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Revue d’études augustiniennes et patristiques, 52 (2006), 143-166.

Dire l’ordre caché


Les discours sur l’ordre chez saint Augustin1
Au seuil du Dialogue « Sur l’ordre », De ordine, une de ses toutes premières
œuvres, rédigée en 386, Augustin énonce une double, voire une triple difficulté :
il ne s’agit pas seulement de voir (uidere) l’ordre du monde, tâche déjà
immense, mais aussi de le révéler, de le mettre au jour (pandere). C’est là une
« chose très difficile pour les hommes et très rare ». Et même si quelqu’un en est
capable, encore faut-il qu’il trouve un auditeur « digne de sujets si divins et si
obscurs »2. N’a-t-on pas là, transposées à l’ordre, les difficultés relatives à la
découverte du « Père de l’Univers » énoncées par Platon en Timée 28 c ? :
« Trouver l’auteur et le Père de cet univers est laborieux, et une fois trouvé, il
est impossible de le dire à tous3. » Or, on sait que cette affirmation a été
âprement discutée par des auteurs chrétiens, pour qui l’impossibilité porte bien
sur le fait même de comprendre Dieu, du moins sans son aide4.

1. Deux communications sont à l’origine de cet article, l’une présentée à l’Association


Guillaume Budé de Bordeaux, en mars 2003, l’autre le 6 janvier 2004, au séminaire du Centre
d’Études des Religions du Livre (CNRS, UMR 8584).
2. De ord. I, 1, 1 : « Ordinem rerum, Zenobi, cum sequi ac tenere cuique proprium, tum
uero uniuersitatis, quo coercetur hic mundus et regitur, uel uidere uel pandere, difficillimum
hominibus atque rarissimum est. Huc accedit quod, etiamsi quis haec possit, non illud quoque
ualet efficere, ut dignum auditorem tam diuinis obscurisque rebus uel uitae merito uel habitu
quodam eruditionis inueniat ». La locution difficillimum atque rarissimum réapparaît plus loin
à propos de la nécessité de « percevoir la mesure » (modum sentire) dans son action. Or le
modus est « pater ordinis » (ibid. II, 19, 50). Le terme d’uniuersitas est déjà dans la traduction
cicéronienne du Timée : « Atque illum quidem quasi parentem huius uniuersitatis inuenire
difficile, et cum iam inuenerit indicare in uulgus nefas. » (Tim. 2, 6) ; indicare appartient au
registre de la révélation plus qu’à celui de la simple parole.
3. To;n me ;n ou\n poihth;n kai; patevra tou`de tou` panto;~ euJrei`n te e[rgon kai;
euJrovnta eij~ pavnta~ ajduvnaton levgein.
4. Voir A.-J. FESTUGIÈRE, La Révélation d’Hermès Trismégiste, IV, Le Dieu inconnu et la
Gnose, Paris, 1954, p. 94-96. Cf. ORIGÈNE, C. Celse VII, 42 sq. : « la nature humaine ne se
suffit en aucune façon (oujk aujtavrkh~) pour chercher Dieu et le découvrir avec pureté, à

Article écrit par Anne-Isabelle Bouton-Touboulic


© Institut d’Études Augustiniennes
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Ainsi, c’est à l’ordre qu’Augustin applique une problématique d’abord


réservée au « Père de l’univers », puis à Dieu. Il reprend l’articulation platoni-
cienne entre découverte intellectuelle et communication qui ne peut s’adresser à
tous, car elle réclame selon lui chez l’auditeur exigences éthiques et épisté-
miques. Mais la première difficulté, où la découverte est comprise comme
vision, se formule selon une double tâche, dont la seconde implique déjà un
mouvement de révélation, consistant à offrir au regard d’autrui : dévoiler l’ordre
de l’univers.
Or, ce dévoilement de l’ordre pour Augustin professeur de rhétorique, puis
converti rédigeant les Dialogues philosophiques, prêtre et enfin évêque, passe
par la parole. C’est elle qui retiendra notre attention : à quels types de discours
Augustin recourt-il pour parler de l’ordre par lequel Dieu gouverne la création et
l’économie du salut ? Pour les définir, il faudra bien sûr partir de sa conception
de l’ordre : s’il le considère essentiellement comme caché, il ne s’interdit pas,
loin de là, de produire sur lui un discours qui tend à en expliquer les opérations
et les modalités. Tout l’enjeu de notre interrogation réside donc dans cette
tension : comment parler de l’ordre caché, en parler n’est-ce pas prétendre le
dévoiler, alors même qu’il est censé résister à tout dévoilement ?
Afin de mesurer la profondeur de cette aporie, et la possibilité d’une adé-
quation entre un discours et son objet, il convient préalablement de voir quelles
sont les caractéristiques de l’ordre des choses pour Augustin, comment Dieu le
gouverne, et comment il se réalise, afin d’établir ensuite à quelles stratégies
discursives notre auteur recourt pour l’exposer.
S’il existe plusieurs formes de discours, comment les définir, et sont-elles
employées dans certains contextes, et avec des intentions particulières :
autrement dit, y a-t-il des règles qui commandent l’emploi de tel ou tel discours,
ou celui-ci n’obéit-il qu’à l’occasion ?
Enfin, si parler de l’ordre gouverné par Dieu, c’est aussi d’une certaine
manière parler de Dieu, ne peut-on identifier dans ces discours sur l’ordre autant
de discours sur Dieu, comme nous y invite la réminiscence du Timée 28 c que
nous venons de rencontrer ?

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moins d’être aidée par Celui qu’on cherche. » (SC 150, p. 115) ; et GRÉGOIRE DE NAZIANZE,
Discours théologique 28, 4 : « Quant à moi, je crois qu’il n’est pas possible d’exprimer ce
qu’est Dieu, et qu’il est encore plus impossible de le comprendre, car lorsqu’on a compris une
chose, on peut bien, je le suppose, l’exprimer en paroles, sinon d’une manière satisfaisante, au
moins d’une manière obscure ». Voir J. PÉPIN, « Grégoire de Nazianze, lecteur de la littéra-
ture hermétique », VigChr 36, 1982, p. 251-260.
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I. – L’ORDRE TEL QU’IL EST

Quelles sont les grandes lignes de l’enseignement d’Augustin sur l’ordre5 ?


Augustin ne cesse de se confronter à la question de l’ordre, depuis le De ordine
où il le définit notamment comme « ce par quoi Dieu conduit tout ce qui
existe6 », et plus de trente ans après, dans la Cité de Dieu, il en offre une
nouvelle définition : « l’ordre est la disposition des choses égales et inégales
attribuant à chacune la place qui lui convient » (Ciu. Dei XIX, 13). L’ordre,
attaché à la toute-puissance et à la justice de Dieu, est bel et bien une réalité.
Mais cette réalité, il le reconnaît, revêt le plus souvent pour les hommes toutes
les apparences du désordre, et ceux-ci se demandent « comment il se fait que
Dieu prenne soin des choses humaines, et qu’en même temps une si grande
perversion se soit répandue partout dans les affaires humaines, qu’elle ne
semblerait pas devoir être attribuée à l’administration de Dieu, ni même à celle
d’un esclave, s’il recevait un tel pouvoir7. » Augustin reformule ici, d’un point
de vue chrétien, mais aussi sous l’angle de l’ordre, la traditionnelle question du
mal, à laquelle les philosophies antiques ont tenté de répondre. Si Dieu est bon
et tout-puissant, s’il échappe à la faiblesse comme à la méchanceté, comment
comprendre cette impression générale de désordre en ce monde, désordre qui
englobe le mal sans se limiter à lui ?
Comment expliquer en particulier la distorsion entre l’ordre de la création, de
la nature, visible aux yeux de tous, et l’ensemble des événements touchant les
hommes, qui semble livré à l’injustice et au désordre ? C’est cette tension entre
« ordre » et « désordre » que vise à résoudre le concept d’un « ordre caché »
(ordo occultus)8 : malgré le désordre, voire à travers lui, Dieu fait advenir un
ordre qui se dérobe aux hommes. Il n’y a donc pas plusieurs ordres, plus ou
moins parfaits selon les niveaux de réalité auxquels ils s’appliquent, mais un
seul ordre qui se réalise de manière cachée. Il existe ainsi une dialectique entre
un désordre manifeste et un ordre caché, mais aussi entre un ordre manifeste et
un ordre caché, puisque l’ordre se rend visible par certains aspects.

