Vous êtes sur la page 1sur 133

Méditer sur

les perceptions

Dix pratiques thérapeutiques


pour développer l’attention

Bhante Gunaratana

Avant-propos de Bhikkhu Bodhi


DÉDICACE

Ce livre est dédié à Gilbert Gauché qui a longtemps été le traducteur de Bhante
Gunaratana et son plus fidèle représentant en France.
Gilbert nous a quittés le jeudi 14 mai 2015, jour de l’Ascension. Il a été fidèlement
accompagné jusqu’au bout par sa famille, par ses amis et par ses élèves dans le Dharma
qui lui vouent une immense reconnaissance. Grande joie pour lui : il a même pu, sur son
lit d’hôpital, parler au téléphone à Bhante Gunaratana qui a continué à l’encourager, par
la suite, à travers plusieurs messages.
À l’annonce de sa mort, Bhante m’a écrit : « Comme Gilbert et ceux qui l’ont précédé,
nous devons tous faire face à la nature intrinsèquement changeante de la vie. Il nous
manquera mais l’important, pour nous tous, était qu’il quitte ce monde en paix. Il a
accompli de nombreuses actions méritoires qui permettront que l’on se souvienne de lui
pendant très longtemps. »
Bhante a ensuite ajouté : « Veuillez reprendre les projets de traduction ». C’est ce que
m’avait déjà demandé Gilbert. C’est donc avec beaucoup d’amitié et de gratitude que
cette traduction a été réalisée pour vous.
Jeanne Schut
le 1er octobre 2015
Table des Matières
Avant-propos du Vénérable Bhikkhu Bodhi
Remerciements 8
Introduction 9
Commencer à méditer 12

Partie 1 : La perception 14
1. Qu’est-ce que la perception ? 15
La perception et les agrégats 18
La méditation sur la perception et les agrégats 18
Pourquoi est-il important que la perception soit impartiale ?
2. La perception déformée 21
Comme un mirage 22
Les nœuds de la perception 24
3. La perception purifiée 27
L’attention purifie la perception 28
La perception purifiée et la voie 30
La fin de la perception 32

Partie 2 : Les dix perceptions thérapeutiques 35


4. La perception de l’impermanence 36
5. La perception de l’impersonnalité 42
6. La perception des impuretés 44
7. La perception du danger 48
8. La perception du renoncement 50
9. La perception du détachement des passions 52
10. La perception de la cessation 54
11. La perception du manque d’attrait du monde entier 56
12. La perception de l’impermanence de toutes les formations mentales 58
13. L’attention à la respiration 60
La pure perception de la respiration pure 60
Les quatre fondements de l’attention 61
Les sept facteurs d’Éveil 65

Partie 3 : Méditer sur la perception 68


14. Méditation : L’impermanence et les six objets des sens 69
15. Méditation : L’esprit change, lui aussi 73
16. Méditation : Les clés de notre délivrance 75
17. Méditation : L’interdépendance des phénomènes 77
18. Méditation : Voir l’impermanence avec la profondeur de la pleine
conscience 79
19. La liberté 82

Annexe : Le Girimānanda Sutta (AN 10:60) 84


Glossaire 88
À propos de l’auteur 92
Avant-propos
L’enseignement bouddhiste fondamental sur les Quatre Nobles Vérités
démontre que c’est l’avidité, le désir aveugle de plaisir égocentrique, qui est
à la source de toute souffrance et qui entraîne sans cesse la roue de la
naissance et de la mort, le samsāra. Pourtant, dans d’autres enseignements,
le Bouddha fait remarquer que la relation de cause à effet entre avidité et
souffrance n’est pas immuable. Le désir est lui-même conditionné ; il
provient d’une racine encore plus profonde appelée « ignorance ». Le mot
pāli pour « ignorance », avijjā, est privatif ; il signifie l’absence de
connaissance juste (vijjā). Cela indique que ce qui sous-tend le désir et les
autres émotions négatives comme la haine, la colère, l’orgueil ou l’envie,
est une défaillance dans la connaissance. Nous dérivons dans le courant du
désir parce que nous ne comprenons pas les choses correctement, parce que
nous manquons de cette « connaissance et vision des choses telles qu’elles
sont réellement ».
Bien que le mot « ignorance » soit une négation, dans le tourbillon de
notre vie quotidienne, l’ignorance assume un rôle actif avec, pour
conséquence, des distorsions dans la compréhension qui inversent
complètement notre vécu dans le monde. Dominées par l’ignorance, nos
facultés cognitives filtrent le monde de telle sorte que des choses qui sont
en réalité impermanentes, insatisfaisantes, impersonnelles et répugnantes
nous apparaissent sous un jour radicalement opposé, c’est-à-dire
permanentes, agréables, personnelles et désirables. Ces « inversions » – ou
modes de cognition déformés – opèrent à plusieurs niveaux. Au niveau le
plus basique, elles déterminent nos opinions arrêtées ; plus profondément,
elles infestent nos concepts et nos pensées ; et, au plus profond, elles
gouvernent même nos perceptions. Ainsi, non seulement notre conception
des choses est déformée mais nous percevons même le monde qui nous
entoure et, plus intimement, notre propre être, comme le témoignage de ces
notions erronées de permanence, de plaisir, de soi personnel et de beauté
sensorielle.
Dans ce processus, nous pouvons discerner un schéma complexe de
causalité. En dessous du seuil de la présence consciente, l’ignorance
s’infiltre dans nos perceptions et, à partir de là, s’étend à nos pensées et à
notre regard sur les choses avec, pour résultat, une déformation dans notre
façon de comprendre les choses. Ces déformations dans la compréhension
provoquent et renforcent le désir ainsi que l’attachement, l’aversion,
l’orgueil et autres émotions qui obscurcissent l’esprit, ce qui, ensuite,
resserre encore davantage nos liens au cycle de la naissance et de la mort
qui ne cesse de se répéter. Et, tandis que nous errons d’une vie à l’autre,
nous retrouvons toujours les myriades de formes de la souffrance : le
vieillissement, la maladie et la mort, le chagrin, le découragement et le
désespoir.
Du fait de ce schéma de causalité, la voie de la libération de la souffrance
implique non seulement un effort délibéré et soutenu pour résister à l’attrait
du désir mais, en parallèle, une tentative de transformer notre mode de
cognition. Le but ultime quand on avance sur la voie du Bouddha, c’est de
parvenir à une percée cognitive qui arrache l’ignorance des replis profonds
de l’esprit où elle se niche. Ceci exige une stratégie soigneusement étudiée.
Pour remporter la victoire finale, il est nécessaire de briser le lien causal
1
entre ressenti et avidité – comme souligné dans de nombreux sutta – mais
aussi d’inverser la séquence qui mène de l’ignorance à la vision déformée.
Autrement dit, nous devons transformer nos perceptions. Celles-ci doivent
être réorientées de sorte que, au lieu de voir les choses d’une manière qui
renforce l’avidité et les autres attitudes négatives, nous les percevions d’une
manière qui affaiblisse le désir et finisse par éliminer complètement
l’ignorance.
La voie de la libération ultime peut donc être comprise en partie comme
un processus qui permet d’apprendre à identifier les perceptions déformées
et à les remplacer par des perceptions correctes. C’est un programme
exigeant d’entraînement de l’esprit mais les discours du Bouddha nous
donnent toutes les indications nécessaires pour développer des perceptions
justes. Ces perceptions (saññā) sont, en même temps, des contemplations.
En fait, le mot pāli anupassanā, généralement traduit par « contemplation »,
signifie littéralement « proche et répété » (anu) et « voir » (passanā). C’est
cet entraînement à voir les choses de près, de manière soutenue et répétée
au fil du temps, qui aboutit à vipassanā, la vision pénétrante ou « regard
spécial ». Et c’est la vision pénétrante qui mène à la sagesse de la voie qui
transcende le monde, laquelle porte les fruits de la libération ultime.
Parmi les premiers recueils des discours du Bouddha, l’accent sur
l’entraînement à la perception juste est particulièrement marqué dans
l’Aṅguttara Nikāya – le recueil des Discours Supplémentaires ou Discours
Numériques – où l’ordre des chapitres est régi par un schéma numérique
ascendant, depuis les Un jusqu’aux Onze. Plusieurs séries de textes tout au
long des derniers chapitres de ce recueil soulignent le rôle salutaire de la
2
transformation de la perception dans la réalisation du nibbāna . La série
commence avec Le Livre des Cinq où le Bouddha introduit deux groupes de
cinq perceptions dont il dit : « Quand elles sont développées et cultivées,
elles sont très fructueuses et bénéfiques ; elles aboutissent au dépassement
de la mort ; le dépassement de la mort est leur ultime accomplissement »
(5:61, 5:62). Dans Le Livre des Sept, nous retrouvons deux séries de sept
perceptions qui culminent dans le dépassement de la mort (7:48, 7:49), et de
même dans Le Livre des Neuf (9:16) et Le Livre des Dix (10:56, 10:57).
Dans la tradition bouddhiste existante du Theravada, le discours le plus
célèbre du Bouddha sur la transformation des perceptions est le
Girimānanda Sutta (Aṅguttara Nikāya 10:60). Dans ce sutta, le Bouddha
enseigne dix perceptions qui sont, en réalité, différentes formes de
contemplation. Il ne se contente pas de les énumérer – comme dans les sutta
plus courts mentionnés plus haut – mais il explique brièvement ce que
chaque perception implique en tant que pratique. Le sutta peut ainsi être
considéré comme un condensé de thèmes de méditation. Mais il est aussi
devenu populaire pour une autre raison : parce qu’il a été transmis comme
un « talisman » (paritta), source de bénédictions et moyen de guérison.
Comme nous l’apprend l’histoire de ce sutta, le Bouddha a enseigné les dix
perceptions à l’intention d’un moine du nom de Girimānanda décrit comme
étant « gravement malade », peut-être sur le point de mourir. Et il est
indiqué qu’à la fin de l’exposé, lorsque Girimānanda a su ce que le
Bouddha avait déclaré sur les dix perceptions, il a effectivement guéri de sa
maladie.
La méditation bouddhiste a fait son entrée dans la culture occidentale
contemporaine par le biais de la pratique de la « mindfulness » ou « pleine
conscience », laquelle est souvent sortie de son contexte originel et
présentée comme une discipline purement laïque. Aujourd’hui, elle n’est
pas seulement enseignée comme un moyen d’atteindre une vision
profondément libératrice mais elle a des objectifs fixés par les valeurs de
notre société de consommation tels que succès matériel, santé physique,
popularité et plus grande efficacité dans le travail. Si les enseignements du
Bouddha sont destinés à être transplantés correctement dans leur nouvel
environnement culturel, les pratiques de méditation fondamentales doivent
être mises à disposition dans leur totalité et enseignées à la lumière de la
compréhension philosophique bouddhiste. Le Girimānanda Sutta répond
parfaitement à cet objectif. Les dix perceptions enseignées dans le sutta
couvrent un large éventail qui s’étend de la perception de l’impermanence
et de l’impersonnalité aux contemplations qui mènent à l’apaisement des
passions telles que la perception de la nature « impure » du corps et celle du
« danger » lié à notre vulnérabilité à la maladie et au vieillissement. Elles
incluent des méditations-réflexions sur le nibbāna et sur l’attention à la
respiration, outils qui permettent de développer à la fois le calme mental et
la vision pénétrante.
Le moment est venu d’expliquer en détail les thèmes de méditation
esquissés dans le Girimānanda Sutta pour ceux qui cherchent à mieux
connaître le vaste éventail de pratiques méditatives enseignées dans les
discours originaux. Avec ce livre, Bhante Gunaratana, maître de méditation
très aimé et hautement respecté, a admirablement comblé ce manque.
3
« Bhante G » , comme on le surnomme affectueusement, possède toutes les
compétences nécessaires pour remplir cette tâche. En tant que moine
d’origine sri-lankaise, il est profondément enraciné dans la tradition
4
bouddhiste en pāli, en particulier les enseignements du Sutta Pitaka dans
lesquels il a baigné tout au long de sa formation dans des institutions
monastiques au Sri Lanka. Cependant, comme il vit aux États-Unis depuis
quarante-cinq ans, il connaît la culture américaine aussi bien que n’importe
quel natif de New York, de Los Angeles ou du Midwest. Ses précédents
livres sur la méditation ont connu un immense succès et il dirige des
retraites de méditation depuis des dizaines d’années aux États-Unis et dans
le monde entier.
Avec ces qualifications, il entreprend ici la tâche d’expliquer le regard
bouddhiste sur la « perception » en insistant, d’une part, sur son rôle négatif
en tant qu’instrument de compréhension erronée, source de souffrance, et,
d’autre part, sur son rôle positif en tant qu’aide sur la voie de la libération.
Il centre le livre sur un exposé du Girimānanda Sutta qu’il explique avec sa
clarté coutumière, dans un langage simple et direct qui parle à tous. Il
souligne régulièrement la façon dont ces modes de contemplation sont liés à
notre vécu quotidien. De plus, il explore un sujet rarement abordé par les
commentaires traditionnels sur ce sutta : comment ces thèmes de méditation
peuvent conduire à la guérison de la maladie – but premier du Bouddha
lorsqu’il a expliqué les perceptions pour le moine Girimānanda.
Bhante Gunaratana redonne vie à cet ancien discours du Bouddha pour le
lecteur d’aujourd’hui en nous montrant comment ces enseignements donnés
il y a 2600 ans sont toujours d’actualité en notre siècle de confusion et
d’insécurité. Que ces perceptions soient capables ou pas de guérir la
maladie est secondaire. Ce qui importe avant tout, c’est qu’elles peuvent
guérir la maladie la plus débilitante de toutes : l’ignorance inhérente aux
distorsions mentales et au regard négatif que nous portons sur nous-mêmes
et sur le monde dans lequel nous vivons.

Vénérable Bhikkhu Bodhi


Remerciements
Je suis extrêmement reconnaissant à Steve Sonnefeld pour le don
généreux qu’il fait de son temps et de sa patience. Ce livre n’aurait pas vu
le jour sans le long et dur travail qu’il a accompli tout au long de son
écriture.
Je remercie Douglas Imbrogno pour son aimable assistance dans la
préparation du manuscrit pour les éditions Wisdom. Ma reconnaissance va
aussi à Brenda Rosen pour son minutieux travail de montage, ainsi qu’à
Josh Bartok et Andy Francis pour leurs nombreuses suggestions qui ont
permis d’affiner le texte et de publier cet ouvrage.
Je remercie également le Vénérable Ethkandawaka Saddajeewa d’avoir
suggéré que j’entreprenne la rédaction d’un livre sur ce thème.
Enfin, ma gratitude va au Vénérable Bhikkhu Bodhi qui a eu la grande
bonté d’accorder un peu de son temps si précieux pour écrire un Avant-
Propos.
Bhante Henepola Gunaratana
Centre de Méditation de la Forêt
Bhavana Society
Virginie Occidentale, États-Unis
Avril 2012
Introduction
Dans ce petit livre, je mets l’accent sur la façon dont la perception peut
être utilisée comme objet de méditation. Dans les enseignements
bouddhistes, la perception est l’un des constituants fondamentaux de
l’ensemble corps-esprit. Elle inclut les informations que nous recevons de
nos cinq sens et de la pensée, l’imagination et autres sources intérieures,
ainsi que la façon dont l’esprit traite et interprète ces informations. De
même que les quatre autres composantes du corps et de l’esprit décrites par
le Bouddha (la forme corporelle, les ressentis, la pensée et la conscience
sensorielle), la perception peut être entraînée et parfaitement purifiée grâce
à la pratique de la méditation. Quand nous comprenons ce qu’est la
perception et l’impact qu’elle a sur notre vie, nous pouvons l’utiliser,
comme n’importe quel autre objet de méditation, pour venir à bout des
façons négatives de penser et d’agir, et pour grandir sur le plan spirituel.
Le Girimānanda Sutta (Anguttara Nikaya, 10:60) est l’une des sources
importantes des enseignements du Bouddha sur la perception. Comme le dit
ce sutta, tandis que le Bouddha vivait à Savatthi, ville de l’Inde ancienne, le
Vénérable Girimānanda, l’un de ses moines ou bhikkhu, fut affligé d’une
maladie douloureuse. Le proche disciple du Bouddha, le Vénérable Ananda,
vint lui demander s’il voulait bien aller voir Girimānanda par compassion
pour sa souffrance. Au lieu de cela, le Bouddha demanda à Ananda d’aller
lui-même voir Girimānanda et de lui parler des dix perceptions. Il a ajouté :
« Il est possible qu’ayant entendu cet enseignement sur les dix perceptions,
Girimānanda guérisse aussitôt de son mal. »
Ces dix perceptions, que je développerai plus loin en détail, sont avant
tout une technique de méditation. La dixième perception, l’attention à
l’inspiration et à l’expiration est elle-même une pratique de méditation
complète. Quand nous avançons dans la pratique de la méditation sur les
dix perceptions, nous entraînons l’esprit à dépasser la perception ordinaire,
superficielle, pour aller vers la vision éveillée qui mène à la libération
définitive de la confusion et du malheur.
En réalité, les instructions du Girimānanda Sutta nous demandent de
nous engager dans deux types de méditation. Peut-être sommes-nous plus
habitués à la première technique que le Bouddha a appelé samatha ou
méditation de la concentration. Parfois traduite comme « méditation de la
tranquillité » ou « demeurer dans le calme », la méditation samatha
implique d’axer doucement l’esprit vers un seul objet, intérieur ou extérieur,
comme la flamme d’une bougie, une prière ou psalmodie, une image du
Bouddha ou, simplement, comme dans le Girimānanda Sutta, sur le cycle
régulier de notre inspiration et de notre expiration. Tandis que l’esprit se
pose doucement sur cet unique point de focalisation, notre agitation
émotionnelle ordinaire s’apaise, l’esprit cesse de s’agiter de manière
incontrôlée pour devenir calme et serein.
Le second type de méditation s’appelle vipassanā ou « méditation de la
vision profonde ». Dans cette technique, nous utilisons l’attention pour
augmenter notre capacité à être clairement conscients de ce qui se présente
dans l’instant. Au fil des années de pratique de vipassanā, la focalisation de
l’esprit permet de pénétrer progressivement le mur de l’illusion qui sépare
la conscience ordinaire de la claire compréhension de la façon dont nous
existons. Tandis que notre vision s’approfondit, nous prenons conscience
que rien en nous – que ce soit le corps, les ressentis, les perceptions, les
pensées ou la conscience sensorielle – n’est aussi concret et permanent que
nous le croyons généralement. Comme tout le reste, ces composants
changent tout le temps et, de ce fait, engendrent cet inconfort ou mal-être
que le Bouddha a appelé dukkha, mot généralement traduit par « souffrance
».
Le processus fondamental de la méditation sur la perception est très
simple. Nous utilisons d’abord la méditation de la tranquillité pour nous
calmer et nous centrer, puis la méditation de la vision pénétrante pour
comprendre plus clairement comment nous percevons généralement notre
corps et notre esprit ainsi que le monde qui nous entoure. À notre grand
étonnement, nous découvrons que notre façon de ressentir les choses et d’y
réfléchir – qui nous semble tellement sûre et fiable – est, en fait, très
sérieusement déformée ou erronée. Ainsi, au lieu de nous apporter clarté
d’esprit et joie, elle n’engendre que confusion et malheur. Voir et
comprendre cela nous incite à nous engager plus avant dans la pratique de
la méditation dans le but de développer une perception purifiée, comme
l’explique le Bouddha. Le résultat de ces efforts est que nous progressons
sur la voie qui mène à la libération définitive de la maladie, de la confusion
et de toutes les autres formes de souffrance physique et mentale.
Ces deux types de méditation font l’objet de mon enseignement et de mes
écrits depuis de nombreuses années. Dans Méditer au Quotidien, je présente
une méditation de l’attention à travers des instructions simples et
progressives. La méditation de l’attention – ou « pleine conscience »
comme on l’appelle aujourd’hui, où elle est enseignée et pratiquée à grande
échelle pour soulager le stress, relaxer et guérir – est en réalité vipassanā,
c’est-à-dire la méditation de la vision pénétrante. C’est un ensemble
d’activités mentales dont le but est de développer une conscience
ininterrompue de ce qui se passe d’instant en instant. Dans Les Huit
Marches vers le Bonheur, j’encourage le lecteur à utiliser la méditation de
l’attention pour progresser sur l’Octuple Sentier du Bouddha qui mène de la
souffrance au bonheur durable. Dans Initiation à la Méditation Profonde,
j’explique comment la méditation de la concentration peut nous aider à
transcender le niveau de conscience ordinaire et à atteindre des états
mentaux extrêmement purifiés et lumineux sur la voie. Mon dernier livre,
Les Quatre Fondements de la Pleine Conscience, analyse le Satipatthana
Sutta, l’enseignement le plus succinct et le plus clair du Bouddha sur la
méditation de l’attention.
Bien que chacun de ces livres propose toutes les instructions de
méditation nécessaires, le sujet est tellement important que je souhaite
conclure cette introduction par une façon simple de pratiquer samatha (la
méditation de la concentration) extraite du Girimānanda Sutta, de façon à
ce que le lecteur puisse essayer de méditer par lui-même. Ceux qui ont
besoin d’être guidés de manière plus précise ou qui sont face à des
problèmes de douleur physique, de distraction mentale ou autres, trouveront
certainement des réponses dans Méditer au Quotidien. Comme je l’ai dit, le
Girimānanda Sutta propose également une méthode de vipassanā ou
méditation de la vision pénétrante. Fondamentalement, le sutta montre
comment une association de la concentration et de la vision pénétrante peut
nous permettre d’obtenir une santé mentale éclatante de même que la
guérison physique et émotionnelle. Dans cette optique, ce livre inclut
plusieurs séries d’instructions progressives pour s’engager dans la
méditation de l’attention sur la perception de l’impermanence.
Le lecteur peut s’attendre à tout un éventail d’effets positifs dès qu’il
s’engage dans la méditation sur la perception. Au quotidien, développer
l’attention peut nous aider à vaincre les attitudes mentales perturbatrices
telles que la colère, l’avidité et la jalousie, et à développer des sentiments
sains et positifs tels que la patience, la bienveillance et la paix de l’esprit.
Nous commençons à observer de manière plus impartiale et plus objective
ce qui se passe dans notre esprit et dans le monde qui nous entoure. De ce
fait, nous pouvons plus facilement éviter les situations qui pourraient causer
de l’angoisse ou du chagrin.
Sur le plan spirituel, la méditation sur la perception nous aide à
progresser régulièrement sur la voie de la libération de la souffrance. Elle
peut également avoir de réels effets thérapeutiques. On pourrait dire que le
Girimānanda Sutta n’est pas une pratique de guérison par la foi mais par la
vérité. Voilà à peu près comment cela fonctionne : quand nous entendons la
vérité, nous nous réjouissons ; quand nous apprécions la vérité entendue,
notre vision pénétrante s’approfondit et l’esprit incite le cerveau et le corps
à générer des substances chimiques thérapeutiques. Bien que la méditation
ne doive jamais être considérée comme un substitut au traitement médical,
de nombreuses personnes ont trouvé que c’était une thérapie efficace pour
compléter les soins classiques.
Dans ce livre, nous commencerons par analyser la façon dont fonctionne
la perception et sa place dans la description que le Bouddha fait de la
réalité. Ensuite, nous nous tournerons vers le Girimānanda Sutta et
examinerons en détail les dix perceptions que le Bouddha a demandé à
Ananda d’exposer à Girimānanda. Pour chacune d’elles, je commencerai
par une citation extraite du sutta pour que le lecteur puisse être en contact
direct avec les paroles du Bouddha. Pour finir, nous étudierons comment
utiliser la technique de la méditation pénétrante sur la perception que le
Bouddha a prescrite à Girimānanda à des fins de guérison personnelle et
spirituelle. Mais commençons par le sutta lui-même pour des conseils
pratiques de méditation.
Commencer à méditer
Les premières instructions de méditation données dans le Girimānanda
Sutta sont d’une simplicité trompeuse. Comme le Bouddha l’a expliqué à
Ananda, dans l’attention à la respiration, le méditant agit ainsi :

« [Il] part dans la forêt, au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée
et s’assoit. Ayant croisé les jambes, redressé le dos et établi son
attention devant lui, simplement attentif, il inspire, simplement
attentif, il expire. Quand il inspire longuement, il est conscient :
‘J’inspire longuement’ ; quand il expire longuement, il est
conscient : ‘J’expire longuement’. Quand il inspire brièvement, il est
conscient : ‘J’inspire brièvement’ ; quand il expire brièvement, il est
conscient : ‘J’expire brièvement’. »

En nous basant sur ces instructions, comment devons-nous commencer à


méditer ?
Aller dans un lieu tranquille. Le Bouddha a suggéré une forêt, le
pied d’un arbre ou une cabane isolée mais l’endroit doit
simplement permettre d’être seul et loin des soucis quotidiens.
Emporter un téléphone portable ou un ordinateur ne serait pas
d’une grande utilité pour développer la concentration ! Pour
concentrer notre attention, nous devons éviter les distractions
aussi bien intérieures qu’extérieures.
Prendre une posture stable et confortable. Le Bouddha a
recommandé de s’asseoir, de croiser les jambes et de redresser le
dos. Aujourd’hui, de nombreuses personnes pratiquent la
méditation jambes croisées par terre, assises sur un coussin. Mais
il est également possible de méditer assis bien droit sur une chaise
ou même, si les circonstances s’y prêtent, debout, en marchant ou
allongé. Le but est que le corps soit posé et détendu, et que la
posture puisse être facilement maintenue pendant assez longtemps
sans avoir à bouger ou à la réajuster.
Porter l’attention à l’instant présent. Comme le Bouddha l’a
exprimé, nous devons poser l’attention « devant nous ». Nous
suivons cette instruction en nous souvenant que le passé est passé
et que le futur n’est pas encore arrivé. Le seul moment où nous
pouvons être vraiment présents est juste devant nous ; c’est le
moment qui est en train de se produire maintenant.
Concentrer l’esprit sur la respiration qui entre et sort.
Focaliser l’attention sur un point unique permet à l’esprit de se
poser. Le meilleur endroit pour ressentir le mouvement de la
respiration est le point où l’air touche ou frotte le bord des narines
pendant l’inspiration et l’expiration.
Prendre conscience que la respiration est parfois longue et
parfois brève. Cette instruction ne signifie pas que nous devrions
essayer de contrôler notre respiration en nous efforçant de prendre
des inspirations et des expirations longues ou courtes. Nous
devons simplement être attentifs aux changements de rythme
naturels qui se produisent au cours de la respiration. La méditation
bouddhiste n’est pas un exercice de respiration. Nous utilisons
plutôt le souffle – qui nous accompagne partout – comme point de
focalisation pour l’esprit de façon à pouvoir développer
concentration et attention.
Être doux et persévérant. On dit souvent que la méditation est
une « pratique ». Ce mot nous rappelle que nous ne pouvons pas
nous attendre à devenir des experts en méditation dès le premier
essai, ni même le second, le troisième ou le dixième. Choisissez
un moment de la journée où il vous est possible d’être au calme,
sans distractions. De nombreuses personnes trouvent que les bons
moments sont le matin de bonne heure, avant de se lancer dans les
occupations de la journée, ou bien dans la soirée, s’ils arrivent à
se sentir encore vifs et alertes. Faire en sorte de méditer chaque
jour à une heure régulière, dans un endroit spécifique, est une
manière agréable d’encourager et de soutenir notre pratique.
Être flexible et positif. Assurez-vous que le moment consacré à
la méditation soit assez long pour donner à l’esprit le temps de se
poser. Les gens trouvent généralement qu’il est bon de méditer
vingt ou trente minutes par jour mais même cinq ou dix minutes
peuvent faire du bien, les jours où l’on est particulièrement
occupé. Normalement, plus on reste assis longtemps à se
concentrer sur la respiration, plus on se sent détendu et serein. Si
on considère la méditation comme une obligation ou une corvée,
elle ne nous aidera pas beaucoup. Elle doit plutôt être une activité
que nous avons hâte de retrouver et qui nous donne de la joie à
cause de la détente et du bien-être qu’elle procure au corps et à
l’esprit, et du fait qu’elle nous aide énormément sur un plan
personnel et spirituel.
Partie 1: La perception
1. Qu’est-ce que la perception?
Pour le Bouddha, la perception est pure et simple : quand les yeux voient
un objet, ils le voient tel qu’il est, sans l’embellir. Comme il l’a expliqué à
ses moines dans les Discours Groupés (Samyutta Nikaya) :

