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1

Michel Houellebecq et l’air du temps

Tout d’abord quelques détails biographiques …

Selon son acte de naissance et selon sa mère, Michel Thomas

naît un 26 février 1956 à Saint-Pierre de la Réunion, île de l’Océan

Indien à l’est de l’Afrique, entre Madagascar et l’Australie. Lui-même

affirme être né en 1958. Sa mère, le croyant sur-doué aurait falsifié

l’acte de naissance pour lui permettre d’accéder à l’école le plus tôt

possible. Il est le fils de Janine Ceccaldi, elle-même née à Constantine

en Algérie (30 juin 1926), et de René Georges Thomas né à Cherbourg,

issu d’une famille de prolétaire et moniteur de ski indépendant puis

guide de haute montagne. Valéry Giscard d’Estaing a été son client le

plus célèbre.

Un mot sur Janine Ceccaldi et l’affaire Lucie Ceccaldi – Janine

avait changé de prénom. Elle a publié un livre empoisonné,

L’innocente « malfaisance absolue » à l’égard de son fils qui ne l’a vu

que peu de fois dans sa vie. C’est une femme qu’en l’espace de

quelques années, son fils a connue « communiste, hindouiste, puis

musulmane (sans compter quelques conneries plus minoritaires, style


2

Gudjieff) » et enfin chrétienne orthodoxe.1 En somme, l’une des plus

mauvaises mères de la littérature française, peut-être pire que Vitalie

Cuif, mère d’Arthur Rimbaud et de Madame Aupick, mère de

Baudelaire. On songe aux célèbres vers de Bénédiction de Baudelaire :

Lorsque […] Le Poète apparaît dans ce monde ennuyé, […] Sa

mère épouvantée et pleine de blasphèmes » s’exclame :

Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères

Plutôt que de nourrir cette dérision. »

« Pourtant sur la tutelle invisible d’un Ange

L’enfant déshérité s’enivre de soleil

Et dans tout ce qu’il voit et dans tout ce qu’il mange

Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.2

L’ Innocente avait déversé sur son fils un torrent d’immondes

menaces et insultes. Bernard-Henri Lévy touche juste lorsqu’il écrit à

Houellebecq : « je ne suis pas sûr qu’il y ait tellement plus harpies que

la désormais célèbre Lucie Ceccaldi… mais avoir une mauvaise mère

est une chose, mais apprendre par voie de presse qu’elle vous tient pour

un parasite, un imposteur, un petit con, un vaurien, un déchet humain

1
Michel Houellebecq et Bernard Henri Lévy. Ennemis publics (Paris :
Flammarion/Grasset et Fasquelle, J’ai lu), p. 191-2.
2
Les fleurs du mal in Charles Baudelaire. Œuvres complètes, ed. Claude Pichois
(Paris : NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1975), p. 7-8>
3

(le propre sens de cet horrible mot de « rejeton ») en est évidemment un

autre qui n’a pour le coup, et à ma connaissance, pas de précédent dans

aucune littérature.3

C’est que cette mère a bel et bien abandonné son enfant.

Néanmoins son fils pense qu’il a eu de la chance d’avoir été élevé par

ses grands-mères à qui il doit de longues années d’enfance heureuse.4

Lucie Ceccaldi avait été furieuse de se retrouver ainsi que sa

famille au début du livre de son fils, Les particules élémentaires. Voici

ce qu’il en est. Le grand-père, Martin Ceccaldi naît en 1882 à

l’intérieur de la Corse. Son instituteur, tel Louis Germain, l’instituteur

d’Albert Camus, reconnaît les dons exceptionnels de l’enfant et

persuade les parents de Martin de le laisser poursuivre des études plus

poussées. En 1902, il entre à l’École polytechnique. En 1911, il est

envoyé en Algérie ou il travaille sur des aqueducs et canalisations. En

1923, il épouse Geneviève July femme dont la famille était installée en

Algérie depuis deux générations. Cinq ans plus tard, en 1928 leur naît

une fille Janine, elle aussi douée d’aptitudes intellectuelles

remarquables –elle sera médecin et majeure de sa promotion à Alger.

