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Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff

ISBN : 978-2-200-62022-6

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Introduction

1 Qu’est-ce que l’aménagement du territoire ?

1. Les origines

1.1 Les conditions historiques

1.2 Après la Première Guerre mondiale : les fondations

2. Une action collective et volontaire

2.1 1945-1975 : l’âge d’or de l’aménagement national du territoire

2.2 Crise et renouveau après 1970

3. Une action sur l’espace et le temps aux objectifs multiples

3.1 Quelle est l’échelle de l’aménagement des territoires ?

3.2 L’aménagement des territoires, une discipline du temps


3.3 Des objectifs multiples

Étude de cas : L’évolution des discours sur l’aménagement du territoire

2 Instruments et méthodes de l’aménagement du territoire

1. La prospective

1.1 L’invention de la prospective

1.2 La prospective réinventée

2. Le droit des sols

2.1 L’émergence des plans de zonage et de l’urbanisme au début du


xxe siècle

2.2 Un plan national d’aménagement du territoire : l’expérience


néerlandaise

2.3 Aménagement du territoire et droit des sols : le cas français

3. Les zonages

3.1 L’exemple du zonage de la politique de la ville

3.2 Le débat sur les zonages

4. L’organisation des pouvoirs en matière d’aménagement du territoire

4.1 Les attendus de la décentralisation

4.2 Une décentralisation progressive

4.3 La réforme permanente de l’action publique décentralisée

Étude de cas : Quels enjeux d’aménagement du territoire


le développement intercommunal révèle-t-il ?
3 Réseaux de transports et de communications et aménagement
du territoire

1. Le rôle des moyens de communication dans l’aménagement

1.1 Transport et développement économique

1.2 La dimension géopolitique des choix d’infrastructure

2. Comment hiérarchiser les investissements ?

2.1 Une planification par mode de transport, des années 1960 aux
années 1990

2.2 Un nouveau contexte infrastructurel, financier et


environnemental depuis 2000

3. La fin des grands travaux ?

3.1 Des coûts toujours minorés ?

3.2 Des bénéfices toujours surévalués ?

3.3 D’un mythe à un autre ? De l’utilité des grandes infrastructures

Étude de cas : L’aménagement numérique du territoire

4 Aménagement du territoire et développement économique

1. Le recul massif de l’interventionnisme public direct

1.1 Créer des pôles de croissance

1.2 Dissuader l’investissement dans les grandes villes : la


décentralisation industrielle

1.3 L’époque des « grands projets modernisateurs »

2. L’aménageur comme pompier


2.1 Les politiques d’urgence

2.2 Un bilan de long terme décevant

3. Le développement local

3.1 La fortune d’une notion

3.2 Le développement local en acte

4. L’aménagement au service de l’économie résidentielle

4.1 La théorie de la base

4.2 Les territoires de l’économie résidentielle

5. L’aménagement au service de l’innovation ?

5.1 La notion de technopôle

5.2 Le soutien à la compétitivité

5.3 Une politique du cadre de vie ?

Étude de cas : Les zones d’activités économiques

5 Villes et aménagement du territoire

1. Paris, un atout pour la France ?

1.1 A-t-on voulu punir ou spécialiser Paris ?

1.2 La compétitivité de la région parisienne : un enjeu national

2. Le projet du Grand Paris

2.1 Un vaste projet de transport collectif

2.2 Une urbanisation densifiée à proximité des axes de transports


collectifs
2.3 Renforcer la locomotive économique francilienne

2.4 L’illusoire pilotage centralisé de la Métropole

3. Faire des grandes villes françaises des métropoles

3.1 L’enjeu des métropoles

3.2 L’héritage des « métropoles d’équilibre »

3.3 Soutenir l’affirmation des métropoles

Étude de cas : Les petites villes, maillons faibles de l’aménagement


du territoire ?

6 Aménagement du territoire et services publics

1. L’aménagement sanitaire du territoire

1.1 La sécurité sociale et la diversité des territoires

1.2 L’offre de soin « de ville » face au libre choix d’installation

1.3 La politique hospitalière montre-t-elle l’exemple ?

2. L’aménagement universitaire du territoire

2.1 La carte universitaire face au boom du nombre d’étudiants

2.2 Réduction de l’accessibilité ou fin du saupoudrage ?

Étude de cas : L’aménagement du plateau de Saclay

7 Réduire les déséquilibres régionaux : Italie, Royaume-Uni,


Allemagne

1. L’Italie, un échec patent

1.1 Un pays de violents contrastes


1.2 La politique pour le Mezzogiorno : 1950-1984

1.3 Un bilan très médiocre

2. Le Royaume-Uni : pour le Nord, un exercice toujours recommencé ?

2.1 Un pays pionnier

2.2 Dans les années 1980 : démantèlement et renouveau

2.3 Vers une nouvelle politique régionale ?

3. L’Allemagne : les défis de l’unité

3.1 Les héritages de la division allemande

3.2 Des investissements considérables pour l’Est

3.3 À l’Est, du nouveau

Étude de cas : Le projet Northern Powerhouse pour le nord


de l’Angleterre

8 L’Union européenne : redistribution ou aménagement ?

1. Question territoriale et construction européenne

1.1 Une émergence progressive

1.2 De la Commission « Delors » à l’objectif tardif de « cohésion


territoriale »

2. Quels leviers d’action pour l’Union européenne ?

2.1 Une compétence formellement limitée

2.2 Des fonds mobilisés importants

2.3 Un zonage des aides


2.4 Les fonds de cohésion en France

3. Un schéma de développement de l’espace communautaire

3.1 Un fondement intellectuel a posteriori

3.2 Un contenu peu consistant

3.3 Quelques effets du SDEC

4. Les effets des politiques de cohésion

4.1 Une européanisation des pratiques

4.2 Une réorientation majeure pour les pays d’Europe centrale et


orientale

Étude de cas : Les effets des politiques de cohésion pour


les « nouveaux » membres de l’Union européenne

9 Aménager et ménager les milieux

1. De la « protection de la nature » à l’anthropocène

1.1 L’aménagement comme protection

1.2 La notion d’anthropocène

1.3 Nouveaux mots d’ordre : développement durable et résilience

2. Aménager pour protéger face aux risques

2.1 Définition du risque

2.2 Prévenir les risques

3. Protéger les milieux

3.1 Les protections intégrales


3.2 Les aires de protections intégrées

3.3 La protection des liens : la trame verte et bleue

3.4 Resserrer l’urbanisation pour préserver les espaces naturels

4. Vers une écologie territoriale

4.1 Le métabolisme territorial

4.2 L’aménagement énergétique du territoire

Étude de cas : Les projets énergétiques locaux

10 Les leçons de grands échecs de l’aménagement du territoire

1. Le délire immobilier espagnol

1.1 Deux décennies de fièvre de la construction

1.2 L’aménagement du territoire a fait augmenter la fièvre

2. La place de l’automobile dans l’aménagement du territoire français

2.1 Le coût social élevé de la dépendance automobile

2.2 Le choix de la banalisation de l’automobile

2.3 Quelles perspectives ?

3. Notre-Dame-des-Landes : un emblème des grands projets inutiles ?

3.1 Un large retentissement médiatique et politique

3.2 Un projet ancien

3.3 Une large concertation

3.4 Les enjeux du débat


Étude de cas : Les autoroutes urbaines à Lyon

Conclusion

Bibliographie

Table des figures


Introduction

L’aménagement du territoire renvoie en France à un imaginaire particulier.


Une vaste entreprise historiographique conduite par Pierre Nora dans les
années 1990 a identifié un certain nombre de « lieux de mémoire » de la
France1. Parmi ces lieux, de très nombreux résonnent avec des
préoccupations de l’aménagement du territoire. Parmi d’autres, on y trouve
« Paris-province », « Le centre et la périphérie », « Nord-Sud », « La
terre ». De plus, l’aménagement du territoire est bien souvent associé à une
période très particulière de l’histoire de France, celle de la présidence du
général de Gaulle (1958-1969). La conjonction d’une croissance
économique et démographique rapide et d’un pouvoir central à la fois
puissant et modernisateur a favorisé une politique d’aménagement
particulièrement active. En moins d’une décennie sont notamment lancées
des « villes nouvelles », des stations balnéaires dans le Languedoc, des
stations de sport d’hiver, des zones industrialo-portuaires et une politique de
soutien aux métropoles de province.
Cet ouvrage se propose de faire un pas de côté par rapport à ces
représentations. En effet, s’il est indéniable que la France a choisi une voie
singulière, il ne semble pas pertinent de souligner à l’excès une exception
française dont on déplorerait par ailleurs la disparition. De nombreuses
questions d’aménagement du territoire (l’équilibre entre les métropoles et
l’ensemble du territoire ; la préservation de la biodiversité ; la réduction des
déséquilibres régionaux ; la place du citoyen dans la décision ; etc.) se
retrouvent en Europe et ailleurs dans le monde. De plus, beaucoup de
politiques françaises sont inspirées par des expériences étrangères ou les ont
inspirées. De plus, il nous semble que le moment très particulier des années
1960 ne doit pas résumer à lui seul l’aménagement du territoire : celui-ci
peut être pratiqué par d’autres acteurs que l’État alors dominant
(notamment l’Union européenne, les collectivités locales mais aussi des
acteurs privés ou associatifs) et il peut être conçu avec d’autres outils et
méthodes.
Par ce choix de mettre en perspective l’aménagement du territoire, cet
ouvrage se distingue de ceux qui visent à faire un état des lieux de
l’aménagement du territoire en France à travers une synthèse actualisée des
politiques passées et présentes2. Il se différencie également de nombreux
essais qui visent à offrir un point de vue ou une lecture particulière sur
l’aménagement du territoire. En effet, cet ouvrage se veut un manuel : il
présente les fondements conceptuels de l’aménagement du territoire et
propose une lecture critique des expériences significatives et marquantes de
l’aménagement du territoire.
L’aménagement du territoire n’est pas une discipline, au même titre que
la géographie, l’économie ou l’histoire. L’aménagement du territoire est une
pratique, qui se fonde sur une appropriation de notions et de méthodes
empruntées à des disciplines très diverses : l’économie, la géographie, la
science politique, les sciences de l’ingénieur, l’écologie, etc. Certaines
disciplines (notamment la géographie) tentent parfois de s’arroger le
monopole de la réflexion sur l’aménagement du territoire, ce qui est un
danger, tant pour l’aménagement du territoire (qui doit également s’appuyer
sur des savoirs multiples) que pour ces disciplines (qui perdraient en
crédibilité puisqu’elles ne seraient pas capables de tenir leur promesse de
« tout dire » et de « tout éclairer » sur l’aménagement du territoire).
La délimitation des contours de l’aménagement du territoire n’a pas fait
l’objet d’une réflexion épistémologique a priori. Le chapitre 1 présente
l’évolution de la notion à partir des discours politiques, administratifs et
savants. Le chapitre 2 vise à en dessiner les contours, non depuis les
discours, mais depuis les pratiques : l’aménagement du territoire se
caractérise par un certain nombre d’outils et de méthodes. L’aménagement
du territoire est ce qu’on en dit et qu’on en fait.
Les chapitres 3 à 6 sont conçus pour éclairer quatre questions
permanentes de l’aménagement du territoire : quelle juste place attribuer
aux villes dans le système territorial ? Comment hiérarchiser les
investissements dans les infrastructures de transport et de communication
en fonction de leurs effets territoriaux ? Comment l’aménagement du
territoire peut-il contribuer ou faciliter le développement économique ?
Enfin, quelle distribution territoriale des services publics faut-il viser ? Ces
chapitres sont conçus selon un double but : donner de la « chair » à ces
sujets par la présentation d’expériences emblématiques et présenter les
principales questions et problématiques actuelles.
Les chapitres 7 et 8 proposent un éclairage européen. Le chapitre 7
présente la manière dont trois pays, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-
Uni, ont envisagé de réduire les déséquilibres régionaux. Le chapitre 8
interroge la capacité de l’Union européenne à mener une politique
d’aménagement du territoire à l’échelle d’un vaste ensemble de 28 pays. À
l’échelle des pays comme de l’Union européenne, l’aménagement du
territoire est un redoutable « testeur » des ambitions en matière de solidarité
et des tentations d’égoïsme territorial.
Les chapitres 9 et 10 ouvrent vers les enjeux de demain. Le chapitre 9
présente le passage progressif de la recherche de l’équilibre entre
« protection » et « développement » qui a longtemps marqué
l’aménagement du territoire à l’ambition d’une écologie territoriale.
L’intensité des enjeux environnementaux, notamment le changement
climatique, recompose les limites que l’on pensait solidement établies entre
« environnement » et « société ». Le chapitre 10 propose de revenir sur de
grands échecs de l’aménagement du territoire, non pour en conspuer les
auteurs, toujours collectifs, mais pour en tirer des leçons pour l’avenir. Cela
conduit, assez logiquement, à une conclusion intitulée « Demain,
l’aménagement du territoire ».
Chapitre 1

Qu’est-ce que l’aménagement


du territoire ?

Objectifs
• Distinguer aménagement du territoire, urbanisme et architecture.
• Appréhender l’aménagement du territoire comme une action sur l’espace et
le temps.
• Comprendre les conditions historiques de l’apparition des politiques
d’aménagement du territoire.

La notion d’« aménagement » connaît des usages fluctuants. Au xixe siècle,


le terme « aménager » est appliqué en France aux forêts puis aux mines.
Aménager une forêt, c’est la gérer dans l’espace et dans le temps, de façon
à l’exploiter sans l’épuiser ; aménager une mine, c’est y conduire tous les
travaux préparatoires à l’extraction du minerai et organiser l’espace dans et
autour de l’exploitation. Au xxe siècle, le terme est appliqué plus largement
au territoire.
Nous proposons ici cette définition : l’aménagement du territoire est une
action collective et volontaire qui vise à organiser de manière harmonieuse
la répartition des populations, des activités et des infrastructures dans
l’espace et dans le temps.
L’aménagement du territoire n’est pas spontané : le territoire ne s’« auto-
organise » pas. Toute société a une inscription territoriale particulière. Elle
est reflet de son économie, de ses croyances et de ses modes de vie. On ne
parle d’aménagement du territoire que pour désigner l’activité qui consiste
à définir, à mettre en œuvre et à évaluer un projet pour un territoire, projet
appuyé sur une vision politique et des savoirs.

1. Les origines
Quand l’aménagement du territoire commence-t-il ? Quelles sont les
premières étapes de son histoire ? La volonté de contrôler le territoire est
très ancienne. N’a-t-on pas créé des bastides, forme de ville nouvelle au
cours des xiiie et xive siècles dans l’actuel sud-ouest de la France ? Plus loin
encore, les fameuses routes romaines ne sont-elles pas le signe d’une
volonté d’unifier culturellement et économiquement l’Empire romain ?
Certes, ces actions avaient une dimension territoriale évidente. Toutefois, à
la différence des politiques contemporaines d’aménagement du territoire,
elles ne reposent pas explicitement sur une vision globale et prospective du
territoire ni sur un appareillage administratif, technique et fiscal pour
contrôler ou orienter l’installation des populations et des activités.

1.1 Les conditions historiques


La longue durée permet de repérer les conditions qui ont permis
l’émergence de la notion d’aménagement du territoire et donc de ne pas
considérer ce dernier comme une absolue nouveauté au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale.
L’aménagement du territoire repose sur la capacité politique lentement
acquise des États. L’État moderne a pour prérogatives essentielles, à partir
du xive siècle, la gestion de l’espace et la mise à disposition d’infrastructures
et d’équipements. La France d’Ancien Régime se présente comme une
juxtaposition d’économies essentiellement locales et une marqueterie de
systèmes juridiques et fiscaux. L’unification juridique, politique et
économique est recherchée. Ensuite, notamment à partir du règne de
Louis XIV, un programme d’infrastructures est mis en œuvre pour unifier le
territoire national. Le canal du Midi, qui relie la Garonne à la Méditerranée,
est inauguré en 1681. Il est un des symboles de cette ambition. La création
de l’école des Ponts-et-Chaussées en 1747, sous le règne de Louis XV,
constitue une étape majeure dans ce souci d’unifier le territoire français
avec la création d’un corps d’ingénieurs dédié à l’équipement du territoire.
Au xixe siècle, canaux puis chemins de fer seront des instruments
déterminants d’affirmation des États-nations en Europe.
L’aménagement du territoire se fonde sur des savoirs de l’espace et de la
société. Pour donner naissance à l’aménagement, il faut donc tout d’abord
passer de l’expérience quotidienne de l’espace à un ensemble de
représentations abstraites. Il faut en d’autres termes « inventer » la notion
de territoire. Une telle construction est très liée aux progrès de la
cartographie. La création de l’Académie des Sciences en 1666 marque alors
un tournant dans les pratiques cartographiques françaises. Au xviiie siècle est
lancée la vaste entreprise de « la » carte de France. Elle est conduite par la
famille Cassini dont les membres se succéderont à la tête de l’observatoire
de Paris jusqu’à la Révolution. Elle permettra de cartographier la France à
l’échelle d’une ligne pour cent toises (1/86 400).
La connaissance du territoire s’appuie également sur la statistique,
étymologiquement la « science de l’État ». L’existence d’une « statistique
nationale » est apparue, à partir des années 1830, comme un des attributs
indispensables des États-nations en voie de constitution, sur le modèle de
l’État français et de son « Bureau de statistique », créé en 1800 puis dissout
en 1812 par Napoléon, et recréé par Louis-Philippe en 1833, connu sous le
nom de « Statistique générale de la France » (SGF) de 1840 à 1940. Les
autres grands États européens se dotent de tels bureaux dans les années
1830 et 1840, notamment sous l’influence de l’habile propagandiste de la
statistique, l’astronome belge Adolphe Quételet (1796-1874). Celui-ci crée
ou stimule non seulement les statistiques nationales, mais aussi les réseaux
scientifiques internationaux de statistiques, avec l’organisation, à partir de
1853, de réguliers « Congrès internationaux de statistique ». À partir des
années 1920 et 1930, les instituts statistiques nationaux suivent plus
attentivement le fonctionnement marchand de l’économie et développent la
méthode des sondages et la comptabilité nationale. Une intervention plus
grande de l’État dans l’économie implique une connaissance plus fine du
marché.
L’idée d’aménagement présuppose enfin que l’on puisse agir sur la
société par l’intermédiaire d’une transformation raisonnée du territoire au
moyen d’infrastructures et d’équipements. Cette mise en correspondance
s’opère dans une large mesure au xviiie siècle. Aux yeux des élites éclairées
des Lumières, promouvoir les échanges, c’est aussi faire reculer les
préjugés. Le relief, le climat, mais aussi les caractéristiques des
établissements humains, villes, bourgs et villages, ont une incidence directe
sur l’état physique et moral des populations. Aussi, des interventions de
plus en plus globales sur l’espace sont-elles pensées afin de régénérer le
corps social en améliorant son cadre de vie. Les projets architecturaux
d’Étienne-Louis Boullée ou de Claude-Nicolas Ledoux en témoignent.
L’aménagement du territoire apparaît ainsi comme le résultat de l’histoire
longue de la « rationalisation » de l’action publique. Cette rationalisation
est pensée, depuis les travaux du sociologue allemand Max Weber (1863-
1920), comme un attribut des États modernes. Cette rationalisation est
souvent résumée en quelques traits : anonymisation et standardisation de la
gestion du monde social, développement de bureaucraties, rôle croissant des
techniciens et des ingénieurs.

1.2 Après la Première Guerre mondiale :


les fondations
Les fondements intellectuels et pratiques de l’aménagement du territoire
sont posés entre les deux guerres mondiales, entre 1920 et 1940, en Europe
et en Amérique du Nord.
Sous la présidence de Franklin Roosevelt, aux États-Unis, se met en
place en 1933 le New Deal. Ce plan vise à relancer, par des investissements
de l’État, une activité économique réduite après le krach boursier de 1929.
Dans ce cadre, la Tennessee Valley Authority est créée. La vallée du
Tennessee est alors marquée par un très fort taux de chômage, une
agriculture peu productive et une exploitation forestière trop intensive.
L’agence est chargée d’aider à un développement global de la vallée à
travers la production d’électricité, l’implantation d’usines très
consommatrices d’électricité comme l’industrie de l’aluminium, la
transformation de l’agriculture, la reforestation. Cet exemple réussi
d’aménagement régional a été une source d’inspiration puissante pour
l’Europe.
Au cours des années 1920, au sein de l’URSS, une activité intellectuelle
importante est consacrée à la recherche de la distribution territoriale la plus
« rationnelle » de la production industrielle pour le développement du pays
et le bien-être de sa population. Toutefois, le primat de la dimension
économique de la planification et le cadre totalitaire de sa mise en œuvre à
partir des années 1930 conduiront à un échec dramatique.
Au Royaume-Uni est publié en 1940 un rapport essentiel pour définir les
objectifs de l’aménagement du territoire : le rapport de la commission
présidée par Sir Anderson Montague-Barlowe sur la distribution
géographique de la population industrielle. La crise économique des années
1930 touche très fortement les régions anciennement industrialisées du nord
de l’Angleterre et de l’Écosse. Au contraire, dans les Midlands et le sud de
l’Angleterre, en particulier autour de Londres, la croissance économique
reste importante. Selon ce rapport, les industries du xixe siècle (chantiers
navals, coton, fer, charbon et acier) sont très dépendantes de l’accès à
l’énergie et aux matières premières. Au xxe siècle, les industries nouvelles
(automobile, aéronautique, électronique, pharmacie, agro-alimentaire) sont
moins dépendantes de ces facteurs. Elles privilégient des lieux qui facilitent
l’accès au marché et sont dotés d’une main-d’œuvre diversifiée et
spécialisée. Les régions d’industries nouvelles captent alors l’essentiel de la
croissance de l’emploi : la région de Londres compte un cinquième des
emplois britanniques en 1923 et capte les deux cinquièmes de la création
d’emplois en Grande-Bretagne entre 1923 et 1937.
Le rapport dresse les avantages mais aussi les inconvénients de cette
concentration de la population : congestion, baisse de la qualité de vie et de
la santé, cherté des logements. Il appelle donc à une politique volontariste
de contrôle des implantations industrielles pour rééquilibrer le territoire.
Cet ensemble de réflexions, d’écrits et d’expériences conduit à la mise en
place de politiques d’aménagement du territoire après 1945 en Europe.

2. Une action collective et volontaire


2.1 1945-1975 : l’âge d’or
de l’aménagement national du territoire
Après 1945, l’État providence s’affirme en Amérique du Nord et en Europe
de l’Ouest. Le rôle de l’État s’accroît avec la mise en place de systèmes de
sécurité sociale pour la santé, le chômage ou la retraite, l’élargissement de
l’offre publique d’éducation, l’immixtion plus forte de l’État dans de
nombreux secteurs économiques (transport, énergie, logement).
L’aménagement du territoire est le volet « spatial » de l’État providence :
par la planification territoriale des équipements, des infrastructures et du
développement économique, on vise à une plus grande égalité d’accès dans
tout le territoire aux « ressources » économiques, sociales et culturelles
dans tout le territoire.
Tous les pays d’Europe de l’Ouest mettent en place une administration de
l’aménagement du territoire selon les modalités suivantes :
– une ou plusieurs structures, souvent relativement légères en personnel,
chargées d’élaborer les politiques d’aménagement du territoire et d’inciter
les diverses administrations (des transports, de la culture, de
l’enseignement, etc.) à s’organiser de manière compatible avec les objectifs
d’aménagement du territoire. Cette structure est souvent relativement
ouverte au monde universitaire (géographes, économistes et sociologues
notamment) et au monde économique ;
– un ensemble de dispositifs administratifs pour contrôler le
développement (permis de construire, autorisations spécifiques pour
certaines activités économiques, etc.) ;
– des fonds et aides spécifiques pour des investissements publics ou
privés dans certaines parties du territoire.
La place de l’échelon national est souvent importante, mais variable.
Modérée en Allemagne de l’Ouest, du fait de son caractère fédéral, elle est
puissante en Grande-Bretagne ou en France.

• FOCUS : En France, l’action centrale de la DATAR


En 1950, Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme,
prononce au Conseil des Ministres une communication Pour un plan national
d’aménagement du territoire. En 1955 sont créés les premiers dispositifs pour limiter
le développement et l’installation des entreprises en région parisienne. Un
mouvement de décentralisation culturelle se met en place avec les centres
dramatiques nationaux. Il sera amplifié dans les années 1960 et avec la création des
Maisons de la Culture par André Malraux, ministre de la Culture du général de
Gaulle.
En 1963, la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action régionale (DATAR)
est créée. Elle est directement rattachée au Premier ministre. Petite administration
de mission, composée d’une centaine de personnes, elle a pour objet de peser sur
les actions des différents ministères pour que leurs politiques soient compatibles
avec un développement plus équilibré du territoire. La DATAR est dirigée par des
personnalités emblématiques : Olivier Guichard entre 1963 et 1968 et Jérôme Monod
de 1968 à 1975. Elle est devenue le symbole d’une ambition nationale pour
l’aménagement du territoire. Au cours des années 1960, sont lancées de très
nombreuses opérations d’aménagement : création des villes nouvelles autour de
Paris, Lille et Lyon ; création de grandes zones industrialo-portuaires à Fos-sur-Mer
et à Dunkerque ; plan « Racine » pour le développement touristique du littoral
languedocien ; décentralisation industrielle ; création des premiers parcs nationaux ;
politique des « métropoles d’équilibre » pour développer les grandes villes de
province et contrebalancer le poids de Paris.
Au cours des années 1970, ces grandes opérations sont mises en œuvre mais l’élan
s’essouffle progressivement, notamment à partir de la décentralisation des années
1980.
La DATAR, devenue Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à
l’Attractivité régionale, disparaît en 2014 pour être fusionnée dans le Commissariat
général à l’égalité des territoires (CGET).

2.2 Crise et renouveau après 1970


L’aménagement du territoire est progressivement remis en cause à partir des
années 1970 dans la plupart des pays européens. Des critiques de
« gauche » naissent. Pour beaucoup, l’intérêt général que l’aménagement du
territoire est censé poursuivre est d’abord l’intérêt des classes dominantes.
Les savoirs techniques qui justifient les autoroutes et les grandes
infrastructures ne sont pas neutres. Certaines décisions prises au nom de
l’aménagement du territoire (création d’aéroports, de centrales nucléaires,
de stations touristiques) sont critiquées au nom de leurs effets sur
l’environnement, de leurs désagréments pour les riverains, etc. Une critique
de « droite » se fait également jour. Elle met en doute le bien-fondé du rôle
de l’État et de ses fonctionnaires pour définir l’organisation territoriale la
plus efficace et la plus satisfaisante pour les populations.
Par ailleurs, le cadre national pour le pilotage de l’aménagement du
territoire paraît moins justifié. Avec l’internationalisation croissante des
systèmes productifs, la capacité de pilotage national des investissements
économiques ne peut que décliner. Toutefois, l’aménagement des territoires
va conserver une place importante – sinon renforcée – à partir des années
1980 pour trois raisons majeures :
– les politiques publiques sont très souvent organisées de manière
sectorielle : transport, éducation, culture, etc. Une politique territoriale
permet de mieux coordonner ces interventions sectorielles et de réduire les
éventuelles incohérences ;
– de nombreux problèmes publics ont une forte implication territoriale :
la ségrégation résidentielle et scolaire, la protection de la biodiversité, etc.
Leur résolution ne peut se passer d’une politique d’aménagement ;
– l’aménagement territorial a une dimension géopolitique toujours forte.
Il est un des éléments de la cohésion des États-nations et de l’affirmation
des nouveaux ensembles supranationaux comme l’Union européenne.
Après 1980, la place de l’État dans l’aménagement du territoire va se
réduire progressivement, au profit de la montée en puissance des
collectivités locales et de l’Union européenne.

3. Une action sur l’espace et le temps


aux objectifs multiples

3.1 Quelle est l’échelle de l’aménagement


des territoires ?
Par commodité, comme par convention, sont souvent distinguées selon
l’échelle de leur intervention :
– l’échelle de l’architecture qui est celle du bâtiment ;
– l’échelle de l’urbanisme (ou de l’aménagement urbain), qui est celle du
quartier ou de la ville ;
– l’échelle de l’aménagement des territoires, qui est celle de la région, de
l’État ou d’un ensemble d’État.
Dans cet ouvrage, nous nous intéresserons principalement à l’échelle
régionale, nationale et internationale.
Selon les échelles, les compétences mobilisées sont différentes. S’il est
assez rare qu’un spécialiste de l’aménagement du territoire se proclame
architecte (le bâtiment aurait de nombreuses malfaçons !), l’inverse se
produit parfois, ce qui est souvent aussi grave (même si c’est moins
immédiatement visible). En effet, l’aménagement du territoire mobilise un
certain nombre de savoirs théoriques (sur l’économie locale,
l’environnement, la géographie, les transports, la science politique) et de
savoirs pratiques (sur la représentation imagée d’un projet, la manière
d’organiser la prise de décision) qu’il faut maîtriser, ou au moins,
reconnaître. En effet, l’aménagement n’est pas un art solitaire et si parfois
un nom ressort à propos d’une politique, celle-ci ne peut être qu’œuvre
collective.

3.2 L’aménagement des territoires,


une discipline du temps
« Les constructions territoriales sont avant tout du temps consolidé » disait
Marcel Roncayolo1. Si l’aménagement des territoires est une action sur
l’espace, c’est aussi une discipline du temps.
La prise en compte des temps de la vie quotidienne est une dimension
incontournable de l’aménagement du territoire. Le temps de travail au cours
de la vie a diminué considérablement. Alors qu’en 1900, pour la très grande
majorité des citoyens, le travail et le sommeil occupaient 70 % du temps de
la vie, ils n’occupent plus que 40 % aujourd’hui. Tout ceci change
considérablement la géographie des lieux de vacance, des résidences
secondaires, les stratégies résidentielles au moment de la retraite venue…
L’organisation temporelle des activités est tout aussi importante que leur
distribution spatiale pour la vie d’un territoire.
L’aménagement doit aussi prendre en compte les temps des sociétés et de
l’économie. Toute politique territoriale va concerner d’autres générations,
donc une autre société et une autre économie.
L’aménagement du territoire prend du temps. Aménager les territoires,
cela ne consiste pas à dessiner un futur idéal et à attendre la réalisation de
ce dessein par la mise en œuvre coordonnée de différentes actions. La mise
en œuvre des projets est souvent liée à de nombreux changements liés à des
mutations de tout ordre, politique, économique ou technologique. Par
ailleurs, les territoires vivent pendant leur transformation, la réalisation de
routes, de ponts, la reconstitution de zones de biodiversité. L’aménagement,
c’est aussi la gestion des transitions dans les territoires.

3.3 Des objectifs multiples


Tout aménageur du territoire considère que le marché « pur et parfait »
n’existe pas. En l’absence de régulation, le marché produit des
déséquilibres (concentration excessive dans les agglomérations,
concurrence pour l’espace nuisible à la préservation de
l’environnement, etc.) qui appellent une correction.
Les objectifs poursuivis par l’aménagement du territoire sont très
nombreux : le développement économique, la protection des paysages, la
mise en valeur de la biodiversité, l’accès plus égalitaire au savoir et à la
culture, une meilleure maîtrise de la dépense publique, etc.
L’aménagement du territoire consiste à trouver un équilibre entre des
objectifs souvent peu conciliables. Les conflits d’échelles sont nombreux.
Le développement d’infrastructures de transport rapide entre le centre des
plus grandes agglomérations peut nuire à leurs banlieues séparées par de
multiples autoroutes et voies ferrées… Des oppositions sur la hiérarchie et
la temporalité des priorités peuvent également émerger. Une des figures
« classiques » de ce conflit de priorité porte sur la protection de
l’environnement et l’économie. Mais ce conflit peut parfois être plus subtil :
en matière de résorption des difficultés économiques d’une région, faut-il
viser d’abord une amélioration de la productivité (grâce à des
investissements technologiques, une formation plus adaptée) ou une baisse
rapide du chômage (par une réduction du coût du travail et une volonté
« attrape-tout » d’attirer des entreprises) ? Si les deux ne sont –
heureusement – pas totalement incompatibles, le dosage des priorités
conduit à des choix politiques différents.
Autre exemple : faut-il viser un renforcement des universités à l’échelle
internationale par la création de grands pôles ou, au contraire, faciliter
l’accès du plus grand nombre à des formations universitaires par une
multiplication de petites universités ? On pourrait également faciliter la
mobilité vers les plus grandes villes universitaires et y développer les
logements étudiants, mais, alors, ne risque-t-on pas d’affaiblir les villes
moyennes ?
Des conflits de valeurs peuvent également émerger. La validité d’un
objectif (par exemple la « croissance économique ») peut être rejetée par les
tenants de la décroissance (qui s’appuient sur le fait que le bonheur d’une
société n’est pas lié à son développement technique ou économique). D’un
autre point de vue, le « principe de précaution » qui veut qu’un procédé
technique nouveau (par exemple l’exploitation du gaz de schiste) ne puisse
être mis en œuvre qu’une fois évalués ses impacts potentiels sur
l’environnement, est considéré comme de l’obscurantisme par certains.
L’aménagement des territoires repose sur de nombreuses inconnues,
notamment parce que sa mise en œuvre s’appuie sur des réalités humaines
difficiles à anticiper. Reprenons l’exemple des universités. Si le choix est
fait d’une distribution fine des établissements universitaires dans le
territoire, comment être sûr que certains étudiants ne seront pas prêts à faire
des sacrifices financiers importants (eux ou leur famille) pour aller quand
même vers les universités des grandes villes, parce qu’elles sont plus
connues ou tout simplement parce que la vie des grandes villes les
attire davantage ? Et dans une ou deux générations, les étudiants ne
pourraient-ils pas préférer étudier dans un autre pays, parce que la
mondialisation impose de réfléchir autrement aux formations ?
La définition d’une politique d’aménagement ne consiste pas à trouver
une « conciliation » entre des objectifs : certaines contradictions sont
indépassables. Elle consiste à faire des choix et à établir des priorités.

Synthèse
• L’aménagement du territoire est rendu possible par l’histoire longue de la
constitution des États modernes et de l’élaboration de savoirs sur l’espace
et la société.
• L’aménagement du territoire s’épanouit dans un cadre national après la
Seconde Guerre mondiale, comme volet spatial de l’État-providence.
• Après 1975, l’échelle nationale perd sa centralité. L’aménagement du
territoire se réinvente, avec un poids renforcé des collectivités locales.

Étude de cas :
L’évolution des discours
sur l’aménagement du territoire
Document 1 : Eugène Claudius-Petit, Pour un plan national d’aménagement
du territoire, ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (1950)
Cette communication d’E. Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction
et de l’Urbanisme de 1948 à 1952, a été faite en conseil des Ministres,
puis publiée sous la forme d’une brochure.
« L’Aménagement du Territoire ne doit pas être confondu avec les
problèmes auxquels cependant, il n’est pas étranger. Ce n’est pas un plan
de production et d’équipement, comme l’est par exemple le Plan Monnet,
tendant à prévoir le total des grands produits qui peuvent être fournis par
les entreprises nationales. C’est également autre chose et plus que
l’Urbanisme au sens déjà traditionnel du mot ; c’est-à-dire autre chose
qu’une collection, qu’une série de plans détaillés d’aménagement et
d’extension des agglomérations, avec l’indication des rues, des squares,
des espaces libres, des quartiers résidentiels ou industriels, etc. […]
En gros, l’Aménagement du Territoire, c’est la recherche dans le cadre
géographique de la France, d’une meilleure répartition des hommes, en
fonction des ressources naturelles et des activités économiques. Cette
recherche est faite dans la constante préoccupation de donner aux
hommes de meilleures conditions d’habitat, de travail, de plus grandes
facilités de loisir et de culture. Cette recherche n’est donc pas faite à des
fins strictement économiques, mais bien davantage pour le bien-être et
l’épanouissement de la population. […]
La création d’équipements de vastes dimensions entraîne de véritables
transferts de population, et, par suite, des modifications profondes dans la
répartition de l’habitat. C’est Renault ou Citroën attirant à Paris et dans
sa banlieue des dizaines de milliers de familles, ce qui implique, en
contrepartie, la désertion d’ateliers et de fermes dans de lointaines
provinces : c’est Michelin retenant à Clermont-Ferrand le quart, peut-
être, de la population de cette ville […]. »

Document 2 : Discours de Cécile Duflot, ministre de l’Égalité des territoires


et du Logement, le 22 février 2013 à Vesoul
« Les choses sont claires, pour remettre en marche la fabrique de
l’égalité, l’aménagement du territoire doit redevenir une priorité […]. La
crise que nous traversons est particulièrement violente, mais toutes les
régions, tous les territoires ne la subissent pas de la même manière […]
Tout républicain doit désormais savoir que la protection de
l’environnement trouvera bientôt sa juste place dans le panthéon des
valeurs cardinales, car le souci nouveau accordé aux écosystèmes n’est
qu’une reformulation plus radicale peut-être du primat de l’intérêt
général, dont celui des générations futures, sur les intérêts privés […].
On entend pourtant des voix ici et là qui s’élèvent au nom d’une
prétendue modernité, demandent qu’on laisse faire le marché. Elles nous
disent que seules de grandes métropoles pourront tenir leur place dans la
mondialisation et qu’il est illusoire et dangereux de chercher à explorer
d’autres voies que celle du laisser-faire territorial. Cette vision s’appuie
de mon point de vue sur une erreur économique et un contresens
historique. L’erreur économique c’est de croire, à rebours de toute réalité,
que l’égalité est un obstacle à l’efficacité économique, alors que dans
notre histoire, elle a été l’une de ses conditions. Toute l’histoire de la
gauche, et au-delà de la République, a été jalonnée par le combat pour
l’amélioration continue des droits sociaux et l’amélioration de la
condition des individus. Or il s’avère que le socle de droits élémentaires,
l’accès à la santé, à l’éducation, au logement sont des facteurs
indéniables de développement.
Alors qu’allons-nous mettre en œuvre ? […] Tout d’abord, la politique
d’égalité des territoires se doit d’être corrélée et véhiculée dans son esprit
comme dans ses dispositions concrètes dans l’Acte III de la
décentralisation. […] Dans un second temps, une loi pour l’égalité des
territoires permettra d’engager une réforme de l’ensemble des outils de la
politique d’aménagement du territoire pour répondre aux objectifs du
gouvernement. [il s’agit] d’une concentration des moyens de l’État et des
aides publiques sur les territoires meurtris : zones rurales, quartiers de la
politique de la ville, zones périurbaines, villes petites et moyennes.
Faire France ensemble. Quel objectif plus noble pour une nation basée
non sur la fiction de la race mais sur le principe de communauté
citoyenne que de se perpétuer par la redéfinition collective d’un pacte
rassembleur ? Voilà le projet de l’égalité des territoires, voilà la naissance
d’une politique. »
Source : www.territoires.gouv.fr

Commentaire
• Trois points communs apparaissent à la lecture de ces deux textes :
– Dans les deux textes, l’aménagement du territoire s’enracine dans
un projet politique, le projet d’une République qui assure à chacun
de ses membres, une égalité des droits.
– Les deux ministres s’opposent au fonctionnement « spontané » du
marché, qui conduit à de trop fortes concentrations urbaines ou à
une désertification de certaines parties du territoire national.
Implicitement, Eugène Claudius-Petit exprime la crainte que la
poursuite d’objectifs uniquement économiques par le Plan ne
renforce les inégalités territoriales.
– Enfin, l’aménagement du territoire apparaît comme un outil pour
rendre plus efficientes les politiques publiques. Eugène Claudius-
Petit appelle de ses vœux une action territoriale permettant de
mieux satisfaire le bien-être des populations. Cécile Duflot voit dans
l’aménagement du territoire, le complément indispensable des
investissements réalisés dans les services publics.
• Pour autant, à plus de six décennies d’intervalle, les changements sont
majeurs et très visibles :
– Eugène Claudius-Petit appelle à un aménagement du territoire qui
soit capable d’orienter la localisation des investissements
industriels. Rien de tel dans le discours de Cécile Duflot : il s’agit
maintenant de concentrer les moyens d’intervention de l’État vers
les territoires « fragiles » afin de les mettre en capacité d’attirer les
entreprises. L’aménagement du territoire est passé d’une politique
d’orientation des stratégies territoriales des entreprises à une
politique de création de cadres « accueillants » pour les entreprises
dans les territoires qu’elles délaissent.
– Les préoccupations environnementales ne sont pas absentes dans
le discours d’Eugène Claudius-Petit (qui évoque les ressources
naturelles). Elles sont plus fortement affirmées dans le discours de
Cécile Duflot.
– Eugène Claudius-Petit affirme le rôle de l’État, dont il attend qu’il soit
capable d’encadrer les actions des collectivités locales en matière
d’urbanisme grâce à un plan national (qui ne verra jamais le jour tel
qu’il est proposé ici). Le discours de Cécile Duflot définit une
fonction uniquement correctrice de l’État dans une décentralisation
qu’elle souhaite approfondir.
Chapitre 2

Instruments et méthodes
de l’aménagement du territoire

Objectifs
• Distinguer quatre types d’instrument : la prospective, le droit, la
territorialisation des investissements, notamment à travers les zonages, et
l’organisation des acteurs.
• Comprendre comment ces instruments peuvent se combiner.