« Et pourquoi l’appelle-t-on ‘perception’ ? Elle perçoit, elle est donc


appelée ‘perception’. Et que perçoit-elle ? Elle perçoit le bleu, elle
perçoit le jaune, elle perçoit le rouge, elle perçoit le blanc. Elle
perçoit, elle est donc appelée ‘perception’. »
Le type de perception qui transmet une information comme la couleur
d’un objet est appelé « perception visuelle ». Comme l’a expliqué le
Bouddha, le processus de la perception visuelle fonctionne ainsi : quand un
œil ouvert rencontre une forme ou un objet visuel, comme une fleur par
exemple, la conscience apparaît dans l’esprit. Lorsque les trois facteurs se
rencontrent (l’œil, la fleur et la conscience), on dit qu’il y a un « contact ».
Déterminé par ce contact, un ressenti apparaît. Le ressenti est l’un des cinq
facteurs qui constituent le mental : contact, ressenti, perception, pensée et
attention. Ce que nous ressentons, nous le percevons. Ensuite, nous pensons
à ce qui a été perçu. La pensée commence le processus du jugement qui
entraîne la prolifération mentale.
Imaginez, par exemple, que vous ayez une fleur sous les yeux. Dès que
vos yeux s’ouvrent, ils entrent en contact avec la fleur. La conscience
visuelle apparaît aussitôt. Du fait de ces trois éléments – les yeux, la fleur et
la conscience visuelle – le contact visuel se produit. À ce moment-là, des
ressentis agréables, désagréables ou neutres vont apparaître, déterminés par
ce contact visuel. À ce stade, l’esprit a perçu ou pris conscience de la fleur.
Des pensées comme : « J’aime cette couleur » ou « Je n’aime pas cette
couleur » apparaissent dans l’esprit, déterminées par la couleur – bleu,
jaune, rouge ou blanc. Déterminé par la couleur des fleurs que nous avons
vues dans le passé ou de la couleur des fleurs que nous pourrions voir à
l’avenir, notre esprit commence à produire d’innombrables pensées. La
prolifération de la pensée peut aller dans de nombreuses directions
différentes selon la forme et la taille de la fleur, selon ce qu’elle peut
signifier pour nous, sa composition chimique, son utilisation, l’endroit où
elle pousse, la façon dont elle pousse, etc. La prolifération mentale
fonctionne de la même manière avec les sons, les odeurs, les saveurs, le
toucher et les pensées. Par conséquent, la perception visuelle est, en réalité,
la rencontre entre les yeux, la forme, la conscience, le contact, l’attention et
le ressenti.
Le mot « conscience » se réfère ici, bien sûr, à l’esprit et à ses activités.
C’est la base qui permet à d’autres facteurs mentaux de fonctionner. Le
contact apparaît seulement quand les sens, les objets sensoriels et la
conscience sont présents. L’attention est un facteur mental qui pousse
délibérément la conscience à se focaliser sur un objet particulier. Le ressenti
est suivi par la perception. Ensuite, nous pensons à ce qui est perçu. Le fait
de penser est un état d’esprit intentionnel qui inclut à la fois des pensées et
des réactions émotionnelles. Si la conscience n’est pas présente, il n’y a ni
ressenti, ni perception, ni pensée, ni attention.
Les mêmes processus mentaux se déroulent pour tous nos sens. La
pensée bouddhiste considère qu’il y a six organes des sens : les yeux, les
oreilles, le nez, la langue, le corps et l’esprit. Ainsi, par exemple, la
rencontre entre les oreilles, un son, la conscience, le contact et le ressenti
éveille la perception du son. De la même manière, la rencontre du nez avec
une odeur, de la langue avec une saveur, du corps avec un toucher, et de
l’esprit avec un objet mental (comme une idée, une pensée, une image
mentale ou une émotion) éveille la conscience, le contact, le ressenti,
l’attention et, par conséquent, la perception.
Le rôle de la perception est la cognition. Autrement dit, elle reconnaît les
objets. Du fait que le processus de la cognition se produit si rapidement,
nous ne réalisons généralement pas que chaque acte de perception implique
une série d’étapes mentales internes qui nous permettent de comprendre les
choses. De fait, la perception se produit dans l’esprit. Au niveau le plus
simple, la méditation sur la perception nous donne l’occasion de devenir
conscients du rôle que l’esprit et ses activités jouent en déterminant nos
perceptions et, plus important encore, en déterminant ce que nous disons et
faisons en réaction à nos perceptions.
Si la perception est tellement importante, c’est parce que, en plus de
déterminer les caractéristiques apparentes des objets ou des images
mentales comme leur couleur, leur forme, leur taille ou leur degré de dureté,
la pensée qui suit la perception évalue également si les choses que nous
percevons sont agréables, désagréables ou ni l’un ni l’autre. Le Bouddha a
enseigné que le désir ou l’avidité apparaît naturellement dans un esprit non
entraîné quand il entre en contact avec ce qu’il estime être agréable, beau
ou attirant. Le rejet ou l’aversion apparaît quand l’esprit entre en contact
avec ce qu’il considère comme désagréable, laid ou repoussant. En général,
nous ne faisons guère attention à ce que nous percevons comme ni agréable
ni désagréable. Comme nous le découvrons avec la méditation, les objets
sensoriels ne sont fondamentalement ni beaux ni laids, ni agréables ni
désagréables, ni attirants ni repoussants. Ce sont les pensées sur ce qui est
perçu qui évaluent, catégorisent et dictent nos réactions.
Quand nous examinons le processus de la perception avec une attention
minutieuse, nous prenons conscience que la perception opère sur la base
d’informations antérieures qui ont été stockées dans l’esprit. Les souvenirs
et les expériences passées incitent l’esprit à imaginer des raisons qui
expliquent pourquoi nous croyons qu’une chose que nous percevons est
belle ou laide. Il existe aujourd’hui tout un système d’éducation – des cours
d’appréciation de la musique et de l’art, par exemple, et même des
émissions télévisées sur la cuisine – qui nous apprend à catégoriser et à
évaluer différents types d’objets visuels, de sons, d’odeurs, de saveurs, de
touchers et d’idées. Cependant, tous les jugements que nous formulons sur
les choses que nous percevons sont des formations mentales qui nous sont
propres. Même si nous croyons que les caractéristiques que nous attribuons
aux objets et à notre vécu leur sont intrinsèques – grand ou petit, délicieux
ou désagréable, harmonieux ou discordant –, en y regardant de plus près,
nous voyons que ces qualificatifs sont artificiels et personnels. Une
attention pleinement consciente qui vise à purifier la perception est une
attention dépouillée de ces ajouts personnels, libre de tout désir, de toute
aversion et de tous les autres produits de notre compréhension erronée.
Nous pouvons vérifier par nous-mêmes que notre perception est
artificielle et personnelle en nous souvenant que les gens sont rarement
d’accord sur la beauté ou la laideur d’une œuvre d’art, musicale ou
architecturale, sur le goût agréable ou désagréable d’un type de nourriture,
sur l’aspect plaisant ou déplaisant d’un vêtement. De plus, les opinions
varient souvent en fonction du temps et du lieu, d’une décennie à l’autre,
d’un pays à l’autre, et d’une période à l’autre de notre vie. On peut, par
exemple, avoir détesté la musique classique quand on était plus jeune et la
préférer à toute autre maintenant. Nos perceptions changent, elles aussi,
selon les circonstances. Des roses jaunes peuvent paraître très belles dans
un jardin en plein été mais sembler déplaisantes, voire nous chagriner, si
nous les voyons à l’occasion de l’enterrement d’un ami. De même, une
nourriture que nous avons souvent appréciée peut nous paraître dégoûtante
ou répugnante quand nous sommes malades.
Nous pouvons donc commencer à nous poser la question : qu’y a-t-il de
vrai et de fiable dans nos perceptions ? Selon le Bouddha, tout ce que nous
voyons et vivons dans ce monde a seulement trois caractéristiques
naturelles : c’est impermanent, insatisfaisant et impersonnel. Le mot
« impermanent » se réfère au fait indéniable qu’avec le temps tout change,
se détériore ou meurt. Nul ne peut y échapper ; personne ne peut vivre
éternellement, pas même le Bouddha. Aucun objet ne peut y échapper non
plus ; aussi solide et durable qu’une montagne puisse paraître à nos sens,
elle se désagrège à chaque seconde. Puisque tout change ou disparaît, rien
de ce qui existe ne peut nous apporter de satisfaction durable. Plus nous
sommes attachés à une chose ou une personne, plus nous serons
malheureux quand elle disparaîtra – nous pouvons perdre un bijou que nous
aimons, un membre de la famille peut mourir… Puisque tout est
impermanent, tout est insatisfaisant.
Pour cette même raison, parce que tout change constamment, le Bouddha
a déclaré aussi que tout est impersonnel. Comme nous l’avons souligné,
rien de ce que nous percevons n’a pour caractéristique naturelle d’être beau
ou laid, désirable ou détestable. Les choses et les gens, y compris vous et
moi, sont toujours « en cours », en changement continuel. Ce qui monte
dans notre estime finit par tomber ; ce que nous aimons finit par s’éloigner ;
ce qui nous rend heureux finit par nous faire souffrir. C’est justement parce
que leur identité n’est pas figée et que leurs qualités ne sont ni solides ni
durables que nous disons que tout ce qui existe est dépourvu de « soi »,
d’une âme ou essence permanente.
La conclusion qui découle de cette compréhension nous indique la voie
que nous devons suivre si nous souhaitons nous libérer de la souffrance.
Nous entraîner à la méditation de l’attention et utiliser les prises de
conscience ou révélations qu’elle apporte pour percevoir l’impermanence
des gens et des objets, nous protège du désir de nous accrocher à eux. Peu à
peu, nous arrivons à voir que la souffrance est un état mental. Elle apparaît
en nous, pas dans les objets que nous percevons. C’est pourquoi le Bouddha
a dit que le désir avide – plus précisément, le désir et l’avidité pour des
choses impermanentes, insatisfaisantes et impersonnelles – est la cause de
la souffrance. La méditation sur la perception nous aide à atteindre cette
profonde réalisation.

La perception et les agrégats


Comme nous l’avons dit, la perception est l’un des cinq constituants
fondamentaux du corps et de l’esprit décrits par le Bouddha : forme,
ressenti, perception, pensée et conscience. Ces constituants, généralement
appelés « les cinq agrégats », incluent tous les aspects possibles de la
réalité. Le terme « forme » se réfère à tout ce qui est matériel et que nos
sens peuvent percevoir, y compris les différentes parties de notre corps.
Les quatre autres agrégats incluent toutes les expériences qui passent par
l’esprit. Les ressentis, comme nous l’avons vu, peuvent être agréables,
désagréables ou neutres. Les pensées, souvenirs, vagabondages de
l’imagination et rêves qui apparaissent dans notre esprit sont déterminés par
le type de ressenti que nous avons. Quand nous avons goûté à un délicieux
repas, nous nous en souvenons et des pensées agréables peuvent surgir.
Quand nous avons eu des ressentis désagréables, les pensées et les
souvenirs qui nous y ramènent ont également tendance à être déplaisants.
Comme nous l’avons dit, le ressenti apparaît dans l’esprit à cause d’un
contact entre les sens, un objet ou une image mentale, et la conscience.
Comme nous l’avons dit également, l’agrégat de la perception apparaît dans
l’esprit du fait de l’association des sens, d’un objet intérieur ou extérieur, du
contact, de la conscience, de l’attention et du ressenti.
L’agrégat de la pensée inclut toutes les sortes d’activités mentales, y
compris les idées, l’imagination, les peurs et les réactions émotionnelles.
Pour comprendre cet agrégat, le plus simple est de considérer que les
pensées sont simplement des « objets mentaux » que nous percevons en
nous. Il est également important de reconnaître que certaines pensées sont
positives et utiles comme l’amitié, la bienveillance, la confiance dans le
Bouddha et ses enseignements, tandis que d’autres sont malsaines et
nuisibles comme la colère ou le scepticisme et le doute quant à la capacité
des enseignements du Bouddha à faire une différence dans notre vie.
Le cinquième agrégat, la conscience, est peut-être le plus difficile à
appréhender. La conscience est ce qui nous permet d’être conscients, de
connaître. Parfois nous utilisons le mot « esprit » pour décrire cette
fonction. Selon le Bouddha, la conscience (ou esprit) est lumineuse, ce qui
signifie qu’elle déverse de la lumière sur les choses, y compris nos
perceptions. En fait, il n’existe rien qui soit simplement esprit ou
simplement conscience. Nous inférons l’existence de l’esprit ou de la
conscience uniquement en nous basant sur son contenu. Ainsi, nous
pouvons dire que la conscience est toujours associée à une perception, une
pensée, une émotion ou tout autre objet mental.

La méditation sur la perception et les agrégats


L’une des meilleures façons de faire l’expérience des cinq agrégats est
d’y être attentifs tandis que nous méditons sur la respiration comme
expliqué dans l’introduction. La méditation de l’attention sur la perception
des cinq agrégats est fondée sur les instructions que le Bouddha a données à
ses moines. Comme il l’a dit dans le Dhammapada, ses enseignements (le
vrai Dhamma) doivent être perçus dans notre propre corps :

« Parler beaucoup ne signifie pas comprendre le Dhamma.


Celui qui a peu de connaissance du Dhamma
Mais qui en réalise la vérité directement, dans son propre corps et ne
le néglige jamais
Connaît vraiment le Dhamma, comprend le Dhamma. »

Voici comment nous pouvons pratiquer ce type de méditation :


Tandis que nous nous concentrons sur le cycle régulier de
l’inspiration et de l’expiration, nous dirigeons doucement notre
attention de façon à percevoir chacun des cinq agrégats.
Nous prenons conscience que le souffle lui-même est l’agrégat de
la forme. Nos sens perçoivent le mouvement de l’air qui entre et
sort du corps, à la fois au bord des narines et au niveau de
l’abdomen qui se soulève à chaque inspiration et s’abaisse à
chaque expiration. Nous pouvons également ressentir le corps
comme étant « forme » à cause d’une douleur dans le dos ou dans
le genou en posture assise.
Nous prenons conscience de l’agrégat de la sensation (du ressenti)
en percevant le léger inconfort ou malaise qu’il peut y avoir quand
nos poumons sont vides et le discret plaisir que nous ressentons en
inspirant de nouveau.
Nous prenons conscience de l’agrégat de la perception en
percevant les sensations physiques de la respiration et les ressentis
agréables et désagréables qu’elle génère.
Nous prenons conscience de l’agrégat de la pensée en remarquant
toutes les pensées (comme la confiance ou le doute) et toutes les
émotions (comme la bienveillance ou l’impatience) qui
apparaissent pendant que nous respirons.
Nous prenons conscience de l’agrégat de la conscience en
percevant les changements dans les quatre autres agrégats tandis
que nous respirons : changements dans les ressentis physiques
(d’abord bien-être puis inconfort), perceptions d’objets extérieurs
puis intérieurs, apparition puis disparition de pensées et
d’émotions. Nous voyons que la conscience elle-même change
d’un instant à l’autre. En fait, les cinq agrégats changent tous, de
manière grossière ou subtile, à tout moment.
Notre but est de percevoir tout ce qui apparaît et disparaît avec
une attitude impartiale, sans s’attacher aux expériences agréables
ni rejeter celles qui le sont moins. Cette approche neutre est la clé
de l’attention. Nous découvrons qu’il nous est impossible de
concentrer l’esprit sur un quelconque objet de méditation si nous
ne le percevons pas avec impartialité. Quand nous permettons à
des sentiments de plaisir ou d’inconfort de colorer nos
perceptions, celles-ci passent au premier plan de la conscience et
notre attention à la respiration passe loin derrière.
L’aspect le plus important de cette méditation est de devenir
attentif à chaque fragile instant de perception marqué par
l’impermanence. Tandis que notre expérience de la méditation
s’approfondit, nous développons notre capacité à rester focalisés
sur le souffle, à percevoir les sensations physiques, les ressentis,
les pensées et les émotions comme impermanentes et nous
veillons, en même temps, à ce que les perceptions demeurent
impartiales.

Pourquoi est-il important que la perception soit


impartiale ?
Développer une perception impartiale pendant la méditation est très
important parce que le désir qui apparaît dans l’esprit pour n’importe lequel
des cinq agrégats bloque notre capacité à nous libérer de la souffrance par
nous-mêmes. Comme l’a expliqué le Vénérable Mahakaccana, l’un des
moines du Bouddha, à un homme du nom d’Haliddakani, la perception est
5
« la maison de la conscience », de même que les autres agrégats . L’avidité
et autres colorations de l’esprit sont comme des chaînes qui nous attachent
aux agrégats et, par conséquent, à une succession de vies, toutes remplies
d’impermanence et de souffrance.
« L’élément forme, Haliddakani, est la maison de la conscience ; on
dit de celui dont la conscience est entravée par le désir de l’élément
forme qu’il erre dans une maison. L’élément sensation est la maison
de la conscience… L’élément perception est la maison de la
conscience… L’élément des formations volontaires [pensées] est la
maison de la conscience ; on dit de celui dont la conscience est
entravée par le désir de l’élément des formations volontaires qu’il
erre dans une maison. C’est ainsi que l’on erre dans une maison. »

Tandis que notre attention devient plus stable, nous découvrons que le
Dhamma tout entier est inscrit dans notre corps et notre esprit. Si nous nous
concentrons seulement sur la perception des choses extérieures, nous ne
voyons pas le Dhamma que nous portons en nous toute notre vie. Nous
sommes comme un aveugle qui avancerait avec un sac plein de diamants,
inconscient de la valeur de ce sac pesant. Par contre, quand nous nous
concentrons sur la perception de notre corps et de notre esprit, nous
découvrons que nous portons un trésor. En découvrant ces richesses
intérieures, nous trouvons tout bonnement la voie de la liberté, la libération
définitive de la souffrance.
2. La perception déformée
Comme nous l’avons dit, la nature de la perception est claire et pure.
Mais elle est également assez délicate et vulnérable pour être déformée par
le virus des concepts. Chaque jour, notre esprit est bombardé par
d’innombrables concepts. Idées, réminiscences et élucubrations liées à des
événements passés, informations sensorielles reçues dans l’instant, et
rêveries et vagabondages de l’esprit à propos de projets futurs, ne cessent de
surgir et de disparaître. Chaque jour, nous passons de nombreuses heures à
parler, à lire, à apprendre ou à écouter les autres. Toutes ces informations
créent un grand nombre de concepts dans notre esprit. Le Bouddha a
expliqué qu’avoir trop de concepts – nous pourrions parler de
« prolifération conceptuelle » – crée la confusion dans nos perceptions.
Comme nous l’avons dit, la perception apparaît après le ressenti. Dès qu’il
y a contact avec un objet extérieur ou intérieur, des ressentis apparaissent
sur la base de concepts emmagasinés dans l’esprit. Ceux-ci vont colorer
notre perception et obstruer notre capacité à voir clairement la nature de ce
qui se présente.
Prenons un exemple. Supposons que nous voyons le nez de quelqu’un.
Des concepts emmagasinés plus tôt dans l’esprit arrivent à notre conscience
et nous font croire que ce nez est beau ou laid. Ensuite, nous voyons les
lèvres de la personne. À nouveau, des informations stockées antérieurement
nous font croire que ces lèvres sont belles ou laides. Même chose quand
nous voyons les yeux, les sourcils, les dents, les cheveux ou la peau de la
personne. Notre esprit a emmagasiné de nombreux concepts à propos de
chacun de ces objets visuels. Toutes ces informations attisent notre
jugement positif ou négatif des traits de la personne. Quand nous
additionnons tous ces jugements conceptuels, nous croyons que nous avons
sous les yeux un beau visage ou un visage laid. De la même manière, nous
sommes porteurs de nombreux concepts à propos des mains, des jambes,
des doigts, des ongles et de toutes les autres parties du corps. Par voie de
conséquence, nous décidons que la personne que nous avons sous les yeux
est belle ou laide.
En réalité, tout ce que nous avons perçu sont des yeux, un nez, des dents,
de la peau, des cheveux, des mains, des jambes et un visage, au sens
conventionnel. Ces parties du corps ne sont en elles-mêmes ni belles ni
laides ; pas plus que la personne n’est, dans son ensemble, belle ou laide.
Ce qui s’est produit, c’est que des concepts, des idées, des opinions, des
croyances et toutes sortes d’autres formes de conditionnement ont influencé
notre perception. En substance, notre perception a été déformée. C’est
seulement quand nous sommes en mesure de transcender ces distorsions
que nous pouvons percevoir la simple vérité de ce qui se présente à nos
sens.
La perception déformée est un problème parce qu’elle génère
attachement et aversion. Nous nous attachons ou nous désirons tout ce que
nous croyons, à tort, être source de bonheur durable. Nous repoussons ou
détestons tout ce que nous croyons, à tort, être source de douleur ou de
souffrance dans notre vie. Ces jugements sont erronés car rien
d’impermanent ne peut nous apporter un bonheur ou un malheur durable.
En outre, comme les autres attributs fournis par l’esprit pendant le
processus de perception, le « moi », le « je » et le « mien » sont des
concepts essentiellement artificiels et personnels. Même si nous croyons
qu’ils font partie de ce que nous percevons, ce sont en réalité des
déformations créées par l’esprit.
Supposons, par exemple, que vous regardiez une photo qui vous
représente. Ce que vous percevez, selon la définition que le Bouddha donne
de la perception, c’est un morceau de papier avec des couleurs et une image
sur une face, ou bien une image constituée de taches de lumière colorées sur
un écran d’ordinateur. Mais ce que vous croyez voir c’est « ma photo »,
« moi » ou « une image de moi ». On ne trouve, ni dans la photo sur papier
ni dans l’image sur l’ordinateur, les concepts de « mien » ou « moi ». Ces
idées viennent d’une information conceptuelle emmagasinée plus tôt dans
l’esprit. Nous ajoutons ces concepts à la photo, conditionnant ainsi notre
pure perception, et développons de l’attachement ou de l’aversion pour
différents aspects de « mon » image – comme « mes beaux cheveux
brillants » ou « mon horrible double menton ». La méditation de l’attention
nous aide à voir que les concepts viennent de l’esprit et non de l’objet
perçu. Tout est sujet au changement. Ce que nous considérons comme
« moi » ou « mien » n’est qu’un objet de perception impermanent, rien de
plus.
Les implications de cette prise de conscience ont une portée considérable.
Combien de problèmes naissent de concepts comme « mon » pays et « ma »
religion ? Comment réagissons-nous quand quelque chose menace un objet
ou une personne proche que nous considérons comme « nôtre » ? Toutes les
formes de conflit, depuis les querelles de famille jusqu’aux guerres
mondiales, ont leur origine dans des concepts déformés. Les membres
d’une famille se disputent une œuvre d’art que chacun croit être « sienne ».
Une bataille se déchaîne à propos d’une portion de terre que deux pays
considèrent comme la leur.

Comme un mirage
Les perceptions déformées sont comme un mirage. Trompé par un
mirage, un chevreuil se hâte vers ce qu’il perçoit comme de l’eau. Tandis
qu’il court, ce mirage d’eau lui semble toujours plus éloigné mais il
continue dans l’espoir de se désaltérer. À un certain moment, épuisé et
assoiffé, il s’arrête, regarde derrière lui et croit voir qu’il a dépassé le point
d’eau. Il se précipite alors dans l’autre direction puisque sa perception lui
dit que l’eau est devant lui. C’est ainsi qu’il court dans tous les sens,
jusqu’à ce que, exténué, il s’effondre.
La perception déformée a le même effet sur nous. Tiraillés par nos
attachements, nous passons notre temps à poursuivre des fantômes.
Terrifiés, nous fuyons devant des monstres créés par nos propres aversions.
Tant que notre perception est déformée, nous sommes incapables de voir la
véritable nature de ce qui se présente à nous : un ensemble d’objets visuels,
de sons, d’odeurs, de saveurs, de contacts physiques et de pensées ou
concepts en perpétuel changement. De plus, rien de ce que nous percevons
n’a de « moi », d’essence ; et rien ne peut nous apporter un bonheur ou un
chagrin permanent.
Voilà, en substance, ce qui se produit quand la perception est déformée :
nous percevons l’impermanence comme permanente, la souffrance comme
le bonheur, une chose qui n’est ni belle ni laide comme belle ou laide et les
choses impersonnelles comme personnelles. La souffrance que nous nous
créons en déformant ainsi les choses est illustrée par une histoire dans les
sutta. Un jour, Nakulapita, disciple laïc du Bouddha âgé de quatre-vingts
ans, ressentit beaucoup de douleur et alla trouver l’Éveillé pour lui
demander conseil :
« Je suis vieux, Vénérable, âgé, chargé du poids des ans, avancé
dans la vie, arrivé au dernier stade, souffrant dans mon corps,
souvent malade. J’ai rarement l’occasion de vous voir, vous,
l’Éveillé, et vos moines dignes d’estime. Je vous en prie, Vénérable,
exhortez-moi, instruisez-moi ! Je sais que cela ne pourra que
m’apporter bien-être et bonheur pendant longtemps. »
« En effet, Nakulapita, en effet, répondit le Bouddha. Ton corps est
affligé, accablé, encombré. Si quiconque doté d’un tel corps se
déclarait en bonne santé, même un instant, ce serait de la folie. Par
conséquent, voici comment tu dois t’entraîner : ‘Même si mon corps
est affligé, mon esprit ne sera pas atteint.’ Voilà comment tu dois
t’entraîner. » (Nakulapita Sutta)

Nakulapita ne saisit pas tout de suite le sens de ce bref enseignement


mais, par respect pour le Bouddha, il n’osa pas poser davantage de
questions. Il se leva puis alla voir le Vénérable Sariputta, l’un des proches
disciples du Bouddha, pour lui demander la signification de ces quelques
paroles.
Le Vénérable Sariputta expliqua : « Ceux qui ne sont pas familiers de
l’enseignement du Bouddha estiment que les cinq agrégats constituent leur
« moi ». Ainsi, lorsque ces agrégats changent et se détériorent, ils sont
tristes, se lamentent, souffrent, s’attristent et se désespèrent, de sorte qu’ils
sont affligés non seulement dans leur corps mais aussi dans leur esprit. »
Sariputta développa ensuite cette vérité à propos de chacun des cinq
agrégats. Voici ce qu’il dit à propos de la souffrance causée par la
perception déformée : une personne « considère la perception comme étant
elle, ou bien comme si elle possédait la perception, comme si la perception
faisait partie d’elle ou comme si elle-même faisait partie de la perception.
Toute sa vie, elle est obsédée par des pensées comme : ‘Je suis la
perception, la perception m’appartient.’ Elle vit obsédée par ces croyances
alors même que sa perception ne cesse de changer. Avec le changement et
l’altération de la perception, elle finit par ressentir de la tristesse, elle se
lamente, souffre, s’attriste et se désespère. »
Sariputta conclut ensuite en déclarant : « Mais un noble disciple qui a
entendu le Dhamma ne voit pas les agrégats comme étant ‘lui’. Les agrégats
changent mais il ne se laisse pas envahir par la tristesse, les lamentations, la
douleur, le chagrin et le désespoir. Ainsi, même s’il est affligé dans son
corps, il n’est pas affligé en esprit. »
La leçon donnée à Nakulapita s’applique à nous tous. Nous nous
lamentons quand nous percevons les signes de l’âge comme les cheveux
gris et les rides, oubliant que ce corps impermanent n’a cessé de vieillir,
jour après jour, depuis notre naissance. Les personnes et les possessions que
nous avons, dont nous pensons qu’elles sont intrinsèquement belles,
qu’elles demeureront plaisantes et aptes à nous offrir un bonheur durable,
changent aussi constamment. La beauté se fane et ce qui nous donnait de la
joie nous cause aujourd’hui difficulté et douleur. Comme l’a découvert
Nakulapita – et comme nous devrons le découvrir nous-mêmes –, la
perception n’est pas personnelle et ne nous appartient pas. Les perceptions
internes que nous avons de notre corps, de nos sensations, de nos pensées et
de notre esprit, ainsi que nos perceptions externes du monde qui nous
entoure, changent tout le temps, de même que les choses que nous
percevons.
Rien n’est « moi » ni « à moi ». Si c’était le cas, nous aurions la
possibilité de contrôler ce que nous percevons et d’éviter les perceptions qui
nous font souffrir. Comme l’a dit le Bouddha dans l’Anattalakkhana Sutta :

« La perception est impersonnelle. Si la perception était personnelle,


elle ne serait pas sujette à l’affliction et il serait possible de dire :
‘Que ma perception soit comme ceci ; que ma perception ne soit pas
comme cela’. Mais du fait que la perception est impersonnelle, elle
est sujette à l’affliction et il est impossible de dire : ‘Que ma
perception soit comme ceci ; que ma perception ne soit pas comme
cela’. »

Il en va de même pour chacun des autres agrégats. Le corps n’est ni moi


ni à moi, les sensations ne sont ni moi ni à moi, les pensées ne sont ni moi
ni à moi, la conscience n’est ni moi ni à moi. Comme nos perceptions, tous
les agrégats changent tout le temps.

