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Madhyamakavatara Francais DJKR
Madhyamakavatara Francais DJKR
MÉDIANE
Le Madhyamakavatara de CHANDRAKIRTI
COMMENTÉ PAR
DZONGSAR JAMYANG KHYENTSÉ RINPOCHÉ
Entrée dans la Voie Médiane
Le Madhyamakavatara
de Chandrakirti
Commenté par
soutient les activités dharmiques de Dzongsar Khyentse Rinpoche dans le monde par
l’organisation d’enseignements et de retraites ; l’archivage, la transcription et la distribution
des enseignements enregistrés ; la traduction de manuels de pratique et de manuscrits ; et
l’établissement d’une communauté qui s’engage à étudier et pratiquer de manière suivie le
Bouddhadharma.
http://www.siddharthasintent.org
La publication de ce texte en anglais a été sponsorisée par la Khyentse Foundation, une organisation à but non lucratif
établie en Novembre 2001 aux États-unis.sous la direction de Dzongsar Khyentse Rinpoche. La Fondation vise, au travers de
ses nombreuses activités, à soutenir la communauté internationale de ceux qui étudient et mettent en pratique
les enseignements du Bouddha.
Pour plus d’infomations sur les activités de la Khyentse Foundation, veuillez visiter son site : www.khyentsefoundation.org
ou contacter : info@khyentsefoundation.org pour obtenir les coordonnés du représentant de la Fondation dans votre région.
PRÉFACE
Dans le bouddhisme, la vue est essentielle, tant pour la théorie que pour la pratique. Toutes
les différentes voies et écoles bouddhistes ont été établies sur la base de la vue juste, et le
résultat de la voie bouddhiste – l‟Éveil – n‟est autre que la compréhension ou la réalisation
complète de la vue. La vue est indispensable pour toute sorte de pratiques bouddhistes,
depuis les actes simples et apparemment ordinaires du moine theravada qui se rase la tête et
ne mange pas après midi jusqu‟aux voies plus complexes et exotiques comme la construction
des monastères et la pratique du kundalini yoga, en passant par les pratiques du Mahayana
comme s‟abstenir de manger de la viande, offrir des lampes à beurre et faire des
circumambulations. La vue n‟est pas seulement notre raison de pratiquer, elle est le résultat
que nous recherchons à travers la pratique. Elle est de surcroit la barrière de sécurité qui nous
empêche de nous égarer tout au long de la voie. Sans la vue, le but et le sens du bouddhisme
sont perdus. Quand nous cherchons à atteindre une destination, à quoi sert-il d‟entreprendre
le voyage tant que nous n‟avons pas déterminé la destination et la direction à prendre pour y
parvenir ? De manière analogue, la méditation et l‟action ne porteront pas de fruit tant qu‟on
n‟aura pas établi la vue.
Par exemple, quand le Bouddha a exposé les Quatre Nobles Vérités, il a expliqué cette vérité,
cette vue fondamentale : nous ne sommes pas la souffrance, nous avons de la souffrance.
Voilà pourquoi il est possible, en connaissant la nature et la cause de la souffrance, de suivre
la voie qui permet de se libérer de la souffrance. Et pourtant, même si nous sommes
nombreux à vouloir suivre avec enthousiasme la voie pour nous libérer de la souffrance,
même si nous comprenons ce qui cause notre souffrance, rares sont ceux qui prêtent attention
à la vue – le fait que nous ne sommes pas la souffrance mais que nous avons simplement de
la souffrance. Comme nous ne comprenons pas la vue, nous continuons à croire à une
souffrance primordiale. Voilà pourquoi, en dépit de toute notre pratique, de tous nos efforts
pour mettre un terme à la souffrance, notre voie n‟est pas une voie médiane, une voie
Madhyamika, une voie au-delà de l‟attachement conceptuel. En vérité, elle finit par devenir
une voie extrême – une voie de concepts, qui ne nous libérera pas de la souffrance.
Un autre exemple est le concept de l‟esprit de renoncement, et les images bien connues des
moines avec le bol d‟aumône, le crâne rasé et ainsi de suite. Lorsque la voie bouddhiste nous
enseigne à développer l‟esprit de renoncement, l‟on s‟imagine parfois qu‟elle nous demande
de renoncer au samsara en pensant que tout est imparfait, pétri de souffrance et de futilité
incessante, en d‟autres termes, de reconnaître que le samsara n‟est que souffrance. La plupart
d‟entre nous trouvent le renoncement difficile, car nous avons l‟impression qu‟il nous faudra
renoncer à tout ce qui mérite d‟être vécu – nous désirons ardemment les aspects confortables
et magnifiques du samsara auxquels nous attribuons une existence réelle, là dehors. Mais
c‟est tout autre chose de renoncer au samsara en se fondant sur la vue – la vue de la vacuité –
selon laquelle les aspects agréables et les aspects futiles du samsara sont de simples
fabrications mentales. Forts de cette vue de la vacuité, nous voyons que ce n‟est pas
douloureux de renoncer au samsara. Ce n‟est ni une punition, ni un sacrifice parce que nous
comprenons qu‟en réalité il n‟y a rien à sacrifier.
Ce texte, le Madhyamakavatara, est une œuvre indispensable, très largement étudiée dans les
écoles de philosophie et les écoles de méditation bouddhistes. La méthode que Chandrakirti
utilise dans ce texte pour établir la vue a joui au long des siècles de la plus grande
vénération. Maintenant que le bouddhisme commence à prendre racine en Occident, je sens
qu‟il est important qu‟au moins certains d‟entre nous prêtent sérieusement attention à l‟étude
Le document que vous avez devant vous ne prétend pas être complet ni final, mais je crois
qu‟il peut servir de début ; c‟est une base de travail qu‟on pourra améliorer. Le sujet lui-
même est très complexe et quand j‟ai commenté cette œuvre en France de 1996 à 2000, mes
propres études en la matière remontaient à plusieurs décennies en arrière. De plus, pendant
l‟enseignement ma connaissance insuffisante de la langue anglaise, entre autres, m‟a très
souvent empêché d‟exprimer de manière satisfaisante ce que je voulais partager. Comme le
public était mélangé et que les sessions d‟études se sont espacées sur quatre étés, vous
trouverez dans ce texte des enseignements très généraux et de nombreuses répétitions.
C‟est pourquoi dans le texte, plutôt que d‟énumérer tous les niveaux de chaque titre (c‟est-à-
dire : 2.i.a.ii.b.i.a… etc.) et d‟effectuer les retraits correspondants, nous avons choisi une
approche alternative. Dans la marge devant chaque titre, on trouvera entre crochets [ ] la
lettre T (titre) suivi d‟un chiffre qui indique le niveau (de 1 à 28) de ce titre. Les titres
successifs de même niveau sont numérotés (a, b, c…) ou (i, ii, iii…), bien que cette
énumération ait été rajoutée pour faciliter la compréhension et n‟apparaisse pas dans le plan
structural tibétain.
En plus des titres du plan, nous avons rajouté dans le texte (mais pas dans la table des
matières) un certain nombre de titres en vue de faciliter la lecture. Aucune indication de
marge ne les signale car ils ne font pas partie du plan structural.
Le lecteur qui souhaite avoir une vue d‟ensemble du plan structural et de l‟agencement des
arguments présentés dans le Madhyamakavatara pourra consulter les tableaux à la fin de
l‟ouvrage.
Notes marginales
Pour améliorer la lisibilité, permettre le repérage rapide de l‟information et accroître l‟utilité
générale de ce document, nous avons cru bon d‟insérer des notes marginales. Ces notes, qui
visent à souligner les points importants de l‟enseignement de Rinpoché, ont été insérées au
moment de la préparation du document et n‟ont pas été vérifiées par Rinpoché. Elles ne font
partie ni du plan structural ni du texte racine de Chandrakirti.
Liens hypertextes
La version électronique de ce document contient des liens reliant chaque titre du plan
structural situé au début de l‟ouvrage à l‟emplacement de ce titre dans le corps du texte.
Remerciements
La traduction (anglaise) des stances du texte racine du Madhyamakavatara qui apparaît dans
ce document fut préparée par Jakob Leschly ; les commentaires et les enseignements de
Dzongsar Khyentsé Rinpoché ont été transcrits et relus par Alex Trisoglio. Ce dernier
souhaite remercier tous ceux qui ont apporté leurs conseils, suggestions et autres
contributions tout au long du projet, et tout particulièrement Jakob Leschly et Steven
Goodman pour leur aide avec le tibétain. Nous avons fait de notre mieux pour reproduire le
plus fidèlement possible les mots et le sens de l‟enseignement de Rinpoché. Les erreurs
restantes relèvent de la responsabilité de l‟éditeur (ou des traducteurs français).
Par dessus tout, nous souhaitons remercier Dzongsar Khyentsé Rinpoché pour ses
bénédictions extraordinaires, son inspiration et sa patience, sans lesquelles ce travail n‟aurait
jamais pu voir le jour. Puissent ses aspirations se réaliser ! Nous dédions nos efforts à tous
les êtres, afin qu‟ils puissent réaliser la sagesse du Madhyamika ultime, et à la longue vie et
aux activités des maîtres qui détiennent ces enseignements.
Contact
Si vous souhaitez partager vos remarques ou suggestions sur la manière d‟améliorer le
présent document ou des questions à propos de l‟enseignement, veuillez écrire à :
alex@khyentsefoundation.org
La traduction française
La traduction française de ce commentaire, préparée par Catherine (Jamba) Lecardonnel dès
2002, fut révisée par Anne Benson à la demande de Dzongsar Khyentsé Rinpoché en 2010.
La traduction des stances de Chandrakirti est de Patrick Carré. Nous souhaitons remercier
Kunzang Dorje de son soutien et Fabienne, Kunzang et Rinzin pour leur patience à relire le
manuscrit.
Pour toute suggestion ou correction relative à la traduction française, merci de contacter :
abenson108@gmail.com à qui incombe la responsabilité des choix terminologiques, des
erreurs de typographie, de traduction ou d‟interprétation subsistant dans cette version
française, ainsi que la présentation beaucoup plus « artisanale » que la très jolie version
anglaise.
Le 1er novembre 2010, peu avant la mise en ligne de cette version française, Gérard (voir p.
29, 35, 48, etc.) nous a quittés en odeur de sainteté. L‟espace qu‟il laisse dans notre cœur
dépasse de très loin celui du charançon dans une graine de moutarde...
[T3] 2. La louange fondée sur ces raisons (530), 1:3.1 - 4.2 ................................................................. 19
[T4] a) Autres explications des trois types de compassion ............................................................ 19
[T4] b) Notre explication extraordinaire des trois types de compassion (531) .............................. 19
[T5] (1) Selon leurs différents objets ...................................................................................... 19
[T6] (a) L‟exemple de la noria .......................................................................................... 20
[T6] (b) L‟exemple du reflet de la lune dans l‟eau, 1e sens (532) ..................................... 21
[T6] (c) L‟exemple du reflet de la lune dans l‟eau, 2e sens (533) ..................................... 22
[T5] (2) Explication de leur communauté formelle (533) ...................................................... 23
[T5] (3) Sens résumé de ce point essentiel (533).................................................................... 23
[T4] A) Caractères généraux de ces terres sous l‟aspect de l‟union des méthodes
(compassion) et de la connaissance (transcendante) .................................................................. 23
[T4] B) Nature de chaque terre en fonction de la vertu transcendante prépondérante ............................ 24
[T5] 1. Première terre, Jubilation .................................................................................................. 25
[T5] 2. Deuxième terre, Immaculée (564) ..................................................................................... 49
[T5] 3. Troisième terre, Radieuse (568) ........................................................................................ 55
[T5] 4. Quatrième terre, Éblouissante (572) .................................................................................. 60
[T5] 5. Cinquième terre, Inaccessible (573) .................................................................................. 61
[T5] 6. Sixième terre, Manifeste (574) .......................................................................................... 63
[T5] 7. Septième terre, Loin Allée (711) ..................................................................................... 347
[T5] 8. Huitième terre, Inébranlable (712) .................................................................................. 356
[T5] 9. Neuvième terre, Intelligence Parfaite (719) .................................................................... 365
[T5] 10. Dixième terre, Nuage du Dharma (719) .......................................................................... 367
[T7] (1) Éloge de ceux qui ont accédé à cette terre ................................................................................. 26
[T8] (a) Qualité transmise : le nom de « bodhisattva », 1:5.3-4 ..................................................... 26
[T9] (i) Définition du mot bodhisattva par rapport à l‟action (pratique) ................................... 27
[T9] (ii) Définition du mot bodhisattva par rapport à la vue (réalisation) ................................. 28
[T8] (b) Qualités acquises : le sens (537)........................................................................................ 28
[T9] (i) Naissance au sein de la famille, 1:6.1........................................................................... 28
[T9] (ii) Sur les terres suivantes le bodhisattva surpasse autrui par la force de son intelligence,
1:8.4 .................................................................................................................................. 33
[T10] (a) La déclaration implicite exprimée dans le sutra (539)....................................................... 33
[T10] (b) Le sens effectif de cette citation (540) .............................................................................. 34
[T11] (i) Le soutra déclare que les auditeurs et les bouddhas-par-soi comprennent
que les phénomènes n‟ont pas d‟essence véritable ...................................................... 34
[T11] (ii) Ce que disent les autres traditions à propos de cette citation ....................................... 35
[T12] Propositions des deux traditions ............................................................................... 35
[T12] Proposition des trois citations ................................................................................... 35
[T13] Première citation ....................................................................................................... 35
[T13] Deuxième citation ..................................................................................................... 35
[T13] Troisième citation ..................................................................................................... 35
[T11] (iii) Comment maître Nagarjuna comprend ce point (542) ............................................... 35
[T10] (c) Réponse aux objections (542) ........................................................................................... 37
[T10] (d) Réfutation des explications fondées sur l‟analyse conceptuelle (545) .............................. 40
[T8] (a) Explication de la vacuité telle qu‟elle doit être réalisée par tous les véhicules .......................... 71
[T9] (i) Explication de la production interdépendante par l‟inexistence du soi des
phénomènes (insubstantialité universelle) ........................................................................ 72
[T9] (ii) Explication de la production interdépendante par l‟inexistence du soi individuel (677) ......... 251
[T10] (a) La preuve apportée par les soutras sur l‟ainsité (581) ............................................................... 72
Les dix égalités (ne font pas partie du plan mais inclus ici pour référence). Les
phénomènes sont égaux en ce sens qu‟ils sont tous :
1° dénués de caractéristiques réelles.
2° dénués de caractéristiques secondaires
3° dénués depuis l‟origine de toute naissance ou production
4° non-nés
5° dépourvus de naissance, de durée et de cessation
6° purs
7° dénués de toute élaboration mentale
8° au-delà de toute adoption ou rejet (le pdv de la vérité ultime)
9° illusoires
10° ni substantiels ni insubstantiels.
[T13] (iii) Être libre de faute en ce qui nous concerne (596) ...................................................................... 85
[T14] (a) Du point de vue relatif .......................................................................................................... 85
[T14] (b) Du point du vue absolu ........................................................................................................ 85
[T15] (i) En ne faisant aucune proposition .................................................................................. 85
[T15] (ii) En n‟ayant aucun argument qui ne vienne d‟un autre ................................................ 85
[T12] (b) Réfutation des objections à la vue prasangika (598).................................................................. 85
[T11] (i) Recours au raisonnement pour réfuter les quatre théories extrêmes de production
(598) .................................................................................................................................. 89
[T12] (a) La vérité de la production interdépendante expliquée par la réfutation des quatre
types de production ..................................................................................................... 89
[T13] (i) Bref exposé de la proposition (de Nagarjuna), 6:8.1-2 ................................................. 89
[T13] (ii) Explication détaillée du raisonnement (599) ............................................................... 89
[T18] (b) Réponse aux objections fondée sur l’expérience ordinaire ........................................ 115 et 121
[T19] (i) Comment cela est exprimé en d’autres textes, 6:22 ............................................... 115 et 121
[T19] (ii) Explication du raisonnement utilisé pour réfuter l’objection .............................. 116 et 123
[T20] (a) Réfutation de l‟expérience ordinaire par la différentiation en deux vérités
et en leurs subdivisions (603) ....................................................................................... 116
[T21] (i) Introduction générale et définitions, 6:23 ..................................................................... 122
[T21] (ii) Explication des deux vérités séparément (605) ............................................................ 127
[T22] (a) La vérité relative en termes de ses subdivisions ..................................................... 127
[T23] (i) Subdivisée selon l‟esprit des gens ordinaires ..................................................... 127
[T24] (a) Classification en deux de la vision fausse du point de vue du sujet,
6:24 ............................................................................................................... 127
[T24] (b) Il en résulte deux sortes d‟objets perçus de manière erronée (606),
6:25 ................................................................................................................ 128
[T24] (c) Même dans l‟expérience ordinaire le second n‟est pas ainsi (607),
6:26 ................................................................................................................ 129
[T24] (d) Application d‟une analogie (610), 6:27 ......................................................... 130
[T23] (ii) Subdivisée selon la différence êtres ordinaires/être sublimes (vérité
relative et simple relatif), 6:28 ....................................................................... 134
[T22] (b) La vérité absolue expliquée en termes d‟analogie (612), 6:29 ............................... 135
[T20] (b) Par conséquent, ce point de vue (madhyamika) n‟est pas contredite par
l‟expérience ordinaire (613), 6:30-31.2 ....................................................................... 140
[T20] (c) Ce qui est contredit par l‟expérience ordinaire, 6:31.3-4 ................................................ 140
[T17] (iii) Réfutation du point de vue relatif, 6:32 .................................................................................... 142
[T16] (b) Les deux bienfaits de ces réfutations (614) ............................................................................. 144
[T17] (i) Premier bienfait: ils nous libèrent de l’éternalisme et du nihilisme ................................... 144
[T18] (a) Comment on se libère de l‟éternalisme et du nihilisme, 6:33 ............................................... 145
[T19] (i) Comment on s‟en libère ..................................................................................................... 145
[T19] (ii) Preuve apportée par les citations des soutras (615) .......................................................... 145
[T19] (iii) Élimination d‟autres notions fausses ................................................................................ 145
[T18] (b) Explication détaillée (616).................................................................................................... 145
[T19] (i) Dans l‟absolu (les choses) sont sans essence, 6:34..................................................... 145
[T20] (a) Réfutation de la production à partir d‟autre chose en tant que vérité
absolue ....................................................................................................... 145
[T20] (b) Citations tirées des soutras ................................................................................ 146
[T20] (c) Réfutation de l‟idée que la vacuité est établie comme vérité............................. 146
[T17] (ii) Second bienfait: les actions ont un effet (620) ..................................................................... 151
[T18] (a) Même sans base universelle les effets des actes ne sont pas perdus ................................... 151
[T19] (i) Le sujet principal, 6:39 ............................................................................................... 151
[T20] (a) Explication principale : comment le lien entre action et effet est
possible ........................................................................................................... 151
[T20] (b) Citations tirées des soutras (623) ...................................................................... 151
[T20] (c) Élimination d‟une nouvelle notion fausse (624) ............................................... 151
[T21] (i) La notion fausse ......................................................................................... 151
[T21] (ii) La réfutation (626) ................................................................................... 151
[T19] (ii) Explication au moyen d‟une analogie (633), 6:40 ..................................................... 151
[T18] (b) Rejet de deux conséquences extrêmes ............................................................................... 153
[T19] (i) La maturation serait infinie, 6:41 ............................................................................... 154
[T19] (ii) La maturation serait incertaine, 6:42 ......................................................................... 154
[T18] (c) La base universelle fut enseignée de manière provisoire (634), 6:43................................. 154
[T19] (i) Nécessité de la réfutation ............................................................................................ 154
[T19] (ii) Comment elle sera faite ............................................................................................. 155
[T20] (a) La base universelle est un enseignement de sens provisoire ............................. 155
[T20] (b) L‟individu et les agrégats sont aussi des enseignements de sens
provisoire ..................................................................................................... 155
[T20] (c) La véritable nature du monde est un enseignement de sens provisoire ............. 155
[T20] (d) Dans les enseignements provisoires, distinguer ce qui doit et ne doit
pas être accepté comme vérité conventionnelle .............................................. 155
[T16] (c) Réfutation du point de vue des cittamatrins qui affirme la production à partir
d’autre chose (642) ................................................................................................................. 157
[T17] (i) Cette vue selon leurs textes ................................................................................................. 157
[T18] (a) Réalisation (sur la 6e terre) que l‟essence des choses est l‟esprit seulement,
6:45 ...........................................................................................................................
[T18] (b) Le sujet et l‟objet viennent de l‟esprit seulement (643), 6:46.................................... 161
[T18] (c) Esprit seulement : définition, 6:47 ............................................................................. 161
[T17] (ii) Explication de la réfutation ................................................................................................ 163
[T18] (a) Le raisonnement qui réfute la position cittamatra ...................................................... 163
[T19] (i) Elle contrevient aux deux vérités ....................................................................... 163
[T20] (a) Réfutation qu‟il puisse y avoir un esprit seul sans objet................................. 163
[T21] (i) Explication détaillée ..................................................................................... 163
[T22] (a) Impossibilité de prouver l’esprit seul au moyen de l’analogie d’une conscience
mentale égarée (rêve) ............................................................................................................. 163
[T23] (i) Réfutation de leur proposition, 6:48 ................................................................................... 163
[T23] (ii) Réfutation de ce qui la soutient .......................................................................................... 164
[T24] (a) Réfutation de son existence fondée sur la mémoire, 6:49.......................................... 164
[T24] (b) Réfutation de son existence fondée sur le rêve (644) ................................................ 164
[T25] (i) Ce que diraient les cittamatrins, 6:50 ................................................................. 164
[T25] (ii) Réfutation ......................................................................................................... 165
[T26] (a) Aucune vérité dans la cognition des objets vus en rêve, 6:51-52.1 ............... 165
[T26] (b) Aucune vérité dans la cognition des objets vus en état de veille
(647), 6:52.2-4 ............................................................................................. 165
[T26] (c) En termes d‟existence, (l‟esprit, l‟objet, etc.) sont donc semblables
(648), 6:53 ...................................................................................................... 166
[T20] (b) Réfutation de la substantialité de la réalité dépendante deux fois vide....................................... 189
[T21] (i) Rien ne prouve que la réalité dépendante est réelle, 6:72 ................................................... 189
[T21] (ii) Examen et réfutation de la conscience qui d‟elle-même se connaît ................................... 189
[T22] (a) Réfutation de l‟existence réelle de la conscience qui se connaît (662),
6:73.1 ................................................................................................................................ 189
[T22] (b) Réfutation de la mémoire qui servirait à prouver l‟existence de cette
conscience, 6:73.2-74........................................................................................................ 190
[T22] (c) Comment nous comprenons que la mémoire est conforme à l‟expérience
(663), 6:75 ............................................................................................................................... 191
[T22] (d) Résumé, réfutation de leur compréhension de ce point (666), 6:76 .......................... 192
[T21] (iii) Réfutation de son existence même en l‟absence de preuves, 6:77.................................... 192
[T20] (c) Réfutation de la notion d‟un cause conçue comme matérielle, 6:78........................................... 192
[T19] (ii) Conséquences erronées de s‟opposer aux deux vérités (667), 6:79-80 ...................................... 192
[T19] (iii) Réfutation de sa similarité avec la vérité relative ...................................................................... 194
[T20] (a) Une réalité dépendante ne peut pas être semblable à la vérité relative, 6:81-82 ................ 194
[T20] (b) Tout déni de la vérité relative serait contredite par l‟expérience des gens
ordinaires, 6:83 ............................................................................................................. 194
[T14] (c) Production à partir de soi-même et à partir d’autre chose ................................................... 212
[T15] (i) Ce que croient les premiers adeptes de cette vue ................................................................ 212
[T15] (ii) Réfutation de cette vue (673) ............................................................................................. 212
[T16] (a) Au moyen d‟un raisonnement déjà utilisé .................................................................. 212
[T17] (i) Le raisonnement relatif aux deux types de production, 6:98.1-2 ....................... 212
[T17] (ii) Le raisonnement relatif aux deux vérités, 6:98.3 .............................................. 212
[T16] (b) Au moyen d‟autres raisonnements, 6:98.4 ................................................................ 212
[T13] (iii) Le sens de ce qui est ainsi déterminé (675), 6:103.2-4 ............................................................. 216
[T12] [Note: Deux sous-titres que le commentaire place dans cette section (i),
« Utilisation du Raisonnement pour réfuter les quatre théories extrémistes de la
production », sont omis ici mais apparaissent plus bas, après (ii)]
[T11] (ii) Réponse aux objections de ceux qui croient en la production à partir de soi-même
et/ou à partir d‟autre chose.................................................................................................. 217
[T12] (a) Réfutation de l‟affirmation que (la non-existence de pareille production) est
réfutée par l‟expérience des gens ordinaires, 6:104-106.................................................. 217
[T12] (b) Réfutation des conséquences de la croyance qu‟une telle production n‟existe pas
même en vérité conventionnelle (676) ............................................................................. 219
[T10] (a) La nécessité de réfuter ce à quoi s‟attachent les vues qui croient en
l‟existence d‟un soi (677), 6:120 ....................................................................................... 251
[T10] (b) Explication du raisonnement fondant les réfutations qui répondent à cette
nécessité (678) ................................................................................................................... 251
[T11] (i) Utilisation du raisonnement pour analyser et réfuter l‟idée que l‟individu est
une chose substantielle ............................................................................................ 253
[T11] (ii) Où il est montré que l‟individu est désigné dépendamment (694) ................................. 282
[T11] (iii) Utilisation de la même logique pour exposer (l‟essence) de toute chose (699)............... 290
[T11] (i) Utilisation du raisonnement pour analyser et réfuter l‟idée que l‟individu est une
chose substantielle ............................................................................................................ 253
[T12] (a) Réfutation de l‟idée que l‟individu existe avec cinq aspects .............................................. 253
[T13] (i) Explication détaillée du raisonnement utilisé pour cette réfutation ............................ 253
[T14] (a) Réfutation de l’idée que le soi et les agrégats sont des choses différentes ............................ 253
[T15] (i) Ce que croient les adeptes de cette vue, 6:121 .................................................................... 254
[T15] (ii) Ce qui est faux dans cette théorie....................................................................................... 258
[T16] (a) Réfutation en examinant la nature et les particularités de cette différence ................ 258
[T17] (i) Réfutation de sa nature, 6:122 ........................................................................... 258
[T17] (ii) Réfutation de ses particularités, 6:123 .............................................................. 260
[T16] (b) Réfutation en montrant qu‟il n‟est pas différent des agrégats, 6:124.1-2 .................. 260
[T16] (c) Réfutation de l‟idée qu‟il constitue le point focal du moi, et brève
conclusion, 6:124.3-125.4 ...................................................................................... 261
[T14] (b) Réfutation de l’idée que le soi et les agrégats sont la même chose ........................................ 262
[T15] (i) Ce que croient les adeptes de cette vue, 6:126 .................................................................... 262
[T15] (ii) Le problème que cela pose (684) ....................................................................................... 262
[T16] (a) Utilisation du raisonnement pour contrecarrer leur position ...................................... 262
[T17] (i) Réfutation par l‟analyse de ce à quoi on s‟attache : le soi et les
agrégats .......................................................................................................... 262
[T18] (a) Réfutation en montrant sept conséquences extrêmement
fallacieuses, 6:127-128 ........................................................................... 262
[T14] (c) Réfutation de l’idée qu’ils existent en tant que support et supporté, 6:142 ......................... 279
[T14] (d) Réfutation de l’idée que le soi serait le possesseur des agrégats (691), 6:143 ...................... 280
[T13] (ii) Résumé et comment cette vue est enseignée relativement à la vérité provisoire et la
vérité définitive, 6:144-145 ..................................................................................................... 280
[T12] (b) Réfutation de l‟existence du soi individuel comme étant indescriptible (694) ........................... 281
[T13] (i) Leur vue, 6:146 ................................................................................................................... 281
[T13] (ii) Leur erreur ......................................................................................................................... 281
[T14] (a) Si c‟est indescriptible, ce n‟est pas une substance, 6:147 .......................................... 281
[T14] (b) Si c‟est indescriptible, (même les adeptes de cette vue) disent que cela ne
peut être qu‟une désignation, 6:148 ........................................................................ 282
[T14] (c) Comme ce n‟est pas un phénomène réel, on ne peut pas prouver sa réalité,
6:149 ....................................................................................................................... 282
[T11] (ii) Présentation de l’individu comme étant désigné de manière dépendante ....................... 282
[T12] (a) Utilisation d‟un raisonnement antérieur pour prouver que c‟est imaginé, 6:150 ............... 282
[T12] (b) Application de l‟exemple du chariot (696)......................................................................... 284
[T13] (i) Résumé, 6:151 ............................................................................................................ 284
[T13] (ii) Explication détaillée .................................................................................................. 285
[T14] (a) L‟exemple ............................................................................................................... 285
[T15] (i) Si l‟on applique la septuple analyse, il n‟a pas d‟existence substantielle ............. 285
[T16] (a) La simple réunion des parties n‟est pas le chariot, 6:152.1-2 ........................... 285
[T16] (b) La collection des parties et la forme ne sont pas le chariot ............................... 285
[T17] (i) Sans les parties, l‟ensemble et la forme ne sont pas le chariot,
6:152.3-4 ...................................................................................................... 285
[T17] (ii) La forme des parties n‟est pas le chariot (697), 6:153-154 ............................ 286
[T17] (iii) La forme des parties réunies n‟est pas le chariot, 6:155-156 ........................ 286
[T17] (iv) Utilisation du même exemple pour des exemples apparentés, 6:157 ............ 287
[T15] (ii) Le chariot existe pour les gens ordinaires sans analyse ....................................... 288
[T11] (iii) Cette même logique permet de connaître la nature de tout ce qui existe .......................... 290
[T12] (a) Les choses nommées en dépendance (700), 6:166 ............................................................. 290
[T12] (b) En particulier les choses qui existent en tant qu‟actions, 6:167 ......................................... 291
[T12] (c) Ces choses en tant que causes et effets .............................................................................. 291
[T13] (i) Selon cette même analyse, les causes et les effets sont dénués d‟essence,
6:168 ........................................................................................................................... 291
[T13] (ii) Quand on analyse en vue de savoir s‟il y a ou non contact entre ces deux, ils
sont dénués de nature véritable, 6:169-170............................................................. 291
[T13] (iii) Réfutation de deux objections, comme celle de la similitude des
conséquences censée s‟appliquer à notre argument ................................................. 292
[T14] (a) Objection de l‟adversaire, 6:171-172 ................................................................ 292
[T14] (b) Le défaut de leur position (701) ........................................................................ 292
[T15] (i) Réfutation de l‟objection du fait que nous n‟avons aucune position ............... 292
[T16] (a) Notre argument ne souffre pas du même défaut, car nous
n‟affirmons aucune existence réelle, 6:173 ............................................... 299
[T16] (b) Exemple d‟une action qui reste valable tant qu‟on n‟analyse pas .............. 299
[T17] (i) Exemple valable qui réfute l‟objection, 6:174 ........................................ 299
[T17] (ii) Exemple valable qui sert de preuve (702), 6:175 .................................. 299
[T16] (c) Les défauts qu‟ils attribuent à notre analyse ne font que souligner
leurs erreurs (703), 6:176 .......................................................................... 299
[T16] (d) Prouver l‟existence réelle ne sert à rien, 6:177 ........................................... 300
[T15] (ii) Élimination des arguments au moyen d‟arguments supplémentaires,
6:178 .......................................................................................................... 300
[T8] (b) La vacuité telle qu’elle doit être réalisée dans le Mahayana (705) .................................... 301
[T9] (i) Comment (le Bouddha) a donné des explications détaillées adaptées aux
besoins des êtres, 6:179 ............................................................................................. 301
[T9] (ii) Ce qui doit être réalisé dans le Mahayana (706), 6:180 .................................................. 301
[T9] (iii) Explication détaillée relative aux attributs de la base de la vacuité ................................. 302
[T10] (a) Explication de la classification en seize aspects ....................................................... 302
[T11] i) Vacuité des (phénomènes) intérieurs, 6:181-182 ................................................ 302
[T11] ii) Vacuité des phénomènes extérieurs (708), 6:183-184.2 .................................... 302
[T11] iii) Vacuité des phénomènes extérieurs et intérieurs, 6:184.3-4 ............................. 303
[T11] iv) Vacuité de la vacuité, 6:185-186 ....................................................................... 303
[T11] v) Vacuité de la grandeur, 6:187-188 ..................................................................... 303
[T11] vi) Vacuité de l‟absolu, 6:189-190 ......................................................................... 304
[T11] vii) Vacuité des phénomènes composés, 6:191 ...................................................... 304
[T11] viii) Vacuité des phénomènes incomposés, 6:192 .................................................. 304
[T11] ix) Vacuité de ce qui est au-delà des extrêmes, 6:193 ............................................ 305
[T11] x) Vacuité de ce qui n‟a ni commencement ni fin, 6:194-195 ................................ 305
[T11] xi) Vacuité de ce qui ne doit pas être rejeté, 6:196-197.......................................... 305
[T11] xii) Vacuité inhérente des phénomènes, 6:198-199 ................................................ 314
[T6] d) Résumé des qualités acquises de cette façon (711) .................................................................. 330
[T7] (1) La réalisation de l‟absolu, 6:224 ..................................................................................... 330
[T7] (2) La réalisation du relatif, 6:225 ........................................................................................ 331
[T7] (3) Les deux ensemble, 6:226 ............................................................................................... 332
[T4] C. Explication des qualités de chaque terre en chiffres (720) ...................................................... 373
[T5] 1. Les qualités des sept premières terres en chiffres .................................................................... 374
[T6] a) Les douze cents qualités de la première terre, 11:1-3 ..................................................... 374
[T6] b) Les qualités de la seconde à la septième selon leur facteur de multiplication,
11:4-5...................................................................................................................... 374
[T5] 2. Les qualités des trois dernières terres comparée à des masses de particules (721) .................. 374
[T6] a) Les qualités de la huitième terre, 11:6............................................................................. 374
[T6] b) Les qualités de la neuvième terre, 11:7 ........................................................................... 375
[T6] c) Les qualités de la dixième terre ....................................................................................... 375
[T7] (1) Les qualités en chiffres, 11:8 ..................................................................................... 375
De l’importance de la vue
Le Madhyamika Maintenant que la période de son introduction en Occident touche à sa fin, il devient
permet d‟établir la nécessaire d‟établir des bases correctes pour l‟étude et la pratique du bouddhisme. Jusqu‟à
vue ; avoir la vue juste, présent, nous nous sommes surtout intéressés aux méthodes comme la méditation ou les
c‟est comme savoir gourous, en oubliant la vue. L‟étude de la Voie Médiane est essentielle, parce que ce système
dans quelle direction se
trouve Paris
offre des analyses et des méthodes vastes et intensives pour établir la vue.
Si l‟on ne sait pas dans Avoir la vue juste, c‟est savoir où l‟on va. Supposez que vous vous rendiez à Paris avec un
quelle direction se guide qui dit connaître la route. Tout d‟un coup, le voilà qui sort un plan de sa poche et se
trouve la destination, met à agir bizarrement. Si vous savez dans quelle direction se trouve Paris, tant que votre
on ne l‟atteindra que guide garde le cap, peu importe qu‟il vous y mène par l‟autoroute ou à travers champs. Son
par hasard agitation ne vous inquiétera pas parce que vous savez quelle est la direction correcte et vous
vous fiez à elle.
Aujourd‟hui, les gens semblent plus inspirés par la voiture – Véhicule de Diamant, Grand
Le fait d‟établir la vue Véhicule – que par la direction à prendre. Pire encore, ils font du guide leur source
donne confiance dans d‟inspiration. Avec une telle approche, il sera très difficile d‟atteindre le but, à moins d‟avoir
la voie tellement de mérite que vous ne tombiez dessus par accident.
Nous recevons des enseignements mélodieux et enivrants comme « restez dans la nature de
l‟esprit », mais au fond nous n‟avons aucune intelligence de la vue. Il faut d‟abord prouver
qu‟il y a un esprit qui se pose, que ce prétendu repos existe, qu‟il est effectivement possible
de se reposer. Pour ce faire, il nous faut une vue.
J‟espère que ces enseignements élargiront votre compréhension de la vue. Pour moi il est
crucial d‟établir la vue, car en ce faisant notre confiance dans la voie grandit. Ensuite, peu
importe les circonstances rencontrées sur la voie – y compris les agissements bizarres de
votre Gourou – votre confiance en lui ou en elle restera intacte.
Il y a un grand nombre
J‟ai une autre raison pour insister sur ce point. Aujourd‟hui le marché de la spiritualité
de méthodes semble très à la mode. Je ne connais pas grand-chose aux affaires, mais j‟imagine que pour
merveilleuses, mais il réussir il faut d‟abord inventer quelque chose et ensuite convaincre les gens qu‟il leur
leur manque une vue manque quelque chose. Une fois cette base établie, il suffit de leur dire : « J‟ai exactement ce
dont vous avez besoin ! »
J‟ai lu de nombreux livres, écouté de nombreux enseignements, et je vois fleurir toutes sortes
de méthodes merveilleuses, comme l‟aromathérapie, l‟encens, le bruit des vagues ou le chant
des oiseaux. Il y a tant et tant de méthodes merveilleuses, que l‟on devrait plutôt utiliser que
critiquer, mais prises une à une il leur manque la vue, une vue ultime. Pourquoi ? Parce que
la plupart d‟entre elles ne visent qu‟un soulagement temporel.
Si votre intention en étudiant ou en pratiquant le bouddhisme est d‟obtenir un apaisement
temporel, vous serez sans doute satisfaits, jusqu‟à un certain point, mais là n‟est pas le but
véritable du bouddhisme. Et cela n‟a jamais été le but de Chandrakirti et des autres grands
érudits bouddhistes. Vous verrez dans ce texte, mais aussi dans l‟Abhidharma de
Vasubandhu, combien leur analyse et leur approche de la réalité sont subtiles et perçantes.
Parfois je regrette qu‟ils n‟aient pas écrit des romans ou des pièces de théâtre : devenus
célèbres, ils auraient inspiré encore plus de gens à étudier le bouddhisme. Mais ils ne l‟ont
pas fait et le monde les a oubliés, alors que Shakespeare et Dickens jouissent encore d‟une
Le seul moyen grande renommée.
d‟atteindre le bonheur
Ces pandits bouddhistes savent que tous veulent le bonheur. Mais ils savent aussi que seule
véritable est d‟éliminer
l‟ignorance
la destruction de l‟ignorance mène au bonheur véritable et sans fin. La poésie et la littérature
n‟offrant qu‟un répit temporaire, les sages bouddhistes en font peu de cas. Pour eux, une
voie, un livre ou une idée n‟ont d‟utilité que s‟ils peuvent aider les êtres à obtenir un bonheur
durable. À l‟opposé, une certaine école de philosophie hindoue accordait une telle
Entre vous et moi, cet enseignement relève du Mahayana, non du Vajrayana. Je vous
l‟explique simplement parce que j‟ai probablement plus d‟information sur le sujet que vous.
Loin de nous la menace des engagements propres au Vajrayana ou la création d‟un lien
automatique de maître à disciple ! N‟ayez donc aucune attente émotionnelle, car je suis ici
seulement pour vous expliquer du mieux que je peux le contenu de ce texte, et non pour
dissoudre tous vos problèmes en posant mon doigt sur votre front !
Comment Dharmakírti Je pense que la définition des mots est une des sources majeures de problèmes entre le maître
définit une définition et ses étudiants, surtout dans le cas d‟un maître oriental qui enseigne à des élèves
occidentaux. Aussi, bien que la logique bouddhiste ne soit pas le sujet de notre étude,
permettez-moi de vous en présenter quelques notions, lesquelles pourront vous être utiles.
Définissons d‟abord ce qu‟est une définition. Faute de nous accorder sur le sens de ce mot, il
restera des échappatoires, et nous ne voulons pas d‟échappatoires quand nous étudions. Selon
Dharmakírti, la définition d‟une définition est d‟être libre de trois défauts : trop inclusive,
insuffisamment inclusive ou impossible.
On voit ici que les maîtres bouddhistes ne se contentent pas de nous dire : « Restez dans la
nature de l‟esprit », ils examinent toutes sortes de petits détails ! Quelle est donc la bonne
définition de cette fleur rose que je viens de saisir ? Soyez extrêmement attentifs, car vous
êtes des philosophes ! Pouvez-vous m‟en donner une définition qui soit exempte des trois
défauts ?
Cet exemple sert à montrer qu‟il nous faut une bonne définition pour tous les mots auxquels
nous aurons recours, tant les grands mots comme « vacuité » que les petits mots comme
« souffrance ». C‟est pour cela que les gens ne peuvent pas comprendre quand les maîtres
bouddhistes parlent de la souffrance, comme dans l‟expression « le samsara n’est que
souffrance ». En effet, pour bon nombre d‟entre eux la définition de « souffrance » est
« quelque chose qui fait mal ». Alors, ils pensent : « Non, pour moi, en ce moment, ça va
bien. Ce n‟est pas vrai que le monde n‟est que souffrance ! » Or, du point de vue bouddhiste,
même le fait de se prélasser sur la plage en bronzant est une forme de souffrance : notre
corps rôtit, la peau se fane et l‟horloge continue inexorablement à tourner.
D‟où l‟importance des définitions au cours de notre étude. Plus tard, nous parlerons
longuement de choses qui « existent vraiment ». Pour comprendre, il vous faudra connaître la
L‟importance de définition exacte de cette expression. Bon nombre de bouddhistes prennent pour un fait
définir le sens de
acquis que rien n‟existe ; certains, plus prudents, disent que les choses n‟existent pas
l‟expression « exister
vraiment » vraiment ou qu‟elles n‟ont pas d‟existence « réelle », ce qui pose problème aussi, car dès
l‟instant où l‟on avance que rien n‟existe vraiment, cela pourrait signifier que les choses ont
une sorte d‟existence relative. En fait, nous allons le voir, la définition du mot « vrai(ment) »
(ou « réel ») est ce qui empêche de nombreux philosophes madhyamikas d‟accepter
l‟existence réelle des phénomènes.
Ne soyez pas Autre conseil important : ne soyez pas compliqués dans votre approche du Madhyamika. Les
compliqués dans votre idées qui sous-tendent cet enseignement sont très simples, mais nous avons tendance à les
approche du
aborder de manière compliquée.
Madyamika
Enfin, par-dessus tout, nous avons besoin de sagesse ; voilà la clé. La sagesse ne s‟acquiert
que de deux manières : par la dévotion, ici envers Manjushri, et par la compassion, envers
tous les êtres. À l‟évidence, la compassion pour les êtres nous pose problème alors que la
dévotion semble possible, puisque nous avons l‟habitude d‟admirer les héros.
Des obstacles de toute sorte peuvent entraver nos mérites et notre sagesse. Pour les dissiper
et pour accumuler les mérites nécessaires, tous les matins nous commencerons par réciter le
Soutra du Cœur, selon la tradition des shedras, et nous adresserons des prières à Manjushri et
à Chandrakirti.
Pour comprendre ces qualités, il faut savoir à quoi l‟on compare ces enseignements. Il y a
des enseignements ou des voies qui n‟ont trait qu‟à la vérité relative ou à la vérité absolue,
ou parfois à aucune de ces deux, tandis que l‟enseignement du Bouddha recouvre les deux
vérités. On peut dire qu‟il ne rejette aucune de ces deux vérités. La remarque a son
importance, car il existe des commentaires (shastras), comme ceux qui analysent les dents
des corbeaux, qui n‟ont trait ni à la vérité relative ni à la vérité absolue. De nos jours, les
librairies regorgent de livres de ce genre.
Voilà donc les cinq qualités du Dharma en tant que moyen de transmission.
Les quatre qualités du
Dharma de réalisation Le Dharma proprement dit, la réalisation, possède, quant à lui, quatre qualités :
Il n’est pas mélangé, (ma dres pa). On ne parle pas ici du style de l‟enseignement ; il
s‟agit encore une fois de différencier le bouddhisme de l‟hindouisme.
Alors qu‟Atisha Dipamkara se trouvait au Tibet, il apprit la mort de Maitripa en Inde
et en fut attristé au point de rester plongé dans une profonde affliction pendant
plusieurs jours. Plus tard, son disciple Dromteunpa lui demanda la raison d‟une si
grande douleur à cette occasion particulière, étant donné que par le passé il avait déjà
reçu nombre de fâcheuses nouvelles. Atisha répondit que dans toute l‟Inde les deux
seuls érudits capables de reconnaître la différence entre les doctrines bouddhistes et
hindoues étaient Maitripa et lui-même, qui se trouvait maintenant au Tibet. Il ne
« Non dualité » ne restait donc plus personne en Inde qui fût capable de faire cette distinction.
signifie pas la même Cette histoire montre combien il est facile pour des gens comme nous d‟être attirés
chose dans le par les enseignements hindous – ceux de Shankara notamment – sur la non-dualité.
bouddhisme et Bien qu‟ils soient en apparence très semblables, ils diffèrent profondément des
l‟hindouisme enseignements du Bouddha. Non-mélangé signifie donc que la réalisation enseignée
par le Bouddha ne peut se confondre avec le type de réalisation enseignée par
l‟hindouisme. Sont directement visés ici le résultat du shamatha et le résultat du
vipashyana.
Il est complet, yongsou dzogpa (yongs su rdzogs pa) : c‟est une méthode complète
pour éliminer les voiles.
Il est pur, takpa (dag pa) : il est originellement pur. Nous parlons ici de la nature de
bouddha.
Il est purificateur, djangwa, (sbyang ba) puisqu‟il permet d‟éliminer les voiles
temporaires.
Cette liste des neuf qualités du Dharma de transmission et de réalisation permet de vérifier
l‟authenticité du texte que nous étudions. Les paroles du Bouddha, loung, forment les
soutras. Ici, nous étudions un shastra, le commentaire d‟un soutra. Un soutra tient son
autorité du Bouddha lui-même, dont il est le discours, alors que la force d‟un commentaire
Les sources de
l‟autorité d‟un texte : repose sur le raisonnement (rigs pa). Strictement parlant, du point de vue de la logique
les paroles du Bouddha bouddhiste, le raisonnement est encore plus important que les paroles du Bouddha, lesquelles
et le raisonnement sont sujettes à interprétation. Et bien que certains types de raisonnement puissent aussi être
sujets à interprétation, il n‟en reste pas moins que lorsque nous déduisons que le feu peut
nous brûler parce qu‟il est chaud, c‟est la réalité. Le Bouddha pourrait proclamer que le feu
est froid et qu‟il ne brûle pas ; nous pourrions également trouver des arguments pour
[T1] TITRE
Le titre est d‟abord énoncé en sanskrit, gya gar skad du (dans la langue de l‟Inde), considéré
comme une marque d‟authenticité. L‟usage du sanskrit permet aussi d‟établir une connexion
avec la langue sacrée et rappelle le travail accompli par les traducteurs. Ensuite, le titre est
donné en tibétain : dbu ma la jugpa, qu‟on traduit en français par Introduction à la Voie
Médiane.
Le commentaire sur le titre comprend deux parties : quelle Voie Médiane va-t-on nous
présenter, et comment se fera la présentation.
Le titre, Introduction à la Voie Médiane, pourrait se référer à deux voies médianes possibles,
soit au Madhyamika absolu, c‟est-à-dire le dharmakaya, le corps absolu, la nature absolue
libre de tout extrême conceptuel, soit à l‟ensemble des enseignements scripturaires ayant trait
au Madhyamika absolu.
Ces enseignements, à leur tour, sont de deux sortes : les soutras qui sont la parole du
Bouddha, plus spécifiquement les Soutras de la Prajñaparamita, qui exposent la sagesse
transcendante, et les commentaires.
Ici le titre fait référence à la voie médiane scripturaire, et d‟entre les commentaires, au
Mulamadhyamaka-karika de Nagarjuna, traduit par « les Stances fondamentales de la Voie
Médiane ». Nous savons qu‟il s‟agit du Mulamadhyamaka-karika parce que dans l‟auto
commentaire qu‟il nous a laissé de son propre commentaire, Chandrakirti précise qu‟il
expliquera ce texte-là. Cependant, son autocommentaire ne suit pas le texte de Nagarjuna
verset par verset, et aborde également un certain nombre de sujets différents, si bien que les
érudits tibétains ne sont pas tous d‟accord pour reconnaître que Chandrakirti se réfère au
texte de Nagarjuna.
1
rang gzhin gyis drub pa : ce qui par nature est non fabriqué et ne dépend d’aucun objet extérieur.
2
bden grub : qui existe vraiment est une expression souvent utilisée dans la terminologie de la voie « ton ego
n’existe pas vraiment » dira le maître au disciple.
3
qui existe (est établi/prouvé) logiquement : deux sortes : déduction directe : le feu est chaud ; déduction
indirecte : il y a un feu, car je vois la fumée.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 Introduction – 6
Dans le Mulamadhyamaka-karika, l‟accent est mis sur la sagesse, et il y est peu fait mention
de la méthode. Pour expliquer les méthodes de manière plus directe, Nagarjuna écrivit le
Ratnavali, Le Collier de joyaux. En plus de ces textes, qui appartiennent à sa Collection
d’écrits logiques (rigs tshogs), il composa aussi une Collection de louanges (bstod tshogs),
où il fait l‟éloge du corps absolu et de la sagesse du Bouddha, ainsi qu‟une Collection de
conseils divers (gtams tshogs).
Chandrakirti entre dans Le tibétain traduit littéralement le titre sanskrit : L’entrée dans la Voie Médiane. Chandrakirti
la Voie Médiane de entre dans la voie médiane de Nagarjuna en prenant les Stances fondamentales dans leur
Nagarjuna en réfutant ensemble, sans s‟attacher à suivre les chapitres un à un. Il s‟applique – nous le verrons dans
l‟origine absolue des le sixième chapitre de son texte – à réfuter tous les arguments en faveur d‟une origine
phénomènes absolue, kyewa (skye ba), ou d‟une existence véritable des phénomènes. Ainsi, la philosophie
de l‟Abhidharma – l‟ensemble des textes sur la vacuité, sur l‟irréalité du soi des phénomènes
et de l‟individu – n‟a rien d‟un simple système d‟idées ; elle est d‟une importance cruciale
pour la pratique, car elle ouvre la voie médiane entre les deux extrêmes que sont
l‟éternalisme et le nihilisme.
Éternalisme et Takpé t’a (rtag pa’i mtha’), éternalisme, et chepé t’a (chad pa’i mtha’), nihilisme : voilà des
nihilisme dans la vie de termes qui reviendront tout au long de notre étude sur la dualité et la non-dualité. Vous
tous les jours croyez peut-être qu‟ils recouvrent de simples vues philosophiques, mais en fait nous
oscillons constamment entre l‟un et l‟autre dans notre vie quotidienne. Chaque fois que nous
croyons à la durée ou à la solidité de quelque chose, nous penchons vers l‟éternalisme. Par
exemple, si je vous donne rendez-vous demain pour déjeuner dans un restaurant, le simple
fait de croire que le restaurant sera encore là demain est une vue éternaliste. Et quand nous
pensons que la vie ne vaut pas la peine d‟être vécue, que rien n‟a de sens, nous sommes des
nihilistes. Par exemple, si vous avez essayé pendant des années, sans succès, de guérir votre
mari alcoolique, le jour où finalement vous abandonnez la lutte en décidant que vous ne
pouvez plus rien pour lui, vous cédez au nihilisme.
Si vous n‟avez pas De manière générale, on dira que l‟ignorance et la dualité sont la même chose, même si plus
compris le tard nous allons rencontrer des concepts comme tsèndzin (mtshan ’dzin), l‟attachement aux
Madhyamika, vous caractéristiques, lequel ne relève pas de la dualité tout en restant une forme d‟ignorance.
êtes un extrémiste Nous savons que la dualité est la cause de toute la douleur et de toute la souffrance du
samsara, et que le but de la voie médiane est de ne pas tomber dans les extrêmes du nihilisme
et de l‟éternalisme.
Par souci de communication, nous aurons recours à des expressions comme Madhyamika ou
Voie médiane, mais comme l‟a dit Nagarjuna : le sage se garde même de rester au milieu.
Tant que vous n‟avez pas compris le Madhyamika, vous êtes des extrémistes, et de potentiels
terroristes. Si vous tenez à la sobriété, vous devez étudier le Madhyamika.
Hier, nous avons parlé des soutras – les paroles du Bouddha – et des shastras qui les
commentent. Cette fois-ci nous étudions la philosophie madhyamika et nos héros sont des
gens comme Nagarjuna. Mais ne croyez pas qu‟il soit le seul érudit bouddhiste : si vous vous
intéressez à la métaphysique ou à la logique bouddhiste, vous trouverez d‟autres sages
probablement aussi remarquables que lui. Néanmoins, si Nagarjuna connut une telle
notoriété en Inde, c‟est en raison de la très grande importance qu‟il attachait à la vue non-
duelle. À cause de la non-dualité et une fois ses adeptes vaincus par Nagarjuna et ses
disciples, même la philosophie hindoue s‟est légèrement transformée.
Les commentaires les plus connus ont été écrits par huit pandits indiens :
Aryadeva, l‟un des disciples de Nagarjuna, composa Quatre cents Stances de la Voie
médiane, dans lequel il accorde une importance égale à la vue et à l‟action ; La Quintessence
de l’essentielle sagesse, qui met davantage l‟accent sur la vue ; et un autocommentaire. En
fait, Chandrakirti n‟était pas un disciple direct de Nagarjuna, mais de Buddhapâlita.
Buddhapâlita et Bhavaviveka – tous deux disciples de Nagarjuna – ont laissé des
commentaires particulièrement intéressants, en raison des débats qu‟ils provoquèrent,
lesquels ont joué un rôle important dans le développement des différentes écoles de
l‟interprétation philosophique bouddhiste.
Le débat entre Les deux subdivisions du Madhyamika se sont précisées au cinquième siècle, à la suite d‟un
Buddhapalita et débat entre Buddhapâlita, fondateur de l‟école madhyamika-prasangika, et Bhavaviveka,
Bhavaviveka est à
fondateur du madhyamika-svatantrika. Les prasangikas comme Buddhapâlita n‟ont pas de
l‟origine des deux
écoles du Madhyamika théorie propre mais utilisent la méthode du prasanga, une forme de réduction à l‟absurde,
pour faire imploser les théories de leurs adversaires, en démontrant qu‟elles conduisent à des
conséquences absurdes.
Bhavaviveka ne soutenait pas cette approche : pour lui, il ne suffit pas de démolir les vues
Les écoles svatantrika d‟autrui, on doit aussi proposer une contre-théorie. Sa position donna naissance à l‟école
et prasangika sont svatantrika (à ne pas confondre avec l‟école sautrantika (mdo sde pa) du Petit Véhicule).
d‟accord sur la vérité
ultime, mais pas sur la Pour les svatantrikas et les prasangikas la vérité ultime est la même, bien qu‟ils aient recours
vérité relative à des méthodes différentes pour l‟établir. Mais leur compréhension de la vérité relative
montre de subtiles divergences. En bref, le domaine du relatif est plus étendu pour les
prasangikas que pour les svatantrikas. Ne considérez pas ces différences comme de simples
débats historiques : elles ont aussi à voir avec notre manière de voir les choses. Ainsi, les
prasangikas, en détruisant les vues de leurs adversaires, font preuve d‟une grande
compassion. Cela n‟a rien d‟un simple jeu.
Les textes tibétains sont particulièrement appréciés parce que bien structurés et faciles à
comprendre. Les commentaires indiens, certains rédigés dans une langue très fleurie,
Nous suivrons surtout présentent plus de difficultés, mais révèlent toute leur valeur dans le cadre des shedras.
le commentaire de J‟enseignerai ce texte en m‟inspirant du maître Dzogchen, Shenga Rinpoché (gzhan dga’ Ŕ
Gorampa gzhan phan chos kyi snang ba, 1871-1927), mais nous suivrons principalement le plan
structural et le commentaire de Gorampa.
Shenga Rinpoché s‟appuie sur Jayananda quand il dit que les Stances fondamentales et
L’Introduction traitent tous deux de la vérité ultime et de la vérité relative, mais que
Chandrakirti met davantage l‟accent sur la vérité relative. Si vous pensez qu‟en venant ici
étudier le Madhyamika, vous allez entendre une explication de la vérité ultime, sachez que
pour Jayananda le sujet principal de ce texte est la vérité relative. En effet, Chandrakirti
consacre une part importante de son commentaire aux dix ou onze terres et aux six vertus
transcendantes, qui relèvent toutes de la vérité relative. Vers la fin du commentaire, il nous
Le sujet principal de
rappelle inlassablement que sans la vérité relative, il est impossible de comprendre la vérité
notre texte est la vérité
relative, et non la absolue, l‟exemple étant le cygne, qui a besoin de ses deux ailes pour voler. Pour voler
vérité ultime jusqu‟à l‟autre rive, il faut l‟aile de la vérité relative et celle de la vérité absolue. J‟insiste sur
ce point, car on tient souvent la vérité relative pour acquise à cause de sa facilité ; ce qui
n‟est rien de plus qu‟un mythe.
Jayananda était un pandit indien qui se rendit au Tibet, où il rencontra le grand traducteur
Ngok Lotsawa Lekpé Sherap (rngog lo tsa ba legs pai shes rab) (1059 – ?), disciple et
traducteur d‟Atisha). Lors du débat, il fut vaincu, ce qui tenait de l‟insulte pour un érudit
indien ! Il retourna en Inde découragé et passa de longues années à faire la pratique de
Manjushri. À la fin, il eut une vision de Manjushri et devint un grand érudit. Quand il
retourna au Tibet pour finir le débat avec Ngok Lotsawa, son adversaire était mort. Plus tard,
Jayananda composa aussi un épais Commentaire sur le Madhyamakavatara (dbu ma ’jug
pa’i grel bshad).
Le titre est suivi d‟un hommage à Manjushri Koumara. Ce n‟est pas encore Chandrakirti qui
parle, mais les traducteurs, qui rendent hommage à Manjushri en demandant ses bénédictions
pour que la traduction s‟accomplisse sans obstacle et soit complète et exacte.
La tradition de l‟hommage à Manjushri remonte au dernier grand roi du Tibet, Tri
Ralpachen, bienfaiteur et protecteur du Dharma, qui parraina de nombreux travaux de
traduction. Pour faciliter l‟identification des textes, il demanda aux traducteurs d‟ajouter au
début de chaque ouvrage un hommage correspondant à la section du Tripitaka à laquelle le
texte appartenait.
Comment identifier un Les textes tirés du vinaya, lequel traite de l‟éthique et de la discipline, devaient
texte au vu de commencer par un hommage au Bouddha Omniscient,
l‟hommage du les textes tirés des soutras, qui traitent de la méditation et de ses résultats, par un
traducteur hommage aux bouddhas et aux bodhisattvas,
les textes de l‟Abhidharma, qui traitent de la vacuité, de la non-dualité et d‟autres
sujets difficiles, par un hommage à Manjushri.
Prenons pour exemple une phrase comme : « apportez-moi un verre d‟eau ». Le verre d‟eau
est le sujet ; le but est qu‟en prononçant ces mots vous arriverez à vous faire comprendre de
votre interlocuteur ; le but ultime est d‟obtenir un verre d‟eau ; et il doit y avoir un lien entre
le sujet et le but, entre le but et le but ultime, et entre le but ultime et le sujet.
En quoi la présence de ces quatre qualités peut-elle dissiper quatre sortes des doutes
inutiles ? Certains textes, comme le traité sur les dents du corbeau, n‟ont pas de sujet. En
effet, comme les volatiles n‟ont pas de dents, c‟est un faux sujet. (Rappelez-vous que ces
exemples datent du sixième siècle et tachez de penser comme les gens de l‟époque !)
D‟autres, comme ceux qui portent sur un thème du genre « comment épouser votre propre
mère » sont sans but. À d‟autres il manque un but ultime, l‟exemple étant : comment s‟y
prendre pour voler la couronne de joyaux du roi des nagas. Enfin, dans certains textes le lien
est inexistant, par exemple : comment faire un sacrifice animal pour obtenir une bonne
renaissance. (Je pense que c‟est le premier chapitre des Upanishad qui est visé ici, dans
lequel il est préconisé de faire des sacrifices d‟animaux pour accéder au paradis.) Si vous
entrez dans une librairie de nos jours, vous trouverez quantité de livres qui entrent dans l‟une
ou l‟autre de ces catégories.
Quand Asanga voulut faire naître chez son jeune frère Vasubandhu, alors disciple convaincu
de l‟école vaibhashika, une aspiration vers le Mahayana, il demanda à deux moines de lire
Comment Asanga a deux soutras du Mahayana, dont le Soutra des Dix Terres, sous ses fenêtres. Les moines
fait naître en son frère lisaient à voix haute, comme s‟ils apprenaient les textes par cœur, et Vasubandhu ne put
Vasubandhu la volonté s‟empêcher de les écouter. Il pensa d‟abord que ces enseignements du Mahayana étaient
d‟étudier le Mahayana incomplets parce qu‟ils ne parlaient pas du résultat. Mais dans l‟après-midi, quand les
moines eurent fini de lire le deuxième soutra, il réalisa que le Mahayana aussi proposait un
but ultime. Cette histoire montre l‟utilité de connaître ces quatre points – le sujet, le but
immédiat, le but ultime et les liens – dans tout enseignement.
Le texte proprement dit commence par un second hommage, composé cette fois par l‟auteur.
De nos jours, de nombreux écrivains s‟évertuent à remplir des pages dans le seul but
d‟atteindre le nombre de pages voulu, mais cet hommage donne à voir tout ce que
Chandrakirti peut exprimer en à peine quelques mots. En même temps qu‟il rend hommage,
il nous renseigne sur les trois causes qui produisent un bodhisattva. Ce texte a une
particularité : l‟auteur rend hommage non pas à une personne, comme le font la plupart des
auteurs bouddhistes, mais à la compassion. Chandrakirti pousse l‟audace encore plus loin
avec des remarques peu ordinaires.
[T4] a) Des quatre types d’individus [éveillés] cette louange s’adresse aux bodhisattvas
(515)
Dans les deux premières lignes de l‟hommage, Chandrakirti fait la louange des bodhisattvas.
D‟entre les quatre catégories d‟êtres sublimes – auditeurs, bouddhas-par-soi, bouddhas et
bodhisattvas – il place les bodhisattvas à la première place. En apparence, il rompt avec la
coutume qui veut qu‟on rende hommage au Bouddha, au Dharma et au Sangha. Ce n‟est
certes pas pour se distinguer. De nos jours il est bien vu d‟avoir l‟esprit de contradiction, et
sans doute certains en tirent-ils quelque profit, mais Chandrakirti ne se prête pas à ce genre
d‟exercice : il a de bonnes raisons de proclamer la supériorité des bodhisattvas.
[T5] (1) Comment les auditeurs et les bouddhas-par-soi naissent des bouddhas (515), 1:1.1
Je suis sûr que nous sommes nombreux à penser qu‟on atteint l‟état d‟auditeur et de
bouddha-par-soi en pratiquant la voie du Hinayana, et qu‟on devient bodhisattva ou bouddha
en suivant celle du Mahayana. Mais Chandrakirti soutient que même la réalisation des deux
premiers demande de passer par la voie du Madhyamika. Pour lui, tous doivent étudier la
Prajñaparamita.
Nyenteu (nyan thos), le mot tibétain pour shravaka, signifie celui qui écoute et qui proclame.
Les auditeurs écoutent les enseignements du Bouddha, par exemple sur les Quatre Nobles
Le shravaka est un Vérités ou les douze liens interdépendants, et vont ensuite en parler aux autres. Comment s‟y
nyentö, celui qui prennent-ils ? Ils mettent en pratique les enseignements reçus, et quand ils atteignent l‟état de
écoute et qui proclame shravaka, comme transportés de joie, ils proclament des mots tels que : ditar jawa cheso ('di
ltar bya ba byas so), j‟ai accompli ce que j‟avais à accomplir. Par ces paroles, ils incitent
d‟autres êtres à suivre la même voie. En disant : j’ai accompli ce que j’avais à accomplir, ils
signalent qu‟ils ont compris la vérité de la souffrance et abandonné la cause de la souffrance,
comme cela est enseigné dans les Quatre Nobles Vérités. Ils disent aussi : je ne connaîtrai
plus le devenir, je ne connaîtrai aucune existence après celle-ci. Ils pensent qu‟une fois
détruite la cause de la souffrance, il n‟y a rien d‟autre.
Les adeptes du
Sous l‟influence d‟une vue mahayaniste mesquine, je suis sûr que nous sommes nombreux à
Mahayana ne doivent
pas mépriser les
regarder les auditeurs de haut. Gardez-vous-en ! Une histoire mahayana raconte comment
auditeurs cinq cents auditeurs, après avoir écouté un enseignement sur la grande vacuité, succombèrent
à une crise cardiaque. De petits esprits comme nous, qui nous targuons de suivre la voie du
Mahayana, pourraient être tentés d‟utiliser cette histoire pour gonfler leur ego. Ce serait une
grave erreur car, en réalité, cet évènement est tout à l‟honneur des auditeurs : leur réaction
montre qu‟ils avaient au moins compris quelque chose à pareil enseignement. Nous sommes
si bornés qu‟il ne nous touche même pas.
Les auditeurs écoutent Selon d‟autres explications, quand les auditeurs écoutent les enseignements du Bouddha, ils
aussi les n‟entendent pas seulement des enseignements sur les Quatre Nobles Vérités et d‟autres sujets
enseignements du Theravada, mais aussi des enseignements mahayana. Par exemple, le Soutra du Cœur,
Mahayana et les
que nous avons lu ce matin, rapporte une discussion entre Sharipoutra, l‟un des plus
exposent à d‟autres,
mais ne les pratiquent
éminents auditeurs, et Avalokiteshvara (lequel est un bodhisattva). Cependant, même si les
pas auditeurs reçoivent des enseignements mahayana, ils ne pratiquent pas cette voie, car leur
seul but est d‟atteindre l‟Éveil pour eux-mêmes. Et pourtant, certains d‟entre eux, comme
Sharipoutra, Ananda et Subhouti, l‟enseignent aux autres. Dans le Soutra de Pundarika on
lit : Aujourd’hui, nous sommes devenus des auditeurs, et pour ceux qu’elle intéresse, nous
proclamerons la voie du Grand Véhicule. Pourquoi le font-ils ? Pour honorer leur maître, le
Bouddha.
Pourquoi les bodhisattvas ne portent-ils pas le titre d‟auditeurs puisque, comme ces derniers,
ils entendent les enseignements du Bouddha et les transmettent ? Parce que leur but est
différent : les auditeurs proclament leur état, alors que les bodhisattvas ne veulent pas
seulement se faire entendre, mais veulent aussi pratiquer et permettre aux autres de suivre la
voie.
Les bouddhas-par-soi Le bouddha-par-soi ou pratyekabouddha, celui qui réalise en solitaire, représente un autre
état éveillé. Lui aussi a détruit la racine du samsara. On distingue deux groupes : ceux qui
vivent en communauté et ceux qui vivent seuls, comme des rhinocéros.
Comment ces bouddhas-par-soi, qui apparaissent en un kalpa où aucun Bouddha n‟enseigne,
peuvent-ils bien naître du Roi Mouni ? D‟abord, ils entendent les enseignements du
Bouddha, ensuite ils étudient les douze liens de la production interdépendante, y
réfléchissent et accumulent des mérites pendant cent kalpas. Ils prient pour renaître en un
C‟est pour ces mêmes raisons que l‟Éveil des bouddhas-par-soi est dit inférieur à celui des
bodhisattvas. Un bodhisattva accumule des mérites pendant trois grands éons et réalise
totalement les deux absences de soi. Par conséquent, il possède deux sortes de sagesse : la
sagesse qui connaît la nature des choses telle qu‟elles sont, et la sagesse qui connaît les
phénomènes tels qu‟ils apparaissent, dans leur multiplicité.
Si les auditeurs et les bouddhas-par-soi possèdent bien la sagesse qui perçoit la nature des
phénomènes, il leur manque néanmoins la complète sagesse qui comprend leur manière
d‟apparaître. Nous y viendrons quand nous parlerons de la onzième terre, il n‟y a pas lieu de
s‟en préoccuper pour le moment. Nous venons de voir quelques différences d‟ordre général,
il y en a beaucoup d‟autres. Par exemple, les auditeurs et les bouddhas-par-soi ne connaissent
pas la pratique du bodhisattva qui consiste à échanger son bonheur pour la souffrance
d‟autrui.
[T5] (2) Comment les bouddhas naissent des bodhisattvas (519), 1:1.2
Ensuite se pose la question : d‟où naissent les bouddhas ? On pourrait penser qu‟un bouddha
naît de l‟esprit d‟Éveil, mais en réalité il naît d‟un bodhisattva, d‟un individu. À cela, deux
raisons :
1) Tout bouddha a d‟abord été un bodhisattva et le premier instant d‟un bouddha est
immédiatement précédé par le dernier instant d‟un bodhisattva de la dixième terre. Le
bodhisattva est donc la cause du bouddha.
2) Les bodhisattvas comme Vajrapani et Manjushri jouent le rôle de maître ou de rappel
auprès de nombreux autres bodhisattvas. Dans la vue du Mahayana, lorsque le prince
Siddhârta menait une vie heureuse au palais, ces deux bodhisattvas ont manifesté la
maladie, la vieillesse et la mort, pour l‟inciter à entrer dans la voie.
Nous ne rendons pas encore hommage au bodhisattva, nous avons seulement reconnu sa
supériorité. Avant de parler des trois causes dont il est le produit, je répondrai à quelques
questions.
[Étudiant] : Chandrakirti dit que la réalisation des arhats dépend de leur compréhension de la
Prajñaparamita. Est-ce que les nyingmapas auraient ici une approche un peu
différente ?
[Rinpoché] : Un peu, mais il leur restera à expliquer encore un quatrain, que nous verrons
plus loin. Bien que l‟Abhidharma soit considéré comme appartenant au Véhicule de
Base, Mipham Rinpoché soutient que l‟Abhidharama Kosha suffit pour atteindre
l‟Éveil. Certains érudits pensent que l‟Abhidharama Kosha seul n‟est pas une voie
complète, d‟autres sont d‟un avis contraire. Je crois qu‟on peut dire que l‟Abhidharama
Kosha appartient au Madhyamika, puisqu‟il a été écrit après que Vasubandhu eût été
inspiré par l‟écoute des textes que lui imposa Asanga ! Et aussi parce que l‟Abhidharma
fait preuve de sarcasme envers la voie des auditeurs. On peut donc en conclure que
Vasubandhu penche du côté du Madhyamika.
Par ailleurs, si nous nous en tenons strictement au point de vue du Madhyamakavatara,
même les madhyamika-svatantrikas n‟ont pas une voie complète. C‟est un peu choquant
à entendre, surtout pour nous, qui appartenons à la lignée de Shantarakshita ! Mais
Chandrakirti a de bonnes raisons pour émettre une telle critique. Beaucoup pensent, en
effet, que si la vérité absolue d‟une voie est parfaitement prouvée, cela suffit pour nous
[E] : Quand vous avez parlé de la relation entre l‟Abhidharama Kosha et le Madhyamika,
vouliez-vous dire le Mahayana ?
[R] : Oui, le Madhyamika du Mahayana. Il y a deux sortes de Grand Véhicule et deux sortes
de Petit Véhicule. Chacun a un aspect théorique ou doctrinal, et un aspect pratique. La
théorie mahayana parle de la pratique du Grand et du Petit Véhicule, et la théorie
hínayana présente sa propre compréhension du Grand et du Petit Véhicule.
Naturellement, le Hínayana se proclame Mahayana. Après tout, qui renoncerait à être
supérieur ?
[T4] b) Les trois causes dont naissent les bodhisattvas (521), 1:1.3-4
Maintenant que nous avons montré que le bodhisattva est digne de louanges, voyons son
origine. Dans les deux lignes suivantes, Chandrakirti désigne les trois causes dont il résulte :
Nous allons passer beaucoup de temps sur les quatre premières strophes, car on peut presque
dire qu‟elles révèlent l‟intégralité de la voie du Mahayana. Si l‟on vous demande comment
on devient un être éveillé, il suffit de lire le premier quatrain ou juste les deux dernières
lignes : et le bodhisattva naît de l’esprit de compassion, de la non-dualité et de l’esprit
d’Éveil. Mais ici comme nous faisons une étude académique, il nous faut examiner ces trois
causes en détail. Pourquoi cet ordre ? Pourquoi pas l‟esprit d‟Éveil d‟abord ? Ce n‟est pas
Pourquoi la
que Chandrakirti, en rédigeant son texte, n‟avait pas assez de place sur une seule ligne pour
compassion en
premier ?
contenir tous ses mots, d‟où cet arrangement particulier. D‟ailleurs dans certains soutras du
Mahayana on trouve un ordre différent. Ici la raison principale est que les deux autres causes
naissent de la compassion, qui prend ainsi la première place. Rendawa l‟explique
longuement dans son commentaire, mais en résumé il dit que la non-dualité et l‟esprit
d‟Éveil naissent de l‟esprit de compassion, et que le bodhisattva naît de la réunion de ces
trois facteurs. C‟est une autre manière de lire les deux dernières lignes.
Nous parlerons rapidement de la compassion et de la non-dualité, avant d‟aborder la
compassion proprement dite de manière plus détaillée.
Nous verrons bientôt, dans le deuxième quatrain, pourquoi la compassion est la plus
importante des trois causes. L‟auteur la compare à une graine, à de l‟eau, à la maturation.
Bien qu‟on traduise le terme tibétain nyingjé (snying rje) par compassion, ce mot ne signifie
pas nécessairement sympathie, ni compatir, dans le sens de « souffrir avec ». Ici, il est
important de savoir que le mot signifie « comprendre, connaître ». En langage ordinaire, il
Le sens (ici) du mot existe des expressions comme « si tu étais à sa place, tu comprendrais (ce qu‟il ressent) », ce
« compassion »
qui ne veut pas forcément dire que nous devons aussi souffrir, mais que nous connaissons,
nous comprenons sa souffrance.
L‟exemple donné par Pour moi, il y a une bonne raison pour mettre la compassion à la première place. C‟est un
Sakya Pandita : le peu « physique » comme exemple, mais ça peut marcher. Sakya Pandita dit qu‟on peut
poêle allumé savoir qu‟un poêle est allumé quand on approche la main de sa surface et qu‟on sent de la
chaleur. De manière analogue, puisque tous les êtres ont la nature de bouddha, même si vous
êtes quelqu‟un de particulièrement agressif, il y a certaines qualités de la bouddhéité que
vous pouvez ressentir, dont la capacité de comprendre les autres ou de s‟identifier à eux.
Si vous êtes un étudiant du Madhyamika-prasangika, vous ne tenez pas à voir deux grands
Chandrakirti et érudits de votre lignée comme Shantideva et Chandrakirti se contredire. Mais la compassion
Shantideva parlent de et l‟esprit d‟Éveil relatif peuvent aussi exister chez les êtres ordinaires, et c‟est à cela que
deux sortes de Shantideva fait allusion quand il dit que celui qui a l‟esprit d‟Éveil deviendra
bodhisattvas automatiquement un bodhisattva. Pour Shantideva, il suffit d‟engendrer la volonté de
conduire tous les êtres à l‟Éveil – définition de l‟esprit d‟Éveil relatif – pour mériter le nom
de bodhisattva.
Autre bonne raison : pour Chandrakirti, le bodhisattva naît de la compassion, de la non-
Le bodhisattva naît de dualité et de l’esprit d’Éveil. Il naît ! Soulignez le mot « naît », il est très important car il
la non-dualité indique que celui qui naît de la non-dualité est nécessairement un bodhisattva non-
samsarique. Les bodhisattvas qui appartiennent au monde suivent les voies d‟accumulation et
de jonction, mais bien qu‟ils pratiquent la compassion et la non-dualité, ils ne sont pas
encore nés en tant que bodhisattvas. Être né, c‟est un résultat. Ce qui naît de la connaissance
de la compassion, de l‟esprit d‟Éveil, et surtout de la non-dualité est, par définition, un
bodhisattva non-samsarique.
Encore une remarque : quand l‟auteur rend hommage au bodhisattva comme étant le plus
sublime des êtres supérieurs, il rend indirectement hommage au Bouddha, car en louant la
graine il fait aussi l‟éloge du résultat.
En résumé, les deux dernières lignes du premier quatrain présentent une vue d‟ensemble des
trois causes dont naît le bodhisattva : la compassion, la non-dualité et l‟esprit d‟Éveil. Nous
traitons de la compassion en premier, ce qui nous amène au deuxième quatrain.
[T4] c) Où il est montré que la compassion est la plus importante des trois (529), 1:2
Trois analogies pour la Tout ce que vous voulez savoir au sujet de la compassion, ce verset vous le dit. Il propose
compassion : la graine, trois analogies : la graine, l‟eau et la maturation. Dans la première, la compassion est
l‟eau, et le comparée à une graine, makye pa kye (ma bskyed pa skyes), qui donne naissance à toutes les
mûrissement qualités du Bouddha. Au départ, vous n‟avez pas ces qualités, mais si vous avez la
compassion, vous pouvez les acquérir. Si vous n‟avez pas le fruit, mais seulement sa graine,
vous pouvez planter cette graine et escompter des résultats. La compassion est comme cette
graine.
Dans la deuxième analogie, la compassion est comparée à de l‟eau. On pourrait tout aussi
bien la comparer à la terre, au labourage ou aux précautions dont on entoure la graine. La
compassion agit à la manière de l‟eau et de la terre, qui nourrissent la graine et stimulent sa
croissance. Elle permet au bodhisattva de maintenir sa résolution de mener les êtres à l‟Éveil,
pendant trois éons immensurables s‟il le faut. Sans compassion, même si sa réalisation de la
non-dualité était bonne, comment pourrait-il raffermir son courage ? C‟est peu probable,
mais en l‟absence de compassion, le bodhisattva risque de céder au découragement ou à la
fatigue sur la voie, qui est difficile, et finir par aspirer au repos des auditeurs ou des
bouddhas-par-soi. La compassion est donc le compagnon qui encourage le bodhisattva tout
au long du chemin.
La compassion reste toujours nécessaire, même quand l‟Éveil est atteint, même après que la
fleur se soit épanouie et qu‟elle ait donné son fruit. Car le fruit doit mûrir : sans maturation la
graine n‟aura pas de continuité. Quand on plante du riz, il pousse et produit des graines,
La compassion est qu‟on peut de nouveau planter. Mais la graine doit être parfaite car, si elle est pourrie ou
présente au début, au brisée, le résultat sera mauvais. La compassion semble être la seule graine parfaite.
milieu et à la fin
L‟analogie du mûrissement permet à Chandrakirti de montrer que la compassion est présente
au début, au milieu et même à la fin : et l’on dit qu’elle mûrit en bonheur durable.
Le Bouddha a-t-il de la Il nous faut ici clarifier un doute possible au sujet de la compassion du Bouddha : le
compassion ? Bouddha a-t-il de la compassion ? Et si oui, a-t-il l‟intention d‟aider les êtres ? À répondre
oui, on risque de remettre en question notre vue fondamentale : pour les êtres éveillés il n‟y a
ni sujet, ni objet, ils sont libres des différents types d‟attachement dualiste. Par conséquent, il
est impossible qu‟ils aient la sorte de motivation qui, à la vue des besoins d‟un être
particulier, en France par exemple, les inciterait à s‟y rendre et à manifester certaines actions.
Alors, les bouddhas ont-il de la compassion ?
Il y a deux réponses. En premier lieu, quand les bouddhas étaient des bodhisattvas, ils ont
Les bouddhas font le formé d‟innombrables prières et souhaits qui ont eu pour résultat qu‟ils atteignent les trois
bien des êtres sans corps (kayas). En particulier, ils ont obtenu le rupakaya. (Le rupakaya est un corps de
motivation dualiste manifestation, puisque le terme Vajrayana de nirmanakaya n‟est pas utilisé dans le
Mahayana). De ce qu‟en dit Shantideva, les bouddhas font le bien des êtres à la manière du
soleil ou de l‟arbre qui exauce tous les souhaits. Le soleil n‟a pas la volonté d‟illuminer
certaines parties de la terre en refusant sa lumière à d‟autres. Au contraire, quand il se
montre, quiconque le veut et qui en a le mérite peut profiter de ses rayons. Le soleil n‟a pas
La compassion des décidé de briller. Les bouddhas se manifestent ainsi, sans motivation dualiste.
bouddhas est perçue du En second lieu, la compassion des bouddhas relève du point de vue des êtres. Pour ceux qui
point de vue des êtres
possèdent mérite et dévotion, la compassion des bouddhas est là.
sensibles
Ce qu‟il faut retenir, c‟est que la compassion est nécessaire au début, au milieu et même
après l‟Éveil. C‟est pourquoi elle est le premier objet de notre hommage. Plus tard nous
parlerons des trois types de compassion.
Y a-t-il des questions ?
[E] : Dans votre première explication sur la compassion des bouddhas, vous avez dit que les
bouddhas n‟ont pas de motivation dualiste, mais font le bien des êtres comme les rayons
du soleil. Cela explique effectivement comment les bouddhas font le bien d‟autrui, mais
je ne comprends pas en quoi cela montre leur compassion.
[R] : Avant qu‟ils ne deviennent des bouddhas, alors qu‟ils sont encore des bodhisattvas, ils
forment d‟innombrables prières, et même des prières très précises où ils stipulent qui
sera là quand ils atteindront l‟Éveil, combien ils auront de disciples, et quel type de
fleurs poussera à l‟endroit de leur Éveil. C‟est grâce à cette compassion qu‟ils font
aujourd‟hui le bien des êtres, car cette compassion se perpétue.
[E] : C‟est une compassion passée.
[R] : Mais elle est encore là. On ne peut pas vraiment séparer la graine, la pousse et le fruit.
Ils ne sont pas identiques, mais ils ne sont pas non plus différents. La compassion aussi
est comme cela.
[E] : Vous dites que la compassion inclut la connaissance. Mais si cette connaissance porte
sur la souffrance des êtres, cela ne peut pas cohabiter avec l‟idée de pas de sujet, pas
d‟objet ;
Voilà une bonne discussion ! C‟est ainsi qu‟il faut étudier ce sujet, en essayant toujours de
relever des contradictions dans mes paroles. Et je vous l‟ai déjà dit, on ne parle ici que de
l‟hommage. Dans ce seul hommage, Chandrakirti a déjà expliqué tellement de choses, et
encore, je ne lui rends pas complètement justice, car je n‟analyse que le millième de ce que
ces quatrains renferment. Jigmé Khyentsé Rinpoché me rappelait que lorsque Khenpo
Rinchen, un autre de mes maîtres, enseignait ce même texte, nous avons passé deux
semaines juste sur les quatre premiers versets. Il y a tellement à dire ! Par exemple, nous
avions parlé de l‟auditeur comme étant celui qui écoute (les enseignements) et les proclame
aux autres. Immédiatement un doute surgit : qu‟arrive-t-il si l‟auditeur reste dans le monde
du Sans forme ? Comme il n‟émet pas de son, il ne peut se faire entendre des autres ! Il y a
tant d‟autres questions aussi, que j‟ai esquivées !
[E] : Je n‟ai pas compris le lien entre la non-dualité et la compassion, comment la non-
dualité surgit après la compassion.
[R] : D‟abord, avec tous les autres, vous rêvez que vous êtes atteints d‟une maladie mortelle,
sans savoir que vous rêvez. Ensuite, en tant qu‟être évolué, vous comprenez la
souffrance de vos compagnons, pour qui vous éprouvez de la compassion. Puis
subitement, vous découvrez que vous êtes en train de rêver et vous réalisez la non-
dualité. Conscient alors que les autres êtres sont toujours dans l‟ignorance, vous voulez
qu‟ils sachent, à leur tour, que ce n‟est qu‟un rêve. Voilà l‟esprit d‟Éveil. C‟est aussi
simple que ça.
[E] : Est-ce que ce n‟est pas un peu comme l‟argument qu‟on oppose aux hindous selon
lequel la cause et le fruit seraient identiques ?
[R] : Les nyingmapas ne lui donnent même pas le nom de cause et fruit, mais là nous passons
à un autre plan et nous ne parlons plus du Madhyamika. Ici, nous croyons à l‟état de
bouddha, à tout le moins croyons-nous aux bodhisattvas, et nous croyons que les trois
causes d‟où naissent les bodhisattvas sont la compassion, la non-dualité et l‟esprit
d‟Éveil. Votre question est-elle à propos du type de compassion propre aux
bodhisattvas ?
[E] : Je crois comprendre que l‟esprit d‟Éveil relatif des bodhisattvas mondains est de nature
dualiste. Mais peut-être que l‟esprit d‟Éveil relatif chez les autres sortes de bodhisattvas
n‟est pas forcément dualiste ? L‟esprit d‟Éveil peut-il être en même temps relatif et non-
dualiste ?
[R] : Ici, il faut faire une distinction entre la méditation et la post méditation du bodhisattva.
Au début, nous avons parlé de tsèndzin (mtshan ’dzin), l‟attachement aux
caractéristiques. Pour un bodhisattva de la première terre, l‟esprit d‟Éveil est relatif dans
la post méditation, où il est encore voilé par l‟attachement aux caractéristiques, ce qui
n‟est pas le cas pendant la méditation. On peut dire que nyidzin, (gnyis ’dzin), la
perception dualiste, ou la dualité, est l‟ignorance, tandis que l‟attachement aux
caractéristiques s‟apparente à l‟ignorance. Et pourtant, l‟attachement aux
caractéristiques n‟est pas forcément dualiste, il est tsendzin.
[E] : La dualité peut-elle exister sans qu‟on ne s‟attache aux caractéristiques des choses ?
[R] : Oui, c‟est pourquoi je ne suis pas si sûr que « dualité » soit le bon mot pour traduire
nyidzin. Nous parlerons de nyidzin et tsendzin plus tard. On parle de perception dualiste
quand on étudie les voiles et l‟ignorance. L‟esprit dualiste s‟attache aux phénomènes en
séparant le sujet qui perçoit de l‟objet perçu. À partir de la première terre le bodhisattva
est libre de pareille perception, mais il perçoit encore les caractéristiques des
phénomènes. Ce n‟est pas une perception dualiste, mais plutôt une perception qui voit
des phénomènes dualistes, les choses comme la forme ou la couleur (des objets).
Les êtres qui ne savent pas que les phénomènes sont dénués d’existence
inhérente. Ce type de compassion a pour objet les êtres qui ne comprennent pas la
vacuité.
Regardons de plus près l‟objet du premier type de compassion. Dès le départ et bien qu‟elle
ne corresponde à aucun objet réel, les êtres ont tous l‟idée (illusoire) d‟un moi. De là vient
l‟idée du mien, qui donne naissance à leur attachement à toutes sortes d‟objets. Chandrakirti
compare les êtres qui souffrent ainsi à une noria. Ces roues d‟irrigation n‟existaient pas au
Tibet mais en Inde. Il s‟agit de godets attachés à une roue en bois qui, en tournant sans fin,
plonge les seaux dans une source d‟eau, puits, étang ou autre, et les vide ensuite dans une
rigole menant au champ. L‟auteur donne six raisons pour expliquer cette analogie :
1. Une noria est assemblée et maintenue en place par des cordes et des clous. Les êtres sont
attachés à la roue de l‟existence par le karma (las) et par les émotions négatives (nyon
rmongs) comme l‟ignorance.
2. Une noria ne tourne pas toute seule, elle doit être actionnée par un agent. Pour les êtres,
c‟est la conscience avec ses notions je, moi, mien ou je suis qui maintient la roue en
mouvement.
3. Une roue d‟irrigation prend l‟eau du puits et la déverse dans le champ à irriguer. Je
pense que le champ représente les états supérieurs du samsara que, selon les
bouddhistes, les hindous prennent à tort pour le nirvana. On aura beau atteindre les plus
hauts sommets du samsara, il faudra toujours redescendre, comme l‟eau qui se perd dans
les champs. Ces analogies peuvent vous sembler abstruses, mais rappelez-vous qu‟elles
décrivent l‟Inde ancienne.
La ressemblance entre 4. Il faut beaucoup de force pour faire monter les seaux pleins d‟eau, mais ils descendent
les êtres et la noria facilement. Il est difficile pour les êtres d‟obtenir des renaissances supérieures, mais
s‟appuie sur six raisons facile de tomber dans les destinées inférieures.
5. La cinquième comparaison a trait aux douze facteurs de la production interdépendante :
l‟ignorance, les facteurs de composition, la conscience, le nom et la forme, les sources
de perception, le contact, la sensation, la soif, l‟appropriation, le devenir, la naissance, la
vieillesse et la mort. Si vous ne pouvez pas vous les rappeler tous, on peut les ramener à
trois : les émotions, l‟action ou le karma, et la naissance. Qu‟on parle de trois ou de
douze facteurs, le point important est qu‟on ne peut pas dire lequel vient en premier, de
même qu‟avec la noria, il est impossible de dire quel est le premier baquet sur la roue.
6. S‟il y a une noria près de chez vous et que vous l‟observez, vous verrez que jour après
jour, elle fait toujours la même chose. Elle ne change pas de direction, ne se repose pas
et ne se lance pas dans d‟autres activités, comme de danser par exemple. Elle fait
toujours le même mouvement. Ainsi font les êtres samsariques : petit déjeuner, déjeuner,
dîner, et tous les jours c‟est pareil. Mais pour s‟en rendre compte, il faut prendre le
temps de regarder la roue tourner.
Nous rendons Comme la noria, les êtres tournent encore et toujours. Le premier type de compassion
hommage à la consiste à vouloir les libérer de cette forme de souffrance. De nombreux érudits la disent
compassion commune commune, car cette compassion est partagée par les hindous et par les bouddhistes. Selon le
à cause de la valeur de pandit Sakya Chokden, Chandrakirti rend hommage à cette compassion en raison de la
l‟objet valeur de son objet, tandis que pour les deux autres types de compassion il tient compte de la
valeur de l‟objet et du type de compassion.
[T6] (b) L’exemple de la lune qui se reflète dans l’eau : premier sens (532)
1:4.1-2 Les êtres sont semblables au reflet de la lune dans l’eau en mouvement.
Les voyant vides, et dans leurs changements et dans leur nature même,
Quatrième verset : dans les deux premières lignes, l‟auteur a recours à une seule analogie
pour présenter les deux autres types de compassion – le reflet de la lune dans une eau qui
frémit sous l‟action d‟une douce brise.
L‟objet du deuxième type de compassion, ce sont les êtres qui souffrent de la nature
composée des phénomènes, c‟est-à-dire de l‟impermanence. D‟une manière générale, la
compassion est la volonté de libérer les êtres de la souffrance. Ici, plus précisément, il s‟agit
de vouloir les délivrer de la souffrance omniprésente, inhérente à tous les phénomènes
composés.
Tout phénomène Tout phénomène composé a une origine, une durée et une fin. Sans commencement, pas de
composé a un début, composition. De même, tout ce qui est composé connaît une durée et une cessation. Même
un milieu et une fin quand je bois une tasse de thé, il y a un commencement, une durée et une fin. Si je ne mets
pas fin à l‟acte de boire, le concept même de boire une tasse de thé disparaît, puisque je
resterais à tout jamais en train de boire ! Ainsi, il y a le début du commencement, la durée du
commencement et la fin du commencement. On peut dire que la fin du commencement est le
début de la durée, et que la mort de la durée est la naissance de la mort, la mort de la mort
étant la naissance de la naissance. Même s‟il n‟y a rien, ce rien doit commencer quelque part
– il n‟y a pas d‟espace. Quand je commence à boire, c‟est le commencement de la vacuité du
verre. Ensuite viendront la durée de la vacuité et la mort de la vacuité avec le début du
remplissage avec du café ! Il y a aussi le début du besoin d‟aller uriner.
On entend souvent dire que les bouddhistes parlent toujours de sujets sombres et tristes
comme la mort ou l‟impermanence. Il n‟y a là rien de forcément triste. C‟est simplement la
nature des choses ! Sans fin, pas de début. Je n‟ai pas de Ferrari pour l‟instant, mais si j‟en
achète une, c‟est aussi l‟impermanence : de l‟état sans voiture je passe à l‟état avec voiture.
Tant qu‟il y aura des phénomènes composés, ce deuxième type de compassion aura un objet.
Chandrakirti explique cela en disant : les êtres sont semblables au reflet de la lune dans l’eau
en mouvement. Ici, il faut surligner l‟expression en mouvement. L‟eau bouge sous l‟effet du
vent. Le lac représente le samsara, et le vent représente le karma, les émotions, et l‟ego.
Tout phénomène Ici, de nouveau, une notion très particulière : tout phénomène impermanent est vulnérable –
impermanent peut être il peut être manipulé, entravé, interrompu ou changé. Tout cela relève de la conception
détérioré ou changé bouddhiste de « permanence ». Pour notre esprit ordinaire, le soleil est permanent. Nous
associons l‟idée de permanence à ce qui dure longtemps. Mais ici, la définition d‟un objet
permanent est « une chose qui n‟a ni origine, ni durée, ni cessation » ; elle ne peut avoir
d‟origine, car dans ce cas il y a le temps, et donc l‟impermanence.
Nous disions donc, tout phénomène impermanent peut être détérioré, manipulé ou entravé.
Nagarjuna dit : chos la gnod yod de bde min, « si on peut le détruire, ce n‟est pas le
Nagarjuna : tous les bonheur ». La destruction n‟est pas encore visible, mais elle attend et un jour ou l‟autre elle
phénomènes composés adviendra. Par conséquent et selon Nagarjuna, on ne peut appeler bonheur ce qui est promis
sont illusoires
à se dégrader.
Dans le Mulamadhyamaka-karika, il dit aussi : ’dus byas tham chad slu'i chos ’di na de tag
rdzun pa yin, « par conséquent, tous les phénomènes composés sont mensongers, illusoires. »
Si cette année vous allez au bord d‟une rivière, l‟année prochaine quand vous y retournerez,
vous penserez peut-être : « j‟ai déjà vu cette rivière l‟année dernière. » Illusion, mirage ! La
rivière que vous avez vue l‟an passé n‟est plus, elle est s‟asséchée, avalée par les baleines et
les requins ! Nagarjuna proclame que tous les phénomènes composés sont illusoires. Voilà
qui est incroyable !
L‟objet du deuxième À qui s‟adresse ce deuxième type de compassion ? À tous les objets déjà vus, ainsi qu‟aux
type de compassion auditeurs et aux bouddhas-par-soi – ceux qui sont sur la voie et ceux qui en ont atteint les
résultats. N‟êtes-vous pas choqués ? Des êtres éveillés qui seraient un objet de compassion ?
Oui, et de plus, il nous faut inclure ici les bodhisattvas de la première à la dixième terre
pendant la post méditation, car tous sont soumis à la loi de l‟impermanence.
Ce type de compassion est aussi dite « commune » parce qu‟elle est commune aux auditeurs
et aux bouddhas-par-soi. Ils partagent cette compassion envers les objets composés et
impermanents, mais n‟y incluent pas les bodhisattvas de la première à la dixième terre lors
de la post méditation, ni les auditeurs et les bouddhas-par-soi ayant obtenu le fruit de leurs
propres voies.
[E] : Pourquoi le Bouddha n‟est il pas impermanent, puisqu‟il est né et ainsi de suite ?
[R] : Le Bouddha est un corps de manifestation – il fait toutes ces choses parce que nous
croyons qu‟il les fait : c‟est le nirmanakaya
[T6] (c) Exemple du reflet de la lune dans l’eau : deuxième sens (533)
Pour le troisième type de compassion, il faut relire les mêmes lignes en surlignant reflets et
vides. Et ajouter encore une fois : À la compassion qui s’adresse à ces êtres, je rends
hommage.
Cette compassion a pour objet tous ceux qui n‟ont pas compris que les phénomènes sont
dénués d‟existence. Une histoire : une nuit, un singe s‟en vint un soir boire au bord d‟un lac.
En se penchant pour boire, il vit le reflet de la lune dans l‟eau et crut qu‟elle y était tombée.
Il courut rapporter la chose au roi des singes, lequel, aussi stupide qu‟ambitieux, vit là
L‟histoire des singes et l‟occasion rêvée de devenir le célèbre héros qui sauva la lune de la noyade ! Il convoqua les
de la lune dans le lac cinq cents singes de la tribu et tous descendirent au lac. S‟accrochant à la queue leu leu à une
branche d‟arbre qui surplombait l‟eau, les singes se penchèrent vers la surface en essayant
d‟attraper la lune. La branche cassa et tous les singes tombèrent plouf ! sur la lune ! Ils
n‟avaient pas compris qu‟elle n‟était qu‟illusion. Voilà la souffrance dont il est question ici,
et nous agissons comme ces singes.
(L‟enseignement dit que) les phénomènes n‟existent pas vraiment, qu‟ils sont de simples
(tib : tsam) apparences. Le mot à souligner ici est simples. Ce sont de simples apparences, un
simple son, une simple expérience. Le seul problème, c‟est que quand nous les percevons,
nous ne réalisons pas qu‟ils sont irréels. Par exemple, quand on a une petite blessure, si on
De simples apparences
dit « c‟est une simple égratignure » ou « c‟est juste un phénomène », la différence de sens est
grande. Nous ne sommes pas en train de nier le phénomène, nous nions le fait que ce
phénomène ait une existence véritable, comme la lune dans l‟eau. Celle-ci n‟est que le reflet
de la lune, pas la « vraie lune » qu‟y voient les singes. S‟ils étaient intelligents, ils
s‟assiéraient au bord de l‟eau en imaginant toutes sortes de délicieux scénarii romantiques.
Ici nous disons que cette lune n‟a aucune existence en et par soi, mais cela, les êtres ne le
Les deux premiers types de compassion sont qualifiés de : chos pas kun nas slong ba’i
nyingjé (spyod pas kun nas slong ba’i snying rje), la compassion inspirée par l‟action. Le
troisième est dit : tawé kunney longwé nyingjé (lta bas kun nas slong ba’i rnying rje) la
compassion inspirée par la vue. Elle est hors du commun parce qu‟elle exige que l‟on
L‟objet du troisième comprenne l‟inexistence du soi de l‟individu et l‟inexistence du soi des phénomènes. Ce
type de compassion
troisième type de compassion englobe tous les objets vus ci-dessus, et inclut les bodhisattvas
de la dixième terre pendant la méditation. En effet, même dans la méditation le bodhisattva
de la dixième terre n‟a pas entièrement réalisé la vacuité. Pour résumer, la troisième forme
de compassion a pour objet tout être qui n‟a pas encore complètement ou totalement réalisé
la vacuité.
La première En bref, la compassion du premier type a pour objet les êtres impuissants qui prennent
compassion a pour naissance dans le samsara sans l‟avoir voulu. Nous disons impuissant lorsque la naissance
objet ceux qui naissent dépend non pas d‟un acte de volonté mais de conditions extérieures à celle-ci, et qu‟elle se
dans le samsara sans produit là où le vent karmique vous pousse. Il se peut, par exemple, que le karma vous
l‟avoir voulu conduise à renaître sous la forme d‟un chien dans la maison d‟une personne opulente, ou
sous la forme d‟un humain fortuné mais dans un pays en guerre, comme la Bosnie. Vous
n‟avez pas le choix. En fait, indirectement, vous avez eu ce choix, puisque vous auriez pu
vous abstenir d‟accomplir certains actes. Mais vous ne l‟avez pas fait.
Je voudrais éclaircir un point : je vous ai dit que par nature la compassion relève plus de la
connaissance que de la sympathie. Quand nous parlons de compassion envers un bodhisattva
de la dixième terre pendant la méditation, la compassion-sympathie ne convient pas du tout.
On ne ressent pas de la sympathie envers la méditation d‟un bodhisattva de la dixième terre ;
en revanche on peut ressentir de la compréhension.
Je pense que nous en avons fini avec la compassion pour le moment, bien qu‟en réalité je ne
lui aie guère rendu justice. L‟hommage est terminé et nous allons aborder le corps principal
du texte, qui commence à la troisième ligne du quatrième quatrain.
[T4] A) Caractères généraux des terres, sous l’aspect de l’union des méthodes
(compassion) et de la connaissance (transcendante)
Qu‟est-ce qu‟une terre Il nous faut maintenant parler des onze terres. Avant de les étudier l‟une après l‟autre, nous
(bhumi) ? avons besoin de donner la définition générale du mot terre. En quoi consiste une terre ? Elle
est la combinaison de la sagesse et des méthodes. En sanscrit, bhumi signifie littéralement
« terre », « pays », « sol », entre autres sens. En Indonésie par exemple, où le sanscrit a
Terre signifie ici union fortement influencé la langue, le mot bhumiputra (fils du sol) porté sur les documents
de sagesse et de
officiels signifie « citoyen ». Ici nous utilisons le mot « terre » pour évoquer l‟union de la
compassion
sagesse et des méthodes dans le sens où la terre est le contenant qui permet aux choses de
fonctionner. Par exemple, il est possible de dresser cette tente parce qu‟il y a un sol. De
même, l‟union de la sagesse et des méthodes est la terre dans laquelle pourront croître toutes
les qualités de l‟Éveil.
Cette union est essentielle. La sagesse seule, sans méthodes, produirait des auditeurs et des
bouddhas-par-soi. Les méthodes seules produiraient un état complètement ordinaire, comme
nous, qui sommes riches en méthodes mais dépourvus de sagesse. C‟est l‟association des
deux qui définit une terre.
L‟Éveil comme Toute l‟idée de l‟Éveil tient en ceci : si votre chemise est sale, vous la lavez et elle devient
« résultat d‟une propre. La propreté est le résultat, mais elle résulte de l’absence de saleté. Ce n‟est pas
absence » comme si en sortant de la machine à laver votre chemise était devenue neuve ou différente.
C‟est un terme tibétain important dreldre (bral ’bras) : le résultat d‟une absence. L‟étendue
de cette absence est différente pour chaque bodhisattva, et c‟est elle qui détermine s‟il est sur
la première, la deuxième ou la troisième terre, et ainsi de suite.
Mais dans l‟état méditatif de telles classifications ou différences ne peuvent pas s‟appliquer.
Qui peut alors établir la différence entre les terres ? Supposons que deux bodhisattvas se
trouvent dans une même pièce ; le premier, de la première terre, est en méditation. Le
second, grâce à son omniscience, peut connaître, entre autres choses, sur quelle terre est celui
qui médite. Voilà un exemple de l‟attachement aux caractéristiques dont nous avons parlé
hier. Dans la post méditation, un bodhisattva de la première terre peut savoir qu‟il est sur la
première terre, mais il ne connaît pas nécessairement le niveau d‟un bodhisattva d‟une terre
Les qualités des supérieure à la sienne.
bodhisattva dans la On reconnaît aussi un bodhisattva en post méditation au nombre de ses qualités. Un
post méditation bodhisattva de la première terre acquiert douze cents qualités de la voie, de la deuxième
douze mille, et ainsi de suite.
On peut aussi identifier leur niveau en termes de ce qu‟ils ont éliminé, en termes d‟absences.
Le bodhisattva de la première terre se purifie des t’ong pang (mthong spang), ces voiles dont
on se défait grâce à la vue ; un bodhisattva de la deuxième terre se défait des gom pang
(sgom spang), les voiles dont on se libère par la méditation. Nous parlerons plus tard de ces
divers types de voiles.
Par ailleurs, à chaque étape de la voie, le bodhisattva cultive une vertu transcendante
particulière et prend naissance sous une forme particulière. Par exemple, sur la première
terre, le bodhisattva prend souvent naissance comme un roi ou une reine. Mais dans le Soutra
des Dix Terres (mdo sde sa bcu pa) on lit : les traces de l’oiseau qui vole dans le ciel sont
impossibles à montrer, comment pourrait-on en parler ? Les qualités des bodhisattvas sont
impossibles à décrire, comment pourrait-on les entendre ?
Après cette introduction générale sur les terres, nous allons étudier de plus près la première
d‟entre elles.
Cette sagesse est le discernement qui le conduit à ne pas rester dans le samsara par sagesse et
à ne pas rester dans le nirvana par compassion. C‟est une des qualités essentielles du
bodhisattva. Même si le bodhisattva de la première terre possède les sept qualités,
l‟autocommentaire de Chandrakirti sur le Madhyamakavatara permet de comprendre qu‟il
parle ici du second auxiliaire de l‟Éveil.
Les deux lignes suivantes décrivent la post méditation du bodhisattva. Pendant la méditation,
il possède la sagesse et la compassion. Dans la post méditation, il forme des prières et
connaît la jubilation d‟avoir réalisé cet état. C‟est une étape importante car cela fait des éons
qu‟il parcourt la voie d‟accumulation et la voie de jonction, et enfin il arrive à dépasser la
limite finale de la voie de jonction. Il entre alors dans l‟état de méditation appelé t’onglam
(mthong lam), la voie de vision, état où il abandonne les voiles spécifiques dont on se purifie
sur cette voie.
Ce qu‟il vit pendant la méditation est indicible, mais quand il en sort et entre dans la post
méditation, il connaît une sorte d‟éveil : il réalise qu‟il a traversé le samsara. Il se rend
compte que la terre a tremblé, que cent univers ont frémi et que cent bouddhas sont venus
l‟oindre. Il sait qu‟il ne retournera plus jamais dans le samsara : la frontière est franchie, le
samsara est définitivement derrière lui. La joie immense, la jubilation qu‟il ressent alors
donne son nom à la première terre.
[E] : La sagesse du bodhisattva est-elle libre de pensées ou de concepts ? Vous avez utilisé
les deux termes.
[R] : L‟un et l‟autre sont corrects.
Nous avons parlé de la présentation de la première terre. Ce passage est important parce que
les bouddhistes disent souvent qu‟un tel est un bodhisattva. Mais en disant cela, que dit-on
vraiment ? Ces deux lignes l‟expliquent. Ce point a été abordé dans l‟hommage qui ouvre le
texte, quand nous avons comparé les auditeurs et les bouddhas-par-soi avec les bodhisattvas
et les bouddhas, et défini la frontière au-delà de laquelle on devient un bodhisattva. Grâce à
ce quatrain, nous savons maintenant que Chandrakirti, quand il parle de bodhisattvas, fait
référence aux bodhisattvas de la première terre et au-delà.
Cela signifie-t-il que nous autres, gens ordinaires, devons continuellement garder présente à
l‟esprit la volonté d‟accomplir toutes nos actions pour le bien des êtres ? Il y a des moments
où nous ne pensons pas à ce que nous faisons, et d‟autres où nous ne pensons même pas du
Ici quand Chandrakirti proclame : « dès cet instant, il reçoit le nom de bodhisattva », il fait
référence à quelqu‟un doté de l‟esprit d‟Éveil ultime. Pareil bodhisattva reçoit son nom à
cause de sa réalisation de la vue. Il « voit », il « connaît » directement la vacuité, c‟est
pourquoi il est sur « la voie de vision ». Nous savons de source certaine que Chandrakirti
parle de l‟esprit d‟Éveil ultime parce que dans son autocommentaire il le dit, en citant le
Soutra en Deux Mille Cinq Cents Vers.
Nous venons de voir dans le cinquième quatrain que la première qualité attribuée au
bodhisattva est son mingpeu yeunten (ming po’i yon tan), le nom de « bodhisattva de la
première terre ». Comme un soldat dans une armée qui, après plusieurs années, obtient le
rang de général, il a gagné le grade de bodhisattva, non pas de simple bodhisattva, mais de
bodhisattva ultime – bodhisattva du point de vue de la vue. Les quatrains suivants énumèrent
les autres qualités qu‟il obtient sur cette terre, qui sont au nombre de quatre :
Les quatre qualités 1. l‟appartenance à la race, ou famille, rik (rigs) (des bodhisattvas),
acquises par le 2. la capacité de purifier et de réaliser,
bodhisattva de la 3. la capacité de progresser rapidement et de passer facilement à l‟étape suivante.
première terre Comme lorsqu‟on monte un escalier, dès qu‟on a franchi la première marche avec le
pied gauche, le pied droit monte automatiquement sur la deuxième marche. Un
bodhisattva a cette aptitude à s‟élever, alors que des gens comme nous peuvent tout
au plus obtenir inopinément quelques bonnes qualités et, avec un peu de chance, les
garder pendant dix ans, si on ne les perd pas avant...
4. la supériorité par rapport aux niveaux inférieurs.
La première de ces quatre qualités est révélée dans ce premier vers du sixième quatrain.
Nous savons que le bodhisattva n‟est définitivement pas un être mondain. Or, le contraire
d‟un être ordinaire est un être éveillé. Nous avons vu trois types d‟êtres éveillés : les
auditeurs, les bouddhas-par-soi et les bouddhas. Le bodhisattva de la première terre ne se
range ni parmi les auditeurs, ni parmi les bouddhas-par-soi. Qu‟est-il donc ?
À titre d‟exemple, quand vous traversez la Manche pour vous rendre en France, au moment
où vous touchez le sol français, vous n‟êtes plus en Angleterre. Même si vous êtes juste à la
frontière, vous êtes bel et bien en France. De la même façon, un bodhisattva est sûr de
parvenir à l‟état de bouddha. Il ne peut pas être dérouté, il n‟y a qu‟une seule voie. C‟est
pourquoi les poètes donnent aux bodhisattvas le titre de gyalse (rgyal sras), Enfants des
Vainqueurs. Assurés de devenir bouddhas, les bodhisattvas sont de la race, de la famille des
Tathâgatas. Le mot Tathâgata, qui veut dire bouddha, signifie littéralement celui qui a suivi
la voie juste. À Bodh-Gayâ, il y a une agence de voyage appelée Tathagata Travel Agency :
quel beau nom !
Le premier aspect de la deuxième qualité est qu‟il s‟affranchit des kundu jorwa soum (kun
bsdus sbyor ba gsum), que nous traduisons ici par les trois pièges. En tibétain, le mot a le
sens de quelque chose qui non seulement vous retient dans le samsara, mais encore vous y
attire et vous y fait tomber. Ces pièges sont :
Le fait de croire à la supériorité d’une certaine vue tawa chogdzin, (lta ba mchog
dzin). Ce piège a trois aspects :
Donner aux cinq agrégats une valeur supérieure, jigtsok (’jigs tshogs). Nous croyons
que je, moi, mien sont suprêmes. Pour nous, cette vue est la plus haute, nous nous
prenons pour le centre du monde. Voilà la raison de notre présence et de notre
perpétuel retour dans le samsara.
Penser que le nirvana est le bien suprême t’ar ta (mthar lta), c‟est vouloir renaître au
paradis, c‟est considérer le paradis ou l‟Éveil comme souverain.
Croire à la supériorité d‟une vue erronée logta (log lta). Par exemple, certains
souffrent d‟un complexe d‟infériorité et se considèrent comme inutiles ou sans valeur.
C‟est une vue erronée qu‟ils érigent en vue supérieure. Ils ont créé une sorte de
dépendance à cet attachement qu‟ils ont à penser qu‟ils ne valent rien. Un autre
exemple d‟attachement à une vue fausse : croire que l‟ignorance nous est inhérente et
ne peut pas être détruite.
Le doute té tsom (the tshoms) est l‟un des problèmes majeurs du pratiquant, dans le sens
où celui-ci n‟arrive pas à décider quelle voie est la bonne. Le doute peut devenir un gros
obstacle à l‟Éveil et s‟avère une cause parfaite de renaissance dans le samsara.
Supposons que Gérard Godet me demande le chemin pour aller aux toilettes. Sa vessie
est pleine. Je lui dis de prendre cette route, de tourner à droite, puis à gauche, et je lui
donne toutes les instructions. Je lui dis : « Tu arriveras à une porte marquée Messieurs.
Tourne la poignée et entre, c’est là. Voilà mes instructions ». Il se peut qu‟il suive toutes
ces indications et arrive à la dernière étape, juste avant d‟ouvrir la porte. Mais si, à la
vue du panneau Messieurs, il est pris de doutes – et si les panneaux étaient inversés ? –
et qu‟il entre par erreur dans les toilettes des dames, ce doute peut devenir pour lui un
gros obstacle. Il a perdu du temps et ça devient urgent. De plus, il ne connaît pas la
technique Vajrayana pour pisser sous son froc. Ce qu‟il lui manque, c‟est le courage de
commettre une erreur. Quelle importance s‟il ouvre la porte et se trouve nez à nez avec
Ani Djinpa ? Il n‟a qu‟à refermer la porte ! Ce courage est nécessaire. En manquer, c‟est
té tsom.
Si l‟on vous demande quelles sont les causes conduisant à renaître et à demeurer dans le
samsara, vous pouvez toujours vous en tirer en disant « l‟ignorance », sinon il suffit de citer
ces trois pièges dont le bodhisattva s‟est affranchi.
Le deuxième aspect de la deuxième qualité, la réalisation, est décrit à la troisième ligne : le
bodhisattva possède la joie suprême. Il ne craint plus de ne pas atteindre l‟Éveil, il est sûr
La quatrième ligne parle de sa capacité : il est capable d’ébranler cent mondes. À chaque
instant, s‟il le veut, il peut faire trembler le monde. Il n‟a pas besoin de le faire à chaque
instant, mais il en a le pouvoir. Prenez quelqu‟un comme Gorbatchev, quand il a accédé à la
présidence de l‟URSS, les Bourses du monde entier ont grimpé – on a eu l‟impression que le
monde avait été ébranlé.
Khenpo Kunga Wangchuk, l‟un de mes maîtres, disait que les vautours ont du mal à prendre
leur envol, mais quand ils ont gagné de l‟altitude, ils ont à peine besoin de bouger quelques
plumes pour se maintenir en vol. De même, le bodhisattva de la première terre n‟aura aucun
mal à gagner la deuxième, la troisième et les terres suivantes. Sauf à décider par compassion
de rester sur la première terre, il peut progresser quand et comme il le veut, car il maîtrise
parfaitement la diligence de s‟engager dans l‟accumulation de mérites et de sagesse.
Nous autres, même si nous souhaitons atteindre l‟Éveil, quand nous nous engageons dans
l‟accumulation de mérites et de sagesse, et dans l‟élimination des voiles, toutes sortes de
difficultés se dressent sur notre chemin. Les circonstances néfastes pullulent dès qu‟il s‟agit
d‟accumuler mérites et sagesse, et les circonstances favorisant la multiplication des voiles
sont légion.
1:7.2-3 Toutes les voies menant aux mondes inférieurs sont fermées,
Et tous les états d’existence ordinaire, épuisés.
La description de la quatrième qualité apparaît dans les lignes deux et trois du septième
quatrain. Quand il est dit que pour le bodhisattva les voies menant aux mondes inférieurs
sont fermées, l‟auteur fait référence à la voie de jonction et en dessous, jorlam menché
(sbyor lam sman chad), à savoir, la voie d‟accumulation, la voie de jonction et tous les
mondes samsariques. Ayant condamné ces voies, il ne sera plus jamais obligé de les suivre
vers les mondes inférieurs sous l‟influence du karma ou des émotions. Il peut cependant
décider de reprendre le chemin des mondes inférieurs par compassion.
[E] : Vous avez dit plus tôt qu‟un bodhisattva peut perdre courage et se tourner vers les voies
des auditeurs et des bouddhas-par-soi.
[R] : Cela n‟équivaut pas à une descente dans les mondes inférieurs. Si la compassion vient à
lui manquer, il peut arriver qu‟un bodhisattva se sente fatigué au point d‟aspirer aux
états de d‟auditeur ou de bouddha-par-soi (qui ne sont pas à vrai dire des mondes
inférieurs dans le sens où ces états représentent une sorte de raccourci vers l‟Éveil).
Mais votre question arrive au bon moment, car la ligne suivante traite précisément de ce
point : tous les états d’existence ordinaire sont épuisés.
On pourrait penser que Chandrakirti se répète à la troisième ligne, mais les grands érudits
comme lui ne se répètent jamais. Tout en ayant l‟air de ce faire, ils disent toujours quelque
chose de nouveau. Ici, juste après la fin des voies menant aux mondes inférieurs, il annonce
que les niveaux d’existence ordinaire sont épuisés. Cette déclaration démontre un certain
sarcasme à l‟encontre des doctrines hindoues, lesquelles disent que la pratique du calme
mental conduit à l‟état qu‟on appelle « sommet de l‟existence ». Pour eux, ce monde-là, qui
est le plus élevé des royaumes divins, serait l‟Éveil. À l‟époque de Chandrakirti,
L’état de Brahma. Cette fois le sarcasme est direct. Pour un bodhisattva, tous ces
états sont épuisés : il les a dépassés et ne ressent à leur égard ni attirance, ni
curiosité. Le paradis et l‟état de Brahma ne le tentent absolument pas, et pourraient
même lui inspirer de la révulsion du fait que les gens y sont trop idéalistes et
n‟assument jamais aucune responsabilité. Là-haut, toutes les écoles suivent
l‟approche de Rudolf Steiner – jamais d‟examens, pas besoin de travailler – et le
système de sécurité sociale est excellent. Mais quelqu‟un doit quand même payer la
facture !
La principale raison du désintérêt du bodhisattva pour ces trois états d‟existence est qu‟on y
contracte de nombreux « voiles dus au mûrissement », lesquels sont de deux sortes :
Ceci peut même se produire dans notre vie quotidienne. À nager dans le bonheur, on a vite
fait d‟oublier le Dharma. S‟il vous arrive d‟être à ce point heureux, considérez que pendant
cinq minutes vous avez vécu dans le monde des dieux de longue vie. Mais vous n‟êtes pas
obligé de vous attacher à cela.
1:7.4 Il est dit que cette terre correspond au huitième niveau des aryas.
La dernière ligne du septième quatrain contient une analogie. Quand un être samsarique
Les adeptes du détruit la racine du samsara, il devient un arya, un être sublime, non-samsarique. Or, l‟école
Hínayana disent que le hínayana prétend que la voie du Mahayana conduit directement de la voie de vision à la voie
Mahayana n‟a pas de sans apprentissage (la dernière avant l‟Éveil suprême). Ils en concluent que dans le
voie graduelle Mahayana il ne peut y avoir d‟êtres non-samsariques encore sur la voie (comme un
bodhisattva de la première terre). Pour eux le Mahayana n‟est donc pas une voie graduelle.
L‟attaque est loin d‟être anodine, car sans voie graduelle il n‟y a pas de voie du tout. Et sans
voie, pas d‟antidote aux voiles. Voilà justement le but de leur démonstration.
À quoi correspond le Le but de cette ligne est donc de montrer aux adeptes du Hínayana que le niveau du
huitième niveau des bodhisattva de la première terre est analogue au huitième niveau des aryas. Comment
aryas ? compte-t-on ces niveaux ? Au Tibet nous avons connu de longs débats sur cette
correspondance entre les niveaux et les terres.
C‟est un grand événement que d‟être entré dans le courant ; cela signifie que vous n‟êtes
plus un être samsarique. Celui qui a réalisé cet état devient un objet de respect et de dévotion
pour tous.
À l‟époque du Bouddha, certains moines dissipés voulaient impressionner les laïcs. N‟étant
pas arrivé au niveau des entrés dans le courant et ne pouvant mentir à ce sujet, quand les
disciples laïques passaient à proximité, ces moines, dans l‟espoir de les induire en erreur, se
jetaient dans la rivière en criant : Eh ! Je viens d’entrer dans le courant !
1:8 Tendu vers l’Éveil, alors même qu’il réside encore sur la première terre,
Il éclipse déjà ceux qui naissent de la parole du Mouni, et parmi eux,
Les réalisateurs solitaires, par son mérite en constante progression.
Sur la terre Allé Loin, il les surpassera même en sagesse.
Nous avons vu comment le bodhisattva obtient ce nom et nous avons parlé de ses quatre
qualités. Nous venons de voir que le bodhisattva de la première terre égale l’arya qui est
entré dans le courant. Nous allons parler maintenant d‟une autre de ses qualités, sujet du
huitième quatrain : le bodhisattva de la première terre éclipse les autres.
L‟importance du 8e
quatrain, de la dernière Dans tous les shedras, les khenpos consacrent beaucoup de temps à l‟explication de ce
ligne en particulier quatrain, parce qu‟il faut parler du Hinayana, du Mahayana et de bien d‟autres choses
encore. La dernière ligne en particulier est célèbre et des enseignants comme Khenpo
Rinchen s‟y attardaient parfois pendant deux ou trois semaines !
[T9] (i) Il les surpasse par la force de son mérite sur cette terre 1:8.1-3
L‟image du prince Imaginez un roi assis sur son trône, entouré de ses généraux et ministres, des membres du
nouveau-né et des parlement, des représentants de citoyens et de la cour dans toute sa splendeur. Soudain
grands du royaume survient la reine tenant dans ses bras le prince nouveau-né. Même tout petit, le prince, le
futur Roi, éclipse déjà par son mérite tous les membres de la cour. Quelles que soient leur
grandeur, leur intelligence, la longueur de leur barbe, leur noblesse ou leur sagesse, jamais
les généraux ou les ministres ne deviendront roi.
Le bodhisattva de la première terre ressemble à ce prince nouveau-né, il est tout petit devant
les splendides auditeurs et bouddhas-par-soi pleins de sagesse. Mais qu‟importe, tout comme
le prince deviendra roi, le bodhisattva deviendra bouddha, à la différence des autres.
L‟image du garouda Le Soutra de la Vie du Seigneur Maitreya donne un autre exemple : le garouda a fait son nid
nouvellement éclos dans un grand arbre autour duquel tournoient aigles, vautours, faucons et chouettes. Dans le
nid, un bébé garouda vient d‟éclore. Il n‟a pas la moindre plumette sur les ailes, et pourtant il
éclipse tous les autres grands oiseaux. Même si les aigles ont un vol plus puissant que celui
du bébé garouda, le garouda reste le roi des oiseaux.
Alors qu’il réside encore sur la première terre... Cet encore à la première ligne nous fait
comprendre que si le bodhisattva de la première terre éclipse déjà les auditeurs et les
bouddhas-par-soi, il les surpassera encore plus, c‟est certain, sur la deuxième terre et au-delà.
Pourquoi ?
Comment le bodhisattva peut-il subjuguer les autres ? Par sa compassion, et par les mérites
accumulés pendant d‟innombrables éons.
[E] : Vous avez dit hier que les auditeurs ont aussi de la compassion...
[R] : Oui, mais leur compassion n‟est qu‟une goutte d‟eau comparée à la compassion
océanique du bodhisattva. Quant à la nôtre, elle est comme une goutte de rosée
comparée à la compassion océanique des auditeurs.
[E] : Vous avez dit que le bodhisattva s‟affranchit des trois pièges, dont l‟attachement à
certaines vues et à son éthique personnelle, et le doute. N‟a-t-il jamais le moindre doute,
est-ce que le doute ne l‟effleure même pas ou bien est-ce qu‟il n‟en est pas affecté ?
[R] : Il n‟a aucun doute, le doute n‟existe plus pour lui.
[E] : L‟analogie utilisée par Chandrakirti dit que le bodhisattva surpasse les auditeurs parce
qu‟il sera bouddha dans le futur. Mais nous sommes tous des bouddhas potentiels...
[R] : La réponse est dans le premier vers du sixième quatrain. Le bodhisattva est né dans la
famille des Tathâgatas, il est donc sûr de devenir bouddha. Les auditeurs et les
bouddhas-par-soi sont encore en Angleterre, alors que lui est déjà à la frontière
française.
[E] : Mais ce qui est important, c‟est là où il se trouve aujourd‟hui, plutôt que son arrivée à
Paris l‟année prochaine. Peut-être que celui qui est encore en Angleterre arrivera à Paris
avant celui qui est à la frontière française.
[R] : Quand toutes les conditions sont réunies et qu‟il n‟y a ni antidote, ni obstacle, on peut
être sûr que le résultat suivra. Celui qui est en Angleterre n‟est pas dans cette situation.
Pour le bodhisattva, en revanche, c‟est un peu comme quand on dit : « je veux cette
chose » et qu‟on vous répond : « vous l‟avez ! » Vous ne l‟avez pas encore, mais vous
êtes sûr qu‟on vous le donnera.
[T9] (ii) Il surpasse les autres par la force de réalisation sur les terres suivantes 1:8.4
La dernière ligne du huitième quatrain dit : Sur la terre Allé Loin, il les devancera même en
sagesse. Dans le Soutra des Dix Terres, notre soutra de base, le Bouddha déclare qu‟un
[T11] (i) Où le soutra déclare que les auditeurs et les bouddhas-par-soi comprennent que
les phénomènes n’ont pas d’essence véritable
La réalisation de la
vacuité des auditeurs : De manière générale, la vue que doivent réaliser les auditeurs, les bouddhas-par-soi et les
l‟image de l‟espace vu bodhisattvas est identique. Mais leur réalisation diffère, comme l‟illustre l‟image suivante.
par un trou dans une La réalisation de la vacuité des auditeurs et des bouddhas-par-soi est aussi vaste que le trou
graine de moutarde creusé par un charançon dans une graine de moutarde. Remarquez que je n‟ai pas dit « aussi
petite que » car pareil espace est déjà très vaste. Mais, par comparaison, la réalisation de la
vacuité des bodhisattvas est aussi vaste que le ciel. Ou peut-être devrais-je dire « aussi petite
que le ciel ». Ici, nous parlons de l‟intelligence du bodhisattva : dès la première terre, sa
réalisation de la vacuité dépasse de loin celle des auditeurs et des bouddhas-par-soi. Pourquoi
alors, ne pas dire qu‟il les éclipse par sa sagesse dès cet instant ? Parce que de la première à
la sixième terre le bodhisattva n‟a pas la capacité d‟éliminer irréversiblement l‟attachement
aux caractéristiques : ce dernier continue à surgir et le bodhisattva ne peut pas encore
l‟éliminer de manière définitive. Ici, il nous faut distinguer deux types de voiles :
C‟est une explication très succincte et voici un très mauvais exemple : vous rêvez d‟une tasse
de café, et dans votre rêve quelqu‟un vous demande si vous êtes en train de boire du café. Si
vous ne savez pas que vous rêvez, vous répondrez : « oui, je bois du café ». S‟il insiste et
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 Chapitre 1 – 34
demande : « en êtes-vous sûr ? », vous répondrez : « absolument ». S‟il veut savoir si le café
vous a plu, vous répondrez par l‟affirmative. Ensuite, si au réveil on vous demande si le café
ainsi bu était réel, vous direz : « non, ce n‟était qu‟un rêve ». Ce n‟était pas une « vraie »
tasse de café.
Pour le moment et par souci de simplicité, nous dirons que le dendzin, l‟attachement à la
réalité des choses, est la cause du samsara. Les auditeurs, les bouddhas-par-soi, et les
bodhisattvas de la première terre ont déjà abandonné cette sorte de perception. Et pourtant,
nous venons de comparer leur réalisation de la vacuité, au grand avantage du bodhisattva.
Pourquoi alors le bodhisattva ne devance-t-il pas les autres dès cet instant en intelligence ?
Parce que ni les uns ni les autres n‟ont réussi à éliminer définitivement le tsendzin. Ici nous
parlons de leur progrès en termes de drel dre, le résultat d‟une absence.
Supposons que Gérard et moi regardions tous deux une montagne. Gérard est plus près en ce
qui concerne la distance, mais nous sommes égaux en ce que nous souffrons tous deux d‟une
mauvaise vue. De la même façon, de la première à la sixième terre, les auditeurs, les
bouddhas-par-soi et les bodhisattvas sont égaux. Quand deux personnes sont égales, l‟une ne
devance pas l‟autre. Devancer implique une supériorité. C‟est pourquoi les bodhisattvas ne
surpassent pas encore les auditeurs par leur compréhension.
Le bodhisattva peut Nous l‟avons vu, le bodhisattva peut surpasser les auditeurs et les bouddhas-par-soi de deux
surpasser les auditeurs manières : par sa noble aspiration et par la compréhension supérieure qu‟il a de son propre
et les bouddhas-par-soi objet. Cette « noble aspiration » est la compassion source de mérites qui permet au
de deux manières bodhisattva de la première terre d‟éclipser les auditeurs. Quant à la compréhension
supérieure de son propre objet, il l‟obtiendra sur la septième terre, Allé Loin.
Dans l‟expression « l‟intelligence supérieure qu‟il a de son propre objet », il y a trois sujets à
traiter : son propre objet, intelligence et supérieure. « Son propre objet » désigne tous les
phénomènes. Selon Nagarjuna il est possible de classer chaque phénomène dans l‟une ou
l‟autre des quatre zones présentées dans le tableau suivant.
Classification des
phénomènes dans l‟un Existence (ou être) Non-existence (ou non être)
ou l‟autre des quatre
extrêmes Exemple : une cuillère Exemple : les cornes du lièvre, ou la corne sur le
Cf. La chrétienté et certaines formes nez de Gérard
d‟hindouisme Cf. existentialisme
Exemple : le reflet de votre visage dans un Exemple : le caractère pointu de la corne sur le nez
miroir de Gérard
Cf. « new-age » Cf. taôisme
Il n‟y a pas d‟autre possibilité. Si vous en trouvez une, je vous offre une pilule de
Manjushri ! Ici quand nous parlons d‟être, il s‟agit de l‟existence ordinaire, quotidienne, des
choses. On ne s‟inquiète pas ici de savoir si la chose « est » de manière inhérente,
Voilà donc les quatre extrêmes. Si vous tombez dans l‟une ou dans plusieurs de ces
catégories vous êtes un extrémiste, vous n‟avez pas la vue correcte de la Voie Médiane, car
la spécificité de cette vue est d‟être libre des extrêmes.
Comment les
différentes religions
On peut situer le christianisme dans la première zone, l‟existence. La deuxième pourrait bien
penchent vers l‟un ou concerner les bouddhistes qui, lorsqu‟ils méditent sur la vacuité, zappent l‟existence pour se
l‟autre de quatre complaire dans l‟inexistence. Dans la troisième zone, celle du « new-age », tout est bon,
extrêmes : exemples existence et inexistence. Le taoïsme, dans la zone quatre, se rapproche du bouddhisme : en
effet beaucoup pensent que la vue ni existence ni inexistence est celle de la Voie Médiane.
Mais selon Chandrakirti, ce n‟est pas le cas. Nous y viendrons, au chapitre VI.
La grande vacuité n‟est En gros, on peut dire que si vous voulez seulement détruire la racine du samsara, il suffit de
pas la même chose que détruire le premier extrême, mais la vue sur laquelle les bodhisattvas s‟efforcent de méditer
l‟inexistence transcende ces quatre zones. Voilà ce qu‟on appelle la « grande vacuité ». « Vacuité » n‟est
pas synonyme d‟« inexistence ». Certains disent que la vacuité est comme un espace vide,
sans rien ou le fait que telle ou telle chose soit dénuée d‟existence. Mais ce n‟est pas vrai et
leur vacuité tombe dans le second piège, le deuxième extrême.
Quand le Mahayana dit d‟une fleur qu‟elle n‟existe pas, cela signifie que la fleur est libre des
quatre extrêmes : elle n‟existe pas, elle n‟est pas inexistante, elle n‟est pas en même temps
existante et inexistante, et elle n‟est pas en même temps dénuée d‟existence et d‟inexistence.
Une fois que vous aurez compris cela, vous ne poserez plus le genre de question : « comment
le Mahayana peut-il dire que cette tente n‟existe pas, alors que je la vois ? » Chandrakirti
répondra que la tente n‟existe pas mais qu‟elle n‟est pas non plus inexistante. Pour notre
esprit ordinaire, quelque chose qui n‟est pas inexistant existe nécessairement d‟une certaine
manière. Mais Chandrakirti dira que ce n‟est pas ainsi. De quelque côté que vous vous
tourniez, il sera toujours là pour vous dire : non, ce n‟est pas ainsi ! C‟est pourquoi on
appelle cela la Voie Médiane. Et pour finir, Nagarjuna dira : le sage ne reste même pas dans
la Voie du Milieu !
[E] : Quand on visualise un yidam, par exemple, on commence par le rendre existant, puis on
le dissout, et il devient inexistant.
[R] : C‟est vrai. Au chapitre six, Chandrakirti explique que toutes les méditations et les
visualisations appartiennent à la vérité relative. Il ne dit pas que dans la vérité relative
on ne puisse pas avoir l‟existence et l‟inexistence. Souvenez-vous de ce que j‟ai dit le
premier jour : ici, nous cherchons à établir la vérité ultime, la vue de la vacuité.
Je ne peux pas m‟étendre longuement sur le sens de « libre des quatre extrêmes ». Si vous
voulez vraiment comprendre, il vous faut méditer, car la réalisation ne peut venir que de la
contemplation et de la méditation. En parler ne fait qu‟empirer les choses : plus on en parle,
plus ça se complique. Mais le simple fait d‟écouter l‟enseignement et de l‟étudier ensuite
peut, sur la voie d‟accumulation, faire naître une idée générale de la vue. Cela pourrait nous
arriver !
Ensuite, à force de méditer sur cette idée générale de la vue, sur la voie de jonction il se peut
que vous fassiez l‟expérience, nyam (nyams), de l‟état libre des quatre extrêmes. La
réalisation véritable commence dès la première terre. Ce qui explique la comparaison entre
l‟espace contenu dans le trou dans la graine de moutarde et l‟espace du ciel : dès la première
terre, le bodhisattva commence effectivement à comprendre que les phénomènes sont libres
Maintenant les problèmes vont commencer, car nos citations du Soutra des Dix Terres et du
Pourquoi les auditeurs Soutra de la Vie du Seigneur Maitreya soulèvent une autre question. Grâce à elles nous
et les bouddhas-par-soi
ont une certaine
savons désormais que les auditeurs et les bouddhas-par-soi réalisent jusqu’à un certain point
réalisation de l‟inexistence du soi des phénomènes, en plus de leur compréhension de l‟inexistence du soi
l‟inexistence du soi des individuel. Sans cela, le bodhisattva de la première terre les devancerait facilement, y
phénomènes compris par son intelligence. C‟est parce que les auditeurs et les bouddhas-par-soi réalisent
jusqu‟à un certain point la vacuité des phénomènes que le bodhisattva ne pourra les dépasser
que lorsqu‟il accédera à la septième terre.
Nous parlons ici de deux aspects : la réalisation et la purification des voiles. La supériorité
du bodhisattva repose non pas sur sa taille ou son teint mais sur sa noble aspiration et sa
réalisation de la vacuité, laquelle est beaucoup plus vaste que la réalisation des auditeurs qui
est comparée à l‟espace contenu à l‟intérieur d‟une graine de moutarde. Pourquoi
Chandrakirti ne proclame-t-il pas d‟emblée la supériorité du bodhisattva ? Parce que celui-ci
a beau devancer l‟auditeur par sa réalisation de la vue, autrement dit par la façon dont il
Pourquoi le perçoit les phénomènes, il n‟est pas plus avancé que lui pour ce qui est de la purification des
bodhisattva ne surpasse voiles. Par exemple, l‟auditeur et le bodhisattva sont tous deux en train de faire leur lessive,
pas entièrement les mais ni l‟un ni l‟autre n‟a atteint le point où ses vêtements ne seront plus jamais sales.
auditeurs et les
bouddhas-par-soi La citation du Soutra des Dix Terres dit que le prince nouveau-né ne surpasse pas les
ministres par sa sagesse, impliquant par là que les ministres sont dotés de sagesse. En effet,
Les auditeurs doivent nous savons que les auditeurs, les bouddhas-par-soi et les bodhisattvas ont tous compris
aussi avoir une l‟inexistence du soi individuel et qu‟ils sont tous des êtres non-samsariques. Nous savons par
certaine réalisation de ailleurs que le bodhisattva de la première terre a réalisé l‟inexistence du soi des phénomènes.
l‟inexistence du soi Si malgré cela il ne surpasse pas encore les aryas, cela signifie que ces derniers ont aussi une
des phénomènes certaine réalisation de l‟inexistence du soi des phénomènes.
Il nous faut donc analyser la réalisation des auditeurs et des bouddhas-par-soi du non-soi des
phénomènes. Pourquoi tant d‟insistance, me direz-vous ? Parce que, si nous nous permettons
la moindre erreur, nous risquons d‟aboutir à la conclusion qu‟ils pratiquent déjà l‟inexistence
L‟objection de du soi des phénomènes, et dans ce cas ce n‟est plus la peine d‟enseigner le Mahayana.
Bhavaviveka : les
auditeurs ne réalisent
que l‟inexistence du
C‟est principalement Bhavaviveka qui soutient que les aryas ne comprennent que
soi de l‟individu l‟inexistence du soi de l‟individu et pas du tout l‟inexistence du soi des phénomènes. Il
soulève donc une objection à laquelle Chandrakirti répond en exposant les conséquences qui
découlent de pareille affirmation. Soyez patients, il nous faut examiner tout ceci en détail,
Les deux premiers points, la réalisation de l‟inexistence du soi de l‟individu et du soi des
phénomènes, relèvent de la sagesse. Quand nous parlons d‟ignorance, de voiles ou
d‟obstacles à l‟Éveil, nous faisons référence à la deuxième catégorie, celle des voiles à
éliminer. Ce qui est à réaliser, ce sont les deux types de sagesse ; ce dont on doit se défaire,
ce sont les deux types d‟attachement.
Comment ce deux Comment ces deux voiles peuvent-ils être différents ? Bonne question. Tout dépend de
voiles peuvent-ils être l‟intérêt que vous portez à la chose. Si vous cherchez le premier degré de l‟Éveil, moksha, la
séparés ? libération, vous devez vous affranchir de la première croyance. C‟est assez pour être libéré.
Voilà le but recherché et poursuivi par les auditeurs et les bouddhas-par-soi.
Dans l‟hommage, au troisième quatrain nous avons trouvé une définition de ce premier
voile : dès l’origine, il y a fixation sur un moi considéré comme réellement existant, puis
mien donne lieu à tous les attachements. Il est ici question de l‟égo, qui est le premier voile
et la cause des onze autres facteurs de la production dépendante. Mais en quoi la croyance au
soi individuel est-elle différente de la croyance au soi des phénomènes ? Après tout, aucune
notion de je ne peut surgir en dehors des cinq agrégats, et les cinq agrégats, en tant que
phénomènes, sont l‟objet du deuxième type de voile. Voilà le problème.
Selon Bhavaviveka, les auditeurs, qui ne cherchent que l‟Éveil, veulent juste éliminer le
premier voile, celui de l‟ego. Bien. Mais il dit ensuite que les méthodes pour réaliser la
vacuité des phénomènes relèvent exclusivement du Mahayana. Faux, dit Chandrakirti : les
auditeurs et les bouddhas-par-soi doivent forcément avoir une certaine réalisation de
l‟inexistence du soi des phénomènes, car sans elle il leur serait impossible de réaliser la
vacuité des cinq agrégats.
Quand les causes et les conditions sont réunies et qu‟aucun antidote n‟est présent, le résultat
se manifeste nécessairement. Dans ce cas précis, le résultat serait l‟attachement au moi, car
en l‟absence de réalisation de la vacuité des cinq agrégats, l‟idée « moi » pourrait surgir
automatiquement.
L‟analyse de ce point précis a donné lieu à de nombreuses interprétations en Inde et au Tibet.
Mipham Rinpoché, Gorampa et Tsong Khapa ont chacun sur la question leur propre idée,
que je n‟expliquerai pas ici.
Dagdzin :
Dagdzin inclut l‟attachement au soi des phénomènes. Les caractéristiques d‟un phénomène
l‟attachement au soi sont des choses qu‟il est possible de percevoir au moyen des six sens (vue, ouïe, odorat, goût,
toucher et conscience mentale). Le soi des choses en fait partie. Quand on parle du « soi »
dag, des phénomènes, chos, le mot dag signifie quelque chose comme l‟identité, la
spécificité qui fait qu‟une chose est ce qu‟elle est. Par exemple, quand nous identifions une
chose, quand nous disons : « ceci est un verre d‟eau », « ceci est un morceau de pomme », on
parle du « soi » de cet objet.
[E] : La philosophie occidentale fait une différence entre ce qui est perçu et la base sous-
jacente qui est la source de la perception. Nous ne percevons pas la base, nous ne
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 Chapitre 1 – 38
percevons que les perceptions. Et pourtant, les gens croient qu‟il existe effectivement
quelque chose, « une substance » qui a provoqué ces sensations. Est-ce que c‟est cela, le
soi ?
[R] : Quand je dis je ou moi, ce n‟est qu‟un nom, une identification, une tendance habituelle,
une confirmation. Dire que ceci est une tente, c‟est aussi une identification, une
hallucination, un concept, c‟est aussi un soi. Dag, c‟est le vrai soi, comme lorsqu‟on dit
soi-même ou en soi.
[E] : Quand vous parlez de chose en soi, voulez-vous désigner quelque chose qui serait
complètement séparé de nous, qui existerait en et par elle-même, et qui serait la cause
des perceptions qu‟on en a ? En l‟absence de celui qui perçoit, est-ce que cette chose a
toujours un soi (bdag) ?
[R] : Non, dans ce cas ce n‟est pas un phénomène. Si aucun des six sens n‟est là pour le
percevoir, il n‟y a pas de phénomène.
[E] : La substance, la base sous-jacente ne peut pas être perçue directement, mais seulement
à travers les sens. On peut percevoir la couleur, la solidité ou la forme d‟une chose,
mais on ne peut pas aller au-delà des sens. Cependant, quelqu‟un qui ne serait pas
bouddhiste dirait : « oui, la chose est vraiment là. »
[R] : Quand nous disons : « ceci est une tasse », vous voulez savoir si, au-delà de tasse, il
existe quelque chose qu‟on peut appeler une tasse ? Pour Chandrakirti, il n‟y a pas de
base, shi mé (gzhi med), C‟est juste une hallucination, rien d‟autre. Il n‟y a pas la
moindre base, mais vous prenez ce que vous percevez pour une base et vous pensez par
exemple : « c‟est moi ». Chandrakirti, par son analyse du chariot en sept points, montre
que nous imaginons une base là où il n‟y en a pas et que, sur cette base, nous disons :
« ceci est un chariot ». De la même façon, quand nous disons : « ceci est une tente », de
quoi parlons-nous ? De cette poutre métallique ou de cette toile ? Si nous coupons un
morceau de la toile, puis un autre, nous ne trouverons pas la tente. Il n‟y a pas de base,
mais nous restons attachés à l‟idée que c‟est une tente. C‟est cela dagdzin.
Quand Jacob pense que son amie est belle, c‟est aussi dagdzin. Quand il est très amoureux, il
trouve qu‟elle sent bon, qu‟elle est jolie, agréable, etc. Tout cela sans le moindre fondement,
car s‟il existait une base réellement existante pour ses perceptions, il devrait toujours penser
qu‟elle sent bon, qu‟elle est jolie, alors que le jour où il la déteste, son odeur devient
déplaisante et elle n‟est plus du tout jolie. Ceci démontre que sa beauté n‟est pas fondée ; ce
n‟est qu‟une allégation sans fondement.
Dendzin: croire qu‟une
chose existe vraiment Passons à l‟attachement à la réalité d‟une chose, dendzin. C‟est un voile bien plus grossier
qui s‟ajoute au dagdzin, car on peut percevoir le soi d‟une chose (chos kyi bdag ’dzin) sans
forcément croire à la réalité de cette chose, nous l‟avons vu quand nous avons parlé du
tsendzin, de l‟attachement aux caractéristiques, lequel est un attachement au soi des
phénomènes sans toutefois être un attachement à leur réalité.
Nous avons vu que pour réaliser l‟inexistence du soi individuel, les auditeurs et les
bouddhas-par-soi doivent forcément comprendre l‟inexistence du soi, ou la non-
substantialité, des cinq agrégats. En effet, le Bouddha leur a exposé la vacuité des
phénomènes, comme le prouve la citation suivante : les formes sont comme l’écume, les
sensations comme des bulles. Cela signifie que les choses sont dénuées d‟essence, qu‟elles
n‟ont aucune substance. Elles n‟existent pas en et par soi, elles sont insubstantielles. Elles
n‟existent pas vraiment, elles ne sont pas réelles. Le Bouddha dit aussi : Les perceptions sont
comme un mirage, les formations karmiques sont comme un plantain. Le bananier plantain
est un arbre d‟apparence solide, mais formé de nombreuses couches d‟écorce, qu‟on peut
Le défi de enlever une par une sans jamais trouver de cœur. Il n‟y a là aucune substance, que des
Bhavaviveka :
couches d‟écorce. Cette même citation explique que la conscience est comme une illusion
pourquoi le Mahayana
fut-il enseigné ?
magique.
Mais alors, pourquoi enseigner le Mahayana, qu‟a-t-il donc de spécial ? Le défi est posé par
Bhavaviveka qui pense que seul le Mahayana expose les enseignements sur l‟irréalité du soi
des phénomènes, car si les auditeurs connaissaient pareils enseignements le Mahayana
Pour la seconde objection, que seuls les enseignements mahayanas sur l‟inexistence du soi
des phénomènes sont inutiles, souvenez-vous que nous parlons du bodhisattva et de
l’intelligence supérieure qu’il a de son propre objet. Nous avons expliqué le mot supérieure
et analysé son propre objet ; il nous reste à voir ce que recouvre le terme intelligence.
[T10] (d) Réfutation des explications fondées sur l’analyse conceptuelle (545)
Bien que les auditeurs et les bouddhas-par-soi pratiquent l‟inexistence du soi des
phénomènes, la supériorité de l‟enseignement du Grand Véhicule est triple :
La triple supériorité
des enseignements du
Mahayana en ce qui
1. Il est plus clair
concerne l‟inexistence 2. Il est plus vaste
du soi des phénomènes 3. Il est complet
On trouve ici plusieurs explications différentes. Les débats sont intéressants, mais je
n‟entrerai pas dans le détail. Personne n‟a tort et tous les protagonistes sont de grands
érudits. Le but de ces débats n‟est pas d‟obtenir la victoire. S‟il y a quelque chose à gagner,
c‟est la sagesse.
Tsong Khapa en particulier affirme que de la première à la septième terre le bodhisattva doit
encore purifier le voile de l‟attachement aux caractéristiques, même si l‟attachement au soi
est éliminé. Rappelez-vous, nous sommes en train de parler des deux types de voiles –
l‟attachement au soi individuel et l‟attachement au soi des phénomènes. Le bodhisattva doit
Aujourd‟hui, nous avons donc fini de commenter la ligne : Sur la terre du Allé Loin, il les
surpassera même en sagesse. Généralement, cette explication prend de une à trois semaines.
Ne dites jamais à un tibétain que je l‟ai enseignée en un jour, il ne le croira pas. Ou s‟il le
croit, moi je deviendrai un paria !
[E] : N‟est-il pas vrai que si les auditeurs et les bouddhas-par-soi comprennent l‟inexistence
du soi des phénomènes, cette réalisation donnant naissance à la compassion, ils entrent
dans le Mahayana ?
[R] : Ils ont certainement beaucoup de compassion, mais elle est minuscule comparée à celle
du Mahayana.
Nous avons parlé plus tôt de dreldré, le résultat d‟une absence. Le mot « bouddha » se
Ce que signifie
« absence traduit en tibétain par l‟expression sang gyé (sangs rgyas). Sangs signifie purifié et exprime
d‟ignorance » parfaitement l‟idée de ce qui résulte d‟une absence. Quand nous louons le Bouddha, nous
disons l‟Éveillé. C‟est l‟éloge suprême, supérieur aux autres titres comme Grand Être, Tout-
puissant ou Magnifique. L‟Éveil, la plus sublime de toutes ses qualités, est le résultat d‟une
absence : une absence de sommeil, une absence d‟ignorance, et ainsi de suite. Il y a là
matière à réflexion : en sanscrit, ignorance se dit avidya, en tibétain, ma rigpa. Le problème,
c‟est qu‟en anglais ignorance signifie : ne pas savoir, ce qui implique qu‟il y a quelque chose
à savoir et qu‟on ignore. Cette définition ne convient pas ici, car avidya a le sens opposé : au
Dans le bouddhisme l‟ignorance n‟a rien à voir avec le mal, ce n‟est pas « mal
comprendre » ; c‟est juste une hallucination, un mirage. Les gens pensent que la dualité se
L‟ignorance n‟est pas réfère au bien et au mal, au beau et au laid et ainsi de suite. Oui, tout cela est bien de la
le mal, et ce n‟est pas dualité mais par dualité j‟entends le fait de séparer en deux entités différentes le sujet et
mal comprendre ; c‟est l‟objet, alors qu‟ils sont un. Ne pas savoir cela, divorcer le sujet de l‟objet, voilà le dualisme.
un mirage, une Bien sûr, « ignorance » a aussi le sens de se méprendre : si quelqu‟un croit que ce sachet de
hallucination. thé est un poisson, c‟est une forme d‟ignorance. Mais ici nous parlons de la situation où rien
n‟existe vraiment et où votre esprit persiste à croire qu‟il y a quelque chose de vrai. C‟est
cela avidya.
Le quelque chose est le dag et votre attachement envers lui est le dzin. Le dag est presque la
même chose que le soi. Par exemple, Jacob pense que son amie est belle. Ici « belle » est le
dag. Et quand d‟autres s‟approchent de son amie, Jacob est jaloux. Cet attachement est le
dzin.