L’aménagement du territoire vise à une répartition harmonieuse des


populations, des activités et des réseaux dans l’espace. Quels sont les
moyens dont il dispose pour atteindre cet objectif ?
Les politiques d’aménagement du territoire peuvent s’appuyer sur
plusieurs types d’outils :
– des visions partagées du territoire futur ;
– une répartition territoriale des ressources (soit sous la forme
d’investissements localisés, soit sous la forme d’aides « conditionnées » à
des acteurs ou des projets) ;
– une réglementation de l’usage des sols ;
– une organisation particulière des acteurs (parce qu’on attend des effets
liés à une échelle ou un agencement particulier des acteurs).
Ce chapitre propose de présenter un panorama de ces outils et de leurs
usages possibles.

1. La prospective
L’aménagement du territoire ne peut pas se concevoir sans un discours sur
le futur. La prospective est un de ces types de discours.

1.1 L’invention de la prospective


La prospective est née formellement dans les années 1950 sous la plume
d’un philosophe engagé dans l’action, Gaston Berger. Il était notamment
directeur général de l’enseignement supérieur. La prospective va se diffuser
rapidement, d’abord au Commissariat général au Plan, institution alors
chargée de réfléchir au développement économique de la France et aux
investissements à réaliser pour le favoriser.
La prospective prend son essor dans les années 1960. Les années 1960 et
1970 sont alors marquées par deux travaux au large retentissement : le
« rapport 85 », qui donne une vision de la société française à l’horizon de
1985, puis le « scénario de l’inacceptable » de la DATAR en 1971. Ce
dernier scénario visait à montrer l’inacceptable sous la forme d’une
tendance à une urbanisation concentrée dans une partie assez restreinte du
pays… qui s’est au final avérée plus rapide que prévu, ce qui montre que
l’on a parfois du mal à imaginer ce que l’on pense être le « pire » ! La carte
du scénario sert la démonstration. Elle vise à susciter l’intervention forte de
l’État en faveur des territoires blancs de la carte : ceux dont on craint qu’ils
puissent devenir « vides ».
Figure 2.1 : Le scénario de l’inacceptable

Source : DATAR, 1971, Une image de la France en l’an 2000, le scénario


de l’inacceptable.

Ce document produit par la DATAR en 1971 met en avant deux transformations


envisagées du territoire français. La première est la concentration de la population
dans quelques régions, principalement autour des grandes villes et des vallées du
Rhin, du Rhône, de la Loire, de la Garonne et de la Seine.
La seconde est la consolidation de « régions urbaines » avec des relations plus
étroites entre des villes moyennes et les métropoles et une dépendance renforcée
de ces villes moyennes vis-à-vis des métropoles. Ces deux tendances ont
effectivement marqué le territoire français depuis les années 1970. Le déclin relatif
du Nord-Pas-de-Calais et de la Lorraine a été peu anticipé dans ce travail, tout
comme le développement économique de la Bretagne. Par ailleurs, une
« renaissance rurale », non généralisée mais perceptible dans certaines régions dès
la fin des années 1970, n’a pas non plus été anticipée.
1.2 La prospective réinventée
Autour des années 2000, la DATAR lance un nouvel exercice de
prospective. Elle développe quatre scénarios pour la France de 2020, dans
lesquels la variable déterminante est le mode d’action publique dominant
les cadres territoriaux :
– Un premier scénario, celui de « l’archipel éclaté », est caractérisé par
un territoire où s’opposent des villes dynamiques, économiquement
performantes et internationalement compétitives et des territoires
marginalisés.
– Un deuxième scénario, celui du « centralisme rénové », met en scène
un État légitimé dans sa volonté de conserver un rôle prééminent au nom
des enjeux de solidarité nationale, de cohésion territoriale, voire de
protection environnementale dans un contexte d’intégration européenne
mesurée…
– Un troisième scénario, « le local différencié », présente l’image d’un
territoire où les initiatives créatrices de valeurs économiques et socio-
culturelles se sont multipliées aux échelons décentralisés. Cela donne forme
à de très nombreuses entités hétérogènes tissant entre elles des liens de
coopération sur des projets thématiques.
– Le dernier scénario, « le polycentrisme maillé », mise sur la
recomposition des territoires et la redéfinition des missions de la puissance
publique. La DATAR fait le choix d’un « polycentrisme maillé ». Il repose
sur la recomposition des territoires, parce qu’il conjugue les trois impératifs
du développement durable que sont la solidarité et la cohésion sociale, la
performance économique et la préservation des grands équilibres
environnementaux. Ce scénario est en phase avec les réformes alors portées
en faveur du développement des démarches participatives et de la
promotion de nouvelles échelles de gestion locale (regroupements de
communes à l’échelle d’agglomération, en zone urbaine, et de pays, en zone
rurale).
La dernière tentative nationale de scénario prospectif s’intitule Territoires
2040. Initié en 2009, Ce travail a réuni entre 200 et 300 experts pendant
trois ans. Chaque scénario ne devait pas être « noir » ou « rose » mais
devait illustrer des tensions ou des contradictions entre des évolutions
indépendantes. « Le fait est que cette fois-ci, une grande opération nationale
de prospective territoriale n’ait pas accouché de scénarios-cadres, forcément
simplificateurs, est une preuve de maturité et de lucidité : maturité de la part
des acteurs qui n’ont plus besoin d’un horizon unique que de chemins
éclairés, et lucidité de la part de ceux qui s’efforcent de contribuer à cet
éclairage, et qui ont préféré l’exploration de la complexité à la convergence
sur des messages emblématiques1. »
Ce travail de prospective a porté sur sept sujets : les espaces
métropolitains dans la mondialisation, les systèmes métropolitains intégrés
et leur impact sur le développement régional, les portes d’entrées de la
France et les systèmes de flux, les espaces de la dynamique industrielle, les
villes intermédiaires dans leur espace de proximité, les espaces à base
économique résidentielle et touristique, enfin, les espaces de faible densité.
Ce travail vise à qualifier ces espaces et leurs modes de transformation.

Entretien avec Stéphane Cordobès, responsable de la prospective


et des études au Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET)

Stéphane Cordobès a notamment piloté l’exercice


prospectif Territoires 2040, mené entre 2009 et 2012.
Pourquoi faire de la prospective ?
Il faut se défaire d’une illusion : la prospective ne cherche pas à
guider fermement l’action publique par la production d’une image
souhaitable d’un futur. Les décisions publiques ne peuvent être
prises en fonction de ce seul travail, fût-il pertinent et brillant. Par
ailleurs, il n’existe nul guide unique pour organiser le futur :
l’État n’a pas cette capacité ni ce rôle. La prospective, cela sert
d’abord à susciter des controverses, bousculer les représentations
habituelles des territoires et de l’action publique.
Sur quelles thématiques les travaux menés ont-ils bousculé les
représentations habituelles ?
Sur de nombreuses thématiques ! En voici une illustration. Dans
Territoires 2040, l’urbain n’est plus vu comme un type de
territoire – traditionnellement les villes et leur arrière-pays – mais
comme une dimension qui marque de son empreinte l’espace
national dans son ensemble. L’urbanisation n’est pas vue
seulement comme un phénomène d’étalement et d’artificialisation
autour des villes et entre elles, mais un processus de
transformation de l’espace, un fait social total qui bouleverse
notre manière d’habiter. D’un point de vue culturel, c’est la
reconnaissance d’une société devenue urbaine par les pratiques,
les besoins, les aspirations, les idées de ses habitants. D’un point
de vue spatial, c’est la prise en compte des mobilités, des
échanges, des flux et de l’essor du numérique, autrement dit
l’avènement des réseaux et la logique réticulaire qu’ils incarnent.
En termes d’action publique, cela perturbe les débats sur la
représentation politique des territoires ruraux par rapport aux
territoires urbains et sur les limites entre les deux : notre travail
incite à penser leur complémentarité et à différencier des
« gradients d’urbanité ».
Comment fait-on de la prospective ?
En ouvrant largement la réflexion, notamment aux scientifiques.
Les universitaires peuvent prendre de la hauteur, favorisent la
formulation de nouvelles problématiques. Plus prosaïquement, ils
sont aussi plus détachés des jeux politiciens et des luttes
d’influence internes à l’administration… La prospective, c’est
produire des idées et des représentations, mais aussi les diffuser.
Si le travail doit être robuste et scientifiquement étayé, il ne faut
pas attendre trop pour le mettre en débat. Territoires 2040 a été
accompagné par une multitude de débats, de rencontres,
d’expositions, de publications, etc. qui ont contribué à alimenter
le débat public. En effet, le succès de la prospective – bien sûr
difficile à mesurer – se mesure à la manière dont elle contribue à
faire évoluer les représentations et les pratiques d’acteurs très
divers.
Propos recueillis par Xavier Desjardins, janvier 2017.

2. Le droit des sols


2.1 L’émergence des plans de zonage
et de l’urbanisme au début du xxe siècle
Pour aménager le territoire, il est nécessaire de réglementer juridiquement
les usages possibles du sol.
La police de la construction est très ancienne. Les villes antiques en sont
dotées. Cette police vise à réglementer la hauteur ou la distance entre les
bâtiments. Des plans d’alignement permettent d’imposer un recul des
constructions pour élargir progressivement des rues. À la fin du xixe siècle,
avec les effets de la Révolution industrielle et l’urbanisation rapide, des
médecins, des ingénieurs, des hygiénistes ou encore des philanthropes
estiment qu’il est nécessaire de réaliser des plans d’urbanisme. Un plan
d’urbanisme définit, pour chaque quartier, les fonctions autorisées
(industrie, commerce, logement, etc.) ainsi que les règles particulières qui
les concernent en matière de densité des constructions, d’adduction et
d’assainissement, de dimensionnement des espaces verts ou encore de
présence des équipements publics. Seul ce plan permet d’assurer, en tenant
compte des besoins des villes, un respect de conditions minimales de
salubrité et d’accès à des équipements et services publics.
Les premiers plans d’urbanisme se mettent en place à la fin du xixe siècle
en Allemagne, puis se diffusent au début du siècle suivant en Angleterre et
aux Pays-Bas. En France, une loi de 1919 impose aux grandes villes de se
doter de tels plans d’urbanisme et de les faire respecter à travers les permis
de construire. Cette loi ne sera pas appliquée avec vigueur. Par la loi du
15 juin 1943, le Régime de Vichy généralise le permis de construire. Après
la Seconde Guerre mondiale, les plans d’urbanisme se banalisent.
L’aménagement du territoire apparaît nécessaire pour encadrer les différents
exercices locaux d’urbanisme.

2.2 Un plan national d’aménagement


du territoire : l’expérience néerlandaise
Les Pays-Bas sont un des seuls pays au monde à disposer d’un plan
d’aménagement à l’échelle nationale. L’aménagement du territoire est, en
quelque sorte, né aux Pays-Bas. Le territoire est très plat. Il est en grande
partie inondable et situé sous le niveau de la mer. Depuis des siècles, pour
conjurer le danger, les habitants ont dû construire des digues et chercher à
réduire, notamment par l’aménagement de polders, le linéaire côtier. Cela
occasionne un coûteux entretien des digues et polders. Par ailleurs, c’est un
territoire exigu. La densité atteint une moyenne de 450 hab./km² aux Pays-
Bas. Elle dépasse les 1 100 hab./km² en Hollande. Enfin, les Pays-Bas
doivent une grande partie de leur richesse à leur place commerciale
majeure, avec le port de Rotterdam. Il leur convient donc d’avoir une
gestion très performante des infrastructures de transport. L’aménagement du
territoire résulte donc dans ce cas d’une prise de conscience populaire
profonde.
L’aménagement du territoire a pris une place officielle dans
l’organisation administrative du pays en 1962. Depuis cette date, l’État, ou
plus précisément le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire
et de l’Environnement conserve la responsabilité d’établir un plan
d’aménagement du territoire national. Au cours des années 1960, l’État
cherche à réorienter le développement vers les parties orientales et
septentrionales, beaucoup moins denses que la Hollande. Cet objectif sera
progressivement abandonné. En 2006, un dernier plan national est
approuvé. Il contient notamment une carte de la structure d’aménagement
principale, à l’échelle du 1/1 500 000e, dont les orientations s’imposent aux
provinces et aux communes pour leur politique d’urbanisme. Ce plan
permet de lire de grandes continuités dans l’aménagement du territoire
néerlandais.
Pour rendre plus efficace le système autoroutier, l’urbanisation est guidée
de manière à rendre simple l’usage des transports collectifs pour les
déplacements quotidiens. Les grands lieux d’emploi et les équipements
doivent être situés près de gares importantes, les zones de résidence à
proximité d’axes de transport collectif. Les différentes villes hollandaises
d’Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, de Delft et d’Utrecht sont
disposées en anneau autour d’une zone verte, très préservée. Pour cette ville
en anneau (Randstad en néerlandais), le développement est organisé de
façon à préserver ce cœur vert et à garantir la singularité urbanistique et
fonctionnelle de chacune des villes. Rotterdam se développe autour du port,
La Haye des fonctions administratives de capitale, Delft de l’université,
Amsterdam de la culture et de la finance. Enfin, le plan national
d’aménagement du territoire insiste sur la nécessité d’une gestion économe
du sol : la forte densité et le risque d’inondation la rendent impérative.

2.3 Aménagement du territoire et droit


des sols : le cas français
En France, aucun plan national d’aménagement du territoire n’a jamais été
réalisé. Les orientations de l’État en matière d’aménagement du territoire se
mettent en œuvre d’autres manières. L’État reste responsable de la
législation de l’urbanisme et peut ainsi énoncer les objectifs généraux,
notamment en matière d’économie de l’usage du sol, ou de diversité sociale
dans les territoires.
Pour contribuer plus finement à l’aménagement, des règles particulières
s’appliquent à un certain nombre de territoires, en raison d’enjeux
spécifiques. Ces législations particulières concernent les milieux fragiles,
littoraux et montagnes, qui bénéficient d’un cadre juridique particulier pour
un meilleur équilibre entre protection et développement. La loi relative au
développement et à la protection de la montagne date de 1985 ; la loi
relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral date
de 1986 : elles sont donc immédiatement postérieures à la décentralisation.
Des régions entières sont marquées par des législations spécifiques.
Depuis 2015, les régions doivent désormais toutes élaborer un schéma
d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires dont
certaines orientations s’imposent aux documents d’urbanisme élaborés par
les communes et leurs groupements. En Île-de-France, tout comme en
Corse et dans les régions d’Outre-Mer, Guyane, Guadeloupe, Martinique et
La Réunion, l’importance d’enjeux d’échelle régionale conduit depuis
longtemps à concevoir des schémas régionaux plus prescriptifs. Ils sont
élaborés par le Conseil régional mais sont ensuite approuvés par décret en
Conseil d’État. Ces documents régionaux sont différents, mais tous
s’imposent dans un rapport de compatibilité avec les documents
d’urbanisme de rang inférieur.
Pour aménager le territoire, l’État dispose également de possibilités
d’urbanisme opérationnel, c’est-à-dire de la possibilité d’acheter des
terrains puis de les revendre en vue d’un projet d’urbanisme. C’est ainsi que
l’État a réalisé les grandes opérations d’urbanisme des villes nouvelles, des
stations du littoral aquitain ou encore de la Défense. l’État dispose de ces
prérogatives dans le cadre des « opérations d’intérêt national ». Depuis la
décentralisation de la compétence d’urbanisme aux communes, en 1982,
l’État utilise moins cette procédure. Il l’a néanmoins utilisée pour des
enjeux d’échelle nationale, notamment la revitalisation du centre de
Marseille à travers l’opération Euroméditerranée, l’aménagement du
plateau de Saclay pour le développement universitaire, le Mantois et la
Plaine de France dans la région parisienne.
Enfin, l’État dispose également de moyens pour constituer des réserves
foncières de long terme. La politique la plus résolue en la matière est menée
par le conservatoire du littoral. Son nom complet est le conservatoire de
l’espace littoral et des rivages lacustres. C’est un établissement public créé
en 1975. Son objectif est d’acquérir un tiers du littoral français afin qu’il ne
soit pas construit ou artificialisé. Il peut acquérir des terrains situés sur le
littoral mais aussi sur le domaine public maritime depuis 2002, les zones
humides des départements côtiers depuis 2005, les estuaires, le domaine
public fluvial et les lacs depuis 2009. Il acquiert des terrains fragiles ou
menacés, à l’amiable, par préemption, exceptionnellement par expropriation
ou encore, via la procédure de dation en paiement des droits de succession
ou par donation ou legs. Le conservatoire possède près de 190 000 hectares,
ce qui représente 1 450 km de côtes et 13 % du linéaire côtier. Environ
3 000 hectares sont acquis chaque année pour le conservatoire grâce à un
budget de 50 millions d’euros par an.

3. Les zonages
Le zonage est l’un des instruments privilégiés de l’aménagement du
territoire. Il consiste à déterminer des dispositions particulières pour un
espace donné. Ces dispositions particulières peuvent concerner la fiscalité
(taxes supplémentaires ou au contraire allégées) ou, plus souvent, les
dépenses. Des zonages existent pour les aides au logement (plus fortes dans
les villes où le logement est cher), pour les services de l’Éducation
nationale (avec des zones d’éducation prioritaire aux règles particulières et
un encadrement pédagogique renforcé), pour la police (des zones de
sécurité prioritaire), pour les aides aux entreprises (avec les zones de
revitalisation rurale, par exemple). La liste des zonages est extrêmement
longue. Présentons un exemple : le découpage des « quartiers » de la
politique de la ville, avant de présenter les éléments de débat sur cet outil.

3.1 L’exemple du zonage de la politique


de la ville
Les prémisses de la politique de la ville sont posées avec les opérations
« habitat et vie sociale » de 1977. Celle-ci ne naît vraiment qu’avec la
démarche de « développement social des quartiers » lancée en 1983 par
l’État. Il s’agit de recomposer de manière assez radicale les modalités de
l’action publique en insistant sur le partenariat entre les institutions
publiques (police, école, centres sociaux…) et la participation active des
habitants, la nécessité de traiter les questions dans leur globalité, la
décentralisation des interventions et la concentration des moyens sur
certains « quartiers ».
La politique de la ville s’accompagne de politiques de discrimination
territoriale positive, dont témoigne la création des zones d’éducation
prioritaire (1982), et de différents dispositifs centrés sur les « quartiers »
(contrats locaux de sécurité, missions locales pour l’insertion
professionnelle des jeunes, etc.). Ces interventions sont en partie guidées
par l’hypothèse selon laquelle la concentration de populations pauvres dans
certains quartiers relégués entraînerait une dynamique particulière
d’exclusion, fondée sur l’existence d’effets de quartier.
À la fin des années 1980, la politique des quartiers s’institutionnalise,
avec la création de la délégation interministérielle à la Ville et au
Développement social urbain. Dans le même temps, la politique de la ville
change d’échelle et s’élargit du quartier à la commune, voire à
l’agglomération. Elle connaît également une succession et une
superposition de différents dispositifs, qui lui donnent son image de
complexité et parfois d’incohérence. Les contrats de ville sont l’un des
outils importants instaurés dans cette période. Le volet économique prend
une place plus importante et se trouve au centre des dispositifs créés dans le
cadre du Pacte de relance pour la ville en 1996 : une « géographie
prioritaire » est mise en place avec la création des ZUS (zones urbaines
sensibles), des ZRU (zones de redynamisation urbaine) et des ZFU (zones
franches urbaines), dont l’objectif est de renforcer le développement des
activités économiques et des emplois dans les quartiers en difficulté.
En décembre 1999, le Programme national de renouvellement urbain, qui
définit 80 sites prioritaires (50 grands projets de ville et 30 opérations de
renouvellement urbain), marque probablement un tournant dans la politique
de la ville : l’accent est mis sur une restructuration urbaine en profondeur
des quartiers, qui s’accompagne généralement de programmes de
démolitions importants. Cette évolution préfigure les actions qui sont mises
en œuvre à une échelle plus vaste dans le cadre de la rénovation urbaine à
partir de 2004.
Une nouvelle géographie prioritaire est mise en place en février 2014. Un
périmètre unique est créé sur la base d’un critère lui-même unique : la
concentration de population à bas revenus. Le nombre de quartiers
concernés passe de 2 600 à 1 300. La même loi lance un Nouveau
programme national de renouvellement urbain (NPNRU). Il définit
200 quartiers déclarés d’intérêt national, auxquels seront consacrés
5 milliards d’euros à l’horizon 2024.

3.2 Le débat sur les zonages


La politique de la ville est marquée par l’ensemble des débats soulevés par
la définition du zonage.
Quels critères pour marquer les difficultés d’un territoire ? Dans les
années 1980, il s’agit de critères plutôt subjectifs (difficultés sociales, retour
d’habitants, etc.) puisqu’il s’agit surtout d’aboutir à la reconnaissance des
quartiers populaires. Avec l’institutionnalisation de la politique de la ville,
des indicateurs composites sont créés pour cartographier l’exclusion sociale
et urbaine. Depuis 2014, un seul critère est examiné : le revenu. Ce dernier
critère a été critiqué parce qu’il ne permet pas de prendre en compte les
mécanismes de discrimination (notamment raciste) dont sont victimes de
nombreux habitants de quartiers populaires.
Quel ciblage ? On passe de 16 quartiers en « développement social des
quartiers » (DSQ) en 1982 à 30 zones franches en 1995… Deuxième temps,
on élargit progressivement la cible en déclinant des catégories inégalement
prioritaires : 148 quartiers en 1984 puis 1 250 contrats de ville en 1991, 400
« zones de redynamisation urbaine » et 750 « zones urbaines sensibles » à
fin des années 1990. Troisième temps, on crée un nouveau dispositif plus
ciblé (189 opérations de rénovation urbaine de catégorie 1 en 2004). On
recentre les aides en 2014… Pourquoi ces coups d’accordéon ? Dans
certains cas, il s’agit de mettre en avant les situations les plus difficiles,
dans d’autres au contraire de faire de la politique de la ville un levier de
« modernisation de l’action publique » dans la mesure où elle permet de
décloisonner les secteurs de l’éducation, du logement, de la justice, de la
sécurité ou encore de l’action socio-culturelle.
Quel niveau d’aides ? Les aides accordées par la politique de la ville
représentent moins d’un 1 % du budget de l’État, alors que les zones
urbaines sensibles rassemblent environ 7 % de la population française. En
théorie, ces crédits s’ajoutent à ceux qui sont mobilisés par toutes les autres
politiques publiques, dont tous les territoires sont supposés bénéficier
également. En réalité, les budgets de la politique de la ville ne compensent
pas toujours les inégalités de traitement résultant des autres politiques
publiques (enseignants en début de carrière dans les zones d’éducation
prioritaire, moindre investissement dans les équipements culturels, etc.).
Comment éviter les effets d’aubaine ? En matière d’aides aux entreprises
notamment, la question se pose. Pourquoi le taux d’imposition est-il plus
faible à deux rues près, pour un artisan ou une profession libérale ? Ce
débat est complexe et les réponses sont toujours mal assurées sur ce point.
Faut-il aider les gens ou aider les territoires ? La question s’est fortement
posée pour la politique de la ville. Faut-il aider les entreprises situées dans
les quartiers sensibles ou aider à embaucher des personnes peu diplômées,
ayant connu un temps long de chômage ou encore résidant dans un quartier
particulier ? Comment évaluer l’effet du zonage ? Veut-on à travers le
zonage réduire les « écarts à la moyenne » ou, apporter une réponse à des
besoins particuliers pour les ménages ?
Par ailleurs, l’usage du zonage pose parfois question dans son principe
même : est-on bien sûr que le problème que l’on cherche à résoudre a
toujours une dimension territoriale ? Derrière l’ensemble de ces questions,
c’est la finalité même de l’aménagement du territoire qui est en débat.

4. L’organisation des pouvoirs en matière


d’aménagement du territoire

4.1 Les attendus de la décentralisation


Une autre manière d’aménager les territoires consiste non à investir
directement, ni même à contraindre juridiquement, mais à « orienter les
conduites », c’est-à-dire à créer des dispositifs qui invitent les acteurs à agir
différemment.
Dans tous les pays, les débats sur la répartition des pouvoirs entre l’État,
les instances supranationales et les différentes échelles de collectivités
territoriales ont au moins deux composantes :
– une composante politique. Les débats sont nombreux entre les partisans
de pouvoirs centraux puissants et les promoteurs d’un pouvoir largement
distribué à l’échelle locale. En France, un débat de plus de deux siècles
oppose ainsi « Jacobins » et « Girondins » ;
– une composante liée à l’aménagement du territoire. Quelle est la
manière la plus efficace de répartir les pouvoirs pour conduire les politiques
utiles à l’aménagement du territoire ?
Depuis trois décennies en France, toutes les réformes qui visent
à modifier la répartition des pouvoirs locaux ont ainsi une forte composante
liée à l’aménagement du territoire.
Le processus décentralisateur repose sur quelques postulats :
– le transfert de compétences de l’État au profit des collectivités
territoriales permet une meilleure « appropriation locale » de leur mise en
œuvre. La décentralisation est ainsi considérée comme un
approfondissement démocratique ;
– la décision « locale » est jugée plus adaptée. Pour différentes
dimensions de l’aménagement du territoire telles que les politiques
d’urbanisme, les choix en matière de transport ou encore la protection de
l’environnement, la décentralisation vient en quelque sorte corriger l’action
d’un État que l’on juge trop brutal ou trop éloigné des préoccupations des
habitants. La décentralisation mise en œuvre à partir des années 1980 fait
suite à de nombreux mouvements contre des décisions d’aménagement
telles que la destruction des Halles de Baltard à Paris, des opérations de
rénovation urbaine comme à Roubaix, de grands ensembles d’habitation
faits de tours et de barres, etc. ;
– les compétences peuvent être « découpées en tranche » et donc
distribuées entre les différents échelons territoriaux ;
– le transfert de décision à l’échelle locale permet une action publique
plus réactive et plus économe.

4.2 Une décentralisation progressive


La France connaît depuis près de 40 ans un processus continu de
décentralisation, c’est-à-dire de transfert de compétences au profit des
collectivités locales. Beaucoup de pays européens connaissent également ce
processus de décentralisation, mais non pas tous. Ainsi le Royaume-Uni a-t-
il connu au cours des années 1980 à 2000 une très forte recentralisation. Il
n’y a donc pas de mouvement uniforme à l’échelle européenne.
Différents « actes », comme on les appelle communément, rythment la
décentralisation française. L’acte I se joue au début du premier septennat de
François Mitterrand avec les lois dites « Defferre » du nom du ministre de
l’Intérieur qui les promeut alors. Avec ces lois, votées en 1982 et 1983, les
changements principaux sont les suivants :
– la tutelle exercée par le préfet disparaît. L’État contrôle les actes des
collectivités locales a posteriori, non plus a priori ;
– le Conseil général élit l’autorité exécutive de ses décisions : ce n’est
plus le préfet qui met en œuvre les politiques du département, mais le
président du Conseil général ;
– la Région devient une collectivité territoriale pleine et entière, elle est
administrée par un conseil régional dont les membres sont élus au suffrage
universel ;
– l’État transfère des blocs de compétences qui étaient jusqu’à présent les
siennes au bénéfice des communes, des départements et des régions. La
Région devient responsable de l’aménagement du territoire, du
développement économique, de la formation professionnelle et de la gestion
immobilière des lycées, le département de nombreuses compétences
sociales, et de la gestion immobilière des collèges, les communes de
compétences en matière d’urbanisme, notamment l’élaboration des plans
d’occupation des sols, devenus les plans locaux d’urbanisme, et de la
délivrance des permis de construire.
En 2003 et 2004, un acte II de décentralisation reconnaît :
– le caractère « décentralisé » de la République. Celui-ci est inscrit dans
une réforme constitutionnelle de 2003 ;
– de nouveaux transferts de compétence par la loi « Liberté et
Responsabilités locales » de 2004. Pour l’aménagement du territoire, on
retient notamment le transfert de larges portions des routes nationales aux
départements. Les collectivités territoriales peuvent prendre en charge la
création et la gestion des aéroports. Quelques années auparavant, en 2000,
les Régions sont devenues autorités organisatrices du transport ferroviaire
régional.
Enfin, un acte III est mis en œuvre sous la présidence de François
Hollande avec trois lois votées en 2013 et 2014 qui ont principalement pour
effet :
– de réduire le nombre de Régions de 22 à 13 ;
– de renforcer le pouvoir des Régions en matière d’aménagement du
territoire en leur confiant la réalisation d’un schéma régional
d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires. Les
documents d’urbanisme des communes et de leurs groupements doivent être
compatibles avec les orientations de ce schéma régional ;
– de renforcer les coopérations intercommunales.
Il n’y a pas de véritable « théorie » de la décentralisation. Sa mise en
œuvre a été progressive et de nombreuses dispositions relèvent davantage
des circonstances que d’un réel projet politique.
4.3 La réforme permanente
de l’action publique décentralisée
Les lois qui visent à réorganiser l’action publique locale sont très
nombreuses et leur énumération serait fastidieuse. Ces différentes lois
visent à corriger la déception liée au caractère peu probant des postulats sur
lequel est fondée la décentralisation.
La décentralisation est considérée comme un approfondissement
démocratique car il permettrait à la société locale d’être mieux « comprise »
et « écoutée ». Toutefois, de très nombreuses réformes signalent un doute
sur ce postulat. Une loi de « démocratie de proximité » vise à renforcer
les processus participatifs : comme si le local n’était pas assez soucieux
du… local. Par ailleurs, le législateur incite souvent les élus locaux à ouvrir
leurs délibérations aux acteurs de la société civile (par exemple dans le
cadre de la politique des pays), voire incite à la rencontre avec les acteurs
économiques (pour les systèmes productifs locaux par exemple).
Le législateur porte également une attention permanente à la « bonne
échelle » des politiques locales. Parce que les communes sont très
nombreuses, le législateur a souhaité continûment renforcer les
coopérations intercommunales. Le développement de l’intercommunalité
vise trois objectifs d’aménagement du territoire : le rééquilibrage social des
agglomérations en obligeant à la coopération entre communes aux profils
socio-résidentiels contrastés ; la réduction des concurrences entre
communes pour attirer les entreprises ; enfin, l’élaboration de politique
d’urbanisme concerté à une échelle supérieure à celle des « petites
communes », notamment en zone urbaine.

Synthèse
• Les politiques d’aménagement du territoire doivent combiner au mieux ces
quatre « familles » d’instrument de l’action publique. Toutefois, cette
combinaison n’est pas toujours évidente.
• L’organisation administrative, le droit des sols ou encore les zonages
n’obéissent pas uniquement à des logiques d’aménagement du territoire,
Ils obéissent également des objectifs économiques ou politiques, parfois
discordants avec les objectifs d’aménagement du territoire ;
• La décentralisation a renforcé les capacités d’action des pouvoirs locaux.
L’ajustement des ambitions respectives des différents pouvoirs locaux et
de l’État est ainsi devenu un enjeu central.

Étude de cas :
Quels enjeux d’aménagement du territoire
le développement intercommunal révèle-t-
il ?
Document 1 : Les groupements intercommunaux en Normandie (1er janvier 2017)

Source : Direction générale des collectivités locales.

Document 2 : Présentation simplifiée des compétences exercées


par les différents types de groupements de communes

Compétences obligatoires Compétences facultatives

Communauté Développement économique et 1 parmi les 6 suivantes :


de communes aménagement de l’espace environnement, logement,
voirie, équipement culturel et
sportif, action sociale,
assainissement

Communauté Développement économique, 3 parmi les 6 suivantes :


d’agglomération aménagement de l’espace, environnement, eau, voirie,
habitat et politique de la ville équipement culturel et sportif,
action sociale,
assainissement

Communauté Développement et Des compétences peuvent


urbaine aménagement économique, être déléguées par
social et culturel, aménagement le département : voirie
de l’espace, équilibre social de et action sociale
l’habitat, politique de la ville,
gestion des services d’intérêt
collectif, environnement

Métropole Développement et Des compétences peuvent


aménagement économique, être transférées de manière
social et culturel, aménagement facultative par
de l’espace, équilibre social de les départements
l’habitat, politique de la ville, et les régions
gestion des services d’intérêt
collectif, environnement
Compétences transférées de
plein droit par le département :
transport scolaire, routes
départementales.
Compétences transférées de
plein droit par la Région :
promotion des activités
économiques

Source : Tableau de l’auteur, d’après la documentation législative.

Document 3 : Extrait d’un article du Monde


« Au cours de l’année 2016, 493 opérations de fusion
d’intercommunalités auront été menées à leur terme. […] Pour mesurer le
chemin parcouru, il faut rappeler qu’en 2012 il n’y avait pas moins de
2 581 intercommunalités. En cinq ans, leur nombre a été réduit de
moitié : la France compte désormais 15 métropoles, qui couvrent 25 % de
la population […] ; 4 communautés urbaines (6 % de la population) ;
218 communautés d’agglomérations (35 %) et 1 019 communautés de
communes (34 %). Le nombre de ces dernières a été réduit de 45 % […].
La loi fixait un seuil de population de 15 000 habitants, avec une
possibilité de dérogation dans certains territoires, notamment dans les
zones de montagne : 360 intercommunalités sont en dessous de ce seuil.
Elles sont largement minoritaires alors qu’avant elles étaient la majorité.
Et il n’y a plus d’intercommunalités de moins de 5 000 habitants. Leur
taille moyenne est passée d’une vingtaine de communes à une trentaine,
mais 162 d’entre elles regroupent plus de 50 communes […] »
Source : Roger P., « La France ne compte plus que
35 498 communes », Le Monde du 19 janvier 2017.

Document 4 : La commune, une passion française


« La France des 36 000 communes n’a épousé ni l’esprit de géométrie du
siècle des Lumières, ni l’efficacité économique du xxe siècle. Sa carte est
un puzzle émietté qui date d’un autre âge. Le phénomène paraît assez
important et persistant pour ne pas être tenu pour fortuit. […]
L’émiettement communal s’analyse en définitive comme un réseau très
ténu mais solide de libertés locales depuis longtemps conquises, de
solidarités sans cesse recomposées, de plaisirs et de jeux singuliers,
d’identités aux paysages multiples. Les relations entre les hommes y ont
les saveurs fraîches des convivialités informelles, avec un rien de
roublardise et de fraude en plus, contre l’uniformité d’un espace banalisé,
et un peu contre l’État, mais si sa légitimité n’est jamais remise en
cause. »
Source : Frémont A., 1988, France, géographie d’une société,
Paris, Flammarion.

Commentaire
• La France se singularise, parmi les pays européens, par le nombre élevé de
ses communes. L’attachement à la commune est fort.
• La montée en puissance de l’intercommunalité a été très importante depuis
la fin des années 1990 et la loi dite « Chevènement » de 1999. En 2015, la
loi pour une Nouvelle organisation territoriale de la République, après
d’autres, a augmenté le seuil minimal de population des établissements
publics de coopération intercommunale à 15 000 habitants, sauf
exceptions. Cela a entraîné un vaste mouvement de fusion des
groupements intercommunaux.
• Le législateur a souhaité doter les territoires de structures administratives
différentes selon la taille des villes. Les groupements intercommunaux aux
compétences les plus larges sont pour les plus grandes villes.
• En 1982, la compétence d’élaboration des documents d’urbanisme a été
transférée de l’État aux communes. La faible coordination des politiques
communales d’urbanisme a entraîné une urbanisation non coordonnée aux
axes de transport collectifs, des concurrences pour le développement de
zones d’activités et de commerces. C’est pourquoi tous les types de
groupements intercommunaux doivent, au minimum, partager les
compétences de développement économique et d’aménagement de
l’espace.
• L’émiettement communal est supposé renforcer les mécanismes
ségrégatifs. Les édiles « choisissent » le profil social de leurs habitants par
le biais de leur politique d’urbanisme et de logement. Aussi, le législateur
impose-t-il l’équilibre social de l’habitat comme compétence obligatoire
pour les intercommunalités urbaines.
• La superposition de trois collectivités locales (département, région,
communes) entraîne des frictions ou des redondances. Les limites
étanches entre les « blocs de compétence » relèvent de l’illusion et chaque
collectivité tend à s’occuper un peu de tout. Le législateur en prend acte
d’une certaine manière en permettant aux métropoles de se doter de
certaines compétences départementales et régionales.
Chapitre 3

Réseaux de transports
et de communications et aménagement
du territoire

Objectifs
• Comprendre les rôles économiques et politiques des transports
et des communications dans l’aménagement du territoire.
• Connaître les débats contemporains sur les vertus mais aussi les limites
des « grands travaux ».
• Selon l’état de développement des réseaux, appréhender le passage des
objectifs de « désenclavement » et de « maillage » aux enjeux de gestion
et d’entretien des infrastructures existantes.

Pendant longtemps – et aujourd’hui encore dans de nombreux pays –,


l’amélioration des moyens de transport et de communication a été un des
leviers essentiels de l’aménagement des territoires. En effet,
ces infrastructures doivent apporter la prospérité et sont l’instrument
de nombreux objectifs politiques.

1. Le rôle des moyens de communication


dans l’aménagement
1.1 Transport et développement
économique
L’amélioration des conditions de transport est un objectif poursuivi avec
constance par les États afin de renforcer leur richesse. Après des siècles de
relative stagnation, au xviiie siècle, l’heure est à une amélioration
substantielle de la qualité des routes et des canaux. En France, en 1755, la
création de l’école des Ponts-et-Chaussées illustre cette ambition.
L’économiste écossais Adam Smith dans son ouvrage paru en 1776, De la
richesse des nations, exprime tous les bienfaits attendus du commerce. Pour
lui, « l’opulence naît de la division du travail » et il considère qu’« en
s’adonnant aux productions pour lesquelles il détient des avantages naturels
ou acquis, un pays bénéficie pleinement de l’échange international », d’où
le rejet par lui « des entraves aux importations comme des aides à
l’exportation ». Le « libre-échange est un principe visant à favoriser le
développement du commerce international en supprimant les barrières
douanières, non-douanières et les réglementations nationales susceptibles
de restreindre l’importation des biens et des services ». Dans ces conditions,
l’amélioration de la rapidité, de la fiabilité et de la capacité des systèmes de
transport sont indispensables.
Au cours des siècles suivants, les améliorations technologiques apportées
au système de transport vont ainsi accompagner de profondes mutations
économiques. Le chemin de fer se développe à partir des années 1840.
Contemporain de la première révolution industrielle, il permet la
spécialisation agricole de nombreuses régions d’Europe en facilitant la
circulation rapide des denrées.
Après la Seconde Guerre mondiale, la révolution du transport maritime
est indissociable de la mondialisation économique. Les échanges par voie
maritime sont passés de 550 millions de tonnes en 1950 à 5,9 milliards de
tonnes en 2000 puis 9,5 milliards de tonnes en 2014. La conteneurisation a
rendu techniquement possible cette formidable expansion. Appliquée au
transport océanique, notamment sur l’Atlantique Nord à partir de 1965,
étendue ensuite à l’échelle de la planète, elle permet l’acheminement des
marchandises diverses dans des contenants aux dimensions standardisées.
Elle se traduit par de formidables gains de productivité. On mesure les
conteneurs en EVP (équivalent vingt pieds) afin de faciliter les
comparaisons et les statistiques La capacité de transport des porte-
conteneurs ne cesse d’augmenter : elle est aujourd’hui de plus de
8 000 EVP pour les plus gros d’entre eux alors qu’elle ne dépassait pas
1 000 EVP au début des années 1970. Dans le même temps, un porte-
conteneurs de 6 000 EVP, avec un équipage d’une vingtaine d’hommes au
plus, a une capacité de transport environ vingt fois supérieure à celle d’un
cargo conventionnel des années 1950 ou 1960 dont l’équipage s’élevait à
une quarantaine de personnes. Le volume mondial des containers
transportés est passé de 50 millions d’EVP en 1996 à plus de 160 millions
d’EVP en 2014…

1.2 La dimension géopolitique


des choix d’infrastructure
L’amélioration des infrastructures est souvent utilisée pour des raisons
géopolitiques. À l’échelle des États, l’amélioration des liaisons internes
permet de favoriser l’affirmation du sentiment national. Au cours du
e
xix siècle, le sentiment national en France se diffuse par le chemin de fer

avec son étoile autour de la capitale tout autant que par l’école. Au
xx
e siècle, le transsibérien symbolise l’unité russe qui résistera à la

Révolution bolchevique de 1917. Au xxie siècle, c’est par une voie ferrée
vers Lhassa que la Chine réaffirme son ambition d’arrimer le Tibet à son
territoire national.
Une entité supranationale telle que l’Union européenne cherche aussi à
affermir son projet d’une union plus étroite entre les États qui la composent
par les transports. Le traité de Maastricht, signé en 1992, donne à l’UE la
possibilité de financer des axes de transport. Si elle ne finance jamais
totalement les projets, elle apporte en revanche un concours financier,
pouvant atteindre jusqu’à 40 %, à des projets soutenus par les États.
L’Union a élaboré une doctrine pour définir ceux qu’elle souhaite
subventionner. Le document actuellement en vigueur a été adopté en 2011.
Il définit 11 corridors internationaux. L’Union souhaite financer les
« maillons manquants », c’est-à-dire les liaisons entre États, souvent
délaissés parce que moins urgents ou moins politiquement porteurs que les
projets internes aux États. On lit aisément à travers ce projet l’ambition
politique sous-jacente qui est de privilégier les axes qui permettent d’unir
plus fortement les économies et les sociétés de part et d’autre des frontières
nationales.
À l’échelle internationale également, les projets de transport sont des
instruments d’affirmation géopolitique. Prenons l’exemple des oléoducs. La
Russie est un État très dépendant de ses ressources en hydrocarbure. En
valeur, les ressources fossiles constituent 70 % des exportations de la
Russie en 2012. Sur ce volume, le pétrole brut représente 34 %, le pétrole
raffiné 20 %, le gaz naturel 12 %. L’exportation du gaz est principalement à
destination de l’Europe. Pour ne pas être dépendante des pays de son
voisinage immédiat, notamment l’Ukraine et la Pologne, pour l’exportation
de son pétrole, la Russie a cherché à créer deux oléoducs contournant ces
pays par le Nord, via la mer Baltique, et vers le Sud, via la mer Noire.
Ainsi, la Russie a-t-elle soutenu les projets d’oléoduc « NordStream » et
« SouthStream ». Si le second n’a pas vu le jour, le premier a été inauguré
en 2012. En 2014, l’Ukraine ne voit plus transiter sur son territoire que
40 % des exportations gazières de Russie sur son territoire. La Russie a
réussi par ce moyen à réduire sa dépendance à l’Ukraine en diminuant sa
capacité de négociation…
À l’échelle interne des États ou des Unions supranationales comme dans
les relations internationales, les choix en matière d’infrastructures ont très
souvent une forte dimension géopolitique, qui peut rentrer en concurrence
plus ou moins forte avec les logiques économiques. Se pose alors la
question des priorités à effectuer en matière d’investissement dans les
infrastructures de transport et de communication.