5. Nous reprenons ici certaines des principales conclusions de notre ouvrage, L’ordre
caché. La notion d’ordre chez saint Augustin, « Collection des Études Augustiniennes, série
Antiquité », 174, Paris, 2004.
6. De ord. II, 4, 11 : « Ordo est, quo Deus agit omnia quae sunt. »
7. Ibid. I, 1, 1 : « quomodo fiat, ut et Deus humana curet et tanta in humanis rebus peruer-
sitas usque quaque diffusa sit, ut non diuinae sed ne seruili quidem cuipiam procurationi, si ei
tanta potestas daretur, tribuenda esse uideatur. »
8. On trouve plusieurs occurrences de cette expression remarquable : C. Acad. I, 1, 1 ; De
ord. I, 11, 33 : « occultissimum … diuinum ordinem » ; II, 4, 12 : « diuino ordine occulto » ;
In Ps. 30, I, 16 ; C. Adim. 17, 3 ; C. Faust. 22, 78.
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On sait qu’Augustin voit dans le mal une priuatio boni, une déficience
ontologique, et refuse d’en faire une nature, contrairement aux manichéens. Il
n’y a pas de mal dans la création. La disparition des êtres, que leur succession
rend nécessaire, n’est pas non plus un mal véritable : elle forme plutôt la
« beauté temporelle » (temporalis pulchritudo) propre à la création. Augustin
place l’origine du mal dans la volonté humaine mue par l’orgueil, source de
déficience, et il relie le mal du châtiment au mal du péché. Or, il unifie ces deux
faces du mal – mal moral et mal physique – en identifiant le premier à une
transgression de l’ordre divin par le libre arbitre humain, et le second à sa
conséquence, synonyme pour l’homme d’une dégradation ontologique source de
souffrances : se complaisant dans l’amour des créatures inférieures, le pécheur
« est ordonné » (ordinatur) dans les régions les plus basses de l’être, selon une
lecture qui trouve aussi sa source chez Platon et Plotin9. Ainsi, grâce à l’action
ordonnatrice divine qualifiée d’ordinatio, une ordinatio pénale, le péché ne
saurait porter atteinte à l’ordre universel, toujours préservé, et qui intègre les
effets du libre arbitre humain.
De plus, l’approfondissement de sa réflexion sur les thèmes de la grâce et de
la prédestination conduit Augustin à mettre l’accent sur un ordre dynamique,
gouvernant la succession des événements selon une histoire orientée par une
eschatologie. La grâce semble tout autant exception à l’ordre pénal et rétributif
que facteur d’ordre, car en séparant élus et damnés, elle produit de la distinctio,
donc une forme d’ordre, alors que tous les pécheurs étaient confondus dans une
même « masse de péché » (massa peccati).
S’il est caché, c’est aussi que cet ordre agit de manière indirecte, se réalisant à
travers la médiation du temps : l’histoire et la fin des deux cités sont un aspect
de cet ordre temporel, où Dieu permet un mal qu’il sait « mettre à profit » (uti),
ce qui est une autre façon de le « soumettre à l’ordre » (ordinare). Ce n’est
qu’après le jugement dernier, qu’il mettra fin à l’enchevêtrement des élus et des
réprouvés, au « mélange » (permixtio) des deux cités, figure provisoire et
nécessaire du désordre. Pour saint Augustin donc, l’ordre de ce monde est de
paraître en désordre, l’ordre du temps ayant un sens eschatologique secret pour
l’homme, et qui appartient à Dieu.
Précisément, si cet ordre échappe aux hommes, c’est qu’ils sont trop peu
instruits, à cause de la faiblesse de leur esprit, et ne peuvent voir « l’accord et le
concert universel des choses » (uniuersam rerum coaptationem atque concen-
tum, De ordine I, 1, 2) ; selon l’image qui orne le préambule du De ordine, ils
sont comme quelqu’un à la vue trop courte qui, placé devant un pavement de
mosaïque (uermiculatum pauimentum), ne pourrait saisir que la mesure d’un
tout petit carré (modulum tesserae) sans voir la beauté de l’ensemble et l’art de

9. Enn. III, 2, 4, 23-26 (trad. BRÉHIER, p. 37, légèrement modifiée) : « Ces torts ont leurs
châtiments : l’action vicieuse vicie les âmes et elles sont ordonnées en un lieu inférieur ; on
n’échappe jamais en rien à l’ordre inscrit dans la loi de l’univers. »
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la composition de l’artiste (artifex). Relevons cette attribution de l’ordre


universel à un travail d’artiste. Mais ce qui vaut pour un ordre représenté
comme statique s’applique aussi à l’ordre temporel, à cause de l’incommensu-
rabilité entre la vie humaine et la série des siècles. Ainsi, au livre XII de la Cité
de Dieu, à propos de la succession des êtres rendue possible par leur mort : « Si
la beauté de cet ordre manque d’attrait pour nous, c’est que tissés en une partie
de celui-ci en vertu de notre condition mortelle, nous ne pouvons percevoir le
tout auquel les petites parties qui nous choquent s’adaptent avec assez d’har-
monie et de convenance10. » Cette image du tissage renvoie à l’un des premiers
sens d’ordo : l’ordre des fils dans la trame. Autre obstacle à cette perception de
l’ordre divin : selon une exégèse de la source jaillissant de la terre (Gen. 2, 6), le
péché nous a privés d’une communication intime avec la Vérité divine, rendant
nécessaire l’« enseignement par des paroles humaines » (doctrina de humanis
uerbis)11.
Mais, au livre III du De Genesi ad litteram, où il justifie de prétendus défauts
de la création, Augustin se montre moins catégorique sur cette incapacité du
regard humain. À la question de savoir pourquoi les bêtes se nuisent les unes
aux autres en s’entredévorant, il répond que ce changement est soumis au
« secret gouvernement en son genre de la beauté temporelle12 ». Or, il estime
que cette vérité n’est pas hors de portée de tous les hommes : elle échappe aux
stulti certes, mais « elle apparaît dans un demi-jour aux progressants, et dans sa
pleine clarté aux parfaits13 ». Cette reprise d’une classification stoïcienne14

10. Ciu. Dei XII, 4 : « Cuius ordinis decus nos propterea non delectat, quoniam parti eius
pro condicione nostrae mortalitatis intexti uniuersum, cui particulae, quae nos offendunt, satis
apte decenterque conueniunt, sentire non possumus. » ; cf. De mus. VI, 11, 30.
11. De Genesi contra manichaeos II, 4, 5, 5-6. Ph. HOFFMANN souligne que, pour Plotin,
« le besoin et l’usage du langage (…) sont la conséquence de la chute de l’âme dans un corps
matériel » ; car le langage est le reflet du « raisonnement discursif » (logismov ~ ) né de
l’incertitude, et qui n’a pas cours dans l’intelligible (Enn. IV, 3, 18) (« L’expression de
l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », Dire l’évidence (Philosophie
et rhétorique antiques), textes réunis par C. L ÉVY et L. PERNOT, Paris, 1997, p. 335-390 ;
p. 346). Voir aussi D. O’MEARA, « Le problème du discours sur l’Indicible chez Plotin »,
Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 145-156 ; et J. LAURENT, « Les limites du
langage humain », in L’homme et le monde selon Plotin, Fontenay-aux-Roses, 1999, p. 67-82.
12. De Gen. ad litt. III, 16, 25 : « nec sine occulta pro suo genere moderatione pulchritu-
dinis temporalis etiam ex alio in aliud transeundo mutantur » ; Plotin arguait sur ce point de la
raison totalisante (Enn. III, 2, 15, 14-19 : « la raison est tout ; tout absolument, dans le
devenir, arrive et s’ordonne conformément à la raison (…). Si les animaux s’entredévorent,
c’est un échange (ajmoibaiv) nécessaire entre les êtres qui ne pourraient, même si on ne les
tuait pas, demeurer ainsi pour toujours. »).
13. Ibidem : « Quod si stultos latet, sublucet proficientibus clarumque perfectis est. » La
Cité de Dieu rappelle que la vision parfaite de l’ordre est réservée à l’eschatologie (Ciu. Dei
XX, 2).
14. Cf. SÉNÈQUE, Ep. 94, 50.
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engage au progrès spirituel et montre quel enseignement l’homme peut retirer de


ce spectacle pour son salut.
Ainsi, on ne saurait séparer l’enseignement d’Augustin sur l’ordre de tout le
discours qui le motive, le justifie et l’illustre. Cependant, il ne s’agit pas là d’un
simple méta-discours, mais bien de paroles qui elles aussi circonscrivent et
définissent l’ordre dans son caractère caché. Se dessinent quatre types de
discours, qui livrent différentes représentations de l’ordre.

II. – L’ORDRE TEL QU’IL SE DIT


A. Le discours analogique

Dans le De ordine, pour répondre à un dilemme proposé par Augustin,


Trygetius affirme que la vie des sots « est incluse par la divine providence dans
l’ordre nécessaire des choses » (II, 4, 11) ; le désordre trouve sa place dans
l’ordre, si on le considère avec un regard synthétique15. Mais pour soutenir son
opinion, il lui manque une « comparaison » (similitudo) pour laquelle il s’en
remet à Augustin, qui vient d’en employer une pour éclairer et débrouiller ses
propos précédents (II, 3, 10) ; et ici encore, il se porte à son secours :
« Mais tu ne cherchais peut-être qu’une chose : quelque ressemblance (simile
aliquod) pour ta pensée. Mais déjà m’en arrivent d’innombrables, qui m’en-
traînent à partager ton avis. Quoi de plus repoussant qu’un bourreau ? Y a-t-il
quelque chose de plus farouche et de plus sinistre qu’une âme comme celle-là ?
Mais au milieu même des lois, il occupe une place nécessaire, et il s’insère dans
l’ordre d’une cité bien réglée16. »
Augustin fournit donc à Trygetius les comparaisons dont celui-ci se plaignait
de manquer en disant qu’elles devaient à la fois lui servir « à soutenir et à
illustrer son opinion » (adseri inlustrarique, II, 4, 11), c’est-à-dire à appuyer le
docere comme le delectare. Cette comparaison ne forme-t-elle pas une véritable
analogie, cette quatrième forme de métaphore17 qu’Aristote définit dans la

15. De ord. II, 4, 11 : « Ita fit ut angusto animo ipsa solam quisque considerans ueluti
magna repercussus foeditate auersetur. Si autem mentis oculos erigens atque diffundens simul
uniuersa conlustret, nihil non ordinatum suique semper ueluti sedibus distinctum dispo-
situmque reperiet. »
16. De ord. II, 4, 12 (BA 4/2, éd. DOIGNON, p. 198-199) : « Simile autem aliquod in istam
sententiam tu fortasse unum requirebas. At mihi iam occurrunt innumerabilia, quae me ad
consentiendum prorsus trahunt. Quid enim carnifice tetrius ? Quid illo animo truculentius
atque dirius ? At inter ipsas leges locum necessarium tenet et in bene moderatae ciuitatis
ordinem inseritur. » Sur l’emploi chez Cicéron de simile comme figure stylistique, équivalent
de « ressemblance » ou « illustration » (De orat. II, 78, 316), voir M. H. MACCALL, Ancient
Rhetorical Theories of Simile and Comparison, Cambridge (Mass.), 1969, p. 99.
17. Poétique 21, 57 b 6-9 : « La métaphore est l’application d’un nom impropre, par
déplacement (ejpifora) soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à
l’espèce, soit selon un rapport d’analogie (kata; to; ajnavlogon) » (éd. R. DUPONT -ROC-
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Poétique comme une identité de rapports18? En effet, le bourreau est à la cité


bien réglée ce que la vie des sots est à l’ordre des choses régi par la Providence
divine. Cette figure du bourreau, véritable topos, est d’ailleurs utilisée pour
exprimer cette même analogie par d’autres auteurs, tels Philon d’Alexandrie ou
Plotin : ce dernier, y recourt en la qualifiant d’« image » (eijkwvn)19 pour montrer
que la méchanceté des âmes a sa place dans la beauté de l’univers.
Dans ce passage du De ordine, Augustin convoque d’autres types de figures
sociales marquées d’infamie, et qui jouent pourtant leur rôle selon les « lois de
l’ordre » (ordinis leges), telles les courtisanes. Il n’hésite donc pas à emprunter
aux realia de l’espèce la plus triviale20 pour illustrer le désordre que l’ordre
divin est amené à intégrer. Mais cette véritable analogie entre un ordre divin et
humain s’étend à d’autres domaines de réalités : le corps humain, dont certaines
parties nécessaires, doivent rester cachées, et même un combat de coqs auquel il
vient d’assister avec ses compagnons21. Et Augustin de conclure provisoire-
ment : « Il en va ainsi de toutes choses, mais elles réclament des yeux22. »
Puis il prolonge son propos en développant ensuite une longue comparaison
sur l’ordre dont doivent faire preuve le poète et le rhéteur, s’ils veulent intro-
duire solécismes et barbarismes, assimilés à des assaisonnements dont l’usage
modéré relève un plat23 ; cette insertion d’éléments négatifs doit être gouvernée
et modérée par l’ordre, en évitant deux écueils : que ces licences soient « en
excès à leur place », ou mises « en n’importe quel endroit comme des étran-
gères24 ». Particulièrement révélateur de cette logique du contraste est l’exemple

