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moins d’être aidée par Celui qu’on cherche. » (SC 150, p. 115) ; et GRÉGOIRE DE NAZIANZE,
Discours théologique 28, 4 : « Quant à moi, je crois qu’il n’est pas possible d’exprimer ce
qu’est Dieu, et qu’il est encore plus impossible de le comprendre, car lorsqu’on a compris une
chose, on peut bien, je le suppose, l’exprimer en paroles, sinon d’une manière satisfaisante, au
moins d’une manière obscure ». Voir J. PÉPIN, « Grégoire de Nazianze, lecteur de la littéra-
ture hermétique », VigChr 36, 1982, p. 251-260.
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5. Nous reprenons ici certaines des principales conclusions de notre ouvrage, L’ordre
caché. La notion d’ordre chez saint Augustin, « Collection des Études Augustiniennes, série
Antiquité », 174, Paris, 2004.
6. De ord. II, 4, 11 : « Ordo est, quo Deus agit omnia quae sunt. »
7. Ibid. I, 1, 1 : « quomodo fiat, ut et Deus humana curet et tanta in humanis rebus peruer-
sitas usque quaque diffusa sit, ut non diuinae sed ne seruili quidem cuipiam procurationi, si ei
tanta potestas daretur, tribuenda esse uideatur. »
8. On trouve plusieurs occurrences de cette expression remarquable : C. Acad. I, 1, 1 ; De
ord. I, 11, 33 : « occultissimum … diuinum ordinem » ; II, 4, 12 : « diuino ordine occulto » ;
In Ps. 30, I, 16 ; C. Adim. 17, 3 ; C. Faust. 22, 78.
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On sait qu’Augustin voit dans le mal une priuatio boni, une déficience
ontologique, et refuse d’en faire une nature, contrairement aux manichéens. Il
n’y a pas de mal dans la création. La disparition des êtres, que leur succession
rend nécessaire, n’est pas non plus un mal véritable : elle forme plutôt la
« beauté temporelle » (temporalis pulchritudo) propre à la création. Augustin
place l’origine du mal dans la volonté humaine mue par l’orgueil, source de
déficience, et il relie le mal du châtiment au mal du péché. Or, il unifie ces deux
faces du mal – mal moral et mal physique – en identifiant le premier à une
transgression de l’ordre divin par le libre arbitre humain, et le second à sa
conséquence, synonyme pour l’homme d’une dégradation ontologique source de
souffrances : se complaisant dans l’amour des créatures inférieures, le pécheur
« est ordonné » (ordinatur) dans les régions les plus basses de l’être, selon une
lecture qui trouve aussi sa source chez Platon et Plotin9. Ainsi, grâce à l’action
ordonnatrice divine qualifiée d’ordinatio, une ordinatio pénale, le péché ne
saurait porter atteinte à l’ordre universel, toujours préservé, et qui intègre les
effets du libre arbitre humain.
De plus, l’approfondissement de sa réflexion sur les thèmes de la grâce et de
la prédestination conduit Augustin à mettre l’accent sur un ordre dynamique,
gouvernant la succession des événements selon une histoire orientée par une
eschatologie. La grâce semble tout autant exception à l’ordre pénal et rétributif
que facteur d’ordre, car en séparant élus et damnés, elle produit de la distinctio,
donc une forme d’ordre, alors que tous les pécheurs étaient confondus dans une
même « masse de péché » (massa peccati).
S’il est caché, c’est aussi que cet ordre agit de manière indirecte, se réalisant à
travers la médiation du temps : l’histoire et la fin des deux cités sont un aspect
de cet ordre temporel, où Dieu permet un mal qu’il sait « mettre à profit » (uti),
ce qui est une autre façon de le « soumettre à l’ordre » (ordinare). Ce n’est
qu’après le jugement dernier, qu’il mettra fin à l’enchevêtrement des élus et des
réprouvés, au « mélange » (permixtio) des deux cités, figure provisoire et
nécessaire du désordre. Pour saint Augustin donc, l’ordre de ce monde est de
paraître en désordre, l’ordre du temps ayant un sens eschatologique secret pour
l’homme, et qui appartient à Dieu.
Précisément, si cet ordre échappe aux hommes, c’est qu’ils sont trop peu
instruits, à cause de la faiblesse de leur esprit, et ne peuvent voir « l’accord et le
concert universel des choses » (uniuersam rerum coaptationem atque concen-
tum, De ordine I, 1, 2) ; selon l’image qui orne le préambule du De ordine, ils
sont comme quelqu’un à la vue trop courte qui, placé devant un pavement de
mosaïque (uermiculatum pauimentum), ne pourrait saisir que la mesure d’un
tout petit carré (modulum tesserae) sans voir la beauté de l’ensemble et l’art de
9. Enn. III, 2, 4, 23-26 (trad. BRÉHIER, p. 37, légèrement modifiée) : « Ces torts ont leurs
châtiments : l’action vicieuse vicie les âmes et elles sont ordonnées en un lieu inférieur ; on
n’échappe jamais en rien à l’ordre inscrit dans la loi de l’univers. »
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10. Ciu. Dei XII, 4 : « Cuius ordinis decus nos propterea non delectat, quoniam parti eius
pro condicione nostrae mortalitatis intexti uniuersum, cui particulae, quae nos offendunt, satis
apte decenterque conueniunt, sentire non possumus. » ; cf. De mus. VI, 11, 30.
