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CACHOT Amaury Mini-mémoire

Ce que fait l’enregistrement à la musique : le cas de la techno

« En musique, la technique a deux sens. Il y a des techniques de


composition proprement dites, et des procédés industriels qui sont appliqués à la musique
pour sa diffusion de masse. Néanmoins […], le lien entre la technique et la musique n’est
pas de pure extériorité. Derrière les inventions technico-industrielles et les inventions
artistiques, c’est le même processus historique qui est à l’œuvre, la même force
productive des hommes ; voilà pourquoi les deux phénomènes sont conjoints. »1

En partant de cette citation, il apparaît évident que la technique au sens


technico-industrielle ,qui a permis l’essor de la techno comme genre musical, à savoir la
bande magnétique, les magnétophones portables, synthétiseurs, ordinateurs et boîtes à
rythme type Rolland TR-808 ou TR-909, en somme tout système d’enregistrement
sonore permettant de jouer à partir de ces données enregistrées afin de les assembler
selon une certaine cohérence -ou non- rythmique, a révolutionné en partie la technique
musicale, du moins l’a étendu vers un nouveau champ dans lequel ont été redéfini de
nouvelles techniques de composition musicale. Plus encore le développement de ce
nouveau genre a révolutionné le lien que pointe Adorno entre ces deux « techniques »,
arrivant à un point où elles ne sont plus seulement conjointes, mais bien plutôt se
confondent et se superposent, redéfinissant ainsi les frontières entre artistes et techniciens
et entre instruments et médias notamment. Enfin, l’enregistrement dans le registre qu’est
le genre techno a aussi produit une nouvelle pratique de la musique, tant dans sa
production donc, que dans sa transmission et son écoute. Ce travail investira ces pistes
sous l’angle particulier de la techno minimaliste, qui s’avère quelque peu ardue à définir
en raison de sa diversité :
« Within house and techno, the very idea of minimalism has lost much of its
specificity as variations on reductionist themes »2.

Ainsi, bien que Sherburne insiste sur la perte d’une spécificité de la techno
minimaliste (ou minimale les deux acceptions se recouvrent), nous reprenons ces termes
pour la définir :
« Minimalist electronic music,[...], burrowed deeply into the groove to create a
particular sort of temporal dislocation which fit with the immersive (and often
drug-influenced) needs of the dance floor. »3
1 Adorno Theodor, « Opéra et disque longue durée », Beaux Passages, Paris, Payot et Rivages, 2013 (1969), p227.
2 P. Sherburne, Digital Minimalism in House and Techno, in Audio Cultur : Readings in Modern Music, Cox C,
Daniel Warner, 2004, p324. Nous traduisons : « Au sein de la house et de la techno, l’idée même de minimalisme a
perdu de sa spécificité en tant que variations sur des thèmes réductionnistes. »
3 Ibid, p321. Nous traduisons : « La musique électronique minimaliste, […], s’est enfoncée profondément dans le
groove afin de créer une dislocation temporale particulière, qui satisfait le besoin immersif (besoin qui n’est pas
étranger à la consommation de drogues) de la piste de danse. »
Ainsi que :
« Productions that explore the very nature of repetition itself, carrying on the
mantle of classic minimalism as a mouvement delving deep into the heart of
form »4

Par ailleurs si ce travail porte particulièrement sur la techno minimaliste, c’est


aussi et surtout en raison des références musicales qui ont amené à sa production mais
aussi qui le constituent, celles-ci appartenant plus ou moins toutes à ce sous-genre. Enfin
il apparaît utile de préciser que cette distinction n’est pas particulièrement claire
musicalement parlant et se perd de plus en plus, la techno étant progressivement devenue
de plus en plus minimaliste toujours selon Sherburne.5