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J. LALLOT, Paris, 1980, p. 106-107). De plus, les métaphores doivent être en harmonie avec
leur objet, harmonie qui résulte de l’analogie (Rhét. III, 1405 a 10-11).
18. Poétique 21, 57 b 16 : ainsi, on appelle la coupe « bouclier de Dionysos ».
19. PLOTIN, Enn. III, 2, 17, 83, après une série de comparaisons, dont celle des diverses
âmes avec les tuyaux de la flûte de Pan, de longueurs différentes : « La méchanceté des âmes
a sa place dans la beauté de l’univers ; ce qui, pour elles, est contraire à la nature, est, pour
l’univers, conforme à la nature ; le son est plus faible, mais il ne diminue pas la beauté de
l’univers, pas plus, s’il faut employer une autre image (eijkwvn), que le bourreau qui est un
mal, n’altère une ville bien administrée (eujnomoumevnh). » Cf. PHILON, De Prou. II, 31 : les
tyrans sont des bourreaux publics ; PLUTARQUE, Sur les délais de la justice divine, 6, 552F.
20. CICÉRON (De orat. III, 41, 164 : deformis cogitatio similitudinis) et QUINTILIEN (Inst.
or. VIII, 6, 14 : les humiles tralationes… et sordidae sont à éviter ; elles tombent sous le coup
de la minutio (« abaissement »), ibid. VIII, 3, 48) déconseillent d’emprunter les métaphores
aux réalités basses.
21. De ord. II, 4, 11.
22. Ibid. II, 4, 13 : « Talia, credo, sunt omnia, sed oculos quaerunt. »
23. Selon une métaphore classique (A RISTOTE, Poétique 6, 49 b 25, PLATON, Théétète
175e) ; et aussi CICÉRON, De oratore II, 67, 271 (voir J. DOIGNON, note complémentaire 17 :
« Une page d’esthétique littéraire classique », BA 4/2, p. 348).
24. De ord. II, 4, 13. De même pour CICÉRON (De oratore III, 38, 153), l’emploi de mots
archaïques, vieillis, fait partie de la « licence » (licentia) accordée plus volontiers aux poètes.
150 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

du « discours plat » (submissa oratio), qui, selon la métaphore filée du paysage,


permet aux « reliefs » que sont les ornements littéraires de « ressortir » (pro-
minere), comme les « passages raides » (saltus) et les « endroits agréables »
(uenusti loci) « dominent » (dominari) les régions qu’ils surplombent25.
Ces exemples laissent entendre que dans sa pratique discursive, l’homme
imite la manière dont Dieu intègre le mal, le désordre, à l’ordre. Ou n’est-ce pas
plutôt Augustin qui conçoit, de manière analogique, l’ordre divin selon des
catégories rhétoriques ? Si cette analogie n’est pas immédiatement justifiée, il
expliquera plus loin que rhétorique et poésie sont le produit d’activités de la
raison26 dont le pouvoir est lié aux nombres, se ramenant eux-mêmes à l’un, qui
s’identifie à Dieu27. Par conséquent se trouvent d’une certaine manière légi-
timées a posteriori ces comparaisons entre l’ordre universel et l’art du contraste
que possèdent le poète et l’orateur. Ce développement du De ordine a une
valeur matricielle : il met en place des comparaisons que l’on retrouve ensuite,
en vertu d’analogies avec le fonctionnement de la société d’une part, avec le
discours d’autre part. Mais la question demeure : sur quoi se fondent de telles
analogies, comment les justifier ?
Revenons aux analogies issues de l’ordre social. La figure du bourreau
réapparaît dans le rôle d’instrument de châtiment dans la Quaestio 53 du De
diuersis quaestionibus 83. Pour faire comprendre comment, dans son économie
providentielle, Dieu met à profit les démérites des âmes sans commettre lui-
même d’actions mauvaises, Augustin prend l’exemple des relations entre le juge
et le bourreau. Le juge ne frappe pas le condamné, ce qu’il estime « indigne de
son rôle » (indignum sua persona), mais grâce à la « disposition des lois »
(legum moderatio), il utilise à bon escient la « cruauté » (crudelitas) naturelle du
bourreau ; celui-ci a été « mis en ordre à cette fonction » (ordinatus est in
officium), conforme à son inclination (pro sua cupiditate)28. Remarquons la
façon dont cet exemple est introduit :

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Le prosateur peut recourir, mais seulement « de loin en loin » (raro), à ces termes qui,
« disposés à leur place » (loco positis), donnent au discours plus de grandeur et d’antiquité.
25. Ibid. : « Submissa quaedam impolitaeque simillima ipsos saltus ac uenustos locos sese
interponens illustrat oratio (...) si autem desit, illa pulchra non prominent, non in suis quasi
regionibus possessionibusque dominantur sibique ipsa propria luce obstant totumque confun-
dunt. » Tous ces exemples doivent conduire à louer l’ordre (ibid. II, 5, 13).
26. Ibid. II, 12, 35 : le rationabile se manifeste pour la première in dicendo, et i n
delectando pour la seconde ; ibid. 13, 38 : la rhétorique a pour but d’« émouvoir » (com-
moueri) afin de persuader les hommes de suggestions droites, utiles et belles ; la poésie est
liée au rythme, c’est-à-dire aux nombres (ibid. II, 14, 40).
27. Ibid. II, 18, 47.
28. De diu. quaest. 83, 53, 2 : « eius [iudicis] tamen iussu hoc facit carnifex, qui pro sua
cupiditate sic ordinatus est in officio, ut percutiat legum moderatione damnatum, qui posset
etiam innocentem sua crudelitate percutere. »
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 151

« Donc, de par cette ineffable et sublime administration des choses qui est
l’œuvre de la divine Providence, la loi naturelle a en quelque sorte été transcrite
dans l’âme raisonnable pour que dans le cours de cette vie et dans les coutumes
terrestres, les hommes conservent l’image de telles répartitions des rôles (talium
distributionum imagines seruent)29. »
C’est véritablement au nom d’une lex naturalis transcrite dans l’âme raison-
nable30, qu’est justifiée l’analogie entre action divine et organisation humaine :
celle-ci porte la trace, amoindrie certes, d’une règle transcendante.
En établissant une telle analogie, Augustin a un discours qui s’apparente à
celui de la théologie positive : on s’efforce de comprendre Dieu en portant à leur
plus haut point des dénominations ou des réalités humaines (uia eminentiae
selon la classification d’Albinus31). L’utilité de l’existence des pécheurs
s’explique en arguant de l’exemplarité de leur peine, qui dissuade ou corrige les
autres. Ce faisant, Augustin retrouve un lieu commun de la société antique,
repris à leur compte par les philosophes, notamment stoïciens32. Il en appelle
d’ailleurs à une expérience universelle : « Lorsque quelques-uns sont punis,
beaucoup se corrigent. Quel païen, quel juif, quel hérétique n’en a chaque jour
la preuve en sa propre demeure33 ? ».
Et il s’en prend à ces contradicteurs incapables d’inférer l’action divine de
leur pratique quotidienne, alors même, insiste-t-il, que « c’est de l’œuvre de la
divine providence d’où leur vient leur impulsion à imposer la discipline, de sorte
que le châtiment des uns, à supposer qu’ils ne se corrigent pas, soit un exemple

29. Ibid. : « Ex hac igitur ineffabili atque sublimi rerum administratione, quae fit per diui-
nam prouidentiam, quasi transcripta est naturalis lex in animalem rationem, ut in ipsa uitae
huius conuersatione moribusque terrenis homines talium distributionum imagines seruent. »
30. Voir aussi In Ps. 57, 1. Sur ce motif stoïcien (CICÉRON, De leg. II, 4, 10) adopté par les
chrétiens (cf. Rm. 2, 14-15), voir M. SPANNEUT, Le stoïcisme des Pères de l’Église, Paris,
1957, p. 252-254.
31. À savoir négation, analogie, éminence, méthodes qu’on retrouve chez Celse (in
O RIGÈNE, C. Celse, VII, 42), comme l’a montré A.-J. FESTUGIÈRE, op. cit., IV, p. 99-123.
Ph. H OFFMANN (art. cit., p. 362) évoque la présence chez Plotin de ces « discours théo-
logiques » qui nous instruisent sur le Bien, parmi lesquels se trouve la « méthode affirmative
qui s’appuie sur la connaissance des choses qui viennent de lui », qui est celle du Banquet
211c.
32. Voir chez PLATON , dans le mythe eschatologique du Gorgias 525 b-c, la fonction
« paradigmatique » de ceux qui, incurables, subissent ces châtiments dans l’Hadès. Même
utilisation de tels paradeivgmata chez Chrysippe (in P LUTARQUE, De stoic. repugn. 15,
1040C) : « Voilà ce que font les dieux, punissant les méchants pour que les autres, profitant
de ces exemples, se livrent moins à de pareilles entreprises » ; voir aussi SÉNÈQUE, De
clementia 11, 22 : l’un des trois principes qui guident la loi face aux iniuriae est d’« améliorer
les autres par cet exemple » de correction.
33. De Gen. ad litt. XI, 11, 14.
152 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

propre à susciter la crainte des autres34 ». Il y a ainsi une sorte de participation


humaine à un modèle divin transcendant qui fonde cet aspect de la théodicée
augustinienne visant à justifier la création d’hommes qui seront ensuite damnés.
Ce type de discours, auquel se rattache la valeur illustrative de l’ordre social,
reste au plus près du phénomène qu’il veut décrire, et relève d’une forme de
théologie positive : le rapport de ressemblance entre l’ordre divin et les réalités
humaines est posé et non pas nié35.