11. De Genesi contra manichaeos II, 4, 5, 5-6. Ph. HOFFMANN souligne que, pour Plotin,
« le besoin et l’usage du langage (…) sont la conséquence de la chute de l’âme dans un corps
matériel » ; car le langage est le reflet du « raisonnement discursif » (logismov ~ ) né de
l’incertitude, et qui n’a pas cours dans l’intelligible (Enn. IV, 3, 18) (« L’expression de
l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », Dire l’évidence (Philosophie
et rhétorique antiques), textes réunis par C. L ÉVY et L. PERNOT, Paris, 1997, p. 335-390 ;
p. 346). Voir aussi D. O’MEARA, « Le problème du discours sur l’Indicible chez Plotin »,
Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 145-156 ; et J. LAURENT, « Les limites du
langage humain », in L’homme et le monde selon Plotin, Fontenay-aux-Roses, 1999, p. 67-82.
12. De Gen. ad litt. III, 16, 25 : « nec sine occulta pro suo genere moderatione pulchritu-
dinis temporalis etiam ex alio in aliud transeundo mutantur » ; Plotin arguait sur ce point de la
raison totalisante (Enn. III, 2, 15, 14-19 : « la raison est tout ; tout absolument, dans le
devenir, arrive et s’ordonne conformément à la raison (…). Si les animaux s’entredévorent,
c’est un échange (ajmoibaiv) nécessaire entre les êtres qui ne pourraient, même si on ne les
tuait pas, demeurer ainsi pour toujours. »).
13. Ibidem : « Quod si stultos latet, sublucet proficientibus clarumque perfectis est. » La
Cité de Dieu rappelle que la vision parfaite de l’ordre est réservée à l’eschatologie (Ciu. Dei
XX, 2).
14. Cf. SÉNÈQUE, Ep. 94, 50.
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15. De ord. II, 4, 11 : « Ita fit ut angusto animo ipsa solam quisque considerans ueluti
magna repercussus foeditate auersetur. Si autem mentis oculos erigens atque diffundens simul
uniuersa conlustret, nihil non ordinatum suique semper ueluti sedibus distinctum dispo-
situmque reperiet. »
16. De ord. II, 4, 12 (BA 4/2, éd. DOIGNON, p. 198-199) : « Simile autem aliquod in istam
sententiam tu fortasse unum requirebas. At mihi iam occurrunt innumerabilia, quae me ad
consentiendum prorsus trahunt. Quid enim carnifice tetrius ? Quid illo animo truculentius
atque dirius ? At inter ipsas leges locum necessarium tenet et in bene moderatae ciuitatis
ordinem inseritur. » Sur l’emploi chez Cicéron de simile comme figure stylistique, équivalent
de « ressemblance » ou « illustration » (De orat. II, 78, 316), voir M. H. MACCALL, Ancient
Rhetorical Theories of Simile and Comparison, Cambridge (Mass.), 1969, p. 99.
17. Poétique 21, 57 b 6-9 : « La métaphore est l’application d’un nom impropre, par
déplacement (ejpifora) soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à
l’espèce, soit selon un rapport d’analogie (kata; to; ajnavlogon) » (éd. R. DUPONT -ROC-
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J. LALLOT, Paris, 1980, p. 106-107). De plus, les métaphores doivent être en harmonie avec
leur objet, harmonie qui résulte de l’analogie (Rhét. III, 1405 a 10-11).
18. Poétique 21, 57 b 16 : ainsi, on appelle la coupe « bouclier de Dionysos ».
19. PLOTIN, Enn. III, 2, 17, 83, après une série de comparaisons, dont celle des diverses
âmes avec les tuyaux de la flûte de Pan, de longueurs différentes : « La méchanceté des âmes
a sa place dans la beauté de l’univers ; ce qui, pour elles, est contraire à la nature, est, pour
l’univers, conforme à la nature ; le son est plus faible, mais il ne diminue pas la beauté de
l’univers, pas plus, s’il faut employer une autre image (eijkwvn), que le bourreau qui est un
mal, n’altère une ville bien administrée (eujnomoumevnh). » Cf. PHILON, De Prou. II, 31 : les
tyrans sont des bourreaux publics ; PLUTARQUE, Sur les délais de la justice divine, 6, 552F.
20. CICÉRON (De orat. III, 41, 164 : deformis cogitatio similitudinis) et QUINTILIEN (Inst.
or. VIII, 6, 14 : les humiles tralationes… et sordidae sont à éviter ; elles tombent sous le coup
de la minutio (« abaissement »), ibid. VIII, 3, 48) déconseillent d’emprunter les métaphores
aux réalités basses.
21. De ord. II, 4, 11.
22. Ibid. II, 4, 13 : « Talia, credo, sunt omnia, sed oculos quaerunt. »
23. Selon une métaphore classique (A RISTOTE, Poétique 6, 49 b 25, PLATON, Théétète
175e) ; et aussi CICÉRON, De oratore II, 67, 271 (voir J. DOIGNON, note complémentaire 17 :
« Une page d’esthétique littéraire classique », BA 4/2, p. 348).
24. De ord. II, 4, 13. De même pour CICÉRON (De oratore III, 38, 153), l’emploi de mots
archaïques, vieillis, fait partie de la « licence » (licentia) accordée plus volontiers aux poètes.
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Le prosateur peut recourir, mais seulement « de loin en loin » (raro), à ces termes qui,
« disposés à leur place » (loco positis), donnent au discours plus de grandeur et d’antiquité.
