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L'alcoolisme
L'alcoolisme
En effet, certains alcooliques et toxicomanes établissent une équation directe mais erronée
entre le temps depuis lequel ils ont mis fin à leur consommation et la sobriété, alors que
manifestement ils demeurent encore aux prises avec d'importantes perturbations affectives.
Par contre, d'autres membres définissent l’état actuel de leur condition par l’abstinence et ce,
malgré l’absence de toute consommation depuis plus de dix ans; les raisons invoquées par ces
derniers sont à l'effet de leurs difficultés résiduelles dans la gestion de leur vie affective, de
sorte qu’ils ne peuvent décrire leur condition de cheminement comme répondant à leurs
critères personnels de la sobriété. L’utilisation différente et parfois aléatoire de mêmes termes
pour décrire une telle différence dans le processus de rétablissement suggère à coup sûr un
besoin d’éclaircissement.
L’examen des origines de cette fuite des affects douloureux par la consommation indique
dans un second temps et la plupart du temps un développement dans une dysfonction
familiale caractérisée par la présence de l’alcoolisme parental et un abus de pouvoir de cette
autorité, génératrice de carences affectives et d'une destruction sévère et minutieuse de
l’image et de l’estime de soi chez l'enfant. Quoique cette règle de la présence d’un parent
alcoolique ne soit pas absolue, celle d’une dynamique piétinant gravement la personnalité de
l’enfant en croissance demeure constante.
Cette annulation de toute relation avec sa vie affective par la consommation possède deux
conséquences dramatiques. Dans un premier temps, il devient impossible pour l'alcoolique et
le toxicomane de parvenir à une conscience efficace de soi. Incapable de ¨ressentir¨ ni qui ils
sont ni le résultat de leurs comportements, jamais n'entrent-ils en relation avec la culpabilité
ou le remords et jamais donc n'ont-ils à changer leur conduite. Demeurant rigides à souhait et
attribuant leurs difficultés à d'autres qu'eux-mêmes, c'est en piétinant les autres qu'ils
déambulent dans la vie et qu'ils protègent par le mensonge et la manipulation le frêle estime
qu'ils possèdent de leur personne. Incapables d'être perçus dans leur nudité affective, c'est
avec colère et rage, quand ce n'est pas par l'agression et la violence, qu'ils réagissent à toute
intrusion dans leur vie intérieure.
Dans un second temps, cette annulation de toute relation avec la vie affective leur interdit
tout développement possible de leur identité. La raison tient au fait du rôle essentiel des
affects dans ce processus dans le sens où l'efficacité de la conscience de soi dépend de ce qui
est ressenti à propos de soi. Comme ce processus d'acquisition de l'identité définit la tâche
principale de l'adolescence, en aucun temps donc l’alcoolique et le toxicomane ne peuvent-ils
dépasser ce stade de développement, peu importe l’âge chronologique atteint.
J’ai toujours été étonné de constater que ce ne sont pas tous les enfants d’une même
famille gravement perturbée qui deviennent alcooliques ou toxicomanes, que certains
parviennent effectivement à une adaptation autre que par le développement de cette
problématique, sans compter les enfants de la résilience avec leur capacité fascinante de
trouver leur salut dans les méandres de la destruction et parfois de la folie parentale.
L’explication semble liée au fait que lors du passage à la puberté et à l’adolescence, les
mécanismes de survie de certains parviennent avec une efficacité remarquable au
développement d’une personnalité dont la dynamique perturbée permet l’élimination de la
présence de ces mêmes affects douloureux, telles l’obsession compulsive, la compulsion, le
perfectionnisme ou l’hypertrophie de la vie logique et son corollaire, l’hypotrophie de la vie
affective, alors que tel n’est pas le cas pour l’alcoolique et du toxicomane qui demeurent
plutôt emmurés dans leur souffrance. Cette réaction adaptative par la consommation dote
cependant l'alcoolique et le toxicomane d’un avantage indéniable sur leur fratrie si l’on
considère les différentes étapes du cheminement thérapeutique : l'accession à l’abstinence
entraîne l’émergence rapide de leurs affects, alors que les autres perturbations de la
personnalité doivent tout d’abord et avant tout subir leur effritement pour permettre ensuite
l’accès ultérieur à leur vie affective.
En ce qui concerne plus précisément cette première étape de la recrudescence des affects,
l’abstinence permet en tout premier lieu l’émergence des peurs acquises tout au long du
développement, telles la peur de faire confiance, la honte, le doute, le rejet, le ridicule et
l’abandon, de même que la double conséquence de leur présence : la peur d’être soi et la
négation de soi. Lorsqu’on envisage le processus de construction de l’alcoolisme et de la
toxicomanie, il ne peut effectivement en être autrement : les observations indiquent que ces
peurs et la colère, voire la rage qui y sont associées se sont lentement superposées à la liberté
initiale et au pouvoir d’être soi. L’abstinence les conduit donc et obligatoirement au chemin à
rebours, c'est-à-dire entrer tout d'abord en relation avec les peurs pour ensuite récupérer leur
liberté et leur pouvoir d'être, puis développer leur pouvoir de se modifier eux-mêmes. Voilà
probablement ce que signifie cette expression si chère au mouvement des AA, Affronte tes
peurs.
La sobriété, sous réserve des précisions ci-haut, ne définit pas dans le mouvement des AA
une consommation modérée et réservée de la substance. Leur interprétation de ce terme dans
la séquence du rétablissement abstinence - sobriété - sérénité favorise plutôt une définition
retenant la notion de respect de soi ainsi qu'une aisance à vivre avec soi, maintenant
caractérisée par l’absence de toutes pulsions à la consommation, par l’absence de cette soif
bien connue des membres en présence d’affects insupportables. La notion de sobriété inclut
donc le maintien de l’abstinence ainsi que l'apprentissage d'une saine gestion des relations
avec sa vie affective.
On voit clairement ici que la notion d’identité implique notamment la capacité de faire de
soi son propre objet d’observation et de juger de soi-même par soi-même par une utilisation
de l’information que recèlent les affects et ce, dans un état de conscience de soi. L’apport de
l’affectivité est ici capitale dans ce processus de croissance puisque c’est à partir des affects
que s'enracine l’essence du jugement porté sur soi et que se proclame la présence ou l’absence
de cette harmonie entre ce qui est fait de soi et ce qui se doit de l’être.
L’alcoolisme et la toxicomanie définissent donc des états qui sont en parfaite opposition
avec ce que réclame l'état de l’identité : en fuyant le contenu de leur vie affective, l’alcoolique
et le toxicomane ne sont donc jamais en mesure de porter un jugement conscient sur leur
propre conduite parce qu’ils sont privés de cette source d’information à la base même de ce
processus de conscience, nommément les affects. Il apparaît donc logique d’affirmer que
l’abstinence permet le recouvrement de la relation avec les affects alors que la sobriété
s’apparente à l’accession à l’identité par l’apprentissage qu’elle permet de l’utilisation des
affects dans le jugement conscient et autonome porté sur soi, sur sa conduite. Voilà le travail
qui attend le membre en rétablissement et le clinicien dans son travail éducatif de guidage du
membre en rétablissement.