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Lettre ouverte

Le Verbe : Lever le voile sur une ligne éditorial inquiétante

La présente lettre vise à encourager une réflexion collective sur la manière dont nous, en
tant que membres d’une communauté chrétienne et citoyen·nes d’une société démocratique,
pouvons jouer un rôle positif dans l’élaboration sociale d’une conversation publique plus
équilibrée et constructive. Plus précisément, nous écrivons cette lettre afin d’exprimer notre
inquiétude grandissante face à l’orientation éditoriale prise par le magazine Le Verbe depuis
quelques années. En général, ce magazine produit du contenu de qualité et un bon nombre de
ses entrevues et de ses reportages ne posent pas problème. Nous avons cependant remarqué
que, de manière récurrente, il donne une tribune - surtout dans ses sections « Opinions » et
« Idées » - à des idéologies politiques qui ne sont pas conformes aux principes d’amour, de
compassion et de justice au cœur des enseignements de Jésus-Christ.

Relayer les mots et le monde de l’extrême-droite


Pour le dire sans fioritures, un nombre troublant d’articles publiés sur ses différentes
plateformes font la promotion d’idées, de discours et de personnalités publiques associées à
l’extrême droite nord-américaine et européenne ; promotion qui, pour cette raison même, est
hautement problématique et qui nous offusque, en tant que chrétien·nes et citoyen·nes.

D’abord, soulignons que nous sommes troublé·es par le fait que le magazine ait soit
collaboré ou ait fait la promotion de personnalités1 qui tiennent, ailleurs et régulièrement, des
propos explicitement racistes, misogynes, fascistes, homophobes, complotistes, natalistes,
islamophobes ou ethno-nationalistes. Nous parlons ici de personnes qui font des appels
explicites à la violence, soutiennent ouvertement des dictateurs fascistes, citent des nazis2,
défendent des prédateurs sexuels3, participent à la culture du viol4, font la promotion de la
théorie du Grand Remplacement5,6, nient l’existence du racisme et prêchent la subordination

1
Matt Walsh, Mathieu Bock-Côté, Rod Dreher, Jérôme Blanchet-Gravel, Jean-Philippe Trottier, Jordan Peterson, Costanza
Miriano et Martin Steffens, pour n’en nommer que quelques-unes.
2
Dans son mémoire, La Situation du Français et le chantier du redressement national, Mathieu Bock-Côté cite Charles Maurras,
antisemite notoire et collaborationiste nazi.
3
À plusieurs reprises, y compris dans cette vidéo, Matt Walsh défend des prédateurs sexuels, dont Harvey Weinstein et
Théodore McCarrick.
4
Dans une entrevue avec VICE, Jordan Peterson a déclaré que si les femmes ne veulent pas de harcèlement sexuel au travail
mais portent du maquillage et des talons, elles sont hypocrites. Il a également affirmé que le remède contre les « incels » qui
tuent des femmes est « la monogamie forcée ».
5
Jérôme Blanchet-Gravel a rédigé plusieurs articles pour Vigile Québec, site d’extrême droite ultranationaliste, dans leur
catégorie « Grand Remplacement ». Son livre, La face cachée du multiculturalisme, est célébré par l'Institut Iliade, site d'extrême
droite qui a pour mission « d'accompagner tous ceux qui refusent le Grand Effacement, matrice du Grand Remplacement »
6
Jean-Philippe Trottier collabore avec Breizh Info, un site web d’extrême droite dédié à la diffusion de propagande
conspirationniste, y compris la théorie du Grand Remplacement
des femmes aux hommes7. Selon nous, la diffusion et la valorisation de telles perspectives
soulèvent de sérieuses questions éthiques, notamment en ce qui concerne les valeurs qui
animent Le Verbe. Pourquoi ces personnes ont-elles une place de choix dans les pages du
magazine?