25. Ibid. : « Submissa quaedam impolitaeque simillima ipsos saltus ac uenustos locos sese
interponens illustrat oratio (...) si autem desit, illa pulchra non prominent, non in suis quasi
regionibus possessionibusque dominantur sibique ipsa propria luce obstant totumque confun-
dunt. » Tous ces exemples doivent conduire à louer l’ordre (ibid. II, 5, 13).
26. Ibid. II, 12, 35 : le rationabile se manifeste pour la première in dicendo, et i n
delectando pour la seconde ; ibid. 13, 38 : la rhétorique a pour but d’« émouvoir » (com-
moueri) afin de persuader les hommes de suggestions droites, utiles et belles ; la poésie est
liée au rythme, c’est-à-dire aux nombres (ibid. II, 14, 40).
27. Ibid. II, 18, 47.
28. De diu. quaest. 83, 53, 2 : « eius [iudicis] tamen iussu hoc facit carnifex, qui pro sua
cupiditate sic ordinatus est in officio, ut percutiat legum moderatione damnatum, qui posset
etiam innocentem sua crudelitate percutere. »
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« Donc, de par cette ineffable et sublime administration des choses qui est
l’œuvre de la divine Providence, la loi naturelle a en quelque sorte été transcrite
dans l’âme raisonnable pour que dans le cours de cette vie et dans les coutumes
terrestres, les hommes conservent l’image de telles répartitions des rôles (talium
distributionum imagines seruent)29. »
C’est véritablement au nom d’une lex naturalis transcrite dans l’âme raison-
nable30, qu’est justifiée l’analogie entre action divine et organisation humaine :
celle-ci porte la trace, amoindrie certes, d’une règle transcendante.
En établissant une telle analogie, Augustin a un discours qui s’apparente à
celui de la théologie positive : on s’efforce de comprendre Dieu en portant à leur
plus haut point des dénominations ou des réalités humaines (uia eminentiae
selon la classification d’Albinus31). L’utilité de l’existence des pécheurs
s’explique en arguant de l’exemplarité de leur peine, qui dissuade ou corrige les
autres. Ce faisant, Augustin retrouve un lieu commun de la société antique,
repris à leur compte par les philosophes, notamment stoïciens32. Il en appelle
d’ailleurs à une expérience universelle : « Lorsque quelques-uns sont punis,
beaucoup se corrigent. Quel païen, quel juif, quel hérétique n’en a chaque jour
la preuve en sa propre demeure33 ? ».
Et il s’en prend à ces contradicteurs incapables d’inférer l’action divine de
leur pratique quotidienne, alors même, insiste-t-il, que « c’est de l’œuvre de la
divine providence d’où leur vient leur impulsion à imposer la discipline, de sorte
que le châtiment des uns, à supposer qu’ils ne se corrigent pas, soit un exemple
29. Ibid. : « Ex hac igitur ineffabili atque sublimi rerum administratione, quae fit per diui-
nam prouidentiam, quasi transcripta est naturalis lex in animalem rationem, ut in ipsa uitae
huius conuersatione moribusque terrenis homines talium distributionum imagines seruent. »
30. Voir aussi In Ps. 57, 1. Sur ce motif stoïcien (CICÉRON, De leg. II, 4, 10) adopté par les
chrétiens (cf. Rm. 2, 14-15), voir M. SPANNEUT, Le stoïcisme des Pères de l’Église, Paris,
1957, p. 252-254.
31. À savoir négation, analogie, éminence, méthodes qu’on retrouve chez Celse (in
O RIGÈNE, C. Celse, VII, 42), comme l’a montré A.-J. FESTUGIÈRE, op. cit., IV, p. 99-123.
Ph. H OFFMANN (art. cit., p. 362) évoque la présence chez Plotin de ces « discours théo-
logiques » qui nous instruisent sur le Bien, parmi lesquels se trouve la « méthode affirmative
qui s’appuie sur la connaissance des choses qui viennent de lui », qui est celle du Banquet
211c.
32. Voir chez PLATON , dans le mythe eschatologique du Gorgias 525 b-c, la fonction
« paradigmatique » de ceux qui, incurables, subissent ces châtiments dans l’Hadès. Même
utilisation de tels paradeivgmata chez Chrysippe (in P LUTARQUE, De stoic. repugn. 15,
1040C) : « Voilà ce que font les dieux, punissant les méchants pour que les autres, profitant
de ces exemples, se livrent moins à de pareilles entreprises » ; voir aussi SÉNÈQUE, De
clementia 11, 22 : l’un des trois principes qui guident la loi face aux iniuriae est d’« améliorer
les autres par cet exemple » de correction.
33. De Gen. ad litt. XI, 11, 14.
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B. Le discours apophatique
34. Ibid. : « nolunt aduertere sensus suos homines, ex quo opere diuinae prouidentiae in
eos ueniat imponendae commotio disciplinae, ut, si non corriguntur qui puniuntur, eorum
tamen exemplum ceteri metuant. »
35. Comme cela a été souligné, notamment par P. RICŒUR (La métaphore vive, Paris, 1997
(1975), p. 347), le discours analogique se déploie en ayant pour horizon une ontologie de la
participation, que le christianisme ancre dans l’idée de création.
36. Sur ces deux termes, voir P. HADOT , « Apophatisme et théologie négative », in
Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 20022 (1993), p. 239. Sur la distinction chez
Plotin entre la méthode rationnelle de la théologie négative et l’expérience mystique, voir
Ph. HOFFMANN (art. cit., p. 360), qui souligne la portée d’Enn. V, 3, 14, 1-2 (ibid., p. 349) :
Nous pouvons « parler à son sujet » (levgomen peri; aujtou) (c’est-à-dire parler de nos
« affections » relatives à lui), mais nous ne pouvons « dire » l’Un (aujto; legovmen) ; un tel
discours prépare rationnellement l’expérience unitive avec l’Un, d’ordre mystique, ou bien
tente d’en rendre compte après coup.