Voici les phrases qui avaient profondément agacé Lucie ex

3
Ennemis publics, p. 187.
4
Ennemis publics, p. 192.
4

Janine : « Étudiante a la faculté de médecine de Paris, Janine Ceccaldi

put ainsi vivre d’assez près les années existentialistes et eut même

l’occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu

impressionnée par l’œuvre du philosophe, elle fut par contre frappée

par la laideur de l’individu, aux confins du handicap, et l’incident n’eut

pas de suite. Elle-même très belle, d’un type méditerranéen prononcé,

elle eut de nombreuses aventures avant de rencontrer en 1952 Serge

Clément qui terminait alors sa spécialité de chirurgie.»5 Il convient de

faire remarquer que l’auteur a changé le nom du mari de Janine ainsi

que sa profession! Quoi qu’il en soit, et ce qui suit semble conforme à

la biographie de notre auteur : « Les soins fastidieux que réclame

l’élevage d’un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles

avec leur idéal de liberté personnelle, et c’est d’un commun accord que

Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents paternels à Alger. »6

En réalité, René Thomas, le père de Michel, enfant de Clamart,

avait été mis en apprentissage à 14 ans après avoir obtenu son certificat

d’études. Il avait rompu son contrat d’apprentissage, avait essayé

5
Michel Houellebecq. Les particules élémentaires (Paris : Flammarion, 1998), p.
26-27.
6
Ibid, p. 28.
5

plusieurs métiers et puis s’était retrouvé membre de la prestigieuse

Compagnie des Guides de Chamonix.7

Michel sera donc élevé par Henriette Thomas, sa grand-mère

paternelle, et son nom de plume, Houellebecq, est le nom de jeune fille

de celle-ci. Je passe sur les années de lycée, les classes préparatoires au

lycée Chaptal à Paris et sa formation à l’Institut national d’agronomie

Paris Grignan (INA PG) d’où il sort en 1978 ingénieur agronome avec,

selon Wikipedia, une spécialité : « Mise en valeur du milieu naturel et

écologie. » Soit dit en passant qu’il a une bien piètre estime pour l’autre

écrivain, diplômé Ingénieur Agronome, Alain Robbe-Grillet. Il avoue

pourtant que si les deux avait eu l’occasion de se rencontrer, ils

n’auraient pas manqué de se saluer et de s’interpeller « mon cher

camarade ».

À l’automne de l’année suivante, il est reçu à l’école de cinéma

Vaugirard-Louis Lumière, 5 rue Rollin Paris 5. Il s’inscrit aux études

de cinéma tandis qu’il débute une carrière d’informaticien chez Unilog.

Il travaille ensuite à la direction du ministère de l’Agriculture, et en

1991 au service informatique de l’Assemblée nationale. Extension du

domaine de la lutte (1994) son premier roman, édité grâce à Maurice

Nadeau, raconte cette période. Nous y reviendrons.


7
Ennemis publics, p. 62.
6

C’est que tout avait commencé par la poésie avec la publication

en 1988 de « Quelque chose en moi » dans La nouvelle revue de Paris

que dirigeait Michel Bulteau. À cette époque Houellebecq, si peu

connu soit-il, l’est strictement comme poète et exclusivement des

amateurs de poésie. 8 Plus tard, il dira à Bernard-Henri Lévy : « Je ne

renie pas mes romans, je les aime bien mes romans mais [. . .] et la tête

sous le billot (et contre Kundera) contre Lakis Proguidis, [fondateur de

L’Atelier du roman] et tous mes amis, contre tous ceux qui m’ont

soutenu dans des moments quand même difficiles, je maintiendrai que

le roman (même ceux de Dostoïevski, de Balzac ou de Proust) reste par

rapport à la poésie un genre mineur9. Il explique que lui-même en tant

que romancier en herbe, n’était doué que pour la création de

personnages. Or, dans la poésie, ajoute-t-il, « ce ne sont pas

uniquement les personnages qui vivent, ce sont les mots » et il cite la

tentative de Mallarmé : « Donner un sens plus pur aux mots de la

tribu. »10 Sa référence aux ouvrages de Jean Cohen, théoriciens et

linguiste, Structure du langage poétique et Le Haut Langage témoigne

de son érudition en la matière.