C‟est pourquoi, dans la philosophie bouddhiste, l‟ignorance n‟a rien à voir avec un démon ou
de la méconnaissance. Elle n‟est qu‟une hallucination, un mirage. Les gens pensent que la
dualité est une simple opposition : bon/mauvais, beau/laid, etc. Ce sont effectivement des
expressions dualistes mais la vérité, c‟est qu‟il n‟y a aucune séparation entre le sujet et
l‟objet. Quand on ne sait pas cela, quand on crée un divorce entre le sujet et l‟objet, la dualité
émerge. L‟ignorance crée la dualité : Quand vous regardez ce sachet de thé, votre esprit
ordinaire pense qu‟il y a là une chose solide dotée d‟une existence autonome, il pense qu‟il y
a effectivement un sachet de thé en dehors de mon esprit qui pense qu‟il y a là un sachet de
thé. Mais le bouddhisme, en particulier le Mahayana, dit qu‟il n‟y a pas de sachet de thé si
personne n‟est là pour le percevoir ou pour le désigner ainsi. Et donc, quand je vous
demande si vous voyez la tasse de thé que je vois, en temps normal vous répondriez oui,
alors qu‟en réalité, vous voyez seulement votre idée d‟une tasse de thé, et jamais la mienne.
L‟ignorance est classée L‟ignorance est une, mais on la classe en deux catégories selon l‟objet qu‟elle vise :
en deux catégories : l‟attachement au soi individuel ou l‟attachement au soi des phénomènes. Le deuxième
l‟attachement au soi englobe le premier, lequel est essentiellement centré sur le soi personnel comme lorsqu‟on
individuel et dit : « je suis ». Quand on dit : « il est », on désigne un phénomène. Le soi individuel fait
l‟attachement au soi référence à votre propre personne, alors qu‟un phénomène, cette tente par exemple, est
des phénomènes « autre » chose, ce n‟est pas vous.
On peut avoir abandonné le premier tout en restant entravé par le second. Supposons que
vous entrepreniez de laver des vêtements que vous trouvez sales. Il faut une heure et demie
pour les rendre propres mais certains veulent juste les laver pendant un quart d‟heure et se
contentent du résultat. Pour eux, la saleté qui reste n‟est pas de la saleté, alors que les
fanatiques de l‟hygiène laveront les vêtements correctement. C‟est ainsi avec l‟ignorance
aussi, elle obscurcit l‟esprit de deux manières :
la première consiste à croire que les choses existent vraiment
la seconde consiste à percevoir les choses comme de simples apparences.
Un exemple du premier de ces deux voiles serait : « Je pense que j’existe vraiment ». Ne
vous inquiétez pas de savoir si vous avez ou non le second type d‟ignorance, car une saleté
de ce type serait pour nous plus un accomplissement qu‟un voile !
Pour mieux expliquer ces idées, on peut les inscrire dans un tableau. Le triangle, qui
représente l‟ignorance, est dessiné d‟un seul trait pour montrer qu‟il s‟agit d‟une seule
continuité. Le début de la voie est le point où l‟on prend refuge, c‟est-à-dire le moment à
partir duquel on accepte les quatre grands sceaux :
Les quatre grands tous les phénomènes composés sont impermanents
sceaux
toute émotion est douleur
tous les phénomènes sont vides (d’existence)
le nirvana est la paix (= est au-delà des quatre extrêmes).
Le bodhisattva de la Passée la frontière entre le samsara et le nirvana, vous devenez un bodhisattva de la première
première terre a passé terre. Dans le Hinayana, on dirait que vous venez d’entrer dans le courant. En accédant à la
la frontière entre le première terre, le bodhisattva a éliminé l‟attachement au soi individuel et le dendzin, la
samsara et le nirvana croyance en la réalité des choses.
La dixième terre est la frontière entre la voie et plus de voie. « Éveil » signifie deux choses :
La 10e terre est la
frontière entre la voie
« plus de retour dans le samsara » et « omniscience ». On aurait pu appeler la première terre
et plus de voie « Éveil » dans le sens où on ne retourne plus dans le samsara. Mais au bas du diagramme, on
trouve l‟omniscience complète, l‟Éveil Parfait, dzogpé sangyé (rdzog pai sangs rgyas).
Le bodhisattva de la Il y a une autre frontière entre la sixième et la septième terre. Plus tôt nous avons vu que le
septième terre ne crée bodhisattva de la première terre devance les auditeurs et les bouddhas-par-soi par son mérite
plus les causes de mais pas encore par son intelligence. La vue du bodhisattva, qui considère les quatre
tsendzin extrêmes, est plus large : il a l’intelligence supérieure de son propre objet, tandis que les
auditeurs et les bouddhas-par-soi ne se libèrent que du premier extrême et de la moitié du
second. Et pourtant, jusqu‟à la septième terre, le bodhisattva ne peut encore surpasser les
auditeurs par son intelligence parce qu‟il continue à produire les causes du tsendzin, de
l‟attachement aux caractéristiques, autrement dit, il continue à produire les causes qui feront
qu‟il perçoit les choses comme de simples apparences.
Arrivé dans la septième terre, même s‟il cesse de créer ces causes, il continue à en souffrir, et
le fera jusqu‟à atteindre l‟omniscience. C‟est pourquoi il reste encore un objet du troisième
type de compassion, dont nous avons parlé plus tôt (à la page 19).
La réalisation des Pour cette raison, Chandrakirti appelle la réalisation des auditeurs et des bouddhas-par-soi
auditeurs et des l’Éveil insulaire. Aux temps anciens, lorsque les chercheurs de trésors indiens s‟aventuraient
bouddhas-par-soi est jusqu‟au milieu de l‟océan en quête de pierres précieuses, il arrivait que, fatigués de ne voir
comme une île
que le ciel et la mer, ils accostent sur une petite île et s‟y reposent un certain temps. Mais
selon le point de vue du Mahayana, ils devront nécessairement continuer leur voyage un jour.
[T8] (a) Où il est montré que la générosité est la première des vertus transcendantes 1:9
Nous allons parler des qualités que le bodhisattva de la première terre cherche à cultiver en
dehors des périodes de méditation, et de la générosité, vertu transcendante prépondérante sur
cette terre.
Les trois types de
Il y a trois types de générosité, qui consistent à offrir :
générosité
des biens matériels
la protection
le Dharma.
Comment Le bodhisattva pratique toutes les vertus transcendantes mais à ce niveau il met l‟accent sur
Shakyamouni offrit sa la générosité liée aux dons matériels, lesquels peuvent être de deux sortes : extérieurs (fleurs,
famille en échange eau, encens, éléphants, paons, palais) et intérieurs (femme, enfants, son propre corps).
d‟une ligne de Dharma Nombreux sont les exemples de cette générosité dans les vies passées des bodhisattvas.
Dans une de ses vies antérieures, quand Shakyamouni était un roi, il renonça à sa famille
pour entendre un seul mot de Dharma ! Roi indien, il possédait toutes les richesses
imaginables, mais restait insatisfait. Il déclara qu‟il offrirait tout ce qu‟on lui demandait en
échange d‟une parole de sagesse. Prenant l‟apparence d‟un brahmane, le seigneur Indra
promit d‟offrir des paroles de sagesse au roi si ce dernier lui cédait toutes ses reines. Le roi
tint parole.
En vérité, les rois de l‟Inde ancienne avaient pour la sagesse un amour extraordinaire, sans
doute le plus grand de toute l‟histoire de l‟humanité. C‟est seulement après l‟invasion
moghole que les rois indiens se sont laissés intoxiquer par les femmes, le vin, et
l‟expansionnisme. Hari Chandra, un des rois Rajput, perdit son royaume à cause de son
passe-temps favori : il débattait avec cinquante érudits bouddhistes et cinquante pandits
hindous et préféra continuer la joute philosophique plutôt que de répondre à la requête
pressante de ses ministres de mener ses armées combattre les troupes mogholes amassées
devant les portes de la ville !
Cet amour de la sagesse se reflétait aussi dans l‟architecture : au lieu de bâtir des palais
compliqués, ils se contentaient de quatre piliers et d‟un toit, sans murs ! Mais Ani Djinpa se
plaint, alors il nous faut revenir au texte.
Le courage d‟offrir son À la troisième ligne, le mot jusqu’à montre l‟importance accordée à cette vertu. Par exemple,
propre corps quand Shakyamouni était le prince Valeureux, lors d‟une promenade en forêt, il offrit son
corps à une tigresse affamée.
Notez l‟importance de la dernière partie de la phrase : révèle ce qui (par ailleurs) ne pourrait
être perçu. En effet, comment une personne ordinaire pourrait-elle savoir si quelqu‟un a déjà
atteint la première terre ? Il est impossible de voir, de sentir ou de goûter les qualités d‟un
bodhisattva. Par contre, le fait qu‟un homme ou une femme ait le courage de renoncer à sa
propre chair révèle que cet individu possède des qualités intérieures que nous ne pouvons
voir et qu‟il est sur la première terre. Cependant, jusqu‟à ce qu‟ils atteignent la voie de
vision, les bodhisattvas ont pour instruction de ne pas donner leur corps ou leur vie, à
l‟exception du don d‟organes post-mortem.
[T9] (i) Comme ce qui permet aux êtres d’échapper à la souffrance 1:10-11
Les causes et Les quatrains 10, 11 et 12 font l‟éloge de la générosité en général, sans se référer
conditions de la particulièrement à la générosité pratiquée par les bodhisattvas de la première terre. On tient
prospérité matérielle habituellement pour malheureux ceux qui sont dénués de biens matériels, dit Chandrakirti.
Précisons bien « habituellement », pour éviter les questions du genre : « mais, Milarepa
n‟était-il pas heureux ? ». Il faut savoir que la prospérité matérielle dépend de causes et de
conditions, lesquelles se classent en deux catégories :
D‟une manière générale, on dit que l‟enseignement du Bouddha sur cette Terre se divise en
Les trois cycles
d‟enseignements trois cycles, qui visent chacun à aider les êtres à surmonter un défaut particulier. Pour
exposés par le Bouddha remédier aux actes négatifs, le Bouddha a exposé entre autres la causalité karmique, la
et pourquoi la réincarnation et les actes positifs et négatifs. Le second cycle vise à éliminer l‟attachement
générosité fut enseignée au soi. Le troisième vise à éliminer l‟attachement à toutes les vues, quelles qu‟elles soient.
en premier Ce dernier cycle relève exclusivement du Mahayana, le deuxième est commun au Mahayana
et au Theravada, le premier est commun à tous. La générosité étant un acte karmique, le
Bouddha l‟a enseignée dans le premier cycle.
Dans ce contexte, l‟expression complètement insensibles inclut les êtres qui ont le
« courage » ridicule d‟ignorer les souffrances de tous les autres êtres. Ce serait une allusion
aux auditeurs et aux bouddhas-par-soi.
La plupart des gens accomplissent des actes de générosité en vue d‟obtenir une
Histoire de la reconnaissance mondaine, et non pour atteindre l‟Éveil. Et pourtant, Chandrakirti déclare ici
pauvresse qui que ceux qui persistent dans la pratique de la générosité, même sans motivation supérieure,
raccommoda la robe du
même animés de la seule intention de s‟enrichir, finiront néanmoins par rencontrer un être
Bouddha
supérieur. Il est dit dans un soutra que les aryas – les êtres non-samsariques, comme les
bodhisattvas – sont attirés par les gens généreux et vont spontanément vers eux. Le bol du
Bouddha représente le fait qu‟il va en ville pour demander l‟aumône.
Un jour, voyant un accroc minuscule dans la robe du Bouddha, Ananda proposa de le
repriser. Le Bouddha refusa son offre et s‟en fut au village voisin pour mendier, selon son
habitude. Une jeune fille pauvre et dépenaillée l‟approcha et recousit sa robe avec un brin
d‟herbe. À cet instant, Sharipoutra sourit. Quand on lui en demanda plus tard la raison, il
répondit qu‟il avait vu, au même moment le seigneur Indra dans le paradis des Trente-trois
ordonner à Vishvakarma, l‟architecte et ingénieur céleste, de mesurer l‟emplacement du
palais destiné à cette pauvresse quand elle prendrait naissance en ce paradis.
Mais il se trouve qu‟elle ne s‟intéressait guère aux palais mais à l‟Éveil et je crois qu‟elle est
Histoire de la nonne devenue la nonne Outpalmo, ainsi nommée pour sa beauté, comparable à celle des lotus
Utpalmo et du prince bleus. Même nonne et rasée, sa beauté lui attira les assiduités d‟un prince. Au bout de
amoureux quelques jours, elle cessa de fuir le malheureux prétendant et lui demanda quelle partie de
son corps il préférait. Précisons qu‟elle avait déjà atteint l‟état d‟arhat. Le prince, surpris, ne
savait que répondre, mais finit par bredouiller qu‟il adorait ses yeux. Outpalmo arracha alors
ses yeux et les lui offrit. Le prince, terrorisé, réalisa sur le champ la vérité des phénomènes,
et comprit que la beauté est juste un phénomène composé, une simple idée.
Celui qui s‟engage continument dans la pratique de la générosité finira par rencontrer un être
supérieur. Il pourra alors entendre les enseignements, couper le courant du samsara et entrer
dans le nirvana.
1:13.3-4 Ainsi pour ceux dotés de compassion, comme pour ceux qui n’en ont pas,
L’importance de la générosité est mise en évidence.
En conclusion, le bonheur de tous les êtres – qu‟ils soient dotés de compassion, comme les
bodhisattvas ou qu‟ils en soient dénués, comme les auditeurs, les bouddhas-par-soi ou nous-
[E] : Admettons que nous soyons généreux dans le but d‟être heureux, mais n‟est-ce pas
aussi le cas des bodhisattvas ? Le fait de donner les rend heureux, n‟est-ce pas ?
[R] : Oui, mais leur bonheur est de rendre les autres heureux, alors que c‟est la richesse qui
résulte de notre générosité qui nous rend heureux.
[T9] (iii) Elle est beaucoup plus grande que tout autre joie du même genre 1:14
Nous parlons encore des actes de générosité du bodhisattva. Même la félicité des auditeurs et
des bouddhas-par-soi ne peut surpasser le simple bonheur du bodhisattva qui entend le mot
« donne ». Chandrakirti ne verse pas dans l‟expression poétique pour être agréable aux
bodhisattvas, sa déclaration se fonde sur le raisonnement : les auditeurs et les bouddhas-par-
soi veulent l‟Éveil alors que les bodhisattvas veulent rendre les êtres heureux. Il est inutile de
préciser que le bodhisattva s‟adonne effectivement à la générosité, puisqu‟on sait que le seul
fait d‟entendre le mot « donne » lui procure une telle félicité.
Le mot sanscrit danaparamita Ŕ vertu transcendante du don – contient de nombreux autres
sens, dont les notions d‟impermanence, de mort, de réincarnation, de vie passée, de vie
future, et même d‟opportunité d‟accumuler des mérites. Voilà donc pour le bodhisattva une
raison supplémentaire de se réjouir quand il entend le mot « donne » : non seulement, il a la
chance de donner, mais de nombreux enseignements lui reviennent aussi en mémoire.
[T9] (iv) Réponse aux objections sur le mode d’acquisition de cette joie 1:15
Quand un bodhisattva découpe pour les donner ses propres membres ou sa chair, il ressent
une grande douleur, car il connaît encore l‟attachement aux apparences (tsendzin). Cette
difficulté conduirait tout être ordinaire à interrompre son action. Mais le bodhisattva,
ressentant dans sa propre chair les tourments des êtres des enfers ou des esprits affamés, se
rappellera de son engagement à mettre fin à leurs souffrances. Au lieu d‟interrompre son
geste généreux, il se hâtera de l‟achever.
1:16 Si le donneur, l’objet donné et celui qui reçoit sont (perçus comme) vides
Au moment du don, on parle de vertu transcendante supra mondaine.
Souillés par l’attachement,
Ces trois mêmes facteurs composent la vertu transcendante mondaine.
Nous voyons ici que les vertus transcendantes sont de deux sortes. La vertu du bodhisattva
n‟est pas véritablement transcendante, car le mot paramita signifie « allé au-delà », et le
bodhisattva de la première terre n‟est pas encore allé au-delà. Sa vertu est proche d‟une vertu
authentique mais (sa générosité) n‟est pas encore totale.
Bien qu‟un bodhisattva puisse avoir de l‟attachement pour ces trois objets, non comme étant
des choses réelles mais en les voyant comme de simples apparences, s‟il dédie son acte de
générosité à l‟Éveil de tous les êtres, cet acte portera le nom de « vertu transcendante
mondaine ».
On donne le nom du Un exemple : supposez que je veuille offrir cette cuillère à Gérard. Je la lui donne, mais il me
résultat à ce qui n‟est dit : « Je n‟ai pas mon sac, pouvez-vous me la garder ? », et me rend la cuillère. La cuillère
que la cause est dans ma main, mais elle ne m‟appartient plus. Elle a déjà été dédiée. Même si c‟est moi
qui lui aie donné ce cadeau, si maintenant je m‟enfuis en l‟emportant, je la lui vole. De
manière analogue, même si un bodhisattva garde encore ce subtil attachement aux choses
comme étant de simples apparences, il lui suffit de dédier son acte de générosité à l‟Éveil
pour que celui-ci se transforme en vertu transcendante mondaine, par le processus consistant
à donner le nom du résultat – vertu « transcendante » – à ce qui n‟en est que la cause.
Comme quand on dit : « le soleil entre dans la tente... »
Le bodhisattva reste donc fermement établi dans la réalisation de son propre objet. Et tandis
qu‟il demeure en cet état, une joie radieuse surgit de la réalisation qu‟il est entré dans la
première terre, une joie si radieuse qu‟à l‟instar du précieux cristal d‟eau qui éclaire la nuit –
cristal d‟eau est un synonyme indien pour la lune – elle dissipe entièrement les ténèbres de
l‟attachement à la réalité du soi individuel et du soi des phénomènes.
Le bodhisattva de la deuxième terre privilégie l‟éthique. Il nous faut donc voir en premier le
Deux types de chutes
sens donné à ce mot. Quand les bouddhistes parlent de discipline, ils qualifient de « chutes »
tung wa (ltung ba) les manquements à celle-ci. Il y a des chutes naturelles et des chutes
résultant de la transgression des préceptes.
Il est important de savoir que dans le bouddhisme les actes négatifs ou malsains ne relèvent
pas de la décision d‟un être supérieur, comme le Bouddha. C‟est nous qui décidons.
Supposez que vous êtes en colère contre Gérard et que vous voulez qu‟il soit malheureux,
Dans le bouddhisme, un qu‟il soit séparé du bonheur. Si vous veniez juste d‟arriver sur terre, il se pourrait que,
acte négatif est défini ignorant de ce qui rend les terriens heureux ou malheureux, vos actes conduisent au résultat
par la motivation de opposé ! Mais vous n‟êtes pas un nouvel arrivant ; voilà des millions d‟existences que vous
l‟acteur et non par le errez dans le samsara. Cela suppose, évidemment, de croire à la réincarnation. Même si vous
jugement divin n‟y croyez pas, vous êtes là depuis un nombre d‟années, et vous avez reçu une certaine
éducation. Par conséquent, vous savez qu‟en général le fait de caresser quelqu‟un lui procure
du plaisir, et qu‟un coup de poing dans le nez provoque de la souffrance. Votre système de
référence, c‟est que vous avez déjà été frappé et vous savez que c‟est douloureux. Si bien
qu‟aujourd‟hui vous utilisez la même référence pour infliger de la souffrance à celui qui vous
agace.
Supposons maintenant que Gérard arrive de Jupiter et que sur cette planète un coup de poing
Les chutes naturelles dans le nez soit une salutation amicale. Ne le sachant pas, votre coup de poing est un acte
négatif, parce que votre intention était d‟infliger de la souffrance. Tout dépend de la
motivation. Si je sais qu‟untel adore se faire boxer, et que je le salue en lui donnant des
coups, ce n‟est plus du tout la même chose.
Quand on se serre la main, je ne crois pas que ce soit un acte positif, mais si l‟on est animé
d‟une motivation positive ce simple geste peut devenir une source de mérite. Et donc les
chutes « naturelles » appartiennent à cette catégorie d‟actes ; l‟acte est qualifié de « bon » ou
de « mauvais » au vu de son résultat. Un acte est « mauvais » quand il produit de la
souffrance, un acte est « bon » quand il ne produit pas de souffrance. C‟est tout. C‟est à vous
de décider, vous pouvez changer le système si vous le voulez.
Chutes relatives à une
transgression des Voyons maintenant les chutes relevant d‟une transgression des préceptes. Le Bouddha a dit
préceptes que les moines ne doivent pas couper d‟arbre. Si vous, un disciple du Bouddha, vous
désobéissez, vous brisez un de vos vœux. La chute vient du fait que vous avez formé une
promesse et que vous ne l‟avez pas honorée. Dans le Vajrayana, par exemple, si votre maître
vous demande de ne jamais dire à quiconque qu‟il y a un soleil et une lune dans le ciel, vous
ne devez jamais le dire, même si tout le monde le sait. Vous gardez le secret. Vous ne pensez
même pas dire à votre maître que tout le monde le sait, car en ce faisant vous pourriez perdre
une occasion de recevoir un enseignement crucial. Mais ne parlons pas ici du Vajrayana,
sujet « sensible » s‟il en est.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 2 – 49
[T9] (ii) Essence de la discipline
Dans le Theravada, D‟après le Theravada, de nombreux vœux ont une forme, laquelle peut être de deux sortes.
les vœux ont une Certains vœux ont une forme visible ou perceptible par les sens. D‟autres ont une forme
forme subtile, imperceptible aux sens, mais qui dépend néanmoins des éléments. Ainsi, quand
quelqu‟un prend un vœu de moine, ce vœu est une forme et cette forme dépend des agrégats,
des éléments constitutifs, du corps du moine. Et donc, quand le moine meurt, son vœu arrive
à son terme. Le mérite qui résulte du vœu continue, bien sûr, mais le vœu lui-même est fini.
C‟est pourquoi, si cet individu renaît sous l‟apparence d‟un oiseau, par exemple, il ne sera
pas un oiseau-moine.
Aussi pose-t-on à celui ou celle qui demande l‟ordination de nombreuses questions, entre
autres s‟il ou elle a un organe secret, en l‟absence duquel l‟ordination theravada est
impossible.
La Corbeille de la Discipline regorge d‟études et d‟analyses sur ce sujet. Certains
s‟imaginent que cette Corbeille ne sert qu‟à rapporter les prescriptions et les interdits
prononcés par le Bouddha, mais ce n‟est pas si simple. Il y a, par exemple, une longue
discussion au sujet de ce qui arrive quand un hermaphrodite prononce les vœux monastiques
et voit ensuite son organe secret changer de sexe.
Dans le Mahayana, les Pour le Mahayana, le vœu du bodhisattva n‟est pas une forme. On prend le vœu de
vœux n‟ont pas de bodhisattva à partir de cet instant jusqu‟à l‟Éveil suprême. Entre temps, on peut renaître
forme comme un serpent, un oiseau ou un être humain, mais on reste toujours un bodhisattva. Cela
ne signifie pas qu‟un bodhisattva mahayana qui prononce les vœux de moine continuera à
être moine (dans toutes ses vies), car la règle monastique relève de l‟autorité des soutras du
Theravada. Il faut savoir que l‟adepte du Mahayana qui prononce les vœux de moine le fait
toujours du point de vue du Theravada. C‟est un point très important.
Dans la deuxième ligne du quatrain étudié, il faut surligner le mot même. Ce quatrain nous
présente le bodhisattva de la deuxième terre et sa qualité prépondérante dans la post
La différence entre méditation : l‟éthique, autrement dit, la discipline. Il nous faut clarifier le sens de
regret et culpabilité l‟expression « toute infraction à l‟éthique ». Il s‟agit en fait d‟être libre de tout sentiment de
culpabilité. Tant que vous ressentez de la culpabilité à l‟égard d‟un vœu rompu ou d‟une
règle transgressée, vous n‟avez pas maîtrisé la discipline. Quant à la différence entre le regret
et le sentiment de culpabilité, le premier donne plus de pouvoir pour ne pas répéter l‟action
commise, le second est le fait d‟être conscient d‟agir mal, mais de continuer, tout en
pleurnichant. Si un bodhisattva sur les voies d‟accumulation et de jonction peut encore
éprouver du regret ou un sentiment de culpabilité quand il se rend compte qu‟il a rompu ses
vœux et transgressé les préceptes, en revanche, de tels sentiments n‟adviennent plus dans
l‟esprit du bodhisattva de la deuxième terre.
Chandrakirti ne dit pas que le bodhisattva de la première terre commet des infractions à la
discipline, il annonce simplement que le bodhisattva de la deuxième terre donne à la
discipline une prépondérance telle qu‟il en tient compte jusque dans ses rêves. Pourquoi ?
Parce que ses actions physiques, verbales et mentales sont pures. Elles sont pures parce qu‟il
a complètement cessé d‟infliger de la souffrance aux êtres et s‟est au contraire engagé à les
aider.
C‟est pourquoi il accumule les dix vertus de la voie sacrée. Trois sont des actes physiques,
quatre des actes de la parole et trois des actes mentaux.
Les dix actes positifs
Corps : il s‟abstient de tuer, de voler et d‟avoir une mauvaise conduite sexuelle.
Parole : il s‟abstient de mentir, de bavarder inutilement, de proférer des mots durs et
de calomnier.
Esprit : il évite la convoitise, la malveillance et les vues erronées.
La discipline a pour qualité de rendre le bodhisattva immaculé, pur et beau. Il est comparé à
la lune automnale qui est louée en Inde pour sa claire et éblouissante pureté en cette fin de
mousson où le ciel est limpide et sans brume. Le bodhisattva, lui, est libre de toutes les
chutes pouvant voiler son esprit, sa parole ou son corps.
[T8] (d) Il est libre d’attachement dualiste envers le sujet, l’objet et l’action, 2:3
Ce quatrain fait allusion à une qualité particulière de la discipline du bodhisattva – elle n‟est
pas souillée par l‟attachement aux trois pôles que sont l‟objet, le sujet et l‟action. Remarquez
le conditionnel : cela est impossible mais si jamais un bodhisattva tirait quelque orgueil
(l‟orgueil étant l‟une des trois entraves qui nous retiennent dans le samsara) de la perfection
de sa discipline, celle-ci cesserait immédiatement d‟être pure. Le bodhisattva de la deuxième
terre reste donc à jamais entièrement libre de toute implication dualiste en regard de la
discipline à maintenir, de l‟acte consistant à la maintenir et de celui qui la maintient.
Nous louons ici l‟éthique en général et non forcément la discipline du bodhisattva. On peut,
d‟avoir pratiqué la générosité, jouir d‟un certain bien-être matériel tout en connaissant une
Ce cinquième quatrain montre les avantages qu‟on gagne à respecter la discipline. C‟est
La discipline est quand le grand et courageux guerrier est libre, en bonne santé et doté de circonstances
nécessaire pour profiter positives qu‟il doit profiter de la situation pour gagner de nouvelles victoires, car si plus tard
au mieux des il est ligoté et emprisonné, son courage ne lui servira plus à grand-chose.
circonstances
Et donc, votre situation est peut-être favorable en ce moment mais à tout moment elle risque
favorables
de se détériorer. Si vous ne mettez pas immédiatement à profit votre liberté présente, que
ferez-vous quand, tombé dans l‟abime, elle sera perdue et vous devrez dépendre d‟autrui ?
La discipline est nécessaire pour se libérer.
Les quatrains précédents ont montré les nombreux inconvénients résultant du non-respect de
la discipline. Pour les contrer, juste après la générosité, le Bouddha enseigna la discipline.
[T8] (d) La discipline est cause de renaissances supérieures et de l’excellence certaine 2:7
Le sens de ces textes indiens devient parfois plus clair, sans passer par de nombreux
commentaires, en inversant simplement l‟ordre des vers. On pourrait ainsi lire ce quatrain de
la manière suivante :
Les êtres ordinaires qui atteignent une renaissance supérieure la doivent exclusivement
à la discipline. L’excellence des auditeurs Ŕ qui sont nés de la parole du Bouddha Ŕ est
atteinte par la seule pratique de la discipline, tout comme celle des bouddhas-par-soi et
des bodhisattvas. Les résultats sont de deux sortes : l’excellence certaine, qui est le
nirvana, et une renaissance supérieure.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 2 – 52
[E] : Quand on dit, nés de la parole du Bouddha, ne doit-on pas inclure aussi les bouddhas-
par-soi ?
[R] : Si, mais en règle générale, les bouddhas-par-soi ne sont pas appelés nyenteu,
littéralement, ceux nés de la parole. Ici, le texte fait tout particulièrement référence aux
auditeurs.
S‟il est puissant, un acte négatif – l‟une des dix actions non-vertueuses – conduira à une
renaissance infernale. Moins puissant, il conduit à une renaissance dans le monde des esprits
affamés. S‟il est de faible puissance, on renaît dans le monde animal. S‟il reste un reliquat de
force karmique alors même si vous renaissez en tant qu‟humain vous risquez d‟avoir à en
subir les effets. D‟une manière générale,
Quelques résultats
karmiques des actes si vous avez tué dans votre vie précédente, vous serez souvent malade et votre vie
négatifs
sera courte ;
si vous avez beaucoup volé, vous serez pauvre ou contraint de partager vos biens
avec d‟autres ;
la mauvaise conduite sexuelle vous imposera des amis peu fiables ou un conjoint
qui vous créera en quelque sorte de nombreux ennemis ;
si vous avez beaucoup menti, vous serez victime de scandales et de tromperies ;
vos calomnies passées résulteront en d‟incessants et insolubles conflits et vous serez
entourés de compagnons grossiers ;
si vous avez proféré des mots durs ou blessants, vous serez sujet aux mauvaises
nouvelles. Toutes vos paroles causeront d‟intenses querelles ou d‟autres désastres ;
vos bavardages futiles feront que personne ne comprendra ce que vous dites et on
ne vous prendra jamais au sérieux. Votre courage souffrira d‟instabilité. Vous serez
indécis, même pour des choix aussi anodins que la couleur du pull que vous voulez
acheter ;
la convoitise passée produit dans cette vie une insatisfaction permanente et
d‟innombrables désirs pour toutes sortes de biens matériels ;
la malveillance, toutes ces pensées hostiles que vous avez entretenues, vous jettera
dans une quête incessante pour des choses qui seront toujours source de souffrance.
Vous serez en butte à la malveillance d‟autrui ;
par la faute de vos vues erronées, vous aurez beau être brillant et sceptique, vous
croirez toutes les stupidités qu‟on vous sert. Un exemple, Cat Stevens. Vous
deviendrez extrêmement critique, toujours à l‟affut des fautes d‟autrui. Tous les
journalistes naissent dans cette catégorie.
Tous ces résultats se produisent au sein de cette philosophie fondamentale de l‟effet des
actes, dont nous avons parlé. Ce n‟est pas comme si une police bouddhiste était chargée de
déterminer le châtiment approprié à votre crime. Cette explication détaillée sert à vous
montrer comment le résultat est la continuation de sa cause. Si vous tuez, votre vie sera
courte. Si vous plantez du riz, il poussera du riz, et non pas un cheval !
2:8 De même qu’un cadavre ne reste pas dans l’océan (qui le rejette),
De même la fortune et l’adversité ne coexistent pas.
De même aussi, le Grand Être, soumis à la discipline,
Ne vit pas dans une insouciance inconsidérée.
Cet exemple est typiquement indien. La coutume était de jeter les cadavres dans l‟océan,
lequel les rejetait toujours sur le rivage. De même que l‟océan et les cadavres ne peuvent
rester ensemble, que la fortune et l‟infortune ne sauraient coexister, de même, le bodhisattva
de la deuxième terre est dominé par la discipline et ne peut pas vivre dans la distraction.
Trois points : le bodhisattva de la deuxième terre est celui qui abandonne ; l‟acte de tuer, par
exemple, est ce qu‟il abandonne ; le bénéficiaire serait, dans ce cas, des animaux comme les
vaches en Inde ou en Angleterre. On dit que la vertu transcendante est mondaine si le
bodhisattva a le moindre attachement pour l‟un ou l‟autre de ces points. Même ainsi, l‟acte
mérite d‟être dédié. En revanche, cette vertu transcendante devient supra mondaine dès lors
qu‟il n‟y a plus d‟attachement, comme nous l‟avons vu avec la générosité.
Le bodhisattva de la deuxième terre est hors de ce monde, mais il en est la gloire car il offre
sa protection à tous les êtres qui l‟habitent. Il est immaculé car sa discipline est sans chutes.
Comme la lune d‟automne qui, en Inde surtout, rafraîchit ceux qui souffrent de la chaleur, le
bodhisattva apaise l‟angoisse de tous les êtres.
Nous avons fini le deuxième chapitre et nous essaierons d‟aller jusqu‟au chapitre cinq
aujourd‟hui. C‟est en général ce qui se fait dans les shedras, les chapitres II à VI sont
enseignés en une seule journée. C‟est comme un dimanche ou un jour férié : le texte est
moins difficile et les élèves en profitent pour faire leur lessive. Après, c‟est fini les vacances
car hormis un refrain ici ou là au début du sixième chapitre, les autres sont vraiment durs,
comme des diamants !
Les phénomènes sont comparés au bois, la sagesse au feu. La première ligne dit que feu de la
Les couleurs de l‟aube sagesse brûle le bois des phénomènes, c‟est-à-dire l‟attachement à la croyance en la réalité
servent d‟exemple aux des choses.
étapes de l‟Éveil Je ne sais pas si de tels concepts existent en Occident, mais en Inde on distingue plusieurs
aubes, la première, la deuxième et ainsi de suite, avant le véritable lever du soleil. Lors de la
première aube, le ciel devient pourpre. Alors que l‟Éveil parfait et total est comparé à l‟orbe
parfait du soleil dans le ciel, cette lueur pourpre annonce néanmoins sa venue. De la même
façon, le bodhisattva de la troisième terre n‟est pas encore parvenu au stade final de l‟Éveil,
mais il est déjà riche d‟une certaine expérience nyam (nyams), qu‟on compare à la pourpre de
l‟aurore. Cela ne signifie pas qu‟il voit une lumière colorée mais que les premières lueurs de
l‟Éveil suprême se manifestent, d‟où le nom de cette terre : Radieuse.
Dans la post méditation la pratique du bodhisattva porte principalement sur la patience.
3:2 Il se peut que, sans raison aucune, des individus pleins d’agressivité
S’emploient à découper et sa chair et ses os,
Lentement, un morceau après l’autre :
Cette mutilation ne fait qu’accroître sa patience.
« Innocent » (qui apparaît dans la traduction anglaise) n‟est pas le mot qui convient. Un
bodhisattva ne peut pas être un objet d‟agression, car il est trop doux et bienveillant pour
provoquer la haine. Il est tellement innocent qu‟il ne mérite en aucune façon d‟être maltraité.
Et pourtant, certains êtres sont tellement arrogants et agressifs qu‟ils sont capables de
mutiler, de découper, morceau par morceau, le corps d‟un bodhisattva. Cet exemple est tiré
de l‟histoire du bodhisattva nommé Patience.
Même confronté à pareille situation, sans la moindre colère, le bodhisattva de la troisième
terre ressent une immense compassion et une tolérance sans limites envers ses tortionnaires.
Ce quatrain illustre le pouvoir de sa patience, qui se fonde sur la compassion.
Revenons au cas général et analysons les effets du manque de patience. Est-ce que le fait de
prendre votre revanche sur un être qui vous a blessé vous ramènera à l‟état précédant son
attaque ? Est-ce que cela résoudra votre problème ? Voilà la question posée dans les deux
premières lignes. Les deux lignes suivantes répondent : en aucune façon. La vengeance et le
manque de patience sont donc inutiles en cette vie et producteurs d‟effets négatifs pour les
vies suivantes. Aryadeva dit : « Si quelqu’un vous adresse des critiques, interrogez-vous sur
le bien-fondé de ce qu’il avance. Si sa critique est fondée, la colère et l’impatience sont
déplacées, car il dit vrai. Si sa critique est infondée, la colère et l’impatience sont déplacées,
car cette critique ne vous concerne pas. »
Ce quatrain évoque encore les fautes résultant du manque de patience. Mieux vaut considérer
la souffrance infligée par les autres comme l‟épuisement d‟actes négatifs de vies antérieures,
car si nous y voyons au contraire motif à nuire à autrui et à nous venger, c‟est là une cause de
souffrances futures. À quoi bon prendre un tel chemin ?
Ici, deux points sont à clarifier. Dans le Bodhicharyavatara, Shantideva dit que la colère peut
détruire les actions vertueuses de mille kalpas, alors que dans le Madhyamikavatara,
Chandrakirti parle de cent kalpas. Comment deux auteurs appartenant à l‟école du
Madhyamika-prasangika peuvent-ils avoir une vue différente ?
Shantideva et La contradiction n‟est qu‟apparente car ils commentent deux soutras différents : Shantideva
Chandrakirti disent des se réfère au Soutra de l’amoncellement de joyaux, (skt : Ratnakuta Soutra, tib : dkon mchog
choses différentes mais brtsegs pa), tandis que Chandrakirti se réfère au Soutra de la manifestation de Manjushri.
ne se contredisent pas Le premier soutra parle d‟un bodhisattva mondain sur la voie d‟accumulation qui se mettrait
en colère contre un bodhisattva supérieur, lequel serait par exemple sur la voie de vision. Le
Le second point est le sens du mot « détruire ». Quelle force faut-il donner à ce mot sous la
plume de Chandrakirti ? La colère peut-elle vraiment détruire le mérite accumulé par une
Comment une action personne ordinaire ? Chandrakirti, à la manière des grands saints et des grands érudits qui
peut-elle être
ornent leurs écrits d‟images fortes, emploie ce terme pour nous encourager à cultiver la
« détruite » par la
colère ? patience et à renoncer à la colère, car dans le Soutra Avatamsaka, le Bouddha déclare
qu‟aucun acte ne peut être détruit avant la maturation du karma dont il est porteur. Et ceci est
valable pour tous les actes, tant négatifs que positifs. De plus, si les mérites pouvaient
véritablement être détruits, le bodhisattva sur la voie de l‟accumulation n‟atteindrait jamais
l‟Éveil, car à un moment ou l‟autre il est sûr de céder à la colère pendant qu‟il est sur la voie.
Il ne s‟agit donc pas de la destruction des mérites résultant de la générosité et de la discipline
mais d‟un retard dans leur maturation.
Nous continuons ici à examiner les chutes générales résultant de la colère et du manque de
patience : les deux premiers résultats sont évidents, à l‟inverse de celui suggéré dans la
troisième ligne.
La colère nous rend laids : l‟esprit est perturbé et le corps devient laid. C‟est clair. Quand
une personne généralement douce, contenue et équilibrée est prise de colère, elle chute : elle
perd sa bienveillance, sa douceur et son bon caractère. Sous l‟influence de la colère, son
intelligence se voile et elle ne sait plus discerner ce qui est juste. C‟est facile à vérifier :
n‟est-ce pas sous l‟influence de la colère que nous faisons la plupart des grandes erreurs de
notre vie, comme conduire trop vite ou griller un feu rouge ?
La troisième ligne explique que la colère nous conduit à renaître comme un animal, un prêta
ou dans les enfers. La quatrième présente les qualités de la patience, dont les effets seront
opposés à ceux de l‟impatience.
3:9 Sachant que les êtres ordinaires ont les défauts de la colère
Comme les bodhisattvas ont les qualités de la patience,
Laissez là l’impatience et appliquez-vous
À la patience, louée par les Êtres Supérieurs.
Nous l‟avons vu pour les autres vertus transcendantes, même si nous dédions notre patience
à l‟Éveil de tous les êtres, tant que nous sommes sous l‟emprise des trois pôles conceptuels
elle reste une paramita mondaine. Dès lors qu‟il n‟existe aucune trace d‟attachement, elle
devient une paramita transcendante. Voilà ce qu‟a enseigné le Bouddha. Ceux qui veulent en
savoir plus sur les qualités de la patience et sur les défauts de la colère se reporteront
utilement au Bodhicharyavatara, dans lequel Shantideva expose, entre autres méthodes,
vingt-quatre sortes de patience. Ici je vais vous présenter brièvement quatre types de
patience, classés en fonction de leur objet. Il s‟agit de faire preuve de patience face aux :
Les quatre types de
patience circonstances défavorables pour soi-même, ses amis et sa famille,
obstacles aux circonstances favorables pour soi-même,
circonstances favorables à nos ennemis,
obstacles aux circonstances défavorables à nos ennemis.
Tous les types de patience sont inclus dans cette liste. Les deux premiers sont faciles à
comprendre. Le troisième considère que nous sommes impatients quand tout va bien pour
nos ennemis, le quatrième que cela nous agace de voir quelqu‟un intervenir pour résoudre les
problèmes de nos ennemis.
[T6] c) Comment il acquiert les autres qualités sur cette terre (571), 3:11
Sur la troisième terre, le bodhisattva possède tous les accomplissements des recueillements
méditatifs. On dénombre quatre recueillements, mais je voudrais d‟abord parler des six supra
savoirs :
Le bodhisattva de la troisième terre ne possède pas les deux derniers supra savoirs. Ne vous
inquiétez pas, j‟en cite la liste pour information. Les quatre samadhis ou recueillements
mondains sont le résultat du calme mental. Dans la terminologie bouddhiste, ce résultat porte
le nom de shinjong (shin sbyong) qui signifie souplesse : l‟esprit est devenu souple,
utilisable.
Les deux premières lignes de ce quatrain décrivent les qualités propres du bodhisattva. La
première explique ce qu‟il a obtenu, la seconde, ce dont il s‟est purifié.
[T6] d) Explication des trois pratiques générales, à commencer par la générosité (572),
3:12
Ce quatrain est presque une conclusion. Les trois pratiques que sont la générosité, la
discipline et la patience sont louées comme la pratique idéale des bodhisattvas qui mènent
une vie de famille.
Dans le Mahayana deux sortes d‟accumulation sont mentionnées, l‟accumulation de mérites
et l‟accumulation de sagesse. La troisième ligne répond aux questions concernant les mérites,
tandis que la quatrième explique les causes des corps formels du Bouddha (le corps absolu et
le corps de jouissance, correspondant dans la terminologie du Mahayana au rupakaya, le
corps formel).
[T6] e) Qualités de Radieuse: bref résumé qui sert de conclusion (572), 3:13
Nous voici devant un point important du Mahayana. Même doté de pareille acuité, le
bodhisattva de la troisième terre ne ressent aucune agressivité envers ceux qui souffrent
d‟imperfections. Ce n‟est pas le cas des êtres ordinaires. Ces derniers, quand ils arrivent à
régler leurs problèmes, en tirent de l‟orgueil, lequel se transforme en agressivité. En effet,
l‟orgueil se base toujours sur des systèmes de comparaison : à observer un individu affligé
d‟un défaut on se dit que lui garde encore ce défaut dont on s‟est débarrassé. Le bodhisattva
voit au contraire dans ce même individu l‟entière capacité à résoudre seul ses problèmes.
Cela paraît effectivement dérisoire quand on se réveille d‟un cauchemar de se vanter d‟être
réveillé alors que notre compagnon se débat encore dans son mauvais rêve.
Toutes les qualités de la post méditation reposent sur la persévérance, qu‟on appelle aussi la
diligence. C‟est le courage qui nous permet de réunir l‟accumulation de mérites et de
sagesse.
La couleur pourpre du ciel à l‟aurore devient ici beaucoup plus intense. Sur la quatrième
terre, la puissance des trente-sept auxiliaires de l‟Éveil que le bodhisattva possède depuis la
première terre est amplifiée. Quels sont ces auxiliaires ?
Sur la cinquième terre, l‟être sublime ne peut plus être vaincu par tous les démons de
l‟égocentrisme, dont les quatre démons formels, comme les maras ou les yakshasas. Rien ne
peut le déchoir de ce stade, qui porte donc le nom d‟Inaccessible.
[E] : Quand il a été dit qu‟un moment de colère pouvait détruire des kalpas de mérites, vous
avez fait la différence entre un bodhisattva et un être ordinaire. Je croyais que le simple
fait de prononcer le vœu de bodhisattva multipliait le pouvoir des actions. Dans ce cas,
sa colère devrait être infiniment pire que celle d‟un être ordinaire.
[R] : Le vœu de bodhisattva est comme un vase en or qu‟on peut sans cesse réparer. Le vœu
du theravada est comme un pot de terre, une fois brisé, il reste cassé.
Les qualités du Les deux premières lignes font référence à la qualité du calme mental du bodhisattva, les
bodhisattva de la deux dernières aux qualités de sa vision supérieure. Sur la cinquième terre, le bodhisattva
sixième terre s‟était surtout concentré sur le calme mental, ce qui lui permet maintenant qu‟il a atteint la
sixième terre de progresser vers les qualités exclusives du Bouddha, comme les dix pouvoirs.
Comprenez bien que nous parlons des qualités du bodhisattva pendant la post méditation.
Mais on voit que sur la sixième terre ces qualités ressemblent désormais à celles de sa
méditation.
Il atteint la cessation La force de sa vision supérieure lui permet de voir la réalité de la production
des quatre (concepts) interdépendante, et par cette sagesse il atteint la cessation. Ici la cessation n‟est pas le
extrêmes, et comprend nirvana mais la cessation des quatre (concepts) extrêmes. Sa réalisation de la nature illusoire
que tout est illusion de toute chose est beaucoup plus profonde que sur les cinq terres précédentes. Par exemple,
sa compréhension de la troisième Noble Vérité, la vérité de la voie, est plus pure et parfaite.
Tous les bodhisattvas Je veux ici souligner un point important. Tous les bodhisattvas contemplent un même objet –
regardent le même la sagesse – mais dans la méditation la différence entre les niveaux réside dans la distance
objet, la sagesse, mais qui les sépare de cet objet. Le bodhisattva de la dixième terre est beaucoup plus près de son
ils le voient objet que celui de la première terre. Un bodhisattva ne peut pas voir la différence entre sa
différemment, même sagesse et celle d‟un bodhisattva d‟une terre supérieure, mais grâce à ses supra savoirs le
pendant la méditation
bodhisattva d‟un niveau supérieur peut voir les différences pendant la méditation entre sa
sagesse et celle d‟un bodhisattva de niveau inférieur.
Même si les bodhisattvas ont la capacité de rester très longtemps en méditation, ils ne
peuvent y rester en permanence. La force de leur méditation s‟épuisant, ils doivent sortir de
Dans la post
méditation, les
cet état de recueillement. Ils entrent alors dans ce que nous appelons la post méditation. Dans
bodhisattvas perçoivent cet état ils ont une perception discriminante : ils différencient un homme d‟une femme, le
encore les choses bleu du noir et ainsi de suite. C‟est ce que nous appelons tsendzin, la perception des choses
comme de simples en tant que simples apparences.
apparences
Je vais maintenant ajouter à notre liste un nouveau voile, qui fait partie du tsendzin. Les sept
premières terres sont appelées « les sept terres impures de la voie du bodhisattva », les trois
dernières, « les trois terres pures ». Ces trois dernières terres sont très spéciales. Il est
impossible pour les gens très ordinaires comme nous de faire la distinction entre ces
bodhisattvas et un bouddha pleinement éveillé.
Les bodhisattvas de la 1e à la
6e terre créent encore les
causes du tsendzin, mais ne le
font plus à partir de la 7e terre
Simple appréhension
[T6] b) Pour les aveugles, supériorité de la vertu transcendante propre à cette terre (575)
6:2
Si le premier quatrain est une sorte de résumé de la sixième terre, ce deuxième quatrain est
un résumé élogieux de la sagesse. Si cinq, dix ou même un millier d‟aveugles traversent une
région inconnue, il suffit d‟un seul guide voyant pour tous les conduire à destination. De
même, dit Chandrakirti, toutes les autres qualités éveillées – la générosité, la discipline, la
patience et la méditation – sont aveugles sans la sagesse, seule capable de les conduire à la
victoire.
Seul celui qui a atteint Le reste du chapitre six répond à ces deux questions. Dans son autocommentaire, rangdrel
la première terre peut y (rang ’grel), Chandrakirti précise que ce genre de question doit être posé à des aryas, des
répondre êtres libérés du samsara – comme des bodhisattvas de la sixième terre – et non à des gens
comme lui. Ce qui indique qu‟il faut avoir atteint au moins la première terre – qui correspond
à l‟état d‟arhat – pour être en mesure d‟y répondre. Directement, Chandrakirti fait preuve
d‟humilité en déclarant qu‟il n‟a pas encore accédé à la première terre, et indirectement il
lance un avertissement aux futurs commentateurs afin qu‟ils ne prétendent pas être capables
de commenter les paroles du Bouddha sans avoir atteint le niveau approprié.
Notre adversaire imaginaire demande alors pourquoi on ne peut s‟appuyer sur le Soutra des
Dix Terres et sur certains soutras de la Prajñaparamita pour fonder notre explication.
Comment Chandrakirti
pourra-t-il y Chandrakirti répond que nul ne peut interpréter les paroles du Bouddha à moins d‟être au
répondre ? moins sur la première terre.
Dans ce cas, dit l‟adversaire, comment allez-vous nous expliquer ces points si vous dites que
vous n‟êtes qualifié ni pour y répondre vous-même ni pour commenter les paroles du
Bouddha ?
Le troisième quatrain contient la réponse.
Chandrakirti Chandrakirti dit ici que les immenses qualités du bodhisattva de la sixième terre sont
enseignera selon la enseignées dans les soutras de sens définitif, lesquels ne requièrent aucune interprétation, et
tradition de Nagarjuna qu‟il est également possible de les connaître, directement ou indirectement, par le biais du
raisonnement. S‟il ne peut pas expliquer pareil sujet de son propre chef, en revanche, il peut
se fonder sur l‟enseignement qu‟en a donné Nagarjuna.
Ce quatrain donne une indication importante sur la manière d‟établir l‟authenticité d‟un
commentaire.
Nous allons maintenant évoquer les qualités ou caractéristiques, requises pour écouter ces
enseignements. Quel type d‟individu est capable d‟écouter les réponses aux deux questions
Voilà la réponse. Comment savoir qui possède les qualités d‟un bon auditeur ? Même un être
ordinaire peut éprouver une joie toujours renouvelée en écoutant les enseignements sur la
vacuité, une joie telle que les larmes lui viennent aux yeux, que ses poils se hérissent. Celui-
là est riche du germe de l‟Éveil et peut recevoir les instructions sur l‟inexistence du soi des
phénomènes et du soi individuel. Alors, s‟élèveront progressivement en lui les qualités
éveillées suivantes :
Cette liste est une sorte de sommaire. Voyons maintenant plus en détail les trois types
d‟individu auxquels il est possible d‟enseigner le Madhyamika.
[T9] (i) Ceux qui ont des opinions philosophiques matérialistes ou idéalistes
Le Madhyamika peut être transmis à ceux qui ont déjà des opinions philosophiques établies,
comme les hindouistes ou les bouddhistes. De même, il est relativement facile de l‟enseigner
à un musulman ou un chrétien convaincu, car de tels individus disposent au moins d‟une vue
qui pourra servir de base de discussion. En revanche, il est très difficile de l‟enseigner aux
adeptes du « new-age », qu‟on peut comparer à du miel ? En effet, ces derniers collent
ensemble des idées glanées ici et là, ne savent pas de quoi ils parlent, et sont dans une
confusion telle que nos arguments ne trouvent aucune cible. La différence est grande entre le
mouvement rimé (ris med) (non sectaire) et le new-age. La tradition non sectaire s‟efforce
d‟être aussi authentique que possible et de maintenir une vision pure, tandis que les adeptes
du new-age passent leur temps à tout diluer, de la musique classique jusqu‟au Dharma.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 6 – 66
On peut enseigner le
Madhyamika avec tous
ses raisonnements à
celui qui est adepte À ceux qui ont déjà une philosophie, on peut enseigner le Madhyamika en utilisant tous les
d‟une philosophie
arguments et raisonnements du Madhyamika-prasangika. Les adeptes de l‟école samkhya,
établie,
une philosophie hindoue qui croit en l‟existence d‟entités spontanées, sont un bon exemple et
seront nos adversaires pendant les jours qui viennent.
En second lieu, les individus auxquels il convient de donner cet enseignement sont les
débutants, qui sont complètement nouveaux et libres de tout bagage philosophique. Jamyang
Khyentsé Wangpo leur demande néanmoins d‟avoir un minimum de dignité morale,
autrement dit, de « sens de l‟honneur », dans le double sens de ce terme : avoir le sentiment
de mériter la considération d‟autrui et garder le droit à sa propre estime.
C‟est un point très important, écoutez attentivement. Comme il est pratiquement impossible
de donner des enseignements à un individu qui ne croit en rien, il faut trouver une cause qui
servira d‟accès. Il faut découvrir où se niche le sens de l‟honneur de notre interlocuteur, ce
qui est relativement facile. Tout être doté d‟un ego en a un. Par exemple, si je demande à
Gérard de soulever sa robe pour que je puisse vérifier son sexe, il sera gêné. Pourquoi ? Il ne
croit peut-être pas en la réincarnation ou le karma mais cette gêne prouve qu‟il respecte une
Pour trouver accès à un certaine philosophie de vie. À partir de là, nous pouvons commencer à parler du Dharma. Sa
débutant celui-ci doit
philosophie n‟a peut-être rien à voir avec le Dharma, mais s‟il ressent de la gêne, c‟est parce
avoir des complexes :
il doit être capable de qu‟il adhère à une théorie.
ressentir la honte ou la Nous parlons ici de gêne devant le regard d‟autrui, d‟estime de soi, de complexes et de
gêne blocages. Qu‟il s‟agisse de complexes relié à notre ego ou à notre culture, tant qu‟un
individu se retranche derrière des complexes, d‟un point de vue académique, on peut dire
qu‟il adhère à une sorte de doctrine ou de théorie, laquelle peut servir de base pour amorcer
un dialogue.
On lui enseignera On enseignera d‟abord à cet individu dénué de toute base philosophique ou religieuse les
d‟abord la voie techniques de l‟entraînement de l‟esprit, à commencer par les réflexions sur les défauts du
graduelle de samsara, les effets des actes et la valeur du précieux corps humain, puis on lui apprendra la
l‟entraînement de méditation du calme mental et les différentes méditations sur l‟esprit d‟Éveil. Il devra
l‟esprit et ensuite le s‟entraîner sur la voie progressive avant d‟aborder l‟introduction au Madhyamika. En effet,
Madhyamika
les soutras du Grand Véhicule considèrent que c‟est violer le vœu de bodhisattva que
d‟enseigner le Madhyamika à quelqu‟un qui n‟est pas ancré dans l‟entraînement de l‟esprit et
dans la pratique. Cela pourrait le détruire. Selon le Mulamadhyamaka-karika, enseigner
directement la vacuité à un être non qualifié revient à déposer un serpent venimeux dans les
mains d‟une personne inexpérimentée.
La troisième catégorie, décrite dans le quatrième quatrain, regroupe ceux à qui on peut
directement transmettre l‟enseignement, sans nécessité de les convaincre par des
raisonnements et sans passer par les pratiques de base.
Dans les trois dernières lignes du septième quatrain, Chandrakirti nous demande d‟écouter.
Les mots vaste et profond font respectivement référence aux terres et à la vacuité. Puisque le
Les bienfaits produits premier niveau sera atteint graduellement, ceux qui souhaitent y parvenir doivent écouter cet
par l‟écoute des enseignement. C‟est une sorte de requête.
enseignements sur la Même si l‟on ne comprend pas complètement la grande vacuité, même si on ne la comprend
vacuité que très peu, le seul fait d‟entendre les mots et les phrases qui l‟évoquent est une source de
grands bienfaits dans cette vie et la suivante, comme l‟illustre l‟histoire de Shtiramati.
Un jour, après avoir mendié toute la journée, il se trouva en possession de sept haricots. Il les
posa dans la main de Tara, d‟où ils tombèrent. Paniqué à l‟idée de rentrer, sachant trop bien
ce qui allait lui arriver, il ouvrit son cœur à Tara et lui reprocha amèrement de
continuellement refuser ses offrandes. En plus, aujourd‟hui il allait rentrer chez lui les mains
vides. L‟enfant se mit à sangloter si fort de dévotion que la statue s‟anima et le prit dans ses
bras. À la suite de quoi, sa famille, trouvant que le garçon racontait décidément des choses
bizarres, le conduisit auprès de Vasubandhu afin que celui-ci le prenne pour serviteur. Plus
tard l‟enfant devint le très grand érudit Shtiramati.
Les déités des érudits Comme la plupart des pandits indiens, Shtiramati, Chandrakirti, Asanga et Vasubandhu
avaient fait de Manjushri, d‟Arya Tara et d‟Achala (Miyowa) leurs yidams. Ces trois déités
sont désignées comme « les déités des érudits ». Achala est une forme courroucée de
Vajrapani, mais il est également considéré comme une forme courroucée de Manjushri, avec
le genou gauche plié.
Accumulation de mérites
À ce point du texte (quatrain 7 du chapitre VI), il est traditionnel d‟offrir une cérémonie
rituelle, car au huitième quatrain nous allons entrer dans le vif du sujet, le cœur du
Madhyamakavatara. Le Madhyamika est si difficile à comprendre que notre intelligence et
Cérémonie notre sagesse humaine seules ne suffisent pas, nous avons également besoin de mérites et de
traditionnelle afin de bénédictions. Voilà pourquoi nous faisons une cérémonie.
créer des mérites avant
d‟aborder le 8e
quatrain
La technique employée par Chandrakirti pour établir la vue s‟appelle le rugissement léonin.
Dès demain et dans toute la suite du texte il va rugir et continuera, je l‟espère, de rugir dans
La vue de Chandrakirti votre esprit et votre cœur pour le reste de votre vie. Car si le lion rugit continuellement dans
est un rugissement votre cœur, toutes les vues fausses, incomplètes ou incertaines, qui sont comme autant de
léonin qui vous renards, de hyènes et de loups, n‟oseront jamais s‟approcher de vous.
protégera des vues Aussi, pour ceux d‟entre vous qui écoutent sérieusement cet enseignement, il sera bon dès
fausses et incomplètes demain de faire des offrandes de bougies, de fleurs et d‟encens. J‟en ferai aussi, car moi
aussi j‟ai besoin de bénédictions, plus encore que vous sans doute, pour que ma langue soit
souple et mon esprit clair ! C‟est une grande responsabilité de vous enseigner la vue juste du
Madhyamika.
Même si le Madhyamika paraît parfois très difficile, ne cédez pas au découragement. L‟étude
de la philosophie bouddhiste n‟est pas comme l‟étude des autres sujets. Si vous voulez
comprendre la relativité, vous ne pouvez pas vraiment visualiser Einstein dans le ciel devant
vous et recevoir ses bénédictions. Mais ici, ce genre de choses est possible.
Par ailleurs, d‟une certaine façon, vous avez déjà une connaissance complète de ce que nous
étudions. Les autres études portant sur des sujets que vous ne possédez pas, vous devez bien
Nous devons nous Si vous ne pouvez pas vous engager dans d‟autres méthodes d‟accumulation de mérites,
réjouir de pouvoir réjouissez-vous de la chance que nous avons d‟être rassemblés ici pour parler d‟un sujet si
entendre ces important, car elle est certainement le résultat de mérites accumulés dans le passé. En
enseignements sur le écoutant le Madhyamika nous continuons à accumuler d‟immenses mérites, et en nous en
Madhyamika réjouissant, nous les décuplons.
Quand nous parlons de mérites, il ne s‟agit pas de choses vagues et incertaines mais de
causes et de conditions. Imaginez que vous êtes en train de regarder un film. Si vous ne
savez pas que ce que vous regardez est un film, vous pensez que les évènements dont vous
êtes spectateurs sont vraiment en train de se produire et vous êtes complètement pris dans
l‟histoire. Quand quelque chose de triste se passe, vous pleurez ; si c‟est un film d‟horreur,
vous êtes terrifié. Pendant ce temps, votre voisin, qui a conscience de votre souffrance, essaie
de vous aider en expliquant que vous pouvez vous détendre, car tout cela n‟est qu‟un film. Si
vous n‟avez pas assez de mérite, il aura beau vouloir vous aider, il en sera empêché, peut-
être par une extinction de voix. Ou alors le spectateur assis derrière vous se mettra à tousser
juste au moment où votre voisin vous explique ce qu‟il en est vraiment, et vous ne
l‟entendrez pas. Et même si rien de cela n‟arrive, il est fort possible que même ainsi vous ne
puissiez l‟entendre. Et si, finalement, vous l‟entendez dire clairement que le film n‟est pas la
réalité, vous pouvez encore interpréter ses paroles de travers et comprendre que la réalité est
pire que le film.
Le mérite est essentiel, il fait de vous un bon auditeur. Le mérite détermine aussi la qualité
L‟importance des de l‟orateur, même si dans le cas présent on dirait que vous n‟avez pas accumulé assez de
mérites mérites pour avoir devant vous quelqu‟un d‟éloquent ! Créer du mérite peut être aussi simple
que d‟offrir un biscuit à un enfant. Et si vous n‟avez pas de biscuit à portée de main, et bien
vous pouvez simplement vous réjouir.
Il est très regrettable que la transmission d‟idées aussi puissantes que celles véhiculées par la
philosophie madhyamika reste l‟apanage d‟individus habillés de rouge. Automatiquement,
Notre compréhension
du Madhyamika est
toute la portée de cette philosophie s‟en trouve rétrécie. Ceux qui écoutent ou qui lisent en
souvent étroite feront nécessairement quelque chose d‟étroit, ce sera un truc « bouddhiste » ou « religieux ».
C‟est bien dommage. À dire vrai, c‟est regrettable d‟avoir besoin de recourir aux mots, au
langage, tant ils limitent l‟étude et la compréhension du Madhyamika. Chaque fois que je
parle, chaque fois que j‟utilise un mot nouveau, vous créez un nouveau phénomène dans
votre esprit, et je suis certain que ce phénomène est limité. Malheureusement, c‟est le seul
Le Madhyamika vise à moyen que nous avons de communiquer.
construire une société
meilleure en analysant Pour simplifier, comme pour la science, l‟économie, la politique et toutes les autres idées, la
ce qui la rend philosophie madhyamika vise simplement à construire une société meilleure. En vérité, le
dysfonctionnelle but du Madhyamika est de créer dans la mesure du possible une société éveillée. On y scrute
la cause du dysfonctionnement de la société. Pourquoi notre monde est-il un tel désastre ?
Pourquoi tant de tourments sans fin ? Les économistes parlent de récession et en attribuent la
responsabilité aux échecs de la politique économique. Dans le Madhyamika aussi, nous
essayons également de comprendre la cause des dysfonctions temporaires ou permanentes.
Lors des débats philosophiques apparemment complexes qui vont suivre, essayons de garder
Le but des en mémoire ce que ces philosophes cherchent à nous dire. C‟est très simple : ils essaient de
enseignements est de dire que nous devons comprendre ce qu‟est la réalité. C‟est tout. Mais voilà, c‟est parfois
nous aider à distinguer trop simple, si simple que cela semble difficile. Nous sommes plus habitués à la fiction et au
le vrai du faux.
faux qu‟à la réalité. Rien que cela met en lumière l‟immense compassion du Bouddha : voilà
qu‟il est presque obligé de se rendre et de s‟aligner sur notre esprit épris de fictions et autres
chimères. Il doit en quelque sorte adopter notre tournure d‟esprit pour ensuite imaginer une
voie complète qui est aussi une fiction. C‟est la seule manière de nous aider.
C‟est un peu comme l‟histoire de l‟homme qui rêve qu‟il est attaqué par un gros monstre. Il
est si terrifié qu‟il ne sait pas quoi faire. Il demande alors au monstre : « Au secours ! Qu‟est-
ce que je dois faire ? » Et le monstre lui répond : « Mais je n‟en sais rien ; c‟est ton rêve, pas
le mien ! »
Imaginons que vous voulez réveiller un dormeur qui rêve. Vous n‟avez pas de seau d‟eau
sous la main – ou peut-être l‟avez-vous, mais vos mains et vos pieds sont attachés et vous ne
pouvez pas vous en servir. Vous ne pouvez que dire et redire : « Hé, réveille-toi, tu rêves ! »
Mais le dormeur ne vous écoute pas forcément. Pire encore, après avoir essayé deux ou trois
fois de le convaincre de se réveiller, vous abandonnez, ce qui signifie que vous n‟avez pas de
compassion. Un être vraiment compatissant se doit d‟être astucieux. Il faut pratiquement
abonder dans le sens de l‟autre, en disant par exemple : « Oui, c‟est vrai. » Les
enseignements du Bouddha ressemblent à cela.
Avant de commencer le huitième quatrain, j‟ai encore deux ou trois choses à vous dire. J‟ai
consulté quatre commentaires, et en tout j‟ai compté quatre-cent-vingt-huit pages de
discussions préliminaires relatives au huitième quatrain. Cela fait beaucoup et je pense donc
qu‟il sera utile de nous situer par rapport à un plan structural. Je me servirai de celui élaboré
par Gorampa, mais vous pouvez aussi suivre celui de Mipham, si vous le souhaitez.
Nous étudierons la deuxième approche plus tard, sans doute au cours de la troisième année.
La première est capitale, car elle permet d‟aborder de manière très détaillée les deux vérités
et l‟inexistence des deux soi. D‟emblée on comprend que les auditeurs, les bouddhas-par-soi
et les bodhisattvas regardent tous un seul et même objet : la vacuité. La différence tient à
l‟étendue de leur vision.
[T8] (a) La vacuité telle qu’elle doit être réalisée par tous les véhicules
Quand nous parlons de voie et de fruit, lam tang drébu (lam dang bras bu), il faut aussi tenir
compte des véhicules des auditeurs, des bouddhas-par-soi et des bodhisattvas. De même, les
théories ou les vues philosophiques, droupt’a (grub tha), appartiennent soit au Véhicule de
Base soit au Grand Véhicule.
Les quatre écoles
Quand nous débattons d‟une philosophie, il s‟agit d‟une philosophie qui traite de la voie et
philosophiques du
bouddhisme
du fruit. Le bouddhisme compte quatre grandes écoles philosophiques : le Madhyamika, le
Cittamatra, le Sautrantika et le Vaibhashika. Les deux premières appartiennent au Grand
Véhicule, les deux autres au Véhicule de Base.
Toutes ces notions sont importantes, soyez donc attentifs car je sais que vous allez souvent
poser des questions à ce sujet dans les années à venir. Si les quatre écoles parlent toutes des
résultats de la voie en termes d‟auditeur, de bouddha-par-soi et de bodhisattva, il n‟en reste
pas moins que chacune d‟elles a sa propre vision de ces résultats. Les quatre parlent aussi de
Les quatre écoles la voie. En fait, les trois autres écoles se donnent aussi pour nom « Madhyamika. » Tout le
parlent de la voie et du monde se veut adepte de la Voie Médiane ! En Inde, même chez les hindous, la Voie
résultat (auditeurs, Médiane est considérée comme une philosophie très prestigieuse, aussi chaque école
bouddhas-par-soi et s‟efforce-t-elle de démontrer qu‟elle en est la détentrice.
bodhisattvas)
Ici quand nous disons que nous sommes des madhyamikas (nom général donné auxs adeptes
du Madhyamika), c‟est le nom que nous nous donnons, car les autres écoles nous appellent
des Nisvabhava, mot qui signifie ceux qui parlent du vide ou ceux qui ne parlent de rien.
Ainsi, quand notre plan structural mentionne un chapitre intitulé : La vacuité telle qu’elle est
réalisée par tous les véhicules, il ne fait pas référence aux vues philosophiques du Véhicule
de Base ou du Grand Véhicule, mais à la voie et au fruit des auditeurs, des bouddhas-par-soi
et des bodhisattvas.
Nous pouvons faire
preuve de Il est essentiel de bien comprendre ce point. On entend parfois des disciples du Grand
condescendance envers Véhicule faire preuve d‟une certaine condescendance envers le Véhicule de Base. À bien
la philosophie du écouter leur discours, on s‟aperçoit qu‟ils critiquent la voie et le fruit des auditeurs et des
Hinayana, mais jamais bouddhas-par-soi. C‟est un défaut grave, source de très mauvais karma. On peut faire fi des
envers sa voie ou son écoles sautrantika et vaibhashika au cours de nos débats philosophiques, mais en aucun cas
fruit peut-on se permettre de dénigrer les auditeurs et les bouddhas-par-soi. De quel droit le ferait-
La voie et la
on ? Ce sont des êtres d‟exception. Nyoshul Khenpo Rinpoché utilise une très belle
philosophie sont deux expression pour se référer au Hínayana : il parle de Véhicule de Base au lieu de Petit
choses différentes mais Véhicule. En effet, le Mahayana et le Vajrayana ne pourraient exister sans le Hinayana.
il faut une philosophie La voie et la vue philosophique sont deux choses différentes. La vue philosophique est ce qui
pour construire une nous permet de dialoguer en vue d‟établir la vérité. Sans elle, il n‟y a aucun moyen d‟établir
voie la voie. Il faut donc que quelqu‟un en parle, et apporte des preuves.
.
Nous voici au commencement de l‟explication sur la vacuité telle qu‟elle doit être réalisée
par tous les véhicules. Chandrakirti fait preuve de grande intelligence ici en utilisant
Pour Chandrakirti,
« production alternativement les mots « vacuité » et « production interdépendante ». Ce faisant, il nous
interdépendante » et donne à comprendre qu‟ils sont synonymes. Plus tard, vous saisirez toute l‟astuce de cette
« vacuité » sont tactique. « Production interdépendante » est un mot que nous allons beaucoup utiliser.
synonymes
Pour établir la vacuité telle qu‟elle doit être réalisée par tous les véhicules, nous allons
procéder de deux façons : Chandrakirti commence par démontrer l‟inexistence du soi des
phénomènes, puis il démontre l‟inexistence du soi individuel. En bref, c‟est un enseignement
sur l‟inexistence du soi, des phénomènes et de l‟individu.
[T10] (a) La preuve apportée par les soutras sur l’ainsité (581)
Dans le Soutra des Dix Terres, notre texte de base, le Bouddha dit : Ô Bodhisattvas, le
bodhisattva qui vient d’achever la traversée d’« Inaccessible », (la cinquième terre), entrera
dans la sixième terre de dix manières différentes.
Le nom de la sixième terre est Présence Manifeste. On peut donc dire que le bodhisattva
avance vers cette terre de dix manières différentes en même temps. Ces dix (réalisations)
sont appelées les dix égalités, nyampa tchou (mnyam pa bcu). En voici la liste :
Les dix égalités des
phénomènes
1. Les phénomènes sont égaux du fait qu‟ils sont tous tsènma mepa (mtshan ma med
pa), dénués de caractéristiques réelles. De la même manière, ils sont
2. égaux du fait qu‟ils sont tsennyi mepa (mtshan nyid med pa), dénués de
caractéristiques secondaires, c‟est-à-dire de toute définition.
3. égaux par le fait qu‟ils sont togmar kyewa mepa (thog mar skye ba med pa), dénué
depuis l‟origine de toute naissance ou production (à partir de l‟un ou l‟autre des
quatre extrêmes).
4. égaux du fait d‟être ma kyépa (ma skye pa) non-nés.
5. égaux par wenpa (dben pa), leur isolement, autrement dit : tous les phénomènes
sont également dépourvus de naissance, de durée et de cessation.
6. égaux dans leur totale pureté, takpa (dak pa).
7. égaux par l‟absence de toute élaboration mentale, treupa mepa (spros pa med pa).
8. égaux du fait qu‟ils sont au-delà de toute adoption ou rejet du point de vue de la
vérité ultime, langdor mepa (blang ’dor med pa).
9. égaux par leur nature illusoire, gyouma (sgyu ma) : ils sont comme un rêve, un
mirage, un épouvantail, un écho, l‟image de la lune dans l‟eau, notre image dans un
miroir ou une illusion magique.
10. égaux dans le sens où ils ne sont ni substantiels ni insubstantiels, égaux dans
l‟indifférenciation entre entité et non-entité, ngeupo tang ngeu mepa (dngos po
dang dngos med pa).
Nous ne parlerons que Notre commentaire de référence est le Mulamadhyamaka-karika. L‟égalité dont nous allons
de l‟une des dix parler est la quatrième, autrement dit l‟égalité de la non-naissance : le fait que les
égalités: la non- phénomènes sont sans naissance. La plupart des commentateurs utilisent cette quatrième
naissance égalité pour expliquer la vacuité. Nous allons en parler pendant les deux ou trois ans à venir,
alors ne soyez pas impatients : nous avons tout notre temps.
Les bouddhistes disent que tous les phénomènes peuvent être classés en deux groupes : ils
La classification des sont soit composés, soit non-composés. Il est important de bien se mettre d‟accord sur cette
phénomènes en classification avant de s‟embarquer pour la suite de nos études. Pouvez-vous trouver un
composés ou non- phénomène qui ne soit ni l‟un ni l‟autre ? Il y a une seule exception possible : l‟Éveil
composés suprême. Nous en avons déjà discuté : certains érudits prétendent que l‟Éveil n‟est pas un
phénomène composé, d‟autres soutiennent le contraire. Les nyingmapas vont jusqu‟à dire
que ce n‟est même pas un phénomène et qu‟on ne peut donc même pas commencer à le
classer dans l‟un ou l‟autre groupe. Êtes-vous d‟accord sur cette classification des
phénomènes en composés et non-composés ?
[E] : Peut-on expliquer ces deux catégories plus en détail ?
[R] : Quand nous parlons de phénomènes composés, il faut s‟accorder sur la définition.
Stricto sensu, du point de vue bouddhiste, un phénomène est composé s‟il a trois
La définition d‟un caractéristiques : il naît, il dure et il cesse.
phénomène composé :
il naît, demeure et [E] : Peut-on dire qu‟un phénomène composé est un ensemble de causes et de conditions ?
cesse
[R] : Si nous définissons un phénomène composé comme un ensemble de causes et de
conditions, notre définition n‟est pas assez large. Vous vous rappelez que, lorsque nous
avons défini une « définition » nous avons dit que cette dernière devait être libre de trois
défauts : trop inclusive, trop restrictive ou impossible.
« Un ensemble de causes et de conditions » pourrait suffire à définir un phénomène
particulier, sans toutefois recouvrir le cas général. Par exemple cette définition serait
peut-être utile pour décrire un « arbre à santal » mais insuffisante pour décrire le
phénomène « arbre ». Mais on peut en débattre ; il y a du vrai dans votre question
puisque quelqu‟un pourrait répondre que la réunion de causes et de conditions est
forcément la définition d‟un phénomène « composé ». À quoi un autre rétorquera que
parfois les causes et les conditions ne sont pas réunies et que cette absence de réunion
est aussi un phénomène composé. Mais il peut prolonger son argument et dire qu‟il doit
y avoir des causes et des conditions pour qu‟il y ait absence de réunion et ainsi de suite ;
on tournerait en rond. Je dirais qu‟il serait dangereux d‟accepter pareille définition ; je
ne peux pas simplement l‟ignorer, mais si le débat avait lieu devant des moines de
l‟université de Séra, il vous faudrait être extrêmement habile !
[E] : Le mot composé peut-il être compris comme quelque chose qui peut être analysé ou
divisé en parties ?
La définition [R] : Oui, ça marche aussi. En fait, c‟est la définition que donne l‟école vaibhashika. Nous y
vaibashika d‟un viendrons. Je suis toujours enthousiaste quand je parle de l‟école vaibhashika, car leur
phénomène composé manière de définir la vérité ultime et la vérité relative me paraît remarquablement
intelligente. Je pense qu‟elle est particulièrement adéquate aujourd‟hui, quand on se
trouve face au monde scientifique avec sa définition de la vérité ultime. Mais ce n‟est
pas le moment, nous parlerons de tout cela plus tard.
Voilà qui est bien, car cette discussion sur le temps nous ramène à la définition d‟un
Dans la vie ordinaire phénomène composé. L‟idée est celle-ci : en l‟absence de cessation, il doit nécessairement y
on parle toujours de avoir soit une continuité de la naissance, soit une continuité de la durée. Cela complique les
l‟origine et des causes choses car si aujourd‟hui ne cesse pas, demain ne viendra jamais. Si la cessation
d‟aujourd‟hui n‟existe pas, alors la durée d‟aujourd‟hui est perpétuelle.
Nous avons aussi considéré lequel, de la naissance, de la durée et de la mort, était le plus
important pour nos esprits ordinaires, et nous avons conclu que c‟était la naissance. Certes,
les gens pensent parfois à la mort ou à la vie, mais il s‟agit de pensées occasionnelles. Dans
notre vie quotidienne, et dans la plupart des philosophies, nous voulons toujours connaître
l‟origine des choses. Quelle est l‟origine de ceci ? Quelle est la cause ? Comment ?
Pourquoi ? C‟est une habitude, voilà pourquoi c‟est important pour nous. Ici nous allons
donc examiner ces différentes questions sur la naissance.
Dans le Mulamadhyamaka-karika, juste après l‟hommage Nagarjuna écrit :
La tetralogie de Tous ces phénomènes ne sont jamais nés ni n’ont été produits à partir
Nagarjuna : déclaration d’eux-mêmes,
quant à la naissance Ils ne sont jamais nés ni ont été produits à partir d’autre chose,
des phénomènes Ils ne sont jamais nés ni n’ont été produits à partir des deux ensemble,
Et ils ne sont jamais nés ni n’ont été produits par ce qui serait ni l’un ni
l’autre (c.-à-d. sans cause).
Ce quatrain n‟expose pas vraiment une proposition – souvenez-vous que le Madhyamika n‟a
Nous affronterons pas de proposition –, mais pour le moment nous dirons que c‟est une déclaration. Au cours
différents adversaires de l‟étude de chacun des quatre points de cette déclaration, nous allons affronter toutes sortes
au cours de notre étude d‟adversaires sophistiqués. Par exemple, notre adversaire sur le premier point – la production
de cette déclaration à partir de soi-même – sera l‟école samkhya. Il nous faudra débattre avec de nombreuses
écoles, très bien établies, très intelligentes, et ce faisant, nous allons rencontrer de
nombreuses difficultés.
Mais débattre de la production à partir de soi n‟est rien au vu de la discussion sur la
production à partir d‟autre chose, car nous aurons alors pour adversaires non seulement les
hindous mais aussi la plus haute école du bouddhisme Mahayana – après le Madhyamika – :
l‟école cittamatra, qui se pose également en adversaire de la philosophie madhyamika. Plus
puissant sera notre adversaire, plus difficile sera notre étude.
Le point crucial pour vous est de reconnaître que chacune de ces écoles représente vos
Ces écoles représentent émotions, votre manière de penser. Si je demande, par exemple, à Gérard, où il était hier, il
nos émotions et nos pourrait me répondre qu‟il prenait du bon temps avec Ani Djinpa à Montignac. Si ensuite, je
manières de penser lui demande où il était ce matin, il me dira qu‟il se trouvait ici avec Adrienne. Il pense que le
super macho qui a passé la nuit à Montignac est exactement le même homme que celui qui
était aux côtés d‟Adrienne ce matin. C‟est cela la croyance en la production à partir de soi : il
pense qu‟il est le même homme. Et si, ce soir, de retour auprès d‟Ani Djinpa, celle-ci lui fait
remarquer qu‟il se conduit un peu différemment, il dira : « mais non, je suis la même
personne ». Voilà la croyance en la production à partir de soi-même.
Nous arrivons ici à un point difficile. Il y a deux façons d‟expliquer la quadruple déclaration
de Nagarjuna contenue dans ce quatrain, qui ont donné naissance aux deux écoles indiennes
L‟origine des deux de philosophie madhyamika :
écoles Madhyamika :
Prasangika et
Svatantrika le Madhyamika-prasangika, fondé par Buddhapâlita
le Madhyamika-svatantrika, fondé par Bhavaviveka.
Les similitudes entre Ces deux écoles ont de nombreux points communs : les deux croient que la cause du samsara
ces deux écoles est l‟attachement au soi, à l‟ego, imaginé comme une entité réellement existante. Les deux
reconnaissent aussi que la production à partir des quatre extrêmes doit être réfutée pour
arriver à détruire l‟esprit qui croit en la réalité des deux soi.
Dans cette classification des quatre modes d‟existence possible (ou extrêmes de l‟existence)
– existence, inexistence, les deux ensemble et ni l‟un ni l‟autre – les quatre modes possibles
de production – la production ou la naissance à partir de soi-même, à partir d‟autre chose, à
partir d‟un mélange des deux ou ni sans cause – relèvent toutes du premier extrême,
l‟existence. En effet, seul ce qui existe peut avoir une prétendue naissance. Les deux écoles
sont également d‟accord sur la nécessité de réfuter les quatre extrêmes de l‟existence. La
question est alors de savoir en quoi elles diffèrent. Nous verrons qu‟elles ont des approches
très différentes quand il s‟agit d‟établir la vue ultime et d‟accepter la vérité conventionnelle.
[T12] (b) Différences dans le raisonnement utilisé pour déterminer la vérité absolue (589)
On compte six différences majeures dans leur manière d‟établir la vue ultime, qui
correspondent aux six éléments du syllogisme bouddhiste, à savoir :
Le prédicat est ce que vous essayez de prouver. Par exemple, si vous dites : Elle est belle,
« elle » est le sujet et « belle » le prédicat.
En reliant le sujet et le prédicat, vous construisez une proposition : elle est belle. Pour
démontrer qu‟elle est belle, vous vous servez d‟un raisonnement : Elle est belle parce qu’elle
a deux nez et quatre yeux.
Ensuite vous prenez un exemple : Comme Ani Djinpa.
La phrase tout entière constitue le syllogisme : elle est belle parce qu’elle a deux nez et
quatre yeux comme Ani Djinpa.
Les formations mentales ne sont pas nées d‟elles-mêmes parce qu‟elles existent, comme un vase
Ces six termes vous semblent peut-être ordinaires, mais il n‟en est rien si vous voulez
La manière de dire les comprendre la différence entre un svatantrika et un prasangika. La manière de dire les choses
choses est importante : a son importance. Il y a une grande différence entre : « la tasse est vide » et « il n‟y a pas
le sens des mots n‟est d‟eau dans la tasse ». De nombreux problèmes en ce monde viennent de ce que nous tenons
pas toujours celui que le sens des mots pour admis. Par exemple, en disant « la tasse est vide », je m‟attends peut-
l‟on pense
être à ce que vous compreniez : « il n‟y a pas d‟eau dans la tasse ».
Analysons-les l‟un après l‟autre du point de vue des svatantrikas et des prasangikas.
Svatantrika : Les svatantrikas ont tendance à prendre des sujets très spécifiques, comme les
formations mentales. Cela tient à leur parcours philosophique, car ils sont nombreux à venir
d‟autres écoles bouddhistes – cittamatra, sautrantika ou vaibhashika – ou même d‟écoles
hindoues. Ils apportent aux débats l‟influence de leur passé qui se manifeste ici par
l‟approche consistant à traiter un sujet très spécifique.
Revenons à notre syllogisme :
Les formations mentales ne sont pas nées d’elles-mêmes parce qu’elles existent,
comme un vase.
Voilà ce que les svatantrikas essaient de dire ici. Rappelez-vous que nous sommes en train
d‟établir la vérité absolue au moyen du raisonnement logique en nous basant sur les quatre
déclarations de Nagarjuna. Nagarjuna dit que les phénomènes ne naissent pas à partir d‟eux-
mêmes ; les svatantrikas nous en donnent maintenant la raison.
Pour eux, les formations mentales ne sont pas nées à partir d‟elles-mêmes parce qu‟elles
existent. L‟exemple étant « un vase ». Leur logique est incroyable : pour qu‟une chose naisse
à partir d‟elle-même, il faut qu‟elle soit déjà là. Mais si elle était déjà là, pourquoi dire
qu‟elle naît ? La logique est si simple, si incroyable, qu‟elle pourrait provoquer une crise
cardiaque. Quoi de plus logique que ce raisonnement : parce qu’elles existent ? Mais c‟est
tellement lourd de sens. C‟est ainsi qu‟ils arrivent à la conclusion que les formations
Les svatantrikas se mentales ne naissent pas d‟elles-mêmes.
réfèrent à un sujet
particulier, mais les Prasangika : Les prasangikas, au contraire des svatantrikas, ne se réfèrent pas à un sujet
prasangikas préfèrent
particulier. Utilisant le même syllogisme, ils ajouteraient, etc. les formations mentales, etc.
inclure tous les
phénomènes
ne sont pas nées d’elles-mêmes. Ils préfèrent toujours inclure tous les phénomènes, ce qui
fait une très grande différence. Comme nous le verrons plus tard, c‟est parce que les
Les svatantrikas déclarent : Les formations mentales ne sont pas nées d’elles-mêmes, en
vérité absolue. Ils disent : D’un point de vue ultime, les choses ne sont pas nées à partir
d’elles-mêmes, ni à partir d’autre chose.
Les prasangikas disent Les prasangikas n‟acceptent pas ce prédicat. Ils disent juste que les formations mentales ne
que les choses sont naissent pas à partir d‟elles-mêmes. Selon les prasangikas même au plan de la vérité relative
sans naissance tant les choses ne naissent pas à partir d‟elles-mêmes, à partir d‟autre chose, à partir des deux ou
dans la vérité relative sans cause. Voilà encore un rugissement léonin !
que dans la vérité
ultime
Chandrakirti, en particulier, appartient à l‟école appelée Madhyamika-prasangika qui accepte
l‟expérience ordinaire. Il n‟ajouterait certainement pas « du point de vue ultime ». En effet,
selon lui, sur le plan de la vérité relative, si vous demandez à un bouvier d‟où vient la bouse
de vache, il ne vous répondra pas en termes de soi-même, d‟autre chose, des deux ou
d‟aucun des deux. Il dira simplement que la bouse vient de la vache. Pour Chandrakirti, c‟est
cela la vérité relative, et il n‟y a rien à dire de plus. Nous y reviendrons plus tard.
Les svatantrikas ne soutiennent pas que les choses existent réellement, car ce serait
l‟effondrement de toute la philosophie madhyamika. En revanche, ils acceptent qu‟au niveau
Les svatantrikas
de la vérité relative certaines choses aient une existence logique. C‟est pourquoi ils
acceptent la naissance
dans la vérité relative cautionnent au niveau relatif une certaine forme de production à partir d‟autre chose. D‟où,
pour eux, la nécessité de préciser « du point de vue de la vérité ultime ». Par ces mots, ils
reconnaissent une possibilité de production dans le relatif, ce que refusent les prasangikas.
Pour les svatantrikas, Pour les svatantrikas, il importe que les deux parties qui débattent s‟accordent sur
le sujet doit être établi l‟existence logique du sujet, ici les formations mentales. Une fois que les deux partis
par la raison et accepté acceptent que le sujet est logiquement établi, ils posent leur proposition, ici : « ne naissent
par les deux parties pas à partir d’elles-mêmes du point de vue de la vérité ultime ». Autrement dit, ils ont
effectivement une proposition, dans le cas présent ils soutiennent qu‟en vérité absolue les
choses ne naissent pas à partir d‟elles-mêmes.
Pour les prasangikas, il n‟est pas nécessaire que le sujet soit établi par la raison, ni que les
Cela n‟est pas deux parties s‟accordent sur un même sujet. Il suffit que leur adversaire l‟accepte. En
nécessaire pour les revanche, rien ne les oblige eux à l‟accepter. Par exemple, si nous débattons à propos de
prasangikas cette conque, si je suis un svatantrika j‟exigerai qu‟on s‟accorde sur le fait que ceci est une
conque, mais si je suis un prasangika – et donc un conséquentialiste – cela m‟est égal : du
moment que l‟adversaire pense que ceci est une conque, ce que j‟en pense est sans
importance.
Les prasangikas n‟ont
pas de proposition.
Leur méthode consiste Si l‟on demande aux prasangikas s‟ils ont une proposition, ils répondent : « non, pas pour
à détruire la nous-mêmes ». Si alors vous ajoutez : « pourquoi, dans ce cas, soutenez-vous que les choses
proposition des ne naissent pas à partir d‟elles-mêmes ? », ils répondront : « uniquement pour dissiper votre
adversaires en ignorance. Nous n‟affirmons rien pour nous-mêmes, c‟est seulement pour vous ».
démontrant son Si un prasangika vous dit que vous rêvez, il ne défend là aucune proposition qui prétendrait,
incohérence. par exemple, que lui-même ne rêve pas, ou qui traiterait de la nature non-onirique des
phénomènes. Ils peuvent être extrêmement agaçants, car nous savons qu‟ils ont raison mais
Svatantrikas : ici aussi, les adversaires doivent accepter d‟un commun accord le
Pour les svatantrikas, raisonnement – dans ce cas : parce qu’elles existent. Autrement dit, les deux parties doivent
le raisonnement doit reconnaître que les formations mentales existent. Les svatantrikas se fondent ensuite sur ce
être accepté par les
raisonnement pour défaire la partie adverse.
deux parties
Supposons qu‟on aperçoive de la fumée sur une colline. Un svatantrika dira : « sur cette
colline où s‟élève de la fumée il y a du feu puisqu‟il y de la fumée ». Nous parlons à
quelqu‟un qui voit la fumée mais qui ne sait pas vraiment s‟il y a un feu ou non, et nous
essayons de le convaincre qu‟il y a un feu, puisqu‟il y a de la fumée. C‟est aussi simple que
cela.
Pour les svatantrikas, le sujet et le raisonnement doivent être mutuellement acceptés, mais
pas la proposition, qui est ce que vous déposez dans l‟esprit de votre adversaire. Les
adversaires doivent tous deux avoir des yeux, être capables de voir la fumée au loin, savoir
ce qu‟est la fumée et savoir qu‟elle provient du feu. Si on s‟adresse à quelqu‟un qui n‟a
jamais vu ni fumée ni feu, le raisonnement ne fonctionne pas.
[E] : Vous avez dit que le raisonnement doit être accepté par les deux parties. Si je vois de la
fumée, je dois forcément et immédiatement savoir qu‟il y là un feu puisque j‟accepte
que la fumée vient du feu.
[R] : Par exemple, peut-être que jusqu‟à maintenant vous n‟avez pas vu le feu et alors que
vous avez le dos tourné, moi je vois soudain la fumée et je dis : « Hé, Dominique, il doit
y avoir un feu sur la colline là-bas, je vois de la fumée. »
Pour les prasangikas, il Prasangikas : ils n‟ont pas besoin d‟accepter le raisonnement, il suffit que leur adversaire
suffit que l‟adversaire l‟accepte. Si celui-ci voit la fumée mais ne croit pas qu‟il y a un feu, le prasangika lui
accepte le rétorquera : « dans ce cas, il ne devrait pas y avoir de fumée, puisque (vous dites qu‟)il n‟y a
raisonnement pas de feu ». Bien entendu, le prasangika doit savoir que son interlocuteur accepte le fait que
la fumée vient du feu.
Ici aussi, les svatantrikas demandent que l‟exemple soit accepté par les deux parties, alors
que les prasangikas acceptent que seul l‟adversaire l‟accepte.
Je suis sûr que vous êtes nombreux à conclure qu‟en vérité ultime les choses n‟existent pas.
Justement, c‟est sur le plan de la vérité relative que les bouddhistes montrent leur faiblesse :
ils disent que dans la vérité relative les choses peuvent fonctionner. C‟est acceptable sur la
voie, mais pas pour la théorie. Quand on établit la vue, on ne peut pas procéder de la sorte.
À la fin du sixième chapitre, notre adversaire demande : « si vous n‟avez pas de vue,
pourquoi agissez-vous ainsi ? » Et les prasangikas de répondre : « Par compassion. Vous
sachant confrontés à un si grand nombre de problèmes, nous ne pouvons rester de marbre.
Si les prasangikas
n‟ont pas de vue, Nous devons vous le dire. Voilà pourquoi nous venons démolir toutes vos vues. »
pourquoi enseignent- Quand Sa Sainteté le Dalaï Lama enseigne, et même juste avant de recevoir le prix Nobel, il
ils ? aime réciter le quatrain suivant, qui signifie à peu près : « Je rends hommage au Seigneur
Bouddha qui n’a pas de vue. »
[E] : Mais il est normal pour nous de parler de vue, de méditation et d‟action. La vue est
donc bien là.
Conseil : ne mélangez
pas la terminologie de [R] : Voici un bon conseil : ne mélangez pas tout. Quand nous parlons de vue, de méditation
la voie et celle de la vue et d‟action, nous parlons de la voie. Même un adepte du Prasangika doit enseigner une
voie, une voie où il sera question de vue, de méditation et d‟action. Mais ici nous
sommes en train d‟établir la vue et les prasangikas établissent la vue qu‟il n‟y a pas de
vue. Et donc pour eux, « établir la vue » consiste à démolir les vues des autres.
Pour établir la vue [E] : Qu‟en est-il de la base, de la voie et du fruit ? La vue ne doit-elle pas inclure ces trois
qu‟il n‟y a pas de vue, points ?
les prasangikas doivent [R] : La base, la voie et le fruit sont également des termes relatifs à la voie. Si vous atteignez
détruire toutes les vues
l‟Éveil maintenant, vous n‟avez jamais étudié le Madhyamika avant, car « avant »
n‟existe pas. Il n‟y a pas de vue. Le fruit n‟est donc pas le résultat d‟une pratique
particulière.
Si vous avez de
l‟attachement, vous [E] : Pourquoi leur compassion est-elle imparfaite ?
n‟avez pas la vue. [R] : Je crois que c‟est à cause de cette vue. Si vous avez de l‟attachement, vous n‟avez pas
la vue. Mais pour la plupart des gens cela signifie qu‟on doit d‟être sans attachement
uniquement au niveau de la vérité absolue, alors que pour les prasangikas, cela
s‟applique également au plan de la vérité relative. C‟est incroyable ! Voilà pourquoi on
parle du rugissement du lion. Nous y reviendrons plus tard.
Les trois degrés [E] : Quand on atteint l‟Éveil, il n‟y a pas de voie. Lequel est donc plus important, l‟Éveil ou
d‟attachement sur la la voie ?
voie [R] : La voie. Sans la voie, l‟Éveil est ennuyeux ! C‟est la voie qui le rend excitant. Il y a
trois degrés d‟attachement sur la voie : le premier consiste à penser qu‟on n‟est pas
parfait. Le second est la volonté d‟être parfait. Le troisième, c‟est quand on suit un
chemin vers la perfection. Un des mahasiddhas a dit que la première erreur est de croire
qu‟on a besoin d‟une voie.
Nous avons fini notre brève étude des différences entre les prasangikas et les svatantrikas en
ce qui concerne leur approche de la vérité ultime.
[T12] (c) Différences dans leur manière de considérer le conventionnel dans la vérité
relative (592)
Le plan structural examine les différences entre prasangikas et svatantrikas sous deux
angles : (a) la manière d‟établir la vue ; (b) la manière d‟accepter la vérité conventionnelle.
Nous en venons maintenant au second point, qui se divise en trois : la base, la voie et le fruit
(ou résultat).
Les svatantrikas acceptent que dans la vérité relative, dans la vérité conventionnelle, la
graine et la pousse sont différentes. Par conséquent, d‟une graine différente de la pousse naît
La graine et la pousse
sont elles différentes une pousse différente de la graine. Ce que réfutent les prasangikas. L‟explication détaillée
dans la vérité viendra plus tard.
conventionnelle ? De plus, pour les svatantrikas les phénomènes composés et les phénomènes non-trompeurs
ont une base commune. En d‟autres termes, un phénomène peut être en même temps
composé et non-illusoire. Faux, disent les prasangikas : tout phénomène composé est
illusoire, trompeur. Il n‟existe aucun phénomène qui soit en même temps composé et non-
trompeur. Ce point est important si vous étudiez la logique bouddhiste, mais il n‟est pas
essentiel ici.
Un phénomène peut-il
être en même temps Pour les svatantrikas, une cognition juste, comme quand on voit un feu, n‟est pas trompeuse,
composé et non mais pour les prasangikas une cognition juste peut également être trompeuse.
trompeur ? Les svatantrikas, quand ils parlent de cognition juste, font une différence entre la cognition
indirecte et la cognition directe. Il y a donc deux systèmes de raisonnement : la logique de la
cognition directe et la logique déductive, ou inférentielle.
Une cognition juste
est-elle non
trompeuse ? RAISONNEMENT PAR DÉDUCTION. On ne voit pas le feu, mais on voit la fumée –
c‟est une cognition indirecte. L‟existence du feu est prouvée par un raisonnement
déductif.
RAISONNEMENT FONDÉ SUR UNE COGNITION DIRECTE. Illustration : ceci est un
microphone, vous le voyez.
La distinction entre la Ceci est important : on parle généralement de deux sortes de vérité relative : la vérité relative
vérité relative juste et juste et la vérité relative fausse. Pour les svatantrikas, cette classification ne se fonde que sur
fausse se fonde-t-elle l‟objet. Pour les prasangikas, on doit tenir compte du sujet et de l‟objet. Nous reviendrons
sur l‟objet seul ou sur plus tard sur ce point important.
le sujet et l‟objet?
Voilà en bref, la présentation de la base.
Pour ce qui est de la voie, il y a aussi des différences. Les svatantrikas soutiennent que les
auditeurs et les bouddhas-par-soi ne comprennent pas l‟inexistence du soi des phénomènes,
alors que les prasangikas disent qu‟ils en ont une certaine compréhension, sans laquelle ils ne
Les auditeurs pourraient pas réaliser l‟inexistence du soi individuel. Nous en avons déjà parlé (voir
comprennent-ils chapitre I).
l‟inexistence du soi des Selon les svatantrikas, pendant la méditation un arya – un être non-samsarique – perçoit les
phénomènes ?
apparences. Selon les prasangikas, un arya ne perçoit pas les apparences pendant la
méditation.
[T11] (iii) Explication détaillée : comment les prasangikas déterminent la vérité (594)
Avant de revenir au texte, je veux vous présenter le Madhyamika-prasangika. Une bonne clef
ici est la distinction entre dendroup (bden grub) et tsedroup (mtshad grub), l‟existence réelle
(d‟une chose) et l‟existence logique (d‟une chose).
J‟ai déjà dit que les prasangikas et les svatantrikas essaient tous deux d‟éliminer le voile qui
Les deux écoles consiste à croire que les choses existent vraiment. Cela nous fait comprendre d‟emblée que
cherchent à purifier le les prasangikas ont une voie, puisque le voile qu‟on élimine au moyen de la voie est
voile de la croyance en précisément cet attachement à la croyance en la réalité des choses.
la réalité des choses Les prasangikas reconnaissent que les êtres sont ignorants, c‟est pourquoi ils acceptent de les
guider. Mais ils ne disent pas qu‟ils sont raisonnablement ignorants, car ils n‟acceptent pas le
Les prasangikas concept d‟une chose dotée d‟existence logique. Or, comme toutes les vues et les théories
n‟acceptent pas les développées par les autres écoles consistent en des conclusions nées d‟une forme ou une
choses qui existent autre de raisonnement, les prasangikas refusent de les accepter.
logiquement
En tant qu‟étudiant de la philosophie madhyamika, vous devez vous habituer à dire les
La différence entre ce choses d‟une certaine manière. Quand ils établissent la vue, les prasangikas n‟affirment rien,
qui a trait à la voie et mais quand ils établissent la voie – par exemple, la pratique de la méditation – il y a
ce qui a trait à la vue forcément une base, une voie, un résultat, et ainsi de suite. En revanche, si quelqu‟un
demande si toutes ces choses existent, on touche à un autre domaine, celui de l‟établissement
de la vue. Les interrogations du type : « existent-ils vraiment ou pas ? » relèvent de
l‟établissement de la vue, à l‟opposé des questions comme : « comment développer la
dévotion envers le maître » ou « comment se défaire des impuretés » lesquelles relèvent de la
voie. Ce sont deux types de question différents.
Quand ils établissent la vue, les prasangikas essaient de prouver principalement deux
La vue choses : au niveau de la vérité relative, tout n‟est qu‟illusion ; et au niveau de la vérité
prasangika :dans le ultime, tout est libre des quatre extrêmes.
relatif tout est Comme vous pouvez vous en rendre compte, les prasangikas ne vont pas nous dire que c‟est
illusoire ; dans l‟absolu
tout est libre des quatre
seulement au plan ultime que rien n‟existe et qu‟au point de vue relatif tout existe. On
extrêmes pourrait presque penser que l‟affirmation « toute chose est illusion » est en fait une vue
ultime.
S‟agissant des deux vérités, que l‟on essaie de démontrer qu‟au plan relatif tout est illusoire
ou d‟établir que tout est libre d‟extrêmes, il faudra toujours commencer par réfuter la
Nécessité de réfuter
croyance en la réalité des choses. Ceci est important ! On essaie d‟établir une vue relative –
l‟attachement à la
réalité des apparences illusoire – et une vue ultime – libre de tout extrême. Dans un cas comme dans l‟autre, il faut
se défaire de l‟attachement aux apparences comme étant des phénomènes réels. C‟est
pourquoi, à partir de maintenant, vous allez souvent entendre parler de denmé (bden med),
qui signifie « irréel » ou « qui n‟existe pas vraiment ». Ce mot est d‟une importance capitale.
Pour ceux qui peuvent les accepter, les prasangikas citeront les soutras dits de sens
définitif, ngé deun (nges don), et non les soutras de sens dits de sens provisoire trang
deun (drang don)
La seconde technique s‟appuie sur l‟argumentation conséquentialiste, dont les
prasangikas ont fait leur spécialité. Cela revient à dire : « si vous acceptez tel point,
vous aboutirez à telle et telle conséquence ».
[T13] (ii) Réfutation des vues fausses que d’autres pourraient soutenir
Ce qu‟on doit réfuter au moyen de la voie est l‟ensemble des émotions négatives, comme la
colère, qu‟il faudra contrer en ayant recours à l‟amour, la compassion, la non-dualité, l‟esprit
d‟Éveil, la générosité, la discipline, et ainsi de suite.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 6 – 82
[T15] (ii) Mais ici au moyen des paroles du Bouddha et de la raison
Il est d‟autres facteurs qui ne peuvent être réfutés que par le raisonnement ou par les paroles
du Bouddha et il nous faudra en parler. Deux choses sont à éliminer ou à réfuter : l‟une se
base sur le sujet, l‟autre sur l‟objet.
Les deux sortes de Il y a deux choses à éliminer ou à réfuter. Ici, nous ne pouvons pas parler de « voiles », car
désignations qui sont à cette expression appartient à la terminologie de la voie. Les voiles seraient par exemple la
réfuter colère, la jalousie, l‟orgueil, que l‟on doit purifier au moyen du mantra de Vajrasattva. Tout
cela relève de la terminologie de la voie. Ici nous parlerons de deux choses qui sont à
éliminer ou à réfuter :
La première est kuntak (kun brtags), l‟imaginaire, autrement dit cette propension à
désigner les phénomènes qui prend source dans l‟ignorance conceptuelle. Je vous
l‟expliquerai en temps voulu. Comme le dit Longchen Rabjam, si vous voulez voir
toute la vue, mieux vaut ne pas rester coincé sur le chemin voie, mais monter jusqu‟au
pic et ensuite regarder en bas.
Ces mots risquent d‟être familiers à ceux d‟entre vous qui ont entendu quelques
enseignements Dzogchen. On y classe l‟ignorance en deux catégories : l‟imaginaire et
l‟innée. Ici, il y a une légère différence car les deux types d‟ignorance nous
conduisent à désigner, à nommer les choses : la déduction est une forme de
désignation tout comme l‟est l‟ignorance innée.
Le premier objet à réfuter inclut toutes les conclusions des écoles théoriques autres que le
Madhyamika-prasangika. À partir de maintenant nous donnerons à toutes ces écoles –
qu‟elles soient bouddhistes ou hindouistes – le nom de substantialistes, car elles croient en
une réalité substantielle4.
Sachez que la désignation fondée sur l‟ignorance conceptuelle, ou imaginaire, (c‟est-à-dire
une ignorance qui fonctionne par inférence) se divise également en deux sous-catégories : la
surestimation et la sous-estimation.
L‟expression « soi individuel » recouvre toutes les idées du soi établies par les bouddhistes et
les hindous. Nous parlons ici de la désignation (intellectuelle) « je » ou « moi » attribuée par
les théoriciens. Nous ne parlons pas dans ce cas du sentiment, de la sensation « moi » que les
êtres se créent ou ressentent naturellement, et que le troisième quatrain du premier chapitre
définit en ces termes : « Au départ il y a fixation sur un prétendu « moi » ressenti comme
réel, puis le sentiment « mien » donne lieu à tous les attachements ». Ce n‟est pas de cela que
nous parlons ici.
4
exister substantiellement (rdzas su grub pa) tout ce qui existe comme une couleur, une forme, une qualité ; les
choses qui surgissent et disparaissent.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 6 – 83
L‟expression « soi des phénomènes » recouvre toutes les assertions ou désignations
imaginées par les philosophes bouddhistes ou hindous qui ont trait aux phénomènes.
La sous-estimation est une autre sorte de désignation qui naît de manière inférentielle.
Les croyances des Nous faisons allusion ici aux charvakas (à ne pas confondre avec les shravakas/auditeurs) et
charvakas probablement aussi aux existentialistes. Ces gens ne croient ni aux vies passées, ni à la loi
des causes et des effets, mais uniquement à la simple coïncidence. Ne vous inquiétez pas de
devoir savoir tout cela d‟emblée. Il faut bien commencer quelque part, ne vous découragez
pas. L‟important est que je puisse avancer en posant quelques jalons, du genre « Gérard
Godet », pour que vous puissiez ensuite vous les rappeler. Quand on écrit une histoire, les
gens ne se souviennent que des événements dramatiques.
Cette forme de désignation est commune aux êtres ordinaires (qui n‟ont pas de théorie) et
aux théoriciens. Qu‟ils appartiennent ou non à une école philosophique ou religieuse,
bouddhiste ou autre, les gens ont tous ce sentiment : « moi ».
Le sujet est (l‟esprit) qui s‟attache aux choses comme étant réelles (dendzin) ou qui les
appréhende en tant que simples apparences (tsendzin).
Les prasangikas ont recours à quatre méthodes pour réfuter les vues des autres. Nous les
étudierons plus loin en détail, mais en voici une brève présentation. Ils les réfutent :
En soulignant les contradictions dans la vue de l‟adversaire (’gal ba brjod pa’i thal
gyur).
En utilisant le raisonnement déductif de l‟adversaire (gzhan la grags kyi rjes
Les quatre méthodes
dpags).
de réfutation utilisées
par les prasangikas Par la réduction à l’absurde (rgyu mtshan mtshung pa’i mgo snyoms). Ils utilisent la
logique de l‟adversaire pour tirer des conclusions qu‟il n‟accepte pas. Si par exemple
il dit : « je suis un être humain parce que j‟ai une tête », un prasangika pourrait dire :
« ce chien est également un être humain puisqu‟il a aussi une tête ». L‟adversaire
essaie de démontrer sa vue en usant d‟une logique particulière, que nous utilisons à
notre tour pour tirer des conclusions qu‟il ne voulait pas prouver. Nous verrons que
les prasangikas utilisent souvent cette méthode.
En pointant du doigt les pétitions de principe (arguments circulaires,
raisonnements fallacieux et autres) (grub byed grub bya dang mtshung pas ma grub
pa). Dans une pétition de principe, la preuve avancée par l‟adversaire est identique à
ce qu‟il veut prouver, le problème étant qu‟une preuve qui n‟est pas encore prouvée
ne peut pas servir de base pour établir une autre preuve. Par exemple : « ceci est une
tête, parce que c‟est une tête ». L‟erreur est grossière, mais on la retrouve chez de
nombreux philosophes.
sur la base de la vérité relative : certains passages de ce texte donnent à croire que
les prasangikas acceptent certaines choses. Ainsi, dans l‟exemple du feu et de la
fumée, ils reconnaissent qu‟il y a de la fumée, mais ils ne le font pas pour eux-
mêmes, seulement pour que l‟adversaire comprenne qu‟il y a du feu.
sur la base de la vérité absolue : quand les prasangikas disent qu‟ils n‟affirment
rien, comprenons bien qu‟il ne s‟agit pas d‟une nouvelle affirmation de leur part. De
cette manière, le raisonnement n‟a pas de prise sur ce genre de déclaration, même si
celle-ci n‟est pas une proposition.
Tout ce qu‟on vient de voir est dans le plan structural, que nous étudierons en détail après les
questions.
[E] : Pour des gens qui disent qu‟ils n‟ont aucune vue, les prasangikas semblent en avoir
plusieurs ayant trait à la base et à la voie.
[R] : Je vous l‟ai déjà dit, ils l‟acceptent pour ce qui a trait à la voie, mais pas pour établir la
vue.
[E] : Les prasangikas et les svatantrikas sont-ils d‟accord pour réfuter la production à partir
de soi ?
[R] : Ils sont d‟accord pour reconnaître que les phénomènes ne sont pas ainsi produits, mais
sont en désaccord sur la manière de le démontrer. Je vous l‟ai dit, les svatantrikas
veulent ajouter quelques mots, alors que les prasangikas s‟en gardent bien. Au premier
abord, la différence peut sembler minime, mais plus tard vous comprendrez pourquoi la
Étude de la vue des vue prasangika est exceptionnelle. Il faut ajouter que nous étudions un texte prasangika,
svatantrikas nous entendrons donc très peu parler des svatantrikas, ce qui est regrettable !
Idéalement, après ce texte il faudrait étudier le Madhyamakalankara (dbu ma rgyan) de
Shantarakshita pour voir ce qu‟il en dit !
[E] : Pouvez-vous en dire plus sur le plan structural que vous utilisez ?
[R] : Je me sers du plan structural de Gorampa, en passant sous silence tous les débats entre
les différentes écoles tibétaines. Je n‟y ai même pas encore fait allusion. En effet, il n‟y
a pas que les discussions entre les prasangikas et les svatantrikas sur la manière de
définir les choses, il y a également un débat entre Tsong Khapa et Gorampa et tous les
grands érudits tibétains sur la manière de définir les définitions ! Je n‟ai même pas
effleuré ces débats.
Les commentaires de Gorampa et de Mipham sont très proches, alors que
Certains maîtres l‟interprétation de Tsong Khapa est propre à ce dernier.
tibétains s‟en tiennent Quand nous étudierons la production à partir d‟autre chose, j‟exposerai peut-être
aux arguments des quelques arguments tibétains qui présentent un grand intérêt et ne sont pas seulement un
philosophes indiens amas de mots. Ceci dit, l‟approche diffère selon les écoles. Par exemple, Jamyang
Khyentsé Wangpo et Jamyang Khyentsé Cheukyi Lodreu ont créé l‟école Dzongsar, où
Le Madhyamika est un vaste sujet d‟étude. Rien qu‟au Tibet plus de deux cents auteurs ont
composé un commentaire de cette œuvre. Ne croyez pas pour autant que l‟entreprise est sans
espoir. Vous pouvez, vous aussi, tout apprendre : c‟est une question d‟intérêt. Si quelqu‟un
comme moi peut trouver l‟énergie et assez d‟intérêt pour lire un roman aussi compliqué que
Crime et Châtiment de Dostoïevski, avec tous ces noms russes, ces événements, ces
retournements de situation, alors vous pouvez étudier le Madhyamika, qui est bien plus
facile !
Quelqu‟un m‟a demandé comment faire pour combiner l‟étude et la pratique. Étudier, c‟est
comme se forger une armure. L‟étude nous aide à développer une dévotion semblable au
L‟étude est comme une diamant, laquelle, si un jour vous découvrez que votre maître est un travesti sadomasochiste,
armure et devient une pourrait vous éviter un effondrement brutal ! De plus, l‟étude est une source de richesse
source de richesse inépuisable. Plus grande est votre fortune, mieux vous pouvez la partager avec d‟autres. Si
infinie vous étudiez correctement, cela sera une source de bienfaits pour de nombreux êtres.
Pour ce qui est de la pratique, vous arrivez avec vos émotions. Or les émotions n‟obéissent à
aucune logique, même si elles prétendent parfois connaître la raison. Observez bien vos
émotions : nous aimons les choses selon une certaine logique et quelques années plus tard
nous ne les aimons plus, selon une logique différente ! Il n‟y a aucune logique solide, établie.
Quand nous parlons de pratique, dès lors qu‟une chose s‟oppose à la volonté de votre ego,
elle devient une pratique. C‟est pourquoi la méditation a une si grande importance. En effet,
la méditation, le calme mental en particulier, isole l‟ego de toutes ses distractions.
Tout ce qui peut
L‟isolement est la dernière chose que veut l‟ego, car il est fondamentalement insatisfait de sa
contrer l‟egocentrisme
est une pratique propre condition. Par nature, l‟ego est insécurité, à l‟égard de son identité et de son existence
propres.
Voilà pourquoi il cherche constamment toutes sortes d‟excuses et de distractions dans
lesquelles se réfugier : pour oublier un court instant son insécurité. Essayez seulement de
vous asseoir sans bouger pendant une minute. Votre main se tend immédiatement pour saisir
Nous avons besoin de un magazine ou la télécommande. L‟ego a besoin d‟être occupé, mais plus on l‟occupe, plus
méditer pour isoler il s‟incruste et se renforce. Nous avons donc besoin de la méditation, qui isole l‟ego de toutes
l‟ego de ce qui le ces distractions.
distrait D‟un autre côté, les études comme celle que nous faisons ici peuvent aussi devenir une
distraction. Et donc, vous avez un maître. Et s‟il vous dit que votre méditation consiste à
boire 38 coca-cola par jour, faites-le ! Et moins vous conceptualisez, mieux c‟est. Mais
comme je ne suis pas votre maître, je n‟en sais pas plus. C‟est à lui qu‟il faut poser la
question, à titre individuel.
Ces huit préoccupations sont comme l‟armure de l‟ego. Il y en a quatre qu‟il veut à tout prix
obtenir et quatre qu‟il veut à tout prix éviter. Il est important de vérifier de temps à autre si
en ce moment nous ne sommes pas les victimes de l‟une ou de plusieurs d‟entre elles, ou de
Elles sont comme
l‟armure de l‟ego. Il tous les huit ! Quand je m‟observe, je vois que j‟en suis victime. Par exemple, pour recevoir
faut vérifier si nous de moi un enseignement Vajrayana de première classe et très exotique, il suffit de me couvrir
n‟en sommes pas de louanges. D‟entre les huit, c‟est la soif de louanges qui semble me poser le plus de
victimes problèmes. L‟on doit donc régulièrement vérifier si l‟on n‟est pas en train de tomber dans
l‟un ou l‟autre de ces pièges.
Je me suis rendu compte que celui qui est prisonnier de ces préoccupations perd son
authenticité. Par exemple, j‟ai conscience que ma position m‟incite à mener une vie pleine
d‟arrogance. Je ne ressens pas le sens de l‟honneur et la pudeur qu‟il me siérait d‟avoir. Par
contre, comme l‟inhibition ne me torture pas, chacun de mes actes, ne serait-ce que le fait de
me moucher, vise à centrer l‟attention sur moi.
Lors de ma dernière visite à Londres, j‟ai voulu voir où j‟en étais. Je me suis donc rendu à
L‟histoire de Rinpoché
Soho, un quartier chaud, où j‟ai rencontré un jeune homme qui distribuait des prospectus
qui distribue des tracts
dans un quartier chaud dans la rue. Les prospectus faisaient de la publicité pour les prostituées, le sexe au téléphone,
de Londres et ainsi de suite. Je me suis dit : bon, voilà une chose qu‟il me faut essayer. Je lui ai demandé
si je pouvais distribuer les tracts pour lui. Il a d‟abord été surpris et m‟a regardé pendant
quelques instants puis il a dit que oui, bien sûr, je pouvais le faire si j‟en avais vraiment
envie. Il est parti très content. Je me suis mis à distribuer les tracts, mais chaque fois que je
voyais un Chinois ou un Japonais – quelqu‟un qui ressemblait à un Tibétain –, je priais qu‟il
ne soit pas tibétain. J‟avais si peur qu‟il me dise : « Rinpoché, dans quelle activité vous
impliquez vous ce soir pour aider les êtres ? » Et puis certaines personnes, à la lecture des
prospectus, commençaient à me demander la démarche à suivre. Je n‟en savais rien et
bredouillais que tout était écrit sur les tracts. Il y avait une poubelle à proximité et à plusieurs
reprises j‟ai été tenté de tout jeter. Mais je me suis retenu et j‟ai fini par tout distribuer.
Tant que les émotions Comme je vous le disais, tant que l‟entraînement de l‟esprit n‟est pas suffisant, les émotions
n‟ont pas perdu leur restent rigides. Et tant que vos émotions ne se sont pas assouplies ou pour le moins un peu
rigidité, le
Madhyamika fera son
adoucies, même si cette philosophie madhyamika arrive à se frayer un chemin dans votre
chemin dans votre tête intellect, elle n‟entrera pas dans votre cœur. Au niveau émotionnel vous n‟accepterez pas que
mais ne pourra pas les choses n‟ont ni existence réelle ni existence logique.
pénétrer votre coeur. Maintenant revenons au texte.
Je vous dis ces choses parce que nos idées de vrai et de faux servent de base pour développer
Les idées de ce qui est nos philosophies, notre morale, nos religions, et tout le reste. Un exemple : les religions
vrai et de ce qui est
faux sont la base de
védiques pensent que Dieu est la vérité. Ici encore, la définition de la vérité est : ce qui n‟est
toutes nos philosophies pas faux ; c‟est quelque chose qui n‟est pas fabriqué, quelque chose qui a toujours été là
et religions qu‟on le fabrique ou pas, et qui est indépendant de toute cause et condition. C‟est comme la
différence entre ce qui est magique et ce qui ne l‟est pas. Par exemple, cette tente est vraie
parce qu‟elle ne dépend pas d‟un magicien. Si un magicien se débrouillait pour faire
apparaître une tente magique, ce serait une fausse tente ; le magicien l‟aurait créée, elle serait
Les religions védiques
dépendante de lui. Nous dirions que la tente était son idée, son tour de magie.
croient que Dieu existe Beaucoup de ces religions védiques croient que Dieu existe réellement, qu‟il est indépendant
vraiment et que tout le de toute cause et condition, qu‟il n‟est pas fabriqué par les hommes, qu‟il n‟est pas faux,
reste est illusion qu‟il est éternellement présent ; tout le reste est maya, illusion. Telle est leur croyance.
Je pense que le christianisme, l‟islam, le judaïsme doivent aussi parler de vérité et de non-
Toutes les autres vérité, même s‟ils n‟utilisent pas ces termes. On peut en débattre, mais je suppose qu‟ils
religions distinguent soutiennent qu‟il y a une bonne et une mauvaise manière d‟agir – une éthique. Pourquoi est-
aussi le vrai du faux,
c‟est-à-dire elles
ce bien d‟aller à l‟église tous les dimanches ? Ils doivent avoir une vue. Si on les interroge,
établissent un ils répondront : « parce que Dieu est le seul miséricordieux » ou quelque chose de ce genre.
phénomène réel Si on leur demande pourquoi tuer est mal, leur réponse sera : « parce que cela va à l‟encontre
de ceci ou de cela ». La distinction entre la vérité et la non-vérité est partout présente. En
d‟autres mots, ces religions établissent un phénomène qui existe réellement, en et par lui-
même.
Pour Chandrakirti rien Chandrakirti lui, ne croît pas du tout au cuir d‟origine. Disons plutôt qu‟il croit en un cuir
n‟existe vraiment; il d‟origine qui n‟existe pas vraiment. Car, pour que ce cuir existe vraiment, il doit être produit
n‟accepte que la par quelque chose. Pour exister réellement, il doit être produit à partir de lui-même, à partir
production d‟autre chose, à partir des deux en même temps ou sans cause. Comme par l‟analyse il
interdépendante
invalide toutes ces possibilités, Chandrakirti conclut que ce cuir ne peut pas exister
réellement. Si on lui demande ce qu‟est-ce qui est acceptable pour lui dans ce cas, il répond :
la production interdépendante.
Sans cuir d‟origine, pas d‟imitation. Sans simili cuir, pas de vrai cuir. L‟original dépend de
l‟imitation, qui repose sur l‟original. Telle est sa philosophie : il n‟existe pas de cause réelle.
Les deux premières lignes du huitième quatrain sont une brève présentation des quatre
propositions de Nagarjuna. La première des quatre, l‟impossibilité de la production à partir
de soi-même, n‟est pas étudiée en détail dans ce texte, mais on en trouve l‟explication dans le
neuvième chapitre du Bodhicharyavatara de Shantideva. Ici l‟accent est mis sur la deuxième
proposition, l‟impossibilité de la production à partir d‟autre chose, et nos principaux
adversaires sont bouddhistes. Les troisième et quatrième propositions sont énoncées dans la
deuxième ligne.
Ici, notre adversaire symbolique est l‟école samkhya, fondée par Kapila, qui vécut sans doute
au VIIe siècle av. J.-C. Cette école prône une vision dualiste et très complexe de l‟univers,
dont le point de départ est l‟éternelle question : de quoi l‟univers est-il fait ? De là on passe à
la question du vrai soi ou, plus précisément, de ce qui différencie le vrai soi de ce qui semble
être le soi.
Pour les samkhyas, l‟univers se compose de purusha et prakriti, et l‟histoire du monde est
La vue samkhya : les celle de ces deux constituants – ce qui est très loin de la pensée des Upanishads. À partir de
deux constituants cette simple dualité se développe un ensemble très complexe d‟interrelations entre purusha –
fondamentaux sont qui est comme l‟esprit de l‟atman ou du soi – et prakriti Ŕ qui est comme la matière de la
purusha et prakriti nature originelle (l‟essence de l‟objet). La nature de purusha est l‟esprit ; il englobe de
nombreux esprits ; c‟est l‟être, la conscience. Purusha est la conscience éveillée sans limite
ni souillure.
Les trois gunas: rajas, Les samkhyas prétendent que le monde se forme à mesure que le purusha imprègne le
tamas, et sattva prakriti et, en ce faisant, stimule les trois états de prakriti, qu‟on appelle les gunas : raja
l‟activité, tamas l‟inactivité, et sattva la transparence.
Cette théorie très intéressante sous-tend en fait la philosophie hindoue la plus élevée. Si on
ne fait pas très attention, quand on explique la nature de bouddha on risque de tendre vers ce
purusha.
Lorsque les liens entre Les gunas interagissent et jouent différents rôles dans l‟évolution de prakriti. À mesure que
purusha et prakriti se cette dernière est activée elle devient buddhi Ŕ l‟intellect – à partir duquel se développent les
dissolvent au moment
ego individuels. Les individus confondent souvent leur ego avec leur vrai soi, et la libération
de la mort, on obtient
la libération peut seulement survenir quand cette distinction est clairement comprise. On accède à la
véritable libération au moment de la mort, lors de la dissolution des liens entre purusha et
prakriti.
La vue samkhya est L‟école samkhya aussi croit très fermement en la causalité. C‟est un point important. Ils
appelée la théorie de défendent la cause, l‟effet, et l‟indestructibilité de la matière. Les scientifiques ont un
l‟effet existant – la discours semblable. On appelle cela la théorie de l’effet existant, selon laquelle l‟effet existe
cause contient le déjà dans la cause de toute chose. Ce qui voudrait dire que de façon mystérieuse la cause
résultat d‟une chose est préexistante à son effet, alors même que ces deux sont différents. Un
exemple : une cruche en argile est argile sans être la motte d‟argile. L‟idée de base est que ce
Je ne sais pas ce que vous pensez de ces syllogismes. Vous pensez peut-être que nous
apprenons quelque chose de nouveau. Pas du tout, nous apprenons quelque chose que nous
avons toujours fait. Seulement, pour étudier une philosophie, il faut s‟interroger sur nos
habitudes linguistiques et logiques. Voilà ce qui peut vous paraître difficile.
Même quand un cuisinier fait cuire un œuf, c‟est un syllogisme complet qui répond à un
Dans le simple fait de raisonnement déductif complet : si je le mets dans x cc d‟eau à y degrés, en z minutes l‟œuf
faire cuire un œuf il y a sera cuit.
un syllogisme complet Maintenant, vous allez me demander à quoi cela nous sert d‟étudier ces textes. Nous avons
besoin de les étudier parce que nous sommes en train d‟essayer de prouver quelque chose qui
ne peut pas être appréhendé par la cognition. C‟est comme le feu sur la colline : le feu ne fait
Nous utilisons des pas l‟objet d‟une cognition directe, mais voyant la fumée, on peut déduire qu‟il doit y avoir
syllogismes pour un feu. Voilà le syllogisme, c‟est une logique déductive, et c‟est de cette façon que depuis
prouver une chose des siècles déjà nous tirons des conclusions.
qu‟on ne peut pas Nous sommes dans le même cas, en ce moment, quand nous parlons de réfuter la production
connaître directement.
à partir de soi. Comme le texte racine est très condensé et que vous aurez peut-être du mal à
suivre, je vais l‟expliquer en quelques mots et ensuite nous pourrons discuter.
En fait ce n‟est pas très compliqué : si une chose est déjà là, comment peut-elle être produite,
alors qu‟elle est déjà présente ? Si une chose naît d‟elle-même, son soi doit déjà exister pour
se donner naissance. Et si le soi existe déjà, pourquoi devrait-il naître ? Le but de ce qu‟on
appelle « naissance » tient en ceci : vous n‟avez pas d‟enfant, donc vous faites un enfant.
Mais ici, l‟enfant est déjà là.
Si une amie entre dans la tente en disant qu‟elle arrive de la cuisine, cela relève de notre
perception ordinaire. Mais, selon l‟analyse samkhya, elle était déjà là. Son arrivée en
provenance de la cuisine n‟existe pas. Ce sont des aspects simples mais qui restent cachés
dans notre vie ordinaire. L‟important est de vous rappeler que, pour les samkhyas, le résultat
est déjà présent dans la cause.
Shantideva réfute la Pour eux, la cause et l‟effet ont une même essence, et la cause contient le résultat. Dans le
production à partir de neuvième chapitre du Bodhicharyavatara, Shantideva réfute cette théorie en arguant que, si
soi-même dans le 9e tel était le cas, quand on mange du riz, on mange en même temps les excréments qui en
chapitre du résultent (9:135.3-4). À cela on peut répondre que dans le riz se trouve un potentiel
Bodhicharyavatara d‟excréments, et c‟est ce potentiel qu‟on mange. Mais comme les samkhyas croient en
l‟existence réelle des choses, ils ne peuvent pas utiliser le mot « potentiel ». Ils croient que
purusha existe réellement, que prakriti est la richesse de purusha et que purusha jouit de
prakriti. Purusha, l‟atman, existe réellement de manière permanente, ce qui leur interdit
radicalement de parler de « potentiel », terminologie qui appartient à l‟école de la production
interdépendante, c‟est-à-dire aux gens comme nous.
6:9.1-2 Si vraiment vous croyez que peut renaître encore ce qui est déjà né,
Si la cause et l‟effet Cela revient à interdire la production d’une pousse dans la vie ordinaire.
participent de la même
essence, la graine doit Nouvelle réfutation de Chandrakirti. Les samkhyas prétendent que la cause et l‟effet ont une
produire la graine seule essence, ce qui revient à dire que la graine vient de la graine, puisqu‟elles ont une seule
et même essence. Voilà une nouvelle méthode d‟attaque prasangika. En soutenant que les
choses ont une seule essence, les samkhyas disent que la graine produit la graine, ce qui
signifie que le temps de la pousse ne viendra jamais, le temps étant à jamais occupé par la
graine !
Les conditions 6:9.3-4 À moins encore que la graine ne se reproduise jusqu’à la fin des temps,
extérieures sont Car quelle serait la cause qui mettrait fin (à sa reproduction) ?
incapables de
transformer une graine La troisième ligne est très semblable aux deux premières, à cela près qu‟elle met l‟accent sur
en pousse, car cette
la graine. Ici la théorie des samkhyas a pour conséquence une graine qui se perpétue
dernière ne serait pas
née d‟elle-même indéfiniment, ôtant à la pousse toute possibilité d‟apparaître. La quatrième ligne est presque
une réponse à une question sous-entendue. La question ou l‟objection des samkhyas est que
[T18] (c) La cause et l’effet seraient en même temps différents et identiques 6:10.3-11
Objection : la graine se Quand on fait du yoghourt, on commence avec du lait. Mais quand le lait devient yoghourt,
transforme en fruit on ne peut pas dire que le yoghourt est une entité complètement différente du lait. On ne
mais ces deux ne sont trouvera pas une pousse qui est une entité complètement différente de la graine.
pas des entités Un autre exemple est celui de l‟Éveil. Quand un être atteint l‟Éveil, nous, gens du Véhicule
totalement différentes Adamantin, disons qu‟il a obtenu l‟Éveil, que sa nature de bouddha s‟est éveillée. Le résultat
est déjà là, il faut simplement le réaliser. Mais, comme on ne le réalise pas, on crée une
séparation entre la cause et l‟effet. Voilà l‟erreur qui crée à son tour cette grande illusion.
Si les choses naissent à
La réfutation de Chandrakirti prend la forme d‟une question : « si la substance précédente,
partir d‟elles-mêmes,
leur nature intrinsèque comme la graine ou le lait, disparaît en une autre nature comme la pousse ou le yoghourt,
doit perdurer ; elle ne que reste-t-il de sa réalité, de sa nature intrinsèque ? » Que reste-t-il de cette chose « produite
peut pas se transformer à partir d‟elle-même » ? Si une chose naît à partir d‟elle-même, son identité doit perdurer,
mais vous avez déjà dit qu‟il y avait eu transformation.
6:11 Si, dans ce monde ordinaire, la graine n’est pas différente de la pousse,
Vous ne percevrez plus ni graine, ni pousse.
Ou encore, si elles sont identiques, en percevant la pousse,
Vous devrez voir la graine. Votre proposition est indéfendable.
Si la graine et la pousse
ne sont pas différentes, Le fait que la graine ne soit pas différente de la pousse a pour conséquence que les samkhyas
on devrait voir les deux ne pourront pas voir la pousse, de même qu‟ils n‟ont pu voir la graine. Ou alors, comme la
au même moment ou graine et la pousse sont identiques, quand on voit la graine, on doit aussi voir aussi la pousse.
alors aucune des deux
Chandrakirti va maintenant réfuter la production à partir de soi-même dans le relatif, la vérité
conventionnelle.
6:12.1-2 Parce qu’un effet ne peut être vu qu’une fois sa cause disparue, dire
Qu’ils sont identiques est inadmissible, même aux yeux des gens
ordinaires.
Dans le champ de l‟expérience ordinaire, même si la cause – le lait par exemple – a disparu,
on peut voir le résultat – le yoghourt. C‟est pourquoi les gens ordinaires ne diront jamais que
Cause et effet sont la cause et l‟effet sont identiques. Pour eux, avant c‟était du lait et maintenant c‟est du
séparés dans yoghourt ; ce sont là deux choses séparées. Voilà pourquoi la proposition qui affirme que les
l‟expérience ordinaire choses naissent à partir d‟elles-mêmes est inacceptable, tant du point de vue de l‟ultime que
du point de vue conventionnel.
Maintenant que nous avons rapidement exploré le sujet, nous pouvons revenir en arrière pour
en discuter. Je voudrais d‟abord savoir ce qui vous pose problème ou ce qui vous paraît
difficile à accepter. Un de nos problèmes est que nous ne savons pas grand-chose des
samkhyas, nos adversaires. Posez vos questions.
[E] : Si l‟on s‟appuie sur l‟expérience conventionnelle ordinaire pour réfuter la proposition
des samkhyas, pourquoi n‟accepterait-on pas la théorie de la production à partir d‟autre
chose, puisque l‟expérience ordinaire la reconnaît ?
[R] : On verra cela quand on parlera de la production à partir d‟autre chose. Aujourd‟hui,
notre héros dit que la production à partir de soi-même est rejetée par les gens ordinaires.
Mais demain, quand nous parlerons de la production à partir d‟autre chose, il fera
remarquer que les gens disent : « j‟ai planté cet arbre, j‟ai planté ce fils dans la matrice
de ma femme », rejetant par ces mots la production à partir d‟autre chose. Il changera de
Les gens ordinaires camp, encore une fois !
sont flexibles et Les gens ordinaires sont comme les madhyamikas : ils sont souples et n‟analysent pas.
n‟analysent pas, mais La seule différence est que les gens ordinaires se contentent d‟accepter une certaine
ils n‟ont pas de voie réalité, alors que les madhyamikas analysent et trouvent que tout existe en
interdépendance. Les gens ordinaires n‟ont pas de voie, les madhyamikas en ont une.
[E] : j‟ai l‟impression que nous donnons une fausse image de la position samkhya. Nous
analysons des choses dont ils disent qu‟elles ne sont pas réellement existantes comme si
elles étaient réellement existantes. Je crois qu‟ils affirment que l‟atman existe
réellement. Mais quand ils disent que tous ces phénomènes naissent d‟eux-mêmes, ce
n‟est qu‟une convention linguistique de leur part. Ils veulent dire la même chose que
vous : les choses ne peuvent pas vraiment naître d‟elles-mêmes, elles sont une illusion.
Elles ont l‟air de naître d‟elles-mêmes, et elles ont l‟air d‟avoir une nature différente,
mais tout ça n‟est pas réel. Tout est atman. Après avoir ainsi morcelé leur
argumentation, nous essayons de montrer qu‟ils sont absurdes, alors qu‟en réalité nous
sommes tout à fait d‟accord avec eux !
[R] : Le seul problème est ce réellement existant. Ils croient que l‟atman existe vraiment,
alors que nous ne croyons pas que la vacuité, ou l‟interdépendance, existe vraiment.
[E] : Mais ils disent que l‟atman est sans limite. Il n‟a pas de commencement, donc il n‟est
pas né.
[R] : Ils se contredisent : ils ne peuvent pas dire que l‟atman est en même temps réel et sans
limites.
Les bodhisattvas ne [E] : Les bodhisattvas ont-ils la vue que nous essayons d‟établir ?
s‟attachent à aucune [R] : Un bodhisattva de la sixième terre est libre des trois entraves et, de ce fait, n‟a pas
vue mais on a besoin
d‟attachement pour la vue de l‟école samkhya. Mais il n‟en a pas davantage pour la vue
d‟établir une vue pour
les gens ordinaires de l‟école madhyamika, car il est libre de tout attachement à quelque vue que ce soit.
comme nous Mais en ce moment nous sommes en train de définir une vue pour les gens ordinaires,
les gens comme nous. Nous établissons graduellement cette vue en réfutant les quatre
possibilités de production – à partir de soi-même, d‟autre chose, des deux ou d‟aucun
des deux. Aujourd‟hui, nous commençons par récuser la première de ces quatre.
[E] : Mais qu‟advient-il alors du bodhisattva qui voit le don, le donateur et le donataire
comme vides ?
[R] : C‟est complètement différent. La clé, ici, est le réellement. Pour les bodhisattvas, la
Les bodhisattvas ne vacuité n‟existe pas réellement, en et par elle-même. Un bodhisattva comprend l‟unité
croient pas en une des trois pôles conceptuels (don, donneur et bénéficiaire) en réalisant qu‟aucun des trois
vacuité réelle n‟existe vraiment. C‟est pourquoi ils ne peuvent devenir un. Pour les samkhyas, qui
essaient aussi de dire que les trois sont un, la difficulté vient de leur affirmation que ces
trois se fondent sur un purusha et une prakriti qui existent vraiment. Voilà le problème.
[E] : Y a-t-il une relation entre les trois qualités – les gunas – et les douze liens
interdépendants ?
[R] : Je pense que oui, mais les mots diffèrent.
[E] : Les samkhyas croient que les activités proviennent d‟un déséquilibre entre les trois
gunas.
[R] : Tout cela est très bien.
[E] : Mais il y a toujours des projections mentales. Si les gunas étaient parfaitement en
équilibre, il n‟y aurait plus de projections mentales, et l‟expérience du sujet et de l‟objet
serait la même. Il n‟y aurait plus alors la conscience du temps et ce serait la vacuité.
La vérité ultime ne
[R] : Non, ce n‟est pas la vacuité. D‟abord, sur quoi se fondent-ils pour dire cela ? S‟agit-il
doit jamais contredire
la vérité relative
de la vérité relative ou absolue ? Il faut que ce soit la vérité absolue. La vérité absolue
ne doit pas contredire la vérité relative ; dans le cas contraire, elle n‟est pas absolue. De
plus, ce que vous venez de dire contredit la vérité relative, alors que la production
interdépendante de Chandrakirti n‟est jamais en contradiction avec la vérité relative.
C‟est pourquoi je vous ai parlé de cuir italien d‟origine et de cuir d‟imitation
thaïlandais. Seule l‟imitation permet l‟original. Dans votre cas, c‟est comme si vous
essayiez de dire qu‟il n‟y a pas d‟imitation pour ensuite vous mettre en quête de
Conseils utiles sur la l‟original. Impossible ! Dès qu‟on supprime l‟idée d‟imitation, on supprime l‟idée
manière madhyamika d‟original. Le concept même d‟original n‟existe pas sans imitation.
d‟envisager les débats
Je pense que lorsque vous étudiez ce texte, vous devez vous entraîner à changer d‟approche,
Ne dédaignez pas la de mentalité, de façon de penser. Dans nos précédentes discussions à propos des samkhyas,
vue de l‟adversaire deux de vos habitudes de penser vous ont créé des difficultés :
La première consiste à croire qu‟ils ont toujours tort parce qu‟ils sont hindous.
Faux ! Leur théorie est remarquable et, comme le dit Atisha, à moins d‟être soi-
Nous avons parlé de la différence entre vérité et non-vérité. C‟est l‟un des aspects de la
vérité relative et de la vérité ultime que nous aborderons plus tard. Nous avons besoin de
Quels sens donner au nous mettre d‟accord sur la définition du mot « ultime ». Par exemple, est-ce que le mot
mot « ultime » ? « ultime » véhicule l‟idée d‟une chose « immuable » ou « indépendante » ou « sans
analyse » ? Est-ce que l‟anglais et le français utilisent un vocabulaire complètement différent
pour la philosophie ? Par exemple, comment pourrait-on traduire l‟expression : teun tampar
drubpa (don dam par grub pa), que jusqu‟ici nous avons rendu par « doté d‟existence
absolue » ou « exister absolument » ?
Supposons que nous soyons en train de regarder un magicien. Quand il crée une fleur avec
rien, nous savons qu‟il s‟agit d‟une illusion magique. Nous disons : « c‟est de la magie, ce
n‟est pas la réalité ». Mais, quand vous dites que c‟est seulement de la magie, cela signifie-t-
il pour autant que chaque fois qu‟un magicien souhaite transformer cette fleur en quelque
chose d‟autre, la fleur deviendra cette autre chose ?
C‟est une manière de comprendre le débat avec les samkhyas. Ils croient que purusha et
prakriti existent au plan absolu, qu‟ils existent vraiment. Pour Chandrakirti rien n‟existe au
plan absolu ; selon le Madhyamika, pour qu‟un phénomène existe, il doit avoir un
commencement, une durée et une fin. Acceptez-vous cette définition ?
[E] : Cela relève du relatif, mais sur le plan de l‟existence absolue, ce n‟est plus nécessaire,
c‟est même contradictoire.
[R] : Exactement. Pour les philosophes madhyamikas, « exister » signifie naître, durer et
mourir. C‟est automatique pour eux, car leur esprit est entraîné de cette façon. Mais je
ne sais pas si vous fonctionnez de la même manière. Ceci dit, j‟ai été formé à l‟étude du
Madhyamika pendant dix-sept ans, et pourtant quand je dis qu‟il y a du café dans cette
tasse, je ne pense pas à la naissance ni à la durée. Ça, je le sais.
[E] : Parmi d‟autres choses, mon dictionnaire définit « absolu » comme « sans restriction »,
« indépendant » – comme quand nous parlons d‟un monarque absolu – et « non-
relatif ». Il dit aussi : « non-qualifié, inconditionnel », et – en philosophie – « existant en
soi et concevable en dehors de toute relation avec autre chose ». Ce mot peut également
Pour ce qui est du mot signifier « ultime », comme dans le cas du zéro absolu, car rien ne peut être plus froid
« ultime », Les
que ça.
madhyamikas se
serviront de la
[R] : Exactement, et voilà notre adversaire ! En tant qu‟adeptes du Madhyamika, nous
définition de leurs pourrions utiliser cette définition de l‟absolu, car nous ferons savoir à nos adversaires
adversaires que si nous employons le terme « absolu » c‟est uniquement à leur intention. Nous,
nous n‟en avons pas besoin. À la fin du sixième chapitre, nous dirons qu‟il ne nous
incombe pas de définir la vérité ultime. C‟est à notre adversaire – parce qu‟il affirme
que quelque chose existe – qu‟il appartient de définir la vérité ultime. Nous n‟avons rien
affirmé. C‟est le discours que tiendront les madhyamikas.
[E] : Si plus tard nous allons utiliser le mot « vérité relative », je ne pense pas qu‟on puisse
dire qu‟« exister vraiment » signifie la vérité absolue. Car dans ce cas nous aurons un
problème avec la vérité relative. En effet, il n‟y a aucune raison d‟utiliser le mot
« relatif » si par « vrai » nous entendons « absolu » ; on ne peut pas avoir quelque chose
qui est relativement absolu !
[R] : Êtes-vous en train de dire que la vérité relative elle aussi existe vraiment ?
[E] : Je dis que si nous donnons au mot « vrai », comme dans « qui existe vraiment » le
même sens qu‟« absolu », nous avons un problème. Nous n‟utilisons pas si aisément ces
termes en anglais, du fait que nous n‟avons pas de projet philosophique comparable au
vôtre. C‟est pourquoi il sera sans doute nécessaire de créer quelques définitions. En
effet, les mots comme « existence » et « vérité » ont beaucoup de sens différents selon
le contexte.
[R] : C‟est donc ce que je vais faire, avec votre permission.
Il y a ici une chose importante qu‟il vous faut savoir. Dès que nous parlons d‟exister, nous
parlons de naissance, de durée et d‟épuisement. Mais quand nous disons que quelque chose
existe absolument, teuntampar drubpa, dès que nous introduisons la notion d‟absolu, nous
parlons d‟un phénomène indépendant et non-fabriqué. Nagarjuna soutient que ce qui existe
Ce qui dépend d‟autre dépendamment ne peut pas être absolu. Par exemple, un fils est un fils uniquement en
chose ne peut être référence à ses parents. On ne peut pas dire qu‟il est « fils » dans l‟absolu, car si c‟était le
absolu : un garçon est cas, le jour où il se marie, sa femme devrait aussi le considérer comme un fils et non comme
le fils de sa mère, mais son mari.
il n‟est pas fils dans On ne peut pas vraiment dire que l‟absolu dépend de notre point de référence présent, car
l‟absolu dans ce cas, quelle confiance pourrait-on avoir dans l‟absolu ? Tout le propos de créer une
vérité absolue est de pouvoir lui faire confiance. Si le cuir italien d‟origine change à chaque
passage dans une boutique différente, à quel moment peut-on dire que c‟est un cuir
d‟origine ? On ne peut pas dire qu‟il sera d‟origine dans telle boutique de telle rue, et que
dans la boutique d‟à côté il devient une imitation. Il ne doit pas changer, sinon, il n‟est pas
absolu.
De plus, ce qui est absolu doit aussi être indépendant, parce que ce qui dépend d‟autre chose
est susceptible de changer à tout moment. Par exemple, le café dans cette tasse dépend de la
tasse. Si je casse la tasse, le café se répandra. De la même façon, si la vérité absolue dépend
de quelque chose, elle peut perdre sa qualité. Par conséquent, elle doit être indépendante.
[E] : Il faut vraiment se rendre compte qu‟en parlant et en utilisant ces mots, vous leur
donnez un sens totalement nouveau pour nous. Quand nous discutons, selon nos
habitudes conceptuelles occidentales, d‟absolu ou de relatif, leur sens est très différent.
[R] : En réalité, il ne s‟agit pas seulement de pensée occidentale, comme je vous l‟ai déjà
signalé. Quand Jacob tombe amoureux de son amie, il pense qu‟elle est belle dans
l‟absolu. Nous avons tous ces émotions, pas seulement en Occident.
[E1] : Le phénomène de l‟existence ou non d‟un être absolument vrai est une question
différente de celle soulevée par le christianisme, où les choses sont dites existantes,
mais pas au plan absolu, du fait qu‟elles existent en dépendance.
Contradiction entre [E2] : Tels que vous avez défini ces termes, il y a effectivement une contradiction entre le
« absolu » et « être » mot « absolu » et « exister » (ou « être »).
[R] : Exactement. Il n‟est rien qui ait une existence absolue. C‟est ce que Chandrakirti
s‟emploie à démontrer. Les madhyamikas ne croient pas qu‟une chose puisse exister
absolument, ils n‟ont donc aucun problème. Mais ils ne croient pas non plus qu‟une
chose n‟existe absolument pas.
[E] : Il nous faut être justes avec nos adversaires. S‟ils acceptaient votre définition de ce qui
existe et de ce qui existe absolument, et si nous avions deux minutes pour leur parler,
nous pourrions leur montrer qu‟ils sont complètement incohérents. Manifestement, ils
[E] : (L‟étudiant lit dans le dictionnaire) : L’être est ce en vertu de quoi quelque chose existe,
ce qui sous-tend son existence. C’est la base, le substrat. Si quelque chose n’a pas
d’être, il ne peut exister.
[R] : Bien. Cela veut simplement dire « absolu ». On pourrait toujours vérifier si cet « être »
a un commencement, un milieu et une fin.
[E] : Qu‟en est-il de l‟espace ?
[R] : L‟espace existe, pour sûr.
[E] : Le point intéressant est que les chrétiens disent que les phénomènes sont dotés d‟un
Une vue chrétienne des « être » qui dépend relativement de l‟existence absolue de Dieu. Les phénomènes
notions « être » et existent en vertu de l‟être de Dieu. Mais, en pratique, les chrétiens procèdent comme les
« existence » samkhyas : ils considèrent les choses sont dotées d‟une existence absolue, bien qu‟elles
naissent, demeurent et cessent. Durant le temps de leur existence, ils les voient
inchangées et par là même substantielles.
Il nous faut vraiment définir en quoi « être » et « existence » diffèrent.
[R] : Pour moi, il n‟y a pas tant de différence. Que vous l‟appeliez « être », « exister »,
« existence » ou tout autre chose, il suffit qu‟un phénomène ait un commencement, une
durée et une fin. S‟il ne possède pas ces trois caractéristiques, alors cela devient
intéressant.
[E] : Mais il n‟y a aucune spéculation à propos d‟existence et de non-existence. Tout
philosophe tient pour certain qu‟il existe quelque chose qui sous-tend la réalité, que
Est-ce que « l‟être » est nous appelons « l‟être ». Mais l‟être n‟est pas limité par le temps, et n‟est donc pas
un phénomène ? soumis à l‟obligation d‟un début, d‟un milieu et d‟une fin.
[R] : Si l‟être n‟a ni commencement, ni milieu, ni fin, est-ce un phénomène ?
[W] : Pour un chrétien, « l‟être » est le divin en nous tandis que « l‟existence » est la voie qui
mène au divin.
[R] : Cela ne nous aide toujours pas dans notre définition.
[W] : Les chrétiens utilisent « être » comme un mot de sens ultime qui ne peut pas être
analysé. Si nous essayons de l‟analyser en termes d‟absolu, nous n‟aurons aucun
argument à leur opposer car, par définition, il est au-delà de l‟argumentation et de
l‟analyse.
[R] : Que faisons-nous ici ? Certains veulent atteindre l‟Éveil, d‟autres comprendre la
philosophie madhyamika. Dans tous les cas, nous avons besoin de comprendre la vérité.
« Dharma » signifie « vérité » ; il importe donc d‟aboutir à des conclusions concernant
la vérité. S‟il vous reste ne serait-ce qu‟un léger doute au sujet de l‟être, du non-être et
La définition du mot de toutes ces choses, cela pourrait vous freiner. De ce que vous venez de dire, votre
« être » ressemble à définition de l‟être semble correspondre à la vérité elle-même. « L‟être » paraît
celle de cheu, ou semblable au mot cheu (chos), qui signifie dharma en général. C‟est juste une idée dont
« dharma » on se sert pour définir d‟autres choses, comme, par exemple, l‟être de cette conque ou
d‟une fleur, etc. Me direz-vous que vous ne pensez pas de cette façon ?
La définition de la vérité [E] : Les chrétiens disent que tout « être » vient de Dieu, quel qu‟en soit le producteur.
absolue : ce qui est non [R] : Je crois qu‟il s‟agit bien de cheu et dans ce cas, nous n‟avons plus de problème. Mais je
fabriqué et indépendant vous laisse le temps d‟y penser, en fait de devoirs à faire. Ne tirons aucune conclusion
pour le moment.
Parmi les quatre catégories que Chandrakirti considère pour les choses, nous étudions en ce
moment celle de l‟existence. En effet, dans notre monde ordinaire, parmi ces quatre –
existence, inexistence, les deux ensemble ou aucun des deux – l‟existence semble prendre la
première place. De la carte d‟identité à l‟Éveil, tout est une question d‟existence.