Bien que la musique techno ne soit pas à l’origine des nouvelles techniques
d’enregistrement sonore permises par les « magnetic tapes » et autres avancées
technologiques -elle en est bien plutôt l’héritière, dans une filiation que l’on peut
construire entre minimalisme de Steve Reich6 et Philipp Glass et rock expérimental de
Kraftwerk7- elle en a pour sûr révolutionné l’usage à ses propres fin, principalement
dansantes. Tout d’abord elle est une musique essentiellement enregistrée et ce quelle que
soit son média de diffusion : disques vinyles, bandes-sons partagées sur le net ou encore
lors de diffusions dans des clubs ou lors de raves et frees 8. Cela ne constitue pas en soi sa
spécificité comme nous l’avons noté, mais la produit : l’agencement de sonorités variées,
contenant généralement une mélodie (même liminale), une ligne de basse répétée (qui
constitue dans le genre qu’est la techno la base sur laquelle va se mouvoir le reste,
notamment les corps) et profondément répétitive et une myriade de possibilités d’autres
sonorités et effets. Et c’est le jeu sur ces effets qui constituent une certaine nouveauté : le
« looping » ou bouclage qui consiste en une répétition techniquement infinie d’une
boucle ou unité de basse, le « sketching » qui joue sur le changement de la hauteur ou
tonalité sans toucher à la durée ou encore la variation rythmique qui elle joue sur l’effet
inverse donc en apportant une modification dans le temps au son. Ainsi l’on a affaire à
une recomposition interne de la forme musicale qui n’est plus pensée linéairement et
progressivement (bien qu’il existe une progressivité dans tout set de techno, le temps ne
pouvant être suspendu ad vitam eternam bien que chaque set tende en partie vers cette
idée de répétition infinie et de « looping »). La techno est pensée au travers de boucles,
avec effets de variation et d’ajustement autour de celles-ci, une technique qui ne se fait
plus seulement horizontalement mais aussi verticalement.
Par ailleurs la spécificité interne de la techno minimale repose aussi sur une
épuration sonore, les techniques d’enregistrement et de montages permettant d’en arriver
ou bien à une ligne de basse minimale sur laquelle sont ajoutés des effets, ce que nous
4 Ibidem. Nous traduisons : « Des productions qui explorent la nature même de la répétition, prenant la relève du
mouvement du minimalisme classique dans l’approfondissement formel. »
5 Ibid, p321. Nous traduisons directement : « Il n’est pas évident d’expliquer précisément pour quelles raisons la
techno est devenue de plus en plus minimaliste à partir du début des années 1990. »
6 Reich S., « Come out » et « It’s Gonna Rain ».
7 Kraftwerk, « Autobahn » notamment, ou encore le morceau « Spacelab ».
8 Rave parties et free parties : Dénominations de soirées technos dans ces milieux. Les premières ont lieu en intérieur,
dans des hangars ou friches industrielles, les deuxièmes en extérieur. L’atmosphère et la sociologie peuvent y être
particulièrement différentes.
appelons en citant Sherburne « skeletalism » ou sinon à une multitude de sonorités
complexes mais feutrées produisant un effet rythmique minimal mais surtout répétitif, ce
que Sherburne nomme « massification ». A ce titre, n’importe quel morceau de Ricardo
Villalobos, DJ germano-chilien, correspond bien à ce dernier registre, en témoigne des
œuvres comme , « Bahaha Hahi » ou encore « Dexter ». A noter par ailleurs que toute ces
analyses ne font pleinement sens que dans le contexte de sets : ainsi des musiques
appartenant à la première sous-catégorie, de « skeletalism » qu’identifie Sherburne,
comme par exemple celles de Thomas Brinkmann, ne prennent leur caractère dansant et
donc ne répondent à leur finalité initiale que dans l’optique où elles sont associées les
unes avec les autres dans le cadre de set, et que c’est ce jeu dans la durée et dans l’espace
qui va produire un effet justement dansant, notamment par une syncrhonisation
progressive des corps avec le son. Nous citons Sherburne :
« Records in this tradition were not designed for home listening, but rather as
fodder for performance in the hands of the DJ »9

En ce sens, le processus d’enregistrement permet de rebattre toutes les cartes de