Les nœuds de la perception


Les perceptions déformées sont appelées « nœuds » parce qu’elles nous
maintiennent attachés à une succession de vies, toutes remplies
d’impermanence et de souffrance. Le Bouddha a identifié quatre sortes de
nœuds dans la perception. Le premier, la perception de la saisie de ce qui
est agréable, est l’attachement aux choses dont nous croyons à tort qu’elles
vont nous apporter un bonheur ou un plaisir durable. Par exemple, le jour de
leurs noces, aucun des mariés ne peut imaginer que, dans quelques années,
ils se battront âprement pour le partage des biens ! Le contraire, la
perception du rejet de ce qui est désagréable, est l’aversion pour les choses
dont nous croyons à tort qu’elles seront toujours sources de chagrin ou de
douleur. Par exemple, nous n’imaginons pas que le voisin avec lequel nous
avons eu de fâcheuses disputes sera la personne qui nous sauvera la vie
quand la maison prendra feu.
Le troisième nœud, c’est la perception de la cruauté. Celui-ci attire notre
attention sur les actions malveillantes basées sur des perceptions déformées.
Quand notre perception du rejet de ce qui est désagréable s’amplifie sous
forme de colère et de haine, nous agissons parfois cruellement en
prononçant des paroles dures ou même en faisant preuve de violence
physique. Nous voyons ce nœud à l’œuvre dans les luttes entre les gens et
entre les nations. Le quatrième nœud, c’est « la vision erronée ». La vision
erronée des choses ou « ignorance », comme on l’appelle parfois, se réfère à
la fausse perception que les gens et les objets sont permanents, qu’ils
peuvent nous procurer un bonheur ou un chagrin durable, et qu’ils
possèdent un « moi » ou essence permanente. On peut dire que la vision
erronée est à l’origine de toutes les formes de perceptions erronées.
Il est facile de voir pourquoi ces nœuds de la perception bloquent notre
capacité à nous libérer de cette succession de vies sujettes à
l’impermanence et à la souffrance. À cause d’eux, nous nous engageons
dans des actions nuisibles à travers le corps, la parole ou l’esprit. Ces
actions créent du kamma (ou karma), lequel est simplement la loi naturelle
de cause à effet : si la cause est négative, l’effet ne manquera pas d’être
négatif lui aussi. Autrement dit, ce sont nos propres actions négatives qui
sont la cause de la situation de souffrance dans laquelle nous demeurons.
L’esprit d’une personne qui a atteint la libération – qui est libérée de toute
forme d’insatisfaction – est délivré de tous les nœuds de la perception ou
liens. Comme l’a dit le Bouddha dans le Magandhiya Sutta :

« Il n’y a aucun nœud pour ceux qui ont lâché les perceptions.
Il n’y a aucune vision erronée pour ceux qui sont libérés de tous les
nœuds.
Ceux qui s’attachent aux perceptions et à la vision erronée sont
toujours en conflit dans ce monde. »

Les perceptions que le Bouddha nous a encouragés à abandonner ne sont


pas les perceptions pures et simples qu’il a décrites comme percevoir le
bleu, le jaune, le rouge ou le blanc. Celles qu’il nous incite à lâcher sont les
perceptions déformées par les ressentis qui nous amènent à nous attacher à
l’agréable et à rejeter le désagréable. Nous réagissons de la sorte parce que
le quatrième nœud de la perception, la vision erronée, nous fait percevoir
les choses comme étant permanentes, intrinsèquement plaisantes ou
déplaisantes, et possédant un « moi » ou essence permanente. Ces erreurs
de compréhension, comme l’a dit le Bouddha, font que nous sommes
« toujours en conflit dans ce monde ».
Le Bouddha a expliqué ce problème de façon plus détaillée dans le sutta
connu sous le nom de « Boule de miel » (Madhupindika Sutta). À cette
époque-là, le Bouddha vivait près de Kapilavatthu dans le parc aux
banyans. Un soir, l’un de ses moines lui demanda : « Vénérable, quelle est
l’enseignement qui permet de cesser de se quereller avec toute personne
dans ce monde…, qui fait que les perceptions cessent de nous obséder ? »
Le Bouddha répondit ainsi :
« Bhikkhu, voilà ce que l’on peut dire de la source par laquelle les
perceptions et les idées nées de la prolifération mentale assaillent
une personne : si on ne trouve là plus rien à savourer, à accueillir
avec plaisir ou à saisir avec avidité, c’est la fin de la tendance sous-
jacente à la convoitise, de la tendance sous-jacente à l’aversion, de
la tendance sous-jacente à l’orgueil, de la tendance sous-jacente au
désir d’exister, de la tendance sous-jacente à l’ignorance. C’est la fin
du recours aux bâtons et aux armes, la fin des querelles, des
bagarres, des disputes, des récriminations, des paroles blessantes et
des mensonges. Ces états d’esprit mauvais et malsains prennent fin
ici sans laisser aucune trace. »
En d’autres termes, l’interprétation des perceptions entraîne toutes sortes
de conflits. Les rois se disputent avec les rois, les politiciens avec les
politiciens, les parents avec les enfants, les enfants avec les parents, les
frères avec les sœurs, les oncles et les tantes avec les neveux et nièces, les
voisins avec les voisins et les pays avec les pays.
La solution que propose le Bouddha pour régler ce problème est claire et
nette : nous entraîner à utiliser l’attention pour nous centrer sur les simples
aspects cognitifs de la perception sans aller au-delà, dans les jugements et
les interprétations. Nous nous rappelons que la prolifération conceptuelle
empêche la perception d’être claire et nous nous efforçons toujours de
percevoir les choses avec impartialité. Nous demeurons attentifs au fait que
nos perceptions, comme toutes les autres composantes de l’esprit et du
corps, changent tout le temps et ne nous apporteront jamais de satisfaction
ou d’insatisfaction permanente. Quand nous comprenons en profondeur que
la nature intrinsèque de toutes les perceptions est impermanente,
insatisfaisante et impersonnelle, il ne reste plus de place pour les conflits !
3. La perception purifiée
Pour éviter que la perception n’engendre de la souffrance, le Bouddha
nous a montré une façon de l’entraîner. L’esprit ou conscience, comme nous
l’avons dit, est pur et lumineux en lui-même. Cependant, la série d’activités
mentales qui s’enchaînent dès que les sens rencontrent des objets sensoriels
peut le polluer. Nous avons vu que les idées préconçues sur les objets que
nous percevons « colorent » nos perceptions de jugements et conduisent
ainsi un esprit non entraîné à manifester des pollutions mentales telles que
l’avidité et l’aversion. Si nous voulons nous libérer de ces pollutions, nous
devons purifier nos perceptions par la méditation.
Selon le Bouddha, les perceptions apparaissent et disparaissent de deux
manières. Certaines vont et viennent en fonction de causes et de conditions.
Du fait de l’impermanence, elles naissent tandis que d’autres s’effacent,
lorsque les causes et les conditions qui sont à l’origine de leur existence
changent ou cessent. Par exemple, notre perception d’un jour maussade est
générée par la combinaison de différents facteurs météorologiques comme
la température de l’air, la vitesse du vent, la pression barométrique, les
précipitations, la couverture nuageuse, etc. Quand ces causes et conditions
changent et que le soleil sort, cette perception s’évanouit.
Cependant, d’autres perceptions apparaissent et disparaissent suite à un
effort. Comme l’a dit le Bouddha : « Certaines perceptions apparaissent par
l’entraînement et certaines disparaissent par l’entraînement. » Un exemple
simple de ce processus nous est donné dans la façon dont nous écoutons le
Dhamma – ce qui est déjà en soi un acte de perception –, quand cette écoute
éveille la perception de la foi et permet aux perceptions déformées de se
dissiper. Il vous est peut-être arrivé d’écouter très attentivement la lecture
ou la psalmodie d’un sutta ou bien une explication de son sens. L’attention
est alors si fortement focalisée que nous comprenons en profondeur la
signification de chaque mot que nous entendons avec, pour résultat, une foi
grandissante dans le Bouddha et ses enseignements. D’autres effets
miraculeux, y compris la guérison d’une maladie, peuvent se produire à
partir de la perception de l’écoute du Dhamma. Pourtant il n’y a rien de
magique dans la récitation ou la psalmodie. Les discours du bouddhisme
originel contiennent la vérité et c’est la vérité qui a ce pouvoir.
Souhaiter le bien-être d’une personne en s’appuyant sur la verbalisation
d’une vérité est une pratique bien connue dans les récits bouddhistes. Par
exemple, un jour où le Vénérable Mahakassapa était malade, le Bouddha est
allé le trouver et lui a récité les sept facteurs d’Éveil (bojjhanga). En
entendant ces paroles, Mahakassapa a été guéri. Un autre sutta raconte que,
lorsque le Bouddha lui-même est tombé malade, le Vénérable Mahacunda a
récité ces mêmes facteurs d’Éveil et la maladie du Bouddha s’est envolée.
Ces sept facteurs (expliqués plus loin en détail) sont l’attention,
l’investigation des phénomènes, l’énergie, la joie, le calme, la concentration
et l’équanimité. Ils apparaissent les uns après les autres, au fil de la
progression dans les états mentaux élevés de la voie de la méditation.
D’autres sutta sont récités traditionnellement à des occasions spéciales
dans le but d’invoquer la paix, le bonheur et le réconfort pour des personnes
qui souffrent de maladie ou d’émotions fortes comme la peur. Cette pratique
est également basée sur des récits traditionnels. Le Ratana Sutta raconte
que, lorsque les habitants de la ville de Vesali souffrirent de la maladie et de
la famine, ils implorèrent l’aide du Bouddha. Celui-ci demanda à son
disciple, le Vénérable Ananda, de parcourir la ville en récitant un bref
discours qui proclamait la vérité des Trois Joyaux : le maître éveillé ou
Bouddha, ses enseignements éclairés ou Dhamma, et sa communauté de
disciples ou Sangha. Le fait d’entendre cette récitation mit fin aux
problèmes de la ville.
Dans la prochaine partie de ce livre, nous étudierons un autre exemple
important de sutta aux vertus thérapeutiques : la récitation des dix
perceptions du Girimānanda Sutta. Lorsque le Vénérable Girimānanda
entendit ces mots et qu’il médita profondément sur leur signification, il
recouvrit la santé.

L’attention purifie la perception


Quand on pense à utiliser l’attention pour purifier la perception, on peut
commencer par se demander comment la perception en arrive à être
déformée ou polluée. Dans certains sutta, le Bouddha a déclaré que l’avidité
et l’aversion qui obscurcissent l’esprit lumineux viennent de l’extérieur. Cet
enseignement implique qu’à la naissance, les pollutions ne sont pas dans
l’esprit. Pourtant, selon d’autres enseignements du Bouddha, les impuretés
extérieures ne pourraient pas envahir l’esprit si celui-ci ne portait pas déjà
en lui des « traces de souillures ». Ce qui se passe, c’est que l’esprit qui
contient des impuretés recherche des impuretés semblables à l’extérieur et
obtient ce qu’il désire.
On peut se demander, alors, d’où viennent ces traces de souillures. Le
Bouddha a expliqué que notre vie actuelle est le résultat direct du kamma,
d’un enchaînement de causes à effets. Les actes négatifs que nous avons
commis intentionnellement dans des vies passées sont la cause, et cette vie
d’impermanence et de souffrance est l’effet. Si l’esprit de notre vie
antérieure avait été libre de toutes souillures et de « traces de souillures »,
nous n’aurions pas repris naissance du tout. Nous bénéficierions, au
contraire, de l’état de pureté et de paix qui est au-delà du cycle des
renaissances de souffrance et que l’on appelle libération ou nibbāna.
Le nibbāna n’est pas un lieu ou une situation particulière extérieure à
nous ; au contraire, il est en nous. Le nibbāna, c’est la désintégration totale
de toutes les pollutions mentales. À l’instant même où notre avidité, notre
aversion et notre ignorance de la réalité sont détruites, le nibbāna apparaît.
La clé qui permet de venir à bout des impuretés et d’atteindre le nibbāna,
c’est entraîner son esprit. Comme l’a dit le Bouddha : « De même que la
pluie ne peut s’infiltrer dans un toit de chaume bien attaché, les passions ne
peuvent s’infiltrer dans un esprit bien entraîné ».
Alors, comment devons-nous procéder ? Avant tout, nous devons
comprendre ce que nous essayons d’accomplir et développer des capacités
d’attention, tant pendant la méditation que dans la vie. Nous utilisons cette
attention pour empêcher les impuretés extérieures de pénétrer dans l’esprit
en surveillant soigneusement les sens. Nous l’utilisons aussi pour éviter que
des tendances latentes qui existent sous forme de traces dans l’esprit
(comme l’avidité, l’aversion, la convoitise, la jalousie ou l’orgueil)
n’apparaissent. Si, malgré ces efforts, elles apparaissent ou atteignent le
stade où elles se manifestent par des paroles ou par des actes, nous faisons
un effort d’attention supplémentaire pour les vaincre.
Ensuite, au lieu de nous inquiéter des pensées négatives que nous avons
pu avoir dans le passé, nous éveillons des pensées saines comme la
générosité, la patience et la bienveillance, puis nous faisons un effort
délibéré pour renforcer ce type de pensées. De plus, nous utilisons
l’attention pour protéger les sens contre des expériences sensorielles
extérieures qui risqueraient de stimuler des tendances néfastes. Comme
nous l’avons dit, l’attention est l’essence même de vipassanā ou méditation
de la vision pénétrante. Seule cette méditation peut entraîner l’esprit à
observer et à se discipliner pour réussir à le purifier en mettant fin à toutes
les pollutions mentales, y compris à leurs tendances latentes.

Prenons un exemple concret de ce processus :


Imaginons que nous soyons troublés par la perception d’aversion
qui se manifeste par une violente colère contre une personne qui
nous a blessés, d’une manière ou d’une autre. Du fait des
enseignements sur le Dhamma que nous avons entendus et
contemplés en profondeur, nous percevons les dangers de nous
laisser aller à l’aversion.
Par conséquent, nous observons des principes moraux qui
protègent les sens. Par exemple, nous utilisons l’attention pour
éviter de ruminer des pensées sur la personne qui nous a mis en
colère ou sur les circonstances qui ont causé l’apparition de cette
colère. Nous évitons aussi de rencontrer cette personne ou de lui
parler pour que la perception de nouvelles expériences
sensorielles ne stimule pas notre tendance négative.
Finalement, protégés des stimulations sensorielles, nous prenons
un objet de méditation sain, comme la patience ou la
bienveillance, et nous consacrons plusieurs heures à la méditation.
Grâce à cette activité, nous abandonnons notre perception
antérieure d’aversion et nous cultivons une nouvelle perception de
facteurs sains qui mènent à la libération de notre souffrance.
Nous pouvons appliquer une technique similaire à la perception du plaisir
des sens qui engendre désir et convoitise ; à la perception de l’agitation et
de l’inquiétude qui nous distraient de notre méditation ; à la perception de
l’apathie et de la torpeur quand nous essayons de nous concentrer ; et à la
perception de nos doutes sur le Bouddha et ses enseignements. Dans ce
contexte, il est important de reconnaître que, même si nous ne pouvons pas
libérer l’esprit de ses anciennes pollutions, nous pouvons essayer d’éviter
que de nouvelles pollutions s’y introduisent. D’ailleurs, la méditation peut
affaiblir les anciennes pollutions mentales en ne les renforçant pas. Quand
elles ne sont pas nourries, elles s’affaiblissent, deviennent futiles, et peuvent
même se désagréger.
Ainsi, bien que nous ne puissions pas revenir sur notre manque
d’attention d’hier, nous pouvons nous souvenir que nous avons manqué
d’attention et essayer d’être attentifs aujourd’hui. L’absence de présence
d’hier a permis au désir, à l’aversion et aux pensées erronées d’envahir
l’esprit. Ces pollutions mentales nous ont rendus malheureux et nous ne
souhaitons pas les autoriser à poursuivre. Nous ne pouvons peut-être pas les
retirer toutes d’un coup, mais nous pouvons appliquer l’attention pour nous
attaquer à elles petit à petit.
S’engager dans ce processus, c’est, en fait, suivre la voie du Bouddha.
Nous sommes prêts à faire les efforts nécessaires pour purifier l’esprit des
pollutions et des traces qu’elles peuvent laisser. Quand l’esprit est purifié, la
perception l’est aussi. Comme nous l’avons vu, la perception est l’un des
cinq facteurs interconnectés qui contribuent au fonctionnement mental :
contacts, ressentis, perceptions, pensées et attention. Comme ces cinq
composantes sont inséparables, tout état mental qui affecte la conscience,
affecte aussi les autres fonctions. De ce fait, quand nous percevons quelque
chose avec un esprit lumineux purifié, notre perception devient elle-même
purifiée et lumineuse.
En pratiquant une attention de tous les instants, en méditation et au cours
de la journée, dans nos activités quotidiennes, nous commençons à voir
comment se déroule la voie du Bouddha. Où est la voie et qu’est-ce que
cette voie ? Elle est en nous ou, plus précisément, dans l’esprit et ses
mouvements. Nous ne trouverons jamais la voie ailleurs ; ni dans les livres,
ni dans une boutique, ni dans les temples. Elle est en nous. Et l’attention est
la clé qui ouvre le portail de ce chemin.

La perception purifiée et la voie


Lorsque l’on suit le chemin du Bouddha, le premier pas consiste à utiliser
notre perception pour écouter le Dhamma. Le Bouddha a déclaré que les
gens se divisaient en trois catégories : les gens ordinaires sans instruction,
les gens ordinaires instruits et les nobles disciples instruits. Les gens sans
instruction sont ceux qui « n’ont pas entendu ». Bien sûr, ils ont entendu
beaucoup de choses, leurs oreilles ont été exposées à de nombreux sons et
leur esprit a été rempli de concepts et d’idées mais, tant qu’ils n’ont pas
entendu les enseignements justes ou Dhamma, ce sont des personnes sans
instruction. Cette multitude de gens continuera à traverser de nombreux
cycles de naissance et de mort, des vies de souffrance engendrées par leur
kamma. Très peu de gens ordinaires pourront se libérer de ce cycle sans les
instructions du Dhamma.
Les gens ordinaires instruits sont ceux qui ont utilisé leur capacité à
entendre pour écouter le message juste avec attention. Pourtant, à moins
qu’ils n’agissent pour mettre en œuvre ce qu’ils ont entendu, ils ne sont pas
encore engagés sur la voie du Bouddha. Les nobles disciples instruits ont
non seulement entendu l’enseignement juste mais ils ont aussi étudié le sens
de ce qu’ils ont entendu et réalisé sa vérité. Ils savent à présent que l’esprit
est lumineux mais ils comprennent que, tel qu’il est pour l’instant, il a
besoin d’être entraîné pour que cette pureté soit retrouvée. Par conséquent,
ils pratiquent en développant l’esprit lumineux pour atteindre la pureté en
utilisant la méthode décrite plus haut. Comme la pratique de cette voie rend
nobles ceux qui la suivent, on la nomme « le noble sentier ». Celui-ci
comprend huit étapes, on l’appelle donc « le Noble Octuple Sentier » et
celui qui le suit est « un noble disciple ».
Le Bouddha a expliqué le Noble Octuple Sentier dans son premier
enseignement. Après avoir atteint l’Éveil, il a voyagé jusqu’à Bénarès pour
y délivrer son premier sermon sur les quatre vérités extrêmement
importantes qu’il avait réalisées et qui sont appelées « les Quatre Nobles
Vérités ». La première est que cette vie est caractérisée par l’insatisfaction
ou la souffrance. La seconde est que, pour nous libérer de la souffrance,
nous devons lâcher sa cause, essentiellement l’avidité mais aussi l’aversion,
l’ignorance et autres états mentaux erronés. La troisième est que la
souffrance peut effectivement prendre fin (c’est le nibbāna) et que cette fin
arrive lorsque l’avidité, l’aversion et l’ignorance ont été éradiquées. Quant à
la quatrième noble vérité, c’est la méthode nécessaire pour atteindre ce but :
suivre le Noble Octuple Sentier. Ce sentier comprend la compréhension
juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, les moyens d’existence
justes, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste. C’est le
moyen qui nous permet de vaincre les pollutions mentales existantes et de
développer de nobles qualités.
La voie que le Bouddha a tracée pour atteindre la réalisation spirituelle
n’a rien de théorique. Avant d’être éveillé, l’esprit du Bouddha lui-même
n’était pas complètement pur. Comme nous, il pouvait être irrité par des
choses (les trois racines nuisibles : avidité, aversion et ignorance, ainsi que
leurs prolongements : les obstacles et les entraves). Les obstacles sont les
tendances négatives de l’esprit. On trouve une liste de cinq obstacles dans le
Satipatthana Sutta : le désir des sens, l’agitation-inquiétude, la négativité, la
paresse et le doute-scepticisme. Ces états néfastes interfèrent avec notre
capacité à nous concentrer quand nous sommes en méditation et bloquent
ainsi notre progrès spirituel. Un obstacle apparaît temporairement et peut
être vaincu quand on applique l’effort nécessaire.
Les entraves sont des habitudes de l’esprit non éveillé qui sont
profondément enracinées et plus durables. Il y a dix entraves : la croyance
en un « moi » permanent, le doute-scepticisme, l’attachement aux rituels, le
désir sensoriel, l’aversion, le désir d’une existence matérielle raffinée, le
désir d’une existence immatérielle, l’orgueil, l’agitation et l’ignorance. Ces
dix habitudes mentales négatives nous lient à la vie dans le cycle de
souffrance connu sous le nom de samsara. Bien que certaines de ces
entraves portent le même nom que les obstacles, elles sont plus
profondément ancrées dans l’esprit. C’est pourquoi il faut plus d’effort et
des niveaux d’attention et de concentration plus profonds pour les extirper.
Les entraves sont comme une pousse de bambou. Une fois qu’elle prend
racine, elle se multiplie et pousse rapidement jusqu’à devenir un énorme
buisson. Il est difficile de creuser assez profond pour arracher cette racine ;
pourtant, si toutes les radicules ne sont pas retirées, le bambou repoussera
encore et encore. Une tendance de l’esprit tout à fait similaire est décrite
dans les sutta : « De même qu’un arbre, bien que coupé, repoussera si ses
racines restent bien en terre, tant que le désir resté en sommeil n’est pas
éradiqué, la souffrance réapparaîtra encore et encore. »
Pour suivre la voie du Bouddha qui mène à la pureté de l’esprit, nous
commençons la pratique avec une vue d’ensemble – autrement dit, une
compréhension superficielle – du Noble Octuple Sentier. Nous observons
avec une présence attentive notre corps, nos ressentis, nos perceptions, nos
pensées et la conscience que nous en avons. Cette présence attentive est une
attention dépourvue d’avidité, d’aversion et d’ignorance. Quand les
obstacles apparaissent, nous utilisons l’attention pour les empêcher de
pénétrer dans l’esprit. Quand ils sont vaincus, nous ressentons toute la force
de la concentration pure. Nous utilisons cette concentration pour
approfondir toujours plus l’observation du fonctionnement mental de façon
à reconnaître les entraves et à les déraciner.
En suivant ce processus, nous voyons comment se déroule le chemin.
Chaque fois que nous pratiquons le Noble Octuple Sentier, notre esprit
devient un peu plus clair. Pourtant, il ne sera pas totalement pur tant que la
pratique ne sera pas parfaite. Peu à peu, notre compréhension s’approfondit
et cela nous encourage à poursuivre. Et puis un jour, le Noble Octuple
Sentier devient tellement clair pour nous que le doute et le scepticisme
quant à la justesse de cette voie disparaissent et des qualités positives
comme les sept facteurs d’Éveil commencent à grandir en nous.

La fin de la perception
En outre, tandis que notre expérience de la méditation de l’attention
s’approfondit, un processus similaire d’attention dirigée nous aide à
atteindre les états mentaux élevés sur la voie du Bouddha connus sous le
nom de jhāna. Les jhāna sont des états de méditation profonds et paisibles
dans lesquels de nombreux facteurs mentaux bénéfiques se manifestent
harmonieusement. Alors que nous avançons dans ces états méditatifs
élevés, notre perception est de plus en plus pure jusqu’à finalement être
abandonnée. Voici comment on peut décrire brièvement cette séquence :
Coupés des plaisirs des sens et des états mentaux négatifs, nous
entrons dans le premier jhāna et nous y demeurons. C’est une
sensation belle et agréable qui résulte du fait que les états mentaux
négatifs ont été contenus. Nous sommes en mesure de « plonger »
dans un objet de contemplation, comme la bienveillance, par
exemple, en y appliquant notre pensée puis en la maintenant bien
présente ; nous ressentons ravissement et bonheur d’être ainsi à
l’écart du monde. Les perceptions de désir sensoriel, d’aversion,
d’agitation et d’inquiétude, de torpeur, de léthargie et de doute
sont abandonnées par l’entraînement de l’esprit et une perception
nouvelle de grande joie les remplace grâce à cet entraînement.
Dans le second jhāna, nous lâchons la pensée appliquée et la
pensée soutenue et l’esprit s’apaise. Cet état est caractérisé par
une confiance intérieure et une unification de l’esprit ; du fait de
la concentration, on se sent empli de ravissement et de félicité. La
perception réelle et subtile de joie et de bonheur du premier jhāna,
née de la solitude, disparaît alors par l’entraînement de l’esprit et
une nouvelle perception réelle et subtile de ravissement et de
félicité apparaît grâce à cet entraînement.
Dans le troisième jhāna, le ravissement s’estompe et nous faisons
l’expérience de l’attention pure doublée d’équanimité ou égalité
d’esprit. Clarté et discernement règnent.
Dans le quatrième jhāna, nous ne ressentons ni plaisir ni douleur,
ni bonheur ni tristesse. L’esprit est simplement imprégné d’une
perception réelle et subtile d’équanimité et d’attention. La
pratique du Noble Octuple Sentier se rétrécit alors jusqu’au
dernier stade, celui de la concentration juste. Cette concentration
puissante perçoit l’impermanence, la souffrance et
l’impersonnalité des cinq agrégats et assimile cette vérité sans
pensées ni mots. Des concepts comme « moi », « mien » ou « je
suis » disparaissent, tandis que la vision pénétrante et le calme les
remplacent. L’esprit est lumineux, pur, vif et immaculé.
Le quatrième jhāna change profondément notre perception. Tandis que
l’esprit devient de plus en plus pur, la perception commence à atteindre ses
limites. Même s’il est possible qu’un ressenti agréable, désagréable ou
neutre nous parvienne en raison d’un contact entre l’esprit et un objet de
l’esprit, ces sensations sont reconnues sans attachement, aversion ou
ignorance. Nous sommes simplement conscients de la nature agréable,
désagréable ou neutre de notre ressenti et nous comprenons en même temps
que, lorsque le contact avec l’objet mental qui a causé l’apparition de ce
ressenti cessera, celui-ci diminuera puis cessera également
L’esprit reste dans un état d’équanimité ; il ne se saisit pas des
perceptions agréables, ne rejette pas celles qui sont désagréables et n’est pas
indifférent à celles qui sont neutres. Nous comprenons profondément que
toutes les perceptions et les choses qui les font apparaître sont
impermanentes, que l’on ne s’y attache pas et on ne s’en réjouit pas, on ne
les rejette pas et on n’en est pas dégoûté, et on ne les ignore pas non plus.
L’esprit devient comme de l’or pur, purifié, lumineux, malléable, souple et
rayonnant. Voici comment le Bouddha décrit cet état dans le Dhatuvibhaga
Sutta :

« Imaginez, Bhikkhu, qu’un habile orfèvre ou son apprenti prépare


un four, chauffe le creuset, prenne de l’or avec des pinces et le mette
dans le creuset. De temps en temps, il soufflera dessus, parfois il
l’aspergera d’eau et, le reste du temps, il le regardera tranquillement.
Cet or s’affinera, il s’affinera de plus en plus, il s’affinera
complètement et deviendra impeccable, sans la moindre scorie,
malléable, souple et rayonnant. Dès lors, quel que soit l’objet qu’il
voudra fabriquer avec, une chaîne en or, des boucles d’oreille, un
collier ou une guirlande dorée, cet or permettra de le réaliser. De
même, bhikkhu, il ne reste alors [dans l’esprit] que l’équanimité
purifiée et lumineuse, malléable, souple et rayonnante. »
Alors, comme l’orfèvre qui travaille le métal purifié, nous appliquons
notre esprit bien entraîné à la méditation qui, à ce moment-là, quitte la
sphère matérielle des quatre premiers jhāna pour aller vers les quatre états
de jhāna immatériels : perception de l’espace infini, perception de la
conscience infinie, perception de la vacuité et état de ni perception ni non-
perception. Ces états sont appelés « immatériels » parce que nous les
atteignons en dépassant toute perception de nature matérielle. À chaque
étape successive, les perceptions antérieures s’atténuent et de nouvelles
perceptions plus pures apparaissent jusqu’à ce que la limite de la perception
soit atteinte. À ce stade-là, nous comprenons : « L’activité mentale est
néfaste pour moi. L’absence d’activité mentale est meilleure. Si je devais
maintenant évoquer des pensées ou des images, ces perceptions pures que
j’ai atteintes cesseraient et des perceptions plus grossières arriveraient. Et si
je n’évoquais ni pensées ni images ? » Ainsi, nous ne laissons pas libre
cours aux pensées et à l’imagination.
Comme seules les perceptions purifiées apparaissent, les perceptions plus
grossières n’apparaissent plus. L’équanimité est purifiée et lumineuse. C’est
pour cette raison que nous ne formulons pas de pensées ou de sentiments
positifs ou négatifs, et que nous n’avons aucune bonne ou mauvaise
intention envers les gens ou les choses. C’est aussi pour cette raison que
nous ne nous attachons à rien dans ce monde qui comprend notre esprit et
notre corps. Quand nous ne sommes pas attachés, nous ne sommes pas
agités. Quand nous ne sommes pas agités, nous atteignons la cessation de ce
qui est personnel, le nibbāna, la fin de la souffrance. Le Bouddha a exprimé
ainsi la connaissance et la vision qui apparaît dans cet état : « La libération
de l’esprit est inébranlable. Ceci est ma dernière naissance. Il n’y aura plus
de nouvelle existence. »
Partie 2 : Les dix perceptions
thérapeutiques
4. La perception de l’impermanence
À une certaine occasion, le Bouddha séjournait près de Savatthi, dans le bosquet de Jeta, le
parc d’Anathapindika. Ce jour-là, le Vénérable Girimānanda était alité, souffrant,
gravement malade. Alors, le Vénérable Ananda alla trouver le Bouddha, s’inclina devant
lui, s’assit sur le côté et lui dit : « Bhante, le Vénérable Girimānanda est alité, souffrant et
gravement malade. Il serait bon que vous alliez le voir par compassion pour lui. »
« Ananda, si c’est toi qui vas voir Girimānanda et que tu lui parles des dix perceptions, il
est possible qu’en les entendant il guérisse aussitôt de son mal. Quelles sont ces dix
perceptions ? (1) La perception de l’impermanence, (2) la perception de l’impersonnalité,
(3) la perception de -l’aspect peu attrayant du corps, (4) la perception du danger, (5) la
perception du renoncement, (6) la perception du détachement des passions, (7) la
perception de la cessation, (8) la perception du manque d’attrait du monde entier, (9) la
perception de l’impermanence dans tous les phénomènes conditionnés, et (10) l’attention à
la respiration. »

Parmi toutes les perceptions possibles, le Bouddha en a relevé dix qui ont
des vertus thérapeutiques et il a demandé au Vénérable Ananda de les
rapporter à Girimānanda. Pourquoi a-t-il choisi celles-là ? La raison
évidente est que ces perceptions ne sont pas déformées. Peut-être le
Vénérable Girimānanda était-il malade parce qu’il était affligé d’une
perception déformée. Pour le guérir, le Bouddha voulait qu’il voie la vérité
non déformée dans chacune de ces dix perceptions. Lorsque l’esprit voit la
vérité, il s’en réjouit. Le Bouddha voulait éveiller un sentiment de joie chez
Girimānanda en l’encourageant à reconnaître et à accepter que tout change
tout le temps. Sachant cela, Girimānanda cesserait de s’accrocher. S’il ne
s’accrochait pas au corps, à l’esprit, aux ressentis, aux pensées ni aux
perceptions – les cinq agrégats –, il ne souffrirait plus. Comme l’a dit le
Bouddha :
« Quand on est parfaitement conscient
De l’apparition et de la disparition des agrégats,
On trouve la joie et le ravissement.
Ceux qui le savent sont arrivés au-delà de la mort. »

Dans cette partie, nous étudions chacune des dix perceptions que le
Bouddha a mentionnées pour le bien de Girimānanda et nous essayons de
voir en quoi elles peuvent aider à mettre un terme à la souffrance. Avant
tout, il est important de comprendre la logique de la méthode thérapeutique
du Bouddha. Souvent décrit figurativement comme un médecin ou un
chirurgien, il a soigné des patients qui souffraient de différents maux
physiques et psychologiques. Le remède du Dhamma qu’il prescrivait,
consistait souvent à faire face à des vérités que les gens souhaitent
généralement ignorer. Nous préférerions entendre dire que tout est
permanent, agréable, durable et dirigé par un « moi » mais, quand nous
souffrons, nous sommes prêts à accepter des procédures désagréables, voire
douloureuses. Même si nous n’en avons pas envie, nous permettons à
l’infirmière de nous piquer avec une seringue pour prendre du sang qui
permettra de diagnostiquer notre maladie ; ensuite nous acceptons encore de
prendre tout remède que le médecin nous prescrira. De la même manière,
dit le Bouddha, pour trouver la paix de l’esprit, nous devons faire face à
certaines vérités désagréables.
Ainsi, par exemple, il recommandait avant tout la méditation sur la
perception de l’impermanence. Pour une personne fière d’avoir vécu
longtemps, il prescrivait une réflexion sur l’inévitabilité de la mort. Pour
éviter le chagrin et le désespoir causés par l’attachement aux êtres aimés, il
conseillait de méditer sur la vérité de la souffrance causée par la séparation
de ceux que l’on aime. Paradoxalement, en contemplant l’impermanence,
nous commençons à progresser sur la voie qui mène à la paix permanente.
Ensuite, nous méditons sur l’impersonnalité de tout ce qui existe. Pour
nous aider à comprendre l’impersonnalité en termes concrets, nous
méditons ensuite sur l’insatisfaction et la souffrance qui accompagnent le
fait d’avoir un corps composé de nombreuses parties qui, toutes,
vieillissent, se dégradent et ne contiennent rien qui puisse être appelé un
« moi ». Quand nous prenons profondément conscience que le corps et tout
ce qui le constitue sont des causes de souffrance, y compris les douleurs de
la vieillesse, de la maladie et de la mort, nous méditons sur l’abandon des
causes de la souffrance : le désir et l’avidité. Cette prise de conscience nous
pousse à méditer pour développer un lâcher-prise, un détachement par
rapport aux expériences douloureuses et agréables de cette vie. Le lâcher-
prise nous amène à méditer sur la cessation, c’est-à-dire la promesse du
Bouddha que la souffrance peut prendre fin. Pour atteindre la cessation,
nous méditons sur l’abandon des derniers vestiges du désir, même du désir
d’une future renaissance. Pour finir, nous méditons encore une fois sur
l’attention à la respiration qui est la méthode générale que nous devons
utiliser pour atteindre chacune des réalisations précédentes.
Vu sous cet angle, le Girimānanda Sutta est un programme de méditation
complet qui promet de guérir non seulement les maladies du corps et de
l’esprit mais aussi de nous faire avancer vers la guérison ultime de la
libération ou nibbāna.

