMSH).
7380 / Sidi Slimane

Fig. 2a/b/c. Plans et coupes du tombeau de Sidi Slimane (A. Luquet).


D’après Ruhlmann 1939 (Pl. I, p. 45 ; pl. II, p. 49 ; pl. III, p. 52).
Sidi Slimane / 7381

et était complètement appareillée en briques crues posées à plat par assises


régulières et liées par un mortier de terre. Le module des briques oscillait
entre 0,40 m et 0,60 m pour la longueur et entre 0,50 m et 0,40 m pour
la largeur. Leur épaisseur était, quant à elle, plus constante : 0,10 m.
La chambre, à plan presque carré, mesurait 3,10 m sur 3 m. L’angle
nord-ouest de cette pièce, formé par le mur du fond et celui de droite,
présentait, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, le pan coupé dont il a été ques-
tion plus haut. Contrairement au couloir et au réduit, le sol de cette
chambre avait été soigneusement pavé avec trois énormes dalles rectangu-
laires posées en travers, bien équarries et d’une épaisseur moyenne de
0,15 m. Elle était aussi le seul espace à être couvert. Son plafond, plat, était
constitué de six troncs de thuya, longs et gros (5,30 m de longueur et
0,60 m de diamètre moyen), posés transversalement sur les murs porteurs
latéraux. Les interstices existant entre ces poutres, assez jointives, avaient
été comblés avec des galets roulés. Ils servaient ainsi tant à caler les troncs
qu’à retenir le lit de terre battue qui revêtait extérieurement le plafond pour
former une toiture en terrasse. Cette chambre ne présentait aucun aména-
gement intérieur à l’exception de la banquette agencée dans le mur du fond
à 1,50 m de hauteur. Elle était large de 0,30 m et, comme l’atteste l’épais-
seur (0,70 m) de la partie de l’élévation du parement située au-dessus
de cette banquette, avait été aménagée moyennant l’amincissement du mur
en briques crues.
L’ensemble de la tombe renfermait quatre squelettes : deux dans la
chambre, un dans le réduit et un quatrième dans le couloir d’accès. Les
dépouilles mortelles de la chambre correspondaient à un cadavre inhumé
contre le mur du fond en décubitus latéral gauche allongé et à un autre
corps situé près du pan coupé et couché lui aussi sur le côté gauche, mais
en position contractée, les faces de tous deux regardant vers l’entrée de la
pièce (l’est). Le squelette du réduit était attenant et parallèle au mur qui
séparait cette antichambre de la chambre. Bien que le rapport de Ruhl-
mann indique qu’il était couché sur le côté gauche, la description de la
localisation des différentes parties du corps par rapport aux points cardi-
naux, ainsi que les dessins de Luquet, permettent de déduire qu’il était
réellement en décubitus latéral droit, la face tournée vers la chambre
(l’ouest). Enfin, l’individu inhumé dans le couloir d’accès était lui aussi
étendu sur le côté droit, et non pas en décubitus latéral gauche comme le
dit de façon encore une fois erronée le texte de Ruhlmann. Ce cadavre, qui
d’après l’état d’usure dentaire pourrait correspondre à une personne âgée,
occupait à peu près le centre du couloir. Sa tête, dont le visage regardait
vers le mur latéral droit (le sud), se situait à 1,80 m de l’accès à l’anti-
chambre, à la hauteur des niches décrites plus haut, alors que ses pieds
étaient à 1 m environ du seuil de l’entrée.
Tandis que ce squelette avait été déposé à même le sol, les trois autres
gisaient sur des lits de plâtre étalés soit sur la terre nue en ce qui concerne
le corps inhumé dans le réduit, soit sur le dallage du sol pour ce qui est des
7382 / Sidi Slimane

