Vous êtes sur la page 1sur 5

Note d’intention - Résidence Crescendo A partir de ces lectures et d’investigations sur le terrain,

je souhaiterais étudier de plus près les bunkers, plus


particulièrement les failles et les blessures qui les habitent.
La résidence Crescendo est une belle opportunité de produire Comme le présente l’article cité plus haut, il existe une étude
à partir du territoire. La création in situ fait partie intégrante de l’altération des bunkers. Différents écrits démontrent un
de ma pratique plastique, j’aime m’imprégner d’un lieu pour intérêt pour le corps de ces constructions, abîmés par le
penser mes pièces. temps et qui portent les vestiges de la guerre. Ces marqueurs
De plus, travailler en binôme peut permettre de croiser les temporels ne passent pas inaperçus dans le paysage. Je
pratiques, de produire ensemble, mais surtout d’échanger et voudrais m’en approcher de plus près, observer les détails
d’avoir un autre regard sur le projet en cours de réalisation. que l’on n’associe pas au bunker : ses blessures. On l’imagine
Je trouve ces échanges fondamentaux dans le processus comme une structure en béton armé faite pour protéger les
de création. Il y a plusieurs axes de ma démarche que je hommes, défendre un territoire et attaquer l’ennemi, mais
souhaiterais développer grâce à cette double résidence. Deux qu’en est-il de ses entailles ?
lieux en particulier m’interpellent et m’inspirent.
Frappée par un bunker fendu en deux par l’érosion d’une
Tout d’abord, Le Concept à Calais, école d’art du Calaisis, est falaise à Boulogne-sur-Mer, une partie en haut de celle-ci,
situé dans un territoire qui me touche particulièrement, que l’autre retombée au milieu des gravats, je porte le souvenir de
j’aime parcourir. Les paysages industriels du Nord constituent bunkers fragilisés, recouverts de mousse ou de tags, loin de
une collection de vidéos, une banque d’images qui m’inspire. l’aspect robuste auquel il est souvent associé.
Les constructions y sont particulières, entre traces de la
guerre et ville reconstruites précipitamment. Son littoral
est peuplé d’armatures en béton armé, ruines récentes aux
allures fantomatiques.
Les bunkers suscitent mon intérêt depuis plusieurs années,
depuis ma rencontre avec les paysages du Nord. Lorsque
je les ai vus la première fois, j’ai constitué une série de
photographies, que j’ai réinvesties deux ans plus tard, dans la
série des Cimentographies.
Des écrits à leur sujet m’ont passionnée, mes recherches
sur le bunker restent à développer. Dans un article, Philippe
Lanoy-Ratel propose un « diagnostic bunker archéologique »
réalisé sur le terrain, permettant de révéler les modifications
physionomiques survenues sur les bunkers depuis 1944. Les
termes qu’il emploie m’évoquent deux choses. Tout d’abord,
l’ouvrage Bunker archéologie de Paul Virilio, une de mes
lectures sur le sujet. « Diagnostic », quant à lui, me renvoie
Photographie d’archive, 2018, Boulogne-sur-Mer.
à un document que je consulte régulièrement, « la pathologie
des façades », dont les termes lient le médical à l’architectural,
une association au centre de ma pratique.
J’aimerais prélever les textures, plus particulièrement les Je décèle un attachement fort des habitants envers ces
failles de ces anciennes artilleries. Il s’agirait d’une rencontre constructions, qu’ils semblent juger d’une importance
de mon corps avec celui du bunker, une confrontation avec historique capitale, associée à la mémoire. Certains s’opposent
son imposante matérialité. L’épiderme du bunker, constitué de à la destruction des bunkers.
plusieurs couches comme la peau humaine, qu’il est possible Un certain attachement de la population à ces structures
de voir lorsque ceux-ci s’effritent, serait alors extrait, par bétonnées, pouvant être un motif repoussoir pour d’autres,
une technique du moulage par exemple. Ces prélèvements de m’apparaît. Les bunkers divisent. J’aimerais interroger
parcelles de peau pourraient constituer une série de fragments, les habitants à ce sujet, avoir leur ressenti concernant ces
comme une typologie des textures et des blessures des fantômes de béton, savoir quelle relation ils entretiennent avec
bunkers. J’aimerais vraiment investir ce moment de résidence ceux-ci. J’ai souvenir du père d’un ami, ayant passé la plus
comme un temps fort de recherches sur les bunkers, ces grande partie de sa vie à Boulogne-sur-Mer, qui, lors d’une
colosses de béton néanmoins fragiles. balade, me présente différents types de bunkers, toujours
accompagné d’anecdotes.