« Et qu’est-ce que la perception de l’impermanence, Ananda ?


Prenons le cas d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied
d’un arbre ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘La forme
est impermanente, les ressentis sont impermanents, les perceptions
sont impermanentes, les fabrications mentales sont impermanentes,
la conscience sensorielle est impermanente.’ Et il demeure ainsi, à
contempler l’impermanence dans ces cinq agrégats sujets à
l’attachement. Voilà ce que l’on appelle la ‘perception de
l’impermanence’. »
La première perception « guérissante » consiste donc à voir que les cinq
agrégats (forme, ressentis, perceptions, pensées ou formations mentales et
conscience) sont impermanents, qu’ils changent toujours, inévitablement.
Le Bouddha n’était pas le seul, à son époque, à reconnaître cette vérité. Des
contemporains comme le philosophe grec Héraclite ont également vu que
tout est impermanent. Héraclite a dit : « On ne peut pas mettre deux fois les
pieds dans la même rivière » mais nous ne savons pas ce que les anciens
Grecs ont fait de cette compréhension de l’impermanence. Une simple
connaissance théorique de l’impermanence ne nous aide pas vraiment et ne
change rien. Il faut que cette connaissance soit expérimentée et utilisée dans
un but valable.
Il n’est pas bien difficile de constater que tout change tout le temps.
Quand je vivais au monastère bouddhiste de Washington DC (la première
communauté monastique du Theravada établie aux États-Unis), est arrivé
un jour un homme avec son petit garçon de dix jours. Par la suite, ils sont
revenus très souvent et ce tout petit bébé avait toujours l’air heureux de me
voir. Quand il a commencé à marcher à quatre pattes, il venait vers moi et
me tendait les bras affectueusement pour que je le porte. Il a grandi comme
mon propre enfant. Un jour, quand il avait presque dix ans, je suis rentré de
l’un de mes voyages, il est venu vers moi les bras ouverts. Je lui ai dit : « Tu
es si grand maintenant, je ne peux presque plus te serrer dans mes bras. »
« Bhante, a-t-il répondu, voyons les choses en face : tout est
impermanent. J’ai grandi et vous ne pouvez plus me prendre dans vos
bras. »
Même ce petit garçon savait que tout est impermanent !
Nous sommes tous conscients de l’impermanence mais seulement en
surface. Au fond de notre subconscient demeure un sentiment de
permanence. C’est peut-être à cause de ce sentiment caché que nous ne
cessons de remédier à nos dents cassées, notre peau sèche, nos ongles
cassants, nos cheveux gris, notre dos voûté, notre vue qui faiblit, notre ouïe
défectueuse, nos os cassés et tous ces autres problèmes causés par
l’impermanence dans ce corps fragile. De la même façon, nos humeurs,
sentiments, pensées, perceptions et souvenirs passent par de nombreux
changements à chaque instant. Nous prenons des médicaments, rencontrons
des spécialistes de la santé mentale et nous engageons dans plusieurs autres
activités, y compris la méditation, pour améliorer notre esprit. Mais,
pendant que nous faisons tout cela, l’impermanence continue son travail,
altérant systématiquement tout ce qui compose notre corps et notre esprit
pour, finalement, les détruire complètement. Nos organes, nos cellules, le
système nerveux, la qualité de notre sang, la force de nos poumons et la
structure même de nos os passent tous par des changements très rapides
qu’il est impossible d’ignorer. Nous pouvons toujours « ravaler la façade »
mais, sous la peau, l’impermanence poursuit sa route systématiquement.
Rien sur cette terre – aucune science, aucune technologie, aucune magie –
ne peut arrêter ce changement.
Quand nous en prenons pleinement et clairement conscience, la question
qui se pose est : que faire de cette compréhension ? Comment la rendre
profitable ? La réponse du Bouddha est que l’impermanence est la clé qui
ouvre l’esprit à la compréhension de la souffrance et de l’impersonnalité. Il
a souligné très clairement le lien entre impermanence et souffrance. Il a dit
que ce n’est pas l’impermanence elle-même qui cause la souffrance mais
notre attachement à des choses impermanentes. Quand nous cessons de
nous accrocher aux choses impermanentes, notre souffrance prend fin.
Comme l’a dit le Bouddha dans le Mahasunnata Sutta : « Ananda, je ne
vois pas la moindre sorte de forme dont le changement et la détérioration
n’apporteraient pas chagrin, lamentations, douleur, tristesse et désespoir
chez quelqu’un qui désire cette chose et s’en délecte. »
Ce passage dit clairement que la souffrance n’apparaît pas parce que les
choses sont impermanentes mais parce que nous y sommes attachés. Quand
on atteint l’Éveil, on ne souffre pas et pourtant aucune des choses
impermanentes n’est devenue permanente ; elles continuent à changer, que
l’on soit éveillé ou pas. Rien ne peut entraver la nature impermanente des
choses ; c’est une vérité inéluctable qui existerait même s’il n’y avait pas un
Bouddha pour en parler. L’Éveil met fin à la souffrance parce que les êtres
éveillés ne convoitent plus les choses qui changent et disparaissent à tout
instant ; ils ne s’en délectent plus. Notre souffrance aussi prendra fin quand
nous abandonnerons notre attachement à tout ce qui est impermanent.
Cependant, dans sa profonde sagesse, le Bouddha est allé un peu plus
loin. Il a vu que non seulement il est impossible à une personne de mettre
deux fois les pieds dans la même rivière, mais cette personne ne sera pas la
même non plus la seconde fois. Autrement dit, les choses changent autour
de nous mais nous changeons aussi à chaque instant. Quand nous méditons
sur les cinq agrégats qui composent notre corps et notre esprit, nous voyons
que tous – présents, passés ou futurs, internes ou externes, grossiers ou
subtils, hauts ou bas, lointains ou proches – sont impermanents. Ils
changent et disparaissent sans laisser aucune trace de leur existence derrière
eux. Rien n’est impérissable. Rien ne dure à jamais. Tout disparaît sans
laisser la moindre trace d’une quelconque existence. Cette compréhension
s’appelle « l’absence de traces ». Comme l’a dit le Bouddha dans le
Khandavagga :

« La forme est comme une poignée d’écume,


La sensation comme une bulle d’eau ;
La perception est comme un mirage,
La volition comme le tronc d’un bananier,
Et la conscience comme une illusion. »

La conscience de l’absence de traces nous aide à dissiper notre désir-


attachement pour tout ce qui est impermanent. Elle dissipe également notre
aversion ou notre ressentiment puisqu’il n’y a rien de permanent à détester
ou à accuser. Le désir même de se saisir de quoi que ce soit finit dans une
frustration qui va nous faire souffrir. Contempler cette souffrance éveille
une libération dépourvue de tout désir. La « liste de souhaits » que l’on a est
épuisée ; on ne soupire plus après quoi que ce soit. Cette compréhension
s’appelle « l’absence de souhaits ». Comme tout ne cesse de disparaître sans
laisser de traces, la conscience de l’impersonnalité de toute chose
commence à poindre en nous. Il n’y a rien ni personne à saisir. Il n’y a pas
de noyau et pas d’instigateur immuable. La notion même de « moi »
s’évapore. Cette compréhension s’appelle « absence de ‘moi’ » ou
« vacuité ».
L’absence de souhaits, l’absence de traces et la vacuité sont souvent
appelées les « trois portes de la libération ». Quand nous reconnaissons que
tout est impermanent, change et ne laisse aucune trace, et que toute chose
impermanente et sans traces est vide de « moi » et ne mène qu’à la
souffrance, notre désir de posséder ou de nous accrocher à des gens ou à des
objets qui n’ont pas d’essence permanente, qui ne cessent de changer et qui
sont source de souffrance, s’évapore. Nous ne souhaitons plus qu’une seule
chose : être libéré de tout cela. Comme l’a expliqué le Bouddha : « Voyant
les choses ainsi – l’impermanence, la souffrance et l’impersonnalité de
6
toute chose conditionnée – on est désenchanté de tout. »
Du fait de ce désenchantement, on se libère des passions, ce qui signifie
que l’on cesse de souhaiter quoi que ce soit et que l’on ne s’attache pas à ce
que l’on a. Quand l’esprit est libéré des passions, on est en mesure de voir
la cessation de toute chose, même de la vie, avec calme et équanimité. Cette
sagesse nous permet de lâcher définitivement toute forme d’attachement.
C’est ainsi que nous développons un regard pénétrant sur la nature de la
réalité. Comme l’a dit le Bouddha, notre vie devient tel un vol d’oiseau qui
ne laisse aucune trace dans le ciel. Toute notion de permanence, tout signe
d’avidité, toute idée de « moi », disparaît de l’esprit. Il ne reste que la
liberté. Comme il est dit dans le Dhammapada :

« Il n’accumule rien. Son appétit de nourriture compris avec sagesse,


Il se nourrit de vacuité et de liberté inconditionnée.
Comme l’oiseau dans le ciel,
Il ne laisse aucune trace sur son passage. »

Nous devons préciser que le mot « désenchantement » n’a aucune


connotation négative. C’est l’attitude positive et mature de quelqu’un qui
est devenu adulte sur le plan spirituel. Le Bouddha a utilisé une analogie
très significative pour expliquer ce qu’il voulait dire par
« désenchantement ». Supposez que des enfants construisent des châteaux
de sable sur la plage. Pendant qu’ils les construisent et qu’ils jouent avec,
ils se font croire que les châteaux sont réels. Les adultes qui regardent les
enfants jouer sont amusés par la tournure d’esprit des enfants.
Contrairement à eux, ils ne font pas semblant de croire à la réalité des
châteaux. Au bout d’un moment, les enfants en ont assez de jouer ; ils
arrêtent de prétendre qu’il s’agit de vrais châteaux, les détruisent et
dispersent le sable de tous les côtés. Comme les adultes n’ont jamais
prétendu que les châteaux étaient vrais, ils ne sont pas déçus quand ils sont
détruits.
Comme les enfants, dit le Bouddha, nous jouons souvent à faire semblant
avec des châteaux de sable impermanents mais, peu à peu, nous finissons
par voir que cet attachement aux choses impermanentes, en particulier aux
cinq agrégats, est cause de l’apparition de la souffrance. Comme tout
change sans avertissement, l’insatisfaction fait surface. Nous voyons que
l’impermanence s’applique à nous et à tout ce qui nous entoure, et nous
comprenons alors qu’il n’y a pas de « moi » ou d’essence permanente et
que rien ne peut contrôler ni arrêter le processus de désintégration. Voyant
l’ensemble de ce processus avec sagesse, nous devenons « désenchantés »
par tout ce qui est conditionné par la souffrance et l’impermanence. Voir
l’impermanence avec sagesse est la clé qui va nous permettre d’abandonner
nos mauvaises habitudes au niveau du corps et de l’esprit. Ce regard va
nous aider à développer une attitude de non-attachement aux choses
conditionnées qui nous conduira jusqu’à la cessation de la souffrance.
De plus, comme nous l’apprenons dans le Girimānanda Sutta, la
perception de l’impermanence peut participer à guérir la maladie. Il n’est
pas difficile de comprendre comment l’impermanence peut guérir.
L’impermanence n’existe pas dans un espace vide. Il faut bien qu’il y ait
quelque chose, au départ, qui soit impermanent. Les cinq agrégats du corps,
des ressentis, des perceptions, des pensées et de la conscience sont
impermanents. Au cœur de la conscience, le contact et l’attention sont
impermanents. Comme nous l’avons dit, contacts, ressentis, perceptions,
pensées et attention sont des facteurs de l’esprit qui interviennent chaque
fois que les sens entrent en contact avec un objet. Tous ces éléments qui
participent au fonctionnement mental sont impermanents.
Quand nous sommes malades ou que nous avons mal quelque part,
l’esprit tombe parfois dans la dépression. Mais, quand on connaît
l’impermanence, on perçoit que la maladie et la douleur qu’elle cause
changent tout le temps. Alors, au lieu de nous plaindre, nous sommes
attentifs aux changements qui se produisent. Quand nous y sommes
pleinement attentifs, nous remarquons que parfois la douleur augmente,
parfois elle diminue. Une telle observation soutenue peut même nous faire
oublier le ressenti douloureux et contempler avec objectivité la dissolution
d’une sensation pénible et l’apparition d’une sensation neutre. Nous
remarquons alors également que notre sentiment de découragement s’efface
pour être remplacé par de la neutralité.
Quand on est attentif à ces changements, il arrive que l’impermanence
des sensations douloureuses engendre un réel bonheur parce que nous
sommes témoins de la disparition progressive de notre douleur
impermanente ! C’est une révélation qui nous remplit de joie et nous
sommes envahis de sensations agréables. Les sensations agréables sont
toujours positives ; elles libèrent des substances chimiques saines dans le
corps et l’esprit, lesquelles accélèrent le processus de guérison. C’est ainsi
que la guérison procède de notre perception de la vérité de l’impermanence
des sensations douloureuses. La perception de l’impermanence aboutit donc
à la fois à guérir les douleurs de cette vie mais aussi, ultimement, à nous
libérer complètement du cycle de la souffrance : c’est le nibbāna.
5. La perception de l’impersonnalité
« Et qu’est-ce que la perception de l’impersonnalité, Ananda ? Prenons le cas d’un moine
qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée et réfléchit
ainsi : ‘Les yeux sont impersonnels et les formes qu’ils voient sont impersonnelles ; les
oreilles sont impersonnelles et les sons qui leur parviennent sont impersonnels ; le nez et
les odeurs sont impersonnels ; la langue et les saveurs sont impersonnelles ; le corps et les
objets tactiles sont impersonnels ; l’esprit et les phénomènes mentaux sont impersonnels’.
Et il demeure ainsi, à contempler l’impersonnalité dans les six bases des sens, intérieures et
extérieures. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception de l’impersonnalité ».

Comme l’explique le Bouddha dans ce passage, les six organes des sens,
leurs objets extérieurs ou « matériels » et leurs objets intérieurs ou
« phénomènes mentaux », de même que le corps et l’esprit, sont tous
dépourvus d’essence permanente. Dans notre méditation de l’attention,
nous les examinons tous, les uns après les autres, et nous sommes forcés de
conclure que toute chose – passée, présente ou future, intérieure ou
extérieure, grossière ou subtile – est impermanente et insatisfaisante. De
plus, aucune puissance au monde ne peut rendre permanent ce qui est
impermanent ni satisfaisant ce qui est insatisfaisant.
Quand nous voyons les choses correctement et avec sagesse, nous
pouvons conclure définitivement à propos de tout ce qui existe : « Ceci
n’est pas à moi ; je ne suis pas cela ; ce n’est pas ‘moi’ ». Bien entendu,
pour des raisons pratiques de communication dans la vie de tous les jours,
nous pourrons toujours dire : « Je suis ici » ou « cet objet m’appartient ».
Mais nous ne devons pas nous leurrer en croyant que ces mots impliquent
l’existence d’une entité permanente que je suis ou qui m’appartient. En
réalité, comme le démontre notre perception de l’impermanence, tout est
pris dans un flux perpétuel, se construit puis s’effondre, selon des causes et
des conditions qui ne cessent de changer. Bien sûr, ce changement perpétuel
s’applique aussi aux cinq agrégats de l’esprit et du corps (formes, ressentis,
perceptions, pensées et conscience). C’est justement parce que ces aspects
du corps et de l’esprit changent tout le temps qu’il n’y a rien en nous que
nous pouvons identifier à un « moi » qui aurait une essence permanente.
La doctrine de l’impersonnalité ou « non-soi », que le Bouddha est le seul
à avoir enseignée, a de nombreuses implications importantes. D’une part,
elle va à l’encontre de la croyance selon laquelle la vie est donnée par un
dieu créateur qui lui communique son essence ou âme et vers qui cette âme
retourne après la mort. Certaines personnes risquent de se sentir perdues
quand on remet en question la certitude qu’apporte la doctrine d’un dieu
créateur ; pour elles, sans cette certitude, la vie n’a plus aucun sens et
n’offre plus aucun espoir. Cependant, adhérer à des notions de permanence
et de certitude peut donner lieu à des comportements rigides et inflexibles.
À l’inverse, accepter la notion d’impersonnalité nous aide à nous sentir plus
détendus et à accepter ce qui nous arrive puisque nous savons que les
bonnes choses comme les mauvaises ne durent pas. Nous comprenons que
l’absence de certitude nous donne l’occasion de nous adapter aux
circonstances fluctuantes et, en tant qu’adultes spirituels, d’assumer la
responsabilité de notre vie.
En outre, la perception de l’impersonnalité ou non-soi permet de guérir la
maladie, comme de nombreux sutta le démontrent. Le Khemaka Sutta
raconte l’histoire du Vénérable Khemaka, disciple du Bouddha, qui était
malade et souffrait beaucoup. Plusieurs anciens de la communauté du
Bouddha sont allés le voir et lui ont posé des questions sur la doctrine de
l’impersonnalité. Tandis qu’il expliquait le non-soi, le Vénérable Khemaka
et les moines qui écoutaient son explication ont tous atteint l’Éveil.
La raison pour laquelle la perception de l’impersonnalité de toutes choses
a le pouvoir de guérir peut être comprise ainsi : en expliquant le sens du
non-soi, le Vénérable Khemaka était très calme et détendu. Les anciens qui
l’écoutaient étaient également très calmes et détendus. Le fait de lâcher les
angoisses et les tensions est un grand remède qui guérit psychologiquement
et physiquement. Nous avons tous pu constater comment le stress et
l’angoisse augmentent la douleur que nous pouvons ressentir quand nous
sommes malades. Par exemple, quand nous attendons le diagnostic du
médecin, nos symptômes douloureux augmentent souvent à cause de la peur
et de l’imagination. Quand nous apprenons que notre maladie est
guérissable, nous nous détendons et, souvent, notre douleur diminue. De
même, quand quelqu’un écoute très attentivement une explication sur
l’impersonnalité de tous les phénomènes, il est libéré de la tension et de la
pression qui sont toujours présentes en nous quand nous croyons qu’il y a
un « moi » que nous devons protéger. Quand l’esprit se détend et que nous
lâchons cette tension, cette pression, nous apportons un immense
soulagement à l’esprit et au corps. Ce soulagement est un moyen très
puissant de libérer une énergie positive qui accélère le processus de
guérison.
Dans le cas du Vénérable Girimānanda, nous pouvons supposer que sa
maladie était liée à une certaine rigidité et une tension causées par le fait
qu’il avait une vision erronée du « moi ». Le Bouddha, comme un bon
médecin, a diagnostiqué le problème et lui a donné le remède approprié.
Contempler la perception de l’impersonnalité a permis à Girimānanda de se
détendre suffisamment pour accélérer la guérison et recouvrer la santé.
6. La perception des impuretés
« Et qu’est-ce que la perception de l’aspect peu attrayant du corps, Ananda ? Prenons le cas
d’un moine qui passe son corps en revue de bas en haut depuis la plante des pieds et de
haut en bas depuis la pointe de ses cheveux. Il voit que ce corps, enveloppé de peau, est
rempli de toutes sortes d’impuretés : ‘Il y a, dans ce corps, des cheveux, des poils, des
ongles, des dents, de la peau. Il y a la chair, les muscles, les os, la moelle, les reins, le cœur,
le foie, la plèvre, la rate, les poumons, l’intestin grêle, le gros intestin, l’estomac, les
excréments, la bile, les mucosités, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, la salive,
la morve, la synovie, l’urine.’ Et il demeure ainsi à contempler l’aspect repoussant du
corps. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception de l’aspect peu attrayant du corps’. »