Nous sommes également troublé·es par l’utilisation insistante d’une rhétorique


réactionnaire visant à susciter un sentiment de persécution chez les chrétien·nes8. Maints
articles, aux accents parfois complotistes, tracent le portrait d’une société dans laquelle les
libertés religieuse et d’expression, le mariage, la masculinité, et la famille traditionnelle sont
constamment attaqués et menacés; ce qui donne l’impression que les chrétien·nes, leur foi et
leurs manières de vivre sont aussi en danger de disparition ou de persécution. Plusieurs articles
prennent également le soin de nommer lesdites menaces : les wokes9, le féminisme10, les
victimes qui veulent « changer la souffrance en violence11 », l’État ou la société en général12.

Évidemment, défendre les libertés fondamentales n’est pas un problème en soi.


Cependant, nous ne pouvons et ne devons pas être naïf·ves et ignorer les tactiques discursives
de l’extrême droite, laquelle instrumentalise ces valeurs et ces libertés afin de défendre un statu
quo porteur d’importantes inégalités et oppressions. Ainsi, en adoptant une position
explicitement anti-justice sociale (« anti-woke ») qui s'oppose à la diversité, à l'inclusion, et à la
remise en question des structures sociales qui perpétuent injustices et inégalités, le magazine
reprend un nombre important de lieux communs des discours d’extrême droite et favorise une
attitude de méfiance, voire de mépris face aux aspirations politiques portées par différents
membres de la société civile, notamment les mouvements anti-racistes13 et les mouvements
féministes.

Pourtant, Le Verbe prétend tenir une ligne éditoriale politiquement neutre. En effet,
l’énoncé de mission du Verbe dit vouloir «susciter le dialogue» et espère être un espace où se
croisent des « réactionnaires pleins d’espérance » et des « socialistes chrétiens14 ». Or, force est
de constater que l’une de ces deux catégories - la première - est particulièrement bien
représentée, alors que l’autre ne l’est que trop rarement. Comment expliquer ce qu’on peut voir

7
Dans leur numéro d'hiver 2019, Homme Femme, Le Verbe a fait la promotion du livre au titre (non-ironique !) « Marie-toi et
sois soumise », écrit par Costanza Miriano, Trumpiste et populiste catholique ultra-conservatrice qui apprend aux femmes que «
la sainteté se trouve dans la soumission ».
8
À cet effet, mentionnons que Rod Dreher, un conservateur américain usant de manière exemplaire ce type de rhétorique, est
presque une référence, puisqu’il est mentionné ou au cœur de huit articles dans les pages (virtuelles ou papier) du Verbe depuis
2018 !
9
Simon Lessard, « Quand le Christ réveille les ‘wokes’», Le Verbe
10
Jean-Philippe Trottier, « Comment la victime est-elle devenue notre idole? », Le Verbe.
11
Jean-Philippe Trottier, « Comment la victime est-elle devenue notre idole? », Le Verbe; et «La victime, cette nouvelle idole:
Entrevue avec Jean-Philippe Trottier », Le Verbe.
12
Benjamin Boivin, « Renaissance du catholicisme politique », Le Verbe.
13
Jean-Philippe Trottier, « Le racisme, une problème d’exclusion », Le Verbe.
14
Énoncé de mission du Verbe, disponible sur leur site Web.
comme un acharnement à publier des textes, des entrevues, des chroniques qui visent de façon
malhonnête la figure du woke (qui est accusé de vouloir « accélérer la fragmentation de la
société15 ») ?