B. Le discours apophatique

Or, comme on le sait, celle-ci s’oppose à la théologie négative – concevant


Dieu comme la négation de tout prédicat susceptible de lui être attribué – ou
apophatique, ce qui en fait un objet impossible à dire36. On ne peut alors en dire
que le caractère incompréhensible37. Grégoire de Nysse et plus tard le Pseudo-
Denys sont parmi les principaux représentants de cette théologie. Dans ses
homélies Sur l’incompréhensibilité de Dieu, Jean Chrysostome met en parallèle
l’ignorance de l’essence divine et l’ignorance de la manière dont Dieu gouverne
le monde (I, 706) : si la première doit être reconnue, il en est de même a fortiori
pour la seconde38. Il y a donc lien entre discours sur l’essence de Dieu et
discours sur l’ordre du monde qu’il gouverne.
Augustin recourt également à ce qu’on serait tenté d’appeler un discours
apophatique sur l’ordre, consistant à rappeler son caractère inconnaissable, et à
affirmer qu’il est juste et normal qu’il se dérobe à l’homme et demeure connu de
Dieu seul. Cependant, même si sa parole semble alors s’épuiser, il recourt à
certains versets de la Bible privilégiés, tels Rm. 9, 14 : « Que dirons-nous ?
Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? Loin de là », et Rm. 11, 33 : « profondeur de la

34. Ibid. : « nolunt aduertere sensus suos homines, ex quo opere diuinae prouidentiae in
eos ueniat imponendae commotio disciplinae, ut, si non corriguntur qui puniuntur, eorum
tamen exemplum ceteri metuant. »
35. Comme cela a été souligné, notamment par P. RICŒUR (La métaphore vive, Paris, 1997
(1975), p. 347), le discours analogique se déploie en ayant pour horizon une ontologie de la
participation, que le christianisme ancre dans l’idée de création.
36. Sur ces deux termes, voir P. HADOT , « Apophatisme et théologie négative », in
Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 20022 (1993), p. 239. Sur la distinction chez
Plotin entre la méthode rationnelle de la théologie négative et l’expérience mystique, voir
Ph. HOFFMANN (art. cit., p. 360), qui souligne la portée d’Enn. V, 3, 14, 1-2 (ibid., p. 349) :
Nous pouvons « parler à son sujet » (levgomen peri; aujtou) (c’est-à-dire parler de nos
« affections » relatives à lui), mais nous ne pouvons « dire » l’Un (aujto; legovmen) ; un tel
discours prépare rationnellement l’expérience unitive avec l’Un, d’ordre mystique, ou bien
tente d’en rendre compte après coup.
37. Ce que traduit un certain nombre d’expressions négatives (a[rrhto~, ajpovrrhto~,
ajovrato~, ajnexereuvnhto~, a[fato~).
38. Sur l’Incompréhensibilité de Dieu, I, 293-300, texte cité infra, et I, 264 : « Ses voies ne
peuvent être découvertes, et il serait lui-même compréhensible ? ».
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 153

richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Que ses jugements sont inson-


dables et ses voies impénétrables ! », qui vient conclure un long développement
sur l’inconstance dans la répartition des biens et des maux39 ; ou encore Rm. 9,
20 : « Ô homme, qui es-tu pour disputer avec Dieu ? ».
Il ne faut pas voir là une sorte de fin de non-recevoir opposée aux difficultés
– comme la grâce et la prédestination – mais la volonté de substituer à sa propre
parole défaillante le seul discours qui vaille alors : la parole inspirée de la Bible,
précisément parce que l’ordre est avant tout objet de foi, délivré par une
Révélation, et accessoirement objet de démonstration. Il est vrai cependant que
le discours apophatique est particulièrement réservé, mais pas uniquement, au
thème de la grâce et de l’élection40.
1) Passage du discours apophatique au discours analogique
Cependant, dans une même page, Augustin peut glisser d’un discours
apophatique à une discours analogique, alors qu’est en jeu le mystère le plus
profond de l’ordre divin, celui de la grâce. Ainsi dans les diverses Questions à
Simplicianus, à propos de la péricope de Rm. 9, 10-29 :
« Que cela soit donc ancré et bien inébranlable dans l’esprit à la piété saine, et
ferme dans la foi, qu’aucune injustice ne peut être en Dieu (cf. Rm. 9, 14). De
même doit-on croire avec opiniâtreté et fermeté que le fait que Dieu “fait miséri-
corde à qui il veut et endurcit qui il veut” (Rm. 9, 18) relève du domaine d’une
justice impénétrable, échappant à la mesure humaine41. »
Mais il ajoute que même si elle est inuestigabilis (ce dont on ne peut
retrouver la trace), il faut « reconnaître » (animaduertere) cette justice dans les
affaires humaines et les conventions d’ici-bas. On passe alors à un discours
analogique, car « si nous ne tenions pas imprimés [en celles-ci] certains vestiges
de l’équité d’en haut » (supernae iustitiae quaedam impressa uestigia), jamais
dans notre faiblesse nous ne pourrions aspirer à Dieu42. On reconnaît les termes
virgiliens des traces de la justice43, auxquels s’ajoute le motif de l’impression44.

39. Ciu. Dei XX, 2.


40. De pecc. mer. et rem. I, 21, 29. Tract. in Io. 53, 7.
41. De diu. quaest. ad Simpl. I, 2, 16 : « Sit igitur hoc fixum atque inmobile in mente
sobria pietate atque stabili in fide, quod nulla est iniquitas apud Deum : atque ita tenacissime
firmissimeque credatur, idipsum quod Deus “cuius uult miseretur et cuius non uult non
miseretur” esse alicuius occultae atque ab humano modulo inuestigabilis aequitatis, quae in
ipsis rebus humanis terrenisque contractibus animaduertenda est. »
42. Ibid. : « in quibus nisi supernae iustitiae quaedam impressa uestigia teneremus, num-
quam in ipsum cubile ac penetrale sanctissimum atque castissimum spiritalium praeceptorum
nostrae infirmitatis suspiceret atque inhiaret intentio. » (BA 10, trad. modifiée). Cette aspira-
tion à la justice s’exprime par deux métaphores poétiques consécutives : « la couche et le
sanctuaire des préceptes spirituels » vers lesquels soupire notre faiblesse ; l’aridité de la
condition mortelle qui nous déssècherait si n’était répandue d’en haut « comme une sorte de
très légère brise de justice. » (uelut tenuissima quaedam aura iustitiae).
43. Géorg. II, 473-474 : « …extrema per illos/iustitia excedens terris uestigia fecit. »
154 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

Mais si pour le poète, en quittant la terre, la justice a laissé ses dernières traces
chez les paysans, l’idéal pour Augustin n’est plus dans l’âge d’or, mais dans
l’idéal transcendant de la justice divine, auquel ces « traces » font aspirer. Préci-
sément, quelle est l’« image » (imago) de cette justice divine, « le vestige issu
du plus haut sommet de l’équité » (uestigium de fastigio summo aequitatis) ?
C’est l’exemple de la dette45 et du contrat, censé montrer que la grâce de Dieu
est juste, même si elle n’est donnée qu’à un petit nombre. En effet, le créancier
ne peut rien exiger de son débiteur, en revanche « on ne saurait taxer d’injustice
celui qui voudrait faire don de ce qui lui est dû46. »
Avec cette image de la dette, Augustin établit une analogie entre les rapports
unissant Dieu et les hommes, et les relations contractuelles existant dans la
société. Un telle image se retrouve dans des œuvres plus tardives, mais sans être
accompagnée d’une réflexion sur la légitimité même de cette analogie47.
Que montre un tel passage d’un discours à l’autre ? Augustin ne renonce pas
totalement à faire accepter et comprendre par son interlocuteur en quoi cette
grâce divine sélective n’est pas pour autant injuste. Mais il ne prétend pas en
rendre compte. Ainsi, affirmer que Dieu sait faire bon usage des pécheurs,
assimilés à des vases vulgaires selon l’image même des Écritures (2 Tim. 2, 20),
est une chose, mais Augustin précise dans un sermon :
« Il sait en faire usage ; celui qui les a créés ne se trompe pas, puisque s’il a pu les
créer, il sait les soumettre à l’ordre : ils ont leur place dans la grande maison.

––––––––––––––––
44. Voir Trin. XIV, 15, 21 : La notion de justice est présente dans le cœur de l’homme,
même pécheur, de manière « innée » ; quant à ses règles, « où donc sont-elles inscrites sinon
dans le livre de cette lumière qu’on appelle la Vérité ? C’est là qu’est écrite toute loi juste,
c’est de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui accomplit la justice, non qu’elle émigre
en lui, mais elle y pose son empreinte, à la manière d’un sceau qui, d’une bague, passe à la
cire, mais sans quitter son empreinte. » On reconnaît l’image de la phantasia comparée par
Zénon à une « empreinte » (tuvpwsi~) dans l’âme, comme la marque laissée par le sceau dans
la cire.
45. Sur un autre motif afférant à la dette du péché, rachetée par le Christ (In Ps. 21, en. 2,
28, Ser. 296, 2…), voir S. POQUE, « Christus Mercator. Note augustinienne », RSR 48, 1960,
p. 570-571. À propos de la métaphore du « prêt » (creditum) que Sénèque utilise pour
désigner le bienfait (Ben. IV, 12, 1), M. ARMISEN parle de « métaphore cognitive », reposant
sur une « analogie » entre domaine éthique et juridique (« La métaphore et l’abstraction dans
la prose de Sénèque », Sénèque et la prose latine, « Entretiens de la Fondation Hardt », t. 36,
Vandœuvres-Genève, 1991, p. 109-117).
46. De diu. quaest. ad Simpl. I, 2, 16 : « quis non uideat iniquitatis argui neminem posse,
qui quod ei debetur, donare uoluerit ? »
47. C. duas epist. Pelag. II, 7, 13 : « Si quelqu’un a deux débiteurs et veut remettre son dû
à l’un, et l’exiger de l’autre ; il fait don à qui il veut, mais ne lèse personne » (Si autem
quispiam duos habeat debitores, et alteri uelit dimittere debitum, alterum exigere ; cui uult
donat, sed neminem fraudat).
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 155