Je préfère parler d’« impuretés » plutôt que de « l’aspect repoussant du


corps ». La perception de l’impureté des différentes parties du corps
représente une part importante de la méditation sur la perception. Quand
nous nous regardons dans un miroir, nous sommes fiers de nous si le corps
semble beau ou mécontents s’il nous paraît laid. La perception des
impuretés nous apprend à percevoir le corps de manière réaliste, exactement
tel qu’il est, sans distorsions et sans les réactions émotionnelles
d’attachement ou d’aversion que nous avons d’ordinaire. Pour percevoir
correctement le corps et tous ses constituants, il y a une clé : l’attention. Ce
que notre reflet dans le miroir ne montre pas, c’est que le corps, comme tout
ce qui le compose, est impermanent, insatisfaisant et impersonnel. Mais,
quand nous étudions le corps avec grande attention, nous voyons ces
caractéristiques naturelles dans chacune de ses parties. Dans ce contexte,
l’emploi du mot « impureté » ne veut pas dire que certaines parties du corps
sont déplaisantes – même si certaines le sont vraiment. Il souligne
simplement une vérité : le fait que le corps et ce qui le compose est
constamment en train de changer et, soyons clairs, de se décomposer. C’est
pour cette raison que le corps est insatisfaisant et qu’il est dépourvu de
« moi » ou d’une essence permanente.
Apprendre à regarder le corps avec réalisme et sagesse est très important
pour notre santé psychologique. Nous connaissons tous des gens qui sont
fiers de leur beauté au point d’en être obsédés et d’autres qui sont accablés
parce qu’ils se perçoivent comme laids selon leurs critères purement
imaginaires. Quand on médite sur l’impureté du corps, on se reconditionne
afin de percevoir les parties du corps telles qu’elles sont, sans s’y attacher
ni rejeter quoi que ce soit. Cette perception, qui va à l’encontre de notre
manière habituelle de percevoir, apporte un immense soulagement à l’esprit.
Quand nous percevons une chose exactement telle qu’elle est, nous ne
ressentons ni attirance ni répulsion. Nous laissons tomber nos conceptions
sur la beauté et la laideur et nous voyons le corps simplement comme
impermanent, insatisfaisant et impersonnel.
Le regard que nous essayons de développer par rapport au corps et à ses
composants est celui de l’équanimité. Dans le Satipatthana Sutta, le
Bouddha a donné une illustration utile de cette façon extrêmement
importante de considérer les choses. « Supposons, dit-il, qu’il y ait un sac
plein de grains : riz, riz sauvage, riz de rizière, lentilles, orge, graines de
sésame, pois et autres. Disons qu’il y ait trente-deux sortes de graines dans
le sac. Nous ouvrons le sac et nous demandons à un homme doté d’une
bonne vue de regarder à l’intérieur. Celui-ci dira : ‘Il y a du riz, du riz
sauvage, du riz de rizière, des lentilles, de l’orge, des graines de sésame, des
pois, etc.’. Il reconnaîtra et identifiera simplement les différentes graines. Il
ne dira pas : ‘Il y a de l’orge, je déteste l’orge’ ou ‘Il y a des graines de
sésame, j’adore le sésame’. Il se contentera de reconnaître les graines
exactement telles qu’elles sont. Cela, c’est reconnaître avec attention,
reconnaître avec équanimité.
Il est facile de démontrer comment cette perception réaliste peut aider à
guérir la maladie. Quand il était malade, le Vénérable Girimānanda
ressentait probablement de l’attachement pour les parties de son corps qu’il
percevait comme saines et de l’aversion pour celles qu’il percevait comme
malades. Ayant correctement diagnostiqué la situation, le Bouddha lui a
enseigné avec tact à percevoir les parties de son corps de manière
impartiale. En méditant sur les différents composants de son propre corps,
Girimānanda a pris conscience que chaque élément est fragile et sujet à
l’affliction, et qu’il n’a aucune raison de ressentir attachement ou aversion
envers aucun. Cette perception posée et équilibrée lui a apporté un
soulagement psychologique et physique et a aidé son corps à guérir.
Puisque la méditation sur l’impureté des parties du corps est si importante
et si utile, nous allons étudier plus en détail comment commencer à la
pratiquer.
Premièrement, nous faisons la liste des différentes parties du corps
de façon à y concentrer notre perception. Le Bouddha a divisé le
corps en trente-deux parties, comme mentionné dans le sutta. Les
vingt premières sont solides et relèvent de l’élément terre. Les
douze autres sont liquides et relèvent de l’élément eau.
Nous commençons la méditation avec les cinq premières parties
solides : cheveux, poils, ongles, dents et peau. Nous commençons
par là parce que ce sont les parties les plus visibles, celles qui
attirent le regard quand nous rencontrons quelqu’un pour la
première fois. Ce sont aussi les parties que beaucoup de gens
enjolivent, maquillent et façonnent de différentes manières pour
plaire aux autres. Comme ces aspects du corps sont proéminents,
les méditants peuvent facilement les utiliser pour voir plus
profondément comment ils perçoivent le corps. Une
compréhension réelle et profonde de ces cinq parties visibles du
corps nous aide à réfléchir sur de nombreuses autres parties non
visibles sous la peau.
Par exemple, les cheveux sont un objet de méditation très fort.
Nous nous souvenons que les cheveux sont généralement
considérés comme une parure. Dans la tradition de l’Inde
ancienne, avoir de longs cheveux était l’un des cinq critères de
beauté de la femme. Dans la culture occidentale aussi, les gens
dépensent beaucoup d’argent pour leurs cheveux. Les spécialistes
inventent toutes sortes de cosmétiques pour les embellir. Les
médias regorgent de publicités qui promettent de vous donner de
beaux cheveux, à l’aspect naturel, sain, jeune, attirant et à effet
durable. Un nouveau style de coiffure est souvent un sujet de
conversation pour beaucoup. Si les cheveux d’un homme
commencent à tomber, il y a de fortes chances pour qu’il dépense
temps et argent pour essayer d’enrayer le processus ou pour
cacher sa calvitie.
Mais si nous contemplons nos cheveux avec attention, nous
voyons qu’en réalité ils ressemblent plutôt à une poubelle.
Pellicules, poussière, peau morte et même des poux peuvent s’y
nicher. Quand on ne les lave pas pendant un jour ou deux, ils
commencent à sentir et à devenir gras. Nous essayons tout le
temps de garder nos cheveux très propres. Nous les lavons, les
frisons ou les raidissons, et nous les peignons chaque jour.
L’aspect de nos cheveux joue un grand rôle dans le sentiment que
nous avons d’être séduisants ou pas. Prendre conscience des
efforts que nous faisons pour soigner nos cheveux nous aide à
reconnaître la réalité de la situation.
L’attention nous révèle également combien les cheveux sont
impermanents. Peut-être nous rappelons-nous qu’autrefois nos
cheveux étaient doux, sains et lisses. En vieillissant, ils sont
passés de châtain, noir, roux ou blond à gris ou blanc. Ils sont plus
cassants, plus rares ou bien ils tombent. C’est l’impermanence.
Nous réalisons aussi que les cheveux ne sont pas si plaisants,
finalement. Nous les admirons tant qu’ils sont sur notre tête mais
si l’un de ces admirables cheveux tombe dans notre assiette de
soupe, nous jetterons peut-être tout son contenu ! Les cheveux qui
étaient autrefois source de plaisir et de joie nous apportent
aujourd’hui désagrément et tristesse. Cet exemple nous permet de
constater qu’ils sont aussi insatisfaisants.
Finalement, nous reconnaissons que les cheveux sont
impersonnels. Ils changent et ne peuvent donc pas nous donner
une satisfaction durable. Nous n’avons aucun contrôle sur ce qui
leur arrive – pas plus que sur les autres parties du corps – parce
qu’ils ne sont pas « nous ».
Nous pouvons conclure de cette méditation : « Ces cheveux ne
m’appartiennent pas. Ils ne sont pas ‘moi’, ils n’ont rien de
personnel ». Ils sont aussi impermanents et insatisfaisants que tout
ce qui compose ce corps et cet esprit.
Quand nous percevons attentivement la nature réelle de nos
cheveux et que nous développons de l’équanimité envers cette
partie du corps, peu importe qu’un cheveu soit sur notre tête ou
dans une assiette de soupe. Notre attitude sera la même.
Après avoir développé équilibre et équanimité envers les cheveux, nous
méditons sur chacune des autres parties du corps. Que nous les considérions
comme belles et admirables ou dégoûtantes et repoussantes, nous essayons
de garder toujours la même attitude. Notre but n’est pas de ressentir de la
répulsion pour le corps mais plutôt de percevoir chaque partie telle qu’elle
est, sans déformations ni concepts imposés, comme l’idée que le corps est
beau, qu’il est source de bonheur, qu’il est permanent ou qu’il contient une
âme éternelle. Nous observons chaque partie du corps, visible ou invisible,
avec la sagesse qui voit que ce corps, comme tout ce qui existe, n’est ni
beau ni laid. C’est simplement une forme composée de plusieurs parties qui
sont toutes sujettes à un processus de changement permanent. Cela
s’appelle « voir le corps avec la sagesse de l’équanimité ». Quand nous
acceptons le corps exactement comme il est, nous continuons à en prendre
soin, à le nourrir, le laver et le laisser dormir tout à fait normalement mais
nous faisons tout cela avec une compréhension réaliste, libre d’illusions ou
de distorsions.
Méditer avec attention sur les parties du corps nous aide aussi à
comprendre une vérité plus profonde. Puisque tous les aspects du corps que
nous examinons avec attention s’avèrent être impermanents, et même en
cours de décomposition, nous sommes en mesure de reconnaître que, quel
que soit le degré de beauté, de jeunesse, de santé ou de vigueur que nous
ressentons, nous finirons par vieillir et nous perdrons beauté, jeunesse, santé
et vigueur.
Comme nous nous entraînons également à voir ces changements avec
équanimité et que nous reconnaissons que le corps et ses composants ne
sont ni « moi » ni « miens », nous n’avons plus aussi peur quand nous
constatons que notre corps passe par ces changements inévitables. Quand
nous abandonnons notre attachement au corps, notre souffrance diminue et
notre esprit s’apaise.
La connaissance de la véritable nature des parties du corps nous aide
également à le soigner sans angoisse quand les choses tournent mal. Voir le
corps exactement tel qu’il est – changeant, s’affaiblissant, susceptible de
tomber malade et de guérir – nous permet d’utiliser l’attention, la
concentration et la visualisation pour cultiver une grande force de volonté
de sorte que, quand nous tombons malades, nous pouvons utiliser l’esprit
pour générer des substances positives qui vont avoir un impact sur
l’ensemble de la chimie du corps. Il est parfois possible de concentrer
l’esprit sur une partie malade avec une grande force de visualisation et
d’accélérer ainsi sa guérison. Cependant, quand nous comprenons bien le
corps et ses composants, nous ne sommes pas trop perturbés
émotionnellement si la guérison n’intervient pas et nous demeurons calmes,
même à la pensée de la mort.
7. La perception du danger
« Et qu’est-ce que la perception du danger, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui part
dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘Ce
corps est source de nombreuses douleurs et de dangers car toutes sortes de maladies
peuvent lui arriver : maladies des yeux, de l’oreille interne, du nez, de la langue et du
corps ; maladies au niveau de la tête, de l’oreille externe, de la bouche et des dents ; toux,
asthme, conjonctivite, toutes sortes de fièvres, maux d’estomac, évanouissement,
dysenterie, colique, choléra, lèpre, furoncles, eczéma, tuberculose, épilepsie ; maladies de
la peau, urticaire, teigne, psoriasis, gale, hémorragie, diabète, hémorroïdes, fistules, cancer ;
maladies qui viennent de la bile, des mucosités, des gaz, ou de leur combinaison ; maladies
dues aux changements climatiques, à des comportements négligents, à des agressions ou à
des conséquences karmiques ; et puis, il y a le froid, la chaleur, la faim, la soif, le besoin de
déféquer et d’uriner’. Et il demeure ainsi, à contempler les dangers liés à ce corps. Voilà ce
que l’on appelle ‘la perception du danger’. »

Cette section du sutta présente une liste de maladies qui peuvent


atteindre les êtres humains. Le Bouddha a mentionné quarante-huit
différentes sortes de troubles de la santé qui peuvent se produire selon huit
causes : gaz, bile, mucosités, la combinaison des « humeurs » du corps
(gaz, bile et mucosités), les changements de saisons, les agressions
physiques, les accidents auto-infligés et le karma. Quand nous parcourons
cette liste, nous constatons que nombre de ces maux nous affectent encore
aujourd’hui. Bien que notre compréhension des causes de la maladie soit
plus sophistiquée qu’à l’époque du Bouddha, nous avons les mêmes
problèmes parce que le corps humain et les parties qui le composent sont
toujours impermanents, sujets à la souffrance et dépourvus d’un « moi »,
comme l’a enseigné le Bouddha.
Pourquoi a-t-il dressé cette liste et que nous apprend-elle ?
Traditionnellement, on en donne cinq explications. D’abord, cette liste nous
rappelle les imperfections de l’agrégat de la forme. Elle illustre le fait que
ce corps, dont nous protégeons la santé avec tant de soin, est composé
d’éléments qui sont tous soumis à la dégradation, d’une manière ou d’une
autre. Cette perception va à l’encontre de l’idée agréable que nous
entretenons à propos du corps, comme s’il était une entité unique, forte,
saine, belle et durable. Elle nous aide à nous rappeler à quel point nous
sommes vulnérables et comment l’agrégat impermanent de la forme peut
nous occasionner douleur et souffrance à de multiples occasions et de
multiples façons.
Deuxièmement, quand nous parcourons cette liste de maladies et leurs
causes, nous nous souvenons que la maladie est un événement qui se
produit quotidiennement dans la réalité de la vie humaine. En contemplant
ces différents troubles, notre but est d’accepter cette réalité en pleine
conscience tout en évitant les réactions émotionnelles, comme le désir et la
peur, que la maladie provoque souvent.
Troisièmement, la lecture de cette liste renforce encore la notion
d’impermanence du corps. À l’instant même où nous lisons ces lignes,
chaque cellule, chaque organe et chaque organisme de notre corps est en
train de changer – de croître, de se décomposer ou de mourir. Le cœur bat ;
les poumons font circuler de l’air ; les reins, le foie et l’estomac remplissent
leurs fonctions. Rien n’est immobile ni fiable. La souffrance ou n’importe
quelle forme de maladie peut survenir à tout moment ; en fait, c’est
inévitable. Reconnaître cette vérité atténue la douleur quand elle arrive.
Quatrièmement, se souvenir que l’éventualité de la maladie est toujours
présente nous aide à éviter des sentiments de fierté quand nous sommes en
bonne santé et de pitié condescendante pour ceux qui sont malades. Enfin,
cette liste nous encourage à prendre des précautions et à apporter des
changements dans notre comportement pour éviter d’avoir à vivre ces
situations douloureuses. Par exemple, dans d’autres sutta, le Bouddha
recommande de manger légèrement pour aider à maintenir le corps en
bonne santé.
De nombreux sutta décrivent le Bouddha comme un médecin et un
chirurgien. Dans sa grande sagesse, il était capable de diagnostiquer la
nature d’une maladie et de prescrire le traitement approprié. Généralement,
sa prescription n’était pas un remède au sens traditionnel du terme mais le
puissant élixir du Dhamma qui a le pouvoir de soigner les erreurs de
perceptions dans l’esprit et de bannir douleur et mal-être une fois pour
toutes. Comme il l’a dit dans un sutta :

« Parmi tous les remèdes du monde, divers et variés,


Pas un n’égale le remède du Dhamma.
Alors, moines, prenez-le !
L’ayant absorbé, vous n’aurez plus d’âge,
Vous serez au-delà de la mort.
Ayant cultivé et vu la vérité,
Vous serez désaltérés, libres de tout désir. »
Un remède qui nous libère de tout désir est extrêmement puissant.
Inquiétude, stress, dépression nerveuse, accoutumance, querelles et même
divorce – tout cela est généré par les émotions négatives de l’attachement et
de la colère. La maladie physique est, elle aussi, liée à notre santé
émotionnelle. Par exemple, quand on s’autorise à être constamment irrité,
on finit par se mettre en colère. Une colère non maîtrisée devient de la
haine. Quand on est plein de haine, on ne dort pas bien. Le manque de
sommeil fait grimper notre tension, ce qui peut se terminer par une attaque
ou une crise cardiaque. Inversement, quand l’esprit est calme et détendu,
nous tombons malades moins souvent, nous souffrons moins quand cela
arrive et nous guérissons plus rapidement.
Sachant cela, le Bouddha a prescrit, entre autres, la perception du danger
comme traitement pour Girimānanda. Quelle qu’ait été la maladie physique
dont souffrait ce moine, le remède du Dhamma était approprié. Non
seulement il allégerait la souffrance émotionnelle et physique du malade
mais il pourrait aussi le conduire à l’Éveil, lequel est sans âge et au-delà de
la mort. C’est ainsi que la connaissance de la vérité devient un remède.
8. La perception du renoncement
« Et qu’est-ce que la perception du renoncement, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui
ne cède pas à une pensée de sensualité qui lui est venue. Il l’abandonne, la chasse,
l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à une pensée malveillante qui lui est venue. Il
l’abandonne, la chasse, l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à une pensée nocive qui lui
est venue. Il l’abandonne, la chasse, l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à des états
d’esprit malsains et nuisibles. Il les abandonne, les chasse, les extermine et les anéantit.
Voilà ce que l’on appelle ‘la perception du renoncement’. »

Renoncer, c’est abandonner quelque chose ou s’en débarrasser. Dans


cette partie, le Bouddha conseille à Girimānanda d’abandonner, de chasser
et de se débarrasser de toute pensée de plaisir sensoriel, de haine,
d’agressivité et autres idées et impulsions nuisibles ou malsaines. La
perception du renoncement n’est pas passive. Notre tendance à nous laisser
emporter par des pensées de plaisir, de haine ou d’agressivité et toutes
sortes d’autres pensées nuisibles comme l’orgueil, la jalousie ou l’avarice,
est une tendance profondément ancrée dans l’esprit. La perception du
renoncement exige un effort de vigilance pour observer l’esprit de façon à
pouvoir intervenir si de telles pensées surgissent en nous. Comme nous
l’avons dit, la pensée précède toujours l’action. Notre tâche consiste donc à
utiliser l’attention pour arrêter aussitôt les pensées négatives avant qu’elles
n’aient l’occasion de se matérialiser en actions nuisibles.
Avant d’atteindre l’Éveil, le Bouddha divisait ses pensées en deux
catégories : malsaines et saines. La première catégorie incluait les pensées
d’attachement, de haine et d’agressivité. Quand il remarquait que l’une de
ces pensées apparaissait dans son esprit, il réfléchissait aux conséquences
négatives, pour lui et pour les autres, s’il entretenait cette pensée. Alors il
prenait consciemment les mesures nécessaires pour l’abandonner. Une fois
cette pensée vaincue, il maintenait son attention en éveil pour empêcher
d’autres pensées malsaines d’apparaître.
Par exemple, le Bouddha savait que l’attachement au plaisir des sens
apporte très peu de vrai bonheur et cause, en réalité, beaucoup de
souffrance. À cause de la satisfaction première qu’ils ressentent, les gens
non éveillés sont temporairement aveugles aux conséquences de leur désir
de se faire plaisir et cèdent aux impulsions de l’attachement. Dans la vie de
tous les jours, nous avons souvent l’occasion de voir nos instincts les plus
nobles être court-circuités ainsi. Même si, intellectuellement, nous
comprenons l’expression « l’amour est aveugle », c’est seulement après
avoir enduré les affres d’un attachement malheureux que nous nous en
souvenons. Quand on est amoureux, on se dit que le reste du monde est
aveugle et que l’on est le seul à reconnaître la véritable valeur de l’objet de
notre attachement. Mais quand on réfléchit à la souffrance causée par
l’amour aveugle, on réalise que la nature même du désir sensuel est
d’exciter l’esprit, de l’affoler et de l’agiter. Tant que le désir domine,
l’esprit ne peut pas être calme. Ayant vu cette réalité, le Bouddha nous a
conseillé de lâcher le désir des sens pour permettre à l’esprit de rester centré
et paisible.
De même, les pensées de haine perturbent l’esprit. La haine ne peut pas
nous rendre heureux. En entretenant des pensées de haine, nous créons
notre propre malheur et perpétuons notre souffrance. Nous ne devrions pas
souffrir bêtement. En particulier, quand nous sommes malades, nous devons
utiliser l’attention pour éviter de développer des sentiments de haine envers
le corps ou son infirmité. La tristesse et les états d’esprit négatifs ne font
qu’aggraver la maladie. Inversement, se libérer de la haine accélère la
guérison. Sachant bien cela, le Bouddha a conseillé à Girimānanda de
refuser de tolérer la haine et de s’en libérer complètement.
Même des pensées agressives envers les autres peuvent nous faire du
mal. Quand on y réfléchit bien, on voit clairement que ce type de pensées
nous meurtrit – nous et personne d’autre. Elles sont comme la rouille qui se
forme à l’intérieur d’un morceau de fer et finit par détruire la force et
l’intégrité du métal. De même, la pensée de faire du mal à quelqu’un est
comme un cancer qui grandit dans le corps, détruisant sa santé et sa force.
Autrement dit, quand nous abandonnons nos pensées agressives, nous nous
faisons du bien. Dans l’immédiat déjà, nous ressentons moins d’agitation et
de négativité et, à plus long terme, nous apprenons à vaincre l’impulsion
d’agir méchamment ou agressivement, de sorte que nous évitons de générer
du karma négatif.
L’une des méthodes recommandée par le Bouddha pour dépasser les
pensées négatives consiste à rediriger l’esprit vers des pensées bénéfiques.
Par exemple, nous remplaçons des pensées d’attachement à des plaisirs
sensoriels par des pensées de renoncement. Dans ce contexte, le
renoncement revient au même que l’abandon ou le lâcher-prise. C’est la
décision consciente de lâcher les perceptions de désir, de sensualité,
d’avidité, d’attachement et de convoitise. C’est la décision consciente de
modérer les sens pour éviter les impulsions perturbatrices et recentrer notre
attention sur notre but : rendre l’esprit paisible, détendu et serein.
De même, pour abandonner des pensées de haine, nous les remplaçons
par des pensées de bienveillance. Nous nous souvenons à quel point la
haine nous perturbe et combien, au contraire, la bienveillance envers tout et
tous apaise l’esprit et nous rend heureux. La bienveillance est aussi une
impulsion naturelle. Quand nous renonçons aux pensées malveillantes, la
bienveillance apparaît naturellement pour remplir le vide. Quand nous
cessons de rejeter les choses, nous sentons une acceptation ouverte envers
tout ce qui existe, y compris notre propre corps et la maladie.
Le troisième bienfait des pensées de bienveillance est l’absence de
cruauté. Quand la pensée de faire du mal à des gens ou à des animaux
apparaît, nous réfléchissons aux situations où nous avons nous-mêmes été
maltraités et nous nous souvenons de tout le mal que peuvent causer des
actes mauvais. Par conséquent, nous remplaçons les pensées de
malveillance par des pensées de modération et par la compassion et l’intérêt
pour les autres. Abandonner les pensées négatives nous rend paisibles et
heureux, ce qui nous permet de vaincre notre propre souffrance.
9. La perception du détachement des
passions
« Et qu’est-ce que la perception du détachement des passions, Ananda ? Prenons le cas
d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée et
réfléchit ainsi : ‘Voilà ce qu’est la paix ; c’est sublime : elle arrive quand toutes les activités
se calment, quand toutes les possessions sont abandonnées, quand la soif du désir est
anéantie. C’est le détachement des passions, le nibbāna.’ Voilà ce que l’on appelle ‘la
perception du détachement des passions’. »

Le détachement des passions est le contraire du désir. Le jour où nous


voyons enfin clairement que l’attachement aux choses impermanentes est
cause de la souffrance, nous cessons d’avoir envie de nous engluer dans des
sensations agréables. Nous prenons aussi progressivement conscience que
notre tendance à repousser les sensations désagréables est une autre forme
de désir : le désir que les circonstances soient autres que ce qu’elles sont.
Puisque les situations de la vie sont constamment en mouvement, nous
comprenons que nos sentiments d’aversion sont eux-mêmes impermanents
et nous cessons de nous y complaire. Chaque fois que l’esprit tente de se
saisir d’une chose et d’en rejeter une autre, nous prenons conscience qu’en
réalité, il est impossible de se saisir de quoi que ce soit parce que tout
change tout le temps. Nous comprenons soudain que désirer à toute force
quelque chose, c’est comme essayer de garder une graine de moutarde en
équilibre sur la pointe d’une aiguille en mouvement.
Dans l’un de ses premiers discours, le Bouddha a expliqué pourquoi il est
si important de mettre fin au désir et à l’avidité. Plusieurs mois après avoir
atteint l’Éveil, il vivait à Gaya. Un jour, il s’est adressé à une assemblée de
mille ascètes qui pratiquaient l’adoration du feu. Pour transmettre au mieux
son message à cette audience, il a donc choisi d’utiliser la métaphore du
feu. Cet enseignement, aujourd’hui connu sous le nom de « Sermon du
Feu » explique le sens du détachement des passions et pourquoi toutes les
formes de saisie doivent cesser. Le Bouddha a déclaré que la seule façon
d’échapper aux feux qui nous dévorent est de les éteindre à leur source. Et
cette source, c’est précisément la perception.
« Tout brûle. Et qu’est-ce que ce « tout » qui brûle ? Les yeux
brûlent, les formes brûlent, la conscience visuelle brûle, le contact
des objets avec les yeux brûle, et tous les ressentis générés par ce
contact (qu’ils soient agréables, désagréables ou ni agréables ni
désagréables) brûlent aussi. Qu’est-ce qui les fait brûler ? C’est le
feu du désir, le feu de la haine, le feu de l’ignorance ; c’est le feu de
la naissance, du vieillissement et de la mort ; c’est le feu du chagrin,
des lamentations, de la douleur, du mécontentement et du
désespoir. »

Le Bouddha poursuit en disant qu’il en va de même pour les oreilles et


les sons, le nez et les odeurs, la langue et les saveurs, le corps et les
sensations de contact, ainsi que pour l’esprit et les pensées. Bref, les six
sens et les objets qu’ils perçoivent nous brûlent du feu de l’attachement, de
la haine et de l’ignorance, et cela entraîne les souffrances répétées de la
naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort. Et le Bouddha
conclut :

« Quand il voit cette vérité, le noble disciple ressent de la répulsion


envers les yeux, les formes, la conscience visuelle, le contact des
objets avec les yeux et tous les ressentis générés par ce contact
(qu’ils soient agréables, désagréables ou ni agréables ni
désagréables) […]. Du fait de cette répulsion, il se détache des
passions. »

De cette même façon, nous nous détachons de toutes les expériences de


nature sensorielle.
Quand un objet visuel apparaît, l’esprit le rejette sans effort en un clin
d’œil ou le temps de détourner le regard d’un objet que l’on ne veut pas
voir. Quand un son frappe nos oreilles, l’esprit le laisse passer en un
claquement de doigts. Quand une odeur entre en contact avec le nez, l’esprit
la laisse passer aussi facilement qu’une goutte d’eau glisse le long d’une
feuille de lotus. Quand nous touchons quelque chose, l’esprit lâche la
sensation aussi aisément qu’une personne en bonne santé étend son bras
plié ou plie son bras étendu. Quand un objet mental apparaît dans l’esprit,
celui-ci le laisse passer aussi vite qu’une goutte d’eau s’évapore dans une
poêle qui a chauffé toute la journée.
Libérés de l’envoûtement des plaisirs sensoriels, a dit le Bouddha, nous
nous détachons des passions. Être détaché signifie ne pas se laisser enivrer
par les choses. De ce fait, nous nous en détournons, en particulier pour ce
qui concerne les stimulations sensorielles. Avec ce détachement, nous
abandonnons notre façon habituelle de nous saisir des choses ou des
situations. Lorsque cette attitude se produit naturellement, suite à notre
progrès dans la méditation, nous sommes libérés de la souffrance. Selon le
sutta, les mille ascètes qui ont entendu le Sermon du Feu de la bouche du
Bouddha ont lâché toute saisie et ont atteint le nibbāna, la libération totale
de la souffrance.
Le Bouddha a prescrit cette partie de l’enseignement à Girimānanda pour
qu’il oriente son esprit vers ce qui est inconditionné, le nibbāna. On dit que
le nibbāna est « inconditionné » parce que, dans cet état parfait, l’esprit est
en paix, inaccessible aux conditionnements et intouché par le changement.
Dans le nibbāna, toute forme de souffrance, y compris le mal-être dû à la
maladie, comme ce que ressentait Girimānanda, cesse pour toujours. C’est
la raison pour laquelle le Bouddha a encouragé Girimānanda – et nous aussi
– à développer une attention tellement forte au détachement des passions
que l’esprit ne se saisit plus de rien du tout.
10. La perception de la cessation
« Et qu’est-ce que la perception de la cessation, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui
part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi :
‘Voilà ce qu’est la paix ; c’est sublime : elle arrive quand toutes les activités se calment,
quand toutes les possessions sont abandonnées, quand la soif du désir est anéantie. C’est la
cessation, le nibbāna.’ Voilà ce que l’on appelle ‘la perception de la cessation’. »

Quand nous considérons la septième perception, celle de la cessation,


nous remarquons aussitôt que la description qu’en fait le Bouddha est
presque identique à celle de la perception du détachement des passions. La
seule différence est que les mots « détachement des passions » ont été
remplacés par le mot « cessation ». Cette similitude de langage nous
apprend que, lorsque notre attention s’approfondit, le détachement des
passions mène à la perception de la cessation. « Cessation » signifie « la
fin ». C’est la promesse du Bouddha : si nous suivons la voie qu’il a tracée,
notre souffrance prendra fin une fois pour toutes.
Dans notre état d’esprit actuel, il nous est presque impossible d’imaginer
à quoi peut ressembler la cessation. C’est quelque chose qui apparaît
seulement lorsque nous avons réussi à éliminer tous les états d’esprit
négatifs, c’est-à-dire toutes les formes de désir et d’aversion, de même que
toutes les formes d’ignorance ou de compréhension erronée du « moi ».
Autrement dit, la cessation se définit par ce qui n’est plus là. Elle apparaît
une fois que nous avons éteint les feux qui surgissent du contact entre nos
six sens et leurs objets respectifs. Nous pouvons en avoir un petit aperçu
quand nous méditons avec une attention si grande que nos états d’esprit
ignorants – ce que nous avons appelé « obstacles » – sont éliminés. Mais
nous ne ferons pas l’expérience de la cessation réelle tant que nous n’aurons
pas atteint le dernier stade de la voie du Bouddha.
Tandis que nous franchissons les différentes étapes de la méditation de
l’attention, depuis nos premiers efforts pour nous concentrer sur la
respiration jusqu’aux états mentaux les plus élevés que l’on appelle jhāna,
la perception nous fournit des panneaux indicateurs importants. Le
Bouddha a clairement souligné cet aspect dans le Jhāna Sutta : « Je déclare
donc que votre avancée vers l’Éveil ira aussi loin que votre avancée dans la
perception ». En d’autres termes, nous pouvons mesurer notre progrès sur la
voie de la cessation de la souffrance par le changement qui se produit dans
notre compréhension de la perception et dans notre relation aux perceptions.
À ce stade de notre étude, nous pouvons commencer à apprécier la
profonde signification des paroles du Bouddha. Dans les premières étapes
sur la voie, le contact entre les six sens et leurs objets était une distraction
qui entravait notre capacité à nous concentrer. De plus, nous considérions
les objets des sens, y compris notre propre corps, comme solides, constants
et capables de causer bonheur ou malheur durable à cette entité appelée
« moi ».
Mais, tandis que nous méditons sur les dix perceptions, l’une après
l’autre, l’esprit devient progressivement convaincu que rien ne dure, rien
n’est pur, rien ne peut nous apporter durablement du plaisir ou de la peine,
et rien ne contient de « moi » ou essence permanente. Avec cette
compréhension, notre attention s’éloigne de la perception sensorielle et de
ses objets pour apprécier les joies de la solitude et de la concentration
profonde. Le Bouddha a décrit ce changement dans le Jhāna Sutta :

« Là, loin des plaisirs des sens, le méditant entre dans le premier
jhāna et y demeure… Il perçoit tous les phénomènes qui existent en
lui et qui relèvent de la forme, des ressentis, de la perception, des
pensées et de la conscience comme impermanents, comme une
souffrance, une maladie, une brûlure, une flèche, un malheur, une
affliction, étrangers à lui, se désintégrant, vides et impersonnels. Il
détourne alors son esprit de ces phénomènes et l’oriente vers
l’élément qui est au-delà de la mort. »

Autrement dit, dès le premier jhāna, nous sommes conscients que nos
propres agrégats (forme physique, ressentis, perceptions, pensées et
conscience) sont changeants, souffrants, malades, dangereux, pénibles,
destructeurs, vides et impersonnels. Ayant vu les agrégats sous ce jour, nous
tournons progressivement notre esprit vers le contraire, le nibbāna et la
cessation de toute souffrance qui lui est inhérente, comme l’a décrit le
Bouddha dans le Jhāna Sutta :

« C’est paisible, c’est sublime… Je parle de l’apaisement de toutes


les activités, de l’abandon de toutes les possessions, de la
désintégration de tous les désirs, du détachement des passions, de la
cessation, du nibbāna. »
Notre but étant maintenant clairement défini, nous pratiquons la
méditation des jhāna, encore et encore, en utilisant ses qualités de
pureté, de clarté et de finesse pour arrêter toute pensée conceptuelle et
toute perception des phénomènes conditionnés. L’exquise tranquillité de
cet état paisible nous conduit au-delà du désir des plaisirs ordinaires, de
bonne santé ordinaire et même d’une renaissance ordinaire. Comme
expliqué dans le Girimānanda Sutta, toutes les « activités », y compris
les idées de plaisir et de douleur, de maladie et de santé, et même de vie
et de mort, sont apaisées et nous abandonnons tout désir, y compris le
désir de « toutes les acquisitions » qui inclut le niveau le plus élevé de
renaissance. Au lieu de cela, nous orientons notre esprit vers les joies
impérissables de la cessation, du nibbāna. Le Bouddha rappelle alors à
Girimānanda que la promesse de la cessation nous encourage à
intensifier nos efforts dans la méditation pour atteindre ces plaisirs
tranquilles et excellents.
11. La perception du manque d’attrait du
monde entier
« Et qu’est-ce que la perception du manque d’attrait du monde entier, Ananda ? Prenons le
cas d’un moine qui s’abstient de toute forme d’engagement et d’attachement, d’opinions,
de convictions et de tendances latentes par rapport au monde ; il les abandonne sans s’y
attacher. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception du manque d’attrait du monde entier’. »