Contre le féminisme, pour la traditionalisme


Par ailleurs, nous sommes profondément perturbé·es par la place d’un discours hautement
idéologique sur les femmes, le genre, la famille et la sexualité. Il y a une promotion explicite de
valeurs patriarcales, notamment par l’insistance sur les rôles traditionnels genrés et la défense
d’un modèle familial hiérarchique caractérisé par l’autorité masculine16 et la soumission
féminine.17 Selon Le Verbe, la femme est faite pour « endurer des douleurs, se priver, et
s’adapter », tandis que l’homme est fait pour « la conquête et la domination ».18 Dans de
nombreux articles, les femmes sont limitées à des fonctions traditionnellement associées au
soin et à la famille19, et il est même parfois explicitement dit que la responsabilité de rester à la
maison et de prendre soin des enfants leur incombe.20 C’est sans compter qu’on peut déceler un
jugement implicite envers les femmes qui choisissent une carrière plutôt que d'avoir un ou
plusieurs enfants21, laissant entendre que devenir mère et quitter son emploi est un choix plus
authentique ou légitime22. En insistant sur la maternité comme la vocation première des
femmes, voire « la raison même de l’existence féminine »23, on ne reconnaît ni la diversité des
aspirations et des parcours des femmes, ni la diversité des expériences parentales et des
structures familiales.

C’est sans compter la perpétuation de stéréotypes liés au genre.24 Les femmes sont
dépeintes comme instables25, compliquées, mystérieuses, impossibles à comprendre26. Ces
stéréotypes renforcent la perception de l’infériorité et de la vulnérabilité des femmes et minent
les avancées réalisées vers l'égalité des sexe. Ils sont inacceptables dans un magazine qui porte
un pareil nom.

Dans le même ordre d’idées, nous déplorons les prises de position du Verbe contre les
luttes féministes. Cette rhétorique antiféministe se caractérise par un sexisme « bienveillant »,
dont plusieurs recherches en sciences sociales ont démontré la nocivité pour les femmes, tant

15
Simon Lessard, « Quand le Christ réveille les ‘wokes’ », Le Verbe.
16
Simon Lessard, « La paternité surnaturelle de Saint Joseph », Le Verbe.
17
Le Verbe médias, émission Youtube, « Femmes soyez soumise à votre maris : ça veut dire quoi ? »
18
Yvan Pelletier, « Edith Stein et la vocation de la femme », Le Verbe.
19
Simon Lessard, « Toutes les femmes sont prêtres », Le Verbe.
20
Yvan Pelletier, « Edith Stein et la vocation de la femme », Le Verbe.
21
Antoine Malenfant, « Ce que femme veut », Le Verbe.
22
Ariane Blais-Lacombe, « Appeler une femme une femme », Le Verbe.
23
Laurence Godin-Tremblay, « Regretter d’être mère », Le Verbe.
24
Ariane Blais-Lacombe, « #Girlmath : comment calculer comme une fille », Le Verbe.
25
Ariane Blais-Lacombe, « Grandeurs et misères des menstruations », Le Verbe.
26
Anne-Sophie Richard, « La femme est-elle tout simplement compliquée ? », Le Verbe.
individuellement que collectivement. Il est décourageant de constater que Le Verbe fasse ainsi
la promotion d’une vision des dynamiques familiales à ce point dépassée qui réduit les femmes
à leurs choix reproductifs et qui perpétue un essentialisme qui n’est pas seulement
extrêmement réducteur, mais aussi profondément aliénant pour de nombreuses femmes. On
pourrait y voir une ligne éditoriale plutôt réticente à l’idée d’une société plus équitable et
inclusive. À une époque où la violence contre les femmes constitue toujours une urgence
mondiale exacerbée par les crises sanitaires, climatiques et humanitaires,27 la diffusion des
discours antiféministes est aussi absurde que dangereuse. Que ce soit en raison de la violence
sexuelle, de l'augmentation des féminicides, de la mutilation génitale féminine, du mariage des
enfants, des inégalités économiques et en matière d'éducation et de santé, du manque de
représentation politique ou des menaces pour la santé et les droits reproductifs, le bien-être et
les droits des femmes sont menacées sur de nombreux fronts.28 Au Canada seulement, plus de
1,5 million de femmes vivent dans la pauvreté, 44 % des femmes sont victimes de violence
conjugale, 30 % des femmes sont victimes d'agression sexuelle en dehors d'une relation intime,
et une femme est tuée toutes les 48 heures.29 Face à ces sombres réalités que le féminisme
cherche à combattre, la promotion par Le Verbe de discours et de personnalités antiféministes
est déplorable et alarmante.