2. Comment hiérarchiser
les investissements ?
Comment choisir les infrastructures à réaliser en priorité ? Tel est l’enjeu
central de la planification des transports. Pendant longtemps se sont succédé
en France les grands schémas par type d’infrastructures ou modes de
transport.
2.1 Une planification par mode
de transport, des années 1960 aux années
1990
L’aménagement des infrastructures en France est d’abord marqué par la
mise en place des grands schémas dits sectoriels, pilotés par le ministère de
l’Équipement et les services associés. Les schémas routiers (plan directeur
d’aménagement du réseau routier ou « plan directeur routier » en 1960,
schéma directeur des grandes liaisons routières en 1971, schéma directeur
routier national en 1988) accompagnent ainsi la densification progressive
d’un réseau routier considéré pendant trente ans comme un instrument
majeur d’aménagement du territoire. Le premier plan directeur routier
prévoit ainsi près de 35 560 km d’autoroutes dont 1 933 à réaliser avant
1975, prévision révisée à la hausse dès 1971. Entre 1970 et 1980, un
triplement du réseau est ainsi effectué (4 100 km d’autoroutes de liaisons et
1 150 d’autoroutes urbaines), prolongé dans les décennies suivantes pour
parvenir à un réseau autoroutier de près de 11 500 km en 2015.
Pour l’aménagement ferroviaire, de tels schémas sont également
élaborés. En 1992 est établi un schéma directeur national des liaisons
ferroviaires à grande vitesse. Ce dernier vise à généraliser le réseau à
grande vitesse en prévoyant notamment des lignes vers la Normandie et le
Massif central. La mise en place de la ligne à grande vitesse Paris-Lyon
(1981), puis des lignes à grande vitesse Atlantique (1989), Nord (1994),
Méditerranée (2001) et Est (2007), structure un réseau métropolitain étoilé
centré sur Paris mais progressivement complété de liaisons interrégionales
via des points de connexion en banlieue parisienne (Roissy, Massy, Marne-
la-Vallée). Le réseau n’atteindra probablement jamais pas la densité prévue
en 1992.
La mise en œuvre des schémas routiers et ferroviaires montre de relatives
similitudes. Dans les deux cas, il s’agit de réaliser d’abord les liaisons entre
les villes principales (Paris et les grandes villes de province) ainsi qu’entre
différents lieux importants pour l’économie (les ports, les zones
touristiques, tant montagnardes que littorales). Dans un second temps,
l’objectif est de développer le réseau pour réduire les écarts régionaux
d’accessibilité à ce réseau. En 1995, la loi d’orientation pour
l’aménagement et le développement du territoire, dite loi Pasqua, fixe un
objectif quantitatif à cette ambition : aucune partie du territoire
métropolitain continental ne doit être éloignée de plus de 50 km ou de
45 mn en automobile d’une autoroute ou d’une gare TGV. Cet objectif est
quasiment atteint pour le réseau autoroutier mais non pour le réseau de
lignes ferroviaires à grande vitesse.

2.2 Un nouveau contexte infrastructurel,


financier et environnemental depuis 2000
Il est préférable de réfléchir simultanément aux différents modes de
transports. La loi Voynet de 1999 propose ainsi de réaliser des « schémas
multimodaux de transport de voyageurs et de transport de marchandises ».
Ces schémas, pilotés par l’État avec une large consultation des collectivités
territoriales, proposent une vision à 20 ans des besoins du territoire.
L’introduction de la question environnementale constitue une donnée
nouvelle des politiques d’infrastructures. En 2007 a été organisé le Grenelle
de l’Environnement. L’idée de ce Grenelle était d’associer cinq « collèges »
à une réflexion sur l’adaptation des politiques publiques aux enjeux
environnementaux : l’État, les collectivités locales, des représentants du
patronat, des syndicats de travailleurs et des organisations non
gouvernementales, principalement dédiées à la défense de l’environnement.
En raison de ses multiples effets sur l’environnement, le secteur des
transports est un thème majeur de ce Grenelle. Parmi les mesures qu’il
préconise, figure la création d’une « éco-redevance » pour le transport
routier de marchandises afin de promouvoir le ferroutage. Ce projet sera
abandonné en 2013 par suite de différents mouvements sociaux, notamment
celui des « bonnets rouges » bretons. Le Grenelle propose également de
construire plus de 1 500 km de nouvelles lignes de tramways pour s’ajouter
aux 320 km de lignes existantes en 2007. Par ailleurs, il est proposé de
doubler le réseau de lignes à grande vitesse à l’horizon 2020, soit 2 000 km.
Un schéma national des infrastructures de transport est élaboré en 2011
pour traduire ces ambitions. Il propose notamment 8 projets de
développement ferroviaire représentant environ 4 000 km de lignes
nouvelles, 11 projets de développement portuaire, 3 projets de voies d’eau à
grand gabarit et 28 projets routiers. Il est bien précisé que c’est un
« document d’orientation générale qui définit le cadre d’action de l’État en
matière d’infrastructures de transport pour les 20 à 30 prochaines années ».
Le schéma marque un changement net : la priorité est aux modes non
routiers. 76 % des dépenses d’investissement sont dédiées au ferroviaire et
10 % aux transports maritimes et fluviaux. La route a ainsi une part réduite
des financements avec moins de 10 % des investissements. Toutefois, ce
schéma est relativement contradictoire : il annonce que la priorité est à la
rénovation des infrastructures existantes tout en proposant une liste très
longue de projets nouveaux. Par ailleurs, il apparaît absolument hors de
portée financière.
Un nouveau schéma de mobilité est proposé en juin 2013 par la
Commission 21 présidée par le député Philippe Duron. Cette commission
est nommée en 2012 pour opérer une hiérarchisation des projets de l’État en
matière d’infrastructure. Autrement dit, la mission de faire accepter le
renoncement à des projets irréalistes ou inutiles lui est confiée. Le schéma
commence par rappeler le bon niveau des infrastructures en France :
« Quand on la compare à ses partenaires européens et mondiaux, la France
dispose aujourd’hui de réseaux ferroviaires, routier et fluvial largement
développés et répartis sur l’ensemble du territoire. Avec plus de 29 000 km
de lignes et 15 000 km de voies de services, le réseau ferroviaire français
est le deuxième en Europe par son linéaire et le plus dense d’Europe
rapporté au nombre d’habitants. […] Quant au réseau routier, il représente à
lui seul plus de 20 % de celui de l’Union européenne. »
La commission exclut de son champ de réflexion quatre projets
emblématiques : le projet d’un nouveau tunnel ferroviaire pour relier Lyon à
Turin ; le canal à grand gabarit pour relier la Seine à l’Escaut, dit « Canal
Seine-Nord Europe » ; le projet de liaison ferroviaire rapide entre la gare de
l’Est et l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle et l’aéroport de Notre-
Dame-des-Landes, près de Nantes. La commission choisit de ne pas prendre
en charge les projets les plus coûteux, mais aussi les plus controversés.
Pour déterminer les infrastructures prioritaires, la commission retient
quatre critères : leur contribution au développement économique, leur
performance écologique (effet sur les gaz à effet de serre), leur performance
dite « sociétale », c’est-à-dire leur contribution à la réduction des nuisances
pour les riverains ainsi que pour la sécurité et la santé, et enfin, leur
rentabilité socio-économique. La commission propose deux scénarios : un
« pessimiste », sans augmentation des budgets alloués aux infrastructures,
un « optimiste », avec de nouvelles marges de manœuvre.

Figure 3.2 : Le schéma « Mobilité 21 »

Source : d’après le scénario optimiste du rapport de la Commission Mobilité


21.

Le projet optimiste fait bien apparaître la priorité au réinvestissement dans le réseau


existant (notamment les nœuds ferroviaires de Nice, Lyon et Marseille), et aux axes
ferroviaires.

3. La fin des grands travaux ?


3.1 Des coûts toujours minorés ?
Bent Flyvberg1, un chercheur danois, et ses collègues, ont étudié finement
les mécanismes de décision préalable aux grands projets d’infrastructure. Ils
s’intéressent particulièrement aux projets de plus d’un million de dollars
des États-Unis. Après une analyse de 258 grands projets d’infrastructure
dans 20 pays situés sur les cinq continents, une constante apparaît : les
décisions sont souvent prises avec des informations erronées sur les coûts
(et donc les bénéfices attendus) des grandes infrastructures. Le coût des
infrastructures dépasse les prévisions de 44 % en moyenne pour les projets
ferroviaires, de 33 % pour les tunnels et les ponts et de 20 % pour les
routes.
Ces erreurs ont de nombreuses conséquences. Cela conduit à des choix
peu judicieux. Comment établir des priorités si les informations disponibles
pour comparer les projets ne sont pas fiables ? Par ailleurs, ces erreurs de
prévision entraînent des retards, des problèmes pour la gestion de la main-
d’œuvre, des difficultés pour coordonner dans le temps les aménagements
liés aux infrastructures, etc.
Comment expliquer ces décalages ? Ils ne peuvent pas s’expliquer par le
caractère inédit des réalisations, car ces estimations erronées se retrouvent
tout autant pour des réalisations aux technologies maintenant maîtrisées,
telles que des lignes à grande vitesse ou des autoroutes, que pour des projets
technologiquement plus novateurs. Pour les chercheurs, deux biais
expliquent ces estimations erronées. Le premier biais est psychologique :
promoteurs et évaluateurs du projet pêchent par excès d’optimisme. Le
second biais est politique : pour les planificateurs et partisans du projet,
qu’ils soient élus ou techniciens, minorer le coût réel des projets permet de
les faire accepter plus facilement car ils renforcent leurs chances d’être
choisis comme prioritaires. La sous-estimation est alors délibérée.
Toutefois, ces écarts créent une légitime défiance de la part du « grand
public » qui se méfie fortement des « experts » et, plus largement, des
discours tenus sur les infrastructures.

3.2 Des bénéfices toujours surévalués ?


Si du côté des coûts des infrastructures, la tendance est à la sous-évaluation,
c’est tout l’inverse pour les bénéfices. Pour chaque nouvelle infrastructure,
on promet un développement économique plus important, un renforcement
de l’attractivité résidentielle ou touristique, etc. Qui n’a pas déjà vu ces
publicités pour attirer les entreprises à la sortie des échangeurs
autoroutiers ? Qui n’a pas entendu un élu vanter le fait que son territoire va
se retrouver à si peu de minutes de Paris, de Londres ou d’une autre grande
ville grâce à une ligne ferroviaire à grande vitesse ?
En 1993, Jean-Marc Offner, dans un article vite célèbre2, montre, à
propos des différentes infrastructures de transports, que ce soit les chemins
de fer au xixe siècle ou les autoroutes et lignes ferroviaires à grande vitesse
aujourd’hui, que les nouvelles infrastructures ne sont pas toujours à
l’origine d’un développement nouveau. Le plus souvent, les infrastructures
permettent d’amplifier les tendances préexistantes : en effet, l’amélioration
de l’accessibilité renforce la concurrence territoriale. Certains territoires
sont mieux préparés que d’autres à la concurrence, et une meilleure
accessibilité peut signifier pour certains moins d’emplois, moins de
commerces ou encore moins d’étudiants, etc. Aussi, pour favoriser le
développement du territoire, l’auteur invite à penser la « congruence » entre
réseaux et territoires, autrement les conditions territoriales qui doivent
permettre à un territoire de tirer profit au mieux d’une nouvelle
infrastructure.
Cette transformation est aujourd’hui manifeste dans la manière de
prendre en compte les infrastructures. Les aménageurs proposent
aujourd’hui des « projets combinés de transport et de territoire ». Prenons
quelques exemples. Dans le cadre du développement de ses nouvelles
lignes, le groupe SNCF cherche à associer les acteurs territoriaux pour voir
les impacts potentiels de ses projets : c’est le cas en Normandie ou en
Provence-Alpes-Côte-d’Azur. À l’échelle urbaine, l’évolution est encore
plus nette. Dans le cadre du développement du métro du Grand Paris, la loi
a prévu en 2010 différents dispositifs pour coordonner le développement
urbain avec l’arrivée du métro.
3.3 D’un mythe à un autre ? De l’utilité
des grandes infrastructures
Une petite musique se fait entendre, moins du côté des acteurs territoriaux
que des « milieux savants » et des milieux associatifs, celle de la
contestation de toute nouvelle infrastructure. Reprenons donc quelques
éléments pour cadrer le débat.
Les infrastructures de transport et de communication transforment les
« régimes accessibilité » et donc, avec le temps, font partie des éléments qui
organisent un territoire. Comme le montre Anne Bretagnolle3, les villes
bien reliées par le chemin de fer ont, dans le temps long, bénéficié de leur
desserte. L’observation de la position relative des villes à plusieurs dates,
entre 1830 et 1954, compte tenu de leur fonction nodale et de la vitesse
relative des voies qui les desservent, permet de montrer que les gains ou
pertes d’accessibilité sont nettement corrélés avec la croissance
démographique relative des villes. Il y a donc bien un lien entre situation
sur les réseaux et dynamique territoriale de long terme.
Les effets territoriaux des infrastructures sont inégalement détectables en
fonction du degré d’équipement d’un territoire. Pour le dire simplement : à
mesure qu’une infrastructure se banalise, ses effets s’amoindrissent. Dans
un pays doté comme la France de près de 10 000 kilomètres d’autoroutes,
l’ajout d’un nouveau barreau a un effet quasi nul sur le développement
territorial. Le résultat est tout autre en Côte d’Ivoire (si toutefois, bien sûr,
des aménagements judicieux sont pensés pour en tirer parti).
Le dernier élément à noter est que les infrastructures en réseau ont
toujours, dans leurs premiers temps de développement, un effet
centralisateur. Chemin de fer, réseau autoroutier, réseau téléphonique, fibre
optique : à chaque fois, les réseaux se développent d’abord pour satisfaire la
clientèle solvable. Cette clientèle se trouve d’abord dans les zones denses.
Les premiers temps d’un réseau favorisent donc toujours les plus
importantes centralités existantes. Dans un second temps, l’action publique
intervient pour résorber ce différentiel d’équipement selon le niveau de
densité.
Autrement dit, on aurait tort d’enterrer trop vite les notions de « grands
travaux » et d’« équipement du territoire pour réduire les différentiels
d’accessibilité ». Si, pour les réseaux ferroviaires et routiers, une telle
option n’a plus de pertinence au regard de leur développement actuel en
France, la question se pose toujours dans ces mêmes termes pour un réseau
récent, la fibre optique, qui fait actuellement l’objet de travaux, certes
diffus, mais massifs.

Synthèse
• Les réseaux de transport et de communication jouent un rôle majeur dans
l’aménagement des territoires.
• Le fort développement des réseaux, la montée des préoccupations
environnementales et une critique des éléments de justification des projets
d’infrastructure ont mis à mal le « mythe des grands travaux » dans les
pays développés.
• Toutefois, le niveau d’investissement dans les infrastructures reste élevé,
notamment pour maintenir à niveau leur efficacité. Par ailleurs, pour les
réseaux neufs, tels que la fibre optique, la question de leur déploiement
dans les territoires peu denses grâce à l’aide publique, se pose dans les
termes classiques de l’action aménageuse au service de la réduction des
différentiels d’accessibilité.

Étude de cas :
L’aménagement numérique du territoire
Document 1 : Extrait du site « Plan Très Haut Débit »
« Le déploiement de réseaux de communications électroniques à très haut
débit jusqu’à l’abonné représente pour notre pays un enjeu majeur de
développement, tant sur le plan économique que social. La volonté du
gouvernement de déployer, sur l’intégralité du territoire, des réseaux
optiques destinés à remplacer à terme les actuels réseaux en cuivre
s’appuie sur la création en décembre 2012 d’une Mission Très Haut
Débit. […] Pendant les 10 prochaines années ce Plan mobilisera
20 milliards d’euros, dont 3 milliards en subventions pour soutenir les
projets des collectivités territoriales.
Les opérateurs privés, naturellement inscrits dans une logique de retour
rapide sur investissement, déploient leurs réseaux optiques dans les zones
les plus peuplées, où résident environ 60 % de la population
française […]. Équiper le reste du pays, et particulièrement les territoires
les plus ruraux, nécessite l’intervention des pouvoirs publics et
particulièrement celle des collectivités territoriales. Faute de cet
engagement, certains territoires pourraient ne pas être desservis, générant
ainsi une fracture numérique et d’importants déséquilibres économiques
mais aussi sociaux.
[…] Le saut technologique vers les réseaux de desserte de deuxième
génération en fibre optique est donc aujourd’hui incontournable. (Par la
fibre, on peut télécharger 100 photos de 300 méga-octets de données en
24 secondes contre 4 minutes avec l’ADSL.)
L’État subventionne les projets de réseaux à très haut débit portés par les
collectivités territoriales en dehors des zones très denses et des zones
conventionnées, où les opérateurs privés déploieront leurs réseaux.
Une enveloppe de 3 milliards d’euros en subventions est dédiée au
soutien des projets de réseaux d’initiative publique au cours des 10 ans à
venir.
[…] L’État [prend] en charge en moyenne la moitié du besoin en
subvention des déploiements éligibles. Les taux de subvention sont
désormais compris entre 33 et 61,6 %. »
Source : www.ant.developpement-durable.gouv.fr/le-point-
sur-le-plan-france-tres-haut-debit-a667.html

Commentaire
• L’équipement numérique du territoire est un projet majeur de l’État en
termes d’aménagement du territoire.
• Le déploiement de la fibre optique est rentable pour les opérateurs dans les
zones les plus denses : les acteurs publics ne subventionnent donc pas les
opérateurs qui y déploient leur réseau.
• Pour les zones rurales, le dispositif est le suivant : l’État laisse le soin aux
collectivités territoriales d’élaborer leur priorité, puis participe au
financement public du déploiement du réseau de fibre optique. Le taux
d’aide varie en fonction du degré de ruralité.
• Dans le cas du réseau public de téléphone, l’État finançait l’ensemble du
réseau et appliquait ainsi une « péréquation » cachée entre
investissements rentables dans les zones denses et investissements
déficitaires dans les zones plus rurales. Maintenant que les opérateurs
sont privés, le financement public des réseaux dans les zones peu denses
est clairement affiché.
• Pour le réseau de fibre optique, réseau encore « jeune », on retrouve les
objectifs autrefois promus pour les réseaux routiers et ferroviaires :
maillage du territoire et réduction des différentiels territoriaux
d’accessibilité.
Chapitre 4

Aménagement du territoire
et développement économique

Objectifs
• Appréhender le passage d’une orientation active des activités économiques
à une politique de construction d’un cadre territorial propice au
développement des entreprises.
• Comprendre les possibilités actuelles d’action publique en matière de
développement économique territorial.
• Distinguer quatre leviers actuels : l’action réparatrice, le développement
local, le soutien à l’économie résidentielle par la redistribution financière, le
soutien à l’innovation.

Disons-le d’emblée : l’aménagement du territoire ne peut « créer » de


l’activité économique. Par un agencement plus ou moins pertinent des
populations, des infrastructures, des équipements et des entreprises, il peut
favoriser ou non le développement économique d’un territoire.
L’interventionisme public dans le fonctionnement des entreprises a
nettement reculé depuis les années 1980. Depuis trois décennies, différentes
politiques ou modes se sont succédé en faveur du développement local, des
clusters ou encore de la compétitivité. Derrière toute cette notion, l’idée
sous-jacente est que l’aménageur se doit de fournir un « cadre territorial »
propice au développement sans interférer dans la vie des entreprises.
1. Le recul massif de l’interventionnisme
public direct
Au cours de la période dite des Trente Glorieuses, dans l’ensemble des pays
occidentaux, entre 1945 et 1975 environ, l’action des pouvoirs publics a été
très interventionniste en matière d’aménagement économique du territoire.
Cet interventionnisme prenait trois formes principales : l’orientation des
investissements des entreprises, le soutien à des « pôles de croissance », de
grands programmes de modernisation économique.

1.1 Créer des pôles de croissance


Les réflexions relatives à l’aménagement du territoire, au cours des années
1930 à 1950, se focalisaient sur les moyens d’orienter les investissements
des entreprises, principalement des entreprises industrielles. Parmi les
notions alors en vogue, une a eu un retentissement majeur : la notion de
pôle de croissance.
Cette idée a été proposée par l’économiste François Perroux en 1955. La
position de Perroux est simple : la concentration des activités industrielles
ou leur polarisation naît de la présence de firmes motrices. Les responsables
des politiques industrielles doivent se garder d’éparpiller les crédits dont ils
disposent, car ils ne serviraient à rien. Il leur faut choisir un secteur
stratégique, un lieu qui lui convienne et attirer là (ou créer) une firme
puissante qui « tire » alors l’économie de tout le secteur. Cela engendre des
revenus qui permettent d’étoffer l’économie locale. François Perroux a ainsi
diffusé la notion de « pôles de croissance ». Ces pôles auront néanmoins un
succès mitigé : la sidérurgie de Tarente en Italie n’a pas plus suscité
l’apparition d’un tissu industriel dense que celle de Fos-sur-Mer. Ce modèle
a été copié dans les pays en voie de développement pour les résultats
similaires : la construction des hauts fourneaux et aciéries d’Annaba n’a pas
hâté l’accès de l’Algérie à la civilisation industrielle.
1.2 Dissuader l’investissement
dans les grandes villes :
la décentralisation industrielle
Les pôles de croissance visent à attirer les entreprises vers des territoires
ciblés. Pour orienter le développement des entreprises, il faut également
dissuader d’investir dans les régions déjà les mieux dotées. Cela a constitué
l’objet des politiques de décentralisation industrielle. L’objectif est
d’orienter les investissements des entreprises vers les régions en retard
économique. Cette idée sera notamment mise en œuvre en France, à travers
la limitation du développement des entreprises en Île-de-France. L’agrément
est créé en 1955 : c’est un dispositif d’examen préalable des projets de
création ou d’extension d’usines ou de bureaux en région parisienne. Des
aides sont proposées aux entreprises qui décident de s’installer dans les
zones rurales.
Cette politique a eu des résultats importants. Elle a notamment permis
d’industrialiser les régions périphériques du bassin parisien qui ont été les
principales bénéficiaires du redéploiement industriel des industries,
notamment automobiles et électroniques. Pourquoi a-t-elle réussi ? Parce
qu’elle accompagne le mouvement alors engagé par les industries
« fordistes » d’une dissociation géographique entre les lieux de décision et
de conception (ingénierie, marketing, publicité, etc.) et les lieux de
fabrication.

1.3 L’époque des « grands projets


modernisateurs »
La troisième forme de l’interventionnisme économique territorial concerne
de grands projets industriels ou agricoles qui refaçonnent les territoires. Le
choix de moderniser fortement l’agriculture, affirmé dès les années 1950 et
confirmé à partir de 1962 dans le cadre la politique agricole commune à
l’échelle européenne, a un impact territorial considérable par la réduction
massive du nombre d’agriculteurs. Les agriculteurs représentent plus de
30 % de la population active en 1955, un peu plus de 10 % en 1979 et
moins de 2 % aujourd’hui. Les autres grands programmes économiques
« modernisateurs » sont industriels. Ils concernent aussi le complexe
militaro-industriel (avec notamment le programme d’armement nucléaire du
général de Gaulle), l’énergie (avec le choix du nucléaire civil au cours des
années 1970), les transports (avec le cas emblématique du TGV). Dans tous
les cas, l’impulsion des pouvoirs publics est massive et la « contrepartie
territoriale » de ces programmes assez fortement anticipée.
Au cours des années 1980, le constat est fait qu’il faut renoncer ou
prendre acte qu’il n’est pas possible d’utiliser ces trois leviers. Avec la
levée progressive des freins au commerce extérieur, la volonté d’orienter la
localisation des unités de fabrication n’a plus beaucoup de sens. Celles-ci
vont massivement en Asie : la division territoriale des processus de
production par les entreprises passe rapidement de l’échelle nationale à
l’échelle internationale. À la même époque, le « colbertisme industriel »
paraît progressivement obsolète (sans qu’un bilan clair de ses limites ait été
réellement tiré) ou, alors, il est mené à l’échelle européenne avec les
programmes pour l’aéronautique ou l’aérospatiale. Enfin, les pôles de
croissance sont un échec patent.
Pour tout cet ensemble de raisons, à la fois idéologiques, économiques et
politiques, l’intervention économique devient de plus en plus « indirecte ».
Il s’agit moins d’orienter ou de contraindre, que d’inciter. À quelques
exceptions près, les pouvoirs publics vont progressivement décider de ne
plus intervenir directement dans le fonctionnement des entreprises, mais
d’orienter leurs pratiques.
Les quatre objectifs principaux de l’aménagement économique du
territoire deviennent alors l’action réparatrice pour les territoires en déclin,
le soutien au développement, la stimulation de l’économie résidentielle et
enfin, un cadre propice à l’innovation.

2. L’aménageur comme pompier


L’aménagement « moderne » du territoire a été en quelque sorte inventé
pour venir en aide aux régions marquées par le déclin économique,
notamment lié à l’industrie, dans le nord de l’Angleterre, avant la Seconde
Guerre mondiale. Cet objectif a été conservé depuis.
2.1 Les politiques d’urgence
En France, les politiques d’aide aux régions marquées par des destructions
importantes d’emplois sont nombreuses. Depuis 2002, une loi oblige les
entreprises de plus de 1 000 salariés à engager des actions de revitalisation
industrielle lorsqu’elles procèdent à un licenciement collectif affectant, par
son ampleur, l’équilibre du ou des bassins d’emploi dans lesquels elles sont
implantées. De 2002 à 2014, 1 402 conventions de revitalisation ont été
signées, pour un montant total de contributions d’entreprises de
736 millions d’euros. Chaque année, un montant de convention d’environ
50 millions d’euros est signé avec un objectif de création de 10 000 à
12 000 emplois. Les régions les plus concernées par l’existence de
conventions de revitalisation sont celles où se concentrent les sièges
sociaux et les industries : Rhône-Alpes, Île-de-France, Nord-Pas-de-Calais,
Lorraine. Ces fonds alimentent des aides directes à l’emploi, du soutien aux
projets de création d’entreprises ou encore de la formation professionnelle.
Toutefois, le bilan est assez mitigé, faute d’une forte implication des acteurs
locaux dans leur mise en œuvre.

2.2 Un bilan de long terme décevant


Ces politiques d’urgence sont souvent accompagnées de programmes à plus
long terme qui visent à transformer plus globalement les conditions de vie
d’un territoire. À cet effet, le gouvernement de Pierre Mauroy met en place
en 1984 des « pôles de conversion » pour 15 espaces victimes de la
récession économique, des zones portuaires (Fos-sur-Mer, Dunkerque-
Calais), des bassins sidérurgiques (Lorraine) et métallurgiques (Caen) ou
encore des territoires miniers (Albi-Carmaux, Le Valenciennois, etc.).
D’autres politiques ont suivi, souvent liées à des aides pour inciter les
entreprises à s’installer dans ces territoires. Le bilan n’est souvent pas
négligeable, mais reste décevant parce que ces aides ont souvent été des
effets d’aubaine et que le degré de mortalité de ces entreprises s’est souvent
révélé plus élevé que la moyenne.
Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais a connu plusieurs décennies de
stratégies d’aménagement de revitalisation. Certains résultats sont
incontestables. De nombreuses grandes entreprises se sont implantées :
Renault à Douai et Maubeuge, la Française de Mécanique à Drouin puis
Toyota dans les années 1990 à Valenciennes. La construction ferroviaire se
développe dans le Valenciennois. Sur le plan des friches industrielles,
l’établissement public du Nord-Pas-de-Calais a développé une action
ambitieuse de requalification sur une partie des 10 000 hectares de friches
industrielles identifiées au début des années 1980.
En matière culturelle, les investissements ont été importants. Le Louvre-
Lens ouvert en 2012 est un symbole de cette ambition. Les réseaux de
transport ont été fortement améliorés, notamment grâce à l’ouverture de la
ligne à grande vitesse reliant Paris à Londres et Bruxelles autour du nœud
lillois. Toutefois, certains indicateurs sont aujourd’hui encore très
alarmants. En 2015, les taux de chômages des zones d’emploi de Lens-
Liévin et de Valenciennes sont respectivement de 16,9 % et de 15,5 %
contre 10,5 % en moyenne pour la France métropolitaine. L’espérance de
vie des hommes est inférieure de plus de deux ans à la moyenne nationale
pour les départements du Nord et du Pas-de-Calais.
L’aménageur pompier a souvent amoindri les difficultés. Certaines
régions industrielles ont connu un redéveloppement grâce à ces politiques.
Toutefois, à l’échelle nationale, les Régions les plus en difficulté d’un point
de vue social, économique et sanitaire restent les anciens bassins miniers et
sidérurgiques du nord et de l’est de la France.

3. Le développement local

3.1 La fortune d’une notion


La notion de « développement local » a connu une fortune certaine à partir
des années 1980. Cette notion vient du monde des savants. Des savants, des
économistes spatiaux, des géographes, des spécialistes interdisciplinaires
d’une science régionale alors toute neuve formulent alors l’hypothèse du
« développement local ». En s’appuyant sur de solides études de cas,
menées dans de nombreux pays, ils formulent les notions de « milieux
innovateurs » ou de « systèmes productifs locaux ». Arnaldo Bagnasco
étudie alors la « Troisième Italie », cette région qui s’étend de la Vénétie à
la Toscane en passant par l’Émilie-Romagne et qui n’hérite pas de la vieille
industrialisation de Milan, Gènes et Turin, ni ne bénéficie de transferts
comme le Mezzogiorno. Il montre que le développement de ces régions
repose principalement sur leurs propres forces. Les études se multiplient sur
le Choletais, le Gex et autres régions, où l’on trouve les traces d’une telle
voie locale du développement.
C’est alors que les économistes Mickaël Piore et Charles Sabel
généralisent dans les années 1980 la théorie du développement endogène.
Ils avancent que ce serait la nouvelle forme du développement capitaliste,
succédant au fordisme et reposant sur « la spécialisation flexible ». Le
rapport salarial serait beaucoup plus flexible que dans le fordisme, les
qualifications plus élevées que dans le taylorisme, on en reviendrait « en
somme au monde des ouvriers professionnels et des maîtres artisans, dans
des essaims d’entreprises coopérant entre elles à l’échelle locale selon les
principes de la réciprocité, ne se réduisant ni à l’échange marchand, ni à la
hiérarchie redistributive ». Bernard Pecqueur fait l’hypothèse qu’« un mode
territorialisé d’organisation de la production constitue une modalité
originale de création de ressources économiques1 ».

3.2 Le développement local en acte


Du côté des acteurs territoriaux, cette nouvelle théorie va être rapidement
réinvestie dans les politiques publiques. En effet, puisque rien ne semble
plus venir du pouvoir politique « d’en haut », il faut s’organiser « par le
bas » pour trouver les voies d’un développement robuste. En Bretagne, en
Lorraine (autour du bassin de Pompey), dans différentes régions rurales ou
montagnardes, des pionniers lancent des projets locaux de développement.
Ils vont être rapidement épaulés par l’État qui lance les « pays » en 1995.
La loi Voynet de 1999 est l’heure de gloire de cette forme de
développement. Elle généralise la forme des pays, environ 400 en France.
Ils ont un but : formuler des projets de développement qui abordent les
enjeux économiques, sociaux mais aussi éducatifs et culturels sur un
périmètre non contraint par les réalités administratives. Ils doivent être
élaborés avec une large ouverture à la société civile, avec des syndicalistes,
des patrons, des professeurs ou encore des représentants d’association.
l’État promet un soutien financier. Ces démarches locales sont
financièrement aidées par l’État dans le cadre de contrats. Les actions ne
sont pas réalisées par le pays, qui est une structure d’animation, mais par les
différents partenaires du pays (collectivités locales et associations
notamment).
La dynamique s’est un peu essoufflée par la suite. L’implication de l’État
s’est réduite. Depuis 2014, les pays ont un nouveau nom : le très
technocratique « pôle d’équilibre territorial et rural ». Toutefois, l’idée qu’il
convient d’élaborer des stratégies de développement en partant des
problématiques locales, avec une large ouverture aux acteurs socio-
économiques, est aujourd’hui très banale. C’est le signe de son succès.
Peut-on donner un exemple de telles démarches « partant du bas2 » ? Le
festival « Jazz in Marciac » est typique des potentialités d’un
développement issu de ressources locales. Le festival est créé en 1978 dans
une commune du Gers, Marciac, village d’un peu plus de 1 200 habitants. Il
s’étend sur les 15 premiers jours d’août. En 2015, il attire
45 000 spectateurs payants, sans compter les spectateurs gratuits. En tout,
plus de 250 000 visiteurs ont été recensés en 2012. Le festival a suscité le
développement d’hébergements variés (hôtels, campings, gîtes, chambres
d’hôtes, accueil à la ferme) dans la région. Il a permis la création d’un site
Pierre et Vacances de 350 places et facilite la diffusion de produits du
territoire (foie gras, vins locaux…). Il a engendré de nombreuses activités
liées au jazz. Une option jazz au collège a permis de sauver l’établissement.
Un musée et une salle de spectacle de 500 places ont été créés. Le festival
est né d’un petit groupe de personnes, dont le président de l’association
JIM, maire du village et principal du collège. La plupart des créateurs se
sont rencontrés autour du foyer de jeunes et d’éducation populaire. Ce sont
quelques permanents, mais aussi 700 bénévoles qui animent le festival.
Celui-ci compte maintenant de nombreux partenaires publics (Région
Occitanie, Conseil départemental du Gers) mais aussi privés (Total, Colas,
Casden, Maif, Avis, Ecocert, etc.). Il est relayé par des médias partenaires
(Radio France, Le Monde, Dailymotion, Jazz, Mezzo, I télé, etc.).
De tels exemples abondent et sont recensés par les acteurs du
développement local. Pour autant, tout peut-il venir de ces démarches ?
Bien sûr que non. Le développement local ne peut qu’être un des leviers
d’une politique de développement économique. Bernard Pecqueur, un des
meilleurs connaisseurs du développement local, note en 2000 : cette
modalité peut coexister avec des logiques comme celle « des établissements
des firmes transnationales qui sont nomades, peu ancrées dans un site et qui
répondent à une recherche systématique des plus bas coûts possibles3 ».
Une grande partie du devenir des territoires échappe à ceux qui y vivent…

4. L’aménagement au service
de l’économie résidentielle
Les analyses dominantes du développement territorial postulent que ce sont
les réussites du système productif, qui, à l’heure de la mondialisation,
garantissent aux territoires leur développement. Pourtant, ces analyses ne
permettent pas de comprendre pourquoi les territoires les mieux insérés
dans la globalisation économique peuvent également connaître de graves
difficultés sociales. L’Île-de-France est typique de cette situation. Très
productive, la région parisienne connaît de nombreux quartiers très pauvres
et une très vive question sociale.

4.1 La théorie de la base


Les économistes, notamment Laurent Davezies [2012] et Magali Talandier,
expliquent ce paradoxe à l’aide de la théorie de la base. Selon cette
approche, le développement d’un territoire dépend de deux facteurs.
Le premier est sa capacité à développer ses apports de revenus – appelés
« base économique » – en provenance du reste du monde. Le deuxième est
l’intensité de la circulation monétaire interne, c’est-à-dire la propension des
ménages à consommer localement. Le développement se traduit en emplois,
en revenus et en croissance démographique du territoire. Le « secteur
basique » est le secteur qui apporte toutes sortes de revenus captés hors du
territoire. Le « secteur domestique » regroupe les activités qui produisent
des biens et services vendus localement (boulangers, médecins,
commerçants, aides ménagères, etc.). La vitalité de ce secteur dépend de la
demande locale et du revenu local, eux-mêmes déterminés par la base et par
la propension des habitants à consommer sur place. Il y a donc deux
secteurs économiques : l’un exposé à la concurrence avec les autres
territoires, l’autre protégé de la concurrence et peu sensible aux chocs
conjoncturels.
La base économique des territoires est aujourd’hui très fortement
dépendante des systèmes de redistribution opérée par l’État et la sécurité
sociale. Le budget de l’État et de la sécurité sociale opère, sans intention
territoriale, des prélèvements à peu près proportionnels au revenu des
ménages et donc des territoires. Ces sommes sont ensuite redistribuées de
manière à peu près égale par habitant. Ce mécanisme permet le transfert de
dizaines de milliard d’euros depuis les territoires « riches » vers les
territoires « pauvres ». Laurent Davezies estime que l’Île-de-France
redistribue ainsi à la province, via le budget de l’État et le fonctionnement
de la sécurité sociale, environ 10 % de son PIB soit 50 milliards d’euros.
À ces transferts publics entre territoires, il faut ajouter les transferts
privés. Le fait que l’Île-de-France perde un tiers de ses retraités par le jeu
des déménagements vers la province fait perdre à la Région une partie
importante de ses revenus. Les mobilités quotidiennes (navettes à longue
distance), hebdomadaires ou annuelles (les résidences secondaires et les
lieux de vacances) ou résidentielles (par exemple, les déménagements à
l’heure de la retraite) occasionnent une dissociation nette entre « géographie
de la production » et « géographie des revenus ».

4.2 Les territoires de l’économie


résidentielle
Magali Talandier4 montre qu’en moyenne, les revenus résidentiels
représentent près de la moitié des revenus basiques des bassins de vie
français en 2005. Les revenus issus des activités exportatrices représentent à
peine 20 % des revenus captés à l’extérieur par les territoires, soit
l’équivalent de l’ensemble des revenus de transfert. La base publique
(traitements des fonctionnaires) représente 9 % de ces revenus. Pour les
seuls bassins de vie ruraux, les revenus basiques résidentiels jouent un rôle
plus important, puisque ces revenus atteignent deux tiers des bases dans le
rural (contre la moitié sur l’ensemble des bassins de vie). Cet écart
s’explique par les retraités, les touristes et les navetteurs. Ce mécanisme de
captation de revenus qui n’ont pas été créés localement grâce à l’appareil
productif, permet de comprendre comment des espaces dénués d’atouts
métropolitains ont pu, au cours des dernières décennies, voir leurs emplois
progresser, le revenu des populations s’améliorer, la population s’installer…

Figure 4.1 : Part des revenus résidentiels par zone d’emploi en 2010

Source : Davezies L., 2010, La crise et nos territoires : premiers impacts,


Rapport pour l’Assemblée des communautés de France et l’Institut CDC
pour la Recherche.

Les stratégies de développement des territoires ruraux passent donc


massivement par la capacité à capter ces revenus, donc par la recherche
d’un cadre de vie agréable, d’une vie locale animée, etc. La mise en valeur
du patrimoine local, le soutien à la vie culturelle ou encore l’animation par
les marchés, les fêtes ou encore les manifestations sportives sont donc des
leviers importants pour capter les habitants « mobiles », et avec eux, leurs
revenus. À l’échelle locale tout au moins, et pour les territoires peu
« productifs », environnement et culture ne s’opposent donc pas au
développement.
Une menace plane toutefois sur ces mécanismes de captation des revenus
extérieurs : le niveau de dépense publique. Elle représente en France 57 %
du PIB en 2016, ce qui représente un record historique et un des niveaux
parmi les plus élevés au monde. Toute réduction du niveau de dépense
publique se fait ressentir inégalement selon les territoires : les moins
exposés à la concurrence internationale et les moins productifs le
ressentiraient plus douloureusement.

