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les perceptions
Bhante Gunaratana
Ce livre est dédié à Gilbert Gauché qui a longtemps été le traducteur de Bhante
Gunaratana et son plus fidèle représentant en France.
Gilbert nous a quittés le jeudi 14 mai 2015, jour de l’Ascension. Il a été fidèlement
accompagné jusqu’au bout par sa famille, par ses amis et par ses élèves dans le Dharma
qui lui vouent une immense reconnaissance. Grande joie pour lui : il a même pu, sur son
lit d’hôpital, parler au téléphone à Bhante Gunaratana qui a continué à l’encourager, par
la suite, à travers plusieurs messages.
À l’annonce de sa mort, Bhante m’a écrit : « Comme Gilbert et ceux qui l’ont précédé,
nous devons tous faire face à la nature intrinsèquement changeante de la vie. Il nous
manquera mais l’important, pour nous tous, était qu’il quitte ce monde en paix. Il a
accompli de nombreuses actions méritoires qui permettront que l’on se souvienne de lui
pendant très longtemps. »
Bhante a ensuite ajouté : « Veuillez reprendre les projets de traduction ». C’est ce que
m’avait déjà demandé Gilbert. C’est donc avec beaucoup d’amitié et de gratitude que
cette traduction a été réalisée pour vous.
Jeanne Schut
le 1er octobre 2015
Table des Matières
Avant-propos du Vénérable Bhikkhu Bodhi
Remerciements 8
Introduction 9
Commencer à méditer 12
Partie 1 : La perception 14
1. Qu’est-ce que la perception ? 15
La perception et les agrégats 18
La méditation sur la perception et les agrégats 18
Pourquoi est-il important que la perception soit impartiale ?
2. La perception déformée 21
Comme un mirage 22
Les nœuds de la perception 24
3. La perception purifiée 27
L’attention purifie la perception 28
La perception purifiée et la voie 30
La fin de la perception 32
« [Il] part dans la forêt, au pied d’un arbre ou dans une cabane isolée
et s’assoit. Ayant croisé les jambes, redressé le dos et établi son
attention devant lui, simplement attentif, il inspire, simplement
attentif, il expire. Quand il inspire longuement, il est conscient :
‘J’inspire longuement’ ; quand il expire longuement, il est
conscient : ‘J’expire longuement’. Quand il inspire brièvement, il est
conscient : ‘J’inspire brièvement’ ; quand il expire brièvement, il est
conscient : ‘J’expire brièvement’. »
Tandis que notre attention devient plus stable, nous découvrons que le
Dhamma tout entier est inscrit dans notre corps et notre esprit. Si nous nous
concentrons seulement sur la perception des choses extérieures, nous ne
voyons pas le Dhamma que nous portons en nous toute notre vie. Nous
sommes comme un aveugle qui avancerait avec un sac plein de diamants,
inconscient de la valeur de ce sac pesant. Par contre, quand nous nous
concentrons sur la perception de notre corps et de notre esprit, nous
découvrons que nous portons un trésor. En découvrant ces richesses
intérieures, nous trouvons tout bonnement la voie de la liberté, la libération
définitive de la souffrance.
2. La perception déformée
Comme nous l’avons dit, la nature de la perception est claire et pure.
Mais elle est également assez délicate et vulnérable pour être déformée par
le virus des concepts. Chaque jour, notre esprit est bombardé par
d’innombrables concepts. Idées, réminiscences et élucubrations liées à des
événements passés, informations sensorielles reçues dans l’instant, et
rêveries et vagabondages de l’esprit à propos de projets futurs, ne cessent de
surgir et de disparaître. Chaque jour, nous passons de nombreuses heures à
parler, à lire, à apprendre ou à écouter les autres. Toutes ces informations
créent un grand nombre de concepts dans notre esprit. Le Bouddha a
expliqué qu’avoir trop de concepts – nous pourrions parler de
« prolifération conceptuelle » – crée la confusion dans nos perceptions.
Comme nous l’avons dit, la perception apparaît après le ressenti. Dès qu’il
y a contact avec un objet extérieur ou intérieur, des ressentis apparaissent
sur la base de concepts emmagasinés dans l’esprit. Ceux-ci vont colorer
notre perception et obstruer notre capacité à voir clairement la nature de ce
qui se présente.
Prenons un exemple. Supposons que nous voyons le nez de quelqu’un.
Des concepts emmagasinés plus tôt dans l’esprit arrivent à notre conscience
et nous font croire que ce nez est beau ou laid. Ensuite, nous voyons les
lèvres de la personne. À nouveau, des informations stockées antérieurement
nous font croire que ces lèvres sont belles ou laides. Même chose quand
nous voyons les yeux, les sourcils, les dents, les cheveux ou la peau de la
personne. Notre esprit a emmagasiné de nombreux concepts à propos de
chacun de ces objets visuels. Toutes ces informations attisent notre
jugement positif ou négatif des traits de la personne. Quand nous
additionnons tous ces jugements conceptuels, nous croyons que nous avons
sous les yeux un beau visage ou un visage laid. De la même manière, nous
sommes porteurs de nombreux concepts à propos des mains, des jambes,
des doigts, des ongles et de toutes les autres parties du corps. Par voie de
conséquence, nous décidons que la personne que nous avons sous les yeux
est belle ou laide.
En réalité, tout ce que nous avons perçu sont des yeux, un nez, des dents,
de la peau, des cheveux, des mains, des jambes et un visage, au sens
conventionnel. Ces parties du corps ne sont en elles-mêmes ni belles ni
laides ; pas plus que la personne n’est, dans son ensemble, belle ou laide.
Ce qui s’est produit, c’est que des concepts, des idées, des opinions, des
croyances et toutes sortes d’autres formes de conditionnement ont influencé
notre perception. En substance, notre perception a été déformée. C’est
seulement quand nous sommes en mesure de transcender ces distorsions
que nous pouvons percevoir la simple vérité de ce qui se présente à nos
sens.
La perception déformée est un problème parce qu’elle génère
attachement et aversion. Nous nous attachons ou nous désirons tout ce que
nous croyons, à tort, être source de bonheur durable. Nous repoussons ou
détestons tout ce que nous croyons, à tort, être source de douleur ou de
souffrance dans notre vie. Ces jugements sont erronés car rien
d’impermanent ne peut nous apporter un bonheur ou un malheur durable.