Maintenant, si tu demandes comment Dieu en fait bon usage, je suis incapable, en


tant qu’homme, je l’avoue, d’expliquer le dessein de Dieu48. »
Et il cite ensuite Rm. 11, 33. Quelle est donc l’attitude à avoir ? « À nous de
contempler, d’admirer, de trembler, de nous exclamer : car il n’y a nul moyen de
pénétrer. » Cette stupeur mêlée de crainte constitue proprement l’attitude que
suscite le sacré49, et requise face à la majesté divine par Jean Chrysostome, qui
s’appuie sur le Ps. 138, 14 (« Je te bénirai, parce qu’on t’admire avec crainte »).
Et c’est au sujet de Dieu, puis de sa Providence comme nous l’avons vu, que cet
auteur établit la même distinction entre savoir et comprendre, que nous venons
de rencontrer sous la plume d’Augustin :
« Tout en sachant que Dieu existe, il ignore quel il est dans son essence (...) tout
en sachant qu’il est présent partout, il ne saisit pas comment cela peut se faire ;
tout en n’ignorant pas qu’il prévoit, soutient et gouverne tout dans le moindre
détail, il ignore la manière dont il le fait50. »
Pour Augustin, de même que, conformément à la théologie négative, du Père
de l’univers, « il n’y a pas d’autre connaissance dans l’âme que de savoir
combien elle l’ignore51 », de même pourrait-on dire de l’ordre qu’on ne le

48. Ser. 15, 3 : « Nouit eis uti Deus : non errat qui creauit : quoniam qui potuit creare,
nouit ordinare : habent in domo magna locum suum. Si autem quaeras a me, quomodo eis
bene utatur Deus : fateor, Dei consilium, sicut homo, explicare non possum (…). Nobis consi-
deratio, admiratio, tremor, exclamatio : quia nulla penetratio. » En revanche, en Conf. IX, 6,
14, il est question de la « douceur » qu’il éprouvait au moment de son baptême, à considérer
la profondeur du dessein divin : « nec satiabar illis diebus dulcitudine mirabili, considerare
altitudinem consilii tui super salutem generis humani. »
49. R. OTTO parle de tremenda maiestas pour qualifier le sentiment qu’inspire le « numi-
neux » (Le sacré, Paris, 1929, p. 145), tel que Jean Chrysostome l’exprime dans son homélie
Sur l’incompréhensibilité divine, I, 199-210. Voir le commentaire de J. DANIÉLOU, dans son
Introduction, S C 28 bis, p. 30 sq. En In Ps. 138, 19, Augustin commente le verset 14
(Confitebor tibi, Domine, quoniam terribiliter mirificatus es) : « cum tremore gaudemus. »
Voir aussi « l’exultation tremblante de saint Augustin » (cf. Psaume 2, 11 : Exultate ei cum
tremore), étudiée par Jean-Louis CHRÉTIEN, Le regard de l’amour, Paris, 2000, p. 55-64.
50. Hom. I, 293-295 (SC 28 bis, p. 127). Sur la distinction entre connaissance de
l’existence (u{parxi~) de Dieu et connaissance de son essence (oujsiva), l’une possible, l’autre
pas, voir déjà PHILON, Post. Caïni 48 (« Nous ne savons pas ce qu’est Dieu, mais nous savons
qu’il est. »), et 168-169.
51. De ord. II, 18, 47 : « ipsum parentem uniuersitatis, cuius nulla scientia est in anima nisi
scire, quomodo eum nesciat. » Outre le souvenir du paradoxe socratique de la docte igno-
rance, Augustin s’inspire sans doute ici de Porphyre, Aphormai 25, 1-2 : « De l’Au-delà de
l’Intellect on dit, selon l’intellection, bien des choses, mais on le contemple par une non
intellection supérieure à l’intellection » (Peri; tou;~ ejpevkeina tou;~ kata; me ;n novhsin
polla; levgetai, qewrei`tai de; ajnohsiva/ kreivttoni nohvsew~) (PORPHYRE, Sentences,
t. 1, éd. dir. L. BRISSON, Paris, 2005, p. 324-325) ; commentant ce passage, J. PÉPIN évoque
un « grand bavardage » pour l’intellection appliquée à l’Un (loc. cit., t. II, p. 566-567), et
rapproche l’ajnohsiva du concept d’« intellect vide ». Ce thème de théologie négative (la
reconnaissance de son incompréhensibilité est la seule manière de comprendre Dieu) se
trouve déjà chez PHILON (Poster. 169).
156 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

connaît qu’à condition de le reconnaître comme occultus ordo52. La Lettre 166,


Sur l’origine de l’âme, adressée à Jérôme en 415, illustre cette idée, en faisant
aveu d’ignorance quant à la raison pour laquelle Dieu crée des âmes nouvelles
pour ceux qu’il sait pourtant devoir bientôt mourir :
« nous savons (scimus) qu’à toutes les choses qui passent dans le temps, incluant
aussi la naissance et la mort des êtres vivants, il [Dieu] donne un cours empli de
beauté et d’ordre (cursum ordinatissimum atque ordinatissimum dare) ; mais que
nous ne pouvons percevoir (sentire) ces choses qui nous toucheraient d’un charme
ineffable si nous les percevions53. »
2) Passage du discours apophatique au discours métaphorique
Survient alors un glissement fort instructif : Augustin ne referme pas
totalement la porte, et c’est par un a fortiori, un raisonnement de minoribus ad
maiora, que l’on peut s’approcher d’une certaine connaissance de l’ordre divin,
grâce à la musique. D’où vient cette intuition ? De la Bible elle-même, parlant
de Dieu « qui produit le monde avec nombre » (Is. 40, 26 : Qui profert
numerose saeculum). Ce thème du nombre54, déjà rencontré, renvoie directe-
ment à la musique, précisément donnée à l’homme par Dieu comme une sorte
d’« avertissement » (admonitio), d’indication d’une « grande chose » (magna
res), afin qu’il puisse admirer l’œuvre de Dieu, selon l’analogie suivante :
« De là, si un homme artiste dans la composition d’un chant sait quelle longueur il
faut attribuer à quelle sonorité, pour que le chant, par la disparition et l’apparition
des sons, coure et se déroule en toute beauté ; combien plus Dieu (quanto magis
Deus), dont la Sagesse, par laquelle tout a été fait, doit être de loin préférée à tous
les arts, ne permet à aucun espace de temps, dans les natures soumises à la
naissance et à la mort, se rattachant, telles des syllabes et des mots, aux éléments
composant ce siècle, de passer, en cette sorte d’admirable chant des choses
évanescentes, plus brièvement ou plus longuement que ne le réclame la mélodie
connue et définie d’avance55. »

52. Dans ce passage du De ordine cependant, la capacité de « comprendre l’ordre des


choses » (intellegere ordinem rerum) est bel et bien présentée comme l’horizon de l’ordo
studiorum sapientiae, et cette compréhension englobe celle des deux mondes et celle du Père
de l’univers. La compréhension de l’ordre paraît donc plus accessible que celle de Dieu,
même si elle lui est liée. Toutefois, par la suite, Augustin n’accorde plus un tel rôle à l’ordre
des études. Voir A.-I. BOUTON-TOUBOULIC, L’ordre caché, op. cit., p. 561-565.
53. Ep. 166, 13 : « quem scimus omnibus temporaliter transeuntibus rebus, ubi sunt etiam
animalium ortus et obitus, cursum ornatissimum atque ordinatissimum dare ; sed nos ista
sentire non posse, quae si sentiremus, delectatione ineffabili mulceremur. »
54. Voir C. HORN, « Augustins Philosophie der Zahlen », RÉAug 40, 1994, p. 389-415.
55. Ep. 166, 13 : « Vnde si homo faciendi artifex carminis nouit quas quibus moras
uocibus tribuat, ut illud quod canitur, decedentibus ac succedentibus sonis, pulcherrime currat
et transeat ; quanto magis deus, cuius sapientia, per quam fecit omnia, longe omnibus artibus
praeferenda est, nulla in naturis nascentibus et occidentibus temporum spatia, quae tamquam
syllabae ac uerba ad particulas huius saeculi pertinent, in hoc labentium rerum tamquam
admirabili cantico, uel breuius, uel productius, quam modulatio praecognita et praefinita
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 157

Cette analogie s’appuie sur deux comparaisons (introduites par tamquam)


prolongées par une métaphore qui renvoie à la prescience divine. Le mystère
divin est préservé par le quanto magis, même si l’on reste dans la logique de
l’analogie. Celle-ci est fondée sur l’idée de Sagesse divine comprise comme un
art divin56. Cette comparaison montre aussi que grâce à son rôle d’admonitio,
l’activité artistique peut être un moyen privilégié pour concevoir le mystère de
cette Sagesse divine. Plus encore que pour les analogies sociales analysées plus
haut, un double cheminement est affirmé : l’activité humaine a gardé la trace,
lointaine et dégradée, d’une action divine, et en un sens inverse, ascendant, cette
activité va permettre à l’homme de s’élever vers Dieu. L’analogie se fait
anagogie.
Mais, une fois encore, qu’est-ce qui motive un tel recours à la comparaison et
à la métaphore pour dire l’ordre caché ?