5. L’aménagement au service
de l’innovation ?

5.1 La notion de technopôle


La notion de technopôle se diffuse fortement à partir des années 1960.
Certaines situations sont étudiées de près, notamment le long de la fameuse
Route 128, rocade contournant Boston. Dès l’entre-deux-guerres, des
industries qui seront bien plus tard désignées comme étant de haute
technologie, s’y concentrent en rapport avec des écoles d’ingénieurs qui ne
trouvent pas leur place dans le centre-ville. Mais le modèle le plus puissant
est bien entendu celui de la Silicon Valley. Dans cette vallée près de
San Francisco, des inventeurs et des ingénieurs particulièrement novateurs
(Shockley, Hewlett Packard, etc.) et des universitaires tels Terman créent
une dynamique économique tout à fait vive, à proximité de l’université de
Stanford.
Différents technopôles vont fleurir en France. À Grenoble, un milieu
innovateur se déploie autour des activités de haute technologie présentes
dans l’agglomération grenobloise (recherche nucléaire, physique des
matériaux, constructions électriques et électroniques, chimie). Ce pôle est
soutenu par l’État ainsi que par les collectivités locales qui créent dans les
années 1960 la zone pour l’innovation et la recherche scientifique et
technique (ZIRST) de Meylan. Devenue aujourd’hui « Innovallée », cette
zone construite à côté de l’université accueille de nombreux laboratoires
publics et privés et des unités de production industrielle. Elle a permis la
création de milliers d’emplois.
D’autres créations sont plus inattendues comme Sophia-Antipolis à la fin
des années 1960. Ce dernier site s’est constitué dans une garrigue au nord
de Cannes et d’Antibes, dans une région où s’implantent alors quelques
entreprises de haute technologie (IBM, Texas Instruments, Thomson, etc.).
Cette région était encore loin de représenter une concentration notable dans
ces secteurs. Or, elle concentre aujourd’hui près de 30 000 emplois, dont la
moitié de cadres, et 4 000 chercheurs du secteur public. Ailleurs en Europe,
des pôles similaires se sont constitués selon des modèles différents. Les
années 1970 et surtout 1980 ont été celles de la multiplication des sites
technopolitains : plusieurs dizaines en France, plusieurs centaines à travers
l’Europe, le Japon et en Amérique du Nord. À l’évidence, le concept, quelle
qu’en soit la forme, a fait recette. Le contexte n’a certainement pas été
étranger à ce succès.
Dans un monde en mutation, avec l’émergence des nouveaux pays
industrialisés, avec les gains massifs de productivité, avec le rôle
stratégique de la connaissance et de l’innovation, avec la recherche de
produits à forte valeur ajoutée, cet outil de développement a été perçu
quasiment comme une panacée pour se prémunir contre les chocs multiples
d’une époque. Tous les types de villes s’y sont mis : les métropoles bien sûr,
mais aussi des villes moyennes, voire petites, avec des contenus fluctuant
au gré des réalités locales et des modes ou des espoirs.

5.2 Le soutien à la compétitivité


La politique engagée par la DATAR sous la forme des pôles de
compétitivité est moins centrée sur des « zones particulières » que sur des
filières : il s’agit de concentrer l’argent public sur quelques pôles, avec un
pilotage par des professionnels, pour augmenter la coopération
interentreprises et entre entreprises et organismes de recherche, afin
d’obtenir dans un secteur donné une compétitivité forte qui assure des parts
de marché significatives au plan européen et mondial. Le rôle de l’industrie
y est présenté comme fondamental par l’effet d’entraînement qu’elle exerce
sur le reste de l’économie nationale, mais la France est engagée dans des
secteurs très exposés à la concurrence des pays émergents, quand l’enjeu est
de développer des secteurs industriels technologiques à forte valeur ajoutée.

Figure 4.2 : Les pôles de compétitivité

Ces politiques sont souvent menées par les ministères de l’Industriedans


les autres pays européens. La définition donnée par la DATAR au pôle de
compétitivité en France montre que l’action géographique est un des
fondements de la politique engagée : « La combinaison, sur un espace
géographique donné, d’entreprises, de centres de formation et d’unités de
recherche publiques ou privées, engagés dans une démarche partenariale
destinée à dégager des synergies autour de projets communs innovants. » La
politique des pôles est lancée en 2004, avec un appel à projets pour leur
sélection qui aboutit à la labellisation de 71 candidatures sur la première
période (2004-2008). Une troisième phase est en cours depuis 2013
jusqu’en 2018 (2013-2018). Comment cela fonctionne-t-il ? Les entreprises
labellisées dans un pôle de compétitivité ont des exonérations d’impôts et
des subventions bonifiées. À titre d’exemple, un pôle de compétitivité
consacré à la cosmétique, autour de grandes entreprises de parfumerie
implantées autour de Chartres, associe des laboratoires de biologie et de
chimie situés en Île-de-France.
L’État a mis en place un fonds unique interministériel à hauteur de
1,5 milliard pour chaque phase de quatre ans. Ces fonds soutiennent des
projets de recherche et développement associant des entreprises et des
laboratoires de recherche. Une des critiques principales adressée à ce
programme est son caractère peu stratégique : en ne ciblant pas quelques
secteurs stratégiques, les effets en sont dilués.

5.3 Une politique du cadre de vie ?


Aujourd’hui, les politiques d’aménagement ne doivent-elles pas se
contenter d’offrir un cadre attractif pour les créatifs plutôt que de réaliser
des zones d’activités, fussent-elles destinées à la haute technologie ? C’est,
par exemple ce que soutient l’Américain Richard Florida dans un ouvrage
vite popularisé qu’il a publié en 2002, The Rise of the Creative Class : and
How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life. Il
soutient que, dans la nouvelle concurrence mondiale, les métropoles qui
« gagnent » sont celles qui parviennent à capter les membres de ce qu’il
nomme la « classe créative », regroupant l’ensemble des travailleurs
rémunérés pour leur capacité de création (notamment les scientifiques, les
ingénieurs, les artistes ou les architectes), mais également pour
l’intelligence qu’ils déploient dans la résolution de problèmes complexes
(tels que les juristes, les financiers, les médecins, etc.). Dès lors, le principal
enjeu pour les autorités locales serait de connaître les conditions à remplir
pour attirer ces individus, plus encore que les entreprises qui les emploient.
Beaucoup de chercheurs ont montré le caractère relativement aléatoire du
rapport entre présence de « classe créative », « innovation » et
« compétitivité ». Toutefois, l’essentiel est peut-être que pour beaucoup
d’édiles, la capacité à attirer l’innovation passe moins par la création de
zone d’activités spécifiques que par l’offre d’un cadre de vie
particulièrement attractif. Certaines villes françaises, notamment
Montpellier, l’ont pratiqué et vanté, il y a une trentaine d’années déjà.
Pour beaucoup de chercheurs, c’est ainsi la ville elle-même qui est le
milieu « innovateur ». Les grandes villes ne sont pas seulement des
concentrations de cadres, dirigeants et ingénieurs de haut niveau, elles
offrent également la possibilité de mettre en relation les différents secteurs
d’activités fondées sur la connaissance, la recherche, l’innovation ou la
créativité. La politique urbaine doit viser à faciliter ces croisements, ces
frottements. C’est en quelque sorte la qualité de la ville qui permet
l’innovation et donc le développement.

Synthèse
• L’intervention directe de l’État pour l’orientation territoriale des activités
économiques s’est considérablement réduite depuis les années 1980.
• Les pouvoirs publics restent néanmoins très présents, à travers les
mécanismes financiers de redistribution qu’ils mettent en œuvre. Par
ailleurs, ils cherchent à créer des conditions favorables au développement :
ils visent à attirer les ménages et les entreprises, à favoriser
l’innovation, etc.
• Dans ce contexte, faire « participer » habitants et entreprises à la définition
des projets locaux de développement n’est pas seulement un impératif
démocratique : c’est la condition même de leur succès.

Étude de cas :
Les zones d’activités économiques
Document : Zone d’activités économiques à Ruillé-sur-Loir dans la Sarthe
Photo : Xavier Desjardins.

Commentaire
• La zone d’activités est une figure majeure des paysages français
contemporains. La volonté de réduire les nuisances pour les habitants, les
besoins d’espace des entreprises et les facilités pour l’accès des camions
expliquent son succès pour les activités commerciales, logistiques,
industrielles ou artisanales.
• Les intercommunalités se sont souvent d’abord développées autour de la
compétence « développement économique ». Ici, la zone d’activités est
réalisée par la Communauté de communes du Val de Loir. Avec le partage
intercommunal de la fiscalité qui porte sur les entreprises, les communes
se sont mises d’accord pour réaliser ces zones dans les lieux les plus
propices, notamment le long des grands axes routiers.
• Pour beaucoup, le « développement » se matérialise d’abord par la
réalisation de zones d’activités. C’est bien sûr une illusion car beaucoup
d’emplois sont créés hors de ces espaces. Surtout, cela engendre une
forme de course en avant dans la réalisation de telles zones… En 2010,
les services statistiques du ministère du Développement durable estiment
le nombre de zones d’activités entre 24 et 32 000, soit environ
450 000 hectares. L’offre est pléthorique et diffuse, ce qui contribue
fortement à l’expansion de l’urbanisation sur les espaces naturels ou
agricoles.
Chapitre 5

Villes et aménagement du territoire

Objectifs
• Distinguer les débats sur la taille et les fonctions des villes.
• Comprendre l’évolution du débat sur la place des villes et le passage de
préoccupations liées à l’armature urbaine à des politiques sur les liens
entre les métropoles et leurs « arrière-pays ».
• Percevoir les dimensions nationales des projets pour le Grand Paris.

Dans toute réflexion sur l’organisation ou la hiérarchie urbaines


souhaitables figure, en France, de manière explicite ou implicite, la question
de Paris. On ne rappellera jamais assez combien la question parisienne a été
l’un des éléments majeurs pour justifier la mise en place de politiques
d’aménagement du territoire. Nous présentons tout d’abord les débats
relatifs à Paris, puis ceux relatifs aux métropoles et à l’armature urbaine.

1. Paris, un atout pour la France ?


La littérature savante n’a jamais répondu à la question de la taille optimale
des villes. Toutefois, l’excessive concentration des hommes et des activités
dans les villes a souvent été considérée comme une menace à conjurer. En
France, la place de Paris dans le territoire national a toujours fait l’objet
d’une attention soutenue. L’ouvrage Paris et le désert français de Jean-
François Gravier publié en 1947, s’il n’a jamais beaucoup été lu, a souvent
été cité en raison de la force évocatoire de son titre. Les premières
politiques d’aménagement national du territoire ont effectivement cherché à
limiter l’extension de la région parisienne.

1.1 A-t-on voulu punir ou spécialiser


Paris ?
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’agglomération parisienne se
développe à un rythme très soutenu. En 1946, elle compte 5,8 millions
d’habitants, en 1954 près de 6,5 millions. Dans la deuxième partie des
années 1950, la population croît de près de 100 000 personnes par an…
L’idée de limiter le développement démographique de la région parisienne
est assez largement partagée.
Pour réussir ce pari, le choix est fait de limiter de développement
industriel et tertiaire de la région. Un dispositif spécifique est mis en place :
les décrets de 1954 et 1955 agissent par dissuasion en instituant l’agrément
préalable pour toute extension de plus de 1 500 m² de locaux ou installation
en région parisienne. Ce dispositif est renforcé en 1960 par l’instauration de
la redevance à acquitter en cas d’acceptation du dossier. De l’autre côté, des
incitations sont accordées à la création d’emplois hors de la région
parisienne. Cette politique a produit une réelle diffusion industrielle. La
moitié des quelque 500 000 emplois créés entre 1960 et 1975 l’ont été en
province. Les emplois installés ont principalement bénéficié aux espaces
proches de la région parisienne : la Picardie, la Normandie, le Centre, et
dans une moindre mesure la Bretagne. Cette politique a fonctionné car elle
accompagne une tendance observée à l’époque de dissociation des fonctions
de direction et de conception (bureaux d’études, projets, etc.) et des espaces
de fabrication, selon une division « taylorienne » de la chaîne de
production. Ce mouvement est très marqué pour l’automobile, la
mécanique, ainsi que pour les industries électriques et électroniques, qui
créent beaucoup d’emplois à cette époque.
Toutefois, cette politique fait souvent l’objet de méprise. Il ne s’agissait
pas tant de « punir » Paris que de limiter son développement industriel pour
spécialiser et conforter Paris dans ses domaines d’excellence : la finance, le
tourisme, les activités de commandement et de direction des entreprises
ainsi que les fonctions administratives supérieures. Au cours des années
1960, différentes décisions visent ainsi à conforter le développement de
Paris. Sous l’impulsion du préfet Paul Delouvrier, la région parisienne a vu
naître cinq villes nouvelles (Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines,
Évry, Melun et Marne-la-Vallée). Le pôle économique de la Défense pour
faire de Paris une capitale financière et économique de premier rang
mondial est décidé en 1958. Par ailleurs, la région est alors équipée d’un
nouveau réseau express régional (le RER) ainsi que des premières
autoroutes…

1.2 La compétitivité de la région


parisienne : un enjeu national
Le changement de discours sur la place de Paris s’opère progressivement
depuis les années 1980. Trois raisons conduisent à ce changement.
Tout d’abord, la croissance démographique de la région parisienne
ralentit fortement. La population de l’agglomération parisienne passe de
8,5 millions en 1975 à 8,7 millions en 1982. La population continue à
croître pour atteindre aujourd’hui près de 11 millions. Toutefois, la
croissance s’est considérablement ralentie par rapport aux années
1950 et 1960. Par ailleurs, le poids de l’Île-de-France se stabilise dans
l’ensemble national. L’Île-de-France compte 12,1 millions d’habitants au
1er janvier 2015, soit 18,8 % de la population française métropolitaine,
proportion stable depuis quinze ans. L’image d’une « pieuvre » parisienne
absorbant la population provinciale n’a donc plus lieu d’être. En effet, le
solde migratoire inter-régional est défavorable à l’Île-de-France depuis les
années 1980. L’Île-de-France ne gagne des habitants que grâce un solde
naturel positif et un solde migratoire positif avec l’étranger.
La deuxième raison est qu’alors que la croissance économique devient
moins vive pour la France entière à partir de la fin des années 1970, l’idée
de vouloir limiter le développement de la « locomotive parisienne » ne
paraît ni pertinent, ni souhaitable. Ce changement de perspective est très
clairement exprimé à partir du milieu des années 2000. En 2008, quand le
secrétaire d’État à la région capitale, Christian Blanc, présente ses idées
d’aménagement pour la région parisienne, il énonce très clairement l’intérêt
national que représente la compétitivité francilienne.
La troisième raison est qu’un des verrous économiques de l’Île-de-France
réside dans les difficultés de vie quotidienne rencontrées par les habitants.
Deux éléments posent un problème majeur : le logement, du fait de
logements très chers et en nombre insuffisant, et les difficultés de transport.
L’aménagement interne de la région parisienne prend alors une importance
nationale. C’est ce constat qui conduit au projet du Grand Paris.

2. Le projet du Grand Paris


Bien difficile de décrire l’ensemble des démarches engagées sous le nom de
« Grand Paris ». En effet, il ne s’agit pas d’un seul projet, mais de tout un
ensemble de décisions de l’État et des collectivités prises au cours de la
décennie 2005-2015. Toutefois, présentons les principaux enjeux et les
lignes directrices qui se dessinent.
La démarche est engagée par le président Nicolas Sarkozy. Lors d’un
discours prononcé à Roissy en juin 2007, il se prononce pour une nouvelle
gouvernance de la région parisienne et pour une relance des investissements
dans les transports publics. Il met en avant le risque de décrochage de la
région parisienne par rapport aux autres métropoles mondiales, notamment
Londres. En 2008, Nicolas Sarkozy lance une consultation internationale
d’architectes sur le Grand Pari(s) de la métropole parisienne. Les résultats
de cette consultation sont présentés à la Cité internationale de l’architecture
après une inauguration en grande pompe. Les années suivantes ont été
marquées par de multiples conflits sur le gouvernement de l’Île-de-France,
sur son aménagement et le développement de son réseau de transport
collectif. Néanmoins, au cours de ces années 2005-2015, les orientations
stratégiques qui vont guider, pour une longue période, la transformation de
la région parisienne sont posées.
2.1 Un vaste projet de transport collectif
Le projet de transport collectif comprend deux volets. Le premier volet
porte sur la modernisation et l’extension du réseau existant, pour plus de
12 milliards d’euros. Cela comprend, notamment, le prolongement du RER
E à l’ouest, des prolongements de lignes de métro, la création de bus à haut
niveau de service et de tramways, la modernisation des RER et
l’amélioration des lignes de train de banlieue (réseau Transilien). Le second
volet repose sur la création de nouvelles lignes de métro automatique, le
Grand Paris Express, pour un coût estimé à environ 30 milliards d’euros. Le
projet de métro du Grand Paris comprend plusieurs lignes en banlieue (les
lignes 15 au sud, 16 à l’est, 17 au nord et 18 en direction du plateau de
Saclay). Enfin, le Grand Paris Express repose également sur des
prolongements des lignes 11 et 14 du métro. Ce renforcement des réseaux
de transports collectifs est accompagné, assez logiquement, par une
diminution forte des investissements en faveur des routes.

Figure 5.1 : Le réseau de métro du Grand Paris

Source : Société du Grand Paris, 2016.


Cet ensemble d’investissements est tout à fait considérable. Les
décennies 1990 et 2000 ont été marquées par un sous-investissement dans le
réseau de transport collectif francilien. Pour autant, la croissance du nombre
d’usagers a été spectaculaire. Le transport ferroviaire de voyageurs a
augmenté considérablement. Sans compter le tramway, il est passé de
12 milliards de voyageurs-km en 1968 à 19,5 milliards en 2000. Il atteint
25 milliards en 2014. À maints égards, le projet revêt la même ampleur que
celui du Réseau express régional (RER) dont les contours sont
progressivement définis à la fin des années 1960.

2.2 Une urbanisation densifiée à proximité


des axes de transports collectifs
Le projet s’accompagne d’une volonté d’urbaniser à proximité des gares.
Plusieurs instruments sont mobilisés pour réussir cet objectif. Tout d’abord,
les plans locaux d’urbanisme élaborés par les communes doivent être
compatibles avec le schéma directeur de la région Île-de-France adopté en
2013. Ce dernier contraint très fortement l’urbanisation dans les zones
rurales et périurbaines et incite à densifier l’urbanisation dans le cœur de
l’agglomération. De plus, un instrument spécifique est créé : le contrat de
développement territorial (CDT). Par ce contrat, la loi redonne à l’État un
pouvoir qu’il avait perdu avec les lois de décentralisation de 1982 et de
1983, à savoir l’élaboration conjointe avec les communes des priorités
d’urbanisme. Si les CDT ne sont pas des documents d’urbanisme
opposables aux tiers, ils constituent des projets locaux d’aménagement qui
sont à prendre en compte par les plans locaux d’urbanisme. Ces contrats ont
été l’occasion d’élaborer des projets intercommunaux et visent à agréger les
actions des différentes collectivités autour d’une urbanisation centrée autour
des gares existantes et futures.
Les premiers effets de cette politique qui vise à relancer la production de
logements et à les densifier se font sentir. La Direction régionale et
interdépartementale de l’aménagement et de l’environnement (DRIEA)
estime à 64 190 le nombre de logements commencés en 2015, après
56 300 logements mis en chantier en 2014. Seuls 48 000 avaient été
commencés en 2012. Par ailleurs, les grandes opérations d’aménagement
ont été fortement relancées. Au sein des zones d’aménagement concerté,
principale modalité juridique d’organisation des grands projets
d’urbanisme, l’observatoire régional du foncier envisage comme probable
un passage de 10 800 logements par an autorisés en moyenne entre
2010 et 2013, à 17 100 par an entre 2017 et 2020.

2.3 Renforcer la locomotive économique


francilienne
Le projet du Grand Paris vise à renforcer la locomotive économique
francilienne. Du point de vue de l’aménagement du territoire régional, cette
volonté de renforcer l’économie francilienne se traduit par l’amélioration du
réseau de transports collectifs, au profit notamment des portes d’entrée de la
métropole que sont les aéroports, et des pôles économiques principaux, la
Défense notamment, et le plateau de Saclay pour la recherche. Christian
Blanc évoque en 2010 la création de 800 000 à un million d’emplois en
quinze ans grâce à ces investissements dans les infrastructures. Ce chiffre
est fantaisiste mais illustre l’impact attendu de l’amélioration des conditions
de déplacement.
Cette promotion de l’économie francilienne passe aussi par
l’identification de différents clusters au sein de la Région Île-de-France. Si
l’usage de cette notion est relativement floue, un cluster est un territoire
identifié pour ses spécialisations économiques : la logistique à Sénart, la
« Bio-santé » dans le Val de Bièvre, la recherche et l’innovation sur le
plateau de Saclay, l’innovation numérique pour Grand Paris Seine-Ouest
(autour d’Issy-les-Moulineaux), etc. Aucun acteur public ne dispose des
leviers suffisants pour contraindre les stratégies de localisation des
entreprises : une entreprise d’un secteur n’a pas à « rejoindre » un cluster.
L’intérêt principal de cette stratégie consiste à mettre en évidence la variété
des rôles économiques de la banlieue (au point où, Paris, qui concentre près
du quart des emplois franciliens n’est pas un cluster !) et à montrer que tous
les territoires franciliens ont une place significative à jouer dans le
développement économique.
2.4 L’illusoire pilotage centralisé
de la Métropole
En Île-de-France, le système administratif est marqué, comme partout en
France, par l’enchevêtrement des compétences dévolues à la Région, aux
départements et aux communes. La décentralisation des années 1982
et 1983 a renforcé les pouvoirs des communes, notamment par le plan
d’urbanisme. Par ailleurs, spécificité liée à l’histoire parisienne, l’État a
conservé des pouvoirs particuliers à Paris et se méfie de l’émergence d’un
pouvoir local fort.
Au 1er janvier 2016, la Métropole du Grand Paris est mise en place. Il
s’agit d’un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité
propre. La loi lui confère un statut particulier. Elle comprend
123 communes : Paris, l’ensemble des communes des Hauts-de-Seine, du
Val-de-Marne, de la Seine-Saint-Denis, Argenteuil et 6 communes de
l’Essonne. La Métropole est composée de 12 « établissements publics de
territoires » qui constituent un échelon intermédiaire avec la commune. Les
établissements publics territoriaux (EPT) doivent être d’un seul tenant et
sans enclave et comprendre au moins 300 000 habitants. Paris constitue un
EPT.
Le législateur a prévu une montée en charge progressive des compétences
dévolues à la Métropole. L’émergence de la Métropole est significative,
mais son pouvoir réel est réduit, pour des raisons politiques, administratives
et financières. Le président de la Métropole est élu par les conseillers
métropolitains désignés par les conseils municipaux. Depuis le 1er janvier
2016, Patrick Ollier, député et maire de Rueil-Malmaison, préside la
Métropole. L’absence d’élections au suffrage universel direct du président
de la Métropole nuit à sa reconnaissance et à son poids politique. En
matière de compétences, le partage des compétences entre la métropole et
les établissements publics territoriaux (appelés les « territoires ») qui la
composent n’est pas encore défini. Toutefois, la compétence stratégique du
plan local d’urbanisme intercommunal est aux mains des « territoires ». Par
ailleurs, la création de la métropole n’entraîne aucune modification du rôle
des départements. La métropole du Grand Paris est principalement un
dispositif de redistribution fiscale dont les effets de péréquation sont de
long terme.
Si les lignes de détail sont bien sûr toujours débattues et discutées, les
grandes lignes qui sont présentées ici du projet du Grand Paris font l’objet
d’un large consensus. Les écologistes soutiennent le projet d’une métropole
plus dense afin de limiter l’étalement urbain, les promoteurs immobiliers se
félicitent de la relance de la production, les opérateurs de transport, des
nouveaux services à mettre en place, les entreprises de travaux publics ne
peuvent bouder le chantier du siècle, les élus locaux voient une possibilité
d’accompagner le développement de leurs territoires… Il est bien évident
que le projet ne se fera ni dans les délais ni avec les coûts annoncés, mais la
dynamique paraît suffisamment porteuse pour que les voix dissidentes
soient rares et peu écoutées.

• FOCUS : Faut-il créer de nouvelles capitales ?


En matière d’aménagement du territoire, l’une des mesures les plus fortes et les plus
emblématiques de la volonté d’une nation de changer la destinée « géographique »
de son territoire consiste à créer de nouvelles capitales. Les exemples abondent
dans l’histoire. Au xxe siècle, de telles entreprises ont été menées en Turquie, avec
Ankara, en Côte d’Ivoire, avec Yamoussoukro ou encore au Nigeria avec Abuja.
Détaillons le cas de deux capitales nouvelles : Brasilia et Astana.
Brasilia est ainsi devenue la capitale du Brésil en 1960. L’idée de déplacer la capitale
vers l’intérieur du pays est présente dès le xviiie siècle. Oscar Niemeyer est nommé
en 1957 architecte en chef. Il fait réaliser des bâtiments qui deviennent vite des
symboles de l’architecture moderne, notamment la cathédrale ou le ministère des
Affaires étrangères. Le plan d’urbanisme est réalisé par Lucio Costa (1902-1998), un
architecte très influencé par Le Corbusier. Cette ville se veut une « ville-concept »,
pour rendre invisibles les différences de classe. La ville est inaugurée en 1960. La
population augmente progressivement, de 140 000 en 1960 à 550 000 environ en
1970. Aujourd’hui, la ville compte près de 3 millions d’habitants, elle est la neuvième
agglomération du pays. Elle concentre les pouvoirs politiques et les ressources
financières.
Le projet moderniste a en partie échoué. L’urbanisme de la ville s’est vite révélé peu
efficace. La stricte séparation des fonctions et des circulations conduit à une ville peu
animée et très dépendante de l’automobile. Si l’ensemble du site de Brasilia a été
classé comme un site du patrimoine mondial par l’UNESCO en 1987, les mesures
effectives pour protéger ce patrimoine sont peu nombreuses. Si le contrôle de
l’espace par les pouvoirs publics s’est révélé très puissant et interdit les constructions
précaires, la ville n’a pas échappé à la dualisation sociale si caractéristique des
autres villes brésiliennes. Les quartiers populaires sont simplement repoussés, à 20,
30 ou 40 km du centre urbain. Ce plan a ainsi engendré une ville particulièrement
étalée, avec une proportion de quartiers informels (favelas) assez équivalente à celle
observée dans les autres grandes villes du pays. Toutefois, le déplacement de la
capitale a contribué à l’échelle nationale au développement de l’intérieur du pays, par
les infrastructures associées à sa réalisation (autoroutes, aéroports, etc.) et par la
dynamique produite.
Astana est devenue la capitale du Kazakhstan en 1997. Cette capitale est « au
centre » du pays et remplace Almaty, située au sud-est du territoire, à un millier de
kilomètres. La ville est peuplée d’environ 815 000 habitants en 2014 (contre
313 000 en 1999). Que pourra devenir une telle capitale, si dépendante d’une
ressource, le gaz, et au destin si fortement lié à un autocrate vieillissant, Noursoultan
Nazarbaïev, qui l’avait imaginé ? Portera-t-elle le nom de son fondateur, comme
l’illustre Saint-Pétersbourg fondée en 1703 par le Tsar Pierre-le-Grand ? Ou sera-t-
elle une aventure urbaine sans lendemain ?

3. Faire des grandes villes françaises


des métropoles
Réalité géographique bien connue : l’armature urbaine française est
marquée par l’importance de Paris et l’absence d’autres « grandes »
métropoles. Une des constantes de l’aménagement du territoire est de
rechercher le renforcement des grandes villes françaises.

3.1 L’enjeu des métropoles


Le territoire français, comme toute l’Europe, est marqué depuis longtemps
par une tendance à la métropolisation. La métropolisation désigne un
processus de concentration des richesses, des personnes et des fonctions les
plus rares dans les grandes villes.
Cette concentration est très nette en France. Sur le plan des emplois, la
situation se vérifie pour les grandes villes françaises. Les 12 aires urbaines
les plus peuplées de province (Rouen, Montpellier, Toulouse, Rennes,
Nantes, Nice, Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Strasbourg, Grenoble et
Lille) concentrent 27 % des emplois du territoire national. Depuis 1975, la
croissance de l’emploi y est plus forte (+ 42 %) que dans le reste du
territoire (+ 24 %). La croissance des grandes villes est surtout tirée par
cinq d’entre elles, situées à l’ouest et au sud : Rennes, Nantes, Bordeaux,
Toulouse et Montpellier.
Certaines métropoles sont marquées par un rythme beaucoup plus faible
de création d’emplois : Lille, Rouen et Marseille. Si l’on regarde les seuls
emplois d’encadrement, ils sont manifestement très concentrés dans les
métropoles. Les « cadres des fonctions métropolitaines » correspondent aux
emplois d’encadrement liés aux prestations intellectuelles, aux commerces
interentreprises, à la gestion, au domaine de la conception et de la recherche
et enfin au champ de la culture et des loisirs. En France, ils représentent
2,6 millions d’emplois. 43 % d’entre eux sont à Paris, 24 % dans les
13 métropoles de province. Les métropoles concentrent donc la croissance
des emplois les plus qualifiés.
La métropolisation présente plusieurs enjeux. L’enjeu économique est
évident. Pourquoi les grandes villes sont-elles aujourd’hui le lieu où les
emplois semblent se développer le plus rapidement ? Ce n’est pas
seulement lié au fait qu’elles concentrent les activités les plus qualifiées. La
taille a également des vertus : elle permet la diversité des secteurs
d’activités et des fonctions économiques présents sur un même territoire.
L’enjeu social vient ensuite. Les métropoles, marquées par les fonctions
supérieures, sont également caractérisées par le fait qu’elle loge les
populations les plus aisées. L’Île-de-France concentre moins de 20 % de la
population française mais plus de la moitié du montant total prélevé au titre
de l’impôt de solidarité sur la fortune en 2014 (2,8 milliards sur
5,6 milliards). À une proportion moindre, les métropoles de province
concentrent un nombre élevé de riches de leur région. Mais les métropoles
concentrent également les difficultés sociales. L’Île-de-France rassemble
plus des deux-tiers des demandeurs d’asile en 2015 en France
métropolitaine. Au sein de leur région, les métropoles ont, presque toutes,
une proportion d’allocataires des minima sociaux plus élevée que la
moyenne régionale. Autrement dit, les métropoles souffrent de plus fortes
inégalités sociales. La métropole francilienne est emblématique de ces
inégalités, notamment creusées par la « perte » d’une partie des classes
moyennes.
Enfin, le devenir des métropoles est un enjeu environnemental national.
Le fonctionnement des métropoles nécessite beaucoup d’énergie et
engendre beaucoup de pollutions. De plus, ces métropoles s’étalent sur
leurs franges, ce qui entraîne une forte imperméabilisation des sols et une
réduction des espaces agricoles.
3.2 L’héritage des « métropoles
d’équilibre »
Tout d’abord, les « grandes villes » françaises sont… petites. Si l’on
compare Lyon, Marseille ou Lille à d’autres villes européennes, on aperçoit
rapidement leur faible taille en comparaison de Milan, Munich ou encore
Manchester. Il est difficile d’effacer le temps long d’une France qui a
concentré beaucoup de ses richesses en une ville, Paris, et qui a fait le choix
d’un semis régulier de « villes moyennes », principalement des sièges
d’évêché devenues préfectures départementales. Face à ce faible
rayonnement des grandes villes françaises, certaines politiques agissent
dans la longue durée.
La première mesure consiste à « doter » les grandes villes de services
permettant d’affirmer leur rayonnement. Pour cela, il convient d’établir une
claire catégorie de grandes villes, puis de définir les ambitions qu’on leur
assigne.
Cette politique a été ainsi menée au cours des années 1960 avec les
« métropoles d’équilibre ». Après de nombreuses recherches, associant des
universitaires, principalement des géographes, avec des hauts
fonctionnaires, huit villes ou groupes de villes sont désignés comme
« métropoles d’équilibre » : Nantes-Saint-Nazaire, Lille, Nancy-Metz,
Strasbourg, Lyon-Saint-Étienne-Grenoble, Aix-Marseille, Toulouse,
Bordeaux. Cette désignation comme métropole d’équilibre n’apporte pas de
financement spécifique, toutefois, elle sert de cadre pour la mise en œuvre
de politiques publiques. Ces métropoles d’équilibre sont destinées à
l’accueil d’équipements importants, comme des aéroports ou des
équipements culturels.
L’État s’implique dans des grands projets d’aménagement urbain,
notamment de nouveaux quartiers centraux (Mériadeck à Bordeaux, la Part-
Dieu à Lyon, etc.). La question de l’organisation de l’espace autour des
grandes villes françaises donne lieu, sur le modèle parisien, à la création de
villes nouvelles autour de Lille (Lille-Est, 1969), Lyon (L’Isle-d’Abeau,
1972), Rouen (Le Vaudreuil, 1972) et Marseille (L’Étang de Berre, 1973).
Cette politique s’accompagne d’une volonté de modifier le cadre
institutionnel, avec le souhait de les doter de communautés urbaines : c’est
une forme de groupement intercommunal intégré, pour gérer de manière
concertée les transports, le développement économique ou encore les
réseaux d’eau et d’assainissement. Une loi de 1966 dote de ce statut quatre
agglomérations : Bordeaux, Lille, Lyon et Strasbourg. D’autres villes
avaient fait part de leur réticence, notamment pour des questions
d’oppositions politiques entre la ville principales et certaines villes de leur
banlieue.
Hors du cadre de cette politique des « métropoles d’équilibre », de
nombreuses politiques d’État ont contribué à renforcer la position des
grandes villes de province. On peut notamment penser aux programmes de
lignes à grande vitesse, qui ont principalement cherché à relier rapidement
Paris à de grandes villes françaises, en « oubliant » la desserte de
nombreuses villes petites et moyennes intermédiaires.

3.3 Soutenir l’affirmation des métropoles


Les éléments de continuité sont frappants d’une période à l’autre. Si l’État a
beaucoup moins de moyens d’intervention, du fait la décentralisation, il
soutient aujourd’hui les métropoles grâce à trois leviers : la répartition
territoriale de ses investissements, l’élaboration d’un cadre d’exercice des
compétences locales adapté, l’incitation faite aux métropoles de collaborer
les métropoles avec leur « arrière-pays ».
De nombreuses politiques d’État contribuent à renforcer le poids relatif
des grandes villes. C’est le premier point. De nombreuses villes ont perdu le
statut de capitale régionale suite à la fusion des régions de 2015 : Caen,
Amiens, Châlons-en-Champagne, Clermont-Ferrand. Certaines métropoles
françaises gagnent bien sûr à ce jeu, notamment Bordeaux, Strasbourg,
Lyon, Lille ou encore Toulouse qui deviennent siège de « grandes régions ».
Les projets d’excellence de la politique universitaire, eux aussi, ciblent
principalement les plus grandes agglomérations.
Le deuxième axe est de contribuer à la « bonne gestion » des métropoles.
La loi de réforme des collectivités locales de 2010, complétée par une loi au
titre significatif, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et
d’affirmation des métropoles de 2014, crée le cadre juridique de la
« métropole ». C’est aujourd’hui un établissement public de coopération
intercommunale à fiscalité propre parmi les plus intégrés. Il doit exercer sur
son périmètre les compétences des communes qui lui sont dévolues par la
loi (développement économique, social et culturel, aménagement de
l’espace, logement, politique de la ville, services d’intérêt collectif,
environnement et cadre de vie) et également certaines compétences qui
relèvent des départements (ex. : transports scolaires, route, affaires sociales)
et des régions (ex. : développement économique).
Le troisième axe est d’inciter à des coopérations entre les métropoles et
les territoires qui les environnent. En 2010, la loi de réforme des
collectivités territoriales a créé un nouvel instrument pour faire coopérer les
métropoles : le « pôle métropolitain ». Il permet de regrouper au sein d’un
syndicat mixte plusieurs EPCI à fiscalité propre formant un ensemble de
plus de 300 000 habitants, et destiné à favoriser la coopération entre
grandes agglomérations proches, situées au sein de grandes régions
urbaines complexes ou de « corridors » de développement (ex. : Sillon
lorrain). Les pôles ainsi constitués peuvent exercer des compétences dans
les domaines du développement économique, de l’innovation et de la
recherche, de l’enseignement supérieur, de la culture et en matière
d’aménagement de l’espace. Plus de 53 pôles métropolitains sont mis en
place et ils permettent une évolution intéressante des relations entre les
grandes villes et leurs arrière-pays, petites villes ou zones rurales qui les
environnent.
En 2015, l’État lance la politique des pactes métropolitains. À travers les
pactes métropolitains d’innovation, le gouvernement entend rappeler que
les métropoles ont des « responsabilités » vis-à-vis de leurs marges. Chacun
de ces pactes doit comporter un « contrat de coopération métropolitaine »
passé entre la métropole « et les espaces périurbains de leurs couronnes
périphériques, les villes petites et moyennes et les espaces ruraux proches »,
précise le ministère de l’Aménagement du territoire. Ces contrats de
coopération s’intéressent au développement économique (tourisme, circuits
courts…), transport (transports collectifs, circulations douces…), au
déploiement du numérique, à la gestion en commun des ressources (eau,
énergie, collecte des déchets) et au renforcement de l’ingénierie territoriale.
Doté de 9,5 millions d’euros, le pacte de Nantes Métropole est
résolument tourné vers l’alimentation, avec le déménagement du marché
d’intérêt national de Nantes, deuxième de France après celui de Rungis. Le
contrat de coopération repose sur le projet alimentaire territorial de la
métropole, avec l’objectif de « soutenir l’agriculture urbaine et périurbaine
et faire vivre l’alliance des territoires ». Ces contrats ne sont pas tant
significatifs par leur volume financier ou leur contenu que par l’inflexion
qu’ils montrent dans la manière de construire le projet métropolitain :
prenant acte de la décentralisation, l’État ne peut plus agir
« verticalement », par des investissements et des actions propres. Il lui
convient d’inciter à agir « horizontalement », en encourageant territoires
urbains et ruraux à agir ensemble pour le projet métropolitain.

• FOCUS : Hors des métropoles : des territoires oubliés ?


Le débat territorial a été fortement structuré par la thématique des métropoles. En
2014, Christophe Guilluy a publié l’ouvrage La France périphérique qui a rencontré
un large écho médiatique et politique. Que montre-t-il ? Il distingue la France
métropolitaine du reste. La France métropolitaine est définie comme la zone
d’influence des 25 plus grandes villes de France (cette zone d’influence des grandes
villes est définie grosso modo comme les aires urbaines amputées des parties
socialement les plus fragiles de leur couronne périurbaine). Or, en dehors de ces
espaces, une France dite « périphérique » regroupe 34 millions d’habitants et cumule
davantage de difficultés sociales (selon des indicateurs liés au chômage, à la
précarité et à la part des ouvriers et employés) que les grandes villes. Le sous-titre
de son ouvrage éclaire son propos : Comment on a sacrifié les classes populaires.
L’auteur montre que les difficultés sociales sont massives en zones périurbaines et
rurales, c’est-à-dire loin des « banlieues » et « quartiers populaires » qui symbolisent
pour beaucoup les difficultés territoriales.
Ce propos et le débat qui l’accompagne ont-ils une incidence sur les politiques
publiques ? Indirecte peut-être avec le regroupement en 2012 au sein d’un
Commissariat général à l’égalité des territoires de la « délégation interministérielle à
la Ville » et de la « Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale ».
Villes et campagnes, banlieues populaires et zones rurales isolées, sont toutes
deux l’objet de la même sollicitude placée sous le vocable d’égalité des territoires.
Pour autant, cette lecture binaire du territoire a fait l’objet de nombreuses critiques.
Tout d’abord, les travaux de nombreux économistes ont montré que les territoires
« hors métropoles » étaient loin d’être oubliés. Les flux « invisibles » de la circulation
monétaire engendrés par les mécanismes de solidarité nationale sont très favorables
aux zones rurales et périurbaines. L’Île-de-France redistribue aujourd’hui vers la
province, via les budgets de l’État et de la sécurité sociale, de l’ordre de 10 % de son
produit intérieur brut. Ensuite, beaucoup critiquent cette opposition entre « deux
France ». Si elle apparaît peu réaliste sur les plans des pratiques (les mobilités
résidentielles et quotidiennes sont massives entre les métropoles et leurs
pourtours !), elle est surtout peu opérante sur le plan des politiques publiques.
L’enjeu est moins d’opposer que d’assurer les complémentarités entre métropoles et
leurs « arrière-pays » (pour le tourisme, l’alimentation, la diffusion du dynamisme
économique, etc.). La concurrence des « plaintes » entre « France périphérique » et
« quartiers populaires » ne semble pas très convaincante. L’enjeu en termes de
politiques publiques n’est pas tant de mesurer le niveau relatif de difficultés que de
trouver des leviers qui répondent à des problèmes différents, notamment les
discriminations pour les habitants de nombreux quartiers populaires.

Synthèse
• La politique d’aménagement du territoire vise à renforcer les métropoles. Le
projet du Grand Paris est emblématique de cet intérêt national pour le
développement des métropoles.
• Les autres grandes villes françaises restent « petites » au regard des villes
européennes. À partir des années 1960 avec la politique des métropoles
d’équilibre, l’État a cherché à renforcer l’attractivité des métropoles de
province.
• La politique de soutien aux métropoles est passée progressivement du
renforcement de l’armature urbaine (en confiant de nouvelles « fonctions »
aux grandes villes) à la recherche de complémentarité entre les métropoles
et les territoires environnants (en créant des instruments de coopération
« horizontale »).