8
Ennemis publics, p. 252.
9
Ennemis publics, p. 257.
10
Ibid, pp. 259 et 260.
7

Comment faire pour devenir Victor Hugo, l’un des seuls qui

aient réussi à produire leurs plus beaux poèmes au sein de leur

célébrité ? Alors, comment devenir Victor Hugo ? 11 Et il avoue : « il

m’est arrivé de puiser un certain réconfort dans la pensée que j’étais

comme Victor Hugo, né un 26 février. »12 Cependant, aujourd’hui je ne

vous parlerai guère de la poésie de Houellebecq et je me contenterai de

vous citer deux poèmes sans titres. Le premier, en alexandrins,

classique :

Il est vrai que ce monde ou nous respirons mal

N’inspire plus en nous qu’un dégoût manifeste,

Une envie de s’enfuir sans demander son reste,

Et nous ne lisons plus les titres du journal

Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure

Ou nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange,

Nous voulons retrouver cette morale étrange

Qui sanctifiait la vie jusqu'à la dernière heure.

Nous voulons quelque chose comme une fidélité,

11
Ibid, p. 263.
12
Ibid, p. 263.
8

Comme un enlacement de douces dépendances,

Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence

Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.13

Et voici d’autres vers qui évoquent l’ingénieur agronome:

Les champs de betteraves surmontés de pylônes

Luisaient. Nous nous sentions étrangers à nous-mêmes,

Sereins. La pluie tombait sans bruit, comme une aumône ;

Nos souffles retenus formaient d’obscurs emblèmes

Dans le ciel du matin.

Un devenir douteux battait dans nos poitrines,

Comme une annonciation.

La civilisation n’était plus qu’une ruine ;

Cela, nous le savions.14

Néanmoins, ce seront les romans qui renforceront le succès

croissant de l’auteur. En 1994, Extension du domaine de la lutte ( dont

13
Michel Houellebecq. Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991-2013 (Paris :
Gallimard, Poésie/Gallimard, 2014.
14
Ibid, p. 205.
9

Houellebecq a fait un film15) a pour héros Raphaël Tisserand, âgé de 30

ans, analyste programmeur dans une société informatique qui lutte à la

fois sur le plan économique où il est gagnant et sur le plan social, où il

est perdant. C’est le roman d’un débutant et je ne m y attarderai point.

Quatre ans après, en 1998, Les particules élémentaires dont nous

avons deja cité quelques pages, mettent en scène deux frères, Bruno et

Michel, deux petits-fils de Martin Ceccaldi et de Geneviève July – les

noms véritables des grands-parents maternels de l’auteur. Bruno est le

fils de Janine Ceccaldi et de son mari, Serge Clemens. Michel, lui est

le petit-fils de Lucien Djerzinski, ouvrier de chemin de fer, dont le nom

évoque celui de Felix Dzerzkinsky, directeur de la Cheka en Union

Soviétique de 1917 à 1922 et de Marie Le Roux, elle-même aussi

employée des chemins de fer. Comme Bruno, il est lui aussi fils de

Janine Ceccaldi et il a comme père, le reporteur Marc Djerzinski (fils

de Lucien). Il sera élevé par sa grand-mère à Charny dans L’Yonne.

Michel, chercheur renommé en biologie, sera « particule » d’une

révolution scientifique à venir. Il reprendra à son compte les idées

d’Aldous Huxley « en réalité [. . .] un des penseurs le plus influent du

15
Disponible sur You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=qAokRyl4ZPk
10

siècle ». 16 Une année sabbatique consacrée à ses découvertes leur

donne un tour qui changera la science.