Pour Chandrakirti, ce qui existe doit naître, durer et cesser. Arrivé à ce point, je crois qu‟on
peut soulever un doute légitime. Est-il possible de concevoir une autre définition de
« l‟existence » qui n‟aurait pas ces trois caractéristiques ? C‟est très difficile, et je vous
souhaite bonne chance ! Parce que dès l‟instant où vous dites qu‟une chose demeure, qu‟elle
est présente, alors elle doit avoir un commencement. Et si elle n‟est pas présente, pourquoi
en parler ?
Est-ce que le samsara a [E] : Qu‟en est-il du samsara, qu‟on dit sans commencement ni fin ?
un commencement et [R] : Ça, c‟est la terminologie de la voie ! C‟est comme la poule et l‟œuf. Nous le savons, la
une fin ? poule vient en premier ! Sans poule pas d‟œuf, alors que sans œuf nous avons toujours
la poule.
En fait, quand on dit que le samsara n‟a ni commencement ni fin, on se réfère à son début
originel, à sa naissance. Le samsara a forcément un commencement et une fin, sinon il ne
serait pas impermanent. Et si le samsara est permanent, alors nous perdons tous notre temps
ici, nous ferions mieux d‟aller nous amuser.
L‟étude du Madhyamika et du pramana – la logique bouddhiste – est très difficile. Il arrive
que les étudiants pleurent ou déchirent leurs livres d‟exaspération. Un jour, un de mes
camarades d‟études m‟a dit qu‟il valait mieux que cette histoire de vies futures soit vraie
parce que sinon il avait beaucoup mieux à faire !
De manière général, le samsara n‟a pas d‟origine, mais pour chaque individu il a une fin. Je
suis certain que, dussiez-vous lire tous les textes bouddhistes d‟un bout à l‟autre, aucun
d‟eux ne dira que le samsara existe de manière absolue ni qu‟il est absolument sans
existence. On parlera sans doute de son « existence », mais seulement au niveau relatif.
Dire que Dieu existe Si les gens veulent dire que Dieu ou purusha existe, très bien, Chandrakirti n‟a rien contre
n‟est pas un problème, cela. Le problème surgit quand ils disent qu‟il existe vraiment, dans l‟absolu. Exister veut
mais dire qu‟il existe seulement dire que quelque chose a un commencement, un milieu et une fin. Si vous dites
dans l‟absolu est un que Jésus Christ vient de quelque part ou qu‟à l‟origine Dieu est venu de quelque part,
problème parfait ! Personne ne viendra vous contredire. Mais si vous déclarez qu‟ils existent de
manière absolue, alors vous avez un problème, car cela signifie qu‟ils sont indépendants et
non-fabriqués.
C‟est exactement ce que faisait remarquer Dominique tout à l‟heure : absolu et existence sont
contradictoires. Je crois que si les samkhyas disaient que purusha est absolu – au lieu de
parler d‟existence – Chandrakirti n‟interviendrait pas. Mais ils ne diraient pas : purusha
Notre peur absolument – ça n‟aurait aucun sens ! De nombreux philosophes madhyamikas pensent que
fondamentale: nier le
soi
les adeptes de ces théories religieuses obéissent à une peur fondamentale : notre insécurité
fondamentale à tous est la difficulté à abandonner la notion de je. Les grandes religions font
merveille quand elles parlent de gunas (sattva, raja et tamas) ou bien de l‟illusion et de
l‟esprit de renoncement. Mais quand elles commencent à parler du soi, qui est le vrai cœur
La nature de bouddha du problème, alors elles changent son nom et l‟appellent purusha par exemple. Je vous ai
est au-delà des quatre déjà mis en garde : si vous n‟êtes pas vigilants, la nature de bouddha pourrait bien tomber
extrêmes dans ce genre de catégorie. Il faut faire très attention. Quand on présente la nature de
bouddha, elle doit être au-delà des quatre extrêmes.
[E] : Mais il y a la notion d‟au-delà de l‟existence et de l‟inexistence.
[R] : Oui, sur la voie on peut imaginer qu‟il y a un au-delà.
[E] : Pour certains chrétiens, Dieu est au-delà.
[R] : Il n‟y a aucun problème si Dieu est au-delà des quatre extrêmes. C‟est juste un nom –
Dieu ou la nature de bouddha –, où est la différence ?
[E] : Mais Dieu a créé le ciel et la terre, on ne peut donc pas dire qu‟il est au-delà.
Revenons maintenant à l‟argument selon lequel il n‟y a aucun sens à naître de soi-même ;
j‟espère qu‟il vous paraîtra un peu plus compréhensible après cette discussion sur l‟existence
et l‟absolu. Gardez simplement à l‟esprit que
À partir de là, vous pouvez lire le texte. Les samkhyas disent que purusha existe. Dans ce
cas, il doit venir de quelque part : s‟il existe il doit avoir un commencement. D‟où vient-il ?
Les samkhyas ne veulent pas admettre qu‟il soit produit par quelque chose d‟autre – car
purusha est leur enfant chéri, leur spécialité – et ils ne veulent pas qu‟il dépende d‟autre
chose. Ils disent donc qu‟il naît de lui-même. S‟il naît de lui-même, ils sont en train de dire
que la cause et l‟effet sont identiques, qu‟ils ont la même essence.
À ce point, deux arguments sont possibles : l‟un suppose que purusha n‟existe pas, car
seulement ce qui n‟existe pas encore peut naître. S‟il existe déjà, à quoi lui sert-il de naître à
nouveau ? L‟autre argument est que les samkhyas ne peuvent pas prétendre qu‟il y a deux
purushas ou des centaines de purushas pour un seul être, parce que dans ce cas le purusha
deviendrait impermanent. Et le purusha d‟hier qui a joui des gunas d‟hier ne pourrait pas
jouir des gunas d‟aujourd‟hui.
À les comparer, je ne crois pas que le Dieu des chrétiens naisse à partir de lui-même. Je
pense qu‟il faudrait le ranger dans la case de la production à partir d‟autre chose, parce qu‟il
a créé le monde et les phénomènes. Je ne sais pas grand-chose du Dieu des chrétiens, mais
j‟ai le sentiment qu‟il est comme l‟esprit-seulement des cittamatrins ou la particule
indivisible des vaibhashikas. L‟école de l‟esprit-seulement soutient que l‟esprit a non
seulement créé mais crée continuellement.
Notre prochain sujet sera la production à partir d‟autre chose – vaste sujet. Shiva et Brahma
entrent dans cette catégorie, et je pense que nous pourrons facilement y inclure aussi ce qui a
été dit du Dieu des chrétiens.
[E] : J‟ai un problème avec la façon dont les samkhyas comprennent l‟équilibre des gunas.
Normalement, il est dit que lorsque les gunas sont en équilibre, les projections mentales
cessent, ce qui correspond à la vacuité. Et si ce n‟est pas la vacuité, comment doit-on
l‟interpréter ?
[R] : Nous n‟avons pas de problème avec les gunas. Notre problème est avec purusha et
prakriti. Nous débattons en ce moment de l‟établissement de la vue. Si le purusha existe
de manière absolue et fonctionne comme vous le dites, parfait ! Mais Chandrakirti
réfute l‟existence absolue du purusha.
J‟aimerais ajouter quelque chose pour ceux que cette discussion impatiente : il serait bon que
vous vous exprimiez de temps à autre, plutôt que ce soit moi qui parle en imaginant que vous
comprenez ce que je dis. De cette manière, je saurai ce que vous pensez et vice versa.
[E] : Vous dites que la cause et l‟effet sont identiques. Mais la cause est la graine, et l‟effet
est la pousse. Si vous dites que la graine et l‟effet sont identiques, vous ne pouvez pas
dire que la graine se produit elle-même, parce que vous avez aussi la pousse. Si la cause
et l‟effet sont identiques, cela signifie que la graine a produit une pousse mais qu‟elles
sont identiques.
[R] : Mais c‟est exactement ce que soutiennent les samkhyas.
[E] : Si une chose s‟est produite elle-même une fois, elle peut alors se produire une deuxième
fois, puis une troisième, et une quatrième, il n‟y a pas de fin.
[R] : Précisément, il n‟a pas de place pour autre chose. Que ce soit la graine ou la pousse,
peu importe. Le problème demeure tant qu‟une chose naîtra d‟elle-même.
[E] : Qu‟en est-il de la poule et de l‟œuf ?
[R] : L‟exemple de la poule et de l‟œuf ne marche pas dans ce cas. Vous pourriez penser que
L‟exemple de la poule
la poule produit l‟œuf et que l‟œuf produit la poule. Les gens ordinaires pourraient
et de l‟oeuf n‟est pas croire qu‟il s‟agit là d‟une naissance à partir de soi, mais nous parlons de quelque chose
un exemple de de plus compliqué. Si je me crée un nom, ce n‟est pas considéré comme une production
production à partir de à partir de soi parce qu‟en créant un nom, je crée une entité différente. Je peux toujours
soi-même le changer, et ce sera la fin de mon nom et le commencement d‟un nouveau nom. Mais
d‟après notre adversaire, le purusha existe réellement, ce qui soulève une contradiction,
car s‟il existe véritablement, il doit avoir une naissance, une durée, une cessation – pour
répondre au critère d‟existence – et il doit aussi être indépendant et sans fabrication –
pour exister de manière absolue. Donc, si le purusha existe de manière absolue et se
produit lui-même, cela a pour conséquence qu‟il se produit perpétuellement et ne peut
jamais produire autre chose.
[E] : Est-ce que les samkhyas adoptent la définition de l‟existence comme ce qui a naissance,
durée et cessation ?
[R] : Ils sont bien obligés puisque ce sont eux qui parlent d‟existence. Vous pouvez toujours
essayer de trouver une autre définition. J‟ai classé tous les phénomènes en quatre
groupes : trouvez en un cinquième ! Et je vous ai donné trois caractéristiques de
l‟existence et je vous défie d‟en trouver une autre ! Ou bien trouvez un phénomène qui
existe sans avoir ces trois caractéristiques.
[E] : Vous n‟en trouverez pas un dans la pratique.
[R] : C‟est impossible. C‟est pourquoi les madhyamikas disent que leur philosophie est la
seule qui parle de la vraie nature de la réalité, au niveau relatif comme dans l‟absolu. Ils
avancent une définition et ils attendent que vous en proposiez une autre ou que vous
leur trouviez un phénomène qui ne répond pas à cette définition. Ils n‟ont pas à
s‟embarrasser de connaître la définition samkhya de l‟existence. Ils peuvent la leur
demander, mais même sans cela, l‟adversaire finira par en parler. La terminologie ou
l‟ordre sera peut-être différent, peu importe, car pourvu qu‟il y ait un commencement,
une durée, et une fin, c‟est correct. Et souvenez-vous : les prasangikas n‟ont pas de
proposition. Définir l‟existence comme ce qui a un commencement, une durée et une fin
n‟est pas une proposition des madhyamikas, c‟est une proposition acceptée par leurs
adversaires.
Dans tous les cas, l‟autogenèse n‟est pas un gros problème dans notre vie quotidienne. Le
sujet ne concerne que quelques religions védiques qui croient en l‟atman et tout ce qui
s‟ensuit. Le vrai problème pour nous arrive maintenant : la production à partir d‟autre chose.
[E] : Mais il peut vouloir dire tellement de choses différentes, selon le contexte.
[R] : Mais je peux toujours demander une définition du mot arbre et puis du mot chêne. Ici,
je veux une définition générique de « autre ».
[T16] (a) Réfutation de la production à partir d’autre chose du point de vue des deux vérités
[T20] (a) Les choses pourraient naître à partir de choses d’un autre type 6:14.1-2
6:14.3-4 Tout pourrait naître de tout, puisque tout ce qui n’est pas
La cause créatrice serait (comme elle) également autre.
Maintenant viennent les arguments. Les deux premières lignes montrent que si un
phénomène naît d‟autre chose que lui-même, alors l‟obscurité pourrait naître du feu, lequel
est différent d‟elle. Les lignes trois et quatre précisent que dans ce cas tout pourrait naître de
Dans la production à
tout. Même l‟absence de cause pourrait produire un résultat, du fait que les deux parties – la
partir d‟autre chose,
une non-cause peut non-cause et l‟effet – sont autres. Vous pourriez naître d‟un arbre, et cette tente d‟une
aussi produire un voiture ! Toutes ces choses sont séparées. Chandrakirti attaque ici la notion de « séparé »,
résultat puisque ces mot choisi par l‟adversaire ! Je n‟y suis pour rien !
deux sont « autres »
[E] : Ce n‟est pas de notre faute.
[R] : Si, c‟est de votre faute ! De nouveau, vous devez garder à l‟esprit que Chandrakirti ne
croit pas en un autre qui existerait de manière absolue. Pour lui, le mot « autre » n‟est
qu‟une convention linguistique. Vous pouvez l‟utiliser comme bon vous semble tant
que vous le faites sans réfléchir ; mais dès que vous commencez à y réfléchir, la qualité
d‟« autre » s‟effondre. Je peux voir ce que vous pensez. Nous aussi, nous trouvions cela
pas du tout fair play.
[E] : « Autre » s‟applique en général à des choses appartenant à la même catégorie. Le mot
peut aussi signifier similitude.
[R] : Dans ce cas nous avons un sérieux problème, car si je dis que vous et moi sont
« autres », certains pourraient mal interpréter mes mots et entendre que vous et moi sont
les « mêmes ». En ce moment, vous philosophez : vous devez donc prêter grande
attention au sens de vos paroles et dire exactement ce que vous voulez dire. Parler de
choses appartenant à une même catégorie est un peu différent : on peut parler d‟un
arbre, d‟un pin parasol et d‟un chêne. Mais là encore, parler de catégories, c‟est parler
de choses différentes.
[E] : Pourrait-on définir « autre » comme ce qu‟on distingue en matière d‟espèce et de
nombre ?
[R] : Vous retomberez dans la faute qui consiste à distinguer des choses séparées.
[E] : L‟autre est-il vu uniquement comme une projection mentale de soi-même ?
[R] : Ce sera la position de l‟école cittamatra, nous y viendrons plus tard. Ils vous rendront
fous ! Ne vous hâtez pas de faire déjà intervenir les projections mentales ! Pour le
moment, nous débattons avec les substantialistes.
6:15 (Objection :) Ce qui peut parfaitement être créé [à partir d’autre chose],
mérite bien le nom d’effet,
Et, quoique différent, ce qui a le pouvoir de créer cet effet est bien la
cause.
Les choses naissent de ce qui les produit au sein d’un même continuum,
C’est pourquoi on ne vit jamais une pousse de riz naître d’une graine
d’orge.
Leur objection : la Voici ce que l‟adversaire, à peine matérialisé, répond à notre réfutation. Nous sommes ici en
production à partir train de réfuter la production à partir d‟autre chose au plan général. L‟adversaire nous dit que
d‟autre chose ne peut se même si la cause et l‟effet sont différents, il n‟a pas à assumer la conséquence que tout
produire que pour des pourrait naître de tout, car seule une cause capable de produire pareil résultat peut être
phénomènes qui considérée comme la cause d‟une chose en particulier. Il faut que la cause et l‟effet
partagent le même appartiennent à la même catégorie, à la même lignée ou au même continuum. Par exemple,
continuum quand vous plantez du riz, il pousse du riz et non du maïs. Quand vous plantez une graine
appartenant à un certain continuum, elle ne deviendra pas quelque chose qui relève d‟un
continuum complètement différent
[E] : Nous ne parlons plus de simultanéité puisque nous parlons de continuum.
[R] : Il s‟agit ici de la réponse de notre adversaire. Il dit que la cause et l‟effet sont séparés,
mais la conséquence aberrante que tout pourrait provenir de tout ne se produit pas,
parce que seulement une cause capable de produire le résultat peut être reconnue
comme une cause.
[E] : Mais une chose ne peut être autre que si elle est simultanée.
[R] : Oui, mais c‟est ce que notre adversaire ne comprend pas, tout comme vous ne
compreniez pas quand je vous ai demandé une définition du mot « autre ».
La réfutation: votre Nous avons parlé précédemment des quatre différentes méthodes utilisées par les
argument est une prasangikas pour attaquer leurs adversaires. Ce seizième quatrain montre que nos adversaires
pétition de principe. se réfugient dans la pétition de principe : leur proposition est identique au raisonnement
En effet, l‟idée utilisé pour la prouver. Ils disent qu‟une graine de maïs n‟a pas le potentiel nécessaire pour
« autre » est contenue produire une pousse de riz – ou, si on prend leur exemple, que l‟orge, le safran et l‟arbre
dans celle de kimshuka n‟appartiennent pas au même continuum que le riz.
« continuum »
La cause, l‟orge, ne relève pas du même continuum que l‟effet, le riz. Ils ne font pas partie de
la même famille. Par conséquent, on ne considère pas une graine d‟orge comme une graine
du riz. De la même façon, une graine de safran n‟a pas le potentiel nécessaire pour produire
une pousse d‟orge parce que l‟orge et le safran n‟appartiennent pas au même continuum ou à
la même espèce. Pourquoi ? Parce qu‟elles sont différentes, séparées.
Vous voyez donc que l‟idée de « continuum » doit inclure l‟idée de « séparé ». En d‟autres
termes, ils disent que les choses sont séparées parce qu‟elles sont séparées, ce qui est une
pétition de principe, un argument circulaire. Leur objection ne prouve rien et ils n‟ont pas
éliminé la conséquence aberrante (de leur théorie), à savoir que tout peut naître de tout.
[E] : Peut-on dire que la graine de riz a un lien spécial avec la pousse de riz, comme tout
autre graine avec tout autre pousse, et que ce lien particulier entre la graine et la pousse
de riz ne peut pas être logiquement démontré ?
[R] : Vous ne pouvez pas dire qu‟ils sont liés, puisque d‟après vous ils sont séparés. Si vous
demandez à Chandrakirti s‟ils sont identiques ou différents, il répondra : ni l‟un ni
l‟autre. Il hait les théoriciens, qui sont toujours à prendre des décisions, et il déteste
prendre des décisions ! Il déteste les phrases du genre : « ceci est séparé de cela ». Au
Je veux insister sur un point. Ne croyez surtout pas que Chandrakirti et tous ces philosophes
importants s‟affrontent sur des questions d‟orge et de safran. Ils débattent à propos de la
vérité ultime et de la vérité relative, à propos du vrai et du faux, de ce qui est absolu et ce qui
ne l‟est pas. Selon les vaibhashikas, par exemple, si vous regardez cette fleur, vous voyez
une fleur blanche. Ils disent qu‟il s‟agit là de la vérité relative – un concept résultant de
Ce n‟est pas un débat
toutes sortes d‟influences. Qu‟y a-t-il réellement derrière cette fleur ? Si vous arrachez les
autour du safran et du
riz, on parle ici de la pétales, enlevez la tige et la coupez en morceaux de plus en plus petits, vous obtiendrez à la
vérité relative et de la fin des particules qu‟on ne peut plus diviser. Pour les vaibhashikas, tout ce qui peut être
vérité absolue déconstruit par l‟esprit ou par la matière relève de la vérité relative, et tout ce qui ne peut pas
l‟être relève de la vérité absolue. Cette particule infinitésimale est la cause de tous ces
phénomènes extérieurs, et elle existe de manière absolue. Je pense que cette vue est proche
de celle de la science. Et maintenant nous pouvons comprendre ce que signifie la production
à partir d‟autre chose : le monde entier provient de ces particules.
La méditation Mon conseil : quand vous dites « autre », il faut que cela signifie « autre ». Et quand vous
analytique sert à dites « même », cela doit signifier « même ». Ne prenez pas le sens des mots pour acquis.
détruire notre mode de Voilà ce qu‟on appelle la méditation analytique. C‟est de cette manière qu‟on arrivera à
penser ordinaire détruire notre façon de penser conventionnelle. En temps normal, quand on dit que quelque
chose est vrai, c‟est pour nous un fait acquis. Nous ne pensons jamais à la signification du
mot « vrai ». Mais les érudits et les lettrés ne restent pas simplement assis, ils analysent, et
c‟est de cette manière qu‟ils atteignent l‟Éveil.
Le plan structural peut paraître inutile pendant les enseignements, mais il est d‟une grande
aide dès qu‟il s‟agit de lire les textes. J‟espère qu‟au cours des quelques années où nous
allons étudier le Madhyamika certains d‟entre vous mettront au point un commentaire avec
un plan structural que les gens pourront utiliser pour étudier. En ce moment, je m‟appuie sur
plusieurs drelchen (’grel chen) commentaires majeurs. Plus tard, si vous en avez l‟occasion,
vous devriez aussi consulter ce qu‟on appelle les tsikdrel (tshig grel) les commentaires
« mot-à-mot », qui expliquent chaque mot du texte racine. Cela vous aidera définitivement à
rassembler vos idées, qui pour le moment sont plutôt dispersées.
Parcourir le plan structural est une autre manière d‟enseigner. Si vous demandez à Sa
Sainteté le Dalaï Lama de vous enseigner le Madhyamika en trois jours, c‟est ainsi qu‟il
procèdera, il parcourra le plan structural et s‟arrêtera là. Quand nous engageons un Khenpo
pour enseigner à l‟Institut Dzongsar, nous choisissons un sujet qu‟il devra enseigner en
public. Il n‟a aucune préparation et ne sait pas ce que je vais lui demander. Mais si je lui
demande le plan structural du Madhyamika, il le récitera point par point, car il connaît par
cœur le texte fondamental.
Je vais maintenant faire un survol rapide du plan structural pour arriver au point où nous
nous trouvons. Je vous ai déjà enseigné ces choses mais je veux vous donner une autre idée
de la manière dont vous pouvez l‟étudier.
Nous en sommes à l‟Explication de la réfutation () dans le chapitre consacré à la
Production à partir d’autre chose (), laquelle réfutation se fait en trois parties :
Réfutation de la production à partir d’autre chose du point de vue des deux vérités
Les deux bienfaits de ces réfutations
Réfutation du point de vue des cittamatrins, qui soutiennent la production à partir
d’autre chose
En ce moment nous expliquons la première de ces deux sections, qui s‟intitule : Exposé de
leur erreur de raisonnement [T18 (a)]. Et la voici à sa place dans le plan structural :
[T20] (a) S’ils coexistent, on ne peut pas prouver la différence entre la cause et le résultat
D‟après le plan structural, si deux entités ne coexistent pas, il est impossible de prouver la
différence entre la cause et l‟effet. Cette argumentation se fait en deux temps : la réfutation et
la réponse aux objections soulevées par nos adversaires à propos de notre réfutation.
La réfutation elle-même est exposée dans le quatrain 17.
L‟idée d‟union dans le Dans ce commentaire, Maitreya et Upagupta servent d‟analogie, mais nous pouvons prendre
Vajrayana est
généralement mal
Gérard et Ani Djinpa, à moins qu‟on ne prenne Raphaele. C‟est un point très important,
comprise parce que même dans le Vajrayana, beaucoup de gens ont des idées fausses à propos de
l‟union. Ils parlent de l‟union du yin et du yang, des énergies masculine et féminine... tout
cela ne veut rien dire. C‟est la dégénérescence du bouddhisme. Le but (de ces philosophes)
est tout autre.
Pour Chandrakirti, si deux choses existent en et par elles-mêmes, elles ne peuvent pas s‟unir.
Ainsi, nous avons deux personnes comme Gérard et Raphaele qui croient en l‟unité mais
aussi en la diversité. Ils croient en la diversité dans le sens où ils croient en leur propre
identité. Raphaele doit s‟habiller de telle façon pour séduire Gérard et Gérard doit marcher
d‟une certaine manière pour séduire Raphaele. Ils ne font pas les mêmes choses, chacun a
son style. Mais quand vient la nuit, ils croient en l‟unité.
C‟est pourquoi ils échangent des bagues, se marient et essaient toutes sortes de méthodes
pour arriver à l‟union. Mais on voit sans mal que la relation ne marchera jamais parce qu‟ils
sont deux individus différents. Dans la mythologie indienne, Shiva désirait tellement s‟unir à
Ouma qu‟il coupa son corps et celui d‟Ouma en deux et les colla ensemble. On voit parfois
Puisque la graine et la des statues de ce type, moitié homme, moitié femme.
pousse ne coexistent C‟est un point important quand on veut prouver qu‟il n‟existe rien qui soit « autre ». Quand
pas, on ne peut pas dire nous avons Gérard et Ani Djinpa, nous pouvons parler d‟altérité. Ani Djinpa est autre que
qu‟elles sont autres. Gérard, elle a certains attributs que Gérard aime passionnément. Et s‟il n‟y a pas d‟autre
Raphaele à ce moment-là, il ne peut à fortiori y avoir la jalousie de Raphaele quand par
exemple Gérard lorgne certains attributs d‟Ani Djinpa.
Le second point de cette discussion (sur la production à partir d‟autre chose, relativement au
temps) comprend l‟objection (de notre adversaire) et notre réfutation de son objection. Les
trois premières lignes du quatrain 18 présentent son objection.
Dans le shedra, nos Khenpos ne désignaient pas la partie opposée comme des adversaires
Objection : la cessation
de la cause et la
mais comme l’objet de notre compassion. Ils ont recours à toutes sortes de termes
naissance de l‟effet sarcastiques de ce genre. Ici, l‟objet de notre compassion parle d‟une balance à plateaux.
sont simultanées, Quand on pèse un objet, un plateau monte en même temps que l‟autre descend. De même,
comme les plateaux quand une cause produit un effet, la fin de la cause et l‟apparition du résultat se produisent en
d‟une balance même temps, comme les deux plateaux d‟une balance. C‟est un très bon exemple pour
illustrer leur interprétation du fonctionnement de la loi de cause à effet. La réfutation de cette
objection tient dans la dernière ligne du quatrain 18 et dans le verset suivant :
6:18.4 (Réponse :) Si la cause et l’effet sont simultanés, mais ce n’est pas le cas.
Réfutation : les Chandrakirti dit simplement que l‟exemple ne fonctionne pas. Il est d‟accord pour
plateaux de la balance reconnaître que les deux plateaux d‟une balance coexistent en un même temps, et que les
coexistent, ce n‟est pas plateaux droit et gauche sont deux choses différentes. Parfait. Mais la graine et la pousse
le cas de la graine et de n‟existent pas en même temps, et donc l‟exemple n‟est pas valable.
la pousse Il s‟explique : l‟exemple fonctionnerait si la graine et la pousse étaient simultanées, mais ce
n‟est pas le cas. Une pousse en train de naître tend déjà vers la direction ou l‟état « d‟avoir
poussé ». Pour pouvoir dire qu‟une pousse est en train de naître, vous devez être capable de
Pour dire qu‟une chose la voir en train de croître, ce qui signifie qu‟en fait elle a déjà poussé. Mais si elle a poussé,
pousse, elle doit déjà on ne peut plus dire qu‟elle est encore en train de pousser. Pour Chandrakirti, au moment
avoir poussé, sa même où on voit la pousse et qu‟on peut dire qu‟elle a poussé, elle a déjà poussée. Par
production doit donc
conséquent, la production a déjà cessé et vous ne pouvez pas dire qu‟elle existe encore.
être achevée
Qu‟en pensez-vous ? Pouvez-vous me montrer un seul état de production qui existe
vraiment ? Personne ne vous en empêche !
[E] : Quand vous dites que quelque chose est en train de naître, il faut que cette chose existe
déjà, car nous nous référons à un produit fini. Et donc cette expression « en train de
naître » est une absurdité en termes de logique. Ce ne sont que des mots vides.
[R] : C‟est exactement ce que Chandrakirti essaie de leur faire comprendre, que leur idée de
« naissance à partir d‟autre chose » est une série de mots vide de sens.
De manière similaire, quand il s‟agit d‟une cause épuisée ou finie, ce qui est en train de
s‟épuiser n‟est pas encore épuisé, parce qu‟on peut seulement dire qu‟une chose est épuisée
quand elle cesse d‟exister. Si elle est en train de s‟épuiser, c‟est qu‟elle existe encore.
Comment donc pouvez-vous dire que la cause et l‟effet sont semblables aux deux plateaux
d‟une balance ? De même, vous ne pouvez pas dire que bien que la graine et la pousse ne
coexistent pas forcément, leurs actions – la production et la cessation – peuvent, elles,
coexister. On ne peut pas dire cela, et pourtant c‟est bien notre manière habituelle de penser.
C‟est uniquement par Cela dérange nos habitudes émotionnelles ordinaires, voilà tout ! Tout ceci n‟est que de la
habitude émotionnelle pensée émotionnelle. Nous faisons une différence entre la cause et l‟effet, et entre l‟action de
que nous faisons une la cause et l‟action du résultat. Et tout en pensant que la cause et l‟effet ne cohabitent pas en
différence entre la un même temps, nous croyons que l‟action de la cause, dans ses deux aspects de cessation et
cause et le résultat de naissance, peut advenir en un même temps. C‟est notre manière de penser habituelle, et
c‟est pourquoi nos adversaires pensent que cela constitue un bon argument en faveur de la
production à partir d‟autre chose.
Pourquoi est-ce impossible ? Parce qu‟on ne peut pas avoir une action sans avoir un sujet qui
crée l‟action. Les écoles de cinéma adoreraient ça, car c‟est ainsi qu‟elles présentent le
cinéma. Elles vous montrent l‟action et, ce faisant, vous font croire à l‟existence d‟un
personnage. L‟action est le personnage, c‟est toujours ce qu‟elles disent. Mais il n‟y a pas
d‟action sans sujet, et donc dans ce cas, il n‟y a pas de cause et d‟effet, même si dans la vie
ordinaire nous avons l‟habitude de penser qu‟il y en a.
Ici nous disons que l‟acte de la naissance de la pousse ne peut avoir lieu pendant que l‟acte
La naissance de la de cessation de la graine est en cours. Pour qu‟il y ait naissance de la pousse, il faut qu‟il y
pousse ne peut pas ait une pousse. Seulement alors peut-on dire qu‟il y a naissance de la pousse. Mais nos
coexister avec la adversaires prétendent qu‟à cet instant il n‟y a pas de pousse, seulement la production de la
cessation de la graine pousse.
De même, quand une graine est en train de disparaître, l‟acte même de la disparition de la
graine ne peut avoir lieu pendant que surgit la pousse. S‟il y a cessation de la graine, la
graine doit encore être là, et s‟il y a encore la graine, il ne peut pas encore y avoir de pousse,
car nos adversaires ont établi que graine et pousse étaient « autres ».
Mais si la pousse n‟est pas encore présente, alors nous ne pouvons pas dire qu‟elle est « en
train de pousser », puisque pour pousser il faut qu‟elle soit déjà produite, comme nous
Une graine reste une venons de le voir. Du temps de Chandrakirti, à Nalanda, il débattait tellement de cette façon
graine jusqu‟à sa que ses adversaires avaient envie de le rouer de coups !
cessa-tion, mais une Ce qu‟il dit, c‟est qu‟un acte de production ne peut prendre place pendant le processus de
pousse n‟est pas une disparition d‟une graine. C‟est très difficile à traduire. Si un Tibétain ordinaire voulait lire le
pousse tant qu‟elle texte tibétain, il n‟y comprendrait rien. En effet, il trouverait une phrase du genre : en
n‟est pas née cessant, bien qu’en processus de désintégration, elle existe encore, parce qu’elle cesse.
Il y a deux réponses possibles. D‟abord, comme cette citation ne provient pas d‟un soutra de
sens certain elle demande à être interprétée. Ce qui soulève une difficulté supplémentaire : le
débat à propos des soutras qui ont ou n‟ont pas besoin d‟être interprétés. Par exemple, dans
certains soutras, le Bouddha dit une phrase du genre les mondes infernaux se trouvent sous la
Le propos du Soutra terre, alors que dans d‟autres il explique que l‟enfer est un état d‟esprit. Tout ceci est un
de la Pousse de Riz est autre sujet d‟étude, nous ne nous y attarderons pas ici.
la production Mais même si le Soutra de la Pousse de Riz n‟avait pas besoin d‟interprétation, il faudrait
interdépendante et non comprendre de la façon suivante : le but de ce soutra n‟est pas d‟établir la production à partir
pas la production à d‟autre chose ou d‟établir que la production existe vraiment, il vise à expliquer la production
partir d‟autre chose interdépendante, en montrant que la graine dépend de la pousse qui dépend de la graine.
C‟est là son seul propos, et c‟est dans ce sens que le Bouddha fait la comparaison avec le
plateau d‟une balance qui dépend à tout moment du mouvement contraire de l‟autre plateau
pour monter ou descendre.
Si la cause et l‟effet
coexistent, il n‟y pas En conclusion, si la cause et l‟effet se situent en des temps différents il n‟y a pas d‟altérité. Et
de production, s‟ils ne s‟ils existent dans un même temps, il n‟y a pas de production. Nous en avons fini avec la
coexistent pas, il n‟y a réfutation de la production à partir d‟autre chose relativement au temps.
pas d‟altérité
[T20] (b) S’ils sont simultanés, on ne peut pas dire que la cause produit l’effet 6:20
Objection : la Maintenant, nous parlons de simultanéité. Notre adversaire dit : d‟accord, vous avez gagné
conscience visuelle et en ce qui concerne des choses situées dans des temps différents, mais si elles ont lieu dans un
son objet coexistent même temps, deux choses peuvent définitivement avoir une relation de cause à effet.
mais sont « autres » En général, c‟est trop compliqué de prouver que la cause et l‟effet existent en même temps.
Mais des phénomènes comme la conscience visuelle et l‟objet de la vision existent en même
temps. Et la sensation et le toucher existent en même temps que l‟objet touché. Par ailleurs,
l‟arbre que je regarde, mon idée de l‟arbre et mes yeux sont séparés. Ce sont des choses
différentes. Donc, ces types de causes et d‟effets coexistent dans un même temps ; mais
l‟effet, l‟image de l‟arbre dans mon esprit, vient de la cause, l‟arbre extérieur. Vous voyez,
ils essaient encore de prouver la production à partir d‟autre chose !
L‟objection et sa réfutation sont toutes deux contenues dans le quatrain 20, presque comme
si elles se cachaient dans une même stance. De nouveau, le débat est difficile, écoutez donc
attentivement !
Réfutation : si
l‟objet et la Notre adversaire dit que la cause de la perception visuelle, l‟arbre, par exemple, est présente
conscience sont en même temps que son effet, la perception visuelle. Mais si l‟arbre est séparé de la
vraiment autres, à conscience visuelle et de la perception mentale de l‟arbre, il faut bien alors que ces deux
quoi sert-il de voir ? dernières existent déjà. Et si elles existent déjà, à quoi sert-il de regarder ? À quoi sert
d‟observer ? À quoi bon se promener et visiter ce beau site si le résultat – la conscience
L‟objet extérieur sert uniquement d‟exemple. Ils ont d‟abord pris l‟œil, puis l‟oreille, le nez,
la langue, le corps et ensuite le mental. L‟exemple s‟applique également à l‟objet intérieur.
Essayez d‟imaginer un état où l‟esprit ne pense pas, où l‟esprit n‟a pas d‟objet – ni objet
solide extérieur ni fantaisie mentale intérieure... Cette discussion devient un peu trop élevée,
Si l‟effet n‟existe pas, du genre Dzogchen et tout ce qui s‟ensuit, sujet que je n‟ai pas l‟intention d‟aborder ici.
à quoi bon regarder ? Que l‟objet existe à l‟extérieur ou à l‟intérieur, tant que notre adversaire affirme que le
résultat est séparé de cet objet tout en coexistant avec lui, à quoi sert-il de regarder ou
d‟écouter ? L‟objet est déjà là !
Pour contourner cette réfutation, notre adversaire change d‟argument et dit : « d‟accord,
l‟effet n‟existe pas encore. » « Alors, à quoi bon regarder ? rétorque Chandrakirti. Pourquoi
regarder la cause si, comme vous venez de le dire, l‟effet n‟existe pas ? »
[E] : Pouvez-vous expliquer davantage pourquoi il n‟est pas nécessaire de regarder l‟objet ?
[R] : Nous n‟avons pas besoin de regarder l‟objet parce que le résultat de notre action de
regarder est déjà présent – l‟adversaire ayant affirmé que la cause et l‟effet étaient
simultanés. Ces arguments sont très simples, et bien que nous ayons tendance à croire
que tout cela doit être compliqué, il n‟en est rien ! C‟est pourquoi je vous ai dit plus tôt
que le Bouddha est plein de compassion. La réalité est très simple, c‟est nous qui
compliquons tout. Le Bouddha est donc obligé de capituler et de rendre la voie difficile.
C‟est nous qui l‟avons voulu !
[T19] (iii) Réfutation de la production à partir d’autre chose selon la quadruple classification
6:21
Dans le plan structural, nous arrivons maintenant à la troisième partie du paragraphe intitulé
Exposé de leur erreur de raisonnement. La première partie exposait certaines implications
extrêmement fallacieuses, la seconde réfutait la production à partir d’autre chose en termes
de temps. Vient maintenant la réfutation de la production à partir d’autre chose selon la
quadruple classification. Cette réfutation tirée presque directement du Mulamadhyamaka-
karika est facile à comprendre.
À quoi sert-il de Dans les Quatre cents Stances sur le Madhyamika, on lit : ceux qui croient qu’il y a un
décorer votre maison ? résultat et ceux qui n’y croient pas sont pareils : je me demande pourquoi ils décorent leur
maison. Réflexion très intelligente ! Si vous croyez que la cause est autre que l‟effet, le fait
de décorer votre maison ne change rien.
Bien sûr, dans la vérité conventionnelle vous pouvez décorer votre maison, car vous ne
pensez pas de cette manière. Mais ici il s‟agit d‟établir la vue, et nous réfutons la croyance de
notre adversaire en une cause réelle. Nous ne pouvons pas faire intervenir notre manière de
penser ordinaire parce qu‟ici elle ne marche pas. Il s‟agit d‟établir la vue et quand on dit
quelque chose les mots doivent coller au sens.
[E] : Chandrakirti critique ses adversaires précisément parce qu‟ils prennent le processus des
causes et des effets et l‟élèvent au rang d‟une théorie, sans toutefois faire de distinction
entre la vérité relative et la vérité absolue.
[R] : Chandrakirti vante toujours la supériorité des prasangikas qui sont les seuls à vraiment
parler de causalité, de la relation entre la cause et l‟effet. Je pense qu‟il a raison. Si vous
Comme le Bouddha, voulez rester à l‟abri de la religion et de la philosophie, étudiez les textes des
Chandrakirti n‟a pas de prasangikas. Chandrakirti ne croit pas en la philosophie. Sa croyance est : dans la vérité
vue philosophique absolue, dépassez les quatre extrêmes ; dans la vérité relative, n‟analysez pas. C‟est
tout !
Dans certaines grandes écoles bouddhistes au Tibet, on voit des slogans comme « Je
rends hommage à Gautama, qui a rejeté toutes les vues » inscrites au-dessus de la porte
du temple principal. On dit que les moines doivent étudier la vue madhyamika,
Chandrakirti, la logique bouddhiste et tout le reste. Mais à la fin, on dit qu‟une fois
toutes ces études terminées, il faut se débarrasser de toutes les vues.
Certains d‟entre vous m‟ont demandé une initiation de Manjushri, mais je n‟ai pas eu le
temps de faire les préparatifs nécessaires. À la place, je vais lire le texte Manjushri Nama
Sangiti, Le Chant des Noms de Manjushri. Ce texte est loué comme la racine de tous les
tantras ; c‟est une sorte de Bhagavad Gita bouddhiste. Pendant que je lis, faites des prières
pour renaître comme l‟assistant de Manjushri, comme l‟un de ses disciples quand il atteindra
l‟Éveil. On dit que Manjushri sera le dernier Bouddha à atteindre l‟Éveil en ce kalpa. On dit
aussi qu‟il a été le premier Bouddha de ce kalpa. On ne sait jamais ce qu‟ils disent ! Je pense
qu‟il a atteint l‟Éveil plusieurs fois. Une fois, quand il atteignit l‟Éveil, il avait un corps noir
avec un visage blanc et il aidait uniquement les nagas.
Revenons au plan structural. Nous avons fini l’exposé de leur erreur de raisonnement,
commencé au quatrain 14. C‟était la première réfutation de la production à partir d’autre
chose du point de vue absolu. Nous arrivons maintenant à la deuxième réfutation : la réponse
aux objections fondées sur l’expérience ordinaire.
Ici nos adversaires commencent à se montrer habiles en prétendant devenir
conséquentialistes à leur tour. Ils nous rappellent que nous, les madhyamikas, nous acceptons
le point de vue des gens ordinaires. Et ils nous reprochent de contredire l‟expérience
ordinaire, puisque les gens ordinaires acceptent l‟idée de production à partir d‟autre chose.
L‟argumentation se fera de nouveau en deux phases : l‟objection et sa réfutation.
[T19] (i) Comment cela est exprimé dans d’autres textes, 6:22
Quand nos adversaires parlent de l‟expérience ordinaire, ils se réfèrent à celle des gens
ordinaires, qui n‟essaient pas de suivre un raisonnement philosophique. Ces gens ont leur
propre point de vue normal comme : ceci est un vase, ceci est un arbre, ceci une maison, etc.
Il faut étudier la vue Se fondant sur ce point de vue, ils essaient d‟obtenir ce qu‟ils veulent et d‟éviter ce qu‟ils ne
Madhyamika, mais au veulent pas. Et bizarrement, ça marche ! Si, sans aucune analyse philosophique, ils pensent
terme de vos études il que ceci est une tente, alors ils peuvent y entrer et s‟asseoir, ce qui leur rend service.
faut se débarasser de
toutes les vues Maintenant, vous, Chandrakirti – reprennent nos adversaires – avez déclaré être un
philosophe qui accepte l‟expérience commune. Pourquoi donc nous servez-vous tout ce
Objection : les raisonnement pour nier la production à partir d‟autre chose ? En fait, quelle besoin avons-
prasangikas nient nous, nous substantialistes, de prouver que la production à partir d‟autre chose existe, alors
l‟expérience ordinaire que, sans nul besoin d‟analyse logique, les gens ordinaires reconnaissent ce mode de
mais proclament qu‟ils production ? Pourquoi devrions-nous nous donner tant de mal pour vous prouver que cette
l‟acceptent ! production existe ? Quant à toutes les objections que vous avez soulevées, elles seront
contredites par l‟expérience ordinaire.
Chandrakirti va réfuter cette objection en trois étapes, qui nous serviront de connexion
jusqu‟à notre prochaine rencontre, en 1998.
Maintenant que nous avons défini ces trois étapes, je crois le moment venu de nous arrêter
pour cette année. Dans le temps qui nous reste, je dirai quelques mots sur les deux vérités.
Les madhyamikas
définissent les deux Comme nous le verrons la prochaine fois, le Madhyamika définit les deux vérités surtout du
vérités du point de vue point de vue du sujet. Quand nous parlons des deux vérités, il est essentiel de comprendre
du sujet qu‟il ne s‟agit pas de deux entités séparées. Nous parlons de deux manières de regarder : du
point de vue d‟un sujet défectueux et du point de vue d‟un sujet sans défaut. Le défaut est du
Si la personne qui genre de celui qui vous affecte quand vous avez la jaunisse, qui vous fait voir les objets
regarde a un défaut, blancs en jaune.
elle verra la vérité
relative. Le problème De même, notre esprit peut être affecté par de nombreux défauts, comme la colère. Le sujet
est qu‟elle croit voir la
sous l‟emprise de la colère est un sujet défectueux. Ensuite, l‟objet qu‟il voit au travers de
vérité absolue
cette colère est la vérité relative. Notez bien que le problème n‟est pas qu‟il voie la vérité
relative, mais qu‟en la voyant il la prenne pour la vérité absolue. C‟est là notre plus grand
problème. En revanche, si nous voyons la vérité relative et pensons que c‟est la vérité
relative, tout va bien !
Toutes les émotions,
même les « bonnes » Supposez que, en proie à une émotion comme la colère, vous voyez quelqu‟un de vraiment
sont des défauts méchant. Si vous pensez que c‟est votre colère qui rend la personne désagréable, eh bien !
La voie est l‟ultime vous êtes un petit méditant. Strictement parlant, même la dévotion et la compassion que nous
erreur vénérons tant sont encore des défauts. Je regrette d‟avoir à le dire, mais ce sont des défauts !
Voilà pourquoi Dharmakírti dit que la voie est l’ultime erreur. Néanmoins, l‟approche
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 – Chapitre 6 – 116
Si nous voyons la philosophique qui vous fait accepter la vérité relative comme la vérité relative peut être une
vérité relative comme voie. Par contre dès que vous prenez la vérité relative pour la vérité ultime, tout devient un
la vérité relative, la obstacle.
voie marche très bien
La dévotion, la compassion et toutes ces autres méthodes fonctionnent quand elles se fondent
sur cette approche philosophique qui nous fait voir la vérité relative comme la vérité relative.
Prenez l‟ego, par exemple. Nous savons qu‟il est très difficile de se débarrasser de l‟ego, et
qu‟il est là en permanence. Quand nous nous manifestons par égoïsme, en croyant que l‟ego
est la chose la plus importante du monde, qu‟elle est la vérité ultime, nous devenons les
victimes de l‟ego. Mais si, réalisant que vous avez un ego, vous vous livrez à toutes sortes de
manifestations égocentriques, comme prendre des poses, vous promener le nez en l‟air, alors
cela devient drolatique. Par exemple, si vous êtes en colère et, le sachant, vous continuez
pendant un moment à gesticuler, cela devient très drôle. Ces enseignements pragmatiques
sont si utiles, ne trouvez-vous pas ?
Pour notre dernier exemple de l‟année, il me faut parler encore une fois de Gérard et d‟Ani
Djinpa. Supposons qu‟ils soient tous deux en train de regarder cette tente. Mais Ani Djinpa
porte des lunettes de soleil vertes, alors que Gérard n‟en a pas. Ani Djinpa voit une tente
verte. En général, quand nous regardons un objet blanc à travers des verres teintés, nous
savons qu‟il n‟est pas vraiment vert. Mais à cause de lunettes il paraît vert, et le voir ainsi
nous amuse et nous plaît. C‟est pourquoi les gens portent des verres teintés, pour changer un
peu la couleur des choses.
Mais qu‟en serait-il si en plus de ses nombreux attributs Ani Djinpa était née avec des
lunettes vertes ? Là, il y a un vrai problème parce qu‟il y a une différence entre avoir des
La différence entre verres de couleur et être ces verres de couleur. Si Ani Djinpa porte des lunettes de soleil, cela
porter des lunettes de signifie qu‟elle n‟est pas ces lunettes de soleil. Ce qui est une bonne nouvelle, car cela veut
soleil et être les dire qu‟en réalité elle n’est pas l‟erreur. Son erreur est temporaire ; c‟est un extra qu‟elle a
lunettes de soleil ramassé quelque part, dans une boutique. Sur cette base, nous pourrons continuer et parler de
la nature de bouddha ; en effet, ceci est un enseignement sur la nature de bouddha : on n‟est
pas les lunettes de soleil, on a des lunettes de soleil.
Nous avons des voiles, Supposons maintenant qu‟Ani Djinpa porte ces lunettes depuis très longtemps. Elle n‟est pas
mais nous ne sommes les lunettes, mais elle les a portées pendant si longtemps qu‟elle croit être les lunettes. Le
pas ces voiles problème est que tout ce qu‟elle voit est devenu comme inséparable des lunettes. Alors
Gérard essaiera peut-être de lui expliquer que la tente n‟est pas verte. Elle répondra :
« comment ça ? Je vois bien qu‟elle est verte ! » Il se peut que Gérard, par des moyens très
habiles, parvienne à lui faire comprendre qu‟elle porte des lunettes de soleil qui lui font voir
une tente verte.
L‟enseignement qui L‟approche de Gérard dépendra du genre de personne qu‟elle est. Si elle est du genre à avoir
nous correspond le
mieux dépend de nos
du mal à admettre que la tente est blanche, Gérard insistera sur le fait qu‟elle porte des
voiles principaux lunettes. Si elle a plutôt du mal à accepter l‟idée qu‟elle porte des lunettes, Gérard soulignera
le fait que la tente est blanche. C‟est qu‟une question de mentalité. Elle peut appartenir à
l‟une ou l‟autre catégorie de personnes. Je parle de ses voiles.
Tout dépend de leurs mérites, de leurs liens karmiques, etc. Après un certain temps, elle
comprendra peut-être que la tente est blanche mais elle risque alors de poser des questions du
« Je sais que tout est
type : « je sais que la tente est blanche, mais pourquoi est-ce que je la vois verte ? » Nous
vacuité, alors pourquoi
ai-je encore mal à la posons continuellement ce genre de questions. Par exemple, « je sais que tout est vacuité,
tête ? » mais pourquoi ai-je encore mal à la tête ? » Et bien, il n‟y a qu‟une seule issue – Ani Djinpa
doit offrir son corps, sa parole et son esprit à Gérard. Il les acceptera avec beaucoup d‟amour
et de bienveillance et ils deviendront les bouddhas Lunettes de Soleil. C‟est ainsi que
fonctionnent les deux vérités.
Je suis très heureux de voir que bon nombre de ceux qui étaient présents en 1996 sont
revenus. Je suis sûr que vous avez eu tout le temps nécessaire pour contempler ce dont nous
avions parlé. Pour ceux qui nous rejoignent, les choses sembleront peut-être un peu difficiles
au début. Mais comme John et Wulstan ont fait d‟excellents cours de révision, je suis
persuadé que vous êtes bien préparés.
Est-il indispensable Vous le verrez, la philosophie madhyamika est un sujet complexe. Il vous arrivera de vous
d‟étudier le interroger sur vos raisons de l‟étudier. Et vous ne serez pas les seuls à penser ainsi, car je me
Madhyamika pour suis également posé la question. Si vous me demandez : « Est-il indispensable d‟étudier le
atteindre l‟Éveil ? Madhyamika pour atteindre l‟Éveil ? Faut-il vraiment étudier ce texte particulier de
Chandrakirti, le Madhyamakavatara ? », je vous répondrai que ce n‟est peut-être pas
nécessaire. Après tout, n‟oubliez pas que vous pouvez choisir parmi quatre-vingt-quatre
mille enseignements. Alors pourquoi étudier ce texte précisément ?
Je crois que cette étude servira à renforcer notre confiance en la voie et notre dévotion envers
celle-ci. Au cours de ce voyage, on s‟implique beaucoup émotionnellement. La voie offre
souvent un apaisement et un encouragement certains, mais du fait qu‟elle s‟adresse aussi à
Quand l‟espoir et le nos émotions, on peut se trouver confronté à des situations difficiles. Deux choses
doute nous gouvernent les êtres ignorants que nous sommes. L‟une est l‟espoir, l‟espoir d‟avoir du beau
tourmentent, le
temps ou d‟atteindre l‟Éveil. L‟autre est le doute. Sur la voie, nous rencontrons toutes sortes
Madhyamika peut
aider d‟espoirs et de doutes. Par exemple, on voudrait tant que le maître nous adresse un sourire ou
alors on doute de la voie elle-même. On peut parfois penser à toutes ces années passées à
pratiquer et à méditer, à notre vie au monastère ou à notre relation avec le maître. Mais à voir
combien notre esprit et celui des autres restent rigides, on risque de ressentir une certaine
désillusion à propos de la voie et du maître. Quand les espoirs et les doutes nous
tourmentent, le Madhyamika peut aider, à condition d‟avoir rassemblé suffisamment
d‟informations sur le sujet.
Il y a au moins une autre bonne raison, plus immédiate, pour étudier ce texte, et qui concerne
Il faut réfléchir la majorité d‟entre nous. Le bouddhisme en occident est jeune et relativement nouveau.
sérieusement au Nous avons maintenant atteint le stade où il convient de réfléchir sérieusement à son propos.
bouddhisme en On trouve aujourd‟hui de nombreux commentaires – y compris ceux qu‟on dit
occident « académiques » – sur la théorie et la philosophie bouddhistes et, entre autres, sur le
Madhyamika. C‟est peut-être simplement le fait de mon esprit étroit et de ma mauvaise
connaissance de l‟anglais, mais quand je lis certains de ces textes écrits par des professeurs
célèbres et influents, issus de prestigieuses universités occidentales, je me sens un peu
effrayé et inquiet sur la direction que prend le bouddhisme.
Le Madhyamika fut rédigé à l‟origine en sanskrit puis traduit (en tibétain) par Patsap Nyima
Trakpa. De tels traducteurs excellaient dans la langue sanskrite et étaient de surcroît de
grands pratiquants. Ils méditaient sur l‟essence du Madhyamika avant d‟en entreprendre la
Le doute aveugle et le traduction. De nos jours, on dirait qu‟il suffit de parler une langue et de connaître quelques
cynisme qu‟on voit mots pour se mettre à traduire.
chez les académiciens
occidentaux sont
Composer un commentaire de la philosophie madhyamika est une tâche immense. Les
dangereux
auteurs de pareils ouvrages doivent se montrer extrêmement circonspects, car ils enseignent
dans de grandes et prestigieuses universités et sont, dans un sens, le futur de l‟occident. Il
serait très regrettable qu‟ils s‟autorisent certains jugements sur ce genre de philosophie en se
Il est traditionnel ici que je vous rappelle la motivation à cultiver dans ce contexte, car elle
La philosophie
bouddhiste n‟est pas
peut avoir une grande influence sur votre manière d‟aborder cet enseignement. Bien sûr, on
juste une lecture bonne doit toujours appliquer la grande pratique mahayana de l‟esprit d‟Éveil, comme étudier le
à discuter, elle nous texte pour le bien de tous les êtres, mais il importe aussi de garder à l‟esprit que les
aide à pratiquer différentes démonstrations logiques et les débats que nous allons entendre ne sont pas de
simples joutes oratoires. Ils ont quelque chose à nous dire. Si vous écoutez avec attention,
vous réaliserez qu‟ils décrivent nos émotions une à une. Voilà sans doute l‟une des
caractéristiques les plus marquantes de la philosophie bouddhiste : nous ne sommes pas ici
en présence d‟un livre qu‟on peut se contenter de lire et de discuter, pour ensuite le ranger
sur une étagère ; c‟est un enseignement qu‟on pourra mettre en pratique dans notre vie de
tous les jours.
Cette année, nos discussions porteront principalement sur l‟établissement de la vérité ultime,
À quoi croient-ils, les la vue. Dans vos pérégrinations à travers le monde, il se peut qu‟on découvre que vous êtes
bouddhistes affiliés à un groupe bouddhiste et qu‟on vous interroge sur les croyances bouddhistes. Au cas
où vous ne le sauriez pas, sachez que les bouddhistes croient en quatre choses. Dès lors que
vous acceptez ces quatre croyances, que vous prétendiez ou non être bouddhiste, vous êtes
un disciple de Gautama Bouddha. Ces quatre vues, qu‟on appelle « les quatre sceaux » ou
« les quatre moudras », sont les suivantes :
Ce ne sont pas de vaines paroles, elles sont au contraire lourdes de sens. Si l‟on pouvait
accepter ne serait-ce que l‟une de ces quatre vues – que tous les phénomènes sont
impermanents – notre vie deviendrait infiniment plus facile !
Par exemple, quand vous vous entichez de quelqu‟un, vous pensez que ce sentiment agréable
durera toujours. Vous ne le formulez peut-être pas en ces termes, mais c‟est bien ainsi que
vous pensez. Et quand l‟engouement prend fin, vous tombez des nues. Parce que vous ne
comprenez pas cette première vue. De même, quand vous tombez dans la dépression, vous
avez l‟impression que c‟est la fin du monde, que vous êtes fini. Mais personne ne vous
oblige à voir les choses de cette manière. Aucune dépression ne dure pour toujours. Certaines
durent plus que d‟autres, mais toutes ont une fin. Quand vous avez le sentiment d‟être au
bout du rouleau, c‟est aussi parce que vous ne comprenez pas la première vue.
Dans cette étude du
Madhyamakavatara, Notre étude du Madhyamakavatara porte sur la troisième de ces vues : tous les phénomènes
nous parlerons du sont dépourvus de réalité. Il existe de nombreuses façons d‟établir cette vue ; dix sont
troisième sceau exposées dans le Soutra des Dix Terres. Mais dans le Madhyamakavatara nous allons nous
concentrer sur la non-naissance, kyewa mepa (skye ba med pa) : les phénomènes sont
également sans origine, sans naissance.
Il y a deux ans, nous avons beaucoup parlé de l‟origine des choses, de leur naissance –
kyewa. Certains, parmi les nouveaux venus, peuvent se demander pourquoi nous passons
Nous allons porter notre tellement de temps sur l‟origine, autrement dit la naissance, ou la production. C‟est un vaste
attention sur la sujet, mais on peut commencer par dire que pour les bouddhistes tout « phénomène » digne
naissance, ou la de ce nom doit forcément posséder trois caractéristiques : il naît, il dure et il cesse. On peut
production, dire aussi qu‟il doit avoir un commencement, un milieu et une fin.
caractéristique partagée Des trois, l‟origine – la naissance – nous semble le plus important. En effet, nous en parlons
par tous les phénomènes
constamment : « pourquoi sommes-nous ici ? » ou, quand nous sommes tristes : « pourquoi
suis-je triste ? » Nous parlerons donc beaucoup de l‟origine des choses, et de la cause et de
l‟effet dans le processus de production.
Avant d‟entrer dans le vif du sujet, j‟aimerais vous dire une chose : ce qui ne plaît pas à
Chandrakirti ne peut Chandrakirti, si je puis dire, c‟est qu‟un théologien ou un théoricien – cela pourrait inclure
accepter l‟analyse car les scientifiques – procède à une analyse et qu‟à l‟issue de celle-ci, il établisse une cause par
elle fait imploser la laquelle une chose naît d‟une autre. Il n‟aime pas cela, il ne peut l‟accepter. Si vous dites
vérité relative qu‟une fleur naît d‟une graine, parfait, tant que vous laissez les choses telles qu‟elles sont,
sans les analyser. Pour Chandrakirti, dès l‟instant où l‟on commence à faire une analyse
philosophique, la vérité relative s‟effondre.
Vous vous souvenez peut-être en 1996 nous avons montré que les choses ne peuvent pas
Sans analyser on peut naître d‟elles-mêmes, et nous avons commencé à réfuter la théorie selon laquelle elles
dire que la graine
donne naissance à la
naissent à partir d‟une cause autre qu‟elles-mêmes. Nous allons poursuivre sur ce sujet. Il
pousse importe ici de réaliser que Chandrakirti, quand il réfute la production à partir d‟autre chose,
ne dit à aucun moment que la pousse et la graine ne sont pas différentes. Il ne dit pas cela du
tout. Il accepte leur différence, à condition de ne pas analyser. Contentons-nous de
reconnaître que ceci est une graine, ceci une pousse et que la graine donne naissance à la
Le problème est que les pousse. Sans analyse, c‟est parfait.
théoriciens et les Le problème vient de ce que certains théoriciens et certaines écoles de philosophie ont établi
philosophes ont établi une cause particulière comme origine de toute chose. Par exemple, si vous interrogez les
des théories pour scientifiques, ils vous diront que les phénomènes sont faits d‟atomes, de particules infimes
expliquer comment les
ou quelque chose de ce genre. Un bouvier ordinaire ne dira jamais cela. Si on lui demande
choses naissent
d‟où viennent les cornes de la vache, il donnera une réponse simple, sans analyse ; il dira par
[T19] (i) Comment cela est exprimé dans d’autres textes 6:22
Quand on établit la vue Mais on risque de mal interpréter ses paroles : quand Chandrakirti soutient qu‟on ne doit pas
on ne doit pas violer la violer la vue des gens ordinaires, il ne conseille pas pour autant de prendre ce qu‟ils pensent
vérité conventionnelle, pour voie spirituelle. Loin de là ! Rappelez-vous : nous sommes en train d‟établir la vue.
l‟expérience des gens Chandrakirti dit que dans le processus d‟établissement de la vue, on ne doit pas violer
ordinaires l‟expérience des gens ordinaires. Pour lui, les scientifiques et les théoriciens comme les
cittamatrins ou les sautrantikas violent la vue des gens ordinaires.
Si vous analysez, vous Chandrakirti soutient que quand on analyse on ne trouve rien. Ce shunyata, cette vacuité, est
ne trouverez rien. Ce la vérité ultime. Ce qu‟il n‟aime pas, c‟est qu‟au bout de l‟analyse on trouve quelque chose
shunyata est la vérité qui serait une cause séparée. Selon lui, quand les théologiens et les théoriciens trouvent
ultime quelque chose et établissent une vue, leur logique viole la vue des gens ordinaires.
Dans le quatrain 22, notre adversaire s‟adresse à Chandrakirti : « puisque vous acceptez le
consensus des gens ordinaires, pourquoi vous livrez-vous à tous ces raisonnements, à toute
cette démonstration logique, pour prouver qu‟il n‟y a pas de production à partir d‟autre
chose ? Dans la vie ordinaire, dans le monde normal, les gens ordinaires n‟ont rien contre la
production à partir d‟autre chose. Ils acceptent le fait que d‟une cause vient un effet, lequel
est différent de la cause, comme que la pousse vient de la graine. Par conséquent, les gens
ordinaires acceptent automatiquement l‟idée de production à partir d‟autre chose », dit
Le défi : puisque les l‟adversaire, « nous n‟avons donc pas besoin de présenter des arguments en faveur de la
gens ordinaires production à partir d‟autre chose puisque Chandrakirti accepte le point de vue des gens
acceptent la production ordinaires lesquels trouvent normale la production à partir d‟autre chose. » Ainsi, non
à partir d‟autre chose, seulement notre adversaire ne se croit pas obligé de surmonter les difficultés qu‟il y aurait à
Chandrakirti doit aussi
prouver la production à partir d‟autre chose, mais de plus, il affirme que la tentative de
l‟accepter
Chandrakirti pour réfuter ce mode de production sera infirmée par le consensus des gens
ordinaires.
Réponse : les En réponse à cette objection, nous trouvons un discours long et complexe sur les deux
adversaires ne compren- vérités, les deux sortes de vérité. Dans son autocommentaire, Chandrakirti explique qu‟avant
nent pas les deux vérités de répondre au défi proposé par ses adversaires, il a jugé nécessaire de leur expliquer les
et ont peur de la vue des
deux vérités, car ceux qui le défient ne semblent pas comprendre les vérités relative et
gens ordinaires
ultime. Voilà pourquoi ils reculent devant les gens ordinaires et redoutent leur point de vue.
Si Chandrakirti déclare depuis le début qu‟il accepte la vue des gens ordinaires, En revanche,
Les deux vérités à aucun moment il ne dit qu‟il la tient pour juste. Répondant à son adversaire, il commencera
permettent de com- donc par prouver que la vue des gens ordinaires n‟est pas juste, et pour ce faire, il introduira
prendre pourquoi les les deux vérités. Ensuite, après avoir bien établi la distinction entre les deux vérités, il s‟en
gens ordinaires ne servira pour expliquer pourquoi quand lui, Chandrakirti, réfute la production à partir d‟autre
réfutent pas la vue de chose, il n‟est pas contredit par la vue des gens ordinaires. Pour finir, il nous dira quels
Chandrakirti genres de concepts peuvent être réfutés par l‟opinion commune.
6:23 (Réponse :) Toute entité peut être vue dans sa réalité ou faussement,
Si bien que tout ce qui existe a deux natures :
Ce qui relève d’une vision parfaite est le réel, et le Bouddha nomma
« Vérité qui occulte tout » ce qui est du domaine d’une vision erronée.
Ce quatrain est d‟une importance capitale. Vous devriez l‟inscrire quelque part ou peut-être
Le quatrain 23 est très le tatouer sur votre poitrine ! C‟est la présentation des deux vérités. Concentrons-nous sur le
important : il présente mot nomma, qui est la traduction du terme tibétain sung. Le Bouddha, qui a parfaitement
les deux vérités compris sans aucune erreur la nature des deux vérités, nous les a enseignées en les nommant.
J‟insiste sur le mot « nommer », parce que seul quelqu‟un qui les a parfaitement comprises
peut donner un enseignement absolu, ultime, sur les deux vérités. Seul le Bouddha peut le
faire.
La vérité ultime est ce qui est perçu par la sagesse des êtres sublimes ; la vérité relative est
perçue par les êtres ordinaires dont l‟esprit est contaminé ou obscurci par l‟ignorance. Je
n‟aime pas beaucoup le terme « relatif ». Le mot tibétain kundzob (kun rdzob) signifie « qui
occulte tout », et je ne suis pas sûr que « relatif » ait ce sens. Mais maintenant que vous
connaissez le sens du mot (tibétain), pour simplifier j‟utiliserai le terme de « vérité relative ».
Après avoir présenté les deux vérités selon le Madhyamika prasangika, nous allons en
discuter plus longuement.
Quand on fait la distinction entre la vérité relative et la vérité absolue, il serait normal de
penser qu‟il doit exister une base qui la fonde et qui permette de dire « ceci est vérité
relative, et cela la vérité absolue ». Comme c‟est une source de malentendus, la question se
pose de savoir quelle est cette base. Quatre options se présentent, qui sont toutes justes :
Les quatre bases de la L‟esprit
différentiation en deux Tendrel ou la production interdépendante
vérités Le contenu d‟un soutra, (brjod bya)
La connaissance
Toutes sont Comment justifier l‟emploi indifférent de l‟une ou l‟autre de ces bases, apparemment très
acceptables, car en ordinaires ? On pourrait penser que la base des deux vérités devrait avoir un caractère très
réalité il n‟y a rien de attrayant et sacré, alors qu‟elle est banale. Ce qui nous ramène à ce que je vous disais tout à
tel que les deux vérités l‟heure à propos de l‟emploi du mot nommée, car en réalité, la distinction entre les deux
vérités est juste une méthode pour faciliter la compréhension des gens ordinaires. En vérité,
il n‟y a rien de tel que les deux vérités.
Je le répète : il n‟y a nulle part, là dehors, deux vérités qui existent vraiment. J‟insiste parce
que pratiquement toutes les découvertes des théologiens ou des théoriciens, de quelque
Je veux m’assurer que vous comprenez bien ce point capital, qui reviendra tout au long
du texte. À l’exception du Madhyamika, toutes les écoles philosophiques qui se servent
de théories, qu’elles soient intellectuelles ou logiques, établissent la « vérité » de quelque
chose – dans le sens des deux vérités – de façon identique : elles se placent toujours du
côté de l’objet lorsqu’elles cherchent à établir l’existence réelle d’une chose. Par
conséquent, « vérité » signifie qu’un phénomène existe de manière intrinsèque et
objective.
En Occident la vérité Par exemple, en Occident, la croyance en un créateur, une divinité ou un dieu, et en la
ultime doit être validée manière dont sa grâce se répand, est considérée – ou établie – comme une vérité relative.
de manière objective Pour qu‟une vérité soit dite absolue, il faut qu‟elle soit établie et validée objectivement,
comme par exemple, les théories mathématiques ou certains outils technologiques
sophistiqués. C‟est seulement dans le cas où elle est validée objectivement qu‟une vérité est
reconnue comme absolue.
Nous allons voir maintenant brièvement comment les autres écoles bouddhistes distinguent
les deux vérités.
Vaibhashika
Sautrantika
L‟approche des sautrantikas est très semblable, à cette différence près qu‟ils fondent leur
Les sautrantikas distinction entre les deux vérités sur la capacité de l‟objet à fonctionner – ou non – dans
fondent leur distinction
des 2 vérités sur la
l‟absolu.
capacité de l‟objet à Ils commencent par dire que tous les phénomènes peuvent être classés comme animés ou
fonctionner inanimés. Par exemple, les formes comme les cinq sens du moment présent et les cinq objets
de ces sens – qui sont déjà nées et n‟ont pas encore cessé – existent de manière absolue.
Ici encore la distinction entre les vérités relative et absolue se fonde sur l‟objet.
Pour ces deux écoles, Il vous faut comprendre que les vaibhashikas comme les sautrantikas croient que la vérité
on peut faire ultime peut être vue par les yeux, entendue par les oreilles, et goûtée par la langue. Je pense
l‟expérience de la que les scientifiques diraient aussi que l‟absolu est ce que l‟on peut expérimenter directement
vérité ultime mais cette par les sens ou détecter au moyen de la technologie. Évidemment ! En conséquence de quoi,
expérience n‟est pas
les deux écoles – vaibhashika et sautrantika – disent que le seul fait de voir la vérité absolue
libératrice
ne suffit pas à vous libérer. Forcément, puisque leur distinction entre les deux vérités se
fonde sur l‟objet.
Cittamatra
L‟école cittamatra, qui est un peu plus compliquée, parle de trois réalités (nous les verrons
plus en détail plus loin) :
La réalité dépendante – zhenwang – est le kunshi nampar shepa (kun gzhi rnam par shes pa),
le fameux alaya, ou conscience fondamentale. Cet alaya est la base qui sert à différencier la
vérité relative et la vérité ultime. Se fondant sur cette réalité dépendante, quand le pouvoir du
karma et des émotions arrive à maturité, le sujet et l‟objet apparaissent. Et bien qu‟il n‟existe
Certaines vérités aucune entité réelle qui soit « objet » ou « sujet », on croît que ces deux sont séparés. Les
relatives, comme la cittamatrins appellent ce processus « la réalité imaginaire ».
réalité dépendante, Ils ne disent pas que toute la vérité relative est dénuée d‟existence substantielle, car pour eux
existent le sujet et l‟objet désignés n‟existent pas substantiellement mais zhenwang – la réalité
substantiellement dépendante – existe substantiellement. Ainsi, même les cittamatrins disent que certaines
vérités relatives existent de manière substantielle.
Les cittamatrins parlent Sur la base de cette réalité dépendante, un être sublime réalise par sa sagesse que toutes les
d‟une vérité ultime illusions relatives au sujet et à l‟objet n‟ont aucune existence réelle. Cette sagesse est le yong
composée et d‟une droup, la réalité totalement présente. De là, on peut déduire que pour les cittamatrins il existe
vérité ultime une vérité ultime non-composée et une vérité ultime composée : l‟objet de la sagesse –
incomposée l‟absence de réalité de l‟objet et du sujet – est incomposé, alors que la sagesse qui réalise
cette vacuité est composée.
Si la perception d‟un Pour être plus précis, pour les cittamatrins, si la perception d‟un objet intensifie les émotions
objet renforce les ou renforce le dualisme, il s‟agit de la vérité relative. Si la perception d‟un objet ne renforce
émotions ou le pas nos émotions, nos illusions et notre dualisme, alors il s‟agit de la vérité absolue. De
dualisme, il s‟agit de la
nouveau, on peut voir que les cittamatrins fondent leur distinction entre la vérité relative et la
vérité relative
vérité absolue sur l‟objet.
Pour le Madhyamika, L‟école madhyamika est complètement différente. Comme l‟explique le quatrain 23, la
la vérité ultime est le distinction qu‟elle fait entre les deux vérités ne se fonde jamais sur l‟objet.
sujet qui sait que les La vérité ultime est le yulchen (yul can), le sujet, ou la sagesse qui sait que les
choses sont non nées choses ne sont produites ni à partir d‟elles-mêmes, ni à partir d‟autre chose, ni à
partir des deux, ni sans cause.
La vérité relative est l‟esprit ignorant qui croit que les choses sont produites,
naissent ou ont une origine.
Voilà maintenant une question d‟importance : les deux vérités sont-elles une ou sont-ce deux
Les deux vérités sont- entités séparées ? Si vous soutenez qu‟elles sont une, il y a quatre fautes, mais si vous dites
elles une seule chose
ou deux choses
qu‟elles sont séparées, il y a aussi quatre fautes. Il existe, sur ce point, une longue
séparées ? controverse, sur laquelle nous ne nous attarderons pas. (Par exemple, si les deux vérités
étaient identiques, les gens ordinaires n‟auraient pas besoin de pratiquer, car en voyant une
fleur, ils verraient la vérité ultime et atteindraient immédiatement l‟Éveil.) Néanmoins,
puisque nous abordons ce sujet, nous devons parvenir à une conclusion.
Une solution facile serait de dire qu‟elles ne sont ni une ni séparées, mais certains érudits les
déclarent séparées d‟une manière particulière, sur laquelle ils s‟expliquent. Les intellectuels
indiens et tibétains reconnaissent que les choses peuvent être séparées selon quatre modes
différents :
Pour certains érudits, la vérité ultime et la vérité relative sont séparées selon le second mode.
Nous en avons terminé avec cette brève introduction des deux vérités. Demain, nous
entrerons au cœur de notre sujet. Pour le moment, peut-être quelques questions.
Qu‟entendons-nous par [E] : Quand nous parlons d‟analyser, c‟est toujours dans le sens d‟une analyse approfondie.
« analyse » ?
Les scientifiques, dans le domaine de la vérité relative, analysent énormément. Et quand
nous disons que la pousse vient de la graine, c‟est aussi de l‟analyse, car ce n‟est pas
quelque chose que nous savons spontanément.
[R] : Tant que l‟analyse est utilisée pour construire une théorie philosophique, elle se situe
dans cette catégorie d‟analyse dont nous parlons et que nous voulons décourager. Mais
quand un fermier dit que la pousse vient de la graine, il ne se livre pas à ce genre
d‟analyse.
[E] : Mais quand nous apprenons à planter des choses, il y a de la science derrière. N‟est-ce
pas considéré comme de l‟analyse ?
[R] : Est-ce que cela relève d‟une philosophie ?
[E] : Non, il s‟agit de science, de techniques. Les scientifiques sont comme les fermiers, ils
supposent une causalité, de la même manière que les fermiers, parce qu‟il y a des
choses qu‟ils ne peuvent se permettre d‟analyser. Ils supposent une causalité et ensuite
s‟en servent continuellement. Sans cela ils ne pourraient ni faire des recherches ni
aboutir à des conclusions. En science, il y deux phases : d‟abord on observe ce qui se
passe, puis on construit une hypothèse à partir de cette observation et on essaye ensuite
[E] : J‟ai quelque difficulté à comprendre le caractère objectif de la distinction faite par les
cittamatrins entre vérité relative et vérité absolue. Peut-être que les cittamatrins font en
quelque sorte imploser le sujet et l‟objet. Parce que, bien évidemment, ils n‟iront pas
prétendre qu‟un objet qui n‟est qu‟une simple désignation puisse renforcer nos
émotions. Ainsi, quand nous disons que cette différence est objective, est-elle objective
L‟esprit est objet pour parce qu‟en fait l‟esprit est un objet ?
les cittamatrins
[R] : Oui, dans ce cas, l‟esprit est objet. Tout ce dont nous avons discuté aujourd‟hui
s‟avèrera très utile dans les prochains jours, quand nous verrons ces thèmes revenir à
maintes reprises.
[E] : Dans l‟objection de Buddhapâlita à la théorie de la production à partir de soi, il dit qu‟il
n‟y a aucun bienfait dans cette forme de production. Pourquoi serait-il nécessaire qu‟il y
eût un bienfait ?
[R] : Quand il dit qu‟il n‟y a aucun bienfait, il veut dire qu‟il n‟y a aucune justification. Si les
Comment comprendre choses naissent à partir d‟elles-mêmes, cela signifie que le résultat est déjà présent. Où
Buddhapalita quand il serait alors la production ? L‟utilité de la naissance est qu‟une chose qui n‟existe pas
dit que la production à encore vienne à l‟existence. Buddhapâlita dit que si une chose naît d‟elle-même, elle est
partir de soi-même ne déjà présente – condition nécessaire pour l‟autogenèse. Et dans ce cas, à quoi servirait-il
sert aucun but ? qu‟elle naisse de nouveau ? Elle existe déjà ! On ne s‟interroge pas sur l‟utilité du
résultat, mais sur l‟utilité de la naissance elle-même, puisque la chose est déjà produite.
Par exemple, certains diront de vous que vous êtes la mère de votre fille. Mais si elle
était déjà née avant que vous n‟existiez, pourquoi dirait-on que vous êtes sa
mère puisque votre seule fonction, si vous êtes sa mère, est de lui donner naissance. De
la même façon, dans le texte, nous demandons quelle est l‟utilité de recréer quelque
chose qui est déjà né, qui est déjà présent.
Hier, nous avons fait un rapide survol des différentes vues sur les deux vérités. L‟idée de
Nous avons recours deux vérités vient principalement de la philosophie et de la théorie bouddhistes, mais
aux deux vérités dans également, pour une certaine part, de l‟hindouisme. En fait ces deux vérités se manifestent
la vie de tous les jours continuellement dans la vie quotidienne non- religieuse et non- philosophique. On n‟en parle
même si on ne les pas en ces termes, mais dans la vie ordinaire on s‟y réfère chaque fois que l‟on évalue ou que
appelle pas ainsi l‟on mesure les choses. Quand, par exemple, nous disons : « le fait est » ou « en fait », nous
parlons de la vérité ultime, même si nous n‟employons pas ce mot.
Nous attachons plus de valeur aux faits, à ce qui est authentique, non-corrompu, sans artifice
Exemples : le cuir
– nous parlons par exemple de la qualité du cuir italien d‟origine – et nous dénigrons ce qui
« authentique »,
autrement dit est fabriqué, faux, corrompu, imité. On voit cela partout : quand, par exemple, un couple
s‟accorder sur les fonctionne harmonieusement, les deux vérités sont à l‟œuvre ; quand il y a dysharmonie,
« faits » c‟est aussi le jeu des deux vérités. Quand les deux partenaires s‟accordent sur les faits, nous
disons qu‟ils ont une bonne relation, harmonieuse. Par bien des aspects les deux vérités sont
très personnelles.
À l‟école, on nous Et puis, pourquoi avons-nous des écoles, des universités, des instituts et autres endroits où on
apprend les « faits »
nous apprend les faits ? Qu‟il s‟agisse de faits historiques, scientifiques ou médicaux, nous
pour que nous ne
soyons pas trompés par recherchons tous la vérité absolue et lui attribuons de la valeur. Pourquoi tenons-nous à
ce qui est « faux » apprendre ces faits ? Parce que nous ne voulons pas être trompés par ce qui est faux. Nous
avons très peur du « faux ». Et pour apprendre à reconnaître le vrai du faux, nous allons à
l‟école. Dans le même esprit, des missionnaires ou des politiciens sont envoyés partout dans
Les voies spirituelles Nous avons des quantités d‟idées, qui sont toutes basées sur les deux vérités. Il n‟y a pas de
sont là pour vous troisième vérité. Il n‟y a rien qui soit à moitié faux ou à moitié authentique, il n‟y a pas de
éviter de tomber dans milieu. Les choses sont vraies ou ne le sont pas. La difficulté vient de ce que certaines de nos
l‟erreur et pour vous idées proviennent d‟esprits curieux et inquisiteurs qu‟on suppose plus sophistiqués et
conduire à la vérité raisonnables. Pareille curiosité analytique a conduit de nombreux groupes, appartenant à
diverses philosophies et religions, à tirer certaines conclusions à propos de ce qui est vrai :
tous ont leur propre idée de ce qui est la vérité ultime et ce qui est la vérité relative.
Pour certains, nous l‟avons vu quand nous avons réfuté la production à partir de soi, la vérité
ultime est le créateur, qui existe de manière absolue. Tout le reste est le jeu de l‟illusion et
n‟est pas la vérité ultime. C‟est ainsi que se développe une voie : en effet, les voies
spirituelles servent à nous empêcher de tomber dans toutes ces régions fausses ou
artificielles. Elles permettent d‟accéder à l‟état ultime, authentique. Tel est leur raison d‟être.
Les sujets qui Selon le Madhyamika, le sujet qui perçoit le « beau » et celui qui perçoit le « laid » ont tous
perçoivent le « laid » et deux un défaut, le premier étant victime du désir, le second de l‟aversion. Quand un être
le « beau » ont tous sublime, qui est libre de passion, d‟agressivité et d‟ignorance, perçoit ce même objet, il ne
deux un défaut
voit ni beauté ni laideur ni autre chose de ce genre. Cet exemple montre que le Madhyamika
distingue les vérités ultime et relative de manière subjective. Le sujet sera expliqué de
manière détaillée plus loin, ne vous inquiétez donc pas si vous avez le sentiment que vous
avez manqué quelque chose.
Je voudrais vous rappeler que tout ce temps passé à discuter des deux vérités vise à répondre
Cette distinction entre au défi lancé par notre adversaire dans le quatrain 22. Je crois que Chandrakirti s‟est assuré
les deux vérités sert de une position tout à fait confortable et peut répondre sans difficulté : il a montré que son
réponse au défi lancé adversaire traite des deux vérités objectivement, ce que lui ne fait pas.
dans le quatrain 22
Dans les quatrains suivants, nous parlerons d‟abord de la vérité relative, en expliquant les
distinctions qu‟elle recouvre. Puis, nous aborderons la vérité absolue, bien qu‟en réalité on
ne puisse parler de la vérité absolue qu‟en ayant recours à l‟exemple de la vérité relative.
Personne ne peut enseigner la véritable vérité absolue. On peut seulement l‟illustrer par des
exemples.
La vérité relative juste Deux sortes de vérité relative sont citées à la ligne deux du quatrain 24. La première advient
est ce que perçoivent quand les choses sont perçues par les six sens – les cinq sens et l‟esprit – lorsque ces derniers
les sens quand ils sont clairs, non-pollués et ne subissent l‟interférence d‟aucun obstacle extérieur ou intérieur.
fonctionnent La vérité relative juste est ce que découvrent les sens quand ils fonctionnent correctement.
correctement Par exemple, nous voyons tous, je l‟espère, ce stylo comme un stylo, parce que nos yeux et
notre conscience visuelle fonctionnent correctement. De même, si vous pensez que vous êtes
un être humain, votre esprit fonctionne correctement, mais si vous vous prenez pour un
animal votre esprit ne fonctionne peut-être pas comme il devrait.
La vérité relative Ce que perçoivent les six sens quand ils sont défectueux est appelé la vérité relative fausse.
fausse est ce que Le commentaire l‟explique en détail, je vais donc le résumer. Imaginons que vous ayez la
perçoivent les sens jaunisse. Je dois également mentionner d‟autres exemples qui reviennent souvent dans le
quand ils sont texte, comme rab rib (rab rib) ou trashé (skra shad), une sorte de maladie des yeux qui fait
défectueux qu‟on voit comme des cheveux ou des cheveux devant les yeux, ou comme les effets
provoqués par l‟absorption de datura, de drogues ou d‟alcool. Quand la perception est
perturbée par l‟un ou l‟autre (de ces agents) – maladie, datura ou alcool – l‟expérience vécue
et l‟objet perçu sont différents de ce qu‟ils seraient si vos sens étaient intacts. Si par exemple
Exemples internes :
maladie des yeux, vous ne voyez pas ce stylo comme un stylo mais comme quelque chose d‟autre, vous êtes
ivresse, prise de dans ce qu‟on appelle la vérité relative fausse. Ces états ont, pour la plupart, une cause
stupéfiants interne, ils sont dus, par exemple, à l‟ingestion d‟une substance.
Il y a d‟autres exemples, comme le mirage, l‟écho, la réflexion de votre visage dans un
miroir, qu‟on range dans la vérité relative fausse parce qu‟il s‟agit d‟un défaut de perception.
Exemples externes: C‟est un défaut des cinq sens – puisqu‟il ne peut pas y avoir de mirage si on ne voit pas –
mirage, écho, réflexion
mais aussi du sixième sens, l‟esprit –puisqu‟il se trompe quand il voit de l‟eau là où il n‟y a
du visage dans un
miroir
qu‟un mirage.
Un autre exemple : si vous prenez un écho pour le son d‟origine, le sens auditif fonctionne
correctement, car vous entendez bien le son comme un son, tandis que l‟esprit, qui croit que
l‟écho est réel, est dans l‟erreur.
Les découvertes des Nous en arrivons au point essentiel : pour les madhyamikas, sont inclus dans la catégorie des
théoriciens et des objets perçus par un esprit défectueux – le sixième sens – non seulement le mirage pris pour
philosophes sont toutes de l‟eau, l‟écho pris pour un son réel ou l‟image dans un miroir prise pour un vrai visage,
des vérités relatives mais aussi toutes les découvertes auxquelles aboutit l‟analyse des théologiens et des
fausses philosophes. Ces découvertes, qui sont le fait d‟un esprit défectueux, relèvent toutes de la
vérité relative fausse !
Les deux dernières lignes disent que la perception d‟un sujet souffrant de sens défectueux est
considérée comme fausse ou erronée par comparaison avec la perception d‟un sujet aux sens
sans défaut. Quand un individu souffrant de la jaunisse voit une conque jaune à la place
d‟une conque blanche, nous dirons sans hésiter que son idée d‟une conque jaune est fausse
parce qu‟il a la jaunisse. De même, nous dirons que notre perception d‟une conque blanche
est correcte parce que nous n‟avons pas la jaunisse. C‟est ainsi qu‟on distingue une
perception fausse d‟une perception juste.
Ces deux lignes nous font comprendre qu‟au quatrain 24 Chandrakirti se place du point de
vue du sujet quand il mentionne les six sens. Dans le quatrain suivant, qui traite encore de la
vérité relative juste et fausse, il parlera de l‟objet.
[T24] (b) Il en résulte deux sortes d’objets perçus de manière erronée 6:25
6:25 Tout ce qui est perçu par les six sens intacts,
Dans le domaine de l’expérience ordinaire,
Est vrai aux yeux des gens ordinaires, et d’eux seuls.
Tout autre perception est fausse, au regard de l’expérience commune.
Un objet perçu par des
sens intacts est un vrai Ici nous parlons de l‟objet alors qu‟au quatrain 24 il était question du sujet. Là, nous disions
objet que le sujet, l‟esprit du malade atteint de la jaunisse, était défectueux. Ici, nous soutenons
que l‟objet, la conque jaune vue par quelqu‟un atteint de jaunisse, est défectueux. Seul
l‟‟objet perçu par des facultés intactes est considéré comme un objet vrai. Le reste, c‟est-à-
La vérité relative La vérité relative fausse est pour ainsi dire inutilisable. Prenez un écho, par exemple. On
fausse est inutilisable pourrait croire qu‟un écho a une utilité, mais si vous pensez que l‟écho est séparé de ce qui
l‟a produit, vous ne pourrez jamais communiquer avec quoi que ce soit. Si, entendant un
chien aboyer, vous vous précipitez dans la grotte qui a renvoyé l‟écho de son aboiement au
lieu d‟aller là où se trouve le chien, vous ne l‟attraperez jamais. Par lui même l‟écho est
inutile.
De même, vous ne pouvez pas vous servir de l‟image que reflète un miroir ou boire l‟eau
d‟un mirage. Quand vous voyez votre visage dans le miroir, vous n‟étalez pas votre rouge à
lèvres sur le miroir ! Faire cela, ce serait utiliser la vérité relative fausse. En fait vous
appliquez le rouge à lèvres sur vos lèvres.
[T24] (c) Même dans l’expérience ordinaire le second (type d’objet) n’est pas ainsi 6:26
Comme les théories Ici commence la réponse de Chandrakirti. Toutes ces vérités relatives fausses, dit-il, comme
sont produites par un l‟écho ou l‟imbuvable eau du mirage, n‟existent pas, même au regard de l‟expérience
esprit dans l‟erreur, les ordinaire. Il démontre là deux choses : dans les deux premières lignes, il déclare que toutes
gens ordinaires ne
peuvent s‟en servir
les idées ou théories élaborées par les tirthikas – ou même par les cittamatrins, les
vaibhashikas ou les sautrantikas – sont le produit d‟un esprit dans l‟erreur. Toutes sont
entachées d‟ignorance. Par conséquent, ces idées sont inutiles pour les gens ordinaires.
Comme les mirages, Des individus voilés par l‟ignorance, qui n‟ont pas compris les vérités relative et absolue, ont
les choses comme fabriqué toutes sortes d‟idées comme des causes réelles ou des entités comme l‟atman, le
l‟atman et l‟alaya créateur, les particules infinitésimales ou l‟alaya. Mais rien de tout cela ne peut être utilisé
n‟existent pas dans par les gens ordinaires. Dans l‟expérience ordinaire, ces idées n‟existent pas. De la même
l‟expérience ordinaire façon que lorsque nous sommes sous l‟emprise de substances comme le datura ou l‟alcool,
nos yeux ou nos autres sens nous font voir des mirages ou autres illusions magiques, de
même ces fabulations n‟existent pas dans notre expérience commune. Nous ne sommes pas
en train de dire qu‟il n‟y a pas de mirages ou d‟illusions magiques dans le monde ordinaire,
nous disons que même du point de vue des gens ordinaires, les mirages et les illusions
magiques sont des choses qui n‟existent pas vraiment.
Vous me demanderez alors peut-être : « toutes ces idées élaborées par les théoriciens
Pourquoi les idées des n‟existent pas au niveau absolu, mais qu‟est-ce qui les empêche d‟exister dans la vérité
théoriciens n‟existent relative ? » Chandrakirti l‟expliquera en détail à mesure que nous avancerons mais ici, dans
pas dans la vérité l‟autocommentaire qu‟il a laissé, il donne un avertissement sympathique : les idées des
relative
théologiens et des théoriciens ont toutes le même défaut. Pour grimper en haut d‟un arbre, on
attrape d‟abord la première branche, puis la seconde et ainsi de suite. Mais les théoriciens
lâchent la première branche avant d‟avoir attrapé la seconde, et tombent.
En développant des théories impliquant, entre autres, un créateur, l‟atome, l‟atman, ils
violent ce qui est acceptable aux yeux des gens ordinaires. Non seulement les nouvelles idées
Celui qui a la jaunisse Chandrakirti donne ici sa première réponse. Le texte principal prend l‟exemple de quelqu‟un
ne peut pas réfuter la qui a cette maladie où il voit constamment des cheveux devant les yeux, mais je vais me
perception de celui qui servir de l‟exemple de la jaunisse. Celui qui voit une conque jaune à la place d‟une conque
ne l‟a pas blanche ne peut réfuter ni celui qui est exempt de jaunisse, ni sa perception d‟une conque
blanche. De même, celui qui a (littéralement) abandonné la sagesse immaculée, autrement dit
celui qui est voilé par l‟ignorance ne peut pas contredire la perception, l‟esprit de celui qui
possède cette sagesse.
Au quatrain 22, l‟adversaire avait dit que puisque nous acceptons l‟expérience ordinaire
comme vérité relative, nous devions reconnaître le bien-fondé de la production à partir
d‟autre chose, que les gens ordinaires acceptent. En réponse, Chandrakirti avait expliqué les
deux vérités puis les deux sortes de vérités relatives, pour servir d‟exemple.
La perception des gens Maintenant, il fait remarquer qu‟une perception défectueuse ne peut pas infirmer une
ordinaires ne peut pas perception sans défaut. La perception des gens ordinaires est fausse, dit-il, et ne peut donc
réfuter la perception pas invalider celle des êtres sublimes. En particulier, comme la perception d‟un bodhisattva
des êtres sublimes, qui de la sixième terre lui permet de réaliser que les choses ne naissent ni d‟elles-mêmes, ni
savent que les choses d‟autre chose, ni des deux, ni sans cause, on ne peut évidemment pas utiliser la croyance des
sont non nées gens ordinaires en une production à partir d‟autre chose pour réfuter la perception du
bodhisattva.
Il nous faut maintenant soulever un point très important. Nous avons deux vérités : ultime et
Comment un être relative. Et la vérité relative se présente sous deux aspects : la vérité relative vraie, ou juste,
sublime perçoit-il la et la vérité relative fausse. Mais la vérité relative juste peut, elle aussi, être vue sous deux
vérité relative ? angles différents : la vérité relative proprement dite et ce qu‟on appelle la vérité
conventionnelle. Maintenant, comme nous allons voir comment un être sublime perçoit la
vérité relative, il nous faut parler de la vérité conventionnelle.
Pour un être sublime, Quand nous parlons de vérité relative vraie ou fausse, nous nous plaçons plutôt du point de
la conque blanche et la vue des gens ordinaires. Une conque jaune est vérité relative fausse, une conque blanche est
conque jaune sont vérité relative vraie. Mais on peut s‟interroger sur la manière dont un être sublime opère cette
toutes deux la vérité distinction entre les deux vérités relatives. Or, il n‟en fait aucune. Pour un être sublime, ces
relative deux sont des vérités relatives : si l‟individu malade de la jaunisse est la double victime de la
jaunisse et de sa propre ignorance, il n‟en reste pas moins que l‟individu sain est lui aussi
voilé par l‟ignorance. C‟est ainsi que la conque blanche que voit ce dernier est également une
vérité relative, il n‟y a donc pas de différence.
Et pourtant, il y a du point de vue de l‟être sublime une différence entre la vérité relative et la
vérité conventionnelle. La conque jaune et la conque blanche sont toutes deux des vérités
La vérité relatives, mais du point de vue d‟un être sublime, la conque jaune n‟est pas une vérité
conventionnelle peut
conventionnelle. Pourquoi ? Parce que la vérité conventionnelle est utilisée en tant que
servir de moyen de
communication
méthode, et qu‟elle a pour résultat la vérité ultime. La conque jaune ne peut pas servir de
méthode. C‟est un point très important pour l‟étude du Madhyamika. Cette distinction se
fonde uniquement sur l‟utilité. On peut utiliser une vérité conventionnelle, mais ce qui
Mais quand on dit
n‟obéit pas à celle-ci ne peut pas servir de voie ou de moyens habiles. La voie et les terres,
« tout est illusion », tout cela appartient à la vérité conventionnelle, mais on ne les qualifie pas de « vérité
cela sert bien de voie, relative » dans la mesure où celle-ci recouvre aussi la vérité relative fausse. La voie, la
non ? méditation et la compassion ne participent pas de la vérité relative fausse, elles sont la vérité
conventionnelle et peuvent être utilisées comme moyens de communication.
yang
yangdag
tag kundzob logpé kundzop
kündzop
(yang dag kun rdzob) (log pa'i kun rdzob)
Vérité relative juste Vérité relative
fausse
t’anyé
tanyé kyi
ki denpa
denpa
(tha snyed kyi bden pa)
Vérité
conventionnelle
truth
Vous me direz alors : « pourquoi les mirages, les illusions et les rêves ne pourraient-ils servir
de voie ? Les enseignements disent bien tout est comme un rêve, tout est comme une illusion.
Cela revient bien à utiliser une vérité relative fausse comme voie ? » Non. Nous ne prenons
pas le rêve pour voie, nous utilisons l‟idée de la fausseté du rêve. Il est important de le
savoir, car notre voie tout entière, y compris la méditation, la discipline, la générosité, etc.,
s‟insère dans la vérité conventionnelle.
Cependant la conque
jaune n‟est pas la vérité En conclusion, ce qui relève de la vérité relative peut ne pas exister (comme un rêve), mais
conventionnelle; elle tout ce qui relève de la vérité conventionnelle existe (conventionnellement). Je crois que si
ne peut pas être utilisée vous arrivez à comprendre ces choses, vous pourrez alors éliminer une bonne part de la
comme méthode confusion qui est à l‟origine de questions du genre : « si tout est vacuité, à quoi sert-il de
méditer ? »
La vérité relative est un terme générique, et la vérité conventionnelle regroupe ce que dans
cette vérité relative on accepte pour vrai ou juste. Je vous pose maintenant une question :
pour Chandrakirti, la vue cittamatra est-elle la vérité relative ou la vérité conventionnelle ?
[E] : À la troisième ligne du quatrain 27, comment Chandrakirti peut-il être si sûr de sa
réponse ? Qui va décider que quelqu‟un manque de sagesse immaculée ? L‟adversaire
dira toujours qu‟il n‟en manque pas, et qui viendra alors le contredire ?
[R] : Parlez-vous du niveau relatif ou du niveau absolu ? Au niveau relatif, c‟est facile,
quelqu‟un affecté par la jaunisse ne peut pas contester (la perception de) quelqu‟un qui
ne l‟est pas.
[E] : Ce n‟est pas un argument convaincant. Quand vous parlez de sagesse, vous ne pouvez
pas dire : « j‟ai la sagesse, mais pas vous ». Ce n‟est pas comme savoir qu‟on a une
maladie et se plaindre des douleurs qu‟elle cause.
[R] : Il nous faut d‟abord convaincre la personne atteinte de jaunisse qu‟elle a la jaunisse ;
c‟est seulement lorsque nous l‟aurons convaincue que nous pourrons développer la
[E] : J‟ai l‟impression qu‟il n‟y a aucune logique dans le quatrain 27, que tout est basé sur la
Comment sait-on foi. Au point où nous en sommes, nous ne faisons que supposer qu‟il existe un être qui
qu‟il y a des gens qui n‟a pas la jaunisse, qui a une sagesse immaculée – mais peut-être que la démonstration
n‟ont pas la jaunisse ? viendra plus tard.
[R] : Tout au long (de cette étude), nous avons constamment fait appel à la logique, par
exemple, quand nous avons réfuté la production à partir de soi. Chandrakirti ne s‟est pas
contenté de citer le Bouddha, on ne peut donc pas dire que nous avons seulement parlé
de foi. La sagesse immaculée est comme ne pas avoir pas la jaunisse. C‟est parce qu‟il
existe un état avec jaunisse que Chandrakirti a la conviction nécessaire pour parler de la
possibilité d‟un état sans jaunisse.
[E] : Mais pour tous ceux qui ont la jaunisse, nous introduisons le concept d‟un individu sans
jaunisse.
[R] : Quel est le problème ?
[E] : Aucun, mais nous attendons la démonstration car, pour le moment, c‟est une
affirmation sans preuve logique.
[R] : Si vous êtes dans l‟illusion, la seule manière de vous faire prendre conscience de cela
est de vous montrer que la non-illusion existe. Pourquoi un docteur s‟approcherait-il
d‟une personne affectée par la jaunisse s‟il n‟était pas convaincu qu‟il y a un état sans
jaunisse ?
[E] : C‟est plutôt le point de vue du patient. Le docteur voit-il réellement quelque chose ?
C‟est difficile à comprendre. Le patient a toujours perçu ce qui est blanc comme jaune,
il se peut donc qu‟il ne voie pas (le blanc).
[R] : Oui, certains patients sont très entêtés, comme nous le voyons.
[E] : Il me semble que Chandrakirti se montre simplement pragmatique. Il se sert de quelque
chose qui fonctionne bien. Tout à fait indépendamment du Dharma, les gens ont une
idée de ce qui est normal et de ce qui ne l‟est pas ; mais du point de vue d‟un être
sublime, la vérité relative vraie et la vérité relative fausse sont également fausses. Donc,
pour transmettre son enseignement aux êtres, l‟être éveillé aura recours à ce que la
majorité considère comme normal : dans ce cas, qu‟une conque blanche vue par une
personne atteinte de jaunisse paraisse jaune, sauf qu‟elle n‟est pas jaune, mais blanche.
S‟il était venu dans un monde où la jaunisse était la norme, il aurait choisi d‟autres
exemples.
[R] : Oui, peut-être une conque blanche !
[E] : Peut-être que nous oublions la vérité de la souffrance. C‟est une façon de dire que je
souffre, mais que je ne veux pas le savoir. Je veux oublier que je souffre. Cela paraît
logiquement impossible de toute façon. Comment puis-je savoir que le Bouddha ne
souffre pas ?
[R] : En sachant que la souffrance n‟est pas permanente, qu‟elle peut être manipulée,
détruite, conditionnée. Tout le bouddhisme ne parle que de cela.
[E] : Un être sublime ne croit pas qu‟un pilier est malade, mais sa sagesse inclut aussi un
pilier malade.
[R] : Il s‟en servira seulement pour communiquer.
[E] : La vérité conventionnelle se définit-elle par son aspect de communication ou par son
utilité sur la voie ?
[R] : La vérité conventionnelle est perçue par un esprit défectueux, mais reste valable dans le
monde relatif. Elle a une certaine fonction, utilisée dans le monde par la majorité, et
c‟est ainsi que la majorité arrive à fonctionner. Tout le monde pense que cette table est
une table, et ça fonctionne. C‟est la vérité relative et la vérité conventionnelle. Mais une
[T23] (ii) Subdivisée selon la différence êtres ordinaires/êtres sublimes (vérité relative et
simple relatif), 6:28
6:28 Du fait de l’ignorance qui la voile, la nature même (des choses) est cachée.
Percevoir comme réel ce qui n’est que fabriqué
Est désigné par le Bouddha comme une vérité relative (tout occultant).
Toute entité fabriquée est donc un simple relatif (tout occultant).
La dernière ligne du quatrain est très importante. Ce quatrain explique la vérité relative en
détail et en donne une définition. D‟abord, il nous faut parler de l‟ignorance. Que fait
l‟ignorance ? Elle voile la perception des êtres sensibles et les empêche de voir la réalité, la
véritable nature des phénomènes – rangshin (rang bzhin). Sous l‟effet de l‟ignorance non
seulement vous ne saisissez pas la nature de ce que vous voyez, mais vous fabriquez et
construisez quelque chose d‟artificiel. Il y a ici deux points :
Par ignorance, nous ne Du fait de l‟ignorance, vous ne voyez pas la réalité.
voyons pas la réalité,
pire encore, nous
fabriquons notre propre Pire encore, vous fabriquez et inventez votre propre réalité.
réalité
Tout ce qui est fabriqué et perçu au travers de cette ignorance constitue ce que le Bouddha
appelle la vérité relative. De nouveau, Chandrakirti souligne que ce sont les termes du
Bouddha lui-même.
Les trois premières lignes présentent la vérité relative : la perception d‟un individu qui
souffre d‟attachement dualiste, autrement dit, d‟ignorance.
Le simple relatif
La dernière ligne présente encore une fois la vérité conventionnelle, qu‟on appelle
quelquefois le simple relatif. Ici, nous parlons de l‟objet. C‟est le même objet que celui perçu
par l‟être ignorant, mais nous ne parlons plus du sujet, seulement de l‟objet, que les êtres
Les bodhisattvas et les
sensibles perçoivent comme le simple relatif.
arhats perçoivent aussi
le simple relatif Le simple relatif est perçu par les arhats et par les bodhisattvas de la première à la dixième
terre pendant la post méditation. Ils ne le perçoivent pas comme quelque chose de réel, mais
comme étant fabriqué et artificiel, d‟où son nom de simple relatif. L‟objet perçu par ceux qui
sont voilés par l‟ignorance n‟est pas seulement un objet pour les êtres ignorants, mais
également pour les arhats et les bodhisattvas.
Dendzin : les gens Nous, qui sommes des êtres ordinaires, nous percevons les phénomènes sur le mode de
ordinaires croient que dendzin. Dzin signifie s‟attacher à ou croire en et den signifie vrai. L‟esprit des êtres
les phénomènes sont ordinaires croit en la réalité des phénomènes. Sur la voie du Mahayana, durant la post
réels méditation les bodhisattvas de la première à la septième terre ne croient plus en la réalité des
choses (ils n‟ont plus de dendzin), mais ils ont encore du tsendzin – ils perçoivent les
Tsendzin : même les caractéristiques. Tsenma peut se traduire par « marque » : ils ne confondront pas une table
bodhisattvas avec une chaise, néanmoins ils ont encore le concept que le bleu est bleu, le jaune, jaune, etc.
s‟attachent aux Leur esprit appréhende ces caractéristiques, que nous appelons des simples relatifs.
caractéristiques Mais il est difficile de parler de ceci, car je ne suis pas sur la première terre et je suppose que
vous ne l‟êtes pas non plus !
Prenons l‟exemple d‟un magicien qui accomplit un tour où il manifeste un singe sur un
Dendzin est comme le
éléphant. Tous les êtres ignorants qui ne sont pas au courant pensent : « c‟est bizarre de voir
tour du magicien où un
singe chevauche un un singe monter un éléphant ». Ici il s‟agit de dendzin : ils croient en la réalité de ce qu‟ils
éléphant voient. C‟est de l‟ignorance et à cause de cette ignorance ils errent dans le samsara. Ils
donnent leur argent pour voir ces tours de magie, et ils souffrent. Ils développent une
accoutumance, une dépendance envers ce genre de magie.
Le magicien voit aussi l‟éléphant et le singe qui le monte. Il faut qu‟il les voie, sinon il ne
pourrait pas accomplir son tour correctement et risquerait de mettre l‟éléphant sur le singe.
Mais il sait que ce n‟est que de la magie et n‟y croit pas. Il ne paye pas pour voir l‟illusion,
elle ne le rend pas dépendant. C‟est la différence entre dendzin et le reste.
Ce qu‟on explique ici, c‟est que pour les êtres sublimes de la première à la dixième terre
l‟éléphant et le singe sont de simples relatifs. Pour une personne ordinaire qui les regarde,
l‟éléphant et le singe sont la vérité relative juste.
L‟ignorance, avec et Ce qui suit est une bonne introduction aux deux sortes d‟ignorance :
sans les émotions
négatives L’ignorance accompagnée d’émotions négatives, c‟est comme regarder les formes,
les sensations, les formations karmiques, etc., et penser « c‟est moi. » Nous appelons
cela gangsag gi dak (gang zag gi bdag), le soi individuel. Méditer sur l‟inexistence du
soi individuel purifie ce type d‟ignorance.
L’ignorance sans émotions négatives est la simple appréhension des formes, des
sensations, etc., sans ajouter une désignation du genre « moi, je ». Méditer sur
l‟inexistence du soi des phénomènes purifie ce type d‟ignorance.
Ce que nous étudions en ce moment nous met au cœur de la seconde méditation – la théorie
de la sagesse qui comprend l‟inexistence du soi des phénomènes.
Si les bouddhas n‟ont On peut maintenant se demander comment les bouddhas, s‟ils n‟ont pas de perception,
pas de perception, peuvent aider les êtres sensibles. Ce point est traité dans le dernier chapitre, mais je vais y
comment font-ils le répondre dès maintenant, brièvement. L‟activité bénéfique d‟un bouddha, laquelle est une
bien des êtres ? manifestation du bouddha, est perçue par les êtres sensibles. Les êtres qui ont de la dévotion,
un bon karma et la bonne fortune et qui perçoivent pareille manifestation, ont la notion d‟un
bouddha qui fait le bien des êtres. Certains croient peut-être que l‟Éveil s‟apparente au néant,
que c‟est comme l‟extinction de la lumière d‟une bougie quand il n‟y a plus de cire. Mais
comme nous le verrons plus loin, l‟Éveil n‟est pas comme une extinction.
On ne peut pas parler
directement de la Après avoir présenté la vérité relative, nous passons maintenant à la vérité absolue. Je l‟ai
vérité relative, elle sera déjà dit, la vérité ultime est indicible, on ne peut pas la présenter à l‟aide de mots ou de
donc montrée au raisonnements car ceux-ci contrediront sa réalité. On aura donc recours ici à un exemple
moyen d‟un exemple. pour l‟expliquer.
[T22] (b) La vérité absolue expliquée par le biais d’une analogie 6:29
Cet exemple a un sens très profond. Il n‟y a pas de cheveux, mais Chandrakirti recommande
Notre erreur à nous est de dire qu‟il n‟y a pas de cheveux. C‟est là où bon nombre d‟étudiants deviennent perplexes.
d‟imaginer les cheveux Nous, quand quelqu‟un nous dit qu‟il n‟y a pas de cheveux, au lieu d‟écouter simplement ce
et ensuite de penser « il qui est dit, nous imaginons automatiquement des cheveux pour ensuite penser « il n‟y a pas
n‟y a pas de cheveux » de cheveux ». Tout le problème est là ! Et c‟est aussi la raison pour laquelle nous avons dit
que les deux vérités – relative et ultime – ne sont pas une : on ne peut pas fabriquer l‟union
de « cheveux » et « pas de cheveux » dans la mesure où, depuis le commencement, il n‟y a
jamais eu de cheveux.
[E] : Vous avez dit qu‟il ne fallait pas croire que la vérité ultime et la vérité relative sont une,
parce qu‟il n‟y avait pas de cheveux. La confusion serait peut-être de ce qu‟il n‟y a
jamais eu de vérité relative.
Toute cette idée de [R] : Ni de vérité ultime. Toute l‟idée des deux vérités n‟existe que sur la voie. C‟est un
vérité ultime et de moyen de communication, t’a nyé den pa, une vérité conventionnelle. Chandrakirti
vérité relative fait n‟est pas amoureux de la vérité absolue. Il ne cherche pas à la conserver comme une
partie de la voie, c‟est sorte d‟ultime talisman. C‟est simplement un moyen de communiquer.
un moyen de Rappelez-vous ce que j‟ai dit : la démarche des madhyamika-prasangikas consiste à
communication réfuter toutes les différentes conclusions théoriques que les théoriciens, ou nous-mêmes,
ont dans l‟esprit. Pour autant, ils ne sont pas nihilistes ; pour le bien des êtres sensibles,
ils acceptent la voie tout entière, et je crois que cela fonctionne très bien.
[E] : La voie est basée sur la vérité conventionnelle, mais la vérité conventionnelle en
Occident, n‟est pas la même qu‟en Inde ou au Tibet. Pourquoi, alors, la voie bouddhiste
serait-elle bonne pour l‟Occident ?
[R] : Tant qu‟on peut communiquer, c‟est parfait. Peu importe que la méthode de
communication soit bouddhiste ou orientale. Quel est le problème ?
[E] : Pourquoi ne pouvons-nous pas tous juste suivre une autre voie ?
[R] : Vous le pouvez ! Mais d‟après Chandrakirti, en dehors du Madhyamika, toutes les
voies ne sont que la vérité relative fausse. Mais rien ne vous force à être d‟accord. Vous
pouvez toujours contester cette position.
[E] : Vous avez dit précédemment qu‟on pouvait contester les vues des autres, mais non pas
leur voie.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1998 Chapitre 6 – 136
[R] : Non. J‟ai seulement dit que Chandrakirti dit que toutes les théories des théoriciens et
des philosophes relèvent de la vérité relative fausse. Êtes-vous d‟accord avec ça ? Vous
pouvez toujours vous y opposer.
Pourquoi suivre la voie [E] : Pourquoi devrions-nous suivre une voie bouddhiste ? Et si nous décidions de faire
bouddhiste ? quelque chose de complètement différent, comme méditer sur les arbres ? Pourquoi ne
peut-on pas atteindre la vérité par cette voie ?
Vous pouvez suivre [R] : Si vous essayez d‟atteindre la vérité introduite par Chandrakirti, vous pouvez méditer
n‟importe quelle voie sur un arbre et « piger », dès lors que vous acceptez les quatre grands sceaux (du
pourvu que vous bouddhisme). Pour vous rafraichir la mémoire, les quatre sceaux sont :
acceptiez les quatre
grands sceaux
- tous les phénomènes conditionnés sont impermanents,
- toutes les émotions sont douleur,
- aucune chose n‟existe en et par elle-même,
- le nirvana est au-delà des extrêmes.
[E] : Donc, en dehors de la perception des êtres sensibles, il n‟y a pas de terres ?
[R] : C‟est ce que je veux dire par présomption – song tseu lom tseu (song tshod rlom tshod).
On pense qu‟on est en
train de parler du
Dès que nous parlons du « vrai » bouddha, c‟est pure présomption de notre part de
« vrai » Bouddha, mais penser qu‟on en parle, car en fait on parle du bouddha de manifestation. Il est
on ne peut parler que impossible de parler de l‟absolu. Oui, il y a un vrai bouddha quelque part, c‟est vrai.
du bouddha de Mais quand je prononce ces mots, je présume que je parle d‟un vrai bouddha, alors
manifestation qu‟en réalité il s‟agit d‟un bouddha de manifestation puisque c‟est moi qui en parle,
c‟est moi qui y pense. Et c‟est à cause de ma bonne fortune et de ma dévotion que
j‟accepte l‟existence d‟un tel bouddha, de sa manifestation, et ainsi de suite.
[E] : Quand un être ordinaire entr‟aperçoit la qualité illusoire de l‟esprit qui croit, est-ce
encore la vérité conventionnelle ?
[R] : Si l‟on peut s‟en servir, oui. Tout ce qui peut servir de moyen de communication, selon
le consensus de la majorité, relève de la vérité conventionnelle.
La source de tous nos De manière générale, nous devons faire face à de nombreux problèmes, comme la douleur, la
problèmes, c‟est dépression et les souffrances de toutes sortes. Tous proviennent d‟une seule cause : nous
regarder une chose regardons une chose qui n‟est pas vraie et nous la tenons pour vraie. Voilà notre problème
fausse et croire qu‟elle fondamental. Ces mots sont extrêmement importants : tenir pour vrai ce qui n’est pas vrai
est vraie (bden pa ma yin pa la bden par bzung).
Voilà la source de la plupart de nos problèmes. Nous, les petits pratiquants, nous sommes
tourmentés par notre incapacité à accepter la vérité. Nous savons que c‟est vrai, mais nous ne
pouvons l‟accepter. Nous l‟acceptons dans la tête, mais pas dans le cœur. Mais déjà là nous
ne parlons que d‟une infime partie des êtres du samsara, car seule une poignée
d‟authentiques pratiquants du Dharma connaît ce problème. Plus précisément, nous sommes
nombreux à nous considérer comme des « pratiquants » conscients de ne pas savoir lequel
viendra en premier, demain ou notre prochaine existence, alors que nous continuons à
construire des projets du genre : « je vais faire une retraite de trois ans qui commence le mois
prochain ».
Je vous dis ces choses parce qu‟en ce moment même où nous étudions le Madhyamika selon
Chandrakirti, il se pourrait qu‟en nous plongeant dans l‟analyse et le débat philosophiques
À l‟opposé, comprendre la vérité, la réaliser, est une source d‟immenses bienfaits. Certains
des premiers explorateurs ont eu des doutes sur la platitude de la terre. Au terme d‟une
longue réflexion sur la question, ils ont fini par comprendre que la terre était ronde. Ils ont
Savoir que la terre est
ronde et savoir qu‟elle développé une théorie de la sphéricité de la terre qui reste admise jusqu‟à ce jour. Qui sait ce
paraît plate sont tous que l‟on découvrira demain ?
deux importants On peut dire que depuis que les êtres humains ont réalisé que la terre était ronde les choses
sont devenues beaucoup plus faciles. Les avions peuvent faire le tour de la terre et nous ne
craignons plus de tomber en arrivant à son extrémité. Néanmoins, l‟importance de
comprendre la vérité ne doit pas nous faire mépriser la fausse théorie, car cette dernière
possède également une certaine force. En effet, la terre a beau être ronde, on ne la voit pas
ainsi, on la voit plate. Si l‟on voyait continûment sa sphéricité, on se sentirait un peu
flageolant et il faudrait équiper nos voitures d‟une vitesse supplémentaire ! Mais on la voit
plate, même si en vérité elle est ronde.
Si votre ambition se limite à planter des fleurs dans votre jardin, un monde plat fonctionne
Plus votre ambition est très bien. Mais si vos ambitions étant plus vastes, vous voulez vous rendre en Amérique, il
grande, plus vous avez
besoin de connaître la
faut mieux connaître les choses de ce monde. De même, si votre ambition se résume à
vérité rejoindre un centre new-age, vous détendre, penser à l‟extase et ce genre de choses, vous
n‟avez pas besoin de comprendre la vérité. Vous pouvez vous mettre à l‟aise, allumer de
l‟encens et vous faire masser ; tout ira très bien ! Mais si vous voulez atteindre l‟Éveil, alors
vous devez voir la vérité.
Ils sont nombreux, au cours de l‟Histoire, à s‟être efforcés de comprendre la vérité. Même
Au cours de l‟Histoire, dans le monde ordinaire nous savons que certaines choses ne sont pas vraies. Par exemple,
ils sont nombreux à les scientifiques savent que la terre n‟est pas plate, mais ronde ; tous, jusqu‟aux gens
avoir essayé de ordinaires comme nous, en passant par les illettrés, les nomades et les bouviers, acceptent
comprendre et que certaines choses comme les mirages ou les rêves ne sont pas vraies. Nous pensons que
d‟expliquer la vérité les rêves sont illusoires, mais tenons pour réel le monde quotidien dans lequel nous vivons.
D‟autres croient que « le monde de tous les jours n‟est peut-être pas réel, que seul est vrai le
créateur tout-puissant. » C‟est ainsi que l‟Histoire est riche de théoriciens et de philosophes
qui ont essayé de trouver et de sculpter la vérité.
Les vaibhashikas par exemple ont déduit que deux choses existaient : les particules
infinitésimales de matière et les instants infinitésimaux de conscience. Bon, j‟essaie de me
montrer plus bienveillant envers les scientifiques, car je ne suis pas sûr qu‟ils sont les
adversaires de Chandrakirti, dans la mesure où ils admettent que leurs vérités sont
susceptibles de changer et ne sont donc pas définitives. Mais Jigmé Khyentsé Rinpoché n‟est
pas d‟accord. Il a le sentiment que les scientifiques, qu‟ils le reconnaissent ou non, croient en
Si vous lui demandez ce qu‟on doit faire au moment de la non-vérité, quand il ne s‟agit pas
d‟établir la vérité ultime, il répond : « N‟analysez pas, laissez les choses telles qu‟elles
sont. » C‟est tout. C‟est sa théorie maintenant. Je vous l‟ai déjà dit : lorsqu‟il s‟agit d‟établir
la vérité ultime, l‟un des facteurs majeurs à considérer est l‟origine, la naissance. Toute
production doit avoir une cause. Ce qui nous ramène au thème central du
Madhyamakavatara de Chandrakirti. Ce dernier a déjà réfuté la position de ceux qui
soutiennent que les choses naissent d‟elles-mêmes. D‟autres disent que les choses sont
produites à partir d‟autre chose.
À présent, ce qui suit est très important, écoutez bien ! Quand il s‟agit d‟établir la vérité
ultime, nous utilisons toute sorte de raisonnements, d‟analyses et de méditations et nous
appelons le résultat de ce processus « la vérité absolue ». En ce qui nous concerne, pour être
« absolue » cette vérité doit être indépendante et non-fabriquée, car ce qui est dépendant et
Chandrakirti ne réfute fabriqué n‟est pas absolu.
pas la production, il
réfute la production
Nous disions donc qu‟au terme de leurs recherches, certains théoriciens ont conclu que les
indépendante et une phénomènes naissent à partir d‟autre chose. Ils affirment donc l‟existence d‟une cause
cause indépendante absolue, voire d‟une naissance absolue. En admettant une cause et une naissance
« absolues », ils reconnaissent automatiquement que ces deux sont indépendantes. Ce que
Chandrakirti réfute. Il ne nie pas la production, il nie la production indépendante et une
cause indépendante. Il rejette les causes non-fabriquées « découvertes » par les scientifiques
et les théoriciens, comme Dieu, le créateur, les particules, et ainsi de suite. Si vous lui
demandez s‟il accepte l‟idée de production dans le monde ordinaire, il répondra : « bien
sûr ! » En tant que philosophe du Madhyamika, il admet l‟expérience commune et si vous
demandez aux gens ordinaires s‟il y a naissance (ou production), ils vous diront oui. Dans la
mesure où il s‟accorde avec eux, Chandrakirti dira que les choses sont produites.
L‟adversaire nous interpelle sur ce point : « Enfin, les gens ordinaires acceptent le principe
d‟une production à partir d‟autre chose et vous êtes de ceux qui reconnaissent l‟expérience
On ne peut pas faire des gens ordinaires ; pourquoi donc ne pouvez-vous accepter notre point de vue dans ce
intervenir la logique cas ? » Cela fait deux jours que nous répondons à ce défi. Chandrakirti a présenté la notion
des gens ordinaires des deux vérités et a montré qu‟on ne peut pas faire intervenir la logique des gens ordinaires
quand il s‟agit d‟établir
quand il s‟agit d‟établir la vérité absolue. Quand les scientifiques dissertent sur le fait que la
la vérité ultime
terre est ronde, on ne peut pas réfuter leur démonstration en invoquant la perception d‟un
nomade pour qui la terre est plate.
Tout en disant cela, Chandrakirti présente magnifiquement la vérité ultime et la vérité
relative, comme nous l‟avons vu au quatrain 29. L‟analogie utilisée pour montrer la vérité
Analogie pour illustrer absolue est si belle. Celui qui a une vision saine ne voit ni la présence ni l‟absence de
la vérité absolue : celui cheveux sur l‟assiette ; la vérité ultime est ainsi. Et quand il dit à celui qui a une vision
dont la vue n‟est pas défectueuse qu‟il n‟y a pas de cheveux, cela ne signifie pas qu‟il nie l‟existence des cheveux,
défectueuse ne verra ni car il n‟y en a jamais eu. De même, quand les scientifiques ont trouvé que la terre était
les cheveux ni
sphérique, ils n‟ont pas nié sa platitude : ce n‟est pas comme si la terre est soudainement
l‟absence de cheveux
devenue ronde le jour où les scientifiques ont découvert ce fait. Elle a toujours été ronde.
Chandrakirti ne se donne pas la peine de nier (la réalité) d‟une terre plate, pour la bonne
raison qu‟on ne trouve nulle part une terre plate. Ce qu‟il réfute, c‟est la croyance erronée en
la platitude de la terre.
Je vais maintenant répondre à une question qui a été posée à plusieurs reprises. Nous
La vision défectueuse, présumons que la sagesse existe, et à ce titre, nous réfutons la perception des gens ordinaires.
un phénomène Notre point de vue ne se fonde pas uniquement sur la foi et la dévotion envers les paroles du
composé, n‟est pas
Bouddha, mais aussi sur la logique et le raisonnement. C‟est très simple. On ne peut pas
permanente, il doit
donc y avoir quelque
prouver l‟existence de la sagesse avec des mots ou par tout autre moyen similaire, comme on
chose qui la transcende ne peut pas prouver le défaut visuel. En revanche, on sait qu‟une perception défectueuse est
sans le moindre doute possible un phénomène composé, car elle provient d‟une cause et elle
est conditionnée. Par conséquent, cette perception n‟est pas permanente et il doit donc y
avoir quelque chose qui la transcende. Si cette réponse ne vous suffit pas, nous continuerons
le débat plus tard.
Les deux premières lignes du quatrain 31 vont avec le quatrain 30. Les gens ordinaires sont
toujours sous l‟emprise de leurs émotions et de l‟ignorance. Leur vision est donc toujours
défectueuse, c‟est pourquoi leurs perceptions ne sont pas justes. Ainsi, quand nous essayons
d‟établir la vérité absolue ou quand nous parlons de la sagesse du bodhisattva de la sixième
terre, cette sagesse ne peut pas être réfutée par l‟expérience ordinaire.
[T20] (c) Ce qui est spécifiquement contredit par l’expérience ordinaire 6:31.3-4
6:31.3-4 Les objets de l’expérience commune sont reconnus par le sens commun,
Qui voudrait les nier serait lui-même contredit par l’expérience
ordinaire.
Ces deux dernières lignes nous conduisent à un autre point du plan structural : l‟explication
de ce qui est spécifiquement contredit par l‟expérience ordinaire. Notre adversaire
Qu‟est-ce que commence à se sentir un peu frustré. Chandrakirti, observe-t-il, prétend qu‟il ne viole ni ne
l‟expérience peut réfute ni ne contredit l‟expérience des gens ordinaires ; pire encore, il réprimande les autres
réfuter ?
en leur reprochant de nier cette expérience. Mais quand son adversaire lui fait le même
reproche, il disserte à n‟en plus finir pour montrer que l‟expérience commune ne peut
invalider sa propre argumentation. Dans ce cas, demande l‟adversaire, quel type de logique
ou de raisonnement peut être mis en défaut par l‟expérience ordinaire ? Souvenez-vous, dans
les premiers quatrains, Chandrakirti avait dit qu‟il ne serait pas réfuté par l‟expérience
L‟exemple de l‟homme ordinaire parce que ce n‟était pas le moment approprié. En effet, comme nous sommes en
à qui on a volé un vase train d‟établir la vérité absolue, les gens ordinaires ne peuvent pas nous contredire. Il va
maintenant nous expliquer sur quelle base l‟expérience commune nous contredira.
Sa réponse est pleine d‟esprit ! Dans son autocommentaire, il donne l‟exemple suivant : un
homme est victime d‟un vol ; un passant lui demande ce qu‟on lui a volé et la victime répond
« un vase. » « Oh ! dit le passant, un vase n‟est pas une substance, ce n‟est qu‟un nom, c‟est
[E] : Chandrakirti a-t-il commencé à parler du sujet – de celui qui perçoit ? Auparavant, nous
étions en train de parler de la distinction entre les deux vérités sur la base de l‟objet, et
maintenant, on dirait qu‟on se place du point de vue du sujet, qui est soit un être
sublime soit un être ordinaire.
[R] : Quand Chandrakirti parle de l‟objet, c‟est uniquement pour se faire comprendre de son
interlocuteur. Il ne fait jamais la différence entre les deux vérités sur la base de l‟objet :
il les distingue toujours à partir du sujet. C‟est sa spécialité. Lui, après avoir tout passé
au crible de toute sorte de raisonnements logiques et de méthodes analytiques, n‟a rien
trouvé qui existe de manière objective, que ce soit dans le relatif ou dans l‟absolu.
[E] : Chandrakirti dit-il que le scientifique mérite de se faire battre parce qu‟il a mélangé le
relatif et l‟absolu ? Est-ce parce qu‟il utilise la vérité absolue établie au moyen de
l‟analyse en lui donnant une signification commune ?
[R] : S’il le fait, mais ce n‟est qu‟une hypothèse. Les scientifiques et les théoriciens ont
trouvé quelque chose au terme de leur recherche, et donc, si quelqu‟un leur dit avoir
perdu quelque chose, ils doivent donner une réponse. Comme ce qu‟ils ont trouvé est
prouvé par la logique et l‟analyse, ils sont obligés de dire : « ce que vous avez perdu
n‟est pas une chose, c‟est telle et telle substance ». Dans ce cas hypothétique, les gens
ordinaires pourraient leur taper dessus. Mais, pour Chandrakirti, en vérité absolue il n‟y
a ni mot ni expression ; il n‟y a rien. Dans le relatif, il se contente de tout accepter, sans
Étudier le
Madhyamika, c‟est
analyser. Si on interroge Chandrakirti, il répond sans passer par l‟analyse.
comme tremper votre Comme le dit Aryadeva, même si cela ne vous apporte pas la libération complète, vous
veste dans un bain avez tout intérêt à étudier le Madhyamika. C‟est comme tremper sa veste dans un bain
d‟acide d‟acide ; quand on la retire, elle a encore une forme, mais elle va rapidement se
désagréger. Si vous vous immergez dans cette logique, plus rien n‟a vraiment de sens,
mais vous pourrez encore vivre dans le monde.
La production à partir Qu‟à cela ne tienne, répond Chandrakirti, la production à partir d‟autre chose n‟existe pas, ni
d‟autre chose n‟existe dans l‟absolu ni dans le relatif. Voyez ce que font les gens ordinaires : ils plantent une graine
même pas dans le et proclament ensuite : « j‟ai fait cet enfant » ; ils mettent des graines en terre, et plus tard,
relatif ; les gens quand l‟arbre pousse, ils diront : « j‟ai planté cet arbre ». Ils n‟analysent jamais. Ici, il y a
ordinaires n‟analysent une autre expression à laquelle j‟aimerais que vous prêtiez attention : ma tag ma ché pa (ma
pas brtags ma dpyad pa), qui signifie sans réflexion (superficielle) ni analyse (approfondie).
Aucune personne ordinaire ne se sent confuse au point de penser : « tiens, j‟ai injecté
quelque chose qui ressemble à de la morve ou de la colle, et voilà que neuf mois plus tard
quelque chose avec des yeux et une bouche est sorti ! » Les gens ordinaires ne raisonnent
jamais de cette façon. Ils pensent simplement : « j‟ai fait cet enfant ». C‟est ainsi que leur
esprit fonctionne.
Dans les quatrains précédents, Chandrakirti observait que même quand les gens ordinaires
acceptent l‟idée de production à partir d‟autre chose, leur acceptation n‟est pas valable et
n‟infirme pas son argument, car elle repose sur un mode de pensée erronée ; les gens
ordinaires, contaminés entre autres par l‟ignorance sont des idiots.
Dans ce quatrain, il ajoute qu‟en fait les gens ordinaires n‟acceptent pas le principe de la
production à partir d‟autre chose.
[E] : Si nous disons « c‟est mon bébé », cela n‟a rien d‟une conclusion logique ou analytique,
c‟est une simple déclaration. Nous nous croyons tellement logiques, mais ce n‟est
qu‟une théorie de plus, car nous ne pensons pas de manière logique.
[R] : Oui, et c‟est pourquoi la dernière ligne du quatrain dit que la production à partir d‟autre
chose n‟existe même pas dans le monde relatif.
[E] : Peut-être que ces théories ajoutent de nouvelles causes de souffrance à l‟expérience
ordinaire, laquelle est déjà bien assez difficile !
[R] : Oui, allez vous le dire aux théoriciens !
[E] : Si nous disons « il boit une tasse de thé », il y a là une action et une volonté. Si un
individu a compris la non-séparation du moi et de l‟autre, du sujet et de l‟objet, et a
ainsi réalisé la nature vide des choses, quand il accomplit une action cela relève de la
volonté de qui ? Lui ne peut plus dire « je bois ce thé », et la tasse n‟a certainement pas
de volonté.
Un être éveillé n‟a pas [R] : Pour un être éveillé, il n‟y aurait pas de volonté. De leur point de vue, les êtres réalisés
de volonté n‟ont pas de volonté propre. Mais du point de vue des disciples et des étudiants pleins
de dévotion, on peut dire que les bouddhas ont une volonté et de la compassion pour les
êtres.
Les autres écoles ont
Le quatrain 32 est important parce que les madhyamika-svatantrikas disent que la production
toutes des théories qui
acceptent la production à partir d‟autre chose devrait être reconnue au niveau de la vérité relative. Mais, pour les
prasangikas, dès lors qu‟il y a production, cette production doit se faire à partir de soi,
d‟autre chose, des deux ou sans cause, et la théorie adoptée, quelle qu‟elle soit, résulte de
l‟analyse et de la logique. Par exemple, l‟école hindouiste samkhya prétend que les choses
[E] : Mais il pratique l‟analyse, et il dit que nous devons analyser les objets, tels que notre
ego, etc.
[R] : Nous y viendrons ! Assurez-vous seulement de ne pas mourir demain ou après-demain !
Quand nous affirmons que pousse et graine sont différentes, dit Chandrakirti, nous sommes
en train d‟analyser et d‟établir la vue – teun dam tèn la pep pai kab (don dam gtan la bebs
Éviter les extrêmes pa’i skabs). Les substantialistes, nos adversaires, ont déjà construit la théorie d‟une cause
éternaliste et nihiliste : (une graine, par exemple) qui serait non-fabriquée et existerait de manière indépendante. Ils
la graine et le pousse ni croient en une production réelle, que Chandrakirti refuse d‟accepter. À ses yeux, la pousse et
sont ni identiques ni
la graine n‟étant pas différentes, quand la pousse naît, la graine ne se détruit pas pour autant,
différentes
ni ne s‟épuise. La graine n‟est pas détruite par l‟existence de la pousse : ceci montre que
Chandrakirti ne tombe pas dans l‟extrême du nihilisme. Par ailleurs, la graine et la pousse ne
sont pas une, et il ne dit pas que la graine subsiste quand la pousse naît : et donc il ne tombe
pas dans l‟extrême de l‟éternalisme.
Ce quatrain nous apprend aussi que même au niveau de la vérité relative la cause n‟est pas
La graine et la pousse présente au moment du résultat et il n‟y a pas non plus de non-cause. Il n‟y a pas le concept
sont de simples
de la présence ou de l‟absence d‟une cause. Ce que vous devez savoir : si la graine ou la
désignations, sans
analyse, et donc la pousse existait réellement, il nous faudrait parler de leur possible différence. Mais en réalité,
production est une la pousse et la graine sont juste désignées, en dehors de toute démarche analytique. Par
simple désignation conséquent, l‟idée, la notion de production, est purement imaginaire, c‟est juste une
désignation. Il n‟existe nulle part une production qui existerait en et par elle-même. Ce que
va éclaircir le quatrain 34.
[T19] (i) Dans l’absolu, les phénomènes sont dénués d’essence 6:34
[T20] (a) Réfutation de la production à partir d’autre chose en tant que vérité absolue
À la première ligne, Chandrakirti nous invite à considérer quelles seraient les conséquences
si les formes, sensations, causes, conditions et effets, entre autres, au lieu d‟être de simples
désignations, existaient vraiment, comme le disent tous les substantialistes et les autres
Si les phénomènes théoriciens.
étaient réels, la
méditation serait un
La deuxième ligne explique que si tel était le cas, quand un bodhisattva de la sixième terre
destructeur de médite sur la vacuité sa méditation devrait effectivement détruire tous ces phénomènes
phénomènes « réels ». Sa méditation les réduirait véritablement à néant comme le feraient un marteau,
une scie ou une bombe. La vacuité, le shunyata deviendrait ainsi le destructeur des
phénomènes. Or, ce n‟est pas le cas. Par conséquent, les causes, les conditions, les effets et le
reste n‟existent pas vraiment. Ce ne sont que des fabrications mentales.
La méditation sur la Le quatrain 34 contient de nombreux messages : un conseil pour des gens comme nous, mais
vacuité: essayer de également une raillerie à l‟égard de l‟école cittamatra. Pour nous, c‟est un conseil parce que
s‟habituer à la réalité Chandrakirti dit qu‟en méditant sur la vacuité, nous méditons sur le réel. Quand nous
méditons sur la vacuité, nous ne détruisons pas cette fleur, cette tente ou d‟autres
Problème pour les citta- phénomènes ; nous apprenons seulement à nous familiariser avec la réalité. De même, quand
matrins : ils sont du un scientifique contemple la terre ronde, il ne détruit pas la terre plate, car il n‟y a pas de
Mahayana, mais affir- terre plate à détruire.
ment que la réalité dé-
Mais c‟est une raillerie à l‟encontre de l‟école cittamatra, qui affirme que kuntak, la réalité
pendante existe
imaginaire, n‟existe pas mais qui attribue une existence bien réelle à la réalité dépendante.
Dans le Soutra du Ratnakuta, le Bouddha dit à Kashyapa : la vacuité ne rendra jamais les
choses vides, les choses ont été vides depuis les temps sans commencement. Et il ajoute : que
les bouddhas viennent ou non en ce monde, la nature des phénomènes ne changera pas.
[T20] (c) Réfutation de l’idée que la vacuité serait établie comme étant la vérité
C‟est là une grande déclaration, car beaucoup de gens pensent que le Bouddha a inventé la
vacuité. Que le Bouddha vienne en ce monde ou non, la vacuité est toujours là ; elle ne
devient ni meilleure, ni pire.
Voilà des explications complémentaires sur l‟absence d‟analyse, ma tag ma ché pa. Peut-être
S‟il n‟y a pas de nous reste-t-il encore un doute : la production n‟existe pas dans l‟absolu, ni à partir de soi-
production au niveau même ni à partir d‟autre chose, mais peut-être que la production à partir d‟autre chose est
relatif, comment peut- nécessaire au plan relatif. Cette sorte de doute subsiste. Notre adversaire affirme donc que
il y avoir une vérité même en supposant qu‟il n‟y ait pas de production à partir d‟autre chose dans l‟absolu, nous
relative ? devons accepter ce mode de production dans le relatif, faute de quoi il n‟y aurait plus de
vérité relative, et, sans vérité relative, comment parler des deux vérités ?
Chandrakirti répond que dans l‟absolu il n‟y a jamais eu deux vérités ; nous en parlons
uniquement pour communiquer, dans la vérité conventionnelle. Par ailleurs, on utilise les
Les deux vérités
n‟existent pas dans
expressions « vérité relative » et « vérité ultime » quand il s‟agit d‟analyser. Les gens
l‟absolu ordinaires s‟expriment d‟une toute autre façon. Ce quatrain 35 ressemble à un conseil : si
vous analysez ces phénomènes, tout ce que vous trouverez finira par devenir la vérité
absolue. Vous aboutirez à la vérité absolue, et si vous poursuivez votre analyse, vous ne
trouverez rien au-delà.
[T20] (b) L’analyse approfondie montre qu’il en est ainsi même en ce qui concerne la vérité
conventionnelle, 6:36
Vous rêvez, disons, d‟un singe et d‟un éléphant ; votre sagesse de discernement reste
Même dans un rêve, qui présente et claire même s‟il s‟agit d‟un rêve et que les objets sont irréels : vous ne prenez pas
est irréel, vous ne le singe pour l‟éléphant, ni l‟éléphant pour le singe. Ce type de conscience continue à surgir.
confondez pas un singe De même – dit Chandrakirti dans les deux premières lignes du quatrain 38 –, tout est vacuité,
et un éléphant
mais de cette vacuité tout surgit. C‟est sur la base de pareille constatation que les
visualisations du Vajrayana peuvent fonctionner. Si la forme existait vraiment, mieux
vaudrait renoncer à toute idée de visualisation, car cela ne marcherait jamais.
Le but du Je vais donc encore me répéter. Le but principal du Madhyamika est de vous faire
Madhyamika : nous comprendre que les phénomènes n‟ont pas une nature inhérente, qu‟elles n‟existent pas
faire comprendre que réellement. D‟une certaine façon, cela peut vous sembler facile à admettre. Que nous coûte-t-
les choses sont il de dire que tout est dénué de réalité ? Pourquoi toutes ces analyses, tous ces débats et tous
dénuées de réalité
ces arguments ?
Les raisons sont multiples. Nous savons que certains phénomènes, comme les rêves, les
illusions magiques ou les mirages, n‟existent pas vraiment. C‟est pourquoi nous ne
Nous savons que les
rêves n‟existent pas
concevons pas forcément beaucoup d‟attachement pour eux. En revanche, nous attachons
mais les choses comme d‟ordinaire une grande importance aux choses comme la réputation, les possessions, la
le pouvoir et l‟argent position sociale, le pouvoir, la reconnaissance et les éloges. Pourquoi ? Parce que nous
sont encore très tenons ces choses pour vraies et leur accordons donc une grande importance.
importantes pour nous
Dans ce monde il y a de nombreuses philosophies et religions qui représentent autant de
De nombreuses voies méthodes. Ayant compris jusqu‟à un certain point que les choses qui paraissent importantes
spirituelles enseignent dans ce monde ne le sont pas vraiment, elles ont expliqué comment y renoncer et comment
la futilité de choses du atteindre les accomplissements spirituels vers lesquels chacune d‟elles tend. Par exemple, de
monde nombreuses traditions hindoues insistent sur la complète futilité de certaines préoccupations
mondaines comme l‟éloge et la critique, le gain et la perte, le bonheur et l‟absence de
bonheur. Elles enseignent à ne pas s‟y attacher mais à suivre une certaine voie pour se libérer
du désir et de l‟attachement suscités par ces phénomènes. C‟est pourquoi de nombreux
hindous pratiquent la méditation du calme mental (shamatha).
Ces méthodes sont excellentes et elles réussissent effectivement à diminuer ou à affaiblir un
Mais les états de félicité grand nombre de nos émotions. Mais pour d‟autres écoles, comme le Vaibhashika, le
ou d‟absence presque Sautrantika ou le Cittamatra, réduire les émotions ne suffit pas ; elles visent l‟Éveil. Leurs
totale d‟émotion ne sont
adeptes pensent que la grande majorité des voies philosophiques conduisent à une sorte de
pas l‟Éveil
félicité résultant de l‟affaiblissement temporaire des émotions. Mais ce n‟est pas l‟Éveil.
Leur quête ou leur recherche s‟est donc affinée et a débouchée sur des méthodes plus
sophistiquées, comme le vipassana, la vue pénétrante.
Mais selon le Madhyamika, ces trois écoles croient encore à la réalité de certains
phénomènes. Par exemple, les êtres ordinaires attachent une grande importance à
l‟admiration qu‟on leur porte et travaillent dur pour la gagner. Ils vont jusqu‟à imprimer des
Je tiens à développer cette explication, car j‟ai l‟impression que vous êtes nombreux à
Demander « suis-je n‟avoir qu‟une vague notion du sens du mot « analyse ». Certains viennent me trouver et me
debout ? », ce n‟est pas font remarquer que nous analysons à tout instant. Si je vous demande de vous lever, vous
analyser, en revanche, vous levez, et il se peut que vous analysiez la situation en disant : « je suis debout ». Nous ne
demander « suis-je fait parlons pas de ce type d‟analyse, mais d‟analyse théorique. Si je vous demande de vous
d‟atomes ? » l‟est lever, vous ne commencez pas à chercher à savoir si ce je qui se tient debout est fait
d‟atomes ou d‟autre chose ; vous ne réfléchissez pas ; vous pensez simplement : « je suis
debout ». Notre propos concerne exclusivement l‟analyse théorique.
Dans l‟absolu, Chandrakirti n‟a aucune vue. Il n‟a ni religion, ni vue religieuse, ni vue
philosophique, ni proposition. Et dans le relatif, il n‟analyse pas. Si quelqu‟un vient lui dire
qu‟il a perdu un vase, Chandrakirti proposera peut-être à la personne de l‟aider à retrouver
son vase ; sans analyse. N‟oubliez pas que Chandrakirti est un maître du Madhyamika-
prasangika, un conséquentialiste. Si, en tant que scientifique, vous soutenez qu‟un vase est
fait d‟atomes, Chandrakirti exposera les conséquences de votre théorie. Par exemple, un
policier auprès duquel quelqu‟un viendrait déposer une plainte pour agression – s‟il suivait
votre théorie – devrait répondre au plaignant qu‟il n‟a jamais été attaqué par personne, juste
par un paquet d‟atomes. Pour Chandrakirti c‟est cela la conséquence de ce que vous avancez.
Détendez-vous et maintenez un esprit ouvert ! Quand nous parlons de « phénomènes qui
n‟existent pas vraiment », cela inclut tout : la cause, le résultat et l‟action, autrement dit, la
naissance, la durée et la cessation. Rien de tout cela n‟existe en réalité. En toute équanimité,
les madhyamika-prasangikas renvoient aux substantialistes, aux scientifiques, aux
philosophes et aux théoriciens de tout poil les conséquences de leurs propres théories. S‟ils
prétendent qu‟il existe une cause réelle – atomes, instants infinitésimaux de conscience ou
réalité dépendante –, alors il s‟ensuit nécessairement que la naissance est un phénomène réel,
et donc que la durée et la cessation sont réelles. Selon ces théories, tout devient réel. Voilà ce
que Chandrakirti fait ressortir.
Question importante : Une question grave va se poser pour ceux qui croient au karma et à la réincarnation. Le débat
qu‟en est-il du karma qui suit concerne surtout le karma, bien que ces deux aspects soient proches. Je ne sais pas si
et de la réincarnation ? les arguments que nous allons développer s‟appliquent aux scientifiques, mais nous allons
voir. De nombreuses religions acceptent l‟idée du karma, entre autres, les bouddhistes, les
hindous et même d‟autres religions pour qui l‟accomplissement d‟actes bons et vertueux
comme obéir à Dieu et à ses commandements permet d‟obtenir une récompense. Dans le cas
qui nous concerne, ces religions sont toutes sur un pied d‟égalité.
Supposons que vous créez du karma en agissant de manière positive ou négative. Vous
n‟obtiendrez peut-être pas immédiatement le résultat de votre acte. Donner quelques pièces à
un mendiant ne fera pas de vous un millionnaire dès l‟instant suivant. Néanmoins, toutes ces
religions croient que si aucun obstacle ne vient le détruire, le résultat d‟une action se
produira forcément à un moment donné, que ce soit dans cinq cents vies, cinq cents jours ou
cinq minutes.
En résumé, celui qui crée le karma récolte le résultat, même si c‟est cinq cents vies plus tard.
Par exemple, aujourd‟hui vous vous rendez au temple ou à l‟église et vous faites une action
vertueuse, mais il vous faut attendre d‟être mort pour aller au paradis. C‟est là le problème,
car entre-deux il se peut que vous ne retourniez plus à l‟église et que vous n‟accomplissiez
plus aucune action vertueuse. Essayons d‟être plus clairs : le matin, vous allez à l‟église,
Quant aux madhyamikas, d‟abord ils ne croient pas en une production réelle ; ils n‟admettent
Les madhyamikas donc pas l‟idée d‟une cessation réelle. Comme pour eux les choses existent seulement au
n‟acceptent ni la niveau conventionnel, ils acceptent la simple cessation, sans analyse.
production et la
Dans l‟absolu, Chandrakirti n‟acceptera jamais une cessation réelle. C‟est pourquoi, à la
cessation réelles, ni un
« intervalle » entre la
différence des trois autres écoles, il n‟est pas confronté au problème que l‟esprit créateur du
cause et l‟effet ; il n‟y karma aurait cessé d‟être. L‟argument ressemble à celui du quatrain 33. Pour les autres
a donc rien à expliquer écoles, comme le créateur du karma a cessé d‟exister et comme celui qui en recevra les fruits
ne viendra que beaucoup plus tard, il faut un lien entre ces deux. Mais Chandrakirti, qui ne
reconnaît aucune cessation dans le réel, n‟a pas à se soucier du problème de la continuité.
Pour lui, la prétendue « cessation » n‟a pas plus de réalité que la production. Par conséquent,
J‟aimerais clarifier un point : quand vous lirez le texte racine du Madhyamakavatara, vous
allez rencontrer des termes en apparence contradictoires. Par exemple à la ligne deux du
quatrain 33, on trouve ces mots : au moment de la pousse, il n’y a pas destruction de la
graine, ce qui indique que la cause n‟a pas cessé d‟exister au moment où le résultat se
produit. Ensuite, vous verrez, à la première ligne du quatrain 39, que nous allons bientôt
aborder : parce qu’aucune action n’a de cessation inhérente – ce qui veut bien dire que
l‟action ne cesse pas. Mais voilà qu‟à la troisième ligne nous avons : un long temps peut
avoir passé depuis la fin de l’action. Le sens est clair, l‟action a cessé. Il faut savoir que ces
affirmations ne sont pas contradictoires, pour la bonne raison que Chandrakirti parle tantôt
du niveau absolu, tantôt du niveau relatif.
[T18] (a) Il n’y a pas de base universelle, mais les effets des actes ne se perdent pas
[T20] (a) Explication principale sur la possibilité d’une connexion entre l’action et son effet
Et donc, même en Comme il n‟y a pas de naissance vraie, il n‟y a pas de cessation vraie. Dès lors, même en
l‟absence d‟un lien tel l‟absence d‟une substance agissant comme agent de coordination, telle que la base
que l‟alaya, le principe universelle (tib : kunshi ; skt : alaya), la cause et l‟effet continuent à fonctionner. On peut se
de cause à effet peut dispenser de l‟alaya parce que les actions ne sont pas vraiment nées et n‟ont donc pas de
fonctionner cessation réelle. Dans la vérité conventionnelle, il est possible d‟enregistrer la fin d‟une
action et de faire l‟expérience, toujours dans le conventionnel, du simple résultat de cette
action bien des années plus tard. Chandrakirti explique cela au quatrain 40 grâce à une
excellente analogie.
Nous demandons donc à Chandrakirti : « Comment est-ce possible ? Comment une chose qui
n‟existe pas vraiment, qui n‟est pas vraiment produite ni ne prend fin, peut-elle encore
fonctionner dans le bon ordre ? » Il répond en nous donnant un exemple. Supposons que
Cela est possible, notre ami – dont je tairai le nom – a fait un rêve, un rêve très chaud ! Quand il se réveille,
comme il est possible au bien que son amie soit partie très loin, aux États-Unis, il éprouve encore du désir pour elle.
réveil de rester attacher Le quatrain décrit un homme qui a fait un rêve ardent et qui, au réveil, éprouve encore
aux objets vus en rêve bêtement du désir pour une femme qu‟il n‟a jamais rencontrée. De la même manière, des
actions irréelles peuvent produire des résultats tout aussi irréels.
[R] : Nous parlons maintenant du connecteur. Le problème pour notre adversaire, c‟est qu‟il
y a du karma, une action – un créateur, l‟action créée, et la cessation – et ensuite vient
un résultat. Qu‟est-ce qui relie l‟acte au résultat ? Chandrakirti dit que l‟adversaire
rencontre ce problème du fait qu‟il croit en un karma, en une cessation et en un résultat
réels. Par conséquent, il lui faut effectivement un lien entre (l‟acte et son résultat). Mais
pour Chandrakirti ce lien n‟est pas nécessaire parce qu‟il sait qu‟en réalité il n‟y a ni
cause, ni cessation, ni résultat. « Dans ce cas, lui demandons-nous, comment est-ce que
tout cela fonctionne ? » Comme un rêve. Dans votre rêve, la femme de rêve est venue,
et au réveil, vous aviez encore du désir pour elle. Selon les théoriciens, il faudrait que la
femme du rêve soit réellement présente au matin à votre réveil pour que vous éprouviez
du désir pour elle. Or ce n‟est pas du tout nécessaire. Chandrakirti se sert de
l‟expérience conventionnelle pour montrer qu‟on peut rêver et au réveil désirer encore
l‟objet vu en rêve. C‟est quelque chose que chacun comprend et vit, et qui ne nécessite
donc pas davantage d‟explications. Il conclut en disant que le karma et ses résultats
fonctionnent de la même façon.
[E] : Si je boxe quelqu‟un ou si je commets n‟importe quel acte de violence et, une centaine
de vies plus tard, quelqu‟un vient à moi dans un désir de vengeance, d‟où tient-il la
connaissance pour venir me boxer ?
