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En France, le déclin des villes de province est celui d’un marqueur de son identité
Adam Nossiter, March 7, 2017
ALBI, France — La peinture est défraîchie, mais le mot est encore lisible : ALIMENTATION. On dirait un
décor de théâtre pendu au-dessus de la vitrine de ce vieil établissement vacant. En face, un salon de tatouage.
Personne n’y entre ni en sort. La rue est déserte.
Continuez votre chemin et vous découvrirez d’autres devantures closes, çà et là dans le centre historique de
cette ville dominée par l’imposante cathédrale en briques du XIIIe siècle, l’un des joyaux de France. Les
boutiques pour touristes et les grandes chaînes de l’habillement sont ouvertes, mais les épiceries, les cafés et les
boucheries, tous ces établissements qui au cours des siècles animaient le cœur des villes comme celle-ci, ont
disparu.
Dans un pays comme la France, qui foisonne de beauté et dont les traditions semblent immuables, il n’est pas
aisé de prendre la mesure des changements, voire de la décomposition en cours. Elle saute pourtant aux yeux, à
Albi comme dans des centaines d’autres communes. La France perd, une à une, ses villes de province de taille
moyenne — ces pôles de vie denses et raffinés, profondément ancrés dans le milieu rural, où les juges rendaient
justice, où Balzac situait ses romans, où les préfets émettaient des ordres et où les citoyens pouvaient acheter
une cinquantaine de fromages différents.
Je me suis rendu à Albi en janvier à l’occasion d’un reportage sur la campagne présidentielle française. Je
connais la ville depuis presque 35 ans, pour y être passé à plusieurs reprises après l’installation de mes parents à
Paris lorsque j’avais 4 ans. Ma première visite remonte à 1982, j’y étais en compagnie de ma petite amie à
l’université. J’y ai trouvé une ville extraordinairement animée, un bijou ocre-rouge, de la couleur des briques
dont sont construites ses maisons depuis le Moyen-Âge et que rehausse le brûlant soleil méridional. J’avais été
envoûté.
En janvier, ce n’était pas d’un candidat à la présidence que je suivais la trace mais d’un paradoxe sous-tendant
la campagne électorale, à savoir que les Français sont à la fois profondément fiers de leur mode de vie, qu’ils
considèrent incomparable, et rongés par l’angoisse de le voir disparaître.
Cette campagne est presque sans équivalent en France car elle est dominée par la question centrale de
l’inconcevable, mais possible victoire de la candidate d’extrême-droite Marine Le Pen. Déjà le discours s’est
droitisé, et la candidate a fait une promesse quasi-viscérale aux électeurs, celle de préserver la France et
l’identité française. Que la menace soit définie comme l’islam, l’immigration ou la mondialisation, son
engagement est le même : elle se présente comme celle qui préservera la vie à la française.
L’anxiété latente se nourrit en partie du déclin visible d’innombrables centres-villes historiques. Voir se déliter
ainsi les anciennes villes de province est un coup de plus porté à l’identité française — la preuve tangible qu’un
mode de vie disparaît. Le même processus a touché les centres-villes américains, peu à peu vidés de leur
substance au cours des décennies passées. D’après un sondage récent, 10,4 % des commerces des villes
moyennes de France sont désormais fermés, plus du double du chiffre d’il y a 15 ans. Le déclin de ces
communes s’est accompagné d’une droitisation politique du vote local. Bien qu’Albi soit traditionnellement
centriste, la ville souffre d’un déclin similaire et partage les mêmes angoisses politiques.
Au détour d’une rue, voici la dernière école de la vieille ville — fermée depuis quelques années. Dans une
artère voisine, le dernier magasin de jouets, fermé lui aussi, puis la dernière petite épicerie indépendante, ses
volets également clos. Le soir, seul le son de vos pas sur le pavé vient troubler l’épais silence des rues désertes.
Dans une tribune récente du Figaro, l’homme d’affaire Charles Beigbeder écrivit : “À terme, si rien n’est
entrepris, c’est une part éminente de l’âme française qui périra, emportant dans son flot plus de la moitié de la
population française.” Il plaidait pour un “plan Marshall” pour “la France périphérique.”
Auparavant, le marché couvert avait été un lieu central de la vie de quartier et de commerce, mais plus
maintenant. “On sent le temps comme suspendu”, dit M. Jourdain.
A mesure que la journée avançait, nous n’avons croisé presque personne dans certaines rues du centre-ville.
“Vous voyez clairement que nous sommes dans une rue qui se meurt”, m’a expliqué M. Jourdain à propos de la
rue Emile-Grand, alors que nous étions sur le point de terminer notre promenade. “Il y a des bâtiments entiers
sans une âme qui vive.”
J’ai demandé un rendez-vous avec la maire divers droite, Stéphanie Guiraud-Chaumeil, mais la responsable de
communication m’a accueilli avec un manque d’enthousiasme distingué. On m’a promis un entretien
téléphonique la semaine suivante, et lorsque j’ai pu enfin échanger avec Mme Guiraud-Chaumeil, celle-ci m’a
expliqué que la “dévitalisation” urbaine avait eu un “impact relativement modéré”. Elle s’est aussi empressée
de critiquer M. Jourdain.
“C’est un extraterrestre”, a-t-elle lâché, “qui arrive pour faire parler de lui.”
Le responsable de l’association des commerçants, qui avait organisé la manifestation contre M. Jourdain, fut
tout aussi évasif. Il ne se trouvait pas dans le supermarché qu’il gère au sous-sol du marché couvert. Personne
n’a pu dire quand il viendrait, ni comment le joindre, et la permanence de l’association en centre-ville est
fermée depuis longtemps.