Bruno, professeur de littérature dans un lycée de Dijon rêve de

devenir un grand écrivain, mais il ne sera en fin de compte qu’une

particule des ravages de la génération de 68. Un séjour au Lieu du

changement, camping New Age lui fait entrevoir la possibilité du

bonheur. Pour la petite histoire : ce lieu a été calqué sur un lieu

véritable à Meschers-sur-Gironde, près de Royan, Charente-Maritime,

L’espace du possible. Il s’agit d’un camping sulfureux, fondé et dirigé

par Yves Donnars où Houellebecq avait séjourné plusieurs fois. À la

publication du livre, Yves Donnars avait demandé sa saisie et sa

destruction. Le juge lui a accordé 5000 francs de réparation, la

modification du nom de cet endroit en Lieu du changement et sa

délocalisation à Cholet. 17

Voici ce centre de vacances : « À l’étage supérieur, il y avait un

groupe d’écriture ; juste en dessous, un atelier d’aquarelle ; plus bas il

devait y avoir des massages, ou de la respiration holographique ; encore

plus bas le groupe de danses africaines s’était, de toute évidence,

16
Les particules élémentaires ; p. 159.
17
http://www.liberation.fr/portrait/1999/08/14/prise-d-houellebecq_282212 et
http://www.cippad.com/2015/01/new-age-michel-houellebecq-il-y-17-ans.html
11

reconstitue. Partout des êtres humains vivaient, respiraient, essayaient

d’éprouver du plaisir ou d’améliorer leurs potentialités personnelles. [. .

.] Pour la première fois depuis l’age de treize ans, Bruno se sentit

presque heureux.18 Je passe sur les scènes érotiques, pour ne pas dire

pornographiques, le langage souvent vulgaire et la grande tristesse qui

se dégagent de ces pages. Quoi qu’il en soit Les particules n’ont pas eu

le Goncourt, mais ont néanmoins connu un succès énorme.

Houellebecq poursuivra ses récits de voyages et de tourisme avec

Lanzarote (2000) et Plateforme (2001). Lanzarote met en scène un

narrateur qui décide de partir pour Lanzarote, île des Canaries et nous

fait participer aux jeux érotiques de quatre personnages dont un

inspecteur de police Rudi. Celui-ci intégrera la religion des Raeliens,

thème que développera La possibilité d’une île en 2005.

Daniel, le narrateur de Lanzarote, vit au début du siècle actuel et

il écrit le récit de sa vie : sa carrière d’humoriste, sa vie intime et ses

relations avec une secte, les Elohimites. Plusieurs siècles plus tard,

Daniel 24 et Daniel 25, ses descendants clonés, lisent et commentent

ces récits.

On sait que la secte des Élohim a été crée par Claude Vorilhon,

chanteur dans les années’60 sous le pseudonyme de Claude Celler. Puis


18
Les particules élémentaires, p. 131
12

il a été chroniqueur sportif pour une revue qu’il avait créée, Autopop, et

qui avait échoué. Le 13 décembre 1973, il s’imagine avoir vu une

soucoupe volante de laquelle est sorti un extra-terrestre venu pour lui

transmettre un message. C’est ainsi qu’il adopte un nouveau nom,

Raël, « les Messager, » message des extra-terrestres, les Elohim.

Notons en passant qu’il y a eu un film tiré du roman, film tout à fait

raté.

Le roman suivant Plateforme (2001) traite lui aussi du tourisme,

plus précisément du tourisme sexuel en Thaïlande, de la prostitution

rationnelle et bien organisée, du mépris pour l’Occident et de la haine

envers l’Islam, le tout sur le ton des Bonzes. C’est que « la vie était

chère en Occident, il y faisait froid, la prostitution y était de mauvaise

qualité. Il était difficile de fumer dans les lieux publics, presque

impossible d’acheter des médicaments et des drogues ; on y travaillait

beaucoup, il y avait des voitures et du bruit, et la sécurité dans les lieux

publics était très mal assurée. »19 Les pages du roman étalent mépris

envers Frederick Forsyth, John Grisham, Jacques Chirac, les guides du

Routard, TV5, le narrateur lui-même, la France et les musulmans.

Le cinquième roman, La carte et le territoire (2010), bien

supérieurs aux romans qui lui ont précédé atteste la maîtrise et le brio
19
Plateforme, p. 300.
13

de l’auteur. Le livre mélange les registres de l’existence et de la

culture: les tracasseries de la vie quotidienne lorsqu’il s’agit de trouver

un plombier pour réparer un chauffe-eau, le départ à la retraite, les

transports, les journaux, l’organisation des expositions, la

commercialisation, l’art et l’architecture dont Le Corbusier, Fourier,

Jeff Koons et Damien Hirst, et bien évidemment, l’amour et la mort, et

enfin l’enquête policière à la suite de l’assassinat de Michel

Houellebecq.