[R] : Le résultat ne sera pas nécessairement un coup de poing, puisqu‟il est possible que
l‟individu en question ait déjà atteint l‟Éveil à ce moment-là. Ces choses-là arrivent.
Bien sûr, Chandrakirti utilise le rêve comme un simple exemple. On peut vivre une
expérience en rêve et plus tard vivre une autre expérience de désir dont la source se
trouve dans le rêve. Cela ne signifie pas, si nous avons boxé quelqu‟un, que cet individu
ressentira et se rappellera ce même désir de revanche pendant cent vies.
[R] : Vous demandez comment fonctionne le karma. Cette question relève d‟un tout autre
ordre d‟idée ! Le karma fonctionne, comme nous l‟expliquerons plus tard. Mais ici nous
présumons que vous avez déjà accepté ce fait.
[E] : L‟argument de Chandrakirti semble reposer sur le fait que les autres écoles bouddhistes
parlent d‟une cause et d‟un effet réels. Mais cela ne me satisfait pas. Même pour les
vaibhashikas, la personne et l‟action n‟ont pas d‟existence réelle. De même, le vijñapti
n‟existe pas réellement puisqu‟il cesse aussitôt le karma épuisé. Je ne vois donc pas
pourquoi Chandrakirti prétend que toutes les autres écoles bouddhistes donnent à ces
choses une existence réelle.
[R] : Le vijñapti peut finir, mais cette fin est une véritable fin. Vous avez raison, les
vaibhashikas et les sautrantikas méditent aussi sur la vacuité du soi, et ils ont résolu le
problème en ce qui concerne les phénomènes grossiers. Mais ils croient encore en
La libération, c‟est certains phénomènes subtils, comme l‟atome, et aussi longtemps qu‟ils croient en
réaliser que vos l‟existence réelle d‟une seule chose, ils doivent aussi accepter une naissance, une durée
actions n‟existent pas et une cessation véritables. C‟est sur ce point que Chandrakirti les attaque. Il sait très
vraiment bien que les vaibhashikas méditent sur l‟irréalité du soi.
[E] : Si nous pouvions voir clairement que nos actions n‟ont aucune existence inhérente, cela
voudrait-il dire qu‟elles n‟auraient aucun résultat karmique ?
[R] : Si vous le réalisez vraiment, c‟est la libération.
[E] : Ce n‟est pas seulement à propos du karma, les autres écoles ont aussi un problème de
lien entre n‟importe quelle cause et n‟importe quel effet. Même pour une fraction de
seconde, elles devront aussi s‟expliquer sur cette connexion.
[R] : C‟est la conséquence. Vous prenez avec raison le côté de Chandrakirti.
[E] : Il me semble que Chandrakirti mélange les différents niveaux au cours de son
[E]: J‟ai l‟impression argumentation. D‟un côté, il parle de vérité absolue, dans laquelle il n‟y a pas de temps.
que Chandrakirti De l‟autre, il parle de vérité relative où il est question de temps, d‟une chose après
mélange ici les vérités l‟autre, de cause et d‟effet, etc. Je me demande alors comment il peut construire une
relative et absolue argumentation en passant d‟un niveau à l‟autre, cela me semble un peu retors.
[R] : Pourquoi retors ?
[E] : Pour une véritable dialectique, nous devons utiliser les mêmes entités ou les mêmes
termes.
[R] : Quand nous parlons de vérité relative, nous devons faire appel aux notions de temps,
d‟espace, etc. En fait, toute référence à ces notions n‟est possible que dans le relatif.
[R] Au niveau ultime il Dans l‟absolu, selon Chandrakirti, il n‟y a rien à dire. Ce qu‟il réfute, ce sont les
n‟y a rien à dire, c‟est méthodes employées par d‟autres pour établir la vérité ultime, en montrant qu‟elles ne
seulement dans le
fonctionnent ni dans le relatif ni dans l‟absolu. D‟abord il observe et analyse la logique
relatif qu‟on peut
parler de temps, et l‟analyse de ses adversaires, puis il utilise leur propre raisonnement pour faire
d‟espace, etc. apparaître les conséquences de leurs analyses, qu‟il infirme du même coup. Quand il
réfute le raisonnement utilisé par ses adversaires pour établir la vérité ultime – comme
lorsque ces derniers affirment qu‟une certaine substance existe vraiment –, il se
contente de remarquer que si cette chose existe réellement, elle doit être pourvue de
[E]: le karma n‟est pas continuité, d‟un lien réel entre la cause et l‟effet. C‟est uniquement en ce sens que
évident pour tous, Chandrakirti parle de la vérité absolue ; il n‟avance jamais la moindre proposition du
Chandrakirti introduit genre : « ceci est la vérité absolue. »
donc une théorie
[E] : Chandrakirti dit que dans l‟absolu, il n‟y a pas de karma. Mais quand il parle de la
vérité relative, il fait appel à l‟expérience ordinaire. Jusqu‟à présent, il a abordé des
points qui sont évidents pour tout le monde, comme la causalité, mais le karma n‟est pas
évident pour tout le monde. Comment peut-il parler de karma sans présenter une
théorie ?
[R] : Il y a plusieurs réponses. On peut discuter de ce qui est « évident » pour les gens. Voilà
un doute justifié ! En premier lieu, quand Chandrakirti dit qu‟il n‟a pas de proposition,
il veut dire qu‟il n‟a pas de proposition établie par la logique et l‟analyse. Évidemment,
[R]: Notre adversaire si vous lui demandez : « êtes-vous Chandrakirti ? » il répondra « oui », ce qui peut
pose la même question; passer pour une sorte de proposition. Mais cette proposition appartient à la réalité
la réponse sera donnée conventionnelle, laquelle n‟est jamais établie au moyen de la théorie et de la logique.
dans les 2 quatrains Votre argument procède donc peut-être ainsi : quand nous accomplissons une action
suivants vertueuse, comme méditer sur la compassion, comment cela peut-il nous apporter un
bon résultat ? Est-ce là une proposition ? Est-ce un fait établi par l‟analyse – en
analysant que le fait de méditer sur l‟agressivité ne produit pas en nous une bonne
expérience ? La question vient au bon moment, car nous allons en trouver l‟explication
aux quatrains 41 et 42. C‟est exactement la question de notre adversaire. Il dit que si
nous acceptons la proposition de Chandrakirti, nous aurons un résultat qui ne finit
jamais. Même si l‟action prend fin, elle continue à produire un résultat. Voilà le genre
de problème qui nous guette.
Je ne sais pas comment vous allez prendre la réponse de Chandrakirti, mais elle est très
astucieuse. L‟objection est la suivante : si Chandrakirti ne reconnaît ni l‟existence d‟un lien,
ni la réalité de la naissance, de la durée et de la cessation, alors toute la logique du karma est
6:41 Bien que les objets inexistants soient tous également irréels,
L’homme affecté de troubles visuels ne voit que des cheveux devant ses
yeux
Et non pas n’importe quelle autre forme illusoire.
De même, sachez-le, le résultat karmique ne se produit qu’une seule fois.
Celui qui a la jaunisse Bien que l‟objet en question n‟existe pas au niveau relatif, l‟individu atteint d‟une certaine
voit une conque maladie oculaire voit des cheveux dans son champ visuel. Mais il ne voit pas un âne affublé
blanche comme étant d‟une corne. Quelqu‟un atteint de jaunisse perçoit bien comme jaune une conque blanche,
jaune, il ne voit pas mais il ne prend pas cette conque pour une fleur. De même, un karma qui a déjà cessé ne
une fleur
donnera pas un résultat qui lui serait étranger. Telle est la réponse de Chandrakirti.
La réponse continue ici : il rappelle qu‟un résultat négatif provient d‟une action négative et
Ceux qui dépassent les que ceux qui font l‟expérience du bonheur – résultat vertueux – récoltent le fruit de leurs
actions positives et actions vertueuses. Mais ceux qui passent au-delà des actions vertueuses ou non-vertueuses,
négatives atteindront la ceux-là atteindront la libération. En conclusion, il ajoute que le Bouddha décourage toute
libération spéculation sur les conséquences des actes. Pour de nombreuses raisons. En particulier, il y a,
surtout chez les théoriciens, une tendance puissante à développer des concepts comme
l‟alaya, le billet à ordre et ainsi de suite, qui peuvent détruire tha nyé den pa – la vérité
conventionnelle. C‟est pourquoi cette sorte de réflexion sophistiquée sur les conséquences
des actes est adroitement découragée. Si cela ne vous convient pas, nous en discuterons plus
tard.
Par ailleurs, les prasangikas se placent toujours dans la perspective du sujet, alors que les
Pour les autres écoles, autres écoles abordent le monde phénoménal objectivement ; ils identifient donc les voiles de
le fait de voir une fleur différentes manières. Par exemple, pour toutes les écoles autres que le Madhyamika, du fait
n‟est pas forcément un qu‟il existe un objet extérieur, il peut y avoir une perception correcte (de cet objet). Selon ces
voile écoles, le simple fait de voir une fleur n‟est pas en soi incorrect, parce que la fleur n‟est pas
nécessairement vue de manière voilée. Alors que pour les prasangikas l‟instant même où l‟on
Pour les prasangikas, voit une fleur et où on la nomme est déjà un état égaré. Vous pouvez donc constater que les
tout ce qu‟on voit et différences dues au fait de considérer les choses d‟un point de vue subjectif ou objectif
qu‟on nomme est un peuvent donner lieu à de très subtiles différences entre les vues philosophiques.
voile
Je veux répéter ici que Chandrakirti ne réfute pas l‟alaya dans la vérité conventionnelle ; il
nie sa réalité dans l‟absolu. L‟alaya des cittamatrins résulte de l‟analyse et du raisonnement.
Nous pouvons maintenant introduire de nouvelles expressions : t’a nyé cheu ché ki rig pa
Ta nye tö ché ki rig
(tha snyad dpyod byed kyi rigs pa), le raisonnement fondé sur l’analyse conventionnelle.
pa : la raison fondée Nous avons parlé précédemment de t’a nam shé ki rig pa, l‟analyse qui observe la nature
sur l‟analyse ultime des phénomènes. Ici, nous parlons de l‟analyse qui observe la nature conventionnelle
conventionnelle des phénomènes. Cette dernière procède d‟un raisonnement cognitif et déductif, mais ne
ressemble pas à l‟analyse menée par les théoriciens pour établir la vérité ultime. Elle se
contente de simples constatations, du genre « si l‟on voit de la fumée, c‟est qu‟il y a du feu ».
Cela ne va pas plus loin. Aucune interrogation sur la nature du feu ou de la fumée.
Chandrakirti accepte donc le principe de l‟alaya – ou des choses connectées – au niveau de la
vérité conventionnelle, par le truchement de ce type de logique qui établit la vérité
conventionnelle, rien de plus.
[T20] (d) Au sein des enseignements provisoires, distinguer ce qui doit et ne doit pas être
accepté en tant que vérité conventionnelle
Au quatrain 43, Chandrakirti laisse entendre que tous ces enseignements ont été donnés à
l‟intention de ceux qui ne peuvent saisir ou comprendre les profonds enseignements comme
la vacuité. C‟est à ceux-là qu‟ils sont adressés.
Si vous vous souvenez, en 1996, nous avons vu que les enseignements du Bouddha sont de
deux sortes :
De nombreux bouddhistes étaient au départ des tirthikas, autrement dit, des gens issus d‟un
Pour les gens qui
croient avoir une âme,
environnement religieux où l‟on croit en l‟existence d‟un atman ou d‟un créateur, etc. En
le Bouddha parla fait, cela nous inclut tous, car même si nous ne venons pas d‟un milieu religieux de ce type,
d‟abord de l‟alaya, nous aimons tous à croire qu‟il y a quelque chose à l‟intérieur de nous. Donner à de tels êtres
avant d‟exposer les des enseignements de sens certain, entre autres sur la vacuité de toute chose, serait trop
enseignements de sens direct. Le Bouddha leur propose d‟abord l‟idée d‟une entité qui ressemble à ce qu‟ils
certain appelaient leur atman ou leur âme, entité qu‟il nomme alaya, individu ou agrégats.
6:44 Bien que libre de la croyance que les agrégats sont le soi,
Le Bouddha dit : « moi », « mes enseignements ».
De même, bien que les choses soient dépourvues de nature inhérente,
Dans ses enseignements provisoires, il a parlé d’existence.
Le Bouddha dit L‟explication continue : le Bouddha est libre de tous les composés transitoires, comme la
« moi » pour les forme, les sensations, le karma, etc., mais quand il s‟adresse à ses disciples, il dit bien je, j’ai
besoins de la atteint l’Éveil à Bodh Gaya ou il fut un temps où j’étais un oiseau. Ou encore, pour les
communication, de
besoins de la communication, il dit ma mère, mon père. De même, bien que les choses soient
même a-t-il enseigné
l‟existence de certaines
dénuées d‟existence inhérente, il enseigne, toujours dans le même but, que certaines choses
choses existent : il s‟agit là d‟enseignements de sens provisoire.
Dans son autocommentaire, Chandrakirti cite plusieurs stances merveilleuses tirées des
soutras du Theravada. Je vous les lis rapidement. Elles sont une offrande de louanges au
Bouddha et en même temps une explication de ce que sont les enseignements de sens
provisoire.
Si les Bouddhas n’agissent pas en accord avec ce qui est reconnu par les gens
Citations des soutras ordinaires, les gens ordinaires n’auront jamais l’occasion de comprendre qui est le
du Theravada pour Bouddha et quel est son enseignement.
expliquer les
enseignements de sens
provisoire
Les enseignements sur la forme, les sensations, les agrégats, les éléments, les champs
de perception et les trois domaines, tous ces enseignements sont également en
harmonie avec l’expérience ordinaire.
Les phénomènes n’ont pas de nom, mais le Bouddha a créé des noms afin de
communiquer avec le monde ordinaire. Il a inventé des mots si beaux que jamais les
gens ordinaires comme nous n’auraient pu les imaginer, comme « vacuité ».
Le Bouddha a enseigné la vacuité, pourtant, il n’a jamais nié quelque chose qui
n’existait pas vraiment. Cela aussi s’accorde avec l’expérience commune.
Jamais les choses ne sont nées, n’ont duré, n’ont cessé d’être. Pourtant, pour le bien
des êtres, il a dit que les choses naissent, existent et cessent d’exister, qu’elles sont
impermanentes, etc. Cela aussi est pour le bien des êtres et s’accorde avec
l’expérience commune.
[T16] (c) Réfutation de la vue cittamatra qui soutient la production à partir d’autre chose
(642)
D‟après le commentaire, lorsque les cittamatrins entendirent ces paroles, ils ne purent les
supporter, car pour eux ces soutras étaient de sens certain. Les trois quatrains suivants
présentent la proposition de l‟école cittamatra.
Le bodhisattva de la sixième terre commence par réaliser que, sans l‟esprit, il n‟y a pas
Le bodhisattva de la d‟objet. Ayant compris que les trois mondes n‟existent pas de manière extrinsèque, il médite
sixième terre réalise
que tout est l‟esprit, et
sur le fait qu‟ils ne sont qu‟esprit. Après avoir ainsi longuement médité de manière répétée,
seul l‟esprit existe la division sujet-objet cesse d‟exister et il réalise que seul l‟esprit existe. Il comprend cela au
vraiment moyen de rang rig, la conscience qui d‟elle-même se connaît.
Nous abordons ici l‟une des vues bouddhistes les plus élevées, et dans le cas présent ses
tenants sont nos adversaires. C‟est pourquoi le débat va se corser. En fait, je ne comprends
pas grand-chose au Madhyamika et j‟aime tant l‟école cittamatra. Il m‟est beaucoup plus
facile d‟épouser sa vue selon laquelle tout est esprit, que d‟accepter la vue madhyamika,
selon laquelle tout est vacuité. Mais je crois que cela a tout à voir avec mes émotions et rien
à voir avec ma sagesse.
Certains des plus Quand j‟entends dire que tout est esprit, cela me semble avoir du sens. Si vous lisez un peu
grands maîtres l‟histoire bouddhiste, vous saurez que les maîtres du Cittamatra ne sont pas des gens
bouddhistes étaient des ordinaires. On trouve parmi eux de très grandes figures comme Asanga, Vasubandhu,
cittamatrins Dharmakírti, et Shantarakshita lui-même qui fut l‟un des premiers à introduire le
bouddhisme au Tibet. Ils ont tous au moins une tendance cittamatra. Cela vaut même pour
notre bien-aimé Shantideva ! Ce ne sera donc pas facile de les réfuter !
À mesure que nous avancerons dans notre débat, il nous arrivera peut-être par moments de
Si nous pensons les
danser de joie en croyant avoir réussi à démasquer nos adversaires. Mais nous serons alors
avoir réfutés, nous
ressemblons au corbeau comme le corbeau, dit Shantideva, qui danse comme un garouda quand il trouve un serpent
qui danse comme un déjà mort !
garouda quand il trouve À l‟intérieur même du Madhyamika, on distingue encore deux écoles principales : celle de
un serpent déjà mort ! Chandrakirti – jig ten dra der yeud pai ou ma pa (jig rten grags der spyod pai dbu ma pa), le
Madhyamika qui admet l‟expérience ordinaire – et le Madhyamika-yogachara, fortement
influencé par le Cittamatra. De plus, les pratiquants du tantra considèrent les idées du
Cittamatra ou du Yogachara comme éminemment adaptables. Eux aussi ont une tendance
cittamatra.
Il y a à cela plusieurs raisons. Les cittamatrins soutiennent que tout est esprit parce qu‟on ne
Aucun objet ne peut saurait trouver une entité qui serait un objet indépendant de tout sujet. Le sujet et l‟objet vont
exister indépendam- ensemble, la logique est incontournable. Il est impensable qu‟on puisse trouver une logique
ment d‟un sujet capable de réfuter ce point. Voilà pourquoi les cittamatrins ne peuvent accepter l‟idée d‟un
atman ou d‟un créateur, car un créateur est supposé créer toute chose et doit donc être
présent avant les autres. Mais, objectent les cittamatrins, « qui peut savoir qu‟il était là ? »
Celui qui connaît le créateur doit être là en même temps que lui, car tant qu‟il n‟est pas là,
l‟autre n‟est pas un créateur. Par exemple, pour la plupart d‟entre vous je n‟étais pas là il y a
Une autre raison pour soutenir la vue cittamatra tient à la clarté et à la cognition, dans le sens
Tout est esprit, car
où tout ce dont nous faisons l‟expérience est clairement connu par la conscience. Il en est
toutes nos expériences ainsi depuis le moment de notre naissance jusqu‟à l‟instant présent. Quand nous étions
relèvent de cette clarté enfants, tout ce que nous avions devant nous apparaissait clairement à notre conscience
et de cette conscience visuelle, laquelle était clairement consciente de ce qu‟elle voyait. Plutôt, notre conscience
l‟était. Nous ne parlons pas ici de conscience dans le sens ordinaire de : « je suis conscient »
ni de la conscience par opposition à l‟inconscience. Nous parlons du simple fait qu‟il y a en
nous quelque chose qui est en même temps clair et conscient de ce qui se passe autour de
nous. D‟aussi loin que remontent nos souvenirs jusqu‟à aujourd‟hui, cela n‟a pas changé.
C‟est pourquoi tout est esprit : nous n‟avons jamais rien connu d‟autre.
Le Soutra des Dix
Terres dit : « Les trois
mondes ne sont que
Il n‟y a rien en dehors de ce que nous percevons ou connaissons au moyen de nos six sens. Et
l‟esprit » cet esprit est la seule chose qui existe. Les cittamatrins s‟appuient sur les soutras, tout
spécialement le Soutra des Dix Terres, qui est également le soutra de base du
Madhyamakavatara. Ce soutra rapporte que le Bouddha s‟adressa en ces termes aux
bodhisattvas de la sixième terre : Ô bodhisattvas, les trois mondes ne sont qu’esprit. C‟est
principalement sur cette citation que s‟appuient les cittamatrins.
Dans l‟état actuel des choses, il se peut que nous ne comprenions pas qu‟aucun phénomène
n‟existe en et par lui-même. Certes, arriver à cette compréhension est notre but ultime. Mais,
même si nous n‟en sommes pas là, à tout le moins nous devons savoir – et c‟est essentiel –
que tout ce à quoi nous attribuons de la valeur et de l‟importance est futile. Tout est
impermanent, tout change constamment, de seconde en seconde, d‟instant en instant. Les
choses ne sont jamais ce que nous croyons, et même si certaines nous donnent parfois de la
Même si nous ne satisfaction ou même du bonheur, au bout du compte, elles sont toujours cause de
réalisons pas que les
souffrances, d‟espoirs, de peurs et d‟anxiétés de toute sorte. De temps en temps, il est donc
choses ne sont pas
réelles, nous devrions bon de ranimer dans notre esprit les pensées de renoncement. En étudiant le Madhyamika,
savoir qu‟elles sont nous avons pour ultime intention le bien de tous les êtres. Notre but est de réaliser la vérité
toutes futiles absolue et d‟aider les autres à la comprendre à leur tour. Nous ne visons pas une simple
satisfaction intellectuelle et nous ne cherchons pas à devenir un érudit ou un détracteur.
Si j‟insiste là-dessus, c‟est parce qu‟à moins de voir la futilité de tous les phénomènes, de
Tant que nous n‟aurons toute la richesse et de tous les biens qui nous entourent, nous ne serons pas capables de saisir
pas vu la futilité des correctement le sens de ces enseignements. Sans doute pourrons-nous renoncer à certaines
choses, notre choses et tomber d‟accord avec Chandrakirti sur l‟inexistence de certains phénomènes. Mais
compréhension du si nous ne cultivons pas un véritable esprit de renoncement, quelque part au fond de nous
Madhyamika penchera
l‟attachement subsistera. Tant qu‟on maintient une croyance ferme en un phénomène
toujours vers un
extrême ou l‟autre « réel », même s‟il ne s‟agit que de notre propre espace par exemple, notre approche du
Madhyamika restera partiale. Aussi longtemps que la pensée continue d‟aller dans ce sens,
ce qu‟elle fait inconsciemment la plupart du temps, notre compréhension du Madhyamika
retombe toujours dans un extrême ou l‟autre.
D‟ordinaire, nous avons deux sortes de fixations. Nous avons élaboré deux types de vues.
Nous croyons dur comme fer en notre existence en tant qu‟individu et nous croyons tout
Les choses n‟existent
aussi fermement aux phénomènes. Mon interprétation personnelle est que Chandrakirti
pas comme nous le
croyons pourrait simplement dire que les choses n‟existent pas de la manière dont nous croyons
qu‟elles existent. Ce qui ne veut pas dire que les phénomènes ont un mode d‟existence
différent, au-delà de notre forme habituelle de pensée, mode qu‟il va nous l‟expliquer. Ce
n‟est pas du tout ce qu‟il veut dire.
Nyoshul Longtok dit un jour à son maître, Patrul Rinpoché, qu‟il ne comprenait pas la nature
des phénomènes. Patrul Rinpoché lui répondit : « Il n‟y a pas grand-chose à comprendre,
L‟histoire de Nyoshul c‟est très simple, suis-moi ».
Longtok et de Patrul Ils se rendirent dans une grande plaine. C‟était tôt le matin, ou peut-être tard dans la nuit, je
Rinpoché ne me souviens plus très bien. Patrul Rinpoché dit à Nyoshul Longtok : « Regarde le ciel,
vois-tu les étoiles ? » « Oui », répondit Nyoshul Longtok. On entendait aussi des chiens
aboyer, au loin – des chiens ordinaires, pas du tout des chiens célestes ! Patrul Rinpoché
demanda : « Entends-tu les chiens aboyer ? » Nyoshul Longtok répondit de nouveau par
l‟affirmative. « C‟est tout, dit alors Patrul Rinpoché, il n‟y a rien d‟autre. » À cet instant,
dans l‟esprit de Nyoshul Longtok l‟attachement envers les phénomènes apparemment solides
se dissipa. Le sceau du samsara et du nirvana était brisé. Je ne devrais pas parler de ces
choses, car c‟est du langage Dzogchen, et ce n‟est pas le moment, toujours est-il que
Nyoshul Longtok comprit le message et de ce jour en avant n‟eut plus jamais besoin de poser
des questions du genre « où dois-je faire ma retraite, au Népal ou en Australie ? »
On ne compte plus les amoureux qui, sous l‟effet d‟une inspiration romantique, ont un jour
La plupart des gens dit à leur partenaire : « as-tu vu cette étoile filante ? » Mais la plupart se sont encore plus
se bercent encore bercés d‟illusions à cause de cette étoile ! Cela dépend de votre mérite, de votre dévotion
plus d‟illusions envers le maître, et de toute cette sorte de choses. Il y a là quelque chose d‟indicible, mais
quand ils voient les cela dépend en grande partie de votre mérite, comme je vous l‟ai souvent répété. Et le fait
étoiles ! d‟écouter le Madhyamika, les paroles de Chandrakirti et ces enseignements crée beaucoup de
Le résultat dépend mérite. Il y a dans cette assemblée une dame allemande qui ne parle pas un mot de français
avant tout de vos ou d‟anglais. Elle est assise ici, et sa frustration était évidente quand je lui ai conseillé de
mérites continuer à venir aux enseignements ; mais je l‟ai fait parce que je suis persuadé qu‟elle et
moi nous accumulons ainsi beaucoup de mérite.
Le simple fait
d‟entendre les Je vous ai raconté l‟histoire de Vasubandhu (voir p. 74) : il eut de nombreux disciples et l‟un
enseignements crée d‟eux, Shtiramati (Lodreutenpa) avait été un pigeon dans sa vie précédente. Chaque matin,
énormément de mérite, Vasubandhu récitait le Prajñaparamita Soutra, et chaque matin, le pigeon l‟entendait. Quand
comme Sthiramati le pigeon mourut il reprit naissance comme Shtiramati, le disciple renommé pour avoir
quand il était un pigeon surpassé son propre maître, Vasubandhu, dans le champ de la métaphysique bouddhiste.
Nous parlons de pragmatisme, mais l‟étude de la philosophie madhyamika et des discussions
Ces études sont
pratiques aussi car elles
entre les différentes écoles revêt également un aspect pratique. Je vous l‟ai dit au début,
font s‟épanouir en vous comprendre cette philosophie fera s‟épanouir en vous une forme de sagesse discriminante
la sagesse qui permet de qui permettra de distinguer le Dharma authentique de celui qui n‟est pas authentique.
discerner le vrai dharma
du faux En effet, de plus en plus nous voyons des voies qui ne sont pas le Dharma authentique mais
qui exercent un grand pouvoir d‟attraction. La plupart des voies non-authentiques sont ainsi :
ni le corps de l‟enseignement ni sa structure ne sont authentiques mais ils ont toujours un ou
deux aspects excellents ou attirants, par lesquels les gens se laissent séduire.
Sakya Pandita raconte l‟histoire du boucher qui avait un âne. L‟animal vint à mourir. Le
Bon nombre de voies boucher, cherchant à en tirer quelques sous, décida de vendre sa viande. Mais, bien sûr, dans
attrayantes ne sont pas le village personne n‟était assez fou pour acheter de la viande d‟âne. Le boucher était
le dharma authentique,
comme l‟histoire du
astucieux : il coupa la queue d‟un cerf et l‟exposa sur l‟étal près du rôti d‟âne. À sa clientèle,
boucher et de son âne qui lui demandait quelle était cette viande, il répondait : « Je n‟en sais rien, mais voilà la
queue de l‟animal. » Bien qu‟il sût, évidemment, de quoi il retournait, les gens le prirent pour
un stupide boucher qui ignorait que sa viande était du cerf, et de grand prix. La viande se
La confiance dans le vendit en un instant. Ces choses-là arrivent.
Dharma naît de l‟étude En étudiant, vous développez une forme d‟intelligence qui sait reconnaître le Dharma
authentique. Cette intelligence peut ressembler à notre esprit cynique et critique habituel,
mais en diffère profondément. L‟esprit critique et cynique en vogue dans le monde moderne
Nous sommes Revenons au texte. Nous sommes toujours en train de réfuter la production à partir d‟autre
toujours en train de chose. Le texte n‟a pas besoin de préciser la production « véritable », vous devez savoir que
réfuter la production chaque fois que nous réfutons la production à partir d‟autre chose, nous réfutons quelque
à partir d‟autre chose
chose de réellement autre, qui naîtrait, durerait et cesserait réellement, etc. Dans le monde
et maintenant nos
adversaires sont les
relatif, nous n‟employons pas ce genre d‟expression – « réellement existant ». On ne se pose
cittamatrins même pas la question de savoir si les choses naissent d‟elles-mêmes, d‟autre chose ou de
quoi que ce soit. Les choses naissent, un point c‟est tout. Dans ce processus de réfutation
commence aujourd‟hui notre confrontation avec l‟école cittamatra, laquelle attribue à l‟esprit
une existence véritable et le considère comme la cause ou la base de tous les phénomènes.
Ce débat a débuté avec la question épineuse du lien – réel ou non – entre le créateur d‟un
karma et celui qui en expérimente le fruit.
Les cittamatrins disent Nous venons de voir les philosophes madhyamikas soutenir que bien que le Bouddha ait
que les enseignements enseigné sur l‟alaya, l‟individu, etc., on ne devait pas prendre ces enseignements au pied de
sur l‟alaya sont de sens la lettre, car ils demandaient à être interprétés. En d‟autres mots, ils étaient de sens provisoire
certain. Les et non pas de sens définitif. Les cittamatrins protestent : pour eux, ces paroles du Bouddha
madhyamikas ne sont sont de sens certain. Ils commencent donc à exposer leur vue, en définissant au quatrain 45
pas d‟accord ce que réalise le bodhisattva de la sixième terre.
[T18] (a) Réaliser (sur la 6e terre) que la nature des choses n’est autre que l’esprit 6:45
Ce que réalise le bodhisattva de la sixième terre, c‟est que les trois mondes (expression qui
Les cittamatrins et les
madhyamikas désigne l‟ensemble des phénomènes) n‟existent pas vraiment, bien qu‟ils apparaissent sous
comprennent forme de sujet et d‟objet. Il comprend aussi que la seule chose qui existe vraiment est
différemment la l‟esprit. D‟où il ressort que, lorsque les cittamatrins lisent, dans le Soutra du Cœur : la forme
vacuité est vacuité et la vacuité est la forme, leur compréhension de la vacuité diffère de celle des
madhyamikas. Pour les cittamatrins, vacuité signifie qu‟un phénomène est vide de toute
désignation comme « sujet », « objet », « beau », « laid », etc. Mais la chose elle-même
décrite comme belle ou laide – la base – existe substantiellement ; c‟est ce que les
cittamatrins appellent la réalité dépendante, zhenwang. Si vous réfléchissez un moment, vous
verrez que nous aimerions tous qu‟il en soit ainsi.
Imaginons, par exemple, deux individus qui observent une jeune fille : l‟un la voit belle,
l‟autre laide. Les cittamatrins disent que « belle » et « laide » ne sont que des désignations
irréelles, mais qu‟il existe néanmoins une base, une substance, qu‟ils appellent la réalité
dépendante. Ce que les madhyamikas contestent. En résumé, voilà leur différence.
Évidemment, les cittamatrins protestent en soulignant que la réalité dépendante se situe bien
au-delà du sujet et de l‟objet, mais nos héros les conséquentialistes démontrent que
l‟aboutissement logique de la position cittamatra est de faire de la réalité dépendante un
objet. Ceci parce que les substantialistes, dont font partie les cittamatrins, distinguent la
vérité relative de la vérité absolue sur la base de l‟objet. C‟est pourquoi Chandrakirti peut
Quatrain 47 définit Voici la définition de cet esprit, le kunzhi ou alaya. La réalité dépendante, le kunzhi et l‟alaya
l‟esprit ou l‟alaya sont tous la même chose : l‟esprit. La conjonction donc, à la première ligne, souligne
comme doté l‟existence substantielle de l‟alaya, ce qui explique pourquoi elle est à l‟origine de tous les
d‟existence phénomènes. La réalité dépendante est la cause de tout ce processus par lequel nous
substantielle et origine désignons le sujet et l‟objet, et devient ensuite la cause de l‟existence imaginaire des
de toute chose
phénomènes. Sans elle, disent les cittamatrins, l‟illusion n‟aurait aucune base. Ce qui répond
à une question que nous nous posons souvent : quelle est la base de cette ignorance ?
Les deux dernières lignes définissent avec précision l‟alaya – la réalité dépendante – sous
trois aspects :
Trois aspects de cette La réalité dépendante existe ou fonctionne indépendamment de toute dualité sujet-
définition de l‟alaya objet. Peut-être voyez-vous là quelque contradiction, nous en discuterons tout à
l‟heure.
Elle existe substantiellement.
Elle est indicible et inconcevable.
Elle est indépendante Ici quand ils disent indépendamment de toute dualité, les cittamatrins signifient que les
de la dualité, à l‟instar objets extérieurs que nous appréhendons comme sujet et objets n‟ont d‟existence que
de la corde rayée, qui purement imaginaire. Et la réalité dépendante elle-même est indépendante de cette dualité.
n‟a pas besoin d‟être C‟est difficile à avaler, je vous le concède, mais généralement, les cittamatrins donnent un
associée à un serpent ! très bon exemple : il est possible qu‟on se trompe et qu‟on prenne une corde rayée pour un
serpent. Forcément, en l‟absence de corde, la méprise consistant à voir un serpent dans la
corde est impossible. D‟un autre côté, si vous pensez que toute corde rayée est
nécessairement associée à l‟idée de serpent, vous avez un problème. Au lieu de dire : « j‟ai
besoin d‟une corde rayée », vous seriez contraint de dire quelque chose du genre : « j‟ai
besoin d‟un serpent-corde-rayée ». Par conséquent, le mot « indépendant » signifie ici que,
[E] : Ne voulez-vous pas dire qu‟elle dépend des limitations de celui qui perçoit, autrement
dit, du karma et des conditions ?
La réalité dépendante [R] : Pas nécessairement, car il existe une réalité dépendante pure, tag pé zhenwang (dag pai
n‟a pas besoin de gzhen dbang). Il y a deux réalités dépendantes, l‟une est pure, l‟autre est impure. L‟une
dépendre de vient de l‟objet, l‟autre du sujet. On peut l‟expliquer ainsi : la réalité dépendante n‟a pas
phénomènes extérieurs
besoin de dépendre de phénomènes extérieurs pour produire la dualité, elle a, de son
pour produire de la
dualité
propre chef, le pouvoir de produire la dualité sujet/objet et toutes nos expériences. Elle a
sa propre capacité interne, son potentiel propre, qui suffit pour produire nos illusions et
nos égarements.
[E] : Le vent est extérieur à l‟océan. Le vent apporte les formes, pouvez-vous nous expliquer
L‟océan est la base de ce qu‟est le vent dans cet exemple ?
la vague. La vague [R] : C‟est très difficile, car il faut que votre esprit fonctionne dans plusieurs directions
dépend du vent. différentes ! L‟océan ne dépend pas du vent, seule la vague en dépend. Mais l‟océan est
la base à partir de laquelle la vague naît.
[E] : Mais que dire encore du vent ?
[R] : Vous vous posez en scientifique ! En fait, nous allons y venir : les cittamatrins parleront
en détail du potentiel, mieux vaut ne pas trop vous en soucier pour le moment. Mais je
voudrais que vous compreniez bien (cette idée de réalité dépendante), sans quoi les
arguments qui seront développés par la suite n‟auront aucun sens pour vous.
[E] : L‟océan est indépendant, pourquoi disent-ils qu‟il est dépendant ?
[R] : C‟est une bonne question. Quand nous parlons de zhenwang, nous devrions savoir que,
C‟est une entité avec tout en définissant trois réalités, les cittamatrins, au bout du compte, reconnaissent une
trois réalités. Dans seule et ultime entité. Ils désignent une seule vérité absolue : l‟esprit, libre de toute
l‟absolu, elle est libre illusion, au-delà de la dualité sujet/objet. S‟il n‟existe qu‟une seule entité, il faut donc
de dualité. Mais quand admettre qu‟elle est perçue de manière erronée : c‟est donc ce qu‟on appelle kun tak, la
on en fait l‟expérience, réalité imaginaire et rien de plus.
alors la réalité Quand cette réalité est l‟objet de l‟expérience d‟êtres évoluant dans un monde
dépendante dépend de
conceptuel dualiste, elle est dite dépendante. Mais en elle-même, elle n‟est aucunement
celui qui perçoit
souillée ou polluée par des perceptions dualistes ou par quelque dualité que ce soit.
Quand nous parlons, nous oublions une chose ; pour ma part, je vois les choses
ainsi : cette corde rayée est une corde rayée et ne dépend en rien d‟un éventuel quidam
qui percevrait à sa place un serpent. Mais vue sous un autre angle, la corde rayée est
perçue par le quidam qui voit une corde rayée, elle dépend donc de lui.
[E] : Les cittamatrins disent-ils que l‟objet, la corde qui est la base, existe réellement ? Ou
est-ce le sujet qui existe, l‟observateur qui, faussement, prend la corde pour un serpent ?
[R] : Pour eux, la réalité dépendante existe. C‟est là, le point crucial : l‟alaya existe. Ce n‟est
pas le serpent qui est réel, mais la corde. Les cittamatrins n‟y voient aucun problème, ils
pensent même que c‟est très bien ainsi. Mais pour Chandrakirti, c‟est là où le bât blesse.
Vous vous sentez peut-être un peu perdus au milieu de tous ces mots nouveaux, mais c‟est
très simple. Je vais reprendre cette explication parce qu‟il est important que vous connaissiez
bien la vue de notre adversaire.
L‟alaya ne dépend pas
d‟un objet, il est simple
clarté, simple Avant tout, ce zhenwang n‟est ni une chose, ni une sorte de boîte noire. La réalité
conscience dépendante, c‟est l‟esprit, ce n‟est pas un objet inanimé. Quand nous regardons la tente, nous
pensons : « ceci est une tente », c‟est aussi l‟esprit, mais cet esprit a un objet. En regardant la
Les cittamatrins disent tente, nous voyons une tente. Nous pensons donc que, pour que quelque chose soit esprit, il
que l‟esprit, l‟alaya, lui faut toujours un objet auquel se référer en termes de : « ceci est bleu » ou « ceci est
n‟est pas le sixième blanc ». Mais ce zhenwang kunzhi namshé (gzhan dbang kun gzhi rnam shes) est la huitième
sens, mais la huitième conscience ; c‟est une conscience particulière qui ne pense pas en termes de : ceci est bleu,
conscience ceci est blanc. Voilà la position de nos adversaires. Je pense que la traduction de la troisième
ligne du quatrain 47 n‟est pas tout à fait correcte. L‟idée centrale est que cet esprit ne dépend
Pour leur part, les madhyamikas admettent aussi le principe de l‟alaya, le kunzhi namshé,
mais sous un angle différent, et seulement au niveau relatif, non pas, comme les cittamatrins,
en tant que vérité absolue. Pour les madhyamikas, c‟est bien le sixième sens qui a cet aspect
de simple clarté, de simple conscience et qui constitue l‟alaya, principe uniquement valable,
selon eux, dans la vérité conventionnelle. J‟insiste sur ce point pour que vous ne veniez pas
me questionner plus tard à ce sujet.
Reprenons. Pour les madhyamikas, la simple conscience claire est bien l‟alaya, mais c‟est le
sixième sens, et non pas une huitième conscience. Dirigé vers l‟intérieur, l‟alaya est le nyeun
Tourné vers l‟intérieur yid – le mental émotionnel ; tourné vers l‟extérieur, vers les formes, sons, montagnes,
alaya est l‟esprit rivières, bleu et blanc, etc., c‟est le yid kyi namshe (yid kyi rnam shes) – la conscience
émotionnel, tourné mentale. Et lorsqu‟il y a de l‟attachement, l‟alaya est le tcheu kyi dag dzin (chos kyi bdag
vers l‟extérieur, c‟est la dzin), l‟attachement au soi des phénomènes, autrement dit, la croyance en la réalité des
conscience mentale phénomènes, cela même qui voile l‟omniscience.
C‟était donc le premier aspect de la définition de zhenwang. Le second est son existence
inhérente, le troisième, qu‟elle ne peut pas être perçue par un esprit ordinaire qui tombe dans
les extrêmes.
Jusqu‟ici, nous expliquions la vue des cittamatrins, maintenant nous allons commencer le
Chandrakirti demande débat. Chandrakirti demande à l‟adversaire de citer un exemple d‟esprit sans objet. C‟est
un exemple pour un l‟une des thèses des cittamatrins que les objets extérieurs n‟existent pas vraiment, à l‟opposé
esprit sans objet du sujet intérieur, autrement dit l‟esprit, qui existe. Nous leur demandons donc un exemple.
extérieur
Le rêve – répondent-ils. Ce qui est un très bon exemple : dans le rêve, il n‟y a pas de
phénomènes extérieurs réels, mais juste un esprit qui perçoit.
Leur second exemple: Les cittamatrins de nouveau, relèvent le défi contenu dans la réponse de Chandrakirti. Ils
la mémoire parlent maintenant de la mémoire. Quand vous vous éveillez d‟un rêve agréable ou d‟un
cauchemar, vous vous souvenez de ce qui s‟est passé dans le rêve : ceci prouve la réalité de
l‟esprit (qui a rêvé). Par exemple, si vous rêvez d‟un cheval, ce cheval de rêve n‟existe pas,
mais quand vous vous réveillez vous y pensez encore. La mémoire est un exemple de l‟esprit
sans objet réel.
« Dans ce cas, répond Chandrakirti, le cheval de votre rêve devrait également apparaître à
l‟instant du réveil. » C‟est une des quatre méthodes d‟attaque utilisées par les madhyamika-
prasangikas, qui consiste à tirer des conséquences en se servant du raisonnement de
l‟adversaire. Il n‟y a pas grand-chose à expliquer, c‟est très simple. Ne croyez pas que ce soit
trop compliqué.
Chandrakirti dit
« selon votre logique le La première partie du quatrain, jusqu‟à c’est que l’esprit existe, constitue la position
cheval de rêve devrait cittamatra, ce qui suit est la réponse de Chandrakirti. Pour prouver l‟existence de l‟esprit, les
aussi être là au reveil cittamatrins ont fondé leur raisonnement sur la mémoire. Chandrakirti se sert de leur
raisonnement pour prouver que le cheval ou l‟éléphant, dont ils ont rêvé doit également
exister (au moment du souvenir). Si le fait de vous rappeler au réveil les objets de votre rêve
constitue la preuve de l‟existence de l‟esprit (qui a rêvé), alors le souvenir du cheval dont
vous avez rêvé suffit également à prouver l‟existence de ce dernier, qui devrait donc
continuer à exister au moment du réveil. Un autre débat va suivre.
[T24] (b) Réfutation de l’esprit qui serait prouvé par le rêve (644)
Et donc, comme dans le rêve, tout ce que nous voyons en temps de veille – maisons, cette
tente, des êtres humains qui se promènent ici et là –, tout provient de nos tendances
habituelles. Au moment où ces objets émergent de nos tendances, ils apparaissent sous forme
de maison, de montagne, d‟arbre, etc. Le problème, c‟est que nous croyons qu‟ils existent
réellement, séparés de nous, là dehors, et à partir de cette croyance, nous cultivons l‟esprit
d‟attachement, l‟espoir et la peur, et tout ce qui s‟ensuit. La conviction des cittamatrins est
que seul existe le sujet – l‟esprit. Pour eux, il n‟y a pas d‟objet – ni cheval ni éléphant.
[T26] (a) Il n’y a rien de vrai dans la cognition des objets de rêve 6:51-52.1
6:52.1 Organe, objet, conscience sont également illusoires pour ce qui est de
l’ouïe, etc.
« Bien, dit Chandrakirti, vous-mêmes, les cittamatrins, reconnaissez que dans le rêve, les
De même que le objets extérieurs, comme le cheval, ne sont pas réels. Dans ce cas, le sujet qui voit le cheval
cheval rêvé n‟existe est irréel aussi. Vous avez rêvé que vous voyiez un cheval avec vos yeux, mais ces yeux
pas, l‟œil qui le voit et étaient des yeux rêvés. Et vous avez pensé ah ! voilà un cheval, mais c‟était un cheval rêvé.
l‟esprit qui le pense
Et quand vous vous réveillez, tout cela est faux, rien n‟est vrai. Telle est la conséquence. »
n‟existent pas
Pour Chandrakirti, la pensée du cheval rêvé n‟a pas plus de réalité que le cheval rêvé, alors
que les cittamatrins soutiennent que le cheval n‟existe pas, mais que la pensée du cheval est
réelle. C‟est leur conclusion : le cheval n‟existe pas, mais l‟esprit qui connaît le cheval est
réel.
[T26] (b) Rien n’est vrai dans la cognition de l’objet perçu en état de veille 6:52.2-4
6:52.2-4 Comme dans les rêves, en effet, dans cet état de veille aussi,
Ces phénomènes sont illusoires Ŕ ni la conscience,
Ni son objet, ni les facultés des sens ne sont réels.
À partir de la deuxième ligne du quatrain 52, nous entrons dans un nouveau paragraphe du
plan structural. Comme dans l‟exemple du rêve, même au réveil tous les phénomènes sont
L‟exemple d‟une perception fallacieuse : quand un être humain voit de l‟eau, il voit
de l‟eau, mais un esprit affamé la perçoit comme du pus ou du sang. Les perceptions
de chaque classe d‟êtres sont le résultat de leurs actions passées.
[T26] (c) En termes d’existence, l’esprit, l’objet, etc. sont donc semblables 6:53
Ce quatrain est facile à comprendre, mais Chandrakirti souligne un point important. Les
cittamatrins font une différence : l‟esprit existe vraiment, mais les sens et leurs objets ne sont
Comme au sortir d‟un pas réels. Pour Chandrakirti, quand on rêve, l‟objet, le sens et la conscience, tout semble
rêve, quand on exister, mais au réveil tout se révèle illusoire. Que dit la dernière ligne ? Quand nous, êtres
s‟éveillera du sommeil sensibles, nous réveillerons du sommeil trompeur de l‟ignorance, nous verrons l‟irréalité de
de l‟ignorance, on
l‟objet, du sens et de la conscience. Ce n‟est pas du tout ce que disent les cittamatrins, qui
verra que l‟objet, le
sens et la conscience soutiennent que l‟esprit existe vraiment.
sont irréels Les cittamatrins trouvent alors un exemple encore meilleur. Nous avons vu que celui du rêve
n‟était pas vraiment convaincant, parce que le rêve appartient définitivement au domaine
mental. Les cittamatrins veulent toujours prouver qu‟il peut y avoir un sujet sans que son
objet existe vraiment. Voici donc l‟exemple qu‟ils donnent :
[T23] (i) Dans les deux cas, la conscience sans objet et ce qui est vu sont semblables 6:54
Ils prennent donc l‟exemple d‟un individu souffrant d‟une vision altérée. Comme il ne dort
Leur second exemple,
pas, l‟esprit est moins directement concerné. Il regarde une assiette et voit des cheveux ou
une vision altérée, est
facilement réfuté selon des mouches y tomber devant ses yeux. Les cittamatrins prétendent que les cheveux
le même procédé n‟existent pas, mais que l‟esprit qui les perçoit continue à fonctionner. C‟est un bon exemple
d‟un esprit réel et d‟un objet irréel. Chandrakirti n‟a aucun mal à réfuter cette proposition :
pour celui dont la vision est altérée, la vue des cheveux et la croyance en leur existence sont
des réalités. Mais pour celui dont la vue est sans défaut, rien de tout cela n‟est vrai.
Si la conscience sans Les cittamatrins continuent à débattre sur ce point. Ces quatrains ne sont pas si difficiles, leur
objet est possible, alors sens vous apparaîtra clairement si vous les lisez attentivement. On comprend au quatrain 55
celui qui n‟a pas la que les arguments des cittamatrins sont indéfendables. Reprenons leur exemple : l‟individu
vision altérée devrait qui souffre d‟une vision altérée perçoit comme des cheveux qui tombent sur une base, en
aussi voir des cheveux l‟occurrence une assiette. Les cittamatrins soutiennent qu‟il n‟y a pas de cheveux, mais que
tomber sur l‟assiette
l‟esprit qui les perçoit existe vraiment. Dans ce cas, dit Chandrakirti, celui dont la vision
serait sans défaut devrait sur cette même assiette voir également des cheveux. La logique est
facile à comprendre : d‟après les cittamatrins, le sujet est réel, mais l‟objet ne l‟est pas. Or,
selon Chandrakirti, cela n‟a pas de sens, parce que quelqu‟un dont la vision est pure, en
regardant la même base, devrait également voir des cheveux, puisqu‟il possède un même
sujet (réel), l‟esprit. Mais ce n‟est pas la raison principale, celle-ci apparaît à la première
Dans la vérité relative ligne quand les cittamatrins parlent de conscience sans objet.
fausse, le sujet et
l‟objet existent. Dans
la vérité relative juste, Si vous vous rappelez, nous avons parlé de deux vérités relatives, le faux relatif et le relatif
ils n‟existent ni l‟un ni juste. Chandrakirti dit ici que si un phénomène existe dans le faux relatif, ses deux aspects –
l‟autre sujet et objet – existent, et s‟il n‟existe pas dans le relatif juste, ni le sujet ni l‟objet
n‟existent. On ne peut pas avoir de cas où seul existe le sujet mais pas l‟objet.
Nous arrivons à la conclusion. Les cittamatrins pensent que les cheveux n‟existent pas au
niveau de la vérité conventionnelle, mais que l‟esprit qui les perçoit existe. Ils font une
différence entre le sujet et l‟objet. Pour les madhyamikas, au moment d‟établir la vérité
absolue, il n‟y a pas de différence, pour la bonne raison que dans l‟absolu il n‟y a ni sujet ni
objet. Dans la vérité conventionnelle il n‟y a pas de différence non plus, car Chandrakirti ne
fait pas de distinction entre l‟existence et l‟inexistence, dans le sens où si l‟un existe, les
deux existent ; si l‟un n‟existe pas, aucun des deux n‟existe. Enfin, même dans le faux relatif,
Chandrakirti ne fait pas de différence entre le sujet et l‟objet : pour l‟homme qui rêve, le
cheval et la conscience qui le voit en rêve sont aussi réels l‟un que l‟autre. Chandrakirti ne
fait rien, il n‟établit aucune distinction, et notre confusion ne cesse de croître !
[E] : Si Chandrakirti n‟apprécie pas les résultats du raisonnement logique, qu‟attend-il donc
de nous ? Voulez-vous qu‟on quitte la tente pour ne plus jamais revenir ? Doit-on
apprendre tout ça pour l‟enseigner aux autres, même si personne ne nous écoutera
jamais ? Voulez-vous que nous allions nous asseoir au sommet de la montagne pour y
réfléchir ? Que doit-on faire ?
[R] : C‟est facile. En tant que disciple de Chandrakirti, vous réfutez les raisonnements
[R]: De manière
ultime, réfutez toutes logiques et rationnels de toutes les autres écoles, et vous n‟établissez aucune vue
les vues, dans le relatif substantielle ou réelle. Vous ne niez pas les analyses logiques de vos adversaires ; vous
acceptez tout sans les réfutez simplement et refusez de vous y conformer, parce que vous en voyez toute
analyser ; au plan l‟inconsistance. Dans le relatif, vous prenez les choses comme elles sont, sans les
conventionnel, analyser. Et dans la vie ordinaire, conventionnelle, vous faites preuve de compassion,
pratiquez vous offrez des mandalas, vous faites cent mille prosternations, etc.
[E] : Si Chandrakirti prétend que son esprit n‟existe pas vraiment, comment peut-il utiliser
cet esprit pour prouver que l‟esprit n‟existe pas réellement ?
[R] : Parce que ce qui n‟existe pas vraiment n‟existe pas non plus ! Voilà le point !
[E] : Vous avez dit que le quatrain 48 fait référence au bodhisattva de la sixième terre, mais
il me semble que même chez les gens ordinaires on ne peut pas affirmer que l‟esprit est
présent pendant le rêve. Ou bien je suis conscient de mon rêve, auquel cas on ne peut
plus dire que je rêve, ou je n‟en suis pas conscient et dans ce cas comment peut-on dire
que j‟ai une conscience ?
[R] : Oui, je suis d‟accord, mais Chandrakirti veut rappeler que nous sommes en train
d‟établir la vue, la vérité ultime. À ce moment-là, je n‟ai pas de conscience. Mais il est
vrai que ce n‟est pas forcément cohérent, même au niveau relatif.
[R] : Non. Les cittamatrins disent qu‟en l‟absence de tout objet, le sujet peut, néanmoins,
voir des cheveux. Chandrakirti rétorque que selon le même raisonnement, nous devrions
tous voir des cheveux, puisqu‟il n‟y a pas d‟objet.
[E] : Mais alors nous devrions tous voir les mêmes choses.
[R] : C‟est précisément ce que dit Chandrakirti.
[E] : J‟ai une question sur la théorie cittamatra. Si on affirme qu‟il n‟y a que l‟esprit, sans
[E]: Comment les aucun monde extérieur, il me semble difficile d‟éviter de tomber dans ce qu‟on appelle
cittamatrins prouvent- en philosophie occidentale un solipsisme, c‟est-à-dire : Moi seul suis ici. Par exemple,
ils qu‟il y a d‟autres dans cette tente, tous les objets et les personnes que je vois sont supposés n‟être que de
esprits ? simples projections de mon esprit. On peut présumer que les cittamatrins diront qu‟il y a
de nombreux esprits, mais comment puis-je le savoir ? Comment puis-je être sûr qu‟il
existe d‟autres esprits en dehors de mes seules projections ? Se contentent-ils de dire
qu‟il existe d‟autres esprits et je dois les croire sur parole ?
[R]: Ils n‟ont pas
besoin de le prouver,
[R] : Les cittamatrins n‟ont pas ce problème. Ils n‟ont pas à prouver l‟existence d‟autres
parce qu‟ils esprits, parce que nous sommes en train d‟établir la vérité ultime, et au niveau de la
établissent la vue vérité absolue, ils soutiennent que l‟ensemble du monde phénoménal – les trois mondes
ultime : tout est esprit – est esprit. C‟est tout.
[E] : Donc, il n‟y a qu‟un seul esprit, l‟esprit seul ?
[R] : Oui, l‟esprit seul.
[E] : Les courants de conscience n‟existent donc pas ?
[R] : Vous entrez dans le domaine du relatif.
[E] : Il y a quelques jours, dans le quatrain 36, l‟adversaire a dit que si l‟on n‟admettait pas la
production à partir d‟autre chose, comment alors pouvait-on expliquer l‟origine des
choses comme la musique ou une montagne ; comment les phénomènes étaient-ils
produits ? Et j‟ai cru comprendre que Chandrakirti répondait : ils naissent de la vacuité.
[R] : Ou de la réalité interdépendante.
[E]: À l‟origine d‟où [E] : Aujourd‟hui, une question semblable a été posée au quatrain 45, et le quatrain 46
viennent les schémas donnait pour réponse : les tendances habituelles. Mais aucune de ces deux réponses ne
habituels ? me satisfait. À un certain niveau, elles ont du sens, mais à un autre niveau, comment les
tendances habituelles elles-mêmes sont-elles produites ? D‟où viennent-elles ?
[R] : La première réponse à laquelle vous faites allusion est de Chandrakirti, alors que les
schémas de pensée habituels est une idée des cittamatrins.
[E] : Soit, mais je ne comprends toujours pas d‟où viennent ces tendances habituelles, pour
commencer.
[R] : Nous ne cherchons pas nécessairement à savoir comment l‟univers a commencé ou
plutôt comment nous avons commencé. Le texte cherche plutôt à expliquer la cause de
[R]: Le samsara n‟a la souffrance. Si, par exemple, nous analysons et identifions les origines de nos
pas de commencement souffrances et de nos peines, nous observons qu‟elles sont provoquées par nos
tendances habituelles, et par nos émotions négatives. C‟est dans ce sens que ces causes
sont désignées, et non pas dans le but d‟expliquer les commencements de l‟univers, car
les enseignements disent que le samsara n‟a pas de commencement.
[E] : Il a donc juste commencé ? Je ne suis toujours pas satisfait, mais je suppose que c‟est le
fait de mon ignorance. Voulez-vous dire que le samsara advient tout simplement ?
[R] : Ce n‟est pas ce que nous disons. Nous disons que nous observons simplement qu‟il
semble se produire ainsi ; nous n‟affirmons pas qu‟il se produit ainsi, ni même qu‟il se
produit. De même, nous pouvons décrire comment il nous semble qu‟une maladie
Je souhaite faire une annonce. La rumeur court qu‟à partir de demain, un nouvel élément
« traditionnel » sera introduit dans les cours. La tradition veut que chaque matin, avant que le
maître ne commence son enseignement, il pioche dans une enveloppe contenant les noms de
tous les élèves. L‟élève dont il a tiré le nom doit expliquer l‟enseignement du jour précédent.
Je voulais vous prévenir, au cas où votre nom sortirait de l‟enveloppe !
Faisons le point pour savoir où nous en sommes dans le plan structural. En ce moment, nous
essayons d‟établir ce que réalise le bodhisattva de la sixième terre. En d‟autres termes, nous
cherchons à établir la vue ultime du Mahayana. Il y a là deux sujets principaux :
Quand il s‟agit
d‟établir la vue ultime
l‟inexistence du soi des phénomènes et l‟inexistence du soi individuel. Nous en sommes à
du Madhyamika, on l‟étude du premier, ce qui nous a conduits à la question : d‟où viennent les phénomènes ? En
parle de l‟inexistence essayant de répondre à cette interrogation, de nombreux théoriciens ont établi une certaine
du soi des phénomènes vue qui soutient une cause réelle. Certains soutiennent que les choses naissent d‟elles-
et de l‟inexistence du mêmes, d‟autres affirment qu‟une cause différente et indépendante produit un résultat
soi individuel différent et indépendant : c‟est ce qu‟on appelle la théorie de la production à partir d‟autre
chose. Nous sommes toujours en train d‟examiner cette théorie, et en ce moment précis, nous
débattons avec l‟école cittamatra.
Quand j‟ai dit ce matin à Orgyen Tobgyal Rinpoché où nous en étions, il m‟a fait remarquer,
Certains disent que les en riant, que les madhyamikas font semblant d‟avoir gagné le débat qui les oppose aux
madhyamikas n‟ont cittamatrins mais qu‟en réalité, ils ne l‟ont jamais gagné. Pour lui, les madhyamikas sont très
jamais réussi à réfuter forts pour réfuter la théorie de la production à partir du soi, mais ils n‟ont jamais réussi à
la position des
démanteler celle de la production à partir d‟autre chose, en particulier la vue des cittamatrins,
cittamatrins
pas plus qu‟ils n‟ont réussi à nier la production sans cause, qui correspond au quatrième
mode de production. Je trouve le point de vue de Rinpoché très intéressant !
Aujourd‟hui, les arguments avancés sont très simples, ce qui nous laissera plus de temps
pour les questions. Nous débattons avec les cittamatrins qui ont proposé toute sorte
d‟exemples et de raisonnements, lesquels ont tous été récusés par Chandrakirti.
Vous devriez toujours essayer d‟appliquer ces exemples simplistes, comme celui des
cheveux devant les yeux, à vos schémas de pensée habituels et à tous les schémas habituels
Essayez d‟appliquer les
exemples à vos glanés dans la pratique religieuse, comme le bouddhisme. Essayez d‟appliquer ces exemples
schémas habituels à votre cas, et rappelez-vous que ce n‟est qu‟un exemple, dans lequel on évitera de
s‟empêtrer.
Nous étudions toujours La production à partir d’autre chose [T14 (b)] et nous en sommes à
Où nous en sommes L’explication de la réfutation [T15 ii] de cette théorie, laquelle réfutation comporte trois
dans le plan structural parties. Nous analysons en ce moment la troisième partie, Réfutation de la vue des
cittamatrins qui soutiennent la production à partir d’autre chose [T16 (c)], dans laquelle la
vue cittamatra est d‟abord exposée, puis réfutée.
Au sein du raisonnement qui réfute les cittamatrins [T18 (a)], Chandrakirti commence par
montrer que leur position contredit les deux vérités [T19 (i)], et réfute en premier lieu l‟idée
d‟un esprit seul sans objet [T20 (a)].
Dans l‟explication détaillée qui suit [T21 (i)], à mesure qu‟ils essaient d‟établir leur position,
les cittamatrins produisent quatre exemples. Nous sommes en train d‟examiner le second :
Les cittamatrins soutiennent que tout est esprit et que tous les phénomènes autres que l‟esprit
n‟existent pas vraiment et ne sont que la réalité imaginaire. Pour eux, l‟esprit, qu‟on l‟appelle
zhenwang, réalité dépendante ou alaya, est la seule réalité.
Chandrakirti s‟y est pris de multiples façons pour récuser cette affirmation. Son dernier
argument consiste à souligner que c‟est impossible, car l‟esprit deviendrait aussi irréel que
l‟objet. En effet, en dernier ressort, le sujet dépend de l‟objet, qui dépend lui du sujet. Par
exemple, au quatrain 55 il explique que s‟il y a un esprit, un sujet, indépendant de l‟objet,
alors deux individus qui regardent une même base – comme une assiette sur laquelle l‟un
voit des cheveux en raison de sa vision altérée par la maladie – devraient voir la même
chose. Autrement dit, l‟individu sain devrait également voir des cheveux. Chandrakirti utilise
le raisonnement de son adversaire pour en tirer des conséquences qui l‟infirment. C‟est l‟une
de ses quatre méthodes (voir page 84).
Les cittamatrins ne Ici, au quatrain 56, les cittamatrins peaufinent leur dernière explication. Ils ne présentent pas
disent pas que le sujet une nouvelle proposition ; pensant que Chandrakirti ne les a pas bien compris, ils lui donnent
et l‟objet doivent un complément d‟information.
toujours aller de pair Les trois premières lignes présentent leur point de vue : le sujet et l‟objet ne doivent pas
toujours aller de pair ; là où il y a un objet, il n‟y a pas forcément un sujet pour le percevoir ;
et l‟absence de tout objet ne signifie pas l‟inexistence d‟un sujet qui le voit. Ce qu‟ils disent,
Ils préfèrent parler de c‟est qu‟il y a chez la personne qui souffre de ce type d‟aberration visuelle un potentiel, une
potentiel énergie qui, activée par certaines conditions, la conduit à voir des cheveux qui flottent.
6:56.4 (Réponse:) Mais ce potentiel n’existe pas ; rien n’est donc établi.
Réponse des prasangikas : ce potentiel n‟a aucune existence réelle. C‟est une déclaration
d‟ordre général, qui sera suivie d‟une réponse plus détaillée.
Réponse de Si vous avez observé la manière dont Chandrakirti a abordé le débat jusqu‟à présent, vous
Chandrakirti : ce
potentiel est-il passé,
remarquerez sa stratégie de réfutation reste la même, il n‟y a donc pas grand-chose à
présent ou futur ? expliquer. Il questionne son adversaire : « Parfait, si potentiel il y a, de quel potentiel parlez-
vous ? Du potentiel passé, présent ou futur ? » C‟est très intelligent. Il agit toujours ainsi. Il
divise les choses pour ensuite les attaquer l‟une après l‟autre. C‟est la tactique des
prasangikas. Il a bien raison, car l‟adversaire parle de substance, d‟entité, et dès qu‟on parle
d‟une entité, elle doit être fondée dans le temps.
6:57.2-4 De même, ce qui n’est pas encore produit n’a pas de potentiel.
Si un trait de caractère n’existe pas, comment parler du possesseur de ce
trait ?
Car alors, le fils d’une femme stérile verrait aussi (les cheveux).
La deuxième ligne suppose un potentiel futur, le potentiel d‟un esprit futur qui voit ou
L‟esprit futur n‟existe
connaît des cheveux. Impossible, dit Chandrakirti, parce que l‟esprit qui percevra ceci, cela
pas et donc son
potentiel n‟existe pas ou des cheveux n‟existe pas en ce moment. Quand une caractéristique comme la capacité de
voir le bleu ou des cheveux n‟existe pas, le possesseur de cette caractéristique (de ce
potentiel dont nous parlons) n‟existe pas non plus. Comme un phénomène futur n‟est pas une
entité en cet instant, on ne peut donc pas parler des caractéristiques de cette non-entité. Ce
serait comme parler des perceptions du fils d‟une femme stérile. Bien évidemment, une
femme stérile ne peut pas avoir d‟enfant, et donc son enfant ne peut rien percevoir.
L‟explication se poursuit au quatrain suivant.
[E]: Comment [E] : À propos d‟un esprit sans objet, je me suis rappelé qu‟il est possible d‟atteindre un état
différencier l‟analyse de méditation complètement vide, sans aucune perception. Par exemple, les dieux des
des gens ordinaires de royaumes avec ou sans forme, méditent dans un état complètement neutre, où ils n‟ont
celle des théoriciens ? aucune sorte de perception, comme un sommeil sans rêve. Est-ce que cela ne serait pas
un exemple d‟un sujet sans objet ? Ou s‟agit-il d‟autre chose ?
[R] : Nous y viendrons. Ce sera le dernier exemple des cittamatrins.
[R]: Tout ce qui [E] : Pourriez-vous expliquer sur quelle base, sur quels critères, Chandrakirti établit une
développe une théorie distinction entre la logique déductive des gens ordinaires et celle des théoriciens ? Il
ayant trait à quelque semble qu‟il soit correct de déduire, à la vue de la fumée, qu‟il doit y avoir un feu, mais
chose de réel est un que pousser plus loin l‟analyse soit illégitime.
problème [R] : Tout ce qui développe une théorie ayant trait à quelque chose de réel est un problème.
[E] : Vous l‟appelleriez peut-être un manque d‟analyse, mais on trouve, même chez les gens
ordinaires, une forme de logique déductive, à laquelle Chandrakirti ne trouve rien à
redire. En revanche, il critique les élaborations que les théoriciens créent à partir de
cette logique élémentaire.
[E] : Pour ma part, je trouve que la distinction n‟est pas très nette, parce que nous avons une
sorte de théorie de sens provisoire, mais nous sommes aussi attachés à une certaine
vérité. Par exemple, je pense que j‟ai besoin de mettre de l‟essence dans le réservoir de
ma voiture, pour pouvoir m‟en servir. Mais je ne me contente pas de donner à cela un
sens provisoire, j‟ai aussi tendance à croire que la voiture, l‟essence, etc., tout est bien
réel.
[R] : Oui, mais vous n‟êtes pas en train d‟essayer d‟établir une vérité théorique ultime.
[E] : Peut-être que si.
[R] : Si vous l‟êtes, alors votre théorie est à inclure parmi toutes les autres.
[E] : Vous dites que même un scientifique peut avoir une théorie, sur un gène, par exemple,
si c‟est dans le but de guérir une maladie ; et qu‟alors, cela ne pose pas de problème.
Mais si le même scientifique se met à penser qu‟il existe véritablement un gène qui
explique le monde dans sa totalité, alors, selon vous, il y a problème. Il n‟y a donc pas
de séparation.
[R] : La ligne est très mince. Nous avons deux sortes de voiles, deux choses à réfuter ou à
Les deux choses à purifier :
réfuter: (i) la croyance - rig pai ga ja (rigs pas dgag bya) : ce qui doit être réfuté par la logique ou le
en la réalité des choses,
raisonnement.
par le raisonnement,
(ii) notre attachement à - lam gy gag ja (lam gyis dgag bya) : ce qui est à purifier par la voie ou la pratique.
cette croyance, par la Ce qui est à réfuter par la logique ou le raisonnement est la croyance en l‟existence
voie ou la pratique réelle des phénomènes. Et ce qui est à purifier par la voie ou la pratique est notre
attachement à la prétendue réalité des choses – comme le fait de devoir mettre de
l‟essence dans notre voiture. C‟est très vrai, mais cela a besoin d‟être purifié par la voie
ou la pratique. Nous devrions dire tse droup (tshad grub) – ce qu‟on prend pour vrai –
comme l‟éloge, la critique, le bonheur, ces choses sont toutes « vraies », n‟est-ce pas ?
Est-ce que cette réponse vous aide ?
[E] : D‟un point de vue occidental, toute aide est ici impossible parce que vous avez une
théorie sur la façon dont les choses sont produites par la cognition. Il n‟y a pas de
différence entre l‟ordinaire et l‟extraordinaire, et donc si vous croyez que vous devez
mettre de l‟essence dans votre voiture, c‟est parce que vous croyez que le moteur
fonctionne avec de l‟essence. C‟est une certaine vision du monde, dans laquelle on ne
distingue pas l‟ordinaire de l‟extraordinaire. Comme un scientifique : théoriquement, il
ne peut trouver que ce qu‟il présume dès le départ. Notre monde ordinaire fonctionne de
la même façon. Nous pensons que la voiture roule parce que nous avons fait le plein
d‟essence et nous n‟essayons pas de conduire une voiture sans essence. Nous ne faisons
que confirmer nos projections, au fond. C‟est ainsi que la science procède.
[R] : Vous voulez dire que les scientifiques ne font pas de différence entre ce qui est analysé
et ce qui ne l‟est pas ?
[E] : Oui, c‟est une manière plus raffinée de faire la même chose.
[R] : On m‟a souvent dit que les scientifiques étaient comme les fermiers, juste un peu plus
sophistiqués.
[E] : Oui, ça peut être une façon de voir les choses, mais il y a tout un débat philosophique
sur la question de savoir si en toute bonne foi on peut appeler ça science. Chandrakirti
ne peut pas accepter le débat sur certaines choses et le refuser sur d‟autres. Il se rend la
vie un peu trop facile, en refusant de discuter de certains points et en disant que d‟autres
ne peuvent pas être inclus dans une théorie.
[R] : Si les scientifiques ne concluent pas à une entité réelle, Chandrakirti les range dans la
catégorie des gens ordinaires. C‟est vous qui voyez, je ne suis pas un scientifique.
[E] : S‟il débat de la théorie, il doit faire preuve de cohérence. Il admet la vue des gens
ordinaires, mais là aussi c‟est une sorte de théorie, parce qu‟ils pensent que c‟est ainsi
que le monde fonctionne.
Mais cela signifie que À la seconde ligne, Chandrakirti observe que dans ce cas c‟est un esprit autre que le potentiel
la cause et le résultat qui surgira de l‟entité séparée qu‟est le potentiel en question. En d‟autres termes, un résultat
sont différents, et donc différent proviendra d‟une cause différente – ici le potentiel. Il attaque sur le point de la
tout pourrait surgir de différence. Le passé diffère du présent. Car, pour les cittamatrins, tous ces instants de
n‟importe quoi conscience, passé, présent et futur, existent, chacun séparément et de manière substantielle. Il
en ressort que n‟importe quel type de cause, sans aucun rapport avec un résultat immédiat et
particulier, peut produire n‟importe quel type de résultat : on pourrait ainsi avoir un bébé
naissant d‟une graine de riz.
Chandrakirti utilise, une fois encore, l‟une des quatre méthodes de débat propres aux
prasangikas. Il souligne que le raisonnement utilisé par l‟adversaire pour établir sa
proposition ne diffère en rien de la proposition elle-même ; un raisonnement qui sert de thèse
n‟est pas valable. C‟est une pétition de principe, autrement dit, un argument circulaire.
Cittamatrins: cela ne
Ici les cittamatrins introduisent une nouvelle idée, un nouvel argument. Bien qu‟il y ait –
peut être car il y a une
continuité entre le
disent-ils – ce processus de conscience passée, présente et future, néanmoins ces différents
passé, le présent et le instants de conscience forment une sorte de gyun, de continuité, laquelle n‟est toutefois pas
futur une entité séparée. Chandrakirti attaque ce nouveau principe. En effet, cette idée aussi
correspond à l‟un de nos schémas de pensée habituels. Prenons l‟exemple d‟une rivière
Chandrakirti: cette contemplée cette année ; l‟année prochaine, si nous revenons au même endroit, nous croirons
continuité est une thèse voir la même rivière. C‟est le principe de continuité qui nous fait penser qu‟il s‟agit de la
et non une raison même rivière. L‟idée cittamatra de la continuité de l‟esprit est semblable à cela.
Les deux premières lignes et la première moitié de la troisième font état de la continuité
unique de ces instants de conscience – passé, présent et futur – distincts. Et donc le reproche
de Chandrakirti, à savoir que n‟importe quel résultat pourrait venir de n‟importe quelle
cause, n‟est pas valable, répondent les cittamatrins.
[T28] (c) Ce qui est autre ne peut pas partager la même continuité 6:61
Comme Maitreya et Ce quatrain souligne la contradiction entre les termes « continuité » et « différents ».
Upagupta, les esprits Maitreya et Upagupta sont deux êtres différents. Ce qu‟a Maitreya, Upagupta ne l‟a pas. Si
passé, présent et futur Maitreya mange, cela ne nourrit pas Upagupta. On ne peut donc pas parler de continuité
sont différents, il n‟y a entre Maitreya et Upagupta. Chandrakirti remarque simplement que si on suit la proposition
pas de continuité
des cittamatrins les consciences passée, présente et future, sont semblables à Maitreya et
Upagupta en ce qu‟elles sont aussi différentes entre elles qu‟ils le sont entre eux. En tant
qu‟entités complètement différentes, elles ne peuvent pas former une continuité.
Le raisonnement est
Ce raisonnement est très direct, mais si nous l‟appliquons à nos tendances habituelles, il
simple mais va à n‟apparaît plus aussi direct, car notre adversaire, qui n‟est autre que notre propre esprit,
l‟encontre de nos n‟apprécie pas ce mode de pensée. Par exemple, à moins de nier l‟impermanence, nous
schémas habituels sommes obligés de reconnaître que notre soi d‟hier et notre soi d‟aujourd‟hui sont différents.
Mais s‟ils sont différents, comment pouvons-nous nous souvenir aujourd‟hui de ce que nous
avons appris hier ? Nous avons tellement de schémas habituels de ce type ! Les prasangikas
rejettent l‟idée de la séparation de la cause et de l‟effet ; par conséquent, et uniquement au
niveau de la vérité conventionnelle, ils admettent volontiers le principe d‟une continuité
entre la cause et les résultats. C‟est tout simple. Pour les cittamatrins cette continuité est
impossible, alors que pour les madhyamikas elle est parfaitement acceptable pour la simple
raison que Chandrakirti n‟a jamais admis l‟existence réelle de deux entités séparées. Vous
voyez, chaque fois que l‟adversaire apporte un argument valable et, pour ainsi dire,
confortable, Chandrakirti peut s‟en servir alors que l‟adversaire ne peut plus rien en faire !
Les trois quatrains suivants reprennent les arguments des cittamatrins.
Nous avons là une ré-explication de certains points déjà vus. Selon les cittamatrins, notre
perception de la couleur bleu ou la perception par l‟œil de n‟importe quelle forme est le fait
d‟un potentiel ou d‟une tendance habituelle au sein de l‟alaya qui est capable de voir cette
forme. Quand ce potentiel est activé sous l‟effet de certaines conditions, il se produit une
prétendue perception de bleu, de cheveux ou de n‟importe quoi. Les êtres ordinaires
appellent « œil » ce potentiel, cette tendance habituelle. Telle est la définition de l‟œil pour
les cittamatrins. Selon eux, quand les gens ordinaires parlent de l‟œil qui perçoit la couleur
bleu, ils désignent en fait l‟alaya – ce potentiel, cette tendance habituelle.
Donc, une fois de plus, les cittamatrins réaffirment leur position selon laquelle, en dehors du
Les cittamatrins zhenwang, de la réalité dépendante, on ne trouve pas de conscience ou de faculté visuelle
reconfirment que seule substantielle. Cette théorie s‟oppose à celles d‟autres écoles, notamment les vaibhashikas,
la réalité dépendante qui croient en l‟existence d‟une substance qui contiendrait le sens de la vue : ils parlent d‟une
existe de manière substance infinitésimale ressemblant à une sorte de fleur. Pour les cittamatrins, il n‟y a que le
substantielle potentiel basé sur l‟alaya ; et quand ce potentiel est activé par certaines conditions, il fait le
travail dévolu à la conscience visuelle, et c‟est lui qu‟on appelle l‟« œil ».
Ni le sens de la vue ni Ce quatrain nie non seulement l‟existence substantielle et véritable des sens de la vue ou de
les objets des sens l‟ouïe, mais aussi l‟existence réelle des objets de ces sens. En ce monde, rien de ce qui est
n‟existent extérieure- perçu par les sens n‟existe extérieurement, en tant que forme ou son ; ce que nous percevons
ment ; tout ce qui
n‟est rien d‟autre qu‟un potentiel ou une tendance habituelle qui, à partir de l‟alaya, s‟élève
apparaît vient de
l‟alaya sous l‟aspect d‟une forme, d‟un son, de la couleur bleue ou de n‟importe quoi. Toutes ces
choses ne font qu‟apparaître. Mais les gens ordinaires ne comprennent pas cela et croient que
le monde extérieur – sons, formes, goûts et autres – existe bel et bien extérieurement. Tout
cela a déjà été expliqué.
Ce qui apparaît dans Nous avons déjà discuté longuement de tout ce qui est dit ici. Pour vous aider à comprendre,
les rêves surgit dans je vous ai expliqué certaines choses dans un ordre différent, et peut-être avez-vous
l‟alaya à partir du l‟impression qu‟on se répète, mais ce n‟est pas le cas. En l‟absence de tout éléphant, quand le
potentiel, et c‟est pareil
dans l‟état de veille
potentiel pour voir un éléphant de rêve se manifeste, toutes sortes d‟éléphants peuvent
apparaître, et pas seulement des éléphants, mais aussi des sons, des goûts et tout ce que vous
voulez. De la même manière, au réveil, le monde extérieur tout entier avec les sons, les
formes, etc., n‟existe pas en dehors de l‟alaya. Telle est l‟explication des cittamatrins.
6:65 (Réponse :) Dans l’état de rêve, donc sans l’aide des yeux,
Une conscience mentale du bleu et des autres couleurs se manifeste.
Ceci étant, pourquoi donc un aveugle (éveillé), privé du sens de la vue,
Quand ce même potentiel mûrit, n’a-t-il pas cette perception visuelle ?
Chandrakirti: pourquoi Les prasangikas utilisent encore une fois le raisonnement des cittamatrins pour démanteler
un aveugle peut voir leur position. Quelque chose de très ressemblant a déjà été dit, mais cette fois-ci Chandrakirti
du bleu en rêve et pas fait observer que dans le rêve on voit la couleur bleue et les autres choses sans l‟aide des
en état de veille ? yeux. Or donc, si l‟on accorde une réalité valable à cette conscience du bleu, quand un
aveugle se réveille, pourquoi ne perçoit-il pas la couleur bleue ? Selon votre raisonnement,
même les aveugles devraient être capables de voir ce bleu.
Si l‟aveugle n‟a pas le Les cittamatrins disent que pendant le rêve, la conscience mentale, la sixième conscience, a
potentiel de voir du le potentiel, s‟il est activé, de percevoir certaines choses. Mais comme au réveil l‟aveugle n‟a
bleu en état de veille, pas en lui le potentiel ou la tendance habituelle qui permet de voir les couleurs et les formes
comment peut-il voir du monde réel, comme aucun potentiel (de vue) ne peut par conséquent être activé, il ne voit
du bleu dans ses pas. Chandrakirti, à l‟aide du même exemple, renverse la logique des cittamatrins : alors, si
rêves ? l‟aveugle éveillé n‟a pas le potentiel ou la tendance habituelle de voir le monde se déployer
6:67 De même que (selon vous) l’absence de l’œil n’est pas cause (de la cécité),
Le sommeil n’est pas non plus la cause (de ce qui se passe) dans les rêves :
Vous devrez donc admettre que, même dans les rêves, les objets perçus,
Et l’œil qui perçoit sont les causes (illusoires) d’une conscience illusoire.
Chandrakirti clarifie : selon les cittamatrins, un aveugle éveillé ne voit pas parce qu‟il n‟a pas
les causes et les conditions qui lui permettraient de voir. Nous pouvons dire, de la même
façon, que dans le rêve le sommeil n‟est pas la cause de la conscience visuelle, de la
perception et de l‟objet perçu. Comprenons donc que de même que l‟organe sensoriel de
l‟œil n‟existe pas réellement, de même la conscience sensorielle qui en découle et les objets
qu‟elle perçoit sont faux et dépourvus de toute réalité.
[T25] (iii) Leurs preuves sont toutes identiques aux thèses à prouver 6:68.1-3½
Et voici la conclusion : toutes les réponses des cittamatrins ne sont que des propositions et
non des raisonnements qui permettraient de valider la réalité de l‟alaya.
[T25] (iv) Absence d’autorité scripturaire qui soutienne leur position 6:68.3½-4
Chandrakirti souligne en outre que dans les soutras le Bouddha n‟a jamais enseigné
l‟existence réelle de quelque phénomène que ce soit.
[E] : Il y a deux ans, vous avez dit que la différence entre les êtres ordinaires et les êtres
sublimes dans la post méditation résidait dans la croyance des êtres ordinaires en une
véritable existence des choses, alors que, par l‟effet de leur méditation, dans la post
méditation les être sublimes ne croient plus en l‟existence réelle des choses, tout en
continuant à en percevoir les caractéristiques.
[R] : Oui, il s‟agit bien de tsendzin. Et je crois que tsendzin et nyinang sont inclus dans ma
dak pey shen wang.
[E] : En ce cas, quelle est la différence entre shen wang et yong droup ? Vous avez dit qu‟on
atteignait yong droup lorsqu‟on avait réalisé que shen wang est vide de kun tak.
[R] : Oui.
[E] : On est alors au-delà de tsendzin et, par conséquent, dans la post méditation les
bodhisattvas doivent faire l‟expérience de tagpé zhenwang.
[R] : Je me rappelle avoir dit que l‟un est dutché (du byas), un phénomène composé. Si votre
question provient des enseignements de la Grande Perfection, dans lesquels on parle
aussi de trois natures, ou réalités, alors le sens est légèrement différent.
[E] : Je ne peux pas comprendre, d‟après mes notes, si les prasangikas admettent les
principes de zhenwang, kuntak et yong droup au niveau relatif, dans un but de
communication.
[R] : Je ne pense pas, mais peut-être pour communiquer… Les madhyamika-yogacharas ont
ce type de concepts, mais l‟interprétation prasangika de zhenwang diffère de celle qu‟en
donnent les cittamatrins. Pour les cittamatrins, elle est la huitième conscience, qui n‟a
aucun rapport avec la sixième – la conscience mentale – alors que pour les prasangikas,
il s‟agit bien de cette sixième conscience. Il y a donc là, déjà, une différence. Mais, bien
sûr, ils peuvent accepter le nom zhenwang, il n‟y a pas de mal à cela.
Il faut purifier Cela ne signifie pas que Chandrakirti propose de ne pas purifier l‟égarement. Si nous
l‟ignorance ordinaire, voulons atteindre l‟Éveil, il faut le purifier. Il faut néanmoins savoir que ce ne sont pas
mais cela se fait par la
l‟analyse, la logique et les autres exercices auxquels nous nous livrons à présent qui
voie et non par la
logique permettent la purification, mais la voie, la contemplation et méditation. La raison pour
laquelle Chandrakirti désigne ces dernières comme des vérités relatives justes, c‟est parce
qu‟il y a quelque chose qui peut être purifié. Au niveau relatif il y a effectivement un
Le relatif juste est une égarement sans analyse. En revanche, toutes les idées établies par les théoriciens –
ignorance sans analyse, l‟existence réelle de l‟atome ou de l‟esprit, et tout le reste – sont des extras, elles forment une
qui peut être purifiée
souillure supplémentaire.
Imaginons que vous voulez nettoyer quelque chose, une tasse, par exemple. Pour
Chandrakirti, les idées des théoriciens sont comme une souillure qui n‟existe même pas au
plan relatif ; tenter de s‟en débarrasser n‟est qu‟un gaspillage de temps et d‟énergie que nous
ferions mieux d‟utiliser à purifier la saleté non-analysée, la saleté apparente. Il le dit sans
En revanche, les idées arrogance mais avec beaucoup de compassion, pour leur éviter de se chercher des problèmes
des théoriciens sont supplémentaires.
comme une saleté qui
n‟existe même pas, Ainsi, toutes les thèses établies par les substantialistes constituent l‟égarement dont on se
c‟est pure perte de libère par l‟analyse et la logique, alors que l‟expérience des gens ordinaires constitue
temps que d‟essayer de
l‟égarement dont on se purifie au moyen de la voie.
la purifier
Mais les cittamatrins ne s‟avouent pas encore vaincus. Ils avancent leur troisième exemple.
Le premier, le rêve, était l‟exemple d‟une conscience égarée ou altérée yi shepai trul pai pe
Le troisième exemple
(yid shes pai khrul pai dpe) ; le second concernait une conscience sensorielle défectueuse ; le
des cittamatrins : une
méditation erronée
troisième une méditation erronée. Soyons prudent avec ces mots : cela ne signifie pas que
cette méditation conduit à un résultat négatif. On fait plutôt référence ici à l‟exemple des
cheveux où la démonstration prouve que dans le cas d‟une conscience défectueuse, les
cheveux et la conscience sont également pris pour vrais, alors qu‟une conscience éclairée
n‟accorde de réalité ni aux uns ni à l‟autre.
6:70 (Si l’on vous suit) quelque objet mental que l’on puisse avoir
Ŕ Tel que les images produites par une méditation sur le laid Ŕ
Le seul fait de concentrer l’esprit sur lui
Devrait rendre cet objet réel.
Les cittamatrins disent que l‟esprit qui perçoit certains objets comme des squelettes est le
Si les squelettes sont même que celui qui perçoit certaines choses comme étant la vérité absolue. Ainsi, par
réels, même les gens
exemple, si nous regardons une danse, nous la voyons tous comme une danse ; ce n‟est pas
qui ne méditent pas sur
les squelettes devraient que certains voient une danse là où d‟autres voient tout autre chose. En tout état de cause, on
les percevoir nous dit que c‟est une danse, et donc, pour nous, c‟en est une. De même, dit Chandrakirti,
selon vous, même en ne pratiquant pas ce type de méditation, nous devrions tous percevoir
des squelettes. Quelle intéressante conséquence qu‟obtient là notre conséquentialiste !
Pour résumer, les cittamatrins soutiennent que l‟esprit existe réellement, et pour le démontrer
ils avancent cet exemple. Pour eux, l‟esprit qui perçoit des squelettes est un esprit réel et
valable. Pour Chandrakirti, si cela était vrai alors l‟objet perçu par cet esprit réel doit
également être réel et valable. Par conséquent, nous devrions tous voir des squelettes, ce qui
n‟est pas le cas. Sans parler de squelette, certains d‟entre nous ici n‟ont jamais vu une
structure osseuse.
[E]: Pourquoi ne l‟a-t-
il pas dit dès le départ ? [E] : Pourquoi ne l‟a-t-il pas dit dès le départ ? Cet argument est suffisant pour répondre à
toutes les questions : si l‟esprit existe, l‟objet existe, et tout est dit !
[R] : C‟est une très bonne question. Le Bouddha ne devrait pas avoir besoin de le dire. En
fait, il ne devrait pas avoir à nous dire quoi que ce soit ou s‟il avait quelque chose à
[R]: Cela aurait dû nous dire, ce devrait être simplement : Vous êtes tous des Bouddhas. Et cela devrait
suffire que le Bouddha
suffire. Mais, comme nous le savons bien, les facultés et complications de l‟esprit sont
dise: « vous êtes tous
des bouddhas » » mais
nombreuses et variées. Chacun sait combien son esprit peut être compliqué. Les
il a dû donner des enseignements s‟adaptent à cela. Certains de ces enseignements sont si sophistiqués et
enseignements plus complexes que c‟est impossible qu‟ils soient le fait d‟un individu ordinaire. Si une
complexes, pour personne ordinaire réussissait à produire quelque chose de cette complexité, ce serait
s‟adapter à nos esprits aussi confus que compliqué, tandis que les enseignements restent parfaitement
compliqués cohérents dans leur complexité. Voilà qui devrait nous faire apprécier les enseignements
Nous entendons souvent des arguments qui semblent très proches les uns des autres, illustrés
par des exemples qui ne présentent que de légères différences, mais si vous réfléchissez
attentivement, vous verrez que c‟est ainsi que fonctionne l‟esprit. Nous comprenons qu‟une
chose n‟est pas vraie en la considérant d‟un certain point de vue ; puis nous pensons que, vue
sous un autre angle, elle pourrait être vraie. Chandrakirti explore donc tous les angles
possibles. Plus loin dans le texte, après toutes ces réfutations acerbes, il dira qu‟il n‟a jamais
souhaité faire tout cela. Il fait presque l‟éloge de son adversaire, et le remercie pratiquement
d‟être un si bon adversaire, qui nous représente si bien. C‟est remarquable de s‟exprimer
ainsi : au lieu de dire merci, il déclare qu‟il n‟a jamais souhaité se livrer à toutes ces
critiques. Il nous montre l‟exemple. Les gens comme nous, qui font semblant d‟être des
pratiquants du Dharma, savent vaguement, intellectuellement et de manière toute théorique
que cette vie mondaine est dépourvue d‟essence, et tout ce qui s‟ensuit. Mais nous restons
attachés à notre propre Dharma, à notre maître, à notre voie.
L‟occident, qui prise la En vérité, le monde occidental, et tout particulièrement les milieux intellectuels, ont besoin
logique et la raison, a de gens comme Chandrakirti : dans la société moderne on attache une grande valeur à ce qui
besoin de Chandrakirti est établi au moyen du raisonnement. Il faut être rationnel ; tout le reste relève de la
superstition, de la religion, etc. Voilà où Chandrakirti aurait quelque chose à dire. Et
pourtant, il ne se conduirait pas en révolutionnaire, prétendant que toute pensée rationnelle
ou linéaire est à rejeter totalement. Pareille attitude lui paraîtrait tout aussi déraisonnable. Ce
n‟est pas parce qu‟il trouve certaines choses déraisonnables qu‟il prendra cela comme une
excuse pour agir à la manière d‟un bohémien. Il n‟est pas juste un esprit critique qui aime
prendre le contre-pied de tout ce qu‟on lui dit. Compatissant, il s‟adapte très bien à
Il y a certaines choses l‟expérience ordinaire et se montre toujours très sociable. Mais si nécessaire, il peut traire
qu‟il n‟accepte pas, une vache peinte sur un mur ! C‟est un mahasiddha, un être réalisé, et pas seulement un
mais il s‟adapte très philosophe. En cas de besoin, il s‟adonnera à de tels actes, mais en général, il est très
bien à l‟expérience sociable.
ordinaire
[E] : Pourquoi Chandrakirti a-t-il besoin d‟une vache peinte ? Il pourrait s‟en passer.
[R] : C‟est juste pour montrer que Chandrakirti a réalisé la nature absolue, la vacuité de tous
les phénomènes. C‟est n‟est pas parce que les firmes laitières étaient en panne de lait !
C‟est une démonstration de la vacuité, comme quand Milarepa s‟est abrité à l‟intérieur
d‟une corne de yak. Nous sommes incapables de faire cela parce que nous restons
attachés à l‟idée qu‟une vache en peinture est peinte alors qu‟une vraie vache ne l‟est
pas.
[E] : Pourriez-vous expliquer le quatrain 67 de nouveau ? J‟ai bien compris que l‟esprit, la
conscience et l‟objet n‟existent pas vraiment et ne se produisent pas les uns les autres,
mais quand je lis les deux dernières lignes, je n‟arrive pas à faire le lien entre le texte
racine et votre explication.
[R] : Chandrakirti expose aux cittamatrins les conséquences de leur théorie, en disant que de
même que l‟organe des sens est illusoire, de même la conscience visuelle et la forme
perçue, la fleur bleue par exemple, sont illusoires.
[E] : Pourquoi dit-il qu‟on doit reconnaître que les objets perçus et l‟œil sont des causes. Est-
ce qu‟il veut dire que telle est la conséquence et qu‟elle est absurde ?
[R] : Oui, bien sûr ! Pratiquement toutes les conséquences sont absurdes. Si elles ne l‟étaient
pas, je suis sûr qu‟il les adopterait !
[T22] (d) Impossibilité démontrée en utilisant l’analogie d’une perception visuelle erronée
6:71.1-2
6:71.1-2 De même, semblable en cela à l’homme affligé d’une maladie des yeux,
Un esprit avide percevra l’eau d’une rivière comme du pus.
Si l‟on considère ces quatre exemples à mesure qu‟ils sont réfutés, on peut trouver qu‟ils sont
fondamentalement les mêmes, et pourtant chacun a son caractère propre.
Le quatrième exemple
des cittamatrins: une L‟exemple donné ici est très vaste, très inclusif : lorsque les êtres humains regardent un objet
perception erronée donné, ils pensent que c‟est de l‟eau. Ils le boivent, s‟en servent pour se laver, pour prendre
des douches, bref ils l‟utilisent comme de l‟eau. D‟autres êtres, les prétas, les esprits avides,
perçoivent le même objet comme du pus ou du sang. Pour d‟autres encore dans le règne
animal, comme les poissons, il devient un territoire, un lieu de vie. Certains dieux des
royaumes sans forme le voient comme l‟espace ou le ciel, car pour eux les formes n‟existent
pas, et enfin pour les asuras, les titans, ce même objet est perçu comme une arme.
Les êtres des différents
mondes voient le Les cittamatrins ne prétendent pas qu‟il existe une substance différente pour chaque type
même objet de manière d‟être. Tous ces types d‟êtres considèrent le même objet. C‟est une belle illustration de ce
différente que sont les bak chak Ŕ les tendances habituelles. Le murissement de schémas habituels
différents chez des êtres différents produit des perceptions différentes. L‟exemple est
excellent.
Il nous faut noter deux choses ici : à regarder un même objet, des êtres dotés de tendances
habituelles similaires auront, au moment de la maturation de ces tendances, une vision ou des
perceptions similaires. Et à regarder le même objet, quand des tendances différentes arrivent
à maturation, des perceptions différentes adviendront.
Ces différentes sortes
de perceptions Prenons tout d‟abord la première hypothèse : quand tous ici regardent cette fleur, ils voient
viennent de schémas tous le même objet et sont tous d‟accord pour dire que c‟est une fleur. Ce faisant, chacun fait
habituels différents l‟expérience de la maturation de tendances habituelles similaires qui font qu‟on est tous
d‟accord que c‟est une fleur. Cela ne signifie pas que je vois exactement la même fleur que
vous. Aux yeux des cittamatrins, le fait que vous ne voyiez jamais ce que moi je vois a une
grande importance. Néanmoins, bien que je ne puisse jamais voir ce que vous voyez, nous
voyons tous une fleur, et nous convenons tous que c‟est une fleur, parce que nous avons des
tendances habituelles similaires du fait que nous sommes tous des êtres humains, du moins je
le suppose.
Les cittamatrins disent Les cittamatrins parlent donc encore une fois des bak chak, des tendances habituelles dont la
que les phénomènes
base est zhenwang, l‟alaya. D‟après eux, les phénomènes extérieurs comme le pus, le sang,
extérieurs n‟existent
pas vraiment, ce sont une arme, de l‟eau, etc. n‟ont pas d‟existence extrinsèque. Ils ne sont que des réalités
des réalités imaginaires imaginaires (kun tak). Par contre, le zhenwang, l‟alaya ou la réalité dépendante existe
réellement, comme je l‟ai déjà répété cent fois. Il est important de le répéter, parce que même
quand j‟essaie de l‟enseigner, je continue à l‟oublier !
Ne pas confondre les À la requête de certains d‟entre vous, je vais expliquer de nouveau les trois réalités définies
trois réalités des par les cittamatrins : kun tak, zhenwang et yong droup. Le dernier exemple des cittamatrins
cittamatrins qu‟on voit sera très utile ici. Mais pour ceux qui ont étudié le Yeun ten dzeu ou ceux qui ont été orientés
dans l‟enseignement vers la vue shentong, ne mélangez pas ce que vous avez appris avec la présentation que je
Madhyamika avec les fais maintenant des trois réalités des cittamatrins.
trois natures qu‟on voit Je dois souligner que la vue shentong n‟est pas une vue substantialiste ; c‟est une vue
dans les enseignements
supérieure qui relève du Madhyamika-prasangika. Certains pensent que les shentongpas sont
shentong ou du Yeun
ten dzeu surtout des nyingmapas ou des kagyupas, mais ils se trompent. Les nyingmapas comptent
aussi de nombreux rangtongpas comme le grand maître dzogchen Zhenga. Et d‟autres
grands maîtres comme Jamyang Khyentsé Wangpo et Mipham Rinpoché mettent sur un pied
d‟égalité les vues rangtong et shentong. Certains maîtres kagyupas comme Kunkhyen Pema
Karpo (le quatrième Drukchen, grand maître drukpakagyu – 1527-1592) seraient plutôt
rangtongpas, tandis que certains sakyapas, comme Sakya Chogden, sont très shentongpas. Il
n‟est donc pas vrai que tous les sakyapas sont des rangtongpas. Mais nous verrons ces
termes de rangtong et shentong plus tard, car il s‟agit d‟une question tibétaine et non pas
indienne, et en ce moment c‟est un texte indien que nous étudions. J‟en ai fait mention pour
ceux qui ont déjà étudié ces sujets, afin qu‟ils ne les mélangent pas avec le Madhyamika.
[E] : Quelle est la différence entre la réalité dépendante pure et la réalité ultime correctement
perçue ?
[R] : Si nous parlons de l‟exemple de la corde et du serpent, il y a une grande différence
entre « pas de serpent » et « corde rayée ». Quand vous parlez de corde rayée, il n‟est
nulle part question de serpent ou d‟absence de serpent. Cette corde rayée est gyourme
yong droup.
[E] : Pour cette réalité ultime correctement perçue (chinchi ma logpai yong droup), est-ce la
sagesse qui perçoit qu‟il n‟y a pas de serpent ?
[R] : Parlons seulement de serpent et de corde rayée – le tagpé zhenwang. Quand une
conscience entraînée à la méditation vipassana a développé une tendance qui, parvenue
à maturation, lui fait voir qu‟il n‟y a pas de serpent, l‟objet perçu par cette conscience
est le tagpé zhenwang. C‟est différent de chinchi ma logpai yong droup – qui est déjà
réalisé.
[E] : Donc, ce tagpé zhenwang, cette réalité dépendante pure fait référence à la post
méditation des Aryas ?
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1998 Chapitre 6 – 187
[R] : Je pense que oui, car pour les Bouddhas il n‟y a même pas de méditation.
[E] : Quelle est alors la différence entre gyourme yong droup (’gyur med yongs grub) et
chinchi ma logpai yong droup (phyin gyis ma log pa’i yongs grub) ? Ai-je raison de
croire que cette réalité ultime correctement perçue selon laquelle il n‟y a jamais eu de
serpent, est en fait la sagesse, tandis que la réalité ultime immuable fait référence à la
réalité ?
[R] : Quand nous parlons de gyourme yong droup, nous ne faisons pas référence à un sujet
qui perçoit, nous désignons simplement ce qui est : une corde rayée. Mais quand nous
parlons de chinchi ma logpai yong droup, nous faisons référence à un sujet qui a déjà
réussi à voir (la réalité telle qu‟elle est).
[E] : Le gyourme yong droup est-il expliqué du point de vue de l‟objet ?
[R] : Oui, et le zhenwang aussi. Quand nous disons « dépendant », il s‟agit d‟une dépendance
basée sur la perception. Nous donnons le nom, c‟est à dire le problème du sujet, à
l‟objet. C‟est pourquoi on l‟appelle zhenwang. L‟un est vu ou perçu, et l‟autre est là en
tant que potentiel, prêt à être perçu par n‟importe qui.
[E] : Y a-t-il une différence entre la réalité dépendante pure et la réalité ultime correctement
perçue ? Je crois comprendre que la réalité ultime correctement perçue fait référence à
la sagesse, qui voit correctement ce qui est. Mais il me semble que la réalité dépendante
pure se réfère aussi au sujet qui voit qu‟il n‟y a pas de serpent. Je ne comprends pas
comment on peut distinguer ces deux réalités, bien que je puisse voir qu‟il doit y avoir
une différence.
[R] : Aussi longtemps que nous parlons de zhenwang, de réalité dépendante, nous avons un
sujet et un objet. Quand nous parlons de la réalité dépendante pure, nous nous plaçons
en quelque sorte du côté de la corde rayée. La compréhension, ou la réalisation, qu‟il
n‟y a pas de serpent, est chinchi ma logpai yong droup, le yong droup correctement
perçu. Et le tagpé zhenwang est la corde rayée perçue par quelqu‟un qui a le potentiel
de voir qu‟il n‟y a pas de serpent. Cet objet est le tagpé zhenwang, il y a donc une
différence. Zhen signifie dépendant de quelque chose d‟autre, ce qui, dans ce cas, veut
dire dépendant de l‟esprit de méditation. Alors que chinchi ma logpai yong droup est
l‟esprit méditatif qui a déjà réalisé qu‟il n‟y a pas de serpent. C‟est un bon sujet de
contemplation.
[E] : Est-ce que « la réalité ultime correctement perçue » est juste le résultat de la voie ?
Quand nous disons que le pur zhenwang est le résultat de la voie, alors que le gyourme
yong droup est toujours là en tant que réalité ultime immuable, le chinchi ma logpai
yong droup est-il cette même réalité quand elle est perçue par un sujet ?
[R] : Cela est aussi le résultat de la voie mais il y a une différence très subtile.
[E] : Au bout de la voie, est-ce que le pur zhenwang et le yong droup fusionnent et
deviennent un ?
[R] : Voyez-vous, parce que nous avons tagpé zhenwang et ma tagpé zhenwang, le zhenwang
doit se transformer d‟impur en pur. Mais pour le yong droup il n‟y a pas de
transformation. Essayez avec l‟analogie de la corde et du serpent, et voyez si cela
fonctionne. Mais ne vous arrêtez pas là, sinon vous n‟apprendrez jamais. Vous devez y
penser encore et de mon côté j‟y penserai aussi. Tâchons de terminer le quatrain 71.
Réponse de La réponse de Chandrakirti est pratiquement la même : puisqu‟il n‟y a pas d‟objet, il ne peut
Chandrakirti : y avoir de sujet, voilà ce que vous, cittamatrins, devez apprendre.
puisqu‟il n‟y a pas
d‟objet, il ne peut y [E] : De ce que je comprends, nous avons la réalité dépendante impure qui perçoit un serpent
avoir de sujet là où il n‟y a qu‟une corde. Par le biais de la méditation, nous éliminons cette confusion
et voyons la corde comme une corde. Vous avez mentionné qu‟à la huitième terre on
Dans l‟analogie du quatrain 71, de nouveau les cittamatrins affirment que l‟objet est
seulement kun tak – imaginaire – alors que l‟esprit qui voit cet objet est lui, réellement
existant. Chandrakirti utilise la même réfutation que précédemment, en observant que
puisqu‟il n‟y a pas d‟objet, il ne peut y avoir de sujet.
Si la réalité dépendante
Ce quatrain appuie la négation par Chandrakirti de cette réalité dépendante substantiellement
est libre de sujet et existante. Les cittamatrins affirment encore l‟existence substantielle de la réalité dépendante
d‟objet, qui peut libre de sujet et d‟objet. Ils ont toujours soutenu que les notions de sujet et d‟objet, cette
réaliser son existence ? dualité donc, ne sont que la réalité imaginaire et n‟existent pas vraiment. C‟est ce point que
Chandrakirti attaque à présent. Ce n‟est pas du tout une répétition ; il aborde un autre aspect
de zhenwang proposé par les cittamatrins : le non-assujettissement de cette réalité
dépendante à la dualité sujet-objet. Dans ce cas – questionne Chandrakirti – qui pourrait
reconnaître ou réaliser l‟existence d‟une telle réalité dépendante ? En effet, on ne peut
affirmer l‟existence de quelque chose que rien ni personne ne perçoit.
[T21] (ii) Examen et réfutation de la conscience qui d’elle-même se perçoit en tant que
preuve
[T22] (a) Réfutation de cette conscience comme ayant une nature propre 6:73.1
Les cittamatrins disent Les cittamatrins répondent qu‟une lampe dans l‟obscurité illumine non seulement les objets
que la réalité alentour, mais aussi elle-même ; de même, cette conscience ou zhenwang non seulement
dépendante se connaît connaît les objets extérieurs, mais se connaît également elle-même. Ils parlent maintenant de
elle-même, comme une conscience consciente d‟elle-même, ce qui est important, car Chandrakirti s‟apprête à réfuter
lampe qui s‟éclaire la réalité en et par elle même de cette conscience.
Selon lui une conscience consciente d‟elle-même ne peut pas exister vraiment. D‟abord
La mémoire sert à parce que nous avons déjà réfuté toute possibilité de production à partir de soi et que la
prouver cette
même logique s‟applique ici. Mais maintenant les cittamatrins soutiennent l‟existence
conscience, laquelle
sert à prouver que la véritable de la réalité dépendante. Pour prouver cette existence ils avancent rang rig, la
réalité dépendante conscience qui d‟elle-même se connaît et pour soutenir leur démonstration, ils s‟appuient sur
existe vraiment le souvenir. Disons, par exemple, que j‟ai vu hier quelque chose de bleu ; si je n‟avais pas eu
cette expérience, je serais incapable de m‟en souvenir aujourd‟hui.
6:73.2-4 Vous pouvez arguer que la mémoire, ensuite, confirmera cette existence ;
Mais rien encore n’a démontré l’existence réelle de la mémoire,
Elle ne peut donc servir de preuve.
Les cittamatrins avancent la mémoire comme argument pour soutenir l‟existence d‟une
Mais l‟existence de la
conscience qui se connaît. Chandrakirti répond que l‟existence de la mémoire n‟ayant pas été
mémoire, qui n‟a pas démontrée, cet exemple ne peut servir de preuve. Ce point va être difficile à réfuter. Au plan
été prouvée, ne peut absolu c‟est facile, parce qu‟il est impossible de prouver dans l‟absolu l‟existence de la
pas servir à prouver la mémoire. On pourra toujours utiliser la logique des quatre modes possibles de production
conscience qui se (production par soi-même, à partir d‟autre chose, à partir des deux ou sans cause) pour
connaît démontrer son inexistence.
Mais si les cittamatrins déclarent que la mémoire dont ils entendent se servir dans leur
raisonnement relève de la vérité conventionnelle, notre réfutation va devenir ardue et, à ce
Chandrakirti accepte la stade, il faudra parler du raisonnement logique bouddhiste. Il existe bien une manière facile
conscience qui se
de s‟en sortir : dire que la logique et l‟analyse par lesquelles on établit la vérité relative ne
connaît au niveau de la
vérité conventionnelle, servent pas à établir pas la vérité absolue. Le problème, c‟est que Chandrakirti lui-même
mais cela ne prouve pas reconnaît une sorte de mémoire et une sorte de conscience qui se connaît, au niveau
son existence réelle; conventionnel ; les cittamatrins vont donc pouvoir s‟en servir comme argument pour prouver
c‟est un raisonnement l‟existence d‟une conscience qui se connaît. À cela Chandrakirti rétorque que c‟est un
non définitif « raisonnement non-définitif » (rtags ma nges pa), terme de logique bouddhiste qui signifie
incertain. Par exemple, le simple fait de voir la silhouette d‟un être humain ne peut pas servir
à prouver que vous avez vu Patrick.
Le bon côté de ce débat est de montrer que dans la vérité conventionnelle les madhyamika-
prasangikas acceptent le principe de la mémoire et d‟une conscience consciente d‟elle-même.
Ce quatrain est plus facile à comprendre. Bien, dit Chandrakirti, admettons qu‟il y ait une
conscience qui se connaît. On ne peut cependant pas dire que la mémoire peut percevoir un
autre souvenir. De nouveau, il met l‟accent sur « autre », puisque les cittamatrins soutiennent
que les deux principes de cause et d‟effet sont autres, c‟est-à-dire ce sont deux entités
séparées.
Même si on accepte la Chandrakirti observe donc que la mémoire ne peut pas voir la mémoire du fait de cette
conscience qui se altérité que les cittamatrins reconnaissent, tout comme ils admettent qu‟Upagupta et
connaît, une mémoire Maitreya sont deux êtres différents. Ce raisonnement, qui souligne leur altérité, détruit toutes
ne peut percevoir une les autres réponses possibles : Chandrakirti devance la réponse des cittamatrins qui
autre mémoire pourraient parler de continuité, de potentiel, etc. En effet, comme ils l‟ont fait
précédemment, ils pourraient faire remarquer que la mémoire est dotée de continuité, d‟un
Les deux mémoires
potentiel et tout ce qui s‟ensuit. Mais Chandrakirti les en décourage en soulignant le fait
sont « autres » et ce
raisonnement détruira qu‟elles sont autres, deux choses différentes, il réduit à zéro toute leur logique. C‟est tout !
tous les autres
arguments Les cittamatrins ont donc présenté leur quatrième et dernier exemple – celui d‟une
perception erronée – qui montre que des êtres différents peuvent avoir une perception
Différents êtres différente d‟un même objet, tel que l‟eau : les êtres humains la voient comme de l‟eau, alors
regardent un objet et que les poissons la perçoivent comme un lieu de vie dans lequel ils peuvent nager et dormir,
voient des choses et ainsi de suite.
différentes : c‟est la
perception trompeuse Les cittamatrins essaient de prouver qu‟en réalité, dans l‟absolu, extérieurement il n‟y a ni
eau, ni lieu de vie, ni aucune de ces substances vues par des êtres différents. Dans un certain
sens, c‟est une excellente manière de penser, car dans le monde normal, nous avons tendance
Prenez l‟expression : « la beauté est dans l‟œil de celui qui regarde ». Les cittamatrins disent,
et c‟est très logique, que les substances perçues, comme l‟eau, etc. n‟existent pas de manière
extrinsèque. Seule existe l‟esprit qui les voit, et des esprits différents sont dotés de potentiels
différents. Certains ont le potentiel de voir cette substance comme de l‟eau, d‟autres comme
Seul l‟esprit voit que un lieu de vie, d‟autres encore comme du pus et du sang. Lorsque ces potentiels sont activés
les choses existent, et sous l‟effet de diverses conditions, les différents êtres qui regardent un même objet le
ces perceptions perçoivent d‟une manière différente.
viennent de différents
potentiels qui sont
Chandrakirti a réfuté cette logique à l‟aide du même raisonnement, à savoir que l‟esprit
agités par des
conditions différentes
n‟existe pas vraiment de manière indépendante ou inhérente. Cela ne signifie pas que
Chandrakirti s‟oppose aux cittamatrins quand ils disent qu‟en regardant un même objet,
Chandrakirti ne dit pas certains le voient beau et d‟autres laid ; il ne conteste pas leur affirmation que cette
que les perceptions ne perception vient de l‟esprit. Il réfute uniquement la véritable existence de l‟esprit. Ils ont
viennent pas de avancé l‟argument de la conscience qui se connaît comme preuve de l‟existence réelle de
l‟esprit, il réfute l‟idée l‟esprit. Pour démontrer l‟existence d‟une telle conscience, ils ont pris comme argument la
que l‟esprit existe mémoire : le fait de se souvenir prouve l‟existence d‟une conscience qui se connaît et, par
vraiment conséquent, celle de zhenwang, l‟alaya, l‟esprit. Tout cela, Chandrakirti l‟a réfuté, car il
refuse de cautionner l‟existence véritable que l‟adversaire leur attribue.
Il ne cesse de réfuter
l‟existence véritable: Vous avez sans doute remarqué que Chandrakirti souligne toujours la même faute. Il refuse
ce doit être une grave d‟admettre l‟existence véritable de quoi que ce soit. Voyant tous les efforts qu‟il déploie
erreur que de s‟y pour réfuter l‟existence réelle, nous devrions commencer à réaliser que le fait de croire en
attacher l‟existence de quelque chose, et de s‟attacher à cette croyance a de graves conséquences. Il
doit y avoir là quelque chose d‟essentiellement erroné.
[T22] (c) Comment nous comprenons que la mémoire se conforme à l’expérience, 6:75
Nagarjuna: « Pour Nous avons déjà réfuté la conscience qui se connaît et la mémoire, et maintenant les
ceux qui peuvent cittamatrins répondent dans le quatrain 75. N‟oublions pas que ce texte est un commentaire
accepter l’idée de la sur le Mulamadhyamaka-karika, écrit par Nagarjuna, le maître du maître de Chandrakirti.
vacuité, tout est Dans le Mulamadhyamaka-karika, Nagarjuna déclare : Pour ceux qui peuvent accepter l’idée
acceptable » de la vacuité, tout est acceptable. Chandrakirti dit la même chose, mais de manière
Chandrakirti, qui différente : pour les prasangikas tout est acceptable, mais pour les substantialistes comme les
soutient que rien cittamatrins, les vaibhashikas, les théoriciens et probablement aussi les scientifiques, plus
n‟existe vraiment, peut rien n‟est acceptable parce qu‟ils se limitent eux-mêmes. En effet, les cittamatrins, qui
accepter la simple affirment l‟existence véritable de l‟esprit, ne peuvent même plus accepter l‟idée de la
mémoire mémoire.
Ce que dit Chandrakirti, c‟est que pour un prasangika la conscience qui voit ou qui est
consciente que quelque chose est bleu n‟est pas différente de l‟objet bleu. Puisqu‟il n‟a rien
établi comme ayant une existence véritable et indépendante, l‟esprit et ce qu‟il perçoit ne
sont pas pour lui différents. Dans la mesure où, pour lui, la conscience l‟objet ne sont pas
séparés, il peut sans mal accepter la simple mémoire. Mais il ne l‟admet que pour les besoins
de la vérité conventionnelle.
Si vous persistez, dit Chandrakirti, à soutenir l‟existence d‟un alaya qui ne serait produit ni
Que vous a fait le fils par lui-même ni par autre chose, qui constituerait la base de tout le samsara et nirvana, qui
de la femme stérile serait impossible à percevoir par la conscience qui se connaît et néanmoins doté d‟une
pour que vous ne existence réelle, pourquoi refusez-vous l‟existence du fils de la femme stérile ? Que vous a-t-
l‟acceptiez pas comme il fait ? Nous savons que l‟alaya n‟est pas perçu par la conscience qui se connaît, parce que
fondement du samsara nous venons juste de démontrer l‟impossibilité d‟une telle conscience.
et du nirvana ? À la dernière ligne Chandrakirti se montre sarcastique. L‟alaya n‟existe pas plus que le fils
d‟une femme stérile. Pourtant, les cittamatrins admettent son existence et refusent celle du
fils d‟une femme stérile. Que vous a donc fait ce fils, interroge-t-il alors, pour que vous ne
l‟acceptiez pas en tant que base du samsara et du nirvana ?
Chandrakirti tire encore une autre conséquence. Soumise à l‟analyse, la réalité dépendante
n‟a pas la moindre existence. Quelle est alors la base de la vérité relative, la « vérité qui
occulte tout » ? Kundzob (kun rdzob), – ce qui occulte tout – est l‟autre nom de la vérité
relative. Nos adversaires cittamatrins sont extrêmement attachés à l‟idée d‟un alaya qui
existe pour de vrai, mais comme ils nient l‟existence du sujet et de l‟objet au niveau de la
vérité relative et attribuent une réelle existence à l‟alaya en vérité absolue, il s‟ensuit qu‟ils
détruisent les catégories acceptées par l‟expérience commune. Ils n‟acceptent pas la vérité
relative, laquelle inclut le sujet et l‟objet, la forme, la sensation, etc. En revanche, au moyen
de la logique et du raisonnement, ils ont établi une entité qu‟ils appellent réalité dépendante.
C‟est pourquoi ils détruisent ce qui est accepté par les gens ordinaires.
6:79 Hors cette voie, qui est celle du vénérable maître Nagarjuna lui-même,
Aucune autre voie ne peut servir de méthode pour atteindre la paix,
Car leur compréhension des vérités relative et absolue, est incomplète
Et par là-même, elles interdisent l’accès à la libération.
La vérité conventionnelle est la méthode, à savoir tous les moyens et techniques comme la
La vérité méditation, le refuge, l‟esprit d‟Éveil, la compassion, etc. Elle recouvre également les
conventionnelle est la
méthode ; la vérité
différents dialogues entre les émotions ou les aspects négatifs qu‟il faut abandonner et la
absolue est le résultat dévotion et la sagesse qu‟il faut cultiver.
que visent ces
méthodes La vérité absolue est le but, le résultat de ces méthodes habiles. Ceux qui ne savent pas faire
la différence entre les deux ou qui ne comprennent pas le sens des deux vérités ont une
approche erronée et se sont engagés sur une mauvaise voie. Une mauvaise voie avec une
Les écoles comme le approche correcte serait un peu mieux, mais se tromper sur les deux est une erreur au carré !
Cittamatra ont un but Il s‟agit ici des cittamatrins qui, avec une approche incorrecte et un but erroné, suivent une
et une voie erronés mauvaise voie.
[T20] (a) Une réalité dépendante substantielle ne peut pas être semblable à la vérité relative,
6:81-82
Chandrakirti n‟accepte Dans ce quatrain, Chandrakirti explique comment il souhaite présenter les choses. D‟abord,
pas la réalité il rappelle que lui, à l‟inverse des cittamatrins qui affirment l‟existence réelle de l‟alaya, de
dépendante dans
la réalité dépendante, n‟a jamais établi de proposition. Il dit que cette réalité n‟existe pas, ni
l‟absolu, ni même dans
le relatif. Il n‟a aucune
comme vérité absolue, ni même comme vérité relative. Ce dernier point est important : il ne
thèse présente de proposition ni dans l‟absolu ni dans le relatif.
Mais dans le relatif, De quel fruit parle-t-il à la troisième ligne ? Du fruit temporaire – la réalisation de
pour atteindre le fruit, l‟inexistence du soi des phénomènes et de l‟individu –, et du fruit ultime – l‟Éveil suprême.
il dit que les choses
Dans le but d‟obtenir ces fruits, et bien que les phénomènes relatifs comme la voie et la
comme la voie et la
compassion existent, compassion n‟existent pas dans l‟absolu, Chandrakirti, sans recourir à l‟analyse ou à la
sans analyse logique, dira qu‟ils existent. Admirez la dernière ligne : même au moment de reconnaître
l‟existence relative de ces phénomènes – en dehors de toute analyse – il précise qu‟il ne le
fait pas par volonté propre, mais parce qu‟il n‟a pas d‟autre choix s‟il veut pouvoir
communiquer avec les gens ordinaires.
Pour les arhats qui ont purifié tous les agrégats, et pour ceux qui ont atteint le parinirvâna, les
agrégats relatifs, l‟ignorance et toute les formes de continuité n‟existent pas. Autrement dit,
les arhats n‟ont pas d‟agrégats quand ils atteignent l‟Éveil. De nouveau Chandrakirti se
montre sarcastique : il sait bien que ce qu‟ont réalisé les arhats est vrai. Tout à l‟heure, il
disait qu‟il ne déclarait rien de son propre chef mais parce qu‟il ne pouvait faire autrement.
Maintenant il dit que, tout en sachant que les arhats ont réalisé la vérité de l‟inexistence des
agrégats, si cette inexistence était aussi reconnue dans le monde relatif, il n‟aurait aucun mal
à admettre que rien n‟existe, même au niveau relatif.
[T20] (b) Tout déni de la vérité relative serait contredit par l’expérience des gens ordinaires,
6:83
[E] : Est-ce que l‟enfant de la femme stérile est shunyata dans cette analogie ?
[R] : Non, le fils de la femme stérile est un phénomène, la vacuité n‟est pas un phénomène.
[E] : Au début, vous avez dit qu‟il n‟y avait aucun sens à critiquer la voie des autres, ce qui
était intéressant, mais maintenant, au quatrain 79, nous critiquons leur voie. Je voudrais
que vous m‟expliquiez.
[R] : Non, l‟on critique la théorie et non la vraie voie. Les cittamatrins croient que leur
théorie est la voie, c‟est leur théorie que Chandrakirti critique.
[E] : Je ne comprends pas très bien ce point, non plus. Car si l‟on dit que les autres voies ne
[E]: Pourquoi les voies
qui parlent de Dieu ne peuvent apporter aucune clarté ni mener à l‟Éveil, comment se fait-il qu‟il y ait
peuvent-elles mener à tellement de voies en ce monde qui parlent de Dieu et de toutes ces choses ? Quand je
l‟Éveil ? lis, il me semble que les gens utilisent les mots Dieu, shunyata ou esprit dans le même
sens. Pourquoi ne peut-on dire qu‟ils emploient des mots comme Dieu, vérité illimitée
ou pouvoir illimité dans le but de communiquer ? Pourquoi devrais-je accepter qu‟ils ne
mènent nulle part ?
[R]: En premier, tant [R] : J‟ai deux réponses à cela.
que votre vue ne 1) Tant que vous reconnaissez les quatre sceaux, les quatre vues du
contredit pas les quatre bouddhisme, le reste importe peu. Tant que votre vue ne contredit pas les
sceaux elle peut vous quatre grands sceaux, elle peut vous conduire à l‟Éveil. Ces quatre sceaux
conduire à l‟Éveil
(ou moudras) sont :
Les cittamatrins et les [E] : Si tout est produit par l‟esprit, tous les objets extérieurs ne sont-ils donc qu‟esprit ?
tirthikas pensent tous [R] : Oui, mais l‟esprit existe réellement et tout vient de lui, c‟est pourquoi cela devient une
deux qu‟il y a une base production à partir d‟autre chose. C‟est différent de l‟atman. La différence entre les
réelle, mais les tirthikas cittamatrins et les tirthikas, c‟est que pour les cittamatrins la réalité dépendante existe
ne disent pas que les
vraiment et les choses produites ne sont que de simples désignations qui n‟existent pas
choses produites sont de
simples désignations et vraiment. On a donc bien une production à partir d‟autre chose. Alors que les tirthikas,
donc leur théorie relève quand ils parlent du soi, lui attribuent vingt-cinq qualités différentes, qui existent
de la production à partir également en et par elles-mêmes. Ils ne disent pas que ces qualités ne sont
de soi-même qu‟imaginaires, voilà pourquoi leur théorie relève de la production à partir de soi-même.
[E] : Je ne suis pas sûr du sens des quatrains 76 et 77. Il me semble que ce sont les points-
clés par lesquels Chandrakirti introduit les concepts de la conscience qui se connaît et
de la réalité dépendante – rang rig et zhenwang – mais qu‟il les détache du niveau de la
réalité ultime pour les transposer au niveau de la vérité conventionnelle. Et ensuite il dit
que la théorie cittamatra est illogique parce que les gens ordinaires n‟admettraient pas
que c‟est ainsi que fonctionne l‟expérience ordinaire. Mais je ne comprends pas ce qu‟il
dit dans ces quatrains, particulièrement le quatrain 76.
[R] : Dans ce quatrain il réfute simplement la conscience qui se connaît.
[E] : À quel niveau ?
[R] : Au niveau ultime, comme toujours.
[E] : Pour un être ordinaire, quand nous sommes dans le ma dak pai zhenwang – la réalité
dépendante impure – le kun tak est une production à partir d‟autre chose. Mais pour un
être sublime, qui perçoit le dak pai zhenwang – la réalité dépendante pure – il
semblerait qu‟il s‟agisse de production à partir du soi-même, comme si l‟esprit avait une
sorte de conscience de lui-même.
[R] : Pour les cittamatrins, c‟est toujours de la production à partir d‟autre chose. Dès que
Les cittamatrins disent
que tout naît à partir vous parlez de quelque chose qui vient de l‟esprit, cela relève de la production à partir
d‟autre chose parce d‟autre chose, puisque tout vient d‟un esprit qui existe en et par lui-même. Si l‟esprit
que tout vient d‟un n‟existe pas en et par lui-même, vous avez une voie de sortie, mais Chandrakirti l‟a déjà
esprit qui existe explorée ! Les cittamatrins croient en la réalité de l‟esprit ; de cet esprit naissent tous les
vraiment autres phénomènes : il s‟agit donc bien de la production à partir d‟autre chose, que ce
soit la réalité dépendante pure ou impure.
[E] : Mais au moment de la réalité dépendante pure, l‟être sublime réalise qu‟il n‟y en a pas
d‟autre.
[R] : Il n‟y a plus de kun tak, très juste, et le zhenwang devient yong droup.
Il conclut que tout est esprit, et que l‟objet lui-même est donc esprit, il s‟agit donc bien
de production à partir de soi-même.
[R] : Mais les madhyamika-yogacharas ne croient pas en un esprit qui existe réellement, ils
Les yogacharas parlent reconnaissent seulement les trois aspects de l‟esprit. Les madhyamikas du style de
des trois réalités mais à Chandrakirti acceptent l‟expérience ordinaire et n‟ont pas ce genre de concepts. À
la différence des propos des madhyamika-yogacharas et des madhyamika qui acceptent l‟expérience
cittamatrins ils ordinaire, il est intéressant de regarder comment ils s‟y prennent avec leurs étudiants.
n‟attribuent pas Les yogacharas demandent aux étudiants de contempler le fait que toute chose est
d‟existence réelle à esprit. Les étudiants commencent par analyser cela, puis on leur enseigne que l‟esprit
l‟esprit non plus n‟existe pas. Telle est leur approche. Mais ce n‟est pas ainsi que procèdent les
madhyamika-prasangikas qui acceptent l‟expérience ordinaire. La seule différence, c‟est
que les yogacharas insistent sur l‟esprit, ce que l‟autre école madhyamika ne fait pas.
Le Bouddha est plus
puissant que les gens
Parlant au nom des cittamatrins, nous faisons remarquer à Chandrakirti qu‟il semble avoir
ordinaires et pourtant il
a dit « les trois mondes
peur de violer l‟expérience des gens ordinaires. Mais il y a quelqu‟un de plus puissant que
ne sont qu‟esprit » les gens ordinaires : le Bouddha, qui dit clairement dans le Soutra des Dix Terres : Oh,
bodhisattvas, les trois mondes ne sont qu’esprit. « Comment, demandent les cittamatrins,
pouvez-vous ne pas accepter cette déclaration ? » Voilà la question, le défi qu‟ils lancent à
Chandrakirti.
[T19] (i) Pour réfuter l’idée d’un créateur dans les autres religions (668)
(Le Bouddha a dit) que Le bodhisattva de la sixième terre, dont l‟esprit audacieux avance vers la réalisation, a
les trois mondes ne parfaitement compris que les trois mondes ne sont que conscience, qu‟ils ne sont qu‟esprit.
sont que l‟esprit pour Une telle compréhension réfute toute notion d‟un créateur qui existe de manière réelle et
réfuter l‟idée d‟un permanente, que ce soit le soi ou un dieu tout-puissant. Pour rejeter pareils concepts, ce
créateur qui existerait bodhisattva réalise que tous les phénomènes et expériences sont créés exclusivement par
en et par lui-même l‟esprit. Toutes nos expériences viennent du karma ; le karma vient des émotions ; et les
émotions prennent racine dans l‟esprit. Ce qui explique pourquoi, en certains cas, l‟esprit
seul est désigné comme le créateur. Les quatrains suivants nous en diront davantage.
Pour accroître les facultés d‟intelligence propres à ce bodhisattva et pour détruire les
imposantes constructions des vues et des théories erronées, ce discours adamantin fut
prononcé dans des soutras tels que le Soutra de l’Entrée à Lanka.
Dans les textes des différentes écoles, des philosophes ou des théoriciens, dont les tirthikas,
proposent diverses sortes de créateur ; le Bouddha, dans son omniscience, n‟ayant jamais
rien vu de tel, désigna l‟esprit seul comme créateur de ce monde.
[T20] (a) L’intention des Écritures sur l’importance de l’esprit seul, 6:87
6:87 De même que l’Éveillé désigne celui qui s’est éveillé au réel,
De même, dans certains soutras, le Bouddha a parlé de l’esprit seulement
Pour souligner, aux yeux du monde, la prééminence de l’esprit.
Quand il dit que les Mais le but de ces soutras n’était pas de nier (l’existence) des formes.
choses sont seulement
l‟esprit, le Bouddha ne
nie pas les phénomènes Quand un esprit s‟éveille au réel, on parle d‟un « bouddha », d‟un Être Éveillé. Ceci est un
extérieurs exemple. De même, au cœur des phénomènes, l‟esprit est ce qui prime, et c‟est pourquoi,
dans certains soutras, le Bouddha insiste sur l‟esprit seulement. Mais, en ce faisant le
Bouddha ne réfute aucunement la forme et les phénomènes extérieurs, là n‟est pas le sujet de
ces soutras.
6:88 S’il avait eu pour intention d’affirmer que tout n’était que l’esprit,
Quand il réfuta (l’existence) des formes,
Pourquoi l’Être Sublime déclara-t-il aussi, dans le même soutra,
Que l’esprit était le produit de l’ignorance et du karma ?
Dans d‟autres soutras, Si cet être sublime, le Bouddha, pensait que l‟esprit seul importe, et s‟il avait nié ou réfuté la
le Bouddha dit que les forme et tous les phénomènes extérieurs, pourquoi dirait-il dans certains autres soutras que
choses viennent
les choses naissent de l‟ignorance et des facteurs de composition ? Chandrakirti demande
d‟ignorance et des
actes pourquoi, si l‟esprit est le seul facteur important, dans certains soutras le Bouddha a souligné
l‟importance de l‟action.
Ces deux viennent À ce point on peut se demander : l‟ignorance n‟est-elle pas aussi l‟esprit ? Mais ce quatrain
avant l‟esprit dans les particulier fait référence aux douze liens de la production interdépendante. Quand le
douze liens Bouddha les a enseignés, il a parlé de l‟ignorance, des formations karmiques, puis de la
conscience, de la forme, des ayatanas – des domaines sensoriels – du contact, de la
sensation, du désir, de l‟attachement, du devenir, de la naissance, et de la vieillesse et la
mort. Parmi ces douze liens, la conscience – l‟esprit – se trouve à la troisième place, et non
pas à la première. Dans ce quatrain, c‟est Chandrakirti qui parle.
L‟esprit est important Il y a une infinie variété d‟êtres sensibles qui appartiennent aux six domaines d‟existence, et
car il est le créateur du tous ces êtres font du monde extérieur – l‟eau, le feu, etc. – un usage différent, comme nous
karma et des six l‟avons vu pour l‟eau, perçue par les humains comme de l‟eau et par les poissons comme un
mondes lieu de vie. Tout ce monde extérieur est, si l‟on peut dire, mis en place ou configuré, par
l‟esprit. Le Bouddha a dit : Toutes choses sont le fruit du karma, et sans esprit, le karma est
impossible, car il n‟y a plus rien pour le créer.
[T20] (d) Ce qui est réfuté si le mot « seul » est omis, 6:90
[T19] (iii) Penser autrement est en contradiction avec le raisonnement et avec l’autorité
scripturaire
Dans l‟absolu, il n‟y a Quelle excellente conclusion ! C‟est une sorte de conseil. En vérité absolue, s‟il n‟y a pas de
ni forme ni esprit, dans forme, alors ne pensez pas qu‟il y a un esprit. En vérité relative, si vous pensez que l‟esprit
le relatif il y a les deux; existe, alors ne songez pas à nier la forme. S‟ils existent, ils existent de manière égale. S‟ils
on ne peut pas dire que n‟existent pas, c‟est de la même manière qu‟ils n‟existent pas. Comment le savons-nous ?
seul l‟un des deux Dans la Prajñaparamita, l‟Éveillé a dit : La forme est vacuité, la vacuité est la forme. De
existe manière identique, tous les phénomènes sont vacuité, et la vacuité est tous les phénomènes.
Autrement dit, tous sont également réfutés. En même temps, dans les soutras de
l‟Abhidharma le Bouddha accepte également les agrégats, les émotions, la dévotion, la voie,
le fruit, etc.
Le problème est que Pour la plupart des philosophes ou pour les aspirants-philosophes, et donc pour beaucoup
nous ne connaissons d‟entre nous, plusieurs problèmes se posent. Premièrement, nous ne savons pas que tomber
pas le danger qu‟il y a vers l‟un ou l‟autre des extrêmes est une faute ; deuxièmement, nous ne savons rien des
à tomber dans les bienfaits qu‟il y a à se préserver des positions extrêmes. Il y a sans doute une légère
extrêmes ni les différence d‟interprétation quand nous parlons de nihilisme ou d‟éternalisme. Vous pensez
bienfaits d‟éviter de
telles chutes
probablement qu‟il vous est impossible, à vous des individus équilibrés, de tomber dans un
Nous pensons que des extrême. Mais c‟est faux. Les dangers sont immenses ! En fait, nous tombons tout le temps
bouddhistes sobres dans un extrême ou l‟autre. Nous, bouddhistes, croyons être très sobres, mais nous en
comme nous n‟y sommes loin ! Nous nous croyons à l‟abri des extrêmes ; il n‟en est rien.
tombent pas, mais on Je pense aussi que notre passé historique a instillé en nous une peur tout à fait stupide de
le fait tout le temps tomber dans le nihilisme. À cause de cette peur, nous voulons à tout prix éviter le nihilisme
et considérons l‟éternalisme comme un moindre mal. On remarque néanmoins que le
nihilisme qui veut qu‟on aille à l‟encontre de la société et tout ce qu‟elle véhicule est
redevenu à la mode depuis quelque temps.
Quoiqu‟il en soit, nous penchons perpétuellement vers des positions extrêmes. Pourquoi ?
Parce que nous ne savons ni ce qu‟est la vérité relative ni ce qu‟est la vérité absolue. Nous
nous obstinons à les séparer, de sorte que si nous parlons de vérité relative nous nions la
vérité absolue, et quand nous parlons de vérité absolue nous nions la vérité relative. À la fin
de ce chapitre, Chandrakirti compare poétiquement le bodhisattva de la sixième terre à un
cygne : grâce aux deux ailes de la vérité relative et de la vérité absolue, il pourra traverser
l‟océan. Quant à nous, d‟abord nous n‟avons pas d‟ailes, et si d‟aventure nous en avons, il
n‟y en a qu‟une.
Chandrakirti ne dit pas Chandrakirti a dit précédemment que ceux qui ne peuvent pas accepter la voie de Nagarjuna
que tout le monde doit n‟atteindront pas l‟Éveil. C‟est une déclaration majeure, qui se fonde sur ce dont nous
suivre le Madhyamika venons de parler : l‟éternalisme, le nihilisme, et le fait de ne pas comprendre les vérités
relative et absolue. Et pourtant, Chandrakirti n‟essaie pas de nous convertir tous à la
philosophie madhyamika ou de nous transformer en disciples de Nagarjuna. Il ne prétend pas
Mais il dit que non plus que tout le monde doive devenir bouddhiste. Il dit juste qu‟il faut connaître les deux
personne ne doit être
vérités. Quand on veut obtenir la libération, cette connaissance est indispensable. Dans sa
privé des deux vérités
car dans ce cas ils réfutation de nombreuses philosophies, y compris celle de la plus célèbre des écoles
n‟obtiendront pas la bouddhistes, le Cittamatra, il relève toujours une faute dans leur manière d‟établir les vérités
libération relative et ultime. D‟après lui, ces philosophies sont privées de vérité relative et absolue.
Rien ne vous oblige, bien sûr, à accepter son point de vue. Si vous êtes un amoureux du
Cittamatra, vous pouvez discuter avec Chandrakirti. Comme il le dit lui-même : Je prendrai
Nous cherchons refuge en celui qui gagne le débat. Mais je doute que vous ne gagniez.
parfois à protéger les
perdants mais il J‟insiste là-dessus, parce qu‟il nous arrive parfois d‟avoir d‟étranges sympathies. Nous
vaudrait mieux voyons, par exemple, des gens qui se mettent dans la position du perdant par leur propre
chercher à détruire les faute, et tout en sachant qu‟ils ont tort, nous essayons d‟une certaine manière de cacher leurs
voies qui n‟ont pas les fautes et de les protéger. C‟est à éviter. Si quelqu‟un à qui n‟a pas les deux vérités propose
deux vérités
une voie, nous devons détruire cette voie par tous les moyens possibles. Ici, nous étudions la
philosophie madhyamika et par conséquent nous sommes forcément un peu partisans. Parfois
les êtres humains que nous sommes auraient presque envie de se ranger du côté des
La vérité relative est cittamatrins, juste parce qu‟ils sont les perdants.
nécessaire pour faire
les choses et même Ce qu‟il nous faut, c‟est la libération ; et pour l‟atteindre, il nous faut une voie, une voie qui
pour y penser, comme ne serait amputée nyampa (nyams pa) ni de la vérité relative ni de la vérité absolue. En effet,
construire un temple une voie ne doit tomber dans aucun extrême. Peut-être que certains ici ne comprennent pas
ou organiser un rituel
très bien pourquoi on attribue une si grande importance aux deux vérités sur la voie. Nous
savons pourtant que pour permettre aux gens ordinaires comme nous de vivre nos vies
sophistiquées, et de construire nos machines sophistiquées, une vérité relative – celle qui se
manifeste dans notre logique analytique habituelle – est absolument nécessaire. Ne serait-ce
Si nous analysons cet attachement à l‟ego, nous ne trouvons rien qui existe vraiment ; en
Dans l‟absolu, quand on même temps, nous le ressentons, c‟est indéniable. Il y a là une incohérence : soit la logique
analyse on ne trouve qui ne trouve rien est fausse, soit notre ressenti est faux. Le simple fait de noter que nos
pas d‟ego mais dans le impressions ne cessent de changer pourrait déjà nous aider ici.
relatif on le ressent, On observe donc une divergence entre la vérité relative et la vérité absolue, entre la
c‟est indéniable connaissance de ce qui semble être et ce que nous ressentons. La compréhension ou la
distinction des deux vérités dissipe ce doute. Par conséquent, chercher à comprendre les deux
vérités n‟est pas une fin en soi, mais un moyen. En effet, tant que l‟on aura des doutes ou des
Comprendre les deux
vérités permet de
hésitations sur la voie, il est impossible d‟atteindre le but.
résoudre cette
incohérence et On pourrait croire que tous ces arguments et ces débats créent plus de doutes dans l‟esprit
d‟éliminer nos doutes qu‟ils n‟en dissipent. Faux problème, car si nous étions totalement certains de notre
destination, personne ne pourrait instiller le doute dans notre esprit ; on aurait beau nous
démontrer vingt vérités, cela ne nous gênerait pas. Mais puisqu‟il est possible de nous faire
Mais on ne doit pas se hésiter, cela signifie que tout n‟est pas clair et qu‟il est nécessaire de dissiper ces doutes.
sentir orgueilleux de Nous avons dit que certains sont parfois tentés de prendre la défense du perdant de ces
suivre le Madhyamika, débats, mais on rencontre également le problème opposé quand les prétendus étudiants du
ni mépriser les autres Madhyamika se prennent pour des champions et décident que toutes les autres voies sont
voies fausses.
Si tel est votre sentiment, sachez que ce n‟est nullement le but de ces enseignements ni de
Si l‟on méprise les Chandrakirti, car cela ne servirait qu‟à nourrir votre orgueil. Le but de ce texte n‟est pas de
autres voies, on brise nous faire croire que nous, les madhyamikas sommes les vainqueurs ou que le bouddhisme
nos voeux de est supérieur à toutes les autres écoles. Vous le savez comme moi, mépriser les autres voies,
bodhisattva, et même c‟est briser l‟un des préceptes majeurs du bodhisattva. Étudier ces enseignements ne doit pas
l‟étude du nous transformer en débatteurs arrogants et pompeux, car nous savons que tout ceci
Madhyamika fait appartient à la vérité relative, précisément ce que nous voulons dissiper ou purifier. Nous
partie de la vérité n‟essayons pas de dire que tout le monde doit penser de cette manière juste parce que
relative, que nous Chandrakirti l‟a dit. En revanche, si après avoir étudié son raisonnement – ou tout autre
essayons de purifier
raisonnement qu‟on trouve valable et tant qu‟il n‟est pas réfuté – on le juge valable,
comment peut-on penser autrement ?
Chandrakirti ne dit pas Il faut également comprendre que tout le monde n‟est pas forcé de suivre le bouddhisme
que les autres voies madhyamika. Le texte ne prétend rien de tel : il ne dit pas que toutes les autres voies sont
sont fausses mauvaises, mais seulement que lorsqu‟on établit une voie pourvue d‟un résultat, cette voie
doit être soumise à un examen logique méticuleux. On pourrait croire que chaque école a sa
logique propre et qu‟il faille éviter de mélanger ces raisonnements, mais pareil raisonnement
Mais quiconque n‟est sans doute pas valable, car il doit exister un moyen de communication entre les
avance une théorie doit différentes cultures, entre les différentes écoles philosophiques, et cette communication se
pouvoir la prouver et si fondera toujours sur le même type de raisonnement. Chandrakirti soutient que si quelqu‟un
elle est cohérente nous
est assez audacieux pour avancer une proposition, il doit aussi avoir le courage de la
devons nous incliner
défendre. Aucune proposition ne doit être acceptée en se fondant sur la confiance seule :
toutes doivent être soumises à une analyse logique minutieuse. Si on trouve des
incohérences, il faut en tenir compte ; si on n‟en trouve pas, il nous faut prendre refuge en
cette proposition. Je sens que c‟est là le but et le message inhérent du texte de Chandrakirti.
Je ne crois pas que En ce moment, nous étudions la philosophie et nous essayons d‟établir une vue ultime.
toutes les religions Autrement dit, nous n‟assistons pas à une conférence religieuse pour la paix et n‟avons donc
mènent au même but pas à nous montrer diplomates. Par ailleurs, et c‟est une opinion personnelle, il y a une
ou que l‟on puisse les attitude très répandue de nos jours qui me déplait au plus haut point : le fait de croire que
combiner toutes les religions ont un seul but et mènent toutes à la même chose. C‟est bon à dire dans
une conférence œcuménique, mais je pense qu‟il est tout simplement impossible de combiner
le bouddhisme, l‟hindouisme, le christianisme et l‟islam, comme si on pouvait les fondre en
un. Ce n‟est pas possible.
[T19] (iv) Par suite, l’acceptation et le rejet des extrêmes de l’existence sont conseillés, 6:93
6:93 Vous avez mis à mal les deux niveaux de vérité, sans pour autant prouver
Votre réalité dépendante substantielle, laquelle a été dûment réfutée.
Donc, d’après les deux niveaux de vérité, les choses sont primordialement
Non-produites dans l’absolu, et produites, selon l’expérience ordinaire.
Dans l‟absolu, tous ces Selon Chandrakirti, les substantialistes mettent à mal les deux vérités. C‟est pour cette raison
phénomènes ne sont qu‟il a réfuté tout ce qui existe substantiellement, comme la réalité dépendante. Il faut donc
jamais vraiment nés
savoir que depuis des temps sans commencement les phénomènes ne sont jamais
« vraiment » nés, mais qu‟au niveau relatif les choses apparaissent là où elles apparaissent, et
Mais dans le relatif n‟apparaissent pas là où elles n‟apparaissent pas. Par exemple, des cornes n‟apparaissent pas
nous disons que les sur la tête d‟un lièvre. Mais si les causes et les conditions sont réunies et qu‟il n‟y a pas
choses naissent où d‟obstacle, il se peut que des cornes apparaissent sur la tête d‟un bœuf. C‟est admissible.
elles naissent et ne
naissent pas où elles ne Dans le texte, le mot deuma (gdod ma), – primordialement, depuis des temps sans
naissent pas
commencement – véhicule un sens très profond. Plutôt que de comprendre qu‟il renvoie à
une sorte d‟origine mystérieuse, nous pourrions peut-être l‟entendre sous un autre angle :
quand nous nous livrons à l‟analyse en vue d‟établir la vérité absolue, nous ne trouvons pas
que les choses ont été produites, ni comment elles auraient jamais pu surgir.
[T18] (c) Les autres autorités scripturaires qui les soutiennent sont des enseignements de
sens provisoire
[T19] (i) Les autres Écritures dans lesquelles (le Bouddha) a parlé de l’esprit seul sont de
sens provisoire, 6:94
[T19] (ii) Les preuves données par le raisonnement et l’autorité scripturaire (670)
La logique et les Il y a tellement de pages de commentaires sur ce quatrain que j‟ai attrapé la migraine en
paroles du Bouddha essayant de les lire toutes ! Pour ceux qui souhaitent approfondir la question, il faudrait
nous font comprendre envisager une discussion d‟un ou deux jours, et je crois que nous aurions besoin d‟inviter
que les enseignements plusieurs érudits. En bref, dans ce quatrain 95, Chandrakirti dit que le Bouddha lui-même a
sur l‟esprit seul sont de précisé que des soutras comme le Soutra Lankavatara étaient de sens provisoire. La
sens provisoire deuxième ligne ajoute que cela est également confirmé par la logique et le raisonnement. La
troisième ligne dit qu‟il y a d‟autres soutras de sens provisoire, ce que nous savons d‟après
certaines citations du Bouddha lui-même.
Même les Je crois qu‟aujourd‟hui nous avons besoin de prendre à bras le corps un problème inévitable :
enseignements sur la la troisième ligne, où il est dit que d‟autres soutras sont aussi des enseignements qui
nature de bouddha sont
demandent à être interprétés. J‟ai lu hier les commentaires de Rendawa et Gorampa, même si
de sens provisoire
j‟ai oublié de lire celui de Sakya Chogden. La plupart des commentaires dont je me suis
inspiré sont de tendance rangtong – vide en soi – et disent que les soutras comme le Soutra
Lankavatara sont de sens provisoire. Ce qui peut paraître choquant, c‟est que ces
commentaires ajoutent que tout soutra qui traite de la nature de bouddha, ou deshek nyingpo
(bde gshegs snying po), est de sens provisoire. C‟est une déclaration puissante. D‟autres
Les enseignements de commentateurs ne sont pas d‟accord, et les deux parties s‟appuient sur des raisons
sens provisoire ne sont merveilleuses.
pas inférieurs. Ils sont Avant de poursuivre cette explication, je voudrais vous mettre en garde : n‟allez pas
indispensables pour considérer les enseignements de sens provisoire comme inférieurs. Ce n‟est certainement pas
nous conduire à la le cas. En un sens, ce sont probablement les enseignements les plus appréciés ou appropriés
libération pour tous ceux qui ont, comme nous, besoin d‟être guidés vers la libération. Or toute parole,
toute phrase, qui sert à nous conduire individuellement au sens absolu est ce qu‟on appelle
un enseignement de sens provisoire.
D‟abord, rappelle Chandrakirti, le Bouddha lui-même dit que le monde extérieur et les
phénomènes externes n‟existent pas en dehors de votre propre esprit. C‟est une déclaration
Le Bouddha dit qu‟à capitale. Par ailleurs, le Bouddha a également dit que différents remèdes doivent être
l‟instar du médecin qui administrés à différents individus selon les diverses maladies dont ils souffrent. C‟est ainsi
donne différents que le Bouddha a enseigné à certains êtres que les phénomènes ne sont qu‟esprit. D‟après
remèdes à différents nos commentateurs, Chandrakirti utilise ainsi cette citation pour démontrer que des soutras
malades, à l‟intention
comme le Soutra Lankavatara sont des enseignements qui ont besoin d‟être interprétés : si
de certains êtres il a dit
que tout est esprit tout n‟est qu‟esprit en vérité absolue, alors pourquoi le Bouddha aurait-t-il crû nécessaire de
préciser : comme le médecin qui offre différents traitements à ses malades, de même à
certains j’ai enseigné que tout n’était qu’esprit. Si cet enseignement était de sens définitif, il
n‟aurait pas eu besoin d‟ajouter ces paroles. Mes commentaires disent que tels sont le
raisonnement et la logique de Chandrakirti.
On donne parfois à cette vacuité, dit le Bouddha, à ce shunyata lui-même un nom différent
Pour les êtres qui ont en l‟appelant « nature de bouddha ». Ce sont encore là des paroles du Bouddha. J’ai dit cela,
peur de perdre leur soi parce qu’il y a certains êtres qui craignent de perdre leur soi. Voilà qui nous ressemble ! La
on se réfère parfois à la peur nous gagne dès qu‟on commence à parler de l‟inexistence du soi. Pour ceux qu‟effraye
vacuité en termes de l‟idée de perdre le soi ou l‟ego, et pour qu‟ils puissent un jour comprendre le grand shunyata,
nature de bouddha
à la place de « vacuité » il a utilisé les mots : « nature de bouddha », tathagatagarbha. Ce qui
veut dire que même les traités comme l‟Uttaratantra du seigneur Maitreya sont de sens
provisoire, que cela vous plaise ou non !