Au stade où nous en sommes actuellement, il nous est difficile de


comprendre la perception du manque d’attrait du monde entier.
Généralement, nous faisons tout notre possible pour augmenter notre plaisir
dans la vie que nous avons. Cependant, quand nous arrivons à ce stade dans
la méditation sur les dix perceptions, nous avons réussi à convaincre l’esprit
que les expériences agréables que le monde peut nous offrir sont
trompeuses et, finalement, indésirables. Elles nous distraient de nos
possibilités de concentration et encouragent la saisie, l’aversion et la
confusion mentale. Qui plus est, nous avons commencé à ressentir la paix et
la tranquillité qui arrivent quand on renonce au plaisir des sens. Nous
préférons les joies intérieures, à la fois plus paisibles et plus intenses qui
naissent du détachement des passions. Par conséquent, il nous est
relativement facile d’abandonner la fascination qu’exerce sur nous le
monde ordinaire.
Comme nous le découvrons, l’esprit purifié du désir, de l’aversion et de
l’ignorance ne ressent naturellement plus aucune exaltation quand il perçoit
les choses du monde. Il n’y a rien de spécial, dans le monde entier, qui
puisse faire les délices d’un tel esprit ; rien non plus qui l’afflige. Rien n’est
extraordinaire. Les mêmes problèmes d’impermanence, d’insatisfaction et
d’impersonnalité se retrouvent partout. En constatant cette vérité, l’esprit se
détend ; il est calme et en paix.
Cependant, à un niveau plus profond, nous gardons peut-être l’espoir
qu’une autre vie puisse être meilleure que celle-ci. Nous nous disons peut-
être que, dans une future renaissance humaine, les conditions seront
différentes et que le plaisir sensoriel ordinaire ne sera pas un problème. La
perception du manque d’attrait du monde entier implique la claire
compréhension que toute renaissance dans le samsāra, aussi élevée soit-
elle, sera sous le signe de l’impermanence et de la souffrance.
Parmi les dix « entraves » – ces habitudes négatives, profondément
enracinées dans l’esprit, que la méditation travaille à détruire – se trouvent
le désir d’une existence matérielle raffinée et le désir d’une existence
immatérielle. Ces sphères d’existence sont surtout mentales plutôt que
physiques. Elles sont liées aux états de jhāna que nous parvenons à
atteindre en méditation. La perception d’absence d’attirance pour le monde
entier implique que nous abandonnions tout espoir de renaissance, même
dans l’un de ces états mentaux élevés.
Le Bouddha dit que nous devons plutôt utiliser la confiance que nous
développons, grâce à la perception claire de la vérité de notre situation,
pour traverser le doute et la peur, et suivre le cap du nibbāna, la libération
définitive des souffrances de la renaissance. Girimānanda ne doit pas viser
moins haut – et c’est pareil pour nous. Comme l’a dit le Bouddha dans le
Mahamangala Sutta :

« Un esprit qui reste inébranlable


Même quand il est touché par les états du monde,
Qui demeure sans chagrin, sans tache et assuré :
Voilà la bénédiction suprême. »
12. La perception de l’impermanence de
toutes les formations mentales
« Et qu’est-ce que la perception du caractère impermanent de tous les phénomènes
conditionnés, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui est repoussé, humilié et dégoûté par
tous les phénomènes conditionnés. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception du caractère
impermanent de tous les phénomènes conditionnés’. »

Nous approchons à présent de la dernière étape de notre progression


méditative vers la libération de la souffrance. Jusque-là, nous avons utilisé
l’esprit et ses processus internes pour avancer sur la voie du Bouddha. Nous
avons utilisé les capacités de concentration de l’esprit pour focaliser notre
attention sur le corps et les parties qui le composent, découvrant ainsi que le
corps, comme tous les autres phénomènes conditionnés, change tout le
temps, est sujet au vieillissement et à la maladie, et dépourvu de tout ce que
l’on pourrait appeler un « moi » permanent. Ensuite, nous avons médité sur
l’abandon des causes de la souffrance et sur l’adoption d’une attitude
mature de détachement des passions par rapport aux expériences de cette
vie, y compris les expériences agréables de méditation profonde. Le
détachement des passions nous a aidés à atteindre l’étape suivante, la
capacité d’apprécier l’état qui est au-delà de la souffrance de
l’impermanence : la cessation, le nibbāna. Voyant que cet état qui
transcende la mort est le seul but valable, nous avons médité sur le
dépassement du désir de renaître sous quelque forme que ce soit, y compris
dans des états d’existence élevés qui sont au-delà de la souffrance physique.
À présent, dans cette neuvième perception, notre méditation nous amène
à abandonner notre attachement à tous les concepts, toutes les formations
mentales, tout ce qui est conditionné et assemblé, y compris les rouages de
notre propre esprit. Quand le Bouddha parle de « tous les phénomènes
conditionnés », il inclut toutes les formations mentales bénéfiques, les
formations mentales nuisibles, et les formations mentales imperturbables.
Les formations mentales imperturbables sont les états d’esprit que nous
développons par la pratique des jhāna. Tous les états mentaux que nous
atteignons par la pratique des jhāna sont également impermanents.
Parfois nos pensées nous paraissent tellement profondes et spéciales que
nous avons le sentiment qu’elles devraient être préservées dans une espèce
de système d’enregistrement permanent pour durer toujours.
Malheureusement, même de telles pensées sont impermanentes. Sachant
cela, nous comprenons que s’attacher à n’importe quelle pensée, aussi
élevée soit-elle, finit dans la souffrance. Cette claire vision nous incite au
lâcher-prise. Lâcher les formations mentales nous libère du fardeau de la
possession.
Nous sommes dégoûtés, voire horrifiés, à l’idée de continuer à nous saisir
de quoi que ce soit, même de la perception. Nous comprenons que la
perception est, elle aussi, un phénomène « composé », constitué des six sens
et de leurs objets ainsi que de l’attention, du contact, du ressenti et de la
conscience. Avec cette étape finale, en renonçant même aux processus de
perception que nous avons utilisés pour atteindre ce point, nous arrivons au
seuil de l’inconditionné, le nibbāna, l’état dans lequel toutes les impuretés
du désir ont été éliminées et toutes les formations mentales impermanentes,
insatisfaisantes et impersonnelles à propos d’une possible renaissance ont
été écartées. Nous sommes prêts à terminer notre voyage sur la voie du
Bouddha. Celui-ci a décrit cette étape finale à ses moines dans le
Vatthupama Sutta :
« Quand [le méditant] connaît et voit les choses ainsi, son esprit est
libéré de l’impureté du désir des sens, de l’impureté du désir
d’exister et de l’impureté de l’ignorance de la réalité. Quand il est
libéré, arrive cette connaissance : ‘L’esprit est libéré’. Il comprend :
‘La naissance est détruite, la vie noble a été vécue, ce qui devait être
accompli a été accompli, il n’y aura plus aucune forme
d’existence’. »

Il est clair que la prescription du Bouddha pour guérir Girimānanda est


très complète ; elle ne vise pas seulement à éliminer l’inconfort d’une
maladie particulière. Elle conduit Girimānanda – et nous – vers la guérison
permanente de la libération.
13. L’attention à la respiration
« Et qu’est-ce que l’attention à la respiration, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui part
dans la forêt et s’assoit au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée. Il croise les jambes,
redresse le dos, pose son attention devant lui et, simplement attentif, il inspire ; simplement
attentif, il expire.
Lorsqu’il inspire longuement, il se dit consciemment : ‘J’inspire longuement’ ; lorsqu’il
expire longuement, il se dit consciemment : ‘J’expire longuement’. Lorsqu’il inspire
brièvement, il se dit consciemment : ‘J’inspire brièvement’ ; lorsqu’il expire brièvement, il
se dit consciemment : ‘J’expire brièvement’. Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’ensemble
du corps, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’ensemble du corps, je vais
expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En calmant l’activité corporelle, je vais inspirer’ ; il s’entraîne
ainsi : ‘En calmant l’activité corporelle, je vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant la joie, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En
ressentant la joie, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant le bonheur, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant le bonheur, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi :
‘En ressentant l’activité mentale, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant
l’activité mentale, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En apaisant l’activité mentale, je
vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En apaisant l’activité mentale, je vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En
ressentant l’esprit, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En réjouissant l’esprit, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En réjouissant l’esprit, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi :
‘En concentrant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En concentrant l’esprit je
vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En libérant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi :
‘En libérant l’esprit, je vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant l’impermanence, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi :
‘En contemplant l’impermanence, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la
disparition progressive, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la disparition
progressive, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la cessation, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la cessation, je vais expirer’. Il s’entraîne
ainsi : ‘En contemplant le lâcher-prise, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En
contemplant le lâcher-prise, je vais expirer’.
Voilà ce que l’on appelle ‘l’attention à la respiration’.
Ananda, si tu vas voir le moine Girimānanda et que tu lui parles de ces dix perceptions, il
est possible qu’en les entendant il guérisse aussitôt de son mal. »
Après avoir entendu de la bouche de l’Éveillé cet enseignement sur les dix perceptions,
Ananda alla trouver le Vénérable Girimānanda et le lui rapporta. Quand le Vénérable
Girimānanda entendit cet enseignement sur les dix perceptions, son mal disparut
immédiatement. Le Vénérable Girimānanda guérit de son mal et c’est ainsi qu’il en fut
guéri.

La pure perception de la respiration pure


La dixième perception thérapeutique, l’attention à la respiration, est très
importante. Dès que nous avons un peu d’expérience dans la pratique de la
méditation sur la respiration, nous remarquons que nous pouvons percevoir
chaque portion de l’inspiration et de l’expiration sans déformation. Rien ne
peut déformer la respiration. En prêtant une attention totale et entière à cette
pure respiration, notre perception devient elle-même de plus en plus pure.
La pure perception de la respiration pure calme l’esprit, détend le corps et
accélère notre capacité à guérir de la maladie. En même temps, notre
concentration et notre attention s’améliorent, or ce sont deux facteurs qui
contribuent considérablement à notre santé psychique.
L’attention à la respiration est aussi très instructive. Quand nous
pratiquons cette méditation pour examiner l’ensemble corps-esprit tel qu’il
est, nous découvrons la vérité profonde d’un grand nombre de points
essentiels du Dhamma. Comme l’a expliqué le Bouddha : « Tous les
dhamma (ou phénomènes) naissent de l’attention ». Nous avons déjà vu que
nous pouvons utiliser l’attention à la respiration pour avoir une
connaissance directe des cinq agrégats (forme, ressenti, perception, pensée
et conscience). Quand nous percevons les cinq agrégats de la respiration
avec une attention pleinement consciente, nous remarquons que chacun
d’eux consiste en trois instants mineurs : l’instant de l’apparition, l’instant
vécu et l’instant de la disparition. Ceci s’applique à tout ce qui existe. Cette
activité ne s’arrête jamais. C’est la nature de l’impermanence. Le contact de
l’air au bord des narines au moment où nous inspirons et nous expirons, de
même que les ressentis, les perceptions et les pensées qui apparaissent dans
la conscience pendant que nous respirons, ne restent pas. Elles partent sans
laisser de trace. Une fois disparues, elles sont disparues pour toujours. De
nouvelles formes, ressentis, perceptions, pensées et conscience ne cessent
d’apparaître. Observer ces changements nous apprend le détachement et
rend plus facile le lâcher-prise de cette habitude que nous avons de nous
approprier tout ce qui touche au corps et à l’esprit.
De plus, l’attention à la respiration est le support idéal pour une
méditation claire et concentrée sur les neuf autres perceptions. Quand nous
arrivons à la dixième perception, nous utilisons cette clarté et cette stabilité
pour méditer sur les quatre fondements de l’attention : l’attention au corps,
aux ressentis, à l’esprit et aux dhamma ou phénomènes. La conséquence de
ces méditations, c’est que les sept facteurs d’éveil se développent en nous.
Ces facteurs (l’attention, l’investigation des phénomènes, l’énergie, la joie,
la tranquillité, la concentration et l’équanimité) apparaissent les uns après
les autres, chaque étape menant à la suivante. Ils nous conduisent vers ce
que l’on appelle « l’entrée dans le courant », le premier niveau d’Éveil.

Les quatre fondements de l’attention


Les quatre fondements de l’attention sont présentés dans le Girimānanda
Sutta comme une série de seize thèmes de méditation qui ont deux
parties chacun : l’inspiration et l’expiration. Les seize thèmes peuvent être
divisés en quatre groupes et chaque groupe de quatre ou « tétrade »
correspond à l’un des quatre fondements de l’attention. Au niveau de
méditation le plus avancé, les quatre thèmes de méditation de la première
tétrade sur l’attention au corps correspondent aux quatre cycles de
l’inspiration et de l’expiration, autrement dit, huit respirations, l’une après
l’autre ! À l’époque du Bouddha, certains moines ont atteint l’Éveil aussi
vite que cela, en huit respirations, grâce à leur compréhension claire et à
leur attention parfaite. Voici le détail des thèmes de méditation de chaque
tétrade.
L’attention au corps
On inspire longuement ; on expire longuement.
On inspire brièvement ; on expire brièvement.
En inspirant, on a conscience de l’ensemble du corps ; en expirant,
on a conscience de l’ensemble du corps.
En inspirant, on calme l’activité corporelle ; en expirant, on calme
l’activité corporelle.
L’attention aux sensations
En inspirant, on ressent du ravissement ; en expirant, on ressent du
ravissement.
En inspirant, on ressent du bonheur ; en expirant, on ressent du
bonheur.
En inspirant, on a conscience de l’activité mentale ; en expirant, on a
conscience de l’activité mentale.
En inspirant, on calme l’activité mentale ; en expirant, on calme
l’activité mentale.
L’attention à l’esprit
En inspirant, on prend conscience de l’esprit ; en expirant, on prend
conscience de l’esprit.
En inspirant, on réjouit l’esprit ; en expirant, on réjouit l’esprit
En inspirant, on concentre l’esprit ; en expirant, on concentre
l’esprit.
En inspirant, on libère l’esprit ; en expirant, on libère l’esprit.
L’attention aux phénomènes ou dhamma
En inspirant, on contemple l’impermanence ; en expirant, on
contemple l’impermanence
En inspirant, on contemple la disparition ; en expirant, on contemple
la disparition.
En inspirant, on contemple la cessation ; en expirant, on contemple
la cessation.
En inspirant, on contemple le renoncement ; en expirant, on
contemple le renoncement.

Dans l’Anapanasati Sutta, le Bouddha explique plus en détail comment


méditer sur les quatre fondements de l’attention. Nous commençons par
méditer sur la première tétrade, l’attention au corps, comme ceci :

« À cette occasion, [le méditant] demeure à contempler le corps


comme un corps, plein de ferveur, parfaitement conscient et attentif,
ayant repoussé la convoitise et le chagrin liés au monde. Il s’agit
d’un certain corps parmi les corps, à savoir le corps de la respiration.
C’est pour cela qu’à cette occasion, [le méditant] demeure à
contempler le corps comme un corps, plein de ferveur, parfaitement
conscient et attentif, ayant repoussé la convoitise et le chagrin liés
au monde. »

Dans cette première méditation, l’accent est mis sur « le corps de la


respiration », c’est-à-dire la forme ou le corps que l’on ressent quand on
inspire et quand on expire. Nous avons conscience de la respiration comme
d’un corps quand la forme qu’elle prend crée une pression, un relâchement
et d’autres sensations de contact dans le nez, les poumons et l’abdomen. Le
corps de la respiration, dit ensuite le sutta, est « un corps parmi les corps ».
Autrement dit, il y a de nombreux « corps » ou parties qui composent la
forme humaine. Une pleine conscience et une attention pure, portées ne
serait-ce qu’à une seule des trente-deux parties du corps, peuvent suffire à
certains méditants pour avoir de profondes révélations.
De plus, quand nous méditons sur le corps de la respiration en tant que
corps parmi les corps, nous restons centrés sur le corps même, nous le
voyons simplement comme une partie de l’agrégat de la forme, sans les
colorations habituelles d’attachement ou de « convoitise » pour les parties
agréables et de « chagrin » ou aversion pour les parties déplaisantes ou
dégradées. Comme toutes les formes, le corps naît, dure un temps puis
disparaît. Comme il n’est pas « moi », il n’y a aucune raison que nous
ressentions de l’attachement pour lui ou que nous soyons chagrinés quand il
tombe malade ou se dégrade avec l’âge.
Par ailleurs, nous sommes conscients que la respiration est composée des
mêmes éléments que tous les autres corps : terre, eau, air et feu. Nous
identifions les éléments par leurs fonctions caractéristiques. La fonction de
l’élément terre est de générer dureté ou douceur. Les sensations ressenties
dans le corps quand nous respirons sont dues à la présence de la dureté ou
de la douceur de l’élément terre contenu dans la respiration. De même, nous
sentons que le souffle est sec quand l’élément eau qu’il contient est en
baisse et, si nous avons conscience d’une sorte d’humidité dans la
respiration, c’est parce que l’élément eau est élevé.
La fonction de l’élément air est le mouvement et l’énergie. Nous
ressentons le mouvement du souffle à cause de son élément air. Quant à la
température de la respiration, elle est due à son élément feu. La chaleur
fluctue. Quand l’élément chaleur du souffle est élevé, nous disons qu’il est
chaud ; quand il baisse, nous le trouvons frais.
En plus des quatre éléments, les parties du corps (y compris le souffle)
sont décrites comme internes ou externes. Les éléments qui sont dans le
corps sont internes ; ceux qui sont à l’extérieur sont externes. En
réfléchissant à cette distinction, nous pouvons penser que l’air que nous
avons inspiré est interne. Quand nous expirons, ce souffle interne se
mélange à l’air extérieur. À ce moment-là, la respiration est externe. On
pourrait dire aussi que le corps intérieur inspire et que le corps extérieur
expire.
Dans le Maharahulovada Sutta, le Bouddha explique le sens des mots
« internes » et « externes » quand ils sont appliqués aux quatre éléments du
corps. À propos de l’élément air, il dit : « Tout ce qui est gazeux en nous
[…], c’est-à-dire les gaz qui remontent, les gaz qui descendent, les gaz dans
les membres, l’inspiration et l’expiration […], tout cela est appelé l’élément
air interne. » Et il précise : « L’élément air interne et l’élément air externe
sont tous deux simplement l’élément air. » Ce point est important à cause de
notre tendance à nous attacher aux choses que nous percevons comme étant
« nous » ou « à nous ». Quand on considère les choses avec « une juste
sagesse », on doit admettre que même l’air que nous inhalons – l’air interne
– « n’est pas moi, pas mien, pas personnel. Quand on voit les choses ainsi,
telles qu’elles sont vraiment […], on perd toute illusion à propos de
l’élément air et l’esprit se détache de l’élément air. »
De plus, poursuit le Bouddha, il arrive de temps en temps que l’élément
air externe soit perturbé. Il « balaye villages, villes et cités, régions et
pays » comme lors d’un ouragan ou d’une tornade. À d’autres moments,
comme lors du dernier mois d’été, les gens « recherchent le vent en utilisant
un éventail ou un soufflet, et même les fétus de paille au bord des toits de
chaume ne bougent pas. » Ces changements saisonniers dans l’air extérieur,
que nous connaissons tous, démontrent très clairement que l’élément air
« aussi grandiose soit-il, est de toute évidence impermanent, sujet à
s’affaiblir, à disparaître et à changer. » Il en va de même pour les éléments
terre, eau et feu dans le corps et hors du corps. Puisqu’il en est ainsi,
demande le Bouddha, « que dire de ce corps auquel le désir nous attache et
qui ne dure qu’un temps ? » Il nous rappelle que notre corps aussi se
compose de ces quatre éléments qui ne cessent de s’affaiblir, de disparaître
et de changer. Par conséquent, conclut-il, « il est impossible de le considérer
comme ‘moi’ ou ‘mien’, comme une possession personnelle ».
Nous méditons sur la seconde tétrade, l’attention aux ressentis, pour
développer la perception de la joie et du bonheur, la perception des
formations mentales et la perception du calme des formations mentales. Ces
perceptions nous rappellent que, comme le corps, les ressentis peuvent être
subdivisés. À tout moment, nous pouvons remarquer une seule sorte de
ressentis : ils sont soit agréables, soit désagréables, soit neutres ; et, de
même que les formes, ils apparaissent, durent un certain temps puis
disparaissent.
Nous nous entraînons à considérer les ressentis de cette manière
impartiale pour ébranler la croyance erronée selon laquelle les ressentis sont
fermes et fiables ou que les sensations agréables resteront toujours
agréables. Nous développons plutôt une simple attention à tout ressenti qui
se manifeste dans l’instant. Nous voyons clairement qu’un ressenti n’est
jamais qu’un ressenti parmi tous ceux qui apparaissent et disparaissent.
Nous avons ainsi une démonstration que les ressentis ne sont pas « moi » ni
un aspect de « ce que je suis ». Quand on les observe avec une attention
vive, pleinement consciente, même les ressentis de douleur intense peuvent
être supportés sans aversion et sans désir que les choses soient autrement.
De même, nous nous entraînons à considérer les sentiments de joie et de
bonheur qui apparaissent en méditation simplement comme des
« formations mentales » qui s’apaisent quand nous les percevons avec une
attention pure.
Nous pouvons également utiliser l’attention à la respiration pour explorer
la nature de l’esprit. Généralement, nous sommes conscients de l’esprit
seulement lorsque nous prêtons attention aux pensées, concepts et émotions
qui apparaissent, durent un certain temps puis disparaissent. Mais, quand
l’esprit est posé et stabilisé par une concentration attentive, vigilante et
ardente, il est « libéré » et il s’évade au-delà de tout concept, y compris les
notions de joie et de tristesse.
Enfin, nous utilisons la respiration pour méditer sur quatre points
essentiels du Dhamma : l’impermanence, le détachement des passions, la
cessation et le renoncement ou lâcher-prise. Dans ce cas, nous concentrons
directement l’esprit sur ces notions mentales. Conscients de
l’impermanence de toute chose, nous nous défaisons de toute forme
d’attachement. Ce détachement signifie que nous voyons la réalité telle
qu’elle est et que nous agissons sagement en n’essayant pas d’y résister.
Être détaché ne veut pas dire être indifférent à la corruption, aux préjugés, à
la discrimination et autres injustices morales. Nous faisons ce que nous
pouvons pour solutionner les problèmes que nous voyons mais nous
comprenons aussi que nos efforts ne concernent qu’une petite partie de ce
qui cause l’apparition de situations difficiles. Nous sommes également
conscients que nous ne pouvons rien faire pour changer certains aspects de
la réalité. Nous vieillissons, nous perdons nos forces, nous mourons – que
pouvons-nous contre ces changements ? Ils reflètent la nature de la réalité.
Tout ce qu’il y a à faire, c’est accepter ce qui est. Le « détachement des
passions », c’est l’acceptation impartiale de la réalité telle qu’elle est. Cette
attitude va nous permettre d’atteindre le but, la cessation, c’est-à-dire le
renoncement ou lâcher-prise de toute forme d’avidité et de souffrance, et le
développement de cette attention particulière qui est le premier des sept
facteurs d’Éveil.
Cependant, il n’est peut-être pas absolument indispensable que nous
méditions sur toutes les quatre tétrades. La première, qui concerne
l’attention au corps, peut suffire pour qu’un méditant développe les sept
facteurs d’Éveil. Si ce n’est pas le cas, il devra essayer la seconde tétrade,
l’attention aux ressentis. Si tous les facteurs d’Éveil ne sont pas encore
présents à la fin de cet entraînement, il essayera la troisième tétrade,
l’attention aux états d’esprit. Si cette méditation ne l’aide pas à atteindre le
but, il continuera avec la quatrième tétrade, l’attention aux dhamma ou
« phénomènes ». Cette stratégie montre que le Bouddha comprenait que les
méditants sont tous différents dans leurs capacités comme dans leur degré
de développement spirituel. Les méditations sur l’attention aux trente-deux
parties solides et liquides du corps sont très directes et donc efficaces pour
la plupart des méditants. Cependant le Bouddha a bien précisé que les sept
facteurs d’Éveil peuvent tous apparaître si on pratique la méditation de
l’attention sur n’importe laquelle des quatre tétrades.