37. Ce que traduit un certain nombre d’expressions négatives (a[rrhto~, ajpovrrhto~,
ajovrato~, ajnexereuvnhto~, a[fato~).
38. Sur l’Incompréhensibilité de Dieu, I, 293-300, texte cité infra, et I, 264 : « Ses voies ne
peuvent être découvertes, et il serait lui-même compréhensible ? ».
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 153
Mais si pour le poète, en quittant la terre, la justice a laissé ses dernières traces
chez les paysans, l’idéal pour Augustin n’est plus dans l’âge d’or, mais dans
l’idéal transcendant de la justice divine, auquel ces « traces » font aspirer. Préci-
sément, quelle est l’« image » (imago) de cette justice divine, « le vestige issu
du plus haut sommet de l’équité » (uestigium de fastigio summo aequitatis) ?
C’est l’exemple de la dette45 et du contrat, censé montrer que la grâce de Dieu
est juste, même si elle n’est donnée qu’à un petit nombre. En effet, le créancier
ne peut rien exiger de son débiteur, en revanche « on ne saurait taxer d’injustice
celui qui voudrait faire don de ce qui lui est dû46. »
Avec cette image de la dette, Augustin établit une analogie entre les rapports
unissant Dieu et les hommes, et les relations contractuelles existant dans la
société. Un telle image se retrouve dans des œuvres plus tardives, mais sans être
accompagnée d’une réflexion sur la légitimité même de cette analogie47.
Que montre un tel passage d’un discours à l’autre ? Augustin ne renonce pas
totalement à faire accepter et comprendre par son interlocuteur en quoi cette
grâce divine sélective n’est pas pour autant injuste. Mais il ne prétend pas en
rendre compte. Ainsi, affirmer que Dieu sait faire bon usage des pécheurs,
assimilés à des vases vulgaires selon l’image même des Écritures (2 Tim. 2, 20),
est une chose, mais Augustin précise dans un sermon :
« Il sait en faire usage ; celui qui les a créés ne se trompe pas, puisque s’il a pu les
créer, il sait les soumettre à l’ordre : ils ont leur place dans la grande maison.
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44. Voir Trin. XIV, 15, 21 : La notion de justice est présente dans le cœur de l’homme,
même pécheur, de manière « innée » ; quant à ses règles, « où donc sont-elles inscrites sinon
dans le livre de cette lumière qu’on appelle la Vérité ? C’est là qu’est écrite toute loi juste,
c’est de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui accomplit la justice, non qu’elle émigre
en lui, mais elle y pose son empreinte, à la manière d’un sceau qui, d’une bague, passe à la
cire, mais sans quitter son empreinte. » On reconnaît l’image de la phantasia comparée par
Zénon à une « empreinte » (tuvpwsi~) dans l’âme, comme la marque laissée par le sceau dans
la cire.
45. Sur un autre motif afférant à la dette du péché, rachetée par le Christ (In Ps. 21, en. 2,
28, Ser. 296, 2…), voir S. POQUE, « Christus Mercator. Note augustinienne », RSR 48, 1960,
p. 570-571. À propos de la métaphore du « prêt » (creditum) que Sénèque utilise pour
désigner le bienfait (Ben. IV, 12, 1), M. ARMISEN parle de « métaphore cognitive », reposant
sur une « analogie » entre domaine éthique et juridique (« La métaphore et l’abstraction dans
la prose de Sénèque », Sénèque et la prose latine, « Entretiens de la Fondation Hardt », t. 36,
Vandœuvres-Genève, 1991, p. 109-117).
46. De diu. quaest. ad Simpl. I, 2, 16 : « quis non uideat iniquitatis argui neminem posse,
qui quod ei debetur, donare uoluerit ? »
47. C. duas epist. Pelag. II, 7, 13 : « Si quelqu’un a deux débiteurs et veut remettre son dû
à l’un, et l’exiger de l’autre ; il fait don à qui il veut, mais ne lèse personne » (Si autem
quispiam duos habeat debitores, et alteri uelit dimittere debitum, alterum exigere ; cui uult
donat, sed neminem fraudat).
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48. Ser. 15, 3 : « Nouit eis uti Deus : non errat qui creauit : quoniam qui potuit creare,
nouit ordinare : habent in domo magna locum suum. Si autem quaeras a me, quomodo eis
bene utatur Deus : fateor, Dei consilium, sicut homo, explicare non possum (…). Nobis consi-
deratio, admiratio, tremor, exclamatio : quia nulla penetratio. » En revanche, en Conf. IX, 6,
14, il est question de la « douceur » qu’il éprouvait au moment de son baptême, à considérer
la profondeur du dessein divin : « nec satiabar illis diebus dulcitudine mirabili, considerare
altitudinem consilii tui super salutem generis humani. »
49. R. OTTO parle de tremenda maiestas pour qualifier le sentiment qu’inspire le « numi-
neux » (Le sacré, Paris, 1929, p. 145), tel que Jean Chrysostome l’exprime dans son homélie
Sur l’incompréhensibilité divine, I, 199-210. Voir le commentaire de J. DANIÉLOU, dans son
Introduction, S C 28 bis, p. 30 sq. En In Ps. 138, 19, Augustin commente le verset 14
(Confitebor tibi, Domine, quoniam terribiliter mirificatus es) : « cum tremore gaudemus. »
Voir aussi « l’exultation tremblante de saint Augustin » (cf. Psaume 2, 11 : Exultate ei cum
tremore), étudiée par Jean-Louis CHRÉTIEN, Le regard de l’amour, Paris, 2000, p. 55-64.