Une des différences Quelqu‟un m‟a demandé des précisions sur rangtong et shentong, vide de soi ou vide
entre rangtong et d‟autre. Et bien, quand nous aurons réalisé la différence entre ces deux vacuités, nous serons
shentong : quels éveillés ! Mais juste pour le plaisir de parler et pour passer le temps, on peut en discuter un
soutras les uns et les peu. Une des différences entre ces deux approches est leur identification des soutras de sens
autres considèrent provisoire. Par exemple, les shentongpas n‟aiment pas qu‟on classe l‟Uttaratantra parmi les
comme étant de sens enseignements de sens provisoire.
provisoire
Ces discussions sur les sens certain et provisoire sont très complexes parce qu‟en fait,
Le maître adaptera jusqu‟au moment de l‟Éveil, tous les enseignements sont de sens provisoire. Mais c‟est aussi
son approche aux une question très personnelle. Par exemple, la première chose qu‟un maître très habile,
besoins du disciple intelligent et plein de compassion tentera de faire, lors de sa rencontre avec un nouveau
disciple, ce sera de déterminer de quel côté penche le disciple. Penche-t-il plutôt vers le
nihilisme ou l‟éternalisme ? S‟il est plutôt éternaliste, il est essentiel d‟utiliser des mots
comme « vacuité ». Si par son éducation, il est conditionné à se voir comme un pêcheur
absolu, le maître utilisera d‟autres méthodes : il vaut peut-être mieux lui parler de la vacuité
en montrant que tout péché est vacuité, ou alors évoquer la nature de bouddha. C‟est très
personnel, et c‟est pourquoi c‟est si compliqué. Mais généralement, quand le Bouddha utilise
des mots comme : moi, mon père ; il y a longtemps, quand j’étais un lion, c‟est dans un but
de communication. Voilà pourquoi le Soutra du Sage et du Fou, qui réunit de nombreuses
histoires des vies passées du Bouddha, est définitivement considéré comme un enseignement
Chandrakirti dit que les de sens provisoire.
enseignements sur la À l‟opposé, Chandrakirti dit ici que les enseignements qui traitent de sujets comme l‟au-delà
vacuité sont de sens des quatre extrêmes, la vacuité, le shunyata ou l‟absence de caractéristiques sont des
définitif enseignements de sens définitif. C‟est parce que les enseignements de sens provisoire ont
généralement pour but de nous conduire quelque part. Mais avec les enseignements sur la
Il n‟y a nulle part où vacuité, il n‟y a plus nulle part où aller. Il y a quatre extrêmes et nous sommes déjà passés
nous conduire au-delà au-delà ; c‟est cela la vacuité. S‟il y avait encore quelque part où nous conduire, une autre
de la vacuité vue au-delà de cela, alors la vacuité elle-même deviendrait un autre extrême. C‟est la raison
principale qui fait dire à de nombreux érudits que les enseignements sur la vacuité sont de
sens définitif et qu‟ils n‟ont pas besoin d‟être interprétés.
Je voudrais encore redire combien il est positif de faire ces distinctions : n‟oubliez pas que
Il est bon de distinguer notre but est de décourager l‟attachement au soi. Je pense que c‟est excellent d‟établir une
le provisoire du telle division, car c‟est toujours ainsi que l‟esprit des gens fonctionne ; même dans le monde
définitif à cause de ordinaire, quand nous disons, « ceci est l‟original, et ceci un duplicata », nous choisissons
notre préférence pour toujours l‟original. Les bodhisattvas, qui connaissent notre tendance, déterminent ce dont
ce qui est « vrai » nous avons besoin et nous disent que celui-là est le meilleur. C‟est une sorte de leurre mais il
est positif, car il nous mène à bon port. Une bonne manière pour comprendre cette distinction
est de prendre une citation très spéciale du Bouddha :
L‟esprit, l‟esprit
« L‟esprit ; l‟esprit n‟existe pas; la nature de l‟esprit est luminosité. »
n‟existe pas; la nature
de l‟esprit est claire
lumière 1 2 3
Chacune des parties de cette phrase célèbre correspond à l‟un des trois Cycles du Dharma.
Les shentongpas disent
De nombreux érudits, surtout parmi les shentongpas, reconnaissent à l‟esprit deux aspects :
que le 2e et 3e Cycles vacuité et clarté. Dans le deuxième Cycle, le Bouddha a plutôt mis l‟accent sur la vacuité,
sont de sens définitif alors que dans le troisième, il a davantage insisté sur l‟aspect de clarté. Par conséquent, selon
puisqu‟ils parlent de la les shentongpas, les enseignements du deuxième et troisième Cycles sont de sens certain.
vacuité et de la clarté C‟est aussi une excellente manière de voir, et les shentongpas disent donc que les
de l‟esprit enseignements sur la nature de bouddha sont de sens certain.
Faisons très attention J‟aimerais clarifier une chose. Dans le débat entre shentongpas et rangtongpas, nous avons
quand nous jugeons tendance à rabaisser tous les maîtres du passé, en désignant, par exemple, Shantarakshita
que les gens sont des comme un shentongpa. Oui, il l‟est, comme le sont aussi Jamgon Kongtrul Lodreu Thayé et
rangtongpas or des d‟autres encore. Mais nous devons faire très attention quand nous portons ce genre de
shentongpas jugement, parce que cela revient presque à se demander si Tilopa est bouddhiste ou non.
Quand nous disons bouddhiste, shentongpa, rangtongpa, non-bouddhiste, etc. nous avons
une certaine idée de ce qu‟est un bouddhiste, etc. Et quand nous désignons Tilopa comme
bouddhiste, nous supposons que sa façon de se voir comme un bouddhiste est la même que la
nôtre. Se permettre de tels jugements est dangereux. C‟est un peu comme se demander si le
Bouddha est bouddhiste ou non !
Les méthodes Je vous disais que bien des méthodes shentongpas sont très positives et encourageantes et
rangtong et shentong qu‟elles véhiculent de nombreuses bénédictions. Mais je veux qu‟il soit bien clair : chaque
véhiculent toutes deux fois que je dis quelque chose de positif sur l‟approche shentong cela ne signifie pas que
de grandes bénédic- l‟approche rangtong n‟a pas les mêmes qualités. Ne prenez jamais les choses dans ce sens.
tions et nous dévons Ceci dit, les tibétains peuvent être très hypocrites, étroits d‟esprit et sectaires, et au Tibet on
éviter tout sectarisme trouvait beaucoup d‟érudits sectaires au point de changer les paroles du Bouddha. On
raconte, par exemple que, dans le passé, Pabongkhapa effaça le dernier mot de la citation du
Bouddha : L’esprit ; l’esprit n’existe pas ; la nature de l’esprit est luminosité pour le
remplacer par le mot « vacuité ». Ce genre de choses est terrible.
De nombreux grands maîtres sont connus comme des maîtres shentongpas et, à ce sujet, je
vais vous raconter une histoire. Juste avant ses soixante-treize ans, Sa Sainteté Dilgo
Khyentsé Rinpoché vint trouver Sa Sainteté Dudjom Rinpoché au Népal et lui demanda de
faire une divination sur sa vie. Ses disciples lui faisaient constamment la requête de
demeurer longtemps parmi eux, et Jamyang Khyentsé Cheukyi Lodreu avait prédit que Dilgo
Khyentsé Rinpoché vivrait surement jusqu‟à l‟âge de soixante-treize ans, et même quelques
années de plus si les conditions étaient favorables. C‟est à ce propos que Dilgo Khyentsé
Rinpoché consultait Dudjom Rinpoché. Dudjom Rinpoché était connu comme quelqu‟un de
Histoire de la très énergique, qui ne restait jamais en place. Il se leva et réfléchit pendant un moment, puis
divination faite par il s‟assit et parla à Dilgo Khyentsé Rinpoché.
Kyabjé Dudjom Il lui raconta l‟histoire de Situ Cheukyi Joung-né de Kathog, connu en tant que maître
Rinpoché pour Kyabjé rangtongpa, qui se rendit à la fin de sa vie auprès de son maître, Kathog Rigdzin Chenpo
Dilgo Khyentsé pour lui demander de faire une divination à propos de sa longévité. Kathog Rigdzin Chenpo
Rinpoché
répondit qu‟il serait de bon augure qu‟il changeât sa vue rangtong pour la vue shentong. Sa
vie en serait certainement prolongée. Kathog Rigdzin Chenpo recommanda encore à Situ
Cheukyi Joung-né, qui se trouvait alors au Népal, d‟offrir mille lampes au stoupa de Bodha
Nath et de changer sa vue au moment de l‟offrande. À ce point de son histoire, Dudjom
Rinpoché joignit les mains et s‟adressa ainsi à Dilgo Khyentsé Rinpoché : « bien sûr, vous
vous avez été un maître shentongpa depuis le commencement. Mais, comme Kathog Rigdzin
Chenpo l‟a conseillé à Situ Cheukyi Joungn-né, vous devriez aller au Stupa de Bodha, offrir
de nombreuses lampes à beurre et réaffirmer votre vue shentongpa. Ensuite, vous devriez
prendre de nouveau le vœu du bodhisattva de ne jamais abandonner les êtres sensibles
jusqu‟à ce qu‟ils aient atteint l‟Éveil. Cela prolongera certainement votre vie. »
Comme je vous l‟ai dit, Dudjom Rinpoché était quelqu‟un de très énergique, il désigna alors
sa femme, Sangyoum Kusho, et ajouta : « elle est bien meilleure que moi en divinations et
devrait aussi en faire une. Mais ce que je vous ai dit sera surement utile. »
Toute cette histoire est en elle-même un grand enseignement. Dudjom Rinpoché ne dit pas
Il faut appliquer les qu‟être rangtongpa raccourcira votre vie ! Je suis sûr qu‟il y a bien d‟autres sens à trouver
approches rangtong et dans ses paroles, mais pour moi, c‟est une illustration de ce que signifie de bon augure,
shentong au bon expression qui me paraît trop limitée ; nous devrions peut-être utiliser le mot tendrel –
moment interdépendance. Vous voyez, ces grands maîtres comme Dilgo Khyentsé Rinpoché, Dudjom
Rinpoché, Kathog Rigdzin Chenpo et Situ Cheukyi Joung-né sont en ce monde pour le bien
des êtres tels que nous. Ils sont au-delà de tout concept de vie courte ou longue, de mort, de
naissance, etc. Par contre, nous sommes très attachés à la vie, à la solidité, la permanence,
etc. Je pense donc que nous devrions appliquer les deux méthodes. Il faudrait prendre
l‟approche rangtong au moment d‟établir la vue pour nous libérer de dendzin – l‟attachement
aux phénomènes réels et l‟approche shentong au moment de pratiquer sur la voie que nous
avons établie.
6:96 Les bouddhas ont enseigné que, lorsque l’objet n’existe pas,
Il est facile d’éliminer l’idée d’un sujet connaissant.
Sans objet, l’existence de celui qui perçoit n’est plus prouvée :
C’est pourquoi le Bouddha réfuta, en premier, l’existence de l’objet.
Le Bouddha enseigna Ce quatrain rappelle que s‟il n‟y a pas d‟objet il ne peut pas y avoir de sujet qui connaisse cet
en premier la réfutation objet. C‟est ce qu‟a enseigné le Bouddha. Dans la même citation, il a également dit que s‟il
des objets extérieurs n‟y a pas d‟objet c‟est plus facile d‟éliminer le sujet. Voilà pourquoi la réfutation de l‟objet a
afin qu‟il soit ensuite été enseignée en premier. Quand le Bouddha a déclaré que tous les phénomènes externes
plus facile de se défaire étaient irréels parce qu‟ils n‟étaient que les projections de notre esprit, il a en quelque sorte
du sujet, l‟esprit
réfuté l‟existence des phénomènes extérieurs. Et cette réfutation de l‟objet – le monde
extérieur – nous permet d‟éliminer facilement le sujet – l‟esprit.
[T19] (iii) Comment cette distinction entre enseignements de sens certain et provisoire
s’applique à tout l’enseignement du Bouddha 6:97
6:97 Pour comprendre comment se classent les différents textes des Écritures,
Il faut savoir que les soutras qui ne traitent pas du Réel proprement dit
Enseignent des vérités provisoires, qu’il convient d’interpréter,
Alors que ceux qui traitent de la vacuité enseignent des vérités définitives.
[Q]: Quelle est la thèse Quand les cittamatrins parlent d’une conscience qui existe de manière intrinsèque,
des cittamatrins? quelle est précisément leur proposition? À quoi se réfèrent-ils et en quels termes ?
[E] : La proposition cittamatra est que de manière ultime seul l‟esprit ou la conscience existe
vraiment.
[R] : Dans ce cas, les vaibhashikas sont aussi des cittamatrins. Votre définition est
incomplète.
[E] : Est-ce que les cittamatrins essaient de prouver l‟existence absolue de l‟esprit et
l‟inexistence de l‟objet dans le seul but de confirmer la proposition que rien ne peut être
produit à partir d‟autre chose.
[E] : Nous devrions ajouter la notion de rang rig – la conscience claire qui se connaît, la
conscience qui d‟elle-même se connaît.
[E] : Si nous disons que seul l‟esprit existe et pas les phénomènes, nous n‟avons plus besoin
d‟une voie spirituelle, car nous serions tous éveillés. Il faut ajouter les trois réalités, kun
tak, la réalité imaginaire, zhenwang la réalité dépendante pure et impure, et yong grub,
la réalité totalement parfaite. Sinon, il y aurait déjà un esprit clair et lumineux et nul
besoin d‟une voie pour purifier la réalité dépendante impure. Sans ces trois réalités nous
serions tous déjà illuminés.
[R] : Cela aide, mais nous aimerions entendre la proposition cittamatra complète et précise,
en aussi peu de mots que possible.
[E] : L‟alaya est le réservoir des tendances habituelles, lesquelles, quand elles sont activées,
manifestent les formes du monde phénoménal.
[R] : Cela semble répondre à la question. La définition cittamatra inclut ce terme spécifique
quand elle dit que cette conscience lumineuse en soi est totalement libre de sujet et
[R]: Leur vérité ultime d‟objet. Par conséquent, nous ne devrions pas croire que les cittamatrins adoptent l‟idée
est un esprit qui se habituelle d‟un sujet réellement existant. Leur proposition est que la vérité ultime est
connaît en l‟absence une conscience qui est par nature libre de toute idée de sujet et objet. Sinon la vue des
de sujet et d‟objet cittamatrins serait encore plus stupide que notre propre vue actuelle. En tibétain, on dit
que l‟esprit absolu est zoung dzin nyi tong gyi shepa rang rik rang sel (gzung ’dzin
gnyis stong gi shes pa rang rig rang gsal) – cette chose libre de tout attachement au
sujet et à l‟objet, qui d‟elle-même se connaît et s‟éclaire. Les gens pensent quelquefois
que pour les cittamatrins seul le sujet existe au plan de la vérité conventionnelle ; mais
ils ne sont pas si stupides. Leur définition est très sophistiquée et tout à fait claire : la
vérité ultime est une conscience qui se connaît, mais en l‟absence de sujet et d‟objet.
[Q]: Comment les [R] : Autre question : Comment les vaibhashikas présentent-ils les deux vérités? Nous
vaibhashikas et les voulons une définition précise, pas des discours fumeux sur le sujet.
sautrantikas
présentent-ils les deux
vérités ?
[E] : Ni l’esprit ni la matière ne peuvent détruire la vérité absolue alors qu’ils peuvent
détruire la vérité relative.
[E] : Ce qui ne fonctionne pas est relatif, ce qui fonctionne est absolu.
[Q]: Selon eux, si l‟on [R] : D’après les écoles vaibhashika et sautrantika, si l’on réalise la vérité absolue, est-
réalise la vérité ultime ce que cela libère du samsara ? Nous connaissons la réponse du point de vue des
est-ce qu‟on se libère prasangikas, mais quelle est leur propre réponse ?
du samsara ?
[E] : S‟ils méditent sur la théorie, non, mais s‟ils méditent sur les émotions, oui.
[E] : Cette réponse est un commentaire prasangika, ce n‟est pas ce qu‟ils pensent. Ils pensent
que s‟ils peuvent réaliser qu‟il n‟y a pas de je, pas d‟agrégats, ils atteignent la cessation.
Ils ont brisé les douze liens d‟origine interdépendante, et donc ils n‟ont plus à renaître
dans le samsara.
[Q]: Selon eux, la
vérité absolue est-elle [R] : Nous reviendrons peut-être à cette question plus tard ! Une autre question : d’après
visible ? les vaibhashikas et les sautrantikas, la vérité absolue est-elle visible ?
[E] : Selon les sautrantikas, comme ce que nous voyons n‟est qu‟une image mentale, cela ne
fonctionne pas, et donc nous ne voyons pas la vérité absolue. Pour ce qui est des
vaibhashikas, tout ce que nous voyons a des parties, que nous pouvons détruire par
l‟esprit, par conséquent, ce n‟est pas la vérité absolue non plus.
[E] : La vérité absolue peut être vue par les yeux, entendue par les oreilles, et goûtée
par la langue, pour les vaibhashikas comme pour les sautrantikas. Leur distinction
de la vérité absolue est basée sur l’objet, de sorte que, selon eux, voir la vérité
absolue ne peut vous libérer, vous, le sujet.
[R] : Excellent ! Le doute contenu dans la réponse précédente a aussi son importance,
cependant, et il apparaîtra plus tard, quand nous parlerons des agrégats avec ou sans
résidus. Sur cette base, les écoles substantialistes, comme les vaibhashikas, disent que le
corps réel du Bouddha n‟est pas un refuge.
[E] : Les cittamatrins soutiennent que le sujet et l‟objet apparaissent simultanément, de sorte
que l‟objet perçu est contrôlé par le sujet, lequel est la conscience. La réfutation
prasangika rétorque que cet esprit et ce qu‟il perçoit sont le fruit du karma. Le karma
fait partie des douze liens d‟origine interdépendante, ce qui en soi relève de la vérité
relative et n‟appartient pas à la vérité absolue. Donc, toute cette base de perception
désignée par les cittamatrins peut être reliée à la base de la production interdépendante
et ne peut donc pas convenir en tant que définition de la vérité absolue.
[E] : D‟après les prasangikas, la vérité ultime ne peut pas être prononcée en paroles parce
que dès que vous en parlez, cela devient la vérité relative. Le simple fait que les
cittamatrins avancent une proposition la rend automatiquement relative. Et elle est
fausse parce que nous différencions la vérité relative juste de celle qui ne l’est pas
sur la base du sens commun. Or, l’idée cittamatra que le monde est illusoire et sans
existence va à l’encontre de la vérité généralement acceptée.
[Q]: Pourquoi les
substantialistes ont-ils [R] : La deuxième partie de la dernière réponse répond correctement à la question.
besoin de reconnaître Pourquoi les substantialistes éprouvent-ils le besoin de reconnaître une production
la production à partir à partir d’autre chose ?
d‟autre chose ?
[E] : Les choses ne peuvent pas naître d’elles-mêmes, parce qu’ils ont défini l’autre
comme réellement existant et ont donc besoin de reconnaître la production à partir
d’autre chose.
[R] : C‟était une bonne réponse, simple. Tous ces problèmes en apparence compliqués sont
en fait très simples.
[Q]: Quelle est la Les prasangikas ont une logique déductive spéciale : décrivez la.
logique déductive
spéciale des [E] : Je suis muet !
Prasangikas ?
[E] : La dernière réponse est juste : les prasangikas n‟ont rien à dire ! Ils se servent seulement
de la logique et des arguments de leurs adversaires, et ne soutiennent aucune
proposition qui leur soit propre.
[R] : Donnez un exemple de la manière dont ils utilisent cette logique en vous basant sur
l’idée du feu et de la fumée.
[E] : Si quelqu‟un dit qu‟il y a de la fumée, ils admettraient qu‟il doit y avoir un feu. Mais
l‟une des caractéristiques de leur logique est que ni le sujet ni la proposition n‟ont
besoin d‟être acceptées par les deux parties ; ils sont simplement contents si l‟adversaire
les croit sur parole.
[E] : Les madhyamikas-svatantrikas croient en la vertu de la logique déductive, au contraire
des prasangikas, qui diraient : « on ne voit pas la fumée et donc il ne peut y avoir de
feu. » Ils utilisent le raisonnement de l‟adversaire pour réfuter sa démonstration.
[R] : Les prasangikas disent qu’ils n’ont pas de théorie qui leur soit propre. Parlent-ils
au niveau ultime ou relatif ?
[E] : Au plan ultime, ils n‟ont pas de proposition ; au plan relatif, ils acceptent la vérité
conventionnelle.
[R] : Ceci n‟est pas une proposition, n‟est-ce pas ? Une proposition est une théorie que vous
développez vous-même.
[E] : Elles relèvent de la vérité conventionnelle, qui n‟est pas non plus une proposition.
Guésar de Ling et la Aujourd‟hui, nous ferons une seule session et ensuite une pause pour nous reposer de toute
pratique du cheval de cette philosophie. Dans la seconde session, Orgyen Tobgyal Rinpoché et les autres
vent Rinpochés ont décidé de faire une offrande d‟encens à Guesar de Ling.
Même si nous avons peut-être réfuté la vue cittamatra, nous savons que d‟une manière ou
d‟une autre toutes nos expériences viennent de l‟esprit. Sans l‟esprit, notre corps ne serait
qu‟un corps inanimé, un corps mort, sans sensation et incapable d‟agir. Cet esprit, la
luminosité et la vacuité dont nous avons parlé hier, est parfois désigné comme la sagesse
éveillée, qui dans cette offrande d‟encens purifiant est représentée par Guru Rinpoché sous
une forme guerrière. Il semble que le fait de manger un peu tout et n‟importe quoi et de se
mêler à toutes sortes de gens finit par voiler ou ternir la radiance de ce guerrier intérieur non-
né. La discontinuité de cet éclat intérieur est une « rupture du cheval de vent ». Pour ranimer,
pour renforcer cette énergie positive, notre « cheval de vent », ainsi que sa vitesse, sa majesté
et toutes ses autres qualités éveillées, nous faisons des offrandes appelées loung ta (rlung
rta).
Voici un exemple des rituels qui font que les occidentaux ont des difficultés à identifier
correctement le bouddhisme. Est-ce une philosophie ou une religion ? À vrai dire, je dois
reconnaître que, de toute façon, je ne connais pas le sens de ces deux mots. On trouve dans le
C‟est à cause de telles bouddhisme des offrandes de fumée et toute sorte de choses rituelles qui font penser aux
pratiques que certains gens modernes et bornés comme nous que ce n‟est pas une philosophie. On dit : « c‟est
occidentaux voient purement une religion, c‟est évident. Regardez, ils font des prosternations, ils brûlent de
dans le bouddhisme l‟encens, tout cela n‟est qu‟affaire de religion. » Je crois que beaucoup pensent ainsi et
une religion l‟erreur est très compréhensible si on se fie aux apparences. Mais, curieusement, cet aspect
est une source de fierté pour les bouddhistes. En théorie rien ne peut être accepté, parce que
Dans le relatif tout est rien n‟est réel. Mais dans le relatif tout est acceptable, et c‟est là la fierté du bouddhisme,
acceptable, cela est la surtout du bouddhisme mahayana. Vous avez pu vous en rendre compte au cours de ces
fierté du bouddhisme journées : je ne crois pas que les bouddhistes connaissent le terme « religion ».
Quoi qu‟il en soit, au cours de nos analyses et discussions philosophiques, nous avons
La vérité identifié deux sortes de théoriciens. Ceux du premier groupe ont établi une vue fondée sur le
conventionnelle est raisonnement et la logique. Même si ceux du deuxième groupes ne se considèrent pas
comme une méthode comme des théoriciens, pour les besoins de la communication nous les appellerons ainsi.
adroite pour réaliser la Ceux-là, malgré leurs recherches, n‟ont trouvé aucune vérité, ni absolue ni relative, qui soit
vérité ultime établie par le raisonnement ou la logique.
Je l‟ai dit et redit, nous aurons beau étudier le Dharma mais sa véritable compréhension
dépend surtout de notre degré d‟humilité, d‟ouverture d‟esprit et de nos mérites. Beaucoup
de choses dépendent des mérites, et quand nous récitons le Prajñaparamita Soutra et offrons
des mandalas, nous créons une atmosphère et des circonstances génératrices de mérites. De
plus, en tant que pratiquants du Mahayana, en vue d‟entraîner notre esprit et de renforcer
notre motivation, nous générons la motivation supérieure de chercher l‟Éveil pour tous les
êtres sensibles. Cela seul crée du mérite, en rendant toutes nos actions bénéfiques non
seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les autres.
Maintenant nos adversaires seront les jaïns, même si le terme « adversaire » ne soit pas
Ici nos adversaires sont vraiment celui qui convient. Dans cette étude, rappelez-vous qu‟il ne faut pas sous-estimer
les jaïns
les autres écoles, surtout les écoles hindoues comme le jaïnisme, qui compte parmi les plus
évoluées. Le bouddhisme et le jaïnisme furent tous deux considérés comme révolutionnaires
en Inde, après l‟hindouisme, et Mahâvîra – le fondateur de l‟école Jaïn – fut, comme le
Bouddha, hautement respecté.
Ces « adversaires » affirment donc que les réfutations de Chandrakirti à l‟encontre de la
production à partir de soi et à partir d‟autre chose ne détruisent pas leur théorie. Ils
reconnaissent la validité de ses réfutations dans le cas d‟une simple production à partir de soi
ou d‟une simple production à partir d‟autre chose, mais selon leur position, les choses sont
produites aussi bien par elles-mêmes que par autre chose, et ils prétendent que, dans ce cas,
les objections de Chandrakirti ne sont pas appropriées.
Par exemple, un vase Ils donnent l‟exemple suivant : quand on fabrique un vase en argile, l‟argile n‟est pas séparé
en argile dépend de du vase, il y a donc bien production à partir de soi, mais le vase dépend aussi du potier et de
l‟argile (soi) et du divers outils, qui sont des causes autres. Ils concluent que les phénomènes sont produits en
potier avec tout son même temps par eux-mêmes et par autre chose. Ceci vaut non seulement pour le monde
matériel (autre) extérieur comme le vase, mais aussi pour les phénomènes internes, c‟est-à-dire les êtres.
Quand un être se réincarne, c‟est le même esprit ou la même conscience qui se réincarne, par
conséquent il y a production à partir de soi. Mais d‟autres conditions sont nécessaires, dont
les parents, la tradition, la culture et la nourriture. Toutes ces causes étant autres, il y a bien
production à partir d‟autre chose. Ce ne sont là que des exemples, ne croyez pas que le
jaïnisme soit si simple.
[T17] (i) Au moyen du raisonnement selon les deux types de production 6:98.1-2
6:98 La production à partir de soi et d’autre chose n’est pas une idée
Plus raisonnable car elle fait apparaître les défauts déjà expliqués.
Elle ne s’accorde ni à l’expérience commune ni à la vue ultime Ŕ la réalité
D’une production à partir de soi ou d’autre chose n’ayant pu être prouvée.
La production à partir
de soi et d‟autre chose Au quatrain 98 Chandrakirti observe que les défauts précédemment expliqués vont resurgir.
est réfutée à cause des Toutes les fautes découlant d‟une théorie de la production à partir de soi ou à partir d‟autre
défauts montrés pour chose s‟appliquent à la théorie de cette école. Par conséquent la production à partir de ces
chacune de ces deux deux types de causes est inacceptable, non seulement au niveau relatif mais aussi au niveau
modes de production de la vérité absolue.
Je vous demanderai, comme un exercice, de me dire plus tard, quels sont les défauts déjà
expliqués. Ce sera tout, pour la production à partir de soi et à partir d‟autre chose.
Maintenant nos adversaires sont les charvakas, qui croient en une production réelle mais sans
Ici nos adversaires sont cause. Je ne sais pas si les gens ordinaires, qui ne se préoccupent pas vraiment des causes,
les charvakas s‟inquiètent le moins du monde que la production (des phénomènes) soit réelle ou non. Les
existentialistes s‟en préoccupent-ils ? On pourrait en débattre. Les charvakas disent que si les
choses sont produites par une cause, alors toutes les réfutations de Chandrakirti à propos de
la production à partir d‟une cause propre, d‟une cause autre et de ces deux ensemble sont
justifiées. Mais ils pensent qu‟ils n‟encourent pas ces fautes puisque leur vue est que les
choses naissent sans aucune cause.
L‟histoire du maître Historiquement, il semble qu‟en Inde des écoles comme celle des charvakas, qui ne croient
qui voulait coucher en aucune cause, ne représentaient qu‟une petite minorité. Même les hindous croient
avec sa propre fille fortement au karma. Il n‟y a donc pas de réfutation détaillée de cette théorie, remplissant de
nombreuses pages. C‟est comme si les autres écoles l‟avaient déjà réfutée, en quelque sorte,
et je ne suis pas sûr que les charvakas existent encore aujourd‟hui. Ils me laissent un peu
perplexe, parce que dans un sens ils ont l‟air d‟être vraiment stupides : comment quelqu‟un
peut-il soutenir une pareille proposition ? Toujours est-il qu‟on raconte cette histoire d‟un
maître qui voulait coucher avec sa propre fille, particulièrement belle, et qui forgea cette
théorie pour arriver à ses fins. Chacun sait l‟importance qu‟on attache en Inde à l‟éthique, la
moralité et le karma. Et donc, pour justifier ses actes il nia l‟existence de tout cela. Les textes
charvakas disent : Qui a roulé les petits pois pour les rendre ronds ? Ŕ Personne. Qui a
aiguisé les épines ? Qui a fait les pétales de lotus si lisses ? Qui a peint les ombres ? Ŕ
Personne. Toutes ces choses adviennent parce qu’elles adviennent.
Mais nous sommes Évitons cependant de les sous-estimer. Nous avons en nous cette tournure d‟esprit des
tous comme les charvakas : pour commencer, nous ne croyons pas à la réincarnation, aux vies passées et
charvakas, par futures. Quiconque n‟accepte pas le principe de vies passées et futures rejoint les rangs des
exemple, si nous ne
charvakas. J‟ai entendu un moine de l‟Institut Dzongsar dire : « J‟espère bien que toute cette
croyons pas aux vies
futures histoire de réincarnation dont les bouddhistes parlent tant est vraie, parce qu‟autrement
j‟aurais vraiment l‟impression d‟avoir inutilement sacrifié beaucoup de choses ! »
6:99.3-4 Pour obtenir des récoltes, il ne serait plus nécessaire, comme il est usuel,
Les agriculteurs De réunir des centaines de conditions, à commencer par les semences.
n‟auraient pas besoin
de travailler pour Par ailleurs, dit Chandrakirti, si les choses étaient sans cause, les êtres humains
obtenir une récolte n‟entreprendraient pas de cultiver la terre pour produire des récoltes en vue de se nourrir.
C‟est évident.
6:100 Si les phénomènes étaient sans cause on ne pourrait les percevoir,
Pas plus qu’on ne perçoit la couleur et le parfum d’un lotus dans le ciel.
Or, nous avons une expérience vive du monde ordinaire. Sachez donc
Que l’esprit et le monde ordinaire sont l’un et l’autre le produit de causes.
Comme l‟outpala dans Ce quatrain est également facile à comprendre. Il propose un exemple intéressant : celui
le ciel, l‟on ne d‟une fleur de lotus outpala qui pousserait dans le ciel, alors que tout le monde sait
percevrait pas les qu‟aucune fleur ne pousse dans le ciel. Chandrakirti dit ici que si les choses naissaient sans
choses cause nous ne pourrions pas plus les percevoir qu‟on ne perçoit une fleur outpala poussant
dans le ciel ; il serait impossible de les voir, de les entendre ou de les goûter.
Chandrakirti emprunte un peu de logique cittamatra. Il dit que quand vous voyez le bleu, ce
bleu est produit par votre seule conscience. Peut-être que je ne devrais pas dire qu‟il s‟agit de
logique cittamatra ; si nous parlons de raisonnement, quelque chose est logique ou ne l‟est
pas, indépendamment de tout système particulier. Les gens parlent parfois de logique
occidentale et de logique orientale, et se demandent si ce qui est valable pour l‟Occident l‟est
aussi pour l‟Orient. Si vous pensez vraiment ainsi, vous pouvez aussi vous demander si la
gravité existait avant Newton ; qu‟elle soit orientale ou occidentale, la gravité est toujours la
gravité. Contentons-nous donc de dire que Chandrakirti raisonne logiquement au lieu
d‟insinuer qu‟il emprunte sa logique aux cittamatrins.
[E] : Cette réfutation de la théorie charvaka n‟est pas claire, car Chandrakirti ne précise pas
de quelle cause il s‟agit, alors qu‟il existe différentes sortes de causes.
Traditionnellement en occident, nous distinguons la cause substantielle, la cause
effective et la cause-agent. Si les charvakas disent qu‟il n‟y a pas de cause-agent, que
par exemple, personne n‟a créé l‟univers, cela correspond exactement à ce que
soutiennent les matérialistes occidentaux, et aussi le bouddhisme, puisque les
bouddhistes n‟acceptent pas l‟idée d‟un dieu créateur. Il me semble que ce que disent
les charvakas, c‟est que les choses n‟ont pas de schéma, qu‟il n‟y a aucune raison de
supposer qu‟une chose doive nécessairement en suivre une autre. Mais d‟un point de
vue bouddhiste, si vous reconnaissez un schéma, cela même est un exemple d‟une
conscience qui impose une sorte de cohérence à la réalité.
[R] : La réponse est facile, il me semble, parce que les bouddhistes n‟admettent pas l‟idée
d‟une production réelle.
[E] : Mais en fait, les charvakas sont extrêmement modernes et occidentaux. Je vois ce que
vous voulez dire quand vous les traitez d‟existentialistes. Ils disent que l‟univers n‟a pas
de sens, et qu‟il n‟y a aucune raison pour empêcher un père de coucher avec sa fille.
Pourquoi s‟en priverait-il ? Le fait qu‟il s‟agit d‟un tabou n‟est rien de plus qu‟une
invention. Si Chandrakirti essaie de réfuter leur vue en disant qu‟un lotus ne pousse pas
dans le ciel, cela suppose qu‟ils croient que quelque part les lotus peuvent pousser dans
[T17] (i) De telles vues démontrent une incapacité à comprendre tout ce qui est au-delà de
ce monde 6:101
Les charvakas plus Nous rencontrons maintenant des charvakas plus subtils, proches des scientifiques. Ils disent
sophistiqués que les choses comme le karma sont fausses mais que ce qui est visible, comme les quatre
ressemblent aux éléments, sont vraies. Ce sont des matérialistes extrémistes ; je pense que peut-être les
matérialistes modernes
existentialistes tiendraient un discours similaire. Ces charvakas parlent des quatre éléments,
la terre, l‟eau, le feu et le vent, et disent que lorsque ces éléments sont fonctionnels on
Quand les éléments
cessent, les obtient des lotus, des poires ou les dessins irisés des plumes de paon ; mais lorsque s‟épuise
phénomènes qui se l‟énergie de ces éléments il ne reste plus rien de ces belles couleurs et ainsi de suite.
fondent sur eux
disparaissent Ils ont également un bon exemple pour le monde intérieur. Quand on fait de la bière, on
ajoute de la levure et au bout de deux ou trois jours on obtient un breuvage qui a le pouvoir
d‟enivrer. De même quand le sperme et l‟ovule se rencontrent, après un certain temps, en
raison de l‟énergie de ces deux, il se produit le phénomène d‟une conscience discriminante.
Quand l‟énergie de Cette énergie est capable de différencier les choses, et quand elle perçoit un vase, elle voit un
l‟œuf et du sperme vase et sait que ce n‟est pas un pilier ou quoi que ce soit d‟autre. C‟est ce qu‟on appelle la
s‟épuise, l‟esprit cesse conscience. Mais lorsque les éléments de l‟ovule et du sperme dégénèrent, cette sorte de
et il n‟y a donc pas de conscience cesse de fonctionner. Les charvakas en concluent qu‟il n‟y a ni vie future, ni vie
vie future
passée. Ce sont des adversaires de taille !
Le texte fondamental est très dense ici, je vais donc d‟abord le parcourir, et nous discuterons
Chandrakirti ne croit ensuite. La difficulté réside en partie dans cette critique brutale, directe, de Chandrakirti qui
pas à la production demande : Comment des êtres plongés dans d’aussi denses ténèbres pourront-ils avoir une
dans l‟absolu, il n‟a connaissance correcte de l’au-delà de ce monde ? J‟ai le sentiment qu‟il y a un préjugé
donc pas le fardeau de culturel général qui juge inacceptable ce genre de propos dans un débat. Quoi qu‟il en soit,
prouver les vies futures voici l‟explication : Chandrakirti en fin de compte n‟admet pas que les choses soient
produites par des causes parce qu‟il réfute toute production. Il n‟a donc pas l‟obligation de
prouver qu‟il existe une vie passée ou une vie future au niveau absolu, pour la bonne raison
qu‟il n‟admet même pas que les choses aient jamais pu être produites.
Les charvakas réfutent De leur côté, les charvakas n‟acceptent pas le principe d‟une vie future ou passée parce que,
la vie future car on ne d‟après eux, quand l‟énergie des éléments est épuisée il n‟y a plus d‟entité susceptible de se
peut pas la percevoir perpétuer. Pour le prouver, un de leurs arguments est qu‟il ne reste rien qui puisse être vu ou
perçu. Pour eux, c‟est parce qu‟il ne peut pas être perçu qu‟il n‟existe pas. Chandrakirti
s‟attaque alors à cet argument de non-perception. N‟oublions pas qu‟il ne croit pas à la
production véritable. Les gens comme les charvakas ou les existentialistes peuvent bien
refuser le principe de cause, mais ils ne peuvent nier la production. Et si vous adhérez à
l‟idée d‟une production véritable tout en établissant une vue selon laquelle il n‟y a pas de
cause, Chandrakirti ne manquera pas de dire que vous êtes plongé dans d‟épaisses ténèbres
mentales, car il y a là une contradiction flagrante. C‟est comme l‟histoire de l‟homme qui
voulait coucher avec sa fille : vous voulez un résultat mais vous niez sa cause.
Chandrakirti réfute les Quand les charvakas établissent leur vue selon laquelle il n‟est pas de vie au-delà de celle-ci,
quatre éléments car ils au-delà de ce monde, Chandrakirti observe qu‟ils se trompent en faisant du soi un objet,
ne sont pas réels puisqu‟ils soutiennent que les éléments existent réellement. En effet, les charvakas
présentent les éléments comme la cause de cette vie et de ce monde, et l‟inexistence de ces
éléments comme preuve qu‟il n‟y a rien au-delà de ce monde. Dans sa réfutation,
Chandrakirti nie ces éléments, qu‟il ne peut pas accepter comme cause du fait qu‟il n‟admet
pas leur existence au niveau de la vérité absolue.
[T17] (iii) Rejet d’une objection élevée contre une analogie de cette preuve logique 6:103.1
Chandrakirti commence par dire que ces éléments n‟existent pas réellement. Au début, il a
déjà dit que les phénomènes ne viennent ni d‟eux-mêmes, ni d‟autre chose, ni des deux, et
qu‟ils ne sont pas non plus sans cause. Or ces éléments sont des phénomènes. Je trouve cette
réfutation très intéressante.
6:103.2-4 Puisque toute production à partir de soi-même, d’autre chose ou des deux,
De même que la production sans cause, ont été réfutées en bloc,
Les éléments n’existent pas, sans qu’il soit nécessaire d’en discuter encore.
Pour récapituler, les charvakas soutiennent qu‟il n‟y a rien au-delà de cette vie. Leur raison
est que les quatre éléments sont la cause de cette vie et de ce monde et que lorsque ces
éléments et ces énergies sont épuisés il ne reste plus rien. Comme l‟a montré Chandrakirti, la
conséquence de leur théorie est qu‟il y a une véritable non-existence au-delà de cette vie.
Avec ironie Chandrakirti leur apporte son aide en disant que les quatre éléments n‟existent
pas non plus au plan de la vérité absolue. Mais en fait, il détruit leur position au lieu de la
renforcer, car il montre ainsi qu‟il n‟y a pas de véritable non-existence au-delà de cette vie.
L‟analogie du père qui veut coucher avec sa fille est significative et je pense qu‟elle peut
aussi s‟appliquer aux existentialistes. Les gens qui veulent faire ce genre de choses, coucher
avec leur fille ou n‟importe quoi du même ordre. Ils ont un agenda, un programme, un but.
Et donc ils ont une théorie qui soutient ou justifie ce but, laquelle doit être détruite. C‟est
important. Je ne sais pas grand-chose des existentialistes, mais je pense qu‟ils ont aussi une
Même les
théorie établie par la logique et le raisonnement.
existentialistes ont une
théorie fondée sur le
raisonnement dont ils On ne peut reprocher aux madhyamika ce genre de fautes car selon eux, au niveau ultime,
se servent pour sou- rien n‟est produit par soi-même, par autre chose ou par les deux, et rien n‟est sans cause.
tenir leur programme
ou leur but. Il faut
détruire de telles
théories !
Je sais que vous êtes nombreux à vouloir poser des questions, aussi, dans les prochains jours
nous n‟étudier que peu de quatrains. Nous finirons l‟inexistence du soi des phénomènes cette
année, et l‟année prochaine nous aborderons l‟inexistence du soi de l‟individu.
Les quatrains d‟aujourd‟hui sont très directs, ce qui ne veut pas dire qu‟ils sont faciles, mais
il n‟y a pas grand-chose que je puisse vous lire ou vous expliquer dans les commentaires.
Nous aurons donc du temps pour les questions, les doutes et les débats. La réfutation de la
production par les deux et de la production sans cause est très succincte, et certains d‟entre
vous peuvent avoir des difficultés à appliquer la logique madhyamika à ces questions. Je
crois que le meilleur moyen de les expliquer est par le biais de la discussion, ce qui me
permettra de comprendre quelles sont vos difficultés ; j‟essaierai alors de clarifier autant que
possible.
Vous remarquerez tout à l‟heure que Chandrakirti s‟étend sur les bienfaits de la production
interdépendante. Vous allez peut-être penser que tout cela est un peu répétitif mais pour
mieux communiquer j‟ai du anticiper l‟explication de certains thèmes. Le texte fondamental
n‟a pas beaucoup insisté sur la production interdépendante, car jusqu‟ici il s‟appliquait à
réfuter les thèses des autres écoles. Maintenant, Chandrakirti commence à faire l‟éloge de la
production interdépendante et de ses bienfaits.
[T11] (ii) Réponse aux objections de ceux qui croient en la production à partir de soi et
d’autre chose
[T12] (a) Réfutation de l’idée selon laquelle (l’inexistence de pareille production) est
contredite par ce que voient les gens ordinaires 6:104-106
Dans ce monde, dans ce samsara, un épais nuage d‟ignorance nous enveloppe, et c‟est
Comment notre
ignorance arrive-t-elle
pourquoi nous entretenons toutes sortes de visions erronées, d‟idées fausses, de vues
a voiler notre véritable trompeuses et de méthodes fallacieuses. Ce sont, dit Chandrakirti, des problèmes communs
nature ? aux êtres vivant dans le samsara. Le commentaire soulève une question intéressante après ce
quatrain : l‟ignorance peut recouvrir la vraie nature des phénomènes, mais peut-elle se
méprendre sur cette vraie nature ?
Nous avons tendance à Nous avons là deux aspects : je crois qu‟il est important de les signaler, parce que
croire que l‟ignorance
nous empêche de voir
normalement, quand nous parlons d‟ignorance, nous avons cette idée d‟une ignorance
notre véritable nature particulière qui nous empêche de voir la véritable nature, plutôt que de penser qu‟elle nous
en donne une interprétation erronée. Je ne sais pas si vous êtes d‟accord ; mais le
commentateur, lui, attache beaucoup d‟importance à ce point. Le prochain quatrain donne
Il n‟y a pas de nature
une explication. L‟ignorance ne voile pas la vraie nature des choses, l‟ignorance est le fait
voilée; le fait de ne pas
comprendre « la même de mal comprendre cette nature, de mal l‟interpréter. Nous l‟avons déjà remarqué,
véritable nature » est nous avons tendance à croire qu‟il y a une espèce de nature réellement existante quelque part
précisément là dehors, une « vacuité » qui attend d‟être réalisée. Mais Chandrakirti montre qu‟il n‟y a
l‟ignorance rien, il faut simplement mettre un terme à la méprise.
6:105 Dues à leur vue défectueuse, certains perçoivent, à tort, des cheveux,
Des lunes doubles, des ocelles de paon ou encore des abeilles.
De même, accablé par les fautes de l’ignorance, l’esprit non-entraîné
Ne perçoit qu’une multiplicité de phénomènes composés.
Une vue défectueuse Nous avons encore une fois l‟exemple de la vision défectueuse : en raison d‟un
nous fait voir des dysfonctionnement des yeux, dû par exemple à la maladie ou parce qu‟on presse les globes
choses qui n‟existent oculaires, on peut voir des cheveux flottant devant les yeux ou deux lunes. Notre exemple
pas parle des ocelles sur la queue du paon : quand on regarde une plume de paon en la tenant
bien en face de soi et en se concentrant, elle peut avoir l‟air d‟être tridimensionnelle. Les
De même, l‟ignorance abeilles pourraient être le résultat d‟une vision défectueuse, mais je me souviens d‟un de mes
nous fait voir les maîtres disant qu‟on voit parfois quelque chose qui ressemble à un nuage noir et qui n‟est
choses autrement qu‟un essaim d‟abeilles ou un grand nombre de mouches. Quoiqu‟il en soit, sous l‟effet de
qu‟elles sont l‟ignorance, de la passion, de la jalousie, de la colère et des autres défauts de l‟esprit nous
voyons les choses autrement que ce qu‟elles sont. Chandrakirti dit clairement qu‟il n‟y a pas
deux lunes, c‟est simplement une méprise, une erreur d‟interprétation.
Vertueux ou non Ce quatrain, qui ressemble au précédent, contient un précieux conseil pour les pratiquants.
vertueux, tous les actes Comme vous le voyez, le Madhyamakavatara contient un grand nombre de conseils
viennent de l‟ignorance
pratiques pour les pratiquants et les méditants. Toutes les prétendues actions non-vertueuses
– meurtre, vol, méconduite sexuelle, mensonge, envie, etc. – viennent de l‟ignorance, de
même que les bonnes actions – actes de générosité, de discipline, de patience, de
compassion, de dévotion. Seul un idiot, dit ici Chandrakirti, peut croire que les actes et le
karma proviennent de l‟ignorance mais que sans ignorance ces deux ne sont plus. La
Les sages atteindront la réalisation de la vacuité chez ceux qui possèdent un esprit excellent, comme les bodhisattvas
libération parce qu‟ils de la sixième terre, peut être comparée au soleil qui illumine toutes les ténèbres de
comprennent la vacuité l‟ignorance et de l‟action. Les sages sont libérés parce qu‟ils ont compris la vacuité qui
au-delà des actes transcende tout : action vertueuse, non-vertueuse et ignorance. Voilà une déclaration
vertueux et non majeure, qui devrait vous donner une idée de ce qu‟est la vacuité bouddhiste. À l‟examiner
vertueux et au-delà de avec soin, vous comprendrez qu‟elle n‟a rien de nihiliste. Qui oserait tenir un tel discours ?
l‟ignorance
Très peu de gens, je crois.
[T12] (b) Réfutation des conséquences de la croyance qu’une telle production n’existe pas
même en vérité conventionnelle (676)
6:107 (Objection) Si les choses n’existaient pas dans l’absolu, elles seraient,
Même au niveau conventionnel, semblables au fils d’une femme stérile.
Or, ce n’est pas le cas.
Les choses, donc, existent par elles-mêmes.
Si les choses n‟existent Ici, le doute est soulevé par un adversaire imaginaire, qui nous ressemble. Par exemple on
pas dans l‟absolu, pourrait croire que puisque les choses n‟existent pas au niveau ultime, elles n‟existent pas du
pourquoi les choses ne
tout, à l‟instar du fils d‟une femme stérile. C‟est d‟ailleurs exactement ce que nous faisons, je
sont-elles pas non
existantes dans la
l‟ai dit tout à l‟heure. Nous pensons : « Si tout est vacuité, qu‟advient-il des phénomènes ?
vérité relative ? Pourquoi avons-nous des maux de tête ? Ces choses-là non plus ne devraient pas exister.
Nous ne devrions pas voir le soleil, ni cette tente, et nous ne devrions pas être capables de
manger. » Ce genre de questions revient continuellement. Mais nous avons aussi l‟attitude
C‟est la même chose
que de demander
contraire qui consiste à dire que les choses existent, puisque nous les voyons. C‟est ce
pourquoi on a encore qu‟exprime notre adversaire quand il dit : Ce n’est pas le cas, donc les choses existent par
mal à la tête elles-mêmes. Nous voyons, nous sentons : si quelqu‟un me donne un coup sur la tête, je
ressens la douleur, il faut donc bien que ma tête soit quelque part là-haut, dans le
prolongement de mon cou. C‟est une opinion tout à fait commune, à laquelle répond le
quatrain suivant.
[T14] (a) La conséquence, qui s’applique à la fausse vérité relative, n’est pas définitive
6:108-110
6:109 Il vous arrive de voir des rêves, des cités féériques dans les nuages,
Des mirages, des hallucinations, des reflets, etc.
Tout cela sans naissance, tout cela sans existence.
Mais comment faites-vous pour les voir ? Ce ne devrait pas être possible.
[T14] (b) Leur proposition est contredite à la fois par la logique et par l’autorité
scripturaire 6:111-112
Explication complémentaire : le fils d‟une femme stérile n‟a de réelle naissance ni dans
Comme le fils de la l‟absolu ni dans le relatif. De même, les phénomènes ne se sont jamais véritablement
femme stérile, ces phé- produits, ni dans l‟absolu ni dans le relatif ou dans ce monde. Il faut ici souligner le mot « en
nomènes ne sont pas nés, soi » (rang gyis bdag nyid kyis skye pa) : la naissance en soi de l‟enfant d‟une femme stérile.
ni dans l‟absolu, ni dans
Chandrakirti rappelle que ce genre de phénomène ne se produit pas dans le monde du relatif,
le relatif
ce qu‟il a affirmé tout du long.
6:112 Pour cette raison, le Maître a enseigné que tous les phénomènes
Sont primordialement paisibles, sans naissance
Et, par nature, au-delà de la souffrance.
Voilà pourquoi il n’y a jamais eu de réelle production.
Pour toutes ces raisons le Bouddha a enseigné que dans l‟absolu comme au niveau relatif
Ainsi, les phénomènes tous les phénomènes sont primordialement purs, libres de tous extrêmes, non-créés et, par
sont primordialement nature, au-delà de la souffrance. Dans ce cas précis, le mot « souffrance » fait référence à
libres de tout extrême tous les extrêmes. Pour les bouddhistes la souffrance ne s‟apparente pas à la douleur. La
et naturellement au- souffrance proprement dite fait référence à tout ce qui implique une notion de temps, comme
delà de la souffrance la production. La production est souffrance parce qu‟elle est liée au temps et au changement.
Si un phénomène n‟a rien à voir avec le temps, il ne peut pas être produit, car toute
production ou naissance implique un commencement, une durée et une fin. Tout ce qui est
soumis au temps est impermanent et l‟impermanence est souffrance.
[E 1] : Il n y a qu‟un seul quatrain pour traiter de l‟extrême que je préfère, celui d‟une
production à partir de soi et d‟autre chose. Dans sa réfutation – il s‟agit du quatrain 98 –
Chandrakirti dit que les défauts qui résulteraient de cette théorie ont déjà été expliqués,
mais je ne suis pas d‟accord et j‟aimerais le démontrer au moyen de quelques exemples.
Pour créer une existence humaine, le sperme et l‟ovule sont nécessaires. Pour conduire
[E]: J‟ai du mal à
une voiture, il faut un moteur et des roues. Tout cela relève de la vérité conventionnelle.
accepter la réfutation de
Chandrakirti à propos Maintenant, au quatrain 71, vous avez dit que les êtres humains percevaient l‟eau
du troisième type de comme de l‟eau alors que les prétas la voyaient comme du pus. Vous avez dit aussi que
production parce qu‟elle nous autres humains avions tous une sorte de perception commune, en ce sens que nous
ne tient pas compte de sommes d‟accord pour dire qu‟une fleur est une fleur, même si nous ne la voyons pas
l‟idée de similarité tout à fait de la même façon. Le problème est que, à moins d‟avoir le concept de
similitude, on ne peut pas parler d‟un certain degré d‟identité entre différents êtres
humains qui sont autres. Mon problème est donc que, pour les madhyamikas, la
différence entre deux choses qui sont totalement différentes est aussi grande que la
différence entre deux choses qui sont beaucoup plus semblables.
[R] : Je ne vois pas quel rapport vous essayez d‟établir entre le quatrain 98 et le quatrain 71.
Quelqu‟un peut-il expliquer ce qu‟elle est en train de dire pour qu‟il n‟y ait pas de
confusion ?
[E] : Elle affirme la production interdépendante en disant que les choses ne peuvent exister
indépendamment les unes des autres, alors que Chandrakirti réfute l‟existence
inhérente ; ce n‟est pas pareil. Je crois donc que Chandrakirti approuve ce qu‟elle essaie
de démontrer. Mais cela s‟applique aussi au quatrain 71 parce que les choses, n‟ayant
pas d‟existence inhérente, peuvent être perçues différemment par différents individus.
[R] : Je ne vois toujours pas la connexion entre les deux quatrains.
[E1] : La vue prasangika semble avoir pour conséquence que ces deux fleurs blanches sont
aussi différentes entre elles que cette fleur blanche et celle-ci, qui est orange. Et cela, je
ne puis l‟accepter.
[E] : Elle réfute l‟idée que l‟on puisse diviser les choses comme étant nées d‟elles-mêmes ou
d‟autre chose, alors que selon elle, les deux (modes de production) sont nécessaires.
[R] : Si vous insinuez que Chandrakirti soutient l‟idée de soi et d‟autre, vous vous trompez.
[E] : Elle essaie de définir l‟autre. Est-ce quelque chose de complètement différent ou est-ce
que quelque chose de ressemblant peut-il aussi être dit autre ? Qu‟entend-on, par
conséquent, par production à partir de soi et production à partir d‟autre chose ? Ce qui
[E] : Il me semble que Chandrakirti examine deux possibilités pour la causalité, autrement
dit, deux tentatives pour rendre le processus de causalité intelligible en termes
rationnels. La première est la théorie de la production à partir de soi, la seconde, la
production à partir d‟autre chose. Cela n‟a rien à voir avec la production
interdépendante. Il s‟agit d‟une tout autre question. Quand nous parlons de production à
partir de soi, cela veut dire que la cause et l‟effet sont une seule et même chose. Quand
nous parlons de production à partir d‟autre chose, la cause et l‟effet sont deux choses
différentes. Chandrakirti démontre que ces deux théories sont fausses, et donc qu‟il n‟y
a aucun moyen de rendre la causalité intelligible en termes rationnels.
[E] : Chandrakirti n‟attaque pas le principe d‟interdépendance, parce que grâce à elle on ne
peut jamais dire qu‟un seul des éléments – la voiture, la clé de contact, le moteur, le
conducteur, la ville vers laquelle vous voyagez – est la cause de tous les autres. Vous
aimez peut-être un parisien, mais il se peut que ce soit son argent que vous aimez. Tout
cela est interdépendant, il n‟y a pas un centre dont vous pouvez dire : « ceci ne bouge
pas, c‟est ma base. » Chandrakirti réfutera doc vos affirmations si vous déclarez que la
mère est une base, le père est une base, et que de ces deux bases, la conscience va
surgir.
[E] : Elle dit que deux fleurs blanches sont plus semblables entre elles qu‟une fleur blanche
et une fleur rouge. Dans les deux cas, les deux fleurs sont « autres », mais l‟une de ces
autres est plus semblable que l‟autre. Nous avons donc besoin de la notion de
similitude, et pour la définir nous avons besoin du soi et de l‟autre. C‟est son point de
vue. Son exemple de l‟ovule et du spermatozoïde créant un bébé n‟est pas un exemple
de production à partir de soi et d‟autre chose parce que les deux – l‟ovule et le
spermatozoïde – sont autres que le bébé. Or Chandrakirti ne parle pas d‟autre et d‟autre.
Il parle de production à partir de soi et d‟autre. Comme son exemple n‟est pas un
exemple de ce type de production, elle ne réfute pas la position de Chandrakirti.
[E] : D‟un point de vue philosophique occidental, Chandrakirti mélange les choses, parce
qu‟il essaie de prouver ce qu‟il dit au niveau métaphysique, mais il applique à sa
démonstration des exemples pris dans le monde relatif. Cela ne peut pas marcher. Nous
avons eu cette discussion il y a deux ans à propos de la graine et de la pousse. La pousse
vient de la graine et pour un esprit ordinaire, c‟est un non-sens de vouloir le réfuter.
Mais Chandrakirti saute d‟un niveau à l‟autre, ce qui n‟est pas cohérent, et quand il se
sent coincé, il dit que tel doit être le cas, parce que le Bouddha l‟a dit. D‟un point de vue
académique occidental, ce n‟est pas très cohérent.
[E] : L‟argument précédent à propos de la production interdépendante est une pétition de
principe. La production interdépendante n‟est pas une théorie de Chandrakirti, c‟est la
conséquence qui découle de la démonstration qu‟il n‟y a production ni à partir de soi ni
à partir d‟autre chose.
[R] : Je pense que cette dernière déclaration est tout à fait importante.
[E] : Comme j‟aimerais que Chandrakirti fasse précisément cela ! Je vois bien à quoi tend le
Madhyamika, mais je trouve qu‟il ne démontre rien, car les exemples utilisés sont
inintelligibles.
[E] : Dans l‟explication de la graine et de la pousse, où se fait le mélange (des niveaux) ?
[E] : Et bien, la pousse vient de la graine au niveau relatif. Nous ne parlons pas de la pousse
et de la graine, nous voulons savoir si les phénomènes sont produits par une cause
absolue, et à ce niveau, on peut suivre la réflexion madhyamika. Mais cela n‟a pas
grand sens d‟essayer de le prouver en utilisant des exemples pratiques dans lesquels la
cause et l‟effet ne peuvent être réfutés.
[E] : Il ne nie pas que la pousse vienne de la graine au niveau relatif. Il réfute l‟explication de
ce processus.
[E] : Mais au niveau relatif, la pousse vient bien de la graine.
[E] : Oui, tout le monde reconnaît qu‟il y a causalité, mais si vous cherchez à élaborer une
théorie de la causalité, vous n‟y arriverez pas.
[E] : Mais je ne vois pas que Chandrakirti l‟accepte. Il ne l‟accepte pas.
[R] : Ceci est très bien. Elle dit qu‟elle ne voit pas en quoi Chandrakirti accepte la causalité.
Il y a dans le texte plusieurs quatrains qui le prouvent, je vous prie de les trouver. C‟est
une excellente manière d‟apprendre et c‟est exactement comme cela que les choses se
passent dans un débat entre bouddhistes. Si vous avez en tête le texte fondamental, vous
devez être capables de citer les quatrains en question. Combien de fois Chandrakirti l‟a-
t-il dit ? Où l‟a-t-il dit ? Si possible, trouvez où ces quatrains se situent dans le plan
structural. Mais à présent, je me contenterais du numéro des quatrains.
[R] : En fait, il y en a beaucoup. Par exemple, il dit que tout est produit à la manière d‟un
rêve ou d‟une illusion. Il dit que tout existe : cause, condition et effet. Et n‟oubliez pas
que Chandrakirti est considéré comme le philosophe madhyamika qui accepte
l‟expérience des gens ordinaires.
[E1] : Je pense que la confusion n‟est pas que les prasangikas mélangent l‟absolu et le relatif,
mais qu‟ils mélangent des exemples avec un raisonnement logique. Ma question se
résume à ceci : comment Chandrakirti réfute-t-il la théorie de la production à partir de
soi et d‟autre chose ? S‟il dit qu‟il le fait au moyen de la logique, je lui demande de
s‟expliquer, car n‟a-t-il pas dit qu‟il refusait rig pas brsnyed pa’i nge don ? Dans ce cas,
moi aussi, je le refuse. Et s‟il n‟admet pas le raisonnement logique, comment alors, s‟y
prend-il pour réfuter la double production ?
[R] : Avant de laisser les autres vous répondre, je veux éclaircir un point.
Les prasangikas n‟ont Premièrement, n‟oubliez pas que Chandrakirti est un prasangika, ce qui signifie qu‟il avance
pas besoin d‟accepter certaines raisons dans son argumentation. Or, normalement, quand nous discutons, nous
les arguments qu‟ils admettons nous-mêmes les raisons dont nous nous servons ; mais pas les prasangikas. Quand
avancent, car ils ne ils donnent une raison, c‟est uniquement dans le but de démolir la vue de leur interlocuteur,
servent qu‟à réfuter la
et c‟est tout. N‟oubliez pas cela. Ainsi, comme vous l‟avez vu dans le texte, quand
vue adverse
Chandrakirti réfute la théorie de la production à partir de soi, il suggère que les choses ne
naissent pas d‟elles-mêmes, même au niveau relatif, parce que les gens ordinaires, grosso-
modo, disent que les choses naissent d‟autre chose. Et quand il en arrive à la réfutation de la
[E] : J‟ai deux questions à poser à la personne qui a ouvert le débat. Premièrement, que
voulez-vous dire quand vous dites que vous refusez le rig pas brsnyed pa’i nge don ?
Cela signifie-t-il que vous ne croyez pas à la logique ?
[E1] : Si les prasangikas disent qu‟ils n‟y croient pas, je dirai comme eux, je la refuserai. Je
me servirai de leur propre tactique.
[E1] : Non, je me contente d‟utiliser le même raisonnement. Par exemple, les prasangikas
emploient le raisonnement des cittamatrins pour réfuter la proposition cittamatra, cela
ne veut pas dire que les prasangikas sont des cittamatrins.
[E] : Ma deuxième question : pouvez-vous désigner un seul endroit dans le texte, dans lequel
les arguments de Chandrakirti sont illogiques ?
[E1] : Non, parce que j‟essaie de faire justement le contraire. Je prétends qu‟il ne peut pas
réfuter la production à partir de soi ou à partir d‟autre chose uniquement avec des
exemples, et qu‟il ne peut donc pas conduire cette réfutation sans recourir à la logique et
au raisonnement. De même, comment peut-il réfuter la production à partir de soi et
d‟autre chose sans l‟aide du raisonnement logique ? C‟est là ma question. Il n‟accepte
pas (la logique et le raisonnement), et donc moi non plus. J‟agis comme lui.
[E] : Mais il se sert de raisonnement logique ! Êtes-vous en train de dire qu‟il utilise ou qu‟il
n‟utilise, pas le raisonnement logique ?
[E1] : Au quatrain 98, les prasangikas démolissent la théorie de la production à partir de soi
et à partir d‟autre chose, au moyen de la logique. Ma question est : pourquoi le font-ils,
alors qu‟ils prétendent refuser le raisonnement logique, que moi aussi je refuse ?
[E] : Ils admettent le raisonnement logique, autrement, il n‟y aurait pas de discussion
possible.
[E1] : En ce cas, je n‟admets pas qu‟ils mélangent exemples et logique. Ce doit être l‟un ou
l‟autre.
[E] : Je ne comprends pas ce que vous dites. Il me semble clair que Chandrakirti pousse la
théorie de la production à partir de soi et celle de la production à partir d‟autre chose
[E1] : Non, il dit qu‟il accepte le raisonnement logique, pour le moment, parce que c‟est ce
que font ses adversaires. Il s‟en sert, quand cela lui convient, pour réfuter leur théorie.
C‟est juste leur façon de parler, d‟après lui, et il est décidé à les vaincre avec leur propre
façon de parler. Donc, je dis, « très bien, je vous suis, nous nous passerons du
raisonnement logique. Nous pouvons réfuter la théorie de la production à partir de soi à
l‟aide d‟exemples seulement, sans avoir recours au raisonnement, mais qu‟en est-il du
troisième extrême ? » Quelqu‟un peut-il me dire comment il va le réfuter ?
[E] : Mais tout est très logique, en fait : croire en l‟autogenèse, c‟est croire que la cause et
l‟effet sont une même chose ; croire en une production à partir d‟autre chose, c‟est
croire que la cause et l‟effet sont deux choses différentes. Quand Chandrakirti soutient
qu‟il est impossible qu‟un phénomène soit produit en même temps par lui-même et par
autre chose, sa preuve est très simple, car le résultat serait en même temps le même que
la cause et différent de la cause.
[E1] : Mais ce matin, j‟ai montré des exemples dans lesquels un plus un n‟égale pas deux. Il
est possible que je n‟aime pas ceci, et que je n‟aime pas cela, mais quand je mets les
deux ensemble, j‟aime leur combinaison.
[E1] : Vous revenez à la logique, de nouveau, ce qui est ici tout le problème.
[E] : J‟aimerais faire un peu de provocation : vous semblez croire que la production à partir
de soi et à partir d‟autre chose d‟autre chose ne constitue pas une proposition. Mais
c‟est une proposition, bien qu‟apparemment vous n‟acceptiez pas les thèses. Par contre,
la réfutation de Chandrakirti n‟est pas une proposition. Il n‟a pas de proposition.
[E1] : Et moi je vous dis, comment pouvez-vous dire que ce n‟est pas une proposition ?
Montrez-le-moi !
[E] : Si vous me demandez de prouver que ceci n‟est pas une proposition, ça ne pose aucun
problème, parce qu‟il n‟y a pas de proposition ! Je n‟ai jamais avancé de proposition.
Ces thèses sont justement ce que je combats.
[R] : C‟est exact, il n‟a pas besoin de prouver qu‟il n‟y a pas de proposition.
[E] : Chandrakirti utilise deux techniques pour défaire ses adversaires : l‟une est la logique,
l‟autre est faite d‟exemples. Elle dit qu‟il existe une différence entre les deux, elle ne
comprend pas pourquoi il utilise des exemples, parce qu‟ils ne semblent pas trouver leur
place dans la logique.
[R] : Chandrakirti donne des exemples au bénéfice de son adversaire. Il n‟a pas de
proposition.
[E1] : Il peut bien dire qu‟il n‟a pas de proposition, mais il ne le prouve pas. Je ne crois pas
qu‟il n‟ait pas de proposition.
[R] : Chandrakirti n‟a pas la charge de prouver qu‟il n‟a pas de proposition.
[E] : Mais ce n‟est pas ce que fait Chandrakirti, lui se contente de démolir, en fait, il viole
cette loi.
[R] : Si vous voulez dire que Chandrakirti ne suit pas les règles générales de l‟argumentation,
je suis d‟accord avec vous.
[E1] : Mais alors, à quoi cela rime-t-il quand vous essayez de réfuter certaines thèses ?
[E] : Voilà pourquoi il n‟y a pas d‟autre alternative que d‟être prasangika. Chandrakirti
n‟avance pas ses propres opinions, il se contente de souligner les points faibles de la
position de son adversaire. Point final ! Ce qui nous choque dans l‟approche de
Chandrakirti, c‟est qu‟il détruit tout sans rien mettre à la place.
[E1] : Mais je ne vois toujours pas comment il démolit la théorie de la production à partir de
soi et à partir d‟autre chose.
[E] : Il y a deux possibilités : ou bien vous pensez qu‟il y a une faille dans la démonstration
de Chandrakirti et par conséquent il ne tire pas les conséquences correctes ; dans ce cas,
je dis, très bien, montrez-moi les quatrains dans lesquels ses conséquences sont
erronées ; ou bien, deuxième possibilité, vous avez une théorie sur la production à partir
de soi et d‟autre chose (autrement dit, à partir d‟un mélange des deux). Si vous avez une
théorie, exposez-la et nous la réfuterons. Et si vous n‟avez pas de théorie, nous n‟avons
rien à dire, car là où il n‟y a pas de maladie, il n‟est pas besoin de docteur.
[E1] : Vous ne vous servez pas du tout du raisonnement madhyamika : je n‟ai nul besoin
d‟exposer une proposition à propos de la production à partir d‟un mélange de soi et
d‟autre chose ; tout ce que je dis, c‟est qu‟on ne peut réfuter cette théorie sans l‟aide du
raisonnement logique.
[E] : Si rien n‟a été exposé, il n‟y a rien à réfuter.
[E] : Je croyais que Chandrakirti n‟avait pas de logique et n‟essayait pas de démontrer
quelque chose.
[R] : Il essaye de prouver quelque chose, et il use de nombreuses stratégies, mais toutes
servent à détruire les thèses des autres. Il n‟a ni proposition, ni point de vue personnel ;
dans l‟absolu, pas de proposition, dans le relatif, laisser les choses comme elles sont,
sans les analyser.
[E] : Il me semble que même ceux qui comprennent très clairement Chandrakirti restent
attachés à une certaine forme de théorie.
[R] : Cela peut s‟appliquer à des gens ordinaires comme nous, mais ce n‟est pas le cas de
Chandrakirti.
[E] : Elle dit que Chandrakirti ne peut pas réfuter la théorie de la double production. Elle a
donné des exemples, comme celui de la voiture, mais n‟a pas utilisé la logique. Du fait
qu‟elle ne se sert pas de la logique, Chandrakirti ne peut pas prendre sa logique pour la
défaire, comment va-t-il donc s‟y prendre ?
[E] : C‟est purement destructif quand Chandrakirti détruit les arguments sans rien mettre à
leur place, mais il faut réaliser qu‟il ne dit pas que rien n‟existe, mais seulement qu‟on
ne peut pas comprendre la vérité absolue avec notre esprit ordinaire. Il sous-entend, et
c‟est le mot juste, qu‟il y a une autre manière de connaître. Mais il ne le dit jamais, et ce
n‟est donc pas une proposition ; s‟il le formulait, cela deviendrait une proposition à son
tour.
[E] : Si vous dites que l‟électricité combinée à une ampoule électrique produit de la lumière,
ceci relève bien de la vérité conventionnelle. Je peux vérifier, en demandant aux gens
dans cette pièce s‟ils sont d‟accord ou non. S‟ils le sont, je peux dire que oui, il semble
qu‟il s‟agisse d‟une vérité conventionnelle et il n‟y a donc pas de problème. Mais si
vous affirmez que, conventionnellement, les gens pensent que les choses sont produites
à la fois par elles-mêmes et par autre chose, je dirai : non. Les gens ne disent pas que
l‟électricité est autre que la lumière ou que la lampe est la même chose que la lumière.
Les gens ordinaires n‟ont pas de proposition à propos de la lumière et de la lampe. Ils
disent simplement : allumez la lumière.
[R] : Il ressort de ces discussions aujourd‟hui que nous commençons un peu à comprendre ce
que disent les madhyamika-prasangikas. Peut-être ne réalisons-nous pas tout le sens de
ce qu‟ils disent, mais nous commençons à avoir une vague idée de ce qu‟est le
Madhyamika. Et je suis très heureux que ces enseignements aient eu cet effet. Nous
devons réaliser toute l‟importance d‟un tel enseignement, et nous somme très fortunés
d‟avoir pu participer à ces débats. Bien que je n‟aie pas toujours tout compris, de
nombreux arguments m‟ont paru très valables. Pour demain, essayez de trouver des
arguments pour prouver l‟existence d‟une prochaine vie, après celle-ci. Nous avons vu
les arguments des charvakas, prouvant qu‟il n‟y a ni vie passée, ni vie future ; essayez
donc maintenant de réfuter Chandrakirti.
Le sujet principal de ce J‟aimerais vous rappeler un certain nombre de choses dont nous avons déjà parlé. En
texte est la vérité particulier, je voudrais expliquer le sens du titre Madhyamakavatara : L’Entrée dans la Voie
ultime approximative, médiane. Puisque la vérité absolue ne peut être ni enseignée, ni exprimée, ni expliquée, ni
et non la vérité ultime
écoutée, elle ne relève pas du champ de l‟esprit ordinaire. Par conséquent, la vérité ultime ne
absolue
peut constituer que l‟objectif indirect de ce texte, et non pas son objectif premier.
Chandrakirti espère qu‟indirectement nous allons entrer dans cette vérité inexprimable. Nous
pourrions donc dire que le sujet principal de ce texte est namtrangpé teuntam (rnam grangs
Dès qu‟on parle de la Avec nos mots et nos esprits confus, nous pouvons parler seulement de ce que nous prenons
vérité ultime, ça pour la vérité absolue. Mais comme je vous l‟ai souvent dit, dès que nous en parlons, elle
devient autre chose. devient autre que la vérité absolue. Néanmoins, c‟est utile d‟en parler et c‟est la seule
Mais on ne peut pas manière de faire. Il n‟y a pas d‟autre moyen. Notre but est d‟atteindre l‟autre rive, mais que
faire autrement cela nous plaise ou non, pour le moment, nous sommes sur cette rive ! Le fait de suggérer
l‟idée d‟une autre rive nous permet seulement de présumer de ce qu‟elle peut être, mais ne
Seuls ceux qui sont sur signifie nullement que nous y sommes arrivés. Il nous faudra nécessairement traverser toutes
les terres peuvent les expériences menant d‟ici à là.
exprimer les Pour exprimer les deux sortes de vérité, nous avons des soutras et des shastras. Le Bouddha a
enseignements du
prononcé les soutras, que ses disciples ont commentés dans les shastras. Comme
Bouddha et donc ce
texte ne vise pas à
Chandrakirti l‟a humblement fait savoir au début du texte, il ne peut expliquer les soutras lui-
entrer dans les soutras même. Seuls ceux qui ont atteint la première terre peuvent exprimer ce que le Bouddha a
du Madhyamika mais enseigné. Cette déclaration nous apprend donc que même les soutras madhyamikas enseignés
dans les commentaires par le Bouddha ne sont pas l‟objectif premier de ce texte. Madhyamakavatara signifie entrer
du Madhyamika. Le dans le Madhyamika. Or, nous savons que notre sujet ultime ne peut pas être le Madhyamika
sujet principal est la absolu, parce que celui-ci est inexprimable. Notre objectif n‟est pas non plus les soutras du
vérité conventionnelle Madhyamika, puisque Chandrakirti a dit qu‟il n‟était pas qualifié pour les commenter. À ce
point nous savons donc que l‟intention directe du Madhyamakavatara est de nous faire entrer
dans les commentaires comme le Mulamadhyamaka-karika de Nagarjuna. Ce raisonnement
et ce que dit le commentaire nous permettent de conclure que le sujet principal de ce texte est
la vérité relative, plus précisément encore, la vérité conventionnelle.
J‟ai le sentiment que quand Chandrakirti dit qu‟il admet, au niveau conventionnel, ce que les
gens ordinaires acceptent, certains d‟entre vous pensent que cela constitue sa proposition. Ce
Quand Chandrakirti n‟est pas le cas, parce que l‟idée des gens ordinaires n‟est jamais une proposition. La
accepte la vérité définition occidentale diffère peut-être de la nôtre, mais par « proposition » nous désignons
conventionnelle, ce une thèse qui a été établie par la logique et le raisonnement, rigpé nyépé nyéteun(rigs pas
n‟est pas une thèse brnyed pa’i brnyed don) et qui, par conséquent, ne peut pas changer ; elle reste toujours
vraie. Alors qu‟au niveau conventionnel les gens disent toutes sortes de choses, comme
Chandrakirti l‟a si bien démontré. Parfois les gens ordinaires pensent que les choses naissent
C‟est parce que les d‟elles-mêmes, à d‟autres moments ils croient qu‟elles naissent d‟autre chose. Le monde
gens ordinaires disent conventionnel est complètement fou, mais Chandrakirti l‟accepte tel que, pour les besoins de
toute sorte de choses et
la communication. Le mot « accepte » risque de prêter à confusion ici ; mieux vaut dire qu‟il
changent d‟avis
« s‟accommode de » la vision des gens ordinaires.
Lorsqu‟il débat, par exemple, avec les samkhyas, pour démonter leur proposition il a recours
Selon l‟interlocuteur il aux méthodes de l‟école vaibhashika. Cela ne signifie pas qu‟il devient subitement un
choisit différents partisan de l‟école vaibhashika, simplement il utilise cette arme aussi longtemps qu‟il en a
arguments mais il ne besoin, pour ensuite l‟abandonner. C‟est là toute l‟idée. Quand il en vient à réfuter les
construit jamais de
vaibhashikas, il se sert des méthodes de l‟école sautrantika. Pour défaire les sautrantikas, il
thèse
s‟appuie sur les méthodes cittamatrins. Et contre les cittamatrins, il emploiera certaines idées
madhyamika. Cela ne signifie jamais qu‟il aurait en ce faisant automatiquement développé
une thèse qui lui est propre. Jamais.
Ensuite il explique la Ensuite, et selon le commentaire de Gorampa, Chandrakirti va nous expliquer en détail la
production production interdépendante selon deux méthodes différentes : l‟une fondée sur l‟inexistence
interdépendante de du soi des phénomènes, l‟autre sur l‟inexistence du soi de l‟individu. En ce moment, nous
deux manières sommes sur le point de conclure la première de ces deux parties, laquelle traite de
l‟inexistence du soi des phénomènes.
[T14] (c) Leur proposition est infirmée par leur propre exemple 6:113
6:113 Les vases, et tous autres objets similaires, n’existent pas dans l’absolu,
Et pourtant, selon l’expérience ordinaire, ils existent bel et bien.
Comme il en est de même pour toutes choses, rien n’autorise à dire
Qu’elles sont semblables à l’enfant d’une femme stérile.
Ce vase, dit Chandrakirti, tous ces phénomènes, n‟existent pas au regard de la vérité ultime.
Dans l‟absolu, aucun
phénomène n‟existe On reconnaît néanmoins leur existence au plan de la vérité conventionnelle et selon
mais là où ils sont l‟expérience des gens ordinaires. C‟est tout ! Tous les phénomènes sont ainsi. Par contre,
connus pour exister personne ne considère l‟enfant de la femme stérile comme une chose qui existe et vous ne
dans l‟expérience pouvez donc prétendre – dit-il à son adversaire – que ma vue est comme l‟enfant d‟une
ordinaire, il accepte femme stérile. Ce passage est amusant, car Chandrakirti sous-entend que s‟il existait aux
leur existence yeux des gens ordinaires un phénomène appelé l‟enfant d‟une femme stérile, il serait le
conventionnelle premier à l‟admettre. Mais puisque ce phénomène n‟est pas admis dans le cadre de
l‟expérience ordinaire, lui non plus ne peut pas l‟admettre. Et voilà ! Ce quatrain explique
tout. C‟est parfaitement commode. Il y a un Khenpo à l‟Institut Dzongsar qui trouve
6:114 Parce que les phénomènes ne sont ni sans cause, ni créés par Dieu,
Qu’ils ne naissent ni d’eux-mêmes, ni d’autre chose, ni des deux,
Il n’en existe aucun qui soit réellement produit.
Leur mode de production à tous est celui de l’interdépendance.
Les phénomènes ne
naissent pas à partir
d‟eux-mêmes, à partir Dans l‟autocommentaire de Chandrakirti il y a plusieurs aspects amusants. Ce quatrain est
d‟autre chose, d‟un très clair. À l‟aide de multiples raisons, nous avons vu que les choses ne sont pas produites
mélange des deux ou par elles-mêmes, par un dieu tout puissant, c‟est-à-dire par autre chose qu‟elles-mêmes, par
sans cause un mélange des deux, et ne sont pas non plus sans cause (ce qui prouve qu‟elles n‟existent
Elles naissent en pas de manière inhérente). Les choses naissent exclusivement en interdépendance.
interdépendance C‟est une répétition de la réfutation des modes de production à partir de soi-même, à partir
d‟autre chose, à partir des deux ou sans cause. Mais il y a du nouveau, à la dernière ligne :
Leur mode de production à tous est celui de l’interdépendance. C‟est cet aspect que
Chandrakirti veut mettre en lumière. Génération après génération, année après année, tous
ces théoriciens et substantialistes ont réfléchi et analysé les faits au moyen de raisonnements
logiques, multiples et divers ; de plus ils les ont passé au crible de la contemplation et de la
méditation. Et tous déclarent avoir trouvé quelque chose. Certains ont trouvé que les choses
sont sans cause, d‟autres ont conclu qu‟elles naissent d‟elles-mêmes, d‟autres encore qu‟elles
naissent de causes étrangères, etc. Mais qu‟on dise que les choses naissent d‟elles-mêmes, de
l‟autre, des deux ou sans cause, ces idées sont toujours le fruit du raisonnement.
Je suppose que je dois continuer à vous le répéter : le problème n‟est pas qu‟ils aient trouvé
Le problème des quelque chose au moyen de la logique et du raisonnement, mais qu‟ils arrivent à affirmer une
théoriciens est qu‟ils
production et une cause réelles par le raisonnement. Leur raisonnement débouche sur une
trouvent quelque chose
de réel au terme de
entité indépendante et non-fabriquée, voilà le problème. Quand on parle des découvertes
l‟analyse et du résultant de l‟analyse logique – rig pa’i nye pas snyad teunŔ, ce qui met ces théoriciens en
raisonnement et difficulté, c‟est leur idée que le résultat de leur analyse existe réellement. Pendant des
ensuite ils y croient générations, leur analyse logique a abouti à une entité, un objet, à laquelle ils se sont
attachés. Mais pour Chandrakirti, et cela doit être clair pour nous, le résultat de toute analyse
logique est forcément qu‟il n‟y a rien à trouver.
Chandrakirti est un Prenez l‟exemple d‟un mirage. Chandrakirti n‟a rien d‟un dictateur qui aurait instauré pour
humble moine. Il ne
règle l‟interdiction de s‟approcher des mirages. Ce n‟est pas du tout sa manière de faire. Il
nous empêche pas de
chercher des mirages n‟est qu‟un humble moine mendiant, un simple étudiant de l‟université de Nalanda. Ce qu‟il
dit, c‟est que si vous utilisez la logique et de l‟analyse pour comprendre un mirage et que
plus vous approchez du mirage, plus vous trouvez qu‟il existe vraiment, alors vous avez un
gros problème. Rien ne vous empêche d‟agir de la sorte, là n‟est pas la question, mais si au
bout du processus vous trouvez quelque chose, il y a un problème.
Les mirages non Supposez que vous voyez cette chose qu‟on appelle un mirage et que vous allez dans sa
analysés, qui existent direction. Bien entendu, nous ne disons pas que vous ne trouverez ni terre, ni vagues de
dépendamment ne lui chaleur, et ainsi de suite. Mais si vous croyez que le mirage est de l‟eau, et de surcroît une
posent pas problème eau qui existe vraiment, alors de deux choses l‟une : soit votre idée que c‟était un mirage
était fausse, auquel cas, vous n‟avez pas trouvé de mirage ; soit vous trouvez toujours un
En revanche, si nous mirage et celui-ci devra exister en et par lui-même, indépendamment de la chaleur, de la
trouvons un vrai surface du sol, etc., auquel cas l‟on serait fondé à se demander si c‟est effectivement un
mirage alors ça va
mirage. Et si vous persistez à donner à ce phénomène le nom de mirage, il ne correspondrait
barder
à rien de connu dans notre expérience, car il faudrait que ce mirage existât de manière
[T12] (c) Les bienfaits de comprendre comment l’interdépendance élimine les deux
extrêmes
[T13] (i) Le raisonnement de la production interdépendante détruit le filet des vues fausses
(677), 6:115
Les choses naissent Les phénomènes étant complètement interdépendants, ils se produisent en dépendance (de
dépendamment et donc facteurs variés) : par conséquent, on ne peut pas s‟appuyer sur toutes ces théories extrêmes
toutes les théories de comme la production à partir de soi, à partir d‟autre chose, et ainsi de suite. Elles n‟ont aucun
production extrêmes pouvoir, on ne peut s‟y fier. Chandrakirti ajoute ici que le raisonnement de la production
sont impuissantes interdépendante des phénomènes tranche toutes les vues nées de l‟ignorance comme les vues
résultant de l‟analyse logique.
Les phénomènes Les théories extrêmes comme la production des phénomènes à partir d‟eux-mêmes ou à
n‟existent pas de partir d‟autre chose, etc. ne se justifient que si les phénomènes existent de manière inhérente.
manière inhérente, il C‟est uniquement dans ce cas qu‟ils devraient alors nécessairement naître à partir d‟eux-
n‟y a donc pas de mêmes, à partir d‟autre chose, à partir d‟un mélange des deux ou sans cause. Mais les choses
production inhérente n‟existent pas en et par elles-mêmes, c‟est pourquoi la production indépendante n‟existe pas.
Sans combustible, il n‟y a pas de feu.
[T13] (iii) Le résultat de l’analyse est de voir que toutes les concepts sont faux 6:117-118
Les êtres ordinaires sont prisonniers de toutes sortes de pensées et de concepts illusoires,
Les yogis sont libres de
mais certains, qui ont surajouté des vues qu‟ils ont fabriquées de toutes pièces, ont des
tout concept, c‟est
pourquoi ils atteignent entraves plus serrés que les autres. Les yogis sont libres de tout concept, c‟est pourquoi ils
la libération atteignent la libération. Cela se rapproche beaucoup de ce que je vous ai dit précédemment,
que les actions vertueuses et non-vertueuses sont également le produit de l‟ignorance.
6:118 L’analyse, dans nos traités, ne vient pas d’une fascination pour la
polémique.
Nous montrons le Réel, dans un but de libération.
Et si, devant l’explication complète de la Réalité,
Les systèmes de nos adversaires s’effondrent, nous ne sommes pas en
faute.
Les commentaires du Après tout ce travail de réfutation, il souligne que des commentaires comme le
Madhyamika n‟ont pas Mulamadhyamikavatara ou ses propres textes n‟ont pas été écrits ou enseignés pour le plaisir
été écrits pour débattre de l‟argumentation mais en vue de libérer les êtres sensibles, surtout des êtres ignorants
mais pour libérer les
comme les cittamatrins, qui soutiennent des vues erronées et dont l‟analyse débouche sur une
êtres ignorants
entité réellement existante. Chandrakirti se montre ainsi particulièrement compatissant.
Les deux dernières lignes font allusion à ce que je vous ai dit il y a plusieurs jours, à propos
des perdants. En ce moment, nous essayons d‟établir les faits, la vérité, la vérité ultime. Il
n‟est pas question d‟avoir une position politiquement correcte. Certains d‟entre vous se
demandent comment nous pouvons faire cela, puisque, après tout, tout le monde ici est sur
un pied d‟égalité. Tous sont égaux et les droits de l‟homme existent ; les cittamatrins ont
Ce n‟est pas la faute à donc parfaitement le droit de camper sur leurs positions, tout comme les vaibhashikas et les
Chandrakirti si autres écoles. Et bien Chandrakirti dit non, parce que nous sommes en train d‟établir la vérité
certaines théories au moyen de la logique et de l‟analyse et si au cours de ce processus certaines thèses
s‟effondrent quand on s‟effondrent, nous ne sommes pas à blâmer. Je ne suis pas coupable, dit-il.
les examine
Dans le commentaire on trouve plusieurs exemples pour illustrer ce point. Quand vous faites
Si notre but est de faire un feu de joie, si le bois n‟est pas content de brûler, il n‟y a pas grand-chose à faire, dans la
un feu de joie, le bois mesure où votre intention est d‟avoir du feu. Vous n‟avez pas vraiment le choix : le bois va
va forcément brûler brûler. Si votre intention est de tracer une ligne droite, sa rectitude mettra en évidence les
lignes courbes. Et si celles-ci ne sont pas contentes d‟être ainsi exposées, qu‟y pouvez-vous ?
Quand le soleil brille, les chouettes n‟y voient plus rien. Que peut-on faire ? On a besoin du
soleil.
Le quatrain 106 est Pour beaucoup d‟entre vous le quatrain 106 semble avoir été mal compris. Nous allons y
souvent mal compris revenir, car il s‟agit d‟une déclaration de grande importance.
Des auditoires divers, nouveaux comme celui-ci ou beaucoup plus mûrs, m‟ont demandé à
maintes reprises de clarifier ce point. Pourquoi la foi et la dévotion sont-elles aussi le produit
de l‟ignorance ? Le sujet est la vacuité, comme l‟indique la dernière ligne. Si on parle de
vacuité, tout est vacuité, y compris les différents aspects de la voie comme la dévotion, la
En vérité ni le karma ni compassion et la méditation, car toutes relèvent de la vérité relative – kun dzob. Dans
l‟ignorance n‟existent l‟absolu, rien de tout cela n‟existe.
Pourquoi est-ce une vérité relative ? La réponse est dans les deux premières lignes : de
l‟ignorance vient le karma ou l‟action ; ceux qui pensent que le karma vient de l‟ignorance,
et ceux qui pensent que sans ignorance, il n‟y a plus de karma, manquent de sagesse selon la
perspective de la vérité ultime, car en réalité il n‟y a ni karma ni ignorance. Ce quatrain est
très profond. On donne beaucoup d‟enseignements dzogchen à notre époque, alors que ce
Madhyamika est un enseignement tiré des soutras. Cependant, il est si profond que je doute
qu‟aucun enseignement dzogchen contemporain ne lui arrive à la cheville, sans parler
d‟approcher un enseignement dzogchen authentique.
Dharmakírti compare Chandrakirti tient le même discours que Dharmakírti, un célèbre logicien bouddhiste, qui
la voie à un bateau dit : La voie est comme un bateau : on se sert du bateau pour atteindre l’autre rive, et
qu‟on doit abandonner ensuite on l’abandonne ; si on n’abandonne pas la voie, on est toujours dans le bateau, on
en arrivant sur l‟autre n’a pas atteint l’autre rive. On utilise la voie, forcément, mais elle constitue le dernier
rive obstacle dont on devra se débarrasser. Voilà pourquoi je disais que l‟ignorance produit toutes
sortes d‟actions négatives et que de l‟ignorance viennent aussi toutes sortes d‟actions
positives. L‟ignorance subsiste tant que subsiste la notion de sujet et d‟objet, mais cette
ignorance-là est plus subtile et sophistiquée que notre stupide ignorance ordinaire.
Dharmakírti ajoute ces paroles incroyables : « Le Dharma, la voie, le bouddhisme, doivent
Dharmakírti dit: « la être abandonnés, car la voie toute entière est illusoire. » Incroyable ! Quel autre théoricien
voie doit être
ou philosophe, quelle autre religion ferait preuve d‟une telle audace ? Les bouddhistes disent
abandonnée car elle est
trompeuse » Quel que votre dernier et pire obstacle sera la voie elle-même. Et ne venez pas me citer
autre philosophe Krisnamurti ! Comme vous le savez, les vers qui dévorent le bois creusent autour d‟eux un
oserait dire une chose petit espace qui leur permet de bouger ; la compréhension de la vacuité de Krisnamurti n‟est
pareille ? pas plus grande que cet espace, alors que la réalisation de la vacuité d‟un bodhisattva est
aussi vaste l‟espace. Pour moi, les paroles de Dharmakírti sont stupéfiantes parce qu‟il prône
l‟abandon du bouddhisme, qu‟il qualifie d‟illusoire. Krisnamurti serait incapable d‟une telle
pensée : il n‟a même pas de voie à abandonner ! Voilà pourquoi sa compréhension ne
dépasse pas l‟espace creusé par ce vers. Ai-je lancé un défi ? Y a-t-il ici des supporters de
Krisnamurti ?
[E] : Dans le quatrain 106, quelle est la différence entre sans ignorance et réaliser la
vacuité ?
[R] : Quand vous réalisez la vacuité, vous savez que l‟ignorance n‟existe pas vraiment et que
par conséquent aucun karma réel n‟est produit par cette ignorance.
[E] : Mais, de toute évidence, quand on réalise la vacuité, on n‟est plus dans l‟ignorance.
[R] : Il y a une différence. À un certain niveau, nous disons que si vous avez de l‟ignorance,
vous avez du karma ; si vous n‟avez pas d‟ignorance, vous n‟avez pas de karma.
[E] : Quelle est la différence entre ne pas être dans l‟ignorance, réaliser la vacuité et être
libéré ?
[R] : C‟est juste une question de subtilité. En un sens, ne pas être dans l‟ignorance signifie
réaliser la vacuité. Mais Chandrakirti veut affirmer la nécessité de la voie. Nous
essayons d‟observer notre ignorance pour la réduire. Mais il souligne que nous courons
alors le risque de nous attacher à la voie ou de tenter de nous libérer d‟une ignorance
réelle. On pourrait aussi finir par croire que rien n‟existe ; Chandrakirti démontre la
fausseté de cette croyance, parce que même l‟inexistence n‟existe pas vraiment.
[E] : Pourquoi la réalisation de la vacuité n‟est-elle pas aussi vide que l‟absence
d‟ignorance ?
[R] : Nous ne pouvons rien dire de plus. Au-delà de ce point, nous ne pouvons que nous
Au-delà d‟un certain taire. C‟est ce que le Bouddha a fait, il a refusé d‟aborder quatorze questions, parce
point, on ne peut rien
qu‟il n‟y a simplement pas de mot pour en parler. C‟est aussi ce que nous avons dit :
dire sur la vacuité
nous croyons parler de la vérité ultime, mais nos paroles finissent toujours par rejoindre
le domaine de la vérité relative.
[E] : Au dernier vers, nous avons vu que « production interdépendante » est synonyme de
Les enseignements sur « vacuité ». Comment pouvons-nous dire, en ce cas, que les soutras qui traitent de la
la production production interdépendante ne sont pas de sens certain ? Après tout, ils expliquent la
interdépendante sont vacuité. Comment peut-on dire que les gens qui réalisent la production interdépendante
donnés de manière plus ou l‟impermanence ne réalisent pas la vacuité ?
ou moins subtile [R] : Votre question se rapproche de la précédente. C‟est une question de subtilité. Les
enseignements de sens certain traitent de la signification subtile de la production
interdépendante, alors que de nombreux soutras ne le font pas. C‟est tout ! Par exemple,
les enseignements sur l‟impermanence sont également des enseignements sur la
production interdépendante, bien entendu, mais à un niveau plus grossier. En fait,
certains moines développent l‟esprit de renoncement en réfléchissant à l‟imminence de
la mort. Mais le même enseignement peut devenir de plus en plus subtil selon le
pratiquant. Un disciple doté de facultés supérieures peut comprendre toute la vacuité à
la simple écoute d‟un enseignement sur l‟impermanence.
[E] : Est-ce parce que les gens ne comprennent pas qu‟ils dénigrent ce soutra ?
[R] : Selon les adeptes des tantras, certains individus ne peuvent pas comprendre les
enseignements de sens certain. Ils disent que la production interdépendante n‟est pas
correctement et complètement exposée dans les soutras, que la production
interdépendante intérieure n‟est expliquée que dans les tantras, ce qui fait leur
supériorité. C‟est comme comparer une luciole avec le soleil, voilà ce qu‟ils disent.
Comment les [E1] : Quand vous avez parlé de rangtong et de shentong il y a quelques jours, vous avez dit
shentongpas peuvent- que la tradition shentong reconnaît le deuxième et le troisième tour de la roue du
ils accepter en même Dharma comme des enseignements de sens certain. Je n‟ai pas très bien compris.
temps la vacuité et le Comment peuvent-ils accepter en même temps la vacuité et le fait que les choses aient
fait que les choses
aient des
des caractéristiques ? Comment une chose ayant des caractéristiques peut-elle être
caractéristiques ? vide ?
[R] : C‟est une bonne question, quelqu‟un peut-il répondre ?
[E] : Je pense que les rangtongpas disent que si les choses sont esprit et si l‟esprit est
vacuité, il devient impossible d‟établir la vacuité des choses, mais je ne suis pas sûr.
Est-ce que cela a à voir avec la clarté ?
[E] : Rangtong signifie que les choses sont vides par nature ; les phénomènes sont dénuées
d‟essence. C‟est cela rangtong : vide en soi. Le shentong – vide d‟autre chose – signifie
que les choses sont vides de facteurs qui seraient extrinsèques à leur vraie nature. S‟il y
avait un facteur extrinsèque à la nature de la chose, il consisterait en toutes les
impuretés qui voilent actuellement la nature des choses, laquelle ne diffère pas de la
nature de notre esprit. Cela peut apparaître comme une contradiction, mais je pense que
ces deux concepts peuvent très bien aller de concert. Le problème surgit seulement si
l‟on affirme le shentong à l‟exclusion du rangtong ou vice versa.
[E] : Je crois que dans le troisième Cycle le Bouddha n‟a pas dit que les qualités existaient
vraiment. Il a parlé des qualités éveillées de la nature de l‟esprit. Ce qui signifie que
l‟esprit peut avoir deux aspects : vous pouvez le voir sous son aspect vide et vous
pouvez le voir sous son aspect lumineux. Si nous insistons sur la nature vide de l‟esprit,
nous avons l‟approche rangtong ; si nous insistons sur la clarté de l‟esprit, on peut alors
parler des qualités de la nature de bouddha, même si le Bouddha n‟a pas dit, lorsqu‟il a
enseigné sur ce sujet, qu‟elles existaient en et par elles-mêmes. Les trente-deux marques
majeures et les quatre-vingt marques mineures sont contenues en tant que potentiel dans
la nature de l‟esprit. Cela ne veut pas dire qu‟elles existent ici maintenant, mais qu‟elles
peuvent apparaître, car en fait, ces trente-deux marques font simplement référence au
corps formel du Bouddha.
[E] : Ma réponse serait que l‟aspect luminosité et l‟aspect vacuité sont inséparables, ce qui
est aussi contenu dans le sens du mot svabhavikakaya, qui exprime l‟inséparabilité du
dharmakaya, du sambhogakaya et du nirmanakaya. Peut-être qu‟aussi le quatrain 37
pourrait répondre à la question, il dit : De même, de quelque chose qui est vide, comme
un reflet, il est possible de créer une conscience de ses caractéristiques.
[E] : D‟après moi, même pour le shentong l‟aspect vacuité dont il est question dans le second
cycle s‟applique plutôt à la vue de la base, alors que le troisième cycle s‟applique à la
vue de la voie. Auquel cas, il n‟y a pas de contradiction.
[E1] : Je croyais que nous parlions de la vue, qu‟il n‟était pas question ici de la base et de la
voie. Et si nous parlons effectivement de la vue, de ce qui existe dans l‟absolu, alors
nous devons faire un choix : il faut dire que quelque chose existe ou que rien n‟existe.
[E] : Le troisième cycle trouve ses fondations dans la première affirmation de la vacuité. Une
fois la vacuité établie – dans le second cycle –, le Bouddha présente la nature de
bouddha. Cette présentation s‟appuie sur l‟enseignement du deuxième tour de la roue,
selon lequel rien n‟a d‟existence véritable, mais elle met l‟accent sur l‟aspect de
luminosité de la vacuité – la nature de bouddha – laquelle est vide par essence.
[E] : Il faut rappeler que le shentong est apparu après Chandrakirti.
[E] : J‟ai cru comprendre que les gens choisissaient l‟approche shentong ou rangtong comme
voie mais non comme une vue définitive.
[R] : En quoi n‟êtes-vous pas satisfait ?
[E] : Je ne suis même pas sûr que tout ceci soit en rapport avec shentong et rangtong. Il dit
que si une chose est dotée de caractéristiques, elle doit nécessairement exister en et par
elle-même. Mais ce que nous avons vu tout au long du texte démontre, au contraire,
qu‟une chose ne peut avoir de caractéristiques que si elle n‟existe pas dans l‟absolu. Si
quelque chose existe réellement, il ne peut avoir de caractéristiques.
[R] : Cela vous satisfait-il ? L‟argument n‟est pas mal.
[E] : Il y a deux jours on a vu que d‟après les paroles du Bouddha, si on reconnait tous que
tout ceci n‟est qu‟un rêve, au réveil nous saurons qu‟aucun monstre ne nous poursuit.
On sait donc que la souffrance vient d‟une cause non-existante, et pourtant elle se
manifeste. Ce peut être une autre façon de présenter ce qui vient d‟être dit, à savoir que
c‟est parce que la nature de bouddha est vide qu‟elle a des caractéristiques. Pour
défendre les shentongpas, dès qu‟ils atteignent la libération, ils savent que le
raisonnement leur a permis de se libérer de leurs doutes et de leurs espoirs, mais il n‟y a
pas le moindre doute quant à l‟illusion dans laquelle nous semblons tous plongés.
[E] : Si on admet qu‟il est possible de distinguer une chose de son existence réelle, on va se
retrouver avec un problème épineux et indésirable. D‟un autre côté, il a été dit qu‟un
phénomène ne peut avoir de caractéristiques qu‟à la condition de ne pas exister
réellement. Pour Rendawa, ce phénomène n‟est pas rien, puisqu‟il existe en
interdépendance, il est juste dénué d‟existence véritable. Cependant, « rien » est un
phénomène, mais sans caractéristiques. Ce qui veut dire qu‟un phénomène individuel
n‟a pas d‟existence en soi et n‟a d‟utilité qu‟en tant que partie d‟un tout, en
interdépendance. Cela ne signifie pas que parce qu‟il n‟existe pas vraiment nous
voulons le retirer de l‟équation. Penser qu‟un phénomène mérite ou a besoin d‟exister
vraiment, pour ensuite créer une distinction basée sur son fonctionnement, indique
l‟interdépendance du fait que les phénomènes sont incapables d‟exister de manière
indépendante.
[E1] : Les éclaircissements donnés sont utiles mais je reste avec ma question. Parlons de ces
caractéristiques, en prenant n‟importe laquelle des trente-deux marques majeures. Si
elle existe vraiment, ce que semble dire le troisième Cycle, cela signifie qu‟elle ne
change pas, n‟est pas fabriquée, et demeure éternellement en tant que caractéristique du
bouddha, autrement dit, elle appartient à la vérité ultime. Or, lors du second Cycle, le
Bouddha a clairement dit qu‟on ne peut faire aucune déclaration à propos de la vérité
absolue. Et ici, nous sommes justement en train d‟en faire une à propos de l‟une de ces
caractéristiques, qui apparaît, pour autant qu‟on en puisse juger, comme étant de nature
ultime. Donc, je ne comprends toujours pas.
[E] : Je suis d‟accord ; nous avons peut-être expliqué le mot « caractéristique », mais nous
n‟avons pas élucidé ce que signifie « nature ». Comment peut-on dire que quelque
chose qui n‟a aucune existence réelle a une nature, de plus dotée de caractéristiques ?
[E] : A-t-on jamais dit que les choses avaient une nature ?
[E] : La nature de bouddha !
[E] : Je ne peux pas donner une réponse précise, mais je crois que la clé se trouve dans l‟idée
que les qualités du Bouddha et les résultats de la voie, qui culminent dans la vérité
absolue, sont le résultat d‟une absence. Ils résultent de l‟élimination de certaines choses,
plutôt que de l‟addition d‟une sorte d‟entité.
[E1] : Mais il me semble qu‟on peut aussi bien dire aux gens de méditer sur la vacuité, sur la
nature de bouddha ou même sur un arbre. N‟importe quoi peut être désigné comme
objet de méditation.
On peut illustrer cela avec l‟exemple d‟une mère avec son enfant : le docteur dit à la mère
Un
Uneenfant peut avoir
fois l‟enfant guéri, que l‟enfant ne peut pas digérer son lait et qu‟elle doit arrêter de l‟allaiter. Pour se faire
une
le lait lui est qui
maladie lui
interdit
nécessaire
de boire le lait
comprendre de l‟enfant, la mère va essayer de toutes sortes de méthodes. Elle sera peut-être
pour grandir obligée de lui expliquer que son lait ne lui convient pas ou même d‟enduire ses tétons d‟un
maternel
produit désagréable que l‟enfant n‟aimera pas. Mais lorsque l‟enfant est guéri de son
problème digestif – qui équivaut dans notre contexte à la croyance en la réalité des choses –
le docteur conseille à la mère de redonner son lait au bébé, car il sera bon pour sa croissance.
En effet, la maladie étant passée, on n‟a plus besoin de continuer le traitement ; si on le
poursuit, l‟enfant souffrira de malnutrition. La mère dit donc à son enfant que son lait est bon
pour lui, et si l‟enfant aime le chocolat ou le miel, elle en enduira ses seins et l‟enfant
commencera à trouver que le lait n‟est pas si mauvais, après tout.
Le premier Cycle Dans cette perspective, dans le premier Cycle le Bouddha diagnostique la maladie. Le
permet de réaliser qu‟il deuxième Cycle est la première partie du traitement, et le troisième est une manière
y a une maladie, le différente de continuer le traitement. Les shentongpas appellent la vacuité à laquelle ils se
second enclenche le réfèrent nam kun chog den gi tong pa nyi (rnam kun mchog ldan gyi stong pa nyid),
traitement et le expression qui signifie vacuité complète dans tous ses aspects. C‟est donc le traitement
troisième le continue complet dans tous ses aspects. Même si nous aimons croire que le traitement principal
La seule manière de Ces discussions sont très importantes. Réjouissons-nous d‟avoir pu débattre de cette façon
comprendre le pendant ces quelques jours. À moins d‟être réalisé, il est très difficile de comprendre
Madhyamika est par parfaitement ce sujet ; en effet, la simple compréhension intellectuelle ne suffit pas. La seule
votre pratique manière de comprendre vraiment le Madhyamika est par la pratique. À certains moments les
choses ont pu vous paraître claires, et à d‟autres vous avez sans doute eu l‟impression de ne
rien comprendre. Mais à chaque lecture nouvelle, ce qui n‟avait pas de sens deviendra plus
Beaucoup de gens sont
intelligible. Quand les choses ne sont pas claires, c‟est que votre compréhension chemine
très inspirés et ont une lentement. Vous ne comprenez peut-être pas aujourd‟hui, mais si vous continuez à étudier et
grande dévotion quand à pratiquer vous finirez par comprendre. Pareil enseignement a donc le mérite de nous
ils deviennent apprendre l‟humilité.
bouddhistes
De ce que j‟entends, beaucoup de gens deviennent bouddhistes pour de multiples raisons,
dont certaines sont très obscures. Certains aiment le son du mot « bouddhisme », d‟autres
Mais l‟inspiration seule deviennent bouddhistes après avoir vu le Dalaï Lama, juste parce que sa présence est une
ne peut nous soutenir telle source d‟inspiration. D‟autres encore sont inspirés par d‟autres maîtres qui se
parce qu‟elle est conduisent bizarrement tout en s‟auto proclamant « grands maîtres ». Quoi qu‟il en soit, tous
changeante
établissent une connexion avec la compassion et la vacuité, et dans ce sens, c‟est très bien.
Mais de telles approches ne peuvent pas vraiment nous aider, car la dévotion et l‟inspiration
sont changeantes ; elles vont et viennent. Une raison tout à fait stupide peut les enflammer, et
une excellente raison peut les inhiber. Comment savoir ?
Vous devez devenir C‟est pourquoi nous parlons des dharmapalas, les gardiens du Dharma. Je pense qu‟il est
des dharmapalas, sans très important que chacun de vous se voit comme un dharmapala. Il faut comprendre cela,
attachement envers c‟est clairement énoncée dans la dernière ligne du quatrain 119 : Une fois abandonnés
votre vue ni agression l’attachement et la haine, l’analyse apportera la libération. En évitant de commettre les
envers celle des autres fautes recensées par Chandrakirti, en évitant tout attachement à l‟égard de vos propres vues
et toute agression à l‟encontre des vues des autres, vous deviendrez de véritables protecteurs
du Dharma.
Vous comprenez Même si vous trouvez tous ces débats difficiles, en rentrant à la maison, vous aurez appris
maintenant que le une chose essentielle : vous savez désormais que le bouddhisme, c n‟est pas juste réciter des
bouddhisme est plus mantras et pratiquer la méditation, c‟est beaucoup plus. Vous ne connaissez pas entièrement
que juste la méditation le bouddhisme mais vous savez déjà que c‟est plus que ce vous pensiez. Cela devrait suffire,
et les mantras; voilà le dans l‟immédiat, à faire naître en vous l‟attitude du dharmapala. Autrement, les choses
début de l‟attitude du peuvent devenir dangereuses. Gardez donc ce genre de motivation à l‟esprit autant que
dharmapala
possible.
[E]: Comment [E] : Pourriez-vous expliquer brièvement la réfutation des charvakas par Chandrakirti, car il
Chandrakirti réfute-t-il semble que leur théorie soit très proche de celle des matérialistes et il serait donc
les charvakas ? intéressant de voir comment elle est réfutée.
[R] : Je laisserai quelqu‟un vous répondre, et si je ne suis pas satisfait, j‟expliquerai à mon
tour.
[E] : Il me semble qu‟il y a deux types de charvakas : les premiers refusent toute causalité ;
les seconds reconnaissent l‟existence des éléments, des objets matériels, mais nient les
vies passées et futures, soit parce qu‟elles seraient sans cause, soit parce qu‟ils
n‟auraient aucune perception de ce qui, disons, survivrait. Je pense que les sciences
modernes disent que l‟esprit provient de la matière. Un homme et une femme créent
ensemble un être matériel, et sur cette base matérielle, apparaît au niveau secondaire
une conscience. Je crois que c‟est ce que soutiennent les charvakas, mais je ne me
rappelle pas ce que Chandrakirti leur répond.
[E] : Chandrakirti se sert de l‟argument cittamatra selon lequel toute perception dépend de
l‟esprit ; or, s‟il y a un esprit, il faut qu‟il y ait une cause.
[E] : Chandrakirti prend le raisonnement des charvakas selon lequel la vie est une énergie
résultante de la combinaison des éléments. Pour un être humain, l‟union du
spermatozoïde et de l‟ovule crée une énergie – la conscience. Sous l‟effet des maladies
et de la vieillesse, cette énergie diminue, pour cesser complètement quand il n‟y a plus
de vie, et, selon les charvakas, c‟est alors la fin. Pour Chandrakirti, ces éléments du
spermatozoïde et de l‟ovule sont des phénomènes ; en tant que tels, ils n‟ont pas
d‟existence réelle, n‟étant créés ni par eux-mêmes, ni par autre chose, ni par les deux
ensemble, ni sans cause. Par conséquent, n‟étant jamais nés, ils ne peuvent cesser.
L‟existence ne cesse pas pour la simple raison qu‟elle n‟est jamais née. Chandrakirti
demande alors aux charvakas s‟ils perçoivent cette non-existence directement ou au
moyen de la logique. Les charvakas répondent qu‟il s‟agit d‟une perception directe. À
quoi Chandrakirti rétorque qu‟ils perçoivent alors est quelque chose d‟absolument non-
existant, et qu‟ils ne peuvent donc pas au même moment percevoir quelque chose dotée
d‟existence réelle. En effet, il est impossible de percevoir en même temps l‟existence et
l‟inexistence absolue d‟une chose. Leur position est donc un non-sens.
[E] : Je n‟aime pas la manière dont nous procédons ; nous n‟avons pas expliqué la vue des
charvakas et nous n‟avons pas élucidé les principaux points de cette vue. J‟ai lu, dans
un livre à leur sujet, qu‟ils croient uniquement à la réalité de leur propre perception. Ce
qui, je pense, vient d‟être réfuté très logiquement. Mais pour cette même raison ils ne
reconnaissent pas la validité de la logique déductive. Je crois donc que Chandrakirti
aura beaucoup de difficulté à leur opposer sa logique.
[R] : L‟argument est plutôt bon.
[E] : Il y a de nombreux autres points et ils sont loin d‟être aussi grossiers que vous semblez
le croire. Je pense donc qu‟avant de réfuter leur théorie nous devrions chercher à
l‟éclaircir. Sinon ce n‟est pas du jeu : la seule chose qui nous intéresse est de prouver
que nous avons raison et non pas de débattre de leur vue.
[E] : Je crois pourtant que ce qui a été dit est très important, car l‟objet principal du débat
avec les charvakas porte sur la preuve de l‟inexistence des phénomènes. Bien sûr, ils
soutiennent que la vie cesse après la mort parce que nous ne pouvons plus la percevoir.
En nous basant sur notre perception, puisque nous ne voyons plus la vie, nous pouvons
dire qu‟elle est non-existante. Le cœur du débat est donc de savoir si l‟on peut prouver
l‟inexistence sur la base de l‟absence de perception. Dans un sens, l‟argument des
charvakas est conventionnel. Si je connais quelqu‟un, je suis en mesure de dire que je
peux par perception directe voir qu‟il n‟est pas dans la tente. De la même façon, on peut
dire qu‟après la mort, comme je ne peux plus percevoir les éléments, il n‟y a plus de
vie. Mais Chandrakirti a montré que ce n‟est pas une preuve valable. En effet, à partir
du moment où vous dites que vous percevez ce qui ne peut pas être perçu, vous devenez
capable de percevoir tout et n‟importe quoi. On voit facilement que l‟exemple que j‟ai
choisi n‟est pas un bon exemple : si quelqu‟un est en train d‟entrer dans la tente, je peux
dire que je vois qu‟il n‟est pas dans la tente, car je vois que sa jambe gauche est encore
en dehors de la tente. Et je peux dire qu‟il n‟est pas à l‟extérieur de la tente, parce que je
vois sa jambe droite à l‟intérieur. Je peux démontrer qu‟il est dans la tente et qu‟il n‟est
pas dans la tente. Ce qui montre que la preuve de l‟inexistence au moyen de la
perception directe est fausse.
[E] : En savons-nous davantage sur la manière qu‟utilisent les charvakas pour réfuter la
logique déductive ? Pour moi, je vois un exemple de l‟obligation où nous sommes
d‟utiliser la logique déductive, sous peine de devenir fou. Voyez-vous ma main ? La
perception que vous en avez est directe. Si je la cache et que vous refusez d‟utiliser la
logique déductive pour comprendre qu‟elle est derrière mon dos, je peux prétendre que
je suis un magicien et dire qu‟elle a disparu !
[E] : Je n‟entends pas défendre les charvakas, mais il me semble qu‟ils refusent la logique
déductive parce qu‟ils n‟admettent pas qu‟une perception soit reproductible. Ils croient
en la réalité de la perception, mais non que les mêmes lois pourront s‟appliquer ensuite.
L‟approche de la logique déductive ne peut pas s‟appliquer, car elle n‟est pas en relation
avec leur approche exclusivement existentielle. Par exemple, on pourrait dire que tous
[E] : Les charvakas considèrent-ils une pensée comme une perception ? Comment pouvons-
nous débattre sans être certains de leur réponse ? Ils ne peuvent pas prétendre que tout
n‟est que perception sensorielle ; d‟une manière ou d‟une autre, ils doivent bien
reconnaître les perceptions mentales. Dans ce cas, ils admettent quelque chose qu‟ils ne
voient pas et que l‟esprit fonctionne sans être substantiel ou visible. C‟est le problème
fondamental des matérialistes ; ils savent très bien que l‟esprit existe, ils l‟utilisent sans
discontinuer. Mais cela leur convient de prétendre qu‟il n‟existe pas quand on en vient à
parler de vies passées ou futures. Je crois que c‟est un problème d‟intelligence
émotionnelle opposée à l‟intelligence logique. Les scientifiques ont développé à
l‟extrême l‟intelligence logique au détriment de l‟intelligence émotionnelle. Ils profitent
d‟une situation et essaient de prouver un point simplement parce qu‟il sert leurs intérêts.
C‟est pratique mais intellectuellement malhonnête.
[E] : Ce débat me pose problème, parce que j‟ai le sentiment de ne pas connaître clairement
le point de vue des charvakas. Je ne me sens pas en droit d‟argumenter pour ou contre
leur théorie.
[R] : Disons qu‟ils pensent qu‟il n‟y a pas de vie passée ou future, et que tout ce que nous
avons est la vie présente ; ils soutiennent par ailleurs que les phénomènes sont sans
cause. Si telle est leur pensée, avez-vous quelque chose à dire pour ou contre ?
[E] : Je ne suis pas sûr de réellement comprendre la nouvelle position des charvakas. S‟ils
croient seulement en la réalité de la perception, cela a déjà été réfuté par Chandrakirti,
qui a montré qu‟on ne peut pas en même temps percevoir directement l‟existence et
l‟inexistence. Qu‟ils acceptent ou non la logique déductive importe peu, car il s‟agit ici
d‟une pure contradiction et il n‟est nul besoin d‟une logique déductive pour la
démontrer. Si c‟est donc là leur théorie, elle a déjà été réfutée.
[E] : J‟aimerais dire quelque chose à propos de ce qu‟on a appelé l‟intelligence émotionnelle.
Il a été dit que les scientifiques refusent l‟idée de vie passée ou future parce qu‟elle ne
leur convient pas. À cela on pourrait répondre que nous, nous croyons à cette idée parce
qu‟elle nous convient. Ce n‟est donc pas un argument. Les charvakas défendent une
théorie proche de celle du matérialisme moderne, à savoir qu‟il n‟y a aucune évidence,
dans le sens normal du terme, d‟une existence antérieure ou postérieure à celle-ci. Nous
n‟avons à notre disposition que les éléments du monde de maintenant. Et pour autant
que je comprenne l‟argument de la perception directe, il revient à dire que nous n‟avons
pas d‟évidence directe de la continuité de l‟existence après la mort. D‟après la définition
charvaka de la vie et de l‟esprit – à savoir que la conscience est une sorte
d‟épiphénomène du corps – quand les éléments du corps se dissolvent au moment de la
mort, il n‟y a plus de conscience capable de percevoir l‟existence. Pour le mort il ne
peut pas y avoir de perception directe d‟une continuité de l‟existence. Or, il me semble
que Chandrakirti dit qu‟ils comprennent la perception de la non-existence de la même
façon qu‟ils comprennent la perception de l‟existence en cette vie, et que là est le point
faible de leur argument. Chandrakirti n‟apporte aucun argument pour prouver
l‟existence après la mort, il se contente de démontrer que leur position à eux ne tient
pas.
Ni les prasangikas ni [R] : Je voudrais intervenir ici. Les prasangikas soutiennent que tous les phénomènes sont
les charvakas n‟ont au-delà des extrêmes, qu‟ils sont shunyata, vacuité. Les bouddhistes ne parlent jamais
trouvé de cause, mais
de rien d‟autre, n‟est-ce pas ? Gardez donc à l‟esprit qu‟au niveau ultime les
les charvakas ont une
thèse: il n‟y a pas de
prasangikas n‟ont trouvé ni cause ni résultat ni production. Les charvakas, nos
cause et donc pas de adversaires, disent également que les phénomènes sont sans cause. Mais il y a une
vie future grande différence, car ils ont trouvé quelque chose : une absence de cause. C‟est une
proposition, sur laquelle ils se fondent pour dire qu‟il n‟y a pas de vie future. Les
J‟ai encore des doutes sur la similarité des charvakas et des scientifiques, car les scientifiques
n‟ont jamais une vue définitive. Ils énoncent ce qu‟ils connaissent à un moment donné, mais
Les scientifiques n‟ont leur vue peut changer. Ils conservent toujours un doute : ils n‟ont rien prouvé de manière
pas finalisé de vue définitive, ils n‟ont pas de proposition ultime, inébranlable. C‟est pourquoi ils peuvent être
mais leur attitude dans sauvés par la logique en éclats de diamants de Chandrakirti. Ayant dit cela, je dois ajouter
l‟action est finalisée. que les scientifiques font quelque chose que Chandrakirti ne manquerait pas de trouver
Ce « divorce » entre la douteux : leur vue n‟est pas définitive, mais leur méditation et leur action, en d‟autres mots,
vue et l‟action est très leur attitude, le sont. Leur attitude, qui est leur méditation et la manière dont ils gouvernent
dangereux le monde, est définitive ; les maîtres appellent cela : le divorce entre la vue et l’action. Et ça,
c‟est extrêmement dangereux. Il ne faut jamais séparer ces deux aspects, car notre manière
d‟aborder les choses dépend de notre vue. Par exemple, si vous trouvez qu‟une certaine
personne est attirante, votre expression corporelle change. Je pense que les scientifiques, à la
différence des charvakas, peuvent encore admettre l‟ensemble de la vue madhyamika et ainsi
s‟ouvrir au Dharma.
[E] : Je pense que nous parlons des scientifiques tels qu‟ils étaient dans les années quarante.
Par exemple, quand Einstein demanda à Niels Bohr : « la lune existe-t-elle encore
quand je cesse de la regarder ? », Niels Bohr, qui appartenait à la génération suivante,
répliqua : « comment puis-je répondre ? » Il était parmi les pionniers d‟une génération
qu‟on a continuellement mise en garde contre les dangers de vouloir contempler la
réalité cachée derrière les chiffres qu‟elle observait.
[E] : J‟aimerais donner une brève réponse au nom des scientifiques, car il me semble qu‟ils
ont été plutôt mal représentés jusqu‟ici. Tout d‟abord, les scientifiques ne se prononcent
pas sur la question des vies passées ou futures parce que pour qu‟une question puisse
être scientifique, il faut qu‟elle soit falsifiable. On doit être capable de conduire une
expérience qui donnera comme réponse oui ou non. Comme on ne peut pas imaginer
Que croient les une expérience qui permettrait de mener une investigation sur l‟existence d‟une vie
scientifiques ? future ou passée, cette question sort du domaine de la science. Ceci dit, que croient les
scientifiques ? D‟abord, toutes les vérités scientifiques sont des vérités dépendantes :
elles dépendent d‟une preuve. Les scientifiques ne croient pas en une vérité ultime.
Leurs théories ne sont vraies qu‟aussi longtemps qu‟elles concordent avec les résultats
expérimentaux obtenus jusqu‟à présent. Dans mille ans la science aura beaucoup
changé, car on aura trouvé de nouvelles preuves. De plus, de nombreux scientifiques
pensent aujourd‟hui que les lois de la science dépendent de notre univers actuel. Dans
un autre univers, les lois seraient différentes. Les théories scientifiques sont donc
dépendantes même jusqu‟à ce niveau-là, autrement dit, ce ne sont pas des vérités
indépendantes ou ultimes.
[E] : Qu‟en est-il de celui qui perçoit ?
[E] : La science prend en compte aussi bien celui qui perçoit, comme l‟illustre une
expérience célèbre qui remonte aux débuts de la physique quantique. Si l‟on a de très
petites particules comme des électrons, on peut faire en sorte qu‟elles agissent comme
des particules solides – du type de celles auxquelles croient les vaibhashikas – ou
comme des ondes qu‟on ne peut localiser nulle part. L‟observateur peut déterminer cette
différence simplement en décidant quelle sorte d‟expérience il veut conduire. La
conduite de l‟électron est subjective, en ce sens qu‟elle dépend essentiellement du
regard qu‟on porte sur lui. L‟électron a ces deux possibilités, et selon notre regard, il
apparaît de manière complètement différente. La physique quantique étant la base
même de la science, le sujet qui perçoit est donc compris dans ses fondations mêmes.
[E] : Certains scientifiques s‟intéressent à l‟esprit humain, mais pour la plupart ils se
conduisent comme des jardiniers ou des bouviers astucieux. Ce qui les intéresse, c‟est
de savoir comment obtenir une meilleure récolte que l‟année précédente. Ils essaieront
donc de planter différemment ou de mettre plus ou moins d‟engrais, puis ils observeront
les résultats. Si la récolte est meilleure, ils déclarent que la pousse d‟une certaine variété
de graines est améliorée par l‟apport d‟un certain type d‟engrais. Ils ne se préoccupent
pas de l‟esprit. Ils ne regardent que le monde extérieur et cherchent à établir des
corrélations entre divers objets dans le monde extérieur.
[E] : Mais quand on fait une expérience scientifique, on doit définir les matériaux avec
lesquels on travaille. Il est nécessaire que les normes des outils utilisés soient précisés.
Par exemple, on doit savoir exactement comment fonctionne le thermomètre dont on se
sert lors d‟une expérience. Mais les scientifiques omettent toujours de définir avec
précision leur outil principal, c‟est-à-dire l‟esprit, celui-là même qui est à l‟origine de
toutes leurs expériences.
[E] : La réfutation par Chandrakirti de la théorie charvaka fait appel à un argument qui relève
de la vérité ultime, alors que la croyance en une vie après la mort relève de la vérité
relative. J‟aimerais poser une question sur le bouddhisme en général. Il me semble que
s‟il n‟y a pas d‟évidence physique d‟une survivance après la mort, alors la preuve d‟une
existence après la mort doit être apportée par la logique. Peut-être qu‟en Inde et au Tibet
il n‟était pas nécessaire de démontrer positivement la vérité de l‟existence après la mort,
parce que c‟était une croyance communément partagée. Ce n‟est pas le cas dans
l‟occident moderne. Il me semble que les bouddhistes réussissent à montrer que la
croyance en une vie après la mort n‟a rien d‟irrationnel, mais ils ne vont pas plus loin.
Pensez-vous qu‟il soit possible de prouver par la logique l‟existence d‟une vie après la
mort, au niveau relatif ?
[R] : Vous avez raison ; pour ce qui est de la vérité ultime, nous ne sommes pas obligés de
prouver ou de réfuter la réalité des vies passées ou futures. Conventionnellement, nous
l‟admettons, sans analyse, comme un rêve, un mirage, une illusion.
On ne peut raisonner à
propos de la vie future On ne peut pousser le raisonnement conventionnel que jusqu‟à un certain point, au-delà
qu‟au moyen de la duquel on s‟approche de la vérité absolue et on peut seulement répondre du point de vue
logique convention-
ultime. C‟est pourquoi notre réponse doit s‟insérer dans la logique conventionnelle, celle des
nelle, sinon on se
rapproche de la vérité gens ordinaires. Mais il est très important en ces temps modernes d‟avoir une logique et un
ultime raisonnement pour étayer (la théorie) des vies futures et passées. Pour les êtres ignorants que
nous sommes, le seul raisonnement dont nous disposons est la logique inférentielle, car la
compréhension par connaissance directe n‟appartient qu‟au yogi. Dans le deuxième chapitre
du Pramanavartikka de Dharmakírti, on trouve une démonstration détaillée de l‟existence
d‟un « au-delà de ce monde » qui inclut les vies passées et futures. Mais c‟est un texte
compliqué parce qu‟il ne propose pratiquement aucun exemple qui soit mutuellement
accepté.
Une manière de parler La logique du karma pourrait s‟avérer plus facile que le reste, bien qu‟elle soit elle-même
des vies futures est très complexe. Cette logique repose sur cette simple observation que s‟il y a une cause, une
d‟utiliser la logique du condition et aucun antidote, il y aura un résultat. S‟il n‟y a pas d‟obstacle pour l‟en
karma empêcher, le résultat va forcément se produire. Voici la logique favorite des bouddhistes :
[E] : Il est important de noter que ce que vous dites là n‟est pas une déclaration logique, mais
une simple généralisation empirique, que tout le monde accepte en pratique et sur
laquelle nous allons édifier notre logique. Si les gens pensent que vous fondez votre
déclaration sur la logique, ils essaieront de trouver une objection. Mais ce n‟est pas une
déclaration logique.
Cette déclaration est [R] : C‟est ce que nous appelons ngeunsoum tse ma (mngon sum tshad ma), l‟évidence. Vous
évidente, si vous n‟êtes ne pouvez contredire cette évidence. Ici nous ne parlons pas de la vérité absolue, qu‟on
pas d‟accord, on ne ne peut pas faire intervenir ici, sous peine de faire cesser le débat. Je n‟utiliserais pas le
peut pas débattre. mot « logique » puisqu‟il s‟agit d‟une évidence. Mais ce concept gyutsok tsangshing
Voilà le premier point gekmé na, drebou joung tou roungwa (rgyu tshogs tshang zhing dgegs med na bras bu
byung du rung ba) – s‟il y a une cause, des conditions et aucun obstacle, il y aura un
résultat – est capital : si vous ne l‟acceptez pas, nous ne pouvons pas débattre. C‟est le
premier point.
Deuxièmement, dans le Le second point concerne l‟esprit et le corps. Au niveau conventionnel, le bouddhisme
bouddhisme le corps et considère que l‟esprit et la matière, l‟esprit et le corps, sont différents. Vous pourriez, à ce
l‟esprit sont différents point, prendre un peu l‟approche de la vérité ultime et remarquer : « mais puisque les
bouddhistes soutiennent que tout est esprit, le corps est aussi l‟esprit, n‟est-ce pas ? De même
Ils sont liés par une que le cerveau. » De manière conventionnelle, les bouddhistes reconnaissent que le cerveau
relation de contenant et est l‟esprit, mais ils ne considèrent pas que l‟esprit est le cerveau. L‟esprit et le corps sont
de contenu, mais ce donc deux choses différentes. D‟un point de vue bouddhiste, le corps est tangible, il a une
sont deux choses forme et une couleur, alors que l‟esprit est à l‟opposé de cela. Vous pouvez alors demander
séparées s‟ils sont en relation. Oui, et la relation est puissante. Le mode de cette relation est ten tang
tenpé drelwa (rten dang brten pa’i ’brel ba), celui d‟un contenant avec son contenu. Et
pourtant ils sont séparés ; ce sont deux choses différentes.
C‟est pourquoi un Revenons maintenant à notre première proposition : l‟évidence même. Le corps et l‟esprit
obstacle qui arrête le étant séparés, les causes et les conditions du corps et celles de l‟esprit sont également
corps n‟arrêtera pas séparées. Par conséquent, la discontinuité d‟un ensemble de causes et conditions n‟affectera
l‟esprit pas nécessairement l‟autre ensemble de causes et conditions. Par exemple, si vous voulez
détruire le corps, vous pouvez sauter d‟une falaise ou vous jeter dans le feu, ou vous faire
L‟esprit sera affecté, tuer d‟une manière ou d‟une autre. Voilà le sens du mot « obstacle ». Quand un obstacle
car ils sont liés: si le majeur affecte le corps, celui-ci cesse, mais cela n‟entraîne pas la cessation de l‟esprit,
contenant casse, le puisqu‟il s‟agit de deux choses séparées.
contenu est en état de Votre première remarque sera : mais l‟esprit est sûrement affecté ! Évidemment, du fait de
choc, c‟est pourquoi leur relation de contenant et de contenu. Prenez l‟exemple d‟une maison dans laquelle vous
les bardos sont des habitez : la maison est le contenant et vous, le contenu. La destruction de la maison ne
moments si particuliers signifie pas nécessairement votre destruction à vous, parce que ce sont deux choses
différentes. Néanmoins, quand le contenant se brise, le contenu se trouve définitivement dans
une situation différente. On parle alors de choc. Les pratiquants tantriques utilisent ce
moment comme un bardo (bar do), ou un intervalle, car c‟est un moment riche
d‟opportunités importantes. Mais ce n‟est pas le moment ici de parler du bardo et cette sorte
de choses. Disons que de tels moments constituent une opportunité spéciale d‟obtenir une
sorte de bonus. Quoi qu‟il en soit, quand le contenant se brise, le contenu subit un choc, mais
cela ne signifie pas qu‟il est détruit.
Il me faut éclaircir le sujet dont je parle. Quand je dis « corps » et « esprit », je fais référence
seulement à ce corps grossier, tangible, avec sa forme, sa couleur, etc. Ne venez pas
introduire le concept de « corps mental ». Il existe bien d‟autres types de corps, mais si nous
nous mettons à parler de cela, il nous faudra explorer de nombreuses autres formes de
raisonnement. Aujourd‟hui, nous parlons du corps et de l‟esprit conventionnels, ceux que
nous croyons avoir.
[E] : Il semble que ce que vous venez de dire expose le problème très clairement. Je vous
demandais s‟il existait une argumentation logique pour prouver la réalité d‟une vie
future. Au début, lorsque vous assembliez les éléments de votre démonstration logique,
quand vous avez parlé de la graine, etc., il s‟agissait d‟une généralisation empirique,
d‟une évidence. Vous avez alors introduit le deuxième point, selon lequel la différence
entre l‟esprit et le corps est aussi une évidence. Or, ce n‟est pas le cas. Quand vous dites
que pour le bouddhisme l‟esprit et le corps sont différents, en un certain sens, c‟est une
manière bouddhiste de décrire l‟expérience. Et pourquoi pas ? C‟est tout à fait correct
de procéder ainsi. Nous avons un corps solide et nous avons des pensées. Mais soutenir
que le corps et l‟esprit sont deux entités distinctes ne relève pas d‟une évidence. Si vous
fondez votre argumentation logique sur quelque chose qui n‟est pas l‟évidence même,
vous pouvez arriver à prouver que la croyance en une vie après la mort est possible,
qu‟elle n‟est ni irrationnelle, ni stupide. Mais vous ne prouvez pas que c‟est la réalité. Et
Avant de débattre, il dans ce cas, le bouddhisme devient dogmatique en ce sens que – nous en revenons à ce
nous faut définir les
qui a été dit – vous y croyez parce que vous le voulez.
mots : esprit, corps et
être
[R] : Le problème est qu‟il nous faut prouver que l‟esprit et le corps sont différents. Et nous
entrons là dans un grand débat. Mais jusqu‟à ce que nous nous soyons mis d‟accord sur
la signification pour nous des mots « esprit » et « corps », nous ne pourrons pas
continuer la discussion.
[E] : N‟est-il pas plus simple de réfuter la vie présente que de prouver la vie future ? Vous
pouvez dire aux gens : vous me demandez de prouver la vie future, mais prouvez-moi
d‟abord la réalité de la vie présente.
[R] : C‟est un argument de niveau ultime qu‟on ne peut pas utiliser au niveau conventionnel.
Les gens peuvent croire en une vie future, une vie présente, une vie passée, tout cela au
niveau d‟une vérité conventionnelle. Sans cela, il n‟y aurait pas de voie.
[E] : Ce que les gens disent pour réfuter la vie future pourrait aussi bien être utilisé contre
eux pour réfuter la vie présente.
[R] : Émotionnellement peut-être, mais qu‟en serait-il au niveau scientifique ? Donnez-moi
une définition de l‟esprit selon le point de vue scientifique occidental. Et encore, il n‟y a
pas que l‟esprit et le corps, il ya également l‟être. Que signifie ce mot ? À moins de
s‟accorder sur le sens de ces termes, notre discussion sera bien difficile.
[E] : Je crois qu‟un scientifique serait très matérialiste et dirait que l‟esprit dépend du corps
sans être la même chose que le corps. Sans corps, pas de conscience : un peu comme
l‟image sur l‟écran du téléviseur ; sans écran, il n‟y a pas d‟image. L‟image n‟est pas la
même chose que l‟écran, mais si l‟écran se brise, on ne peut pas dire que le premier s‟en
[E] : Pas de définition précise. C‟est un peu comme la définition bouddhiste, quand vous
dites que ce n‟est pas physique, mais émerge en quelque sorte d‟une base physique. Je
regrette de ne pas pouvoir donner une meilleure définition. Peut-être quelqu‟un d‟autre
le peut-il ?
[R] : Vous avez exactement un an pour y penser !
[E] : Il existe une branche de la science qu‟on appelle la science informatique, qui étudie
l‟intelligence artificielle. La question que se posent ces scientifiques est : « peut-on
construire une machine dotée de conscience ? » Les partisans du oui et du non
s‟opposent et pour le moment personne n‟a pu donner de réponse ferme. Certains
soutiennent que c‟est définitivement possible, et qu‟on arrivera à créer un ordinateur
dotée de conscience ; d‟autres disent que ce ne sera jamais possible. C‟est pourquoi il
n‟y a pas de réponse ferme donnée par la science occidentale à ce propos.
[R] : Il me semble que le problème vient du monde moderne, parce qu‟il n‟y a pas de
consensus sur le sens de « esprit », « corps » et « être ».
[E] : Le débat est ouvert mais je pense qu‟aucune des deux écoles ne rejetterait l‟exemple de
l‟écran de télévision. Les deux parties diraient que l‟image dépend du téléviseur et
qu‟une fois celui-ci brisé, il n‟y a plus d‟image.
[R] : Je pense que les bouddhistes seraient d‟accord.
[E] : Mais les bouddhistes diraient que l‟esprit continue alors que pour les scientifiques,
quand l‟écran est brisé l‟image cesse.
[R] : Les bouddhistes diraient que l‟émission continue, même si l‟écran est cassé. Le mot
Dans le bouddhisme bouddhiste pour « un être (sensible) » se dit en tibétain sem chen (sems can) – « ce qui
« un être (sensible) » possède un esprit ». J‟ai oublié le terme sanscrit, mais c‟est un mot au sens très profond.
c‟est littéralement « ce La question est donc : qui possède un esprit ? La réponse est : la sagesse. Cela devient
qui possède un esprit ». très subtil, maintenant. Ce sera peut-être plus facile à comprendre si nous parlons de la
Or, c‟est la sagesse, la
nature de bouddha qui
« nature de bouddha ». C‟est la nature de bouddha qui est dotée d‟esprit. On parle ici
possède un esprit d‟êtres sensibles, par conséquent, un objet inanimé, comme une table, ne peut atteindre
l‟Éveil, parce qu‟il n‟a pas la nature de bouddha. Nous ouvrons là un grand débat !
Malheureusement, c‟est notre dernier jour et certains ont un train à prendre ! La raison
pour laquelle je vous en parle malgré la difficulté du sujet, c‟est que toute l‟idée de
l‟Éveil se fonde sur ce point. Atteindre l‟Éveil, c‟est dé-voiler cet esprit, si l‟on peut
dire, ce qui signifie qu‟il y a quelque chose à dévoiler. Mais je ne cherche pas une issue
facile, car cette discussion m‟intéresse et me paraît extrêmement importante. Mais nous
avons du travail à faire, car il nous faut d‟abord définir ce que sont l‟esprit, le corps et
un être sensible. Vous avez un an pour vous préparer !
[E] : L‟esprit et le corps ne peuvent pas être la même chose. Si nous disons qu‟ils sont
identiques, ils doivent avoir les mêmes caractéristiques, et il est évident que l‟esprit et la
forme n‟ont pas les mêmes caractéristiques, car l‟esprit se connaît lui-même. Et si leurs
caractéristiques sont différentes, ils doivent avoir des causes différentes.
[R] : C‟est une raison, mais vous ne devez pas oublier ce qu‟on appelle l‟ego, l‟attachement
au soi ou la croyance en un soi, car il joue également un grand rôle ici. Le corps à lui
seul n‟a pas ce genre de croyance. Cela fait beaucoup de sujets de réflexion, mais
comme je vous l‟ai dit, nous avons douze mois devant nous.
[E] : Nous parlons de vues philosophiques et de raisonnement, mais que fait-on des
témoignages des individus qui évoquent leurs vies passées ? Nous raisonnons, mais est-
ce que nous tenons compte du fait que les gens se rappellent leurs vies passées,
spécialement en Orient ? Ici, on ne prend pas cela au sérieux, bien qu‟il y ait de fortes
évidences en faveur de cette croyance, mais en Orient, on dirait que c‟est un fait
commun. Ce type de croyance a son importance.
[R] : Cela peut être vrai pour certaines personnes, mais cela peut aussi être très illusoire ; il
pourrait s‟agir d‟hallucinations.
[E] : J‟aimerais répondre à l‟exemple du téléviseur pour montrer qu‟au bout du compte tout
revient à l‟esprit. Quand vous avez un téléviseur et une image, si vous cassez le premier,
Tant que vous n‟avez J‟aimerais conclure en disant que jusqu‟à l‟année prochaine, et tant que vous n‟aurez pas
pas prouvé qu‟il n‟y a prouvé qu‟il n‟y a pas de vies futures, moi je vais continuer à pratiquer le Dharma ! Parce
pas de vie future, moi que, au cas où il y aurait une vie après celle-ci, je ne voudrais pas la manquer, si je puis dire.
je vais continuer à Et si l‟année prochaine nous trouvons qu‟il n‟y a pas de vie future, il sera toujours temps
pratiquer le Dharma !
d‟aller à Hawaï ou au Brésil. Pourquoi étudier et pratiquer alors qu‟il y a tant d‟autres choses
à faire ? Mais il se peut que nous trouvions les arguments de Chandrakirti si convaincants
que nous ne verrons plus l‟intérêt d‟aller à Hawaï, ou ailleurs, dans la mesure où
l‟inexistence de ces lieux est parfaitement prouvée.
C‟est tout pour cette année. Lisez le texte racine si vous avez le temps ; il véhicule de
puissantes bénédictions, et ainsi vous n‟oublierez pas le sens des mots. Mes prières et mes
meilleurs vœux vous accompagnent afin que vous viviez heureux et prospères au moins
jusqu‟à l‟année prochaine.
Gérard : De la part d‟Ani Djinpa, je souhaite vous remercier, Rinpoché. Elle a été ravie
d‟apprendre qu‟elle avait un enfant et aimerait savoir si c‟est un garçon, une fille, les deux ou
aucun des deux... Ne parlons pas du père supposé, car il y a plusieurs possibilités, mais elle a
dit que la grossesse s‟est passée sans douleur et elle pense par conséquent que l‟enfant est un
tulkou. Elle souhaite que vous puissiez l‟élever afin qu‟il acquière toutes vos excellentes
qualités. C‟est elle qui a dit tout cela, je lui en laisse l‟entière responsabilité.
Ensuite, je voudrais vous remercier au nom de tous les participants ici présents. J‟ai parlé à
plusieurs personnes – principalement des femmes, je dois dire, mais ce n‟est pas de ma faute
s‟il y a plus de femmes que d‟hommes dans l‟assemblée ! Tous sentent que ces
enseignements ont agi en eux à un niveau très profond, non seulement intellectuel, mais
également émotionnel. Nous pensons que le résultat est très positif, et que cela est dû au
maître, à l‟enseignement et aux deux. Ce qui est sûr, c‟est que ce n‟est pas sans cause !
Nous vous sommes infiniment reconnaissants de nous avoir introduits et amenés au cœur de
ce magnifique enseignement. Il y a deux ans, certains d‟entre nous avaient l‟impression de se
noyer dans l‟océan du Madhyamika. Aujourd‟hui, si nous sommes loin de nager comme des
poissons, au moins nous avons l‟impression d‟arriver à sortir la tête de l‟eau de temps en
On ne peut comprendre Tout d‟abord et comme toujours, il est important de vérifier notre motivation. Nous l‟avons
la vacuité au seul dit l‟an dernier, pour comprendre entièrement la vacuité, il est essentiel de pratiquer. Par la
moyen de l‟étude seule étude académique ou intellectuelle vous obtiendrez beaucoup de renseignements, mais
textuel. sans pratiquer il est impossible de comprendre la vacuité. Pour comprendre la vacuité, qui est
la vue même du bouddhisme, l‟esprit – celui qui voit – doit avoir des qualités spéciales,
lesquelles dépendent de la pratique. Si, sans pratiquer, vous vous bornez à étudier ce
Madhyamika, le sujet qui voit (la vue) risquera de tomber dans toutes sortes de vues étroites,
voire fausses, et se laissera entraîner vers des positions extrêmes.
Engendrez la Quand on médite sur la vacuité, la bodhicitta joue un rôle important. En vérité, « pratiquer la
bodhicitta qui consiste vacuité », c‟est « pratiquer la bodhicitta ultime ». Or, il est impossible d‟accéder à la
à écouter ces bodhicitta ultime sans passer par la bodhicitta relative, et pour développer celle-ci, les êtres
enseignements pour le ordinaires que nous sommes doivent vérifier quelle motivation les anime. Nos habitudes
bien de tous les êtres égoïstes et dualistes sont si puissantes que notre esprit a le plus grand mal à engendrer ne
serait-ce qu‟un peu de bodhicitta relative, comme la volonté d‟écouter ces enseignements
pour le bien de tous les êtres et pour qu‟ils atteignent la libération. Mais nous pouvons au
moins essayer. Par exemple, quand nous écoutons les débats interminables entre les écoles
cittamatra et madhyamika que nous avons étudiés l‟an dernier, nous pouvons au moins
imaginer que les cittamatrins représentent certains de nos schémas habituels les plus subtils
et les plus sophistiqués. Dans ce cas, ces enseignements risquent de pouvoir nous aider à
affaiblir, voire déconstruire, le solide filet d‟illusions qui nous retient prisonniers.
Ce texte renferme des passages extrêmement ardus. Mais la difficulté pourrait bien dépendre
de nos mérites : en avons nous suffisamment pour interpréter l‟immense sagesse des maîtres
de l‟envergure de Chandrakirti ? Par ailleurs, il se peut que le style du débat et les arguments
présentés soient à ce point étrangers à notre culture qu‟on peine à leur trouver un sens. Et
pourtant, pour ceux qui veulent établir la vue du bouddhisme, l‟étude du Madhyamika, en
particulier du Madhyamakavatara est une approche très appréciée dans la tradition
bouddhiste tibétaine.
La plupart d‟entre nous savons que dans le bouddhisme il est fait mention de trois yanas ou
véhicules : le véhicule des auditeurs, des bouddhas-par-soi et le Mahayana ou la voie des
bodhisattvas. Pour dissiper les doutes, sachez que lorsqu‟on parle du Mahayana, on y inclut
Les adeptes des trois
véhicules doivent toujours le Vajrayana, même si le moment n‟est pas encore venu d‟évoquer ce sujet. Dans le
réaliser le sens de la Prajñaparamita Soutra, le Bouddha lui même déclare que tous ceux qui souhaitent suivre
vacuité l‟une de ces voies doivent comprendre le sens de la vacuité. Tous doivent réaliser le
shunyata.
Certains s‟imaginent, à tort, que seul le Mahayana parle de la vacuité ; la réalisation de la
À différents moments,
on utilise des expres- vacuité est le but des trois véhicules. De nombreuses expressions sont utilisées pour désigner
sions différentes pour la vacuité, dont « le non-né » et « shunyata ». Ma vue est qu‟on utilise différents mots à
désigner la vacuité, qui différents moments. Par exemple, si on parle de la vue bouddhiste, on utilisera le mot
ont toutes le même « vacuité » ou « shunyata » ; si le maître et le disciple parlent de la voie, le maître aura
sens recours à des mots comme « nature de bouddha » et « vacuité » ; s‟ils parlent du résultat, il
emploiera sans doute le mot « dharmakaya ». En ce qui me concerne, je pense que tous ces
mots ont le même sens mais qu‟on utilise des termes différents selon le contexte, ce qui
fonctionne très bien.
Il est important d‟utili- Cette année je souhaite insister sur ces termes. En réécoutant certains de mes enseignements,
ser la terminologie je me suis rendu compte qu‟à vouloir rendre mon explication plus facile à comprendre, j‟ai
spécifique du lésiné sur le vocabulaire du Madhyamika-prasangika. Or, celui-ci est très important pour
Madhyamika- vous, jeunes étudiants du Madhyamika. Des expressions comme tawa ten labepé kab, qui
prasangika. signifie « quand on est en train d‟établir la vue », participent d‟un style particulier qui relève
de la tradition vivante de l‟expression même du Madhyamika-prasangika. Vous devriez donc
en prendre note et les étudier.
Chandrakirti, quand il parle du non-né, utilise les deux catégories ou approches qui nous sont
Chandrakirti explique familières : l‟inexistence du soi des phénomènes et l‟inexistence du soi individuel. Mais
la production Chandrakirti et ses disciples ont recours à un style intéressant quand ils interprètent ces
interdépendante en se termes : ils y ajoutent le mot tendrel (rten ’brel), qui signifie « production
fondant sur les deux (inter)dépendante », de sorte qu‟on obtient « l‟explication de la production dépendante
catégories fondée sur l‟inexistence du soi des phénomènes » et « l‟explication de la production
d‟inexistence du soi
dépendante fondée sur l‟inexistence du soi individuel ».
Chandrakirti n‟a de cesse de nier la production à partir de soi, à partir d‟autre chose, à partir
des deux, et sans cause. Si on lui demande, dans le relatif, de décrire la production des
phénomènes, il dira que c‟est une production (inter)dépendante. Forcément, on lui demande :
L‟importance du mot « Qu‟est-ce que cela ? » Il explique alors la production (inter)dépendante de deux manières,
tendrel l‟une fondée sur l‟inexistence du soi des phénomènes et l‟autre fondée sur l‟inexistence du
soi individuel. L‟addition de ce simple mot tendrel change tout. Quand j‟ai écouté les
enregistrements, je me suis dit que je ne devais pas oublier de mentionner ces expressions
propres à Chandrakirti. Sinon, c‟est comme cela que le Dharma dégénère, à cause
d‟individus comme moi qui enseignent ici.
Peu de gens connaissent la vue, la vue ultime, du bouddhisme. Certains semblent vaguement
comprendre que les bouddhistes parlent de vacuité et de shunyata. Dans le Soutra du Cœur,
ils voient : « ni nez, ni oreille, ni langue... », puis ils lisent quelques histoires du bouddhisme
« Vacuité » a le même Zen, à la suite de quoi ils établissent un lien entre bouddhisme et vacuité. Si vous êtes un bon
sens que « production auditeur, doté de facultés aigües, wangpo neunpo (dbang po rnon po), vous comprendrez
dépendante » correctement. Sinon, une compréhension partielle de la vacuité peut s‟avérer dangereuse. Par
exemple, si quelqu‟un vous dit que la vacuité revient au même que l‟idée madhyamika de la
production interdépendante, cela pourrait vous choquer. C‟est pourtant vrai.
Prenons l‟exemple de Sa Sainteté le Dalaï Lama. Quand il donne des enseignements sur la
Mais la vue ultime du
bouddhisme, c‟est que vue et l‟action bouddhistes, il dit toujours : « tawa tenching dreljung cheudpa tsewa mepa
tout est produit en (lta ba rten cing ’brel ’byung spyod pa ’tshe ba med pa) », ce qui veut dire : « La vue ultime
dépendance, plutôt que du bouddhisme est la production interdépendante, son action est la non-violence. » Jamais il
tout est vacuité. ne dit que la vue est la vacuité, tawa tongpa nyi (lta ba stong pa nyid). Si vous me demandez
de citer un exemple vivant du Madhyamika prasangika, je répondrai : « Sa Sainteté le Dalaï
Lama ». Dès qu‟il ouvre la bouche, ce qui sort c‟est Chandrakirti, Nagarjuna et Aryadeva.
C‟est du pur Madhyamika-prasangika.
