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Il est resté un long moment comme ça, à seulement observer les mouvements du bateau, les à-

coups qu’il donnait à ses aussières1 fixées sur les taquets2, à l’arrière, à l’avant, sur les côtés,
solidement attaché en prévision de jours comme ça, quand chaque centimètre supplémentaire
de tension garantit de bien dormir en pensant à son bateau – moi, du moins, si c’était mon bateau,
5 je doublerais les gardes et les pointes pour être sûr qu’il ne bouge pas, et encore je prierais pour
que rien ne lâche. Mais voilà, ce n’était pas mon bateau. C’était celui de Lazenec. Et sans doute
Lazenec n’a pas prié assez fort pour qu’un jeune imbécile – voilà, au moins une fois, mon fils, je
l’aurai traité d’imbécile, là, devant vous, oui, c’est la première fois, mais vous n’imaginez pas,
quelquefois, le bien que ça fait de dire du mal de son fils. Normalement, c’est l’inverse,
10 normalement, on dit que c’est sain pour les enfants de dire du mal de leurs parents mais en réalité
ça marche dans les deux sens, à cause de l’attachement fou qu’on a pour eux, alors de se faire
croire quelquefois que votre enfant, c’est une personne comme une autre, se faire croire qu’on
peut exercer quelque chose comme sa raison ou même seulement son jugement sur lui comme
on ferait sur un inconnu, oui, ça fait du bien.
15 Et puis voilà, l’imbécile, mon fils, il a bien réfléchi, il a bien pesé chaque geste qu’il allait faire et
puis il s’est penché sur le taquet fixé au ponton, il a pris l’aussière trempée de sel dans sa main,
et il a commencé à desserrer le nœud, tranquillement, à faire glisser le bout dans sa propre boucle
pour en défaire l’étreinte et lentement il a retiré la pointe qui empêchait le bateau de reculer. Il
a dit : C’est la mer qui m’a demandé de le faire, toutes ces vagues qui s’abattaient sur nos côtes,
20 toutes ces amarres qui maintenaient cet affreux Merry Fisher dans le trop dur clapot, c’était
comme un cheval sauvage harnaché dans son box et qui ne demandait qu’à partir, je vous jure,
madame la présidente, il hennissait sur l’eau à force de trop de mouvements, oui, franchement,
madame la présidente, il fallait que je le fasse.
Et moi je l’entendais raconter ça, et je me disais, à chaque image si précise qui s’installait dans ma
25 tête, je me disais, non, ce n’est pas possible, il n’a pas fait ça. Mais bien sûr que si. Il l’a fait. Il s’est
avancé sur le ponton le long de la coque, il s’est approché des autres aussières qui continuaient
de retenir le bateau, il s’est accroupi auprès de l’une puis de l’autre et il a desserré chaque nœud,
défait un à un tous les bouts qui retenaient le bateau, oui, il les a détachés, détachés dans la
tempête.
30 Et de fait, il fut libre, le Merry Fisher.
J’imagine, comment il a dû cogner comme un fou sur le bois des pontons, comment il a hésité
peut-être entre avancer ou bondir ou reculer comme si seulement c’était lui, le bateau, qui
décidait quoi que ce soit, comme s’il avait la moindre souveraineté à faire valoir mais en réalité,
sur n’importe quelle mer un peu nerveuse, un bateau, qu’il appartienne à Lazenec ou au premier
35 imbécile venu, ni la coque bien propre ni les quatre cents chevaux qui reposaient sous les deux
moteurs aux hélices relevées, rien ne décidait de quel côté il se ferait balancer, ni quel rocher ou
digue ou coque il irait cogner en premier, maintenant qu’il était comme un jouet d’enfant dans
une baignoire agitée par tous les dieux de la vengeance et de la justice réunis, bientôt déchiqueté
sur la côte et se remplissant d’eau.

1
Gros cordage d’amarrage ou de remorquage, en navigation.
2
Embout de l’amarrage sur le ponton.

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