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Alcoolisme, abstinence et sobriété

Alcoolisme, abstinence et sobriété

Pour entrer en soi-même,


il faut être armé jusqu’aux dents.
Paul Valéry

Mes années d’intervention clinique dans le milieu alcoolique et toxicomane,


particulièrement auprès de détenus du système carcéral canadien, m’ont permis l’examen de
la philosophie des Douze Étapes du mouvement des Alcooliques Anonymes. Nonobstant
l’efficacité certaine de cette approche devant toute problématique de consommation, c’est
avec régularité que j’ai par contre observé une grande confusion dans l’utilisation des termes
abstinence et sobriété, confusion tout de même importante si l’on considère la croyance
absolue des membres envers la littérature fournie par ce mouvement.

En effet, certains alcooliques et toxicomanes établissent une équation directe mais erronée
entre le temps depuis lequel ils ont mis fin à leur consommation et la sobriété, alors que
manifestement ils demeurent encore aux prises avec d'importantes perturbations affectives.
Par contre, d'autres membres définissent l’état actuel de leur condition par l’abstinence et ce,
malgré l’absence de toute consommation depuis plus de dix ans; les raisons invoquées par ces
derniers sont à l'effet de leurs difficultés résiduelles dans la gestion de leur vie affective, de
sorte qu’ils ne peuvent décrire leur condition de cheminement comme répondant à leurs
critères personnels de la sobriété. L’utilisation différente et parfois aléatoire de mêmes termes
pour décrire une telle différence dans le processus de rétablissement suggère à coup sûr un
besoin d’éclaircissement.

De plus, un autre aspect de cette nomenclature ajoute à la confusion. La définition même


du terme sobriété définit la présence d’une conduite caractérisée par une certaine modération,
une réserve, de sorte qu’un alcoolique ou un toxicomane qui maintient une consommation
modérée pourrait tout aussi bien clamer sa sobriété, ce qui lui attirerait probablement toute
une pléthore de remarques de la part de ses pairs, qui auraient tôt fait de lui rappeler les deux
conditions de son appartenance au mouvement que sont l’arrêt de la consommation de toute
substance ainsi que la volonté sincère et honnête de s’en sortir. L’abstinence doit donc faire
partie en tout temps et tout lieu du credo du membre et ce pour sa vie durant. Contrairement
au contenu de sa définition, la sobriété retient donc une mention implicite d’abstinence,
condition sine qua non d'accession ultérieure à la sérénité.

Se pourrait-il que les concepts de l’abstinence et de la sobriété possèdent en commun


l’arrêt puis le maintien de la consommation de toute substance, d’une part, et que d’autre part
le passage de l’abstinence à la sobriété, eu égard à la définition rigoureuse de cette dernière,
devienne alors lié au développement de la capacité d’une saine gestion de sa vie affective? En
d’autres termes, se pourrait-il qu’il faille concevoir l’abstinence comme la condition première
de l’accession aux affects (état de ce qui est ressenti), et la sobriété comme l’acquisition d'un
processus de gestion efficace d’une relation retrouvée avec sa vie affective? Une réponse
positive indiquerait à coup sûr une parfaite correspondance entre la sobriété et le processus
d'acquisition de son identité, compte tenu de l'importance de la gestion des affects que retient
ce concept. Voilà la démonstration que tente de faire cet article, à la lumière des
connaissances proposées par la psychologie.

Les origines de la consommation et l’impact de l’abstinence


L’examen du développement d’une problématique de consommation indique son
apparition habituelle lors du passage à la puberté. Tout porte à croire que l'explication réside
dans l’émergence graduelle des affects dans le champ de la conscience à cette période du
développement, de sorte que la consommation procure un soulagement marqué de la vie
affective, voire l'élimination complète de la présence d'une certaine souffrance de son propre
passé, à la différence cependant pour l’enfant roi chez qui la consommation vise
l'amplification pure et simple de son plaisir. Cette explication vaudrait également dans les cas
d’apparition tardive d’une telle problématique, où tout se passe comme si les affects
douloureux auraient finalement eu raison du processus défensif utilisé jusque-là pour
l’élimination de leur présence. Il arrive effectivement et assez fréquemment que des personnes
développent tardivement une problématique de consommation alors que la souffrance
affective générée par leurs difficultés de développement émerge à un âge plus tardif.

L’examen des origines de cette fuite des affects douloureux par la consommation indique
dans un second temps et la plupart du temps un développement dans une dysfonction
familiale caractérisée par la présence de l’alcoolisme parental et un abus de pouvoir de cette
autorité, génératrice de carences affectives et d'une destruction sévère et minutieuse de
l’image et de l’estime de soi chez l'enfant. Quoique cette règle de la présence d’un parent
alcoolique ne soit pas absolue, celle d’une dynamique piétinant gravement la personnalité de
l’enfant en croissance demeure constante.