En outre, comme les autres attributs fournis par l’esprit pendant le
processus de perception, le « moi », le « je » et le « mien » sont des
concepts essentiellement artificiels et personnels. Même si nous croyons
qu’ils font partie de ce que nous percevons, ce sont en réalité des
déformations créées par l’esprit.
Supposons, par exemple, que vous regardiez une photo qui vous
représente. Ce que vous percevez, selon la définition que le Bouddha donne
de la perception, c’est un morceau de papier avec des couleurs et une image
sur une face, ou bien une image constituée de taches de lumière colorées sur
un écran d’ordinateur. Mais ce que vous croyez voir c’est « ma photo »,
« moi » ou « une image de moi ». On ne trouve, ni dans la photo sur papier
ni dans l’image sur l’ordinateur, les concepts de « mien » ou « moi ». Ces
idées viennent d’une information conceptuelle emmagasinée plus tôt dans
l’esprit. Nous ajoutons ces concepts à la photo, conditionnant ainsi notre
pure perception, et développons de l’attachement ou de l’aversion pour
différents aspects de « mon » image – comme « mes beaux cheveux
brillants » ou « mon horrible double menton ». La méditation de l’attention
nous aide à voir que les concepts viennent de l’esprit et non de l’objet
perçu. Tout est sujet au changement. Ce que nous considérons comme
« moi » ou « mien » n’est qu’un objet de perception impermanent, rien de
plus.
Les implications de cette prise de conscience ont une portée considérable.
Combien de problèmes naissent de concepts comme « mon » pays et « ma »
religion ? Comment réagissons-nous quand quelque chose menace un objet
ou une personne proche que nous considérons comme « nôtre » ? Toutes les
formes de conflit, depuis les querelles de famille jusqu’aux guerres
mondiales, ont leur origine dans des concepts déformés. Les membres
d’une famille se disputent une œuvre d’art que chacun croit être « sienne ».
Une bataille se déchaîne à propos d’une portion de terre que deux pays
considèrent comme la leur.
Comme un mirage
Les perceptions déformées sont comme un mirage. Trompé par un
mirage, un chevreuil se hâte vers ce qu’il perçoit comme de l’eau. Tandis
qu’il court, ce mirage d’eau lui semble toujours plus éloigné mais il
continue dans l’espoir de se désaltérer. À un certain moment, épuisé et
assoiffé, il s’arrête, regarde derrière lui et croit voir qu’il a dépassé le point
d’eau. Il se précipite alors dans l’autre direction puisque sa perception lui
dit que l’eau est devant lui. C’est ainsi qu’il court dans tous les sens,
jusqu’à ce que, exténué, il s’effondre.
La perception déformée a le même effet sur nous. Tiraillés par nos
attachements, nous passons notre temps à poursuivre des fantômes.
Terrifiés, nous fuyons devant des monstres créés par nos propres aversions.
Tant que notre perception est déformée, nous sommes incapables de voir la
véritable nature de ce qui se présente à nous : un ensemble d’objets visuels,
de sons, d’odeurs, de saveurs, de contacts physiques et de pensées ou
concepts en perpétuel changement. De plus, rien de ce que nous percevons
n’a de « moi », d’essence ; et rien ne peut nous apporter un bonheur ou un
chagrin permanent.
Voilà, en substance, ce qui se produit quand la perception est déformée :
nous percevons l’impermanence comme permanente, la souffrance comme
le bonheur, une chose qui n’est ni belle ni laide comme belle ou laide et les
choses impersonnelles comme personnelles. La souffrance que nous nous
créons en déformant ainsi les choses est illustrée par une histoire dans les
sutta. Un jour, Nakulapita, disciple laïc du Bouddha âgé de quatre-vingts
ans, ressentit beaucoup de douleur et alla trouver l’Éveillé pour lui
demander conseil :
« Je suis vieux, Vénérable, âgé, chargé du poids des ans, avancé
dans la vie, arrivé au dernier stade, souffrant dans mon corps,
souvent malade. J’ai rarement l’occasion de vous voir, vous,
l’Éveillé, et vos moines dignes d’estime. Je vous en prie, Vénérable,
exhortez-moi, instruisez-moi ! Je sais que cela ne pourra que
m’apporter bien-être et bonheur pendant longtemps. »
« En effet, Nakulapita, en effet, répondit le Bouddha. Ton corps est
affligé, accablé, encombré. Si quiconque doté d’un tel corps se
déclarait en bonne santé, même un instant, ce serait de la folie. Par
conséquent, voici comment tu dois t’entraîner : ‘Même si mon corps
est affligé, mon esprit ne sera pas atteint.’ Voilà comment tu dois
t’entraîner. » (Nakulapita Sutta)
« Il n’y a aucun nœud pour ceux qui ont lâché les perceptions.
Il n’y a aucune vision erronée pour ceux qui sont libérés de tous les
nœuds.
Ceux qui s’attachent aux perceptions et à la vision erronée sont
toujours en conflit dans ce monde. »
La fin de la perception
En outre, tandis que notre expérience de la méditation de l’attention
s’approfondit, un processus similaire d’attention dirigée nous aide à
atteindre les états mentaux élevés sur la voie du Bouddha connus sous le
nom de jhāna. Les jhāna sont des états de méditation profonds et paisibles
dans lesquels de nombreux facteurs mentaux bénéfiques se manifestent
harmonieusement. Alors que nous avançons dans ces états méditatifs
élevés, notre perception est de plus en plus pure jusqu’à finalement être
abandonnée. Voici comment on peut décrire brièvement cette séquence :
Coupés des plaisirs des sens et des états mentaux négatifs, nous
entrons dans le premier jhāna et nous y demeurons. C’est une
sensation belle et agréable qui résulte du fait que les états mentaux
négatifs ont été contenus. Nous sommes en mesure de « plonger »
dans un objet de contemplation, comme la bienveillance, par
exemple, en y appliquant notre pensée puis en la maintenant bien
présente ; nous ressentons ravissement et bonheur d’être ainsi à
l’écart du monde. Les perceptions de désir sensoriel, d’aversion,
d’agitation et d’inquiétude, de torpeur, de léthargie et de doute
sont abandonnées par l’entraînement de l’esprit et une perception
nouvelle de grande joie les remplace grâce à cet entraînement.