Ainsi, ici quand il est question de l‟inexistence du soi des phénomènes – ou de leur vacuité –,
Chandrakirti ajoute le mot tendrel pour créer un bel équilibre et expliquer la production
interdépendante fondée sur la vacuité du soi. L‟équilibre est magnifique, c‟est pourquoi
j‟insiste sur l‟importance de cette expression. Chandrakirti et ses disciples utilisent toujours
ces mots : tendrel cheukyi da mé (rten ’brel chos kyi bdag med) et tendrel gangsak gi da mé
(rten ’brel gang zag gi bdag med), la production interdépendante fondée sur l‟inexistence du
soi des phénomènes et la production interdépendante fondée sur l‟inexistence du soi
individuel.
Pourquoi dans le Au début du texte, nous avons dit que l‟inexistence du soi des phénomènes était expliquée en
Madhyamakavatara premier. Dans son commentaire, Gorampa explique que tant qu‟on n‟a pas une solide
Ch. explique d‟abord compréhension de l‟inexistence du soi des phénomènes, jamais on ne pourra abandonner
l‟inexistence du soi des l‟attachement au soi individuel. En d‟autres mots, tant que l‟attachement aux phénomènes
phénomènes. subsiste, la tendance à croire en un soi individuel subsiste aussi.
Nous savons en gros que pour les bouddhistes, la racine, la cause même du samsara est
l‟attachement au soi est. Tant qu‟on ne se défait pas de la croyance en un soi individuel, on
reste la proie des émotions négatives et on commet forcément des actions, lé (las), le mot
tibétain pour karma. Dès que ces trois sont présents – l‟attachement au soi individuel, les
émotions négatives et l‟action –, alors le résultat – le samsara – viendra. Voilà pourquoi
Chandrakirti explique d‟abord l‟inexistence du soi des phénomènes. J‟insiste sur ce point.
Normalement, surtout si nous parlons de la voie, il faut aborder en premier l‟inexistence du
soi individuel, parce que nous ne voulons pas renaître dans le samsara.
Reprenons le texte au quatrain 120.
[T10] (a) La nécessité de réfuter ce à quoi s’attachent les vues qui croient en un soi (677)
6:120
[T10] (b) Le raisonnement qui fonde les réfutations répondant à cette nécessité (678)
C‟est un sujet auquel il importe de réfléchir, car nous faisons cela à chaque instant.
Demandez-vous, quand vous êtes en train de dire « moi » ou « je », quelle est l‟entité ou
l‟objet que vous désignez de la sorte. La question est de taille et mérite réflexion.
Les prasangikas disent Si vous demandez aux prasangikas quelle est la base à partir de laquelle nous désignons
que la base à partir de notre moi dans le mode relatif – sur le plan de la vérité conventionnelle –, ils diront que c‟est
laquelle on infère le moi. De manière analogue, si vous leur demandez sur quoi l‟on se fonde pour désigner un
l‟existence du moi est
vase ou une colonne, ils diront que la base est le vase ou la colonne, et rien de plus.
le moi, dans la vérité
conventionnelle
Souvenez-vous, les prasangikas n‟analysent jamais. S‟il fallait suivre la logique des
svatantrikas, disent-ils, on en arriverait à la conséquence suivante : à chaque fois qu‟on
désigne un objet, un vase par exemple, la base de l‟objet serait les atomes composant le vase,
et non le vase lui-même. Or ces particules sont des phénomènes complètement différents (de
l‟objet). Chandrakirti est plein d‟ironie, vous vous en souvenez ? On le verra de nouveau ici.
À quoi se réfère-t-on Quand nous disons « Moi, je... », quelle est la base qui fonde cette désignation ? À quelle
quand on dit « je » ? entité fait-on référence ? Les prasangikas diront que c‟est juste le moi, c‟est tout – au terme
de l‟analyse ils n‟ont trouvé aucune base. Chandrakirti dit que le simple soi (ou moi) est la
base de la croyance au soi, mais il dit également que lorsque la croyance au soi est en œuvre,
elle « regarde » effectivement les cinq agrégats, ce qui ne fait pas de ces derniers sa base
d‟émergence. Tandis que pour les svatantrikas les cinq agrégats sont la base, le point focal
de la croyance au soi, c‟est à eux que l‟esprit s‟attache.
La vue de Ch. : la
Voyons maintenant ce quatrain 120.
croyance au soi est
infondée, mais dans le Que fera le yogi pour commencer ? Va-t-il nier, réfuter ou abandonner le soi ou
relatif il accepte le soi l‟attachement au soi ? Il commence par réfuter le soi, au moyen de la logique et du
raisonnement. Pourquoi ? Parce que les émotions perturbatrices, nyeunmongpa (nyon rmongs
pa), les actions et les souffrances découlent toutes trois de la croyance en un soi. Le yogi, qui
sait que le soi sert de base à l‟attachement au soi, commence par réfuter l‟idée infondée d‟un
soi. Il se sert d‟abord de la logique et du raisonnement pour prouver que le soi n‟existe pas,
pour ensuite pratiquer et progresser par étapes sur la voie. Puis, lorsqu‟il atteint le niveau de
la première terre des bodhisattvas, il détruit à la racine l‟attachement au soi.
Nous savons donc que Chandrakirti est en train de dire qu‟il n‟existe pas de base pour
l‟attachement au soi, puisque cet attachement n‟a ni base réelle ni base logique. Cependant,
au temps de la vérité relative, il accepte un simple soi qui sert de base à l‟attachement au soi.
Le soi, qui sert de base
à l‟attachement au soi, Ne paniquez pas. Ce n‟est que le premier quatrain ; il pose les fondations de son projet. Je
n‟est en fait qu‟une résume. Selon les prasangikas comme Chandrakirti, tant qu‟il y aura de l‟attachement envers
supposition, c‟est juste les cinq agrégats, l‟idée du soi subsistera. Et tant qu‟il y aura un soi, l‟attachement au soi
une idée subsistera. Cet attachement crée les émotions, les actions et le samsara. Il faut donc se
concentrer sur le soi, non sur les cinq agrégats ou sur l‟attachement au soi. Le soi sert en
quelque sorte de base pour la croyance au soi, au « moi, je... », mais si vous demandez à
Chandrakirti en quoi consiste cette base, il répondra, que ce n‟est qu‟une supposition. C‟est
une idée, rien de plus.
Mais si le prétendu soi Vous vous demandez peut-être à quoi cela nous sert de parler de cette idée infondée
peut aller au ciel ou en « moi » ? Pourquoi monter cela en épingle ? Parce qu‟il y a là un point important. Les gens
enfer, quelle est la base religieux pensent que si l‟on commet des actes négatifs on tombe dans les enfers et si l‟on
qui permet cela ? accomplit des actes positifs on monte au ciel. Même les bouddhistes croient qu‟on peut se
réincarner dans différents mondes supérieurs ou inférieurs. Nous savons que les agrégats qui
composent ce corps s‟épuiseront au bout de 60 ou 70 ans. Pour que ce prétendu soi puisse
aller au ciel, en enfer ou ailleurs, bon nombre de théoriciens ont pensé qu‟il leur fallait une
base qui serait le point focal de l‟attachement au soi.
[T12] (a) Réfutation de l’idée que l’individu existe avec cinq aspects
[T14] (a) Réfutation de l’idée que le soi et les agrégats sont des choses différentes
Les samkhyas disent Commençons par discuter avec notre premier adversaire, qui représente principalement
qu‟il existe une base l‟école samkhya. Leur notion du soi est l‟une des plus sophistiquées qu‟on puisse trouver en
qui fonde la croyance Inde et sans doute dans le monde. Forcément, comme nous allons présenter une idée hindoue
au soi et qu‟elle d‟un point de vue bouddhiste, notre bonne foi pourrait être mise en doute.
possède cinq qualités Les samkhyas soutiennent qu‟il y a une base qui fonde l‟attachement au soi, et que cette base
– le soi (tels qu‟ils l‟imaginent) – possède cinq qualités.
(1) Le soi fait 1. Sa première qualité est d‟être celui qui vit, connaît ou ressent les choses, sawapo (za
l‟expérience des ba po). Le soi est un consommateur, il fait l‟expérience des choses. Bien sûr, nous ne
résulats des actes parlons pas ici de fruits ou de nourriture. Comme nous l‟avons dit, si vous commettez
positifs ou négatifs des actes négatifs dans cette vie, dans la suivante vous connaîtrez la souffrance. Ou
alors, si vous avez mal agi ce matin, ce soir vous en ressentirez peut-être les effets. Le
soi est donc celui qui ressent le plaisir ou la souffrance, qui fait l‟expérience des choses.
2. Sa deuxième qualité est d‟être permanente. Chandrakirti voit ici la plus grosse erreur
(2) Il est permanent des samkhyas, et les attaque principalement sur ce point. Selon eux, peu importe
dans toutes nos
réincarnations
combien de fois on change de corps, combien de fois on se réincarne, le soi reste le
même. Je crois que c‟est l‟une des quatre raisons données par Krishna à Arjuna pour
justifier le meurtre des gururavas (cinq frères dans le Mahabharata) : l‟atman ne peut
pas être tué, il est toujours là. En sanskrit, je crois que le terme est purusha.
(3) Ce n‟est pas un 3. En troisième lieu, ce soi ou purusha n’est pas un créateur, kyéwapa (skye ba pa). Il ne
créateur crée pas le monde, rôle qui revient au prakriti, autre grand concept hindou. Le prakriti
est inanimé et il est le créateur. Tout cela est un peu ardu, je l‟admets, mais notre
adversaire est coriace. Nous sommes confrontés ici à la plus sophistiquée des
philosophies hindoues.
(4) Il ne possède pas
les trois qualités (rajas,
4. Quatrièmement, ce purusha n’a pas les (trois) qualités. Les samkhyas font référence ici
tamas, et sattva) aux trois gunas : rajas, tamas et sattva. En tibétain, on dit dul (rdul), munpa (mun pa) et
nyingtop (snying stobs). En anglais, je crois qu‟on traduit rajas par « énergie », tamas
par « inertie », et sattva par « pouvoir spirituel ». Ces trois termes représentent une
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1999 Chapitre 6 - 253
compréhension très sophistiquée des aspects intérieurs des trois poisons (aversion,
passion et ignorance). Certains les relient à Brahma, Vishnu et Shiva. Quoi qu‟il en soit,
ce purusha, cette base du soi, est dépourvu de ces trois qualités.
(5) Il ne fait rien. Les 5. Sa cinquième qualité est de ne rien faire. Non seulement leur soi n‟est pas un créateur
expériences se mais de plus il est inactif : il ne fait rien. Dans quelque monde qu‟on s‟incarne, disent les
produisent quand le
samkhyas – les enfers, les mondes des prétas, le monde humain ou autre –, ce qui se
prakriti change
d‟expression
passe en réalité, c‟est que le prakriti change d‟expression. Quand le prakriti change
d‟expression de manière plus négative, on fait l‟expérience du monde des enfers, et
quand le changement est plus positif, on fait l‟expérience des mondes célestes.
6:121 Les tirthikas parlent d’un soi qui serait jouissant, permanent,
Non-créateur, dépourvu des trois qualités, et inactif.
Du fait de divergences mineures,
Les tirthikas eux-mêmes se regroupent en différentes écoles.
Les autres écoles Nous allons parler maintenant des différences mineures entre les écoles hindoues. L‟école
hindoues ont des idées vaisheshika attribue au soi quatre qualités supplémentaires, ce qui en fait neuf. Quand ces
similaires sur le soi, neuf qualités, dont la félicité et la souffrance, commencent lentement à diminuer, à mesure
avec plus de qualités que croît la compréhension du shamatha et des différentes sortes de samadhis, ils parlent du
ou de légères « soi sur la voie ». Quand elles arrivent à épuisement, ils parlent de « nirvana ». Certaines
différences
écoles mineures ont d‟autres idées, notamment que le soi agit, qu‟il est actif. L‟école
samkhya, la principale école hindouiste, croit que le soi est animé, conscient, tandis que
d‟autres écoles le croient inanimé, dénué de conscience. D‟autres enfin ont une position très
proche de celle des samkhyas mais pensent que tous les êtres sensibles participent du même
soi tout en ayant des prakriti différents.
[E] : La base qui fonde l‟attachement au soi fonctionne-t-elle également comme une cause ?
[R] : Oui, toute base (gzhi) fonctionne comme une cause.
[E] : Les cinq agrégats font-ils partie du soi ou des phénomènes ?
[R] : Les cinq agrégats sont des phénomènes, ils appartiennent à la catégorie du soi des
Les cinq agrégats phénomènes, cheukyi dag (chos kyi bdag). Mais quand on regarde les cinq agrégats en
relèvent du soi des
pensant : « Ça, c‟est moi », il s‟agit du soi individuel, gangsaki dak (gang zak gi bdag).
phénomènes, mais les
regarder et concevoir [E] : Si on se réfère à votre manière de faire la distinction entre les positions des
de l‟attachement relève madhyamika-prasangikas et des svatantrika, on a l‟impression qu‟il n‟y a aucune raison
du soi individuel au sein de cette base ou des cinq agrégats qui ferait que l‟on s‟y attache comme étant
ceci plutôt que cela. Par exemple, en présence d‟une corde, pourquoi y voir un serpent
plutôt qu‟un chien, ou toute autre chose, puisqu‟il n‟y a absolument aucune base pour
fonder ce choix ?
[R] : Pas mal ! Votre problème, c‟est que Chandrakirti sera d‟accord avec vous. Il dira qu‟il
n‟y a pas de base mais rappellera qu‟il parle de la production interdépendante. Si le kyen
(rkyen) – la cause secondaire ou la condition – est présent, on peut se faire de l‟objet
une idée totalement fausse.
[E] : Mais pourquoi voir la corde comme un serpent et pas comme un éléphant ?
[R] : Je viens de le dire : les causes et les conditions. Nous avons certaines habitudes et nous
pensons, par exemple, que les serpents sont généralement longs et rayés plutôt que gros
ou carrés.
Le shunyata est la Hier nous avons introduit un certain nombre de termes nouveaux et certains s‟inquiètent en
nature même des pensant que ce texte est trop ardu ou difficile à comprendre. Si vous rendez auprès d‟un
phénomènes maître du bouddhisme mahayana, vous finirez par recevoir des enseignements sur la vacuité,
shunyata. Je suppose que nous savons tous que le shunyata n‟est pas quelque chose que l‟on
puisse développer ou créer. La vacuité est la nature même des phénomènes, leur mode
d‟existence sur le plan ultime. Ce n‟est pas quelque chose qu‟on peut essayer de construire
en se rendant dans un centre bouddhiste.
Si l‟on ne comprend
pas la vérité, on est
Nous le savons tous, la compréhension de la vérité ultime sert à éliminer l‟ignorance. Sans
dans l‟illusion et le elle on restera prisonnier du faux, de la non-vérité. C‟est cela qu‟on nomme l‟erreur ou
samsara. Mais on s‟est l‟égarement. Le continuum de cet égarement est ce qu‟on appelle le samsara, et dans le
habitués à l‟erreur samsara on rencontre la douleur, l‟anxiété et la souffrance. Même en sachant que le samsara
est douloureux, nous avons du mal à en sortir tant nous y sommes habitués. C‟est comme si
l‟on était plus accoutumé à la non-vérité qu‟à la vérité. Voilà la cause de notre souffrance.
Le Madhyamika que nous étudions depuis bientôt trois ans vous aidera, je l‟espère, quand
L‟étude de ce texte vous pratiquez. Il vous permettra également d‟améliorer votre compréhension théorique du
n‟est pas forcément bouddhisme mahayana. Si vous êtes doté de facultés supérieures, il se peut que tout ceci soit
nécessaire pour les superflu, car à l‟instant même où votre maître vous montrera le mode réel des phénomènes,
étudiants aux facultés vous entr‟apercevrez cette vacuité. Puis, en vous fondant sur cet aperçu, vous tâcherez de
supérieures
stabiliser cette réalisation, de vous défaire ensuite des croyances grossières et subtiles, et
ainsi de suite.
La plupart d‟entre Mais la plupart d‟entre nous ne jouissons pas de telles facultés. N‟allez pas croire qu‟il s‟agit
nous ne jouissent pas de pouvoirs surnaturels ou d‟une sagesse incroyable permettant de comprendre la vacuité. Ce
de telles facultés : n‟est pas toujours aussi abstrait que cela : par exemple, pour vous aider à comprendre la
nous doutons de ce vacuité, votre maître vous demandera peut-être de faire quelque chose de complètement
qui devrait nous ridicule et vous, vous commencerez à nourrir à son égard toute sorte de doutes. Voilà qui
inspirer confiance et
prouve que nous n‟avons pas les facultés supérieures dont parle le Mahayana. C‟est parfois
nous nous fions à ce
qui mériterait notre aussi simple que ressentir une dévotion et une confiance à toute épreuve envers votre maître,
méfiance. l‟enseignement ou la méthode, même si cela paraît tout à fait ridicule. L‟esprit humain est
très bizarre. Là où nous aurions besoin de douter, nous ne le faisons pas, et là où la confiance
serait de rigueur, nous en sommes dépourvus. Voilà pourquoi nous ne jouissons pas de ces
facultés supérieures.
Nous nous attachons Un autre exemple. Nos maîtres nous donnent des enseignements sur la vacuité et certains
trop facilement aux d‟entre nous méditent. Commencent alors à surgir différentes expériences méditatives et
expériences beaucoup sont persuadés d‟être arrivés. Comment savoir ? Notre expérience et notre capacité
méditatives, malgré les à interpréter et à comprendre ont toujours été très inconstantes. Ce que nous avons compris
conseils de nos maîtres l‟an dernier paraît bien peu de chose cette année. Le maître a beau nous enjoindre de ne pas
nous attacher, en expliquant encore et encore que la compréhension est comme une pièce
cousue sur un vêtement et l‟expérience méditative comme la brume matinale. Il a beau le
répéter, nous avons beau l‟avoir lu mille fois dans les manuels d‟instructions, nous nous
attachons toujours à la compréhension, et nous nous entichons encore des expériences
méditatives. Il est facile de voir que nous ne jouissons pas de ces facultés supérieures : nous
Une certaine
compréhension de la
n‟écoutons pas nos maîtres.
vacuité peut aider à
réduire l‟attachement à Cela se comprend. Nous avons tellement l‟habitude de ne penser qu‟au but. Atteindre le but
la voie est si important pour nous. Alors si, après avoir médité pendant quelques jours, nous avons
une belle vision, forcément, c‟est attrayant. Qui voudrait s‟en débarrasser ? Je suppose que
Vous avez sans doute beaucoup entendu parler de l‟ego, surtout si vous avez reçu des
enseignements bouddhistes, où l‟attachement à l‟ego et l‟inexistence du soi sont des sujets
majeurs. D‟ordinaire, on entend dire que l‟ego, c‟est de l‟attachement au soi, et c‟est tout.
L‟explication s‟arrête là, et il n‟est pas utile d‟en savoir plus quand on pratique. Mais quand
on étudie le Madhyamakavatara, avec un peu de chance on entendra parler de tous les
aspects de cet ego et de toutes les interprétations possibles à son sujet.
Parmi les deux sortes Les bouddhistes parlent généralement de deux sortes de soi (des phénomènes et de
de soi, inné et l‟individu). Mais il faut savoir que dans (la seule rubrique du) soi individuel, on distingue
imaginaire, ici on deux types de soi :
réfutera principalement
le soi inné, lhenkye kyi dak (lhan skyes kyi bdag), le sentiment « moi », et
le soi imaginaire.
le soi imaginaire, kuntak kyi dak (kun brtags kyi bdag), qui résulte de l‟analyse.
D‟entre ces deux, Chandrakirti réfutera surtout le soi imaginaire. Mais selon Gorampa, les
techniques permettant de réfuter le soi imaginaire peuvent également être des méthodes ou
une voie pour réfuter le soi inné.
Le soi est très important, nous le savons. C‟est lui qui nous pousse à désirer les choses, à
Le soi est ce qui va au
paradis ; la notion agir. C‟est lui qui erre dans le samsara et qui veut atteindre le nirvana. Beaucoup des
occidentale d‟« âme » théoriciens, des logiciens et des théologiens savent aussi cela. Ils savent qu‟il y a un grand
aurait sans doute sa nombre de questions auxquelles il leur faut répondre, comme : « si un individu mène une vie
place ici vertueuse et monte ensuite au paradis, qu‟est-ce qui va au paradis ? ». Dans leurs réponses à
ces questions, ils attribuent au soi des noms différents. Je sens que le concept occidental
d‟« âme » aurait sa place ici, mais c‟est un point dont on pourra discuter, si cela vous pose
problème.
Si on demande à Chandrakirti ce qu‟est le soi, nous connaissons déjà sa réponse : il dira que
le soi dépend des cinq agrégats. La conscience regarde les cinq agrégats et crée ensuite une
idée aussi neuve qu‟infondée appelée « moi », laquelle devient ensuite la base de la croyance
au moi. Voilà son idée, mais Chandrakirti n‟accepte cela que dans le relatif, sans examen. Il
préconise de ne pas analyser, car si nous analysons nous ne trouverons pas ce soi. Nous ne
trouverons rien. Gardez en mémoire cette manière de dire les choses, elle est particulière à
Chandrakirti accepte
l‟idée infondée du Chandrakirti. « N‟analysez pas la vérité relative. Si vous analysez, vous ne trouverez rien. »
« soi » en tant qu‟objet Pire encore, si après avoir analysé vous trouvez quelque chose, nous savons que Chandrakirti
de notre attachement sera mécontent.
au soi, mais seulement
dans le relatif, sans Nous avons vu comment les samkhyas ont trouvé un soi possédant diverses qualités – il fait
analyse l‟expérience des choses, il est inanimé, permanent, et ainsi de suite. Telle est la conclusion à
laquelle ils sont arrivés au terme de l‟analyse. Au cas où certains se demandent à quoi cela
Le débat avec les
samkhyas est sert d‟écouter ce débat entre Chandrakirti et les samkhyas, sachez que c‟est très important.
important, parce que En effet, notre esprit se laisse très facilement influencer par des idées de soi séduisantes.
nous sommes attirés Même l‟individu le plus obstiné devient une cible facile quand les circonstances et la
par l‟idée d‟un soi qui situation s‟y prêtent. L‟esprit se laisse facilement influencer. Par exemple, quand les
persiste dans le temps samkhyas disent que le soi est permanent, si nous n‟avions jamais entendu parler de
Chandrakirti, leur idée nous plairait sans aucun doute. Même dans la vie ordinaire nous
avons le sentiment que notre « moi » d‟hier est le même que celui d‟aujourd‟hui, n‟est-ce
pas ? Leur idée peut donc paraître séduisante, mais le fait d‟avoir écouté Chandrakirti
percera au moins un minuscule trou dans leur théorie, et cela suffit.
Je ne connais pas bien Freud, mais il me semble que s‟il avait lu Chandrakirti, sa théorie eut
été différente. Un exemple. Mes parents sont pleins de compassion et se sont très bien
occupés de moi, mais il y a deux ou trois mois je me suis rendu chez un psychanalyste
freudien, en faisant semblant d‟être un patient. J‟ai clairement vu que si je lâchais tout ce
bagage bouddhiste, je trouverais de nombreuses raisons de me morfondre sur ma vie, jusqu‟à
penser que j‟avais été malmené par mes parents. Mais quand on écoute Chandrakirti, on se
Revenons au texte, où Chandrakirti est en train de réfuter le soi imaginaire décrit par les
samkhyas et les autres théoriciens. Souvenez-vous, tout au début de notre étude du
Madhyamakavatara, nous avions mentionné les quatre méthodes utilisées par les prasangikas
pour réfuter les théories des autres écoles. Une de ces méthodes consistait à utiliser la
proposition de l‟adversaire pour réfuter sa théorie. Chandrakirti y aura recours dans le
quatrain 122.
6:122 Un tel soi, sans plus de naissance que l’enfant d’une femme stérile,
N’existe pas.
On ne peut l’accepter comme base de l’attachement au moi
Et son existence n’est pas même concevable au niveau relatif.
Dans ce quatrain sera utilisé l‟exemple du fils de la femme stérile. Dans sa réfutation,
Chandrakirti se servira principalement de la théorie des samkhyas pour attaquer la deuxième
qualité du soi qu‟ils imaginent : la permanence.
Chandrakirti donne ici deux raisons. En premier lieu, il dit qu‟il ne peut accepter le soi que
proposent les samkhyas, car pareil soi n‟est jamais né. Pourquoi ? Un soi de ce genre est
Un soi permanent n‟a permanent, les samkhyas eux-mêmes l‟ont dit ; or, ce qui est permanent ne peut naître. C‟est
pas pu naître un raisonnement typiquement bouddhiste, auquel Dharmakírti a également recours. Tout
phénomène impermanent possède trois caractéristiques : il naît, il dure et il cesse. Si quelque
chose a été produit, il y a forcément eu naissance et cette naissance doit avoir un début, un
milieu et une fin. L‟acte de naître est nécessairement lié au temps, et le temps est
impermanent. Certains ici doivent trouver cette logique difficile à suivre, sans doute parce
que dans votre culture vous avez une interprétation différente de la permanence. En occident,
que signifie « permanent » ? Quelles sont les caractéristiques de la permanence ?
[R] : Attendez d‟entendre ce que je vais dire ! Les samkhyas disent que le soi est permanent,
Puisque le soi est la ce qui dans le sens bouddhiste signifie sans naissance, durée ou cessation ; en gros, « en
base de l‟attachement
dehors du temps ». Et voilà que Chandrakirti dit que puisqu‟il est permanent, leur soi ne
au soi, on le manipule
dans le temps. peut pas être la base de l‟attachement au soi. En effet, dès l‟instant où on s‟en sert, son
Assujetti au temps, il aspect permanent commence à s‟effondrer du fait que quelqu‟un le manipule dans le
ne peut être permanent temps. Je dois vous demander une autre définition : qu‟entendez-vous par « exister,
existence » ? Il nous faut savoir, parce que le premier argument de Chandrakirti est que
le soi des samkhyas n‟existe pas. Du fait qu‟il est permanent (c‟est eux qui le disent), il
n‟a jamais pu venir à l‟existence. Quelles sont les caractéristiques de l‟existence selon
l‟interprétation occidentale ?
[E] : Quelque chose qui prend forme.
[R] : On a donc un élément de naissance ou de production. Voilà pourquoi cela ne peut pas
fonctionner. Chandrakirti a raison. Vous voyez comme c‟est frustrant ?
Débat sur le sens
donné en occident aux
[E] : Dans la théologie chrétienne ils disent : « Dieu est, mais les êtres existent ». Pour
mots « essence » et exister, une chose doit être créée et durer un certain temps. Ce n‟est pas pareil que ce
« existence » qui « est » dans le sens d‟« essence », car ce qui existe n‟est pas une chose éternelle.
[R] : Ce n‟est pas une chose égale à Dieu ? Seul Dieu « est » ?
[E] : Dieu est éternel. Il est, en et par lui-même. Toutes les autres choses sont créées, elles
existent à travers lui.
[R] : Par conséquent, l‟existence, c‟est tout ce qui n‟est pas Dieu ? La question serait donc de
savoir si une chose éternelle existe.
[E] : C‟est incorrect de dire cela.
[R] : Je vois. Très intéressant.
[E] : Je dirais qu‟étymologiquement, le mot « exister » signifie « sortir de ». On l‟emploie
souvent pour suggérer qu‟une chose ressort, par contraste avec « rien ». Exister, c‟est
« n‟être pas rien ». Dans la philosophie occidentale classique, on fait une différence
entre l‟être et l‟essence. L‟essence, c‟est « ce qu‟est la chose ». L‟être permet de savoir
si elle existe ou non. Votre essence est d‟être un homme ; votre existence est le fait que
vous n‟êtes pas rien. C‟est seulement dans le cas de Dieu que son essence est existence.
L‟essence de Dieu est d‟exister.
[R] : Nous essayons de définir les mots mais maintenant mon cerveau est complètement lavé,
mais d‟une manière différente ! Néanmoins, quand vous dites « être », je continue à
entendre une chose qui vient à l‟existence. C‟est pourquoi le quatrain 122 est si
important. Ne connaissant pas la philosophie occidentale, je ne sais pas si ce quatrain
permettrait de débattre avec des philosophes occidentaux. Mais il s‟applique
directement aux samkhyas. Voilà pourquoi j‟essaie de comprendre comment vous
définissez « existence », « éternel », et « permanent ». En effet, si les définitions se
rapprochent de celles des samkhyas, alors en l‟altérant très légèrement, l‟argument de
Chandrakirti pourrait se lire : « ce concept, ce « Dieu » ou cette « âme » n‟existent pas
parce qu‟ils ne sont jamais nés, du fait qu‟ils sont permanents ». En effet, s‟il est
[E] : Je ne suis pas un expert en philosophie occidentale, mais il me semble que la plupart
des religions et des philosophies occidentales s‟attachent à l‟origine des choses. Par
exemple, les Écritures commencent ainsi : Au commencement était le Verbe. Et puis
nous avons la théorie du Big Bang et d‟autres théories à propos de l‟origine des choses.
Il est toujours question de commencement. Même en matière d‟éternité on parle de
commencement. Par exemple, quand nous mourons, nous allons au paradis, et le paradis
est éternel, permanent. Mais le commencement de notre éternité est la mort. Les
Occidentaux sont tout à fait concernés par la question du commencement.
[R] : Revenons au soi pour le moment et laissons un peu de côté la définition du mot
« existence ».
Le soi de samkhyas Chandrakirti réfute le soi imaginaire des samkhyas, qu‟ils appellent purusha. Est-ce
n‟existe pas et ne peut l‟équivalent de l‟âme occidentale ? Sans doute que non, puisque Wulstan secoue la tête.
pas être la base de Chandrakirti dit trois choses dans le quatrain 122 : 1) pareil soi ne peut exister, 2) ce soi ne
l‟attachement au soi. peut pas être la base de l‟attachement au soi – c‟est une déclaration importante –, 3) avec une
On ne peut même pas
pointe de sarcasme, il fait remarquer qu‟on ne peut pas, même dans le relatif, affirmer que
le voir !
pareil soi existe, puisqu‟on ne peut pas le voir. Le point, c‟est qu‟ici quand on parle de la
vérité relative, on doit être capable de voir ou de sentir les choses. Or, c‟est impossible avec
le soi des samkhyas.
6:123 Les caractéristiques du soi, dont ils parlent dans leurs différents traités,
Sont démenties par les tirthikas eux-mêmes
Dans la mesure où ils affirment que le soi n’est pas créé.
Ce qui rend évidemment non-existantes toutes ses caractéristiques.
Tout soi permanent Ce quatrain n‟est pas trop difficile à comprendre. Il suffit d‟un argument pour réfuter tous les
peut être réfuté du fait soi des samkhyas, tant le soi doté de cinq qualités que celui des autres écoles : pareil soi
qu‟il n‟est pas né
n‟existe pas pour la bonne raison qu‟étant permanent il n‟est jamais né.
Ce raisonnement réfute Ce raisonnement permet de réfuter non seulement le soi imaginaire des samkhyas, mais aussi
également les qualités les qualités qu‟on lui attribue, comme rajas, tamas et sattva. En effet, la théorie des
samkhyas comme samkhyas et des autres écoles mineures établit un soi qui serait indépendant des agrégats.
rajas, tamas, et sattva Comme nous l‟avons vu, Chandrakirti ne manque jamais de réfuter les choses qu‟on dit
indépendantes.
[T16] (b) Réfutation en examinant l’absence de différence entre le soi et les agrégats
6:124.1-2
Ce même raisonnement nous permet de comprendre qu‟il n‟y a pas de soi permanent qui
Un soi permanent serait indépendant des agrégats, lesquels sont impermanents. Voyez-vous, même les
indépendant des samkhyas croient que les agrégats sont impermanents. Ils n‟ont pas le choix : nous voyons
agrégats n‟existe pas bien que le corps se décompose, que l‟esprit fluctue, que la conscience et le karma changent.
Le karma peut devenir bon ou mauvais. On peut purifier le karma négatif et accumuler du
karma positif. Tout cela, les samkhyas le savent. Et pourtant, ils ont imaginé, créé un soi qui
serait indépendant des agrégats. Chandrakirti répond qu‟un soi indépendant des agrégats et
Le soi ne peut pas être
différent des agrégats,
doté des cinq qualités n‟existe pas.
sinon on risque de se
voir dans une fleur. Si le soi pouvait exister indépendamment des agrégats, on serait obligé de dire qu‟il est
possible d‟avoir le sentiment « moi » en regardant un pilier, un vase ou une fleur. Mais
[T16] (c) Réfutation de ce soi comme point focal du « je » et brève conclusion 6:124.3-125
6:124 3-4 Les êtres ordinaires n’y voient pas la source de leur idée d’un je :
Ils ne connaissent pas ce soi, et pourtant ils ont bien la notion du moi.
6:125 Ceux qui, depuis des éons, prennent naissance en tant qu’animal
N’ont jamais vu ce soi non-créé et éternel.
Il est clair, cependant, qu’ils s’attachent à leur moi.
Les animaux Par conséquent, il n’y a pas de soi en dehors des agrégats.
s‟attachent à leur moi,
alors qu‟ils ne Les animaux, nous venons de le dire, sont incapables de comprendre les qualités imaginées
comprennent pas les par les samkhyas, et pourtant ils s‟attachent à leur moi. Voilà un argument supplémentaire
qualités imaginées par pour prouver l‟inexistence d‟un soi indépendant des agrégats et doté de ces cinq qualités.
les samkhyas
Ci-dessus nous avons parlé du soi inné et du soi imaginaire. En général, le soi inné est l‟idée,
Le soi inné est le le sentiment « moi », ensuite le fait d‟y croire ou de s‟y attacher est ce qu‟on appelle
sentiment « moi ». l‟attachement au soi ou l‟ego. Ce soi désigné n‟est pas différent du soi inné. Nous ne parlons
L‟analyse de ce soi par pas d‟une entité différente. Nous décrivons simplement comment les théoriciens, les
les théoriciens logiciens et probablement les scientifiques, lorsqu‟ils essaient d‟analyser ce qu‟est le soi
débouche sur un soi inné, aboutissent à toutes sortes d‟idées différentes à son sujet. Nous avons vu, à titre
désigné, imaginaire
d‟exemple, que l‟analyse des samkhyas débouche sur l‟idée d‟un soi doté de cinq qualités.
Voilà ce qu‟on appelle le soi imaginé ou imaginaire.
La logique de
Chandrakirti réfute le Selon Chandrakirti, tout ce qui résulte de la déduction logique n‟existe pas, même au plan
soi imaginaire et peut relatif. Forcément, cela n‟existe pas au plan absolu. Le raisonnement ayant servi à réfuter
également servir à l‟existence du soi imaginaire peut également servir à réfuter le soi inné. Chandrakirti admet,
réfuter le soi inné au niveau conventionnel, le simple soi, celui qui erre dans le samsara, qui médite et étudie, et
qui atteint l‟Éveil. Mais je le répète encore, ce simple (sentiment) « moi » n‟est pas établi par
Il n‟accepte que le l‟analyse et le raisonnement.
simple soi, et non celui
qui résulte de l‟analyse
et du raisonnement
L‟an passé, quand nous avons parlé de l‟inexistence du soi des phénomènes, nous avions
plusieurs adversaires, dont certains qui croyaient que les phénomènes étaient produits à partir
Nos adversaires d‟eux-mêmes. Mais nous avons passé le plus clair de notre temps à réfuter ceux qui croyaient
principaux seront ceux
qui croient que le soi et
à la production à partir d‟autre chose. Les gens ordinaires croient fermement que les choses
les agrégats sont un, à naissent d‟une cause, à partir d‟autre chose. De manière similaire, maintenant que le sujet est
l‟instar de notre l‟inexistence du soi de l‟individu, nos principaux adversaires seront les théoriciens qui
habitude ordinaire croient, comme les êtres ordinaires, que les agrégats et le soi sont la même chose. La théorie
samkhya proposait un soi différent des agrégats, mais maintenant nous allons débattre avec
certaines écoles bouddhistes qui croient que le soi et les agrégats ne font qu‟un. Dans la
perspective bouddhiste, ces adversaires sont encore plus coriaces, puisqu‟ils n‟affirment pas
que le soi est permanent. En général, ils ne commettent pas d‟erreurs aussi grossières, mais
Chandrakirti leur attribue des erreurs plus subtiles, qui ont néanmoins leur importance. C‟est
à cela que Chandrakirti va maintenant s‟attaquer.
6:126 Puisqu’on ne peut prouver l’existence d’un soi distinct des agrégats,
L’objet (sur lequel est basée) la vue du soi n’est autre que les agrégats.
Quant à cette vue du soi, certains la disent fondée sur les cinq agrégats,
Alors que pour d’autres elle repose sur la conscience seule.
Plusieurs écoles soutiennent que les agrégats et le soi sont la même chose. D‟entre les 18
Notre adversaire
écoles affiliées aux vaibhashikas et aux sautrantikas, c‟est avec l‟école sammitya (tib: mang
principal, adepte du
Mangpö Kurwa, croît
pos bkur ba) que nous allons débattre. Ce quatrain présente brièvement la vue de ces
que les agrégats sont le théoriciens : puisqu‟en l‟absence des agrégats il est impossible même de concevoir l‟idée
soi. d‟un soi, on peut dire que les agrégats sont le soi. Certaines de ces écoles croient que
l‟ensemble des cinq agrégats forme la base permettant à l‟attachement au soi de se forger.
D‟autres croient que seul un agrégat, l‟esprit, forme cette base. Je tiens à vous rappeler que
Pareil adepte est les prasangikas ne diront jamais que les agrégats sont la base de l‟attachement au soi. Dans
confronté à sept sa réfutation, Chandrakirti liste sept fautes, sept conséquences extrêmes opposables à ceux
conséquences extrêmes qui croient que le soi et les agrégats sont la même chose.
[T17] (i) Réfutation par l’analyse de ce à quoi l’on s’attache : le soi et les agrégats
[T18] (a) Réfutation au moyen des sept conséquences extrêmement fallacieuses 6:127-128
(1) Il y aurait des soi (1) Des soi multiples : Comme il y a cinq agrégats, il s‟ensuit qu‟on aurait au moins cinq
multiples soi différents. De plus, un seul agrégat, la forme, étant composé d‟un nez, de deux yeux
correspondant aux et ainsi de suite, il s‟ensuit qu‟on aurait ainsi un nombre de soi infini.
agrégats multiples
(2) Un soi substantiel : Si les agrégats et le soi sont la même chose, le soi devient une
(2) Le soi serait
substantiel, comme les
substance. L‟argument est valable, car il se fonde sur la vue de l‟adversaire selon
agrégats laquelle les agrégats sont substantiels, à l‟instar de la forme, des particules et de la
matière. Certains logiciens, comme les Charvakas, soutiennent cette théorie. Pour eux,
les phénomènes existent soit de manière substantielle, dze yeu (rdzas yod), soit par
désignation, dak yeu (bdags yod). Ils diront par exemple qu‟un palmier existe
Àla différence de substantiellement, mais qu‟une « forêt » n‟existe qu‟en nom, c‟est une simple
Chandrakirti, les désignation. Aucune entité ne correspond au mot « forêt », même si les arbres
sammityas acceptent individuels sont substantiels. Chandrakirti se sert des catégories choisies par eux pour
sans difficulté un prouver que puisque les agrégats existent substantiellement, leur soi devra aussi exister
phénomène doté ainsi, du fait que le soi et les agrégats sont la même chose.
d‟existence Cette explication est très intéressante. Les adeptes de cette école disent également que
substantielle l‟attachement à quelque chose qui n‟est qu‟un nom – la forêt, par exemple – constitue
une vue fausse. Chandrakirti, sans analyse, serait d‟accord avec cette position. Mais ils
(4) Le soi cessera d’exister au moment de l’Éveil. Nos adversaires sont bouddhistes, et
donc cette quatrième conséquence est très importante. Si on admet votre théorie, dit
(4) Le soi cessera
d‟exister au moment de
Chandrakirti, au moment d‟atteindre l‟Éveil, le soi cesse d‟exister. Le point vaut d‟être
l‟Éveil souligné car c‟est une croyance que beaucoup partagent : nombreux sont ceux qui
pensent que lorsqu‟on atteint l‟Éveil, c‟est comme un feu qui s‟éteint ou de l‟eau qui
s‟évapore. Comme le soi disparaît, on n‟a plus ni nez, ni yeux, et ainsi de suite. Ceci est
valable dans le cas où notre approche serait un peu plus sophistiquée, mais je crois
qu‟on en est loin. J‟ai néanmoins l‟impression que certains voient les choses de cette
manière. Le point mis en exergue par Chandrakirti est que l‟adversaire sera obligé de
dire que le soi cesse au moment de l‟Éveil.
(5) À chaque fois que (5) Le soi changerait à chaque nouvelle naissance. Nous savons que jusqu‟à l‟Éveil, notre
les agrégats changent, forme, nos agrégats changent continuellement. Chaque fois que nous mourons, nos
à savoir, à chaque
agrégats changent. Or, selon ces théoriciens, le soi et la forme étant un, le soi devrait
naissance, le soi devra
aussi changer également changer sans cesse. Ce serait très étrange ! Jusqu‟à l‟Éveil, le soi devrait
changer à chaque nouvelle naissance, pas seulement une fois mais une multitude de fois.
(6) Puisque le soi (6) Il n’y aurait pas d’Éveil possible. Les agrégats, qui sont impermanents, cessent
cessera d‟exister en d‟exister quand on meurt, quand le corps se décompose. Pour vous les sammityas, – dit
même temps que les Chandrakirti – puisque vous croyez que le soi et les agrégats sont la même chose, le soi
agrégats quand nous devrait également cesser d‟exister, ce qui signifie la suppression de l‟agent. Sans agent,
mourrons, il ne peut pas de résultat possible, pas d‟Éveil. Ainsi, à force de pratiquer le Dharma, le pratiquant
pas atteindre l‟Éveil cesserait d‟exister et ne connaîtrait donc pas l‟Éveil. Cette sixième conséquence répond
à certaines questions qu‟on entend dans les centres de Dharma. Par exemple, quand on
parle de l‟inexistence de l‟ego, certains demandent : « Qui devient bouddha ? »
(7) Le karma ne
pourrait fonctionner (7) Le karma ne pourrait pas fonctionner. Au final, la loi du karma s‟effondrerait.
puisque les L‟auteur de l‟acte et celui qui subirait l‟effet de l‟acte seraient deux entités séparées,
conséquences deux êtres distincts. La conséquence serait donc que vous commettez l‟acte, mais un
karmiques affecteraient autre en récolte les conséquences.
un autre soi
Les deux premières lignes font référence à notre discussion sur l‟éternité et la permanence.
Ces théoriciens disent quelque chose d‟approchant : ils rejettent l‟accusation de faute
extrême portée par Chandrakirti, en avançant que même si les agrégats de cette vie et de la
vie passée sont différents, même si le soi d‟aujourd‟hui et celui d‟hier sont des entités
[T17] (ii) Réfutation par le fait que ses résultats, comme la fin du monde, n’ont pas été
enseignés 6:129.4
[T18] (a) La réalisation de l’inexistence du soi aurait pour conséquence la disparition des
agrégats 6:130
Le yogi cesserait D‟après vous – reprend Chandrakirti – quand le yogi reconnaît l‟inexistence du soi, ses
d‟exister au moment de agrégats cessent nécessairement d‟exister, puisque le soi et les agrégats ne font qu‟un. À
réaliser l‟inexistence
cela, l‟adversaire répond maintenant que le soi dont le yogi réalise l‟inexistence n‟est que le
du soi si ce dernier et
les agrégats étaient un soi imaginaire, semblable au soi éternel des théoriciens samkhyas.
Si tel est le cas, à savoir que le yogi qui réalise n‟abandonne que le soi imaginaire et non le
soi inné, alors quand nous, les gens ordinaires, ressentons de l‟attachement pour le soi, il est
impossible que la base ou l‟objet auquel nous nous attachons soit nos agrégats. En effet,
l‟adversaire prétend que l‟attachement au soi prend pour base les agrégats, mais cette
position entraine une conséquence impossible : lorsque le yogi réaliserait l‟inexistence de
soi, il ne réaliserait que l‟inexistence de soi imaginaire.
[T18] (b) Autre conséquence : quand le yogi réalise l’inexistence du soi, le désir continue à
se manifester 6:131
Si le yogi n‟abandonne Ce quatrain est facile à comprendre : pour eux, quand un yogi réalise l‟inexistence du soi, il
que le soi imaginaire, ne réalise que l‟inexistence du soi imaginaire ; par conséquent, il ne comprend pas la nature
il ne comprend pas la
de la forme et des autres agrégats. Si on les suit, quand ce yogi regarde des formes attirantes,
nature même des
agrégats et son il peut très bien ressentir encore le désir et les autres émotions. Pourquoi ? Parce qu‟il n‟a pas
attachement à la forme réalisé la nature de la forme.
persiste
Nous voulons [E] : Je n‟ai pas compris ce débat sur le soi inné et le soi imaginaire.
abandonner notre idée [R] : Nous pratiquons tous le Dharma en vue de devenir des yogis, pour atteindre l‟Éveil.
fictive d‟un ego tout en Mais les sammityas disent que lorsqu‟on pratique, on cherche uniquement à se défaire
gardant le véritable du soi imaginaire (celui qu‟on prouve par l‟analyse). Demain, nous allons voir un
ego ! L‟adversaire exemple percutant : Chandrakirti compare cette position à l‟homme qui, tout en abritant
nous représente à
un serpent venimeux dans sa maison, déclare à la ronde : « Mais, il n‟y a pas d‟éléphant
merveille
merveillesents us very chez moi ! » Je ne sais pas si vous l‟avez remarqué, c‟est un comportement que nous
well
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1999 Chapitre 6 - 264
adoptons souvent. Nous avons tendance à penser que notre interprétation de l‟ego est
imaginaire et nous essayons de nous débarrasser de cette souillure-là, tout en gardant le
véritable ego ! Tout bien réfléchi, cet adversaire nous représente à merveille : même si
au plan théorique nous ne croyons pas à l‟ego, au plan émotionnel nous y croyons. Là
Sur le plan théorique est le problème. Et c‟est là où intervient la voie. Par exemple, nous savons que le
nous ne croyons pas au samsara est futile, mais quelque part nous ne le savons pas.
soi, mais sur le plan Gorampa, qui appartient à la tradition sakya, dit que l‟approche selon laquelle il est
émotionnel nous y impossible de réaliser l‟inexistence du soi de l‟individu sans réaliser d‟abord
croyons
l‟inexistence du soi des agrégats est particulière à Chandrakirti. Son interprétation n‟est
pas forcément acceptée par les autres écoles, notamment la tradition nyingma. Je vous
laisse le soin de vous pencher sur la question.
[E] : Pourquoi les vaibhashikas n‟ont-ils pas localisé le soi exclusivement dans la conscience
mentale, plutôt que dans les cinq agrégats ?
[R] : Nous le verrons. Chandrakirti essaie de bloquer toutes les issues possibles.
[E] : Je ne suis pas d‟accord avec le quatrain 127, ligne 3, où il dit que le soi est substantiel.
Si le soi est multiple, il est composé, et donc, insubstantiel.
Où l‟on compare les [R] : Les agrégats sont substantiels. C‟est comme demander si la forêt et les saules sont une
agrégats et le soi aux
seule et même chose. Les théoriciens disent que c‟est le cas, mais Chandrakirti
arbres (objets sub-
stantiels) et à la forêt considère à égalité le soi et la forêt : tous deux sont des concepts infondés. D‟où vient le
(concept insubstantiel) concept ? Vous regardez des saules, des bouleaux ou d‟autres arbres, et vous inventez
ce concept : « forêt ».
Que fait Chandrakirti ici ? Je vais essayer de le dire tout en faisant le résumé. Je vous
demanderai aussi de vous exercer à faire la même chose de votre côté.
L‟un de vous en a fait la remarque hier, la grande question est de savoir comment les choses
ont commencé. Chacun cherche une réponse et aboutit à une idée, une proposition : « Voici
le créateur principal » ; « Voici le commencement ». Les idées foisonnent, dans les écoles et
chez les théoriciens non-bouddhistes, mais aussi dans les écoles bouddhistes.
Chandrakirti, nous le savons, a réfuté toutes les théories proposant un créateur ou une
origine. Mais si on lui demande comment les choses commencent, il répond que tout est
produit en interdépendance. C‟est tout ce qu‟il dit. Ensuite, il explique cette interdépendance
selon deux méthodes, l‟interdépendance basée sur l‟inexistence du soi des phénomènes et
l‟interdépendance basée sur l‟inexistence du soi individuel. Nous en avons terminé avec
l‟inexistence du soi des phénomènes et nous sommes maintenant en train d‟étudier
l‟inexistence du soi individuel. Rappelons le plan structural jusqu‟au quatrain 131.
[T9 (i)] La production interdépendante basée sur l‟inexistence du soi des phénomènes
[T9 (ii)] La production interdépendante basée sur l‟inexistence du soi individuel
[T10 (a)] Nécessité de réfuter ce à quoi s‟attachent les vues qui soutiennent la réalité d‟un
soi
[T10 (b)] Raisonnement des réfutations qui répondent à cette nécessité
[T11 (i)] Utilisation du raisonnement pour analyser et réfuter l‟idée que le soi est
substantiel
[T12 (i)] Réfutation de l‟idée que le soi existe sous cinq aspects
[T13 (i)] Explication détaillée du raisonnement utilisé lors de
cette réfutation
[T14 (a)] Réfutation de l‟idée que le soi et les cinq
agrégats sont différents
Nous sommes ici : [T14 (b)] Réfutation de l’idée que le soi et les cinq
agrégats sont la même chose
[T14 (c)] Réfutation de l‟idée qu‟ils existent en tant que
support et supporté
[T14 (d)] Réfutation de l‟idée d‟un soi qui serait le
possesseur des agrégats
Dans la subdivision Réfutation de l’idée que le soi et les agrégats sont la même chose [T14
(b)], nous avons fini d‟expliquer Ce à quoi croient les adeptes de cette vue [T15 (i)], et nous
voyons maintenant Les conséquences de leur erreur [T15 (ii)]. Ayant fini Le raisonnement
utilisé pour contredire ce que signifie le soi et les agrégats sont la même chose [T16 (a)],
nous allons commencer à voir L’absence de référence scripturaire quant à l’identité du soi et
des agrégats. [T16 (b)]
[T14 (b)] Réfutation de l’idée que le soi et les agrégats sont la même chose
[T15 (i)] Ce à quoi croient les adeptes de cette vue
[T15 (ii)] Conséquences de leur erreur
[T16 (a)] Raisonnement utilisé pour contredire ce que veut dire le soi et les
agrégats sont la même chose’
[T17 (i)] Réfutation par l’analyse de ce à quoi on s’attache: le soi et les
agrégats
[T17 (ii)] Réfutation par le fait que le résultat n’a pas été enseigné
[T17 (iii)] Réfutation du point de vue, subjectif, du yogi
[T17] (i) L’absence de référence scripturaire pour l’explication des agrégats comme étant le
soi 6:132-133
Les soutras qui disent Comme vous pouvez le voir, la vue qui identifie le soi aux agrégats est profondément inscrite
que le soi n‟est autre dans nos schémas habituels, et dans nos systèmes théoriques. Dans certains soutras le
que les agrégats Bouddha lui-même a dit que le soi n‟est autre que la forme, les sensations et la conscience.
servent à réfuter l‟idée Les sammityas, qui sont bouddhistes, trouvent dans ces soutras un soutien puissant à leur
d‟un soi qui existerait vue, selon laquelle le soi et les agrégats ne font qu‟un. Mais Chandrakirti est en train de dire
en et par lui-même que les sammityas ne semblent pas comprendre le sens véritable de ces soutras, lequel est de
réfuter un soi qui existerait de manière indépendante, en l‟absence des agrégats. C‟est pour
réfuter ce type de soi, le soi désigné par les samkhyas, que le Bouddha a dit que le soi n‟est
rien d‟autre que la forme, les sensations, la conscience, et ainsi de suite. Dans d‟autres
soutras il a clairement dit que la forme n‟est pas le soi, les sensations ne sont pas le soi, la
conscience n‟est pas le soi, etc. On voit donc que le premier soutra vise simplement à réfuter
la notion d‟un soi qui existerait en et par lui-même.
[T17] (ii) Si pareille référence scripturaire existait, elle serait contredite, et par l’autorité
scripturaire et par le raisonnement (687)
6:134 (Si l’on vous suit), quand on dit que les agrégats constituent le soi,
Il s’agit de l’ensemble des agrégats et non de l’un ou l’autre pris
séparément.
Or, incapable d’assumer les fonctions de protecteur, de dompteur,
Ou même de témoin, cet ensemble (d’agrégats) ne peut être le soi.
Ce quatrain est la suite logique des deux précédents. Chandrakirti y donne une explication
Si l‟on dit que les plus détaillée des deux soutras. Selon votre interprétation à vous, les sammityas, ce soutra
agrégats sont le soi, on veut dire que les agrégats sont le soi. Mais si l‟on interprète le soutra de cette manière, dit
parle forcément de leur Chandrakirti, alors c‟est uniquement l‟ensemble des agrégats qui constitue le soi, et non les
ensemble
agrégats pris séparément. On ne peut pas montrer un arbre solitaire et dire qu‟il est la forêt.
En revanche, on peut dire qu‟un ensemble de plusieurs arbres constitue une forêt. Notez-le,
cet argument est important ! Vous avez peut-être l‟impression qu‟il met les mots dans la
bouche de ses adversaires, mais que cela leur plaise ou non, ils ne peuvent rien dire d‟autre.
Il est essentiel de méditer ce point. Les samkhyas n‟ont pas réussi à nous influencer, de sorte
que nous ne croyons pas à l‟existence d‟un soi permanent doté de toutes les qualités
mentionnées ci-dessus. En revanche, nous avons bien le sentiment que l‟ensemble des cinq
agrégats est le soi. Si on en dresse la liste –la forme, la sensation, la perception, la conscience
et les formations karmiques – nous dirions que l‟ensemble de ces éléments est forcément le
soi ; c‟est un voile que nous perpétuons à chaque instant. Exactement comme la forêt :
plusieurs arbres forment une forêt mais on ne peut pas montrer un arbre et dire : « C‟est la
forêt ». Ceci vaut non seulement pour les cinq agrégats, mais également à l‟intérieur d‟un
seul d‟entre eux. La forme, par exemple, recouvre les couleurs, les formes, et ainsi de suite.
Chandrakirti dit que Le mot « ensemble » ne convient pas forcément. Est-ce que « collection » serait mieux ? Si
pareille collection, on se coupe le nez, les oreilles, les bras et les jambes et qu‟on éparpille tout cela aux quatre
pareil ensemble vents, on ne dira pas « ça, c‟est moi ». Et pourtant, on le dit de l‟ensemble des parties. On
n‟existe pas. peut dire que c‟est une collection constituée de plusieurs ensembles, de plusieurs agrégats.
Mais attention, Chandrakirti ne croît pas à cet ensemble, à cette collection. Pour lui, un
ensemble est un simple concept et n‟a aucune réalité.
Au quatrain 134, il demande : « Si l‟on dit qu‟une simple collection d‟agrégats est le soi,
Une simple collection
comment comprendre les autres soutras où le Bouddha dit que le soi est notre protecteur, que
de choses n‟existe pas
et ne pourrait donc le soi est notre ennemi, que le soi est notre témoin ? » Les soutras regorgent de citations
jamais être notre semblables à celle-ci. Un soi qui serait une simple collection ne saurait exister et ne pourrait
protecteur ou notre jamais être notre protecteur, notre ennemi ou notre témoin. Je trouve son raisonnement très
témoin. percutant.
L‟ensemble des Chandrakirti est en train de dire qu‟on peut seulement utiliser les arbres, jamais la forêt. Une
agrégats ne peut non forêt n‟est qu‟une idée, il n‟y a pas de base. Par conséquent, celui qui croit qu‟un simple
plus être le soi; c‟est un ensemble est le soi doit forcément reconnaître que le soi ne peut pas être un protecteur, un
simple concept : on ne ennemi ou un témoin. La seule autre possibilité : l‟ensemble des agrégats est le soi. Mais cela
peut l‟utiliser est impossible, car un ensemble n‟est qu‟un concept, il est donc inutilisable.
[T19] (i) Si les agrégats sont une simple collection de choses, c’est comme l’exemple du
chariot 6:135
Tout comme la notion Quel merveilleux commentaire ! Il prend maintenant l‟exemple d‟un chariot. De nos jours,
« chariot » dépend de on prendrait celui d‟une voiture. Quand les différentes parties du chariot – les roues, les
ses parties, on peut sièges et ainsi de suite – sont rassemblées, on se forge l‟idée d‟un chariot. Cette notion
former l‟idée « moi » en « chariot » dépend de la réunion des parties. Il fait ici une déclaration importante, qui mérite
dépendance de d‟être notée : si une simple réunion d‟agrégats n‟est pas le soi, il n‟en demeure pas moins
l‟ensemble des agrégats que le sentiment d‟un soi peut se former en dépendance de cette réunion d‟agrégats. La
différence est grande. Dans un cas, il s‟agit de la production interdépendante, dans l‟autre, on
Il s‟agit ici de la regarde des parties et on se forge l‟idée d‟un soi. Chandrakirti démontre encore une fois sa
production théorie de la production interdépendante. Ainsi, la simple réunion des agrégats n‟est pas le
interdépendante ; on ne soi. Cet argument posera toutes sortes de problèmes aux substantialistes, par exemple, des
dit pas que les agrégats
hommes de taille différente auraient un soi plus ou moins grand... Mais comme Gérard n‟est
sont le soi
pas là, je ne puis me permettre de taquiner Ani Djinpa et je dois me taire.
[T19] (ii) Si les agrégats ont une forme, ils ne peuvent être l’esprit 6:136
Ce quatrain souligne une autre de nos propensions, car on dirait bien que l‟adversaire est en
train de nous représenter. En effet, nous avons envie de répliquer à Chandrakirti : « Fort
bien, une simple réunion d‟agrégats ne constitue peut-être pas un soi, mais quand ces parties
sont réunies, il y a une forme matérielle, qui est le soi. » Telle est la proposition de
l‟adversaire.
[T19] (iii) Il s’ensuivrait que l’action et l’agent sont une seule et même chose 6:137
Si le soi et les agrégats Ce quatrain est un peu plus facile à comprendre. En général, on voit le soi comme le
sont la même chose, possesseur ou l‟agent, et les agrégats comme la chose possédée par lui. Quand nous disons
les agrégats « mon corps », le soi pense « ceci est mon corps ». Pour les mangpeu kurwa, l‟agent et
« possesseurs » sont l‟objet possédé seraient une seule et même chose. Mais sans agent, impossible de posséder.
cela même qui « est Puisqu‟ils disent que le soi et les agrégats sont un, celui qui pense « ceci est mon corps » est
possédé » : il ne peut le même que le corps. Chandrakirti met le doigt sur cette contradiction.
donc y avoir d‟agent
[T17] (iii) Résumé de ce qui a été établi, sur la base de l’autorité scripturaire 6:138-139
6:139 Il a aussi affirmé que le soi dépendait de l’esprit et des facteurs mentaux.
Donc, le soi ne se distingue pas de ses composants,
Mais il ne leur est pas identique, sans être non plus leur collection.
Tous ces constituants ne sont pas l’objet direct de l’attachement au soi.
Le soi naît en Le Bouddha, quand il décrit le soi, explique que celui-ci dépend des six éléments – la terre,
dépendance de 18 l‟eau, le feu, le vent, la conscience et l‟espace –, qu‟il surgit en dépendance d‟eux. Il dépend
facteurs : les six également des ayatanas (skye mched), des douze sources psychosensorielles, à savoir, les six
éléments et les douze organes des sens – l‟œil, l‟oreille etc. jusqu‟au mental – et leurs six consciences – la
ayatanas conscience de l‟œil etc., jusqu‟à la conscience de l‟esprit. Le Bouddha identifie ainsi le soi
comme ayant pour base l‟esprit et les événements mentaux ; le soi dépend en somme de ces
dix-huit facteurs.
Chandrakirti tente ici d‟expliquer trois points clairement exprimés par le Bouddha :
Considérons, à titre d‟exemple, les différentes parties de la voiture : les roues, les boulons,
Ni ces 18 facteurs ni
les freins, le volant, le moteur. Le Bouddha dit qu‟elles ne sont pas la « voiture ». Voilà son
leur réunion ne sont le
soi et ils ne peuvent premier point. Ensuite, la simple réunion de ces parties n‟est pas la « voiture ». Enfin, quand
pas être l‟objet direct quelqu‟un pense : « Ah, ceci est ma voiture », les parties ne sont pas l‟objet d‟une telle
de l‟attachement au soi croyance. Voici la spécialité de Chandrakirti. Il s‟obstine à demander qu‟est-ce qui fonde
l‟idée « ceci est ma voiture ». La base est en fait l‟idée « voiture », laquelle ne repose en fait
sur aucune base. Et pourtant, en regardant ces parties, nous créons un concept nouveau,
« voiture », et ce concept devient la base de notre croyance en la voiture. Voilà ce qu‟il ne
cesse de répéter. Le point est subtil, mais important. J‟aimerais que vous réfléchissiez
profondément à ce qui motive son obstination, sinon – et à force de débattre – on risque de
manquer le point essentiel.
Je l‟ai dit, il souligne trois points : 1) Les cinq agrégats ne sont pas le soi. Je crois que
c‟est facile à comprendre. 2) Une simple réunion d‟agrégats n‟est pas le soi. On
comprend encore, mais c‟est un peu difficile pour nous. 3) Ensuite, dans plusieurs
quatrains il insiste sur un troisième point, à savoir que les agrégats ne sont pas l‟objet
direct sur lequel se focalise l‟attachement au soi. Je ne sais pas si vous arrivez à
comprendre ce troisième point, mais il est très important. Pourquoi ne cesse-t-il d‟y
revenir ? Il y a un khenpo qui va arriver dans quelques jours et vous devriez lui poser la
question, car les réponses sont multiples.
[E] : J‟ai un doute au sujet de ce raisonnement. En effet dès le départ les philosophes
occidentaux ont eu connaissance du point que Chandrakirti souligne ici. Par exemple,
un philosophe du 18e siècle a reformulé une idée très ancienne en disant : « ce qui n‟est
pas une chose n‟est pas une chose ». Ce qui est composé de parties mais dénué d‟unité
substantielle n‟est pas une vraie chose. Ce n‟était que le début, car ils disaient qu‟on
pouvait traiter de la sorte de simples agrégats, comme un tas de pierres, mais qu‟il
n‟était ni correct ni logique de traiter ainsi les organismes et les autres choses qu‟on ne
peut pas juste réduire à l‟ensemble de leurs parties. C‟est évidemment faux de dire que
toutes les choses composées peuvent être réduites à la simple somme de leurs parties.
L‟exemple étant un organisme vivant, qui n‟existe que lorsque toutes les parties
fonctionnent de concert. Si vous coupez un tas de pierres en deux, cela fait deux tas de
pierres, mais si vous coupez un homme en deux cela ne fait pas deux hommes.
[R] : Vous parlez ici de fonction.
[E] : Oui, mais comme certaines écoles bouddhistes ont l‟air de définir ce qui fonctionne, ne
pourrait-on dire qu‟un organisme est vivant dans la mesure où il produit un effet
particulier ? Il peut avoir de nombreuses fonctions et de ce fait il nous faut reconnaitre
Même si l‟on accepte qu‟il ne se réduit pas à la simple somme de ses parties. On pourrait appeler cela « soi »
qu‟un organisme est ou « essence ».
plus que la somme de [R] : Selon Chandrakirti, là n‟est pas l‟objet direct de notre attachement au soi. Mais l‟esprit
ses parties, ce n‟est pas regarde cela et crée ensuite un nouveau phénomène qu‟il appelle « soi ». C‟est à ce soi
cela l‟objet direct de que se rattache la croyance en un soi.
l‟attachement au soi
[E] : Ce n‟est pas exactement le point que je soulève. Peut-on honnêtement parler des cinq
agrégats de la même manière qu‟on parlerait d‟un tas de pierres dans la forêt ? On dirait
que les agrégats fonctionnent de concert et produisent un effet spécial. De même, si
[E] : Je voulais revenir à une question précédente relative à l‟unité fonctionnelle d‟une entité.
Il me semble que ce n‟est pas un problème pour Chandrakirti de dire qu‟une entité
fonctionnelle peut être considérée comme le soi, dans la mesure où pareille entité est
[E] : J‟ai deux questions : en premier, je me demande si Chandrakirti est très honnête dans le
tableau qu‟il fait de la doctrine des sammityas. Je pensais que ceux-ci s‟attachaient à
rester bouddhistes et se gardaient donc de dire qu‟il y a un soi. Je croyais qu‟ils disaient
que le soi n‟est ni le même que les agrégats ni différent d‟eux. C‟est, il me semble, la
façon dont Vasubandhu présente leur doctrine.
[R] : Vasubandhu est un vaibhashika plus raffiné, il n‟est donc pas notre adversaire
immédiat.
[E] : Mais il parle des sammityas.
[R] : Continuez.
[E] : Pour la deuxième question, ai-je raison de penser que Chandrakirti ne croit pas à l‟idée
d‟universalité ? Prenons un mot comme « forêt », lequel recouvre l‟idée que nous nous
faisons d‟un ensemble composé d‟arbres, mais qui ne correspond à aucune entité. Il me
semble alors qu‟aucun mot ne correspond à une entité.
[R] : C‟est juste, selon Chandrakirti.
[E] : On pourrait dire la même chose d‟un arbre, qui est aussi une somme de parties.
Finalement, Chandrakirti déconstruit complètement le langage, en disant que rien de ce
que nous disons ne correspond à une quelconque réalité.
[R] : En fait, oui, c‟est exactement ce qu‟il dit.
[E] : Donc, pour les prasangikas, il n‟y a aucune relation entre le langage et le reste, n‟est-ce
pas ?
[R] : Les prasangikas n‟emploieront une certaine terminologie que si elle est utilisée par leur
adversaire ; c‟est leur tactique habituelle.
[E] : Mais le langage est en quelque sorte l‟expression de nos formations mentales. C‟est
cela, la linguistique.
[R] : Oui, la question de savoir si nous représentions correctement nos adversaires n‟a cessé
de se poser. En ce qui concerne les sammityas c‟est plus clair, mais s‟agissant des
cittamatrins le doute subsiste. L‟an dernier, nous avons supposé que Chandrakirti avait
vaincu les cittamatrins, mais on est loin d‟en être sûr. Qui sait ? Il vous faudrait étudier
le Pramanavartikka. Moi je ne puis me prononcer. Mais en attendant, Chandrakirti
semble être le héros du jour.
[T16] (c) Si le soi et les agrégats sont un, ce qui est à réfuter se confond avec ce qui est à
établir (689), 6:140-141
Le soi imaginaire n‟étant Selon les mangpeukurwas, réaliser l‟inexistence du soi individuel revient juste à réaliser
pas la base de l‟irréalité du « soi » imaginaire établie par les samkhyas. La déclaration étonnante, c‟est que
l‟attachement au soi, le les mangpeukurwas eux-mêmes reconnaissent que ce soi imaginaire ne constitue pas la base
fait de réaliser son de l‟attachement au soi, mais affirment que comprendre l‟irréalité de ce soi imaginaire, c‟est
inexistence ne revient
comprendre en entier l‟irréalité du soi individuel.
pas à réaliser
l‟inexistence du soi
individuel 6:141 Un homme découvre un nid de serpent dans le mur de sa maison,
Et se félicite de ne pas y avoir trouvé d’éléphant :
Il se délivre peut-être de sa peur des serpents,
Mais, hélas ! le voilà un objet de risée pour tous.
C‟est ridicule de garder
Ce quatrain est facile à comprendre. Si vous gardez un serpent venimeux dans votre maison
le serpent venimeux en
clamant qu‟il n‟y a pas tout en clamant à qui veut l‟entendre qu‟il n‟y a pas d‟éléphant (pour vous débarrasser de la
d‟éléphant ! peur du serpent), vous serez la risée de tous.
[E] : La ligne 6 :137.4, sans acteur, pas d’action, me pose question. Cela m‟a surpris, car
dans la grammaire tibétaine, il y a des verbes non-intentionnels. Les langues
européennes ont aussi des verbes où l‟action advient d‟elle-même.
[R] : Nous ne parlons pas de cela. Nous parlons des agrégats et du soi. C‟est tout. Il se trouve
que le soi est l‟agent, le possesseur, comme lorsque nous disons « mon » corps, « mes »
sensations. En revanche, si nous disons : « Ceci est ma tasse », que suis-je ? Je suis le
possesseur et la tasse est ma possession. Les sammityas disent que le possesseur et la
chose possédée sont un. Bien sûr, nous ne parlons pas ici de la vérité ultime. Enfin,
pensez que c‟est ultime si vous voulez, mais dans l‟ultime on ne peut ni analyser, ni
parler. Les sammityas représentent bon nombre d‟entre nous, qui avons ce type de
propension.
Nous sommes dans la première de ces subdivisions : explication de la vacuité telle qu‟elle est
à réaliser par tous les véhicules.
Celle-ci se décompose en deux sections :
– une explication sur la production interdépendante sur la base de l‟inexistence du soi des
phénomènes,
– une explication sur la production interdépendante fondée sur l‟inexistence du soi
individuel.
Nous avons terminé la première de ces sections l‟année dernière et nous avons commencé la
deuxième cette année. Cette deuxième section comprend quatre parties, dont les deux
premières sont :
- la nécessité de réfuter ce à quoi s‟attachent les vues qui soutiennent l‟existence du
soi,
- l‟explication du raisonnement des réfutations répondant à cette nécessité.
Nous sommes au cœur de cette dernière section, laquelle se divise en quatre points, le
premier desquels est l‟objet de notre étude : l‟utilisation du raisonnement pour analyser et
réfuter l‟idée que le soi existe de manière substantielle. (Le deuxième point consiste à
présenter le soi individuel désigné de manière dépendante.)
Nous arrivons à la fin du premier point, lequel comprend deux parties :
– réfutation de l‟idée que le soi existe sous cinq aspects,
– réfutation de l‟existence du soi comme quelque chose qu‟on pourrait
décrire.
Nous sommes dans la première de ces deux parties, qui consiste en une explication détaillée
du raisonnement utilisé pour cette réfutation, alors que la seconde ne sera qu‟un bref résumé.
Cette première partie compte quatre subdivisions :
– réfutation de l‟idée que le soi et les agrégats sont
différents,
– réfutation de l‟idée que le soi et les agrégats sont un,
– réfutation de l‟idée qu‟ils existent en tant que support
et supporté,
– réfutation de l‟idée que le soi est ce qui possède les
agrégats.
Nous en avons terminé avec les deux premières subdivisions, et nous arrivons maintenant à
la troisième.
Je remarque que certains continuent à venir à cet enseignement année après année. J‟en vois
qui ne parlent ni anglais, ni français, seulement allemand ou une autre langue, et pourtant ils
restent assis tous les jours, des heures durant. C‟est bien. En effet, l‟enseignement lui-même
véhicule de puissantes bénédictions. Si mes explications en sont dépourvues, en revanche
l‟enseignement du Madhyamika en regorge. Même ceux qui n‟arrivent pas à tout
comprendre seront surpris des résultats s‟ils persistent à suivre ce cours. Dans cinq ou dix
ans, quelqu‟un dira quelque chose et soudain vous comprendrez. Cet enseignement
deviendra un outil qui permet de faire sauter un certain nombre de verrous. Ces pensées me
viennent quand je vois les plus jeunes de cette assemblée : je suis sûr que plusieurs se
demandent de quoi il s‟agit quand nous parlons de substance, d‟agrégats, de soi, etc. Mais je
pense que c‟est déjà positif pour eux d‟écouter.
Si vous continuez à Mes khenpos parlaient toujours de namjang (rnam sbyangs). C‟est comme la musique : on
écouter une chanson, allume la radio quelque part dans la maison, on écoute encore et encore le même air, et un
vous finirez par jour, sans même s‟en rendre compte, on est capable de le chanter de bout en bout. C‟est tout
apprendre l‟air. C‟est à fait possible. Je vous encourage donc à explorer ce texte de toutes les manières possibles.
la même chose pour
Quelques minutes, c‟est bien. Quelques heures, quelques années, et surtout plusieurs vies,
ces enseignements
c‟est bien !
C‟est ainsi qu‟on établit une lignée ou une tradition. Un maître vient de l‟Orient, vous donne
un enseignement, et ensuite vous le mettez en pratique. La lignée est transmise, bien sûr,
mais cela prend du temps, beaucoup de temps. À force d‟écouter les mots, votre manière
d‟entendre des termes comme « vacuité » va changer. Par exemple, si vous êtes tout à fait
nouveau, quand vous entendez le mot « vacuité », votre première idée est celle d‟une tasse
vide ou d‟une sorte d‟espace. Mais à mesure que vous écoutez les enseignements, vous
comprenez que lorsque les bouddhistes parlent de vacuité, cela inclut aussi la vacuité de la
vacuité. Ainsi votre capacité à interpréter ces termes progressera considérablement.
La nuit dernière, Ani Djinpa est venue me trouver pour me dire que je devais parler
davantage et consacrer moins de temps aux questions. Elle ne supporte pas les discussions ;
pour elle c‟est une perte de temps. Mais je pense qu‟elle se trompe et que vous devez poser
des questions. Cela me permet d‟apprendre. Par conséquent, aujourd‟hui nous allons doubler
le temps consacré aux questions. Tulkou Rinpoché m‟a également demandé de vous
interroger sur les sujets déjà étudiés, ce que je ferai progressivement.
Nyoshul Khen Rinpoché est vraiment un grand maître ! Quand je recevais ses
enseignements, il m‟encourageait à poser toutes sortes de questions. Rares sont les maîtres
tibétains qui m‟ont fait pareille suggestion. Sans doute se sentaient-ils gênés, car nous
sommes des tulkous, vous comprenez. Il n‟en reste pas moins qu‟il y a des choses connues
Avant de revenir au texte racine, écoutez bien ces mots. Ils pourraient vous être utiles.
Autre expression importante utilisée par les matérialistes : dag shi dze yeu, la base de la
Une expression
désignation existe de manière substantielle. Ce matin, je me disais que même les
importante utilisée par
les matérialistes : dag scientifiques seraient d‟accord. Cette expression est très prisée chez les matérialistes,
shi dze yö, « la base de notamment chez les samkhyas et les madhyamika-svatantrikas au moment d‟établir la vérité
la désignation existe relative. Ils disent que le nom, le phénomène en tant que nom, existe exclusivement en tant
vraiment » que nom. Par exemple, « Ani Jimpa » est comme un dag cheu, ce n‟est qu‟un nom. Mais
cette belle chose voluptueuse qui se trémousse est ce que nous appelons dag shi, la base de la
désignation, ce qui est désignée.
À la différence des Les matérialistes comme les sammityas soutiennent que la base de la désignation existe
prasangikas, les vraiment. Est-ce que vous arrivez à voir la différence ? Dans le langage ordinaire, un nom
svatantrikas disent que n‟est qu‟une désignation, mais nous pensons que la chose à laquelle on attribue ce nom, qui
la base de la fonde cette désignation, existe vraiment. Pour les madhyamika prasangika, même la chose
désignation existe désignée n‟existe pas. Elle n‟existe pas plus que n‟existe le nom. C‟est une différence
uniquement au moment
majeure entre les Madhyamika-prasangikas et les autres théoriciens, dont les madhyamika-
de la vérité relative
svatantrikas. En effet, dans le relatif, même les svatantrikas disent que la base de la
Pour les sammitya, la
désignation, les cinq agrégats par exemple, existe vraiment. Ils ne disent cela que dans le
base existe vraiment, relatif. Mais d‟autres matérialistes, dont les sammitya, soutiennent que la chose désignée
même au moment de la existe vraiment, même au moment de la vérité absolue. Je pense que les scientifiques disent
vérité absolue la même chose.
Voilà pourquoi les prasangikas insistent : quand l‟esprit s‟attache, il s‟attache à quelque
chose de totalement infondé. Ils ne disent jamais qu‟il y a une base substantielle. Selon vous,
que pensent les scientifiques ou les psychologues occidentaux ?
[R] : Selon Jung, est-ce que la base de l‟image mentale existe substantiellement ?
[E] : Jung dirait que nous n‟en savons rien. Nous savons que les images existent, parce que
nous en faisons l‟expérience ; ce qui ne signifie pas que nous savons d‟où elles
proviennent. Mais à force de comparer les images à travers les différentes cultures, il dit
qu‟elles proviennent d‟un fond ultime partagé par tous.
[R] : Pensez-vous qu‟il dirait que ce fond existe substantiellement ?
[E] : Il ne le dirait pas.
[E] : Dans l‟absolu, les scientifiques n‟ont pas de base substantielle pour l‟esprit, mais dans
le relatif, quand ils décrivent son fonctionnement, je pense qu‟ils considèrent le cerveau
comme base de l‟esprit.
[R] : Cela me rappelle quelque chose que je dois vous dire. Je ne sais pas si vous vous en
Le fait de ne pas analyser êtes rendu compte, mais nous sommes en train de parler de matak machepa (ma brtags
est important : nous ma dpyad pa) – du non-analysé. Ceci est très important, car la voie tout entière se fonde
n‟analysons pas la vérité
relative et c‟est celle-ci
sur le relatif. Wulstan le faisait remarquer tout à l‟heure, l‟un des problèmes qu‟on
qui est la base de la voie rencontre avec des gens comme Einstein, c‟est qu‟ils ont peut-être trouvé une certaine
bouddhiste vérité, mais il n‟existe pas de voie pour y arriver. Chandrakirti décrit la voie menant à
cette vérité, et quand il parle de cette voie, il parle de la vérité relative. La base de la
vérité relative, c‟est qu‟on n‟analyse pas. Cette injonction de ne pas analyser n‟a rien
d‟une obligation morale ; c‟est simplement que dès lors qu‟on analyse – dès lors qu‟on
pense, par exemple : « où est le moi ? » –, le concept dans son entier s‟effondre. Voilà
ce qu‟il nous faut réaliser, mais nous ne l‟avons pas encore réalisé. C‟est pourquoi nous
devons suivre une voie. Si nous analysons le concept « soi », il s‟effondre ; c‟est
exactement la démarche de Chandrakirti. Ensuite, il n‟y a ni voie, ni pratique, rien à
abandonner et rien à gagner. Mais cela, c‟est ce qu‟il nous faut réaliser. C‟est la vérité,
mais nous ne l‟avons pas encore réalisée.
[E] : Le problème ne semble pas tellement porter sur l‟existence, mais sur la base de
l‟existence, la base de l‟attachement. La base de notre attachement pourrait être
n‟importe quoi. Notre esprit semble capable de trouver pareille base dans la science,
dans la religion, dans pratiquement tout. Le problème avec cet attachement, c‟est que
nous lui cherchons une base. Même un fou le fait. Ma question est : de quoi s‟agit-il ? Il
semble que nous ne soyons pas tous d‟accord sur le sens du mot « existence » et les
scientifiques comme Einstein ne sont pas assez simplistes pour se contenter de dire
« existence ». Ils sont bien conscients du problème.
[R] : Mais c‟est très simple. Aussi simple que d‟appeler quelqu‟un par son nom. Nous savons
que le nom est juste un nom. Mais est-ce que l‟objet auquel il se réfère existe ? Peu
importe l‟attachement. Est-ce que l‟objet existe ou non ? Le point soulevé ici est que cet
objet n‟existe pas vraiment.
Il ressort de cette discussion qu‟apparemment nous avons tous une idée générale de ce que
nous avons étudié ces derniers jours. Le débat entre les madhyamika prasangikas et les
matérialistes porte sur la chose désignée et sur la question de son existence substantielle.
Comment les
matérialistes Quand ils établissent leur philosophie, les matérialistes utilisent les termes chitsen (spyi
définissent chitsen et mtshan) – la chose en tant que caractéristique générale et rangtsen (rang mtshan) – la chose
rangtsen en tant que caractéristique particulière. Ces concepts se rapprochent de ceux que nous avons
vus hier, quand nous avons parlé de la forêt et des arbres. Le terme forêt désigne une chose
en tant que caractéristique générale. Hier nous avons vu qu‟un arbre a une existence
substantielle, au contraire de la forêt. « Forêt » n‟est qu‟un nom. Évidemment, si nous
prenons l‟arbre seul, nous disons qu‟il est fait de branches, de racines, de feuilles et de
fleurs : L‟arbre devient alors, à son tour, un dag cheu Ŕ un nom – et les branches et les
feuilles deviennent le dag shi, la chose désignée.
Donc, quand nous disons soi, moi, je, nous, nous savons qu‟il ne s‟agit là que d‟un nom.
Mais alors, nous posons la question : « qu‟est-ce qui est ainsi nommé ? À quelle chose
attribuons-nous ce nom ? » Les théoriciens proposent diverses réponses, comme les cinq
agrégats, les trois agrégats, un seul agrégat… Pour les madhyamika prasangikas, rien de tout
cela n‟a d‟existence substantielle, c‟est comme lorsqu‟un corbeau regarde un épouvantail et
l‟identifie comme un homme. Mais en ce moment nous ne parlons pas de l‟épouvantail, nous
parlons de la base à laquelle on attribue le nom « homme ».
Les bouddhistes Je voudrais ajouter quelques mots à propos du soi inné et du soi imaginaire. Quand nous
veulent comprendre parlons du soi inné, nous parlons déjà du fait de nommer. Or, quand les matérialistes essaient
l‟inexistence du soi, de parler du soi inné, ils aboutissent à un autre processus de désignation : c‟est cela le soi
mais ce qu‟ils réfutent imaginaire. Quand nous regardons un épouvantail et pensons que c‟est un homme, c‟est le
devient le soi soi inné. Ensuite on analyse, on applique une technique et on aboutit, comme les samkhyas, à
imaginaire quelque chose. Contrairement à eux, les bouddhistes n‟essaient pas de trouver un ego
permanent, ils veulent bien sûr comprendre que le soi inné n‟existe pas. Mais aux yeux des
Ce dont il cherchent à prasangikas, quand les autres écoles bouddhistes essaient de nier le soi individuel, ce qu‟elles
se défaire n‟est pas le essaient de réfuter devient automatiquement le soi imaginaire. Quand les samkhyas parlent
bon objet. du soi, la question n‟est pas de savoir s‟il faut ou non s‟en défaire. Or d‟après Chandrakirti,
quand les substantialistes bouddhistes font remarquer qu‟il y a quelque chose à abandonner,
ils se trompent d‟objet.
Quant les Si vous avez une petite idée de ce dont nous avons parlé ce matin, les quatrains suivants ne
substantialistes se devraient pas vous poser de problème. Vous pourrez les ruminer assez facilement. De loin
rapprochent de quand on regarde un épouvantail, on voit un homme. Quand on s‟en approche, on comprend
l‟épouvantail, ils que l‟idée de la présence d‟un homme est erronée. Il n‟y a là absolument rien d‟un homme,
seront obligés de dire: pas la moindre trace. Chandrakirti fait remarquer ici que les substantialistes, qui n‟ont pas su
« l‟homme est parti »
dire dès le début qu‟il n‟y avait jamais eu d‟homme, seront obligés de dire quand ils
s‟approchent de l‟épouvantail : « Tiens, l‟homme est parti ! » C‟est un point important.
[T14] (c) Réfutation de l’idée qu’ils existent en tant que support et supporté 6:142
Nous parlons ici de contenant et de contenu. Chandrakirti dit qu‟il n‟y a pas de soi contenu
dans des agrégats-contenant, ni d‟agrégats contenus dans un soi-contenant. Pourquoi ? Il
[T14] (d) Réfutation de l’idée que le soi possède les agrégats, 6:143
6:143 On ne dira pas que le soi possède une forme, car il n’existe pas et, par
suite,
L’idée de possession ne peut lui être appliquée. Cela serait possible
S’ils étaient différents, comme on possède une vache, ou identiques,
Comme on possède son corps, mais le soi n’est ni la forme, ni différent
d’elle.
Le soi ne peut pas Ce quatrain est très semblable à celui qu‟on vient de voir. Le soi ne possède ni forme ni
posséder les agrégats, agrégats, parce qu‟il n‟existe pas de soi, et donc il ne peut rien posséder. C‟est pourquoi
et vice versa, parce que l‟expression den pa (ldan pa), qui signifie « avoir » ou « posséder », ne peut pas être utilisée
ces deux ne sont ni ici. On emploie ce verbe avoir de deux manières. On peut dire par exemple : « l‟individu a
identiques ni une forme », dans le sens où ce qu‟il possède ne lui est pas nécessairement extérieur. Par
différents. ailleurs on dit : « un individu a un ornement ». Ici, aucune de ces deux significations n‟est
applicable puisque le soi et les agrégats ne sont ni la même chose ni des choses différentes.
[T13] (ii) Résumé et comment cette vue est enseignée en termes de vérité provisoire et de
vérité certaine 6:144-145
Les vingt vues fausses Ce quatrain présente quatre déclarations sur le soi et la forme. La forme n‟est pas le soi et le
sur le soi, comme une soi ne possède pas de forme. Le soi n‟existe pas dans la forme et la forme n‟existe pas dans
montagne à vingt pics
le soi. Ceci est également vrai pour les quatre autres agrégats, ce qui fait un total de vingt vue
Le soi imaginaire des fausses concernant la croyance en un soi. Dans certains soutras, Bouddha y fait référence
samkhyas, qui est indé- comme une montagne à vingt pics. Notez que le soi imaginaire des samkhyas, qui est
pendant des agrégats, indépendant des agrégats, n‟en fait pas partie.
n‟en fait pas partie
Dans le Mulamadhyamaka-karika, Nagarjuna parle de vingt-cinq vues différentes. Il rajoute
à la liste précédente le soi indépendant de la forme, le soi qui est indépendant des sensations,
le soi qui est indépendant de la conscience, et ainsi de suite. Il dit que ces soi n‟existent pas.
Le soi imaginaire des samkhyas sera inclus dans ce cas. Mais nous ne parlons pas de cela en
ce moment.
6:146 Certains disent que le soi est indescriptible, que c’est un individu
substantiel,
Ni identique aux agrégats ni différent d’eux,
Ni permanent ni impermanent, et pourtant l’objet de perception
Des six consciences et la base de l’attachement au soi.
Je me rends compte que nous avons utilisé le nom général de sammityas pour parler des
mangpokurwa, dont l‟école se divise en trois sous-branches.
L‟école nemapuwa Ce quatrain 146 décrit une idée qui vient des nemapouwas. Une lecture rapide ferait croire à
affirme que le soi et une vue contradictoire, paradoxale. Selon cette sous-école des sammityas, on ne peut pas dire
les agrégats sont tous que le soi et les agrégats sont identiques, séparés, permanents ou impermanents : il est
deux substantiels, mais indicible. Mais en même temps ils affirment que les agrégats et le soi existent de manière
que la relation qui les substantielle. Leur vue est intéressante : cette chose indicible peut être perçue par les six
lie est indicible
types de conscience et constitue la base lorsque surgit l‟attachement au soi. Rappelez-vous,
Comme les nous nous attaquons encore à la racine du problème, qui est de savoir sur quoi se base
prasangikas, ils disent l‟attachement au soi. Cette école n‟est pas commode, car d‟un côté elle ressemble à l‟école
que le soi est la base prasangika-madhyamika, laquelle soutient que la base de l‟attachement au soi est le soi et
de l‟attachement au soi non les agrégats. Mais elle diffère de certaines écoles substantialistes vues ci-dessus, pour
lesquelles la base est substantielle alors que le nom est imaginaire. Ici les nemapouwas disent
que la base et le nom sont substantiels.
On ne peut pas dire Ce quatrain explique que ce qui est indicible ne peut exister substantiellement. Dire d‟une
qu‟une chose indicible chose indicible qu‟elle existe, c‟est exprimer quelque chose. Si l‟on dit que le corps est
existe, et un esprit inanimé et que nous avons un esprit animé séparé de ce corps inanimé, alors c‟est
animé est descriptible exprimable. Pour Chandrakirti cela n‟est pas « indicible ». De manière générale, on ne peut
qualifier une chose substantielle d‟« indicible ». Si le soi existe substantiellement en tant
qu‟entité, alors tout comme l‟esprit, c‟est une chose descriptible ; elle n‟est pas
indescriptible.
6:148 Vous dites que le vase, qui est dénué d’existence substantielle,
Est indescriptible, si ce n’est par rapport à sa forme et ses autres attributs.
Or, vous dites que le soi est indescriptible, si ce n’est par rapport aux
agrégats :
Vous ne pouvez donc pas le considérer comme réellement existant.
Dans ce quatrain Chandrakirti dit : si une chose existe mais est indicible, elle n‟a qu‟une
existence imaginaire. Par exemple, le nom « vase » n‟a pas d‟existence substantielle, car ce
n‟est qu‟un nom. Nous en avons déjà parlé. Cette école est en train de dire que le nom
Une chose indicible ne « vase » existe mais qu‟il est impossible d‟exprimer ce nom et sa substance – la glaise, les
peut avoir qu‟une atomes, et ainsi de suite – comme étant séparés, identiques, permanents ou impermanents.
existence imaginaire Selon leur vue, les noms « soi » et « agrégats » existent, mais on ne peut dire qu‟ils existent
ni séparément ni comme une seule et même entité. La conséquence de leur affirmation est
qu‟il est également impossible de dire que le soi existe. Le soi n‟existe pas vraiment.
Il y a une différence entre les quatrains 147 et 148. Dans le premier, Chandrakirti montre la
conséquence de la déclaration de l‟adversaire : il est impossible de dire que le soi est
Par conséquent, leur
indicible en même temps qu‟on soutient son existence substantielle. Il utilise l‟exemple du
soi ne peut avoir d‟ex-
istence substantielle corps et de l‟esprit, qu‟ils acceptent. C‟est une réfutation typiquement prasangika. Dans le
second, Chandrakirti dit que le soi ne peut pas exister substantiellement pour la bonne raison
qu‟on ne peut pas le décrire. Une chose indescriptible ne peut pas exister substantiellement.
Il prend l‟exemple de « vase » en tant que nom. Ici aussi, il s‟appuie sur leur théorie. On peut
dire « vase », c‟est donc exprimable.
[T14] (c) Comme ce n’est pas un phénomène réel, on ne peut pas prouver sa réalité 6:149
Leur soi, qui n‟a pas Dans ce quatrain, Chandrakirti dit que leur soi imaginaire ne semble pas être une entité, car il
les caractéristiques n‟en possède pas les caractéristiques. Ils disent que l‟esprit n‟est pas différent du soi mais
d‟identité ou de que la forme est différente du soi. Les entités comme la conscience ou la forme possèdent
différence, ne peut être des caractéristiques, ils sont identiques ou différents. Mais la conséquence de leur thèse
une entité précédente est que le soi n‟existe pas, puisqu‟ils affirment ne pas pouvoir dire si leur soi
imaginaire est identique aux agrégats ou différent d‟eux.
[T12] (a) Recours au raisonnement déjà expliqué pour montrer que c’est une désignation
6:150
6:150 Par conséquent, la base de l’attachement au soi n’est pas une entité.
Le soi n’est pas différent des agrégats, sans pour autant leur être
identique.
Il ne se base pas sur eux, pas plus qu’il ne les possède.
Disons plutôt que le soi n’existe qu’en dépendance des agrégats.
Ce quatrain important est presque comme une présentation de la vue de Chandrakirti. Les
débats précédents ont permis de conclure que la base ou l‟objet de l‟attachement au soi
n‟existait pas substantiellement. Le soi n‟est donc pas différent des agrégats, il n‟est pas les
agrégats, il n‟est pas le contenant des agrégats et il n‟est pas le possesseur des agrégats. En
Nous allons voir maintenant « l‟analyse du chariot en sept points » qui a rendu Chandrakirti
si célèbre en Inde et au Tibet et qui, je l‟espère, le rendra également célèbre en France.
Auparavant, vous avez peut-être des questions à poser.
[E] : C‟est une question sur les vatsiputriyas. Ont-ils vraiment utilisé l‟expression « existence
substantielle » ?
[R] : Oui. C‟est exactement ce que dit Chandrakirti.
[E] : Il est bon de noter que l‟expression « exister substantiellement » s‟emploie ici dans un
sens philosophique : elle ne signifie pas exister matériellement mais exister en et par
soi.
[E] : J‟ai une question terminologique. Que voulez-vous dire par « sans analyse » ?
[R] : En effet, nous devons peaufiner le sens de l‟expression matak machepa (ma brtags ma
dpyad pa).
[E] : En français on peut la comprendre de plusieurs manières. Je suppose que ce n‟est pas
« sans concepts », car comme le dit Mipham Rinpoché, « sans concepts, il n‟y a pas
d‟enseignement ». Je suppose également que ce n‟est pas « sans raisonnement
déductif » puisqu‟il dit aussi « sans raisonnement déductif nous serions comme des
nouveau-nés. »
[R] : Cela signifie « sans utiliser le raisonnement de quelque doctrine que ce soit ». Vous ne
suivez peut-être aucune doctrine particulière, comme la croyance en la réincarnation,
entre autres. Et pourtant, même si vous prétendez être un « libre penseur » qui ne croit
en aucune doctrine ou système philosophique, vous avez une croyance, qui est
fortement influencée par ces doctrines. Le mot « analyse » dans ce contexte fait surtout
référence à l‟analyse théorique, plus précisément à tout système d‟analyse qui provient
d‟une voie particulière, laquelle possède une vue, une pratique méditative, une action et
Sans une vue relative un résultat. En effet, dès qu‟on a recours à ce type d‟analyse, l‟identité de la vérité
et une vue ultime, on relative s‟effondre. Nous voici lancés dans un grand débat ! Qu‟entendons-nous par le
ne peut pas construire
mot « vue » ? Une vue doit avoir une vérité relative et une vérité ultime. C‟est un des
de voie.
arguments que j‟oppose aux gens comme Krishnamurti, le célèbre érudit et philosophe.
Dans ma vue très limitée, il n‟a pas ces deux vérités. Et sans vérité relative et ultime,
impossible de construire une voie. On ne peut pas juste dire « Hé ! rien n‟existe », car
on tue tout espoir. Vous comprenez ?
[E] : Je cherche simplement un guide dans la vie. Quel type d‟analyse dois-je rejeter ?
[R] : Voilà une pensée intéressante. Posez la question au Khenpo qui va arriver. C‟est
intéressant parce qu‟il y a comme un flou, n‟est-ce pas ?
[E] : Que se passe-t-il quand on est comme un nouveau-né, sans base philosophique
d‟aucune sorte ?
[R] : C‟est très rare : il n‟y a pratiquement personne dans ce cas, aujourd‟hui. Je suppose
qu‟au final il est impossible de ne pas se livrer à l‟analyse, mais si vous trouvez quelque
chose à l‟issue de cette analyse, allez voir Chandrakirti : il ne manquera pas de réfuter
ce que vous avez trouvé.
[E] : L‟analyse est pourtant nécessaire pour trouver sa voie vers le but qu‟on poursuit...
.
[R] : Quand je dis « n‟analysez pas », ce n‟est pas une injonction morale. Bien sûr qu‟il est
nécessaire d‟analyser les choses ; surtout quand vous étudiez. Mais les substantialistes
analysent la vérité relative dans leur tentative de construire de la vérité absolue. Si
[E] : Mais si vous croyez vraiment que vous faites cuire un œuf, vous êtes déjà en train de le
classer.
[R] : Je ne crois pas qu‟il soit nécessaire de classer l‟œuf pour le faire cuire, même au niveau
relatif !
[R] : À mon tour de vous poser une question : les svatantrikas disent que les agrégats sont la
[E]: Pourquoi les
svatantrikas disent-ils base de l‟attachement au soi individuel. C‟est ce qu‟ils disent dans le relatif. Pourquoi
que les agrégats sont la disent-ils cela ? Je vous donne un indice : repensez à l‟inexistence du soi des
base de l‟attachement phénomènes avant de me répondre.
au soi ? [E] : On perçoit le soi uniquement quand on perçoit les agrégats. En dehors de la perception
des agrégats, il n‟y a aucune perception du soi.
[R] : Ce que vous dites est lié à ce que je veux entendre, continuez. Pourquoi disent-ils cela ?
[E] : Parce que ce qui naît doit avoir une cause, sinon on serait en train de parler d‟une chose
qui naît sans cause.
[R] : Vous le savez, un étudiant en philosophie ne doit pas seulement être capable de donner
le sens, mais doit également utiliser les termes corrects : donnez-moi donc les termes
exacts. Votre réponse est presque juste, mais je veux vous l‟entendre formuler dans les
termes justes, avec lesquels vous devez vous familiariser. Quelle est donc la raison ?
[E] : Je disais simplement qu‟en général, si un phénomène se produit, on suppose qu‟il est
produit par une cause.
[R] : Oui, vous avez exprimé le sens très clairement, mais j‟aimerais vous entendre utiliser
les termes philosophiques corrects.
[E] : Au niveau conventionnel, ils admettent la production à partir d‟autre chose.
[R] : Exactement ! Voilà ce que nous voulons entendre : « parce que les svatantrikas
croient en la production à partir d’autre chose. » J‟essaye juste d‟être très tibétain :
quand on étudie, il est d‟abord difficile de se rappeler les choses. Ensuite, on arrive à se
souvenir du sens, mais nos maîtres de philosophie conseillent d‟utiliser en plus les
expressions et les termes corrects.
6:151 Ainsi, on ne peut dire qu’un chariot est autre que ses parties,
Ni qu’il leur est identique, ni qu’il les possède ;
Il n’est pas contenu dans ses parties, pas plus qu’elles ne le sont en lui ;
Il n’est pas leur simple collection et il n’est pas la forme qu’elles prennent.
Je pense que ce sera plus facile aujourd‟hui. La plupart des choses dont nous parlerons sont
comme un résumé de ce que nous avons déjà vu. Du fait de la faiblesse de mon vocabulaire
anglais, certaines de ces phrases me paraissent difficiles à traduire. Par exemple,
Chandrakirti utilise l‟expression shenmin mayin (gzhan min ma yin), qui est une manière
puissante d‟exprimer l‟unité (ou l‟identité) mais qui signifie littéralement sans altérité. On
peut penser que c‟est sans importance, mais un philosophe se doit d‟être strict quant à la
terminologie. Je vais transférer une partie du blâme sur Tulkou Rinpoché, cet excellent
traducteur qui me force à traduire. Voilà ce que l‟on obtient ! Les grands khenpos, comme
mon maître Khenpo Rinchen, n‟ont jamais besoin de s‟appuyer sur un commentaire. Tandis
que moi, en ce moment je me sers d‟un commentaire. Et pourtant, tout est ici, même si vous
L‟analyse en sept points sert ici à réfuter le soi imaginaire, mais vous allez voir qu‟on peut
également l‟utiliser comme technique analytique pour la méditation. Quels sont ces sept
points ?
L‟analyse en sept
1. Le chariot n’est pas autre que ses parties. (gzhan)
points du chariot 2. Le chariot n’est pas identique à ses parties. (de nyid)
3. Le chariot ne possède pas ses parties. (ldan)
4. Le chariot n’est pas contenu dans ses parties, qui seraient le contenant. (brten)
5. Le chariot n’est pas le contenant de ses parties, qui seraient le contenu. (rten)
Ces cinq types de raisonnement étaient déjà très en vogue avant Chandrakirti, mais il y
ajouta deux raisonnements supplémentaires :
Cette analyse en sept points mérite d‟être explorée en détail. En ce faisant, essayez d‟aller
au-delà de votre manière de penser habituelle. Il nous est difficile de réaliser ces sept points,
car d‟ordinaire nous pensons soit que les parties du chariot forment le chariot, soit que le
chariot contient ce qui le compose. De nos jours, on préférerait sans doute parler d‟une
voiture que d‟un chariot.
Malgré cette analyse, Rappelez-vous que Chandrakirti n‟est pas en train de nier le chariot ou les parties du chariot
Chandrakirti ne nie ni le dans la vérité relative. Il ne le fait jamais. Prenons l‟exemple de la voiture. Quand on dit
chariot, ni ses parties « voiture », ce n‟est qu‟une idée. La voiture ne pourra donc jamais être la même chose que
dans la vérité relative. ses parties, comme le volant, les roues. En même temps, sans le volant, les portières, les
roues, cette idée « voiture » ne nous viendrait pas à l‟esprit, ce qui nous permet de dire que la
voiture n‟est pas différente de ses parties. Le point principal ici, est qu‟on peut appliquer
cette même analyse en sept points aux agrégats et au soi.
[T15] (i) Si on vérifie au moyen de l’analyse en sept points, le chariot n’existe pas vraiment
[T16] (a) La simple collection de ses parties n’est pas un chariot 6:152.1-2
[T17] (i) Sans les parties, la collection et la forme ne sont pas le chariot 6:152.3-4
[T17] (ii) La forme des différentes parties n’est pas le chariot 6:153-154
N‟est-ce pas ainsi que nous pensons à une voiture ? En disant, en pensant, « voiture », la
plupart du temps nous nous référons à sa forme. Bien entendu, nous faisons référence à
toutes les choses déjà mentionnées, mais aussi à sa forme. Si la forme à elle seule est le
chariot, nous posons deux questions à nos adversaires, car il y a deux formes : celle qui
précède l‟assemblage et celle qui résulte de l‟assemblage. De quelle forme veulent-ils
parler ? Si c‟est de la première, alors Chandrakirti pose encore deux questions. Avant
l‟assemblage, chaque partie a sa propre forme, les roues sont rondes, les clous sont pointus,
etc. Est-ce là le chariot ? Ou alors serait-ce qu‟au moment de monter le chariot, ce qui était
rond ne l‟est plus, parce qu‟une nouvelle forme, une nouvelle figure apparaît
progressivement pendant le montage. Cette nouvelle forme est-elle le chariot ? Voilà tout
Chandrakirti : rien n‟échappe à son analyse !
Si la forme du chariot S‟ils disent que la forme du chariot est dans ses parties avant l‟assemblage, alors lorsque ces
était dans les parties différentes parties pointues, rondes ou autres sont dispersées – la roue est dans un coin, le
avant l‟assemblage, on clou est sur le toit et les freins sont dans la cave –, on devrait voir plusieurs chariots ; on
devrait voir un chariot verrait un chariot complet partout où il y a une de ses parties. Or, ce n‟est pas ainsi que cela
dans chaque partie
se passe dans notre expérience. La conclusion de Chandrakirti : comme on ne voit de chariot
avant l‟assemblage.
avant l‟assemblage de ses parties, il s‟ensuit qu‟on ne verra pas non plus de chariot après
l‟assemblage.
Si la forme était dans Voici la seconde question. À mesure qu‟on assemble le chariot, sa forme originale change.
les parties après Par exemple, le plancher du chariot était plat, mais lors du montage il change de forme.
l‟assemblage, alors la Certains changements sont minimes, d‟autres sont majeurs. Mais si vous croyez que la
forme de chaque partie nouvelle forme obtenue est le chariot, lisez le quatrain 154. Car dans ce cas, une fois le
doit changer
chariot assemblé, on devrait voir la nouvelle forme dans chaque partie. Or, on ne voit pas les
choses ainsi.
[T17] (iii) La forme des parties assemblées n’est pas le chariot 6:155-156
Comme je l‟ai dit, il y avait quatre questions, dont deux fondamentales. La seconde question
fondamentale est de savoir si le chariot est identique à sa forme une fois montée. C‟est ce
que nous disons d‟ordinaire. Il attaque ici l‟idée d‟une nouvelle forme. Comme ce n‟est pas
une nouvelle sorte de forme, on ne peut pas dire que la forme du chariot est le chariot.
L‟idée « assemblage »
Pour Chandrakirti, c‟est une contradiction de dire que la base existe substantiellement et que
ne peut exister en et
par elle-même, et une le nom n‟a qu‟une existence imaginaire. L‟idée « assemblage » n‟existe pas. C‟est quoi ?
idée ne peut avoir de Que signifie « assemblage », « collection » ? Ce n‟est pas comme s‟il y avait là une entité
forme séparée appelée « assemblage » une fois qu‟on a fini d‟assembler les roues, le toit, le
Dans le quatrain suivant, nous allons débattre avec une autre école qui soutient que les
choses existent comme elles sont, comme des vases, une forêt, des arbres et une tente, et
qu‟ensuite l‟on se fonde sur cela pour les projeter sous cette forme. Je crois que cette théorie
se rapproche de la vue des scientifiques et de notre façon de penser.
Différentes écoles Nous avons vu qu‟une idée comme « vase » est un nom, et nous essayons de trouver la base,
vaibhashikas croient en l‟objet auquel vous attribuez ce nom. Nous allons maintenant voir l‟explication de l‟une des
8 et jusqu‟en11 types plus puissantes écoles vaibhashikas, qui soutient qu‟il y a huit sortes d‟atomes ou de
de particules particules : terre, eau, feu, air, forme, odeur, goût, toucher. Certains rajoutent une neuvième
particule, de « son », et dans certains phénomènes il y aurait une particule de « sens ».
D‟autres phénomènes ont des sens différents, ce qui fait un total de onze particules.
La plupart de ces particules, qui ne peuvent être perçues par nos oreilles ou nos yeux
Ils disent que quand ces
ordinaires, ne sont connues que par leurs fonctions. Nous avons déjà parlé de fonction, n‟est-
particules s‟assemblent
et fonctionnent, il est ce pas ? Cette école soutient que si par exemple vous fabriquez un vase, l‟objet n‟a de
possible d‟avoir un soi. cohésion que grâce aux particules d‟eau, et on ne peut le déplacer du salon à la chambre à
Mais cela suppose la coucher que grâce aux particules d‟air. Pour eux, quand il y a agrégation de toutes ces
production, que nous particules ou de certaines d‟entre elles, et quand il y a une fonction, alors nous créons des
avons déjà réfutée idées comme « chariot », « vase », « soi », et ainsi de suite. Mais Chandrakirti dit que cela
n‟est pas possible. De telles idées ne sont pas possibles, car il nous faut d‟abord parler de
l‟origine des choses. Or, dès qu‟on parle d‟origine, on reprend l‟analyse de la production à
partir de soi, d‟autre chose, des deux ou sans cause. Nous avons déjà analysé cela en
profondeur : nous savons que les phénomènes ne sont pas nés et qu‟on ne peut donc pas
créer une forme dotée d‟existence substantielle. Nous pourrons en débattre un peu plus tard
si cette explication ne vous satisfait pas.
[T16] (a) Désigné en dépendance, le chariot existe dans la vérité conventionnelle 6:158
[T16] (b) De même, les choses composées de parties existent sur le plan de la vérité
conventionnelle 6:159
Si nous persistons à Chandrakirti dit ainsi que le chariot, l‟idée « chariot », n‟est qu‟un phénomène produit en
dire que l‟assemblage dépendance. En dépendance des parties du chariot, on peut concevoir l‟idée d‟un chariot. En
ou la forme est le se fondant sur ses parties, sur l‟idée des parties, on peut ensuite former l‟idée d‟un
chariot, nous possesseur (qui les contient). Or, dans le monde, une idée du genre « trouve-moi un chariot »
détruisons les idées des ne fonctionne que par le biais de la production interdépendante. Si vous persistez à dire que
gens ordinaires
le simple assemblage, la simple forme ou toute autre désignation dont nous avons parlée, est
le chariot, vous détruisez les idées des gens ordinaires. Selon Chandrakirti, si nous acceptons
la théorie de nos adversaires, nous ne pourrons jamais dire : « va me chercher un chariot » ;
nous serions obligé de dire : « va me chercher l‟assemblage, la forme, etc., qu‟on nomme
chariot ». Mais les gens ordinaires ne pensent pas ainsi.
Le problème des Il faut savoir ici que la plupart de nos adversaires sont bouddhistes. Tous ont pour vue
substantialistes: ils l‟absence d‟existence du soi individuel. Chandrakirti met néanmoins en évidence la
disent que les parties conséquence qui découle de leur manière particulière d‟établir cette vue : ils continuent à
existent tout en niant dire que les parties existent substantiellement tout en niant le possesseur de ces parties.
l‟existence du Rappelez-vous, en tant que substantialistes, ils disent que la base existe substantiellement,
possesseur de ces mais que le nom « chariot » n‟a qu‟une existence imaginaire. Ce faisant, ils détruisent les
parties
conventions admises par les gens ordinaires.
Comme vous le voyez dans le plan structural, Gorampa dit qu‟on peut de la même manière
affirmer que les choses composées de parties existent dans la vérité conventionnelle.
6:160 Comment ce qui n’existe sous aucun de ces sept aspects pourrait-il
exister ?
Le yogi ne trouve rien
Et pénètre ainsi facilement au cœur du réel.
L‟analyse en sept points Admettons, cependant, que les choses existent simplement (sans analyse).
permet au yogi d‟entrer
plus facilement dans la Ce quatrain nous explique les bienfaits qui découlent de la compréhension de l‟analyse en
vérité ultime, mais il
sept points, ce qui nous aidera à répondre aux questions posées hier. Cette méthode d‟analyse
continue d‟accepter le
soi sans analyse dans la permet au yogi de réaliser que rien n‟existe, ni le chariot comme un tout, ni ses parties et
vérité conventionnelle ainsi de suite. Il ne trouvera rien qui existe substantiellement. Cette analyse facilite donc son
[T16] (b) Elle réfute nos idées sur les choses composées de parties 6:161
Selon Gorampa, pareille formulation est propre à Chandrakirti. La plupart de nos adversaires
Sans possesseur, rien à croient que les parties existent mais que le possesseur n‟est qu‟une idée. Chandrakirti
posséder et donc pas de explique ici qu‟à force d‟examiner l‟idée « chariot » au moyen de l‟analyse en sept points, on
parties non plus comprend qu‟il n‟y a pas de chariot. Sans chariot possédant les parties, on ne peut pas dire
que les parties à posséder existent. Par exemple, quand un chariot brûle, l‟idée « chariot »
disparaît. Même si quelques morceaux disparates traînent ici ou là, l‟idée « chariot » ne peut
pas surgir. On peut seulement penser « cette roue appartenait à mon chariot qui est parti en
flammes ». On ne peut pas penser au chariot lui-même. De même, comme cela est dit dans le
dernier vers, le feu de la sagesse de l‟analyse du chariot en sept points peut consumer tous les
concepts comme « chariot », « parties de chariot » et ainsi de suite.
Dans le quatrain suivant, Chandrakirti reviendra sur l‟importance de la production
interdépendante.
Si l‟on analyse, on ne trouve pas le concept « chariot ». Sans analyse, dans le monde, il y a
une notion de chariot. De même, dans ce monde, dans cette existence, on peut avoir toutes
sortes d‟autres notions, comme les cinq agrégats, les dix-huit éléments, les six ayatanas, et
l‟on peut dire que le soi est le possesseur de toutes ces facultés. On peut également dire que
les agrégats sont l‟action et le soi, l‟agent. (Dans le quatrain suivant,) Chandrakirti souligne
encore une fois que si l‟on analyse, toutes les différentes sortes d‟extrêmes s‟effondrent.
[T15] (ii) Au moment de l’analyse approfondie, toute élaboration mentale cesse 6:163
Par l‟analyse on Ce quatrain est magnifique. On pourrait presque l‟écrire sur le mur pour mieux y réfléchir :
comprend que le soi si on analyse, en ayant recours à la sagesse ou aux méthodes analytiques comme la
n‟existe pas, il n‟est production à partir des quatre extrêmes ou l‟analyse du chariot en sept points, on comprend
donc ni permanent ni que le soi n‟est pas une entité ou une substance qui existe en et par lui-même. Comme le soi
impermanent, il ne naît
n‟existe pas vraiment, il n‟est pas permanent. Il n‟est pas impermanent, non plus. Comme il
ni ne cesse
ne naît pas, il n‟a ni fin ni cessation. Forcément, le soi n‟a aucune des qualités déduites ou
[T15] C’est le pouvoir de l’ignorance qui pose le cadre de la croyance en un moi 6:164
L‟attachement au soi est Les êtres regardent l‟un ou l‟ensemble des cinq agrégats et pensent : « moi ». L‟esprit
ignorance et la s‟attache ensuite à ce moi. Ayant développé cet attachement au soi, on s‟attache également
continuation de aux choses, en pensant : « ceci est mon sac », « ceci est ma maison », et ainsi de suite. La
l‟attachement au soi persistance à croire en un moi provient de l‟ignorance, laquelle est la croyance en un moi
vient de l‟ignorance.
Mais on peut seulement
tout court. Quoi qu‟il en soit, je ne peux utiliser le verbe « être » que lorsque je m‟abstiens
dire qu‟ils existent d‟analyser.
quand on n‟analyse pas Cette même technique d‟analyse, dit Chandrakirti, sert à réfuter ou à purifier toutes les
choses que nous identifions, comme lorsque nous disons « ceci est mon sac ». Elle permet de
réfuter notre attachement aux choses.
[T15] (iii) Application de la même technique pour réfuter l’idée « mien » 6:165.1-2
Reconnaissant qu‟il Sans soi-agent, pas d‟action et pas de concepts comme « ceci est mon corps, ce sont mes
n‟y a ni soi, ni action, sentiments ». Le yogi se libère de toutes ces illusions en reconnaissant qu‟il n‟y a ni moi, ni
ni possesseur, le yogi choses lui appartenant.
se libère Dans le quatrain suivant, Chandrakirti dira qu‟on doit appliquer cette analyse à tous les
autres phénomènes.
[T11] (ii) Cette même logique permet de connaître la nature de tout ce qui existe
Au terme de l‟analyse Quand nous étudiions au monastère, les élèves commençaient à se sentir soulagés quand
les choses n‟existent nous abordions ce quatrain. En effet, à partir de maintenant les choses vont être plus faciles.
pas substantiellement; Que dit le quatrain ? Quand on analyse les phénomènes – vases, vêtements, toile de tente,
sans analyse elles armées, forêts, maisons, arbres, petits chariots et maisons d‟hôte –, on ne trouve rien qui
existent existe substantiellement. En revanche, dans la vérité conventionnelle, sans analyse, tout cela
existe, pour la bonne raison que le Seigneur Bouddha ne veut jamais s‟opposer aux êtres
ordinaires.
Au terme de l‟analyse, Quand on applique l‟analyse en sept points aux roues d‟une voiture et à la voiture, aux
il n‟y a ni parties ni qualités comme la compassion et à l‟individu possédant cette qualité, on ne trouve rien de
tout, ni qualité ni substantiel. Mais sans analyse ces choses sont connues dans l‟opinion commune et
qualifié ; mais sans constituent la vérité conventionnelle. Loin de toute analyse, les êtres les perçoivent. Pour en
analyse tout cela existe parler, ils n‟utilisent pas des mots comme « exister », lesquels appartiennent plutôt au
vocabulaire philosophique.
Dans le quatrain suivant, Chandrakirti souligne qu‟on peut appliquer cette analyse à l‟idée de
cause et de résultat.
[T13] (i) Selon cette même analyse, les causes et les effets sont dénués d’essence 6:168
6:168 Une cause n’est cause que si vous la voyez produire un effet ;
Si aucun résultat n’est produit, on ne peut parler de cause.
Quant à l’effet, c’est seulement si la cause existe qu’il sera produit.
Dites-moi donc lequel produit l’autre, lequel vient en premier ?
Parmi vos proverbes occidentaux, il doit s‟agir ici de la question de la poule et de l‟œuf.
Au terme de l‟analyse Chandrakirti pose la même question ici. En fait, je ne sais pas si la poule et l‟œuf ont à voir
impossible de dire
avec la cause et le résultat. Si vous me demandez lequel vient en premier, je dirais que la
lequel, la cause ou le
résultat, vient en poule et l‟œuf viennent en même temps. Les parents de la poule ont précédé leur progéniture,
premier, mais sans mais cela n‟a rien à voir avec l‟œuf. Je ne vois rien d‟extraordinaire dans la poule et l‟œuf.
analyse on peut Toujours est-il que si une cause produit un résultat, on peut dire qu‟elle est une cause ; si elle
appréhender ces deux ne donne pas naissance à un résultat, elle n‟est pas une cause. Le résultat n‟existe que si la
cause existe. Alors dites-moi, lequel vient en premier ? Cependant, sans analyser il est
possible d‟appréhender en entier le système de cause, de condition et d‟effet, comme la poule
et l‟œuf, ou le poussin et les parents du poussin.
Quand il parle des causes et des effets, Chandrakirti veut toujours approfondir le débat. C‟est
ce qu‟il fera dans les deux quatrains suivants.
[T13] (ii) Quand on analyse le contact ou l’absence de contact entre eux, ils n’ont pas
d’essence 6:169-170
6:169 Selon votre théorie, si l’on dit qu’un effet naît de sa rencontre avec la
cause,
Soit ils ont un potentiel commun, dans ce cas cause et effet se confondront,
Soit leur potentiel est différent, et c’est alors les causes et les non-causes
Qui se confondront. Ces deux cas réfutés, il n’en reste pas d’autre.
6:170 Si votre cause ne crée pas d’effet, l’effet ne peut exister substantiellement.
Une cause sans effet, n’ayant rien d’une cause, n’existe pas davantage.
Comme l’un et l’autre sont illusoires, je ne suis pas en faute
Si la cause et le ré- En admettant l’existence des entités perçues par les gens ordinaires.
sultat existent sub-
stantiellement, qu‟ils Si la cause et le résultat existent en et par eux-mêmes, la question sera : quand la cause
soient ou non en produit le résultat, ces deux sont-ils en contact ? Si oui, la cause et le résultat se touchent et
contact, ils ne peuvent ne sont donc pas différents. Si non, il n‟y a pas de différence entre cette cause et toute autre
agir en tant que cause cause sans relation avec le résultat en question. Par exemple, on ne pourrait pas faire la
ou résultat. différence entre la pousse qui est la cause du riz, et autre chose – comme une pierre – qui ne
[T13] (iii) Réfutation des deux objections, comme celle de la similitude (des conséquences)
supposée s’appliquer à notre argument
6:171 (Objection) Est-ce que cette réfutation rencontre son objet ou non ?
Ne commettez-vous pas précisément l’erreur que vous nous reprochez ?
En formulant votre argument, c’est contre vous-même que vous parlez.
Votre réfutation n’a pas le pouvoir de réfuter quoi que ce soit.
La réfutation de Enfin les adversaires adoptent la tactique de Chandrakirti! Ils demandent s‟il y a ou non
Chandrakirti est-elle contact entre la méthode de réfutation de Chandrakirti et leur proposition ? Vous,
en contact avec la Chandrakirti, disent-ils, ne devriez-vous pas vous poser cette question ? Vous persistez à
thèse de l‟adversaire ? croire que vous avez réussi à réfuter les autres, mais vous ne voyez pas que vous devez faire
face au même problème et que toutes vos réfutations tombent à l‟eau du fait que votre
raisonnement est, lui aussi, illusoire.
Ils accusent ici Chandrakirti de nier l‟existence de tous les phénomènes. Ils proposent
l‟exemple de l‟aimant : lorsqu‟un aimant et un morceau de métal se trouvent à une certaine
distance l‟un de l‟autre, le premier attire le second. De même, quand on regarde un objet
d‟une certaine distance, on le voit clairement, alors qu‟au-delà de cette distance, on ne le voit
plus. Dans pareil cas, il ne sert à rien d‟analyser si l‟aimant et le morceau de métal entrent ou
non en contact (parce que c‟est évident).
Par conséquent, les gens comme vous, Chandrakirti, ne seront jamais acceptés par les êtres
suprêmes, pour cette raison que vous n‟avez aucune théorie. Votre seul intérêt est de
contrecarrer tout le monde, ce que les sages ne sauraient admettre.
Chandrakirti répond dans le quatrain suivant.
[T15] (i) Réfutation de leur objection du fait que nous n’avons pas de position
[T16] (b) Exemple d’une action valable tant qu’on n’analyse pas
On peut étudier une Pendant une éclipse solaire on ne peut regarder directement le soleil, car il est trop puissant.
éclipse du soleil en Mais on peut regarder le reflet du soleil dans un récipient plein d‟eau. En examinant et en
regardant la réflexion analysant cette image on peut dire la direction que prend l‟éclipse et d‟autres détails la
du soleil sans concernant. Dans ce contexte, l‟on n‟a pas besoin de se demander si le vrai soleil et le soleil
s‟inquiéter de savoir réfléchi sont en contact ou non. Dans le monde ordinaire, conventionnel, cela fonctionne et
s‟ils sont en contact ou on peut étudier le déroulement de l‟éclipse. De plus, mon analyse et la réfutation que je vous
non. oppose présentent de nombreux aspects bénéfiques.
Ces derniers quatrains sont très importants. Maintenant nous connaissons la totalité du but
que poursuit Chandrakirti. Cet homme n‟est pas un simple philosophe qui a composé
quelques livres et qui aime à se quereller avec les gens, c‟est un mahasiddha plein de
compassion. N‟oubliez pas que cet homme a trait une vache peinte.
[E] : Dans le plan structural de Gorampa, on analyse en premier l‟inexistence du soi des
phénomènes, puis celle du soi individuel. Je vois qu‟on a réfuté la production, qui est –
si mes souvenirs sont exacts – la troisième des dix égalités ; cette réfutation vise surtout
les phénomènes, mais s‟applique également à l‟individu. Nous avons ensuite réfuté le
fait que les phénomènes sont composés, à l‟aide de l‟exemple du chariot, réfutation qui
vise surtout le soi individuel, mais Chandrakirti dit qu‟elle s‟applique aussi au soi des
[E] : Ma question concerne les quatrains à partir du 161 jusqu‟au 165 : peut-on voir une
concordance entre les cinq agrégats et le niveau subtil du corps, et entre les cinq
émotions négatives et les cinq Bouddhas ? Si la réponse est oui, les cinq bouddhas sont-
ils la purification des cinq émotions négatives ?
[R] : Certes, vous pouvez utiliser cette méthode pour analyser tout ce que vous voulez ; mais
ceci est un texte strictement mahayana ; aussi, lorsque vous parlez de sujets comme
« les cinq familles de bouddha », de qui s‟agit-il exactement ? Ce sont des choses que
vous apprendrez en étudiant. Dans l‟étude du bouddhisme, vous devez savoir ceci :
Il n‟y a pas de nombreux sont ceux qui pensent que les soutras des véhicules des auditeurs, du
contradiction entre les Mahayana et du Vajrayana se contredisent. En réalité ils ne se contredisent jamais, ils se
yanas, et l‟étude du complètent. En ce moment, comme nous étudions des soutras et des commentaires du
Madhyamika viendra Mahayana, nous ne pouvons pas vraiment discuter des commentaires du Vajrayana, car
soutenir votre étude du cela entraînerait des paradoxes et beaucoup de confusion. Quand vous aborderez l‟étude
Vajrayana du Vajrayana, vous pourrez utiliser à votre aise toute la connaissance accumulée
aujourd‟hui. Elle sera un complément précieux de votre étude. C‟est ainsi qu‟il faut
considérer la voie. Mais peu de gens savent cela, et c‟est ainsi qu‟on voit des gens
devenir hystériques, comme certains partisans des droits des femmes, lesquels viennent
clamer que dans tel soutra le Bouddha affirme que les femmes ne peuvent pas obtenir
l‟Éveil. Voilà le problème.
[E] : Le quatrain 164 semble rejeter tout raisonnement, quel qu‟il soit. Il semble dire que
l‟unique but du raisonnement est de vous clouer le bec. Par exemple, quand on se sert
de l‟analyse en sept points, il faut s‟asseoir, se détendre et ne pas se laisser emporter par
les émotions, et là on voit qu‟on n‟explose pas, on ne disparaît pas quand le
raisonnement n‟est plus là.
Laissez-moi vous poser une question pratique. Je crois vous avoir entendu dire que le
À mesure que vous Madhyamika est la base, et qu‟ensuite il y a la voie et le fruit. J‟ai d‟abord supposé que
avancez dans la la base contiendrait des concepts parfaitement clairs sur tout, mais maintenant il
pratique, votre capacité
semblerait que des concepts clairs ne soient pas le but recherché, au contraire. Jusqu‟où
à comprendre le
Madhyamika grandit
doit-on étudier le Madhyamika ? Comment sait-on qu‟on l‟a suffisamment étudié ?
[R] : Très facile. Faites les pratiques préliminaires et relisez ensuite le Madhyamakavatara.
Votre interprétation aura changé. Recevez ensuite une initiation de la part de votre
maître et relisez-le. Votre interprétation sera encore meilleure. Ensuite quand vous
aurez atteint la dixième terre, relisez-le.
[E] : Rinpoché, on fait une distinction entre le fait d‟analyser ou de ne pas analyser les
choses. Nous disons que lorsqu‟on n‟analyse pas, c‟est la vérité conventionnelle. Mais
quand on analyse, on se rapproche de la vérité ultime et on ne trouve rien. Si par
exemple ma voiture est cassée, je peux la regarder, dire qu‟elle est cassée mais ne pas
savoir pourquoi. J‟amène donc la voiture au garage, le mécanicien l‟analyse et il la
répare. Il analyse forcément pour être en mesure de réparer le véhicule. De quoi s‟agit-
il ?
Selon le MM,
[R] : Selon le Madhyamika, tout cela est sans analyse. La question est excellente. Dans le
l‟analyse du
mécanicien appartient
monde ordinaire, toute analyse, y compris celle en sept points de Chandrakirti, ne
au non analysé fonctionne que sans analyse. Il vient de le dire. Sa remarque est importante : son
raisonnement fonctionne tant qu‟on n‟analyse pas.
[E] : Dans ce cas, il faudrait dire que toute la science est également sans analyse.
L‟existence réelle doit [E] : Cela semble montrer la différence d‟avec les svatantrikas. Si j‟ai bien compris ce
être réfutée par la voie dernier point, l‟analyse du mécanicien serait une sorte d‟analyse valable, ce que
et la démonstration soutiennent justement les svatantrikas.
valable des choses par [R] : Il faut savoir que l‟existence réelle doit être réfutée par la voie et une démonstration
le raisonnement valable par la raison. L‟existence réelle fait partie de la démonstration valable, laquelle
ne s‟inscrit pas forcément dans l‟existence réelle. Nous l‟avons dit toute à l‟heure, un
L‟existence réelle fait problème peut effectivement être résolu, mais le mécanicien n‟a peut-être pas
partie de la valablement prouvé cela au moyen du raisonnement.
démonstration valable, [E] : Dans le quatrain 160, Chandrakirti explique que grâce aux bienfaits de l‟analyse en sept
mais le contraire n‟est points le yogi réalise que rien n‟existe réellement. Mais quand s‟adonne-t-il à cette
pas forcément vrai analyse ?
[R] : La méditation a lieu au temps de l‟analyse.
[E] : Mais après, est-ce que le yogi accepte la vérité conventionnelle ?
[R] : Il y a une merveilleuse expression qui dit : de la forme jusqu’au stade ultime de
l’omniscience, tout est accepté, uniquement au niveau de la vérité conventionnelle. On
commence par la forme parce que lorsque les bouddhistes parlent des phénomènes, ils
Tous les phénomènes, commencent d‟habitude par les cinq agrégats – la forme, la sensation, et ainsi de suite –.
des agrégats à la nature Puis nous avons d‟innombrables phénomènes, et à la fin des phénomènes nous incluons
de bouddha, ne sont l‟Éveil. Au fond, nous disons que toutes ces idées comme la nature de bouddha, la voie,
acceptés que dans la le bodhisattva de la dixième terre, la compassion, l‟Éveil, la méditation et le reste
vérité conventionnelle appartiennent à la vérité conventionnelle. En effet, si vous analysez, vous ne trouverez
rien de concret. C‟est une chose que nous oublions constamment, surtout si en méditant
nous avons des expériences, comme une vision du Bouddha. Wow ! Ça, ça doit exister,
vraiment, réellement, substantiellement et logiquement. Mais c‟est là où Chandrakirti
dit « non ! »
[E] : Mais si je pouvais utiliser tous les sept points de cette analyse, je les utiliserais sur moi-
même, en tant qu‟individu et ainsi je n‟existerais pas ; j‟atteindrais immédiatement
l‟Éveil. Mais comme j‟existe, je ne peux visiblement pas comprendre tout ce qui est
dans le texte. Est-ce vrai ?
[R] : Je vois où vous voulez en venir. Du fait que nous sommes dans la vérité relative, du fait
que nous sommes condamnés à l‟ignorance, il y a donc cette notion de comprendre ou
ne pas comprendre ce texte madhyamika.
[R] : Je crois que le sens commun et l‟ignorance sont la même chose. Le sens commun est
forcément ignorance. Quand nous avons besoin d‟uriner, nous nous dirigeons vers la
salle de bains et non vers la chambre à coucher – c‟est bien cela qu‟on appelle le sens
commun, faire preuve de bon sens, n‟est-ce pas ? Mais ça, c‟est la vérité relative,
laquelle est une perception ignorante. C‟est pourquoi je dis que ces philosophes indiens
ont énormément de sagesse, mais pas le moindre bon sens.
[E] : Je vais résumer la réfutation de la production à partir d‟autre chose. Sans entrer dans le
détail du plan structural, nous en sommes rendus à la section sur la réfutation des quatre
Définitions des extrêmes de la production au moyen du raisonnement, plus précisément à la partie
prasangikas: « autre »
concernant la réfutation du soi des phénomènes. Les quatre extrêmes sont : la production à
signifie séparé et
simultané ; « exister partir de soi, à partir d‟autre chose, à partir d‟un mélange des deux ou la production sans
vraiment » signifie cause. Nous avons déjà vu la production à partir de soi et maintenant nous étudions la
indépendant et non production à partir d‟autre chose. Cette partie principale recouvre les quatrains 13 à 97 du
fabriqué chapitre 6. Elle est dite principale, car le débat porte sur la vue que nous avons généralement
sur la production des phénomènes. Pour commencer, les prasangikas définissent la relation
d‟altérité comme la relation entre deux choses qui sont en même temps séparées et
simultanées. Il faut également dire que l‟ensemble de la discussion porte sur la production
d‟entités réellement existantes, à partir d‟entités du même type. Souvenez-vous, pour exister
réellement, substantiellement, une chose doit être indépendante et non-fabriquée.
La réfutation comporte trois parties : la réfutation des points de vue absolu et relatif ; les
deux bienfaits de cette double réfutation ; et la vue des cittamatrins, qui acceptent la
production à partir d‟autre chose.
Réfutation du point de
vue absolu en 3 parties (1) Réfutation du point de vue absolu. Ici Chandrakirti utilise trois raisonnements.
a) Si les entités sont absolument différentes, il n‟y a aucune raison qu‟une chose en produise
a) Si les deux entités
une autre, signifiant qu‟il y n‟y aurait pas de loi causale. N‟importe quoi pourrait surgir de
sont « autres », n‟im-
porte quoi pourrait surgir
n‟importe quoi, et de manière imprévisible.
de n‟importe quoi
b) Au regard du temps, deux entités différentes sont soit simultanées soit successives. Si elles
b) Si les deux entités sont simultanées, on ne peut pas prouver que l‟une est l‟effet ou la cause de l‟autre. Et si
sont simultanées, l‟une elles existent à des moments différents, on ne peut pas dire que la première entité est « autre
ne peut être la cause de » que la seconde puisqu‟elles doivent être simultanées pour que la définition tienne.
l‟autre L‟exemple des plateaux de la balance fut introduit ici mais réfuté, puisque les deux bras de la
balance sont simultanés alors que la cause et l‟effet ne peuvent pas être simultanés.
c) La classification en
quatre catégories : la c) On appelle le troisième raisonnement la classification en quatre catégories. La question :
cause a-t-elle ou non
cette cause a-t-elle un résultat, pas de résultat, les deux ou aucun de ces deux ? Si la cause a
un résultat, les deux,
ou aucun des deux ? un résultat, la production est inutile puisque le résultat est déjà présent. Si elle n‟en a pas, on
ne peut pas lui donner le nom de cause puisqu‟elle n‟a rien produit. Si elle a les deux, elle
accumule les deux défauts. Et si elle n‟a aucun des deux, il ne peut pas y avoir de résultat.
Par ces arguments, Chandrakirti réfute la production à partir d‟autre chose sur le plan absolu.
Les deux vérités : nous
acceptons les vues des L‟adversaire objecte alors que Chandrakirti infirme l‟opinion commune, puisque les gens
gens ordinaires, sans pensent d‟ordinaire qu‟une chose produit l‟autre. Pour réfuter cette objection, Chandrakirti
analyse, mais elles ne introduit le principe des deux vérités. En résumé, il accepte la production à partir d‟autre
sont pas valables chose dans le monde ordinaire, mais non comme une cognition juste. En effet, comme la vue
La réfutation du point Ensuite, pour la réfutation concernant la vérité relative, son argument principal est que
de vue relatif : il n‟y a
dans le monde relatif il n‟y a pas de théorie d‟altérité. Les gens ne définissent pas les choses
pas de théorie de
l‟autre,donc dans le comme étant « autres » au sens philosophique du terme. Chandrakirti n‟accepte donc pas la
relatif nous n‟accep- production à partir d‟autre chose dans le relatif, à la différence des svatantrikas, qui
tons pas la production l‟acceptent.
à partir d‟autre chose,
mais les svatantrikas
l‟acceptent (2) Les deux bienfaits de ces réfutations
Les bienfaits : a) la a) Nous serons libérés des extrêmes de l‟éternalisme et du nihilisme : en effet, dans la vérité
pratique de la vacuité relative, au moment du résultat il n‟y a pas le concept d‟une cause qui serait ou ne serait pas
ne détruit pas les là ; ce qui signifie aussi que lorsqu‟on pratique, la vacuité ne détruira pas les phénomènes,
phénomènes, et b) nous puisque dès le départ il n‟y a pas de phénomènes à détruire.
n‟avons pas besoin b) Elles permettent d‟expliquer les effets des actes. Puisqu‟il n‟y a pas de production, il n‟y a
d‟inventer un lien pas de cessation réelle et nous n‟avons pas besoin d‟inventer un lien théorique pour lier un
théorique pour
expliquer le karma
acte à son résultat, alors que d‟autres écoles bouddhistes s‟y voient obligées.
La vue des
cittamatrins : la (3) Réfutation de la vue cittamatra
production à partir Vient en premier une brève description de leur vue : ils acceptent la production réelle à partir
d‟autre chose existe.
L‟esprit/alaya existe
d‟autre chose ; il n‟y a pas d‟objet extérieur dans le sens où tous les objets sont imaginaires
mais les objets ne sont et ne sont que des noms, alors que l‟alaya existe en et par lui-même, libre de toute dualité ; il
que des noms est substantiel et indicible. Cela signifie que la base de la désignation existe
substantiellement alors que les objets sont de simples noms. Objectant que leur vue s‟oppose
aux deux vérités, Chandrakirti utilise quatre exemples pour réfuter l‟existence de l‟esprit
Réfutée par 4 exem-
ples : 1) les rêves, 2) les
seul sans objet : 1) le rêve, 2) une conscience sensorielle défectueuse, dans le cas où un
cheveux devant les individu affligé d‟une maladie des yeux voit des cheveux devant ses yeux là où d‟autres ne
yeux, 3) la méditation voient rien, 3) une expérience méditative fallacieuse, où le pratiquant s‟entraîne à voir les
sur les gens en sque- gens comme des squelettes, 4) une perception visuelle trompeuse, l‟exemple étant les
lettes, 4) la perception différentes perceptions de l‟eau chez les différents types d‟êtres. Tout au long de son
de l‟eau est différente argumentation, Chandrakirti cherche à démontrer qu‟il est déraisonnable de dire qu‟un esprit
dans les six mondes qui existe vraiment crée des objets dénués d‟existence substantielle.
Réfutation de l‟alaya : Il réfute ensuite l‟existence substantielle de l’alaya. Selon les cittamatrins, il y a un alaya pur
si personne ne perçoit et un alaya impur. Chandrakirti demande : « Qui peut percevoir l‟alaya pur, lequel est au-
l‟alaya pur, on ne peut delà de la dualité ? Si on ne peut pas le percevoir, c‟est qu‟il n‟existe pas ». Les cittamatra
pas dire qu‟il existe répliquent que la conscience qu‟a l‟esprit de lui-même suffit à expliquer comment on peut le
connaître. Ils utilisent l‟exemple de la mémoire pour prouver que l‟esprit se connaît, mais
La conscience qui se Chandrakirti considère cela comme un argument circulaire, car la mémoire elle-même
connaît ne peut pas suppose que l‟esprit se connaît, et (l‟existence réelle de) la mémoire n‟est pas logiquement
être prouvée. La prouvée. Par conséquent, comme l‟agent, l‟action et l‟objet ne peuvent pas être une seule et
mémoire ne peut pas la même chose, l‟alaya ne peut voir l‟alaya. En l‟absence de preuves quant à son existence, il
prouver : c‟est un est absurde de dire que l‟alaya existe. C‟est comme affirmer l‟existence du fils d‟une femme
argument circulaire stérile. On pourrait alors affirmer l‟existence de n‟importe quoi.
Pour finir, il réfute leur idée d‟un alaya qui serait une cause substantielle, car cette idée
perturbe l‟opinion des gens ordinaires. Son grand principe est qu‟on ne doit jamais s‟opposer
à la vérité conventionnelle. Ce défaut, les cittamatrins l‟ont parce qu‟ils nient l‟existence des
L‟alaya ne peut pas objets même dans la vérité relative, à l‟inverse des gens ordinaires, et soutiennent l‟existence
être une cause
(absolue) d‟un alaya qui n‟est qu‟une construction théorique. Ils trahissent ainsi les deux
substantielle, car il
s‟oppose à la vérité vérités. Chandrakirti dit que les substantialistes ne font pas correctement la différence entre
conventionnelle les vérités relative et absolue. Ils aboutissent à des vérités absolues qui ne sont qu‟idées et
élaborations mentales. Ce faisant, ils perdent le sens de la vérité relative. Pour finir, ils
perdent la vérité relative et la vérité absolue. Chandrakirti maintient que les deux vérités sont
nécessaires pour avoir une voie et pour atteindre l‟Éveil. Comme les cittamatrins sont
bouddhistes, il explique pourquoi le Bouddha a enseigné la doctrine cittamatra. Il expose
ensuite la différence entre les enseignements de sens provisoire et les enseignements de sens
Le bodhisattva de la Rappelez-vous que nous sommes dans le sixième chapitre, qui traite de la sagesse réalisée
sixième terre comprend par le bodhisattva de la sixième terre. Nous pouvons donc affirmer sans risque d‟erreur que
que tout est produit en la sagesse du bodhisattva de la sixième terre comprend la production interdépendante des
interdépendance
phénomènes : elle réalise que les choses sont produites en dépendance les unes des autres.
Aucune entité dans le monde phénoménal n‟existe de manière indépendante. Pour faciliter
votre compréhension de ce point, sachez que dire qu‟une chose existe de manière
indépendante revient à dire qu‟elle existe réellement. Mais c‟est là ma manière personnelle
de formuler ce point, pour mieux communiquer. Nous devons nous montrer prudents dans
nos formulations, car ces nouveaux modes d‟expression peuvent donner lieu, au bout de
quelques années, à une sorte de nouvelle doctrine, ou école, laquelle pourrait être
extrêmement fallacieuse.
Les derniers quatrains étudiés nous permettent de comprendre que les madhyamika-
prasangikas n‟ont pas de théorie qui affirme quelque existence réelle que ce soit. En disant
Les prasangikas ne cela, ils ne disent pas qu‟ils n‟ont ni voie ni terres ni Éveil. Toutes ces choses sont dûment
disent pas que les acceptées par eux en tant que vérité conventionnelle, en dehors de toute analyse.
choses existent
Vient ensuite une discussion avec les svatantrikas. Nous savons que la position de
substantiellement, mais
ils ont néanmoins une
Bhavaviveka doit beaucoup à l‟influence de la logique bouddhiste (skt : pramana, tib : tshad
voie, fondée sur ma). Au quatrain 171, quand la question se pose de savoir si la réfutation des prasangikas
l‟absence d‟analyse, rencontre ou non la théorie des substantialistes, Bhavaviveka a une approche qui lui est
qui mène à l‟Éveil propre. De son côté, Chandrakirti, souvenez-vous-en, répond que ce problème ne concerne
que ceux qui professent une théorie. Quelqu‟un comme lui, qui ne propose aucune théorie,
n‟a pas à se préoccuper de ce genre de conséquences.
Hier, vous avez été nombreux à vous interroger, avec raison, sur le sens de l‟expression :
non-analysé. Le pendant de cette question serait : que signifie tamcha (dam bca), mot qu‟on
traduit par « proposition » ou « thèse ». Parlons-en. Dans un sens, on peut dire que
Chandrakirti a une proposition dans la mesure où il est obligé de parler de « terres »,
d‟« Éveil », et ainsi de suite. Mais il ne le fait que dans le relatif ; dans l‟absolu, il n‟a pas de
thèse. C‟est un point qu‟il est important de creuser.
La réponse de Bhavaviveka a une tout autre manière de répondre au défi des substantialistes. Selon lui, au
Bhavaviveka aux point où nous sommes rendus, nous parlons de ce qui est produit et de ce qui le produit ;
substantialistes nous ne parlons pas de selja (gsal bya) et de selche (gsal byed) – ce qui est éclairé et ce qui
éclaire. Je me demande parfois si c‟est important de vous donner cette information, mais
comme le commentaire en parle si moi je ne le fais pas je vais me sentir coupable toute la
journée. Je vais donc cracher le morceau. C‟est du tsemé cheuké (tshad ma’i chos skad), de
la terminologie du pramana. Il nous faut une petite base en logique bouddhiste, notamment
en ce qui concerne (la perception) juste (on dit aussi la perception valable ou validée). Tsema
(tshad ma), en sanskrit pramana, ne signifie pas seulement « dialectique », mais surtout
Le Madhyamika est Une autre raison qui me pousse à vous expliquer ces points est que maintenant que vous avez
plus que la liberté des étudié plus de la moitié de ce texte, certains doivent commencer à se dire que l‟étude du
quatre extrêmes et Madhyamika ou du Madhyamakavatara est facile. Vous pourriez penser que cela se limite à
l‟analyse en sept points étudier l‟analyse du chariot en sept points et la manière de se libérer des quatre extrêmes.
du chariot C‟est pourquoi je veux vous donner quelques indications pour vous inciter à lire et à étudier
des textes comme l‟Ouma Gyen de Shantarakshita (skt : Madhyamika Alankara). Cet
Ornement de la Voie Médiane est l‟un des plus grands textes vivants.
À cause de nos puissantes habitudes substantialistes, vous trouverez les œuvres comme le
Madhyamika Alankara très utiles. En effet, ils s‟adressent de manière très claire et très habile
à certains de nos schémas habituels subtils. Comme le disait Tulkou Rinpoché, la lecture du
commentaire qu‟en fit Mipham Rinpoché, grand érudit nyingmapa, vous permettra de
comprendre l‟approche commune au Madhyimika et au Cittamatra. C‟est très important, car
si vous supposez, comme nous l‟avons fait, que le Madhyamika a emporté le débat contre les
cittamatrins sur la production à partir d‟autre chose, attendez d‟avoir lu les textes d‟Asanga
et de Dignaga ! Ces auteurs ne sont pas des cibles faciles. On dit qu‟ils surpassent
Chandrakirti dans l‟art de débattre et que Dharmakírti les surpasse tous ! Aujourd‟hui, la
plupart des quatrains ne présentent pas de difficulté particulière et j‟ai désormais un très bon
assistant en la personne de Khenpo. Hier soir et ce matin je lui ai posé quelques questions
essentielles qui m‟ont permis de réaliser le retard que j‟ai pris en matière de Madhyamika. Je
me vois obligé de parcourir le texte en son entier alors que lui répond sur-le-champ, quelle
que soit la question. Je l‟ai même testé sur les numéros des pages, et il peut me dire
exactement où se situe chaque point. Vous aurez l‟occasion de lui poser des questions dans
les jours qui viennent.
[T16] (c) Les défauts qu’ils attribuent à notre analyse ne font que souligner leurs erreurs
(703), 6:176
6:176 Si nous tenions pour réels le raisonnement qui prouve ce que nous
avançons
Et la nature même de l’objet à comprendre,
Vous pourriez nous appliquer votre argument de contact.
Mais comme ce n’est pas le cas, vous vous fatiguez pour rien.
.
Chandrakirti n‟a pas de
raisonnement réel, la Ce quatrain conclut le débat d‟hier. En substance, Chandrakirti dit à ses adversaires : « Votre
question de savoir si sa défi serait valable si nous, les madhyamikas, avions une thèse nécessitant un raisonnement
réfutation atteint pour la prouver, et si ce raisonnement existait vraiment. Alors nous serions affectés par vos
l‟adversaire est donc paroles et par votre analyse quant au contact entre ma réfutation et votre vue substantialiste.
hors de propos Mais comme je n‟ai rien dont l‟existence soit prouvée, toutes vos tentatives ne servent qu‟à
vous fatiguer. »
6:177 Amener quelqu’un à réaliser que tous les phénomènes sont irréels,
Est facile. Mais nous faire croire qu’ils ont une nature inhérente
N’est pas simple du tout.
Pourquoi emprisonner le monde dans les filets d’une fausse logique ?
Il est facile de comprendre, dit Chandrakirti, que rien – vases, forêts, chariots, soi, agrégats –
n‟existe vraiment. Mais votre approche, qui consiste à dire que certaines choses n‟existent
pas alors que d‟autres existent est bien difficile à comprendre. De plus, je vous montre des
exemples, comme les rêves, les illusions magiques ou les mirages, pour expliquer que les
choses apparaissent mais n‟existent pas vraiment. Vous, de votre côté, n‟avez pas le moindre
exemple, la moindre analogie, pour prouver que certaines choses existent et d‟autres pas. Les
êtres sensibles ont déjà leur soi inné et de l‟attachement pour ce soi, qui leur causent
d‟innombrables difficultés. Et voilà qu‟en plus vous leur infligez un soi imaginaire. Pourquoi
faites-vous cela ? Pourquoi accroître leur souffrance avec votre embrouillamini de logique et
de raisonnements ?
6:178 Une fois bien comprises toutes les réfutations qui précèdent,
Oubliez ces arguments à propos de contact, uniquement destinés
À notre adversaire, et qui ne sont pas de simples confrontations aléatoires.
Ces réfutations ne visaient qu’à aider la compréhension de nos
adversaires.
.
Ces deux types de
raisonnement Deux types de réfutation suffisent pour démentir tout ce qui nécessite réfutation, à savoir
permettent de réfuter toutes les vues possibles et toutes les vues fausses. Le premier s‟appuie sur le raisonnement
toutes les vues fausses servant à montrer que les choses ne sont pas produites par elles-mêmes, par autre chose, par
les deux ou sans cause. Le second utilise l‟analyse du chariot en sept points, où l‟on vérifie si
le soi et les agrégats sont identiques ou différents, si le soi possède ou non les agrégats, et
ainsi de suite. On peut également avoir recours à ces deux types de logique pour réfuter la
question des substantialistes sur le contact entre leur vue et notre réfutation.
La réfutation de
Chandrakirti n‟est pas Par ailleurs, on ne peut pas dire que Chandrakirti et les prasangikas aient pour seul but la
un simple débat, elle destruction des théories des autres. Il existe un autre mot dans le vocabulaire du tsema pour
détruit les vues fausses cette faute propre à certains logiciens qui s‟appliquent exclusivement à réfuter les autres
et crée une voie vues. Chandrakirti se déclare libre de ce défaut car sa réfutation détruit le filet d‟erreurs tissé
par d‟autres théoriciens. La destruction progressive de ce filet d‟illusions constitue une voie.
Chandrakirti crée une voie. Voilà ce que l‟adversaire doit réaliser.
Avec ce quatrain nous arrivons au terme de notre étude de l‟inexistence du soi des
phénomènes et de l‟inexistence du soi individuel. Maintenant nous allons aborder l‟une des
principales subdivisions du plan structural : l‟explication de la vacuité telle qu‟elle doit être
réalisée par le Mahayana.
[T9] (i) Comment (le Bouddha) a donné des explications détaillées en fonction des besoins
(des êtres) 6:179
[T9] (ii) Ce qui doit être réalisé par le Mahayana (706), 6:180
1. Nang tongpa nyi (nang stong pa nyid) : vacuité des phénomènes internes ( = des
facultés des sens),
2. Chi tongpa nyi (phyi stong pa nyid) : vacuité des phénomènes externes (= des objets
des sens),
3. Chi nang tongpa nyi (phyi nang tong pa nyid) : vacuité interne et externe à la fois (=
des organes des sens),
4. Tongpa nyi tongpa nyi (stong pa nyid stong pa nyid) : vacuité de la vacuité (la
vacuité est vide d‟existence en soi),
5. Chenpo tongpa nyi (chen po stong pa nyid) : vacuité de la grandeur (des dix
directions),
6. Teuntam tongpa nyi (don dam stong pa nyid) : vacuité de l‟ultime (ou du nirvana),
7. Du jé tongpa nyi (’dus byas stong pa nyid) : vacuité des phénomènes composés,
8. Duma chepé tongpa nyi (’dus ma byas stong pa nyid) : vacuité des phénomènes
incomposés (comme l‟Éveil),
9. T’a lé dé tongpa nyi (mtha las ’das stong pa nyid) : vacuité de ce qui est au-delà des
extrêmes (du néant et de la permanence),
10. T’ogma tang tama mepa tongpa nyi (thog ma dang tha ma med pa stong pa nyid ) :
vacuité de ce qui n‟a ni commencement ni fin (= le samsara),
11. Dorwa pa mepa tongpa nyi (dor ba med pa tong pa nyid) : vacuité de ce qui ne doit
pas être rejeté (comme le Mahayana ),
12. Rangshin tongpa nyi (rang bzhin stong pa nyid) : vacuité de nature des
phénomènes, ou vacuité inhérente,
13. Cheu tamché tongpa nyi (chos thams cad stong pa nyid) : vacuité de tous les
phénomènes,
Ne vous inquiétez pas, les quatrains suivants vont expliquer ces différents aspects de la
vacuité.