Étude de cas :
Les petites villes, maillons faibles
de l’aménagement du territoire ?
Document 1 : Évolution de la population des petites villes de 1990 à 2013
Source : INSEE.

Nous ne comptons que les petites villes dont l’unité urbaine est la plus importante de
leur bassin de vie. Nous excluons ainsi les petites villes qui sont situées dans l’orbite
immédiate d’une grande agglomération. Ces petites villes et leurs bassins de vie
représentent un peu plus de 15 millions d’habitants et plus de 5 millions d’emplois.

Tableau : Répartition géographique de la population en 1990 et de sa


croissance entre 1990 et 2013 au sein des bassins de vie des unités urbaines
comprenant entre 5 000 et 30 000 habitants

1990 1990-2008 2008-2013

Communes-centres 39,9 % 23,4 % 15,3 %

Banlieues 13,5 % 15,5 % 14,6 %

reste des bassins de vie 46,6 % 61,1 % 70,1 %

Total 100 % 100 % 100 %

Source : INSEE.
N.B. : Une unité urbaine est constituée par une ville-centre et un ensemble de
communes urbanisées de manière contiguë, la banlieue.

Document 2 : « Le déclin commercial des centres-villes s’aggrave »


« “Avec près d’un rideau sur dix baissé, la vacance commerciale
s’aggrave et touche fortement les centres des villes moyennes en France.”
Un phénomène qualifié de “préoccupant” par le rapport sur la
revitalisation commerciale des centres-villes de l’Inspection générale des
finances (IGF) et du Conseil général de l’environnement et du
développement durable (CGEDD), rendu public jeudi 20 octobre 2016
par le gouvernement.
À cette occasion, la secrétaire d’État au commerce, Martine Pinville, a
annoncé que le gouvernement va débloquer une enveloppe de…
1 million d’euros pour “financer dès que possible les stratégies de
développement urbain, les nouveaux partenariats entre les acteurs publics
et privés, et le développement du management de centre-ville”, et lutter
ainsi contre cette désertification commerciale d’un certain nombre
d’agglomérations de taille moyenne. Les villes moyennes, et plus
particulièrement celles qui comptent moins de 100 000 habitants, sont les
plus touchées.
En 2015, plus de la moitié des centres-villes des agglomérations de taille
moyenne affichaient un pourcentage moyen de commerces vides
supérieur à 10 %, contre seulement 27 % des grandes villes. Le rapport
cite l’exemple de la ville de Béziers (Hérault), qui affiche une vacance
commerciale de 24,4 % en 2015 (contre 9,7 % en 2001), soit le taux le
plus élevé parmi les villes moyennes en France. Il conclut à “un
phénomène qui s’installe structurellement à l’échelle d’un centre-ville”.
[…] Le rapport relève, en tout cas, des caractéristiques communes aux
villes de taille moyenne quand elles pâtissent de cette fuite des
commerces : taux de chômage, de logements vacants et de pauvreté
élevés, et diminution de la population. De même, ces agglomérations
connaissent souvent un niveau de fiscalité plus élevé que la moyenne.
Facteur aggravant, soulignent les auteurs du rapport, “ces communes
perdent, en général plus souvent que les autres, des équipements,
réduisant notamment leur offre de soins, de loisirs ou le nombre
de structures éducatives”. »
Source : Prudhomme C., Le Monde du 20 octobre 2016.
Document 3 : Les grandes surfaces ont-elles tué les centres-villes ?
« Tout nouvel établissement commercial doit obtenir l’accord d’une
commission départementale d’aménagement commercial (CDAC). Cette
instance résulte de la loi portant le nom de Jean Royer, ministre du
Commerce et de l’Artisanat entre avril 1973 et février 1994. l’État ne
pouvait plus ignorer le “petit commerce”, ce grand perdant qui peinait
face à la prolifération des surfaces périphériques. Dans les villes de plus
de 40 000 habitants, tous les projets commerciaux comportant plus de
1 500 m² de surface devaient donc être approuvés par la CDUC
(Commission Départementale d’Urbanisme Commercial). La substitution
de la CDUC par une CDEC puis par la CDAC (A pour “Aménagement”)
en 2009 n’a pas modifié le principe, même si le seuil minimal de création
sans autorisation a évolué au fil du temps. Les décisions des CDAC
peuvent être attaquées devant une commission nationale, la CNAC. […]
Bon an, mal an, d’après la fédération PROCOS, 80 % des projets sont
approuvés par l’instance, au niveau départemental ou national. “Ces
commissions continuent d’être des passoires” commente Pascal Madry
(un spécialiste du sujet). René-Paul Desse (professeur de géographie)
corrobore […] : “l’envolée du nombre de mètres carrés de surfaces
commerciales autorisées semble indiquer que le système de régulation a
atteint des sommets d’inefficacité”. »
Source : Razemon O., 2016, Comment la France a tué ses
villes, Paris, Rue de l’Échiquier, p. 95 et 96.

Commentaire
• Les petites villes françaises sont affectées par des dynamiques
démographiques très contrastées. Globalement, on ne peut pas parler d’un
« déclin » des petites villes. Les petites villes situées à proximité des
grandes agglomérations ou des grandes vallées (Garonne, Rhin, Rhône,
Seine et Loire) ont souvent une croissance démographique assez vive.
A contrario, les petites villes du nord et de l’est de la France ainsi que
celles des bordures du Massif central sont souvent marquées par une
baisse de leur population. Il y a donc moins un effet « taille » des villes
qu’une différence de trajectoire démographique en fonction des
dynamiques économiques régionales.
• Les petites villes ont une faible attractivité résidentielle. Elles ne captent
plus que 15 % de la croissance démographique de leur bassin de vie entre
2008 et 2013. Leur parc immobilier est souvent moins attirant. De plus, de
nombreux ménages souhaitent « s’installer au vert », à quelques minutes
en voiture de la petite ville. Ceci s’accompagne d’un développement des
commerces et des services à la périphérie des petites villes. La diminution
du commerce dans les centres de ces villes rend moins avantageux
le fait de résider dans une « ville-centre » pour l’accès aux services.
• Quelle implication pour l’aménagement du territoire ?
– À l’échelle nationale, certaines petites villes perdent des habitants, et
souvent de nombreux emplois. Cette situation a pu être renforcée
par des décisions récentes de réduction du nombre d’emplois
publics (justice, police, armées) dans ces villes. Toutefois, elle
trouve également ses racines dans des évolutions économiques
régionales peu favorables que l’aménagement du territoire peine à
infléchir.
– À l’échelle locale, les petites villes ont perdu de la vitalité en raison
de l’important développement des grandes surfaces périphériques
et d’un développement résidentiel important dans les communes
rurales qui les environnent.
• La conjonction de ces deux dynamiques conduit à une baisse de la vitalité
des centres des petites villes, particulièrement visible et criante quand la
population diminue dans l’ensemble du bassin de vie. La petite ville n’est
pas un « problème » d’aménagement du territoire en soi : elle est surtout le
« miroir déformant » de dynamiques qui affectent tout le territoire national.
Chapitre 6

Aménagement du territoire et services


publics

Objectifs
• Comprendre les enjeux de la distribution territoriale des services publics.
• Connaître les exemples de la politique universitaire et sanitaire.
• Appréhender les contradictions éventuelles entre les enjeux territoriaux et
les logiques propres à certains services publics.

En France, on peut difficilement parler d’un recul généralisé des services


publics. Prenons deux indicateurs simples de la « présence des services
publics » : le nombre de fonctionnaires et la part de la dépense publique
dans le PIB. En 2013, les effectifs des trois fonctions publiques (celles de
l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux) comptent 5,4 millions
d’« équivalent-temps plein ». Selon la Cour des comptes et à périmètre
constant (c’est-à-dire sans prendre en compte les personnels de France
Télécom), la fonction publique compte un peu plus de 5 millions
d’équivalents temps plein en 2003 et 3,9 millions en 1980. Une seule
période a été marquée par une baisse du nombre d’emploi dans la seule
fonction publique d’État, la présidence de Nicolas Sarkozy entre 2007
et 2012. La part de l’emploi public dans l’emploi total est passée d’un peu
moins de 18 % en 1980 à un peu plus de 20 % aujourd’hui. Sont-ils moins
présents dans les zones rurales ? En 2012, le nombre d’emplois équivalents
temps plein dans la fonction publique pour 10 000 habitants est en moyenne
de 72 pour la France métropolitaine, mais de 77 en Corse et 82 en
Limousin : difficile de soutenir l’idée d’un abandon, du moins quantitatif,
des régions rurales. Si l’on regarde la part des dépenses publiques au sein
du produit intérieur brut, la hausse est notable. Ces dépenses représentent
35 % du PIB en 1960, 45 % en 1980, 51 % en 2000 et 57 % en 2015.
La question de l’organisation territoriale des services publics fait l’objet
de nombreux débats. Nulle politique de santé, d’éducation ou encore de
culture ne peut se désintéresser de la question territoriale : en effet, si les
équipements sont trop éloignés des lieux de vie, cela rend plus difficile leur
accès. Par ailleurs, au-delà de leur distribution géographique, c’est leur
adaptation aux spécificités territoriales qui est souvent demandée. Dans des
secteurs marqués par une forte insécurité ou un taux d’échec scolaire élevé,
ne faut-il pas une présence policière renforcée et un nombre plus élevé de
professeurs ? C’est tout le débat sur les « zones » prioritaires. Toute
modification de l’offre territoriale d’un service public entraîne de fortes
réactions. Fermeture de maternité, suppression d’une classe ou d’une école,
transfert d’un centre des finances publiques, disparition d’un tribunal
d’instance ou d’une prison, aménagement d’une zone d’éducation
prioritaire : dans presque tous les cas, ces décisions entraînent des conflits,
des manifestations ou, au moins, de vives émotions.
Dans ce contexte d’accroissement des services publics, les débats sont
donc très vifs concernant leur présence territoriale. C’est ce paradoxe qu’il
nous faut expliquer. Dans ce chapitre, nous présenterons les deux exemples
de la santé et de l’université.

1. L’aménagement sanitaire du territoire

1.1 La sécurité sociale et la diversité


des territoires
La création de la sécurité sociale en 1945 marque la volonté d’un accès de
manière égalitaire, quel que soit le niveau social ou le revenu, à l’offre de
soins. Dans les années 1970, une carte hospitalière est dessinée pour une
meilleure répartition de l’offre de soins. En 1999, la loi d’aménagement et
de développement durable du territoire, dite loi Voynet, institue un schéma
de services collectifs concernant la santé. Plusieurs axes de réflexions sont
alors identifiés : rééquilibrer les disparités existantes, augmenter l’offre de
soins dans les espaces où la mortalité est élevée et l’espérance de vie plus
faible. L’aménagement sanitaire du territoire est donc une préoccupation
constante : il est l’indispensable traduction « géographique » de l’objectif
d’un accès égalitaire au soin.
Si l’état sanitaire de la population s’est très fortement amélioré au cours
des dernières décennies, des inégalités territoriales marquées subsistent. À
l’échelle nationale, l’espérance de vie est plus faible au Nord qu’au Sud. La
mortalité et la morbidité sont plus élevées pour toute une série de maladies
graves (cancers, pathologies cardiaques, alcoolisme) dans les régions du
nord que du sud. Dans les Hauts-de-France, l’espérance de vie à 60 ans
d’un homme est de deux à trois ans inférieure à celle d’un homme du même
âge habitant l’Île-de-France, ou Provence-Alpes-Côte-d’Azur. « Les écarts
d’espérance de vie sont plus importants entre un ouvrier du nord de la
France et un ouvrier du sud de la France qu’entre un ouvrier et un cadre du
sud de la France1. » On peut y voir le reflet de pratiques alimentaires
anciennes, de l’alcoolisme ou des effets de la crise économique. Quoi qu’il
en soit, cela justifierait une réorganisation territoriale de l’offre de soin.

1.2 L’offre de soin « de ville »


face au libre choix d’installation
La France n’a jamais compté autant de médecins. Ils sont 215 539 médecins
en activité en 2014. Ils n’étaient que 75 000 au début des années 1970. La
situation française est particulière car il s’agit de trouver un équilibre entre
les offres « libérale » et « hospitalière » de médecine. En 2014, la caisse
nationale d’assurance-maladie recense 116 100 médecins libéraux, dont
60 900 omnipraticiens (c’est-à-dire « médecins généralistes » en langage
courant) et 55 200 spécialistes.
L’offre médicale « de ville » ou « libérale » est très mal répartie. La
densité moyenne de médecins généralistes est de 84 pour 100 000 habitants
en France métropolitaine en 2014. Leur répartition favorise la France
méridionale, particulièrement les départements du pourtour méditerranéen,
le littoral aquitain, les piémonts pyrénéens, mais aussi le Bas-Rhin ou le
Rhône. En revanche, l’Île-de-France (hormis Paris), la Normandie
(notamment l’Orne, la Manche et l’Eure), la Champagne ou encore
la Bourgogne sont marqués par des densités très inférieures. Cette disparité
entre le nord de la France et le sud n’est pas nouvelle. Elle était déjà visible
au xixe siècle. Toutefois, elle tend à s’accroître. Par ailleurs, elle est
redoublée par des différences très marquées à l’intérieur des agglomérations
ou entre ville et campagne. En Maine-et-Loire, on compte 38 médecins
pour 100 000 habitants dans le bassin de vie de Pouancé, contre plus de
110 dans celui d’Angers. Rapporté au nombre d’habitants, Paris compte
deux fois plus de médecins généralistes que la Seine-Saint-Denis,
département qui compte un enfant sur quatre sous le seuil de pauvreté. Par
ailleurs, les zones faiblement dotées en médecins généralistes le sont
également pour l’ensemble des professionnels de santé (infirmières
libérales, chirurgiens-dentistes, masseurs-kinésithérapeutes, pharmaciens
d’officine, etc.).
Comment expliquer cette situation ? Les médecins ont le choix d’exercer
où ils le souhaitent sur le territoire national, une fois leur diplôme acquis.
Les médecins choisissent prioritairement les villes, et, dans celles-ci, les
quartiers centraux. Ne souhaitant pas remettre en cause le statut libéral,
l’État ne peut agir que par des mesures indirectes sur la répartition
géographique de la médecine de ville.
C’est ainsi qu’il agit en relevant le nombre de médecins diplômés dans
les universités des régions déficitaires en médecins. En effet, il est noté que
les médecins ont tendance à s’installer dans la région où ils ont obtenu leur
diplôme. Le numerus clausus a été fortement relevé à partir de 2000,
notamment dans le Limousin, en Normandie ou encore dans le nord de la
France.
À l’échelle locale, les zones rurales et certains quartiers populaires des
grandes villes n’ont qu’un faible nombre de médecins. l’État a autorisé en
1995 une exonération de charges pour les professionnels exerçant dans les
communes de moins de 2 000 habitants, les zones franches urbaines ou
encore les zones de revitalisation rurale.
Enfin, certaines communes proposent des aides financières, voire des
facilités pour une installation future. Depuis une décennie, de nombreuses
communes ou groupements de communes créent des maisons de santé. Il
s’agit de faciliter le travail des médecins en regroupant leurs cabinets, avec
ceux d’autres professionnels de santé (infirmiers, kinésithérapeutes). Ils
partagent un accueil et un secrétariat. La loi Hôpital, patients, santé et
territoire de 2010 a favorisé la généralisation de ces formules avec un
soutien financier à la création de 250 « maisons de santé
pluridisciplinaires ».
L’État a créé en juillet 2009 les Agences régionales de santé (ARS).
Placées sous la tutelle du ministère de la Santé, elles réunissent au niveau
régional les différents services de l’État en charge de la santé ainsi que les
caisses régionales d’assurance-maladie. L’objectif est d’assurer un pilotage
commun des secteurs hospitaliers et libéraux. Toutefois, on l’aura compris,
les acteurs publics restent relativement timides face à toute action plus
offensive pour changer la géographie médicale. En Allemagne, la loi
concernant la structure de la santé interdit l’installation dans une
circonscription qui a une densité médicale supérieure à 10 % à la densité
nationale. Toutes les autres zones sont ouvertes et les médecins peuvent y
exercer librement.

1.3 La politique hospitalière montre-t-


elle l’exemple ?
Les hôpitaux sont plus nombreux dans les grandes villes. Des inégalités
subsistent. Valenciennes et Béthune, pourtant au cœur d’agglomérations de
plus de 250 000 habitants n’ont pas de centre hospitalier régional,
contrairement à Nîmes, Angers ou Metz. Les deux départements du Nord et
du Pas-de-Calais ne comptent qu’un centre hospitalier régional pour près de
4 millions d’habitants.
La carte hospitalière est marquée par une réduction massive du nombre
d’établissements. Dès 1970, une loi vise à réduire le nombre de petits
hôpitaux. Le nombre total d’établissements publics de santé est ainsi passé
de 3 650 établissements en 1975 à 2 660 en 2015. À titre d’exemple, le
nombre de maternités est passé de 1 369 en 1975 à 1 010 en 1985, 814 en
1996, 554 en 2008. Les maternités pratiquant moins de 300 accouchements
par an ont été fermées.
La réduction de l’offre de soins sur le territoire s’est aussi traduite par
une transformation de l’accueil : baisse de la capacité d’accueil en
hospitalisation complète (– 15 % entre 1980-1996), réduction de la durée
des séjours (moins de 6 jours en 2001 contre 20 en 1950), réduction du
nombre de lits (10 000 lits, soit un tiers de la capacité hospitalière entre
1980 et 1996) au profit de l’hospitalisation de jour. Les travaux de Valérie
Jousseaume2 dans les Pays-de-la-Loire illustrent les recompositions. Au
début des années 1970, les services chirurgicaux ou obstétriques étaient
présents dans les bourgs de 4 000 habitants en Pays-de-la-Loire. En 2000,
ils ne l’étaient plus que dans les préfectures et sous-préfectures. En effet,
partir du milieu des années 1970, les services de chirurgie et de maternités
ont disparu des bourgs tandis que les hôpitaux ruraux se sont transformés en
centres de convalescence.
La logique de cette évolution de la carte hospitalière est à la fois
financière (réduction du coût pour la sécurité sociale) et sanitaire (offre de
meilleure qualité). En effet, moins un geste médical est pratiqué, plus la
probabilité d’une erreur médicale est importante. Plusieurs maternités dont
l’activité était fiable ont été fermées par suite d’accidents, notamment à
Pithiviers et à Vire. Toutefois, ces fermetures conduisent souvent à des
mouvements massifs de protestation. Avant la fermeture d’hôpitaux, des
manifestations ont eu lieu à Loudéac, La Mure, Paimpol, Saint-Affrique et
dans maintes autres petites villes. Le maire de la Seyne-sur-Mer a même
fait plus de 900 km à vélo jusqu’à Paris pour alerter sur les effets de la
fermeture d’une maternité en 2014.
Les opposants aux fermetures mettent en avant le risque d’effet domino :
la fermeture du bloc de chirurgie entraîne celle de la maternité, car de
nombreuses mères préféreront une autre maternité où l’on pourra, si
nécessaire, procéder à une césarienne. Par ailleurs, l’hôpital est un
employeur important, qui fait vivre de nombreuses entreprises locales…

2. L’aménagement universitaire
du territoire
L’enseignement supérieur est un élément majeur de l’animation des grandes
villes et un outil indispensable à l’amélioration des compétences et
connaissances de la population.

2.1 La carte universitaire face au boom


du nombre d’étudiants
De la fin du xixe siècle à la fin des années 1950, la carte université n’a guère
changé. À partir des années 1960, la formidable croissance du nombre
d’étudiants change la donne. Il y a 300 000 étudiants au début des années
1960. La croissance va être rapide : on compte 850 000 étudiants en 1970 et
1 180 000 en 1980. Le nombre d’étudiants atteint 2 100 000 en 1995, soit
un presque doublement en 15 ans. Entre 1985 et 1995, le nombre
d’étudiants augmente entre 50 000 et 80 000 par an. Le nombre de
bacheliers est de 250 000 en 1985, il est de 500 000 en 1995, soit près des
deux tiers d’une génération. Depuis 1995, le nombre de bacheliers a atteint
un palier et n’augmente que légèrement. Les contrastes en matière d’accès
aux études supérieures restent majeurs entre régions françaises. Dans les
trois départements de l’académie d’Amiens, 34 % des adultes entre 25 et
34 ans ont un diplôme supérieur au bac contre 43 % en moyenne en France
métropolitaine.
Pour accompagner la croissance du nombre d’étudiants, une très vaste
politique d’équipement universitaire est mise en place. En 1950, seules
16 villes comptent une université. Elles sont déjà 40 en 1968. Dans les
années 1980, de nombreuses antennes universitaires se mettent en place,
principalement pour accueillir les premières années de formation des cycles
classiques (que l’on appelait « DEUG » à l’époque pour diplôme d’études
universitaires générales) ou les formations en deux ans des Instituts
universitaires de technologie (les IUT).
En 1990, un plan est dessiné pour accompagner le développement
universitaire : « le plan université 2 000 ». Ce plan est soutenu par les
collectivités locales et notamment, l’ensemble des Régions et des villes
recevant des investissements. Ce plan vise tout d’abord à mieux intégrer
« l’université dans la ville » selon l’expression alors à la mode. Les campus
périphériques érigés à la fin des années 1960 sont souvent de médiocre
qualité. Ils ne sont pas considérés par les collectivités comme des lieux de
prestige. Ils ont d’ailleurs bien souvent été imposés par l’État aux
communes d’accueil sans concertation (par exemple à Nanterre ou à
Grenoble). Dans les années 1990, les collectivités locales sont incitées à
s’associer à l’État pour construire des campus mieux insérés dans la ville et
à articuler ces investissements avec leurs politiques de logement ou encore
de services à destination des étudiants.

Figure 6.2 : Périodes de création des universités françaises

Source : Atlas de la France universitaire.

Le deuxième objectif est de créer de créer de nouvelles universités au


plus près des besoins. Sont créées l’université du Littoral et de l’Artois dans
le Nord-Pas-de-Calais. En Île-de-France, quatre nouvelles universités sont
créées dans les villes nouvelles des années 1960 : Cergy, Saint-Quentin-en-
Yvelines, Marne-la-Vallée et Évry. Ces nouvelles universités ont été un
demi-échec ou un demi-succès. Le souhait initial était de créer des
universités avec des formations innovantes, plus en phase avec les besoins
des entreprises. Ce vœu a été en partie exaucé, mais en partie seulement, car
pour de nombreuses filières, ces universités « copient » le modèle de
l’université « ancienne ». Aussi, comme le remarque Armand
Frémont [2008], ce sont aujourd’hui des « universités de province près de
Paris » avec un recrutement local et des filières peu différenciées.
Au-delà de ces universités nouvelles, le plan Université 2000 a
accompagné le développement de délocalisations d’antennes, de
départements ou de sites universitaires dans de nombreuses villes moyennes
(Lannion, Lisieux, Alençon, etc.). Myriam Baron a ainsi calculé qu’il n’y
avait plus en 2001 que 32 km de distance moyenne entre deux villes
délivrant au moins un diplôme post-bac, soit l’équivalent de la distance
moyenne entre deux communes abritant un lycée en 19943 !

2.2 Réduction de l’accessibilité


ou fin du saupoudrage ?
À partir du milieu de la décennie 2000, la politique d’aménagement
universitaire du territoire change assez radicalement.
Tout d’abord, l’ambition est de regrouper les différents établissements
d’enseignement supérieur. En 2006, une première loi institue des pôles de
recherche et d’enseignement supérieur (PRES). En 2013, une nouvelle loi
apporte quelques changements : elle substitue aux pôles de recherche, des
regroupements d’établissements qui peuvent se constituer selon trois
modalités : la fusion d’établissements, l’association d’établissements et la
communauté d’universités et d’établissements (COMUE). Au début des
années 2010, différentes universités fusionnent, notamment à Strasbourg,
Marseille, Bordeaux ou encore en Lorraine. 26 communautés d’université et
d’établissements regroupent des universités mais aussi différentes écoles, à
l’image de Normandie université qui regroupe les universités de Caen,
du Havre, de Rouen, l’École nationale supérieure des ingénieurs de Caen,
l’Institut national des sciences appliquées de Rouen et l’École nationale
supérieure d’architecture de Caen.
Le deuxième objectif est de favoriser la réalisation de nouveaux campus
dans les plus grandes villes universitaires. En 2008, Valérie Pécresse,
ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, lance le plan
Campus. Il a pour objectif de faire émerger en France douze pôles
universitaires d’excellence, grâce à des dotations exceptionnelles. Entre
2008 et 2010, douze sites ont bénéficié de ces subsides pour un montant de
1,3 milliard d’euros : Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Montpellier, Grenoble,
Toulouse, Aix-Marseille, Paris, Condorcet (site universitaire situé à la limite
des communes d’Aubervilliers, de Paris et de Saint-Denis), Saclay, Lille et
Nancy-Metz. Par la suite, neuf sites « prometteurs et innovants » ont été
retenus : Marne-la-Vallée, Bretagne, Nantes, Nice-Sofia Antipolis,
Clermont-Ferrand, Valenciennes, Le Havre, Cergy et Dijon. Toutefois,
malgré ce « rattrapage », l’objectif reste assez nettement de privilégier les
grands pôles universitaires. On peut remarquer le choix – relativement
récent – de lier « grandes villes » et « universités renommées » quand
beaucoup d’universités très renommées de pays voisins sont dans des villes
de dimension modeste (Heidelberg en Allemagne, Oxford en Angleterre ou
encore Bologne en Italie).
Pourquoi cette réorientation forte de l’aménagement universitaire du
territoire à partir du milieu de la première décennie de ce siècle ? Quatre
éléments se conjuguent.
– Premier élément : une certaine déception vis-à-vis des résultats des
petites antennes universitaires. Les antennes et les petites universités
doivent se distinguer, pour aboutir à un minimum de masse critique et donc
de qualité. Mais d’un autre côté, les étudiants ont besoin d’un enseignement
assez général pour ne pas être désavantagés par une gamme trop étroite de
formations. C’est donc une difficile quadrature du cercle pour ces petits
établissements…
– Deuxième élément : la concurrence internationale. La formation des
élites du monde de demain est un enjeu géopolitique de premier plan. Les
États-Unis d’Amérique ont un avantage indéniable en ce domaine avec des
grandes universités qui attirent les jeunes les plus brillants du monde entier.
L’enseignement supérieur français doit pouvoir attirer par des universités
renommées, confortables et bien placées dans les classements mondiaux.
Quoi qu’il en soit de la pertinence de ces classements, ils jouent un rôle et
le moyen le plus simple de « monter dans les classements » est de fusionner
les établissements pour qu’ils puissent additionner leurs publications, leurs
distinctions, etc.
– Troisième élément : la séparation entre « grandes écoles » et
universités. Les « grandes écoles » forment la plupart des cadres supérieurs
des entreprises et de l’administration françaises (cadres qui ne connaissent
donc que très rarement l’université). Ces écoles, souvent très sélectives,
particulièrement bien dotées par l’argent public, présentent deux lacunes :
elles sont assez largement inconnues hors des frontières nationales et, pour
la plupart d’entre elles, ne sont pas des centres de recherche. Pour gagner en
attractivité internationale, les communautés d’établissements permettent
d’associer « écoles » et « universités ».
– Dernier élément : le coût croissant des recherches dans de très
nombreuses disciplines. Le coût d’une publication en médecine ou en
biologie a été multiplié par 10 au cours de la dernière décennie. Dans de
nombreuses disciplines (mais non toutes, ce n’est pas le cas notamment
pour les sciences humaines et sociales), la concentration des moyens et des
personnels apparaît donc comme nécessaire.
Cet ensemble de mutations conduit à un changement d’orientation
notable de la politique d’aménagement universitaire du territoire au milieu
des années 2000.

Synthèse
• Le territoire français est marqué par des contrastes importants, tant en
matière de santé que d’accès à l’enseignement supérieur, entre les régions
françaises, notamment entre les régions du Nord et de l’Est et le reste du
territoire national.
• Le pilotage de ces secteurs échappe aux spécialistes ou administrations en
charge de l’aménagement du territoire : ce sont les logiques propres aux
mondes universitaires ou sanitaires ainsi que les exigences financières qui
priment assez largement.
• Les « habitants » ou « usagers » recherchent le service de meilleure qualité
ainsi que la proximité dans l’accès à ce service. En matière de santé
comme d’université, l’exigence de qualité, ainsi que la spécialisation des
pratiques, conduit quelquefois à concentrer l’offre.
• Pour les territoires, c’est moins au « recul des services publics » (assez
largement fantasmé à l’heure où ces lignes sont écrites) que l’on doit faire
face, qu’à la simultanéité de changements dont les effets conjugués
peuvent, dans certaines localités, être douloureusement ressentis. Une
politique d’aménagement du territoire pourrait permettre de mieux prendre
en compte la dimension territoriale de l’adaptation de certains services
publics.

Étude de cas :
L’aménagement du plateau de Saclay
Document 1 : Entretien avec Pierre Veltz, président directeur général
de l’Établissement public d’aménagement du plateau de Saclay
« JGP : Comment se déroule le projet Paris-Saclay ?
Pierre Veltz : Contrairement à ce que certains pensent, Saclay n’est pas
un projet ex nihilo. […] Le commissariat à l’énergie atomique (CEA) s’y
est installé à la fin des années 1940, suivi de la faculté des sciences
d’Orsay, du CNRS à Gif-sur-Yvette. En réalité, Irène et Frédéric Joliot-
Curie, à l’origine de ces trois implantations sont les vrais fondateurs de
Saclay. HEC, Polytechnique, Supélec sont ensuite arrivées, de même
qu’un grand nombre d’entreprises technologiques, à Saint-Quentin-en-
Yvelines, Vélizy ou Courtabœuf […]. Paris-Saclay, c’est 15 % de la
recherche publique française, c’est aussi 15 % de la recherche et
développement privée nationale.
Nombreux sont également les entreprises et les établissements
d’enseignement qui vont y arriver prochainement…
Absolument. Le chantier de l’École Centrale de Paris, qui est aujourd’hui
à Châtenay-Malabry, vient de démarrer à Saclay. L’ENS, un peu isolée
aujourd’hui à Cachan, va également s’y implanter, de même que
AgroParisTech, qui regroupe aujourd’hui deux implantations parisiennes,
le pôle de Grignon, et l’école de l’industrie agroalimentaire de Massy.
L’école des Telecom, ainsi que l’Ensae, l’école de l’Insee, dont le
chantier a également démarré, figurent aussi parmi les prochaines
implantations. De même, un gros projet est en cours dans le domaine de
la pharmacie, de la biologie et de la chimie, incluant le déménagement de
la faculté de pharmacie de l’université Paris Sud, aujourd’hui installée à
Chatenay-Malabry. […] L’investissement public immobilier pour
l’enseignement supérieur et la recherche représente environ 2 milliards
d’euros.
[…] Vous souhaitez rapprocher également les entreprises et le monde
académique ?
En effet, nous voulons créer davantage de synergie entre les entreprises,
et entre ces dernières et le monde académique, qui se sont eux aussi
joyeusement ignorés jusque-là.
Le volet transport est également essentiel ?
…[Je compte] surtout sur le projet de la ligne 18 du Grand Paris Express
[…] Ce premier tronçon, d’Orly à Massy puis jusqu’à Saclay, sera donc
achevé en 2024 […]
Que répondez-vous à ceux qui estiment que seul Paris est réellement
attractif, et que vous en êtes trop éloigné ?
[…] Je dis souvent que l’Île-de-France représente la première région
universitaire du monde. Mais personne ne le sait, à cause de son extrême
fragmentation.
Vous allez également bâtir des logements ?
Nous sommes très attachés, je le répète, à faire en sorte que ce pôle soit
vivant. C’est pourquoi l’aménagement constitue un sujet majeur. »
Source : Journal du Grand Paris (JPG) du 2 mai 2015
(disponible sur : www.lejournaldugrandparis.fr/pierre-veltz-
a-lheure-de-linnovation-ouverte-saclay-est-recherche-pour-
la-richesse-de-son-ecosysteme/).
Figure 6.3 : Le plateau de Saclay

Source : Établissement public d’aménagement du plateau de Saclay,


notamment la brochure « Paris-Saclay, un projet urbain pour une ville
campus », parue en 2013.

Commentaire
• L’aménagement du plateau de Saclay est un des sites majeurs
d’aménagement du Grand Paris.
• Le premier objectif est une meilleure coopération entre les différentes
universités et écoles. Actuellement dispersées sur le plateau et à ces
abords, ces écoles, jalouses de leurs histoires et de leurs spécificités, ont
peu de collaboration.
• Le deuxième objectif est de construire un « campus urbain » pour relier ces
écoles entre elles et les insérer dans une véritable ville. Il convient alors de
convaincre de la nécessité d’un tel projet les différentes communes du
plateau et d’ouvrir les sites d’enseignement, actuellement relativement
fermés.
• Le troisième enjeu est de mieux relier ce secteur, actuellement très mal
desservi par les transports en commun, à l’ensemble de la région urbaine
de Paris.
• Il s’agit de faire de ce secteur un moteur du développement économique de
l’Île-de-France, à l’image de la Silicon Valley qui tire le développement de
la région de San Francisco. Au-delà de la coopération historique entre
certaines grandes écoles et les industries présentes dans le sud-ouest de
l’Île-de-France, notamment le complexe militaro-industriel et l’industrie
automobile, il s’agit de favoriser un tissu dynamique de petites entreprises
innovantes.• Le projet du plateau de Saclay est assez typique d’une forme
d’aménagement urbain classique, avec un fort pilotage par l’État, fortement
dépendant d’investissements en infrastructures. Mais, il se distingue de ce
modèle classique par les vertus qu’il attend de la « diversité urbaine »
autour du campus.
Chapitre 7

Réduire les déséquilibres régionaux :


Italie, Royaume-Uni, Allemagne

Objectifs
• Connaître des traditions différentes d’aménagement du territoire.
• Comprendre les possibilités et les limites de l’aménagement du territoire
pour réduire les inégalités entre régions.
• Appréhender les enjeux géopolitiques de l’aménagement du territoire.

La réduction des écarts de développement entre les régions d’un même pays
est au fondement des politiques d’aménagement du territoire de nombreux
États européens. Depuis le début des années 2000, l’Europe est marquée par
un nouveau type de séparatisme régional. Au cours des années 1970, un
régionalisme culturel avait fait un retour, par exemple en Corse ou au Pays
basque, pour affirmer une langue et des pratiques spécifiques. Le nouveau
séparatisme est principalement fiscal. De nombreuses régions riches
d’Europe sont marquées par des velléités d’indépendance, ou tout au moins
de moindre solidarité fiscale et sociale avec les régions pauvres de leur
État : la Flandre en Belgique, la Plaine du Pô en Italie, l’Écosse en Grande-
Bretagne ou encore la Catalogne en Espagne. La question des inégalités
régionales de développement prend donc une nouvelle actualité politique en
Europe.
Les États européens sont tous marqués par de puissants systèmes publics
de redistribution territoriale des richesses à travers les systèmes de retraite,
la socialisation d’une partie des systèmes de santé, les aides sociales ou
encore les traitements des agents publics. Ces mécanismes réduisent les
écarts de revenu entre les régions, mais ne suffisent pas à combler les écarts
de développement. Nous présentons la trajectoire de trois pays européens
qui ont mené des politiques volontaristes pour développer leurs régions
pauvres : l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

1. L’Italie, un échec patent

1.1 Un pays de violents contrastes


Nulle part ailleurs qu’en Italie, les déséquilibres régionaux ne sont aussi
puissants. En 2011, le produit intérieur brut par habitant est toujours aussi
contrasté. Il y a un rapport de plus de un à deux entre les régions les plus
pauvres et les plus riches : en 2011, le PIB par habitant est de 16 000 € en
Campanie, de 16 400 € en Calabre mais de 33 300 € dans le Val d’Aoste et
de 33 900 en Lombardie. Les régions pauvres sont toutes au Sud, dans le
Mezzogiorno : les Abruzzes-Molise, les Pouilles, la Calabre, la Campanie,
le Basilicate ainsi que la Sicile et la Sardaigne. Cet espace représente 35 %
de la superficie du pays et 20 % de la population, soit l’équivalent de la
Belgique ou de la Grèce.
Le territoire italien est marqué par trois configurations régionales. Les
Régions du Nord-Ouest, avec le Piémont, La Lombardie, la Ligurie et, à
moindre degré, le Latium, concentrent les industries technologiques
(automobile, chimie, électronique, etc.). De grandes entreprises dominent,
avec un nombre important de petites entreprises sous-traitantes. Au Sud,
des Abruzzes à la Sicile, se trouve une vaste région sous-industrialisée, avec
une main-d’œuvre agricole restée longtemps importante, de nombreux
emplois publics et une large économie informelle. Entre les deux, on
distingue une « troisième Italie », dans le Nord-Est et en Toscane. Son
développement repose essentiellement sur des petites ou très petites
entreprises à base familiale. Certaines sont devenues grandes, mais à partir
d’une base familiale, comme Benetton à Trévise.
Figure 7.1 : Les trois Italie

Source : d’après Rivière D., 2004, L’Italie. Des Régions à l’Europe, Paris,
Armand Colin, coll. « U ».

Ces entreprises sont concentrées dans des secteurs peu technologiques


(textile, chaussures, ameublement, petite mécanique) et quelques secteurs
de pointe. Si le développement italien s’est d’abord quasi exclusivement
appuyé sur le « triangle d’or » du Nord-Ouest – Milan, Turin, Gènes –, il a
gagné à partir des années 1970 cette troisième Italie.
Comment expliquer ces puissants déséquilibres alors même que l’Italie a
certainement mis en œuvre une des politiques d’aménagement du territoire
les plus audacieuses et les plus affirmées en direction du Sud ? Le retard
économique du Sud de l’Italie est séculaire. Au moment de l’unité italienne
en 1860, le Sud dispose d’une agriculture très archaïque et de très peu de
ressources naturelles. L’Italie réalise son unification nationale au moment
même où elle vient de connaître dans le Nord-Ouest, le Piémont et le
Milanais, sa première révolution industrielle. L’industrie du Nord va
fortement profiter de l’unité italienne et des accords de libre-échange,
notamment avec la France en 1863. Après la Seconde Guerre mondiale, un
flot constant de main-d’œuvre se dirige depuis le Sud vers le Nord.

1.2 La politique pour le Mezzogiorno :


1950-1984
En 1950, le gouvernement prit une décision audacieuse : la création de la
Cassa per Il Mezzogiorno, pour une période de 30 ans. Dans les années
1950, la Caisse a promu la réforme agraire, notamment pour transformer le
système des grandes propriétés traditionnelles, les latifundia, très peu
productives. En 1957, une politique en vue de l’industrialisation du Sud est
lancée. Les dispositifs d’aides sont très nombreux : taux bonifiés pour les
investissements industriels, aides pour l’implantation des usines, fiscalités
spécifiques…
À la fin des années 1960 a été développée une politique de « pôles de
croissance ». L’idée centrale était de développer une industrie fortement
capitalistique et appuyée sur des technologies avancées pour susciter le
développement d’industries en « aval ». Les secteurs privilégiés ont été
l’industrie du fer et de l’aluminium, la pétrochimie et la construction de
machines-outils. Ces pôles industriels ont été localisés dans quatre zones :
les secteurs de Caserte, Naples et Salerne, de Catane et Syracuse, de
Cagliari et enfin de Bari, Brindisi et Tarente. Des entreprises majeures,
telles que Fiat et Alfa Romeo, investissent dans le Sud.

1.3 Un bilan très médiocre


En 1985, un bilan est tiré de l’action de la Cassa. En 35 ans, la Cassa a
attiré 2 427 usines qui comptent 305 000 travailleurs. 73 % des nouveaux
emplois sont dans les secteurs de la chimie, de la métallurgie et de la
mécanique. Les infrastructures ont été fortement améliorées, notamment le
réseau autoroutier. Toutefois, le bilan est jugé médiocre.
En effet, si des emplois sont créés, il faut tenir compte de toutes les
entreprises qui, dans le même temps, ont disparu… Comment expliquer cet
échec ? Différents éléments se conjuguent. Tout d’abord, la plupart des
grandes entreprises ont leur siège hors du Mezzogiorno : la croissance se
réalise sous la forme d’un « développement dépendant ». Par ailleurs, la
croissance de l’industrie est restée bien plus rapide dans le Nord au cours
des années 1960 et 1970. Le soutien au Sud ne s’est pas accompagné d’une
volonté de limiter l’industrialisation du Nord. De plus, l’avantage relatif du
Sud, une main-d’œuvre abondante, ne s’est pas révélé très utile. Les
migrations sont restées très intenses. Les immigrati méridionaux ont été
jusqu’à représenter près de 70 % des ouvriers spécialisés de Fiat à Turin au
début des années 1970. Dans le Sud, les bénéfices du développement
industriel ont été très concentrés dans quelques villes. Le cœur de la
« botte » a à peine profité de ce développement. Dernier élément :
l’importance de l’économie informelle et des détournements d’argent
public, bien que difficilement quantifiables, ont eu un rôle négatif
indéniable.
En 1984, la Cassa a été liquidée. Tout le Mezzogiorno est rentré dans
l’objectif 1 de la politique européenne de cohésion (voir chapitre sur
l’Union européenne p. 133)…

2. Le Royaume-Uni : pour le Nord,


un exercice toujours recommencé ?