Cette relation, entre l’humain et le béton, ici envers le bunker,


m’intéresse particulièrement et je souhaiterais effectuer des
recherches à ce sujet lors de la résidence. Cet axe de recherche
pourrait s’articuler aux prélèvements de peau des bunkers,
dans l’idée d’une étude de la relation du corps envers ces
constructions. Ces pistes envisagées sont des prolongements
du travail que je mène actuellement, mais je trouve cela très
intéressant d’envisager un travail en binôme, avec d’autres
pistes de recherches, pouvant faire évoluer le projet.

Exemple d’un fragment de bunker à mouler. Capture d’écran issue d’un


reportage de France 3 TV Pays de la Loire «démolition du blockhaus à la
grande pointe d’Olonne-sur-Mer».

Les bunkers s’effritent, tombent des dunes, s’écartèlent. Les


tiges de fer de leur armature se révèlent. Lorsqu’ils sont
jugés trop dangereux, ils sont détruits. C’est intéressant car
il s’agit de la seule raison de leur destruction, sinon ils sont
conservés. En effet, il est particulièrement difficile de détruire
des structures érigées pour surmonter impacts de balles et
Croquis d’un ensemble de prélèvement de fissures.
explosions.
Un deuxième lieu attire particulièrement mon attention:
les RAVI à Liège. Cet ancien bâtiment industriel,
réinvesti en ateliers et logements pour des artistes,
recèle de particularités architecturales. Les grands
espaces offerts par ce lieu permettent de travailler le
volume. La rénovation du bâtiment laisse néanmoins
apparaître les briques d’origine recouvrant les murs
intérieurs et extérieurs, les poutres métalliques
structurant l’espace, le plafond en tôle. Tous ces
éléments conservent l’atmosphère particulière qui
semble habiter le lieu.
En effet, le quartier dans lequel est implanté ce
bâtiment, en redynamisation depuis quelques années,
est un ancien bourg de mineurs. L’ancrage historique
du territoire fait partie intégrante de ce lieu, situé dans
un quartier dont les constructions de succèdent afin
de créer une attractivité et un rayonnement culturel.
En faisant des recherches sur Vivegnis, la majeure
partie des informations que j’ai trouvées concernent
la construction de logements, et plus particulièrement
d’une passerelle, inaugurée en février 2020.
Captures d’écrans réalisées le 19 novembre 2020, place Vivegnis,
Ce lieu de passage relie deux quartiers et permet une Liège.
déambulation des habitants. Sa structure m’évoque un
échafaudage en bois et j’y trouve des correspondances Selon Angèle Ferrere, « Le chantier, constitué d’un
formelles avec les poutres métalliques des RAVI, dont le amoncellement de matériaux, est le lieu où la matière
potentiel sculptural est très intéressant. prend forme, où le processus créatif s’opère, tandis que
le projet se confronte à la réalité de l’espace et de la
Il semble y avoir un enjeu fort de la construction à matière. »(1) Métaphore du processus créatif, le chantier
Vivegnis. C’est comme si les chantiers se succédaient, permet également la récupération de matériaux et
sans ne jamais s’arrêter. Lorsque je me suis positionnée devient, selon l’auteure, un lieu de production plastique.
à l’adresse des RAVI sur Google Maps, en effectuant La notion d’échafaudage est un axe de ma démarche que
une légère avancée, un bâtiment qui était en pleine je souhaiterais approfondir. L’échafaudage, structure
construction se retrouve soudainement terminé et permettant la montée des personnes et des matériaux,
habité. Cette impression de faille spatio-temporelle se veut indispensable à toute rénovation impliquant une
amplifie l’idée que des chantiers sont perpétuellement
certaine hauteur.
engendrés. Cet univers du chantier prédominant sur ce
territoire m’apparaît propice à la création.
(1) Angèle Ferrere, Du chantier dans l’art contemporain, Paris,
L’Harmattan, 2016, p.91.
Des tubes en acier se croisent, des passerelles et des
échelles permettent une ascension sécurisée, mais je
vois dans l’échafaudage une certaine fragilité. En effet,
par définition, le verbe « échafauder » désigne à la fois
« superposer de manière plus ou moins organisée, plus
ou moins stable » mais aussi « combiner, construire,
élaborer (quelque chose), de manière peu solide, peu
convaincante ». (2)
Une dualité se dégage de cet élément, censé assurer le
maintien d’un bâtiment, le support des personnes qui
y travaillent, mais dont le caractère provisoire en fait
quelque chose d’instable. Dans l’exploration des liens
entre la construction et le corps, j’y vois une analogie
avec un procédé chirurgical. Croquis des poutres métalliques des RAVI.