Il faut comprendre le sens du mot « interne » dans le quatrain 182. Remarquez également
que dans le quatrain 181 nous ne disons pas que l‟œil est vide d‟oreille ; nous disons que
l‟œil est vide de lui-même. Dans ce cadre, « interne » se réfère aux phénomènes internes à
notre être. Nous avons un peu de mal à traduire le mot tibétain tersuk (ther zug), car cette
chose est de deux sortes. Pour Rendawa, c‟est quelque chose d‟immobile, qui n‟est pas lié
par le temps ou par une limite. Selon Gorampa, c‟est une chose composée à laquelle on
attribue pourtant une réalité. Bien sûr, nous ne disons pas que Chandrakirti accepte cela. Il
dit juste que le nez, l‟oreille, l‟œil, etc., ne sont pas permanents.
Ces vers expliquent la vacuité des phénomènes externes, c‟est à dire des choses qui ne sont
pas forcément vous.
Cette vacuité est celle des yeux, du nez, des oreilles, de la forme de quelqu‟un d‟autre. En
effet, il s‟agit de la vacuité interne de celui qui possède l‟œil mais de la vacuité externe du
point de vue d‟un autre individu. Je crois que même les auditeurs et les bouddhas-par-soi
réalisent ces trois types de vacuité.
Nous sommes nombreux à savoir que nous faisons cette erreur non seulement quand nous
Nous pensons peut- étudions mais aussi quand nous méditons. Jamais nous ne pensons que la vacuité est vacuité.
être que tout est Nous pensons que tout le reste est vacuité et nous nous arrêtons là. Nous ne pensons pas que
vacuité, mais il nous la vacuité est vacuité. Ici dans le quatrain 185, puisque rien n‟a de réalité, d‟existence
faut également réaliser inhérente, le sage dira que cela est vacuité. Mais cette vacuité elle-même est également
la vacuité de la vacuité vacuité. Dans le quatrain 186, il est clairement expliqué que du fait qu‟il est encore possible
de s‟attacher à cette idée « vacuité », et pour nous aider à nous libérer de cet attachement, le
Bouddha a enseigné la vacuité de la vacuité.
Quand nous parlons de grandeur ici, on se réfère aux directions de l‟espace qui sont
omniprésentes puisqu‟elles embrassent non seulement le contenant – l‟univers – mais aussi
les êtres qu‟il contient. Il n‟y a pas de fin ; il n‟y a pas d‟occident réel, d‟orient absolu. Pour
réfuter ce concept d‟immensité, cet attachement à la grandeur des directions, le Bouddha a
enseigné la vacuité de la grandeur.
Même le nirvana est Les trois yanas ou voies ont pour but suprême le nirvana, et chaque yana a son nirvana. Par
vacuité exemple, pour les auditeurs et les bouddhas-par-soi le nirvana, c‟est rester dans un état
entièrement libre de souffrance et de causes de souffrance. Pour un bodhisattva du
Mahayana, c‟est rester au-delà du samsara et du nirvana. Quoi qu‟il en soit, le nirvana lui-
même est vacuité. L‟expression à souligner ici est teuntampa (don dam pa), où teun signifie
Cela peut nous aider à le but, et dampa, sacré ou suprême. Dans ce contexte, cela désigne le nirvana ultime. C‟est
diminuer notre attente encore une chose que nous ne comprenons pas, il nous faut donc l‟entendre. Beaucoup
à l‟égard de la voie, et
pensent effectivement que le nirvana est une chose qui existe en et par elle-même, c‟est
aussi nos sentiments de
déception et de pourquoi ils rejoignent les centres de Dharma. Ce conseil est également pragmatique, parce
culpabilité les pratiquants que nous sommes avons un puissant attachement au nirvana en tant qu‟entité.
Et croire que c‟est une entité fait naturellement naître des attentes. Nous sommes pétris
d‟attentes ; ce qui explique pourquoi les pratiquants sont si souvent confrontés à des
sentiments de déception et de culpabilité. Chandrakirti dit que le Bouddha a enseigné la
vacuité du nirvana pour éliminer ce genre d‟attachement.
Le samsara, qui est Les Écritures auxquelles on se réfère ici ne sont pas la Prajñaparamita mais le
comme un rêve, sans Mulamadhyamaka-karika. Le Madhyamakavatara ne nous fait pas entrer dans la
commencement ni fin, Prajñaparamita. Le quatrain est facile à comprendre. Le sujet ici n‟est pas la vacuité du
est vide aussi samsara. Bien sur, nous disons cela de manière générale. L‟auteur souligne ici le fait que le
samsara n‟a ni commencement ni fin ; il est comme un rêve, sans réelle émergence et sans
véritable disparition. Voilà la vacuité de ce qui n‟a ni commencement ni fin. Nous avons
donc non seulement la vacuité du samsara mais la vacuité de ce qui n‟a ni début ni fin. Ceci
est expliqué dans le commentaire, le Mulamadhyamaka-karika.
[E] : On dit que les bodhisattvas comprennent la vacuité dès la première terre. Pourquoi est-
La connaissance elle expliquée au chapitre VI, et non pas au chapitre I ?
transcendante est [R] : Les dix terres sont associées aux dix vertus transcendantes en fonction de l‟importance
décrite sur la sixième de ces vertus dans la post méditation. Sur la sixième terre, la connaissance
terre parce qu‟elle est transcendante est la vertu prépondérante pendant la post méditation, c‟est pourquoi elle
ici la principale qualité
est expliquée à ce moment-là. Même si dans sa méditation le bodhisattva de la première
de la post méditation
terre possède déjà shérab (shes rab), la connaissance transcendante, dans la post
méditation il pratique essentiellement la générosité.
[E] : Je pense qu‟en Occident, notre vérité conventionnelle n‟inclut pas la croyance en la
réincarnation. Faut-il donc comprendre le Madhyamika dans un sens différent, du fait
de cette différence ?
La vérité [R] : C‟est une très bonne question. D‟après le Khenpo, il faut distinguer les deux aspects de
conventionnelle a deux la vérité superficielle ou conventionnelle. L‟un est lhenkye (lhan skyes), l‟aspect
aspects: l‟inné et spontané, inné, et l‟autre est l‟aspect imaginaire, la simple désignation. L‟aspect
l‟imaginaire imaginaire peut varier considérablement selon les cultures : les scientifiques
d‟aujourd‟hui, par exemple, peuvent avoir des opinions sur la réalité conventionnelle
L‟aspect imaginaire
peut varier d‟une
qui sont complètement différentes de la pensée scientifique du temps de Chandrakirti.
culture à l‟autre, En revanche, l‟aspect spontané reste le même quels que soient la culture et le pays
comme l‟occident qui auxquels nous appartenons. En Occident, notre vue imaginaire du soi ne comprend pas
ne croît pas à la la réincarnation, parce que dans notre enfance nos parents et nos professeurs nous ont
réincarnation, mais enseigné qu‟il n‟y avait ni passé ni futur. Le concept occidental selon lequel il n‟y a ni
l‟inné est partout pareil vies passées ni vies futures n‟est pas inné mais imaginé.
[E] : Mais comment peut-on établir une vérité relative correcte sans y inclure la
réincarnation ?
[Khenpo] : Essayez d‟abord de comprendre la logique du karma, ensuite de comprendre le
principe des vies passées et futures, et pour finir vous deviendrez apte à comprendre le
Madhyamika.
[E] : C‟est de nouveau la question de l‟œuf et de la poule : qu‟est-ce qui vient en premier, la
corde ou le serpent ? Est-ce qu‟on se trouvait près de la corde avant de voir le serpent
ou est-ce qu‟on a commencé par voir le serpent avant d‟être près de la corde ? C‟est là
le point crucial.
[R] : Tout dépend du sujet : le serpent et la corde sont tous deux des objets qui dépendent
d‟un sujet pour être perçu soit en tant que corde, soit en tant que serpent.
[E] : Dans un sens, je comprends comment la vue des cittamatrins de l‟esprit seulement peut
servir de support aux histoires miraculeuses des mahasiddhas. Si, adoptant la vue
madhyamika, on démontre que l‟esprit n‟existe pas, les miracles des mahasiddhas
deviennent impossibles.
[R] : Ça c‟est une vue nihiliste. Au niveau de la vérité conventionnelle, l‟esprit existe, même
aux yeux des madhyamikas. On peut donc pratiquer. Mais si vous comprenez mal la vue
madhyamika, vous risquez de tomber dans une vue nihiliste qui croit que le
Madhyamika nie absolument l‟esprit.
La vérité absolue ne
[E] : La vérité absolue est l‟un des deux concepts dont Chandrakirti se sert avec la vérité
peut qu‟être réalisée, relative. Si la vacuité est vide d‟elle-même, qu‟est-ce que la vacuité, si ce n‟est pas une
on ne peut en parler ; entité dont on puisse parler ?
les enseignements sur [R] : Il y a dans la vérité absolue deux aspects, l‟un enseigné par le Bouddha, l‟autre que l‟on
la vacuité sont des réalise. Ce qui est enseigné doit être réalisé. On ne peut parler de la réalisation, on doit
concepts qui servent à la réaliser. Ce qui est enseigné est conceptuel et sert à communiquer. Mais la vraie
communiquer vérité absolue dont ont parle est à réaliser ; on ne peut en parler.
Les seize vacuités sont [Khenpo] : Tout ce qui a été expliqué sur l‟irréalité du soi individuel et des phénomènes,
spécifiques au jusqu‟aux seize formes de vacuité, est communément compris par les êtres réalisés des
Mahayana trois véhicules. Mais les seize vacuités sont spécifiques aux êtres réalisés du Mahayana.
Ce qu‟on appelle « vacuité » est plus ou moins la même chose, mais il y a deux
distinctions à faire.
Premièrement, le sens du mot vacuité est le même, mais ne s‟applique pas exactement à
Le véhicule des la même chose. Les sujets de ces seize vacuités sont spécifiques au Mahayana.
auditeurs ne réfute que Deuxièmement, il y a une différence dans la manière dont les choses sont vides. Dans le
le premier extrême, Mahayana, on explique que les choses sont vides en ce sens qu‟elles sont dénuées de la
l‟existence, tandis que prolifération conceptuelle relative aux quatre extrêmes – existence, non-existence, les
le Mahayana réfute les deux et ni l‟une ni l‟autre. Cette approche spécifique au Mahayana ne se trouve pas dans
quatre extrêmes le véhicule des auditeurs, lequel ne réfute que l‟existence.
Mais la philosophie du [Rinpoché] : Khenpo parle ici du contenu de la réalisation des êtres réalisés des trois
véhicule des auditeurs véhicules. Mais si l‟on considère les choses d‟un point de vue philosophique – du point
n‟est pas une de vue des écoles ou des principes philosophiques – alors elles se présentent
explication complète différemment. Les systèmes philosophiques et les principes associés au véhicule des
de l‟inexistence du soi auditeurs tels que les systèmes vaibhashika et sautrantikas ne donnent pas une
explication complète de l‟inexistence du soi, parce que ces systèmes eux-mêmes
impliquent une certaine forme d‟attachement au soi.
Sachez donc que chacune des quatre écoles philosophiques a sa propre manière de
comprendre les trois véhicules et de décrire les réalisations auxquelles ils mènent, ainsi
que tout ce qui les concerne. Ici, nous adoptons le point de vue du Madhyamika, et nous
expliquons les trois véhicules de ce point de vue. Ce n‟est donc pas le point de vue du
système philosophique mais le point de vue de la réalisation.
[E] : Mais dans ce cas, d‟après le quatrain 79, un arhat qui a seulement une compréhension
partielle de l‟irréalité du soi individuel ne peut pas atteindre la libération.
[Khenpo] : Il n‟a pas été dit que les auditeurs et les bouddhas-par-soi ne réalisent pas
l‟inexistence du soi individuel. Ils la réalisent totalement. Leur réalisation est complète
et suffit pour qu‟ils atteignent le degré de libération qui correspond à leur véhicule.
Mais ils n‟ont pas la pleine compréhension de l‟inexistence du soi des phénomènes.
[E] : Nous avons vu ce matin seize réfutations particulières – seize types de vacuité – qui
servent à réfuter seize objets d‟attachement différents. Ceci semble indiquer que l‟objet
de l‟attachement peut se déplacer ; c‟est-à-dire que l‟adepte du véhicule des auditeurs
réalise un seul type de vacuité alors que le pratiquant du Mahayana arrive et découvre
qu‟il y a de nombreuses autres sortes de vacuité. Trouve-t-on dans la littérature du
Mahayana ou dans l‟œuvre de Nagarjuna une description de la manière dont
l‟attachement peut à partir de l‟ego se déplacer d‟un objet à un autre ?
Les 16 types de vacuité servent à réfuter différents types de suppositions qu‟on trouve
dans les différentes écoles
Autre point : on peut se demander si ces seize vacuités pourraient correspondre à seize
réfutations successives dans un ordre donné, comme si l‟attachement se déplaçait d‟un
objet d‟attachement à un autre. Mais ce n‟est pas le cas. En fait, ces 16 vacuités servent
à nier certaines suppositions, idées ou formes d‟attachement présentes dans les
différentes écoles ou systèmes philosophiques. Par exemple, les deux premières
vacuités visent surtout les auditeurs. Cependant, la vacuité de l‟incomposé vise ceux qui
se complaisent dans pareille croyance du fait de leur propre système philosophique.
Mais c‟est très particulier à certains systèmes philosophiques, et non à tout le monde.
C‟est comme seize aspects de la vacuité qui répondent à seize croyances différentes que
différents individus peuvent entretenir.
[E] : Dans l‟histoire de Maitriyogin (byam pai rnal ’byor), quelqu‟un jette une pierre à un
chien et le maître ressent la blessure du chien. Que se passe-t-il exactement ?
[Khenpo] : C‟est particulier aux yogis réalisés ; c‟est quelque chose qui nous dépasse et
qu‟on ne peut pas vraiment comprendre.
[E] : Dans son texte, Chandrakirti explique que les svatantrikas prennent les cinq agrégats
La plupart des comme base de désignation du soi. Quelle serait l‟explication des svatantrikas, de leur
commentateurs, y com- propre point de vue ?
pris les prasangikas,
considèrent que les 5
[Khenpo] : Il faut d‟abord éclaircir un point : il s‟agit d‟une interprétation particulière à
agrégats sont la base de
l‟attachement au soi. Rongteun (rong ston) et à Gorampa quand on dit que les cinq agrégats ne sont pas la base de
Seuls Rongteun et Go- l‟attachement au soi. Ce n‟est pas la doctrine communément admise. La plupart des
rampa disent autrement commentateurs, qu‟ils soient svatantrikas ou prasangikas, considèrent que les cinq agrégats
sont la base de l‟attachement au soi individuel. Seuls Gorampa et Rongteun considèrent que
la base de l‟attachement au soi individuel est l‟individu.
Les substantialistes
disent que les agrégats [Rinpoché] : Khenpo dit que tous les autres commentateurs admettent les cinq agrégats
sont réels dans l‟ab- comme la base de l‟attachement au soi individuel. Mais des différences apparaissent
solu; les svatantrikas ensuite dans la manière, conventionnelle ou ultime selon les écoles, de concevoir la
disent qu‟ils sont réels réalité de ces agrégats. Si j‟ai bien compris son explication, pour les prasangikas les
dans la vérité conven- agrégats ne sont pas réels, même au niveau conventionnel. Ceci dit, il n‟est pas
tionnelle* ; et les pra- nécessaire que leur existence réelle soit prouvée, même conventionnellement, pour
sangikas disent qu‟ils
qu‟on puisse les considérer comme la base de l‟attachement au soi individuel.
ne sont pas réels du
tout, même au plan Les svatantrikas, pour leur part, leur attribuent une existence réelle au niveau
conventionnel [*voir conventionnel, mais non au niveau absolu. Vient ensuite un débat pour savoir si les
question ci-dessous] auditeurs voient les agrégats comme réels, y compris au niveau ultime. Selon
l‟interprétation svatantrika des doctrines du Hinayana, la désignation « soi » est
Chandrakirti et les prasangikas n‟acceptent pas ce point de vue qui, d‟après eux,
Trois conséquences entraînerait trois conséquences inacceptables.
indéfendables si l‟on a) Si les auditeurs considéraient les cinq agrégats comme réellement existants, ils
accepte que les 5 ne pourraient comprendre l‟irréalité du soi individuel.
agrégats existent b) Il s‟ensuivrait qu‟ils ne pourraient pas se libérer des ténèbres des émotions
vraiment en tant que
négatives, et par conséquent ne pourraient pas atteindre la libération.
base de la désignation
c) Exactement comme les non-bouddhistes, ils ne pourraient pas se libérer des
afflictions qui les enchaînent aux trois mondes. Ce qui signifie qu‟ils ne pourraient pas
sortir du samsara.
[E] : Puis-je vérifier quelque chose ? Khenpo semble dire que Chandrakirti et les prasangikas
stipulent que pour sortir du samsara il faut réaliser la vacuité des phénomènes. Un arhat
doit donc avoir réalisé la vacuité des phénomènes. Voilà la vue prasangika, la vue de
Chandrakirti. Mais les svatantrikas disent que les phénomènes sont réels dans le relatif.
Cela voudrait-il dire que les svatantrikas croient que les arhats peuvent sortir du
samsara sans réaliser la vacuité des phénomènes ? Est-ce là la différence ? Que les
prasangikas disent qu‟ils doivent réaliser la vacuité des phénomènes pour atteindre la
libération, tandis que les svatantrikas disent qu‟ils peuvent atteindre la libération sans la
réaliser ?
À la différence des [R] : C‟est l‟un des points qui distinguent les svatantrikas des prasangikas. Pour les
prasangikas, les prasangikas, on ne peut pas se libérer du samsara sans réaliser la non-existence du soi
svatantrikas disent des phénomènes. C‟est pourquoi ils sont obligés de dire que les auditeurs doivent
qu‟on peut se libérer également avoir une certaine réalisation de la non-existence du soi des phénomènes.
du samsara sans Mais les svatantrikas ne suivent pas cette doctrine. Pour eux, on peut se libérer du
réaliser l‟inexistence samsara sans réaliser la non-existence du soi des phénomènes. C‟est un sujet de
du soi des phénomènes discussion entre les deux branches du Madhyamika.
Par ailleurs, j‟avais posé ma question de manière maladroite et le Khenpo m‟a corrigé.
Quand je l‟ai interrogé, j‟ai supposé que les svatantrikas admettaient une existence
réelle des phénomènes au niveau conventionnel. Il dit, pour sa part, que les svatantrikas
ne voient pas les phénomènes comme réels même conventionnellement, mais comme
dotés d’une nature inhérente. Il serait peut-être intéressant de l‟interroger plus avant sur
Les svatantrikas les distinctions qu‟il fait ici.
acceptent, au niveau
conventionnel
Même conventionnellement les svatantrikas ne disent pas que les choses sont réelles,
seulement, que les mais ils admettent qu‟au niveau conventionnel elles sont rangtsen kyi droup pa (rang
phénomènes sont mtshan kyis grub pa), elles existent par leurs caractéristiques propres. Ce qui veut dire
« établis au moyen de qu‟elles ont une sorte d‟efficacité. Par exemple, une lampe éclaire, le feu brûle, etc. Les
leurs caractéristiques choses produisent un effet au niveau conventionnel. Mais exister par ses propres
propres » ; ils caractéristiques, ce n‟est pas la même chose qu‟exister vraiment.
n‟existent pas vraiment
[E] : Quand différents êtres voient une même chose différemment en raison de leurs propres
facteurs de composition, comment s‟accordent-ils pour dire qu‟il y a quelque chose à
percevoir ? Ils semblent reconnaître d‟un commun accord la présence d‟une base
commune avant qu‟elle ne soit nommée ou perçue.
Quand les différents [R] : Si l‟objet existait réellement, en et par lui-même, il y aurait alors une base commune
êtres perçoivent les pour les divers noms attribués par les êtres. Mais ici une autre explication est donnée. Il
choses différemment, est dit que dans nos facultés cognitives il y a un aspect spontané et un aspect imaginaire,
c‟est uniquement à disons l‟inné et l‟imaginé. Si l‟on considère l‟inné, il peut être commun à tous les
cause de leur karma.
Du côté de l‟objet, il
membres d‟un groupe d‟êtres, comme les humains, du fait des traces karmiques qu‟ils
n‟y a rien ont en commun depuis de nombreuses vies passées. Ils ont donc plus ou moins les
mêmes perceptions. C‟est ainsi qu‟un certain objet apparaît comme un bol d‟eau aux
yeux des êtres humains, alors que pour des prétas il apparaît comme du pus.
Le Khenpo dit que c‟est une question importante, qui a suscité de nombreux débats. Par
exemple, Je Rinpoché Tsong Khapa a une doctrine très spéciale sur ce point. Quoi qu‟il
en soit, nous ne devons pas croire qu‟il y a une base réellement existante qui serait
commune à toutes les perceptions : c‟est juste que tous les membres d‟un certain groupe
d‟êtres peuvent partager du karma commun et percevoir plus ou moins la même chose.
Ensuite, il se peut que sur cette base ils procèdent à des déductions similaires. Tous les
La seule chose [E] : Dire qu‟il n‟y a rien ne répond pas à ma question. Pourquoi les prétas et les humains,
commune aux qui ne partagent pas la même perception karmique, s‟accordent-ils à dire qu‟il y a là
différents mondes quelque chose à percevoir ?
d‟existence est un lieu, [R] : On pourrait se demander s‟il existe quelque phénomène indéterminé doté d‟existence
un simple point dans
extérieure et qui serait là comme une base complètement ouverte à la désignation. Le
l‟espace
Khenpo dit que ce n‟est pas le cas. La seule chose commune est un point dans l‟espace.
Il y a un lieu commun, mais en dehors de cela il n‟y a rien là dehors. Il n‟y a rien qui
pourrait constituer une base commune à partir de laquelle on pourrait désigner les
choses. Il n‟y a rien au-delà de ce que le karma particulier ou commun des êtres fait
apparaître à leurs yeux en ce point.
[E] : La question demeure. Si nous disons qu‟il n‟y a pas d‟objet commun, mais seulement
un point commun dans l‟espace, nous ne faisons que changer les termes. Comment
expliquez-vous cet espace commun ?
Mais pour les êtres qui [R] : Pour simplifier à l‟extrême, il y a un objet intentionnel plus ou moins partagé, un point
n‟ont pas de karma de focalisation commun à tous les êtres qui ont un certain karma partagé. Mais s‟ils
partagé, il n‟y a ni n‟ont pas du tout de karma commun, alors il n‟y a même pas de point de mire de la
point commun ni objet pensée. Khenpo dit que ceci relève seulement de la réalité superficielle non-analysée
intentionnel telle qu‟elle apparaît aux facultés de cognition spontanées, et non aux facultés de
cognition conceptuelles. Pour l‟esprit inné, du point de vue des facultés cognitives
innées, il semble qu‟il y ait un point de mire spatial, mais c‟est le fait d‟une vue non-
critique.
[E] : Cela signifie-t-il qu‟il y a un karma spécifique à chaque monde d‟existence, qui fait que
les prétas voient du pus là où les humains voient de l‟eau, et ainsi de suite ? Est-ce que
Khenpo est en train de dire que dans tous les six mondes il y a un karma commun qui
permet aux êtres de voir les objets ?
[R] : Il parait difficile de dire qu‟il puisse y avoir un karma qui serait commun à tous les
êtres sans exception dans le samsara. D‟un point de vue très abstrait, on pourrait dire
qu‟ils partagent tous la perception selon laquelle ils croient en quelque sorte que tous les
phénomènes sont réels, ou alors qu‟ils perçoivent des choses apparemment réelles. Mais
ce n‟est pas une raison pour dire qu‟ils partagent une base karmique commune en ce qui
concerne la perception d‟un objet particulier.
[E] : Pourriez-vous nous dire le nom de Khenpo et de son monastère ?
[R] : Il s‟appelle Khenpo Jamyang Ösel, et il est né dans le Kham, au Tibet. Il a fait ses
études à l‟Institut Dzongsar, où il enseigne actuellement.
L‟examen des quatrains sera rapide et je profiterai du temps ainsi gagné pour vous laisser
poser des questions. Ensuite, s‟il reste du temps, nous pourrons continuer notre discussion
sur l‟existence des vies futures. S‟il n‟y a pas de vie future, que fait-on ici ? Nous passons à
côté de beaucoup de bons moments ! Je dois vous avouer que le Madhyamika ne contient pas
beaucoup d‟information sur le karma, la réincarnation, etc., mais je vois que pour certains ici
c‟est une question importante. Vous pourrez donc poser vos questions à Khenpo ou à moi-
même. Plus tard, nous pourrons discuter de tsulsoum – des trois manières d‟établir une
cognition logique ou valable.
Il y a dix-huit constituants ou éléments, dhatu en Sanskrit. Quels sont-ils ? Les six éléments
Les 18 constituants ou internes des sens ; les six éléments extérieurs qui sont leurs objets (la forme pour l‟œil et
éléments (dhatus) ainsi de suite) ; et les six éléments résultants. Par exemple, quand le contact se produit entre
l‟œil et la forme, naît alors la conscience qui pense ceci est une forme. Cela fait dix-huit
dhatus. Ensuite de ces six formes de contact – entre l‟œil et la forme, et ainsi de suite –
naissent six sensations différentes.
Je pense que ces différentes catégories viennent du désir des philosophes indiens de diviser
la grande catégorie des phénomènes en catégories plus spécifiques. Par exemple, d‟ordinaire
Ici nous avons deux types de phénomènes : chepé zouksou roungwa (dpyad pas gzugs su
Les caractéristiques rung ba) ce qui a une forme parce qu‟on peut l‟analyser, et rekpé zouksou roungwa (reg pas
de chacun des cinq gzugs su rung ba) ce qui a une forme parce qu‟on peut le toucher. Ces catégories sont à peine
agrégats mentionnées ici, mais ce qu‟il faut savoir, c‟est qu‟elles sont vides. Si les constituants, les
éléments et les ayatanas vous intéressent, il vous faut étudier le Ngeunpa (dngon pa) (skt :
Abhidharama Kosha ; frçs : Le Trésor de l’Abhidharma), où ils sont expliqués en détail.
Quand on parle des sensations, on sait qu‟elles peuvent être agréables, désagréables ou
neutres.
Une « perception », c‟est typiquement le fait d‟associer un nom et une entité, quand par
exemple vous pensez que le nom « vase » et l‟objet fait de glaise sont une seule et même
entité. Les « facteurs de composition » ou « facteurs karmiques » sont l‟engagement dans
l‟action. La « conscience » est ce qui connaît l‟objet.
La caractéristique des Les deux premières lignes parlent des caractéristiques des agrégats et des constituants en tant
agrégats est la que groupe. La caractéristique des agrégats est la souffrance. Encore une fois, c‟est une
souffrance description raccourcie, qu‟on ne pourrait pas utiliser lors d‟un débat par exemple. Comme je
viens de le dire, vous trouverez de plus amples renseignements en parcourant le Trésor de
l’Abhidharma.
La caractéristique des
constituants est d‟être La caractéristique des constituants est qu‟ils ressemblent à un serpent. C‟est très court. Dans
comme un serpent
les soutras, quand le Bouddha explique les constituants, il les compare à un serpent parce
venimeux
qu‟ils nous enserrent et nous étouffent dans le samsara. Leur venin trouble et corrompt la
croissance de la sagesse, pour ainsi dire. Ces constituants peuvent empoisonner la racine du
nirvana.
Ces quatrains sont faciles à comprendre. Le don est la générosité. Le propre de la discipline
Les caractéristiques est de vous protéger des transgressions et vous libère de l‟angoisse et des regrets. L‟absence
des six vertus de colère est la patience. L‟absence d‟actes non-vertueux est la diligence. Ne pas se laisser
transcendantes
aller à la distraction et se concentrer intérieurement est la méditation. La sagesse est le non-
attachement. Voilà en bref les caractéristiques des six vertus transcendantes.
Dans la traduction sans doute n‟a-t-on pas besoin de dire « quatre » puisque le tibétain ne le
dit pas, mais en vérité il y a quatre samadhis, quatre pensées incommensurables et quatre
types de méditation sans forme. Le Bouddha a enseigné que tous ces états sont « libres de
perturbations » parce qu‟on n‟y connaît plus, entre autres, l‟agitation ou la passion grossière.
Les 37 auxiliaires de Les soutras du Mahayana mentionnent « trente-sept auxiliaires de l‟Éveil », qualités
l‟Éveil développées par les bodhisattvas. Ce sont : les quatre fixations de l‟attention, les quatre
membres miraculeux, les quatre abandons parfaits, les cinq facultés, le noble sentier à huit
branches, les cinq forces et les sept facteurs de l‟Éveil. On étudiera certains d‟entre eux dans
le onzième chapitre, ne vous inquiétez pas. Quoi qu‟il en soit, ces trente-sept auxiliaires des
bodhisattvas vous aident à vous libérer du samsara.
Viennent ensuite les « trois portes de la libération », auxquelles le Vajrayana attache une
Les trois portes de la grande importance. Les deux dernières lignes du quatrain 208 parlent de la première porte,
libération
(le fait que les choses soient) vides de nature. Les autres font l‟objet du quatrain 209. La
seconde porte est le fait que les causes sont dénuées de caractéristiques, la troisième est
l‟absence de souhaits quant au résultat. L‟interprétation que fait Trungpa Rinpoché de cette
dernière est le voyage sans but, la cible qu‟on ne peut désirer.
Nous arrivons maintenant aux dix pouvoirs. En vérité cela signifie que le Bouddha, dès
l‟instant où il arrive à une certaine conclusion par rapport aux phénomènes, obtient dix
pouvoirs exclusifs. Ce vocabulaire est si faible ! Mais nous n‟avons pas le choix. La
Les quatre grands caractéristique des dix pouvoirs est qu‟ils donnent le pouvoir de conclure. C‟est ce qui
sceaux sont le coeur manque aux scientifiques. Voilà pourquoi ils en sont encore à se demander ce qu‟est l‟esprit.
de l‟enseignement du Tandis que le Bouddha a dit : « c‟est ceci. » Ni plus ni moins. C‟est ce genre de pouvoir.
Bouddha et on ne Tous les autres, qu‟ils soient philosophes ou scientifiques, pensent : « c‟est peut-être ceci. »
pourra jamais les Mais deux mille ans plus tard, ils penseront quelque chose d‟autre. Ce point est important,
changer notez-le. C‟est pour cette raison qu‟on ne pourra jamais changer les quatre grands sceaux du
Bouddha (voir aussi p. 42, 119, 195) :
Il en a toujours été ainsi avant le Bouddha et il en sera ainsi après le Bouddha. Mieux vaut
savoir ces choses, car il y a trop d‟auteurs et d‟enseignants bouddhistes qui percent ces
temps-ci, moi par exemple. Les gens comme moi sont très attirés par le pouvoir, la célébrité,
le statut social et ce genre de choses. Et donc si les lois du marché exigent que le
bouddhisme se fonde sur certaines techniques comme le massage de l‟épaule droite, que sais-
je, et bien il pourrait m‟arriver de contourner ces quatre sceaux. Me comprenez-vous ? Cela
arrive très souvent. J‟ai entendu dire que certains se mettent à écrire des livres sur un
bouddhisme moderne qui ne se soucie plus de la réincarnation. Mais ces choses-là n‟existent
pas. Il y a ce que le Bouddha a enseigné et rien de plus. Les commentaires peuvent changer,
mais les paroles du Bouddha ne pourront jamais être altérées, jamais. Il est possible que dans
les autres religions les choses changent tout le temps. Vous pouvez aller au Nicaragua et
trouver que les Nicaraguayens veulent quelque chose de différent. Toutes ces choses existent
en tant que moyens habiles. Mais la sagesse authentique ne pourra jamais être changée. De
plus, le pouvoir d‟une telle décision doit venir d‟en haut... Hmmm. Je me sens d‟humeur un
peu critique aujourd‟hui !
Viennent ensuite les quatre intrépidités. Leur caractéristique est de rendre le Bouddha très
Les quatre intrépidités
stable. C‟est là une qualité exclusive du Bouddha. Je crois que pour le roi Ashoka cette
stabilité était la plus extraordinaire des qualités du Bouddha. Encore aujourd‟hui le
gouvernement indien prend pour emblème le lion à quatre têtes, mais je suis sûr que les
Indiens de tendance hindouiste ou musulmane n‟y comprennent rien et ne savent même pas
que c‟est un symbole bouddhiste. Le Bouddha fait quatre déclarations, deux qui le
concernent lui et deux qui concernent les êtres. En ce qui le concerne, il proclame
puissamment sa purification et sa réalisation, lesquelles lui offrent deux sortes d‟intrépidité :
1) il a purifié en lui tout ce qui a besoin d‟être purifié, il ne reste rien à purifier et donc
aucune peur ; 2) il a réalisé tout ce qui était à réaliser, ce qui lui offre la seconde intrépidité.
(En ce qui concerne les êtres), 3) il sait quelle voie doit être enseignée à chaque être. Enfin,
Ces qualités exclusives sont celles que les auditeurs, les bouddhas-par-soi et les bodhisattvas
ne partagent pas avec le Bouddha. Par exemple, Shariputra était un arhat, il avait détruit
l‟ennemi, c‟est-à-dire l‟ego et tout ce qui s‟ensuit. Pour autant, il n‟a pas su voir qu‟un
certain disciple désireux de prendre les vœux avait le mérite minimum requis pour cet acte.
Les dix-huit qualités Parmi ces dix-huit qualités, six ont trait au corps, six à l‟esprit, trois à la sagesse et trois à
exclusives au Bouddha l‟activité. Par exemple, quand le Bouddha aide les êtres, il n‟a pas besoin de motivation. De
même, il ne voit pas l‟objet – l‟être sensible et sa souffrance, car en lui il n‟y a aucune
dualité ; pour lui il n‟y a ni sujet ni objet.
La seule vraie Le quatrain 214 nous apprend que selon le bouddhisme, et surtout le Madhyamika, la seule
cognition directe est cognition directe est la cognition du Bouddha. À cela, de nombreuses raisons. Par exemple,
celle du Bouddha le Bouddha ne connaît pas la cognition déductive et donc, de son point de vue, quand il
connaît, il n‟y a pas de concept de cognition directe, car ce concept existe seulement en
dépendance de la cognition inférentielle. C‟est pourquoi la petite cognition directe des
auditeurs, des bouddhas-par-soi ou même des bodhisattvas de la dixième terre n‟est pas une
cognition directe pleine et entière.
Dans le quatrain 215, Chandrakirti conclut la section sur la vacuité des caractéristiques. En
effet, tout ce temps nous avons parlé des caractéristiques des différents phénomènes qui
appartiennent au samsara et au nirvana. Il conclut en disant que les caractéristiques des
phénomènes composés comme des phénomènes incomposés sont vides d‟elles-mêmes. C‟est
ce qu‟on appelle la vacuité des caractéristiques.
Le moment présent cesse à l‟instant même où il apparaît. Le passé n‟est plus, le futur n‟est
pas encore : ce ne sont donc pas des entités. Voilà ce qu‟on appelle « inconcevable ». Or il
n‟y a pas un seul phénomène dont on puisse prouver qu‟il est inconcevable, car
« inconcevable » est vide de lui-même. Telle est la vacuité de l‟inconcevable.
T11] (xvi) La vacuité de l’essence des insubstantiels (c.-à-d. dire des phénomènes nés de
causes et de conditions, et qui n’ont pas de substance propre) 6:218
Tout provient d‟une réunion de causes et de conditions. Or l‟idée même « réunion de causes
et de conditions » n‟existe pas. Cette réunion dénuée d‟existence est elle-même vacuité. Ceci
est la seizième vacuité.
Questions-réponses
[E] : En théorie, le langage est une bulle. Rien ne peut y entrer, rien ne peut en sortir. Ainsi,
tout ce dont nous parlons n‟est que du langage et nous ne pouvons nous référer à rien
d‟autre quand nous nous servons du langage, si ce n‟est au langage lui-même. Ce qui
signifie que ce qui est à l‟extérieur, comme les phénomènes, reste hors d‟atteinte. C‟est
probablement la raison pour laquelle nous parlons de shunyata en termes négatifs : ce
n‟est pas ceci, ce n‟est pas cela. Je voudrais aborder le sujet de la réincarnation, et la
manière d‟en parler. Il semble que dans le monde occidental il n‟y ait pas de consensus
sur cette question ; sans ce consensus, on ne trouve rien dans la bulle de notre langage
sur le sujet. Nous ne pouvons rien sortir du langage, parce que le langage se réfère
seulement au langage. Et malheureusement il ne semble pas que nous puissions aborder
la réincarnation en termes négatifs, en parlant par exemple d‟absence de non-
réincarnation.
[E] : De quelle langue parlez-vous, car cela semble marcher fort bien dans certaines langues
orientales.
[R] : Le sujet est très important.
[E] : Il y a un problème de traduction, d‟un peuple à l‟autre, d‟une langue à l‟autre.
[R] : Chandrakirti n‟a besoin d‟accepter la réincarnation que dans le relatif.
[E] : Le Madhyamakavatara ne traite pas de la réincarnation. Il s‟agit d‟autre chose.
[R] : Certes, mais nous avons néanmoins besoin de croire un peu en la réincarnation. Je suis
ici uniquement parce que je sens que si après la mort vient la réincarnation je ferais
mieux de m‟y préparer un peu. C‟est la peur qui me dirige. Mais si je consacre cette vie
à préparer la prochaine, en pratiquant par exemple, et qu‟au moment de mourir je
découvre qu‟il n‟y a pas de réincarnation, je me serai privé de quelques bons moments,
[E] : Je pense que vous avez raison. Je réfléchissais à cela tout à l‟heure. Un bébé nouveau-
né regarde sa mère : il y a un seul moment de perception non-conceptuelle, et
immédiatement après vient un besoin à satisfaire. La mère cesse d‟être ce qu‟elle était et
devient nourriture, amour, et ainsi de suite. Ainsi, dès la naissance, nous avons ce que
vous appelez la pensée conceptuelle, dans laquelle la pensée – ou la sensation – ne fait
qu‟un avec le nom. Je suis d‟accord. Il s‟agit d‟un processus d‟identification, chargé de
[E] : Ce qu‟on fait de toutes ces choses devient quelque chose de nouveau. Quand un bébé
est conçu, le processus de « conception » est exprimé par ce même mot. Quand deux
choses différentes sont réunies dans notre esprit, nous créons quelque chose de nouveau
en utilisant ces deux choses, lesquelles ne sont plus dans le nouveau concept que nous
avons.
[R] : Nous n‟avons pas encore parlé du tokme, du non-conceptuel. Avez-vous ce concept du
non-conceptuel, d‟un état sans conceptualisation ?
[E] : On l‟appelle souvent « stupidité » !
[E] : Il y a un art conceptuel, alors il doit y avoir un art non-conceptuel.
[E] : Les impressions sensorielles sont non-conceptuelles, ensuite les concepts s‟y rattachent,
ainsi que l‟attachement.
[R] : Ici nous retrouvons l‟idée de réunir, qui est la même ; c‟est bien.
[E] : Conte a eu l‟idée d‟une base de perception : quand on appréhende une chose, il y a en
fait de multiples perceptions sensorielles qui l‟appréhendent en même temps, créant
ainsi une perception unitaire des aspects multi sensoriels de cette chose. En effet, on
applique un concept à une base non-conceptuelle.
[E] : Nous pensons que nous mourrons si la pensée s‟arrête. C‟est comme la peur de la mort.
[R] : Mais je pense que « pensée » et « concept » sont différents, non ?
[E] : Dans la psychologie jungienne, on utilise seulement le mot concept jusqu‟à une certaine
étape, jusqu‟à ce qu‟on connaisse la chose. Quand on la connaît, on n‟utilise plus ce
mot, qui ne sert que tant qu‟on développe une idée, jusqu‟à ce qu‟on en ait une certaine
compréhension. Quand on la connaît, on lui donne un nom. Dans le processus de
drateundrezin gyi lo, tout est cognition ; on pourrait peut-être appeler cela « la cognition
dépendante ».
[E] : Vous utilisez le mot « concept » dans un sens psychologique. Nous essayons de
l‟utiliser dans le sens philosophique bouddhiste. Le mot « concept » peut avoir plusieurs
sens, et d‟une certaine manière nous sommes en train de lui inventer un sens ici.
[E] : Les gens ne parlent pas de leur concept de ce qu‟est un livre. Ils disent qu‟ils savent ce
qu‟est un livre.
[E] : C‟est leur concept d‟un livre.
[E] : Comme nous l‟avons dit plus tôt, en tibétain les érudits ne parlent pas de tokpa et tokme
comme nous en parlons maintenant. Ils emploient ces mots dans un sens très technique.
Rien ne nous empêche d‟employer le mot concept dans un sens technique clair et précis.
Rinpoché pourrait utiliser le mot « banane » s‟il voulait, pourvu qu‟il définisse le sens
qu‟il donne à ce mot.
[E] : Rinpoché, je crois que vous pouvez utiliser le mot concept pour signifier ce que vous
avez décrit, mais je crois que pour beaucoup d‟entre nous il serait mieux que vous y
rajoutiez un mot, pour signaler que vous vous référez à l‟usage précis qu‟en fait la
langue tibétaine.
[R] : Il nous faut arrêter maintenant. Quand vous reviendrez pour la discussion, je crois qu‟il
serait bon que vous posiez des questions au khenpo et que vous débattiez entre vous
aussi. C‟est là tout l‟intérêt du débat. Si j‟ai le temps je ferai peut-être un saut rapide,
pour voir comment vous débattez. J‟avais dans l‟idée de provoquer un débat entre les
scientifiques et les bouddhistes, et ensuite entre les psychologues et les philosophes.
[E] : Mais dans le quatrain 153, on parle de la forme (des éléments) « avant l‟assemblage ».
Est-ce que ce n‟est pas alors la même chose que la simple collection du quatrain 152 ?
[Khenpo] : Cela dépend de ce qu‟on veut mettre en exergue. Quand on parle de simple
collection, on ne parle pas de la forme des parties. Alors que dans le second cas, on
débat avec quelqu‟un qui pense que le prétendu chariot a quelque chose à voir avec la
forme, soit celle des parties du chariot, soit celle de son tout. Ici dans le quatrain 153, on
s‟occupe de la première, la forme des parties.
[E] : Dans le Prasangika, l‟objet à réfuter est les phénomènes, l‟attachement aux
phénomènes, ou les deux ?
[Khenpo] : Supposez qu‟il soit possible de démontrer la réalité d‟un objet, comment pourrait-
on alors réfuter l‟attachement ? L‟objet principal à réfuter est bien l‟attachement, mais
si dans l‟objet il y a quelque chose de réel, comment pourrait-on jamais réfuter notre
attachement envers cet objet ?
[E] : Au quatrain 156, pourriez-vous clarifier la différence entre un objet « réel », – denpa
(bden pa) – et un objet « substantiel » – dze yeu ?
[Khenpo] : Pour les substantialistes, denpa signifie « réel », « qui existe vraiment ». Qui
existe par ses propres caractéristiques et autres expressions similaires ont toutes le
même sens. Il y a beaucoup de termes qui ont le même sens.
[E] : Les substantialistes disent que les résultats manifestés doivent être irréels. Cela ne pose
pas de problème, mais dans la troisième ligne du quatrain 156 Chandrakirti leur répond
qu‟ils doivent avoir pour base une cause irréelle. Pourquoi ? Il peut arriver qu‟un
résultat irréel soit basé sur une cause réelle, l‟exemple étant la désignation. Vous
semblez vouloir dire qu‟un résultat irréel doit venir d‟une cause irréelle, mais je ne crois
pas que ce soit ce que disent les substantialistes.
[Khenpo] : Il n‟est pas strictement vrai que les prasangikas n‟ont pas de proposition qui leur
soit propre ; ils n‟ont pas de proposition démontrée comme vraie. Par exemple, ils
disent que le feu est chaud et ils ont d‟autres affirmations du même genre sur le plan
conventionnel. On ne peut donc pas dire qu‟ils n‟affirment rien. Par ailleurs, selon les
substantialistes le sens du quatrain 156 est la suivante : si la cause n‟est pas réelle,
aucun résultat réel ne peut être produit. Mais dans le système de Chandrakirti, le
problème de la production d‟un effet, fusse-t-elle à partir d‟une cause irréelle, ne se
pose pas, car pour lui une cause irréelle peut produire un effet irréel. En fait, pour les
prasangikas il n‟y a aucune cause réelle.
[E] : Ce quatrain n‟est donc pas une réfutation de la proposition des substantialistes ?
[K] : Ce n‟est pas une réfutation. Il dit juste : « d‟accord, pour vous si la cause n‟est pas
réelle l‟effet ne peut pas naître, mais dans mon système cela n‟est pas possible. »
[E] : Dans un enseignement récent, Rinpoché a demandé aux gens comment ils méditaient
sur la vacuité et personne n‟a trouvé la bonne réponse. Comment répondriez-vous ?
Comment on peut
[K] : Il y a l‟objet de méditation extraordinaire du véhicule de base, le dharmadhatu ou
méditer sur la vacuité espace absolu, qui est au-delà des quatre extrêmes, autrement dit qui est vide des
proliférations mentales liées aux quatre extrêmes. Mais il est très au-delà de ce que
nous, débutants, pouvons atteindre. Comme il nous est impossible de considérer
quelque chose qui est au-delà des quatre extrêmes, nous méditons d‟abord sur la
réfutation d‟un de ces extrêmes. Par exemple, pendant quelques instants nous
considérons la négation du premier extrême, puis progressivement nous nous
entraînons, et sur la voie de jonction nous arriverons éventuellement à méditer sur
quelque chose qui est au-delà des quatre extrêmes (existence, inexistence, un mélange
des deux ou aucun des deux).
[E] : Je voudrais creuser la question sur la vacuité. Rinpoché a expliqué que les guélougpas
n‟ont pas la même technique de méditation sur la vacuité que les autres écoles. À la
différence des autres écoles, ils créent effectivement la vacuité. Pourriez-vous nous
expliquer ces différentes techniques de méditation sur la vacuité ?
Les guélougpas [K] : La différence principale est que les guélougpas comprennent la vacuité comme une
comprennent la vacuité simple négation dénuée de toute contrepartie positive, une négation non-affirmative,
comme une simple né-
gation, mais les autres
alors que pour les autres écoles la vacuité est au-delà des quatre extrêmes. Si vous la
écoles la considèrent considérez comme étant au-delà des quatre extrêmes, vous pourrez méditer
comme au-delà des progressivement, en niant les extrêmes l‟un après l‟autre. C‟est la différence principale.
quatre extrêmes
[E] : Je vais reposer la question, pour être sûr. Quand on dit drateundrezin gyi lo, si je
comprends bien, il y a une sorte d‟appréhension d‟un sujet – le soi –, et un processus
d‟appréhension d‟un objet – qu‟on nomme « substance ». Quand on voit directement
que l‟un est vide pourquoi est-ce que le second ne devient pas automatiquement vide
aussi ? Pourquoi faut-il aller de l‟autre côté ?
[R] : Quelqu‟un devrait lui répondre. Nous allons faire ceci à la manière des shedra. Qui a
une réponse à sa question ?
[E] : Ma question était quand on s‟occupe d‟éliminer l‟attachement au moi, on s‟occupe du
soi et des agrégats. Or, les agrégats font partie du soi des phénomènes. Ce ne sont donc
pas deux idées différentes.
[E] : Mais on a également dit que les êtres réalisés comme les auditeurs peuvent avoir réalisé
l‟absence du soi individuel. Cela leur suffit pour atteindre leur propre réalisation, même
s‟ils ne réalisent pas complètement l‟inexistence du soi des phénomènes. Il doit donc
être possible d‟en avoir une réalisation partielle.
[E] : Je vais essayer de préciser la question. Il semble qu‟on ne puisse traiter deux
informations simultanément. Ainsi, quand un musicien essaye d‟être un avec la musique
qu‟il joue, l‟attachement porte sur le prétendu objet – la partition et les notes. Ce qui
veut dire qu‟il ne peut pas, exactement au même instant, avoir un attachement du genre
« je joue de la musique ». S‟il lit la partition alors qu‟il est conscient de lui-même, il
Deux concepts ne perd la musique.
peuvent surgir [R] : L‟être humain ne peut pas avoir deux concepts au même instant, car dans un continuum
simultanément dans un mental deux opérations conceptuelles ne peuvent pas avoir lieu simultanément. Elles
même esprit doivent venir au jour à des moments différents.
[E] : Mais la pensée n‟est pas comme la perception. On peut voir quelqu‟un jouer de la
contrebasse et en entendre le son sans avoir de pensées.
[R] : Si vous pouviez percevoir deux choses au même moment, comme s‟il y avait deux
objets de vision en même temps, il faudrait qu‟il y ait deux sujets pour les percevoir. Le
continuum mental serait divisé.
[E] : Je suggérais qu‟il peut y avoir au même moment un objet visuel et un objet auditif,
qu‟on peut traiter en même temps.
[R] : Dans ce cas, pas de problème, l‟Abhidharma l‟accepte sans problème.
[E] : On ne peut pas prêter attention à deux choses au même instant.
[R] : Khenpo dit quelque chose de différent encore une fois. Il dit qu‟on peut avoir une
multitude de nuances dans un champ visuel, on peut percevoir un champ visuel en son
entier, en un seul instant, ce n‟est pas un problème. Mais ce n‟est pas le cas en ce qui
concerne l‟esprit conceptuel, car il s‟agit d‟un évènement mental et on ne peut avoir
deux évènements mentaux au même instant. On ne peut pas consciemment appréhender
un vase et un pilier au même instant.
[E] : Je voudrais revenir au quatrain 74, quand nous avons parlé de la vacuité des
phénomènes, et que Chandrakirti était en train de réfuter les cittamatrins. Il dit : on peut
certes faire l’expérience d’une conscience qui se connaît, mais le souvenir d’un autre
souvenir est chose inconcevable : ce serait comme se rappeler (une expérience)
inconnue de soi-même. Ce raisonnement fait table rase de tous les autres.
L‟affirmation est très audacieuse ! Je me pose des questions à propos du fait que le
souvenir d‟un autre souvenir est une chose inconcevable. Ai-je l‟esprit trop littéral ? Il
me semble qu‟on peut facilement se souvenir d‟un souvenir. On appelle ça la
« nostalgie ».
[R] : Bien, pouvez-vous lui répondre ?
[E] : Un souvenir est quelque chose de passé qui n‟a pas d‟existence.
[E] : Il dit que la nostalgie est le souvenir d‟un souvenir alors qu‟en fait la nostalgie est juste
un souvenir. Je pense que Chandrakirti fait référence ici à une ombre, qui ne peut pas
exister.
[E] : On peut en parler du point de vue logique mais pour ce qui est de l‟expérience, on peut
très bien se souvenir d‟un point dans le passé où l‟on se souvenait de quelque chose
d‟autre.
[E] : C‟est un souvenir !
[E] : L‟expérience existe, car on se souvient maintenant d‟un moment dans le passé où l‟on
était en train de se souvenir de quelque chose d‟encore plus lointain.
[E] : Chandrakirti n‟est pas en train de nier cela. Il ne dit pas qu‟il est impossible de se
souvenir d‟un souvenir, mais que le fait qu‟on puisse le faire ne prouve pas le zhenwang
(gzhan dbang), la réalité dépendante. Si vous croyez à une réalité dépendante qui existe
vraiment, alors en tant que bouddhiste vous acceptez l‟existence de moments de
conscience différents. Cela signifie que le souvenir que vous avez maintenant est aussi
différent de l‟évènement que votre pensée présente l‟est de la pensée qui surgit dans
l‟esprit de quelqu‟un d‟autre. Il en conclut que c‟est comme se souvenir de quelque
chose que quelqu‟un d‟autre a fait.
[R] : La réponse de Khenpo est différente : selon la logique bouddhiste, la raison principale
Pour réfuter
l‟exemple de la qu‟avance Chandrakirti est que c‟est autre, c‟est différent, zhen (gzhan). Il n‟a pas à se
mémoire avancé par soucier de savoir si la raison est vague ou abstraite, car c‟est l‟adversaire qui avance la
les cittamatrins, thèse selon laquelle il s‟agirait d‟une entité différente. Chandrakirti n‟est pas en faute.
Chandrakirti se sert [E] : Sur ce même point, on a un problème pour prouver le rang rig (rang rig), la perception
de leur déclaration directe. Il semblerait qu‟on se serve d‟un talgyur (thal ’gyur), une démonstration des
que le souvenir est conséquences, qui est une sorte de déduction logique, jepak (rjes dpag), pour réfuter
différent du sujet qui quelque chose qu‟on connaît par cognition directe. Cela paraît bizarre, car s‟il est
se souvient ! prouvé que la conscience qui se connaît est une perception directe, comment peut-on
utiliser une déduction logique pour la réfuter ?
[E] : Il réfute l‟exemple censé étayer leur position. Il demande un exemple et montre ensuite
que leur exemple n‟est pas valable.
[E] : Parce qu‟il n‟y a pas d‟exemple pour rang rig ?
[E] : Il y en a, mais l‟adversaire propose le souvenir.
[E] : Qu‟est-ce qui est montré par la perception directe ?
[E] : Que vous connaissez votre propre esprit.
[R] : Ici, le point principal est que l‟adversaire a admis que les choses sont autres,
différentes : celui qui a le souvenir est différent du souvenir.
Khenpo veut vous poser une question. Toutes ces réfutations que fait Chandrakirti –
comme la réfutation de la production à partir de soi ou à partir d‟autre chose, ainsi que
la réfutation que les agrégats et le soi ne font qu‟un – visent-elles à réfuter le soi inné ou
le soi imaginaire ?
[E] : Ses arguments visent d‟abord le soi imaginaire, mais ils détruisent aussi le soi inné. En
effet, si on ne détruit que le soi imaginaire, le soi inné continuera à se manifester, avec
tous les défauts qu‟on a exposés. Ainsi cette même méthode sert également à détruire le
soi inné.
Vous venez de dire que la technique de réfutation du soi imaginaire, qui inclut
Comment peut-on
réfuter le soi inné au
l‟inexistence tant du soi individuel que du soi des phénomènes, pourrait également
moyen de techniques servir à réfuter le soi inné. Dans le soi inné, quand on parle du cheukyi dag, du soi des
servant à réfuter le soi phénomènes, les gens ne pensent pas vraiment que les choses sont produites à partir de
imaginaire ? soi ou à partir d‟autre chose. Néanmoins, Chandrakirti dit que les gens ordinaires
pensent que les choses viennent d‟une cause. Voilà donc le soi inné au temps de
l‟inexistence du soi des phénomènes. Ainsi, en utilisant la technique servant à réfuter le
soi imaginaire des phénomènes, comment allez-vous réfuter le soi inné ?
Laissez-moi reformuler la question. C‟est plus facile avec le soi individuel. En vue de
réfuter le soi imaginaire, nous avons analysé si les agrégats et le soi étaient un ou non,
s‟ils étaient contenus ou contenants, et ainsi de suite. Nous pouvons maintenant utiliser
cette technique pour détruire le soi inné de l‟individu. Mais le soi inné des phénomènes,
c‟est quand les gens croient que le résultat provient d‟une cause, comme la pousse qui
vient de la graine. Comment allez-vous réfuter ce soi inné des phénomènes en utilisant
la méthode qui sert à réfuter le soi imaginaire des phénomènes ?
[E] : Quand on considère le soi inné des phénomènes, par la manière dont on le considère, il
devient un soi imaginé. Pour détruire le soi inné, on est obligé de détruire le soi
imaginé, car la cause seulement est imaginée.
[R] : Vous êtes en train de dire qu‟il n‟y a pas de réel soi inné, indépendant du soi imaginé ?
[E] : On ne peut rien dire du soi inné différent du soi imaginé. Dès qu‟on commence à y
réfléchir, il devient un soi imaginé.
[R] : Le Khenpo dit que vous ne répondez pas correctement, parce que, pour commencer,
notre adversaire n‟a pas de doctrine ; néanmoins il croit en la causalité, au jeu de la
cause et de l‟effet. Comme il n‟a pas de doctrine, il ne pense pas que les choses
viennent d‟elles-mêmes ou d‟autre chose, mais il a la conviction que les choses viennent
de quelque chose. Cette conviction doit être détruite, car elle est ignorance, laquelle
empêchera notre ami d‟atteindre l‟Éveil. Il s‟agit là de l‟attachement au soi inné.
Comment allez-vous utiliser, dans ce cas, la méthode de réfutation du soi imaginé,
puisque notre adversaire n‟a absolument aucune théorie ? Au quatrain 74, la méthode de
Chandrakirti fonctionne parce que les cittamatrins parlent de choses qu‟ils définissent
comme étant différentes ; on peut donc débattre et détruire leur théorie. Mais le bouvier
ignorant ne sait rien de cela. Il n a pas de soi ou d‟autre imaginaires, et rien de tout cela.
Cependant il a un attachement inné au soi des phénomènes. Comment allez-vous
détruire cet attachement ?
[E] : Je lui demanderai s‟il croit que le lait et la vache sont la même chose. Sont-ils la même
chose, des choses différentes, les deux ou ni l‟un ni l‟autre ? Je suppose que même le
bouvier dira quelque chose.
[E] : Par nature, les phénomènes n‟existent pas dans les trois temps. Ils n‟ont ni naissance ni
durée ni cessation.
[R] : C‟est votre réponse ? Le bouvier dira que c‟est une vue... Comment allez-vous
présenter cette vue ? Mais le Khenpo dit que la réponse n‟est pas mal. La plupart des
érudits du passé auraient procédé de la sorte, même si Tsong Khapa eût été en
désaccord avec vous. Je pense que c‟est à vous de chercher à savoir ce que Tsong
Khapa a dit si le sujet vous intéresse tout particulièrement. Comme vous le voyez,
quand on étudie on se rend compte que le sujet est très vaste. Les réponses sont très
simples, mais comme cela arrive souvent, les réponses simples se perdent dans la
complexité du sujet.
Le débat a été très positif. Tout ce que Khenpo a dit était basé sur les soutras et les
commentaires, mais il s‟est servi à un certain moment d‟une astuce que vous n‟avez pas
relevée. Réfléchissez-y et nous reprendrons la discussion demain.
La discussion d‟hier était très opportune parce qu‟il y a certains points dont on doit parler
entre le sixième et le septième chapitre. Commençons par étudier quelques quatrains.
Ce quatrain intéressant est lié à une chose dont nous avons parlé hier. Il nous permet de
comprendre le concept d‟entité ou de chose, puisqu‟il est clairement dit ici qu‟on peut
réduire une chose ou une entité aux cinq agrégats. Ces choses sont vides d‟elles-mêmes, fait
que l‟on désigne sous le nom de « vacuité des entités ». Ayant fini de parler des seize types
de vacuité, nous les résumons maintenant à quatre. Celle-ci est la première des quatre.
Cette vacuité ressemble beaucoup à celle dont nous avons parlé plus haut, le tongpa nyi
tongpa nyi, la vacuité de la vacuité. Quand on parle de rangshin (rang bzhin), nature ou
essence, on parle de quelque chose qui est sans fabrication. Ici il nous faut savoir que même
cette « nature » est vide d‟elle-même.
C‟est très ressemblant, mais ici il faut souligner l‟expression shengyi ngeupo (gzhan gyi
dngos po), la chose qui est autre, ce qui donne « la vacuité de ce qui est autre ». En gros,
Tous les types de vacuités sont inclus dans ces quatre vacuités.
La catégorisation en Il est dit ici que la catégorisation en seize ou vingt types de vacuité vient en fait du
seize ou vingt types de Prajñaparamita Soutra. Ils n‟ont pas été inventés par Nagarjuna ou Chandrakirti.
vacuité vient du Je voudrais parler d‟autre chose maintenant. Je voudrais qu‟on trouve une définition pour le
Prajñaparamita Soutra mot tibétain chen (can). Par exemple, si on traduit cheu (chos) par phénomènes, comment
va-t-on traduire cheuchen (chos can) ? Un autre exemple est semchen (sem can), traduit par
être sensible. Ici il est question de la sagesse qui a un esprit, lequel est un être sensible
ignorant. Enlevez l‟esprit, il reste la sagesse. On peut dire que semchen signifie qui a un
Le sens de semchen et esprit. C‟est une expression importante, car lorsqu‟on dit « tous les êtres sensibles », on se
cheuchen réfère en vérité à la sagesse avec l‟esprit en plus. Ne trouvez-vous pas que cette manière de
dire les choses fait toute la différence ? Tout le monde a la sagesse (yéshé), la conscience
pure (rigpa), mais seuls les êtres sensibles ont un esprit. Quand on parle d‟un homme qui a
un chapeau, qu‟est-ce que le chapeau ? L‟homme est le sujet et le chapeau est son attribut. Il
en est de même pour semchen, « ce qui a un esprit ». L‟important est de savoir qui est le sujet
du verbe.
Pareillement, quand on dit cheuchen, cela signifie en gros « ce qui a les phénomènes ». Il y a
un autre mot, cheunyi (chos nyid), qui signifie dharmata, la nature même des phénomènes. Il
est important de comprendre que cette division en vingt vacuités ne peut se faire qu‟en se
fondant sur le cheuchen, le sujet, sinon on risque de penser qu‟il y a vingt sortes de vacuités
différentes, comme s‟il s‟agissait de tomates, de patates et ainsi de suite.
Il ne reste que trois quatrains pour terminer le chapitre six. Chandrakirti commence donc à
conclure. Ces vers sont si beaux. C‟est ce qui m‟attriste : je n‟arrive pas à transmettre toute la
beauté et la poésie qui les illumine.
Il y a plusieurs fruits médicinaux renommés dont le nom finit en rura : kyurura, arura et
parura. La particularité du kyurura, c‟est qu‟il est complètement transparent.
C‟est ainsi que le bodhisattva qui comprend la vérité ultime verra les trois mondes, parce que
la réalisation de ces vingt sortes de vacuité illumine les ténèbres et élimine toute obstruction,
de sorte qu‟il voit à travers toute chose. Il voit en même temps le contenant et le contenu, et
pendant la méditation (voir plus loin les questions-réponses avec le Khenpo : Rinpoché
corrigera et précisera qu’il s’agit de la période post méditation) il comprend que les trois
mondes n‟ont jamais eu de commencement. Par cette réalisation du non-né et en s‟appuyant
sur la vérité conventionnelle, il s‟approche alors de la cessation.
6:225 Bien que son esprit demeure constamment recueilli dans la cessation,
Il engendre aussi la compassion pour les êtres sans protection.
Dès la terre suivante, il surpassera en sagesse
Tous les auditeurs et les bouddhas-par-soi.
De nouveau, Chandrakirti dit deux choses. Il décrit en même temps les bienfaits nés de la
réalisation de la vérité relative et le pouvoir de la compassion d‟un bodhisattva de la sixième
Par sagesse le terre. En effet, le bodhisattva demeure normalement dans la cessation, qui est pour ainsi dire
bodhisattva ne veut pas un état méditatif. Il reste dans cette réalisation, au-delà des quatre extrêmes, de tout extrême.
rester dans le samsara, Mais pendant tout ce temps, il génère de la compassion pour tous ceux qui n‟ont pas de
et sa compassion lui protecteur. À cause de sa sagesse, il ne veut nullement rester dans le samsara, mais à cause
interdit de rester dans de sa compassion il ne veut pas non plus rester dans le nirvana. On pourrait passer beaucoup
le nirvana de temps sur ces deux dernières lignes.
Khenpo Rinchen, mon maître, enseignait sur ces deux lignes pendant dix jours, voire plus.
En effet, Chandrakirti y fait une remarque très importante. À l‟approche de la septième terre,
le bodhisattva de la sixième terre surpasse même en sagesse les auditeurs et les bouddhas-
par-soi. Cette déclaration soulève bon nombre de questions, comme « cela voudrait-il dire
qu‟avant ce niveau il ne surpasse pas les auditeurs et les bouddhas-par-soi ? » Nous en
discuterons tout à l‟heure.
Souvenez-vous, il y a deux ans nous avons dit qu‟un bodhisattva est comme un bébé
Le bodhisattva bodhisattva de la première à la sixième terre. L‟exemple classique le compare au prince-
surpasse maintenant les
auditeurs par sa
héritier du Chakravartin, le souverain universel. Ce prince-héritier est un enfant et donc tous
sagesse les sages de la cour, les ministres et les généraux, sont beaucoup plus avisés en matière de
stratégie et de politique. Le prince ne les surpasse pas encore en sagesse, mais il les surpasse
déjà en mérite. Malgré toute leur intelligence et leurs capacités, jamais les ministres ne
deviendront roi. Ils ne deviendront pas des princes héritiers. Ils sont ministres et n‟iront pas
plus loin. Mais un jour cet enfant grandira et deviendra le roi des rois. De même, le
bodhisattva de la fin de la sixième terre, qui entre dans la septième terre, devient grand :
même en sagesse il surpasse les ministres. Voilà pourquoi cette strophe mérite une
discussion approfondie.
Nous allons conclure le sixième chapitre avec le quatrain 226, qui est d‟une grande beauté.
6:226 Déployant les larges ailes blanches des vérités relative et absolue,
Le roi des cygnes prend maintenant la tête des autres cygnes.
Porté par les courants puissants de l’activité vertueuse, il vole
Vers le sublime et lointain rivage de l’océan de qualités des Vainqueurs.
Les deux ailes du cygne sont les vérités relative et absolue. On peut dire qu‟une des ailes
Puisqu‟on peut représente la générosité et les cinq autres vertus transcendantes, et l‟autre la réalisation des
atteindre le niveau
deux types d‟inexistence du soi. Le cygne profite des courants ascendants que sont les
d‟auditeur en trois vies,
pourquoi ne pas faire actions vertueuses. Il traversera l‟océan infini des qualités des êtres éveillés pour atteindre
cela et prendre un l‟autre rive.
raccourci jusqu‟à la Dans ces trois derniers quatrains, on peut dire que le 224 explique les bienfaits de la
septième terre ? réalisation de la vérité ultime, le 225 montre les bienfaits de la réalisation de la vérité relative
et le 226, les bienfaits de réaliser l‟union des deux vérités.
C‟est fait ! Nous avons terminé l‟étude de la sixième terre. Combien de temps avons-nous
mis ? Deux ans ! Avant de continuer, je voudrais partager quelques idées avec vous. Si dans
le futur vous rencontrez d‟autres khenpos et érudits, et que vous souhaitez débattre avec eux,
vous pourrez poser certaines de ces questions. Je ne crois pas vraiment que je puisse
répondre à toutes.
Surgissent ici des doutes intéressants : par exemple, il est bien connu que cela prend trois
vies pour atteindre le niveau d‟auditeur, pour ceux qui progressent le plus vite. Pour ceux qui
suivent la voie du Mahayana, toujours à la vitesse maximale, il faut un éon incommensurable
pour atteindre la première terre des bodhisattvas. Il en faut un de plus pour arriver à la
septième terre, ce qui en fait deux. Et c‟est seulement à ce niveau que le bodhisattva surpasse
les auditeurs. Dans ce cas, ne vaut-il pas mieux devenir un auditeur puisque pour lui cela ne
prend que trois vies ? Même les soutras du Mahayana disent que les auditeurs finissent par
entrer dans la pratique du Mahayana et atteignent l‟Éveil. Ces soutras du Mahayana
décrivent l‟état des auditeurs et des bouddhas-par-soi comme une île qui permet d‟aller plus
loin. On peut dès lors se demander s‟il ne vaut pas mieux progresser comme un auditeur
pendant trois vies et entrer directement dans la septième terre. Pourquoi ne pas prendre ce
raccourci ?
La difficulté vient de ce que le texte que nous étudions ne contient pas toute l‟information
dont nous avons besoin. C‟est pourquoi il est nécessaire d‟étudier les autres matières, comme
la Prajñaparamita et l‟Abhidharma, lesquelles vous offriront les réponses à ces questions.
C‟est pourquoi hier j‟ai trouvé un peu injuste que Khenpo vous pose des questions
auxquelles vous ne pouviez avoir les réponses. Ce n‟est pas de votre faute, c‟est parce que
vous n‟avez pas encore étudié des choses comme le Soutra de la Prajñaparamita. Ce
problème ne se serait pas posé si vous aviez étudié les commentaires sur la Prajñaparamita Ŕ
l‟Abhidharama Kosha ou l‟Abhisamaya Alankara, qu‟on appelle en tibétain Ngeunto gyen
(dngon rtogs rgyan), l‟Ornement de la Réalisation.
Par exemple, Khenpo vous a demandé pourquoi il fallait comprendre l‟inexistence du soi des
phénomènes avant de pouvoir comprendre l‟inexistence du soi individuel. Vu que vous
n‟aviez pas toute l‟information nécessaire, la plupart de vos réponses m‟ont paru plutôt
bonnes. Je ne vous flatte pas ; en effet, je n‟ai pas l‟intention de sortir avec vous !
Les « deux chariots »: Voyez-vous, le texte que nous étudions est un commentaire de l‟Ouma Rigtsok (dbu ma rigs
les enseignements de tshogs), Traité de la raison. Quand on parle des « deux chariots », on fait référence aux
Nagarjuna et du enseignements de Nagarjuna et du seigneur Maitreya (certains diront Asanga). L‟œuvre du
seigneur Maitreya seigneur Maitreya, disons une grande partie de son œuvre, comme les Cinq Enseignements
de Maitreya, prend la forme d‟instructions pratiques. C‟est un me-ngak. Vous y trouverez,
Par la méditation on Il y a deux manières de méditer : l‟une se fonde sur l‟analyse qui permet de découvrir la vue.
découvre la vue et par Dans l‟autre on laisse les choses comme elles sont et on trouve la vue. Il y a deux méthodes
la vue on trouve la pour atteindre la réalisation. Une autre manière de comprendre ce point tient en ce dicton :
méditation « par la méditation on découvre la vue et par la vue on trouve la méditation. »
C‟est à vous de choisir. À certains moments il se peut que les deux soient nécessaires. Mais
Quel est le niveau de ce que j‟essaie de vous dire est que, selon le seigneur Maitreya, les auditeurs et les bouddhas-
réalisation de par-soi n‟ont pas du tout réalisé le non-soi des phénomènes. Aussi quand on demande
l‟inexistence du soi des pourquoi il faut comprendre l‟inexistence du soi des phénomènes pour comprendre
phénomènes chez les
l‟inexistence du soi individuel, la question est nagarjunienne ; elle a une orientation
auditeurs ? Nagarjuna
et Maitreya ont des madhyamika. Ceux qui ont reçu principalement des enseignements pratiques donneraient
réponses différentes sans doute une réponse différente, mais pour Nagarjuna, les auditeurs et les bouddhas-par-soi
doivent comprendre l‟inexistence du soi des phénomènes, faute de quoi ils ne comprendront
jamais l‟inexistence du soi individuel.
Je dois vous avouer que je n‟avais que treize ou quatorze ans quand ces textes occupaient la
première place parmi les matières que j‟étudiais ; je travaillais surtout sur des textes sakyas,
comme ceux de Gorampa. Malgré mes efforts pour éviter ce piège, une large part de ce que
je dis est sans doute colorée par cette influence. C‟est donc un point qui mérite d‟être abordé
avec différents érudits. Mais ici, en présence de deux grands maîtres nyingmapas, je voudrais
faire ne serait-ce qu‟une seule fois la louange de la tradition sakya ! Je pense qu‟au niveau de
la pratique, de la méditation, la voie nyingma, et notamment la Grande Perfection, est
incroyable, mais dès qu‟il s‟agit de discussions et de débats philosophiques, les sakyapas et
les guélougpas ont une approche analytique très méticuleuse. C‟est remarquable.
[Tulkou R] : Rinpoché, puis-je dire un mot ? C‟est parce que les nyingmapas, et dans une
moindre mesure les kagyupas, ne s‟intéressaient pas du tout au pouvoir politique mais
préféraient se concentrer sur la réalisation !
[Dzongsar Khyentsé R] : J‟ai une très bonne réponse à votre remarque. Savez-vous pourquoi
le pouvoir politique ne les intéressait pas ? Parce qu‟ils étaient déjà à la tête du pays !
Les nyingmapas comme les rois Trisong Detsen et Tri Ralpachen gouvernaient le pays !
Je n‟ai pas consciemment introduit ici des vues sakyas, je dis seulement que j‟ai pu le faire
par inadvertance et je le confesse. Si vous parcourez la transcription de mon cours avec des
maîtres nyingmapas, il se peut qu‟ils ne soient pas d‟accord. Sachez que si les quatre écoles
du bouddhisme tibétain peuvent faire des erreurs et avoir des points faibles, cela n‟a rien à
voir avec la voie. Il s‟agit d‟erreurs humaines. Ce ne sont pas les écoles nyingma ou sakya
qui se fourvoient mais les nyingmapas et les sakyapas. Par exemple, même si je ne puis
parler au nom de tous les sakyapas, de mon propre point de vue très limité je dois admettre
qu‟ayant fait de longues études dans la tradition sakya, je trouve qu‟elle laisse une trop large
part à l‟approche dialectique, laquelle peut parfois devenir un piège. De l‟autre côte, l‟école
nyingma ne s‟appuie parfois pas assez sur la dialectique. Tant que la dévotion marche c‟est
merveilleux, mais quand elle s‟effondre les choses peuvent mal tourner. Quand j‟étudiais
auprès de maîtres comme Leurs Saintetés Dilgo Khyentsé Rinpoché et Dudjom Rinpoché,
Nyoshul Khen Rinpoché or Tulkou Urgyen, l‟une de leurs premières remarques portait sur
ma tendance à tomber dans ce qu‟ils appellent « le carcan de la théorie ». C‟est tellement
vrai, mais c‟est à cause de l‟importance que j‟accorde à la théorie.
Revenons au point principal : pourquoi Nagarjuna soutient-il qu‟on doit réaliser l‟inexistence
du soi des phénomènes avant l‟inexistence du soi de l‟individu ?
[E] : Quelles seraient les approches respectives des sakyapas et des nyingmapas face à ce
texte ?
Ainsi, la voie de Nagarjuna et de ses disciples s‟adresse aux trois types de public, à la
Les enseignements du différence des enseignements du seigneur Maitreya comme l‟Abhisamaya Alankara, lesquels
seigneur Maitreya s‟adressent exclusivement aux disciples du Mahayana. Comme le seigneur Maitreya veut
s‟adressent
mettre en exergue la voie mahayana et ses qualités extraordinaires, il dit que les auditeurs ne
exclusivement aux
adeptes du Mahayana, comprennent pas l‟inexistence du soi des phénomènes.
et visent à souligner les
qualités de cette voie Je ne sais s‟il y a parmi vous des étudiants de l‟Abhisamaya Alankara. Si oui, vous devez
avoir une question importante à poser sur l‟hommage qu‟on y trouve, lequel comporte une
phrase puissante que Sa Sainteté le Dalaï-lama récite partout où il enseigne. C‟est une
louange à la Grande Mère, la vacuité. Mais dans cet hommage il est dit que les auditeurs et
les bouddhas-par-soi sont conduits par la compréhension de la vacuité. Ce qui veut dire
qu‟ils doivent comprendre la vacuité. Or, même Sengué Zangpo (Haribhadra), l‟un des plus
grands commentateurs de l‟Abhisamaya Alankara, et dont la vue est acceptée par toutes les
écoles du bouddhisme tibétain, dit que cet hommage n‟est qu‟un prologue et que le texte
principal est un enseignement exclusivement Mahayana.
Maitreya considère que la compréhension de l‟inexistence du soi des cinq agrégats relève de
la compréhension de l‟inexistence du soi individuel. Selon lui, les auditeurs et les bouddhas-
[R] : Dans les soutras bouddhistes, on entend parler de l‟illusion du cercle. C‟est comme
quand on fait tournoyer un brandon et qu‟on a l‟impression de voir un cercle. Ici quand
L‟attachement au soi on parle de cercle, on parle du cercle des douze liens de la production interdépendante.
des phénomènes, qui
Dans ce cercle, on ne peut pas inclure le soi des phénomènes. Voilà ce que Khenpo
recouvre tous les
douze liens, n‟est pas voudrait souligner. En effet, l‟attachement au soi des phénomènes est déjà inclus quand
inclus séparément on parle de la naissance, du karma et des émotions ; on n‟a pas besoin d‟en parler
séparément. Il recouvre tout. C‟est pourquoi quand on fait la division en douze liens
interdépendants, il n‟est pas nécessaire d‟y mentionner le cheukyi dag. Je voudrais aussi
demander à ceux qui ont parcouru le Yeun Ten Dzeu, le Trésor des Précieuses Qualités,
si cette division que je viens de faire est semblable à celle qu‟on trouve dans le Yeun
Ten Dzeu ?
[E] : Oui. C‟est la même. Je ne sais pas si je dis vrai, mais on dirait que la clé est la
ressemblance avec le cercle dessiné par le brandon qu‟on fait tourner. Les douze liens
interdépendants, qui servent à expliquer ce qu‟est un individu, nous disent d‟où on
vient, ce qu‟est l‟incarnation et ainsi de suite. C‟est l‟ensemble qui est irréel, comme le
cercle du brandon. C‟est notre croyance dans le soi des phénomènes qui nous incite à
prendre tout cela pour réel. Le soi des phénomènes est implicite dans chaque lien. Le
fait de voir un cercle implique déjà, dans le cas des douze liens, qu‟on croit au soi des
phénomènes. Ce n‟est pas en plus, c‟est ce qui sous-tend l‟ensemble. C‟est ce qui rend
le cercle possible ; cela correspond à l‟illusion du cercle de feu dans l‟espace.
Vie namshe
kyéwa
Naissance
passée Conscience
Comment les douze Vie
liens peuvent être suivante.
divisés entre trois vies
différentes
sipa mingzuk
Devenir Nom et forme
Cette vie
lenpa kyeche
Préhension Sens
sepa regpa
Soif Contact
tsorwa
Sensation
marigpa
Ignorance
gachi duche
Vieillesse et mort Facteurs karmiques
1e VIE
kyéwa namshe
Naissance 3e VIE Conscience
sipa mingzouk
Devenir Nom et forme
2e VIE(2e moitié) 2e VIE (1e moitié)
lenpa kyeche
Préhension Sens
sepa regpa
Soif Contact
tsorwa
Sensation
[E] : Sur quelle base un être éveillé peut-il juger l‟expérience d‟un autre être éveillé ? De
manière plus générale, deux bouddhas partagent-ils la même expérience ?
[R] : L‟expérience des bouddhas est complètement au-delà de notre entendement, de notre
compréhension. Ils peuvent connaître notre expérience, mais nous, en nous fondant sur
la nôtre, ne pouvons rien connaître de la leur. De leur point de vue, il n‟y a pas de
Les bouddhas ne distinction. Il est dit que dans le dharmakaya les bouddhas ne sont pas différents ; c‟est
peuvent être distingués seulement du point de vue des disciples, des êtres à dompter, qu‟on peut distinguer un
que du point de vue bouddha de l‟autre, et que l‟on peut dire de manière définitive que tel bouddha
des êtres à discipliner
accomplit tels actes, possède telles qualités, et ainsi de suite.
[E] : Si on se limite aux bodhisattvas, comment peuvent-ils juger l‟expérience éveillée des
bouddhas-par-soi et des auditeurs, puisqu‟ils n‟ont ni le même véhicule ni la même
voie ?
[R] : Khenpo dit qu‟il faut comprendre la distinction entre la méditation et la post méditation.
Les bodhisattvas de la Pendant que le bodhisattva est en méditation, il ne sait pas ce qui ce passe chez les
première terre réalisent auditeurs et les bouddhas-par-soi, et ainsi de suite. Il médite. Mais dans la post
déjà tout ce qui est méditation, les bodhisattvas de la première terre ont déjà éliminé tout ce qui devait être
réalisé par les éliminé dans le véhicule des auditeurs et ont réalisé tout ce qui devait être réalisé dans
auditeurs. ce véhicule. Il est dit que lorsqu‟un bodhisattva atteint un certain niveau, il connaît tout
ce qui est à connaître jusqu‟au niveau en question. Ils connaissent donc la réalisation
des auditeurs et des bouddhas-par-soi.
[E] : J‟ai deux questions à propos du 224:3-4. La ligne 3 dit : « (il voit) les trois mondes tels
qu‟ils sont : primordialement incréés ». Ce matin, Rinpoché a dit que le bodhisattva
réalise cela pendant la méditation. Cela m‟avait beaucoup étonné parce qu‟au début de
l‟enseignement on a entendu que pendant la méditation la réalisation des bodhisattvas
de la première à la neuvième terre est la même, et que l‟on peut les distinguer seulement
dans la post méditation. Pendant la discussion avec les cittamatrins j‟avais également
compris que nous étions en train de décrire un état post méditatif.
[R] : Vous avez raison. L‟erreur est mienne. C‟est bien pendant la post méditation.
[E] : J‟ai une question à propos du 224:4. Je ne comprends pas ce que signifie « par la vérité
relative ». Bien sûr, nous avons vu que la voie tout entière appartient à la vérité relative,
mais pourquoi le souligner dans la première moitié de cette ligne ?
[E] : Ma question porte sur la théorie évoquée il y a quelques jours selon laquelle les êtres
des différents mondes perçoivent les choses différemment. J‟aimerais connaître le statut
de ce genre de théorie. Sur le plan ultime, nous savons qu‟il n‟y a rien, que tout est
vacuité. Dans le relatif, tout est comme une illusion. Mais on dirait que nous avons ici
un niveau d‟explication intermédiaire où l‟on fait état de karma, de différentes histoires
karmiques, d‟objets et d‟êtres différents... Est-ce que c‟est aussi la vérité relative ?
[R] : Vous voulez savoir s‟il y a une base ? On dit que les esprits affamés voient un verre de
sang et de pus là où nous voyons un verre d‟eau. Vous demandez si nous avons une
base pour affirmer cela ?
[E] : Ce n‟est pas tant le contenu de l‟explication que le fait même qu‟il y ait une explication
qui me titille. Comment doit-on accepter cela ? Est-ce juste la vérité relative ou s‟agit-il
d‟une sorte de théorie ?
[R] : En disant cela, pensez-vous que la vérité relative est plus valable qu‟une théorie ?
[E] : On parle souvent dans le texte de ce genre d‟explications, et un scientifique moderne ne
serait pas forcément d‟accord avec certaines d‟entre elles. Je me demande donc si elles
sont essentielles à la compréhension du texte, car s‟il s‟agissait de simples conventions
généralement acceptées en Inde à l‟époque de Chandrakirti on pourrait dire qu‟elles
n‟ont pas d‟importance, dans la mesure où notre compréhension des choses est
différente maintenant alors que le Madhyamika reste le Madhyamika. Ou alors devrait-
on effectivement défendre ces positions parce qu‟elles seraient fondamentales à
l‟intégrité du Madhyamika ?
[R] : Si le Madhyamika dit que les esprits faméliques voient l‟eau comme du pus, doit-on oui
Vous n‟êtes pas obligé
ou non défendre cette théorie ? Est-ce votre question ?
d‟être d‟accord avec la [E] : Doit-on défendre la théorie que les êtres voient les choses différemment en raison de
vérité conventionnelle leurs habitudes karmiques, lesquelles sont la source de ces différentes perceptions ?
de Chandrakirti, dans [R] : Tant qu‟il s‟agit d‟un objet perçu par un être en proie à l‟illusion, c‟est la vérité relative,
la mesure où elle sert et vous n‟êtes pas vraiment obligé d‟être d‟accord avec la vérité conventionnelle
simplement à établir la présentée par Chandrakirti, dans la mesure où elle ne sert qu‟à établir la vacuité.
vacuité
[E] : Cette compassion semble être source de problèmes ! C‟est déjà suffisamment difficile
de comprendre la perception d‟un seul monde d‟existence. Pourquoi doit-on comparer
ces mondes et dire que les humains voient de l‟eau là où les prétas voient du pus. Ce
point m‟échappe. À quoi sert la comparaison ?
[R] : Elle sert à prouver que tout est esprit. Les cittamatrins disaient que les objets extérieurs
n‟existent ni comme eau ni comme pus. Tout est dans l‟esprit.
[E] : Le fait que les humains voient de l‟eau et les prétas du pus peut servir d‟exemple pour
expliquer qu‟il n‟y a pas d‟objet extérieur et que tout n‟est qu‟esprit. Mais cela semble
Discussion sur impliquer qu‟il y a une sorte de substrat, une chose mystérieuse perçue comme de l‟eau
l‟explication de Tsong par les uns et comme du pus par les autres. Quand on lui a posé la question, Khenpo a
Khapa quant à ce qui
dit qu‟il n‟y avait pas de « chose », juste un point dans l‟espace, un lieu.
est perçu par les êtres
des différents mondes [R] : Je crois qu‟il y un malentendu. Khenpo n‟a pas dit qu‟il y a là quelque chose qui n‟est
d‟existence ni eau, ni feu, ni sang. Il n‟y a rien. Mais pour l‟individu il y a de l‟eau, du pus et ainsi
[E] : On vient de dire que tous les objets ne sont que les projections de notre esprit. Dans ce
cas, nos discussions et débats, les questions et les réponses, ainsi que l‟esprit et la
logique des autres ne sont que les projections de mon esprit. Est-ce possible ?
[R] : Oui, c‟est cela.
[E] : Alors, en quoi un esprit est-il différent de l‟autre ?
[R] : Ils ne sont différents que si vous pensez qu‟ils sont différents. L‟esprit ignorant pense
qu‟il y a une différence. Il pense d‟abord « moi », puis « mien ». Tant que vous pensez
ainsi, il y a une différence.
[E] : Ce matin vous avez dit que l‟ignorance est la cause des douze liens de la production
interdépendante et qu‟elle est aussi la cause des onze liens de la production
interdépendante. Sont-ce deux types d‟ignorance différents ?
[E] : Quand vous avez mentionné l‟idée de Jé Tsong Khapa que tout est dans l‟objet, vous
avez dit que cela permet aux humains de percevoir de l‟eau là où les prétas perçoivent
du pus. Qui donc peut percevoir la chose qui possède toutes ces différentes qualités ?
[R] : Cela dépend des différents sujets. Le sujet qui a le karma ou le bakchak de voir du pus
verra du pus.
[E] : Mais si vous dites que cette chose possède les six qualités, il vous faut quelqu‟un qui
puisse voir les six en même temps, sinon pourquoi parler de la présence des six en un
seul objet ? Autrement, ce n‟est qu‟une hallucination.
[R] : Le Bouddha les perçoit.
[E] : Cela semble superflu, puisqu‟il suffit de dire que le Bouddha voit la perception des
êtres.
[R] : Élevons le niveau du débat ! Votre question est « qui voit l‟objet commun qui possède
l‟ensemble des qualités (vues pas les êtres des six formes d‟existence) ? » Comme il n‟y
a pas de septième monde d‟existence, personne n‟a la capacité de voir cet objet.
[E] : S‟il n‟apparaît à personne, l‟objet n‟appartient pas à la réalité conventionnelle. Il n‟est
qu‟une hallucination des philosophes.
[R] : Dans ce cas, même l‟eau ne serait pas une réalité conventionnelle juste. Comment peut-
on dire que le pus et le sang ne sont pas justes mais que l‟eau est juste ? Jé Tsong Khapa
défend les êtres de six mondes, tandis que Gorampa et Mipham Rinpoché ne parlent que
pour les êtres humains.
[E] : Ce n‟est pas vrai. Ce débat n‟existe que parce que Jé Tsong Khapa suppose une base
commune qui pourrait être de l‟eau, du pus, les deux, ou autre chose. Mais nous
n‟affirmons rien de tel ; nous ne sommes pas en faute.
[R] : En ce moment je ne cherche pas à vous réfuter, je ne critique pas votre vue. Je dis que
ma vue, celle de Jé Tsong Khapa, est bonne. C‟est votre réfutation de cette vue que je
réfute, c‟est tout. Vous manquez tous de compassion, à dresser un monde d‟existence
contre l‟autre !
[E] : Nous essayons juste de comprendre ce que Jé Tsong Khapa a vraiment dit. Ce dont
nous avons parlé semble être une vue tellement saugrenue. Je suis sûr que ce qu‟il a dit
Tsong Khapa dirait que est plus subtil que cela et qu‟il pourrait défendre sa vue d‟une manière plus puissante. Je
le vase est vide veux juste savoir comment.
d‟existence véritable, [R] : C‟est un peu injuste, en effet. Nous devrions poser la question à un maître guélougpa.
et non qu‟il est vide de D‟un autre côté c‟est un concept propre à Jé Tsong Khapa. Je pense d‟ailleurs que les
lui-même scientifiques seraient d‟accord avec lui. Jé Tsong Khapa dit que lorsque nous regardons
cette tente, nous imaginons qu‟il y a une tente mais qu‟en plus il y a une entité. Au-delà
de l‟objet imaginaire, il y a une entité qui existe à sa manière. Quand Tsong Khapa
explique la vacuité, il dit que le vase n‟est pas vide de lui même, il est vide d‟existence
véritable. Ne riez pas. C‟est quelque chose que les sakyapas et les nyingmapas croient
avoir réfuté, mais je ne crois pas qu‟ils l‟aient fait.
Il y a une autre expression, t’a nyé tsedroup (tha snyad tshad grub), quelque chose qui existe
de manière juste dans la vérité relative ou conventionnelle. Quand on parle de t’a nyé (tha
snyad), la vérité conventionnelle, on parle souvent d‟une vérité conventionnelle qui est tsémé
droupa (tshad mas grub pa), prouvée par la cognition juste. On ne peut pas vraiment dire que
ceci est l‟objet de l‟esprit seul. En général c‟est le cas, puisque le juste et le faux ont
d‟ordinaire à voir avec la conscience. Mais quand on voit un vase, les wangpo (dbang po),
les facultés sensorielles sont fortement impliquées.
En fait, penser « c‟est un vase » n‟est pas un t’a nyé tsedroup. Selon Jé Tsong Khapa, cela
relève de l‟imaginaire, ce n‟est pas tsemé droupa, établi par la cognition juste. C‟est un t’a
[E] : On dirait que les svatantrikas ont besoin de prouver quelque chose, alors que les
prasangikas se contentent d‟avancer une proposition de travail pour une voie. Les
prasangikas ne s‟y attachent pas trop et ne prétendent pas prouver quoi que ce soit, tout
cela est pour les besoins de la communication, alors que les svatantrikas s‟attachent à
prouver quelque chose.
[R] : Peut-être.
[E]: Les lois [E] : Comment un philosophe bouddhiste classifierait-il les lois mathématiques ? C‟est de la
mathématiques sont- logique pure, il n‟y a pas d‟observateur, et il n‟y a pas de différence d‟opinion entre les
elles vides ? observateurs puisqu‟il n‟y a rien à observer. C‟est de la logique pure et pourtant on
obtient des résultats qui ne sont pas d‟eux-mêmes évidents d‟un point de vue
conventionnel. Ces lois sont déduites à partir de l‟élaboration théorique et de la
construction d‟un argument logique. Elles semblent avoir une certaine existence
extérieure. Je ne pense pas qu‟on puisse dire qu‟elles sont vides. Alors quel serait leur
statut ?
[R] : Juste celui d‟être communément acceptées par les êtres humains.
[E] : Mais je ne crois pas qu‟il s‟agisse juste de logique humaine. Nous en avons parlé l‟an
dernier. Serait-on en train de dire que la logique des prétas est différente de la logique
des êtres humains ? La logique est la logique ; il n‟est pas question de la perception que
l‟on en a, c‟est juste logique. Il n‟est pas question de différentes sortes de logique.
[E] : Mais les mathématiques sont une création de l‟esprit des hommes.
[E] : Le fils d‟une préta stérile n‟a pas plus d‟existence que le fils d‟une femme stérile !
[E] : Il me semble qu‟on est en train de dire qu‟il y a des choses qui sont valables toujours et
partout, indépendamment de tout esprit.
[R] : La question est bonne. Je vais la poser à Khenpo. On dirait qu‟il y a parmi nous des
adeptes de Tsong Khapa !
[E] : Le problème, c‟est que les prasangikas diront que dans l‟absolu rien n‟existe. Ne dirait-
on pas que cette sorte de vérité mathématique a une sorte d‟existence absolue ?
[R] : Khenpo dit que lorsqu‟on parle de lé t’eunpa (las mthun pa), du karma partagé, si on ne
compte que les êtres qui partagent un karma commun, on se limite énormément. Il y a
un nombre infini d‟êtres sensibles, et on aura beau essayer avec toutes sortes
d‟instruments, pour certains d‟entre eux la stérilisation ne marchera jamais ! Donnez-
moi quelque chose de concret que je puisse lui transmettre.
[E] : Un scientifique observe l‟univers et voit que son rayonnement électromagnétique, le
« fond diffus cosmologique » est partout le même et n‟a pas changé depuis quinze
milliards d‟années.
[R] : Il répondra que tout cela est notre projection. Il dira que s‟il ne s‟agit pas d‟une
cognition directe, il y a forcément une part d‟analyse.
[E] : Ils utilisent des instruments qui permettent de reproduire les résultats indépendamment
de l‟observateur.
[R] : Khenpo dira que tant que l‟esprit est impliqué dans le processus, c‟est de
l‟interprétation.
[E] : Par exemple, même si l‟univers était totalement vide d‟êtres et ne contenait aucun esprit
conscient, il reste toujours vrai que deux étoiles plus deux étoiles font quatre étoiles.
[R] : Cela ne marchera pas.
[E] : Et le théorème de Pythagore, qui décrit les propriétés d‟un triangle droit ?
[R] : Pouvez-vous le dessiner ?
[E] : On parle ici de géométrie plane. Le diagramme montre un triangle droit : les lignes A et
B sont parfaitement perpendiculaires. Avez-vous un mot pour cela en tibétain ? Dans
tous les cas, Pythagore a prouvé que quelle que soit la longueur des côtés A, B et C, A2
+ B2 = C2. Voilà sa théorie. Si A = 3, alors A2 = 3 x 3 = 9. Si l‟on a A = 3, B = 4 et C =
5, on a 9 + 16 = 25. Quelle que soit la taille ou la forme du triangle, le théorème de
Pythagore sera toujours vrai pour un triangle droit dans un plan. Je vous donne là un
exemple d‟une loi qui ne dépend d‟aucun observateur.
Dans le conventionnel [R] : Khenpo dit qu‟il y a beaucoup de choses qui sont comme cela, des choses comme 4 + 4
on peut sans problème = 8, qui sont toujours vraies sans aucune référence. Même Chandrakirti les accepterait
accepter les lois dans le relatif, en dehors de toute analyse. Par exemple, si vous dites : « Regardez, il y a
mathématiques comme un feu parce que je vois de la fumée », Chandrakirti utiliserait votre logique pour vous
appartenant à la réfuter. Mais là, nous n‟analysons pas ce qu‟est le chiffre 4. Si nous l‟analysons, si nous
production cherchons son essence, on n‟arrivera jamais à l‟idée de 4 + 4, parce que la notion de 4
interdépendante. aura disparu. Mais dans la vérité de tous les jours, 4 + 4 est une production
interdépendante, et donc ça marche. Il dit que les choses de cet ordre relèvent de la
production interdépendante.
Je demandais au Khenpo s‟il dirait qu‟il est valablement prouvé pour tous les êtres que
2 + 2 = 4. Il répond qu‟il y ait beaucoup de choses qui sont spécifiques à chaque
catégorie d‟êtres, mais il est possible qu‟il y en ait qui apparaissent de la même manière
à plusieurs ou à tous les types d‟êtres. C‟est possible que certaines choses soient vraies
pour tous les êtres, mais c‟est difficile à affirmer.
[E] : Quand le Bouddha a dit que même si aucun bouddha n‟était jamais apparu, la nature des
phénomènes serait toujours ainsi, est-ce que cette production interdépendante est une
vérité conventionnelle ?
[R] : C‟est une vérité relative.
[E] : Mais les mathématiques sont de la logique pure. Il n‟y a rien d‟autre en elles. Si Khenpo
dit que la logique est produite en interdépendance, comment Chandrakirti peut-il s‟en
servir pour démontrer quoi que ce soit ?
[R] : Il se sert simplement de la logique de l‟adversaire. Il n‟a pas de logique propre.
[E] : Ce n‟est pas vrai. Il n‟a pas de proposition logiquement établie, mais il a certainement
une logique.
[R] : Il se sert de la logique des autres. Qu‟est-ce que la logique ?
[E] : Ce sont les lois du raisonnement juste.
[E] : Quand vous avez posé la question, nous étions en train de parler de quelque chose qui
est valable pour tous et Khenpo a dit qu‟il est possible qu‟il y ait des choses qui soient
valables dans l‟ensemble des six mondes. Cela veut dire que ces choses sont
indépendantes de la perception. Quand il a dit que les prétas voient du pus là où les
humains voient de l‟eau, cela dépend de leur perception. Mais maintenant il dit qu‟il y a
peut-être quelque chose de commun à tous les êtres, auquel cas cette chose est
indépendante de leur perception. Aucun être ne perçoit cette chose. Par ailleurs, quand
vous parlez des lois mathématiques, on a l‟impression que vous avancez une troisième
vérité, entre la vérité relative et la vérité absolue. Si vous voulez ranger cette vérité du
côté relatif, ça va, mais elle a une sorte d‟irréfutabilité quasi absolue que les autres
vérités relatives n‟ont pas.
[R] : Je dirais que les mathématiques sont un teuntam cheud che kyi rigpa (don dam dpyod
byed kyi rigs pa), un raisonnement qui examine l‟absolu.
[E] : Mais vous venez de dire que c‟est de la production interdépendante.
[R] : Bien sûr, c‟est ce que dirait Chandrakirti. Pour lui, les conclusions mathématiques sont
imaginaires, fictives.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1999 Chapitre 6 - 343
[E] : Rinpoché, vous avez dit que dans ce cas, s‟il y avait une sorte de vérité universelle,
prouvée exclusivement par la logique et indépendante de tout point de vue, elle serait un
objet de connaissance pour la cognition juste, la connaissance de la nature ultime des
choses. Alors c‟est possible. Pourquoi ne pas admettre l‟hypothèse que la mathématique
pure relève du domaine de l‟établissement de la nature ultime ?
[R] : Peut-être, mais ce n‟est pas forcément ce que Chandrakirti entend par teuntam (don
dam), vérité absolue.
[E] : J‟ai posé une question l‟autre jour à Rinpoché à propos de l‟analyse en sept points, sur
un passage qui demandait des éclaircissements, et au lieu de me répondre, Rinpoché m‟a dit :
allez-y, expliquez vous-même de quoi il retourne. J‟avais demandé à Rinpoché d‟expliquer
l‟analyse en sept points parce qu‟il est intéressant, dans le contexte du Madhyamakavatara,
de noter l‟importance donnée à la réfutation de divers points de vue plutôt naïfs sur la réalité
absolue. Mais l‟analyse en sept points est un outil. Nous pouvons l‟utiliser pour analyser
n‟importe quel phénomène, et voir ainsi comment nous attribuons une existence à des
phénomènes qui n‟ont rien de réel. Bien que je n‟aie pas le sentiment d‟avoir complètement
maîtrisé la compréhension de ce raisonnement, il continue à surgir dans mon esprit. Je
regarde les objets et les perçois comme solides, comme cette tente. Mais je peux me servir de
l‟analyse en sept points pour voir que cette tente ne fonctionne pas vraiment. Elle n‟est
qu‟imaginaire.
L‟année dernière, j‟ai vu un film nommé Babe, un bon petit film à propos de merveilleuses
qualités humaines incarnées dans un petit cochon. Quand on voit ce film, on ne peut
s‟empêcher de développer de l‟attachement et de la tendresse pour ce cochon. Quelque temps
après, j‟ai lu dans un journal que le héros de ce film avait terminé ses jours sous forme de
jambon, et je me suis senti un peu désemparé. Mais plus récemment, quelqu‟un m‟a raconté
qu‟en réalité, ils avaient utilisé dix-huit porcelets différents pour tenir le rôle du petit cochon.
Quand j‟ai vu le film, j‟ai attribué à ce cochon une existence véritable, mais il s‟est avéré
plus tard que de nombreux cochons différents avaient contribué à l‟incarner : certains
savaient monter les escaliers, d‟autres étaient doués pour rassembler les moutons, etc. Il y
avait dix-huit cochons là où j‟avais imaginé un seul et véritable cochon. Il s‟avéra que la
base de cette imagination n‟existait pas, puisqu‟il n‟était plus question d‟un seul cochon. La
fausseté de ma croyance en Babe est ainsi devenue tout à fait évidente.
Bon, j‟essayais juste d‟y aller par quatre chemins... Revenons au Madhyamakavatara de
Chandrakirti ! Le texte comprend quatre parties : le titre, l‟hommage au traducteur, le corps
principal et la conclusion. Nous sommes dans la troisième partie, le corps principal du texte,
qui comprend elle-même une introduction, une partie centrale principale et le point
culminant. Nous sommes dans la seconde partie, qui consiste en l‟explication des terres – la
cause – et de la bouddhéité – le résultat. Nous en sommes toujours à l‟explication des terres
et cette partie se divise en trois sections, qui concernent la nature des terres sous l‟aspect de
l‟union de la sagesse et de la méthode, sous l‟angle des diverses vertus transcendantes et
selon l‟énumération de leurs caractéristiques.
Dans la seconde de ces sections, nous sommes arrivés à la sixième terre Ŕ Présence
Manifeste. Ce chapitre comporte quatre subdivisions : atteindre la cessation en s‟appuyant
sur la paramita de la sagesse ; pour ceux qui sont aveugles, la grandeur de cette paramita ;
établir comment cette paramita est présentée ; et finalement un résumé de ses qualités. Nous
sommes dans la troisième de ces subdivisions – présentation de la paramita Ŕ, laquelle
comporte trois parties : la base de l‟enseignement, le sujet et la vacuité.
J‟espère que Rinpoché expliquera ces points un peu mieux. Alors que pour une grande part,
le Madhyamika déconstruit les choses, cette analyse semble constituer un outil précieux. J‟ai
trouvé une présentation faite par les guélougpas, dans laquelle ils ajoutent quelque chose.
Dans leur préface à l‟analyse en sept points, ils soulignent la nécessité de définir de manière
certaine l‟objet à nier, dans ce cas, le soi. Nous devons reconnaître notre attachement au soi
et observer son mode de fonctionnement. Il est tout aussi essentiel de reconnaître avec
certitude l‟aspect tout inclusif de l‟analyse. Cela veut dire qu‟à partir du moment où nous
reconnaissons la justesse de cette analyse, il suffit de l‟appliquer à l‟objet pour qu‟il ne
subsiste plus rien à quoi l‟on puisse s‟attacher comme ayant une entité véritable. Tel serait la
conséquence de son aspect tout inclusif.
Cette année il nous reste deux jours et je suis sûr que nous pourrons finir les neuvième et
dixième chapitres. Puisque Khenpo est ici, je vais lui demander d‟élucider certains points
importants. D‟un côté mes intentions sont bonnes, car cela fait longtemps que Tulkou
Si vous pouvez suivre Rinpoché souhaite instaurer ici l‟atmosphère des universités bouddhistes (shedra). Il a
la voie de la dévotion, raison, je trouve que c‟est très important ici en Occident, comme au Tibet. En général dans
vous n‟avez peut-être les shedras c‟est l‟étude des soutras qui est mise en avant.
pas besoin de cette
étude. Mais combien Le bouddhisme grandit en Occident. Si vous avez beaucoup de dévotion, vous pouvez
d‟entre nous ont cette considérer votre maître comme Vajradhara et suivre la voie de la dévotion. Cela suffira.
capacité ?
Nous avons souvent entendu cela, mais combien d‟entre nous ont la capacité de suivre cette
voie ? Même ainsi, il faut établir l‟enseignement du Bouddha dans ces contrées. Je disais
donc qu‟une partie de moi est animée de la bonne intention d‟aider à la réalisation de cette
vision de Tulkou Rinpoché, mais l‟autre souffre de paresse. J‟ai envie de finir ce travail, d‟en
être débarrassé. Les deux attitudes semblent cohabiter dans mon esprit.
[Tulkou R] : Rinpoché, avec votre permission, je voudrais juste rajouter quelques mots. Je
pense que personne ne trouve que la Dordogne, c‟est trop loin, même si on vient de Sydney
ou de San Francisco. Nous savons que pour entendre un mot de ces enseignements les érudits
tibétains se sont rendus à pied en Inde, traversant les hauts cols et des régions infestés de
serpents et d‟animaux dangereux, parfois au prix de leur vie. Tout cela pour trouver ces
enseignements et les ramener au Tibet. Ces voyages-là peuvent être qualifiés de difficiles,
mais voyager en avion et prendre des vacances en visitant la Dordogne n‟est pas ce qu‟on
appellerait un « sacrifice ». Pour finir, je voudrais exprimer ma gratitude envers Rinpoché.
C‟est tout à fait prodigieux de recevoir la transmission, le lung, de sa part ; c‟est très
important. Mais sans une véritable compréhension du texte – même si nous en recevons de
toute façon la bénédiction –, nous ne serons jamais capables de comprendre ce que
Chandrakirti essaie de transmettre. Nous sommes donc doublement reconnaissants envers
Rinpoché, non seulement pour sa transmission mais aussi pour ses explications sur le sens du
texte.
J‟aimerais ici faire à Rinpoché la requête de continuer à enseigner sur tout sujet qu‟il voudra
bien choisir. Nous le savons, le titre du texte de Chandrakirti est Ouma La Jugpa – L’Entrée
dans la Voie Médiane. Nous connaissons maintenant l‟entrée, mais nous ignorons ce qui se
trouve à l‟intérieur du palais. Nous serions donc extrêmement heureux si Rinpoché pouvait
poursuivre son enseignement. Bien sûr, il y a de nombreux Khenpos à travers le monde, mais
ils sont rares à savoir, comme Rinpoché le fait si bien, délivrer ces enseignements dans notre
propre langue. D‟autres Khenpos enseignent sur ce sujet, mais peu sont capables de les
traduire, et nous perdons ainsi une bonne partie du sens de leur enseignement. Au final, nous
restons avec quelques bribes peut-être complètement déformées, et ce n‟est pas cela qui
pourra vraiment nous aider sur la voie. Je demande donc à Rinpoché d‟amener autant de
Khenpos qu‟il voudra, mais je le prie aussi de continuer à enseigner lui-même.
J‟aimerais ajouter une dernière chose : notre lignée est celle des Khyentsé. Depuis le début,
cette lignée a toujours eu à cœur de présenter ce qui est commun à toutes les écoles, sans
jamais s‟attarder sur les différences entre les divers maîtres et écoles ; je vous demande à
tous de préserver cette tradition.
La sixième vertu D‟entre les dix vertus transcendantes, il obtient ou maîtrise la vertu transcendante des
transcendante, la méthodes. D‟ordinaire nous parlons de six vertus transcendantes, mais il faut savoir que la
connaissance sixième, la connaissance transcendante, se divise en quatre : les méthodes, l‟aspiration, le
transcendante, est pouvoir et la sagesse. Cette dernière n‟est pas la sagesse au sens ordinaire, c‟est yéshé (ye
divisée en quatre : les shes), la sagesse primordiale, c‟est en quelque sorte au-delà de la sagesse.
méthodes, l‟aspiration,
Il y a différentes sortes de méthodes : des méthodes pour faire mûrir les autres et des
la puissance et la
sagesse
méthodes pour abandonner certains de nos voiles. Un mauvais exemple : une des raisons
pour lesquelles les gens comme nous n‟arrivent pas à abandonner les voiles est que nous
manquons de méthodes. Voilà pourquoi nous finissons toujours par attacher une grande
valeur à l‟antidote, au point de nous en enticher, et de ce fait l‟antidote devient un voile. Très
souvent, on s‟attache au bateau. Après avoir traversé le fleuve, on reste si attaché à l‟antidote
qu‟on voudrait porter le bateau, ou le pont – que sais-je – sur nos épaules. Dès la voie
d‟accumulation, les pratiquants ont cette compréhension (de la nécessité de ne pas s‟attacher
à l‟antidote), mais j‟en parle ici pour donner un exemple des méthodes dont il est question,
car qui suis-je pour parler des méthodes du bodhisattva de la septième terre ?
Le chapitre sept se termine ici.
Comment commencer ? Hier nous avons parlé des différentes manières employées par
Maitreya et Nagarjuna pour identifier le soi des phénomènes, et nous avons vu pourquoi il y
avait deux approches. Le bodhisattva de la septième terre possède une qualité particulière
que Chandrakirti décrit dans son autocommentaire au moyen de l‟expression : rang gi yul
shepé chewa (rang gi yul shes pa’i che ba), que nous avions traduit par « la connaissance
supérieure de son propre objet ». Rang signifie propre, yul objet, shepa comprendre et chewa
dignité, majesté ou grandeur. Le bodhisattva accède à une certaine dignité, par laquelle il
surpasse les auditeurs et les bouddhas-par-soi.
Le problème est cette idée de surpasser, rencontrée pour la première fois au quatrain 8 du
chapitre I. Hier j‟ai brièvement expliqué comment les bodhisattvas de la première à la
sixième terre surpassent ou éclipsent les auditeurs et les bouddhas-par-soi, non par leur
compréhension et leur connaissance, mais par leurs mérites. Ce n‟est pas comme s‟il leur
suffisait de lire un ou deux soutras de plus, c‟est beaucoup plus compliqué. Toujours est-il
qu‟ici, sur la septième terre, ils commencent à surpasser les auditeurs et les bouddhas-par-soi
parce qu‟ils ont atteint ce rang gi yul shepé chewa. Comment traduire cette expression ? La
dignité qui naît de la connaissance de son propre objet ?
La plupart du temps, on ne dit même pas rang gi, de son propre objet, juste la majesté ou la
dignité de la connaissance de l‟objet. Quel est cet objet ? Tous les phénomènes, bien sûr.
Les êtres ordinaires comme nous ont de l‟attachement envers les caractéristiques, forcément,
puisque nous sommes attachés à la réalité des choses. Par conséquent, quand nous voyons un
objet, nous avons les deux, le tsendzin et le dendzin. Le bodhisattva de la septième terre a
éliminé ces deux sortes d‟attachement et il voit le véritable objet. C‟est pourquoi on dit :
rang gi yul shepay chewa, « la dignité née de la connaissance de l‟objet ». Cela signifie qu‟il
connaît l‟objet sans interférence. Je crois que nous avons déjà eu recours à l‟exemple qui
suit. Si l‟on compare l‟individu qui regarde un pic neigeux à travers des lunettes de soleil
vert foncé et celui qui le regarde nûment, sans interférence, on peut dire que la perception du
second est beaucoup plus juste.
Pour faciliter la communication, pour le moment nous allons dire que tsendzin et tokpa sont
la même chose et que drateundrezin gyi lo est une description de ce processus. Les
psychologues ou les scientifiques appelleront peut-être cela l‟inconscient, entre autres. La
différence ici est que pour nous ce sont des voiles. Dans le bouddhisme, tant qu‟il y a de la
dualité, il y a des voiles qui obscurcissent l‟esprit. Il faut le savoir.
Voici encore un très mauvais exemple, mais qui pourra vous aider. Nous avons le dendzin et
Un exemple de le tsendzin, mais le dendzin est si évident qu‟au moment de pratiquer il est comme les taches
souillures plus ou plus grossières, celles qu‟on élimine en premier. Il reste néanmoins encore le rinçage et les
moins grossières : le
taches qui restent sont plus tenaces, presque comme l‟objet lui-même. Laver un verre c‟est
verre qu‟on lave
une chose, mais si on veut le stériliser pour une expérience scientifique, il faut une attitude
différente. D‟ordinaire les gens ne voient pas les bactéries et autres choses de ce genre. Pour
eux, le verre et les bactéries ne font qu‟un. La recherche scientifique permet de voir que les
bactéries et le verre sont différents. L‟exemple est mauvais, mais c‟est un peu comme cela.
Je vais le redire encore une fois. Le dendzin, c‟est quand on regarde un vase et qu‟on croit
que c‟est un vrai vase. Ici, en plus de la version innée du « vrai vase », nous avons la version
imaginaire du « vrai vase ». En effet, le tsendzin, c‟est l‟idée que l‟objet et le nom qui le
désigne sont une seule et même chose, même si l‟on ne croit pas forcément à la réalité de
l‟objet. C‟est comme regarder un film : vous ne croyez pas nécessairement que ce que vous
voyez est réel, mais vous pensez qu‟il se passe quelque chose, et cela vous affecte. C‟est un
très mauvais exemple pour le tsendzin. Khenpo donnera des explications complémentaires.
[E] : Si je comprends ce que vous dites, on a lavé les pensées de seconde et de troisième
génération et il reste maintenant l‟objet lui-même. Il n‟y a plus de projection, comme
« j‟aime le vase » ou « je n‟aime pas le vase », « je le veux » ou « je ne le veux pas »,
ou « jolie couleur bleue ». C‟est juste le vase. Et donc (le bodhisattva de la septième
terre) n‟a plus l‟idée que le vase et le concept « vase » sont la même chose. Mais
comment fonctionne-t-il dans la vie de tous les jours ?
[R] : Le bodhisattva de la septième terre commence juste à acquérir cette majesté. Quand il
la possède entièrement, il est déjà sur la huitième terre. Quand on arrive à détruire ce
tsendzin, tout devient ce qu‟on appelle la « manifestation spontanée et sans effort ».
La plupart des érudits Si vous leur posez la question, la plupart des érudits tibétains vous répondront que les vues
tibétains acceptent que du Madhyamika-svatantrika et du Madhyamika-prasangika sont contradictoires. La majorité
le Svatantrika et le d‟entre eux ont adopté les vues des adeptes du Madhyamika-prasangika. Mais, en admettant
Prasangika se que nous ayons adopté la voie du Madhyamika-prasangika, une autre question se pose :
contredisent et ont « Est-ce que Nagarjuna et Maitreya, les Deux grands Chars, se contredisent ou non ? » Voilà
choisi le Prasangika la grande question. Nagarjuna et Maitreya ont tous deux commenté le Prajñaparamita
Soutra, mais Maitreya souligne surtout le sens secret – lequel décrit les étapes graduelles de
la réalisation – et commente la vacuité de manière plus indirecte. Nagarjuna, de son côté, met
en exergue la vacuité en commentant les étapes de la réalisation de manière indirecte.
Il semble y avoir une Nous avons dit que la plupart des érudits tibétains considèrent que le Madhyamika-
contradiction entre prasangika et le Madhyamika-svatantrika sont contradictoires. Mais on ne peut pas dire la
Maitreya et Nagarjuna: même chose de Maitreya et de Nagarjuna, car si l‟on admet qu‟ils sont en contradiction, cela
comment doit-on la signifie soit que l‟un des deux se trompe soit qu‟il y a une contradiction à l‟intérieur même
résoudre ? d‟un des soutras enseignés par le Bouddha. Il nous faut donc résoudre cette question
importante.
Au Tibet, trois vues différentes répondent à cette question. Certains érudits croient que
Nagarjuna et Maitreya se contredisent. D‟autres disent que puisque Nagarjuna et Maitreya
reconnaissent également que les auditeurs et les bouddhas-par-soi réalisent l‟inexistence du
soi des phénomènes, ils ne sont pas en contradiction. Un troisième groupe prétend que ces
deux grands maîtres disent que ni les auditeurs ni les bouddhas-par-soi ne comprennent (le
non-soi des phénomènes).
La position du premier groupe tient à son refus de considérer qu‟il puisse y avoir une
contradiction dans les soutras. Pour éviter cet écueil, ce groupe soutient que la contradiction
est entre les deux maîtres. Mais on ne peut pas vraiment dire que Nagarjuna et Maitreya se
contredisent parce que tous deux sont des êtres réalisés et les êtres réalisés ne peuvent pas se
tromper. Il est impossible de formuler à leur encontre pareille critique, car cela reviendrait à
critiquer des aryas, qui sont des êtres réalisés. D‟un autre côté, si nous acceptons la position
du troisième groupe, selon laquelle Nagarjuna et Maitreya soutiennent tous deux que ni les
auditeurs ni les bouddhas-par-soi ne comprennent l‟inexistence du soi des phénomènes, nous
serons obligé d‟interpréter les textes de Nagarjuna non de manière directe mais de manière
indirecte, tortueuse et alambiquée. En effet, Nagarjuna dit clairement que les auditeurs et les
bouddhas-par-soi comprennent l‟inexistence du soi des phénomènes.
Selon la vue de Maitreya, les auditeurs ne comprennent pas du tout l‟inexistence du soi des
Maitreya dit que les phénomènes, les bouddhas-par-soi en ont une réalisation partielle et les bodhisattvas la
auditeurs ne réalisent entièrement. Ceci correspond à la position du deuxième groupe d‟érudits qui nie
comprennent pas du
toute contradiction entre Nagarjuna et Maitreya, puisque tous deux disent que les auditeurs et
tout l‟inexistence du
soi des phénomènes, et les bouddhas-par-soi comprennent l‟inexistence du soi des phénomènes. Tout ceci peut vous
que les bouddhas-par- sembler compliqué, mais c‟est relativement important. On ne peut pas se permettre de
soi en ont une l‟ignorer.
compréhension
partielle Récapitulons : selon la deuxième vue Maitreya et Nagarjuna ne se contredisent pas puisqu‟ils
affirment tous deux que les auditeurs et les bouddhas-par-soi comprennent l‟inexistence du
soi des phénomènes.
Pour Maitreya, le soi Maitreya, de son côté, ne se préoccupe pas de distinctions comme réel ou pas réel. Pour lui,
des phénomènes est le l‟existence réelle ou non de l‟objet n‟a pas d‟importance. Nous avons parlé de drateundrezin
tsendzin, c.-à-d. la gyi lo, l‟esprit qui pense que l‟objet et le nom ne font qu‟un. Le tsendzin fait partie de ce
présence d‟attachement processus. Au début de son texte, Chandrakirti dit que lorsque le bodhisattva fait un don, il y
aux trois pôles a l‟objet à donner, le mendiant à qui il donne et le bodhisattva qui donne. Pour le seigneur
conceptuels : donateur, Maitreya, tant que ces trois pôles conceptuels subsistent, le cheukyi dag, le soi des
objet et récipiendaire phénomènes est là. On voit là que sa définition du soi des phénomènes est totalement
différente de celle de Nagarjuna.
Selon Maitreya, les auditeurs n‟ont pas le tsenma mepa (tshan ma med pa), l‟absence
d‟attachement aux trois caractéristiques dont nous venons de parler. Ils ont du tsendzin, et
Maitreya dit que les donc pour ce qui est de leur réalisation, ils ne prennent pas pour objet l‟absence de
auditeurs, qui ont
caractéristiques.Voilà pourquoi le seigneur Maitreya dit que les auditeurs ne comprennent
encore du tsendzin, ne
comprennent pas pas l‟inexistence du soi des phénomènes. En effet, pour lui, le soi des phénomènes est l‟objet
l‟inexistence du soi des perçu par le tsendzin. Cette définition est plus subtile que la précédente. On peut donc dire,
phénomènes de manière un peu floue, qu‟il y a une différence entre denme (bden med), l‟absence ou
l‟inexistence (de réalité), et tsenme, l‟absence ou l‟inexistence des caractéristiques.
Nagarjuna et Maitreya ne se contredisent pas pour la bonne raison qu‟ils font référence à des
Comme Nagarjuna est
choses complètement différentes. Même Nagarjuna est obligé d‟admettre que les auditeurs
d‟accord avec
Maitreya sur ce point, n‟ont pas réalisé l‟irréalité des caractéristiques. Vous voyez donc que nous sommes revenus
ils ne se contredisent à ce point essentiel concernant le bodhisattva de la septième terre, à savoir qu‟il surpasse les
pas auditeurs et les bouddhas-par-soi. Il les surpasse parce qu‟il s‟est libéré de l‟attachement aux
caractéristiques.
Par exemple, dans le quatrain 16, Ch. I Acharya Chandrakirti dit : « Si le donneur, l’objet
donné et celui qui reçoit sont (perçus comme) vides au moment du don, on parle de vertu
transcendante supra mondaine. » Dans son autocommentaire, il explique que seuls les
bodhisattvas peuvent réaliser de tels actes. Ceci nous donne à comprendre que les auditeurs
ont encore de l‟attachement aux caractéristiques, attachement qui selon Maitreya correspond
au soi des phénomènes.
De même, Maitreya et
De son côté, Maitreya admet que les auditeurs comprennent l‟inexistence du soi des
Nagarjuna sont
d‟accord sur le fait que agrégats. Dans l’Abhisamaya Alankara, par exemple, il dit clairement que les auditeurs
les auditeurs compren- réalisent l‟inexistence du soi des agrégats, mais il ne considère pas cela comme une
nent l‟inexistence du réalisation de l‟inexistence du soi des phénomènes. C‟est un point très important, parce que
soi des agrégats si vous arrivez à comprendre que Nagarjuna et Maitreya ne se contredisent pas, vous
comprendrez également que les autres grands maîtres ne se contredisent jamais.
Nous voyons que ces Nagarjuna et Maitreya admettent donc tous deux que les auditeurs réalisent l‟inexistence du
deux maîtres disent la soi des agrégats mais ne réalisent pas l‟inexistence du soi des caractéristiques. Ainsi, en dépit
même chose mais des apparences, ils disent essentiellement la même chose. La faute de considérer que deux
donnent une définition aryas, deux êtres sublimes, puissent se contredire est ainsi écartée. Ils ne se contredisent pas,
différente de même s‟ils s‟expriment de manière différente.
l‟inexistence du soi des Cette différence d‟identification de l‟inexistence du soi de phénomènes s‟explique. Nous
phénomènes
avons déjà dit que Nagarjuna et Maitreya ont tous deux composé un commentaire du Soutra
de la Prajñaparamita. Dans son commentaire, Nagarjuna a décidé pour ainsi dire de
présenter les trois yanas – les voies des auditeurs, des bouddhas-par-soi et des bodhisattvas –
tels que les présentait le Soutra de la Prajñaparamita. Nous avons parlé de la citation :
En suivant cette structure, on arrive très bien à expliquer pourquoi le bodhisattva qui atteint
la septième terre surpasse par sa réalisation et par sa sagesse les auditeurs et les bouddhas-
par-soi. On peut dire aussi que tant que bodhisattva n‟a pas atteint la septième terre, même
s‟il peut surpasser en mérite les auditeurs et les bouddhas-par-soi grâce, il n‟arrive pas à les
surpasser en intelligence. Nous pouvons facilement dire ces choses si nous acceptons la
démonstration précédente.
Demain nous verrons comment le bodhisattva de la septième terre surpasse les auditeurs.
Quand Khenpo Rinchen traitait ce sujet, il y consacrait treize jours à raison de cinq heures
par jour, sans traduction. Il y a beaucoup d‟information dans ce quatrain important. Ici on
apprend ce qui se passe vraiment chez ces bodhisattvas. Et tout cela est en lien avec la notion
de surpasser les autres. Il nous faut donc savoir ce qu‟ils réalisent précisément. C‟est cela qui
nous permettra de comprendre comment ils arrivent à dominer les autres par leur sagesse à
partir de la septième terre seulement, et pas avant. Il y a beaucoup de choses à savoir.
[E] : Dans cette discussion, considérez-vous que Maitreya et Asanga sont à l‟origine des
enseignements de l‟esprit seul ? Si oui, est-ce également une manière de les mettre en
harmonie ?
On peut diviser les [R] : Si de manière générale on peut dire qu‟Asanga et Maitreya sont à l‟origine de l‟école
Cinq Enseignements Cittamatra, en revanche ce n‟est pas le cas ici. L‟Abhisamaya Alankara est en vérité un
de Maitreya en enseig- texte Madhyamika-prasangika pur et dur. Par exemple, certains érudits divisent les Cinq
nements cittamatra et Enseignements de Maitreya en deux groupes, ceux de tendance cittamatra et ceux de
prasangika tendance madhyamika. Mais ici nous devons fonder (le texte précité) sur le
Madhyamika, et plus précisément sur l‟approche prasangika.
[E] : Khenpo fonde-t-il son explication sur un maître ou sur un texte particulier ?
[R] : Sur un texte de Gorampa, un commentaire de la Prajñaparamita appelé Youm Chen
Rabsal (yum chen rab gsal). En fait, il y a deux textes : L’élucidation complète du sens
de la Prajñaparamita et La Porte du Trésor du sens profond et du sens caché.
[E] : Dans le neuvième chapitre de Shantideva, vers le quatrain 38 ou 40, il est dit que pour
préserver une discipline correcte, un bhikshu doit avoir compris la vacuité. Comment
peut-on expliquer cela ?
[R] : Le shunyata se réfère aussi à l‟inexistence du soi individuel. Il y a de nombreuses sortes
de vacuité, vingt. Tant qu‟on n‟a pas réalisé la vacuité, on ne peut pas se libérer du
samsara. Or, nous savons que les auditeurs ont éliminé le samsara. Ils doivent donc
comprendre le shunyata. Mais leur vacuité n‟est que la négation du premier des quatre
extrêmes.
[E] : Quelle est la relation entre tsenma et dzinpa ?
[R] : Sans tsenma, pas de dzinpa (’dzin pa), d‟attachement. Tsenma (tshan ma) signifie
marque ou caractéristique, et tsenma mepa signifie l‟absence (d‟attachement aux)
caractéristiques.
[E] : Est-ce que tsenma mepa est la même chose que tsendzin mepa ?
[R] : Non, tsendzin mepa (mtshan ’dzin med pa) et tsenma mepa sont deux choses
différentes. C‟est comme sans sujet et sans objet. L‟un se réfère au sujet, l‟autre à
l‟objet.
[E] : Nous expliquons le texte de Chandrakirti qui commente le texte de Nagarjuna, mais j‟ai
l‟impression que nous utilisons la terminologie de Maitreya et non celle de Nagarjuna.
Ainsi, quand nous avons parlé de l‟inexistence du soi des phénomènes, nous l‟avons fait
d‟après la définition de Maitreya, à savoir l‟absence de perception des caractéristiques
et ainsi de suite. On dirait que tout le long nous avons utilisé la version « forte » de
[E] : L‟an dernier, Rinpoché a parlé de la vacuité et de la clarté comme étant les aspects
respectifs du deuxième et du troisième cycle ; il a dit que tous deux étaient de sens
certain. Cela semble différent de ce que dit le Khenpo.
[R] : Peut-être cela tient-il au fait que le Khenpo ne se référait pas au shentong et au rangtong
absolus. Le shentong fondamental affirme que le dharmadhatu est établi en tant que
réalité et que tout le reste est vide. Puis il y a diverses écoles, telles que l‟école
Guélougpa, qui sont purement rangtong. Par exemple, Sakya Chokden dit que yéshé est
établi en tant que réalité, ce qui est un peu différent de la position shentong
fondamentale. Mais Khenpo n‟a jamais entendu quelqu‟un soutenir que les deuxième et
troisième cycles étaient tous deux de sens certain.
[E] : Dans la tradition nyingma, de nombreux érudits affirment que les textes traitant de la
nature de bouddha (tathagathagarbha) sont de sens certain.
[R] : Selon l‟interprétation de Gorampa, la nature de bouddha est de sens certain, mais
l‟affirmation selon laquelle il y aurait une nature de bouddha dans le courant de
conscience de chaque être est considérée comme un enseignement de sens provisoire.
[E] : Si nous affirmons que tous les êtres ont la nature de bouddha, le problème est-il de
Puisque le continuum savoir si la nature de bouddha existe ou non, et si elle existe dans chaque être ou non ?
mental des êtres relève
de la vérité relative,
[R] : Pour ne pas perdre de temps à discuter de points qui ne sont pas clairs, il nous faut
l‟affirmation de la redéfinir la distinction entre « certain » et « provisoire ». C‟est en rapport avec les deux
présence de la nature vérités. Tout ce qui a trait à la vérité ultime est de sens certain, et tout ce qui est lié à la
de bouddha dans ce vérité relative est de sens provisoire. Ainsi, quand nous parlons de la nature de bouddha,
continuum est un elle ne diffère pas du dharmadhatu, de la réalité ultime, laquelle n‟est autre que l‟union
enseignement de sens de la clarté et de la vacuité. Par conséquent, les enseignements sur ce sujet sont de sens
provisoire certain. Par ailleurs, le continuum de conscience des êtres sensibles n‟est pas considéré
comme une réalité ultime, définitive. C‟est pourquoi quand nous parlons de la nature de
bouddha dans le continuum de conscience des êtres, il s‟agit d‟enseignements de sens
provisoire. Le Bouddha possède une double sagesse. Il connaît les choses comme elles
sont, ji tawa (ji lta ba), ce qui a trait à leur réalité ultime ; et il connaît les choses dans
leur multiplicité, ji nyepa (ji rnyed pa). Tout ce que cette seconde sagesse connaît est de
sens provisoire.
Avant de poursuivre avec les explications de Khenpo, nous allons continuer à montrer
comment le bodhisattva de la septième terre surpasse les auditeurs et les bouddhas-par-soi
par son intellect ou sa sagesse. Mais je veux d‟abord terminer le chapitre VIII, car une
grande partie de l‟information qu‟il contient est étroitement reliée à ce que nous avons vu au
chapitre VII.
À présent, pour que le bodhisattva de la huitième terre puisse obtenir des qualités éveillées
encore plus avancées que celles de la septième terre, il entre dans cet état Inébranlable, qui
est irréversible, si l‟on peut dire. C‟est le nom de la huitième terre.
Et s‟il peut entrer dans cet état irréversible, c‟est parce qu‟il possède désormais cette qualité
Sur la huitième terre,
le bodhisattva n‟a pas
qu‟on appelle : mi kyéwé cheula zeupa t’opa (mi skye ba’i chos la bzod pa thob pa). On
peur du fait que les trouve ce même terme à bien d‟autres niveaux. Au sens large, zeupa signifie « patience »,
choses sont non-nées mais ici je le traduirais par « absence de crainte », « impavidité » ou « absence de peur face à
l‟absence de caractéristiques ». En d‟autres mots, le bodhisattva de la huitième terre n‟est
nullement effrayé de réaliser que les choses sont sans naissance. Le dernier mot de
l‟expression, t’opa, qui signifie acquis, actualisé, décrit celui qui est capable de
« supporter », mieux encore, d‟« actualiser » une telle vision. Cette actualisation de l‟absence
de crainte est plus que de la patience. La description est un peu vague, je vais essayer de
préciser.
La majorité d‟entre nous ne connaît pas le sens de mikyewa (mi skye ba), non-né, c‟est
pourquoi nous n‟avons pas peur. Ce non-né est une des raisons qui font que les auditeurs et
les bouddhas-par-soi n‟entrent pas dans cette voie. En effet, cette réalité décrite comme non-
née est une chose qui nous est complètement étrangère. Nous sommes incapables de
l‟envisager. La capacité à envisager la réalité est une grande force. Nous parlons maintenant
non du débat raisonné entre les écoles cittamatra et madhyamika – que notre intellect arrivait
à suivre tant bien que mal –, mais des qualités des bodhisattvas et je crois que nous sommes
peu nombreux à avoir atteint ce niveau. Nous devons néanmoins en parler, ne serait-ce que
pour le mérite, pour le futur. Tout le monde parcourt cette voie et il est bon d‟en entendre
parler encore et encore. Le simple fait d‟entendre parler des qualités des bouddhas et des
bodhisattvas nous rapproche de ces qualités, même s‟il est difficile d‟en parler. Comment
parler de la vision d‟un individu alors que nous avons les deux yeux fixés sur ses pieds plutôt
que sur son visage ? La logique déductive nous permet de marmonner quelques mots mais
pas d‟en parler vraiment. Je ne sais pas comment ces bodhisattvas voient les choses. C‟est
comme cela. Bien sûr, c‟est bien plus que cela. Je ne fais que donner un exemple.
Ici, s‟agissant du bodhisattva de la huitième terre, l‟expression mi chewé cheula zeupa t’opa
Il a entièrement purifié
le tsendzin et accède fait référence à la purification totale du tsendzin, l‟attachement aux caractéristiques.
désormais à l‟absence Comment le bodhisattva arrive-t-il à accroître et à parfaire les qualités de l‟Éveil ? Grâce à ce
d‟effort mi chewé cheula zeupa t’opa, il abandonne tout attachement aux caractéristiques et accède
désormais au tseulwa mépa (rtsol ba med pa), l‟état libre de tout effort. Rendawa propose
l‟exemple d‟un voyage en bateau. Quand un bateau est à quai ou sur la plage, il faut faire des
efforts pour le lancer. Mais arrivé en haute mer, il suffit de hisser la voile et le vent s‟occupe
du reste.
Ces premières lignes décrivent les qualités du bodhisattva de la huitième terre pendant la
méditation. Les suivantes parlent de ses qualités dans la post méditation.
Je dois expliquer quelque chose à ceux qui rencontrent cette expression pour la première
fois. Nous savons que l‟entrée dans la cessation est très près du but ultime des voies des
auditeurs et des bouddhas-par-soi. Mais comme vous l‟entendrez par la suite, ici, sur la voie
Comment les grands du Mahayana, la voie des bodhisattvas, la cessation devient insuffisante. Voilà pourquoi la
êtres peuvent rester dernière ligne dit : et les Victorieux viennent le relever de son état de cessation. Ce qui ne
longtemps dans l‟état veut pas dire par exemple que celui qui est dans cet état est ignorant. D‟après Tulkou
de cessation Rinpoché, cet état se rapproche de celui dans lequel les grands maîtres demeurent lorsqu‟ils
décèdent, un état qui peut durer de quelques jours à plusieurs semaines. C‟est très important
aussi dans la voie Theravada, vous vous en rendrez compte si vous explorez des endroits
comme la Thaïlande. Par exemple, au moment de passer dans le nirvana, le Bouddha a
investi son disciple Kashyapa avec l‟autorité de premier régent. L‟histoire bouddhiste
raconte que Kashyapa vit encore. Il est vivant mais il ne respire pas. Il demeure dans cet état
de cessation quelque part dans le Szechwan, en Chine, au Mont Pied-de-Poule. En général,
quand les auditeurs sont dans cet état méditatif, ils ne meurent pas vraiment. En même
temps, ils n‟ont pas besoin de fonctionner comme nous le faisons. C‟est un phénomène assez
fréquent. Si vous visitez la Thaïlande, vous verrez quelque chose qui ressemble à un cadavre
avec des cheveux et des ongles qui poussent encore. Mais je le répète, la cessation du
bodhisattva de la huitième terre surpasse largement cela. N‟oubliez jamais que Chandrakirti
compare la compréhension de la vacuité que réalisent les auditeurs et les bouddhas-par-soi à
un minuscule trou d‟insecte dans une graine de moutarde. Quel sarcasme ! Une graine de
moutarde est déjà minuscule et leur compréhension de la vacuité ne serait pas plus grande
qu‟un trou d‟insecte dans cette graine, alors que la compréhension de la vacuité d‟un
bodhisattva de la première terre, sans même parler de la huitième terre, est vaste comme
l‟espace !
Soyons clairs quand nous parlons de sarcasme envers les auditeurs et les bouddhas-par-soi,
car si l‟on compare notre réalisation de la vacuité à la leur, la nôtre est le trou dans la graine
et la leur est aussi vaste que l‟espace... Chandrakirti, qui est un bodhisattva réalisé, peut se
permettre de faire de telles comparaisons, mais nous devons à tout prix éviter de considérer
les arhats comme de pauvres minables qui n‟ont qu‟une réalisation minuscule, car comparée
[T7] (3) Les qualités spéciales de ce qui est abandonné (717), 8:2
8:2 Un esprit libre de tout attachement ne connaît plus de faute, et par suite,
Il ne reste pas trace des souillures et de leurs racines sur la huitième terre.
Le bodhisattva, toutes ses afflictions épuisées, règne sur les trois mondes.
Mais la richesse illimitée, vaste comme le ciel, de la bouddhéité, est encore
au-delà de son pouvoir.
Il a un esprit sans attachement est sans faute, l‟attachement envers les caractéristiques est
éradiqué de son esprit et il devient le protecteur des trois mondes. Pour vous donner une
vague idée, la ressemblance est si grande qu‟il est impossible de faire la différence entre les
bodhisattvas de la huitième terre et le Bouddha. Même ainsi, la dernière ligne dit que le
bodhisattva n‟a pas encore atteint les qualités du Bouddha, qui sont vastes comme l‟espace.
8:3 Le samsara a pris fin et, comme il a maintenant la maîtrise des dix
pouvoirs,
Il se manifestera aux êtres sensibles de diverses et multiples manières.
Le samsara a pris fin signifie que le bodhisattva de la huitième terre ne naîtra plus dans le
samsara à cause du karma, des émotions ou de l‟ignorance. En revanche, du fait qu‟il obtenu
la maîtrise des dix pouvoirs, il se manifestera de différentes manières à de nombreux êtres
sensibles à différents moments.
Les dix pouvoirs En bref, ces dix pouvoirs sont :
qu‟obtient le
bodhisattva de la
dixième terre 1. Le pouvoir sur la durée de vie (tib. tse). S‟il le souhaite, le bodhisattva peut vivre
durant des éons infinis.
3. Le pouvoir des ressources. Par exemple s‟il veut embellir cet endroit, il a le
pouvoir d‟y manifester toute la beauté des champs purs, comme des étangs
ombragés ornés de cygnes et ainsi de suite.
La réincarnation n‟est Je pense que la réincarnation est pour une large part mal comprise en occident. C‟est à cause
pas toujours bien de gens comme moi, qui sont supposés être les réincarnations d‟êtres suprêmes. Je crois
comprise en occident qu‟on confond souvent réincarnation et manifestation. Il existe ce qu‟on appelle des kyéwa
tulkou (skye ba sprul sku) qui seraient comme des réincarnations. Laissez-moi vous dire que
certains individus qu‟on considère comme des tulkous, moi par exemple, ne sont pas à mon
avis des kyéwa tulkou. Il y a tellement de sortes de tulkous. Prenez le Soutra du Cœur, classé
comme un enseignement du Bouddha. C‟est un des soutras majeurs du bouddhisme et
pourtant il s‟agit d‟une discussion entre Shariputra et Avalokiteshvara. Le Bouddha a béni
ces deux disciples afin qu‟ils ressentent la nécessité d‟avoir cette discussion à ce moment-là.
Il existe nombre d‟histoires similaires. Je ne sais pas si c‟est le bon moment pour discuter de
ce point, mais il existe par exemple ce qu‟on appelle des chinchi lapey tulkou (byin gyis
bslabs pai sprul sku), des manifestations sous forme de bénédiction. Dans notre cas, ce serait
comme si ces bodhisattvas bénissaient Marc et Yvonne et les rendaient capables de débattre
ensemble.
Il y aussi ce qu‟on appelle des zowey tulkou (bzo bai sprul sku), des manifestations sous
forme d‟objet. Si un bodhisattva de la huitième terre voit par exemple que les êtres ont
besoin d‟un pont ou d‟un bateau pour traverser une rivière, il prendra la forme d‟un pont ou
d‟un bateau. C‟est aussi un tulkou. On ne le désignera peut-être pas comme un tulkou, un
corps de manifestation mais c‟est certainement un trulpa (sprul pa), une manifestation. Cela
ne dure pas nécessairement une vie entière.
L‟histoire du bar à Supposez que grâce à ses pouvoirs incroyables un bodhisattva de la huitième terre voie un
Casablanca : un café bien précis dans la ville de Casablanca, et qu‟il sache qu‟en 2022 un homme va se
exemple de rendre dans ce café pendant une demi-heure pour boire un café, c‟est tout. Le bodhisattva de
manifestation la huitième terre, qui sait que c‟est seulement à ce moment précis que cet homme sera un
Autres types de récipient parfait, attendra, car telle est le pouvoir de sa patience. Au mois de janvier 2022 il
manifestation se manifestera ou bénira un serveur ou une serveuse dans ce café. Finalement l‟homme entre
et commande un café et la serveuse échange deux ou trois mots avec lui. C‟est tout, rien de
plus. Le bodhisattva a fait son travail, il est heureux. Lui a planté la graine du Dharma et la
serveuse continue à servir, mais sans être un bodhisattva, car elle ne l‟aura été que pendant
ce laps de temps précis. Cela pourrait arriver, voilà ce que j‟essaie de dire. Ces choses
peuvent également se passer avec de prétendues réincarnations comme moi. S‟ils me
ressemblent, la plupart des lamas réincarnés sont des manifestations du diable. D‟autres sont
peut-être de vrais tulkous, mais ne le seront que pendant six mois. Ce que je trouve injuste,
c‟est qu‟ensuite ils continuent à profiter de la situation !
Les bodhisattvas Les tulkous peuvent aussi se manifester comme des sources d‟inspiration, par exemple, une
peuvent aussi se minuscule perle de rosée qui coule le long d‟une feuille et vient toucher une autre feuille. Si
manifester sous des cela est une source d‟inspiration pour quelqu‟un, il se pourrait fort bien que ce soit la
formes qui apportent manifestation d‟un bodhisattva de la huitième terre. Tout ce qui offre ne serait-ce qu‟un
du bonheur aux êtres instant de bonheur aux êtres, un instant de repos et de bien-être, est la manifestation d‟un
bodhisattva. Cela paraît un peu New Age, non ?
L‟histoire de Riké L‟un de mes maîtres, Riké Chadral, est censé être une réincarnation de Tangtong Gyalpo
Chadral et de (thang stong rgyal po). Lui dit que c‟était impossible parce que Tangtong Gyalpo était un
Tangtong Gyalpo maître réalisé. Tangtong Gyalpo était renommé comme un grand constructeur de ponts et
lors de ses exploits au Tibet et en Inde un grand nombre d‟insectes trouvaient la mort.
Tangtong Gyalpo faisaient des prières pour tous ces êtres et Riké Chadral est persuadé qu‟il
était un de ces insectes. Riké Chadral est un grand maître mais il prétend être la renaissance
d‟un insecte ! Toujours est-il que grâce aux prières d‟aspiration de Tangtong Gyalpo, on le
considère comme la réincarnation de Tangtong Gyalpo et il fait le bien d‟un grand nombre
d‟êtres. De manière analogue, Sa Sainteté le Dalaï-lama dit que c‟est impossible qu‟il soit la
réincarnation d‟Avalokiteshvara mais qu‟il était peut-être l‟un de ces innocents bouviers
indiens qui gardait simplement son buffle dans la vaste plaine indienne, à proximité d‟un
endroit où le Bouddha Shakyamouni donnait un enseignement, juste un petit garçon qui de
[E] : Puis-je poser une question au sujet de la serveuse ? En prononçant ces quelques mots,
n‟a-t-elle pas accumulé une très grande masse de mérites ? Elle a amené un être au
Dharma. Elle devait donc avoir le karma d‟être là au bon moment. Comment sait-on que
c‟est la bénédiction du bodhisattva et non les mérites cumulés de la serveuse et de
l‟inconnu ?
[R] : Ils sont comme la cause et l‟effet.
[E] : La bénédiction du bodhisattva n‟est donc pas nécessaire. Cela donne un peu
l‟impression d‟un dieu qu‟on adore.
[R] : Non, parce que sans les bouddhas et les bodhisattvas il n‟y a pas de mérite.
[E] : Dieu est donc un bodhisattva ?
[R] : Sans problème. Dans ce contexte je les accepte tous : Shiva, Brahma, Jésus... Bon, pour
Mohammed je ne sais pas, c‟est un peu difficile. Mais pour les autres, je ne vois pas de
problème, ils sont pareils.
[R] : [Une bourrasque retourne le tanka au-dessus de la tête de Rinpoché] D‟accord,
d‟accord, Mohammed aussi !
Le texte racine et le commentaire nous ont tous deux permis de comprendre que dès son
accession à la première terre, le bodhisattva surpasse les auditeurs et les bouddhas-par-soi
par son mérite mais pas par son intellect. Pour dire cela, Chandrakirti se fonde sur le Soutra
des Dix Terres, dans lequel le Bouddha donne l‟exemple du prince-héritier qui surpasse les
ministres en mérite mais pas en sagesse. En général, les bodhisattvas de la première à la
sixième terre ne peuvent pas surpasser les auditeurs et les bouddhas-par-soi, lesquels ont
Le bodhisattva de la réalisé l‟inexistence du soi des agrégats. La raison précise est que tant que le bodhisattva n‟a
septième terre a la pas atteint la septième terre il n‟a pas le rang gi yul shepé chewa, la dignité née de la
„dignité née de la connaissance de l‟objet, de son propre objet. Quand on compare la voie des auditeurs et des
connaissance de son bouddhas-par-soi à la voie du Mahayana, on note plusieurs différences concernant
propre objet‟ l‟approche et de la compréhension de l‟inexistence du soi des phénomènes. Il y a notamment
une différence de clarté, salwa (gsal ba), de complétude, dzokpa (rdzog pa) et d‟immensité,
gyepa (rgyas pa).
Les bodhisattvas de la Nous savons maintenant que le bodhisattva ne peut pas surpasser les auditeurs et les
septième terre bouddhas-par-soi sur la seule base de son denme tokpa, sa réalisation que rien n‟existe
comprennent l‟absence vraiment. Il nous faut donc dire que s‟il arrive maintenant à les surpasser, c‟est parce qu‟il
de caractéristiques comprend désormais le tsenma mepa, l‟absence de caractéristiques, qualité qui permet au
pendant la méditation bodhisattva de la septième terre de surpasser les auditeurs. Il faut également noter que la
et la post méditation compréhension directe de l‟absence de caractéristiques seule ne suffit pas, car même les
bodhisattvas de la première terre réalisent l‟inexistence des caractéristiques pendant la
méditation, mais dans la post méditation l‟attachement aux caractéristiques apparaît de
nouveau.
Trois sortes de tokpa Quand on parle du tsendzin, qui est un attachement conceptuel (tokpa), il faut comprendre les
(concepts) différents aspects que recouvre ce mot. En premier, il y a le tak cheud gyi tokpa (brtag dpyod
gyi rtog pa), le concept analytique. Ensuite il y a le drateun dredzin gyi tokpa (sgra don dres
’dzin gyi rtog pa) – nous en avons parlé pendant plusieurs jours – qui consiste à penser que le
mot et l‟objet font un. Enfin, il y a le lokpé tokpa (log pa’i rtog pa), qui est une idée fausse
ou incorrecte. Nous parlons ici uniquement du second type de concept, le dra teundre dzin
gyi tokpa, que Gorampa divise en quatre aspects : le soi individuel et le soi des phénomènes,
chacun pouvant être soit inné soit imaginaire, ce qui fait quatre. À titre d‟exemple, le soi inné
est le sentiment que nous avons que le mot « je » et l‟entité ainsi désignée sont une seule et
même chose. On peut ainsi définir quatre catégories au sein de ce type de concept.
Ce qui reste à purifier Parmi ces quatre, le bodhisattva de la première terre a déjà purifié tous les soi imaginaires.
après la première Nous appelons cela t’ong pang (mthong spang), le voile qu‟on purifie sur la voie de la
terre: l‟attachement vision. C‟est ici que les choses commencent à se compliquer, car dans le soi inné, il y a aussi
aux caractéristiques deux sortes d‟attachement. Nous faisons référence ici aux soi innés des phénomènes et de
l‟individu, et quand nous nous attachons au soi inné nous le faisons de deux manières. L‟une
consiste à penser que le soi existe vraiment, l‟autre à penser que ce n‟est qu‟une idée tout en
continuant à s‟y attacher. Nous savons que l‟idée que le soi inné existe vraiment a déjà été
abandonnée sur la voie de la vision. Ce qui reste, c‟est l‟attachement au soi inné comme étant
simplement imaginaire. Nous utilisons le mot « imaginaire » mais ce n‟est pas le même
imaginaire que dans le « soi imaginaire ». Ce qui reste, c‟est le drateun dredzin gyi lo, le
processus qui consiste à penser que le mot et l‟objet sont un.
C‟est ce que nous appelons tsendzin, nous l‟avons dit et redit, et cet attachement aux
caractéristiques évoque trois choses : quand on donne il subsiste les notions de donateur,
Les trois d‟objet (argent ou autre) à donner et de récipiendaire. Ce genre de conceptualisation est ce
caractéristiques (ou qu‟on appelle l‟attachement au soi inné, non comme réel mais en tant que tsenma,
pôles conceptuls) : caractéristiques. Les marques ou caractéristiques sont les notions de donateur, d‟objet à
celui qui donne, l‟objet
donner et de donataire. Sans ces trois, il n‟y a pas de don, mais le bodhisattva s‟y attache
et le bénéficiaire
encore. Dans sa méditation, le bodhisattva de la première terre réalise entièrement l‟irréalité
de ces trois caractéristiques mais dans la post méditation des concepts de ce type
resurgissent.