Dans le second jhāna, nous lâchons la pensée appliquée et la
pensée soutenue et l’esprit s’apaise. Cet état est caractérisé par
une confiance intérieure et une unification de l’esprit ; du fait de
la concentration, on se sent empli de ravissement et de félicité. La
perception réelle et subtile de joie et de bonheur du premier jhāna,
née de la solitude, disparaît alors par l’entraînement de l’esprit et
une nouvelle perception réelle et subtile de ravissement et de
félicité apparaît grâce à cet entraînement.
Dans le troisième jhāna, le ravissement s’estompe et nous faisons
l’expérience de l’attention pure doublée d’équanimité ou égalité
d’esprit. Clarté et discernement règnent.
Dans le quatrième jhāna, nous ne ressentons ni plaisir ni douleur,
ni bonheur ni tristesse. L’esprit est simplement imprégné d’une
perception réelle et subtile d’équanimité et d’attention. La
pratique du Noble Octuple Sentier se rétrécit alors jusqu’au
dernier stade, celui de la concentration juste. Cette concentration
puissante perçoit l’impermanence, la souffrance et
l’impersonnalité des cinq agrégats et assimile cette vérité sans
pensées ni mots. Des concepts comme « moi », « mien » ou « je
suis » disparaissent, tandis que la vision pénétrante et le calme les
remplacent. L’esprit est lumineux, pur, vif et immaculé.
Le quatrième jhāna change profondément notre perception. Tandis que
l’esprit devient de plus en plus pur, la perception commence à atteindre ses
limites. Même s’il est possible qu’un ressenti agréable, désagréable ou
neutre nous parvienne en raison d’un contact entre l’esprit et un objet de
l’esprit, ces sensations sont reconnues sans attachement, aversion ou
ignorance. Nous sommes simplement conscients de la nature agréable,
désagréable ou neutre de notre ressenti et nous comprenons en même temps
que, lorsque le contact avec l’objet mental qui a causé l’apparition de ce
ressenti cessera, celui-ci diminuera puis cessera également
L’esprit reste dans un état d’équanimité ; il ne se saisit pas des
perceptions agréables, ne rejette pas celles qui sont désagréables et n’est pas
indifférent à celles qui sont neutres. Nous comprenons profondément que
toutes les perceptions et les choses qui les font apparaître sont
impermanentes, que l’on ne s’y attache pas et on ne s’en réjouit pas, on ne
les rejette pas et on n’en est pas dégoûté, et on ne les ignore pas non plus.
L’esprit devient comme de l’or pur, purifié, lumineux, malléable, souple et
rayonnant. Voici comment le Bouddha décrit cet état dans le Dhatuvibhaga
Sutta :
Parmi toutes les perceptions possibles, le Bouddha en a relevé dix qui ont
des vertus thérapeutiques et il a demandé au Vénérable Ananda de les
rapporter à Girimānanda. Pourquoi a-t-il choisi celles-là ? La raison
évidente est que ces perceptions ne sont pas déformées. Peut-être le
Vénérable Girimānanda était-il malade parce qu’il était affligé d’une
perception déformée. Pour le guérir, le Bouddha voulait qu’il voie la vérité
non déformée dans chacune de ces dix perceptions. Lorsque l’esprit voit la
vérité, il s’en réjouit. Le Bouddha voulait éveiller un sentiment de joie chez
Girimānanda en l’encourageant à reconnaître et à accepter que tout change
tout le temps. Sachant cela, Girimānanda cesserait de s’accrocher. S’il ne
s’accrochait pas au corps, à l’esprit, aux ressentis, aux pensées ni aux
perceptions – les cinq agrégats –, il ne souffrirait plus. Comme l’a dit le
Bouddha :
« Quand on est parfaitement conscient
De l’apparition et de la disparition des agrégats,
On trouve la joie et le ravissement.
Ceux qui le savent sont arrivés au-delà de la mort. »
Dans cette partie, nous étudions chacune des dix perceptions que le
Bouddha a mentionnées pour le bien de Girimānanda et nous essayons de
voir en quoi elles peuvent aider à mettre un terme à la souffrance. Avant
tout, il est important de comprendre la logique de la méthode thérapeutique
du Bouddha. Souvent décrit figurativement comme un médecin ou un
chirurgien, il a soigné des patients qui souffraient de différents maux
physiques et psychologiques. Le remède du Dhamma qu’il prescrivait,
consistait souvent à faire face à des vérités que les gens souhaitent
généralement ignorer. Nous préférerions entendre dire que tout est
permanent, agréable, durable et dirigé par un « moi » mais, quand nous
souffrons, nous sommes prêts à accepter des procédures désagréables, voire
douloureuses. Même si nous n’en avons pas envie, nous permettons à
l’infirmière de nous piquer avec une seringue pour prendre du sang qui
permettra de diagnostiquer notre maladie ; ensuite nous acceptons encore de
prendre tout remède que le médecin nous prescrira. De la même manière,
dit le Bouddha, pour trouver la paix de l’esprit, nous devons faire face à
certaines vérités désagréables.
Ainsi, par exemple, il recommandait avant tout la méditation sur la
perception de l’impermanence. Pour une personne fière d’avoir vécu
longtemps, il prescrivait une réflexion sur l’inévitabilité de la mort. Pour
éviter le chagrin et le désespoir causés par l’attachement aux êtres aimés, il
conseillait de méditer sur la vérité de la souffrance causée par la séparation
de ceux que l’on aime. Paradoxalement, en contemplant l’impermanence,
nous commençons à progresser sur la voie qui mène à la paix permanente.