Pourquoi le titre ? C’est qu’à l’origine du grand succès artistique

du héros de ce roman, le peintre Jed Martin, il est justement question de

carte, plus précisément de carte Michelin. Je vais vous lire une longue

citation qui illustre le brio de ce roman :

« [. . .] À la demande de son père, pendant que celui-ci faisait le

plein, Jed acheta une carte routière « Michelin Départements » de la

Creuse, Haute-Vienne. C’est là, en dépliant sa carte, à deux pas des

sandwiches pain de mie sous cellophane, qu’il connut sa seconde

grande révélation esthétique. Cette carte était sublime ; bouleversé, il

se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n’avait contemplé

d’objet aussi magnifique, aussi riche d’émotion et de sens que cette

carte Michelin 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne.20 »


20
La carte et le territoire (Paris : Flammarion, 2010), p.51-2.
14

Jed fera des cartes Michelin la matière de ses œuvres et de son

succès mondial. Ces cartes donneront aussi lieu au grand amour de Jed

avec Olga Sheremovoya, une jeune et jolie femme Russe au service de

la communication chez Michelin. Au fur et à mesure d’un succès

grandissant il sera amené à faire le portrait d’un certain Michel

Houellebecq et lorsque celui-ci sera assassiné, il aidera le commissaire

Jasselin à élucider cette sordide affaire criminelle. Bref, nous avons

affaire à ce qu’on qualifie aux USA, « a good read ». Pour ma part, je

suis reconnaissante à l’auteur de nous avoir avoué Wikipedia comme

source de renseignements et d’inspiration ! Et je me garde d’oublier de

vous rappeler que ce roman a obtenu le Prix Goncourt et 2010 !

Le roman de Houellebecq le plus récent, Soumission est paru le

jour de l’attentat contre Charlie Hebdo. Ce titre porte en lui le sens

étymologique du mot ‘islam’ en arabe, où ‘islam’ veut dire

soumission. Depuis sa sortie il est le numéro un des ventes non

seulement en France mais en Italie et en Allemagne. On ne sait pas

encore ce qu’il en sera pour les USA.

Houellebecq, cependant, que les événements avaient effondré,

d’autant plus que Soumission est en quelque sorte prémonitoire de ce

qui a eu lieu, a renoncé à toute entreprise publicitaire. Son ami,


15

Bernard Maris, économiste remarquable, qui avait publié en 2014 chez

Flammarion, un livre Houellebecq économiste où il examine les thèmes

majeurs de l’auteur, avait été l’une des victimes de l’attentat, laissant

derrière lui une veuve et des jeunes enfants. Véritable souffrance pour

Houellebecq plongé dans le deuil avec la France qui est Charlie au

moment de la réussite éclatante de son livre.

Le narrateur de Soumission, qui se nomme François comme le

président actuel de la France, c’est-à-dire aussi, Français, est un maître

de conférences à Paris III sans la moindre vocation pour

l’enseignement. Auteur d’une thèse de doctorat sur Joris Karl

Huysmans ou la sortie du tunnel, son compagnon, son ami fidèle, il

avait obtenu les félicitations du jury à l’unanimité. Sa carrière

universitaire suivant son train.

On voit, bien sûr d’un mauvais oeil le Don Juanisme des

professeurs envers leurs étudiantes. De toute façon, à la longue cela ne

suffit point et le narrateur se trouve atteint d’une certaine désillusion.

Ses collègues n’ont pas une grande intelligence et leurs conversations

lui semblent sans intérêt. Par exemple, l’un d’entre eux bafouille : « En

tant que spécialiste de Bloy [. . . ] tu sais certainement des choses sur ce

courant identitaire antisémite… » Le narrateur soupire, épuisé : « Bloy


16

n’était pas antisémite… » Suit une digression sur les néologismes, sur

le socialisme de Huysmans en dépit de son aversion pour la gauche, le

capitalisme et les valeurs bourgeoises. Enfin le narrateur conseille à son

collègue de relire Drumont. Or, on sait que Bloy avait publié Le Salut

par les Juifs en 1892 en réponse à La France juive d’Édouard

Drumont.