deux individus ensevelis dans la chambre. Les accumulations chaotiques


de dalles de calcaire qui recouvraient ces trois dernières inhumations ont
permis à Ruhlmann de supposer qu’ils partageaient une autre pratique
funéraire : la déposition des cadavres à l’intérieur de caissons en pierres
dont l’écroulement était à l’origine de ces dépôts de dalles.
Malgré sa pauvreté, le mobilier directement associé au dépôt funéraire au
sens strict, et par conséquent aux pratiques qui ont eu lieu à l’occasion de
l’inhumation des corps, mérite qu’on lui consacre quelques mots. Il est
difficile de savoir si ce matériel doit inclure les tessons de céramiques pris
dans la masse de terre qui, comme nous le verrons plus loin, scellait la porte
d’accès au tombeau. Les mêmes problèmes d’interprétation présentent les
clous et la tige de fer trouvés dans le remplissage du couloir et qui sont
probablement à mettre en relation avec la poutrelle de bois et le tronc
d’arbre qui composaient le linteau qui marquait le passage à l’antichambre.
En revanche, le caractère de mobilier proprement funéraire d’une série de
pièces en ivoire, et non pas en os comme le signalait à tort Ruhlmann dans
son article (Camps 1961, p. 199), est indubitable. Ces objets, interprétés
comme des éléments pouvant avoir appartenu à des coffres, peuvent être
classés en deux types différents : pièces massives semi-cylindriques et allon-
gés, et pièces cylindriques ou semi-cylindriques forées. Les premières ont été

Fig. 3. L’inscription libyque de Sidi Slimane


(RIL, 885 pour la face b). D’après Galand 1966, p. 55-56.
Sidi Slimane / 7383

trouvées de part et d’autre du squelette qui occupait le couloir d’accès, les


secondes dans le coin sud-est du réduit accompagnées d’une pièce plate du
même matériau. La liste du mobilier se complète avec les fragments de
poterie qui recouvraient, sous l’amoncellement de dalles de calcaire de son
éventuel caisson funéraire, le squelette inhumé contre le mur du fond de la
chambre. Si les parallèles et la chronologie des pièces d’ivoire sont sujettes
à caution, la présence parmi les poteries exhumées d’amphores de type
Mañá-Pascual A4 (ou Kouas II/III) permet en revanche de dater le dépôt
funéraire, et donc la construction du monument, des IIIe-IIe siècle av. J.-C.
(Callegarin et al. 2006, p. 348 ; Arharbi 2009) et de l’attribuer à l’époque
maurétanienne.

Les observations archéologiques précises transmises par Ruhlmann four-


nissent suffisamment d’éléments pour reconstruire la genèse du dépôt
funéraire et la séquence des inhumations. Il est évident que la déposition
des quatre cadavres dans les différents espaces constituant l’habitation a eu
lieu de façon plus ou moins synchrone et avant l’érection du tertre, qui n’a
jamais été rouvert après son édification. Les premiers corps à être introduits
dans la tombe ont été ceux qui occupaient la chambre. Après leur inhuma-
tion, l’embrasure qui communiquait cette pièce avec le réduit a été murée
avec une cloison en terre solidement battue et soigneusement lissée et un
troisième cadavre a été déposé dans l’antichambre. Il a été placé en travers
juste avant l’entrée scellée. Le dernier enterrement à être pratiqué fut celui
qui occupait le centre du couloir. Une fois déposé ce cadavre, l’accès exté-
rieur à ce couloir, et donc à l’ensemble de l’habitation, a été lui-aussi
obstrué par un mur de terre battue renforcé à sa base par deux lourdes
dalles de calcaire posées de chant. Après, et dans un processus préliminaire
ou parallèle aux travaux destinés à l’élévation du tertre qui ont pris soin
de marquer par trois dalles brutes encastrées dans la terre du remplissage
la position de l’entrée à l’habitation sépulcrale, le couloir à ciel ouvert et
le réduit ont été colmatés.
À partir de ces données, et bien que nous ne disposions d’aucune analyse
bio-anthropologique (détermination du sexe et de l’âge des individus, étude
des marqueurs osseux d’activités, analyse d’isotopes et d’oligoéléments…)
pour fournir une argumentation solidement étayée, tout porte à penser que
le tumulus de Souq Larb῾a de Sidi Slimane a été originairement conçu et
érigé pour abriter la dépouille mortelle de l’un des corps inhumés dans la
chambre, et non pas des deux comme le suggère Ruhlmann. Le reste des
corps appartiendraient à ce que, d’après la littérature archéologique, il est
convenu d’appeler les « morts d’accompagnement », des gens qui auraient
été tués ou se seraient suicidés pour suivre leur maître à la tombe (Testart
2004). La localisation, en rapport avec l’obturation réelle et la protection
symbolique de l’espace, des deux cadavres qui ne sont pas situés dans la
chambre qui est, en fait, l’authentique chambre sépulcrale de cette tombe
exceptionnelle, paraît tout à fait compatible avec cette interprétation. De
7384 / Sidi Slimane