2.1 Un pays pionnier


Après 1945, le Royaume-Uni est le premier État démocratique au monde à
se lancer dans une politique nationale d’orientation territoriale des activités
économiques. Les prémisses avaient été posées avant la seconde guerre
mondiale. En 1937, une commission présidée par Sir Barlow avait été
chargée de construire des propositions pour un meilleur équilibre du
développement économique. Le rapport, publié en 1940, sur la Distribution
géographique de la population industrielle, se prononce en faveur de la
nécessité d’une politique d’aménagement des zones urbaines
congestionnées. Il promeut la création d’une autorité nationale chargée
d’élaborer une doctrine de la décentralisation industrielle et de coordonner
les travaux de planification menés à l’échelle locale et régionale.
Au cours de la période allant de 1945 à 1980, le but principal de la
planification territoriale nationale est la réduction du taux de chômage dans
les régions rurales ou en reconversion industrielle. Beaucoup d’économistes
ont montré que l’objectif de réduction du chômage était intéressant mais
parfois pernicieux puisqu’il pouvait conduire à orienter des industries de
main-d’œuvre, mais historiquement déclinantes, vers les zones de chômage.
En 1945, le Distribution Industry Act met en place un système d’aides
spécifiques pour les régions à développer. Ces zones ont été redéfinies à de
multiples reprises jusqu’aux années 1980, mais elles couvrent
principalement les régions d’industrialisation ancienne en difficulté : le
sillon écossais, le nord-est de l’Angleterre (autour de Newcastle,
Sunderland, Middlesborough), le nord-ouest de l’Angleterre (notamment
Liverpool), le sud du Pays de Galles (le bassin minier) et quelques secteurs
du Sud-Ouest, notamment la Cornouaille. Dans ces zones, les entreprises
bénéficient d’aides variées, notamment d’aides à l’investissement dans les
terrains et locaux industriels, de subventions à l’installation ou encore de
subventions à l’emploi.
Cette politique a eu un second volet : des mesures pour freiner, voire
bloquer, le développement des industries dans certaines régions. Une loi de
1947 a institué pour toute entreprise voulant créer plus de 465 m² de locaux
d’obtenir une autorisation particulière, l’Industrial Development Certificate
(IDC), indépendamment de l’autorisation d’urbanisme et du permis de
construire. Il a été calculé que sur les 557 000 emplois industriels créés au
cours des années 1950 dans le Sud-est de l’Angleterre, seulement
190 000 ont été pris en compte par l’IDC. Les autres emplois sont liés à des
extensions d’usines existantes ou des implantations de petite taille. Pour
empêcher les entreprises de détourner la loi, le seuil a été réduit à 93 m²
dans les Midlands et à Londres en 1965.
Dans les années 1950, les gouvernements conservateurs mettent peu en
œuvre cette politique. Elle sera conduite plus activement au cours des
années 1960, décennie au cours de laquelle les travaillistes ont souvent
gouverné le pays. Cette politique n’a pas été sans effets. En 1966, les
régions dites « périphériques » de Grande-Bretagne, le nord et le nord-ouest
de l’Angleterre, le Yorkshire, le Humberside, l’Écosse et le Pays de Galles
concentrent 41 % des emplois. Entre 1966 et 1970, ces régions
périphériques accueillent près de 59 % des nouvelles surfaces
d’établissements industriels. Toutefois, elles ne concentrent au cours de ces
cinq années que la moitié des créations d’emplois. Pourquoi un tel décalage
et un résultat somme toute médiocre pour les créations d’emploi ? La raison
est simplement que les nouveaux emplois ne sont plus seulement
industriels, mais massivement dans les services : la banque, l’assurance, les
activités scientifiques, etc.
En 1964, un gouvernement travailliste a fait voter la Control of Office
and Industrial Development Act qui institue un permis spécifique (Office
Permit) pour toute création, extension ou changement d’affectation de plus
de 280 m² dans un rayon de 65 km environ autour de la City et de
Birmingham. Il s’agit d’étendre aux bureaux les limitations imposées aux
usines. Cette politique a eu un succès modeste car de nombreuses
entreprises pouvaient justifier de la nécessité d’une installation à Londres.
Par ailleurs, cette politique a eu davantage pour effet une déconcentration
des emplois de bureau au-delà de 65 km de Londres qu’un report vers les
régions périphériques.

2.2 Dans les années 1980 : démantèlement


et renouveau
En 1979, Margaret Thatcher est élue Premier ministre. Son programme
économique est très libéral. La réduction de l’intervention de l’État dans
l’économie est, pour son gouvernement, la solution la plus efficace pour
assurer la prospérité du pays.
Dès son élection en 1979, les zonages pour les aides à l’implantation des
activités dans les régions périphériques sont revus. Les zones aidées sont
redéfinies. Leur couverture passe de 43 à 25 % de la population. Le système
de l’IDC est assoupli, avant d’être aboli en 1982. C’est tout le système
d’après-guerre qui est démantelé en quelques années. Remarquons toutefois
qu’il était appliqué avec moins de zèle depuis les années 1970, alors que le
ralentissement économique touche également le Sud-Est de l’Angleterre.
À la place de la politique régionale, le gouvernement Thatcher met en
place une politique focalisée sur les villes en déclin. Le gouvernement
Thatcher crée le programme des Urban Development Corporations (UDC).
Ce programme de réhabilitation de friches industrielles et urbaines illustre
les valeurs économiques thatchériennes. Les investissements publics
doivent d’abord favoriser la valeur des quartiers aux yeux des investisseurs
immobiliers. Une Urban Development Corporation est un établissement
public créé par l’État pour 10 à 15 ans. L’objectif est d’attirer le maximum
de capitaux privés. L’objectif est qu’une livre publique investie attire quatre
livres privés. Cette politique vise également à contourner le pouvoir des
collectivités locales (souvent travaillistes dans les grandes villes) et à
montrer que le secteur privé peut réussir là où la puissance publique a
échoué.
Les deux premières UDC sont créées à Liverpool, avec la réutilisation
des anciens docks, et à l’est de Londres, sur les anciens docks également.
Cinq autres sont créés en 1987 dans des villes d’ancienne industrialisation :
Tyne and Wearside (Newcastle), Teeside (Middlesborough), Black Country
(West Midlands), Trafford Park (Manchester), Cardiff Bay. D’autres seront
créés à Manchester, Leeds, Sheffield, Bristol, Birmingham et Plymouth
avant 1992. Au total, en 1992, selon les sources officielles, 2,5 milliards de
livres publiques ont été investies pour attirer 13,8 milliards
d’investissements privés. Les résultats ont été spectaculaires à Londres où
l’opération a permis de créer un vaste quartier d’affaires. À Liverpool, on
remarque, trente ans après le début de l’opération qu’elle a enclenché un
vaste processus de requalification urbaine qui déborde son périmètre et a
contribué à redonner à la ville une attractivité touristique et à freiner son
déclin démographique. Dans d’autres villes, les résultats ont été plus
modestes et n’ont pas eu d’effet plus large sur les villes dans lesquelles ces
opérations s’inséraient.

• FOCUS : La régénération urbaine à Liverpool


Photo 7.1 : Les Albert Dock, Liverpool

Photo : Matthew Cocks, 2012.

Ces entrepôts du xixe siècle étaient l’emblème de la puissance commerciale de


Liverpool. À partir des années 1960, ils sont progressivement abandonnés compte
tenu de l’évolution des pratiques portuaires. Au début des années 1980, leur
envasement et leur abandon symbolisent la grandeur déchue de ce port. Dans le
cadre de la régénération des immenses territoires portuaires abandonnés de la ville,
ils figurent parmi les premiers bâtiments reconquis. Ils sont aujourd’hui occupés par
des musées, notamment un de la marine et un autre sur les Beatles (dont la musique
marque le rôle culturel de lien entre l’Europe et le Nouveau Monde de ce groupe),
des restaurants, des logements luxueux et des commerces.
Cette opération urbaine a été lancée au cours des années 1980 dans le cadre d’une
Urban Development Corporation voulue par Michael Heseltine, le ministre de
l’environnement du gouvernement de Margaret Thatcher. Elle fut alors rejetée par la
municipalité travailliste. Faut-il y voir une opération d’attractivité éloignée des
préoccupations des citadins ou une opération nécessaire pour relancer l’économie
de la ville ?

2.3 Vers une nouvelle politique régionale ?


En 1997, les travaillistes reviennent au pouvoir. Le gouvernement
britannique lance alors une nouvelle politique régionale. Un processus de
dévolution a été engagé pour donner davantage de pouvoirs réglementaires
aux assemblées du Pays de Galles, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Ces
nations se dotent de documents stratégiques d’aménagement. L’idée sous-
jacente est qu’une plus grande proximité dans l’élaboration des stratégies
régionales permet de définir des politiques de développement plus adaptées
au contexte.
En Angleterre, des régions sont instituées. Dix « agences de
développement régional » sont créées. À partir de 2004, elles doivent
élaborer une stratégie spatiale régionale grâce à des chambres régionales
composées de représentants des autorités locales ainsi que des milieux
économiques et associatifs. Cette nouvelle échelle régionale devait favoriser
une meilleure cohérence entre les politiques de développement économique
et de logement des différentes municipalités.
Cette politique a toutefois été de courte durée. Dès son arrivée au pouvoir
en 2010, la coalition des conservateurs et des libéraux dirigée par David
Cameron décide de liquider le nouvel échelon régional. Une stratégie est
lancée pour favoriser le développement du Nord en 2014 (voir Étude de cas
p. 130).

3. L’Allemagne : les défis de l’unité

3.1 Les héritages de la division allemande


L’Allemagne a été divisée entre 1949 en deux États rivaux : la République
fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique d’Allemagne
(RDA), dans le giron soviétique. En 1990, la réunification s’est réalisée
sous la forme d’une adhésion à la RFA des cinq Länder orientaux ainsi que
de Berlin-Est.
Les contrastes entre l’Est et l’Ouest restent aujourd’hui très importants.
En 2007, le taux de pauvreté est de 24,5 % en Mecklembourg-Poméranie et
21,5 % en Saxe-Anhalt contre seulement 10 % dans le Bade-Wurtemberg.
Les héritages sont également très nets dans les pratiques familiales. Presque
partout à l’Est, au moins la moitié des enfants naissent hors mariage, contre
moins du quart à l’Ouest, et très peu dans le sud. Les rapports de force
politiques sont également différents avec des succès plus marqués de
l’extrême droite et de la gauche radicale dans les nouveaux Länder. Sur le
plan démographique, le déclin des Länder de l’Est contraste avec la
croissance de ceux de l’Ouest, à l’exception de la Sarre. La Thuringe et la
Saxe-Anhalt ont perdu 15 % de leur population entre 1990 et 2008. Dans le
même temps, la population de la Bavière et du Bade-Wurtemberg a
augmenté de plus de 10 %. Le taux de chômage est toujours deux fois plus
élevé à l’Est qu’à l’Ouest.
Toutefois, il ne faudrait pas analyser la géographique allemande sous le
seul angle de la disparité entre l’Est et l’Ouest. Le déclin démographique
touche de nombreuses régions du nord de l’Allemagne et les régions
anciennement industrialisées de la Sarre et de la Ruhr. Par ailleurs, certaines
villes des nouveaux Länder ont retrouvé un dynamisme économique. D’une
certaine manière, plus de 25 ans après la réunification allemande, les efforts
considérables consentis pour construire l’unité allemande commencent à
porter leurs fruits.

3.2 Des investissements considérables


pour l’Est
Les programmes lancés pour venir en aide à l’est de l’Allemagne ont été
nombreux.
Figure 7.2 : Des évolutions démographiques constrastées en Allemagne

Source : Berlin Institut fûr Belvölkerung und Entwicklung, Im Osten auf


Wanderschaft, 2016.

Le déclin des villes de l’Est a atteint une telle ampleur en 2000 qu’il y
avait plus d’un million de logements vacants, soit 13 % du parc immobilier.
Le gouvernement a mis en place un programme de soutien aux communes
pour les aider à restructurer les quartiers particulièrement affectés par le
déclin démographique. Ce programme appelé Stadtumbau Ost a concerné
269 villes, pour lesquelles des crédits de 2,7 milliards d’euros ont permis
entre 2002 et 2009 de transformer le cadre urbain. Avec ce programme, il
s’agit d’une part, de consolider les centres urbains et les quartiers
historiques de grande valeur architecturale en les réhabilitant, d’autre part,
de stabiliser le marché immobilier en procédant à la démolition de
400 000 logements environ. 90 % des démolitions ont concerné de grands
ensembles d’habitat collectif construits pendant la période soviétique.
Des investissements massifs ont également été menés dans les
infrastructures. Les quarante ans de division de l’Allemagne ont entraîné la
coupure de la plupart des routes et voies ferrées est-ouest et la
réorganisation du réseau ouest-allemand selon des axes nord-sud. Après la
réunification, le gouvernement allemand a mis en place en 1991 un
programme de nouvelles infrastructures destinées à rétablir les connexions
entre les deux parties du pays. Ce programme de près de 40 milliards
d’euros, appelé unité allemande (Deutsche Einheit), est constitué de
17 projets dont 9 de modernisation ou de construction de voies ferrés, 7 de
projets autoroutiers et 1 pour la modernisation du Mittellandkanal. Ces
projets ont permis d’améliorer la rapidité et la fiabilité des relations entre
Berlin et les villes ouest-allemandes. La liaison ferroviaire entre Hambourg
et Berlin en ICE, mise en service en 2004, a permis de réduire à une heure
trente, un voyage qui durait quatre heures en 1990. Les projets autoroutiers
ont permis d’améliorer les relations internes aux nouveaux Länder. C’est le
cas de l’autoroute de la Baltique, de Lübeck à Stettin.

3.3 À l’Est, du nouveau


Si de nombreux indicateurs signalent des difficultés persistantes en
Allemagne orientale, celles-ci ne sont pas généralisées.
La Saxe a subi une sévère baisse de l’activité industrielle à la suite de la
réunification, mais elle a réussi à renouer avec sa tradition industrielle.
Leipzig, la ville principale, a perdu en 4 ans, de 1989 à 1993, 90 000 de ses
100 000 emplois industriels. La plupart des entreprises sont privatisées et,
en raison de leur faible productivité, elles se révèlent incapables de résister
à la concurrence. Les industries chimiques et les maisons d’édition qui
faisaient la réputation de la ville sont fermées. Depuis, la ré-
industrialisation s’est opérée sur la base d’industries très technologiques :
l’automobile, la micro-électronique et l’énergie solaire. Les constructeurs
automobiles ouest-allemands ont été les premiers à investir à Zwickau,
Chemnitz, Dresde et Leipzig. Dresde a été le lieu d’implantation privilégiée
de l’électronique avec les entreprises Infineon et AMD notamment. Un
ensemble d’entreprises employant plus de 40 000 salariés s’est installé dans
cette « Silicon Saxony ». Le tournant énergétique, pris au niveau fédéral en
faveur des énergies renouvelables, a permis le développement d’une
importante industrie de l’énergie solaire.
Berlin connaît également un renouveau. Berlin-Ouest a été massivement
soutenue par le budget de la RFA. Berlin est redevenue en 1990 la capitale
de l’Allemagne. La priorité a été d’unifier les deux parties de la ville par le
système de transport ainsi que la transformation des espaces vacants autour
du mur. Le développement des bureaux a été considérable : près de
7 millions de m² supplémentaires entre 1990 et 2000 dont 1 million pour les
services du gouvernement fédéral. Un nouveau quartier a été construit sur la
zone anciennement « neutre » de Postdamer Platz. Ce projet a contribué à
changer l’image de Berlin.
La désindustrialisation de Berlin Ouest a débuté dans les années 1970 et
s’est poursuivie. Les emplois industriels dans la ville réunifiée sont passés
de 400 000 à 130 000 entre 1989 et 1998. La part de l’emploi dans
l’industrie (hors construction) est passée de 20,6 % en 1991 à 15,1 % en
2009. La suroffre d’immobilier de bureau est apparue importante à la fin
des années 1990. En 1998, 1,5 million de m² de bureaux sont vacants. Le
budget de la municipalité est en très fort déficit, notamment après la
réduction progressive des aides fédérales à partir de 1994.
À partir des années 2000, Berlin se lance dans une stratégie pour attirer
les classes « créatives », artistes et intellectuelles. Le slogan est « arm aber
sexy » : « pauvre, mais sexy ». Cette nouvelle stratégie s’appuie sur deux
atouts. Une très bonne qualité de vie (transport public, parc, etc.) et une
offre de logements abordable et abondante. Le tourisme s’est développé
fortement. Le nombre de touristes est passé de 3 millions par an en 1993 à 9
en 2010. Économiquement, la croissance de Berlin est assez vive, mais la
ville reste pauvre avec un taux de chômage toujours double de la moyenne
nationale.
Synthèse
• Dans tous les pays européens, les politiques d’aménagement du territoire
sont passées d’une politique d’orientation de l’investissement des
entreprises par des aides ou des contraintes à une politique d’attractivité,
c’est-à-dire des investissements pour créer un cadre attractif pour les
entreprises et les investisseurs. Ce changement a été particulièrement
frappant et rapide en Grande-Bretagne au début des années 1980.
• Le montant des sommes allouées pour réduire les écarts inter-régionaux ne
préjuge pas du succès potentiel de la politique. L’Italie en est l’illustration
malheureuse : gestion hasardeuse des investissements publics, croyance
déçue dans les effets « démultiplicateurs » des emplois industriels,
investissements dans les infrastructures insuffisantes pour réduire le sous-
développement.
• Le déclin des politiques de réduction des écarts de développement (hormis
en Allemagne), s’explique par la prise en charge de plus en plus
importante de cet objectif par l’Union européenne (voir chapitre suivant).

Étude de cas :
Le projet Northern Powerhouse
pour le nord de l’Angleterre
Document 1 : Northern Powerhouse
Source : http://northernpowerhouse.gov.uk

Document 2 : Discours de George Osborne, chancelier de l’Échiquier


à Manchester, le 23 juin 2014
« Les villes du nord sont individuellement fortes, mais collectivement
faibles. Le tout est moins que la somme des parties. C’est pourquoi
Londres domine de plus en plus. […] Il y a un lien puissant entre la taille
des villes et la productivité de leurs habitants. Les 600 plus grandes villes
du monde ne comprennent que 20 % de la population mondiale mais
créent 60 % du PIB. […] Les villes du Nord ne comptent pas beaucoup à
l’échelle mondiale. Manchester compte 2,6 millions d’habitants, Leeds et
le West Yorkshire, environ 1,8 million.
Comment renforcer la puissance du Nord ? En regroupant ces villes, non
pas physiquement ou dans une collaboration politique artificielle, mais en
améliorant les infrastructures de transport qui les relient, en soutenant
leurs universités et leurs centres scientifiques, en soutenant leurs pôles de
compétitivité, et en leur donnant davantage de pouvoir et de moyens pour
développer leur économie. […]
D’abord les transports. Je m’engage à améliorer les relations ferroviaires
entre Manchester, Leeds, Bradford et Sheffield pour un montant de
600 millions de livres. Les investissements routiers ont déjà permis
d’améliorer les relations par les autoroutes M62 et M1 […] Nous allons
aider le développement du port de Liverpool […]. Nous sommes en train
de construire une deuxième ligne ferroviaire à grande vitesse, qui va
relier Londres à huit des dix villes les plus importantes du Nord,
notamment Manchester, Leeds et Sheffield. […]
Les villes globales ont des gouvernements urbains puissants.
Aujourd’hui, je propose de commencer la concertation pour une
dévolution majeure des pouvoirs et des financements pour toutes les
métropoles qui veulent aller vers un nouveau modèle de gouvernement
urbain et avoir un maire élu. […] Je veux un maire pour le Grand
Manchester. Un maire pour Leeds. Avec les mêmes pouvoirs que le maire
de Londres.
Ce que je vous ai présenté aujourd’hui est une vision pour un Nord
puissant – non pas le rival du Sud, mais son frère bien armé pour gagner
la bataille de la puissance britannique dans l’économie mondiale. »
Source : www.gov.uk/government/speeches/chancellor-we-
need-a-northern-powerhouse.
Traduction Xavier Desjardins.

Commentaire
• Le discours de George Osborne, chancelier de l’Échiquier, illustre les
mutations de l’aménagement du territoire en Grande-Bretagne. Ce
nouveau plan pour le Nord se situe dans la continuité de la stratégie
présentée en 2004 par le gouvernement travailliste sous le nom de
Northern Way.
• Le développement du nord du pays n’est pas attendu par un surcroît de
redistribution publique, ni par une orientation territoriale par la puissance
publique des investissements privés. Le développement est attendu de
meilleures infrastructures de transport, d’une plus forte incarnation politique
des métropoles avec des maires élus au suffrage universel direct, enfin,
par une meilleure coordination des stratégies des universités et des
centres de recherche.
• Concernant les exécutifs métropolitains, ils avaient été supprimés en 1986
par le gouvernement de Margaret Thatcher parce que la plupart d’entre
eux, notamment celui de Londres, étaient dirigés par des travaillistes. Le
Grand Londres a été rétabli en 2000. Le gouvernement conservateur
actuel souhaite la généralisation de ce type de gouvernement métropolitain
pour responsabiliser l’échelon local.
• Concernant les transports, G. Osborne annonce des investissements pour
améliorer les relations entre les grandes villes du Nord. Toutefois, dans le
même discours, il rappelle le projet d’une deuxième ligne à grande vitesse
en Grande-Bretagne pour relier Londres au Nord, après la première qui
relie Londres au tunnel sous la Manche. Au regard du poids
démographique et économique de Londres, les investissements
ferroviaires vont d’abord mieux relier les villes du Nord à la capitale que les
villes du Nord entre elles…
• Cela peut rendre assez dubitatif sur la capacité des villes du Nord,
relativement distantes les unes des autres, à former ensemble une
métropole polycentrique, à la manière de la région de Francfort et de la
confluence du Rhin et du Main, ou de l’ensemble formé par Amsterdam,
Rotterdam, La Haye, Utrecht et Delft au sein de la Randstad hollandaise.
Chapitre 8

L’Union européenne : redistribution


ou aménagement ?

Objectifs
• Comprendre la genèse des politiques européennes de cohésion territoriale.
• Connaître les principales caractéristiques des politiques territoriales menées
par l’Union européenne.
• Comprendre les effets de ces politiques, notamment pour les régions les
plus pauvres.

L’Union européenne est aujourd’hui l’un des principaux contributeurs aux


politiques d’aménagement du territoire. Son rôle s’est construit de manière
progressive et relativement ambigue. Le projet territorial de
l’Union européenne est aujourd’hui en tension : il manifeste une soldidarité
entre les États membres qui est souvent contre-dite par une forte
concurrence fiscale et économique.

1. Question territoriale et construction


européenne
1.1 Une émergence progressive
La Communauté européenne a été instituée par le traité de Rome, signé en
1957. Le préambule de ce traité prévoit que les États membres s’engagent
« à renforcer l’unité de leurs économies et à en assurer le développement
harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des
moins favorisés ». Toutefois, au début, la communauté met timidement en
œuvre des politiques dans le domaine de l’aménagement. La volonté
d’atténuer les différences existantes entre les régions se traduit par la
création en 1960 du Fonds social européen (FSE). Une politique sectorielle
va avoir une forte incidence sur le développement rural : la politique
agricole commune. Elle se met en place à partir de 1962.
La création en 1967 au sein de la commission d’une direction générale de
la politique régionale, appelée longtemps DGXVI puis DG Regio, traduit la
volonté d’une politique d’aménagement. Elle se concrétise en 1975 par la
création d’un Fonds européen de développement régional, le FEDER.
Celui-ci vise à réduire les déséquilibres régionaux créés par « la
prédominance agricole, les mutations industrielles et le sous-emploi
structurel ». Pourquoi est-il créé à cette époque ? Parmi les trois pays qui
adhèrent à la communauté européenne en 1973, l’Irlande est alors un pays
pauvre et le Royaume-Uni entend avoir un retour de son investissement
dans la politique agricole commune – qui lui profite moins qu’à d’autres
pays – par des aides en direction de ses régions industrielles en déclin.
L’Italie espère également que la communauté pourra apporter l’impulsion
nécessaire au développement du Mezzogiorno. Les élargissements
successifs aux pays méditerranéens, la Grèce en 1981, puis l’Espagne et le
Portugal en 1986, vont confirmer cette nécessité d’une politique de
développement régional.

1.2 De la Commission « Delors »


à l’objectif tardif
de « cohésion territoriale »
La présidence de la Commission européenne par Jacques Delors entre 1985
et 1995 est marquée par des avancées majeures en termes d’intégration
européenne. En 1986, l’acte unique est signé : c’est le prélude à l’ouverture
du grand marché en 1993. Le traité de Maastricht, adopté le 10 décembre
1991, est entré en vigueur en 1993. Il a davantage uniformisé l’action des
États dans le domaine économique et social, ainsi que les politiques
étrangères. Parallèlement, l’Union européenne, qui a abandonné le
qualificatif « économique » pour marquer l’élargissement de son ambition,
a été élargie en 1995 avec l’entrée de trois pays, la Finlande, la Suède et
l’Autriche. La commission obtient que cette ouverture du marché commun
s’accompagne de l’ambition de renforcer la cohésion économique et
sociale.
L’union monétaire, décidée à Amsterdam en 1997 est entrée dans les faits
au début de 2002 avec la généralisation de l’euro comme monnaie unique
de 11 pays (19 aujourd’hui), après stabilisation des taux de change entre
leurs monnaies nationales en 1999.
Depuis 2009, date d’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’UE est
régie par deux traités, le traité sur l’Union européenne, qui contient les
dispositions institutionnelles, et le traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne qui précise quelle est la politique
de l’Union européenne dans ses différents domaines de compétence tels
qu’ils ont été définis par les traités successifs (Acte unique, Maastricht,
Amsterdam, Nice). Le traité de Lisbonne ajoute l’ambition de « cohésion
territoriale » aux objectifs de l’Union.

2. Quels leviers d’action


pour l’Union européenne ?

2.1 Une compétence formellement limitée


L’action de l’Union européenne doit reposer sur deux principes :
– le principe d’additivité précise que les financements européens doivent
s’ajouter, et non se substituer aux financements nationaux ;
– le principe de subsidiarité implique que les autorités nationales
demeurent maîtresses d’œuvre des programmes.
L’aménagement du territoire ne fait pas partie des compétences qui sont
confiées à l’Union européenne (la politique urbaine, pas davantage), malgré
la création en 1991 d’un comité de développement spatial. Cela peut
paraître paradoxal puisque le traité de Rome évoque la nécessité de
« réduction de l’écart entre les différentes régions et du retard des moins
favorisés ».
Ce rôle en matière d’aménagement du territoire ne se met en œuvre que
« de biais », à travers les politiques sectorielles dont elle a la charge. Le
traité de 1986 a fait de l’environnement un champ d’action de la
communauté européenne. C’est à ce titre que les autorités européennes ont
édicté des réglementations concernant la qualité de l’environnement, en
particulier de l’environnement urbain (par exemple, des directives sur
l’incinération des déchets, sur la qualité des eaux de surface ou sur le
traitement des eaux usées). Sur le plan institutionnel, le traité de Maastricht
a institué un comité économique et social, au rôle consultatif, qui s’est
substitué au conseil consultatif des collectivités régionales et locales, créé
en 1988, par la commission. Cette association des collectivités locales est
essentielle car elles se manifestent en faveur d’une augmentation des fonds
structurels susceptibles de soutenir leurs projets.
Les politiques d’aménagement du territoire (et donc d’orientation de la
localisation des investissements des entreprises) sont limitées par le
principe de la libre concurrence. Le principe général est celui de
l’interdiction des aides publiques : « sauf dérogations prévues par les
traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles
affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États
ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui
faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines
entreprises ou certaines productions. » Il existe pourtant des dérogations
très nombreuses et aux montants importants En France, les aides aux
entreprises sont ainsi évaluées à 4 % du PIB. En fait, la commission s’est
fait une doctrine de l’intervention publique. La bonne intervention est
« horizontale » (elle ne privilégie pas certaines entreprises ou certains
secteurs d’activités), et elle ne doit pas être plus importante que ce qui est
nécessaire pour atteindre ces objectifs.
2.2 Des fonds mobilisés importants
Toutes les politiques de l’UE ont pour objectif commun de favoriser la
croissance et l’emploi dans le cadre de la Stratégie Europe 2020, pour faire
face à la crise et aux grands défis qui s’en suivent. Cet accord de stratégie
européenne, signé en 2010, vise une croissance « intelligente, durable et
inclusive » et fixe des objectifs en matière de recherche et développement,
d’emploi, d’éducation, de lutte contre la pauvreté ou encore de climat.
Ces objectifs sont mis en œuvre à travers un cadre financier pluriannuel
défini pour les 28 États membres pour 7 ans. Avec un budget de
454 milliards d’euros pour la période 2014-2020, les fonds structurels et
d’investissement européens (fonds ESI) sont le principal instrument de la
politique d’investissement de l’Union européenne.
Il existe 4 fonds, rassemblés sous l’appellation générique « fonds
européens structurels et d’investissement (FESI) » :
– le Fonds européen de développement régional (FEDER) et Fonds social
européen (FSE), aussi appelés fonds structurels, dans le cadre de la
politique de cohésion économique, sociale et territoriale ;
– le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER)
soutenant le développement rural dans le cadre de la politique agricole
commune ;
– le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP)
dans le cadre de la politique de la pêche et des affaires maritimes.

2.3 Un zonage des aides


La répartition des enveloppes FEDER-FSE par région est calculée en
fonction d’un système de « catégorisation » des régions. Ce système est mis
en place par l’Union européenne, et toutes les régions d’Europe y sont
soumises.
Il existe trois catégories de régions :
– les régions moins développées avec un PIB par habitant inférieur à
75 % de la moyenne européenne ;
– les régions en transition avec un PIB par habitant compris entre 75 % et
90 % de la moyenne européenne ;
– les régions plus développées avec un PIB par habitant supérieur à 90 %
de la moyenne européenne.
Figure 8.1 : Zonage des aides de l’Union européenne

Source : Commission européenne


(http://ec.europa.eu/regional_policy/sources/what/future/img/eligibility20142
020.pdf).

Les régions les moins développées sont les régions ultrapériphériques, la


majeure partie des espaces des pays ayant adhéré depuis 2004 (hormis
Chypre et Malte), c’est-à-dire la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie, la
Lituanie, La Lettonie, L’Estonie, la Pologne, la Slovaquie, la République
tchèque et la Hongrie. On compte parmi elles également la façade sud-ouest
des îles britanniques, le sud de l’Espagne, la majeure partie du Portugal, le
Mezzogiorno, et la plus grande part de la Grèce hors la Région athénienne
et une grande part de l’Allemagne orientale.
La classification d’une région dans une catégorie a des conséquences sur
les taux de cofinancement. Pour rappel, les fonds européens interviennent
en complément d’autres sources (publics, privés, autofinancement) dans le
financement des projets qu’ils soutiennent.
Ainsi par exemple, dans les régions en transition, la part des fonds
structurels (FEDER-FSE) dans le cofinancement de projets pourra atteindre
60 %, contre 50 % dans les régions les plus développées. Dans les régions
les moins développées, le taux de cofinancement pourra s’élever jusqu’à
85 %.

2.4 Les fonds de cohésion en France


Pour la France, environ 27 milliards d’euros sont alloués pour la période
2014-2020 pour mettre en œuvre ces trois politiques, répartis de la façon
suivante :
– FEDER/FSE : 15,5 milliards d’euros ;
– FEADER : 11,4 milliards d’euros ;
– FEAMP : 588 millions d’euros.
Par rapport à la période de programmation 2007-2013, l’enveloppe
allouée pour les 4 fonds reste stable pour la période 2014-2020. Cette
enveloppe avait diminué en 2007 par suite de l’entrée des pays d’Europe
centrale et orientale.
Il en résulte un nouvel encadrement des politiques nationales et
régionales d’aménagement du territoire par l’adoption d’une architecture à
trois niveaux : les orientations stratégiques communautaires, arrêtées pour
la politique de cohésion et le développement rural, sont ensuite déclinées
dans un cadre de référence stratégique national négocié entre la commission
et chaque État membre, qui doit indiquer par quels choix stratégiques il
entend mettre en œuvre les priorités communautaires. À leur tour, les
programmes opérationnels régionaux établis entre l’État et chaque région
détaillent les programmes et mesures envisagées pour appliquer les
orientations nationales du cadre de référence stratégique national. En tout, il
y a 450 programmes opérationnels dont 47 pour la France.

3. Un schéma de développement
de l’espace communautaire

3.1 Un fondement intellectuel a posteriori


Ainsi la situation est quelque peu surréaliste : l’Union européenne ne
compte pas l’aménagement du territoire parmi ses compétences, mais y
consacre des crédits supérieurs à ceux qu’y apportent les États membres,
notamment la France… mais sur quelle base ces crédits sont-ils distribués ?
Ces bases sont extrêmement fragiles. Elles ne résultent pas des traités,
mais d’accords partiels du conseil des ministres des États membres et de
décisions prises par la commission européenne. C’est sans doute parce que
les autorités européennes étaient conscientes de cette fragilité que le conseil
des ministres de Liège (novembre 1993) a fait retenir le principe de
l’élaboration d’un document de politique commune, le Schéma de
développement de l’espace communautaire (SDEC).
Cette décision est intervenue après un processus long et incertain.
Longtemps, la CEE n’ayant pas la compétence, la réflexion dans le champ
de l’aménagement a été conduite au sein du Conseil de l’Europe qui
réunissait les conférences européennes des ministères de l’aménagement du
territoire. C’est ainsi que furent élaborés en 1983 une charte européenne de
l’aménagement du territoire puis en 1991 un schéma européen
d’aménagement du territoire. Certains États souhaitaient que la CEE
s’impliquât dans ce domaine : les Pays-Bas en particulier, d’autres moins.
La France a organisé à Nantes en 1989 une première réunion informelle des
ministres de l’Aménagement du territoire des pays de la CEE. Des études
ont été lancées par la commission européenne qui ont abouti au document
« Europe 2000 + », publié en 1994, qui concerne toute l’Europe, y compris
l’ex-URSS
Ce processus conduit à la décision de Liège et à l’approbation des
orientations proposées par le comité de développement spatial à Leipzig en
septembre 1994. Il a été admis que le SDEC ne comporterait pas de
préconisations spatiales précises, puisque celles-ci ne sont pas de la
compétence communautaire et qu’il se limiterait à formuler des orientations
communes.
Ce document devait en quelque sorte donner un fondement politique et
intellectuel a posteriori aux financements européens dans le domaine de
l’aménagement du territoire. Le SDEC a été élaboré entre 1994 et 1999 par
le comité de développement spatial. Il a été officiellement consacré lors de
la réunion des ministres de l’Aménagement du territoire qui s’est tenue à
Postdam les 10 et 11 mai 1999. Les conclusions de la réunion de Postdam
estiment que « les États membres et la commission se sont entendus sur des
objectifs spatiaux communs et sur des lignes directrices spatiales communes
pour le développement futur du territoire de l’Union européenne ».

3.2 Un contenu peu consistant


Le SDEC présente d’abord une analyse du territoire européen et des
disparités spatiales (PIB, taux de chômage, etc.). Il souligne l’impact des
politiques communautaires sur le territoire de l’Union, et liste celles de ces
politiques qui ont le rôle le plus important : la politique agricole commune,
les réseaux de transports transeuropéens, l’environnement, la concurrence,
la recherche, etc.
Le SDEC s’inscrit dans la ligne du rapport Brundtland sur le
développement durable. Le SDEC en dégage un « triangle des objectifs
politiques fondamentaux des politiques communautaires » que sont la
cohésion économique et sociale, la préservation des bases naturelles de la
vie et du patrimoine culturel et une compétitivité plus équilibrée du
territoire européen. Il propose donc une vision très édulcorée des conflits
potentiels entre ces finalités.
À partir de ces objectifs, l’Union a retenu trois principes directeurs :
– le développement d’un système urbain équilibré et polycentrique et une
nouvelle relation ville-campagne ;
– l’égalité d’accès aux infrastructures et aux savoirs ;
– le développement durable, la gestion intelligente et la préservation de la
nature et du patrimoine culturel.
Au total, le principal mérite du SDEC est d’exister. Toutefois, il n’a pas
de valeur officielle, il n’a été approuvé que par un conseil des ministres
informels, mais ni par la Commission, ni par le Conseil des ministres, ni par
le Parlement européen.

3.3 Quelques effets du SDEC


Les effets d’un tel schéma sont difficiles à détecter. Toutefois, nous pouvons
relever quelques projets concrets dont la mise en œuvre a été facilitée par
suite de l’élaboration du SDEC.
Au plan opérationnel, le schéma a suscité une coopération territoriale
renforcée avec une nouvelle impulsion donnée au programme
« INTERREG ». C’est un programme européen visant à promouvoir la
coopération entre les régions européennes, et le développement de solutions
communes dans les domaines de l’aménagement du territoire. Il est financé
par le FEDER à hauteur de 7,75 milliards d’euros. Le programme actuel,
Interreg, couvre la période 2014-2020.
Ce programme comporte trois aspects :
– la coopération transfrontalière (développement régional intégré entre
régions frontalières),
– la coopération transnationale (constitution de grands groupes de régions
européennes),
– la coopération interrégionale (échange d’informations et partage
d’expériences).
Sous l’impulsion du SDEC, un réseau de recherche européen sur
l’aménagement du territoire est créé. La Commission et les États membres
mettent en place en 2002 un Observatoire en réseau de l’aménagement du
territoire européen (ORATE). Il permet une langue commune – ou plutôt un
sabir partagé à base d’anglais – et des liens plus étroits entre scientifiques,
administrations et décideurs politiques.
4. Les effets des politiques de cohésion

4.1 Une européanisation des pratiques


Indépendamment de cet encadrement de plus en plus strict des objectifs et
des procédures, la politique régionale a transformé de longue date les
usages et les méthodes de l’aménagement en adoptant un certain nombre de
principes qui restent inchangés :
– la concentration sur les territoires les plus en difficulté ;
– la programmation sous forme de programmes pluriannuels négociés
entre les États et la commission ;
– l’additionnalité qui permet de faire appel aux fonds communautaires en
complément d’autres financements ;
– le partenariat, qui découle du précédent principe, entre commission,
État, autorités régionales et locales et partenaires économiques et sociaux ;
– la subsidiarité qui suppose d’intervenir au niveau le plus approprié à
chaque étape de la mise en œuvre ; ce principe est souvent compris comme
un impératif de proximité, ce qui a valu de reconnaître aux régions un rôle
de premier ordre dans la politique régionale.
Ces méthodes se diffusent dans les politiques nationales d’aménagement
du territoire. La DG concurrence veille scrupuleusement au respect des
règles de concurrence. La restriction géographique des aides publiques aux
territoires et leur fléchage conduit selon un juriste à « l’instrumentalisation
croissante des aides d’État », « confisquées » au profit de la mise en œuvre
de la politique de cohésion. Cette situation crée une imbrication de plus en
plus évidente des financements nationaux et communautaires.

4.2 Une réorientation majeure pour


les pays d’Europe centrale et orientale
En 2004, l’Union a procédé au plus large élargissement qu’elle ait jamais
connu en intégrant dix nouveaux États : cinq « pays de l’Est » du bloc
socialiste, (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie),
trois anciennes républiques soviétiques (Estonie, Lettonie et Lituanie) ainsi
que Chypre et Malte. Ce mouvement s’est poursuivi en 2007 avec l’entrée
de la Bulgarie et de la Roumanie. Ces territoires accroissent d’un quart la
superficie de l’Union. Surtout, ces pays sont marqués par une
transformation rapide de leur économie, après la sortie en 1990 d’une
économie administrée. La chute du système soviétique a d’emblée ouvert la
perspective d’une adhésion à l’Union européenne. Elle a été préparée au
cours des années 1990 avec des investissements réalisés dans les
infrastructures.
Ces pays sont « petits ». Hormis la Pologne (38 millions d’habitants) et la
Roumanie (21 millions), ils ont tous une population inférieure à 10 millions
d’habitants. Par ailleurs, ils sont presque tous en situation de déclin
démographique. Les héritages de l’époque soviétiques sont difficiles à
gérer, notamment dans le domaine de l’aménagement du territoire. Si
l’objectif premier était l’industrialisation des pays, la localisation des
industries s’est souvent révélée incohérente du point de vue industriel.
Certaines localisations industrielles avaient un caractère politique : les
capitales d’États socialistes se devaient d’être équipées en industrie lourde
(Varsovie, Sofia, Bucarest) tandis que le combinat associé à la ville de
Nowa Huta était censé « prolétariser » Cracovie, vue comme trop
« bourgeoise » et religieuse. Dans tous les cas, ces politiques de
développement industriel ne se sont pas accompagnées d’un développement
suffisant dans les services et équipements des territoires (réseaux routiers,
logements, eau, etc.). Les conditions de vie étaient donc particulièrement
pénibles.
Des programmes de pré-adhésion ont été mis en place. Aujourd’hui, ces
pays bénéficient des fonds structurels. En 2007, la politique de cohésion
bénéficie de moyens en augmentation. Surtout, 51 % de son budget est à
destination des pays d’Europe centrale et orientale, qui ne représentent que
20 % de la population. Danita Hübner, polonaise, devient commissaire en
charge de la politique de cohésion : tout un symbole. Le montant moyen des
fonds ne doit pas dépasser 4 % du PIB national : un seuil qu’atteint presque
la Lituanie. Les politiques européennes de cohésion ont fortement contribué
aux transformations économiques et sociales de ces pays.