la pratique musicale : la reprise d’un son par un autre agent et son intégration dans un set
permet d’établir une composition certes dérivée mais en même temps nouvelle. Nouvelle
d’un point de vue interne : l’artiste peut à loisir revisiter la piste originale, que cela soit
en la coupant, en la réintégrant par séquences sur une autre piste ou même en tant que
transition entre deux pistes ou même en la modifiant en tant que copie (par accélération,
modification tonale, ajout ou retrait d’effets etc).
Mais la question de la nouveauté dépend aussi pleinement de sa recomposition
externe ou plutôt cette recomposition devient nouvelle de par le cadre original dans
lequel elle se réalise. En effet la pratique de la techno reste quand même vouée à être
pratiquée justement, généralement dans le cadre de soirées technos dansantes, mais pas
forcément comme nous avons pu le voir. Dès lors le DJ ou artiste retranscrit le son repris
dans un contexte spécifique, qui n’est pas pensé spécifiquement pour ce son mais selon
un ensemble variable de critères et de conditions (adaptation au public et à sa demande
tant sociale que musicale, la question de la sonorité, des questions aussi banales que
l’heure et l’espace, la réception) : mais le contexte externe de la reprise peut aussi être
considéré comme son insertion à une totalité plus large, celle du set. Le son se voit subir
un premier changement interne, en cela qu’il est modifié pour lui-même, mais cette
modification sert aussi une finalité de cohérence d’un tout, dans lequel le son doit
s’inscrire selon un certain projet artistique. D’une manière, par le déplacement permanent
qu’offre le genre qu’est la techno, d’artistes en artistes, de sons en sons, sets en sets et
même d’imaginaires à imaginaires, celle-ci parvient toujours à pouvoir se resituer au
mieux dans des conditions toujours particulières et qui ne correspondent pas toujours à
ses propres impératifs musicaux et artistiques (l’impératif de la marchandisation étant
notamment une ombre planant sur tous les circuits de consommation dans notre société
capitaliste). Ce faisant l’on pourrait en revenir à Deleuze et Guattari 10 et voir ici
s’esquisser un mouvement de déterritorialisation sonore relative par une pratique

9 Sherburne P., Digital Minimalism in House and Techno, op.cit., p321. Nous traduisons : « Dans cette tradition-là,
les enregistrements n’étaient pas produits à des fins d’écoute domestique, mais plutôt comme une matière première
destinée à être utilisée par un DJ en vue d’une performance. »
10 Deleuze et Guattari, L’anti-Oedipe, Paris, Minuit, Critique, 1972.
reposant à proprement parler sur l’enregistrement (« recording ») et le travail produit à
partir de cette technologie ; sa répétition par une différenciation permet ainsi une
territorialisation dès lors qu’elle s’actualise dans un nouveau cadre de relations (sonores,
sociales, spatiales etc).
Par ailleurs, à cette analyse sur ce que l’enregistrement fait au son en tant que
phénomène musical dans le genre spécifique qu’est la techno nous pouvons aussi rajouter
qu’une nouvelle particularité musicale en est née. Ainsi le DJ, lors de son set, dispose
d’un casque qui lui permet notamment d’entendre les futurs pistes enregistrées, d’y
prévoir des modifications et ou effets sans que le public ne puisse rien percevoir.
L’organisation du son se fait donc tout à la fois en temps réel mais aussi dans une
constante projection dans les minutes qui suivent, et ce à la discrétion du public. Ainsi
dans cet art, le déficit de connaissance du public ne saurait être comblée par une pratique
personnelle de la technique musicale en question : il lui manque une clé, dont seul le DJ
dispose, qui est une clé reposant sur une technique « technico-industrielle » pour
reprendre la terminologie d’Adorno et qui n’est pas un déficit de connaissance dérivée
mais primaire, au sens où il lui manque littéralement l’actualisation du morceau pour
pouvoir en profiter (à l’inverse du manque de connaissance musicale qui arrive lorsqu’on
ne comprend pas musicalement ce qui est recherché par un artiste par manque
d’éducation à tel forme musicale par exemple).

Et si ce lien est effectivement à rediscuter, et ce dans une approche critique par


