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Ainsi, bien que Sherburne insiste sur la perte d’une spécificité de la techno
minimaliste (ou minimale les deux acceptions se recouvrent), nous reprenons ces termes
pour la définir :
« Minimalist electronic music,[...], burrowed deeply into the groove to create a
particular sort of temporal dislocation which fit with the immersive (and often
drug-influenced) needs of the dance floor. »3
1 Adorno Theodor, « Opéra et disque longue durée », Beaux Passages, Paris, Payot et Rivages, 2013 (1969), p227.
2 P. Sherburne, Digital Minimalism in House and Techno, in Audio Cultur : Readings in Modern Music, Cox C,
Daniel Warner, 2004, p324. Nous traduisons : « Au sein de la house et de la techno, l’idée même de minimalisme a
perdu de sa spécificité en tant que variations sur des thèmes réductionnistes. »
3 Ibid, p321. Nous traduisons : « La musique électronique minimaliste, […], s’est enfoncée profondément dans le
groove afin de créer une dislocation temporale particulière, qui satisfait le besoin immersif (besoin qui n’est pas
étranger à la consommation de drogues) de la piste de danse. »
Ainsi que :
« Productions that explore the very nature of repetition itself, carrying on the
mantle of classic minimalism as a mouvement delving deep into the heart of
form »4
Bien que la musique techno ne soit pas à l’origine des nouvelles techniques
d’enregistrement sonore permises par les « magnetic tapes » et autres avancées
technologiques -elle en est bien plutôt l’héritière, dans une filiation que l’on peut
construire entre minimalisme de Steve Reich6 et Philipp Glass et rock expérimental de
Kraftwerk7- elle en a pour sûr révolutionné l’usage à ses propres fin, principalement
dansantes. Tout d’abord elle est une musique essentiellement enregistrée et ce quelle que
soit son média de diffusion : disques vinyles, bandes-sons partagées sur le net ou encore
lors de diffusions dans des clubs ou lors de raves et frees 8. Cela ne constitue pas en soi sa
spécificité comme nous l’avons noté, mais la produit : l’agencement de sonorités variées,
contenant généralement une mélodie (même liminale), une ligne de basse répétée (qui
constitue dans le genre qu’est la techno la base sur laquelle va se mouvoir le reste,
notamment les corps) et profondément répétitive et une myriade de possibilités d’autres
sonorités et effets. Et c’est le jeu sur ces effets qui constituent une certaine nouveauté : le
« looping » ou bouclage qui consiste en une répétition techniquement infinie d’une
boucle ou unité de basse, le « sketching » qui joue sur le changement de la hauteur ou
tonalité sans toucher à la durée ou encore la variation rythmique qui elle joue sur l’effet
inverse donc en apportant une modification dans le temps au son. Ainsi l’on a affaire à
une recomposition interne de la forme musicale qui n’est plus pensée linéairement et
progressivement (bien qu’il existe une progressivité dans tout set de techno, le temps ne
pouvant être suspendu ad vitam eternam bien que chaque set tende en partie vers cette
idée de répétition infinie et de « looping »). La techno est pensée au travers de boucles,
avec effets de variation et d’ajustement autour de celles-ci, une technique qui ne se fait
plus seulement horizontalement mais aussi verticalement.
Par ailleurs la spécificité interne de la techno minimale repose aussi sur une
épuration sonore, les techniques d’enregistrement et de montages permettant d’en arriver
ou bien à une ligne de basse minimale sur laquelle sont ajoutés des effets, ce que nous
4 Ibidem. Nous traduisons : « Des productions qui explorent la nature même de la répétition, prenant la relève du
mouvement du minimalisme classique dans l’approfondissement formel. »
5 Ibid, p321. Nous traduisons directement : « Il n’est pas évident d’expliquer précisément pour quelles raisons la
techno est devenue de plus en plus minimaliste à partir du début des années 1990. »
6 Reich S., « Come out » et « It’s Gonna Rain ».
7 Kraftwerk, « Autobahn » notamment, ou encore le morceau « Spacelab ».
8 Rave parties et free parties : Dénominations de soirées technos dans ces milieux. Les premières ont lieu en intérieur,
dans des hangars ou friches industrielles, les deuxièmes en extérieur. L’atmosphère et la sociologie peuvent y être
particulièrement différentes.