C. Le discours métaphorique
1) Rôle de la métaphore
Selon Aristote, les métaphores par analogie sont les plus appréciables57. Les
comparaisons « sont composées de deux termes, comme la métaphore par
analogie58 ». La comparaison (eijkw;n) est une métaphore59, mais moins agréable
qu’elle, car elle est trop longue et n’instruit pas rapidement60. Aristote souligne
encore que pour l’expression, « le plus important de beaucoup, c’est de savoir
faire les métaphores ; car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe
d’une nature bien douée. Bien faire les métaphores, c’est voir le semblable (to;
o{moion qewrei`n)61. » Or, on sait que cette faculté est rapprochée de celle qui

––––––––––––––––
deposcit, praeterire permittit. » (nous traduisons). En Conf. XI, 28, 38, la célèbre comparaison
de « la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes dont les parties sont toutes
les vies des hommes » avec le canticum, s’achève sur ce constat d’ignorance : « at ego in
tempora dissolui, quorum ordinem nescio » (XI, 29, 39).
56. De uera relig. 22, 42.
57. Rhét. III, 10 1411a 1-2 (que nous citerons dans la traduction de WARTELLE, CUF) :
« Des quatre sortes de métaphores, les plus réputées sont celles qui se fondent sur une
analogie. »
58. Ibid. III, 11, 1412 b 36-1413 a 1 : « le bouclier est la coupe d’Arès. »
59. Ibid. III, 4, 1406 b 20.
60. Ibid. III, 10, 1410 b 17-21. Voir le commentaire de P. RICŒUR , op. cit., p. 38-39.
N’a-t-on pas l’avatar d’une telle préférence dans la critique bien connue que Proust adresse au
« style » de Flaubert : « je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au
style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore » (« À propos du
“style” de Flaubert », in PROUST , Écrits sur l’art, présentation par J. PICON, Paris, 1999,
p. 314) ?
61. Poétique 22, 59 a 5-8 (éd. cit., p. 116-117).
158 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

est requise également en philosophie, et qui consiste à « voir le semblable même


dans des choses qui sont éloignées62 ».
On a vu qu’Augustin recourt à ces figures reposant sur l’analogie, au sens
d’une identité de rapports, plus souvent sous la forme de comparaisons que par
des métaphores proprement dites. Pourquoi ? Est-ce la volonté d’expliciter
l’analogie même, la similitudo, ou le reflet d’un primat de la comparaison sur la
métaphore propre à une certaine tradition latine63 ? Quoiqu’il en soit, ces figures
dénotent aussi chez lui une volonté de voir le semblable (simile), qui se fonde
également sur une ontologie de la création, car toute créature est dans une
mesure plus ou moins grande « à la ressemblance » (ad similitudinem) de Dieu ;
il y a ainsi une gradation dans la « participation » à la ressemblance64.
Selon Cicéron, la métaphore (tralatio), cette sorte d’emprunt (mutuatio)65 a
d’abord été créée par le besoin (inopia), quand l’expression propre a peine à
bien exprimer la chose66, puis s’est étendue grâce au « plaisir » (delectatio)
qu’elle procure. Mais qu’est-ce qui nous plaît dans cette figure ? C’est une
« preuve d’intelligence » (ingenium) que de « sauter » (transilire) par-dessus ce
qui est à nos pieds et d’aller chercher bien loin ce qu’on veut retenir ; ou bien
encore, la pensée de l’auditeur est conduite ailleurs, et cependant ne s’égare pas,
ce qui est le plaisir le plus charmant »67.

62. Rhét. III, 11, 1412 a 11-13 : « Il faut (…) tirer ses métaphores de choses appropriées,
mais non point évidentes, comme, en philosophie, apercevoir des similitudes même entre des
objets fort distants témoigne d’un esprit sagace ».
63. C’est une différence avec Aristote que révèleraient, selon M. MCCALL , les formu-
lations de CICÉRON (De orat. III, 39, 157, passage dont il défend l’authenticité, op. cit., p.
106-11) et de QUINTILIEN , Inst. or. VIII, 6, 8 : « In totum autem metaphora breuior est
similitudo eoque distat quod illa comparatur ei quam uolumus exprimere, haec pro ipsa re
dicitur. » (cf. op. cit., p. 229-231).
64. Voir De diu. quaest. 83, 51, 2.
65. De orat. III, 38, 156 : « Ergo haec tralationes quasi mutuationes sunt, cum quod non
habeas aliunde sumas. » ; ibid. III, 37, 149 : « [uocabula]quae transferuntur et quasi alieno in
loco conlocantur ».
66. Ibid. III, 38, 155 : « Quod enim declarari uix uerbo proprio potest, id tralato cum est
dictum, illustrat id quod intellegi uolumus, eius rei, quam alieno uerbo posuimus,
similitudo. » Au cœur de la métaphore se trouve donc la similitudo. Cicéron énumère ses
fonctions : elle donne plus d’éclat à la matière (clariorem rem), exprime l’idée (sententia)
avec plus de relief (significatur magis), et s’adresse directement à nos sens (ad sensus ipsos
admouetur) (ibid., 29, 157-160).
67. Ibid. III, 29, 160 : « Id accidere credo uel quod ingeni specimen est quiddam transilire
ante pedes positum et alia longe repetita sumere ; uel quod is qui audit alio ducitur cogitatione
neque tamen aberrat, quae maxima est delectatio. » Sur le rapprochement avec Aristote, voir
A. MICHEL , Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron,
« BEC », 34, Louvain-Paris, 20032 (1960), p. 342-344.
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 159

Y a-t-il trace chez Augustin d’une telle inopia justifiant le recours aux
métaphores et aux comparaisons, s’agissant de l’ordre divin, qui est une réalité
intelligible ? Une telle déclaration apparaît au seuil du livre XI du De Trinitate,
pour expliquer la recherche des « traces » (uestigia) de la Trinité dans l’homme
extérieur (res, uisio, intentio) :
« En raison de l’ordre même de notre condition d’êtres mortels et charnels, les
réalités visibles nous sont d’un maniement plus facile et en quelque sorte plus
familier que ne le sont les réalités intelligibles (...). Il faut nous accommoder de
cette infirmité (cuius aegritudini congruendum est) : en conséquence, si nous
nous efforçons de discerner de manière plus accessible les réalités intérieures et
spirituelles et d’y pénétrer plus aisément, c’est aux réalités corporelles et
extérieures qu’il faut emprunter l’exemple des analogies (d o c u m e n t a
similitudinum)68. »
Donc, c’est bien aussi la faiblesse humaine, un état d’inopia réinterprété à la
lumière du péché originel, qui fonde la nécessité de recourir aux similitudines,
amorçant ainsi un mouvement dialectique fondé sur le paradigme déjà rencontré
des uestigia. Ces comparaisons assument donc une fonction spirituelle visant à
élever, et à faciliter la conversion. De même, on est tenté d’étendre à tout
uerbum tralatum ce qu’Augustin dit du sens allégorique de la Bible, dans la
Lettre 55, écrite vers 400, à propos du commandement du sabbat dans le Déca-
logue, qui figurerait l’Esprit Saint, et plus largement au sujet des sacramenta
comme celui de la Pâque – étymologiquement comprise comme transitus.
« La visée de tous ces enseignements qui nous sont glissés en figures (quae nobis
figurate insinuantur), c’est d’une certaine manière d’alimenter et d’attiser le feu
de l’amour, qui, comme une sorte de poids, nous ramène en haut et à l’intérieur,
vers le repos, car elles entraînent et enflamment l’amour plus que si elles se
présentaient dans leur nudité, sans les comparaisons des mystères. De cela, il est
difficile de dire la cause ; mais il en va de telle sorte qu’un message apporté par
une signification allégorique (allegorica significatio) émeut, plaît et est embelli
plus que s’il était dit, dans les termes propres, tout uniment. Je crois que le
mouvement (motus) même de l’âme, aussi longtemps qu’il est encore engagé dans
les affaires terrestres, répugne assez à s’enflammer ; mais s’il est porté vers des
comparaisons tirées des corps (feratur ad similitudines corporales), et de là se
rapporte aux réalités spirituelles figurées par ces comparaisons (illis similitu-
dinibus figurantur), dans cette sorte de passage (transitu) même, il prend vie, et
comme le feu que l’on secoue dans une torche, il s’enflamme, et un amour plus
ardent l’entraîne vers le repos (requies)69. »

68. Trin. XI, 1, 1 (BA 16, trad. P. AGAËSSE) : « Et illo ipso ordine conditionis nostrae quo
mortales atque carnales effecti sumus facilius et quasi familiarius uisibilia quam intelligibilia
pertractamus (…). Cuius aegritudini congruendum est : ut si quando interiora spiritualia acco-
modatius distinguere atque facilius insinuare conamur, de corporalibus exterioribus simili-
tudinum documenta capiamus. »
69. Ep. 55, 21, nous nous inspirons en partie de la traduction de J. PÉPIN, in La Tradition
de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, p. 101 : l’une des fonctions de l’allégorie est
d’exciter le désir. D’après l’Ep. 7, 4, parmi la deuxième sorte d’imagines, celles qui sont
160 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

Les comparaisons ne remplissent pas seulement la triple fonction d’enseigner,


de plaire et d’émouvoir, cette dernière étant traditionnellement dévolue à la
métaphore par la rhétorique70. Le mouvement71 qu’elles provoquent est doté
d’une fonction dialectique72 et proptreptique qu’exprime la comparaison
poétique de la flamme amoureuse73. Ce que les allégories bibliques réalisent
vaut pour la métaphore ; cette figure du déplacement, du passage (transitus),
induit un franchissement (sensible également dans le transilire cicéronien), et
permet donc un mouvement de l’âme même, orienté vers le haut, qui est un
mouvement d’amour, selon le motif du pondus74. En ce sens, métaphore et
métaphysique sont imbriquées75. Or, c’est avec l’image de l’ordre comme pro-
duit d’un art divin, qu’Augustin relie plus étroitement que jamais ces dernières,
c’est-à-dire qu’il donne à ces images le plus grand fondement ontologique et la
plus grande efficace.
2) La métaphore de l’activité artistique
En effet, c’est bien l’idée d’un Dieu artiste qui justifie le troisième type de
discours sur l’ordre : un discours qui désigne l’ordre divin comme produit de
l’art divin, en analogie avec l’activité artistique humaine. On l’a vu, avec
––––––––––––––––
objets de supposition (putare) et relèvent de l’imagination créatrice se trouve l’exemple des
« sages enveloppant quelque chose de vrai sous de telles figurae » (sapientes aliquid ueri
talibus inuoluentes figuris).
70. QUINTILIEN, Inst. or. VIII, 6, 19 : « Nam tralatio permouendis animis plerumque et
signandis rebus ac sub oculos subiciendis reperta est. » Il s’agit aussi de donner plus de relief
aux choses et de les « placer sous les yeux » (pro; ojmmavtwn poiei`n), selon la recomman-
dation d’ARISTOTE, Rhét. III, 11, 1411 b 4.
71. Ce mouvement est précisément en-deça de l’état mystique décrit par Plotin, où le
contact avec Dieu est exprimé par le règne de la lumière, l’absence de poids et l’embrase-
ment, Enn. VI, 9, 9, 57-60 (trad. BRÉHIER légèrement modifiée) : « On se voit éclatant de
lumière et rempli de la lumière intelligible ; ou plutôt, on devient soi-même une pure lumière,
un être léger et sans poids ; on devient, ou plutôt l’on est un dieu, embrasé alors. » Voir
D. O’MEARA, « À propos d’un témoignage sur l’expérience mystique de Plotin (Enn. IV 8[6],
1, 1-11. », Mnemosyne, 27, fasc. 3, 1974, p. 238-244).
72. Selon les termes de J. GREISCH, la « fonction icônique » de la métaphore n’est pas de
refléter un original, mais de « faire voir l’invisible » (« Les mots et les roses. La métaphore
chez M. Heidegger », RSPhTh 57, 1973, p. 433-455).
73. Comparaison qu’on rencontre sous la plume d’O VIDE dans le contexte profane de la
poésie élégiaque, Amores II, 11 : « Vidi ego iactatas mota face crescere flammas. »
74. Conf. XIII, 9, 10 : « pondus non ad ima tantum est, sed ad locum suum. Ignis sursum
tendit, deorsum lapis (...) ponderibus suis aguntur, loca sua petunt. Minus ordinata inquieta
sunt : ordinantur et quiescunt. » Là aussi, la quies est le but visé par le pondus.
75. On retrouverait ainsi la « connivence entre le couple métaphorique du propre et du
figuré et le couple métaphysique du visible et de l’invisible », dénoncée par Heidegger puis,
de manière différente, par DERRIDA, « La mythologie blanche (la métaphore dans le texte
philosophique) », in Marges de la philosophie, Paris, 1972, p. 247-324, idée à laquelle
s’oppose P. RICŒUR, op. cit., p. 356-374 ; p. 373.
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 161