Synthèse
• La politique d’aménagement du territoire menée à l’échelle de
l’Union européenne est une expérience très singulière et originale. Elle est
l’illustration d’une volonté d’accroître la solidarité entre les États. Toutefois,
elle est relativement ambiguë. Elle repose sur des fondements intellectuels
et politiques assez mal établis.
• Par ailleurs, cette solidarité territoriale est contredite par des concurrences
fiscales et sociales entre pays qui en ruinent le principe. Comment justifier
une redistribution massive d’argents publics entre États quand certains
pratiquent un taux officiel d’imposition sur les sociétés (10 % en Lituanie,
12,5 % en Irlande), voire un taux implicite par des accords ad hoc,
manifestement incompatible avec la volonté d’un équilibre territorial du
développement ? En effet, le taux d’impôt sur les sociétés est de plus de
30 % en Allemagne, en France ou en Belgique.
• Les limites des politiques d’aménagement du territoire menées par
l’Union européenne sont le reflet du caractère inabouti de la construction
européenne. D’une certaine manière, le statu quo est intenable et on ne
peut sereinement envisager qu’une dilution progressive ou une intégration
beaucoup plus poussée. Il est difficile de rester au milieu du gué sans être
un jour emporté par les flots.

Étude de cas :
Les effets des politiques de cohésion pour
les « nouveaux » membres de l’Union
européenne
Document 1 : Évolution du PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat
des pays de l’UE (2004-2015)

2004 2008 2015

UE (28 pays) 100 100 100

Belgique 120 114 117

Bulgarie 35 45 46

République tchèque 79 81 85

Danemark 125 123 124

Allemagne 117 118 125


2004 2008 2015

Estonie 55 68 74

Irlande 144 132 145

Grèce 96 94 71

Espagne 100 101 92

France 109 106 106

Croatie 57 63 58

Italie 108 105 95

Chypre 97 105 81

Lettonie 47 60 64

Lituanie 50 63 74

Luxembourg 246 255 271

Hongrie 62 63 68

Malte 80 80 89

Pays-Bas 133 139 127

Autriche 127 124 129

Pologne 49 54 69

Portugal 76 79 77

Roumanie 34 48 57

Slovénie 85 89 83

Slovaquie 56 71 77

Finlande 117 120 108

Suède 129 126 123

Royaume-Uni 125 114 110

Source : Eurostat.

Document 2 : PIB par région en Europe en 2015


Source : Eurostat, 2015.

Document 3 : Évolution du PIB des régions européennes entre 2008 et 2014


Source : Eurostat, 2016.

Commentaire
• Hormis Chypre (pour des raisons d’éclatement du secteur bancaire) et la
Slovénie (qui avait déjà une situation plutôt favorable parmi les nouveaux
entrants), les pays membres de l’Union européenne depuis 2004
connaissent une amélioration sensible de leur produit intérieur brut en
parité de pouvoir d’achat depuis leur adhésion. Indéniablement, ces pays
se rapprochent, certes progressivement, de la moyenne européenne.
• Les situations sont toutefois contrastées entre un groupe de pays dont le
PIB s’accroît de plus d’un tiers depuis 2004 (les trois pays baltes, la
Pologne, la Slovaquie) et les autres pays. Par ailleurs, à l’intérieur même
des pays, les disparités entre les Régions urbaines, notamment autour des
capitales, et le reste du territoire national sont vives (doc. 2 : les régions
capitales de Varsovie, Budapest et Bucarest se détachent nettement).
• Avec le doc. 3, il convient de noter le contraste entre les nouveaux pays
« de l’Est » et les pays méditerranéens, notamment l’Espagne, le Portugal
et la Grèce. Depuis 2008, ces pays méditerranéens connaissent une
trajectoire économique peu favorable. Ayant profité de l’euro pour un
endettement peu coûteux, et parfois utilisé de manière peu pertinente les
fonds européens, ces pays ont été violemment secoués par la remontée
des taux d’intérêts sur leur dette souveraine.
• Il est bien sûr trop tôt pour faire un bilan de l’efficacité des politiques de
cohésion en direction des nouveaux entrants et de la robustesse des
investissements réalisés. Toutefois, on peut noter deux choses :
l’amélioration réelle des conditions de vie, une mutation sociale rapide
dans ces pays et une augmentation des inégalités qui contribue,
de manière paradoxale, à une montée de la défiance envers l’Europe dans
certains pays.
Chapitre 9

Aménager et ménager les milieux

Objectifs
• Comprendre les notions de milieu, de résilience, de développement durable
et d’anthropocène.
• Différencier la « protection d’espaces naturels » et la recherche d’un
fonctionnement plus écologique des territoires.
• Connaître quelques exemples d’aménagement écologique du territoire.

Le milieu est, étymologiquement, ce qui se trouve au centre de l’espace.


Puis le mot est venu à désigner l’inverse, c’est-à-dire ce qui entoure, ce qui
baigne le centre. On parle ainsi de l’eau comme « milieu » des poissons.
C’est en ce sens que le géographe l’emploie, sous-entendant généralement
que l’homme occupe le centre du « milieu géographique ».
Pas milieu sans homme donc. Au Paléolithique, l’homme modifie le
milieu par la chasse, la cueillette, etc. La domestication des animaux et la
naissance agriculture modifient plus fortement les paysages et le cycle de
l’eau. La révolution industrielle entraîne un bouleversement plus
considérable par un prélèvement plus important de ressources (charbon,
pétrole, pierre, terres rares, etc.) et des transformations radicales de
l’environnement et du climat. Aussi, on ne peut aujourd’hui parler que de
milieux « naturels » avec des guillemets comme y invite le géographe Jean
Demangeot1 : les activités humaines ont, en tout lieu, transformé le milieu.
L’enjeu consiste à assurer une « habitabilité » de la terre. Cela passe par
plusieurs leviers : protéger des risques, préserver des milieux et réduire les
impacts environnementaux des activités humaines.

1. De la « protection de la nature »
à l’anthropocène

1.1 L’aménagement comme protection


L’aménagement du territoire s’est d’abord constitué en réaction au caractère
inhospitalier ou dangereux de certains phénomènes ou lieux « naturels ». Il
s’agit, par des aménagements raisonnés, de réduire la soumission des
hommes à la violence de la nature. Digues ou levées symbolisent cette
volonté humaine de maîtriser les éléments. Dans un autre sens,
l’aménagement du territoire a toujours cherché à « sauvegarder » un certain
nombre de ressources finies à laquelle une exploitation irréfléchie pouvait
porter atteinte. La sauvegarde des grandes forêts dès le xviie siècle en France
répond à cet enjeu. Dans les deux cas, « protection face aux désordres de la
nature » ou « protection de la nature face aux appétits irraisonnés de la
société », la question naturelle était en quelque sorte pensée comme
« extérieure » à la société. Contrainte ou ressource, l’environnement naturel
était pensé comme un objet malléable et dont on espérait une maîtrise sans
cesse plus grande. Avec l’évolution des pratiques humaines et notamment le
changement climatique, le devenir de la « nature » ne peut plus être pensé
comme indépendant du devenir des hommes. Un mot illustre cette
mutation : le terme d’anthropocène.

1.2 La notion d’anthropocène


Le terme d’anthropocène a été forgé par deux scientifiques en 2000, Paul
Crutzen, un géochimiste néerlandais, prix Nobel de chimie et Eugene
Stoermer, géologue et biologiste américain. Les spécialistes du climat
s’accordent à considérer que nous vivons à une époque où les humains, par
leur utilisation massive de combustibles fossiles, agissent collectivement
avec la puissance d’une force géophysique qui détermine le climat dans son
ensemble. Ainsi ces scientifiques ont-ils suggéré que nous étions entrés
dans une nouvelle ère géologique. L’anthropocène s’ajouterait ainsi aux
deux ères jusque-là distinguées au sein du quaternaire : le pléistocène
(marqué par des cycles glaciaires) et l’holocène (où le recul de la glaciation
s’est accompagné, pour les hommes, du développement de l’agriculture et
de l’élevage). Aujourd’hui, l’anthropisation de la terre atteint un seuil inédit
et se remarque par le changement climatique, l’érosion de la biodiversité,
l’acidification des océans et la pollution des eaux, des airs et des sols.
Adopter l’hypothèse de l’anthropocène, c’est caractériser la situation
actuelle. C’est admettre que les changements et menaces qui caractérisent la
situation actuelle ne sont ni temporaires, ni réversibles. Il ne suffit donc pas
de parler de crise écologique ou environnementale, avec ce que cela
implique, sinon de retour à une situation antérieure, du moins de possibilité
d’une sortie de crise, d’où les menaces auraient disparu : rien ne sera plus
jamais comme avant. La situation est irréversible, on peut simplement en
modérer les excès et s’y adapter du mieux qu’on peut.
Cette notion d’anthropocène soulève de nombreux débats. Est-ce
l’humanité en général qui est responsable de cette nouvelle situation ? Ou
est-ce un système, un mode de vie, une idéologie et une manière de donner
sens au monde et aux choses qui ont rendu possible cette transformation de
l’environnement ? La responsabilité de l’Occident et du capitalisme est
ainsi clairement posée par certains.
L’hypothèse anthropocène change radicalement le rapport aux « non-
humains ». Les humains ne peuvent considérer les non-humains comme des
objets malléables. « Les origines anthropogéniques du changement global
signent la ruine de la distinction humanistes classique entre histoire
naturelle et histoire humaine » nous dit Dipesh Chakrabarty2. En effet, les
humains deviennent des acteurs majeurs d’une histoire naturelle, qui
transforme à son tour l’humanité.
L’aménagement du territoire est bouleversé par l’importance de ces
enjeux environnementaux et ce nouveau rapport entre « humains » et
« nature ». Pour être tout à fait honnêtes : les changements conceptuels sont
en cours et les changements des comportements et des politiques publiques
encore bien incomplets. Par ailleurs, si le nouveau se dessine, le vieux tarde
à mourir et bien des politiques publiques qui illustrent les anciennes
manières de considérer la nature sont encore présentes.

1.3 Nouveaux mots d’ordre :


développement durable et résilience
Dans le domaine de l’aménagement du territoire, et plus largement dans
l’ensemble des politiques publiques, de nouveaux mots d’ordre sont
apparus pour marquer cette importante nouvelle accordée aux enjeux
environnementaux. Ces vocables n’ont pas toujours un sens scientifique
bien établi. Elles sont parfois davantage des slogans que de réelles notions
et leur sens s’émousse à force de se banaliser. Toutefois, présentons deux
majeures, qui imprègnent si fortement les discours publiques : le
développement durable et la résilience.
Dès les années 1970, au moment de l’apogée de la croissance
démographique des pays en développement et de l’essoufflement des Trente
Glorieuses, apparaissent les premières préoccupations relatives à ce qu’on
appelle encore l’éco-développement : le Programme des Nations unies pour
l’environnement (PNUE) est créé en 1972, année où se tient à Stockholm le
premier Sommet de la Terre.
En 1984, les Nations unies créent une commission internationale chargée
de réfléchir à l’impact des activités humaines sur la planète. Cette
commission aboutit en 1987 au Rapport Brundtland, du nom d’une
ancienne Première ministre norvégienne. Il donne la première définition
officielle du développement durable : « le développement durable est un
« développement » qui s’efforce de répondre aux besoins du présent sans
compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures ». Si le
rapport Brundtland évoque la nécessité de partager la croissance mondiale
avec les plus défavorisés et de réduire les inégalités, il insiste surtout sur le
fait que les activités humaines menacent la Terre : les ennemis majeurs pour
l’avenir de la « planète » que le rapport désigne sont les changements
climatiques dus à l’accumulation de gaz à effet de serre et les atteintes à la
couche d’ozone. Les Nations unies créent en 1988 le GIEC (Groupement
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) dont le mandat est
d’étudier la responsabilité de l’homme dans le changement climatique.
Le rapport Brundtland insiste sur la priorité à donner à la préservation de
la planète à travers un changement des modes de production. Le rapport
montre que le mode de vie de l’Occident ne peut être étendu au monde sans
poser de graves périls pour l’avenir de la terre. La décennie suivante voit
cette conviction s’imposer. En 1992, se tient le Sommet de Rio. Ce premier
grand sommet de l’après-guerre froide porte sur l’environnement et le
développement.
À l’issue de la conférence, 173 chefs d’État adoptent l’Agenda 21 (21
pour xxie siècle) recueil de 27 engagements pour le développement durable,
qui doit être décliné au niveau des territoires en « Agendas 21 locaux ».
Tous les pays s’engagent à adopter une stratégie nationale de
développement durable avant 1995. Le réchauffement climatique, la
biodiversité et la désertification (ultérieure en réalité mais considérée
comme émanant de Rio) sont l’objet de conventions internationales. Une
déclaration sur les forêts est aussi adoptée. Ces orientations écologiques
expliquent l’extrême réticence des pays en développement face au concept
du développement durable, qu’ils perçoivent comme une machine de guerre
dirigée contre leur croissance économique.
Le développement durable se donne pour but de concilier l’économie
(produire plus mais au service du plus grand nombre), le social (répartir
mieux, lutter contre la pauvreté) et le respect de l’environnement (préserver
l’avenir et les conditions de vie des générations futures). Une quatrième
composante, transversale celle-ci, est celle de la solidarité entre les
générations, présentes et futures. Très puissante entre 1990 et 2010, la
thématique du développement durable semble aujourd’hui en perte
d’influence. Il reste toujours un mot d’ordre majeur.
Une nouvelle notion se popularise fortement à partir des années 2010 : la
notion de « résilience ». La résilience est une notion utilisée à l’origine en
physique pour désigner la résistance d’un matériau au choc. En écologie,
elle prend un sens différent : dans son acception traditionnelle, elle mesure
le temps de retour à l’équilibre d’un système après une perturbation. Depuis
les années 1970, sa définition a beaucoup changé. Celle qui est
communément admise définit la résilience comme la capacité d’un système
à pouvoir intégrer dans son fonctionnement une perturbation, sans pour
autant changer de structure qualitative.
En écologie, la résilience est la propriété d’un système qui, adaptant sa
structure au changement, conserve néanmoins la même trajectoire après une
perturbation. Ainsi, le système préserve sa structure qualitative. Le terme de
résilience implique donc que le système maintienne sa structure et assure sa
continuité, non pas en préservant un équilibre immuable ou en revenant au
même état qu’avant la perturbation, mais au contraire en intégrant des
transformations en évoluant. Dans cette perspective le changement et la
perturbation qui le déclenche sont des éléments inévitables et parfois
nécessaires à la dynamique du système et à son maintien. Selon cette
approche, la perturbation n’est pas forcément un « traumatisme », mais au
contraire partie prenante du fonctionnement même si localement, à
l’intérieur du système, les effets peuvent être difficiles à assimiler par
certains de ses éléments ou individus.
La résilience rejoint la problématique du développement durable. En
effet, on constate depuis une dizaine d’années que le développement
durable (une notion éminemment politique), et la résilience (surtout
employée dans le monde des chercheurs), sont très souvent évoqués dans
les mêmes contextes. Depuis que la notion de développement durable a pris
de l’ampleur dans les contextes politiques nationaux et internationaux, les
travaux de recherche sur la résilience des systèmes se sont multipliés.

2. Aménager pour protéger face aux


risques

2.1 Définition du risque


Le risque se définit comme l’effet d’un processus physique lié à la
dynamique terrestre ou à une activité humaine sur un groupe social. On
désigne ce processus sous le nom d’aléa. L’aléa peut résulter du
fonctionnement de la lithosphère : séisme, volcan, mouvements de masse
comme des éboulements ou des glissements de terrains. Il peut également
découler de la dynamique de l’atmosphère : cyclone, tempête, vague de
froid ou de chaleur, épisode de sécheresse ou pluies intenses. Les
inondations et les avalanches se rattachent à cette famille. Les aléas
constituent des épisodes « normaux » de la dynamique terrestres, y compris
lors que leurs caractères violents peuvent sembler anormaux et
extraordinaires aux populations. La société est également soumise à des
risques technologiques : incidents nucléaires, explosion de gaz, accidents de
la route, etc. La vulnérabilité mesure l’effet des dangers potentiels sur les
populations. Les lieux de forte concentration de population ou
d’infrastructures sont particulièrement vulnérables.
Le traitement du risque s’appuie sur trois types de démarche : la
prévision, la protection et la prévention.
À l’amont de toute prévision, il faut reconnaître l’aléa, l’identifier. Il
s’agit de réaliser une cartographie des zones potentiellement inondables par
exemple ou des secteurs avalancheux.
La protection contre les risques naturels est aussi ancienne que la
sédentarisation des hommes. À titre d’exemple, des aménagements ont été
effectués le long de la Loire dès le xiie siècle (digues ou levées) qui ont
souvent laissé croiser aux populations que les risques s’étaient écartés de la
plaine inondable. Cela a favorisé l’implantation de population dans ces
secteurs, qui demeurent dangereux en cas d’ouverture des levées. La
construction dans les zones inondables s’est ainsi fortement amplifié depuis
les années 1960, notamment parce que certains aménagements ont semblé
offrir une protection efficace et fait oublier le risque.

2.2 Prévenir les risques


La prévention relève de l’aménagement du territoire, par le biais de la
réglementation et des zonages. Les plans de prévention des risques se
déclinent en différents types :
– les Plans de prévention des risques naturels prévisibles (1995),
succèdent aux plans d’exposition aux risques de 1982 ; parmi eux, les plans
de prévention des risques de submersion marine ne cessent de se développer
dans les zones littorales, notamment depuis la tempête Xynthia qui a touché
la côte Atlantique en 2010 ;
– les Plans de prévention des risques technologiques prévisibles (2003),
mis en place notamment suite à l’explosion en 2001 de l’usine AZF en
pleine zone urbaine toulousaine ;
– les Plans de prévention des risques miniers prévisibles (1999).
Ces différents plans sont des documents qui réglementent l’utilisation des
sols à l’échelle communale en fonction des risques auxquels ils sont
soumis. La réglementation va de l’interdiction de construire à la possibilité
de construire sous certaines conditions ; les zones les plus exposées –
notamment dans le cadre des risques technologiques majeurs – peuvent
aller jusqu’à l’expropriation. Les plans de prévention des risques naturels
sont les plus répandus ; ils concernent un peu moins du tiers des communes
françaises. Le principal risque est le risque d’inondation, suivi par les
mouvements de terrains.
Certaines régions françaises sont toutefois menacées par une pluralité de
risques, comme dans les départements et régions d’Outre-Mer où se
conjuguent à la fois plusieurs types d’aléas (cyclones, volcanismes,
inondations…) et une forte vulnérabilité de la population, en raison des
fortes densités et de l’importance des enjeux économiques (tourisme,
éloignement vis-à-vis de la métropole, etc.). Les régions méditerranéennes
sont elles aussi menacées par une pluralité de risques avec plusieurs types
d’aléas (incendies, crues et inondations liées aux épisodes cévenols,
séismes, etc.) et une forte vulnérabilité liée aux densités de population et
aux importants enjeux économiques. Le cas des régions alpines densément
peuplées serait également à évoquer, dans le cadre d’un milieu très instable
et fragile (risques d’avalanches, de glissements de terrain, de débâcles
glaciaires, etc.).

3. Protéger les milieux


Les espaces protégés sont très nombreux : d’après les statistiques de la
Commission mondiale sur les espaces protégés, institution dépendant de
l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), près de
120 000 unités de protection de la nature représentant près de 20 millions de
km2, existent en 2010. C’est autant que la surface de l’Amérique du Nord
tout entière et cela représente près de 12 % des terres émergées. Mais ce
vaste ensemble est très hétérogène, chaque pays possède une propre
réglementation. On peut distinguer présenter plusieurs types de protection :
les protections intégrales et les protections qui visent à concilier
développement et respect des caractéristiques essentielles du milieu. On
peut alors parler de protections « intégrées ».

3.1 Les protections intégrales


Tout ouvrage traitant de la protection de la nature se doit de se référer au
premier parc national créé dans le monde, le parc de Yellowstone en 1872.
Ce parc porte le nom d’une rivière et d’un lac. C’est un mythe fondateur
dans le domaine de la protection de la nature. Selon le décret de 1872, ce
secteur « a été isolé pour un faire un parc public ou une aire de détente
nationale pour l’usage et le plaisir du peuple ». En effet, le parc de
Yellowstone a en fait peu à voir avec les discours sur la protection de la
nature : sa légitimité est d’abord sociale. La nature préservée dans le parc
est d’abord là pour refléter l’image de la nature sauvage, la wilderness,
c’est-à-dire ce que les pionniers américains ont eu à affronter et à dominer.
Cette protection permet de faire partager l’image qu’ils ont ressentie. Cet
espace illustre la marque de la réussite du peuple américain, voire sa
prédestination divine. À la suite du Parc national de Yellowstone, les États-
Unis ont établi deux parcs nationaux en 1890, Sequoia et Yosemite, dans
l’État de Californie.
La Russie soviétique, juste après la Révolution de 1917, a constitué une
première mise en pratique à très vaste échelle des principes de protection
radicale de la nature. Le tout jeune pouvoir soviétique a promu la recherche
en biologie et écologique. Un petit groupe de biologiste a établi la société
pan-russe de protection de la nature, avec pour principe la « non-
interférence » entre la société et la nature. 70 zapovedniki sont institués,
couvrant près de 6 millions d’hectares. Cette politique est restée active
jusqu’au milieu des années 1930 avant de décliner rapidement sous le
régime stalinien.
En France, l’essor des parcs nationaux a été relativement tardif. La loi
française sur les parcs nationaux date de 1962. Il existe en 2016 dix parcs
nationaux : la Vanoise (1963), Port-Cros (1963), les Pyrénées (1967), les
Cévennes (1970), les Écrins (1973), le Mercantour (1979), la Guadeloupe
(1989), La Réunion (2007), la Guyane (2007) et les Calanques (2012). Un
parc national est en projet pour les forêts de Champagne-Bourgogne. Ces
parcs sont marqués par une réglementation très rigoureuse en zone centrale.
Ils sont gérés par un établissement public relevant de l’État. Dans ces parcs,
les pouvoirs locaux ont peu de place. Les zones périphériques, censées
promouvoir le développement économique local, ont souvent été critiquées
pour leur faible efficacité alors que les zones centrales ont cristallisé de très
nombreux conflits d’usage. C’est au sein du parc national des Écrins, que la
réserve intégrale du Lauvitel a été instituée en 1993. Elle représente
700 hectares totalement fermés au public.

3.2 Les aires de protections intégrées


Pour ces espaces, l’idée n’est pas de « soustraire » une partie de l’espace à
toute intervention humaine, mais d’inventer des dynamiques de
développement local compatibles avec la préservation d’un certain nombre
de fonctionnalités environnementales.
Le succès des parcs naturels régionaux est indéniable en France. On en
compte 51 parcs en France en 2017. Ils rassemblent près de 15 % du
territoire national et 4 millions d’habitants. L’instauration des Parcs naturels
régionaux (PNR), à partir de 1967, a constitué une initiative pionnière. Le
principe est de conjuguer la préservation d’un secteur à dominante rurale,
reconnu pour ses paysages et ses milieux naturels, et son patrimoine
culturel, avec le développement économique et social. Les parcs sont de
deux types : dans certains cas, il s’agit par le parc de valoriser et de rendre
attractif l’espace rural, dans d’autres, d’en préserver les caractéristiques,
naturelles ou paysagères, quand celles-ci sont soumises à une forte pression
liée à l’urbanisation, à proximité des grandes villes ou des littoraux. Parmi
le premier type, on peut mentionner le parc du Lubéron ou de la Camargue.
Parmi le second type, figurent notamment les parcs d’Île-de-France
(Gâtinais français, Haute-Vallée de Chevreuse, Oise-Pays de France et
Vexin français).
La création d’un parc nécessite la rédaction d’une charte, qui fixe les
objectifs de protection. Les parcs sont créés pour douze ans. Ils sont gérés
par une structure qui rassemble les communes membres, mais aussi, très
souvent, l’État, les chambres consulaires et des associations. Le « PNR » est
aussi une marque déposée, ce qui permet de soutenir l’agriculture et
l’artisanat en attribuant ce label de qualité aux productions locales. La
charte a une valeur juridique : elle s’impose aux documents d’urbanisme
des communes. La charte fait l’objet d’une évaluation à l’issue de sa
période de validité : c’est la garantie d’un engagement constant.
En Allemagne, le riche entrepreneur hambourgeois Alfred Töpfler lance
à partir de 1954, l’association pour les parcs de protection de la nature et
propose la création de 25 parcs de nature pour la détente des citadins
allemands dans un cadre naturel calme et agréable. Son mouvement,
soutenu par l’office fédéral de l’aménagement paysager, conduit à
l’établissement de trente parcs en dix ans. Le principe est toujours en
vigueur aujourd’hui : partant des grandes régions urbaines de la Hesse, de
Rhénanie et de la Ruhr, le réseau s’est ensuite étendu. On compte 65 parcs
de nature en 1990 au moment de la réunification. Ils sont 98 en 2008.
La création d’un Naturpark est suscitée par une association civile de
protection de la nature ou par des élus locaux qui veulent promouvoir leur
région. Le parc est géré par une association, qui, bien souvent rassemble
collectivités locales, associations, et parfois, partenaires privés. Un
Naturpark n’a pas de régime spécifique de protection de l’environnement.
La nature est avant tout un cadre harmonieux à préserver en l’état, autant en
raison de ses caractéristiques propres que pour sa valeur identitaire et
patrimoniale. De nombreux espaces sont ainsi protégés en raison de leur
importance littéraire ou culturelle. Le Naturpark, à la différence des parcs
naturels régionaux français, n’est pas d’abord conçu pour le développement
économique. Les parcs sont souvent créés à proximité des régions urbaines
denses : on peut ainsi les considérer comme de vastes « parcs publics » dont
l’usage est finalement assez proche des parcs urbains.

3.3 La protection des liens : la trame verte


et bleue
Pour préserver la biodiversité, il faut préserver les lieux d’habitat de la
faune et de la flore. C’est l’objet des différents types de parcs, mais aussi de
protections d’aires de dimension souvent plus réduites. La protection
d’aires destinées à accueillir les populations d’oiseaux migrateurs ainsi que
la conservation d’habitats naturels pour la faune et la flore sauvages a été
promue par différentes directives européennes en 1979 puis en 1992. Ces
différents espaces constituent le réseau Natura 2000. Toutefois, il faut
souvent prévoir des « couloirs » pour relier ces différents espaces protégés
pour assurer la survie de la faune et l’épanouissement de la flore : tel est
l’enjeu des « trames vertes et bleues ».
La trame verte et bleue est une des mesures majeures de la loi du
Grenelle de l’environnement de 2009. En quelques années, elle est devenue
un outil d’aménagement du territoire qui vise à préserver, voire à
reconstituer la biodiversité au travers de la constitution de réservoirs de
biodiversité reliés par des continuités territoriales (appelées corridors
écologiques). La trame verte et bleue se décline à l’échelle régionale par la
mise en place d’un Schéma régional de cohérence écologique (SRCE). Ce
schéma est élaboré sous la responsabilité conjointe de l’État (préfet) et des
conseils régionaux.
Il s’agit d’une politique de préservation de milieux naturels banals,
locaux et insérés dans un environnement plus largement artificialisé et
transformé. L’enjeu est de parvenir, par des opérations d’aménagement
simples et relativement peu coûteuses, à constituer ou à reconstituer une
sorte de réseau écologique cohérent, de l’échelle locale des communes et
des intercommunalités à celle du territoire national, pour permettre aux
espèces animales et végétales de circuler, de s’alimenter, de se
reproduire, etc. Il s’agit ainsi de créer et de renforcer des liaisons, des
corridors écologiques (constitués de haies, de parcelles boisées, de cours
d’eau, etc.) entre des réservoirs de biodiversité, tout en tenant compte des
fragmentations (routes, habitats, etc.) – qu’il s’agit de contourner par la
constitution de tunnels ou de ponts végétalisés par exemple – et en
cherchant à articuler espaces naturels et espaces ruraux d’un territoire.

3.4 Resserrer l’urbanisation pour préserver


les espaces naturels
La lutte contre « l’étalement urbain », c’est-à-dire la consommation jugée
excessive de sol par l’urbanisation, est au cœur de l’urbanisme depuis de
nombreuses décennies. Aux Pays-Bas, dès le début du vingtième siècle, la
législation d’urbanisme poursuit cet objectif. En Grande-Bretagne, la
volonté de réaliser des « ceintures vertes » autour des principales
agglomérations est constante depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La France partage également ce vœu, même si la faible densité générale du
pays a conduit à suivre cet objectif avec moins d’empressement que dans de
nombreux pays voisins. La lutte contre l’étalement urbain passe souvent par
la recherche d’une plus grande densité des zones résidentielles ou des
espaces économiques. La législation de l’urbanisme a significativement
renforcé les contraintes portant sur la densité depuis le tournant des années
2000. Toutefois, cette législation s’avère peu persuasive. Les espaces
résidentiels, et notamment les zones pavillonnaires, sont souvent considérés
comme la figure majeure de l’étalement urbain. Or, ce n’est pas tout à fait le
cas : l’artificialisation des sols est causée aux trois-quarts par les
infrastructures, les zones logistiques et les zones d’activités industrielles et
commerciales.
Pour limiter cette consommation de sol, l’État français a créé de
nouveaux dispositifs visant à « éviter, réduire ou compenser » les impacts
environnementaux des nouvelles urbanisations. Les maîtres d’ouvrage
doivent définir les mesures pour éviter, réduire et, lorsque c’est nécessaire
et possible, compenser leurs impacts négatifs significatifs sur
l’environnement. La loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la
nature et des paysages, inscrit l’objectif d’absence de perte nette de
biodiversité, voire de gain. La loi reconnaît la possibilité de créer des « sites
naturels de compensation » en cas d’atteinte à l’environnement. Pour
compenser ces atteintes, le maître d’ouvrage peut réaliser lui-même les
mesures ou faire appel à une tierce partie chargée de réaliser ce site naturel
de compensation.

4. Vers une écologie territoriale


Aménager pour un développement compatible avec la préservation des
milieux : l’objectif est bien sûr à poursuivre. Toutefois, il ne convient pas
seulement de les rendre compatibles. Beaucoup cherchent à aménager le
territoire de manière à rendre écologique le fonctionnement des territoires :
dans ce cas, environnement et développement ne s’opposent plus, ils
s’épaulent mutuellement.

4.1 Le métabolisme territorial


Les territoires et singulièrement les villes constituent d’importants
consommateurs de matières et d’énergie, que ce soit directement sur leur
territoire ou indirectement par les matières, biens et services qu’ils
importent ou exportent. Le métabolisme territorial désigne ainsi l’ensemble
des processus par lesquels les territoires mobilisent, consomment et
transforment ces ressources naturelles. En amont, des matières premières
sont prélevées pour assurer son fonctionnement. En aval, on compte de
nombreux rejets de matières de rebut (vers l’atmosphère, l’eau et les sols,
sous forme liquide, solide, gazeuse), avec de multiples impacts pour les
écosystèmes et plus généralement la biosphère.
La tendance lourde qui caractérise les processus d’urbanisation est une
augmentation de la consommation des ressources associée à celle des
émissions. Un tel bilan illustre aussi le caractère essentiellement linéaire de
la circulation des matières : les activités urbaines entraînent le prélèvement
de grandes quantités de ressources, localement ou ailleurs, ressources qui
une fois transformées et consommées sont restituées à la biosphère sous une
forme différente, souvent dommageable aux milieux, à la santé publique ou
plus généralement contribuant au changement global.
Cette notion a conduit à différentes actions pour réduire les entrées et les
sorties :
– dans l’alimentation par le développement d’une alimentation de
proximité,
– dans l’énergie par l’amélioration de l’efficacité énergétique des
bâtiments, la réduction de l’usage de l’automobile, la production
énergétique locale, etc. ;
– par la promotion du recyclage pour tous les types de déchets, etc.
À toutes les échelles, des territoires se saisissent de ces notions pour
construire des projets. Leur mise en œuvre se heurte à des dynamiques très
contradictoires, tant par les modes de vie (avec des voyages à longue
distance plus nombreux) que par les décisions collectives (avec une
intensification inédite des échanges de marchandises à l’échelle mondiale).

4.2 L’aménagement énergétique


du territoire
Les modalités de gestion des ressources énergétiques intérieures sont
aujourd’hui très dépendantes des politiques énergétiques et climatiques
élaborées à différents niveaux. Le Protocole de Kyoto, signé en 1997 qui
fixe objectifs en termes de diminution des émissions de gaz à effet de serre.
Il ne porte pas directement sur les sources énergétiques alternatives aux
combustibles fossiles, mais incite indirectement à leur mobilisation.
L’accord de Paris, signé en 2015 et en vigueur depuis novembre 2016,
prévoit de contenir le réchauffement climatique « bien en dessous de 2 °C
par rapport aux niveaux préindustriels » et si possible de viser à
« poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C ».
Les différents pays doivent s’engager pour réduire les émissions de gaz à
effet de serre, même si les dispositifs contraignants sont peu nombreux.
Le Plan national d’action en faveur des énergies renouvelables pour la
période 2009-2020 constitue la traduction de ces objectifs internationaux. Il
prévoit de porter la part des énergies renouvelables à 23 % de la
consommation finale (elles représentaient, en 2005, 9,6 % de la
consommation finale) : 27 % pour l’électricité, 10 % pour les transports
(biocarburants), 33 % pour le chauffage et la climatisation, et une
augmentation de 50 % de la chaleur renouvelable. Ceci se traduit par la
mobilisation de sources énergétiques très variées : biomasse (bois,
agrocarburants, biogaz), solaire, éolien, hydraulique (dont marin),
géothermie.
En termes de planification territoriale, cette politique s’incarne dans les
Schémas régionaux du climat, de l’air et de l’énergie (SRCAE), élaborés
conjointement par l’État et les conseils régionaux, et qui passent notamment
par la détermination du potentiel énergétique terrestre, renouvelable et de
récupération (dont le schéma régional éolien), ainsi que des objectifs
qualitatifs et quantitatifs en matière de valorisation de celui-ci à horizon
2020.
Les politiques climatiques, qui sont souvent des politiques énergétiques,
bouleversent l’ensemble du secteur énergétique et sont à l’origine de
nombreuses interrogations. L’essentiel des ressources renouvelables
nécessite de vastes surfaces aux sols : surface forestière, agricole dédiée à la
production de carburant, de panneaux photovoltaïques, etc. La question de
l’affectation des sols et des éventuelles concurrences entre usages, que les
transitions énergétiques avaient, pour un pays comme la France, placées au
second plan, redevient essentielle. En d’autres termes, il est possible qu’à
plus moins long terme, gérer les ressources énergétiques signifie avant tout
organiser, optimiser et réguler les usages des sols.
Une autre question concerne l’acceptabilité des équipements tels
qu’éoliennes ou champs photovoltaïques : la conflictualité de certains
projets montre que les arbitrages sont loin d’être aisés – sans mentionner un
autre aspect du débat, celui de l’efficacité énergétique globale des nouveaux
dispositifs mis en œuvre, coûteux en ressources naturelles de toute sorte,
engendrant dans certains cas plus d’émissions de gaz à effet de serre qu’ils
n’en évitent.
Enfin, la mise en valeur des ressources renouvelables est assortie de la
recherche de combustibles alternatifs non renouvelables, parmi lesquels le
gaz de schiste (et plus généralement les gaz non conventionnels) et
l’hydrate de méthane. Dans le premier cas, le territoire national semble
présenter des gisements importants, dont la prospection et l’exploitation ont
été envisagées, mais qui font depuis 2013 l’objet d’un moratoire compte
tenu des vives oppositions soulevées, notamment en raison des impacts
environnementaux des techniques d’extraction, dont le rendement est par
ailleurs faible. L’hydrate de méthane, naturellement présent sur certains
talus continentaux des fonds marins et dans le pergélisol (sol gelé en
permanence) des régions polaires, est très peu exploité à l’échelle mondiale
et la pertinence de son extraction sujette à controverse ; pour la France, la
zone marine associée aux terres australes et antarctiques en serait l’une des
principales sources.

Synthèse
• L’aménagement du territoire doit prendre en compte trois éléments :
protéger la société vis-à-vis des risques ; protéger les milieux vis-à-vis des
démarches prédatrices des sociétés ; repenser un nouveau rapport entre
environnement et société
• De nouveaux concepts sont créés pour penser ces nouveaux objectifs :
résilience, développement durable et anthropocène.
• Le ménagement des milieux repose deux questions centrales pour
l’aménagement du territoire, celui du partage de l’espace et celui de la
conciliation des temps : court terme de la finance et des modes, moyen
terme de l’économie et des valeurs, temps long des territoires.

Étude de cas :
Les projets énergétiques locaux
Document 1 : Qu’est-ce qu’un territoire à énergie positive ?
Le réseau des territoires à énergie positive (TEPOS) a été initié en 2011
afin de donner une visibilité aux démarches menées en milieu rural pour
la transition énergétique. Lancé par une organisation non
gouvernementale, le CLER, le réseau regroupe des associations, des
collectivités locales et des centres d’expertise sur l’énergie. Il est soutenu
par la Caisse des dépôts et Consignations, l’agence de l’environnement
et de la maîtrise de l’énergie, le Commissariat général à l’égalité des
territoires et de l’Union européenne.
« Un territoire à énergie positive vise l’objectif de réduire ses besoins
d’énergie au maximum, par la sobriété et l’efficacité énergétiques, et de
les couvrir par les énergies renouvelables locales (“100 % renouvelables
et plus”).
L’accomplissement de la transition énergétique représente la fin première
du territoire à énergie positive : elle répond aux enjeux fondamentaux du
changement climatique, de l’épuisement des ressources fossiles et de la
réduction des risques industriels majeurs à l’échelle du territoire.
[…] Le concept de “territoire à énergie positive” n’est pas que théorique :
plusieurs territoires européens (Güssing, Mureck, Prato-allo-Stelvio,
Dobbiaco, Wildpoldsried, Jühnde, Samsoe…) ont déjà atteint l’objectif.
En France, de nombreuses collectivités, territoires et acteurs se mettent
aussi en mouvement : ils se sont constitués en réseau pour accélérer et
renforcer leur démarche. »
Source : www.territoires-energie-
positive.fr/bul/presentation/qu-est-ce-qu-un-territoire-a-
energie-positive

Document 2 : Un exemple de projet local dans le pays de Mené, en Bretagne


Extrait du compte-rendu d’une conférence de Jacky Aignel, président de
la communauté de communes du pays de Mené dans les Côtes d’Armor
du 21 octobre 2014, disponible sur le site internet du réseau des
territoires à énergie positive.
« En 2005, la communauté de communes du Mené a validé le projet
“100 % énergie renouvelable d’ici 2025”. […] Notre démarche visait à
atteindre un triple objectif. Nous souhaitons d’abord diversifier et
maintenir le tissu économique, agricole et agro-alimentaire de notre
territoire. En effet, notre territoire possède une importante entreprise
agroalimentaire d’abattage et de transformation, qui emploie
actuellement 3 000 salariés. Par ailleurs, nous souhaitions préserver le
milieu agricole en raison de la problématique des bassins-versants
[pollués en raison de l’épandage de lisiers…] Enfin, nous voulions
renforcer la mixité sociale […]
Les premiers projets mis en place ont concerné le bois avec la mise en
service de réseau de chaleur à partir du bois. […] À ce jour, cinq
chaudières communales sont en place. [Un projet d’éolienne a été mis en
place, notamment grâce à un financement participatif d’habitants. Une
usine de méthanisation est en projet] : pour traiter les lisiers des
agriculteurs et les déchets des abattoirs et des collectivités de
restauration. […] Nous avons mis en place la production d’agro-
carburant avec une soixantaine d’agriculteurs, avec environ 500 hectares
de colza triturés. [Des démarches ont également été entreprises pour la
réhabilitation thermique des bâtiments.] Notre petit territoire de
5 500 habitants tire une certaine fierté du bilan économique de notre
démarche. »
Source : www.territoires-energie-
positive.fr/bul/presentation/qu-est-ce-qu-un-territoire-a-
energie-positive

Commentaire
• Les enjeux énergétiques peuvent trouver leur place dans les démarches de
développement économique et social des collectivités locales : ils peuvent
contribuer à résoudre des problèmes sociaux (coût de l’énergie pour le
chauffage, création d’emplois), faciltier la résolution de problèmes
environnementaux (épandage des lisiers par exemple), et contribuer à la
consolidation de filières agricoles et industrielles.
• Ces démarches renouvellent les démarches de développement local (voir
chapitre 4).
• Ces dynamiques locales peuvent rencontrer des difficultés, notamment face
aux logiques de gestion centralisée des réseaux, comme le réseau
électrique.
Chapitre 10

Les leçons de grands échecs


de l’aménagement du territoire

Objectifs
• Comprendre les raisons d’échecs de l’aménagement du territoire.
• Savoir déceler les principaux « ingrédients » de ces échecs pour en tirer
des leçons.