Ensuite, nous méditons sur l’impersonnalité de tout ce qui existe. Pour
nous aider à comprendre l’impersonnalité en termes concrets, nous
méditons ensuite sur l’insatisfaction et la souffrance qui accompagnent le
fait d’avoir un corps composé de nombreuses parties qui, toutes,
vieillissent, se dégradent et ne contiennent rien qui puisse être appelé un
« moi ». Quand nous prenons profondément conscience que le corps et tout
ce qui le constitue sont des causes de souffrance, y compris les douleurs de
la vieillesse, de la maladie et de la mort, nous méditons sur l’abandon des
causes de la souffrance : le désir et l’avidité. Cette prise de conscience nous
pousse à méditer pour développer un lâcher-prise, un détachement par
rapport aux expériences douloureuses et agréables de cette vie. Le lâcher-
prise nous amène à méditer sur la cessation, c’est-à-dire la promesse du
Bouddha que la souffrance peut prendre fin. Pour atteindre la cessation,
nous méditons sur l’abandon des derniers vestiges du désir, même du désir
d’une future renaissance. Pour finir, nous méditons encore une fois sur
l’attention à la respiration qui est la méthode générale que nous devons
utiliser pour atteindre chacune des réalisations précédentes.
Vu sous cet angle, le Girimānanda Sutta est un programme de méditation
complet qui promet de guérir non seulement les maladies du corps et de
l’esprit mais aussi de nous faire avancer vers la guérison ultime de la
libération ou nibbāna.
Comme l’explique le Bouddha dans ce passage, les six organes des sens,
leurs objets extérieurs ou « matériels » et leurs objets intérieurs ou
« phénomènes mentaux », de même que le corps et l’esprit, sont tous
dépourvus d’essence permanente. Dans notre méditation de l’attention,
nous les examinons tous, les uns après les autres, et nous sommes forcés de
conclure que toute chose – passée, présente ou future, intérieure ou
extérieure, grossière ou subtile – est impermanente et insatisfaisante. De
plus, aucune puissance au monde ne peut rendre permanent ce qui est
impermanent ni satisfaisant ce qui est insatisfaisant.
Quand nous voyons les choses correctement et avec sagesse, nous
pouvons conclure définitivement à propos de tout ce qui existe : « Ceci
n’est pas à moi ; je ne suis pas cela ; ce n’est pas ‘moi’ ». Bien entendu,
pour des raisons pratiques de communication dans la vie de tous les jours,
nous pourrons toujours dire : « Je suis ici » ou « cet objet m’appartient ».
Mais nous ne devons pas nous leurrer en croyant que ces mots impliquent
l’existence d’une entité permanente que je suis ou qui m’appartient. En
réalité, comme le démontre notre perception de l’impermanence, tout est
pris dans un flux perpétuel, se construit puis s’effondre, selon des causes et
des conditions qui ne cessent de changer. Bien sûr, ce changement perpétuel
s’applique aussi aux cinq agrégats de l’esprit et du corps (formes, ressentis,
perceptions, pensées et conscience). C’est justement parce que ces aspects
du corps et de l’esprit changent tout le temps qu’il n’y a rien en nous que
nous pouvons identifier à un « moi » qui aurait une essence permanente.
La doctrine de l’impersonnalité ou « non-soi », que le Bouddha est le seul
à avoir enseignée, a de nombreuses implications importantes. D’une part,
elle va à l’encontre de la croyance selon laquelle la vie est donnée par un
dieu créateur qui lui communique son essence ou âme et vers qui cette âme
retourne après la mort. Certaines personnes risquent de se sentir perdues
quand on remet en question la certitude qu’apporte la doctrine d’un dieu
créateur ; pour elles, sans cette certitude, la vie n’a plus aucun sens et
n’offre plus aucun espoir. Cependant, adhérer à des notions de permanence
et de certitude peut donner lieu à des comportements rigides et inflexibles.
À l’inverse, accepter la notion d’impersonnalité nous aide à nous sentir plus
détendus et à accepter ce qui nous arrive puisque nous savons que les
bonnes choses comme les mauvaises ne durent pas. Nous comprenons que
l’absence de certitude nous donne l’occasion de nous adapter aux
circonstances fluctuantes et, en tant qu’adultes spirituels, d’assumer la
responsabilité de notre vie.
En outre, la perception de l’impersonnalité ou non-soi permet de guérir la
maladie, comme de nombreux sutta le démontrent. Le Khemaka Sutta
raconte l’histoire du Vénérable Khemaka, disciple du Bouddha, qui était
malade et souffrait beaucoup. Plusieurs anciens de la communauté du
Bouddha sont allés le voir et lui ont posé des questions sur la doctrine de
l’impersonnalité. Tandis qu’il expliquait le non-soi, le Vénérable Khemaka
et les moines qui écoutaient son explication ont tous atteint l’Éveil.
La raison pour laquelle la perception de l’impersonnalité de toutes choses
a le pouvoir de guérir peut être comprise ainsi : en expliquant le sens du
non-soi, le Vénérable Khemaka était très calme et détendu. Les anciens qui
l’écoutaient étaient également très calmes et détendus. Le fait de lâcher les
angoisses et les tensions est un grand remède qui guérit psychologiquement
et physiquement. Nous avons tous pu constater comment le stress et
l’angoisse augmentent la douleur que nous pouvons ressentir quand nous
sommes malades. Par exemple, quand nous attendons le diagnostic du
médecin, nos symptômes douloureux augmentent souvent à cause de la peur
et de l’imagination. Quand nous apprenons que notre maladie est
guérissable, nous nous détendons et, souvent, notre douleur diminue. De
même, quand quelqu’un écoute très attentivement une explication sur
l’impersonnalité de tous les phénomènes, il est libéré de la tension et de la
pression qui sont toujours présentes en nous quand nous croyons qu’il y a
un « moi » que nous devons protéger. Quand l’esprit se détend et que nous
lâchons cette tension, cette pression, nous apportons un immense
soulagement à l’esprit et au corps. Ce soulagement est un moyen très
puissant de libérer une énergie positive qui accélère le processus de
guérison.
Dans le cas du Vénérable Girimānanda, nous pouvons supposer que sa
maladie était liée à une certaine rigidité et une tension causées par le fait
qu’il avait une vision erronée du « moi ». Le Bouddha, comme un bon
médecin, a diagnostiqué le problème et lui a donné le remède approprié.
Contempler la perception de l’impersonnalité a permis à Girimānanda de se
détendre suffisamment pour accélérer la guérison et recouvrer la santé.