l’exemple de la musique, mais aussi dès le proeemium du De ordine, avec


l’image de la mosaïque76. Cette analogie s’enracine dans la conception même de
Dieu, et singulièrement du Fils, identifié à la Sagesse. Or, selon Augustin, la
Sagesse divine « est dite à bon droit loi de tous les arts et art du tout-puissant
artiste77 ». Les artistes humains reçoivent de la summa sapientia numeri et
conuenientia, proportion et harmonies qu’ils appliquent à un corps matériel
qu’ils n’ont pas créé. C’est pourquoi l’analogie est à la fois justifiée et récusée
pour mettre en relief la supériorité de la sagesse divine78.
a) L’analogie du discours
Certains motifs rhétoriques, dont on a déjà vu des exemples, trouvent un
approfondissement dans des œuvres tardives. Ainsi, l’antithèse qui orne l’oratio,
figure de l’harmonie des contraires, est-elle louée comme une image possible de
l’ordo uniuersitatis dès le De ordine79, et réorchestrée au livre XI de la Cité de
Dieu, composé vers 417, où Augustin justifie ainsi la création des hommes dont
Dieu savait qu’ils seraient mauvais : Il savait aussi qu’il les ferait servir à
l’avantage des justes, et qu’il « embellirait ainsi l’ordre des siècles, comme un
splendide poème, même à partir de sortes d’antithèses ». Or, Augustin fonde sa
comparaison sur une analogie entre l’éloquence des mots (uerborum eloquentia)
et l’éloquence des choses (rerum eloquentia) qui « assemble » (componere) elle
aussi la « beauté » du saeculum par « l’opposition des contraires » (contra-
riorum oppositio)80. Pour lui, le monde est discours : produit du Verbe divin, il
se déroule à la façon du verbe humain.
Un tel recours à cet ornamentum de l’expression (elocutio) n’est pas gratuit,
car il s’illustre dans la Bible, qui vient en quelque sorte légitimer l’emploi de
cette figure à un double titre : non seulement parce qu’elle en use (comme en
2 Co. 6, 7-10), mais parce qu’elle-même enseigne qu’une telle opposition est à
l’œuvre dans le monde. Augustin cite alors Eccli. 33, 15 : « En face du mal,
voici le bien, en face de la mort, la vie, de même en face du juste est le
pécheur81. » Autrement dit, c’est dans la Parole révélée qu’Augustin trouve cette

76. De ord. I, 1, 1, où l’on trouve une comparaison en forme (« sed hoc pacto, nihil enim
aliud... »).
77. De uera religione 31, 57 : « lex omnium artium et ars omnipotentis artificis ». Voir
G. MADEC, BA 6, note complémentaire 15 : « La Sagesse, art de Dieu. »
78. Voir De diu. quaest. 83, 78.
79. De ord. I, 7, 18.
80. Ciu. Dei XI, 18 : « et ita ordinem saeculorum tamquam pulcherrimum carmen etiam ex
quibusdam quasi antithetis honestaret (…). Sicut ergo ista contraria contrariis opposita
sermonis pulchritudinem reddunt : ita quadam non uerborum, sed rerum eloquentia
contrarium oppositione saeculi pulchritudo componitur. » L’emploi de quasi et de quaedam
introduit une distance dans la comparaison, bien moindre cependant que celle relevée chez
Plotin par J. LAURENT : parlant de l’Un, cet auteur applique la « règle de l’hoion » ; cet oi|on
comparatif (Enn. VI, 8, 7) est « correctif » et « approximatif » (art. cit., p. 71).
81. Ibidem.
162 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

« éloquence des choses ». Son discours métaphorique fait écho à la Parole


biblique qui l’autorise.
Dans le parallèle dressé entre deux ordres de réalités régis par des lois
semblables, celui du monde et celui du texte biblique, Augustin retrouve d’une
certaine manière les considérations d’Origène sur les obscurités des Écritures,
qui ne sauraient nous dissuader de les attribuer entièrement au Dieu créateur,
pas plus qu’il ne faut hésiter à attribuer toutes ses œuvres à sa Providence,
même quand celle-ci nous semble agir de façon cachée. À chaque fois donc,
quelque chose « demeure caché » (aj p okev k ruptai) à notre « faiblesse »
(ajsqevneia)82. Cependant, Augustin fonde cette analogie entre monde et texte
biblique sur le motif du Verbum plus que sur celui de la Providence proprement
dite.
b) La métaphore qui « met sous les yeux »
On a constaté qu’il pouvait y avoir transition du discours apophatique au
discours de la métaphore artistique dans une même page ; de même peut-on
passer de la métaphore artistique à la comparaison tirée de la réalité sociale,
d’une manière qui semblerait témoigner de la dignité inférieure de cette
dernière. Ainsi dans le Sermon 125, daté de 416-417, Augustin explique que les
choses ne sont pas « en désordre » (peruersae), et que l’artifex divin sait mettre
tous les hommes à leur place ; pour leur part, ceux-ci doivent seulement veiller à
choisir la bonne vie :
« Toi, regarde seulement ce que tu veux être ; car selon ce que tu veux être,
l’artiste sait où te placer. Regarde le peintre. Devant lui sont disposées des cou-
leurs variées, et il sait où mettre chaque couleur. À coup sûr le pécheur a voulu
être la couleur noire : pour autant l’ordre de l’artiste ignore-t-il où le mettre ?
Combien de choses met-il en ordre grâce à la couleur noire ? (…) Il fait grâce à
elle les cheveux, la barbe, les sourcils83. »
C’est donc l’effet de contraste du noir dans la peinture qui est exploité pour
comprendre l’ordre du monde, à l’instar de l’économie des couleurs dans le
tableau84. On a affaire à une métaphore qui véritablement met les choses

82. Phil. 1, 7 (= Peri Archôn, IV, 1, 7), cité par M. H ARL , Introduction à Origène,
Philocalie, 1-20, Sur les Écritures, SC 302, p. 62-63 ; et Phil. 1, 29 : « de même que les juge-
ments de Dieu sont “grands et difficiles à expliquer” (…) de même ses Écritures sont grandes
et pleines de pensées secrètes, mystérieuses, difficiles à comprendre. » (p. 213-215). Voir
M. HARL, « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité biblique” », in
Le déchiffrement du sens. Études sur l’herméneutique chrétienne d’Origène à Grégoire de
Nysse, Paris, 1993, p. 107.
83. Ser. 125, 5 : « Tu tantum uide quid uelis esse ; nam quomodo uolueris esse, nouit
artifex ubi te ponat. Pictorem attende. Ponuntur ante ullum uarii colores, et nouit ubi ponat
quemque colorem. Certe peccator niger color esse uoluit ; ideo nescit ordo artificis ubi eum
ponat ? Quanta ordinat de nigro colore ? (…) Facit inde capillos, facit barbam, facit
supercilia. »
84. Cf. PLOTIN, Ennéades, III, 2, 11, 5-6.
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 163

« devant les yeux » du lecteur, au sens où, comme le dit Aristote, des mots qui
« mettent une chose devant les yeux » « signifient cette chose en acte », lui
communiquent l’ejnevrgeia de la vie85, mais aussi l’évidence (ejnavrgeia) de la
représentation visuelle.
Cependant, Augustin poursuit avec un autre champ de comparaison : « Nous
voyons en effet qu’il en va de même selon les lois de ce monde » (Sic enim per
leges istas mundi uidemus hoc fieri). Puis il développe l’exemple du cambrio-
leur (effractor), envoyé par le juge dans les mines où il trouve son ordo comme
metallicus : « De l’ouvrage du tailleur de pierre, combien d’œuvres sont-elles
construites ? Le châtiment de ce condamné produit les ornements de la cité », et
il conclut : « Dieu sait donc où te mettre »86. Il s’agit ici d’un sermon, où se fait
sentir la volonté de recourir à l’exemple des réalités sociales, plus familières à
l’assistance, mais moins nobles. Ainsi, la comparaison du cambrioleur traduit au
plus près la fonction pénale de l’ordre divin ; elle ne rend pas le langage
(diavlekto~) étranger (xevnh), apte à provoquer l’étonnement87. C’est pourquoi
sans doute elle vient en second, comme si elle était moins adéquate, car ne s’y
trouve pas l’élément de beauté qui caractérisait l’image du tableau.
Dans une œuvre au statut et à l’ambition différents, au livre XI de la Cité de
Dieu, on retrouve la comparaison avec la couleur noire qui s’ordonne dans le
tableau. Mais elle vient illustrer « les lois du Dieu juste qui met toutes choses en
bon ordre », « à la manière d’un tableau où la couleur noire est disposée à sa
place »88. Cette fois il est question des lois de Dieu, modèle dont le tableau n’est
que le pâle reflet, mais qui, par sa valeur esthétique, communique à l’homme
quelque chose de la beauté et du mystère de l’ordre divin.
On retrouve dans ces images artistiques l’application de la dialectique
platonicienne, qui part de la beauté sensible, pour s’élever jusqu’à l’idée de
Beau, mais fondée sur la métaphysique chrétienne de la création par un Dieu
artiste. Autrement dit, ces images communiquent un mouvement, elles n’en