appelons en citant Sherburne « skeletalism » ou sinon à une multitude de sonorités
complexes mais feutrées produisant un effet rythmique minimal mais surtout répétitif, ce
que Sherburne nomme « massification ». A ce titre, n’importe quel morceau de Ricardo
Villalobos, DJ germano-chilien, correspond bien à ce dernier registre, en témoigne des
œuvres comme , « Bahaha Hahi » ou encore « Dexter ». A noter par ailleurs que toute ces
analyses ne font pleinement sens que dans le contexte de sets : ainsi des musiques
appartenant à la première sous-catégorie, de « skeletalism » qu’identifie Sherburne,
comme par exemple celles de Thomas Brinkmann, ne prennent leur caractère dansant et
donc ne répondent à leur finalité initiale que dans l’optique où elles sont associées les
unes avec les autres dans le cadre de set, et que c’est ce jeu dans la durée et dans l’espace
qui va produire un effet justement dansant, notamment par une syncrhonisation
progressive des corps avec le son. Nous citons Sherburne :
« Records in this tradition were not designed for home listening, but rather as
fodder for performance in the hands of the DJ »9
9 Sherburne P., Digital Minimalism in House and Techno, op.cit., p321. Nous traduisons : « Dans cette tradition-là,
les enregistrements n’étaient pas produits à des fins d’écoute domestique, mais plutôt comme une matière première
destinée à être utilisée par un DJ en vue d’une performance. »
10 Deleuze et Guattari, L’anti-Oedipe, Paris, Minuit, Critique, 1972.
reposant à proprement parler sur l’enregistrement (« recording ») et le travail produit à
partir de cette technologie ; sa répétition par une différenciation permet ainsi une
territorialisation dès lors qu’elle s’actualise dans un nouveau cadre de relations (sonores,
sociales, spatiales etc).
Par ailleurs, à cette analyse sur ce que l’enregistrement fait au son en tant que
phénomène musical dans le genre spécifique qu’est la techno nous pouvons aussi rajouter
qu’une nouvelle particularité musicale en est née. Ainsi le DJ, lors de son set, dispose
d’un casque qui lui permet notamment d’entendre les futurs pistes enregistrées, d’y
prévoir des modifications et ou effets sans que le public ne puisse rien percevoir.
L’organisation du son se fait donc tout à la fois en temps réel mais aussi dans une
constante projection dans les minutes qui suivent, et ce à la discrétion du public. Ainsi
dans cet art, le déficit de connaissance du public ne saurait être comblée par une pratique
personnelle de la technique musicale en question : il lui manque une clé, dont seul le DJ
dispose, qui est une clé reposant sur une technique « technico-industrielle » pour
reprendre la terminologie d’Adorno et qui n’est pas un déficit de connaissance dérivée
mais primaire, au sens où il lui manque littéralement l’actualisation du morceau pour
pouvoir en profiter (à l’inverse du manque de connaissance musicale qui arrive lorsqu’on
ne comprend pas musicalement ce qui est recherché par un artiste par manque
d’éducation à tel forme musicale par exemple).
.Bey Hakim, Temporary Autonomous Zone, New York, Autonomedia (mais le livre s’est
surtout transmis par voies illégales de téléchargement), 1991.
Nous donnons une de ces reproductions sur le site The Anarchist library :
https://theanarchistlibrary.org/library/hakim-bey-t-a-z-the-temporary-autonomous-
zone-ontological-anarchy-poetic-terrorism