6. La perception des impuretés
« Et qu’est-ce que la perception de l’aspect peu attrayant du corps, Ananda ? Prenons le cas
d’un moine qui passe son corps en revue de bas en haut depuis la plante des pieds et de
haut en bas depuis la pointe de ses cheveux. Il voit que ce corps, enveloppé de peau, est
rempli de toutes sortes d’impuretés : ‘Il y a, dans ce corps, des cheveux, des poils, des
ongles, des dents, de la peau. Il y a la chair, les muscles, les os, la moelle, les reins, le cœur,
le foie, la plèvre, la rate, les poumons, l’intestin grêle, le gros intestin, l’estomac, les
excréments, la bile, les mucosités, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, la salive,
la morve, la synovie, l’urine.’ Et il demeure ainsi à contempler l’aspect repoussant du
corps. Voilà ce que l’on appelle ‘la perception de l’aspect peu attrayant du corps’. »
« Là, loin des plaisirs des sens, le méditant entre dans le premier
jhāna et y demeure… Il perçoit tous les phénomènes qui existent en
lui et qui relèvent de la forme, des ressentis, de la perception, des
pensées et de la conscience comme impermanents, comme une
souffrance, une maladie, une brûlure, une flèche, un malheur, une
affliction, étrangers à lui, se désintégrant, vides et impersonnels. Il
détourne alors son esprit de ces phénomènes et l’oriente vers
l’élément qui est au-delà de la mort. »
Autrement dit, dès le premier jhāna, nous sommes conscients que nos
propres agrégats (forme physique, ressentis, perceptions, pensées et
conscience) sont changeants, souffrants, malades, dangereux, pénibles,
destructeurs, vides et impersonnels. Ayant vu les agrégats sous ce jour, nous
tournons progressivement notre esprit vers le contraire, le nibbāna et la
cessation de toute souffrance qui lui est inhérente, comme l’a décrit le
Bouddha dans le Jhāna Sutta :
Le message qui nous est transmis ici est que, chaque fois que nous
croyons que quelque chose est permanent, agréable, source d’un bonheur
durable et personnel, la situation change et devient tout le contraire. Telle
est la nature de l’impermanence. Quand nous voyons cette vérité en
profondeur, nous cessons enfin de courir après des ombres. Pour en arriver
là, il faut avoir développé beaucoup d’attention et de concentration.
Lorsque l’attention et la concentration sont stables et fonctionnent en
tandem, nous remarquons que d’innombrables changements subtils se
produisent simultanément dans notre esprit et dans notre corps. L’attention
approfondie devient consciente des changements les plus minimes et les
éclaire de sa lumière. Lorsqu’une forte concentration est associée à
l’attention, l’esprit est orienté sur un point unique de sorte que nous
sommes en mesure de voir clairement tous les rouages de l’impermanence.
Pour avoir une expérience directe des changements qui s’opèrent
dans l’esprit, suivez les étapes proposées ci-dessus pour méditer
sur l’impermanence des six objets des sens. Cette fois, concentrez
votre attention non pas sur les changements qui surviennent dans
les objets de perception mais sur les changements dans l’esprit qui
perçoit ces objets.
Notez clairement le nombre de fois où l’esprit modifie la qualité
de sa concentration sur les objets de perception, passant
instantanément d’un objet externe à un objet interne. Observez
que l’esprit, comme tout le reste de la création, est pris dans un
flux de changement constant et inexorable.
16. Méditation : Les clés de notre
délivrance
Il y a trois choses dont nous devons avoir une connaissance directe et
absolue jusqu’à la moelle des os : l’impermanence, l’insatisfaction et
l’impersonnalité. Ces trois points sont les clés de notre délivrance.
L’impermanence est le point d’entrée, la pierre angulaire sur laquelle les
deux autres reposent. Si nous voyons l’impermanence dans toute sa
profondeur, l’insatisfaction et l’impersonnalité en sont les conséquences
directes inévitables.
Quand nous pratiquons la méditation de l’attention, nous voyons
les choses changer. Nous voyons l’impermanence en profondeur
jusqu’à un point incroyablement rapide, d’une fraction de seconde
à l’autre.
Ensuite, nous la voyons de manière plus vaste. Nous percevons
l’impermanence dans tout ce que nous voyons et dans tout ce que
nous pourrions voir.
Quand nous sommes profondément conscients de l’impermanence
dans tout ce que nous vivons, l’esprit se lasse de ce changement
incessant. Telle est l’insatisfaction, voire la souffrance, que nous
ressentons du fait de l’impermanence. Le Bouddha a découvert
cette vérité et nous l’a expliquée ainsi : « Tout ce qui est
impermanent souffre. »
Cette façon de dire est figurative. C’est comme parler d’un « village
endormi » : ce n’est pas le village qui dort mais plutôt les êtres, humains et
animaux, qui y vivent. De même, ce ne sont pas les choses impermanentes
qui souffrent, sinon les arbres, les tables, les rochers, etc. souffriraient
puisqu’ils sont impermanents. Et si c’était l’impermanence qui faisait
souffrir les êtres, tous les Éveillés souffriraient puisqu’ils vivent dans
l’impermanence. La raison pour laquelle ces êtres ne souffrent pas, c’est
qu’ils ne sont pas attachés aux choses impermanentes. Cette règle
s’applique aussi à nous : nous souffrons tant que nous sommes attachés à ce
qui est impermanent et, pour mettre fin à cette souffrance, nous devons
mettre fin à notre attachement à des choses qui ne cessent de changer.
Parmi ces choses impermanentes se trouvent les agrégats qui
composent notre propre corps et notre esprit. Quand nous
percevons la souffrance dans tous les agrégats dont nous faisons
l’expérience, nous cessons d’être sous leur charme.
Ne plus être sous leur charme nous permet de lâcher les passions.
Nous comprenons que les passions sont comme un ciment qui
maintient le monde et le « moi » collés ensemble. Quand ce
pouvoir cimentant est retiré, le renoncement ou lâcher-prise
apparaît et c’est ainsi que prend fin notre insatisfaction.
Pour atteindre ce but, il est important que la force de notre
attention soit pleinement présente et pure, c’est-à-dire libre de tout
concept. À ce niveau de méditation, les idées et les pensées sont
comme des épines, des furoncles, des blessures ou des entraves.
Quand les concepts sont absents, nous pouvons utiliser l’esprit
comme un rayon laser que l’on dirige sur les cinq agrégats.
Avec la clarté de ce regard « au laser », l’esprit est en mesure de
voir que le « moi » existe seulement lorsque le corps, les ressentis,
les perceptions, les pensées et la conscience sensorielle existent.