Les sept facteurs d’Éveil


Nous méditons sur les quatre fondements de l’attention pour développer
les sept facteurs d’Éveil. Dans l’Anapanasati Sutta, le Bouddha explique la
façon dont ces facteurs apparaissent l’un après l’autre, chaque étape menant
à la suivante.
Nous atteignons le premier facteur, l’attention, quand nous sommes
capables de maintenir une attention soutenue sur un objet de méditation,
quel qu’il soit – une partie du corps, par exemple. Pour que notre attention
devienne « facteur d’Éveil », elle doit être ardente, pleinement présente et
dépourvue de tout attachement ou aversion. Quand une telle qualité
d’attention se manifeste, il faut absolument la développer en pratiquant sans
cesse. Ceci permettra à l’attention d’ « arriver à sa plénitude » en tant que
facteur d’Éveil.
Lorsque l’attention soutenue est établie, le méditant étudie cet état avec
sagesse et s’applique à l’examiner de très près. La pratique commence en
portant une grande attention à nos états d’esprits et à nos ressentis pour bien
faire la distinction entre le vrai et le faux, le bénéfique et le nuisible, le
répréhensible et l’irréprochable, l’inférieur et le supérieur, le sombre et le
lumineux. Toutefois, le méditant n’est pas obligé de faire cette distinction
entre les états internes et externes, c’est-à-dire ceux qui apparaissent dans le
corps et l’esprit et ceux qui sont extérieurs au corps et à l’esprit.
Par exemple, un méditant peut choisir d’examiner la conscience visuelle
et un objet visible extérieur comme une fleur. Comme nous l’avons dit,
quand une fleur rencontre les yeux, la conscience visuelle apparaît à
l’intérieur. Quand les yeux, la fleur et la conscience se rencontrent, on dit
qu’il y a « contact ». C’est alors que le ressenti et la perception s’élèvent
dans l’esprit mais, même à l’instant où ils apparaissent, la fleur, les yeux et
la conscience visuelle elle-même sont en train de changer et de disparaître.
Quand le méditant prend conscience de cette impermanence, le plaisir qu’il
éprouve à apprécier la beauté, le parfum et la fraîcheur de la fleur disparaît.
Cette observation approfondie lui permet de conclure que les yeux et la
conscience visuelle (internes) de même que tous les objets externes visibles
comme les fleurs ou les montagnes, sont impermanents, insatisfaisants et
impersonnels. Tandis que la perception de cette vérité s’approfondit et
devient universelle, le facteur d’investigation des phénomènes se développe
jusqu’à atteindre sa plénitude en tant que facteur d’Éveil.
À présent, le méditant poursuit ses investigations avec énergie,
infatigablement et, ce faisant, il développe le facteur d’Éveil qu’est
l’énergie et que la pratique soutenue approfondit et amène à sa plénitude.
Cette énergie permet au quatrième facteur, la joie, d’apparaître dans le cœur
du méditant. Grâce à une pratique répétée, celle-ci arrivera à maturité en
tant que facteur d’Éveil. La joie apaise le corps et l’esprit, et laisse
apparaître puis se développer peu à peu jusqu’à sa plénitude, le cinquième
facteur d’Éveil : le calme. Quand le corps et l’esprit du méditant sont
calmes, le sentiment de plaisir éveille la concentration du méditant, ce qui
développe et amène à maturité le sixième facteur d’Éveil qu’est la
concentration. Finalement, le méditant observe de près, avec équanimité,
son esprit ainsi concentré, ce qui éveille, développe et amène à sa plénitude
le septième facteur d’Éveil, l’équanimité.
Le Bouddha a également expliqué que le méditant doit être capable de
faire la distinction entre les occasions plus ou moins favorables pour
développer ces différents facteurs d’Éveil. Par exemple, quand l’esprit est
paresseux, le moment n’est pas propice pour développer les facteurs du
calme, de la concentration ou de l’équanimité. Dans le Bojjhangasamyutta
(le Discours sur les sept facteurs d’Éveil), le Bouddha a utilisé une analogie
très simple pour expliquer son raisonnement : « C’est comme si un homme
qui souhaite ranimer un petit feu jetait dessus de l’herbe humide, des
feuilles vertes et des brindilles mouillées, arrosait le tout d’eau et le
recouvrait de terre. Il ne pourrait certainement pas ranimer ce petit feu. »
Quand l’esprit est paresseux, le méditant devrait plutôt développer les
facteurs d’Éveil que sont l’investigation, l’énergie et la joie qui éveillent et
réjouissent l’esprit.
De même, quand l’esprit est particulièrement agité, le moment n’est pas
approprié pour développer les facteurs d’Éveil que sont l’investigation des
phénomènes, l’énergie ou la joie. Autre analogie du Bouddha : « C’est
comme si un homme qui souhaite éteindre un grand feu de joie jetait dedans
de l’herbe sèche, des feuilles sèches, des brindilles sèches ou soufflait
dessus. Il n’arriverait pas à éteindre ce grand feu de joie. »
Quand l’esprit est agité, le méditant devrait plutôt travailler sur les
facteurs apaisants comme le calme, la concentration et l’équanimité. Agir
ainsi, explique le Bouddha, équivaut à jeter de l’herbe mouillée, des feuilles
vertes et des brindilles humides sur un grand feu de joie, l’arroser d’eau et
le recouvrir de terre.
Autrement dit, si nous nous appuyons sur les dix perceptions, nous
pouvons cultiver les sept facteurs ou qualités dont nous avons besoin pour
trouver l’Éveil. Mais nous devons être très attentifs, pleinement conscients
et appliquer toutes nos capacités de discernement et de sagesse pour savoir
quand et comment développer chacun de ces facteurs pour que l’esprit reste
bien équilibré : en le réveillant quand il est paresseux et en le calmant
quand il est trop agité. Bien que le procédé puisse paraître compliqué et le
but – la complète libération de la souffrance – ambitieux et difficile à
atteindre, la dixième perception nous rappelle que toute la voie de la
libération commence par une simple attention à l’inspiration et à
l’expiration !
Partie 3 : Méditer sur la perception
14. Méditation : L’impermanence et les
six objets des sens
Maintenant que nous commençons à comprendre ce que sont les dix
perceptions thérapeutiques, regardons d’un peu plus près la première, la
perception de l’impermanence. Dans les méditations qui suivent, nous
utilisons l’attention à la respiration comme base de vipassanā ou méditation
de la vision profonde dont le but est d’obtenir une perception directe de
l’impermanence. Tout le monde est capable de voir que tout est
impermanent mais ce regard superficiel n’est pas suffisant pour changer
quelque chose dans notre vie. Il faut que nous voyions l’impermanence en
profondeur dans notre propre vécu. En méditation, nous investissons notre
attention la plus totale aux processus de fonctionnement de notre corps et de
notre esprit sans suppositions ni idées préconçues. Cette attention impartiale
permet à l’esprit de voir l’impermanence à la racine. Une connaissance
directe, préconceptuelle, de l’impermanence ouvre la porte qui permet de
voir la nature véritable de toute chose conditionnée.
Comme nous l’avons dit, la méditation de la vision profonde utilise
l’attention pour étudier les phénomènes. Quand nous méditons ainsi, nous
pouvons utiliser n’importe quel objet pour focaliser notre attention puisque
tous les phénomènes ont les mêmes caractéristiques universelles. Que nous
nous concentrions sur la respiration, sur une des parties du corps ou encore
sur des ressentis, des perceptions, des pensées ou la conscience, nous
découvrons les trois mêmes vérités : l’impermanence, l’insatisfaction et
l’impersonnalité de toutes les formes, ressentis, perceptions, pensées,
conscience, objets visuels, sons, odeurs, saveurs, contacts physiques et
objets mentaux. Tandis que nous inspirons et que nous expirons, voilà ce
dont nous faisons l’expérience.
Toute la pratique de la méditation bouddhiste commence par la vision de
la vérité de l’impermanence. À l’instant même où Siddharta Gautama, celui
qui allait devenir le Bouddha, a vu l’impermanence de la manière la plus
profonde qui soit, son esprit s’est spontanément ouvert au reste de sa
découverte : le détachement des passions, la cessation et le renoncement.
Avec une attention parfaite, le Bouddha a vu l’impermanence dans les
formes, les ressentis, les perceptions, les pensées et la conscience,
constatant qu’ils apparaissaient et disparaissaient avec la respiration. Il a
utilisé cette vérité fondamentale pour approfondir son regard pénétrant sur
les choses, libérer son esprit de l’attachement aux choses impermanentes et
briser les entraves qui le retenaient au cycle de la souffrance. En pratiquant
avec diligence des méditations comme celles qui sont proposées ci-après,
nous pouvons y parvenir, nous aussi.
Nous commençons par utiliser l’attention pour devenir conscients du
processus de la perception. Nous nous souvenons que la perception se
produit dans l’esprit lorsqu’il y a contact entre un objet sensoriel, l’un des
six sens et la conscience. Quand nous observons ce processus avec une
grande attention, nous prenons conscience que tous les aspects de notre
perception ne cessent de changer : les objets sensoriels eux-mêmes
changent, l’attention que nous leur portons change et notre degré de
conscience change au fil de la perception. À la fin, nous ne percevons que
des changements.
Nous commençons chaque méditation en pratiquant l’attention à
la respiration comme indiqué au chapitre 13.
Une fois que le corps est détendu et que l’esprit est paisible, nous
orientons notre attention vers la perception des six types d’objets
sensoriels : objets visuels, sons, odeurs, saveurs, contacts
physiques et objets mentaux.
Par exemple, nous écoutons le chant des oiseaux – pigeons,
moineaux, rossignols, etc. Nous remarquons que les sons émis par
certains oiseaux sont forts et agaçants, tandis que d’autres sont
doux et agréables. Nous écoutons aussi les sons émis par les
humains : tout comme les oiseaux, certains d’entre eux sont
déplaisants, tandis que d’autres sont doux aux oreilles. Tandis que
nous écoutons, nous remarquons que tous ces sons, sans
exception, ne cessent de changer. Quand nous les écoutons très
attentivement – sans colère, avidité ou préjugé –, tout ce que nous
entendons, c’est le changement et l’impermanence.
Ensuite, nous pouvons tourner notre attention vers l’odorat. Nous
inspirons le parfum de fleurs fraîches ou de savon, l’odeur d’une
bouse de vache ou celle du pain chaud, et nous y mettons toute
notre attention. Quelle que soit l’odeur que nous remarquons, elle
change tout le temps.
Nous portons ensuite notre attention à la sensation de contact
entre nos vêtements et notre peau : lâche ou serré, doux ou
rugueux, agréable ou irritant, ce contact change tout le temps.
Nous prenons conscience du contact avec le coussin sur lequel
nous sommes assis et comment cette perception change : au début
elle est douce et confortable puis elle devient dure et rigide. Nous
vivons le changement de ces ressentis en pleine conscience.
Si nous ouvrons les yeux, nous voyons des feuilles qui bougent
dans les arbres, des nuages qui avancent dans le ciel… Tout ce
que les yeux perçoivent bouge et change de manière plus ou
moins évidente.
À présent nous sommes conscients que tout ce que nous
percevons change. Les choses n’apparaissent pas dans un ordre
particulier : tandis que nous écoutons un son, nous sommes
soudain conscients de l’impermanence d’un ressenti ou d’une
pensée ou de la conscience elle-même, et nous laissons l’esprit
faire l’expérience de ces changements dans l’ordre où ils se
présentent. Quel que soit l’objet vers lequel l’esprit est attiré, nous
prenons conscience de l’impermanence dans cet objet. Nous
n’avons pas besoin de faire un effort pour la voir.
L’impermanence est juste là, claire et nette. Tout ce que nous
percevons est nettement marqué du sceau de l’impermanence.
De la même manière, toutes sortes de sensations – agréables,
désagréables ou neutres – générées par les yeux, les oreilles, le
nez, la langue et le corps changent tout le temps.
Quand des pensées surgissent – positives, négatives ou neutres –
nous leur accordons toute notre attention… et tout ce que nous
constatons en elles, c’est le changement.
Toutes les perceptions qui apparaissent du fait de la vue, des sons,
des odeurs, des saveurs, du toucher ou de la pensée changent
toujours. Tous les états de conscience qui apparaissent du fait de
la vue, des sons, des odeurs, des saveurs, du toucher ou de la
pensée changent aussi. Ils changent alors même que nous y
sommes attentifs.
Sous tous ces changements se trouve la respiration et elle change,
elle aussi. Le ressenti de la respiration change, la perception que
nous en avons change, le degré d’attention que nous lui portons
change, la force d’intention d’observer la respiration change et la
conscience de la respiration change, et aucune force ne peut
arrêter ce changement. Rien ne peut empêcher le moindre de ces
changements.
Quand nous inspirons, la respiration elle-même ne peut rester
statique ; elle change toute seule. L’air se dirige vers les poumons,
l’oxygène se change en dioxyde de carbone puis il quitte les
poumons. Nous ne faisons rien pour causer ce processus de
changement ; il se produit tout seul.
Les battements de notre cœur, le sang qui circule dans les veines
et les artères…, tous ces mouvements se produisent naturellement
en suivant ce même processus d’impermanence. Le corps émet de
la chaleur et absorbe la chaleur environnante pour équilibrer sa
température interne : encore des processus dus à l’impermanence.
La chaleur du corps a besoin de bouger, de même que l’air, les
liquides et tous les autres éléments contenus dans le corps ; ils ont
naturellement besoin de bouger pour faire fonctionner le corps.
Toutes les fonctions corporelles se produisent naturellement du
fait de l’impermanence. Nous utilisons l’attention pour devenir
conscients de ce processus tandis que nous respirons. Si nous ne
parvenons pas à être pleinement conscients de tous ces
changements simultanés, nous faisons de notre mieux pour noter
mentalement tout ce que nous sommes capables de remarquer
tandis que nous inspirons et que nous expirons.
Nous comprenons alors que le changement est la nature même des
formes, des ressentis, des perceptions, des pensées et de la
conscience de tout le monde et de toute chose dans l’univers. Tout
change constamment. Avec cette compréhension, nous respirons
et nous sentons que nous respirons avec le reste du monde car le
monde entier vit exactement les mêmes changements que nous.
Même si nous aimerions arrêter le changement et nous saisir de
l’instant, c’est impossible. Les processus de la vie ne s’arrêtent
jamais, pas même une fraction de seconde. Essayer de retenir le
moment présent serait comme tenter de capturer de l’air dans la
main. Un esprit présent et attentif va plutôt laisser les choses
suivre leur cours naturel sans souhaiter que les choses soient
différentes ni se lamenter sur son sort. C’est cette attitude que l’on
appelle « renoncement ». Tout en prenant conscience de
l’impermanence, de l’instabilité, de la cessation et du
renoncement, nous inspirons et nous expirons.
Notre pratique de l’attention consiste à noter ces changements
sans avidité, sans aversion ni vision erronée. Nous comprenons
que la respiration, les ressentis, les perceptions, l’attention,
l’intention, toutes sortes de pensées et la conscience sont là pour
nous aider à avoir une vision profonde de la réalité de
l’impermanence. Toute personne qui accordera une attention
pleine et entière à la respiration, aux ressentis, aux perceptions,
aux pensées, à l’attention, à l’intention et à la conscience peut
faire cette même expérience du changement et de
l’impermanence.
15. Méditation : L’esprit change, lui aussi
Tandis que nous observons la nature changeante de nos expériences, nous
remarquons que l’esprit ne reste pas statique lorsqu’il prend conscience des
changements qui surviennent dans les objets conditionnés. Nous
découvrons que l’esprit change lui aussi quand il remarque des
changements ailleurs. L’esprit n’est pas un moteur immobile. La notion
même de « moteur immobile » est illogique. Une chose immobile ne
pourrait pas remarquer le mouvement d’un autre objet sans bouger elle-
même. Pendant que l’objet bouge, le sujet doit bouger lui aussi pour suivre
le mouvement de l’objet.
Autrement dit, notre conscience de l’impermanence est, elle aussi,
impermanente. C’est pourquoi l’esprit s’évade pendant qu’il observe
l’impermanence des ressentis. Tandis que nous sommes attentifs aux
changements d’un même son, nous entendons un autre son ; l’esprit quitte
alors le premier son pour le second. Ce changement de localisation montre
bien que l’esprit qui observe l’impermanence d’une certaine chose change
aussi. Il se déplace pour suivre les changements des objets de son attention.
Tandis que nous observons les modifications d’une perception, une autre
apparaît. L’esprit est alors attiré dans cette nouvelle direction et il a
conscience de son propre changement. Tandis qu’il en prend conscience,
une autre perception a lieu et l’esprit la suit. Ainsi, tandis que la perception
apparaît, atteint son paroxysme et disparaît, l’esprit suit chacune de ces trois
étapes. Parfois, avant qu’une perception passe d’une étape à l’autre, l’esprit
est déjà orienté vers un autre objet. Il ne reste pas immobile à observer un
objet pour assister à la fin des trois étapes de la perception. L’observation et
la prise de conscience sont des fonctions dynamiques, des activités.
Si, par exemple, tandis que nous remarquons que notre ressenti vis-à-vis
d’une chose a changé – qu’il est passé d’agréable à désagréable ou neutre –
un son se fait soudain entendre, l’esprit s’évade dans cette direction,
interrompant ainsi la prise de conscience du changement qui se produit dans
le ressenti. Cela ne doit pas nous décourager. Nous sommes simplement
conscients du fait que l’esprit qui prend note des changements dans les
ressentis change lui aussi.
Notre connaissance du Dhamma elle-même est sujette à l’impermanence.
Les choses changent, de sorte que la vérité peut devenir mensonge, comme
le dit le Dvayatanupassana Sutta :

« Regarde le monde, même celui des dieux,


Où l’on pense que l’impersonnel est personnel.
Quand on entre dans les domaines de l’esprit et du corps,
On se dit : ‘Cela est réel et vrai’.
Mais tout ce que l’on peut penser se transforme
Et devient ainsi non vrai.
Telle est la nature de tout ce qui est impermanent.
Ayant compris que le nibbāna est la vérité inaltérable,
L’Être Noble l’atteint,
Ne laissant aucune trace derrière lui. »

Le message qui nous est transmis ici est que, chaque fois que nous
croyons que quelque chose est permanent, agréable, source d’un bonheur
durable et personnel, la situation change et devient tout le contraire. Telle
est la nature de l’impermanence. Quand nous voyons cette vérité en
profondeur, nous cessons enfin de courir après des ombres. Pour en arriver
là, il faut avoir développé beaucoup d’attention et de concentration.
Lorsque l’attention et la concentration sont stables et fonctionnent en
tandem, nous remarquons que d’innombrables changements subtils se
produisent simultanément dans notre esprit et dans notre corps. L’attention
approfondie devient consciente des changements les plus minimes et les
éclaire de sa lumière. Lorsqu’une forte concentration est associée à
l’attention, l’esprit est orienté sur un point unique de sorte que nous
sommes en mesure de voir clairement tous les rouages de l’impermanence.
Pour avoir une expérience directe des changements qui s’opèrent
dans l’esprit, suivez les étapes proposées ci-dessus pour méditer
sur l’impermanence des six objets des sens. Cette fois, concentrez
votre attention non pas sur les changements qui surviennent dans
les objets de perception mais sur les changements dans l’esprit qui
perçoit ces objets.
Notez clairement le nombre de fois où l’esprit modifie la qualité
de sa concentration sur les objets de perception, passant
instantanément d’un objet externe à un objet interne. Observez
que l’esprit, comme tout le reste de la création, est pris dans un
flux de changement constant et inexorable.
16. Méditation : Les clés de notre
délivrance
Il y a trois choses dont nous devons avoir une connaissance directe et
absolue jusqu’à la moelle des os : l’impermanence, l’insatisfaction et
l’impersonnalité. Ces trois points sont les clés de notre délivrance.
L’impermanence est le point d’entrée, la pierre angulaire sur laquelle les
deux autres reposent. Si nous voyons l’impermanence dans toute sa
profondeur, l’insatisfaction et l’impersonnalité en sont les conséquences
directes inévitables.
Quand nous pratiquons la méditation de l’attention, nous voyons
les choses changer. Nous voyons l’impermanence en profondeur
jusqu’à un point incroyablement rapide, d’une fraction de seconde
à l’autre.
Ensuite, nous la voyons de manière plus vaste. Nous percevons
l’impermanence dans tout ce que nous voyons et dans tout ce que
nous pourrions voir.
Quand nous sommes profondément conscients de l’impermanence
dans tout ce que nous vivons, l’esprit se lasse de ce changement
incessant. Telle est l’insatisfaction, voire la souffrance, que nous
ressentons du fait de l’impermanence. Le Bouddha a découvert
cette vérité et nous l’a expliquée ainsi : « Tout ce qui est
impermanent souffre. »
Cette façon de dire est figurative. C’est comme parler d’un « village
endormi » : ce n’est pas le village qui dort mais plutôt les êtres, humains et
animaux, qui y vivent. De même, ce ne sont pas les choses impermanentes
qui souffrent, sinon les arbres, les tables, les rochers, etc. souffriraient
puisqu’ils sont impermanents. Et si c’était l’impermanence qui faisait
souffrir les êtres, tous les Éveillés souffriraient puisqu’ils vivent dans
l’impermanence. La raison pour laquelle ces êtres ne souffrent pas, c’est
qu’ils ne sont pas attachés aux choses impermanentes. Cette règle
s’applique aussi à nous : nous souffrons tant que nous sommes attachés à ce
qui est impermanent et, pour mettre fin à cette souffrance, nous devons
mettre fin à notre attachement à des choses qui ne cessent de changer.
Parmi ces choses impermanentes se trouvent les agrégats qui
composent notre propre corps et notre esprit. Quand nous
percevons la souffrance dans tous les agrégats dont nous faisons
l’expérience, nous cessons d’être sous leur charme.
Ne plus être sous leur charme nous permet de lâcher les passions.
Nous comprenons que les passions sont comme un ciment qui
maintient le monde et le « moi » collés ensemble. Quand ce
pouvoir cimentant est retiré, le renoncement ou lâcher-prise
apparaît et c’est ainsi que prend fin notre insatisfaction.
Pour atteindre ce but, il est important que la force de notre
attention soit pleinement présente et pure, c’est-à-dire libre de tout
concept. À ce niveau de méditation, les idées et les pensées sont
comme des épines, des furoncles, des blessures ou des entraves.
Quand les concepts sont absents, nous pouvons utiliser l’esprit
comme un rayon laser que l’on dirige sur les cinq agrégats.
Avec la clarté de ce regard « au laser », l’esprit est en mesure de
voir que le « moi » existe seulement lorsque le corps, les ressentis,
les perceptions, les pensées et la conscience sensorielle existent.
Quant à eux, ils existent au sein de l’impermanence or
l’impermanence consume tout. Ainsi, nous ne trouvons pas le
moindre « moi » dans aucun des agrégats.
Imaginons que nous rassemblions différents éléments pour en
faire une flûte. Quand on souffle dedans, elle produit un joli son.
Maintenant, si quelqu’un cherche le son et casse la flûte en mille
morceaux pour le trouver, il ne trouvera rien du tout ! De même,
nous ne trouverons jamais de « moi » dans les cinq agrégats,
quelle que soit la finesse de notre analyse. C’est ainsi que nous
découvrons l’impersonnalité.
Comme nous ne voyons pas l’impermanence, nous nous attachons
à des choses impermanentes. Plus nous nous y attachons, plus
nous souffrons parce que les choses impermanentes nous
trahissent quand nous essayons de nous en saisir. Elles nous
trompent en nous faisant croire qu’une certaine chose ou une
certaine personne peut nous apporter un bonheur permanent. En
réalité, les événements de la vie sont trompeurs, la relation aux
autres devient difficile, les gens meurent, la situation
professionnelle change… En voyant l’impermanence de toute
chose, nous prenons nos précautions pour ne plus nous laisser
abuser par leur nature trompeuse, par le fait que tout apparaît et
disparaît constamment. C’est ainsi que nous découvrons la nature
insatisfaisante de toutes les choses conditionnées.
Tandis que nous approfondissons notre attention, nous sommes de
plus en plus conscients que l’impermanence, l’insatisfaction et
l’impersonnalité sont caractéristiques non seulement des cinq
agrégats de notre corps-esprit mais aussi de tout ce qui apparaît,
déterminé par des causes et des circonstances particulières.
Voyant cette vérité, nous sommes déçus par les agrégats comme
par tout ce qui est conditionné. Nous constatons que le plaisir et la
douleur sont en réalité les deux faces d’une même pièce. Quand
nous ressentons du plaisir, nous souhaitons faire durer cette
expérience agréable ; quand nous ressentons de la douleur, nous
souhaitons nous débarrasser de cette sensation déplaisante et la
remplacer par quelque chose d’agréable. Dans les deux cas, il
s’agit de souhaits ; dans les deux cas, il s’agit d’avidité. Quand
nous voyons que la souffrance est inhérente au plaisir, nous nous
désintéressons du plaisir. C’est le détachement des passions.
17. Méditation : L’interdépendance des
phénomènes
« Quand ceci est, cela est. Quand ceci apparaît, cela apparaît. Quand ceci
prend fin, cela prend fin. » Ces mots extrêmement importants introduisent
l’enseignement du Bouddha sur l’origine conditionnée de tous les
phénomènes ou interdépendance. Ils nous disent que, lorsqu’une chose
apparaît, c’est la conséquence de certaines causes et circonstances et,
lorsqu’elle disparaît, c’est parce que ces causes et ces circonstances ont
changé. Pour clarifier ce point, le Bouddha a dit : « Le déclin et la mort sont
impermanents ; ils apparaissent du fait de certaines conditions et sont
déterminés par ces conditions ; il est dans leur nature de s’affaiblir, dans
leur nature de disparaître et dans leur nature de cesser complètement. »
Parmi tous ceux qui écoutaient le Dhamma, nombreux ont été ceux qui,
comme le Vénérable Kondanna, l’un des cinq premiers disciples du
Bouddha, ont atteint le premier stade de l’Éveil en méditant sur
l’impermanence de toute chose conditionnée. Le Vénérable Kondanna a
exprimé sa réalisation de l’impermanence dans ces paroles demeurées
célèbres : « Ce qui a pour nature d’apparaître a aussi pour nature de
disparaître ».
Comme les gens ordinaires ne voient pas l’interdépendance des
phénomènes, ils ont une vision extrême du monde : soit ils pensent que tout
existe en permanence, soit ils s’imaginent que rien n’existe. Mais quand ils
considèrent les choses avec sagesse, ils voient que tout ce qui existe
apparaît suite à certaines causes et situations ; ainsi, l’idée que rien n’existe
s’évanouit. De même, quand ils voient avec sagesse que tout ce qui
disparaît s’efface aussi à cause de certaines circonstances, l’idée que tout
existe en permanence s’évanouit également.
Apparaître et disparaître est la nature de l’impermanence. Dans la
méditation de la vision profonde, cette compréhension est connue comme
« la sagesse de l’apparition et de la disparition ». Dès le début de cette
pratique, nous concentrons notre attention sur l’apparition et la disparition
du souffle, des ressentis, de la perception, des pensées et de la conscience
sensorielle. Nous concentrons aussi notre attention sur l’apparition et la
disparition du contact et de la présence vigilante, deux facteurs de l’esprit
qui sont engendrés lorsque les sens rencontrent un objet leur correspondant.
Quand ils voient l’apparition et la disparition de tous les phénomènes, les
individués dotés de sagesse accélèrent leur pratique en éveillant en eux un
sentiment d’urgence spirituelle. Ceux qui ont vu l’impermanence telle
qu’elle est vraiment, ne sont pas perturbés par les vicissitudes du monde.
Nous n’avons rien à faire pour rendre les choses impermanentes ;
l’impermanence est présente à tout moment. Tout ce que nous
avons à faire, c’est à en devenir conscients.
Nous n’avons rien à faire pour provoquer le non-attachement. Du
fait de l’impermanence, le non-attachement aux choses
impermanentes apparaît automatiquement.
Nous n’avons rien à faire pour que les choses cessent. La
cessation se produit d’elle-même.
Nous n’avons rien à faire non plus pour lâcher prise. Quand les
choses cessent, le lâcher-prise est juste là.
Dans le corps, le mouvement ne cesse jamais. Rien ne reste figé
ensemble. Les différentes parties du corps physique coopèrent
mais ne sont pas attachées entre elles. Chacune soutient les autres
dans les changements qui leur sont naturels et essentiels. Voilà un
bon exemple de non-attachement.
Dans toute série d’activités, chaque instant doit prendre fin pour
que le suivant apparaisse. Si l’un ne s’arrêtait pas, le suivant ne
pourrait pas prendre sa suite dans cette série d’activités. Que ces
instants soient liés à l’air, au feu, à l’eau, à la chaleur, ou à la terre,
il faut que l’un apparaisse puis disparaisse pour que le suivant
surgisse. C’est ce que l’on appelle « cessation ».
Lorsqu’un instant cesse, il disparaît à jamais. Rien ne pourra le
faire revivre. Ce qui apparaît ensuite est un nouvel instant. Le
méditant attentif laisse ce processus se produire sans essayer de
résister à ce changement. C’est ce que l’on appelle
« renoncement » ou « lâcher-prise ».
18. Méditation : Voir l’impermanence
avec la profondeur de la pleine
conscience
L’impermanence est la vérité la plus fuyante qui soit ! Elle va à
l’encontre de tout ce que nous pensons ou connaissons de l’existence.
L’esprit résiste à l’impermanence de manière subtile. Elle pénètre
facilement dans l’esprit et en ressort tout aussi facilement sans y laisser la
moindre trace. Or, pour que notre développement spirituel progresse, la
perception de l’impermanence doit avoir un impact. L’expérience directe de
l’impermanence est la vérité fondamentale dont nous avons besoin pour
nous libérer.
On peut se demander pourquoi il est si important d’avoir une expérience
directe de l’impermanence. La réponse est simple : lorsque l’esprit est
parfaitement établi dans la conscience de l’impermanence, il perd
naturellement tout désir de se saisir de quoi que ce soit. Après tout, qu’y a-
t-il à saisir ? Tout ce dont nous pourrions nous saisir change si vite qu’il n’y
a rien à quoi s’agripper. L’impermanence prédomine. Tout disparaît sans
avertissement.
Nous prêtons attention à notre attitude de non-saisie puis nous laissons
cet état d’esprit cesser naturellement de lui-même, en son temps. Voir
l’impermanence de toute chose éveille l’esprit à une réalité absolue : rien ne
peut arrêter le changement. Aucune puissance, aucune autorité nulle part
dans l’univers ne peut mettre fin à l’impermanence. Cette prise de
conscience nous aide à réaliser qu’il n’y a pas de « moi » qui tire les
ficelles, aucun « moteur immobile » dans quoi que ce soit.
Nous entendons toujours dire que tout ce qui est impermanent est
insatisfaisant. Pourtant, quand on souffre, on est bien content que les choses
changent ! Mais quand on est heureux – ou, plus exactement, quand on
s’exalte pour quelque chose – on aimerait que cet état dure toujours. En
réalité, indépendamment de nos souhaits, les choses changent à leur
manière et en leur temps.
Quand nous considérons profondément les expériences que nous avons
vécues, nous nous souvenons de nombreuses occasions où la souffrance est
apparue à cause de notre attachement à des choses impermanentes, qu’il
s’agisse de formes physiques – personnes, objets –, de ressentis, de
perceptions, de pensées ou de conscience. Si nous souhaitons véritablement
mettre fin à notre souffrance, nous devons éliminer cet attachement. Pour
voir l’impermanence avec la profondeur de la pleine conscience, nous
devons accorder notre attention la plus absolue à tout ce que nous vivons,
sans laisser intervenir concepts ou idées préconçues. Cette attention
impartiale donne à l’esprit la capacité de reconnaître le lien qui existe entre
l’impermanence et la souffrance au niveau le plus fondamental.
Nous commençons chaque journée par une méditation en utilisant
la respiration comme point de focalisation principal de l’attention.
Tandis que le souffle devient de plus en plus calme, léger et
serein, l’esprit s’apaise et se détend.
Notre méditation est agréable. Chaque instant est neuf ; chaque
instant est frais ; chaque instant apporte de nouvelles révélations
et une nouvelle compréhension. Nous commençons à voir des
choses que nous n’avions jamais vues auparavant. Nous
atteignons ce que nous n’avions jamais atteint. Nous voyons les
choses à partir d’une perspective complètement différente.
Chaque nouvelle expérience nous apporte fraîcheur, calme,
détente, joie et bonheur.
Il se peut qu’à la fin une sensation de calme et de fraîcheur se
répande dans tout le visage, sous les yeux, les sourcils, le front, le
milieu de la tête et l’arrière du crâne. Nous ne faisons rien
d’artificiel ou de délibéré pour ressentir ce bonheur ; il arrive
naturellement quand les conditions sont mûres.
Nous ressentirons peut-être ensuite une vibration très fine et
paisible mais en même temps très nette et claire dans le cou, les
épaules et la poitrine. Simultanément, tandis que nous continuons
à respirer normalement, nous ressentirons peut-être l’expansion et
la contraction de toute la partie supérieure du corps, depuis les
épaules jusqu’au-dessous du nombril. Chaque cellule du corps
tout entier vibre et change, apparaît et disparaît à une vitesse
inimaginable.
Ces sensations n’apparaissent pas toujours de la même manière ni
dans cet ordre. Certaines personnes ont des sensations similaires
dans d’autres parties du corps ou selon une progression différente.
Il est important de ne pas s’attendre à avoir un ressenti particulier,
de ne pas s’imaginer non plus que quelque chose ne va pas si nous
ne passons pas par ces phases. L’essentiel n’est pas la progression
des sensations. L’essentiel est de comprendre le sens de ces
expériences.
Les sensations nous rappellent que rien n’est statique, que tout est
dynamique. Tout change, tout apparaît puis disparaît. Les ressentis
apparaissent. Tout ce que nous croyons permanent est en réalité
impermanent et change constamment. Nous ne pouvons pas forcer
quoi que ce soit à rester identique ne serait-ce que deux secondes
d’affilée. Pendant un instant, une situation peut nous paraître
agréable et l’esprit va souhaiter la maintenir mais, avant même
que ce souhait ne soit formulé en pensée, le ressenti a changé.
L’esprit se meut à une vitesse inconcevable et pourtant une
expérience agréable aura déjà évolué avant qu’il ne réussisse à
s’en saisir. L’apparition d’une expérience est comme un rêve. Des
millions de minuscules expériences apparaissent et disparaissent
en une fraction de seconde. Elles sont comme un éclair dans le
ciel mais beaucoup plus rapides encore. Il nous est impossible de
suivre la vitesse à laquelle elles changent.
Nous nous dirons peut-être : « Je vais suivre le début, la durée et
la fin de cette expérience » mais, avant même que cette pensée ne
voie le jour, les objets de l’expérience sensorielle en question
seront apparus, auront atteint leur maturité et auront disparu.
Parfois, l’esprit peut capter le début d’une expérience mais pas
son milieu ni son déploiement final. Parfois, on peut vivre le
milieu d’une sensation mais pas sa fin ; ou encore ne saisir que la
fin sans le milieu ni le début. Malgré tout, tant que nous sommes
attentifs à tous ces mouvements, c’est une bonne chose. Nous
pouvons au moins remarquer les changements qui se produisent
ou, mieux encore, remarquer à quelle vitesse les choses changent.
Nous faisons ainsi l’expérience de l’impermanence à longueur de
journée, à longueur de nuit, tant que nous sommes éveillés.
Arrivés à ce stade, nous aurons peut-être la sensation de respirer
avec le reste du monde. Nous sentons que toutes les créatures,
depuis les minuscules fourmis jusqu’aux grands éléphants, depuis
les vairons jusqu’aux baleines géantes, depuis les vers de terre
jusqu’aux pythons énormes, toutes les créatures respirent au
même rythme que nous… ou nous, au même rythme qu’elles.
Quand nous accordons une parfaite et totale attention au corps,
aux ressentis, aux perceptions, aux pensées et à la conscience,
nous sentons que chacune de leurs plus minuscules parties change
constamment. Quand notre attention est fermement établie,
l’esprit prend conscience que chaque fraction de seconde est
neuve. Chaque molécule du corps, chaque ressenti, perception,
pensée et la conscience sensorielle elle-même ne cessent de
changer à une vitesse inconcevable.
L’inspiration et l’expiration suivent ce changement. Les ressentis
ne cessent de changer. Notre expérience de ce changement
change, elle aussi. Notre attention et notre intention d’être
attentifs au changement changent. Notre prise de conscience
change.
19. La liberté
7
Le Dhammapada nous dit que, lorsque l’on voit avec sagesse que toute
chose conditionnée est impermanente et insatisfaisante, et que tous les
phénomènes du monde sont impersonnels, on ne peut qu’être déçu par toute
cette souffrance qui est la nature même de tout ce qui existe et qui est
nécessairement conditionné. Voir cela, c’est prendre le chemin de la
délivrance.
Que signifie être déçu par la souffrance ? On pourrait croire qu’il faut
d’abord apprécier une chose avant qu’elle nous déçoive. Mais qui aime
souffrir ? Le Bouddha a bien expliqué qu’en vérité toute personne qui
apprécie les plaisirs sensoriels aime souffrir. Dans la mesure où tout change
constamment, quel que soit l’objet de notre plaisir, il se transformera
inévitablement en souffrance. Manger un morceau de gâteau au chocolat
nous sera peut-être agréable mais il est quasi-certain que manger tout le
gâteau transformerait ce plaisir en souffrance. Quand nous portons un
regard plus vaste sur les choses qui nous donnent du plaisir et celles qui
nous font souffrir, nous commençons à comprendre qu’elles arrivent
ensemble, dans un même paquet. Quand nous reconnaissons que la
souffrance est inhérente à toutes les formes de plaisir, nous sommes déçus
par le plaisir.
Quand ce que nous apprécions nous déçoit, nous sommes prêts à y
renoncer et à chercher quelque chose qui ne nous décevra pas. Notre
attachement aux plaisirs des sens nous lie à cette vie et à des vies futures
qui apporteront des joies et des peines semblables. C’est ce qui nous
empêche d’atteindre des états de concentration profonde comme les jhāna.
Plus notre méditation progresse, plus nous constatons qu’il ne peut y avoir
que des déceptions dans le samsāra, ce domaine de l’existence
conditionnée. Nous comprenons que notre vie actuelle nous enchaîne à de
nouveaux cycles interminables et nous ressentons le désir de nous en
libérer. Quand nous comprenons la nature des choses conditionnées –
caractérisées par l’impermanence, l’insatisfaction et l’impersonnalité –,
nous sommes déçus par la souffrance et nous recherchons le nibbāna,
l’inconditionné, permanent et libre d’un « moi ».
Cette prise de conscience nous pousse à redoubler d’efforts dans la
méditation pour atteindre de hauts niveaux de concentration et de vision
pénétrante. En progressant dans les différents degrés de concentration
appelés jhāna, nous finissons par atteindre un état dans lequel la perception
elle-même s’arrête. Dans le Sutta sur la Concentration, le Bouddha dit que,
dans cet état, le méditant ne perçoit plus les cinq éléments qui constituent
tout ce qui est conditionné :
« C’est ainsi, Ananda, qu’un bhikkhu peut accéder à un degré de
concentration tel qu’il ne pourrait pas percevoir la terre et comprendre
qu’il s’agit de terre, l’eau et comprendre qu’il s’agit d’eau, le feu et
comprendre qu’il s’agit de feu, l’air et comprendre qu’il s’agit d’air,
la base de l’infinité de l’espace et comprendre qu’il s’agit de la base
de l’infinité de l’espace. »