Pour l’aménagement du territoire comme en presque toute chose, les


réussites étincelantes n’existent pas beaucoup plus souvent que les échecs
sans appel. Comme nous l’avons vu au cours des chapitres précédents, les
résultats sont souvent nuancés, car le plus souvent une même politique
d’aménagement produit simultanément des résultats intéressants et des
déceptions sur certains aspects. Toutefois, dans ce chapitre, nous avons
voulu finir par quelques exemples emblématiques d’échecs. Non par
volonté de clouer au pilori les fautifs, mais par la conviction qu’il est
toujours utile de revenir sur les causes des échecs.
Trois échecs ont été choisis : la politique immobilière en Espagne au
cours de la première décennie du xxe siècle, la politique en faveur de
l’automobile en France depuis les années 1950, le projet d’un nouvel
aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Ces politiques différentes, par leur
échelle et leur objet, sont au cœur de l’aménagement des territoires.
1. Le délire immobilier espagnol
La situation du logement en Espagne est dramatique. Quelques chiffres
pour illustrer ces difficultés : entre 2008 et le second trimestre 2015,
l’Espagne a connu 416 332 ordres d’expulsion de logements. Selon la
statistique nationale, plus de 3,5 millions de logements sont inoccupés en
2011. Quelques images également : l’Espagne est marquée par de
nombreux quartiers « abandonnés » avec des constructions vides… Une
partie importante du littoral espagnol est défigurée par le béton, mettant en
péril l’environnement côtier. Comment en est-on arrivé à cette situation ?

1.1 Deux décennies de fièvre


de la construction
Le pays a connu une fièvre de construction. On a construit
200 000 logements par an jusqu’en 1994 avec une montée rapide, jusqu’à
650 000 en 2006 ; avant de redescendre sous 100 000 logements en 2009
et 2010. Entre 2002 et 2007, le nombre de logements construits en Espagne
a dépassé celui de la France et de l’Allemagne réunies, alors que ces deux
pays comptent trois fois plus d’habitants et une superficie double. Cette
flambée de construction a été facilitée par la conjonction d’un système
financier particulièrement accommodant, d’une montée en puissance
de grands groupes de promotion et l’absence de réelle régulation par
l’aménagement du territoire.
Tout d’abord, le secteur de la construction a bénéficié de l’arrivée
massive de capitaux. Les crédits ont été très libéralement accordés aux
ménages. Les banques ont proposé des prêts jusqu’à 50 ans. Par ailleurs, ces
prêts pouvaient comprendre des périodes de carence de 5, 10 voire 15 ans
durant lesquels les clients ne remboursent que les intérêts et non le capital.
Cela incite fortement à l’endettement. Par ailleurs, avec la mise en œuvre de
l’euro, l’économie espagnole a pu obtenir des conditions de crédits
exceptionnels, avec des taux plus faibles. Enfin, la crise boursière de 2000 à
2003 a orienté les investissements vers la brique et le béton. Tout ceci a
entraîné une spirale spéculative : les ménages ont acheté avec l’idée que les
prix allaient augmenter… Les achats de logement en Espagne sont
également tirés par le tourisme : entre 1999 et 2004, on évalue à environ
15 % le nombre de logements vendus pour une occupation principalement
touristique.
Les groupes de promotion immobilière sont très puissants. En Espagne,
les promoteurs sont également souvent aménageurs, c’est-à-dire qu’ils ne
réalisent pas seulement des logements pour les vendre, mais mènent
également l’activité préalable d’équipement des terrains pour les rendre
constructibles par la réalisation de voirie, mais aussi des différents réseaux
d’eau, d’électricité, de télécommunications ou encore de gaz. Les groupes
immobiliers sont souvent contrôlés par des familles. La plupart d’entre eux
ont été constitués à l’époque franquiste (entre 1939 et 1975). Au cours des
années 2000, les promoteurs espagnols ont mis en chantier environ 80 % de
la production de logements dans les années 2000. À titre de comparaison,
en France, c’est de l’ordre de 30 %.

Photo 10.1 : Un quartier à l’arrêt à Saragosse

Photo : Adrian Gomez, 2016.

1.2 L’aménagement du territoire a fait


augmenter la fièvre
Les choix effectués en matière d’aménagement du territoire ont amplifié ce
phénomène.
La législation espagnole est particulièrement permissive en matière
d’autorisation d’occupation du sol. Une loi de 1997, valable dans tout le
pays, stipule que tout sol non urbain, ne jouissant d’aucune protection
particulière (au titre de l’environnement, de la protection des monuments
historiques ou encore des risques, etc.), peut être classé en terrain
constructible. L’idée est que l’ouverture des droits à construire permet de
faire baisser les prix par l’offre abondante de terrain. Toutefois, dans le
cadre de la Constitution de 1978, les prérogatives en matière
d’aménagement du territoire et d’urbanisme relèvent principalement des
communautés autonomes (c’est-à-dire les régions espagnoles) et des
communes. Les communautés autonomes sont chargées d’élaborer leur
propre loi en matière d’aménagement du territoire. Présentons l’exemple de
la législation mise en place dans la généralité de Valence.
En 1994, la généralité élabore la loi de régulation de l’activité
urbanistique. La loi introduit un nouvel instrument : le « programme »
destiné à organiser le déroulement d’un projet d’urbanisation. Le
programme désarticule le schéma hiérarchique car rien n’empêche qu’au
moment de la programmation, pour répondre aux demandes sociales qui se
font jour à ce moment-là, les propositions du plan général soient remises en
cause. Le plan perd sa prééminence. Par ailleurs, la loi prévoit la possibilité
d’une gestion directe de l’urbanisation par les acteurs privés. Le principe est
le suivant : un promoteur a la possibilité de présenter un projet précis de
promotion immobilière pour un terrain donné à la commune, sans être
nécessairement propriétaire du terrain. Si son projet est accepté par la ville,
celle-ci peut lui déléguer les compétences publiques en matière d’urbanisme
pour la zone urbaine en question (en lui permettant notamment d’acquérir
les terrains utiles à son projet). Il acquiert alors le statut d’« agent public
urbanisateur ».
La loi de 1994 à Valence repose sur trois hypothèses : la première est
qu’il y a un déficit d’urbanisation, la seconde est que l’activité
d’urbanisation est une activité « typiquement entrepreneuriale » et qu’en
conséquence, les entrepreneurs sont les mieux à même de percevoir les
besoins et donc d’établir les programmes d’urbanisation (même si leur
approbation reste du ressort des municipalités), la troisième est que
l’accroissement des possibilités d’urbanisation va entraîner une baisse des
prix.
Ces trois hypothèses se sont révélées erronées. Cette législation n’a pas
entraîné de baisse des prix. Des milliers d’hectares de terrain ont été ouverts
à l’urbanisation, mais les prix n’ont pas diminué. Au contraire, le prix du m²
a été multiplié par trois entre 1997 et 2007 dans la Généralité de Valence.
Les besoins ont-ils été couverts ? Non, car les produits immobiliers réalisés
ne se sont pas adressés à l’ensemble des habitants. Dans le même temps, le
nombre de logements sociaux produits a décliné : 12 % en 2000 et
seulement 7 % en 2005. Cette mécanique a entraîné à la fois une suroffre
immobilière et un manque de logements accessibles aux moins aisés. À ce
bilan, il convient d’ajouter les effets sur l’environnement, particulièrement
négatifs dans les plaines agricoles (les huertas) et le littoral.
Les plans d’aménagement communaux ont ainsi été révisés pour faciliter
la mise en œuvre des projets des « agents publics urbanisateurs ». Cette
possibilité a favorisé la corruption et la concussion. La généralité n’a jamais
réalisé de documents d’aménagement du territoire supra-communaux qui
auraient pu orienter et limiter les possibilités d’urbanisation laissées aux
communes.
À cette législation peu adéquate, il faut ajouter le choix de longue durée
du « tout propriétaire ». Au début des années 1950, près de la moitié des
ménages louaient leur logement. La proportion de ménages locataires
pouvait atteindre près de 90 % dans les grandes villes (94 % à Madrid,
95 % à Barcelone, 90 % à Séville, etc.). Depuis lors, la situation s’est
inversée. Lors de la période franquiste, l’État a fortement incité à
l’acquisition de logements, notamment parce que la propriété est censée
créer des « gens d’ordre ». Le régime favorise le développement du crédit
hypothécaire et crée de nombreux avantages fiscaux à l’acquisition des
logements. Dans le même temps, une politique de gel des loyers a été mise
en place, ce qui a découragé l’investissement locatif. En 2001, le parc
locatif ne concerne que 11 % des logements. L’avènement de la démocratie
après 1975 n’a pas changé les orientations si ce n’est sur un point : la
promotion publique de logement à loyer modéré, liée au paternalisme
franquiste, a été abandonnée sans être remplacée. Les administrations
publiques et les entreprises privées ont liquidé leur patrimoine de logements
sociaux en les vendant à bas coût à leur locataire. Le parc locatif social ne
concerne que 3 % des logements (contre 17 % en France), soit un des taux
les plus faibles de l’Union européenne.

2. La place de l’automobile
dans l’aménagement du territoire français
Il est aujourd’hui de bon ton de ne pas se prononcer sur les limites de
l’usage de l’automobile en France. On craint, en évoquant les limites de
l’automobile, de passer pour un écologiste ringard, à la mode des années
1970. Maintenant, néanmoins, que l’on est conscient des problèmes causés
à la planète par la banalisation de l’automobile, l’air du temps est davantage
à la promotion des usages « nouveaux » de l’automobile. On vante le
partage de l’automobile, notamment grâce à la mise en relation que
permettent les téléphones numériques. Toutefois, il semble bon de
s’interroger sur l’héritage particulièrement « lourd » et difficile à gérer en
matière d’aménagement du territoire que constitue la dépendance
automobile.

2.1 Le coût social élevé


de la dépendance automobile
Rappelons-le : l’automobile produit de nombreux dégâts sur la santé et les
milieux naturels. L’usage de l’automobile est particulièrement dangereux.
Si le nombre de morts sur les routes a fortement décru, en passant de près
de 16 000 en 1972 à environ 4 000 depuis 2010, la route reste
particulièrement meurtrière si on la compare aux nombres de morts par
kilomètres parcourus en train ou en avion. Le nombre de blessés est
également élevé et présente un coût considérable pour la sécurité sociale.
L’automobile produit des dégâts sur la qualité de l’air, à court terme,
notamment à travers les particules fines, et à plus long terme, à travers les
émissions de gaz à effet de serre. Elle cause des dégâts sur la qualité des
sols (huiles usagées, etc.) et de l’eau. Elle est très bruyante. Les
infrastructures nécessaires à son usage provoquent des coupures dans le
paysage et sont très consommatrices d’espace. Bref, le « coût social » de
son usage est très élevé, en tout cas beaucoup plus élevé que le coût direct
payé par l’automobiliste. Pour la seule Île-de-France en 2012, Pierre Merlin
évalue à 1 milliard d’euros le coût des accidents corporels de la circulation,
à 800 millions d’euros le coût social du bruit et à 1,7 milliard d’euros les
coûts indirects liés aux pollutions de l’air. Le coût de fonctionnement
annuel de l’ensemble des transports collectifs franciliens est d’environ
8 milliards d’euros. Ces transports collectifs comptent environ 15 millions
de voyages par jour. Cela permet de montrer l’importance des coûts sociaux
de l’automobile au regard du financement des transports collectifs.
Par ailleurs, le système automobile renforce les mécanismes d’exclusion.
Les différents espaces urbains tendent à s’organiser de manière à faciliter
son usage, et à mesure que l’automobile se développe, les commerces se
regroupent en hypermarchés, les services de proximité se réduisent. Cette
transformation du territoire est particulièrement douloureuse pour ceux qui
ne peuvent s’en permettre l’usage, notamment les pauvres, mais aussi les
jeunes et certains handicapés. Dans ces conditions, et selon la formule de
Gabriel Dupuy1, se met en place un mécanisme de dépendance automobile :
le différentiel d’accessibilité s’accroît de telle manière entre l’automobiliste
et le non-automobiliste que ce dernier fera tout pour acquérir une voiture.

2.2 Le choix de la banalisation


de l’automobile
Face à cette situation, aurait-il fallu ne pas développer l’automobile et la
refuser ? Bien sûr que non. L’automobile remplit un grand nombre d’usages
tout à fait intéressants et utiles, notamment dans les zones rurales et
périurbaines.
La question qui se pose est celle de la limitation à son usage :
– pour les déplacements à l’intérieur des villes de plus de
100 000 habitants ;
– pour les déplacements entre villes desservies par le chemin de fer ;
– pour les déplacements inférieurs à trois kilomètres, pour lesquels un
accès à des parcours piétonniers ou cyclistes, confortables et sûrs, aurait pu,
presque partout, être proposé.
De nombreuses villes ont cherché ainsi à fortement limiter la place de
l’automobile. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, au nord de
l’Europe, alors que l’automobile se diffuse massivement, les édiles de
Copenhague et de Stockholm font le choix de privilégier un développement
périurbain finement articulé avec le chemin de fer. Dans l’agglomération de
Stockholm, de la dimension de Lyon, près d’une personne sur deux se rend
au travail en transports en commun, contre moins de une sur cinq à Lyon. À
Copenhague, plus d’un tiers des actifs se rend au travail à vélo les jours où
il ne pleut pas, contre moins d’un sur vingt à Lyon. Dans les années
1970 et 1980, alors que l’enjeu d’une gestion plus économe du pétrole se
fait jour, de nombreuses villes de l’Europe rhénane, de la Suisse aux Pays-
Bas en passant par l’Allemagne, redéveloppent massivement les transports
publics, limitent le stationnement en wcentre-ville, réarment leur système
de planification territoriale pour orienter le développement périurbain. Dans
les années 1980 et 1990, quelques villes font l’objet de visites régulières et
admiratives de la part des urbanistes et spécialistes des transports du monde
entier : Zürich et son urbanisation guidée par un tramway en fort
développement, Karlsruhe qui ose aventurer ses lignes de tramway
jusqu’aux lointains confins périurbains, les différentes villes de la Randstad
hollandaise – Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Delft – qui mènent une
rigoureuse politique de planification urbaine pour limiter la création de
bureaux et commerces loin des gares.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas suivi ces exemples, hormis quelques cas
dont celui – majeur – des villes nouvelles de la région parisienne
développées le long des lignes du Réseau Express Régional ? Les raisons
sont multiples. On peut citer :
– la décentralisation et le transfert aux communes des responsabilités en
matière de documents d’urbanisme en 1982. Les communes ont choisi de se
développer selon leur intérêt propre, non selon une logique concertée à
l’échelle des aires urbaines pour lier le développement aux transports
collectifs ;
– la faible densité générale du territoire français qui rend moins
impérieuse la nécessité d’une urbanisation économe en sol, notamment pour
le stationnement et la circulation des automobiles ;
– le choix effectué au cours des années 1970 (et qui ne sera jamais remis
en cause) de faciliter l’accès à la propriété des ménages populaires, non par
une politique foncière, mais par un équipement en réseau routier pour
ouvrir de larges espaces urbanisables autour des grands centres urbains ;
– la difficulté de limiter l’expansion du marché automobile, même quand
son usage est apparu problématique, parce que son acquisition a pu
apparaître comme une forte aspiration sociale ;
– la faible efficacité économique de l’opérateur ferroviaire français,
notamment pour la desserte périurbaine.

2.3 Quelles perspectives ?


Beaucoup misent sur l’automobile électrique, qui sera certainement
à développer dans les territoires ruraux et les petites villes, pour adapter le
système de mobilité à la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de
serre.
Toutefois, pour les grandes agglomérations, le changement de
motorisation ne changera pas fondamentalement les difficultés liées à la
congestion, à la consommation de sol ni les effets de ségrégation sociale par
la banalisation de l’automobile. Une poursuite de l’effort d’équipement en
transports collectifs, déjà importants depuis le début des années 1980, est
incontestablement à poursuivre. Ensuite, il apparaît assez évident que des
mesures coercitives contre l’usage de l’automobile seront à prendre, au-delà
des quelques secteurs centraux où cela a déjà été entrepris, par la voie de
péages, de hausse du coût du stationnement ou du carburant ou encore de
réduction des espaces dédiés à l’automobile.
Cette perspective se heurte à une difficulté majeure : celle de ne pas
pénaliser les ménages périurbains les plus éloignés des centres villes pour
lesquels l’accès à la ville doit rester fiable et aisé. C’est toute la difficulté de
concilier l’enjeu environnemental avec la structuration socio-spatiale des
grandes agglomérations marquées par trois décennies d’offre foncière
organisée par l’automobile.
3. Notre-Dame-des-Landes : un emblème
des grands projets inutiles ?

3.1 Un large retentissement médiatique


et politique
Cet écho est lié à deux facteurs. Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, ardent
promoteur du projet, a été premier ministre entre 2012 et 2014. Il a été à la
tête d’une majorité politique composée d’opposants au projet (notamment
les écologistes du mouvement « Europe Écologie-Les Verts »). Ce dossier a
donc mis à mal la cohérence gouvernementale. De plus, le mouvement
d’opposition est marqué par une forte radicalisation. De jeunes militants
altermondialistes ont fait du site de Notre-Dame-des-Landes un « haut
lieu » de la contestation contre les infrastructures, et plus généralement
contre le capitalisme et pour la défense de l’environnement. Les militants
ont occupé des fermes expropriées, créé des campements sauvages,
construit des fossés et des barricades, créant ainsi les conditions d’un
affrontement violent avec les forces de l’ordre. L’occupation ne peut
qu’entraîner des opérations d’évacuations périlleuses, tant pour les
occupants que les forces de l’ordre. Le dossier se prête d’autant mieux à
cette forte implication des altermondialistes, que l’aéroport doit être
construit et géré, par un grand groupe de travaux publics, Vinci, dans le
cadre d’un partenariat public-privé.

• FOCUS : Les partenariats publics-privés


Un partenariat public-privé est l’une des modalités de financement et de réalisation
d’une infrastructure ou d’un équipement publics. Dans le cadre de ce partenariat,
l’autorité publique fait appel à une même entreprise ou un même groupement
d’entreprises pour construire puis gérer l’ouvrage. L’autorité publique paie ensuite un
loyer à l’entreprise avant d’en devenir propriétaire. Dans le cadre d’un partenariat
public-privé, l’endettement initial est donc pris en charge par l’entreprise, qui se
rémunère ensuite sur les loyers versés.
Ce type de partenariat a été utilisé par des hôpitaux, des universités, des prisons,
des voies ferrées, etc. Il est polémique pour deux raisons. La première est que
l’endettement est porté par une entreprise, à un taux toujours supérieur à celui
auquel s’endette la puissance publique. La deuxième est que de nombreuses
entreprises ont été soupçonnées de rédiger des contrats pernicieux pour la
puissance publique, qui ne peut se dédire avant le lancement des travaux sauf à
débourser des sommes extravagantes (cas du palais de justice de Paris) puis de
gérer « au rabais » les équipements et infrastructures dont elles ont la charge (le cas
des prisons a été particulièrement dénoncé). C’est moins l’appel à des entreprises
privées qui fait débat (cela a presque toujours été le cas pour les travaux publics et le
bâtiment) que les modalités particulières de ce type de contrat.

Figure 10.1 : Notre-Dame-des-Landes

3.2 Un projet ancien


Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est l’héritier d’un projet
plus ancien, envisagé au début des années 1960 pour faire atterrir le
Concorde au plus près de l’Amérique. Dès les années 1960, il est prévu de
réaliser près de Nantes un grand aéroport dans le cadre des politiques de
« métropole d’équilibre ». En 1973, le site de Notre-Dame-des-Landes est
choisi. Une zone d’aménagement différé (ZAD) de 1 600 hectares est alors
créée. Une telle zone permet à la puissance publique d’acquérir des terrains
en vue d’un projet futur. Le projet est abandonné au cours des années
1970 en raison des difficultés du supersonique et de l’augmentation du prix
du kérosène.
Le projet ressurgit en 1999 à l’occasion de la loi d’orientation pour
l’aménagement et le développement durable du territoire, élaborée par la
ministre Dominique Voynet, membre du parti écologiste « Les verts ». Lors
de l’élaboration du schéma des services collectifs de transport, il est prévu
de réaliser un grand aéroport international dans l’Ouest français. Le
nouveau projet prévoit d’accueillir, grâce à deux pistes, 9 millions de
passagers à l’horizon 2050. Ce trafic est plus du double de celui de
l’aéroport existant. L’ancien aéroport, situé au sud de Nantes, ne devrait
plus alors servir qu’aux essais de l’usine Airbus, toute proche.

3.3 Une large concertation


Le projet a suivi toutes les étapes juridiques indispensables. La Commission
nationale du débat public (CNDP) a décidé le 9 juillet 2001, après avis
favorable des ministres de l’Équipement et de l’Environnement, d’organiser
elle-même un débat public. Le débat public s’est déroulé du 15 décembre
2002 au 28 mai 2003. 16 réunions publiques ont été organisées durant ce
débat, suscitant la rédaction de 13 cahiers d’acteurs et la connexion de plus
de 21 000 visiteurs sur le site Internet dédié au projet. L’enquête publique
présentant les contours définitifs du projet s’est déroulée du 18 octobre au
30 novembre 2008. Le Décret d’utilité publique relatif à la réalisation du
projet a été publié au Journal officiel de la République française du
10 février 2008. Toutes les étapes de dialogue avec les citoyens ont été
respectées.
De leur côté, les collectivités territoriales (Conseil régional des Pays de la
Loire, Conseil général de Loire-Atlantique, Communauté urbaine de
Nantes) soutenues par soutenues par les collectivités bretonnes homologues
et les milieux économiques (CCI, MEDEF, PME, chefs d’entreprise…) sont
favorables au projet.
Parce que la contestation continue, une nouvelle procédure est mise en
place : une « consultation ». La consultation se tient le 26 juin 2016 et
concerne les seuls habitants du département de Loire-Atlantique qui sont
appelés à voter. Ils devront répondre à la question : « Êtes-vous favorable
au projet de transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique sur la commune de
Notre-Dame-des-Landes ? ». Le « oui » l’emporte avec 55,17 %.
3.4 Les enjeux du débat
Les promoteurs du projet mettent en avant plusieurs éléments :
– la nécessité de prévoir un nouvel aéroport, pour tenir compte de
l’accroissement du trafic. L’aéroport actuel compte une piste et accueille
près de 5 millions de passagers pour une capacité estimée à 3,5 millions de
passagers par l’union des aéroports français ;
– le besoin de déplacer l’aéroport pour limiter les nuisances sonores pour
le Sud de Nantes, et notamment sur l’Île-de-Nantes, lieu d’un projet
d’urbanisme emblématique de la métropole ;
– les effets économiques favorables d’une telle infrastructure.
Les opposants de leur côté :
– mettent en doute la nécessité d’un nouvel aéroport, au regard des
capacités d’adaptation de l’aéroport existant, du report possible vers des
aéroports voisins des vols « charters » (dont les clients viennent de l’ouest
de la France), de l’amélioration possible de la desserte ferroviaire vers les
aéroports parisiens ;
– dénoncent la destruction annoncée d’une série d’étangs et de zones
humides qui ont pu se développer grâce à la zone d’aménagement différé ;
– soulignent les limites d’un développement basé sur une augmentation
continue des déplacements à longue distance très consommateurs
d’énergie ;
– critiquent le recours au partenariat public-privé.
Le projet de Notre-Dame-des-Landes montre une forme de conflit
insoluble avec les mécanismes actuels de concertation. D’un côté, les
opposants ne critiquent pas uniquement des mesures techniques ou des
choix particuliers, mais dénoncent, à travers leurs actions, un mode de
développement et les valeurs qui lui sont associées. De l’autre, les
promoteurs semblent tenir à cet objet, symboles d’une ambition
économique majeure pour Nantes, sans s’interroger toujours sur la
pertinence, à travers le temps, de l’objet aéroportuaire pour répondre à cette
ambition.

Synthèse
• Immobilier espagnol, automobiles en France et un aéroport : les exemples
ici développés sont très divers, ils n’ont ni les mêmes « objets », ni les
mêmes temporalités, ni les mêmes acteurs.
• Pour autant, risquons-nous à une lecture transversale :
– La difficile remise en cause des certitudes. Ce qui à un moment et
en un lieu peut être une solution, ne l’est pas forcément plus tard ou
ailleurs. Pour l’automobile, l’erreur n’est pas totale : il s’agit d’un
problème de dosage de son usage. Alors qu’il était encore temps de
mieux canaliser son développement, au début des années 1970, les
réponses ont été trop timides. Pour l’aéroport de Nantes, ce qui a
semblé à une époque une solution apparaît aujourd’hui comme un
problème. En matière d’immobilier espagnol, les acteurs ont refusé
de reconsidérer leurs positions alors même que les abus du secteur
de la construction étaient manifestes…
– L’arbitrage entre temps court et temps long. C’est évident qu’il a été
rendu en faveur du court terme dans le cas de l’immobilier espagnol,
la chose est plus diffuse dans le cas de l’automobile ou de l’aéroport
en France. Néanmoins, il ne faut pas être naïf et bien voir que les
décideurs (et plus largement les habitants) prennent en compte
l’intérêt immédiat d’acteurs économiques, fût-ce parfois au détriment
de l’intérêt économique global et à long terme.
– Une évolution et une confrontation des valeurs. La notion de
développement durable a pu faire croire qu’il était possible de
concilier « économique », « social » et « environnemental ». Certes
ils peuvent être conciliables, mais selon des configurations très
diverses et des priorités différentes…

Étude de cas :
Les autoroutes urbaines à Lyon
Document 1 : Le réseau autoroutier lyonnais et sa transformation
Source : http://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-anneau-
top/site/DEBATPUBLIC_ANNEAU_TOP_ORG/DOCS/DOCUMENTS_MAIT
RE_OUVRAGE/SYNTHESE_DOSSIER_MO_ADS_TOP_121.PDF

Document 2 : « Déclassement de l’A6-A7, et après ? »


« Chaque jour, 44 000 véhicules traversent l’agglomération lyonnaise
sans s’y arrêter. Une situation qui provoque des nuisances majeures pour
les habitants. Acté par l’État début mai, le déclassement de l’autoroute
A6-A7 doit permettre, à terme, de réduire considérablement le trafic et
améliorer le cadre de vie des usagers. Une autoroute en ville, ce sont des
nuisances écologiques, une saturation du réseau routier et un vrai frein au
développement du territoire. Autant de raisons pour lesquelles la
Métropole de Lyon souhaite depuis longtemps déclasser les autoroutes
A6 et A7. […]
L’anneau des sciences permettra de boucler le périphérique de Lyon à
l’ouest de l’agglomération. Cette infrastructure longue de 14,6 km
sera enterrée à 80 %. Sa réalisation est prévue à l’horizon 2030. »
Source : www.met.grandlyon.com/feu-vert-pour-le-
declassement-de-lautoroute-a6-a7/

Commentaire
• Depuis une trentaine d’années, de nombreux citadins demandent une
réduction de la place accordée à l’automobile en ville afin de développer
davantage d’espaces publics pour la promenade et réduire le bruit routier.
De nombreuses villes cherchent à réduire la place accordée à l’automobile.
Certaines autoroutes ont été transformées (réduction de leur largeur,
destruction d’ouvrages aériens, etc.). Le viaduc Jean-Mermoz dans l’Est
lyonnais est un des exemples de cette politique. Ce viaduc, construit en
1973, constituait la partie terminale de l’autoroute A43.
• La métropole de Lyon envisage de requalifier les tronçons de l’A6 et de l’A7
qui passent au cœur de l’agglomération, notamment le long du Rhône. Les
vitesses seront réduites et l’aménagement de la voirie repensé afin de
transformer l’autoroute en boulevard.
• Ces décisions réduisent localement la place dévolue à l’automobile mais ne
contribuent pas, à l’échelle des agglomérations, à réduire de manière
significative les avantages d’accessibilité que procure l’automobile. Alors
que la place de l’automobile est réduite au centre de l’agglomération, un
projet de contournement routier est promu pour la périphérie à l’Ouest de
la métropole. Celui-ci est très débattu : faut-il limiter les nuisances
automobiles ou viser une transformation plus radicale des conditions de
mobilité ?
Conclusion

Demain, l’aménagement du territoire

L’aménagement du territoire existera-t-il toujours demain ? Il est bien sûr


impossible de répondre à cette question. Toutefois, nous pouvons savoir ce
qui serait perdu à la disparition d’une telle pratique. L’aménagement du
territoire apporte :
– la prise en compte du temps long. Face au temps court, voire très court,
de la finance, l’aménagement du territoire est là pour rappeler les objectifs
de temps long et la très lente déformation des structures territoriales ;
– une évaluation de la cohérence des actions collectives. Si l’on peut
penser indépendamment, dans les entreprises comme dans les
administrations, les choix en matière de transport, de modes de vie ou
encore de préservation des ressources naturelles, le territoire est un
révélateur des incompatibilités entre certains choix et des contradictions de
nos désirs.
Les fondements intellectuels et opérationnels de l’aménagement du
territoire ont été posés après la Seconde Guerre mondiale. L’objectif central
était d’équilibrer le territoire, en premier lieu, entre Paris et les grandes
villes de province, mais ensuite entre les différentes strates de la hiérarchie
urbaine. Pour définir cet objectif, il y avait un chef d’orchestre, l’État, et des
instrumentistes, une « technostructure » dotée d’une solide légitimité
technique et intellectuelle. Pour le mettre en œuvre, il y avait des moyens
financiers importants et, surtout, une capacité à orienter fortement le
fonctionnement des entreprises. L’internationalisation plus forte de
l’économie, le transfert aux collectivités locales de nombreuses
compétences, l’élévation de l’exigence participative, tous ces éléments se
conjuguent pour rendre inopérants les objectifs et les moyens autrefois
dévolus à l’aménagement du territoire.
Quels sont les défis de l’aménagement du territoire pour demain si l’on
veut bien croire que les recettes d’hier ne sont plus possibles aujourd’hui ?
Le premier défi porte sur l’organisation des pouvoirs sur les territoires. Il
consiste à prendre la pleine mesure de la décentralisation et de la faire
rentrer à l’âge adulte. Depuis les années 1980, l’affirmation des pouvoirs
locaux est continue. Pendant longtemps, l’État est resté « tuteur » ou
« animateur » de scènes locales encore « adolescentes ». Aujourd’hui, il
n’est plus en mesure d’assurer ce rôle compte tenu de la réduction
progressive de sa présence territoriale. Les services locaux de l’État sont de
moins en moins fournis. Dans ces conditions, l’aménagement du territoire
ne peut plus résulter de décisions « surplombantes » au nom de la recherche
d’un équilibre entre les villes et les campagnes ou d’une bonne articulation
des enjeux sociaux et économiques. Ce sont aux territoires « entre eux »
d’organiser ces échanges, ces « trocs » et ces partages de rôles et de
fonctions territoriales. Le terme de « réciprocité » est venu sur le devant de
la scène au cours de ces dernières années pour exprimer ces formes
d’articulations à inventer entre territoires voisins ou complémentaires. Cette
organisation « horizontale » des responsabilités est encore à construire tant
elle reste éloignée de la culture politique et technique de beaucoup. Par
ailleurs, il lui faut trouver les cadres et les méthodes adaptés pour qu’elle
s’exerce non pas sous la forme d’un consensus mou mais de manière
constructive.
Le deuxième défi porte sur la prise en compte de nos modes de vie
transformés par les réseaux. Pourquoi ? Certaines décisions d’aménagement
du territoire sont contraires à l’état du système productif ou aux
changements technologiques : ces erreurs sont bien connues et souvent
assez vite repérées. Plus insidieuses et moins détectables, sont souvent les
décisions qui visent non à répondre à nos modes de vie, mais à l’image que
nous souhaiterions en donner. Un exemple ? Réclamer toujours des services
de proximité, quand nous préférons aller un peu plus loin pour un service de
qualité. Faire l’incantation du local quand nos modes de vie sont entre
plusieurs territoires, plusieurs « localités », entre espaces réels et virtuels.
Cette transformation de nos modes de vie par les réseaux de transport et de
communication n’est pas encore pleinement prise en compte par des
politiques d’aménagement qui pensent « lieux » et « hiérarchie des lieux »
avant de penser « liens » et « organisation entre les liens ».
Le troisième défi consiste à repenser un aménagement du territoire dans
toutes ses dimensions « environnementales » et « humaines ». Il ne s’agit
pas ici de plaider, comme dans tant de rapports administratifs, sur la
nécessaire « transversalité » des politiques d’aménagement du territoire. Il
s’agit de rappeler le formidable enjeu conceptuel et méthodologique
qu’appellent l’ère « anthropocène » et les nouvelles responsabilités à
partager entre « humains », « non-humains » et le « cadre bio-géo-chimique
du vivant ».
Pouvoirs, réseaux, territoires : ces trois notions au cœur de
l’aménagement du territoire depuis toujours. Ils connaissent aujourd’hui de
nouvelles figures qui sont autant de défis à relever. Ces défis appellent
audace et inventivité. Au travail !
Bibliographie

Alvergne C., Musso P., 2003, Les grands textes de l’aménagement du


territoire et de la décentralisation, Paris, La Documentation française.
Barles S., 2014, « L’écologie territoriale et les enjeux de la
dématérialisation des sociétés : l’apport de l’analyse des flux de
matières », Développement durable et territoires [En ligne], vol. 5,
no 1 | Février, mis en ligne le 4 février 2014. URL :
http://developpementdurable.revues.org/10090. [Une conception et une
méthodologie novatrices.]
Baudelle G., Jean Y. (dir.), 2009, Europe, Aménager les territoires, Paris,
Armand Colin, coll. « U ». [Un manuel original et bien conçu.]
Bavoux J.-J., Beaucire F., Chapelon L. et Zembri P., 2005, Géographie des
transports, Paris, Armand Colin, coll. « U ». [De nombreuses
questions sur l’aménagement du territoire et les transports.]
Caro P., Dard O. et Daumas J.-C., 2002, La politique d’aménagement du
territoire. Racines, logiques et résultats, Rennes, PUR. [Une mise en
perspective historique, notamment sur les réseaux de transport et
l’université.]
Coudroy de Lille L., Vaz C. et Vorms C., 2013, L’urbanisme espagnol
depuis les années 1970, la ville, la démocratie, le marché, Rennes,
PUR. [Un ouvrage collectif, une réflexion intéressante sur l’inflation
immobilière des années 2000.]
Davezies L., 2012, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale,
Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées ». [Essai d’un
universitaire qui a profondément renouvelé l’approche économique des
territoires.]
Depraz S., 2008, Géographie des espaces naturels protégés, Genèses,
principes et enjeux territoriaux, Paris, Armand Colin, coll. « U ». [Un
ouvrage de synthèse inédit et très clair.]
Deshaies M., 2013, Atlas de l’Allemagne, Paris, Autrement. [De
nombreuses informations sur l’aménagement du territoire après la
réunification.]
Desjardins X., Geneau de Lamarlière I. (dir.), 2016, L’aménagement du
territoire en France, Paris, La Documentation française. [Les
différentes politiques publiques contribuant à l’aménagement du
territoire mises en perspective.]
Desportes M., Picon A., 1997, De l’espace au territoire, L’aménagement
en France, xvi e siècle au xx e siècle, Paris, Presses de l’école nationale
des Ponts et Chaussées. [Un ouvrage original par son approche de
temps long, élégamment illustré.]
Esprit, no 420, 2015, Dossier « Habiter la terre autrement ». [Avec
notamment les contributions de Philippe Descola et Catherine Larrière,
dossier pour comprendre les enjeux sociaux et politiques des nouveaux
défis environnementaux.]
Estèbe P., 2015, L’égalité des territoires : une passion française, Paris,
PUF, coll. « La ville en débat ». [Un essai vivifiant et caustique sur la
pensée aménagiste.]
Frémont A., Allemand S. et Heurgon E., 2008, Aménagement du territoire,
Changement de temps, changement d’espace, Actes du colloque de
Cerisy, Presses universitaires de Caen. [Ouvrage utile, notamment les
contributions d’Armand Frémont et de Pierre Veltz sur les enjeux
universitaires.]
Hall P., Tewdwr-Jones M., 2010, Urban and Regional Planning, Londres,
Routledge, 5e éd. [Une synthèse remarquable, centrée sur la Grande-
Bretagne et les États-Unis.]
Jean Y., Vanier M. (dir.), 2009, La France, aménager les territoires,
Paris, Armand Colin, coll. « U ». [Un ouvrage collectif stimulant. Une
partie consacrée aux enjeux des différentes régions français.]
Laurent E. (dir.), Vers l’égalité des territoires. Dynamiques, mesures,
politiques, Paris, La Documentation française. [Un rapport officiel sur
l’égalité des territoires, des contributions de chercheurs et des réponses
d’élus. Voir notamment les contributions sur la santé, les zonages et la
ruralité.]
Merlin P., 2002, L’aménagement du territoire, Paris, PUF, coll. « Premier
Cycle ». [Une synthèse magistrale par un universitaire engagé.]
Rivière D., 2004, L’Italie. Des Régions à l’Europe, Paris, Armand Colin,
coll. « U ». [Une synthèse utile sur un pays confronté à des contrastes
régionaux majeurs.]
Subra P., 2014, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Paris,
Armand Colin, coll. « Perspectives géopolitiques » 2e éd. [Une
approche géopolitique originale et d’une grande clarté.]
Table des figures

Le scénario de l’inacceptable
Les groupements intercommunaux en Normandie (1er janvier 2017)
Le schéma « Mobilité 21 »
Part des revenus résidentiels par zone d’emploi en 2010
Les pôles de compétitivité
Le réseau de métro du Grand Paris
Évolution de la population des petites villes de 1990 à 2013
Périodes de création des universités françaises
Les trois Italie
Les Albert Dock, Liverpool
Des évolutions démographiques constrastées en Allemagne
Northern Powerhouse
Zonage des aides de l’Union européenne
PIB par région en Europe en 2015
Évolution du PIB des régions européennes entre 2008 et 2014
Un quartier à l’arrêt à Saragosse
Notre-Dame-des-Landes
Le réseau autoroutier lyonnais et sa transformation
1. Nora P. (dir), 1997, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 3 tomes, 1652 p.
2. Parmi ces ouvrages, on peut citer 50 ans d’aménagement du territoire d’Ariette Delamarre, Claude
Lacour et Muriel Thoin dont la 2e édition a paru en 2015 ou encore celui que j’ai dirigé avec ma
collègue Isabelle Geneau de Lamarlière, L’aménagement du territoire en France, paru en 2016, chez
le même éditeur, La Documentation française.
1. La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, coll. « Essai », 1990, p. 20.
1. Vanier M., 2015, « 28 scénarios de prospective territoriale pour la France : relecture
transversale », L’Information géographique, vol. 79, no 2, p. 79-81.
1. Cantarelli C. C., Flyvbjerg B., 2015, « Decision Making and Major Transport Infrastructure
Projects : The Role of Project Ownership », in Hickman R. et alii, Handbook on Transport and
Development, Cheltenham, Edward Elgar, p. 380-393.
2. Offner J.-M., 1993, « Les effets structurants du transport : mythe politique, mystification
scientifique », L’Espace géographique, vol. 22, no 3, p. 233-242.
3. Bretagnolle A., 2014, « Les effets structurants des transports : une question d’échelle ? »,
L’Espace géographique, vol. 1, p. 63-65.
1. Pecqueur B., 2000, Le développement local, Paris, Syros-Alternatives économiques, 2e éd., p. 15.
2. Glon A., Pecqueur B., 2016, Au cœur des territoires créatifs. Proximités et ressources
territoriales, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
3. Pecqueur B., op. cit., p. 15.
4. Talandier M., 2008, « Richesse et développement des territoires », Pour, 4, no 199, p. 53-59.
1. Rican S., Jougla E., Vaillant Z., Salem G., 2013, « Les inégalités territoriales de santé »,
in Laurent E. (dir.), Vers l’égalité des territoires. Dynamiques, mesures, politiques, Paris, La
Documentation française, p. 106-122.
2. Jousseaume V., 2002, « Diffusion et recomposition de l’offre médicale : l’exemple des Pays de la
Loire (1967-2000) », in Fleuret S., Séchet R. (dir.), La Santé, les soins, les territoires. Penser le
bien-être, Rennes, PUR, coll. « Espace et territoires », p. 33-49.
3. Baron M., 2004, « La formation supérieure en régions (France) », Cybergéo, Espace, société,
territoire, article 279, mis en ligne le 23 juin.
1. Demangeot J., 2009, Les milieux « naturels » du globe, Paris, Armand Colin, 10e éd.
2. Chakrabarty D., 2010, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », La Revue internationale des
livres et des idées, no 15, janvier, p. 201.
1. Dupuy G., 1999, La dépendance automobile, Paris, Anthropos.

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