Des échafaudages se superposent aux façades comme


des fixateurs externes de membres fracturés – broches
implantées dans l’os à travers la peau, reliées par
une barre métallique, fixée par des étaux. Un objectif
commun de stabilité engage pour les deux domaines
des montages de toutes sortes, d’enchevêtrement de
matériaux, afin de réparer. Une imprégnation des lieux,
dont les formes au potentiel sculptural s’échafaudent,
me permettrait de développer cette recherche.

Je suis convaincue que ces deux lieux peuvent me


permettre d’explorer la relation entre le corps et la
construction, de façon différente. Il s’agit d’un point de
départ auquel je m’intéresse, dans le prolongement
de mes recherches actuelles, mais la possibilité de
travailler en binôme attise ma curiosité. Je conçois
le travail collectif comme moteur de création. Il est
toujours intéressant d’échanger sur un projet en cours
Croquis de la passerelle à Vivegnis.
d’élaboration afin de prendre du recul, d’avoir un regard
nouveau sur sa production.

(2) Source : https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9chafauder


Bibliographie sélective / sitographie

Jean-Max Colard, Juliette Singer, (dir.), Poétique du


chantier, in LIGEIA Dossiers sur l’art, n°101-104, juillet-
décembre 2010, 240 p.

Angèle Ferrere, Du chantier dans l’art contemporain,


Paris, L’Harmattan, 2016, 123 p.

Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies,


Europe, Lignes, (1966), 2009, 61 p.
Image extraite du document «Fractures ouvertes de jambes traitées
par fixateur externe». Catherine Malabou, Ontologie de l’accident essai sur la
plasticité destructrice, Clamecy, éditions Léo Scheer,
Variations X, (2014) 2009, 84 p.

Il y a des aspects de ma démarche que je souhaite Philippe Ratel-Lanoy, «La bunker archéologie : principes
développer, mais la forme du projet reste encore à et études de cas sur le littoral du Nord-Pas-de-Calais»,
préciser, comme je compose la plupart du temps in Bulletin de l’Association de géographes français,
avec l’espace qui m’entoure, elle dépend surtout d’une 81ème année, septembre 2004, p. 405-417.
imprégnation avec le lieu, et, cette fois-ci, de la potentialité
de travailler en binôme. De plus, des rencontres avec des Paul Virilio, Bunker archéologie, Condé-en-Normandie,
professionnels peuvent ne peuvent qu’enrichir le projet édition Galilée, (1976) 2018, 127p.
et peut-être préciser sa direction.
France 3 TV Pays de la Loire, « Démolition du
blockhaus à la grande pointe d’Olonne-sur-Mer » :
https://www.youtube.com/watch?v=OJMbbyd5LvQ&ab_
channel=France3PaysdelaLoire, disponible sur Youtube,
visionné en novembre 2020.

Echafauder, définition du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/


definition/%C3%A9chafauder

Vous aimerez peut-être aussi