L’analyse de l’ancienne copine du narrateur, Myriam, me

semble toucher juste et s’applique non seulement au personnage

François mais à l’auteur lui-même : « Oui, en théorie tu es un macho,

il n’y a aucun doute. Mais tu as des goûts littéraires raffinés :

Mallarmé, Huysmans, c’est sûr que ça t’éloigne du macho de base.

J’ajoute à ça une sensibilité féminine, anormale pour les tissus

d’ameublement. Par contre, tu t’habilles toujours comme un plouc. » 21

De même qu’A Rebours était le sommet de la vie littéraire de

Huysmans, » « Myriam est le sommet de la vie amoureuse » de

François, · et peut- être de sa vie tout court.

Le narrateur ne s’intéresse ni à la politique ni à la guerre, ni aux

problèmes de société. Pourtant, la progression de l’extrême droite,

frisson oublié du fascisme avait rendu tout cela plus intéressant. Or,
21
Soumission, p. 41.
17

voici qu’en 2017, cinq ans après la création de la Fraternité musulmane

par Mohammed Ben Abbes, ce parti a atteint 21% des intentions des

votes : Parti socialiste 23%, droite traditionnelle 14% et le premier parti

français, le Front national, 32%.

Le dimanche 15 mai survient le résultat des élections : le Front

national, avec Marine Le Pen arrive en tête avec 34.1% des suffrages.

Mohammed Ben Abbes, candidat de la Fédération musulmane arrive en

deuxième position avec 22.3% des voix. Comme lors de l’ élection

présidentielle de 2002 où la gauche avait appelé à voter pour Jacques

Chirac afin d’éviter l’élection possible de Jean-Marie Le Pen, ici la

gauche appelle à voter pour Ben Abbes.

Entre les deux tours, le dimanche 20 mai François décide de

quitter Paris tels les Parisiens en 1940 et de se diriger vers le sud-ouest.

Il lui semble que si une guerre civile devait éclater en France, il lui

faudrait du elle temps avant d’ atteindre le sud-ouest. Lors d’une une

halte à Martel au Relais du Haut Quercy, au café des Sports, il retrouve

Alain Tanneur.

Or, il se trouve qu’Alain Tanneur, le mari d’une collègue de

François, Marie-Françoise, travaille à la DSGI, service qui représente la

fusion de la DST et des Renseignements Généraux. Bref, Marie-


18

Françoise l’invite à prendre un verre avec elle-même et son mari.

Celui-ci, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École

nationale supérieure de la police, explique les bouleversements en

cours. Tout d’abord, négociations entre le Parti socialiste et la

Fraternité musulmane. Aucune divergence sur l’économie, la politique

fiscale, la sécurité. Quelques désaccords en politique étrangère : « ils

souhaiteraient de la France une condamnation un peu plus ferme

d’Israël, mais ça la gauche leur accordera sans problème. » La vraie

pierre d’achoppement se trouve être l’Éducation nationale car la

Fraternité musulmane veut absolument instaurer l’enseignement

islamique adapté aux enseignements du Coran. En aucun cas, cet

enseignement obligatoire pour tous les enfants, ne saurait être mixte.

Aucune difficulté pour la polygamie… L’Arabie Saoudite se trouve

prête à offrir des fonds illimités qui feront de la Sorbonne l’université

la plus riche du monde. Rediger, dont les positions pro- musulmanes

datent d’au moins une vingtaine d’années sera nommé président. 22

Que doit-on faire face à cette situation politique pour le moins

instable ? Lempereur, son jeune collègue lui conseille d’ouvrir un

compte dans une banque étrangère, anglaise de préférence, Barclays où

22
Ibid, p. 84
19

HSBC et de partir se réfugier à la campagne pour éviter de subir les

pillages et les affrontements qui ne manqueront point d’éclater.

Au moment de ces élections, François va avoir 44 ans. Son

existence est remplie de petits ennuis : « Mon intérêt pour la vie

intellectuelle avait beaucoup décru ; mon existence sociale n’était guère

plus satisfaisante que mon existence corporelle, elle aussi se présentait

comme une succession de petits ennuis –lavabo bouché, Internet en

panne, perte de points de permis, femme de ménage malhonnête, erreur

de déclaration d’impôts…23

Pour se changer les idées, il se propose de fêter son anniversaire

avec Myriam, sa tendre amie et maîtresse. Or, c’est précisément ce

jour-là qu’elle lui annonce qu’elle va suivre ses parents en Israël. Il se

peut que la suite des événements lui donne raison.