rapport au propos d’Adorno, et plus généralement la première génération de l’école de
Francfort, cela est à faire du côté des objets d’enregistrement en tant que tels notamment.
C’est à dire le lien entre les deux types adorniennes de technique, que nous reprenons
sans véritablement les discuter depuis le début de cet essai : de fait nos dires semblent le
rejoindre mais en allant un peu plus loin : dans la techno, les deux se confondent, au
poids où ce n’est pas seulement qu’une même force conjointe des hommes qui serait à
l’œuvre derrière ces techniques, mais cela peut bien souvent être le même agent. Il faut
savoir manipuler un certain nombre d’objets techniques et de concepts qui vont avec pour
produire de la techno et la jouer en condition. Et souvent l’on remarque des cas où un
« technicien », ou parfois même un amateur qui apprend sur le tas selon ce dont il
dispose, devenir « artiste ». L’on peut en effet remarquer comme le fait DJ @T@K dans
son article Sur l’importance des disques et du recording dans la musique 11 que ceux qui
manipulent des objets d’enregistrement « se sont transformés en artiste », tant d’un point
de vue « technologique » que « sociologique ». Inversement, nous pouvons citer des cas
où les artistes sont devenus ingénieurs du son, ou plutôt techniciens du son, et ont
commencé à produire des objets d’enregistrement et de montage sonore correspondant à
leurs attentes musicales particulières. C’est ce que note Sherburne avec le logiciel
Ableton notamment : « this should be no surprise given that musicians are increasingly
working as software programmers: one of Ableton's head designers, for instance, is
Robert Henke, a pioneer of German minimal techno » 12. La frontière séparant l’artiste du
technicien de la musique tend à s’effondrer, les deux se confondent désormais
11 DJ @T@K ,Sur l'importance des disques et du recording dans la musique populaire et la techno, Revue
Mouvements, n°42, La Découverte, 2005.
12 Sherburne P., Digital Minimalism in House and Techno, op.cit., p322. Nous traduisons : « Cela ne devrait donc pas
être une surprise que de plus en plus de musiciens travaillent aussi en tant que développeurs de logiciels : un des
développeurs en chef d’Ableton par exemple est Robert Henke, pionnier de la techno minimale allemande. »
pleinement. L’on peut aussi citer tout un tas d’innovations techniques propres à la
capacité d’enregistrer qui ont été introduites au fur et à mesure de la techno, à des fins
expérimentales ou dansantes : le « Click & Cuts » de Brinkmann13, ou encore la pratique
du DJ Scanner (Robin Rimbaud) consistant à enregistrer par un appareil de surveillance
(le scanner) les échanges et discussions ayant lieu directement lors du live techno et à les
intégrer in vivo au set14. Ainsi nous pouvons supposer que « « machine de
reproduction » et « instrument » représentent des termes et des pratiques réellement
imbriquées »15.
Et ce renouveau dans l’approche technique à la musique permet aussi de
reconsidérer l’idée de transmission au sein du milieu de la techno. Celle-ci ne se fait que
très peu verticalement, avec des instances officiellement reconnues par la communauté
qui disposeraient du savoir-faire : elle se fait bien plutôt dans une logique horizontale,
selon une accumulation de connaissances entre pairs et une transmission tout à la fois sur
le tas, c’est à dire lors de soirées et/ou de sessions d’enregistrements ou de création de
sets, mais aussi par le biais d’internet. Dans son article DJ @T@K propose un
rapprochement avec l’apparition de l’imprimerie, essayant de montrer que de la même
manière, internet et le média qu’il constitue ont élargi le cadre de ceux s’essayant à la
réalisation de la musique techno, mais aussi qu’elle leur a permis une certaine liberté au
vu de la « maniabilité » des supports d’enregistrement et notamment le fait que tout le
monde peut en disposer dans le cadre domestique.