50. Hom. I, 293-295 (SC 28 bis, p. 127). Sur la distinction entre connaissance de
l’existence (u{parxi~) de Dieu et connaissance de son essence (oujsiva), l’une possible, l’autre
pas, voir déjà PHILON, Post. Caïni 48 (« Nous ne savons pas ce qu’est Dieu, mais nous savons
qu’il est. »), et 168-169.
51. De ord. II, 18, 47 : « ipsum parentem uniuersitatis, cuius nulla scientia est in anima nisi
scire, quomodo eum nesciat. » Outre le souvenir du paradoxe socratique de la docte igno-
rance, Augustin s’inspire sans doute ici de Porphyre, Aphormai 25, 1-2 : « De l’Au-delà de
l’Intellect on dit, selon l’intellection, bien des choses, mais on le contemple par une non
intellection supérieure à l’intellection » (Peri; tou;~ ejpevkeina tou;~ kata; me ;n novhsin
polla; levgetai, qewrei`tai de; ajnohsiva/ kreivttoni nohvsew~) (PORPHYRE, Sentences,
t. 1, éd. dir. L. BRISSON, Paris, 2005, p. 324-325) ; commentant ce passage, J. PÉPIN évoque
un « grand bavardage » pour l’intellection appliquée à l’Un (loc. cit., t. II, p. 566-567), et
rapproche l’ajnohsiva du concept d’« intellect vide ». Ce thème de théologie négative (la
reconnaissance de son incompréhensibilité est la seule manière de comprendre Dieu) se
trouve déjà chez PHILON (Poster. 169).
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C. Le discours métaphorique
1) Rôle de la métaphore
Selon Aristote, les métaphores par analogie sont les plus appréciables57. Les
comparaisons « sont composées de deux termes, comme la métaphore par
analogie58 ». La comparaison (eijkw;n) est une métaphore59, mais moins agréable
qu’elle, car elle est trop longue et n’instruit pas rapidement60. Aristote souligne
encore que pour l’expression, « le plus important de beaucoup, c’est de savoir
faire les métaphores ; car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe
d’une nature bien douée. Bien faire les métaphores, c’est voir le semblable (to;
o{moion qewrei`n)61. » Or, on sait que cette faculté est rapprochée de celle qui
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deposcit, praeterire permittit. » (nous traduisons). En Conf. XI, 28, 38, la célèbre comparaison
de « la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes dont les parties sont toutes
les vies des hommes » avec le canticum, s’achève sur ce constat d’ignorance : « at ego in
tempora dissolui, quorum ordinem nescio » (XI, 29, 39).
56. De uera relig. 22, 42.
57. Rhét. III, 10 1411a 1-2 (que nous citerons dans la traduction de WARTELLE, CUF) :
« Des quatre sortes de métaphores, les plus réputées sont celles qui se fondent sur une
analogie. »
58. Ibid. III, 11, 1412 b 36-1413 a 1 : « le bouclier est la coupe d’Arès. »
59. Ibid. III, 4, 1406 b 20.
60. Ibid. III, 10, 1410 b 17-21. Voir le commentaire de P. RICŒUR , op. cit., p. 38-39.
N’a-t-on pas l’avatar d’une telle préférence dans la critique bien connue que Proust adresse au
« style » de Flaubert : « je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au
style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore » (« À propos du
“style” de Flaubert », in PROUST , Écrits sur l’art, présentation par J. PICON, Paris, 1999,
p. 314) ?
61. Poétique 22, 59 a 5-8 (éd. cit., p. 116-117).
158 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC
62. Rhét. III, 11, 1412 a 11-13 : « Il faut (…) tirer ses métaphores de choses appropriées,
mais non point évidentes, comme, en philosophie, apercevoir des similitudes même entre des
objets fort distants témoigne d’un esprit sagace ».
63. C’est une différence avec Aristote que révèleraient, selon M. MCCALL , les formu-
lations de CICÉRON (De orat. III, 39, 157, passage dont il défend l’authenticité, op. cit., p.
106-11) et de QUINTILIEN , Inst. or. VIII, 6, 8 : « In totum autem metaphora breuior est
similitudo eoque distat quod illa comparatur ei quam uolumus exprimere, haec pro ipsa re
dicitur. » (cf. op. cit., p. 229-231).
64. Voir De diu. quaest. 83, 51, 2.
65. De orat. III, 38, 156 : « Ergo haec tralationes quasi mutuationes sunt, cum quod non
habeas aliunde sumas. » ; ibid. III, 37, 149 : « [uocabula]quae transferuntur et quasi alieno in
loco conlocantur ».
66. Ibid. III, 38, 155 : « Quod enim declarari uix uerbo proprio potest, id tralato cum est
dictum, illustrat id quod intellegi uolumus, eius rei, quam alieno uerbo posuimus,
similitudo. » Au cœur de la métaphore se trouve donc la similitudo. Cicéron énumère ses
fonctions : elle donne plus d’éclat à la matière (clariorem rem), exprime l’idée (sententia)
avec plus de relief (significatur magis), et s’adresse directement à nos sens (ad sensus ipsos
admouetur) (ibid., 29, 157-160).