Les élections ont lieu. Au lendemain du deuxième tour, le

dimanche 29 mai, le narrateur prend sa voiture et se dirige vers le sud-

ouest et arrive à Martel, village du Haut Quercy. Là, au café, il

rencontre Alain Tanneur, qui, contrairement au narrateur, n’est pas là

par hasard car il possède une petite maison. Il l’invite à dîner le

lendemain

23
Ibid, p. 99.
20

L’accord avec la Fraternité musulmane et l’UMP et l’UDI aura

lieu. Le PS se ralliera au candidat de La Fraternité musulmane.

François Bayrou reviendra au premier plan de la scène politique et sera

nommé Premier Ministre. Contrairement à Taric Ramadan, petit-fils

d’Hassan el Banna, fondateur des Frères Musulmans « plombé par ses

accointances trotskystes » Ben Abbes lui comprend l’économie du

marché et s’apprête à restaurer les valeurs traditionnelles. Lesquelles ?

Pour ma part je songe au travail, famille, patrie du régime de Vichy.

Rien à craindre de la part de l’église catholique. Le véritable

ennemi des musulmans « n’est pas le catholicisme : c’est le

sécularisme, la laïcité, le matérialisme athée. »24 C’et plus compliqué

pour les Juifs, même si « Ben Abbes a toujours veillé à entretenir de

bonnes relations avec le grand rabbin de France. » 25 Cependant, s’il

souhaite obtenir des conversions massives de la part des chrétiens, cela

ne sera sans doute guère possible de la part des juifs. Ce qu’il voudrait,

c’est que ceux-ci quittent la France et émigrent en Israël. Quoi qu’il en

soit, la véritable ambition de Ben Abbes est de faire de sorte que

l’Europe intègre tous les pays de la Méditerranée et que lui-même

devienne le premier président élu de l’Europe.26


24
Ibid, p. 156.
25
Ibid, p. 157.
26
Ibid, p. 158.
21

Avant de rentrer a Paris le narrateur décide d’aller à

Rocamadour, et va tous les jours à la chapelle Notre Dame s’asseoir

devant la Vierge noire ou il médite et finit par sentir son individualité

se dissoudre au fil de ses rêveries. 27 Adieu à la France d’antan? Deuil

de cette France dépassée ? C’est ainsi que j’interprète les longues

citations des vers célèbres de Charles Péguy :

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,

Mais pourvu que ce fut dans une juste guerre.

Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.

Heureux ceux qui sont mort d’une mort solennelle.

Le narrateur, de retour à Paris il apprend les nouveaux statuts de

l’Université Islamique de Paris Sorbonne, sa mise a la retraite,

l’accession du parti Musulman de Belgique au pouvoir. Dans un

premier temps, il somatise ces événements et il est atteint d’une

dyshidrose qui se manifeste sous la forme d’un exczéma bulbeux et

d’autres pathologies pénibles. Peu à peu il guérit. . . et enfin au moment

le plus bas, coup de théâtre : l’édition des œuvres complètes de

Huysmans en Pléiade lui sera confié !

Le déroulement est tout à fait cocasse et donne lieu à la lecture

d’une brillante et savoureuse finale où le narrateur et ses collègues—


27
Ibid, p. 167.
22

aucune collègue féminine pourtant—se convertissent et s’adaptent au

nouveau régime. L’un d’eux par exemple, Bertrand de Cignac jouit

d’une renommée mondiale dans le domaine de la littérature médiévale

et donne « régulièrement des conférences à Yale et à Columbia. »28

Tous tire profit de leur collaboration au nouveau régime: appartements

de fonction, beaucoup d’argent, plusieurs femmes dont une pour le

ménage et la cuisine. « Une nouvelle chance pour une nouvelle vie

[. . .] Et le narrateur de conclure : « Je n’aurais rien à regretter. »29 La

soumission a ses avantages.

Jeanine Parisier Plottel

Hunter & The Graduate Center, City University of New York

28
Ibid, p. 235.
29
Ibid, p. 299-300.

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