Le drame de l’alcoolisme et de la toxicomanie dans une fuite de sa vie affective réside


particulièrement dans la généralisation de l'effet soporifique sur l’ensemble du contenu de la
vie affective. Non seulement ces problématiques éliminent-elles la présence de la culpabilité,
l’anxiété et l’angoisse à la base de la souffrance intérieure mais elles favorisent le
développement de l'agression et de la violence en plus d'annuler toute relation potentielle avec
l’ensemble des autres affects, nécessaires à la connaissance de soi et au développement de
l’équilibre de la personnalité. L’apparition de la consommation entraîne donc l’arrêt pur et
simple du développement de la vie affective; désormais incapables de toute relation avec leurs
affects, l'alcoolique et le toxicomane ne disposent donc plus de ce réservoir d'informations qui
pourrait leur permettre de ¨ressentir¨ ni qui ils sont ni les conséquences de leur conduite.

Cette annulation de toute relation avec sa vie affective par la consommation possède deux
conséquences dramatiques. Dans un premier temps, il devient impossible pour l'alcoolique et
le toxicomane de parvenir à une conscience efficace de soi. Incapable de ¨ressentir¨ ni qui ils
sont ni le résultat de leurs comportements, jamais n'entrent-ils en relation avec la culpabilité
ou le remords et jamais donc n'ont-ils à changer leur conduite. Demeurant rigides à souhait et
attribuant leurs difficultés à d'autres qu'eux-mêmes, c'est en piétinant les autres qu'ils
déambulent dans la vie et qu'ils protègent par le mensonge et la manipulation le frêle estime
qu'ils possèdent de leur personne. Incapables d'être perçus dans leur nudité affective, c'est
avec colère et rage, quand ce n'est pas par l'agression et la violence, qu'ils réagissent à toute
intrusion dans leur vie intérieure.

Dans un second temps, cette annulation de toute relation avec la vie affective leur interdit
tout développement possible de leur identité. La raison tient au fait du rôle essentiel des
affects dans ce processus dans le sens où l'efficacité de la conscience de soi dépend de ce qui
est ressenti à propos de soi. Comme ce processus d'acquisition de l'identité définit la tâche
principale de l'adolescence, en aucun temps donc l’alcoolique et le toxicomane ne peuvent-ils
dépasser ce stade de développement, peu importe l’âge chronologique atteint.

J’ai toujours été étonné de constater que ce ne sont pas tous les enfants d’une même
famille gravement perturbée qui deviennent alcooliques ou toxicomanes, que certains
parviennent effectivement à une adaptation autre que par le développement de cette
problématique, sans compter les enfants de la résilience avec leur capacité fascinante de
trouver leur salut dans les méandres de la destruction et parfois de la folie parentale.
L’explication semble liée au fait que lors du passage à la puberté et à l’adolescence, les
mécanismes de survie de certains parviennent avec une efficacité remarquable au
développement d’une personnalité dont la dynamique perturbée permet l’élimination de la
présence de ces mêmes affects douloureux, telles l’obsession compulsive, la compulsion, le
perfectionnisme ou l’hypertrophie de la vie logique et son corollaire, l’hypotrophie de la vie
affective, alors que tel n’est pas le cas pour l’alcoolique et du toxicomane qui demeurent
plutôt emmurés dans leur souffrance. Cette réaction adaptative par la consommation dote
cependant l'alcoolique et le toxicomane d’un avantage indéniable sur leur fratrie si l’on
considère les différentes étapes du cheminement thérapeutique : l'accession à l’abstinence
entraîne l’émergence rapide de leurs affects, alors que les autres perturbations de la
personnalité doivent tout d’abord et avant tout subir leur effritement pour permettre ensuite
l’accès ultérieur à leur vie affective.

Un des premiers impacts de l’abstinence sera donc de reprendre le développement de la vie


affective là où il avait été interrompu. L’alcoolique et le toxicomane auront donc pour ce faire
à franchir trois étapes bien précises dans leur rétablissement : l’apprivoisement de la
recrudescence des affects, c'est-à-dire apprendre à ressentir, leur identification, c'est-à-dire
apprendre à identifier puis à nommer toutes les nuances de ce qui est ressenti et finalement
leur utilisation dans un processus décisionnel maintenant respectueux de ce qui est ressenti à
propos d’eux-mêmes, c'est-à-dire accéder à l'équilibre par l'adoption de comportements
maintenant respectueux des affects. En d’autres mots, ils auront à inverser leur processus de
vie pour retourner à la base de tout développement harmonieux avec soi, tel que prévu par la
nature : de l’adoption d’une conduite efficace dans la fuite des affects, ils auront maintenant
l’immense tâche de l’apprentissage de leur respect dans le processus décisionnel ainsi que
dans le jugement maintenant conscient porté sur leurs façons d’être et d’agir. Au lien d'agir
dans un but de fuir toute possibilité de ressentir, ils devront respecter ce qu'ils ressentent dans
leur conduite.