même que leur mobilier ou la position donnée aux corps, couchés sur le
côté droit à la différence des deux inhumations pratiquées à l’intérieur
de la chambre sépulcrale. Dans le cas de ces dernières, il semble clair que
l’asymétrie des positions attestée pour ces deux squelettes (corps allongé
face à corps replié) peut être considérée, à juste titre, comme une marque
archéologique de l’accompagnement funéraire. Mais, bien que nous soyons
plutôt enclins à l’identifier au cadavre inhumé contre le mur du fond sous
une accumulation de tessons de poterie, il n’est pas aisé de déterminer
lequel des individus correspond à l’enterrement originel, et donc principal,
de cette tombe.

Ruhlmann, et à sa suite tous les auteurs qui se sont occupés de ce monu-


ment funéraire, parlent de « serviteurs » pour se référer aux individus
enterrés dans l’antichambre et dans le couloir. Mais la littérature ethnogra-
phique et les sources historiques (Testart 2004) montrent, qu’en réalité, la
catégorie des « morts d’accompagnement » renferme d’autres cas de figure :
prisonniers de guerre et esclaves, ouvriers et gens de passage, parents, amis
et compagnons… Inutile de dire que dans l’état actuel de nos connais-
sances, il est impossible de se prononcer sur le rôle des trois personnes qui
accompagnaient l’un des corps enterrés dans la chambre sépulcrale et sur la
nature des liens qui les unissaient au personnage principal, et entre elles.
Tout ce que l’on peut avancer, à partir des caractéristiques communes que
l’on peut relever dans la pratique de l’accompagnement funéraire, c’est que
ce tumulus est le témoin d’une société hautement hiérarchisée traversée par
des liens personnels de dépendance et de fidélité particulièrement nets et
forts qui sont par ailleurs en relation directe avec l’origine de l’autorité
personnelle et du pouvoir politique.
Ceci dit, une trouvaille réalisée en 1920 à une trentaine de mètres de ce
monument funéraire pourrait éventuellement contribuer à éclaircir quelque
peu ces questions. Il s’agit d’une stèle à inscriptions libyques mesurant 1,60 m
de long, 0,60 m de large et 0,17 m d’épaisseur (Ruhlmann 1939, p. 55-56).
Actuellement déposée au musée archéologique de Rabat et déjà étudiée par
Georges Marcy (Ruhlmann 1939, p. 56) et Lionel Galand (1966, p. 52-56),
elle a été récemment examinée par Abdelaziz El Khayari (2004) qui insiste sur
son caractère exceptionnel puisqu’elle est inscrite sur les deux faces et ses
lettres ont été gravées avec beaucoup de soin. D’après lui, les deux textes de la
stèle pourraient se rapporter à quatre personnes : deux frères dont le père
portait le nom de RSBR ou RASBR et deux autres individus ne comportant
aucune filiation. Il est certes très tentant d’identifier ces deux frères aux corps
inhumés dans la chambre sépulcrale du tumulus et les deux autres anthropo-
nymes aux cadavres déposés dans l’antichambre et dans le couloir. Cepen-
dant, hormis le voisinage topographique et le fait non anodin que la stèle soit
tirée du même calcaire que les dalles utilisées dans la tombe, rien ne prouve
de façon catégorique l’association entre l’une et l’autre.
Sidi Slimane / 7385