Ainsi la techno s'apparente non pas à un art du conformisme du fait de


l'enregistrement, où tout se noie derrière une unicité factice qui l'emporte et cherche
l'adhésion du tout au détriment de la créativité musicale. Bien au contraire en reprenant
les termes de l'introduction de l’article Techno, une histoire de corps et des machines16,
nous pouvons dire que la techno est un « art de la mémoire », mémoire parfois saturée,
rayée, noyée dans un océan référentiel mais toujours mémoire active : c'est à dire une
mémoire qui se transmet dans le présent, et sur laquelle les gens agissent de fait.
L'enregistrement permet un foisonnement artistique mais aussi une liberté de création
rarement atteinte, et une autonomie organisationnelle assez large. Nul besoin d'un espace
dédié, d'une organisation institutionnelle, d'un contrôle social pour réaliser un espace de
soirée techno. Bien au contraire : la capacité de disposer de pistes enregistrées permet
une sortie des cercles musicaux classiques, notamment commerciaux, et une actualisation
musicale particulièrement originale. Dans la réduction instrumentale s'offre ainsi une
large marche de manœuvre pratico-organisationnelle, et qui repose pleinement sur
l'activité (par opposition à leur passivité supposée) des agents y participant. Un
ordinateur, des câbles et quelques caissons d'enceinte suffisent en soi, à condition d'être
mis dans des mains amatrices et volontaires tout de même, à créer un espace temporaire,
un lieu où se déroule la pratique de la techno. Ou pour reprendre le titre d'une œuvre
13 https://www.youtube.com/watch?v=t8dOo-jBkxM : vidéo illustrant les rayures faites au cutter sur des vinyles par
Brinkmann, permettant une certaine saturation et un rythme particulier, dont la capacité à faire danser ne se révèle
qu’au fur à et mesure d’une écoute prolongéen donc dans le cadre d’un set.
14 Nous avons découvert cette pratique à la lecture de l’article suivant : Vania de Bie-Vernet et
Matthieu Saladin, « « Philosophie et musiques électroniques » », Volume ! [En ligne], 3 : 2 | 2004.
15 Sterne Jonathan, Pour en finir avec la fidélité (les médias sont des instruments), Revue Mouvements, n°42, La
Découverte, 2005, pages 43 à 53,
16 Renaud Epstein, Jean Gaudillière, Irène Jami, Patricia Osganian, François Ribac, Techno, une histoire de corps et
de machines, Revue Mouvements, n°42, La Découverte, 2005.
largement répandue au sein des milieux technos anti-autoritaires et marginaux, une
« Zone Autonome Temporaire »17. Par ailleurs, ces espaces autonomes d'auto-gestion ne
reposent pas seulement sur un minimalisme instrumental, mais réinterrogent notamment
les catégories capitalistes de propriété (à la fois privée des moyens de reproduction
sonore mais aussi artistiques évidemment, comme nous avons pu le constater
précédemment) : matériels prêtés et/ou échangés entre collectifs, lieux partagés en amont.
Le public aussi n'est pas dans une passivité de l'écoute. Au contraire, il est pleinement
engagé déjà dans la réception, qui doit produire un effet, dansant, sur lui. Sa première
action est donc sa réaction vis-à-vis du set, réaction qui peut faire varier la direction
artistique de ce dernier. Et l'on pourrait dire qu'aux machines musicales répondent des
« machines désirantes »18 qui tendent vers une unité collective, une union dans le
déhanchement et le « beat » : le public est pleinement engagé. Qui plus est, les danseurs
peuvent remplir dans le cas de ces espaces temporaires un rôle bien plus actif dans la
production générale du son, notamment en cas d'imprévu ou de nécessité d'aider au bon
fonctionnement. Puisque ces zones sont temporaires et autonomes, elles reposent en effet
sur la bonne volonté générale pour fonctionner. Dès lors chacun peut apporter ses
connaissances ou son savoir faire, que cela concerne le domaine électrique, celui du son à
proprement parler, des problématiques d'organisation plus logistique, un service d'aide
par le biais de la réduction des risques, le nettoyage du lieu a posteriori etc. Ainsi, tout en
assurant aux organisateurs une liberté assez totale, ce type d'événement offrent aussi au
public la prise en charge collective du bon déroulement de cet événement en question.
Responsabilité dans l'autonomie.
Il est d’ailleurs étonnant de remarquer que ce qui a permis l’essor de tant de
ces espaces autonomes, qui se situent au marge donc de l’hétéronomie capitaliste et
étatique, mais pas aux marges des structures quotidiennes de domination et d’oppression
qui en découlent, repose sur ce qui apparaît comme l’infrastructure de contrôle actuelle
par excellence : la technologie numérique. Et l’on voit bien que derrière la capacité de
libération des carcans musicaux qu’offre l’enregistrement se trouve un autre
enregistrement, bien plus dangereux tant dans ses modalités que ses objectifs. Ainsi, bien
que les dispositifs de transmission par internet ou par disques-vinyles soient devenues
monnaie courante dans le milieu de la techno, cela suppose un rapport de plus en plus
dépendant aux technologies numériques et donc logiquement un meilleur contrôle des
individus y participant. Il est ainsi étonnant de noter que ce n’est pas le cas. Déjà il existe
un fort lien entre le monde de la techno, ou plutôt certaines de ses branches car il serait
complexe de tisser une vaste unité derrière ce genre, tant d’un point de vue conceptuel,
musical ou même sociologique, donc entre le monde de la techno anti-conformiste et
anti-autoritaire et l’idée d’un Internet libre ; qui plus est nombreux sont les Djs, par
habitude et travail autour de leurs nouveaux instrument, qui finissent par se
« débrouiller » (nous mettons entre guillemets pour insister sur la portée conceptuelle du
terme) avec certaines techniques de hacking, ou du moins de couverture de leurs
identités, des espaces et dates des évènements temporaires organisés. Ainsi c’est
paradoxalement ce qui constitue l’élément architectonique du contrôle policier actuel, le
numérique, et son pendant technique, l’enregistrement, offre par ses possibilités
médiatiques et instrumentales le plus haut degré d’autonomie à la musique techno. L’on
17 Bey H., Temporary Autonomous Zone, New-York, Autonomedia, 1991.
18 Pour reprendre la définition qu’en font Deleuze et Guattari au chapitre 1 de L’anti-oedipe, op.cit.
en arrive ainsi à une conclusion qui semble rejoindre en filigrane celle de Sherburne à
son article sur le minimalisme technologique 19. Reposant sur une technique qui suppose
l’enregistrement permanent la techno minimaliste offre une porte de sortie à ce flux
permanent de « recording » qui ne laisse aucune nano-seconde échapper à sa capacité à la
reproduire. En effet une musique fondée sur l’épuration, qu’elle soit la plus totale et la
plus avant-gardiste20 ou qu’elle tende vers une musique bien plus consensuelle et
commerciale21 ou se situe dans un certain entre-deux 22, la recherche du silence dans le
beat, d’un certain rapport épuré au son et à la ligne de basse, représente bien la question
que pose Sherburne :« is the last refuge of humanity to be found in space, in restraint, and
in silence ? »23
En renversant d’une certaine manière dialectiquement les problématiques de
l’enregistrement, la techno a rendu ceux qui la pratiquent et la consomment non pas
simplement des objets passifs mais bel et bien des agents agissant sur le monde, le
refaçonnant tant techniquement que musicalement mais aussi socialement, et pourquoi
pas politiquement, même si cela se limite encore à une temporalité réduite et surtout
temporaire et évanescente. Elle permet une zone d’échappatoire pour beaucoup des
membres qui en constituent la myriade de milieux, qui tout en supposant un lien toujours
plus rapprochée avec l’enregistrement dans ses objets ou ses pratiques, en permettant un
détachement dans ses finalités de contrôle social.