67. Ibid. III, 29, 160 : « Id accidere credo uel quod ingeni specimen est quiddam transilire
ante pedes positum et alia longe repetita sumere ; uel quod is qui audit alio ducitur cogitatione
neque tamen aberrat, quae maxima est delectatio. » Sur le rapprochement avec Aristote, voir
A. MICHEL , Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron,
« BEC », 34, Louvain-Paris, 20032 (1960), p. 342-344.
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 159
Y a-t-il trace chez Augustin d’une telle inopia justifiant le recours aux
métaphores et aux comparaisons, s’agissant de l’ordre divin, qui est une réalité
intelligible ? Une telle déclaration apparaît au seuil du livre XI du De Trinitate,
pour expliquer la recherche des « traces » (uestigia) de la Trinité dans l’homme
extérieur (res, uisio, intentio) :
« En raison de l’ordre même de notre condition d’êtres mortels et charnels, les
réalités visibles nous sont d’un maniement plus facile et en quelque sorte plus
familier que ne le sont les réalités intelligibles (...). Il faut nous accommoder de
cette infirmité (cuius aegritudini congruendum est) : en conséquence, si nous
nous efforçons de discerner de manière plus accessible les réalités intérieures et
spirituelles et d’y pénétrer plus aisément, c’est aux réalités corporelles et
extérieures qu’il faut emprunter l’exemple des analogies (d o c u m e n t a
similitudinum)68. »
Donc, c’est bien aussi la faiblesse humaine, un état d’inopia réinterprété à la
lumière du péché originel, qui fonde la nécessité de recourir aux similitudines,
amorçant ainsi un mouvement dialectique fondé sur le paradigme déjà rencontré
des uestigia. Ces comparaisons assument donc une fonction spirituelle visant à
élever, et à faciliter la conversion. De même, on est tenté d’étendre à tout
uerbum tralatum ce qu’Augustin dit du sens allégorique de la Bible, dans la
Lettre 55, écrite vers 400, à propos du commandement du sabbat dans le Déca-
logue, qui figurerait l’Esprit Saint, et plus largement au sujet des sacramenta
comme celui de la Pâque – étymologiquement comprise comme transitus.
« La visée de tous ces enseignements qui nous sont glissés en figures (quae nobis
figurate insinuantur), c’est d’une certaine manière d’alimenter et d’attiser le feu
de l’amour, qui, comme une sorte de poids, nous ramène en haut et à l’intérieur,
vers le repos, car elles entraînent et enflamment l’amour plus que si elles se
présentaient dans leur nudité, sans les comparaisons des mystères. De cela, il est
difficile de dire la cause ; mais il en va de telle sorte qu’un message apporté par
une signification allégorique (allegorica significatio) émeut, plaît et est embelli
plus que s’il était dit, dans les termes propres, tout uniment. Je crois que le
mouvement (motus) même de l’âme, aussi longtemps qu’il est encore engagé dans
les affaires terrestres, répugne assez à s’enflammer ; mais s’il est porté vers des
comparaisons tirées des corps (feratur ad similitudines corporales), et de là se
rapporte aux réalités spirituelles figurées par ces comparaisons (illis similitu-
dinibus figurantur), dans cette sorte de passage (transitu) même, il prend vie, et
comme le feu que l’on secoue dans une torche, il s’enflamme, et un amour plus
ardent l’entraîne vers le repos (requies)69. »
68. Trin. XI, 1, 1 (BA 16, trad. P. AGAËSSE) : « Et illo ipso ordine conditionis nostrae quo
mortales atque carnales effecti sumus facilius et quasi familiarius uisibilia quam intelligibilia
pertractamus (…). Cuius aegritudini congruendum est : ut si quando interiora spiritualia acco-
modatius distinguere atque facilius insinuare conamur, de corporalibus exterioribus simili-
tudinum documenta capiamus. »
69. Ep. 55, 21, nous nous inspirons en partie de la traduction de J. PÉPIN, in La Tradition
de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, p. 101 : l’une des fonctions de l’allégorie est
d’exciter le désir. D’après l’Ep. 7, 4, parmi la deuxième sorte d’imagines, celles qui sont
160 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC
76. De ord. I, 1, 1, où l’on trouve une comparaison en forme (« sed hoc pacto, nihil enim
aliud... »).
77. De uera religione 31, 57 : « lex omnium artium et ars omnipotentis artificis ». Voir
G. MADEC, BA 6, note complémentaire 15 : « La Sagesse, art de Dieu. »
78. Voir De diu. quaest. 83, 78.
79. De ord. I, 7, 18.
80. Ciu. Dei XI, 18 : « et ita ordinem saeculorum tamquam pulcherrimum carmen etiam ex
quibusdam quasi antithetis honestaret (…). Sicut ergo ista contraria contrariis opposita
sermonis pulchritudinem reddunt : ita quadam non uerborum, sed rerum eloquentia
contrarium oppositione saeculi pulchritudo componitur. » L’emploi de quasi et de quaedam
introduit une distance dans la comparaison, bien moindre cependant que celle relevée chez
Plotin par J. LAURENT : parlant de l’Un, cet auteur applique la « règle de l’hoion » ; cet oi|on
comparatif (Enn. VI, 8, 7) est « correctif » et « approximatif » (art. cit., p. 71).