Quant à eux, ils existent au sein de l’impermanence or
l’impermanence consume tout. Ainsi, nous ne trouvons pas le
moindre « moi » dans aucun des agrégats.
Imaginons que nous rassemblions différents éléments pour en
faire une flûte. Quand on souffle dedans, elle produit un joli son.
Maintenant, si quelqu’un cherche le son et casse la flûte en mille
morceaux pour le trouver, il ne trouvera rien du tout ! De même,
nous ne trouverons jamais de « moi » dans les cinq agrégats,
quelle que soit la finesse de notre analyse. C’est ainsi que nous
découvrons l’impersonnalité.
Comme nous ne voyons pas l’impermanence, nous nous attachons
à des choses impermanentes. Plus nous nous y attachons, plus
nous souffrons parce que les choses impermanentes nous
trahissent quand nous essayons de nous en saisir. Elles nous
trompent en nous faisant croire qu’une certaine chose ou une
certaine personne peut nous apporter un bonheur permanent. En
réalité, les événements de la vie sont trompeurs, la relation aux
autres devient difficile, les gens meurent, la situation
professionnelle change… En voyant l’impermanence de toute
chose, nous prenons nos précautions pour ne plus nous laisser
abuser par leur nature trompeuse, par le fait que tout apparaît et
disparaît constamment. C’est ainsi que nous découvrons la nature
insatisfaisante de toutes les choses conditionnées.
Tandis que nous approfondissons notre attention, nous sommes de
plus en plus conscients que l’impermanence, l’insatisfaction et
l’impersonnalité sont caractéristiques non seulement des cinq
agrégats de notre corps-esprit mais aussi de tout ce qui apparaît,
déterminé par des causes et des circonstances particulières.
Voyant cette vérité, nous sommes déçus par les agrégats comme
par tout ce qui est conditionné. Nous constatons que le plaisir et la
douleur sont en réalité les deux faces d’une même pièce. Quand
nous ressentons du plaisir, nous souhaitons faire durer cette
expérience agréable ; quand nous ressentons de la douleur, nous
souhaitons nous débarrasser de cette sensation déplaisante et la
remplacer par quelque chose d’agréable. Dans les deux cas, il
s’agit de souhaits ; dans les deux cas, il s’agit d’avidité. Quand
nous voyons que la souffrance est inhérente au plaisir, nous nous
désintéressons du plaisir. C’est le détachement des passions.
17. Méditation : L’interdépendance des
phénomènes
« Quand ceci est, cela est. Quand ceci apparaît, cela apparaît. Quand ceci
prend fin, cela prend fin. » Ces mots extrêmement importants introduisent
l’enseignement du Bouddha sur l’origine conditionnée de tous les
phénomènes ou interdépendance. Ils nous disent que, lorsqu’une chose
apparaît, c’est la conséquence de certaines causes et circonstances et,
lorsqu’elle disparaît, c’est parce que ces causes et ces circonstances ont
changé. Pour clarifier ce point, le Bouddha a dit : « Le déclin et la mort sont
impermanents ; ils apparaissent du fait de certaines conditions et sont
déterminés par ces conditions ; il est dans leur nature de s’affaiblir, dans
leur nature de disparaître et dans leur nature de cesser complètement. »
Parmi tous ceux qui écoutaient le Dhamma, nombreux ont été ceux qui,
comme le Vénérable Kondanna, l’un des cinq premiers disciples du
Bouddha, ont atteint le premier stade de l’Éveil en méditant sur
l’impermanence de toute chose conditionnée. Le Vénérable Kondanna a
exprimé sa réalisation de l’impermanence dans ces paroles demeurées
célèbres : « Ce qui a pour nature d’apparaître a aussi pour nature de
disparaître ».
Comme les gens ordinaires ne voient pas l’interdépendance des
phénomènes, ils ont une vision extrême du monde : soit ils pensent que tout
existe en permanence, soit ils s’imaginent que rien n’existe. Mais quand ils
considèrent les choses avec sagesse, ils voient que tout ce qui existe
apparaît suite à certaines causes et situations ; ainsi, l’idée que rien n’existe
s’évanouit. De même, quand ils voient avec sagesse que tout ce qui
disparaît s’efface aussi à cause de certaines circonstances, l’idée que tout
existe en permanence s’évanouit également.
Apparaître et disparaître est la nature de l’impermanence. Dans la
méditation de la vision profonde, cette compréhension est connue comme
« la sagesse de l’apparition et de la disparition ». Dès le début de cette
pratique, nous concentrons notre attention sur l’apparition et la disparition
du souffle, des ressentis, de la perception, des pensées et de la conscience
sensorielle. Nous concentrons aussi notre attention sur l’apparition et la
disparition du contact et de la présence vigilante, deux facteurs de l’esprit
qui sont engendrés lorsque les sens rencontrent un objet leur correspondant.
Quand ils voient l’apparition et la disparition de tous les phénomènes, les
individués dotés de sagesse accélèrent leur pratique en éveillant en eux un
sentiment d’urgence spirituelle. Ceux qui ont vu l’impermanence telle
qu’elle est vraiment, ne sont pas perturbés par les vicissitudes du monde.
Nous n’avons rien à faire pour rendre les choses impermanentes ;
l’impermanence est présente à tout moment. Tout ce que nous
avons à faire, c’est à en devenir conscients.
Nous n’avons rien à faire pour provoquer le non-attachement. Du
fait de l’impermanence, le non-attachement aux choses
impermanentes apparaît automatiquement.
Nous n’avons rien à faire pour que les choses cessent. La
cessation se produit d’elle-même.
Nous n’avons rien à faire non plus pour lâcher prise. Quand les
choses cessent, le lâcher-prise est juste là.
Dans le corps, le mouvement ne cesse jamais. Rien ne reste figé
ensemble. Les différentes parties du corps physique coopèrent
mais ne sont pas attachées entre elles. Chacune soutient les autres
dans les changements qui leur sont naturels et essentiels. Voilà un
bon exemple de non-attachement.