19 Sherburne P., Digital Minimalism in House and Techno, op.cit., p326.


20 Le « Click & Cuts », Mille Plateaux en étant un excellent exemple.
21 Sans que l’on puisse dire que cela est sa volonté artistique, Boris Brejcha rentre quelque peu dans cette partie du
spectre de la techno minimaliste.
22 Il aurait été complexe de réaliser ce mémoire sans citer les frères SIT, dont l’écoute m’a mis sur la piste de
nombreuses réflexions reliant la techno à la philosophie. Nous proposons deux titres : « Feel that Way » et ce set
réalisé au festival Sunwaves 29 : https://www.youtube.com/watch?v=2FPPuvhl5wU
23 Sherburne P., Digital Minimalism in House and Techno, op.cit., p326. Nous traduisons : «Est-ce que le dernier
refuge de l’humanité n’est-il pas à trouver dans l’espace, dans la retenue, et dans le silence ? »
Bibliographie :

- Revue Mouvements, Techno, des corps et des machines, n°42, La


Découverte, 2005/5, 168 pages :

. Renaud Epstein, Jean Gaudillière, Irène Jami, Patricia Osganian, François


Ribac, Techno, une histoire de corps et de machines, Revue Mouvements, n°42, La
Découverte, 2005, pages 5 à 8, https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-5-page-
5.htm
. Sterne Jonathan, Pour en finir avec la fidélité (les médias sont des
instruments), Revue Mouvements, n°42, La Découverte, 2005, pages 43 à 53,
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-5-page-43.htm?contenu=article

.DJ @T@K ,Sur l'importance des disques et du recording dans la musique


populaire et la techno, Revue Mouvements, n°42, La Découverte, 2005, pages 54 à 60,
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-5-page-54.htm

.Vania de Bie-Vernet et Matthieu Saladin, « « Philosophie et musiques


électroniques » », Volume ! [En ligne], 3 : 2 | 2004, mis en ligne le 15 octobre 2004,
URL : http://journals.openedition.org/volume/2004 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/volume.2004

.Philip Sherburne, Digital Discipline: Minimalism in House and Techno, p319-326 in


Audio Cultur : Readings In Modern Music, Christoph Cox, Daniel Warner (editor), 2004,
454 pages.

.Bey Hakim, Temporary Autonomous Zone, New York, Autonomedia (mais le livre s’est
surtout transmis par voies illégales de téléchargement), 1991.

Nous donnons une de ces reproductions sur le site The Anarchist library :
https://theanarchistlibrary.org/library/hakim-bey-t-a-z-the-temporary-autonomous-
zone-ontological-anarchy-poetic-terrorism

.Adorno Theodor, « Opéra et disque longue durée », Beaux Passages, Paris,


Payot et Rivages, 2013 (1969).

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