81. Ibidem.
162 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC
82. Phil. 1, 7 (= Peri Archôn, IV, 1, 7), cité par M. H ARL , Introduction à Origène,
Philocalie, 1-20, Sur les Écritures, SC 302, p. 62-63 ; et Phil. 1, 29 : « de même que les juge-
ments de Dieu sont “grands et difficiles à expliquer” (…) de même ses Écritures sont grandes
et pleines de pensées secrètes, mystérieuses, difficiles à comprendre. » (p. 213-215). Voir
M. HARL, « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité biblique” », in
Le déchiffrement du sens. Études sur l’herméneutique chrétienne d’Origène à Grégoire de
Nysse, Paris, 1993, p. 107.
83. Ser. 125, 5 : « Tu tantum uide quid uelis esse ; nam quomodo uolueris esse, nouit
artifex ubi te ponat. Pictorem attende. Ponuntur ante ullum uarii colores, et nouit ubi ponat
quemque colorem. Certe peccator niger color esse uoluit ; ideo nescit ordo artificis ubi eum
ponat ? Quanta ordinat de nigro colore ? (…) Facit inde capillos, facit barbam, facit
supercilia. »
84. Cf. PLOTIN, Ennéades, III, 2, 11, 5-6.
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 163
« devant les yeux » du lecteur, au sens où, comme le dit Aristote, des mots qui
« mettent une chose devant les yeux » « signifient cette chose en acte », lui
communiquent l’ejnevrgeia de la vie85, mais aussi l’évidence (ejnavrgeia) de la
représentation visuelle.
Cependant, Augustin poursuit avec un autre champ de comparaison : « Nous
voyons en effet qu’il en va de même selon les lois de ce monde » (Sic enim per
leges istas mundi uidemus hoc fieri). Puis il développe l’exemple du cambrio-
leur (effractor), envoyé par le juge dans les mines où il trouve son ordo comme
metallicus : « De l’ouvrage du tailleur de pierre, combien d’œuvres sont-elles
construites ? Le châtiment de ce condamné produit les ornements de la cité », et
il conclut : « Dieu sait donc où te mettre »86. Il s’agit ici d’un sermon, où se fait
sentir la volonté de recourir à l’exemple des réalités sociales, plus familières à
l’assistance, mais moins nobles. Ainsi, la comparaison du cambrioleur traduit au
plus près la fonction pénale de l’ordre divin ; elle ne rend pas le langage
(diavlekto~) étranger (xevnh), apte à provoquer l’étonnement87. C’est pourquoi
sans doute elle vient en second, comme si elle était moins adéquate, car ne s’y
trouve pas l’élément de beauté qui caractérisait l’image du tableau.
Dans une œuvre au statut et à l’ambition différents, au livre XI de la Cité de
Dieu, on retrouve la comparaison avec la couleur noire qui s’ordonne dans le
tableau. Mais elle vient illustrer « les lois du Dieu juste qui met toutes choses en
bon ordre », « à la manière d’un tableau où la couleur noire est disposée à sa
place »88. Cette fois il est question des lois de Dieu, modèle dont le tableau n’est
que le pâle reflet, mais qui, par sa valeur esthétique, communique à l’homme
quelque chose de la beauté et du mystère de l’ordre divin.
On retrouve dans ces images artistiques l’application de la dialectique
platonicienne, qui part de la beauté sensible, pour s’élever jusqu’à l’idée de
Beau, mais fondée sur la métaphysique chrétienne de la création par un Dieu
artiste. Autrement dit, ces images communiquent un mouvement, elles n’en
85. ARISTOTE, Rhét. III, 11, 1411 b, 24-25 : levgw dh; pro; ojmmavtwn tau`ta poiei`n,
o{sa ejnergou`nta shmaivnei. Il donne comme exemple d’une métaphore qui ne met pas sous
les yeux : « l’homme vertueux est un carré » (III, 11, 1411 b 26).
86. Ser. 125, 5. Cf. De diu. quaest. ad Simpl. I, 2, 18, à propos de l’usage divin des uasa
perditionis : « Sicut enim iudex in homine odit furtum, sed non odit quod datur ad
metallum. » Origène emploie le même motif de la condamnation des hommes les moins
honorables à des travaux dégradants, néanmoins utiles à la cité, pour illustrer comment Dieu
rend « utile » la malice de certains, en faveur de ceux contre qui elle s’exerce (Hom. in Num.
14, 2, 7).
87. A RISTOTE , Rhét. III, 2, 1404 b 10-11, à propos de l’ornement du style, qui est
« changement », écart par rapport au langage courant.
88. Ciu. Dei XI, 23 : « nec mala uoluntas, quia naturae ordinem seruare noluit, ideo iusti
Dei leges omnia bene ordinantis effugit ; quoniam sicut pictura cum colore nigro loco suo
posito, ita uniuersitas rerum, si quis possit intueri, etiam cum peccatoribus pulchra est. »
164 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC
restent pas à l’explication par les realia. Elles font plus qu’illustrer, elles
favorisent la conversion.
D. L’ordre représenté
89. Sur la valeur allégorique de divers éléments qui marquent le déroulement du dialogue,
voir W. HÜBNER, « Der “Ordo” der Realien in Augustins Frühdialog “De Ordine” », RÉAug
33, 1987, p. 23-48. Ainsi l’oratio continua à laquelle se livre Augustin devant la faiblesse
morale et intellectuelle de ses disciples, décrit l’ascension de la raison, sa purification, néces-
saire comme préalable pour comprendre l’ordre du monde (II, 7, 24 : « cum omnes cernerem
studiosissime ac pro suis quemque uiribus Deum quaerere, sed ipsum, de quo agebamus,
ordinem non tenere, quo ad illius ineffabilis maiestatis intellegentiam peruenitur. »), et ibid.