Le tumulus de Souq Larb῾a est bel et bien un monument funéraire


aristocratique maurétanien qui peut être mis en relation avec d’autres struc-
tures de typologie semblable disséminées dans le Gharb (Souville 1973 ;
Camps 1998), à commencer par l’impressionnant tertre de Koudia bou
Mimoun (100 m de diamètre et 16 m de hauteur), signalé par Ruhlmann
même à 7 km à vol d’oiseau au nord-est de Sidi Slimane et jamais étudié
(Ruhlmann 1939, p. 68-69). Mais, en vue d’avancer dans son interprétation,
il serait peut-être plus utile d’essayer de déterminer les liens que les individus
qui y ont été enterrés ont pu entretenir avec deux sites archéologiques très
proches, tous deux candidats à être identifiés avec la cité romaine et mauré-
tanienne de Gilda : le Domaine du Beth (ancienne Ferme Priou) et Rirha.
Les travaux archéologiques effectués dans le Domaine du Beth, situé à
1,5 km à vol d’oiseau au sud du tertre, sur la même rive droite de l’oued
Beth, n’ont pas livré de matériel antérieur au Ier siècle, mais il faut dire qu’ils
ont consisté en quelques sondages anciens et en des prospections superfi-
cielles (Euzennat 1989, p. 180-185 ; Akerraz et al. 1995). En revanche, les
recherches conduites à Rirha, localisée aussi sur un méandre de la rive droite
du Beth, ont livré des restes d’époque maurétanienne (Callegarin et al.,
2006 ; Callegarin et al., 2011 ; De Chazelles et al., 2014), notamment des
habitations avec des murs en briques crues dont le module coïncide avec
celui des briques appareillant les parements de la chambre et de l’antichambre
du monument funéraire de Souq Larb῾a, situé à environ 5 km au sud à
vol d’oiseau.
La ville de Gilda, dont le toponyme est certainement à rapprocher de la
racine libyque GLD et du mot panberbère agellid* (« roi ») est l’une de
celles qui apparaît le plus tôt dans les textes puisqu’elle est mentionnée par
Alexandre Polyhistor, auteur du Ier siècle av. J.-C. (Limane et Rebuffat
1995). Ce témoignage, relayé par d’autres auteurs et sources classiques, est
confirmé par des évidences épigraphiques : des briques marquées « facta
gild(ae) », trouvées au Domaine du Beth et à Sidi Ahmed ben Rahal, au
bord de l’oued Ouerrha, et actuellement perdues (Limane et Rebuffat 1995).
Ces textes et ces trouvailles montrent que la cité de Gilda est effectivement
à localiser dans ce secteur du Gharb, mais pour le moment l’archéologie
n’est pas en mesure de trancher entre le Domaine du Beth et Rirha. Quoi
qu’il en soit et à côté des monuments funéraires comparables situés à proxi-
mité, le tumulus aristocratique de Souq Larb῾a de Sidi Slimane semble four-
nir une preuve convaincante pour confirmer l’existence dans cette région
d’un important centre de pouvoir politique préromain qui, tel que le topo-
nyme Gilda le suggère, pourrait certes être identifié à une résidence « royale »
maurétanienne de la « dynastie » des Baga/Bocchus (Camps 1991a et 1991b).
Qu’elle ait été la seule et vraie « capitale » du royaume de Maurétanie,
comme le veut Mohamed Majdoub (cité par Callegarin et al., 2006), ou
plus probablement une regia parmi d’autres c’est quelque chose que nous ne
serons probablement jamais en mesure de pouvoir préciser.
7386 / Sidi Slimane

Fig. 4a
Sidi Slimane / 7387

Fig. 4b
7388 / Sidi Slimane

Fig. 4c
Sidi Slimane / 7389

Fig. 4a/b/c/d. Lettre de G. Marcy (Université d’Alger) à A. Ruhlmann, datée de


1940, à propos de la fouille de Sidi Slimane. Document provenant du fonds Georges
Souville (AMU, Centre Camille Jullian, « Archives », Aix-en-Provence). Numérisé
et retraité par le service ‘Numérisation’ de la Médiathèque de la MMSH).
7390 / Sidi Slimane

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Jorge ONRUBIA-PINTADO & GEORGES SOUVILLE


[La rédaction de ce texte a bénéficié des renseignements et des références bibliogra-
phiques amicalement fournis par M. Kbiri-Alaoui, responsable marocain du programme
maroco-français de recherches archéologiques en cours sur le site de Rirha.]

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