Dans toute série d’activités, chaque instant doit prendre fin pour
que le suivant apparaisse. Si l’un ne s’arrêtait pas, le suivant ne
pourrait pas prendre sa suite dans cette série d’activités. Que ces
instants soient liés à l’air, au feu, à l’eau, à la chaleur, ou à la terre,
il faut que l’un apparaisse puis disparaisse pour que le suivant
surgisse. C’est ce que l’on appelle « cessation ».
Lorsqu’un instant cesse, il disparaît à jamais. Rien ne pourra le
faire revivre. Ce qui apparaît ensuite est un nouvel instant. Le
méditant attentif laisse ce processus se produire sans essayer de
résister à ce changement. C’est ce que l’on appelle
« renoncement » ou « lâcher-prise ».
18. Méditation : Voir l’impermanence
avec la profondeur de la pleine
conscience
L’impermanence est la vérité la plus fuyante qui soit ! Elle va à
l’encontre de tout ce que nous pensons ou connaissons de l’existence.
L’esprit résiste à l’impermanence de manière subtile. Elle pénètre
facilement dans l’esprit et en ressort tout aussi facilement sans y laisser la
moindre trace. Or, pour que notre développement spirituel progresse, la
perception de l’impermanence doit avoir un impact. L’expérience directe de
l’impermanence est la vérité fondamentale dont nous avons besoin pour
nous libérer.
On peut se demander pourquoi il est si important d’avoir une expérience
directe de l’impermanence. La réponse est simple : lorsque l’esprit est
parfaitement établi dans la conscience de l’impermanence, il perd
naturellement tout désir de se saisir de quoi que ce soit. Après tout, qu’y a-
t-il à saisir ? Tout ce dont nous pourrions nous saisir change si vite qu’il n’y
a rien à quoi s’agripper. L’impermanence prédomine. Tout disparaît sans
avertissement.
Nous prêtons attention à notre attitude de non-saisie puis nous laissons
cet état d’esprit cesser naturellement de lui-même, en son temps. Voir
l’impermanence de toute chose éveille l’esprit à une réalité absolue : rien ne
peut arrêter le changement. Aucune puissance, aucune autorité nulle part
dans l’univers ne peut mettre fin à l’impermanence. Cette prise de
conscience nous aide à réaliser qu’il n’y a pas de « moi » qui tire les
ficelles, aucun « moteur immobile » dans quoi que ce soit.
Nous entendons toujours dire que tout ce qui est impermanent est
insatisfaisant. Pourtant, quand on souffre, on est bien content que les choses
changent ! Mais quand on est heureux – ou, plus exactement, quand on
s’exalte pour quelque chose – on aimerait que cet état dure toujours. En
réalité, indépendamment de nos souhaits, les choses changent à leur
manière et en leur temps.
Quand nous considérons profondément les expériences que nous avons
vécues, nous nous souvenons de nombreuses occasions où la souffrance est
apparue à cause de notre attachement à des choses impermanentes, qu’il
s’agisse de formes physiques – personnes, objets –, de ressentis, de
perceptions, de pensées ou de conscience. Si nous souhaitons véritablement
mettre fin à notre souffrance, nous devons éliminer cet attachement. Pour
voir l’impermanence avec la profondeur de la pleine conscience, nous
devons accorder notre attention la plus absolue à tout ce que nous vivons,
sans laisser intervenir concepts ou idées préconçues. Cette attention
impartiale donne à l’esprit la capacité de reconnaître le lien qui existe entre
l’impermanence et la souffrance au niveau le plus fondamental.
Nous commençons chaque journée par une méditation en utilisant
la respiration comme point de focalisation principal de l’attention.
Tandis que le souffle devient de plus en plus calme, léger et
serein, l’esprit s’apaise et se détend.
Notre méditation est agréable. Chaque instant est neuf ; chaque
instant est frais ; chaque instant apporte de nouvelles révélations
et une nouvelle compréhension. Nous commençons à voir des
choses que nous n’avions jamais vues auparavant. Nous
atteignons ce que nous n’avions jamais atteint. Nous voyons les
choses à partir d’une perspective complètement différente.
Chaque nouvelle expérience nous apporte fraîcheur, calme,
détente, joie et bonheur.
Il se peut qu’à la fin une sensation de calme et de fraîcheur se
répande dans tout le visage, sous les yeux, les sourcils, le front, le
milieu de la tête et l’arrière du crâne. Nous ne faisons rien
d’artificiel ou de délibéré pour ressentir ce bonheur ; il arrive
naturellement quand les conditions sont mûres.
Nous ressentirons peut-être ensuite une vibration très fine et
paisible mais en même temps très nette et claire dans le cou, les
épaules et la poitrine. Simultanément, tandis que nous continuons
à respirer normalement, nous ressentirons peut-être l’expansion et
la contraction de toute la partie supérieure du corps, depuis les
épaules jusqu’au-dessous du nombril. Chaque cellule du corps
tout entier vibre et change, apparaît et disparaît à une vitesse
inimaginable.
Ces sensations n’apparaissent pas toujours de la même manière ni
dans cet ordre. Certaines personnes ont des sensations similaires
dans d’autres parties du corps ou selon une progression différente.
Il est important de ne pas s’attendre à avoir un ressenti particulier,
de ne pas s’imaginer non plus que quelque chose ne va pas si nous
ne passons pas par ces phases. L’essentiel n’est pas la progression
des sensations. L’essentiel est de comprendre le sens de ces
expériences.
Les sensations nous rappellent que rien n’est statique, que tout est
dynamique. Tout change, tout apparaît puis disparaît. Les ressentis
apparaissent. Tout ce que nous croyons permanent est en réalité
impermanent et change constamment. Nous ne pouvons pas forcer
quoi que ce soit à rester identique ne serait-ce que deux secondes
d’affilée. Pendant un instant, une situation peut nous paraître
agréable et l’esprit va souhaiter la maintenir mais, avant même
que ce souhait ne soit formulé en pensée, le ressenti a changé.
L’esprit se meut à une vitesse inconcevable et pourtant une
expérience agréable aura déjà évolué avant qu’il ne réussisse à
s’en saisir. L’apparition d’une expérience est comme un rêve. Des
millions de minuscules expériences apparaissent et disparaissent
en une fraction de seconde. Elles sont comme un éclair dans le
ciel mais beaucoup plus rapides encore. Il nous est impossible de
suivre la vitesse à laquelle elles changent.