Rayonnement médiatique et responsabilité


Tout cela nous apparaît inquiétant en soi. Mais notre inquiétude provient aussi du fait que Le
Verbe n’est pas qu’une revue. Il constitue un écosystème médiatique complexe : revue, chaîne
Youtube, pages sur les réseaux sociaux, émission de radio. Bref, le potentiel rayonnement des
contenus que Le Verbe choisit d’offrir à ses différents publics est loin d’être négligeable.
D’ailleurs, Le Verbe a une responsabilité éditoriale proportionnelle à son influence ; cela est
d’autant plus vrai en ce qui concerne les médias sociaux. Or, Le Verbe ne semble pas mesurer les
impacts réels et concrets des discours dont il fait la promotion. Pourtant, il est facile d’observer
que ses pages en ligne sont devenues des espaces où fleurissent des éléments de langage
ultraconservateur qui sèment la division et n’est pas sans radicaliser et cristalliser certaines
attitudes de mépris, voire d’hostilité face à différents groupes minoritaires. Au lieu de servir
d'espaces de dialogue constructif, ces pages alimentent plutôt une dynamique de chambre
d'écho, tendant à amplifier et perpétuer les idéologies extrémistes qui marquent et défigurent
notre époque.

C’est bien pourquoi nul ne peut ignorer le processus de polarisation qui vient fragiliser la
sphère publique et médiatique québécoise. Si ce processus repose sur des dynamiques

27
UN Secretary General, « Remarks on the International Day for the Elimination of Violence Against Women »
28
UN Women, « Facts and figures: Ending violence against women »
29
Canadian Women’s Foundation, « The Facts: Gender Equality and Gender Justice »
économiques et technologiques à plus grande échelle - dynamiques que résume l’expression
« capitalisme algorithmique » -, il faut cependant reconnaître que certains médias y participent
aussi. Les médias chrétiens ne font pas exception, dont Le Verbe qui, il nous semble, contribue
de manière malheureusement exemplaire à la mise en place d’une atmosphère malsaine. À une
époque où les opinions extrêmes, tant politiques que morales, circulent plus librement que la
vérité et la charité, il est inquiétant qu’un média aussi important dans le monde catholique
québécois30 participe à la prolifération de ces discours extrêmes.

Loin d'être marginal ou insignifiant, Le Verbe occupe une place importante, sinon
mainstream, au sein de la communauté catholique. Il est d’ailleurs considéré par beaucoup
comme représentant la voix de la communauté catholique à Québec, ce qui est non seulement
préoccupant, mais triste. Oui, nous sommes attristé·es que tant de personnes soient exposées à
une interprétation de la foi chrétienne qui s'éloigne si souvent de l'évangile de Jésus-Christ et
son message d’amour inconditionnel, d'égalité radicale et de liberté pour les opprimé·es. Nous
sommes enfin troublé·es de constater que ce média bénéficie du plein soutien du diocèse de
Québec et de plusieurs communautés religieuses, disposant conséquemment de ressources
financières importantes.

Nous espérons que le diocèse de Québec et les autres ne sont pas au courant du type de
contenu régulièrement promu dans les pages du magazine et sur son site Web. Nous espérons
surtout que notre intervention servira de signal d'alarme et incitera les autorités diocésaines à
reconsidérer leur soutien, qui semble unilatéral, à cette publication; du moins jusqu'à ce que Le
Verbe s’engage à une remise en question sérieuse de sa ligne éditoriale.

30
Le Verbe, avec un potentiel lectorat d'un million de personnes, est l'un des plus importants médias catholiques
au Québec.

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