II, 17, 46.
90. De ord. I, 3, 6-8.
91. Comme le résume Licentius en disant que tout cela « ex rerum ordine manat », même
s’il comprend cet enchaînement des causes en le rapportant à la divination (De ord. I, 6, 14).
92. Poétique 50 a 5-6 : suvnqesi~ tw`n pragmavtwn.
93. De ord. I, 8, 25 : « et in omni motu animalium rationis expertium nihil non decorum,
quippe alia ratione desuper omnia moderante, postremo legem ipsam uictoris. »
LES DISCOURS SUR L’ORDRE CHEZ SAINT AUGUSTIN 165
sur le plaisir qu’ils ont retiré de ce spectacle (uoluptas spectaculi), et sur ce que
celui-ci doit aux sens ou à des réalités plus élevées94. En outre, parmi les
conclusions qui en sont tirées on trouve cette question rhétorique : « Où n’y a t-
il pas un reflet de régularité (umbra constantiae) ? Où n’y a t-il pas imitation
(imitatio) de cette beauté très vraie95 ? » Tout cet épisode est ainsi présenté
comme une représentation quasi théâtrale de l’ordre ménagée par la nature,
c’est-à-dire par l’ordre divin lui-même. Par ailleurs, ce motif dramatique sera
ensuite réutilisé comme « comparaison » (simile) au sein du discours sur
l’ordre96.
Une telle mise en abîme est parfois explicitement signalée à l’aide d’images
qui permettent à Augustin d’interpréter le sens des événements : ainsi, le simile
du cours des feuilles sur l’eau, qui ne résiste pas au flux du courant, vient selon
lui « rappeler » (commonere) aux hommes l’ordre des choses (ordo rerum),
auquel on ne saurait longtemps résister97.
CONCLUSION
Ainsi, pour exprimer l’ordre caché, Augustin n’hésite pas à recourir à
différents discours, dont la typologie va de la représentation la plus accessible
(les images sociales et institutionnelles, faisant partie de ce qui a été appelé
discours analogique) à la plus lointaine (le discours apophatique), en passant par
l’écriture qui met en œuvre des métaphores artistiques ou des représentations
mimétiques. Tous témoignent d’une certaine conception de la transcendance
divine. Si l’idée d’un Dieu juge, donc de l’ordre pénal, peut s’illustrer facile-
ment, l’intégration du mal à l’ordre diachronique du saeculum, et plus encore la
grâce divine et la prédestination, semblent moins faciles à expliciter. Quoiqu’il
en soit, tous ces discours s’enracinent dans une ontologie de la participation qui
les légitime : Verbe créateur, Sagesse artiste, autant de visions de Dieu
permettant à l’homme d’accéder quelque peu à son ordre.
Augustin ne renonce donc guère à donner une idée de l’ordre qu’il qualifie de
caché, fût-ce uniquement pour le proclamer comme tel, et même s’il sait que son
dévoilement ne sera qu’eschatologique. Faut-il voir en cela la marque de
94. Ibid. I, 8, 26 : « cur deinde nos ipsa facies aliquantum et praeter altiorem istam
considerationem duceret in uoluptatem spectaculi, quid in nobis esset quod a sensibus remota
multa quaereret, quid rursum, quod ipsorum sensuum inuitatione caperetur. » En De ord. II,
11, 34, c’est la symétrie (donc la ratio) des fenêtres de l’édifice où ils se trouvent qui leur
plaît (delectat), mais sans cette dimension d’action représentant l’ordre même.
95. Ibid. Ce vocabulaire ne renvoie pas seulement à la réalité intelligible de l’ordre
transcendant ses manifestations sensibles, mais aussi à la dimension de « représentation »
poétique.
96. Ibid. II, 4, 11.
97. Ibid. I, 5, 13 : « An non uides (tuo enim simili utar libentius) illa ipsa folia, quae
feruntur uentis, quae undis innatant, resistere aliquantum praecipitanti se flumini et de rerum
ordine homines commonere ? »
166 ANNE-ISABELLE BOUTON-TOUBOULIC
Anne-Isabelle BOUTON-TOUBOULIC
Université de Bordeaux III
CNRS, UMR 8584, Institut d’Études Augustiniennes
RÉSUMÉ : Comment dire un ordre du monde essentiellement caché ? Cet article vise à
montrer qu’Augustin affronte ce paradoxe en déployant quatre types de discours, que nous
avons successivement analysés : analogique, apophatique, métaphorique et mimétique. Ces
discours, qui peuvent être combinés les uns aux autres, expriment avec une intensité variable
la dimension cachée de l’ordre. Ainsi, l’usage rhétorique des images est réinvesti selon l’idée
d’un monde-discours, produit du Verbe divin, qui se laisse décrypter à l’instar du texte
biblique. En outre, chaque discours reflète également une représentation de Dieu.
ABSTRACT : How can we talk about an essentially hidden world order? This paper attempts
to show that Augustine confronts this paradox using four types of discourse, each of which
will be analysed: analogical, apophatic, metaphorical and mimetic. These discourses, which
may be combined with one another, express, more or less, the hidden nature of order. In this
way, the rhetorical use of images follows the idea that the world is a discourse, a product of
the divine Word, which can be interpreted just like biblical texts. Furthermore, each discourse
corresponds to a particular representation of God.