En ce qui concerne plus précisément cette première étape de la recrudescence des affects,
l’abstinence permet en tout premier lieu l’émergence des peurs acquises tout au long du
développement, telles la peur de faire confiance, la honte, le doute, le rejet, le ridicule et
l’abandon, de même que la double conséquence de leur présence : la peur d’être soi et la
négation de soi. Lorsqu’on envisage le processus de construction de l’alcoolisme et de la
toxicomanie, il ne peut effectivement en être autrement : les observations indiquent que ces
peurs et la colère, voire la rage qui y sont associées se sont lentement superposées à la liberté
initiale et au pouvoir d’être soi. L’abstinence les conduit donc et obligatoirement au chemin à
rebours, c'est-à-dire entrer tout d'abord en relation avec les peurs pour ensuite récupérer leur
liberté et leur pouvoir d'être, puis développer leur pouvoir de se modifier eux-mêmes. Voilà
probablement ce que signifie cette expression si chère au mouvement des AA, Affronte tes
peurs.

Le passage de l’abstinence à la sobriété


Je me rappelle ici un échange avec un membre du mouvement des Alcooliques Anonymes,
lors d’une conférence de formation aux personnes œuvrant dans le programme d’aide aux
employés de la construction, à qui j’avais souligné en fin de discussion qu’il pourra qualifier
sa démarche actuelle de sobriété lorsqu’il parviendra à l’affrontement de sa peur d’être
ridiculisé et dominé, deux peurs acquises tout au long de son développement dans la
dysfonction familiale, par le partage à sa conjointe ne serait-ce que de 20% de tout ce qu’il
livrait de sa vie intérieure aux autres membres. Trois années plus tard, lors d’une autre
conférence aux membres du mouvement, cette même personne m’aborde de nouveau pour me
faire part que mes propos d’alors l’avaient fortement ébranlé et pour me partager la peur qui
le paralysait toujours quant à ce partage du contenu de ses affects à sa conjointe; à ce titre, il
ne se considérait maintenant plus sobre mais bien simplement abstinent. Ce membre du
mouvement des Alcooliques Anonymes ne consommait plus depuis 17 ans et il était toujours
confronté à l’emprise de peurs infantiles qui continuaient de gérer sa conduite depuis
l’enfance.

La sobriété, sous réserve des précisions ci-haut, ne définit pas dans le mouvement des AA
une consommation modérée et réservée de la substance. Leur interprétation de ce terme dans
la séquence du rétablissement abstinence - sobriété - sérénité favorise plutôt une définition
retenant la notion de respect de soi ainsi qu'une aisance à vivre avec soi, maintenant
caractérisée par l’absence de toutes pulsions à la consommation, par l’absence de cette soif
bien connue des membres en présence d’affects insupportables. La notion de sobriété inclut
donc le maintien de l’abstinence ainsi que l'apprentissage d'une saine gestion des relations
avec sa vie affective.

Comme l'abstinence et la sobriété impliquent invariablement l’entrée en scène des affects,


l’apprivoisement de leur présence ainsi que leur saine gestion, d’une part, et que d’autre part
l’accession à l’identité repose sur cette même gestion adéquate des relations unissant le
contenu de la vie affective, la conscience de soi et le processus décisionnel, force est
d’admettre que la sobriété s'apparente au processus d’acquisition de l’identité et que c’est la
constance d’un état d’harmonie de la relation avec ses affects qui deviendrait la condition de
l’accession ultérieure à la sérénité. Il revient donc à la sobriété de combler l’écart, parfois
gigantesque, entre la maturité chronologique et la gestion infantile de l’affectivité pour que
daigne se développer l'identité, condition essentielle à tout accès de compétence dans
l'intimité.

Ces affirmations concernant un parallèle entre la sobriété et l’accession à l’identité


trouvent leur confirmation dans la présence chez cette dernière des différentes facettes de la
conduite humaine. Pour reprendre ici ce volet de la théorie psychosociale d’Erikson, un
individu atteint son identité lorsque ce qu'il est et fait se rapproche de ce qu'il a la sensation de
devoir être et faire, formulation qui souligne bien la contribution de l’affectivité, la logique, la
conscience et le comportement, ainsi que dans leur harmonie psychodynamique.

On voit clairement ici que la notion d’identité implique notamment la capacité de faire de
soi son propre objet d’observation et de juger de soi-même par soi-même par une utilisation
de l’information que recèlent les affects et ce, dans un état de conscience de soi. L’apport de
l’affectivité est ici capitale dans ce processus de croissance puisque c’est à partir des affects
que s'enracine l’essence du jugement porté sur soi et que se proclame la présence ou l’absence
de cette harmonie entre ce qui est fait de soi et ce qui se doit de l’être.

L’alcoolisme et la toxicomanie définissent donc des états qui sont en parfaite opposition
avec ce que réclame l'état de l’identité : en fuyant le contenu de leur vie affective, l’alcoolique
et le toxicomane ne sont donc jamais en mesure de porter un jugement conscient sur leur
propre conduite parce qu’ils sont privés de cette source d’information à la base même de ce
processus de conscience, nommément les affects. Il apparaît donc logique d’affirmer que
l’abstinence permet le recouvrement de la relation avec les affects alors que la sobriété
s’apparente à l’accession à l’identité par l’apprentissage qu’elle permet de l’utilisation des
affects dans le jugement conscient et autonome porté sur soi, sur sa conduite. Voilà le travail
qui attend le membre en rétablissement et le clinicien dans son travail éducatif de guidage du
membre en rétablissement.

Gilbert Richer Psychologue

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