Le méditant n’est pas non plus conscient des états de jhāna par lesquels il
passe, pas plus que de toute autre chose dans ce monde ou hors de ce
monde :

« Il ne pourrait pas percevoir la base de l’infinité de la conscience et


comprendre qu’il s’agit de la base de l’infinité de la conscience, la
base de la vacuité et comprendre qu’il s’agit de la base de la vacuité,
la base de ni-perception ni non-perception et comprendre qu’il s’agit
de la base de ni-perception ni non-perception, ce monde et
comprendre qu’il s’agit de ce monde, l’autre monde et comprendre
qu’il s’agit de l’autre monde. »

« Cependant, ajoute le Bouddha, dans cet état, le méditant est tout de


même capable de percevoir. » « De quelle manière ce méditant est-il
capable de percevoir ? » demande Ananda. Et le Bouddha répond :

« Un bhikkhu peut percevoir ainsi, Ananda : cet état est paisible, il


est sublime. C’est l’arrêt de toute forme d’activité, l’abandon de
toutes les possessions, l’anéantissement du désir, le détachement des
passions, la cessation, le nibbāna. »

Tant que nous sommes en vie, cet état paisible et sublime, au-delà de la
perception ordinaire, que le Bouddha décrit ici est temporaire. Il est généré
par la concentration en méditation et dure sept jours tout au plus. Cependant
il est important d’y accéder car cette étape préfigure la cessation définitive
de la perception qui accompagne la mort d’une personne totalement
éveillée : le nibbāna, la cessation de l’existence, l’extinction, l’état
totalement et définitivement au-delà de la mort et de la renaissance, le but
ultime de la voie du Bouddha.
8
Dans le discours sur la Caractéristique du Non-soi (aussi connu sous le
nom de « Sutta des Cinq Frères ») donné par le Bouddha à ses cinq
premiers disciples dans le Parc aux Daims, près de Bénarès, peu après son
Éveil, il décrit la progression de la voie qui mène à cet état sublime en
partant de la perception du fait que les cinq agrégats sont impermanents,
insatisfaisants et impersonnels :

« Prenant conscience de cela, le noble disciple instruit ressent de la


répulsion envers la forme physique, de la répulsion envers les
ressentis, de la répulsion envers les perceptions, de la répulsion
envers les formations mentales, de la répulsion envers la conscience
sensorielle. Du fait de cette répulsion, il se détache de toutes les
passions. Grâce à ce détachement, [son esprit] est libéré. Quand il est
libéré, il prend pleinement conscience du fait : « L’esprit est libéré ».
Il comprend : « La naissance est anéantie, la noble vie a été vécue,
ce qui devait être accompli a été accompli, cet état d’existence n’a
plus lieu d’être. »
Telle est la voie de la libération proposée par le Bouddha. Elle commence
par le simple processus qui consiste à examiner avec une grande attention la
façon dont nous percevons d’ordinaire notre propre corps, notre propre
esprit et le monde qui nous entoure. C’est la perception qui est la clé. Alors
commençons – dès maintenant !
Annexe : Le Girimānanda Sutta (An 10:60)
À une certaine occasion, le Bouddha séjournait près de Savatthi, dans le
bosquet de Jeta, le parc d’Anathapindika. Ce jour-là, le Vénérable
Girimānanda était alité, souffrant, gravement malade. Alors, le Vénérable
Ananda alla trouver le Bouddha, s’inclina devant lui, s’assit sur le côté et
lui dit : « Bhante, le Vénérable Girimānanda est alité, souffrant et
gravement malade. Il serait bon que vous alliez le voir, par compassion pour
lui. »
« Ananda, si c’est toi qui vas voir Girimānanda et que tu lui parles des
dix perceptions, il est possible qu’en les entendant il guérisse aussitôt de
son mal. Quelles sont ces dix perceptions ? (1) La perception de
l’impermanence, (2) la perception de l’impersonnalité, (3) la perception de
l’aspect peu attrayant du corps, (4) la perception du danger, (5) la
perception du renoncement, (6) la perception du détachement des passions,
(7) la perception de la cessation, (8) la perception du manque d’attrait du
monde entier, (9) la perception de l’impermanence dans tous les
phénomènes conditionnés, et (10) l’attention à la respiration. »
[1] « Et qu’est-ce que la perception de l’impermanence, Ananda ?
Prenons le cas d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre
ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘La forme est impermanente,
les sensations sont impermanentes, les perceptions sont impermanentes, les
fabrications mentales sont impermanentes, la conscience sensorielle est
impermanente.’ Et il demeure ainsi, à contempler l’impermanence dans ces
cinq agrégats sujets à l’attachement. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception
de l’impermanence’. »
[2] « Et qu’est-ce que la perception de l’impersonnalité, Ananda ?
Prenons le cas d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre
ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘Les yeux sont impersonnels et
les formes qu’ils voient sont impersonnelles ; les oreilles sont
impersonnelles et les sons qui leur parviennent sont impersonnels ; le nez et
les odeurs sont impersonnels ; la langue et les saveurs sont impersonnelles ;
le corps et les objets tactiles sont impersonnels ; l’esprit et les phénomènes
mentaux sont impersonnels’. Et il demeure ainsi, à contempler
l’impersonnalité dans les six bases des sens, intérieures et extérieures. Voilà
ce que l’on appelle ‘la perception de l’impersonnalité’. »
[3] « Et qu’est-ce que la perception de l’aspect peu attrayant du corps,
Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui passe son corps en revue de bas en
haut depuis la plante des pieds et de haut en bas depuis la pointe de ses
cheveux. Il voit que ce corps, enveloppé de peau, est rempli de toutes sortes
d’impuretés : ‘Il y a, dans ce corps, des cheveux, des poils, des ongles, des
dents, de la peau. Il y a la chair, les muscles, les os, la moelle, les reins, le
cœur, le foie, la plèvre, la rate, les poumons, l’intestin grêle, le gros intestin,
l’estomac, les excréments, la bile, les mucosités, le pus, le sang, la sueur, la
graisse, les larmes, la salive, la morve, la synovie, l’urine.’ Et il demeure
ainsi à contempler l’aspect repoussant du corps. Voilà ce que l’on appelle
‘la perception de l’aspect peu attrayant du corps’. »
[4] « Et qu’est-ce que la perception du danger, Ananda ? Prenons le cas
d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou dans une
cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘Ce corps est source de nombreuses
douleurs et de danger car toutes sortes de maladies peuvent lui arriver :
maladies des yeux, de l’oreille interne, du nez, de la langue et du corps ;
maladies au niveau de la tête, de l’oreille externe, de la bouche et des
dents ; toux, asthme, conjonctivite, toutes sortes de fièvres, maux
d’estomac, évanouissement, dysenterie, colique, choléra, lèpre, furoncles,
eczéma, tuberculose, épilepsie ; maladies de la peau, urticaire, teigne,
psoriasis, gale, hémorragie, diabète, hémorroïdes, fistules, cancer ; maladies
qui viennent de la bile, des mucosités, des gaz, ou de leur combinaison ;
maladies dues aux changements climatiques, à des comportements
négligents, à des agressions ou à des conséquences karmiques ; et puis, il y
a le froid, la chaleur, la faim, la soif, le besoin de déféquer et d’uriner’. Et il
demeure ainsi, à contempler les dangers liés à ce corps. Voilà ce que l’on
appelle ‘la perception du danger’. »
[5] « Et qu’est-ce que la perception du renoncement, Ananda ? Prenons
le cas d’un moine qui ne cède pas à une pensée de sensualité qui lui est
venue. Il l’abandonne, la chasse, l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à
une pensée malveillante qui lui est venue. Il l’abandonne, la chasse,
l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à une pensée nocive qui lui est
venue. Il l’abandonne, la chasse, l’extermine et l’anéantit. Il ne cède pas à
des états d’esprit malsains et nuisibles. Il les abandonne, les chasse, les
extermine et les anéantit. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception du
renoncement’. »
[6] « Et qu’est-ce que la perception du détachement des passions,
Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied
d’un arbre ou dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘Voilà ce qu’est la
paix ; c’est sublime : elle arrive quand toutes les activités se calment,
quand toutes les possessions sont abandonnées, quand la soif du désir est
anéantie. C’est le détachement des passions, le nibbāna.’ Voilà ce que
l’on appelle ‘la perception du détachement des passions’. »
[7] « Et qu’est-ce que la perception de la cessation, Ananda ? Prenons
le cas d’un moine qui part dans la forêt, s’assoit au pied d’un arbre ou
dans une cabane isolée et réfléchit ainsi : ‘Voilà ce qu’est la paix ; c’est
sublime : elle arrive quand toutes les activités se calment, quand toutes les
possessions sont abandonnées, quand la soif du désir est anéantie. C’est la
cessation, le nibbāna.’ Voilà ce que l’on appelle ‘la perception de la
cessation’. »
[8] « Et qu’est-ce que la perception du manque d’attrait du monde
entier, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui s’abstient de toute forme
d’engagement et d’attachement, d’opinions, de convictions et de
tendances latentes par rapport au monde ; il les abandonne sans s’y
attacher. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception du manque d’attrait du
monde entier’. »
[9] « Et qu’est-ce que la perception du caractère impermanent de tous
les phénomènes conditionnés, Ananda ? Prenons le cas d’un moine qui est
repoussé, humilié et dégoûté par tous les phénomènes conditionnés. Voilà
ce que l’on appelle ‘la perception du caractère impermanent de tous les
phénomènes conditionnés’. »
[10] « Et qu’est-ce que l’attention à la respiration, Ananda ? Prenons le
cas d’un moine qui part dans la forêt et s’assoit au pied d’un arbre ou dans
une cabane isolée. Il croise les jambes, redresse le dos, pose son attention
devant lui et, simplement attentif, il inspire ; simplement attentif, il expire.
Quand il inspire longuement, il se dit consciemment : ‘J’inspire
longuement’ ; s’il expire longuement, il se dit consciemment : ‘J’expire
longuement’. Quand il inspire brièvement, il se dit consciemment :
‘J’inspire brièvement’ ; s’il expire brièvement, il se dit consciemment :
‘J’expire brièvement’. Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’ensemble du
corps, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’ensemble du
corps, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En calmant l’activité corporelle,
je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En calmant l’activité corporelle, je
vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant la joie, je vais inspirer’ ; il s’entraîne
ainsi : ‘En ressentant la joie, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En
ressentant le bonheur, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant le
bonheur, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’activité
mentale, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’activité
mentale, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En apaisant l’activité mentale,
je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En apaisant l’activité mentale, je vais
expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En ressentant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne
ainsi : ‘En ressentant l’esprit, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En
réjouissant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En réjouissant
l’esprit, je vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En concentrant l’esprit, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En concentrant l’esprit je vais expirer’. Il
s’entraîne ainsi : ‘En libérant l’esprit, je vais inspirer’ ; il s’entraîne ainsi :
‘En libérant l’esprit, je vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant l’impermanence, je vais inspirer’ ; il
s’entraîne ainsi : ‘En contemplant l’impermanence, je vais expirer’. Il
s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la disparition progressive, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la disparition progressive, je
vais expirer’. Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la cessation, je vais
inspirer’ ; il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant la cessation, je vais expirer’.
Il s’entraîne ainsi : ‘En contemplant le lâcher-prise, je vais inspirer’ ; il
s’entraîne ainsi : ‘En contemplant le lâcher-prise, je vais expirer’.
Voilà ce que l’on appelle ‘l’attention à la respiration’.
Ananda, si tu vas voir le moine Girimānanda et que tu lui parles de ces
dix perceptions, il est possible qu’en les entendant il guérisse aussitôt de
son mal. »
Après avoir entendu de la bouche de l’Éveillé cet enseignement sur les
dix perceptions, Ananda alla trouver le Vénérable Girimānanda et le lui
rapporta. Quand le Vénérable Girimānanda entendit cet enseignement sur
les dix perceptions, son mal disparut immédiatement. Le Vénérable
9
Girimānanda guérit de son mal et c’est ainsi qu’il en fut guéri.
Glossaire
abandon / renoncement : Observer l’esprit pour identifier puis se libérer
des pensées, idées et impulsions néfastes ou malsaines avant qu’elles ne se
transforment en actions négatives.
agrégats : Les cinq composants du corps et de l’esprit selon le Bouddha : la
forme (le corps), les ressentis (sensations et sentiments), la perception, la
pensée et la conscience sensorielle (conscience visuelle, auditive, olfactive,
gustative, tactile et mentale).
attention : Facteur de l’esprit qui engage délibérément la conscience à se
concentrer sur un objet particulier. C’est l’un des cinq facteurs
interconnectés de la perception.
bhikkhu (mot pāli) : Moine pleinement ordonné. Membre du Sangha du
Bouddha (la Communauté de ses disciples).
cessation : La fin. C’est la troisième des Quatre Nobles Vérités du
Bouddha, la promesse que la souffrance a une fin. La cessation sans
renaissance future est le nibbāna, la libération, la fin de la souffrance.
confusion (mentale) : La croyance erronée en un soi, ou âme, existant de
manière permanente. Nous croyons qu’il doit y avoir quelque chose de réel
et de permanent, appelé « je » ou « moi » que nous identifions au corps et à
l’esprit ou qui se trouverait à l’intérieur du corps et de l’esprit. (Synonyme
d’ignorance de la réalité telle qu’elle est.)
contact : Facteur qui apparaît dans l’esprit lorsque trois choses se
rencontrent : un organe sensoriel, un objet sensoriel correspondant et la
conscience sensorielle – par exemple l’oreille, un oiseau qui chante et la
conscience auditive. C’est l’un des cinq facteurs interconnectés de la
perception.
désenchantement : Attitude mentale de désintérêt et de non-attachement
qui apparaît quand nous prenons conscience de la nature impermanente,
insatisfaisante et impersonnelle de tous les phénomènes conditionnés, c’est-
à-dire de toute chose.
détachement des passions : Le contraire de l’attachement. L’une des dix
perceptions particulières qui résultent de la méditation de l’attention.
Voyant clairement que tout ce qui apparaît suite à des causes et des
circonstances particulières (et qui est donc conditionné) est impermanent,
insatisfaisant et impersonnel, nous ressentons un détachement par rapport
aux passions, nous cessons de croire que l’attachement à quoi que ce soit
dans ce monde peut nous rendre heureux.
dhamma (sans majuscule) : Phénomènes (conditionnés). Également, la
véritable nature des phénomènes selon l’enseignement du Bouddha – sa
profonde vision que tous les phénomènes conditionnés sont impermanents,
insatisfaisants et impersonnels.
Dhamma (avec majuscule) : Les lois de la nature selon lesquelles le
Bouddha a développé son enseignement. Par extension : les enseignements
du Bouddha.
entrave : Les dix habitudes profondément enracinées dans l’esprit non
éveillé qui nous lient à un enchaînement de vies d’insatisfaction : croyance
en un « moi » permanent, doute sceptique, attachement aux rituels, désir
sensoriel, aversion, désir d’une existence matérielle subtile, désir d’une
existence immatérielle, orgueil, agitation et ignorance de la réalité.
équanimité : État d’esprit parfaitement paisible et équilibré, sans le
moindre ressenti de désir ni d’aversion.
Éveil : Libération pleine et entière de la souffrance. En atteignant l’Éveil, le
Bouddha et les Arahants sont arrivés à la cessation. Ayant éliminé les
entraves qui lient les êtres ordinaires au cycle des naissances et des morts,
ils ne reprendront plus naissance, nulle part, sous quelque forme que ce soit.
facteur mental : Aspect impermanent du fonctionnement mental, tel que
contact, ressenti, perception, énergie et attention.
formation mentale : Toute idée ou pensée impermanente comme un
souvenir, une émotion ou un concept. Un objet mental peut être perçu par la
conscience sensorielle.
impersonnalité, non-soi ou vacuité : La réalisation profonde du Bouddha
du fait que nul ne possède un « moi » qui soit permanent (ou une âme) ; que
rien de ce qui existe n’a de « noyau dur » qui ne change pas.
jhāna : Niveaux de concentration profonde qui conduisent le méditant au-
delà de l’attention ordinaire, dans une succession d’états profondément
paisibles, harmonieux et puissants.
kamma ou karma : Principe universel de cause à effet. Nos innombrables
actions physiques, verbales et mentales sont des causes. Notre vie actuelle
et tout ce qui nous arrive sont des effets qui naissent de causes que nous
avons créées dans cette vie ou lors de vies antérieures. De manière générale,
les actions positives ont des conséquences positives et les actions négatives,
des conséquences négatives.
libération : Synonyme de nibbāna, être libéré de la souffrance, du cycle
incessant des naissances et des morts dans le samsāra qui est entraîné par le
karma et l’avidité.
méditation de la vision pénétrante ou vipassanā : également appelée
méditation de l’attention ou de la pleine conscience. Une conscience
présente et concentrée qui nous permet d’obtenir une vision profonde de la
nature réelle du corps, des ressentis, des pensées et de tous les phénomènes.
nibbāna ou nirvana : Le but de la voie du Bouddha : la libération,
l’extinction de l’ignorance, la libération de l’enchaînement au cycle de la
vie et de la mort.
Noble Octuple Sentier : La quatrième Noble Vérité du Bouddha, les huit
marches vers la libération de la souffrance : compréhension juste, pensée
juste, parole juste, action juste, moyens d’existence justes, effort juste,
attention juste et concentration juste.
obstacles : Les tendances latentes négatives qui bloquent notre progrès
spirituel et interfèrent avec notre capacité à nous concentrer. Ils
comprennent : (1) le désir des sens ; (2) la négativité et la malveillance ; (3)
la paresse et la léthargie ; (4) l’agitation et l’inquiétude ; (5) le doute et le
scepticisme. La méditation de la concentration supprime temporairement
ces obstacles mais seuls les états de jhāna ou absorption méditative peuvent
les éliminer.
origine interdépendante de tous les phénomènes : L’existence de toute
chose dépend de causes et de conditions impermanentes et constamment
changeantes. Tous ces « phénomènes du monde » apparaissent, durent un
certain temps puis disparaissent.
perception : Facteur mental qui apparaît suite à la rencontre entre un
organe des sens, un objet sensoriel, la conscience sensorielle, le contact
entre eux, l’attention à ce contact et le ressenti qui en résulte.
pleine conscience : Claire conscience de ce qui se passe d’instant en
instant, au moment où les choses se produisent.
quatre fondements de l’attention : Conscience soutenue d’instant en
instant du corps, des ressentis, des pensées et des dhamma ou phénomènes.
quatre Nobles Vérités : Le premier enseignement fondateur du Bouddha,
donné dans le Parc aux Daims, près de Bénarès, après qu’il ait atteint
l’Éveil : (1) la vérité de la souffrance ; (2) la vérité de la cause de la
souffrance : le désir-attachement ; (3) la vérité de la cessation : la fin de la
souffrance ; (4) le Noble Octuple Sentier : la méthode qui, pas à pas, mène à
la fin de la souffrance.
quatre tétrades : Les seize thèmes de méditation dans la dixième
perception du Girimānanda Sutta peuvent être divisés en quatre groupes de
quatre, chaque groupe correspondant à l’un des quatre fondements de
l’attention
ressenti (parfois traduit par « sensation-sentiment ») : facteur de l’esprit qui
catégorise ou juge ce qui est perçu en tant qu’agréable, désagréable ou
neutre. L’un des facteurs mentaux interconnectés de la perception.
samatha : Méditation de la concentration ou de la tranquillité. Lorsque
l’esprit est centré sur un point unique, les obstacles mentaux habituels sont
éliminés ; le calme, la paix et la lumière apparaissent.
samsara : Le cycle de naissance, maladie, vieillissement et mort qui se
répète vie après vie et qui est caractérisé par la souffrance.
sans désir : État d’esprit qui reconnaît que, puisque le désir de tout objet
conditionné ne peut qu’engendrer frustration et souffrance, désirer quoi que
ce soit n’a aucun sens.
sept facteurs d’Éveil ou bojjhanga en pāli : L’attention, l’investigation,
l’énergie, la joie, le calme, la concentration et l’équanimité. Le mot pāli
vient de bodhi qui signifie « Éveil » et d’anga qui veut dire « membre ».
signes (absence de) : État d’esprit qui prend conscience que tout ce qui
existe est impermanent et disparaît sans laisser de « signes » ou de traces de
son existence.
sutta : Les Écritures bouddhiques, en particulier un récit ou un discours
traditionnellement considéré comme ayant été délivré par le Bouddha ou
l’un de ses grands disciples.
vipassanā : Vision intérieure profonde, en particulier de la véritable nature
du « moi » et de tous les phénomènes. Profonde compréhension que tout ce
qui est conditionné est impermanent, insatisfaisant et impersonnel.
À propos de l’auteur
Le Vénérable Henepola Gunaratana a été ordonné moine bouddhiste à
l’âge de douze ans à Malandeniya, au Sri Lanka. Lorsqu’il a eu vingt ans,
en 1947, il a reçu l’ordination complète à Kandy. Il a été éduqué au collège
de Vidyasekhara à Gampaha, au lycée de Vidyalankara à Kelaniya, et chez
les missionnaires bouddhistes de Colombo. Il a ensuite voyagé en Inde
pendant cinq ans effectuant une tâche de missionnaire pour la Mahabodhi
Society auprès des « intouchables » de Sanchi, de Delhi et de Bombay. Il a
été missionnaire en Malaisie pendant dix ans, jouant le rôle de conseiller
religieux auprès de la Sasana Abhivurdhiwardhana Society, la Buddhist
Missionary Society, et la Buddhist Youth Federation de Malaisie. Il a
enseigné à l'école Kishon Dial et à l’école de filles de Temple Road et a
dirigé l’Institut bouddhiste de Kuala Lumpur.
Sur l’invitation de la Sasana Sevaka Society, il est arrivé aux États-Unis
en 1968 pour remplir la tâche de secrétaire général de la Buddhist Vihara
Society de Washington D.C. En 1980, il devient président de cet
établissement. Pendant les vingt années qu’il passe dans ce temple, il donne
des cours sur le bouddhisme, dirige des retraites de méditation et donne des
conférences dans tous les États-Unis, au Canada, en Europe, Australie,
Nouvelle-Zélande, Afrique et Asie. De plus, entre 1973 et 1988, le
Vénérable Gunaratana a été aumônier bouddhiste à l’Université
Américaine.
Il a également poursuivi ses intérêts intellectuels en obtenant un Doctorat
en philosophie de l’Université Américaine. Il a donné des cours sur le
bouddhisme dans cette même université ainsi qu’à Georgetown et dans le
Maryland. Ses livres et ses articles ont été publiés en Malaisie, en Inde, au
Sri Lanka et aux États-Unis. Son livre Méditer au quotidien a été traduit
dans plusieurs langues et publié dans le monde entier. Une version abrégée
de ce livre a été choisie pour figurer au programme des lycées de toute la
Thaïlande.
Depuis 1982, le Vénérable Gunaratana est le président de la Bhavana
Society. Il s’agit d’un monastère et d’un Centre de retraite situé dans les
forêts de la Virginie Occidentale (près de la Vallée de Shenandoah) qu’il a
fondé avec le soutien de Matthew Flickstein. Le Vénérable Gunaratana vit à
la Bhavana Society où il ordonne des moines et des nonnes qu’il forme lui-
même et où il dirige des retraites qui s’adressent à tous. Il voyage souvent
aussi pour donner des conférences ou guider des retraites dans le monde
entier.
En 2000, le Vénérable Gunaratana a reçu un prix de son alma mater, le
Collège Vidyalankara, pour l’œuvre remarquable accomplie tout au long de
sa vie.
Autres livres de Bhante Gunaratana publiés chez
Hachette
Méditer au quotidien
Les Quatre Fondements de la Pleine Conscience
Initiation à la Méditation Profonde
Les Huit Marches vers le Bonheur

Jeanne Schut, traductrice du présent ouvrage, anime des retraites


de méditation au cours desquelles sont transmis les enseignements
de Bhante Gunaratana et d’autres grands maîtres du Theravada
dans la Tradition de la Forêt.
Pour plus d’information : www.dhammadelaforet.org
Notes
[←1]
Sutta en pāli ou soutra : discours ou enseignement du Bouddha.
[←2]
Nibbāna en pāli ou nirvana : l’Éveil, la fin de la souffrance, but de la voie proposée par le
Bouddha.
[←3]
Prononciation phonétique française : Bann-té dji.
[←4]
Sutta Pitaka : Littéralement « la corbeille des enseignements ». C’est la deuxième des trois
divisions du Canon Pāli sur lequel se base le bouddhisme Theravada. Elle comprend plus de
10.000 enseignements donnés par le Bouddha et ses proches disciples.
[←5]
Dans ce sutta, le Vénérable Mahakaccana explique ce que signifie mener la vie errante du
chercheur spirituel. Il explique que quitter sa maison ne suffit pas car nous sommes capables
de nous construire d’autres formes de « maisons » par notre attachement et notre identification
aux agrégats du corps et de l’esprit.
[←6]
Une belle explication du mot « désenchanté » est proposée par Joseph Goldstein : « libéré de
l’enchantement », c’est-à-dire du sortilège qui nous faisait croire à la réalité ultime des choses
et qui nous liait à la souffrance du monde par le désir. (NdT)
[←7]
Aux versets 277-279
[←8]
Anatalakkhana Sutta
[←9]
Traduit du pāli à l’anglais par Bhikkhu Bodhi dans The Numerical Discourses of the Buddha:
A Translation of the Aṅguttara Nikāya (Boston: Wisdom Publications, 2012), 1411–15.
This le was downloaded from Z-Library project

Your gateway to knowledge and culture. Accessible for everyone.

z-library.se singlelogin.re go-to-zlibrary.se single-login.ru

O cial Telegram channel

Z-Access

https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
fi

Vous aimerez peut-être aussi