Nous nous dirons peut-être : « Je vais suivre le début, la durée et
la fin de cette expérience » mais, avant même que cette pensée ne
voie le jour, les objets de l’expérience sensorielle en question
seront apparus, auront atteint leur maturité et auront disparu.
Parfois, l’esprit peut capter le début d’une expérience mais pas
son milieu ni son déploiement final. Parfois, on peut vivre le
milieu d’une sensation mais pas sa fin ; ou encore ne saisir que la
fin sans le milieu ni le début. Malgré tout, tant que nous sommes
attentifs à tous ces mouvements, c’est une bonne chose. Nous
pouvons au moins remarquer les changements qui se produisent
ou, mieux encore, remarquer à quelle vitesse les choses changent.
Nous faisons ainsi l’expérience de l’impermanence à longueur de
journée, à longueur de nuit, tant que nous sommes éveillés.
Arrivés à ce stade, nous aurons peut-être la sensation de respirer
avec le reste du monde. Nous sentons que toutes les créatures,
depuis les minuscules fourmis jusqu’aux grands éléphants, depuis
les vairons jusqu’aux baleines géantes, depuis les vers de terre
jusqu’aux pythons énormes, toutes les créatures respirent au
même rythme que nous… ou nous, au même rythme qu’elles.
Quand nous accordons une parfaite et totale attention au corps,
aux ressentis, aux perceptions, aux pensées et à la conscience,
nous sentons que chacune de leurs plus minuscules parties change
constamment. Quand notre attention est fermement établie,
l’esprit prend conscience que chaque fraction de seconde est
neuve. Chaque molécule du corps, chaque ressenti, perception,
pensée et la conscience sensorielle elle-même ne cessent de
changer à une vitesse inconcevable.
L’inspiration et l’expiration suivent ce changement. Les ressentis
ne cessent de changer. Notre expérience de ce changement
change, elle aussi. Notre attention et notre intention d’être
attentifs au changement changent. Notre prise de conscience
change.
19. La liberté
7
Le Dhammapada nous dit que, lorsque l’on voit avec sagesse que toute
chose conditionnée est impermanente et insatisfaisante, et que tous les
phénomènes du monde sont impersonnels, on ne peut qu’être déçu par toute
cette souffrance qui est la nature même de tout ce qui existe et qui est
nécessairement conditionné. Voir cela, c’est prendre le chemin de la
délivrance.
Que signifie être déçu par la souffrance ? On pourrait croire qu’il faut
d’abord apprécier une chose avant qu’elle nous déçoive. Mais qui aime
souffrir ? Le Bouddha a bien expliqué qu’en vérité toute personne qui
apprécie les plaisirs sensoriels aime souffrir. Dans la mesure où tout change
constamment, quel que soit l’objet de notre plaisir, il se transformera
inévitablement en souffrance. Manger un morceau de gâteau au chocolat
nous sera peut-être agréable mais il est quasi-certain que manger tout le
gâteau transformerait ce plaisir en souffrance. Quand nous portons un
regard plus vaste sur les choses qui nous donnent du plaisir et celles qui
nous font souffrir, nous commençons à comprendre qu’elles arrivent
ensemble, dans un même paquet. Quand nous reconnaissons que la
souffrance est inhérente à toutes les formes de plaisir, nous sommes déçus
par le plaisir.
Quand ce que nous apprécions nous déçoit, nous sommes prêts à y
renoncer et à chercher quelque chose qui ne nous décevra pas. Notre
attachement aux plaisirs des sens nous lie à cette vie et à des vies futures
qui apporteront des joies et des peines semblables. C’est ce qui nous
empêche d’atteindre des états de concentration profonde comme les jhāna.
Plus notre méditation progresse, plus nous constatons qu’il ne peut y avoir
que des déceptions dans le samsāra, ce domaine de l’existence
conditionnée. Nous comprenons que notre vie actuelle nous enchaîne à de
nouveaux cycles interminables et nous ressentons le désir de nous en
libérer. Quand nous comprenons la nature des choses conditionnées –
caractérisées par l’impermanence, l’insatisfaction et l’impersonnalité –,
nous sommes déçus par la souffrance et nous recherchons le nibbāna,
l’inconditionné, permanent et libre d’un « moi ».
Cette prise de conscience nous pousse à redoubler d’efforts dans la
méditation pour atteindre de hauts niveaux de concentration et de vision
pénétrante. En progressant dans les différents degrés de concentration
appelés jhāna, nous finissons par atteindre un état dans lequel la perception
elle-même s’arrête. Dans le Sutta sur la Concentration, le Bouddha dit que,
dans cet état, le méditant ne perçoit plus les cinq éléments qui constituent
tout ce qui est conditionné :
« C’est ainsi, Ananda, qu’un bhikkhu peut accéder à un degré de
concentration tel qu’il ne pourrait pas percevoir la terre et comprendre
qu’il s’agit de terre, l’eau et comprendre qu’il s’agit d’eau, le feu et
comprendre qu’il s’agit de feu, l’air et comprendre qu’il s’agit d’air,
la base de l’infinité de l’espace et comprendre qu’il s’agit de la base
de l’infinité de l’espace. »
Le méditant n’est pas non plus conscient des états de jhāna par lesquels il
passe, pas plus que de toute autre chose dans ce monde ou hors de ce
monde :
Tant que nous sommes en vie, cet état paisible et sublime, au-delà de la
perception ordinaire, que le Bouddha décrit ici est temporaire. Il est généré
par la concentration en méditation et dure sept jours tout au plus. Cependant
il est important d’y accéder car cette étape préfigure la cessation définitive
de la perception qui accompagne la mort d’une personne totalement
éveillée : le nibbāna, la cessation de l’existence, l’extinction, l’état
totalement et définitivement au-delà de la mort et de la renaissance, le but
ultime de la voie du Bouddha.
8
Dans le discours sur la Caractéristique du Non-soi (aussi connu sous le
nom de « Sutta des Cinq Frères ») donné par le Bouddha à ses cinq
premiers disciples dans le Parc aux Daims, près de Bénarès, peu après son
Éveil, il décrit la progression de la voie qui mène à cet état sublime en
partant de la perception du fait que les cinq agrégats sont impermanents,
insatisfaisants et impersonnels :
Z-Access
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ffi
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