85. ARISTOTE, Rhét. III, 11, 1411 b, 24-25 : levgw dh; pro; ojmmavtwn tau`ta poiei`n,
o{sa ejnergou`nta shmaivnei. Il donne comme exemple d’une métaphore qui ne met pas sous
les yeux : « l’homme vertueux est un carré » (III, 11, 1411 b 26).
86. Ser. 125, 5. Cf. De diu. quaest. ad Simpl. I, 2, 18, à propos de l’usage divin des uasa
perditionis : « Sicut enim iudex in homine odit furtum, sed non odit quod datur ad
metallum. » Origène emploie le même motif de la condamnation des hommes les moins
honorables à des travaux dégradants, néanmoins utiles à la cité, pour illustrer comment Dieu
rend « utile » la malice de certains, en faveur de ceux contre qui elle s’exerce (Hom. in Num.
14, 2, 7).
87. A RISTOTE , Rhét. III, 2, 1404 b 10-11, à propos de l’ornement du style, qui est
« changement », écart par rapport au langage courant.
88. Ciu. Dei XI, 23 : « nec mala uoluntas, quia naturae ordinem seruare noluit, ideo iusti
Dei leges omnia bene ordinantis effugit ; quoniam sicut pictura cum colore nigro loco suo
posito, ita uniuersitas rerum, si quis possit intueri, etiam cum peccatoribus pulchra est. »
164 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

restent pas à l’explication par les realia. Elles font plus qu’illustrer, elles
favorisent la conversion.

D. L’ordre représenté

Au-delà de l’évidence des métaphores, il y a aussi, plus discrète, toute une


rhétorique de l’ordre, qui relève parfois de la mise en scène, de la « repré-
sentation » (mimèsis) de l’ordre lui-même, le montrant sur le mode de la fiction
dans une cohérence que le regard humain ne peut précisément pas saisir.
Ainsi, dans le De ordine, dialogue entre différents personnages où l’agence-
ment des événements les plus anodins étaie et reflète les discussions sur l’ordre
dont ils sont le cadre89. Cette discussion sur l’ordre est née d’un étonnement sur
le mauvais écoulement des eaux dans les canalisations. On s’étonne donc90,
attitude proprement philosophique, et on essaie de retracer la série des causes. À
partir d’un événement mineur et fortuit commence donc la réflexion sur l’ordre
qui mènera à la rédaction du De ordine91. Comment mieux dire ce qui est l’une
de ses thèses principales : il n’y a rien qui échappe à l’ordre, qui soit praeter
ordinem ? Le déroulement du dialogue lui-même représente (au sens aristoté-
licien de la miv m hsi~) l’action et les caractéristiques de l’ordre divin. L’ordre
n’est pas dans ce cas objet du discours qui passe par des images : il est
directement représenté grâce à une histoire (mu' q o~), entendue comme un
« système de faits92 ».
Cela vaut pour la macrostructure du dialogue en son entier, mais aussi pour la
microstructure de certains épisodes. Ainsi, se rendant aux bains, les prota-
gonistes rencontrent le spectacle (spectare) d’un combat de coqs auquel ils leur
plaît de prêter attention (adtendere), car ils y voient un signum donné par la
beauté de la raison (pulchritudo rationis) : tout y est « convenable » (decorum),
puisque la laideur du vaincu elle-même s’harmonise aux « lois de la nature ».
Après avoir décrit ce combat qui s’achève par la piteuse défaite d’un des
protagonistes93, Augustin transcrit les réflexions des assistants, qui s’interrogent

89. Sur la valeur allégorique de divers éléments qui marquent le déroulement du dialogue,
voir W. HÜBNER, « Der “Ordo” der Realien in Augustins Frühdialog “De Ordine” », RÉAug
33, 1987, p. 23-48. Ainsi l’oratio continua à laquelle se livre Augustin devant la faiblesse
morale et intellectuelle de ses disciples, décrit l’ascension de la raison, sa purification, néces-
saire comme préalable pour comprendre l’ordre du monde (II, 7, 24 : « cum omnes cernerem
studiosissime ac pro suis quemque uiribus Deum quaerere, sed ipsum, de quo agebamus,
ordinem non tenere, quo ad illius ineffabilis maiestatis intellegentiam peruenitur. »), et ibid.
II, 17, 46.
90. De ord. I, 3, 6-8.
91. Comme le résume Licentius en disant que tout cela « ex rerum ordine manat », même
s’il comprend cet enchaînement des causes en le rapportant à la divination (De ord. I, 6, 14).
92. Poétique 50 a 5-6 : suvnqesi~ tw`n pragmavtwn.
93. De ord. I, 8, 25 : « et in omni motu animalium rationis expertium nihil non decorum,
quippe alia ratione desuper omnia moderante, postremo legem ipsam uictoris. »
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 165

sur le plaisir qu’ils ont retiré de ce spectacle (uoluptas spectaculi), et sur ce que
celui-ci doit aux sens ou à des réalités plus élevées94. En outre, parmi les
conclusions qui en sont tirées on trouve cette question rhétorique : « Où n’y a t-
il pas un reflet de régularité (umbra constantiae) ? Où n’y a t-il pas imitation
(imitatio) de cette beauté très vraie95 ? » Tout cet épisode est ainsi présenté
comme une représentation quasi théâtrale de l’ordre ménagée par la nature,
c’est-à-dire par l’ordre divin lui-même. Par ailleurs, ce motif dramatique sera
ensuite réutilisé comme « comparaison » (simile) au sein du discours sur
l’ordre96.
Une telle mise en abîme est parfois explicitement signalée à l’aide d’images
qui permettent à Augustin d’interpréter le sens des événements : ainsi, le simile
du cours des feuilles sur l’eau, qui ne résiste pas au flux du courant, vient selon
lui « rappeler » (commonere) aux hommes l’ordre des choses (ordo rerum),
auquel on ne saurait longtemps résister97.

CONCLUSION
Ainsi, pour exprimer l’ordre caché, Augustin n’hésite pas à recourir à
différents discours, dont la typologie va de la représentation la plus accessible
(les images sociales et institutionnelles, faisant partie de ce qui a été appelé
discours analogique) à la plus lointaine (le discours apophatique), en passant par
l’écriture qui met en œuvre des métaphores artistiques ou des représentations
mimétiques. Tous témoignent d’une certaine conception de la transcendance
divine. Si l’idée d’un Dieu juge, donc de l’ordre pénal, peut s’illustrer facile-
ment, l’intégration du mal à l’ordre diachronique du saeculum, et plus encore la
grâce divine et la prédestination, semblent moins faciles à expliciter. Quoiqu’il
en soit, tous ces discours s’enracinent dans une ontologie de la participation qui
les légitime : Verbe créateur, Sagesse artiste, autant de visions de Dieu
permettant à l’homme d’accéder quelque peu à son ordre.
Augustin ne renonce donc guère à donner une idée de l’ordre qu’il qualifie de
caché, fût-ce uniquement pour le proclamer comme tel, et même s’il sait que son
dévoilement ne sera qu’eschatologique. Faut-il voir en cela la marque de

94. Ibid. I, 8, 26 : « cur deinde nos ipsa facies aliquantum et praeter altiorem istam
considerationem duceret in uoluptatem spectaculi, quid in nobis esset quod a sensibus remota
multa quaereret, quid rursum, quod ipsorum sensuum inuitatione caperetur. » En De ord. II,
11, 34, c’est la symétrie (donc la ratio) des fenêtres de l’édifice où ils se trouvent qui leur
plaît (delectat), mais sans cette dimension d’action représentant l’ordre même.
95. Ibid. Ce vocabulaire ne renvoie pas seulement à la réalité intelligible de l’ordre
transcendant ses manifestations sensibles, mais aussi à la dimension de « représentation »
poétique.
96. Ibid. II, 4, 11.
97. Ibid. I, 5, 13 : « An non uides (tuo enim simili utar libentius) illa ipsa folia, quae
feruntur uentis, quae undis innatant, resistere aliquantum praecipitanti se flumini et de rerum
ordine homines commonere ? »
166 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC

l’ancien rhéteur, certes conscient des limites de la parole humaine, mais


persuadé aussi que celle-ci peut non seulement représenter l’ordre, mais inviter
à y adhérer ? À cette double exigence, la métaphore artistique répond d’une
manière privilégiée, car elle communique à l’auditeur l’amour de la beauté que
met en œuvre l’ordre divin, et lui fait pressentir une part de son mystère.

Anne-Isabelle BOUTON-TOUBOULIC
Université de Bordeaux III
CNRS, UMR 8584, Institut d’Études Augustiniennes

RÉSUMÉ : Comment dire un ordre du monde essentiellement caché ? Cet article vise à
montrer qu’Augustin affronte ce paradoxe en déployant quatre types de discours, que nous
avons successivement analysés : analogique, apophatique, métaphorique et mimétique. Ces
discours, qui peuvent être combinés les uns aux autres, expriment avec une intensité variable
la dimension cachée de l’ordre. Ainsi, l’usage rhétorique des images est réinvesti selon l’idée
d’un monde-discours, produit du Verbe divin, qui se laisse décrypter à l’instar du texte
biblique. En outre, chaque discours reflète également une représentation de Dieu.

ABSTRACT : How can we talk about an essentially hidden world order? This paper attempts
to show that Augustine confronts this paradox using four types of discourse, each of which
will be analysed: analogical, apophatic, metaphorical and mimetic. These discourses, which
may be combined with one another, express, more or less, the hidden nature of order. In this
way, the rhetorical use of images follows the idea that the world is a discourse, a product of
the divine Word, which can be interpreted just like biblical texts. Furthermore, each discourse
corresponds to a particular representation of God.

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