Arrivé sur la septième terre, il commence à détruire ces concepts même pendant la post
méditation. C‟est la principale raison qui lui permet de surpasser les auditeurs.
Il y a différents courants de pensée au sein des écoles tibétaines. Par exemple, ce matin nous
avons expliqué comment le bodhisattva de la huitième terre réussit à éradiquer toutes les
émotions négatives. Même certains érudits de l‟école sakyapa considèrent qu‟il s‟agit là des
voiles émotionnels, alors que d‟autres, comme Gorampa, disent que ce ne sont pas les voiles
émotionnels. Toujours est-il que hormis les disciples de Tsong Khapa, qui sont des
guélougpas, les trois autres écoles (kagyu, sakya et nyingma) disent toutes que le bodhisattva
de la première terre a éliminé le dendzin, la croyance en la réalité des choses.
Les écoles sakya, nyingma et kagyu soutiennent que la vue ultime est au-delà des quatre
extrêmes, de tous les extrêmes. Pour elles, si votre but est d‟atteindre le niveau d‟auditeur ou
de bouddha-par-soi, le seul voile à détruire est la croyance en la réalité des choses. En
revanche, si vous voulez atteindre l‟Éveil du Bouddha, vous devez encore détruire
l‟attachement aux caractéristiques.
Pour Mipham Rinpoché et Gorampa cela est impossible, car si on dit qu‟une chose existe
On peut utiliser la dans la vérité ultime, alors tout ce qui existe dans la vérité ultime doit exister vraiment. Le
réfutation par laquelle
Madhyamika-svatantrika affirme que dans la vérité conventionnelle les choses existent, à
Chandrakirti a défait
les svatantrikas pour leur propre niveau et avec leurs propres caractéristiques. Gorampa dirait, et même Mipham
nier la doctrine de Rinpoché serait d‟accord, qu‟on peut appliquer à Tsong Khapa les mêmes raisonnements
Tsong Khapa : une utilisés par Chandrakirti quand il réfute le Madhyamika-svatantrika. L‟une des critiques
chose établie au moyen principales que bon nombre d‟érudits opposent à cette notion de t’a nyé tsedroup, de chose
d‟une cognition juste dont l‟existence serait prouvée dans la vérité conventionnelle, proposée par Tsong Khapa et
serait réelle ! ses disciples, est que si cette chose est établie par une cognition juste alors elle existe
vraiment.
[E] : Je me rappelle la discussion à propos de Tsong Khapa qui disait que dans le verre il y
avait des particules d‟eau, de pus et ainsi de suite. Mais à la lumière de ce qui vient
d‟être expliqué, je commence à comprendre que si un humain voit de l‟eau, c‟est un
sentiment né d‟une perception sensorielle non diluée ; c‟est donc une cognition juste. La
même chose est vraie pour l‟esprit affamé qui voit du pus. Les deux sont des cognitions
justes. Pour les guélougpas, ceci ne peut pas être nié par une autre cognition juste. Est-
ce que Tsong Khapa affirme cela non seulement parce que sa compassion est plus
grande que celle des autres maîtres mais aussi pour valider la théorie guélougpa de
cognition juste ?
[R] : Forcément, la compassion est encore là, mais vous avez bien compris. C‟est pourquoi
c‟est une manière de penser tellement bienveillante et pleine de compassion. L‟autre
manière de voir, celle de Mipham et de Gorampa, est parfaitement totalitaire. Pour eux,
la seule cognition juste est la perception des êtres humains, et elle nie la cognition juste
des autres êtres. Alors que si l‟on suit Tsong Khapa, tout le monde est à égalité.
[E] : Vous n‟avez pas expliqué pourquoi c‟est plus rapide d‟atteindre le niveau des auditeurs.
[R] : Parce que vous avez éliminé le dendzin.
[E] : Mais le bodhisattva de la septième terre prend beaucoup plus de temps pour arriver au
même niveau.
[R] : Exactement. C‟est pour cela. Trois vies suffisent pour devenir un auditeur. Et là vous
avez une bonne assurance : vous n‟avez plus besoin de revenir dans le samsara.
Les bodhisattvas sont [E] : Pourquoi un laps de temps si court ?
constamment en train [R] : Parce qu‟on n‟a pas besoin d‟accumuler beaucoup de mérites.
d‟essayer d‟aider les [E] : Les bodhisattvas de la huitième terre ont la capacité de manipuler le karma, et il est dit
êtres, mais pas tous les qu‟ils peuvent utiliser les qualités des autres planètes, jusqu‟à un certain point. Ils ont
êtres ont le bon karma une connexion avec cette planète et la volonté d‟aider les êtres grâce à leur compassion.
d‟accepter cette aide Pourquoi ne pas utiliser ce pouvoir ici pour manifester encore plus d‟êtres éveillés ?
[R] : Ils le font constamment. C‟est comme la BBC. C‟est une excellente chaîne avec un très
bon service info, mais de nombreux êtres n‟ont pas le bon karma d‟écouter ses
programmes. Au contraire, ils ont le mauvais karma émotionnel d‟être attirés par CNN.
C‟est comme ça.
C‟est comme une seule sagesse avec quatre aspects différents mais étroitement liés.
La première cognition parfaite, qui connaît chaque phénomène, comprend les
caractéristiques de chaque phénomène au niveau ultime comme au niveau relatif. Encore une
fois, comme je l‟ai dit hier, nous ne pouvons que présumer qu‟ils ont ces immenses qualités
qui nous dépassent et dont il nous est impossible de parler. Je peux seulement vous en
donner une idée et des illustrations approximatives. Quand nous regardons un objet, nous
voyons à peine ses caractéristiques partielles, et ce, uniquement quand nous sommes
« sobres », c‟est-à-dire quand notre esprit est dans un état sain, sans ignorance, ce qui est très
rare, voire inexistant. Quand ces bodhisattvas regardent un objet, ils voient tous les aspects
de toutes ses caractéristiques, tant sur le plan relatif que sur le plan absolu. Voilà pourquoi ils
n‟ont pas besoin de développer l‟esprit de renoncement. Quand nous, êtres ordinaires,
regardons un objet, nous ne voyons que certains aspects et même là, nous les voyons par le
prisme d‟un esprit complètement égaré. Voilà pourquoi nous avons tant de mal à développer
l‟esprit de renoncement. Si nous pouvions voir comment la relation avec cet individu tant
aimé va évoluer dix jours plus tard, jamais nous ne ressentirions un tel attachement. Ces
exemples sont vagues et insuffisants, c‟est juste pour vous donner une idée.
La seconde cognition parfaite permet au bodhisattva de comprendre ce qui distingue tous les
phénomènes. Voici encore un mauvais exemple. Supposons un objet, l‟être aimé. Vous
placez Jakob ici, Ani Djinpa là et six autres êtres autour d‟eux. Le bodhisattva de la
neuvième terre connaît les phénomènes de chaque individu. C‟est comme une source de
compassion, car connaissant les perceptions de chaque être, le bodhisattva sait qu‟un
individu n‟est pas mieux qu‟un autre.
Le bodhisattva arrive maintenant au terme de sa voie. C‟est ici que la voie prend fin. Ce
bodhisattva peut accomplir un million de différents modes de recueillement. Il sera
Le couronnement du couronné, adoubé, et recevra un pouvoir semblable à celui du Bouddha. On se souvient que
bodhisattva de la sur la première terre il a reçu la couronne de prince-héritier. Maintenant vient le
dixième terre au terme couronnement finale : le prince devient roi. Ce couronnement intervient tout à la fin de ces
de sa voie innombrables recueillements. Lorsque le bodhisattva atteint ce niveau, il peut manifester des
millions de milliards de champs purs de bouddha, contenant chacun l‟entourage, les disciples
et tout ce qui est mentionné dans les descriptions des champs purs.
Dès qu‟il s‟établit dans ce recueillement au milieu ce beau royaume paré d‟ornements, les
bouddhas des dix directions et des trois temps lui envoient des rayons lumineux à partir du
centre de leur front et lui transmettent le pouvoir qui fait du prince un roi.
Ensuite, sur la dixième terre, comme les nuages qui répandent la pluie en temps voulu pour
faire pousser les cultures, le bodhisattva fera spontanément et continument tomber une douce
pluie de compassion et de bénédictions pour cultiver et nourrir les pensées et les actes
vertueux des êtres. C‟est pourquoi son nom est « Nuage du Dharma ».
[E] : Vous avez dit que ces enseignements peuvent être très bénéfiques, dans le cas, par
exemple, où notre dévotion faiblirait quand nous sommes sur la voie. Pourriez-vous
nous donner quelques conseils pratiques sur la manière d‟intégrer ces enseignements
dans notre vie de tous les jours ?
[R] : Je ne crois pas que cela vous soit possible ! Quand on est sous l‟emprise des émotions,
Même si vous
n‟arrivez pas à pra- on n‟a pas le temps d‟appliquer l‟analyse du chariot en sept points. Cependant le fait
tiquer le Madhyamika, d‟écouter et de contempler ces enseignements finira par vous affecter. On ne peut pas
si vous continuez à les chanter comme des mantras, mais c‟est déjà bien de simplement les écouter. Cela
l‟écouter et à l‟étudier laissera des empreintes quelque part, c‟est certain. Je le disais tantôt, certains pensent
il laissera une qu‟ils ne comprennent rien à cet enseignement, qui est difficile, surtout pour ceux qui
empreinte durable en sont arrivés au milieu du cours sans rien en savoir. Mais si vous l‟écoutez, il
vous s‟enracinera fermement quelque part en vous. Khenpo Rinchen, un de mes professeurs,
est un drôle de personnage. Il ne savait jamais faire les rituels. Un jour, une famille
tibétaine l‟invita chez elle pour faire une cérémonie pour un parent malade. Khenpo
Rinchen, qui ne savait pas comment exécuter le rituel, se dit que la source de toutes les
maladies est l‟ignorance, laquelle naît des vues fausses. Puisqu‟il est bien connu que le
Madhyamakavatara détruit les vues fausses, il décida d‟en lire des extraits au chevet du
malade ! Il est vraiment drôle. Comme il pensait tout le temps à la philosophie, quand
on servait le repas avec un bol de riz et un bol de légumes, il oubliait généralement de
manger soit les légumes soit le riz.
[E] : Quand on parle du drateun drezin gyi lo, je ne comprends pas bien. Quand on leur dit
cela, les gens diront : « Bien sûr que nous savons qu‟il y a une différence entre le nom
et l‟objet, nous ne mélangeons généralement pas ces deux. » Que veut donc dire cette
expression ?
[R] : C‟est penser que le mot est l‟entité.
[E] : Mais nous ne pensons pas cela ?
[R] : Quiconque dit « vase » pense que ce qu‟il dit et ce qu‟il veut dire sont un. Quel est le
problème ?
[E] : Quand il dit « vase », il fait effectivement référence à un objet, est-ce cela que vous
voulez dire ?
[R] : Oui, « se référer à » est un meilleur mot que « associer » ou « mêler ». L‟instant même
où vous entendez le mot « vase », vous savez à quoi il se réfère.
Je veux revenir au t’a nyé tsedroup dont nous avons parlé hier, puisque bon nombre d‟entre
nous pense peut-être que Tsong Khapa s‟est lourdement trompé. C‟est difficile de savoir qui
a tort ici, car même Chandrakirti accepte qu‟il y a quatre choses justes dans la vérité
conventionnelle. Il accepte la notion de validité (tsema) quand par exemple il accepte qu‟il y
a une cognition directe et une cognition déductive. Et il est obligé d‟accepter le loungi tsema,
la validité des écritures, et pe nyer jel gyi tsema (dpe nyer 'mjal gyi tshad ma), la validité de
l‟analogie. Pour donner un exemple de cette dernière, si un de vos amis n‟a jamais vu un âne
mexicain, vous pouvez lui montrer un âne de l‟Himalaya et expliquer qu‟un âne mexicain
ressemble à cela. Votre ami pourra ainsi se faire une vague idée de la chose. Chandrakirti
accepte cela et c‟est très proche de ce que dit Tsong Khapa. Il faut savoir que dans ses
réfutations Chandrakirti utilise souvent l‟idée du jigten drak der cheudpa (’jig rten grags der
spyod pa), l‟acceptation de la perspective des gens ordinaires. Les érudits madhyamika
modernes disent que cette expression est une « déclaration » de Chandrakirti, sans toutefois
constituer un « système » ou une « théorie ». Chandrakirti a déclaré cela pour les besoins du
débat mais ce n‟est pas sa tradition. Cette tradition de la perspective des gens ordinaires est
quelque chose de très nouveau. C‟est exclusif à Chandrakirti.
[E] : Y a-t-il une différence entre tokpa et tsendzin ou est-ce la même chose ?
[Dzongsar Khyentsé R] : Vous savez, quand les lamas réincarnés sont jeunes, ils ont des
tuteurs très sévères. Dans ma jeunesse, comme j‟étais très dissipé, j‟ai eu des tuteurs très
stricts. Avant de me donner le fouet, ils se prosternaient devant moi en disant des choses
invraisemblables, du genre : « vous êtes omniscient, vous êtes l‟incarnation de Manjushri ».
Et voilà que Tulkou Rinpoché remet cela ! Voilà un très bon exemple de l‟habilité verbale de
ces maîtres bien élevés : ils en arrivent à dire plusieurs choses en même temps ! Je suis sûr
que vous l‟avez entendu louer la qualité de mes enseignements ou quelque chose comme
cela. Mais moi j‟entends un autre message. Il me dit : « Vous avez un nom prestigieux, vous
êtes censé être la réincarnation de ceci et de cela et vous devez donc avoir un esprit très
vaste. Vous devez enseigner sans discontinuer, sans jamais penser à vous reposer : vous avez
enseigné dans le passé, vous enseignez maintenant et vous devez enseigner dans le futur. »
[Tulkou R] : Bien sûr, Rinpoché ! Tel est le vœu des bodhisattvas ! Nous avons prêté
serment devant les bouddhas, les bodhisattvas et les êtres. Vous n‟avez pas le choix.
[Dzongsar Khyentsé R] : Qu‟a-t-il dit d‟autre ? J‟ai oublié. Ah oui : « chacun de ses
gestes... » Comment vous sentiriez-vous à ma place ? À partir de maintenant, il va me falloir
surveiller chacun de mes gestes !
[Dzongsar Khyentsé R] : C‟est exactement comme cela que Kyabjé Dilgo Khyentsé
Rinpoché m‟a inculqué la discipline. Quand nous étions jeunes certains de mes camarades,
d‟autres jeunes Rinpochés étaient un peu, disons, jaloux de moi. Kyabjé Rinpoché était strict
mais j‟avais le droit de disparaître la nuit sans que Rinpoché ne dise rien. Certains, par pure
bonté, racontaient à Rinpoché où ils m‟avaient vu la nuit d‟avant. Mais au lieu de me
gronder, Rinpoché me disait le nom du rapporteur ! Il était extrêmement habile. J‟ai eu de
nombreux maîtres, plus ou moins stricts suivant leur tradition, mais avec Kyabjé Rinpoché
c‟était bien pire, car il me laissait toute liberté en me disant : « Quoi que tu fasses, j‟ai
confiance en toi. » Et là, j‟étais piégé ! Je me disais qu‟il me faisait vraiment confiance et
que je devais donc me conduire convenablement. C‟est exactement ce que Tulkou Rinpoché
est en train de faire !
[Tulkou R] : Nous attendrons donc les enseignements de l‟an prochain et pour ceux d‟entre
vous qui auront la chance de les recevoir en d‟autres lieux, ne manquez pas cette opportunité.
Merci Rinpoché, veillez sur nous et que votre vie soit longue.
La onzième terre est la dernière : c‟est la terre du Bouddha. Dans les quatrains suivants
Chandrakirti nous explique que les véritables qualités de la terre du Bouddha sont indicibles.
Ce qu‟on pourra décrire ici ne représente même pas une goutte de l‟océan infini des qualités
du Bouddha. Néanmoins, la joie et l‟enthousiasme des pratiquants, ainsi que leurs mérites, se
Les qualités du multiplieront quand ils entendent parler des qualités du Bouddha.
Bouddha qu‟on peut
décrire
Dans les chapitres précédents, notamment au Chapitre VI, Chandrakirti a donné une
explication détaillée sur la production dépendante. Il a montré que les choses n‟étaient pas
produites à partir d‟elles-mêmes, à partir d‟autre chose, à partir des deux ou sans cause. Je
Dans les chapitres pense que certains d‟entre nous peuvent comprendre la production dépendante grossière
précédants nous avons jusqu‟à un certain point, comme la droite qui dépend de la gauche. Sans droite, pas de
vu qu‟il n‟y a pas de gauche. Mais cette compréhension limitée est surtout intellectuelle, voilà pourquoi nous nous
production véritable
trouvons confrontés à beaucoup de douleur et de désillusions dans la vie quotidienne et dans
la pratique. Comprendre les niveaux plus subtils de la production interdépendante est encore
plus difficile, parce que depuis de nombreuses vies nous avons renforcé l‟habitude de tomber
dans les extrêmes de l‟éternalisme et du nihilisme, pour ne parler que d‟eux, ou de croire que
les choses naissent à partir d‟elles-mêmes, d‟autre chose, des deux ou d‟aucun de ces deux.
Ces schémas habituels nous empêchent surtout de réaliser les niveaux les plus subtils de la
production dépendante. Nous, quand nous réalisons la production dépendante, nous
comprenons qu‟il n‟y a pas de production « réelle ». Pour une école ou un théoricien qui
accepte la production dépendante, la production elle-même n‟a aucune existence inhérente et
par conséquent l‟on n‟a même pas besoin de savoir d‟où les choses naissent – à partir d‟elles-
mêmes, d‟autrui, etc. Ce mouvement, cet acte de naître, n‟existe pas vraiment.
Le chapitre 11 explique La question qui se pose maintenant est de savoir ce qui se passe quand on finit par
ce qui se passe quand on comprendre qu‟il n‟y a pas de production réelle à partir de soi-même, d‟autre chose ou de
réalise cela n‟importe lequel des quatre extrêmes. De toute évidence, le but n‟est pas de devenir un
professeur d‟université, d‟écrire un livre sur le sujet ou de participer à des conférences
prestigieuses. Tel n‟est pas notre but ! À mesure qu‟on réalise que les choses sont sans
naissance et ne sont en rien le résultat d‟une production réelle, on se libère de toutes sortes de
liens. Mais que se passe-t-il le jour où l‟on se libère totalement de tout ce qui nous
asservissait ? Peut-on encore prendre une tasse de café ? Peut-on continuer à voir les choses
comme elles sont ? Ces quatrains vont peut-être nous donner des éléments de réponse. Pour
quelqu‟un comme vous ou moi, qui n‟a jamais connu un seul instant de liberté, ces quatrains
n‟auront pas beaucoup de sens. Certains d‟entre nous y verront néanmoins un tableau
magnifique.
[T5] 1. Les qualités des sept premières terres exposées sous forme chiffrée
Les douze séries de cent Quand un bodhisattva a fini de parcourir les voies de l‟accumulation et de la jonction, il
qualités du bodhisattva atteint finalement la réalisation de la première terre : tong lam Ŕ la voie de la vision. Il entre
de la première terre dans le premier moment de la méditation de la première terre, et quand il sort de cette
méditation, il acquiert dans la post méditation mille deux cents qualités différentes. On
donne aux qualités spéciales du bodhisattva de la première terre le nom de tonglam gyi
yeunten gyadra chunyi (mthong lam gyi yon tan rgya phrag bcu gnyis), « les douze cents
qualités de la voie de la vision ».
11:4.3-4 Puis dans les cinq terres suivantes, elles se multiplient encore,
D’abord par cent mille,
Pour ce qui est des autres terres, il suffit de multiplier les douze séries précédentes par des
nombres croissants. Sur la seconde terre, Immaculé, le bodhisattva acquiert non pas cent
mais mille fois les douze séries de qualités de la voie de la vision (= 103). Il verra donc mille
bouddhas en un instant et ainsi de suite. Sur la troisième terre, il acquiert 12 fois cent mille
qualités (105). Sur la quatrième terre il acquiert 12 séries de cent millions de qualités (108),
puis sur la cinquième, 12 séries par un milliard (109), et sur la sixième terre 12 séries par cent
milliards (1011). Pour donner un exemple, un bodhisattva de la sixième terre peut voir cent
milliards de bouddhas en un seul instant.
Pour la septième terre, on prend dix milliards (1010) comme unité de mesure qu‟on multiplie
par cent mille ; ce qui fait cent mille fois dix milliards (1015) ou mille billions. Il peut voir ce
nombre de bouddhas en un instant, recevoir leurs bénédictions et les réaliser, vivre durant ce
nombre de kalpas, et ainsi de suite.
[T5] 2. Les qualités des trois dernières terres comparées à des masses de particules (721)
Jusqu‟à la septième terre il est encore possible de compter les qualités du bodhisattva et le
plan structural annonce « les qualités des sept premières terres en chiffres ». En revanche, les
qualités des trois dernières terres sont décrites en termes de particules, et il est impossible de
les compter. Il faut avoir recours à une unité de mesure plus grande.
Le bodhisattva qui atteint Inébranlable, la huitième terre, a déjà abandonné toutes les pensées
discursives, namtok (rnam rtog). Et donc quand il sort de la méditation et entre dans la post
méditation, il acquiert un nombre incalculable de ces douze séries de qualités. Pour les
comprendre, il nous faut d‟abord comprendre le tong soum (stong gsum), le trichiliocosme,
qui vaut 109 univers. Le premier chiliocosme est tong jigten gyi k’am (stong 'jig rten gyi
khams), c‟est-à-dire mille univers contenant chacun les quatre continents, le Mount Meru, les
chaines montagneuses périphériques, et le soleil et la lune. Mille de ces chiliocosmes forme
le bichiliocosme intermédiaire, tong nyi pa barmé jigten gyi k’am (stong gnyis pa bar ma'i
'jig rten gyi khams). Mille bichiliocosmes forment un trichiliocosme.
Ensuite on prend un trichiliocosme comme unité de mesure et on en compte cent mille (109 x
105 = 1014 chiliocosmes). On additionne alors toutes les particules qui forment 1014
chiliocosmes pour trouver le nombre de qualités qu‟acquiert le bodhisattva de la huitième
terre dans chacune des douze séries : en un instant il voit ce nombre-là de bouddhas, reçoit
leurs bénédictions, donne ce nombre-là d‟enseignements, et ainsi de suite.
11:8 Le moins qu’on en puisse dire est que les qualités de la dixième terre
Sont du domaine de l’indicible.
S’il fallait décrire l’indescriptible, nous dirions qu’elles sont aussi
nombreuses
Que tous les atomes (de tous les univers possibles).
Le bodhisattva de la dixième terre acquiert ces douze qualités multipliées par le nombre
« indicible ». Si on prend le nombre « indicible » et qu‟on le multiplie par le nombre de
particules qui existent, on obtient le nombre des douze séries de qualités qu‟acquiert le
bodhisattva de la dixième terre.
Jusqu‟ici Chandrakirti nous a brièvement présenté les qualités acquises sur les dix terres.
Dans le dixième quatrain il va commencer à parler des qualités de la onzième terre, qui sont
celles du Bouddha. Dans le plan structural des différents commentaires on trouve plusieurs
subdivisions, dont la réfutation de l‟idée des perceptions dualistes du Bouddha. Mais mieux
vaut différer un peu l‟explication de certains de ces points qui risquent de provoquer de
sérieux malentendus.
[Note : Rinpoché n‟a pas donné d‟enseignement particulier ici, sous ce titre]
Le bodhisattva ne se Dans ce quatrain, Chandrakirti explique où et quand le Bouddha atteint l‟Éveil. Il utilise
repose pas sur la 10e l‟analogie de la lune qui éclaire et élimine toute obscurité quand elle se lève dans un ciel
terre mais continue et limpide et sans nuages. À mesure que le bodhisattva parcourt les dix terres, il détruit ou
atteint la bouddhéité en élimine toute ignorance, toute conceptualisation. En particulier, lorsqu‟il atteint la dixième
appliquant l‟antidote
terre, il ne s‟y arrête pas. Au lieu de se reposer sur la dixième terre, il s‟efforce d‟aller plus
semblable au vajra
loin et de détruire jusqu‟au plus subtile des voiles qui recouvrent l‟omniscience. C‟est
maintenant qu‟il atteint le niveau de bouddha. Nous parlons ici du dernier moment de la
dixième terre, quand le bodhisattva de la dixième terre applique l‟antidote « adamantin »,
« semblable au vajra » ». Le lieu est Akanishta, (‘og min), le niveau le plus haut de
l‟existence. À ce moment, en ce lieu, le bodhisattva acquiert toutes les qualités du Bouddha,
sans en omettre une seule. Ce quatrain sert de résumé, d‟autres détails suivront.
Le quatrain 11 :11 explique comment il acquiert l‟omniscience.
La différence qu‟il peut y avoir entre divers récipients qui contiennent de l‟espace ne crée
pas de différence entre le petit espace et le grand espace. L‟espace n‟a qu‟une seule essence.
De même, si nous comparons l‟espace à l‟intérieur de cette tente et l‟espace dehors, la toile
de tente ne crée pas deux espaces différents. Elle ne change pas la nature de l‟espace.
Comment le
Il y a d‟innombrables phénomènes, comme la forme, la sensation, l‟existence et la non-
boddhisattva comprend existence, mais tous ont une seule et même essence. C‟est ce que comprend le bodhisattva
la 11e terre sur la onzième terre. Instantanément, par le pouvoir de l‟antidote semblable au vajra, il
comprend tous les phénomènes. Le commentaire ajoute qu‟il n‟y a pas de phénomènes réels
à comprendre : le bodhisattva comprend d‟une manière qui est au-delà de la compréhension
et de ce qui est à comprendre.
Si l‟objet – les L‟adversaire avance une objection importante : quand on atteint la onzième terre, on sait que
phénomènes – est non les phénomènes sont libres de production réelle, qu‟ils sont dénués de toute élaboration
né, le sujet – la sagesse mentale. Dans ce cas nous disons que l‟objet – les phénomènes – est non-né. Mais si l‟objet
– ne peut pas le est non-né, alors le sujet, la sagesse, ne peut pas l‟observer. L‟adversaire soutient que
connaître
puisque tout est non-né, le concept d‟omniscience est une contradiction, puisqu‟en vérité il
n‟y a rien à connaître. Dans ce cas, le Bouddha ne peut ni guider ses disciples ni exposer la
nature des phénomènes, parce que lui même n‟a pas compris dans la mesure où il n‟y a pas
d‟objet réel à comprendre.
Il y a un doute ici dont j‟aimerais parler, à savoir si le Bouddha se manifeste et s‟il agit. Je
crois que certains philosophes bouddhistes des temps anciens, et même de nos jours, sont
tombés dans ce piège. De nombreux bouddhistes croient que l‟ignorance est la cause du sujet
– l‟esprit – et de l‟objet – tous les objets. Autrement dit, ils pensent que le sujet et l‟objet
viennent tous deux de l‟ignorance. Je dois préciser que ce que je vais dire est une abstraction
qui se fonde sur certaines idées de Gorampa et que c‟est peut-être une approche un peu
rangtongpa. Vous n‟êtes pas obligés d‟être d‟accord. Les phénomènes subjectifs et objectifs
sont tous causés par l‟ignorance. Et sur la voie, quand nous pratiquons et méditons, nous
éliminons peu à peu cette ignorance. Telle est la vue « standard ». À la fin de la dixième
terre, l‟antidote semblable au vajra détruit l‟ignorance, autrement dit il éradique le schéma
Le Bouddha a-t-il des
habituel le plus subtil. Ensuite, comme un arc en ciel se dissout dans l‟espace, la conscience
manifestations et des
activités ou sont-ce
éveillée se dissout dans l‟espace du réel, le dharmadhatu. La question est : où situer les
juste nos perceptions ? kayas (les corps), les jñanas (la sagesse) et les activités éveillées ? Bon nombre de
philosophes disent que ces aspects ne sont que les perceptions d‟autrui, que cela relève de
notre point de vue, à nous les êtres. Même quand le Bouddha dit : « Quand j‟étais un
oiseau », ce n‟est que la projection de quelqu‟un d‟autre, de l‟un de ses disciples, par
exemple.
L‟autre doute qui surgit ici est lié au temps. Quand on atteint l‟Éveil, on est libre de la notion
Si en s‟éveillant on se
libère de la notion du de temps. Ce concept, « le temps », ne nous liera plus. On ne dit pas seulement qu‟on ne sera
temps, il n‟y a pas de plus lié par le temps futur, on dit que le temps passé a disparu, le temps futur a disparu et le
passé – comment le temps présent a disparu. Une fois l‟Éveil atteint, vous ne pourrez pas penser : « Fut un temps
Bouddha peut-il se où l‟on avait le temps » ! Vous ne pourrez pas penser des choses du genre : « J‟ai atteint
souvenir du passé ? l‟Éveil parce que j‟ai reçu les enseignements sur le Madhyamika et que j‟ai pratiqué la
production dépendante pendant cent kalpas. » Il n‟est jamais rien arrivé de tel, et donc il n‟y
a pas d‟information à enregistrer. En même temps, il ne faut pas croire que l‟Éveil est une
sorte de néant, car il n‟y a pas de perte de mémoire. Mais la perte de mémoire n‟est pas
inexistante non plus car en vérité elle n‟est jamais née. Je ne crois pas que nous puissions
comprendre cela. En effet, il nous est impossible d‟imaginer qu‟on puisse faire l‟expérience
d‟un phénomène qui n‟a rien à voir avec le temps. On ne sait même pas imaginer une vie
sans lendemain, sans moment suivant, et là je ne parle que du temps futur, que dire alors des
autres temps ?
Gorampa demande :
comment peut-on se Selon Gorampa, toutes ces différentes idées posent problème. En premier lieu, il n‟est pas
purifier de l‟antidote d‟accord que l‟ignorance est la cause de tous les phénomènes. Si tel était le cas, même la
semblable au vajra ? sagesse de la fin du courant – l‟antidote semblable au vajra – serait le résultat de l‟ignorance,
puisque c‟est un phénomène. Si cette sagesse était un voile à éliminer, quel antidote pourrait-
on utiliser pour le détruire ? La sagesse semblable au vajra ne peut pas se purifier elle-même,
L‟adversaire répond Les adversaires de Gorampa ont une réponse intéressante. Ils disent qu‟on n‟a pas besoin
que l‟antidote se d‟un autre antidote parce que le pouvoir des tendances habituelles s‟épuise et quand il est
purifie de lui-même complètement épuisé on atteint la onzième terre. Puisque le voile est un phénomène
impermanent, il se défait de lui-même et aucun nouvel antidote n‟est nécessaire pour le
détruire. Le problème avec leur théorie est que ce qui est censé être le voile le plus difficile à
éliminer devient maintenant le plus facile : il suffit d‟attendre qu‟il s‟épuise de lui-même, ce
qui arrivera immanquablement. Comme en arrivant sur la première terre nous avons déjà
détruit la racine du samsara, il n‟y a pas de retour en arrière, rien de vraiment fâcheux ne
peut désormais se produire, il suffit donc d‟attendre !
Que se passe-t-il quand Il y a d‟autres problèmes à régler ici. De nombreux philosophes disent que les corps, les
les bodhisattvas font sagesses et les activités sont la projection des autres et non la projection du Bouddha. Si c‟est
l‟expérience du ainsi, demande Gorampa, que se passe-t-il lorsque de nombreux bodhisattvas sur la voie
Bouddha et de ses d‟accumulation, la plus inférieure des cinq voies, voient effectivement le Bouddha et
activités ? ressentent les effets de son activité quand par exemple ses lumières viennent toucher leur
front et se dissoudre dans leur cœur. Qu‟est-ce que cela ? Est-ce simplement l‟esprit de ces
bodhisattvas sur la voie d‟accumulation, ou quelque chose qui serait indépendant de leur
esprit ?
Si les corps et sagesses C‟est un point de vue favorable aux shentongpas. En effet, si les corps, les sagesses et les
sont les projections des manifestations du Bouddha perçus par les bodhisattvas sur la voie d‟accumulation ne sont
bodhisattvas, alors les que les projections de ces derniers, s‟ils ne sont que leur esprit, alors on est forcé de conclure
qualités du Bouddha que (le bodhisattva sur) cette voie possède déjà les qualités du Bouddha du fait qu‟en dehors
sont présentes sur la de son esprit il n‟y a pas de corps, de sagesses ou de manifestations du Bouddha. Par contre,
voie d‟accumulation si les corps, les sagesses et les manifestations du Bouddha sont quelque chose d‟autre, s‟ils
n‟ont rien à voir avec l‟esprit du bodhisattva sur la voie d‟accumulation, alors ce sont de bien
étranges phénomènes ! En effet, ils ne sont pas la projection de ceux qui sont sur cette voie,
Si non, voilà mais ils ne sont pas non plus la projection du Bouddha – on se souviendra que ceci est la
d‟étranges phéno- théorie de base de l‟adversaire. Ils ne sont donc la projection de personne. Et pourtant on a
mènes, qui ne sont la bien les corps, les sagesses et les manifestations du Bouddha. Où donc ranger ces
projection de personne phénomènes ? Je pense que cette analyse est excellente. Je peux me tromper, mais j‟ai bien
l‟impression que (les auteurs de) certains livres récents sur le bouddhisme sont tombés dans
le même piège que l‟adversaire de Gorampa.
On doit donc se demander si le Bouddha a ou n‟a pas ces corps, ces sagesses et ces
manifestations. Nous ne parlons pas ici de notre projection, mais de sa projection – plus
simplement encore : le Bouddha a-t-il des projections ? Quand nous parlons, par exemple,
des offrandes de Samantabhadra, que voit-il ? Nous en parlerons dans les jours qui viennent.
Il est difficile de Une image. Supposons que cette tasse soit sale et que nous demandions à quelqu‟un de la
décrire une tasse laver. On pourra expliquer à cet individu que s‟il lave la tasse sale, une prétendue tasse
propre à qui n‟en a propre adviendra. C‟est possible parce que nous avons déjà vu une tasse propre et nous
jamais vu savons ce qui se passera si on lave une tasse sale avec du savon. Mais si vous avez affaire à
quelqu‟un qui n‟a jamais vu une tasse propre, il sera plus difficile de parler de la tasse
propre, autrement dit, du type de résultat qui advient quand on lave la tasse. C‟est très
difficile à prouver. C‟est déjà un exploit d‟accepter que la saleté qui souille la tasse puisse
être éliminée, qu‟elle soit impermanente. La plupart d‟entre nous n‟allons pas jusque là ;
nous pensons que la tasse est à jamais sale. Cependant, une voie comme le Madhyamika
nous offre des outils pour éliminer la saleté, ce qui nous permet de comprendre, ne serait-ce
que vaguement, que la saleté est lavable.
Comment décrire la Imaginons qu‟ayant passé toute notre vie dans l‟obscurité, nous n‟ayons aucune notion de ce
lumière du soleil à qu‟est la lumière du jour, le soleil et le reste. On peut se dire que lorsque ce prétendu soleil
celui qui ne connaît viendra, tout sera clair et lumineux. Mais pour le moment c‟est un peu comme un conte de
que les ténèbres ? fées parce qu‟on n‟a jamais connu la lumière. Je suppose que cela ressemble à ce que vous
ressentez quand on parle des millions de milliards de qualités de douze sortes qu‟acquiert le
bodhisattva !
En vue de communiquer, nous osons utiliser des mots comme « le Bouddha est doté de
sagesse ». C‟est déjà faire preuve de beaucoup d‟audace, mais il faut bien dire quelque
chose. Certains philosophes encore plus hardis disent : « le Bouddha n‟est pas doté de
sagesse », parce que la sagesse, les corps et tout le reste ne sont que le point de vue d‟autrui,
parce que tout cela n‟est que pure fabrication de notre part. La difficulté ici, c‟est que le
Comment peut-on dire
Bouddha a enseigné la vue de la vacuité, ainsi que la voie pour comprendre la vacuité. Ce
que tout est vacuité et qui nous laisse face à la question suivante : si les choses sont dénuées de réalité, quelle sorte
parler d‟une sagesse d‟esprit a connu ces choses ? C‟est une contradiction de dire « tout est vacuité » en même
omnisciente ? temps qu‟on parle d‟une sagesse omnisciente. Si nous disons que le Bouddha nous a
enseigné cette voie, où il est question des Quatre Nobles Vérités, de la vacuité, etc., cela
semble supposer la présence d‟un esprit ou d‟une sagesse qui connaît tout – ou qui connaît la
vacuité. Et n‟oubliez pas que même ce mot « vacuité » que nous utilisons n‟a de sens qu‟en
tant qu‟outil de communication, étant celui qui s‟approche le plus de la réalité. Si le mot
« plénitude » fonctionnait, on pourrait tout aussi bien l‟employer.
À présent, voyons comment Chandrakirti continue de répondre à ces questions.
[T8] (a) Bien que le réel soit incréé, le raisonnement reste valable 11:13
11:13 Vu que l’objet est le réel sans naissance et que le sujet, l’esprit, est
également dépourvu de naissance,
Il peut sembler que celui-ci réalise celui-là.
De même faut-il comprendre que, lorsque l’esprit revêt un aspect duel,
On peut affirmer de manière conventionnelle qu’il connaît parfaitement
son objet.
L‟objet et le sujet, la Quand on analyse, on trouve que rien ne naît, telle est la vérité, la réalité ultime. Comme
sagesse du Bouddha, l‟objet est non-né, le sujet –la sagesse du Bouddha – qui le connaît est aussi non-né. La
sont tous deux non nés réalité, ou l‟essence du sujet et de l‟objet est la même : tous deux sont non-nés. Voilà ce que
le Bouddha a enseigné. Par conséquent, c‟est seulement au niveau conventionnel qu‟il est
possible de dire « le Bouddha est omniscient » ou « le Bouddha connaît l‟essence incréée des
phénomènes ». Même les concepts « non-né » et « omniscience » relèvent du conventionnel.
Encore une fois, Chandrakirti appliquera l‟une des tactiques usuelles des madhyamika-
prasangikas : il utilisera une analogie appartenant à la thèse de l‟adversaire.
Ici, nos adversaires sont en fait des substantialistes, principalement des adeptes de l‟école
Même dans la vie
ordinaire quand on dit
sautrantika, (mdo sde pa). Les sautrantikas pensent que lorsqu‟on regarde un objet bleu, par
« je vois du bleu », la exemple, notre conscience ne voit pas vraiment la couleur bleue. Laissez-moi décrire
première image du rapidement leur théorie, que je trouve assez scientifique. Pour eux, quand on regarde un objet
bleu est parti et il n‟en bleu, l‟objet est « caché », kog na mo (lkog na mo). En effet, comme tout est impermanent,
reste que l‟image quand vous pensez « Ah, c‟est bleu », le premier instant de cet objet bleu a déjà disparu et
donc vous n‟êtes pas en train de le regarder. Ils croient cependant que ce premier moment de
l‟objet, de la couleur bleue, transmet une image à la conscience, nampa teupa (rnam pa gtod
pa), laquelle pense, l‟instant d‟après, « j‟étais en train de regarder cette couleur bleue. »
De même, Remarquez-vous l‟astuce de Chandrakirti ici ? Il est en train de dire que même dans la vie
conventionnellement ordinaire, quand on regarde quelque chose de bleu en disant, « je vois cet objet bleu », on
on peut dire que le n‟est pas vraiment en train de le voir. Le premier instant de bleu est parti depuis longtemps.
Bouddha connaît tout Il n‟en reste que la réflexion dans votre esprit, et pourtant on dit : « je vois la couleur bleue. »
sans avoir besoin d‟un De même, au niveau conventionnel il est possible de dire que le Bouddha connaît tout,
objet
puisque l‟objet n‟a pas besoin d‟être là pour pouvoir dire « je vois l‟objet bleu ». La
présomption est de la même nature que lorsque nous disons que nous pouvons voir l‟objet
bleu alors que le premier moment de l‟objet est parti.
[T8] (b) Bien que le réel soit incréé, c’est correct de dire qu’il l’a enseigné (734)
De même, on peut dire que le Bouddha connaît tout, même s‟il n‟y a rien à connaître. On
peut maintenir la convention, tanyé (tha snyad), qui consiste à dire que le Bouddha connaît
tout.
L‟explication continue dans le quatrain suivant.
[T9] (i) Bien que le réel soit incréé, la connaissance du Dharma est possible (735), 11:14
Par le corps similaire à Ici apparaît l‟idée d‟un corps particulier qu‟on appelle gyou t’eun gyi kou (rgyu mthun gyi
la cause, le Bouddha sku), le corps similaire à la cause. Comme nous le verrons plus tard, ce n‟est pas la même
conduit les êtres à
chose que le corps de manifestation. Ici les manifestations viennent à jour comme les
comprendre la nature
des phénomènes
réflexions des mérites infinis des bouddhas du sambhogakaya. De ce corps similaire à la
cause émanent toutes sortes de manifestations : des manifestations extraordinaires, des
[T9] (ii) Une comparaison montrant qu’il est correct de dire qu’il a enseigné le Dharma
même sans concept 11:15-16
Si le Bouddha n‟a pas Sans même parler du niveau du Bouddha, dès son arrivée sur la septième terre le bodhisattva
de concepts comment n‟a plus de concept. Mais si le Bouddha n‟a pas de concept, comment fait-il pour aider les
aide-t-il les êtres ? êtres ? Vient ici l‟exemple du potier, un artisan très adroit qui a créé une machine très
sophistiquée capable de mélanger la terre, former les pots, et ainsi de suite, de sorte qu‟une
Image du tour du fois la machine lancée, elle produira automatiquement de nombreux pots sans effort de la
potier part du potier. Nous devons faire attention ici. Cet exemple pourrait nous induire en erreur et
créer beaucoup de confusion. J‟ai quelques réserves à son sujet.
Même une brise De manière similaire, quand il atteint la onzième terre, ce Bouddha qui est entré dans le
fraiche est une dharmakaya fera le bien des êtres : sans effort ni concept, les bénédictions et le pouvoir de
manifestation du l‟activité de ce Bouddha pénètrent les êtres. Il me faut vous expliquer que dans les soutras du
Bouddha Mahayana il est dit que la brise qui vient rafraichir et réjouir le voyageur tourmenté par la
chaleur du désert est une manifestation ou une bénédiction du Bouddha.
Les cause et conditions Dans la seconde moitié du quatrain 11:16, Chandrakirti dit que deux choses sont nécessaires
requises pour que pour faire mûrir les bénédictions du Bouddha – une cause et une condition. La cause
murisse la bénédiction principale est le mérite ou la vertu des êtres qui reçoivent les bénédictions ou l‟activité du
du Bouddha Bouddha. La condition consiste en l‟ensemble des prières et aspirations à secourir les êtres
formés par le Bouddha lorsqu‟il était sur la voie. Cette explication est complètement
différente de celle que donne le Vajrayana.
Ainsi quand vous avez le mérite – la cause principale – et quand les aspirations antérieures
du Bouddha arrivent à maturité, alors l‟activité du Bouddha se manifeste et vous recevez les
« bénédictions » du Bouddha. L‟exemple précédent du potier adroit fait référence au temps
où le Bouddha était un bodhisattva. On peut soulever ici quelques doutes, dont nous
discuterons plus tard, mais Chandrakirti se donne une porte de sortie à la fin du quatrain, en
disant : il déploie des actes dont la grandeur est pour nous inconcevable. C‟est là un sujet
particulièrement difficile, comme vous pourrez vous en rendre compte par la suite.
[R] : J‟aimerais vous demander ce que recouvre l‟idée chrétienne de bénédiction ? S‟agit-il
de quelque chose dont vous n‟êtes en rien responsable, mais qui est créé par quelqu‟un
d‟autre, et que vous recevez quand vous priez pour l‟avoir ?
Votre mérite est en Dans l‟explication de Chandrakirti, à propos du mérite, on peut s‟interroger sur ce qui
même temps la cause semble être un problème du genre de l‟œuf et de la poule. On nous a dit que, lorsque
et le résultat de la Bouddha était un bodhisattva, il pria afin d‟obtenir la capacité d‟aider tous les êtres. À
bénédiction du présent ces aspirations sont parvenues à maturation, et ce qu‟on appelle les bénédictions se
Bouddha manifestent. Mais pourquoi, pour commencer, avons-nous du mérite ? À cause de la
bénédiction du Bouddha. Ainsi notre mérite est en même temps la cause et le résultat de la
bénédiction du Bouddha.
[R] : La question est celle-ci : vous êtes Bouddha, et comme nous l‟avons vu, cela signifie
que vous n‟avez ni concept, ni pensée. Comment donc allez-vous aider les êtres si vous
ne pouvez même pas les concevoir en pensée ?
[E] : Est-ce que « sans concept » signifie qu‟on ne perçoit aucun objet ?
[R] : Du fait que vous, le Bouddha, êtes absolument libre de toute illusion, vous ne voyez
plus les phénomènes comme les êtres sensibles qui ont besoin de votre aide. Pourtant,
en tant que disciple dévoué, j‟ai pour vous de la dévotion et ceci est mon mérite. Mais si
vous n‟avez aucun concept ni motivation, comment allez-vous pouvoir m‟aider ? La
réponse de Chandrakirti est que vous avez formé de nombreuses aspirations quand vous
étiez un bodhisattva et que ces aspirations arrivent maintenant à maturation.
[E] : Ce serait comme construire un hôtel quand on est sur la voie, avec pour aspiration que
ce soit un lieu de repos pour les voyageurs ; une fois qu‟on est éveillé, les gens pourront
effectivement se reposer dans cet endroit, même si l‟on ne perçoit plus soi-même l‟hôtel
en question.
[E] Je réfute cet exemple : au moment où le Bouddha devient Bouddha, l‟hôtel n‟existe plus,
car il appartient à la voie, laquelle est abandonnée.
[E] : Non, ça c‟est la vue sautrantika, selon laquelle l‟Éveil est la cessation ou la destruction
de tout.
[R] : En fait, je pense que le problème œuf-poule n‟en est pas un. Ce qui m‟ennuie, c‟est
Si les aspirations du
Bouddha sont créées l‟aspiration. Nous avons dit que les aspirations du Bouddha s‟élevaient sur la voie. Or,
sur la voie, elles tout ce qui a lieu sur la voie est un phénomène composé et donc impermanent. Par
s‟épuisent – comment conséquent, à un moment donné ces aspirations vont prendre fin. Une fois que le potier
peuvent-elles continuer a mis le tour en marche, du fait qu‟il l‟a construit sur la voie le tour s‟arrêtera
à être la source de son nécessairement.
activité éveillée ? [E] : Oui mais il aura produit des pots.
[R] : Quelques uns. Mais un bouddha est censé produire infiniment !
[E] : Nous oublions un aspect important, qui est la production interdépendante. Si les
phénomènes sont non-nés et sans fin, ils se poursuivent à l‟infini. Où donc est le
problème ?
[R] : Il ne devrait pas y avoir de problème, mais quelque chose m‟ennuie cependant ! Ces
deux quatrains m‟ont toujours posé problème. J‟ai eu beau interroger de nombreux
Khenpos, ils ne m‟ont jamais donné une réponse satisfaisante.
[E] : Rinpoché, voulez-vous dire que les activités du Bouddha sont infinies, illimitées, mais
qu‟elles se fondent sur des aspirations qui, même si elles sont immenses, sont
nécessairement limitées parce qu‟elles appartiennent à la voie ?
[R] : Les aspirations sont-elles nécessairement limitées ? On peut toujours esquiver le
problème en disant que vos aspirations sont illimitées, et que vos activités se
poursuivront jusqu‟à ce que tous les êtres sensibles aient atteint l‟Éveil. Mais c‟est une
bien piètre manière de résoudre le problème, ne pensez-vous pas ? Je suis sûr qu‟on
peut trouver mieux !
[E] : Ce qui m‟ennuie, c‟est que le pouvoir du Bouddha semble très limité si on suit la
description de la bouddhéité qu‟on trouve ici. Il est censé avoir atteint le niveau le plus
élevé et pourtant il a presque l‟air handicapé. Cela me paraît très bizarre qu‟il se soit
entraîné sur la voie, qu‟il ait souhaité atteindre l‟état dans lequel il serait le mieux à
[E] : Mais cette idée est totalement inadéquate pour décrire le Bouddha, et donc nous nous
retrouvons avec tous les inconvénients de nos idées.
[R] : Et bien, je suppose que nous devrons supporter ce genre d‟inconvénients jusqu‟à ce que
nous atteignions la voie de jonction !
[E] : Nous avons dit que l‟omniscience du Bouddha avait deux aspects ; nous n‟en avons
expliqué qu‟un, sa connaissance des choses telles qu‟elles sont. Mais il connaît aussi les
choses telles qu‟elles apparaissent, et il semble que nous ayons oublié cet aspect.
[R] : Très juste, et c‟est ce que nous allons voir dans le prochain quatrain.
[T8] (a) Le corps absolu, dans lequel les concepts sont complètement pacifiés 11:17
Ce quatrain est célèbre. Toutes les constructions mentales et les extrêmes de la connaissance,
Si on applique l‟antidote que l‟on compare à du bois sec, ont été brûlés par le feu de la sagesse, par l‟antidote
semblable au vajra, on semblable au vajra. Quand le non-né est réalisé, c‟est la paix, l‟état libre de tout extrême
ne devient pas inanimé, qu‟on appelle dharmakaya. À ce niveau, il n‟y a ni naissance ni cessation. Vient ensuite cette
mais l‟esprit, le sujet et expression difficile : sem gak (sems gag), qu‟on peut traduire par « l‟esprit s‟arrête » ou par
l‟objet, s‟arrête « la fin de la pensée conceptuelle ». Dans le bouddhisme, la caractéristique de l‟esprit est
d‟être selching rigpa (gsal cing rig pa), clair et conscient. On ne peut pas vraiment dire que
la sagesse n‟est pas claire et consciente. Donc quand on dit qu‟au moment d‟appliquer
l‟antidote semblable au vajra l‟esprit s‟arrête, cela ne signifie pas que vous devenez un objet
inanimé qui ne sent rien. Ce qui s‟arrête, c‟est le mig pa (dmigs pa), l‟objet, et le nam pa
(rnam pa), cet aspect des choses qui est décrit et compris par le sujet. Pour le dire
simplement, le sujet et l‟objet s‟arrêtent.
On peut comparer la sagesse du corps absolu et la sagesse des bodhisattvas sur la voie de la
Sagesse du dharmakaya manière suivante. En premier lieu, les bodhisattvas n‟ont pas entièrement accompli la
et sagesse du bodhisattva sagesse qui connaît l‟essence des choses (ji tawa). Il y a donc pour eux le temps de la
sur la voie méditation et le temps de la post méditation. Si l‟on demande pourquoi les bodhisattvas, les
bouddhas-par-soi et tous ces gens ont – on peut même dire « sont obligés d‟avoir » – la
méditation et la post méditation, c‟est justement parce qu‟ils n‟ont pas encore réussi à
réaliser le goût unique de l‟essence des choses et de leur multiplicité. De plus ils n‟ont pas
encore entièrement accompli la seconde sorte de sagesse, ji nyepa. Les auditeurs, les
bouddhas-par-soi et les bodhisattvas de la première terre et des terres suivantes n‟ont pas de
dendzin pendant la post méditation ; quand ils regardent et ressentent les phénomènes, ils ne
les appréhendent pas comme étant réellement existants. Au contraire, ils appréhendent les
phénomènes comme étant irréels, semblables à un mirage, une illusion ou un rêve. Ils
continuent néanmoins à discerner les extrêmes comme la naissance, la cessation, l‟existence,
la non-existence, le blanc, le noir et ainsi de suite. Leur ji nyepa atteint là ses limites.
La méditation et la post Le Bouddha, de son côté, voit simultanément tous les phénomènes dans toute leur
méditation n‟existent pas multiplicité sans jamais se départir de la réalisation de leur essence même. C‟est pourquoi les
sur la 11e terre, le phénomènes de méditation et de post méditation n‟existent pas sur la onzième terre. C‟est
Bouddha n‟a pas le ainsi que le Bouddha n‟a pas le concept de temps ; pour lui il n‟y a ni naissance ni cessation.
concept de temps Par contre, au niveau conventionnel, nous pouvons continuer à parler en termes de temps.
Par exemple, on peut dire que le Bouddha Shakyamouni est resté en méditation pendant le
débat entre Shariputra et Avalokiteshvara qui fonde le Soutra du Cœur, et qu‟ensuite il est
sorti de sa méditation en disant : « excellent, excellent... ». Au niveau relatif, on peut encore
dire ce genre de choses, en se fondant sur la sagesse du Bouddha qui connait l‟essence et la
multiplicité des choses. Sur la onzième terre le Bouddha comprend le cheunyi (chos nyid), la
véritable nature des phénomènes. Il comprend que les choses sont, par essence, vides. Mais
en même temps il peut voir leur cheuchen (chos can), leur qualité phénoménale – il voit
clairement tous les multiples aspects des phénomènes, entre autres, le temps, l‟état, les
couleurs, les formes, les langues. Il peut tout voir. C‟est pourquoi sa méditation est de loin
supérieure à celle de tous les autres êtres sublimes comme les bodhisattvas de la première à
Est décrit ici un être libre du mental et des facteurs mentaux, qui a atteint le sambhogakaya,
ce corps qui ne ressemble en rien à un corps ordinaire de chair et de sang. Ce corps de
parfaite jouissance apparaît comme un arbre ou un joyau qui comble tous les souhaits,
comme une source de richesses pour cet univers, jusqu‟à la libération de tous. Il apparaîtra
aux bodhisattvas qui ont entièrement abandonné les extrêmes, c‟est-à-dire les bodhisattvas de
la dixième terre. Le quatrain suivant nous donne des détails supplémentaires sur ce corps
« semblable à la cause ».
[T8] (c) Comment ils peuvent tous deux manifester des phénomènes compatibles avec
l’état illusoire
[T9] (i) Manifestation des transformations dans un seul corps formel (rupakaya) (736)
Ceci est l‟introduction. Dans la perception des autres, le Bouddha apparaît dans le corps
formel. Il peut en un seul instant manifester clairement et distinctement tous les corps et les
activités qui étaient siens lorsqu‟il était bodhisattva, depuis l‟instant où il a formé le vœu des
bodhisattvas et pendant toutes les vies des trois kalpas immensurables passés à accumuler du
mérite et à purifier les voiles. Les quatrains 20 à 22 nous offrent plus de détails.
[T9] (ii) Manifestation de ses vies et de celles des autres dans chaque pore de son corps
Dans ce seul corps semblable à la cause, le Bouddha peut montrer toutes les terres des
bouddhas. Il peut manifester ce qu‟il était sur la voie, quand et où il prit le vœu de
bodhisattva pour la première fois. Il peut manifester la terre pure du bouddha Shakyamouni,
pleine d‟épines, de pierres, de falaises, de montagnes et de rivières. Il peut manifester la terre
pure d‟Amitabha, dénuée d‟épines, de pierres et de falaises mais ornée de champs de
bedurya (bE dur ya), de lapis-lazuli, où on a l‟impression de marcher sur de la soie. Il peut
manifester tout cela et plus encore : le bouddha de qui il reçut le vœu des bodhisattvas, ceux
Il peut aussi révéler les différents enseignements qu‟il a reçus, de sens provisoire et
nécessitant une interprétation ou de sens définitif. Dans le kalpa du bouddha Shakyamouni,
trois véhicules ont été enseignés – celui des auditeurs, celui des bouddhas-par-soi, et le
Mahayana. Mais certains autres bouddhas n‟ont enseigné qu‟un seul véhicule. Le Bouddha
peut aussi montrer quelle sorte de comportement il a adopté en fonction des enseignements
reçus, quelles offrandes il a faites, depuis une simple poignée de terre, une fleur ou une
goutte d‟eau, jusqu‟à un royaume entier avec des reines et des éléphants. Tout cela, il peut le
manifester en un seul instant et en un seul corps –le corps semblable à la cause. Mais
n‟oubliez pas que seul le bodhisattva de la dixième terre est capable de percevoir ce corps.
Il peut également manifester le type de générosité mis en œuvre quand il était sur la voie,
ainsi que les disciplines pratiquées, depuis celle de bhikshu jusqu‟à celle d‟upasaka. Il peut
montrer toutes les formes de patience auxquelles il s‟est entraîné, depuis la patience de ne
pas se laisser affecter par ses ennemis jusqu‟à celle qui permet d‟en prendre soin. Il peut
manifester quantité d‟autres choses comme le type de discipline qu‟il pratiquait, fondée sur
la dévotion ou sur le respect par exemple ; et dans quels types de samadhis il s‟absorbait, en
s‟appuyant sur la solitude physique loin de toute agitation ou sur l‟absence de pensées. Il
peut aussi manifester le niveau de pratique atteint, comme la parfaite souplesse de l‟esprit,
qu‟il pouvait ainsi laisser partir librement ou maintenir dans la quiétude intérieure, ainsi que
toutes les pratiques qui lui ont permis de s‟engager dans la voie de la sagesse. Il peut
manifester tout cela en un seul instant, dans un seul pore de son corps.
Jusqu‟ici, nous avons décrit ce qu‟il peut déployer de ses vies passées, du temps où il était
sur la voie. Mais il peut manifester non seulement ses propres vies, mais aussi celles des
autres bouddhas. Les deux quatrains suivants expliquent comment il peut également
manifester la voie de centaines de milliers d‟autres bouddhas.
11:23 Il peut montrer comment les bouddhas du passé, ceux à venir et ceux
Du temps présent, depuis les confins de l’espace, d’une voix claire
Enseignent le Dharma pour libérer les êtres que la souffrance afflige,
Et comment ils demeurent dans ce monde.
Il peut aussi manifester les qualités et les activités des bouddhas du passé, du futur et du
présent : leur corps, leur parole, leur voix au timbre clair et tous les enseignements des trois
[T11] ii) Manifestation de la conduite des êtes sublimes de moindre envergure 11:25.1-3½
En plus de révéler les activités et les qualités des autres bouddhas, comme les marques
majeures et mineures, ce bouddha peut aussi montrer toutes celles des êtres sublimes de
moindre envergure, comme les bodhisattvas de la première à la dixième terre, les auditeurs et
les bouddhas-par-soi. Il peut montrer comment ils ont pris le vœu des bodhisattvas, comment
ils ont parcouru la voie et quels types d‟enseignements ils ont reçus ou donnés. Tout cela il
peut le manifester instantanément dans un seul pore de son corps
De plus, en un instant et dans un seul de ses pores il peut manifester les vies de chaque être
ignorant, comment ils sont nés, comment ils ont vieilli, et les illusions qu‟ils créent et
s‟infligent.
[E] : Quand on dit que le Bouddha peut manifester toutes ces choses dans chacun de ses
pores, cela signifie-t-il que lorsque les auditeurs et les bouddhas-par-soi parcourent la
voie et atteignent l‟Éveil, c‟est juste une manifestation du Bouddha, ou alors s‟agit-il
d‟une sorte de spectacle cinématographique où le Bouddha montre leurs vies ?
[R] : C‟est la deuxième alternative. Mais n‟oubliez pas que ce spectacle n‟est visible que
pour les bodhisattvas de la dixième terre, plus précisément pour ceux d‟entre eux qui
commencent à appliquer l‟antidote semblable au vajra. Il faut donc trois éons
incommensurables pour décrocher une place pour ce spectacle ! Si vous me demandez
s‟il manifeste ce qui se passe dans le moment présent ou s‟il joue ce qu‟il a rembobiné,
je pense qu‟on peut dire que les deux sont vrais, mais c‟est se livrer à des interprétations
tout à fait hasardeuses que d‟essayer de parler de ce qui se passe à pareil niveau !
Le quatrain 18 dit clairement : ces démonstrations ne peuvent être vues que par ceux
qui ont réussi à épuiser tous les extrêmes, ce qui signifie que les extrêmes des choses
qui se produisent « maintenant » ou qui se sont déjà produites « dans le passé » sont
déjà épuisés ! C‟est très difficile à exprimer. Quoi qu‟il en soit, on considère
généralement que ce corps semblable à la cause appartient au corps de jouissance
parfaite (sambhogakaya). Ce n‟est pas un corps de manifestation (nirmanakaya). Tâchez
de ne pas tout mélanger. Mipham Rinpoché a dit qu‟il s‟agissait du corps de
manifestation, mais nous reparlerons plus tard du sens de ses paroles.
Toutes les particules de poussière de ce monde ne suffisent pas pour compter le nombre
d‟activités manifestées par le Bouddha en un seul instant.
Bon, j‟espère que la lecture de ces quatrains aura fait croître votre dévotion envers l‟infinité
des qualités du Bouddha !
Si toutes les choses [E] : On nous a expliqué comment se manifestent les choses positives, l‟exemple étant la
positives sont la brise dans le désert, laquelle est une manifestation du Bouddha. Qu‟en est-il des choses
manifestation du négatives ? D‟où viennent-elles ?
Bouddha, d‟où viennent [R] : Je me demande.... À votre avis d‟où viennent-elles ?
les choses négatives ? [E] : Je suppose que la réponse usuelle est que les mauvaises choses résultent des actions
négatives passées de l‟individu. C‟est très mystérieux parce que l‟avènement de quelque
chose de négatif est censé être une bonne chose. Ainsi, même les choses négatives
seraient une manifestation de la compassion du Bouddha. Tout dépend de votre manière
de voir les choses !
[R] : Allez-y. Débattez...
[E] : Il me semble que rien de nouveau n‟a été expliqué. Nous avons dit que la source de
toutes les choses positives est les bénédictions du Bouddha – ce nouveau concept que
l‟on invoque. En vérité nous ne faisons que le renommer puisque nous disons que toutes
les bonnes choses, et maintenant peut-être les mauvaises aussi, sont dues à cela. Puisque
nous disons que tout est dû à cela, nous ne faisons que proposer un nouveau nom, nous
n‟expliquons rien.
[E] : J‟ai une question reliée à celle-ci. Hier, pendant que vous expliquiez le pouvoir du
Bouddha, j‟étais assis là et je me demandais pourquoi il y a tellement de souffrance,
malgré ce pouvoir fabuleux. Je sais que c‟est peut-être une question idiote, mais je
voudrais la poser.
[Jigmé Khyentsé R] : J‟ai une question. Nous avons dit que c‟est la terminologie de la voie,
Même en sachant que néanmoins, je me demande à quel point il me serait bénéfique de penser que ce ne sont
c‟est le langage de la voie, pas vraiment les bénédictions du Bouddha mais que je sois obligé de croire à cela pour
cela reste positif de des raisons qui relèvent de la voie. Dans ce cas, puis-je accumuler le même mérite en
penser en termes de pensant que ces bénédictions ne viennent pas du Bouddha mais sont seulement le
bienfaits quand on est sur fonctionnement naturel des choses ? Si je sais que le remède que je prends n‟est qu‟un
la voie placébo, à quoi sert tout le travail des laboratoires pharmaceutiques ? On peut dire que
tout cela est le vocabulaire de la voie, mais je me demande jusqu‟à quel point il faut se
souvenir qu‟il s‟agit de vocabulaire de la voie quand nous cherchons les réponses.
Si les aspirations du [R] : Nous avons dit que les aspirations formées par le Bouddha quand il était sur la voie sont
Bouddha sur la voie sont une condition nécessaire à l‟avènement des bénédictions. Mais ces aspirations sont des
des phénomènes phénomènes composés, même si elles incluent une motivation telle que « jusqu‟à l‟Éveil
composés, que se passe- total de tous les êtres ». Et si elles s‟épuisent que se passera-t-il ? Le Bouddha se trouve-t-il
t-il quand elles alors dans une sorte d‟état de cessation où il ne fonctionne pas du tout ?
s‟épuisent ? [E] : On dirait une sorte de « naine brune », une de ces étoiles qui s‟éteignent ! Cela semble
poser problème quand vous l‟exprimez en ces termes.
[R] : Le succès était peut-être accidentel, mais certains des doutes soulevés hier ont élucidé
Les adversaires de des points importants. Par exemple, quand nous avons parlé du quatrain 12, nous avons parlé
Gorampa pensent que les
corps et les sagesses du
de la réfutation faite par l‟omniscient Gorampa de la vue selon laquelle le Bouddha dans sa
Bouddha ne sont que les propre perception n‟a ni corps, ni sagesses ni activités, lesquels n‟existent qu‟en tant que
projections des êtres perception des autres. La proposition des adversaires de Gorampa n‟est ni triviale ni
illogique, elle est très profonde. Ils disent que ces prétendues qualités du Bouddha
appartiennent à la perception des autres. Ces adversaires sont sans doute des oumapas Ŕ des
madhyamikas – de la première heure qui ne veulent pas tomber dans l‟extrême de
Ils doivent craindre que l‟éternalisme. En tant qu‟adeptes du Madhyamika-prasangika, nous ne sommes censés
si les corps et sagesses tomber ni du côté de l‟éternalisme, tagpé ta (rtag pa’i mtha’), ni du côté du nihilisme, chepé
existent après le ta (chad pa’i mtha’). Les adversaires ont sans doute peur que si l‟on croît qu‟à la fin du
recueillement semblable recueillement semblable au vajra il y a toujours des corps et des sagesses, on risque de
au vajra, nous tomberons tomber dans l‟extrême de l‟éternalisme en croyant que ces corps et sagesses sont permanents.
dans l‟éternalisme Leur peur est fondée, mais il est intéressant de noter que ces adversaires ne sont pas
complètement rangtongpa, malgré ce que certains d‟entre vous pourraient penser. Et
pourtant, Gorampa, qui est un rangtongpa, les attaque !
Le sujet est délicat, car bon nombre d‟adeptes du Madhyamika s‟accordent à dire que les
concepts comme « corps », « sagesses » et « terres » appartiennent au vocabulaire de la voie,
à l‟instar de « base », « voie » et « fruit », shilam drébu (gzhi lam bras bu). Et pourtant,
comme le dit Dharmakírti, la voie est comme le navire qu‟on doit abandonner une fois arrivé
En arrivant sur l‟autre sur l‟autre rive. Les bouddhistes s‟enorgueillissent de cette approche. À la différence de la
rive, il faut abandonner plupart des religions, le bouddhisme affirme que sa propre voie vers l‟Éveil constitue le voile
la voie.
final, dont on doit se défaire.
Vous devriez poser la question aux érudits bouddhistes – une fois bouddha, est-on
bouddhiste ou non ?
Nous avons vu la force de l‟argument de l‟adversaire, selon lequel les qualités du Bouddha
Réponse de Gorampa : si ne sont qu‟une projection d‟autrui. On ne peut rejeter d‟emblée leur argument, mais
le Bouddha n‟a pas les Gorampa semble en avoir un autre, intéressant, à leur opposer. Si le Bouddha n‟a pas ces
corps et sagesses qualités, comment peut-il se débarrasser du recueillement semblable au vajra ? C‟est
comment se défait-il de important, parce que l‟Éveil n‟est pas comme un feu qui s‟éteint ou de l‟eau qui s‟assèche.
l‟antidote ?
Ce n‟est pas comme si l‟on accédait à cet état et que soudainement, selon une image
proposée hier, on devenait handicapé. Ce n‟est pas du tout ainsi, car on a effectivement les
corps, les sagesses et les autres qualités immensurables.
Nous l‟avons vu, les qualités des bodhisattvas de la première terre nous dépassent presque,
bien qu‟elles soient encore mesurables. Alors pour ce qui est des qualités infinies d‟un être
éveillé..., nous ne pouvons même pas commencer à les comprendre.
La question du recueillement final, de l‟antidote semblable au vajra, est très importante.
Qu‟est-ce qui vient ensuite ? Nyenbo étant un antidote, cela signifie que si on a l‟antidote,
l‟on a également un pangja (spang bya), quelque chose à abandonner. Le bodhisattva de la
dixième terre est encore voilé par de très subtiles tendances habituelles qu‟on appelle sheja’i
dribpa (shes bya’i sgrib pa), ce qui voile l‟omniscience. Mais immédiatement après avoir
appliqué l‟antidote, il accède à la onzième terre et n‟a plus rien à abandonner.
Mais nous l‟avons également dit l‟an dernier, ne pensez pas que la production dépendante est
L‟étude est un bon début quelque chose qu‟on peut comprendre en s‟asseyant et en lisant un livre sur le sujet. Vous
mais pour comprendre n‟en obtiendrez qu‟une vague idée. L‟étude est un début, et c‟est mieux que rien, mais ce
vraiment le mérite est n‟est pas cela qui vous donnera un tableau complet – vous n‟obtiendrez qu‟une parcelle de
indispensable tableau, le reflet d‟un reflet. Pour effectivement comprendre la production dépendante, il
vous faut une clé, démik (de’u mig). Cette clé, vous la trouverez auprès de votre maître
spirituel, et pour la recevoir vous avez besoin de mérite. Vous vous demandez sans doute ce
que vient faire le mérite dans ce contexte. Pourquoi aurait-on besoin de mérite pour
comprendre la production dépendante ?
Le mérite a toute sa place ici. En effet, nous sommes habitués à ne pas comprendre la
Et pour accumuler des production dépendante. Le prétendu mérite existe quand nous avons un esprit dualiste. Selon
mérites nous devons mon interprétation limitée, le mérite a beaucoup à voir avec le démantèlement de ces
faire des pratiques en
tendances très sophistiquées, obstinées et persistantes qui nous font pencher vers l‟un ou
apparence théistes !
l‟autre des extrêmes. Au moins permet-il de commencer à créer les conditions propices à leur
démantèlement. Voilà pourquoi nous avons besoin de faire toutes sortes de pratiques en
apparence théistes ou religieuses, comme les prosternations ou les offrandes de lampes à
beurre. Pire encore, votre maître spirituel pourrait vous demander de construire une tour à
neuf étages, à moins qu‟il ne vous pousse dans le vide du haut d‟un grand immeuble, comme
cela est arrivé à Naropa. Il pourrait même vous demander de voler de la soupe ! Ces choses
arrivent, mais elles me dépassent complètement. Il s‟agit là d‟une voie individuelle, et ce
n‟est pas mon travail du moment, lequel consiste à étudier le plan structural du
Madhyamakavatara. Qui plus est, je n‟ai pas le courage nécessaire pour pousser quelqu‟un
du haut d‟une falaise ! Et il en faut, sachez-le. Je ne parle pas de celui qui tombe mais de
celui qui pousse. Qui plus est, on est censé faire cela sans concept, sans namtok (rnam rtog) !
Le fait de pouvoir Quoi qu‟il en soit, le simple fait d‟avoir pu entendre une seule ligne d‟enseignement sur la
entendre des enseig- production dépendante prouve que nous avons beaucoup de mérite. Nous sommes tellement
nement sur la production
interdépendante prouve
fortunés. Mais pour répéter ce que nous disions hier, à mesure qu‟on étudie ce sujet, il faut se
que nous avons beaucoup souvenir qu‟on utilise des mots comme « production dépendante », « vacuité » ou « non-né »
de mérite pour les seuls besoins de la communication, et faute d‟autres mots. Le mot shunyata, vacuité,
est peut-être celui qui se rapproche le plus de cette prétendue vérité. C‟est pourquoi nous y
avons recours. Mais n‟affamez pas votre esprit, ne le limitez pas ; qu‟il soit abondant et
ouvert. Hier nous avons décrit comment le Bouddha peut faire rentrer l‟univers tout entier
dans un seul atome ou manifester un atome de la taille de l‟univers. Ce quatrain-là, qui est
une introduction à la notion de ronyam (ro mnyam), le goût unique, nous fait comprendre
que tant que nous serons limités par la pensée « rationnelle » nous ne pourrons jamais
comprendre les qualités du Bouddha. Il semble que l‟expérience de ronyam n‟apparaît que
lorsque la pensée rationnelle cesse. Je ne parle pas ici de la folie, qui n‟est qu‟une autre
forme de rationalité : les fous sont encore ligotés par la logique.
11:28 Le pouvoir de savoir ce qui est et ce qui n’est pas une base (1),
La connaissance du résultat du mûrissement des actes (2),
La compréhension des diverses aspirations des êtres (3),
Le pouvoir de comprendre les dispositions variées (4)
11:29 Aussi, savoir le degré des facultés des êtres Ŕ supérieur ou non (5),
Connaître les voies qui mènent à la sagesse ou aux mondes ordinaires (6),
Les concentrations, les libérations, les samadhis,
Les absorptions Ŕ tous ces pouvoirs mentaux (7),
Chandrakirti va maintenant nous présenter les dix pouvoirs du Bouddha, tobchu (stobs bcu),
Les dix pouvoirs du mais de façon très sommaire. Ce sera à peine une goutte tirée de l‟océan. Les quatrains 28,
Bouddha
29 et 30 sont un résumé de toutes les immenses qualités du Bouddha qui dépassent notre
entendement. Une explication plus détaillée du premier de ces pouvoirs fait l‟objet du
quatrain 31.
[T10] (1) Le pouvoir de savoir ce qui est et n’est pas la base d’une chose 11:31
Bien que ce quatrain apparaisse dans le plan structural comme une explication détaillée, on
ne peut pas dire qu‟il en soit vraiment une. Si vous voulez en savoir plus sur les dix pouvoirs,
On trouvera des référez-vous au ngeunpa kuntu (mngon pa kun btus), l‟Abhidharma Samuchaya. Vous
explications plus pouvez aussi lire le ngeunpa dzeu (dngon pa mdzod), l‟Abhidharma Kosha, ainsi que des
détaillées sur les dix soutras mahayanas comme le dodé gyalche rolpa (mdo sde rgya che rol pa), le Lalitavistara
forces dans d‟autres Soutra. Les soutras du Theravada n‟abordent pas ce point.
ouvrages Le quatrain 31 parle donc du premier pouvoir, qui consiste à comprendre quelle cause
produit quel résultat. Au niveau le plus subtil, seul le Bouddha peut percevoir et comprendre
cela ; même les bodhisattvas de la dixième terre n‟ont pas ce pouvoir. Par exemple, l‟analyse
poussée peut permettre aux scientifiques d‟aborder le niveau le plus subtil de la cause (de cet
univers), à savoir le Big Bang. Mais c‟est à peu près tout, ils ne peuvent pas aller plus loin.
Mais le Bouddha connaît jusqu‟aux raisons à l‟origine de ce nom, laquelle a également une
cause ! Pendant des années, des vies, de nombreux scientifiques ont dû construire une sorte
de karma de groupe, des habitudes qui les ont poussés à donner le nom de Big Bang à ce
phénomène particulier. Seul le Bouddha comprend la causalité à ce niveau de subtilité :
pourquoi les choses se sont ainsi passées, pendant combien de temps dureront ces idées,
quand et pourquoi les prochaines idées émergeront.
11:32 Les karmas, désirables ou non, leurs contraires, les actes purs
Qui détruisent (les actes néfastes), les myriades de maturations karmiques:
La compréhension sans obstacle de tous ces phénomènes
Dans les trois temps, tel est le second pouvoir.
Le pouvoir de
connaître le karma Ce quatrain décrit le pouvoir de comprendre lé (las), les actes, ou karma, et les résultats du
karma. Un acte négatif est une cause de souffrance, de douleur, et un acte positif est source
de bonheur. Jusque-là on comprend. Mais seul le Bouddha a le pouvoir de comprendre le
niveau le plus subtil, ce qui détermine si un acte est positif ou négatif. C‟est son second
pouvoir. Par exemple, pourquoi son premier enseignement était-il un antidote aux actes non-
vertueux ? Pourquoi a-t-il donné ensuite un enseignement qui sert d‟antidote à l‟attachement
au soi ? Pourquoi a-t-il exposé ce troisième enseignement ou véhicule qui permet de purifier
toutes les vues ? Cela s‟est passé sur cette terre, mais dans d‟autres endroits de l‟univers il a
peut être exposé d‟autres enseignements ou un seul de ces véhicules. De même, comment
fonctionnent les voies subtiles telles que les voies d‟accumulation, de jonction et de vision ?
Quels voiles doit-on abandonner sur chacune de ces voies ? Seul le Bouddha peut
comprendre ces choses qui relèvent du niveau le plus subtil du karma et des résultats
karmiques.
[T10] (3) Le pouvoir de connaître les aspirations des êtres (737), 11:33
Le pouvoir de connaître Ce quatrain décrit le pouvoir de comprendre les motivations des êtres, ce qui est
la motivation particulièrement important dans le Vajrayana. Si vous êtes un élève du Vajrayana, et surtout
si vous êtes un pratiquant du Kalachakra, vous savez combien les enseignements insistent
sur ce point. Chaque être sensible est animé d‟aspirations ou de motivations différentes. Il
n‟y en a pas deux qui soient identiques. La motivation d‟un être peut être influencée par
l‟aversion, l‟ignorance, l‟orgueil, le doute, la vue, l‟idéologie, la dévotion, l‟attention et bien
d‟autres choses encore. On divise ces divers types de motivation en trois catégories :
inférieures, supérieures et entre-deux.
Pour vous donner une illustration de cette notion des différentes motivations, en ce moment
où je vous expose les enseignements, je ne dois même pas pour une seule seconde penser que
vous avez tous la même idée du Madhyamika. On pourrait s‟imaginer que ce qui se passe ici,
c‟est que tous participent au cours sur le Madhyamika, étudient le même texte, et
comprennent un peu la vacuité. Quelle plaisanterie ! L‟être ordinaire que je suis pense peut-
être qu‟il enseigne ce texte et que vous le comprenez, mais cela n‟est que ma propre
projection ! Qui sait ce que vous en retirez ? À l‟opposé, le meilleur des orateurs est le
Bouddha. Supposons que dans cette tente il y ait une centaine d‟individus animés de cent
motivations différentes. Le Bouddha, lui, exposerait simultanément cent enseignements
adaptés à chaque motivation.
Moi, quand je regarde ce micro, j‟imagine que vous regardez le même micro, mais ce n‟est
pas vrai ; chacun d‟entre nous regarde une chose complètement différente. Et pourtant, dans
ce monde d‟ignorance nous faisons comme si cela marchait ; c‟est ainsi que nous
fonctionnons. Du point de vue du Bouddha, notre façon d‟agir doit ressembler aux matchs de
la Fédération mondiale de catch ! Les protagonistes font semblant de lutter, tout est faux,
mais il y a des milliers de spectateurs.
La troisième ligne explique que les êtres peuvent être animés de deux sortes de motivation en
même temps, sans le savoir. Par exemple, au plus profond d‟eux-mêmes, leur motivation
[T10 (4) Le pouvoir de connaître les différents constituants des choses 11:34
11:34 Les bouddhas, qui connaissent tous les aspects et divisions des dhatus,
Ont appelé dhatus la nature de l’œil et des autres organes.
Cette connaissance illimitée des bouddhas parfaits,
Qui pénètre tous les différents dhatus, est leur quatrième pouvoir.
Le pouvoir de connaître
les constituents des
Ce quatrain décrit le pouvoir de comprendre les dhatus. Tous les êtres sensibles ont
choses différents dhatus, en tibétain on dit k’am (khams), comme le mig k’am (mig khams), le
constituant qu‟est l‟œil. Je ne sais pas comment expliquer simplement le sens de dhatu, mais
cela se rapporte à quelque chose qui peut être mesuré ou observé par un sujet. Nous parlons
ici des sujets que sont les êtres ignorants, ce qui recouvre tous les sujets jusqu‟à la post
méditation des bodhisattvas de la dixième terre. Tout ce qui peut être observé ou mesuré par
un tel sujet, tout ce qui entre dans son domaine, dans sa perspective est un dhatu. Par
exemple, quand on dit « l‟œil en tant que constituant » on pense, pour la plupart, vaguement
à l‟œil, cette chose qui voit. Mais l‟Abhidharma y voit beaucoup plus que cela : chaque être
possède une multiplicité de constituants, même à l‟intérieur de ce constituant qu‟on nomme
« œil ». Ainsi, s‟il est fait mention de dix-huit dhatus différents, ce n‟est que notre vue
limitée parce qu‟il y en a bien plus. Pour en savoir plus sur k’am, lisez l‟Abhidharma Kosha.
C‟est un sujet important aussi dans le Vajrayana, surtout au moment des transmissions de
pouvoir (abhishekas). Là nous parlons de k’am comme étant le domaine, la dimension ou le
terrain qui reçoit le pouvoir transmis. De plus, si vous comprenez ce concept, vous
comprendrez pourquoi le Vajrayana a recours aux méthodes que sont les couleurs, quand le
rouge sert à magnétiser, le jaune à multiplier, et ainsi de suite. Mais ce n‟est pas le moment
de parler de cela ! Toujours est-il que le Bouddha, et lui seul, connaît l‟essence même de tous
ces dhatus.
COMPRENDRE LE KARMA
Le karma est un concept si populaire à notre époque que tous en parlent, même si nous
sommes nombreux à ne pas savoir ce dont il s‟agit ! Nous savons que les êtres sensibles
proviennent de toutes sortes de karmas, vivent toutes sortes de karmas et partent vers toutes
sortes de karmas. Mais le concept de karma est également lié à la notion de domaine (dhatu)
parce que les êtres proviennent de, restent dans et partent vers toutes sortes de « domaines ».
Comme nous l‟avons dit, les êtres sensibles connaissent différents types de motivations,
même au cours d‟une seule journée, et possèdent des facultés variées. Seul le Bouddha peut
comprendre toutes ces choses.
Quand on parle des choses comme les actes karmiques, d‟ordinaire notre esprit ne peut
comprendre que le minuscule monde des êtres humains. Comparé à la compréhension du
Bouddha, nous ne parlons que des règles internes d‟un petit club.
Pour donner un exemple, lorsque le Bouddha exposa les Quatre Nobles Vérités sous l‟arbre
de la Bodhi ou à Bénarès, certains individus avaient le karma – et l‟aspiration, les facultés et
les k’am – d‟entendre là un enseignement sur les Quatre Nobles Vérités, le véhicule de base.
Mais étaient présents bien d‟autres disciples des mondes des dieux et des asouras. Leurs
constituants étant différents, ils ont entendu un enseignement complètement différent. Un
autre exemple, peut-être moins bon, est l‟histoire des auditeurs qui ont fait une crise
cardiaque en entendant Manjushri expliquer la vacuité. Bien sûr, Manjushri est bouddha
depuis les temps sans début, mais dans ce contexte il avait pris l‟apparence d‟un bodhisattva
de la dixième terre. De ce fait, il ne possédait pas le pouvoir d‟omniscience du Bouddha qui
lui aurait permis de connaître les aspirations, meupa (mos pa), et les k’am de chaque membre
du public. C‟est ainsi que certains participants comme les auditeurs n‟ont pas « pigé » ce
qu‟il disait.
[T10] (5) Le pouvoir de savoir si les facultés sont suprêmes ou non 11:35
Le pouvoir de connaître Le Bouddha a le pouvoir de comprendre qui est doté et qui n‟est pas doté de facultés
les facultés des êtres suprêmes. Il sait qui a la faculté de percevoir les choses comme étant pures, tsang (tshang) ;
comme étant bienheureuses, dewa (bde ba) ; comme étant le soi, dag (bdag) ; et comme
étant permanentes, tag (rtag).
Nous parlons ici de ceux dont les facultés sont encore impures. Il sait également qui possède
des facultés non-obscurcies : il voit chez quels êtres les facultés sont libres de tout voile, et si
ces facultés sont moindres, bonnes ou excellentes. Nous parlons ici de capacités différentes,
mais il ne s‟agit pas de hiérarchie, même si cela y ressemble. Par exemple, de nombreux
maîtres nyingmas disent que Guru Padmasambhava a des facultés moyennes et non
supérieures. J‟ai discuté de ce point avec Nyoshul Khen Rinpoché. Quoi qu‟il en soit, le
Bouddha a le pouvoir de connaître les facultés des êtres.
Le Bouddha sait ce qui fait une voie, comme il connaît le type de résultat auquel aboutit
Le pouvoir de connaître chaque voie, notamment le niveau des sougatas victorieux, le fruit des bouddhas-par-soi, des
les voies
bodhisattvas, des auditeurs, ou les mondes des dieux, des asouras, des animaux, des esprits
affamés et des enfers. Fort de ce pouvoir, il enseigne différents véhicules à différents êtres.
Notre vision des trois véhicules est très limitée ; le Bouddha peut exposer des centaines de
véhicules aux êtres qui ont besoin de voies différentes.
[T10] (7) Le pouvoir de connaître tant la souffrance que la perfection (738), 11:37
Le pouvoir de connaître Ce pouvoir est une connaissance très spéciale. Seul le Bouddha sait au niveau le plus subtil
la souffrance et sa quelle voie vous conduira à la complète cessation de toute souffrance et quelle voie ne vous
cessation y conduira pas. Sans ce pouvoir, on pourrait facilement prendre certains résultats de la
méditation, par exemple, les quatre niveaux de samadhis ou les huit sortes de libération, pour
l‟étape finale de l‟Éveil. La troisième ligne mentionne l‟absorption de la cessation, qui se
réfère ici à la cessation de tsorwa (tshor ba), la sensation, et de dutché (’dus byas), les
facteurs de composition ou facteurs karmiques. Quand on atteint la cessation de ces deux,
cela ressemble à l‟Éveil parce que l‟on ne crée plus de karma – mais cette voie ne mène pas
nécessairement à la cessation de toute affliction.
[T10] (10) Le pouvoir de savoir comment détruire tous les voiles 11:40
Le pouvoir de savoir Le dixième pouvoir exclusif du Bouddha est de comprendre comment les êtres sur la voie
comment détruire les peuvent détruire leurs voiles et par quels antidotes. Il peut par exemple savoir comment un
voiles bodhisattva de la dixième terre utilise le recueillement semblable au vajra pour détruire les
voiles jusqu‟au dernier, à savoir le shetché dribpa (shes bya’i sgrib pa), la propension subtile
qui voile l‟omniscience. Il sait comment tous les enfants du Bouddha – les auditeurs, les
bouddhas-par-soi et les bodhisattvas sur la voie – éliminent à chaque instant leurs voiles.
[T8] (b) L’incapacité de l’auteur à décrire clairement les pouvoirs du Bouddha 11:41
11:41 Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de ciel que les oiseaux font demi-tour ;
Ils reviennent quand leurs forces sont épuisées.
De même, les bodhisattvas, les auditeurs et les bouddhas-par-soi
Renoncent à décrire les qualités, vastes comme le ciel, des bouddhas.
Les pouvoirs du
Chandrakirti compare ces dix quatrains au fait de prélever une goutte de l‟océan des qualités
Bouddha sont éveillées à l‟aide d‟un brin d‟herbe ; ce n‟est qu‟un minuscule échantillon ! Il propose
indescriptibles, exemple l‟analogie de l‟oiseau. Si l‟oiseau a suffisamment de forces, le ciel est sans limite. Quand il
de l‟oiseau est obligé de revenir sur terre, ce n‟est pas parce qu‟il a atteint les confins du ciel mais qu‟il
arrive au bout de ses forces. De même, tous les enfants du Bouddha – les auditeurs, les
bouddhas-par-soi et les bodhisattvas depuis la première voie d‟accumulation jusqu‟à la
dixième terre – auraient beau se réunir pour décrire les qualités d‟un seul bouddha, ils
devront faute d‟énergie et de temps s‟arrêter avant d‟en avoir épuisé la liste.
Chandrakirti montre ici son humilité en demandant comment, au vu de toutes ces raisons,
quelqu‟un comme lui pourrait exprimer l‟infinité des qualités du Bouddha ? Mais il dit qu‟il
balaiera ses doutes afin d‟exposer certaines de ces qualités à l‟aide des mots de Nagarjuna. Il
fait référence au Teutsok (bstod tshogs), la Collection de Louanges, qui sont des éloges de
l‟espace du réel, du corps absolu, et ainsi de suite, composées par Nagarjuna.
[E] : Comment peut-on parler de toutes ces différences, de milliers de bouddhas dotés de
Le Bouddha n‟est ni un différentes qualités, quand pour Chandrakirti la bouddhéité est une ?
ni multiple [R] : Le Bouddha n‟est ni un ni multiple. C‟est vrai. Beaucoup croient en la singularité du
Bouddha. Ce concept a des relents d‟hindouisme, comme le concept d‟Ishvara, entre
autres, une sorte de fusion avec un dieu, une âme ou une énergie universels, ou tout
autre nom qu‟on pourrait lui donner. La bouddhéité n‟est pas ainsi.
[E] : Que doit-on lire pour en apprendre plus sur les deux sagesses : la sagesse qui connaît
l‟essence des choses et la sagesse qui connaît les choses dans leur multiplicité ?
[R] : Je suppose que le mieux serait de lire la Prajñaparamita ou l‟Abhisamaya Alankara,
l‟Ornement de la Réalisation. Mes meilleurs vœux vous accompagnent ! C‟est déjà
difficile de parler du point de vue de quelqu‟un d‟autre, même quand ce dernier n‟est
qu‟un être ordinaire. Mais dans l‟Abhisamaya Alankara il vous faudra étudier le point
de vue du Bouddha ! C‟est le texte principal dans les shedras guéloug et sakya. Dans
mon shedra, on étudie l‟Abhisamaya Alankara pendant huit ans et le texte de
Chandrakirti sert de complément d‟information.
Ce serait tellement plus facile de répondre aux questions de ce genre si nous pouvions dire,
comme le fait l‟adversaire de Gorampa, que cette prétendue omniscience du Bouddha n‟est
que la projection de ses disciples dévoués. Mais on ne peut plus vraiment adopter cette
position, qui a été réfutée par Gorampa. En revanche, Chandrakirti et Gorampa nous ont
montré quelque chose d‟essentiel : une sagesse au-delà de la pensée. On ne peut pas dire que
le Bouddha n‟a pas la sagesse omnisciente, que celle-ci n‟est que notre projection. Sinon, à
quoi bon atteindre l‟Éveil ? Il faut bien qu‟il ait quelque chose, mais si vous demandez ce
que c‟est, on ne peut que tenter de le décrire. Vous souvenez-vous des milliards de trillions
de qualités que possèdent les simples bodhisattvas ? Chandrakirti vient de nous présenter dix
des qualités du Bouddha et à mesure qu‟il avance il nous dit qu‟elles dépassent notre
entendement.
Revenons à la question de l‟objet perçu par le Bouddha. Si vous vous rappelez l‟exemple des
Que voit le Bouddha s‟il cittamatrins, l‟eau est perçue de manière différente par les êtres des six mondes. Que voit un
regarde un verre d‟eau ? Bouddha qui regarde un verre d‟eau ? Le bouddha Shakyamouni y verrait un verre d‟eau. Je
vous livre ici la perspective de Gorampa. Le Bouddha est kang nyi nam gi chok (rkang gnyis
rnams kyi mchog), le « meilleur des hommes ». Les débats à ce propos sont sans fin, mais le
bouddha Shakyamouni est un bouddha du nirmanakaya. Je n‟aime pas utiliser le mot
« faux » mais tout cela relève de la manifestation, y compris tous ses actes, selon le
[E] : Quand vous dites que le bouddha Shakyamouni est un corps de manifestation, ne faites-
vous pas référence à ses douze hauts faits ?
[R] : Si.
[E] : Mais cet éclair d‟altruisme a jailli quand il était un être des enfers, avant qu‟il ne
devienne le Bouddha.
[R] : Oui, mais selon le Mahayana tout cela en fait partie. C‟est là le point délicat, n‟est-ce
Nous parlons de ses
pas ? Mais il faut prendre garde, car ce que je vous dis là peut ressembler à ce que dit
qualités infinies mais en
fin de compte cela nous notre adversaire – que le Bouddha n‟a pas la sagesse et qu‟il ne s‟agit que de la
dépasse projection de l‟autre. Et donc, si l‟on repose la question « que voit le Bouddha, de son
point de vue ? », par manque de mots adéquats nous parlons de ses qualités infinies, de
ses corps, ses sagesses, ses actes... Mais à la fin on résume tout en disant que cela nous
dépasse.
[E] : Chandrakirti parle au nom de son maître, Nagarjuna. Mais comment ce dernier, un
bodhisattva de la première terre, peut-il décrire ce que perçoit un bodhisattva de la
dixième terre ? Plus précisément, comment peut-il convaincre les auditeurs, puisque le
Prasangika soutient que seul un bodhisattva de la septième terre et au-delà est capable
de surpasser les auditeurs ? Nagarjuna lui-même dit que la sagesse d‟un bodhisattva de
la première terre ne surpasse pas la grande sagesse des auditeurs.
[R] : En effet, nous voici en train de discuter des bodhisattvas de la dixième terre alors que
nous-mêmes ne sommes pas encore entrés dans la voie d‟accumulation ! Comme
Chandrakirti, nous nous référons à quelqu‟un d‟autre. Je suis sûr que Nagarjuna s‟est
référé aux enseignements et à l‟œuvre écrite de quelqu‟un – je crois qu‟il s‟appelait
Manjushri, n‟est-ce pas ? – qui est un bodhisattva de la dixième terre...
[E] : C‟est donc Manjushri qui a inspiré Nagarjuna ?
Au Sri Lanka ils ne [R] : Tous ces gars-là sont responsables ! Chandrakirti, Nagarjuna, Manjushri... Ce n‟est pas
croient pas que un problème ; laissez-moi vous dire une chose : au Sri Lanka, ils ne pensent même pas
Nagarjuna est
bouddhiste !
que Nagarjuna est bouddhiste, et ils ont de bonnes raisons pour cela ! Vous devriez
étudier là-bas et écouter ce que ces moines du Sri Lanka ont à dire et comment ils
démontrent que les trois autres extrêmes de la production sont totalement inutiles. Leur
[E] : Pourriez vous dire pourquoi le « corps semblable à la cause » est comme un pont ?
Pourquoi le corps
[R] : Le corps semblable à la cause est la seule connexion que nous ayons avec le Bouddha,
semblable à la cause est-
il comme un pont ?
qui est hors de notre atteinte. C‟est une connexion parce que le bodhisattva de la
dixième terre reste un objet de compassion. Dans le chapitre I, nous avons mentionné
trois formes de compassion qui s‟adressent à trois objets différents. Quand on parle de
cheu la migpé nyingje (chos la dmigs pa’i snying rje), la compassion qui a pour objet
les phénomènes, même les bodhisattvas de la dixième terre en sont des objets, car la
post méditation et la méditation font partie de la souffrance omniprésente. Sur cette
base, nous avons un fils d‟Ariane : seul un bodhisattva de la dixième terre peut voir la
Seul un bodhisattva de la
manifestation de la onzième terre. Le bodhisattva de la neuvième terre se fie au
10e terre peut voir la
manifestation de la 11e bodhisattva de la dixième terre, et ainsi de suite. La question est importante, parce que
terre sans ce pont il nous manquerait une base vitale, shi (gzhi), laquelle est nécessaire pour
prouver que le Bouddha est l‟objet de refuge ultime. Quand on parle de refuge, il faut
parler de la peur.
[E] : D‟ordinaire est-ce que les tulkous ne forment pas ce pont ?
[R] : Voilà qui serait un peu instable. Après tout, qui peut juger qui est ou n‟est pas un
tulkou ? Nous sommes tous un peu fous et saouls, nous pourrions tous affirmer que ce
tulkou existe, mais nous ne sommes pas des témoins fiables. En revanche, si vous
voulez savoir si l‟on doit avoir recours aux tulkous, ma réponse est oui, bien sûr,
puisque nous n‟avons rien d‟autre.
[E] : Qu‟en est-il des tulkous bons ou mauvais ? S‟il y a de multiples tulkous et non un seul
tulkou universel, on ne peut pas montrer que celui-ci ou celui-là est une bonne
manifestation dans chacun des (six) mondes d‟existence.
[R] : C‟est un point important. Vous souvenez-vous comment nous avons distingué gyu
(rgyu) la cause, et kyen (rkyen) les conditions ? La cause véritable de la bénédiction du
[E] : Pour en revenir au problème de la purification de l‟antidote ultime, Gorampa, qui est un
rangtongpa pur et dur, admet qu‟il y a de la sagesse. Mais en bon rangtongpa, il
soutient que cette sagesse est dénuée d‟existence inhérente.
[R] : Il dira que la sagesse n‟existe pas de manière inhérente. Pour savoir cela, il vous faut
lire les textes de Gorampa sur les distinctions de la vue, tout en gardant en mémoire que
sa vue est sans doute très partisane du fait de son orientation rangtong.
Si la sagesse n‟existe pas [E] : Mais si cette sagesse est dénué d‟existence inhérente, en quoi est-elle différente d‟une
vraiment, en quoi est- de nos projections ?
elle différente de nos [R] : Je ne pense pas que l‟argument de l‟adversaire de Gorampa soit fondé sur la vérité
projections ? relative ou ultime ; ou sur le fait que la sagesse existe de manière inhérente ou pas.
C‟est une manière de parler. Par exemple, l‟image que nous sert l‟adversaire est celle de
la tasse qu‟on lave ; ce faisant, on ne crée pas une tasse propre, on ne fait qu‟éliminer la
saleté. C‟est tout ce qui existe. Gorampa dirait que lorsqu‟on élimine la saleté, la tasse
Pour Gorampa quand propre vient au jour. Mais l‟adversaire soutient que lorsqu‟on lave la tasse, la prétendue
nous lavons le verre, tasse propre n‟est que la projection d‟autrui. Tout dépend de la manière de voir les
deux choses se passent : choses. Pour l‟adversaire, on n‟a fait qu‟éliminer la saleté. Mais Gorampa soutient qu‟il
le verre devient propre et y a également l‟avènement de la tasse propre, sinon pourquoi éliminer la saleté ? Pour
un verre propre apparaît devenir un Bouddha, deux choses doivent se passer, si l‟on peut dire. Pour notre propre
bien il faut avoir éliminé tous les voiles et pour le bien des autres il faut avoir tout
réalisé. L‟adversaire dit que cette deuxième chose ne peut pas avoir lieu.
Le problème entre les Le problème entre les rangtongpas et les shentongpas est un peu différent. Ici la définition
rangtongpas et les de la réalité parfaitement accomplie, yong droup (yongs grub) s‟embellit de mots comme
shentongpas est différent tagpa (rtag pa), permanente, accomplie depuis l‟origine, et ainsi de suite, ce qui est une
importante source de problèmes entre les rangtongpas et les shentongpas. De plus, les
shentongpas disent que les qualités du Bouddha, comme les trente-deux marques majeures,
tsen zangpo (mtshan bzang po), qui sont des marques physiques – ses ongles couleur de
cuivre, entre autres – ne peuvent pas avoir été produites, elles existent depuis toujours. Et ils
ont le soutien du seigneur Maitreya, qui dit que la nature de bouddha est toujours manifeste.
Les rangtongpas exprimeraient ces mêmes idées de manière différente.
La tradition veut qu‟à divers moments de l‟enseignement l‟on révise le plan structural. Cela
pourra sans doute nous aider à mieux comprendre ce Madhyamika qui nous occupe depuis
Les deux Madhyamikas quatre ans.
dans lesquels on entre : Soyons brefs. Le titre du texte est Madhyamakavatara. Avatara signifie entrée. Il y a deux
la Madhyamika absolu et
Madhyamika dans lesquels on entre : djeutcha teun gyi ouma (brjod bya don gyi dbu ma), le
les mots qui en parlent
Madhyamika absolu (cela même que l‟on désigne), et djeutché ts’iki ouma (brjod byed tsig
gi dbu ma), les enseignements ou les mots qui en parlent. Ce texte n‟entre pas directement
dans le Madhyamika absolu ; il entre directement dans les mots, les Écritures. Dans le
Madhyamika scriptural, il y a également deux catégories : sangyé gyi ka (sangs rgyas kyi
bka’), les paroles du Bouddha, et les commentaires exposés par les disciples du Bouddha. Le
texte de Chandrakirti n‟entre pas directement dans les paroles du Bouddha mais dans les
commentaires de ses disciples, notamment de Nagarjuna. Chandrakirti s‟appuie aussi sur des
soutras comme le Dodé Sa Chupa (mdo sde sa bcu pa), le Soutra des Dix Terres.
Je suis sûr que je n‟ai pas besoin de vous rappeler que ce texte constitue une interprétation
madhyamika-prasangika des commentaires du Madhyamika. Les prasangikas soutiennent
Différence entre
que les choses ne naissent ni d‟elles-mêmes, ni d‟autre chose, ni des deux, ni sans cause – et
madhyamika prasangika
et madhyamika ce, non seulement pour ce qui est de la vérité absolue, mais aussi dans la vérité relative. C‟est
svatantrika ce qui fait leur originalité. En particulier, leur vue diffère de celle des madhyamika-
svatantrikas, disciples de Bhavaviveka et de Shantarakshita, lesquels admettent la production
à partir d‟autre chose au niveau conventionnel. On trouve, par ailleurs, plusieurs traditions
chez les prasangikas eux-mêmes, dont le Madhyamika-yogachara. Chandrakirti n‟appartient
pas au courant yogachara, sa tradition est celle du jigten drakder cheudpé oumapa (’jig rten
La tradition de
grags der spyod pai dbu ma pa) – le Madhyamika qui admet le point de vue des gens
Chandrakirti : accepter
ce qu‟acceptent les gens
ordinaires. C‟est un courant très particulier et unique.
ordinaires
Son interprétation mène à la conclusion que toutes les autres écoles (à l‟exception peut-être
de celle du Madhyamika-svatantrika) – à commencer par l‟école cittamatra et passant par
toutes les autres – non seulement ne présentent pas une vérité relative juste mais, de plus,
défendent une vérité relative fausse. Rappelez-vous l‟exemple utilisé pour illustrer une vérité
relative fausse : l‟individu affligé d‟une maladie des yeux qui voit des cheveux devant ses
yeux là où il n‟y a jamais eu la moindre strie. De même, selon Chandrakirti, l‟esprit des
Pour Ch. toutes les cittamatrins et des tenants des autres écoles est malade, non seulement parce que leur vue
écoles non Madhyamika
relèvent de la vérité
n‟est pas une vérité relative juste, mais aussi parce qu‟elle est fausse. Le jugement est sévère,
relative fausse et ne car la vérité relative juste est notre unique moyen pour arriver à comprendre la vérité
peuvent nous conduire à absolue. La vérité relative fausse ne mènera jamais à la vérité absolue.
la vérité absolue
Ensuite, si vous vous souvenez de ses explications à propos de la sixième terre, Chandrakirti
Les prasangikas n‟ont affirme que les tenants du Madhyamika-prasangika n‟ont aucune proposition qui leur soit
pas de thèse propre. En d‟autres termes, Chandrakirti admettra tout naturellement que le Bouddha, la voie
et la bodhicitta existent. Mais tout cela – toute la voie, en fait –, il ne l‟accepte que du point
de vue de l‟autre, et du point de vue des gens ordinaires.
N‟oubliez pas : cet homme a trait une vache peinte ! Et traire une vache peinte sur un mur
n‟est pas une chose communément admise par les gens ordinaires. Mais rappelez-vous aussi
qu‟il a dit – toujours dans son explication de la sixième terre – que les gens ordinaires étaient
ignorants et qu‟au moment d‟établir la vérité absolue on ne pouvait pas leur faire confiance.
Il est tellement subtil, tellement insaisissable à cette occasion précise !
Quand il s‟agit d‟établir la vérité absolue, tawa ten ma bépé kab (lta ba bstan ma bags pai
skabs), comment pourrait-on se fier au point de vue des gens ordinaires ? Et pourtant il avait
même recommandé aux cittamatrins et autres substantialistes d‟aller débattre avec les gens
ordinaires, allant jusqu‟à dire qu‟il se rangerait à l‟avis de celui qui gagnerait le débat !
Le sujet principal est la
production
Le sujet principal de ce texte est la production interdépendante, enseignée ici selon deux
interdépendante
méthodes très particulières. En tibétain, nous parlons de :
Il est important de bien comprendre ceci. Beaucoup de gens pensent que les choses ne
naissent pas d‟elles-mêmes, ni des atomes, ni de Dieu, et donc qu‟elles sont produites en
interdépendance – mais le danger subsiste reste de créer un nouveau phénomène : celui de la
production interdépendante. Chandrakirti réfute cela avec force et enseigne la production
interdépendante sur la base de l‟inexistence du soi des phénomènes et sur la base de
l‟inexistence du soi individuel. C‟est très particulier. Sa Sainteté le Dalaï-lama en est si fier
qu‟il s‟en vante partout où il enseigne !
Quand on parle de la J‟insiste sur ce point parce qu‟on entend parfois des discours très confus venant de gentils
production bouddhistes comme nous, qui disent, comme s‟ils comprenaient vraiment la production
interdépendante, il est interdépendante : « Ah oui, je vois pourquoi les bouddhistes parlent de production
crucial de se souvenir de interdépendante. Nous les humains, nous mangeons, puis nous chions et nos excréments vont
l‟inexistence du soi dans la terre, les arbres poussent et ainsi, tout est interdépendant. » C‟est une très jolie façon
de voir la production interdépendante, mais il manque quelque chose d‟essentiel :
l‟inexistence du soi. Si vous omettez l‟inexistence du soi, il n‟y a pas production
interdépendante. Il est très important de s‟en souvenir, surlignez-le plusieurs fois dans vos
notes, si vous en prenez.
Donc, quand on réalise les deux types d‟inexistence du soi, le résultat de la purification sera
les différentes étapes de la voie du bodhisattva. Ces derniers jours, nous avons parlé de la
onzième terre et des qualités du Bouddha, qui sont infinies, inconcevables, inimaginables.
Toutes les qualités du Bouddha sont incluses dans ces deux aspects : sabmo tongpa nyi (zab
mo stong pa nyid), la profonde vacuité, et l‟immensité des qualités infinies du Bouddha
comme la compassion, la générosité, la patience, et ainsi de suite.
[T7] (1) Le nirmanakaya a enseigné les trois véhicules de manière provisoire 11:44
11:44 Ayant réalisé l’immuable corps, vous réapparaissez de nouveau dans les trois
mondes
En montrant la venue, la naissance, la paix de l’Éveil, et en faisant tourner
la roue du Dharma.
Ainsi, avec compassion, vous menez jusqu’au-delà de la souffrance
Ceux qui, prisonniers de ses chaînes, croient aux illusions du monde.
Ce quatrain fait référence au nirmanakaya. Soulignez le mot laryang (slar yang), qui signifie
« de nouveau ». Une fois atteint le corps semblable à la cause dans le ciel de Tushita aux
cinq certitudes, ce corps immuable se manifeste de nouveau dans les trois mondes comme
s‟il était venu, avait repris naissance, atteint l‟Éveil sous l‟arbre de la Bodhi, comme un roi,
comme un être entouré de nuées de dakinis... Pardon, je devrais dire « reines » et non
« dakinis », car seuls quelques rares fanas du Vajrayana influencés par l‟hindouisme parlent
11:45 Pour éliminer toutes les impuretés, il n’est pas d’autre méthode
Que la réalisation du réel. Le réel ignore la division des phénomènes
Et par suite, l’esprit qui perçoit le réel n’est pas non plus divisé.
C’est pourquoi vous avez enseigné aux êtres un seul véhicule indifférencié.
Ce quatrain dit que dans l‟absolu le Bouddha n‟a enseigné qu‟un seul véhicule, car pour
complètement éliminer ou purifier toutes les souillures, la seule méthode est la
compréhension du réel. Comme les phénomènes ont une seule et même essence – ils sont
tous dénués de soi – l‟esprit qui connaît l‟inexistence du soi est forcément un. Par
conséquent, tous les enseignements du Bouddha conduisent à un seul véhicule. Il y a une
citation importante qui est pertinente ici :
L‟amour et la compassion Voilà pourquoi l‟inexistence du soi est la seule voie. La bonté et la compassion sont efficaces
marchent jusqu‟à un jusqu‟à un point donné mais elles ne peuvent pas entièrement contrecarrer l‟ignorance.
certain point, mais
Souvenez-vous de ce qu‟a dit Chandrakirti : « Ceux qui sont ignorants s‟engageront dans des
l‟inexistence du soi est en
contradiction totale avec actes négatifs et iront en enfer. Ceux qui sont ignorants créeront des actes positifs et iront au
l‟attachement au soi paradis. Ceux qui sont sages passeront au-delà du karma et atteindront la libération. »
[T7] (3) Les trois véhicules relèvent de son intention éclairée 11:46-47
11:47 Tout comme un sage capitaine crée une cité merveilleuse pour le repos
De son équipage voguant vers une île de joyaux, vous avez établi
Des véhicules pour apporter la paix à certains de vos disciples.
À ceux dont l’esprit entraîné était libre, vous avez enseigné autrement.
Dans ces deux quatrains Chandrakirti montre que tous les véhicules – cinq, trois, neuf ou
cent, qu‟importe – sont gongpachen (dgongs pa can), relèvent de la vision profonde, de
l‟intention éclairée du Bouddha. Par compassion, le Bouddha a créé différentes sortes de
véhicules qui visent chacun un but précis. En tibétain, ces vers sont magnifiques de poésie.
Les êtres sensibles sont affligés par les cinq dégénérescences : le temps, les êtres, les
émotions, la vue et la durée de vie. Ainsi depuis le commencement les êtres n‟ont jamais pu
concevoir ces infinies qualités du Bouddha et de ses enseignements – le vaste et le profond.
Mais vous, Bouddha omniscient et compatissant, vous avez formé une promesse. Ici, au lieu
de nous ennuyer avec la terminologie usuelle – khyentsé nusum (mkhyen brtse nus gsum),
connaissance, compassion et pouvoir – Chandrakirti se montre poétique. Il dit : « vous
possédez la sagesse et les moyens de la compassion » et utilise des mots différents pour
Les étapes d‟auditeur et parler du pouvoir en écrivant : vous avez fait ce vœu : « Je libèrerai tous les êtres ».
de bouddha par soi sont Le voyage du bodhisattva ressemble à celui des marins chercheurs de trésors en ce sens qu‟il
des îles où le voyageur est sans fin. Certains individus au caractère moins bien trempé pourraient en arriver à se
peut se reposer
sentir seuls, à s‟ennuyer ou à déprimer après des mois passés sur le Grand Bleu. C‟est
Le début de l‟Éveil du Ce quatrain important répond à bon nombre de questions, notamment sur le moment où le
Bouddha est un moment Bouddha a atteint l‟Éveil. Pour en parler, il faudrait réunir toutes les particules de poussière
qui englobe les trios de tous les champs purs de tous les bouddhas et compter un kalpa par particule de
temps poussière... Nous parlons ici du commencement de son Éveil, et on a l‟impression que cela
s‟est passé il y a très longtemps. Mais ce n‟est pas ainsi. Cette qualité est omniprésente et
englobe tous les bouddhas des trois temps – passé, présent et futur. De même, des milliards
de bodhisattvas de la dixième terre sont en train d‟atteindre l‟Éveil à cet instant précis et la
même réponse s‟appliquera à eux.
Si l‟on demande à quel moment un bouddha particulier a atteint l‟Éveil, la réponse est le
secret de ce bouddha ; ce n‟est pas une chose dont on puisse parler. Ce secret ne peut pas être
révélé. Cependant, à l‟intention des êtres qui en ont le mérite, différents enseignements ont
tenté par divers moyens de lever le voile. Par exemple, certains textes parlent du tangpeu
sangyé gyu mepa (dang po’i sangs rgyas rgyu med pa), du premier bouddha qui est sans
cause ; d‟autres disent : sangyé togma tama mé (sangs rgyas thog ma mtha ma med) : il n‟y a
pas de premier ni de dernier bouddha ; d‟autres encore parlent de tel ou tel bouddha qui a
atteint l‟Éveil avant tous les autres. Ce sont des méthodes permettant à certains êtres de
comprendre ce secret qui ne peut pas être révélé.
Jusqu‟ici, l‟auteur nous a longuement parlé des qualités et des activités infinies de la
onzième terre, de l‟être éveillé, le Bouddha qui a traversé l‟océan du samsara et atteint
l‟autre rive. Il vient de nous expliquer que parler des qualités du Bouddha ou de sa manière
de demeurer dans l‟état d‟Éveil ou du moment où il a atteint l‟Éveil est bien au-delà de notre
compréhension à nous, simples auditeurs. Et maintenant dans les trois magnifiques quatrains
qui suivent, il va complètement renverser la situation.
[T7] (1) Par sagesse et par compassion il reste pour toujours 11:49
11:49 Victorieux ! tant que le monde n’aura pas atteint la paix suprême,
Tant que le ciel lui-même ne se sera pas effondré,
Vous, né de la Mère de Sagesse et nourri du lait de sa tendresse aimante,
Comment pourriez-vous entrer dans la paix suprême ?
Que dit Chandrakirti ? Que le Bouddha est né de la sagesse qui est sa mère et que la
Le Bouddha n‟entrera compassion a été sa nourrice. Et là, au lieu de supplier : « S‟il vous plaît, n‟entrez pas dans
pas dans l‟Éveil tant que l‟Éveil », Chandrakirti dit au Bouddha : « Comment pourriez-vous atteindre l‟Éveil ? Vous
tous les êtres n‟ont pas
ne le pouvez pas ! » Jusqu‟ici il a parlé de l‟Éveil en expliquant à quel point cela nous
atteint l‟Éveil
dépassait. Maintenant il dit que le Bouddha lui-même ne peut pas atteindre l‟Éveil ! Il le dit
avec des mots très profonds : puisque la sagesse vous a enfanté et la compassion vous a
élevé, tant que tous les êtres sensibles n’ont pas atteint l’Éveil, tant que durera l’espace, il
n’y a pas d’Éveil pour vous.
L‟auteur confirme sa propre réalisation que le Bouddha ne pourra pas rester dans l‟Éveil, car
il appartient à la famille des êtres sensibles. Imaginons une mère qui n‟a eu qu‟un enfant
qu‟elle chérit par-dessus tout. Si l‟enfant mange un mets empoisonné, la mère sera follement
inquiète. Chandrakirti dit ici que le souci de cette mère n‟est rien comparé à ce qu‟éprouve le
Bouddha à l‟égard des êtres sensibles, qui passent leur temps à se gaver du poison des cinq
plaisirs sensoriels. Il n‟entrera donc pas dans l‟Éveil, et il ne restera pas dans l‟Éveil. Le
point est encore souligné dans le quatrain 51.
[T8] (b) Il reste pour toujours parce que le but n’est pas épuisé 11:51
Chandrakirti termine en Il y a une autre raison pour laquelle vous, le Bouddha, n‟avez pas l‟Éveil. Innombrables sont
déclarant que le les êtres sensibles qui tombent sans fin dans le piège de l‟existence et de la non-existence et
Bouddha n‟a pas l‟Eveil qui doivent ainsi connaître les souffrances de la mort et de la naissance. Cette infinité d‟êtres
est comme un filet où votre compassion vous retient prisonnier. Vous n‟avez aucune issue ;
pour vous aucun Éveil n‟est possible. Le texte décrit également comment le Bouddha est
magnétisé par les êtres qui souffrent.
C‟est fini ! Ceci est le dernier quatrain du Madhyamakavatara. Voilà donc comment
Chandrakirti décide de terminer sa composition, en déclarant que le Bouddha n‟a pas
d‟Éveil !
[E] : Les psychologues nous disent que les bébés apprennent l‟amour et la compassion dans
les premiers mois de leur existence. Mais comment l‟amour et la compassion peuvent-
ils naître chez un bébé s‟il ne l‟obtient pas de ses parents ?
[R] : Vaste sujet. On peut faire beaucoup de choses. C‟est un grand malheur quand les êtres
sont totalement privés d‟amour et de compassion, tout en sachant que la plupart d‟entre
nous ne recevons de nos parents que quelque chose d‟approchant. Mais strictement
parlant, du point de vue bouddhiste, tant que cet amour et cette compassion ne nous
Sans la vue juste, même conduisent pas vers la vue juste, à quoi servent-ils ? Les gens comme Patrul Rinpoché
l‟amour et la compassion diraient que nos parents ne nous conduisent pas vers une voie juste. Il y a néanmoins
ne conduiront pas à la beaucoup de choses à faire. On peut, par exemple, apprendre aux parents comment
voie juste cultiver l‟amour et la compassion, et expliquer pourquoi ces deux sont importants. Tous
n‟écouteraient pas, mais ce n‟est pas une raison pour se décourager. Ou bien, en tant
que bodhisattva, vous pourriez former le vœu de renaître comme une mère autant de
fois qu‟il y a d‟atomes dans le trichiliocosme. L‟idée vient de moi, pas de Chandrakirti !
Vous pourriez aspirer à être une mère qui nourrira ses enfants d‟amour et de
compassion et à donner naissance dans chaque vie à des séries de triplets, une vingtaine
d‟enfants par naissance, en somme. Vous pourriez sinon faire le vœu de venir comme
une mère ordinaire mais dotée de l‟esprit d‟Éveil.
[E] : Doit-on aspirer à être une mère ordinaire ou une mère sur la première terre ?
[R] : Je vais vous dire une chose : nous n‟étudions pas toutes ces qualités des bouddhas et
Nous sommes adeptes des bodhisattvas en vue de les obtenir. Nous sommes censés être des pratiquants du
du Mahayana et donc
Mahayana : que nous importe notre propre Éveil ? Nous ne devrions jamais, pas même
nous ne devons pas
pratiquer en vue de notre pour un seul instant, pratiquer le Dharma en vue de notre propre Éveil. Tout ce que nous
propre Éveil faisons est censé être motivé par l‟Éveil de tous les êtres sensibles. Voilà pourquoi nous
cherchons à apprendre ce qui se passe sur chacune des terres, car en ce qui nous
concerne, qu‟est-ce cela peut bien nous faire ? Je vous l‟avais bien dit, le Theravada est
la voie la plus appropriée, car le Mahayana est si difficile ! Nous pratiquons la
Mais ne perdez pas courage, certaines des méthodes du Vajrayana sont supposées agir
mieux et plus vite en ces temps dégénérés. Je comprends cependant pourquoi le
bouddha Shakyamouni a fait du Theravada le véhicule commun : c‟est parce qu‟il y a
plus de gens communs que de gens hors du commun. En fait, le Theravada est très
efficace.
[E] : Puis-je vous demander d‟expliquer encore une fois comment le recueillement semblable
au vajra, le purificateur ultime, est lui-même purifié ?
[R] : De notre point de vue, ce recueillement semblable au vajra n‟est pas causé par des
voiles. C‟est notre adversaire qui pense de la sorte.
[E] : Quelle était donc la réponse de Chandrakirti ?
[R] : L‟adversaire dit qu‟il n‟y a pas de sagesse, que la sagesse n‟existe que du point de vue
de l‟autre. Mais pour nous cette position n‟est pas juste.
[E] : Ce qui nous ramène à l‟existence inhérente, laquelle est inexprimable, n‟est-ce pas ?
[R] : Ce qui nous ramène à la description du corps semblable à la cause.
[E] : J‟aimerais demander encore si les scientifiques sont vraiment qualifiés pour être les
Les scientifiques sont- adversaires de Chandrakirti ?
ils qualifiés pour être
[R] : Qu‟en pensez-vous ? Pensez-vous qu‟ils sont ses adversaires ? Je ne le crois pas parce
les adversaires de
Chandrakirti ? qu‟on dirait qu‟ils n‟ont pas de thèse, de tamcha (dam bca’). Ils n‟ont pas de thèse
ultime, ils sont toujours en train d‟expérimenter, de trouver des résultats, de les
analyser, de faire des conférences pour en parler.... Ils ne prennent jamais de décisions
et donc je ne sais pas s‟ils sont qualifiés. Mais j‟ai également entendu dire que certains
scientifiques comme Newton ont eu une influence si puissante que même les
scientifiques occidentaux modernes n‟ont pas réussi à s‟en débarrasser ! Certains ont
déjà réussi à réfuter ses idées et sont arrivés à de nouvelles conclusions, qui sont
beaucoup plus proches de la pensée bouddhiste, mais l‟ancien concept reste vivace du
fait de sa grande popularité. Pour en revenir à votre question, à savoir si les bouddhistes
peuvent avoir un débat authentique avec les scientifiques. Parfois je crois que c‟est
impossible à cause de questions essentielles ayant trait à l‟esprit et à la conscience, et
parce qu‟il n‟y a pas de consensus autour de ce qu‟est l‟esprit. Selon la logique
bouddhiste tout débat est impossible si vous parlez de Paris et moi de Rome. Mais nous
avons ici celui qui peut en parler : Mathieu Ricard !
[Mathieu] : Je ne pense pas que ce soit très juste de dire que les scientifiques eux-mêmes
s‟attachent encore aux découvertes de Newton. Ils ont maintenant amplement prouvé le
contraire de ce qu‟il disait. Par exemple, ils savent que ce que nous appelons particule
est un simple phénomène, sans propriétés intrinsèques. Sous certaines conditions, ce
phénomène apparaît comme une onde qui est partout, sous d‟autres, il apparaît comme
une particule. Or, il ne peut y avoir deux choses plus opposées ! Les scientifiques sont
d‟accord là-dessus. Le problème n‟est pas tant leur désaccord sur des résultats
scientifiques que le fait qu‟ils restent des êtres humains ordinaires. Comme nous tous,
ils sont encore influencés par la perception ordinaire d‟une réalité qui existe vraiment.
Qu‟est ce que la Et donc, même s‟ils reconnaissent que les phénomènes sont dénués de propriétés
conscience pour les intrinsèques, ils continuent à croire en une réalité faite de choses. Et même si certains
scientifiques ? savants disent que les atomes ne sont pas faits de choses, leur perception dans la vie
quotidienne les empêche d‟atteindre la vérité ultime, à savoir que la réalité n‟existe pas
vraiment. Ce n‟est pas tellement qu‟ils adhèrent encore aux vieilles idées de Newton,
mais plutôt qu‟ils sont incapables d‟intégrer leurs découvertes dans leur manière d‟être.
Pour ce qui est de la conscience, c‟est plus compliqué. Il n‟y a pas d‟évidence
scientifique pour dire que la conscience puisse exister indépendamment d‟un support
physique comme les agrégats. Mais ils ne peuvent pas non plus nier cette possibilité, et
donc diverses positions ont émergé. D‟un côté, les réductionnistes ou matérialistes
soutiennent que la conscience n‟est rien d‟autre que le fonctionnement du cerveau. De
l‟autre, il y a des gens pour dire que la conscience émerge des agrégats, sans toutefois
être substantielle. Elle serait donc d‟une nature différente de celle des agrégats, tout en
Enfin, il y a une petite minorité de scientifiques qui envisage la possibilité d‟un courant
de conscience complètement indépendant des agrégats. Cette minorité, qui s‟amenuise
d‟année en année, est très vivement critiquée. Sous cet aspect, il y a donc un très grand
désaccord entre le bouddhisme et la science. Mais pour ce qui est de la réalité, le
désaccord n‟existe plus, à cela près que les scientifiques n‟utilisent pas leurs
découvertes pour leur transformation personnelle.
[R] : Je serais d‟accord avec tout ça. J‟ai quelques questions à poser. Quand un scientifique
dit : « existe », quelle définition donne-t-il à ce mot ? Y a-t-il là l‟idée d‟une existence
logique ou réelle ?
[M] : Les philosophes de la science ont montré qu‟on ne peut pas définir une seule position
scientifique : il y a toujours une diversité de positions. Dans le cas présent, il y en a qui
acceptent les dernières découvertes, comme la non-existence réelle des particules, mais
leur relation à cette découverte reste très matérialiste. Pour d‟autres, nos expériences ne
sont qu‟une manière de lire les phénomènes au moyen de la conscience, et on ne peut
rien dire à propos de la réalité. En particulier, selon l‟interprétation que donne l‟école de
Copenhague qui étudie la physique quantique, on peut uniquement dire quelque chose
des phénomènes pendant l‟expérience. En dehors de l‟expérience, nous n‟avons aucune
idée de ce qui se passe. Il y a donc de nombreuses interprétations différentes, même
parmi les physiciens.
[R] : Comment peut-on donc valider ces expériences ?
[M] : Je crois que les scientifiques proches du Madhyamika diraient qu‟on peut seulement
parler d‟évènements et de relation : on ne peut pas dire qu‟il y a des « choses » qui sont
reliées les unes aux autres.
[R] : De ce que j‟entends, je crois qu‟on ne peut pas considérer les scientifiques comme des
adversaires de Chandrakirti. D‟un autre côté, il semble y avoir un grande fossé culturel.
Dans la philosophie indienne, comme dans la philosophie bouddhiste, on essaie toujours
de préciser si quelque chose existe vraiment, en et par elle-même, ou non. Cette idée est
capitale pour ces philosophies, ce qui ne semble pas être le cas des scientifiques, pour
qui l‟expérience apparaît comme centrale.
[M] : En tant qu‟individus et non en tant que savants, certains pensent probablement que la
réalité existe et qu‟ils finiront par la trouver. Mais dans leurs propres expériences, ils se
contentent de regarder ce qui se passe.
[R] : Ce n‟est donc pas la théorie qui décide ?
[E] : Non, la théorie vient de l‟expérience. Bien sûr, les scientifiques ont des idées et des
prédicats de départ, qui les conduisent à mener des expériences. Mais si les expériences
contredisent leurs idées, ils abandonnent celles-ci et en cherchent d‟autres.
[Patrick] : Je pense que ce n‟est pas l‟affaire des scientifiques de parler de ce qui est réel ou
ne l‟est pas. Le réel est le souci des mystiques et des philosophes, et ces mondes sont
très séparés. Le réel, ce qui existe vraiment, ce qui est illusoire, tout cela est pour les
philosophes comme Kant ou Hegel, et pas pour les scientifiques.
[R] : Ceci dit, Chandrakirti est un jigten drakder cheudpé oumapa (’jig rten grags der spyod
pa’i dbu ma pa) – il accepte ce que disent les bouviers, lesquels ne sont pas vraiment
des scientifiques.
[Mathieu] : Il accepte en vérité relative les dires de quiconque, pas seulement des bouviers.
[R] : Le but de l‟analyse scientifique n‟est-il pas de développer une vérité ultime ?
[E] : Non, c‟est une vérité pratique.
[R] : Alors cela ne fera pas l‟affaire, parce que dès qu‟on commence à analyser les
phénomènes, les phénomènes relatifs sont déconstruits. Si donc vous analysez les
phénomènes relatifs et utilisez ensuite cette analyse pour arriver à une décision,
Chandrakirti deviendra fou ! Pour lui, on s‟en souvient, cela relève de lokpé kundzop
(log pa’i kun rdzob), de la vérité relative fausse.
[E] : Et bien, l‟une des difficultés est celle-ci : les bouddhistes considèrent comme une
évidence que l‟esprit est un continuum indépendant, séparé de la matière. C‟est l‟un des
arguments bouddhistes pour prouver qu‟il y a quelque chose après la mort, n‟est-ce
pas ?
[R] : Et alors, quel est le problème ?
[E] : Et bien, ça n‟est pas prouvé, et nous voulons une preuve !
[R] : Une preuve de quoi ?
[E] : Que l‟esprit est un continuum séparé du continuum matériel et par conséquent, en
principe, séparable. Les bouddhistes parlent de corps matériel, d‟agrégats, de continuum
mental. Ils soutiennent que la cause d‟un instant mental ne peut jamais être matérielle,
et par suite, ils parlent de deux courants indépendants.
[R] : Pas nécessairement.
[E] : Si un moment de conscience ne peut avoir pour cause qu‟un autre instant de conscience,
cela signifie-t-il qu‟il est complètement séparé du courant des évènements matériels ?
[R] : Pas nécessairement : c‟est comme l‟eau, comme une rivière – si vous regardez une
rivière aujourd‟hui, vous pouvez dire que vous avez vu la même rivière hier.
[E] : Nous parlons des bardos et il semble que bon nombre d‟entre nous pratiquons en vue de
reconnaître la claire lumière ou ce qui surgira dans les bardos quand notre corps sera
déjà brûlé ou enterré. Nous croyons, semble-t-il, que le connaisseur se transporte
quelque part, et continue ailleurs, comme une onde, une particule ou ce qu‟on veut ;
autrement, à quoi bon pratiquer, car il n‟y aurait plus l‟expérience mentale du bardo et
tout le reste.
[R] : L‟exemple du bardo ne marchera pas ici parce que le bardo n‟est pas si loin de la vue
des scientifiques. Quand on parle de bardo, on dit qu‟il subsiste une forme, sukyeu
(gzugs yod) ; quelque chose possédant une forme. Cela ressemble fort à ce que diraient
les scientifiques ; bien qu‟ils ne parlent pas de bardo, naturellement.
[E] : Mais vous parlez d‟une forme mentale, ce qui signifie une conscience séparée des
agrégats matériels.
[E] : L‟esprit n‟est pas le cerveau. De nombreux scientifiques pensent que c‟est la même
chose.
[R] : L‟esprit n‟est pas le cerveau.
[E] : Telle est la position bouddhiste – un bouddhiste dirait que l‟esprit n‟est pas la même
chose que le cerveau.
[R] : Mais les bouddhistes disent que le cerveau est l‟esprit, forcément, tout est esprit.
[E] : Vous parlez d‟autre chose !
[R] : Sans les cinq agrégats, pas de soi individuel, pas de gangsaki dak (gang zak gi bdag).
C‟est un des sujets majeurs débattus par Chandrakirti et ses adversaires.
[E] : Mais c‟est une autre question. Nous ne parlons pas du soi, nous parlons de l‟esprit, du
continuum de conscience.
Peut-on prouver que [E] : Nous vous demandons de nous fournir une preuve de l‟existence absolue de l‟esprit.
l‟esprit continue après la [R] : Vous voulez surtout une preuve de la continuation de l‟esprit après la mort. J‟ai moi-
mort ?
même des doutes à ce sujet !
[E] : Quand nous avons posé cette question plus tôt, vous nous avez dit que pour y répondre
on doit comprendre ce qu‟est l‟esprit.
[R] : Oui et pour cela il faudrait qu‟on étudie les douze liens de la production
interdépendante. Malgré la complexité du sujet, je pense que nous devons en parler. Il
faudrait pour cela disséquer chaque mot utilisé. Par exemple, quel sens les scientifiques
donnent-ils aux mots « esprit », « indépendant », « dépendant », « continu » ? On ne
[M] : Mais il y a une différence entre l‟absence de libre arbitre et la prédétermination. Si les
choses sont prédéterminées, cela signifie que tout peut être calculé. Mais les
[E] : Je voudrais ajouter deux choses. D‟abord, à propos du statut de la science, en partant de
ce qu‟a énoncé John. L‟année dernière, nous avons pris l‟exemple d‟un mécanicien,
quelqu‟un qui étudie les voitures pour être ensuite capable de les réparer. Nous avons
émis l‟idée que peut-être le rôle du scientifique était semblable à celui du mécanicien,
qui veut comprendre comment les choses fonctionnent. Et vous avez dit l‟année
dernière que ce n‟était pas du tout la même chose que chercher à comprendre la vérité
absolue. Ce n‟est donc pas un problème ; nous ne sommes pas de véritables adversaires
de Chandrakirti, car nous essayons juste de comprendre comment les voitures marchent.
Le deuxième point, reprenant l‟exposé de Mathieu, est pour observer que l‟illusion
apparaît dans de nombreux systèmes très complexes. Manifestement le cerveau en est
un exemple. Peut-être avons-nous l‟illusion de la conscience. Mais même à un niveau
plus élémentaire, devant une colonie de fourmis dont tous les membres travaillent
ensemble à construire une fourmilière, on peut avoir l‟illusion que la fourmilière elle-
même a ses propres lois et ses propres buts qui dictent sa conduite, alors que nous
savons pertinemment que ce n‟est pas le cas. Nous savons qu‟elle est l‟œuvre des
fourmis-individus, mais en regardant la fourmilière, on ne peut s‟empêcher de penser
que celle-ci fait elle-même quelque chose. On crée l‟illusion que la fourmilière a sa
propre volonté, sa propre intention. La question est donc : pourquoi ne serait-ce pas
aussi ce qui se produit dans notre esprit quand on en vient à l‟illusion de la conscience ?
[E] : Quand Chandrakirti débat avec les charvakas, en se servant de leurs arguments, il dit
que nous affirmons l‟existence de quelque chose sur la base d‟une évidence directe.
Quand on parle de l‟esprit et de la matière, la matière nous est immédiatement évidente
et l‟on peut parler de son existence. Mais il dit que l‟esprit nous est immédiatement
évident ; l‟on considérera donc ces deux de manière égale dans toute expérience ; ils
sont l‟un et l‟autre soit réels soit irréels. Dans la présente discussion, Mathieu a présenté
l‟esprit comme une sorte de réalité séparée, distincte de la matière. Mais ceci n‟est pas
aussi clair que la matière, parce qu‟on peut donner de multiples explications de
l‟expérience d‟un esprit séparé, comme on vient de le voir avec l‟exemple de la
fourmilière. Cependant, les scientifiques semblent postuler que la matière est en
quelque sorte plus réelle que l‟esprit. Alors que pour être logiquement cohérents, nous
devrions dire que la matière est tout aussi irréelle que l‟esprit. Et pour ce qui est de
l‟idée de Wilson que la morale n‟est qu‟un modèle d‟évolution, c‟est très bien en un
sens, mais cela ne tient pas compte de quelque chose que le Bouddha n‟a pas ignoré : la
souffrance. En effet, si l‟on dit que tout est égal, qu‟il n y a pas de morale et seulement
un schéma d‟évolution, alors nos réactions devraient aussi être exactement semblables :
il ne devrait plus y avoir ni plaisir ni peine. Le plaisir et la peine devraient être
identiques. Mais nous tous – y compris l‟auteur de cette idée – savons par expérience
que ce n‟est pas vrai. Ainsi, pour intelligent que soit son raisonnement, il ne résout pas
ce point.
[E] : Il parle de survie par l‟évolution.
[E] : Le physicien Heisenberg a montré que l‟observateur doit influencer ce qu‟il observe. Le
seul fait de regarder quelque chose peut changer le système tout entier, et donc l‟issue
d‟une observation ne peut jamais être une réalité objective.
[M] : Sa théorie est que n‟importe quel instrument de mesure, même une machine
inconsciente, modifie le système qu‟il observe. Il n‟a pas à être conscient.
[R] : Ce qui m‟intéresse davantage, c‟est cette onde dont vous avez parlé. On pourrait
toujours inverser les choses et dire que cette onde provient de la matière et par
conséquent l‟esprit est juste un nom ou une fonction de cette matière. Et c‟est tout, il
n‟y a rien d‟autre. On pourrait toujours soutenir cette position. Nous avons été habitués
à penser que l‟esprit est plus puissant que la matière, et que l‟esprit peut influencer la
matière ; par exemple en regardant un objet et en pensant que cet objet est mauvais, il le
devient effectivement.
[E] : Au quatrain 56, Chandrakirti parle de la tête de cobra de l‟esprit, ce qui a tout l‟air d‟en
faire une énergie substantielle.
[R] : Non, je ne crois pas. Il n‟a pas d‟existence substantielle. Chandrakirti n‟admet aucune
existence substantielle.
Pour le bien de tous les êtres sensibles, il faut voir la vérité, et éliminer l‟attachement au soi
individuel et au soi des phénomènes. Pour ce faire, il faut de la discipline et ensuite il faut
écouter et contempler des enseignements comme le Madhyamakavatara. C‟est d‟autant plus
important dans notre société moderne que la majeure partie du temps notre inspiration et
notre dévotion sont étroitement liées à nos émotions. D‟ordinaire nous pensons que la
dévotion est un peu comme la foi, où l‟on croit en quelque chose sans beaucoup raisonner.
Mais Saraha, dans l‟un de ses Doha, décrit la dévotion comme lé gyundré la yi tchepa (las
rgyu ’bras la yid chad pa), qui signifie faire confiance aux causes, aux conditions et à leurs
résultats. Si les causes et les conditions sont présentes et s‟il n‟y a pas d‟obstacle, le résultat
doit suivre. Par exemple, si vous avez un œuf, assez d‟eau et du feu, et que personne ne
perturbe le processus, l‟œuf sera cuit. C‟est un fait. On ne peut pas déconstruire ce genre de
règle ou de logique. Pour Saraha la dévotion consiste à faire confiance aux lois
phénoménales.
Celui ou celle qui aurait du mérite et une dévotion authentique n‟aura pas besoin de ces
enseignements. Mais il est bon pour la plupart d‟entre nous, qui sommes débutants, même
s‟il nous arrive de connaître de moments passagers de dévotion, de construire une solide
compréhension des enseignements par le biais de l‟écoute et de la contemplation, car cette
compréhension nous servira d‟assurance. La dévotion émotionnelle a tôt fait de s‟effondrer ;
nous sommes si fragiles que les conditions arrivent facilement à avoir raison de nous.
Aujourd‟hui nous croyons peut-être que notre maître ou le Bouddha est merveilleux. Demain
une circonstance ridicule, triviale peut advenir – votre gourou n‟aime pas les oignons dans sa
pizza, alors que vous adorez ça – et vous penserez peut-être : « Qu‟est-ce que c‟est que ce
maître ? » C‟est pathétique, mais c‟est à cela que je me réfère quand je parle d‟une dévotion
assujettie aux émotions.
Au début de ce texte, nous avons vu
- qu‟on ne doit pas compter sur l‟enseignant mais sur son enseignement ;
- qu‟on ne doit pas se fier aux concepts mais à la sagesse ;
- qu‟on ne doit pas s‟appuyer sur les enseignements de sens provisoire, mais sur les
enseignements de sens définitif.
Tant que nous n‟avons pas réussi à transformer le maître en voie, nous devons nous reposer
sur une excellente compréhension des enseignements. Pour la plupart d‟entre nous, le guru
n‟est pas une voie mais une sorte de grand patron. En effet il est très difficile de prendre le
maître pour voie, lama lam du chepa (bla ma lam du byed pa). Tant que nous n‟y arrivons
pas, le mieux est d‟avoir avoir une bonne assurance.
Nous le disions hier, les concepts n‟ont pas de fin. Est-ce que la réincarnation existe ou non,
l‟esprit et le cerveau sont-ils la même chose, les choses ont-elles ou non une origine... ces
pensées n‟ont pas de fin. Ce que nous devons vraiment réaliser, actualiser, c‟est le cheu
tamché gyi shiluk (chos tham cad gyi gshis lugs), le mode d‟être véritable, la vérité absolue
de tous les phénomènes.
Ici, cette tradition fait référence à celle qui veut qu‟on explique le Madhyamika par l‟union
des deux vérités. Le bhikshu Chandrakirti a écrit cet enseignement en se basant sur des
commentaires comme le Mulamadhyamaka-karika de Nagarjuna, sur les écrits du Bouddha
comme le Soutra des Dix Terres, et sur les me ngak (man ngag), les instructions orales,
[T3] 2. Où il est montré que le sujet dont on parle n’est pas ordinaire 11:53
[T1] CONCLUSION
Nom de l‟auteur :
Celui qui a élucidé la tradition vaste et profonde du Madhyamika avait pour nom Acharya
Chandrakirti, quelqu’un plongé dans la pratique du suprême véhicule, doté de sagesse et de
compassion authentiques et qui a trait une vache peinte pour couper toute attachement à la
vérité.
Pendant le règne du roi cachemirien Sri Aryadeva, l’érudit indien Tillaka et le moine
tibétain Lotsawa Patsamb Nyima Trak ont traduit ceci selon la tradition du Cachemire.
Plus tard à Rasa Ramoché, l’érudit indien Kawarma et le même Lotsawa ont arrangé et
certifié cette traduction en la comparant avec les écritures du Bengale, dans l’est.
E] : Hier nous avons débattu des points de divergence entre le Madhyamika et la philosophie
puis la science occidentales. Je trouverais intéressant d‟étudier certaines des
convergences et des divergences plus en détail, mais le quatrain 55 nous dit qu‟on doit
renoncer à trouver du plaisir dans les textes qui ne détiennent pas la vue parfaite.
Pensez-vous donc que l‟étude que je souhaite faire n‟est qu‟une simple distraction
intellectuelle ou pourrait-elle être utile à une meilleure compréhension ?
Si votre but est de [R] : C‟est une bonne question. Nous avons un concept qu‟on nomme shérab cha (shes rab
trouver la vérité, il vous cha), qui signifie que votre connaissance est dispersée aux quatre vents, auquel cas elle
faut étudier
est gaspillée, parce que vous vous perdez au milieu de trop de choses. C‟est ce que
[E] : On ne peut raisonner qu‟avec quelqu‟un qui accepte de raisonner. Si l‟individu est
suffisamment ouvert pour envisager qu‟on puisse le réfuter, cela signifie qu‟on peut
raisonner avec lui. En fait, le judaïsme n‟est pas fondé sur le raisonnement mais sur ce
que les juifs considèrent comme une révélation. Le raisonnement vient ensuite. Ils
raisonnent après coup, pour rendre la révélation intelligible, mais la base de leur
croyance n‟est pas le raisonnement.
[R] : C‟est pourquoi j‟ai demandé hier ce que les occidentaux entendent par « existence ».
Quand nous étudions, nous sommes des logiciens qui aiment entendre des définitions,
tsenyipa (mtshan nyid pa). Ainsi, par exemple, nous avons besoin de connaître la
définition des scientifiques de l‟existence.
[E] : Ça, c‟est le travail des philosophes.
[R] : Alex disait aussi que le rôle des scientifiques était d‟étudier le fonctionnement des
phénomènes. Les savants sont intéressés par la fonction, alors que les philosophes
s‟attachent aux questions d‟existence. Si tel est le cas, comment pouvons-nous
débattre ? On dirait qu‟il n‟y a pas de terrain commun.
[E] : Mais on trouve un vaste éventail de vues dans la pensée occidentale, depuis le judaïsme
et le christianisme jusqu‟aux sciences. Certaines sont très proches du bouddhisme. Par
exemple, le réalisme aristotélicien s‟apparente par de nombreux aspects aux positions
de l‟école nyayavaishashika. Et dans le onzième chapitre, le discours de Chandrakirti a
tout l‟air de présenter le Bouddha comme une sorte de dieu, dans un langage familier à
la religion chrétienne. Pour moi, le point intéressant est que le Madhyamika corrige une
imperfection dans la théorie théiste – ce qui me pose un problème avec le christianisme
– et la rend ainsi plus bénéfique.
[M] : On pourrait débattre avec les religions occidentales sur d‟autres points. Par exemple,
dans le neuvième chapitre du Bodhicharyavatara, Shantideva réfute la notion d‟une
cause première, sans cause et immuable qui serait à l‟origine du monde phénoménal. Ce
type d‟argument renvoie à la notion d‟un créateur immuable.
[R] : Mais les scientifiques semblent ne proposer aucune voie.
[M] : Ici, nous ne nous intéressons pas aux scientifiques, mais à la question de savoir si une
religion monothéiste peut être considérée comme un véritable adversaire de
[E] : Au quatrain 26, Chandrakirti dit : L’Éveillé, peut, à volonté, faire apparaître un atome
comme l’univers entier, et l’univers infini comme un atome, sans que l’atome n’ait
grandi ni l’univers rapetissé. William Blake, un chrétien, parle de tenir le monde dans
un grain de sable, et l’éternité dans la paume de sa main. D‟un point de vue extérieur,
on pourrait facilement établir une relation entre les deux.
[R] : De quoi parlez-vous ? Sakya Pandita a déjà répondu à cela. Je m‟oppose absolument
aux gens qui essaient de fabriquer une sorte de bahaï en mélangeant le bouddhisme, le
christianisme et tout le reste. Non parce que je ne respecte pas le christianisme ou le
judaïsme, bien au contraire. Mais les choses sont ainsi : quand on a mal à la tête, il ne
sert à rien d‟avoir des pilules qui soignent tout ensemble les maux d‟estomac, d‟oreille,
de nez et d‟intestin. Il n‟y a aucune nécessité, aucun besoin pour de tels médicaments.
Quand on a mal à la tête, on prend des pilules pour le mal de tête, point final. De même,
le bouddhisme est pour ceux qui sont enclins à le pratiquer, et il faut le laisser tel quel.
Le bouddhisme diffère totalement, absolument de l‟hindouisme et de toutes les autres
philosophies ou religions. Et c‟est bien comme ça ; il est unique. Autrement, le
bouddhisme va dégénérer et deviendra comme ces CD qu‟on trouve en Amérique, où la
musique de Beethoven est mélangée au chant des oiseaux et à des bruits d‟eau. Si vous
mélangez tout, tout dégénère.
[E] : Je suis d‟accord : quand on a mal à la tête, on a besoin d‟une pilule pour la migraine,
mais quelquefois, j‟ai l‟impression de ne pas savoir exactement ce qu‟est mon mal de
tête.
[R] : Il n‟en reste pas moins que vous devez prendre des médicaments spécifiques à vos
divers maux, séparément. Si vous mélangez tout, vous créerez une nouvelle maladie !
[E] : La vérité est-elle perçue différemment dans les divers états d‟existence ? Les humains
et les dieux voient-ils la même vérité ou la perçoivent-ils différemment ? Quand nous
sommes libérés de l‟égo et de l‟ignorance, percevons-nous la même sagesse ?
[R] : Je pense que oui.
[E] : Les êtres peuvent donc atteindre l‟Éveil sans avoir à passer par le monde des hommes.
Ce qui signifie que, lorsque nous prions pour que tous les êtres atteignent l‟Éveil, cela
ne veut pas nécessairement dire qu‟ils doivent devenir des êtres humains. Ils pourraient
atteindre l‟Éveil, dans l‟état dans lequel ils se trouvent.
[R] : Tout à fait.
À cause de la pression silencieuse mais persistante exercée par Tulkou Pema Wangyal dans
sa requête pour que je donne ces enseignements, nous sommes arrivé à la fin du texte. Je
Pensez que ceci est le pense que c‟est peut-être un premier pas dans le voyage sans fin que représentent l‟étude et
début, pas la fin de vos la pratique du bouddhisme. Nous avons parlé du Madhyamika pendant ces quelques années
études sur le MM et je crois que nous avons commencé à rassembler quelques matériaux pour l‟étude de cette
matière. Je suis sûr que certains d‟entre vous recevrez des instructions de vos maîtres et que,
en les méditant et en les pratiquant, vous persévérerez dans cette voie. Ceci est excellent et
c‟est ce que vous devez faire, car c‟est là le but principal. D‟autres pensent peut-être qu‟ils
ont besoin de plus d‟informations sur la voie, et à ceux-là j‟aimerais dire : n‟ayez pas une
attitude limitée, en croyant être arrivé au bout ; sachez au contraire que ceci est juste le
commencement de votre étude du Madhyamika.
Je me sens très fortuné et en quelque sorte soulagé d‟avoir pu terminer cet enseignement. Je
dois remercier Pema Wangyal Rinpoché et Jigmé Khyentsé Rinpoché de m‟avoir forcé à
accumuler un peu de mérite. Je voudrais remercier Patrick pour la traduction française, et
aussi John, Wulstan et tous ceux de Chanteloube qui ont beaucoup travaillé. J‟aimerais
également vous remercier d‟avoir patiemment écouté cette répétition sans fin d‟arguments.
Je ne sais pas s‟il y a quelque mérite à tout cela, mais s‟il y en a, nous devrions le dédier à la
longue vie de tous les lamas, et à l‟Éveil de tous les êtres.
[Jigmé Khyentsé Rinpoché] : Je n‟ai rien à rajouter, si ce n‟est pour remercier Rinpoché pour
sa bonté à nous enseigner sans relâche. Nous avons demandé à Rinpoché de nous bénir de sa
présence l‟année prochaine et les années suivantes, et donc, comme Rinpoché vient de le dire
lui-même, ne partez pas en croyant que c‟est la dernière fois que nous ouvrirons des traités
comme le Madhyamika. Je suis sûr que ces enseignements continueront à nous inspirer
comme ils l‟ont fait jusqu‟à présent, même si nous devons, j‟imagine, accumuler encore
beaucoup de mérite pour cela. En vérité, quel plus grand mérite peut-on avoir que de
continuer à lire et à étudier ces textes ?
[Dédicace]
Dans ce petit glossaire, notre proposition de prononciation est le plus souvent suivie de la
translittération Wylie du mot tibétain, parfois du sanskrit, et de la traduction adoptée dans cet
ouvrage. Le numéro de page renvoie à la première apparition de l‟expression dans le
commentaire, où l‟on trouve le plus souvent son explication.
Phonétique (prononciation) :
le u sans autre voyelle se prononce toujours comme dans « tu ».
le e se prononce é
le i se prononce toujours comme dans « mie », même associé à un n
le b, le g, le k ou le p final est peu prononcé mais signale plutôt un
mouvement de glotte
‟ signale une lettre aspirée
ch est toujours dur comme dans « le Che » (et non comme dans « chat »)
bag chag - bag chags - tendance habituelle, propension, schéma habituel ; 150
bardo - bar do - bardo, étape intermédiaire; 244
bedurya - bE dur ya - lapis lazuli; 386
chambai naljor - byam pai rnal ’byor – Maitriyogin; 311
chang tchoub yenla deun - byang chub yan lag bdun - les sept auxiliaires de l‟Éveil ; 25
changchoub sem - byang chub sems - esprit d‟Éveil, bodhicitta; 3
chen - can - avoir, qui possède ; 330
chenpo tongpa nyi - chen po stong pa nyid - vacuité de la grandeur ; 303
chepé souksou roungwa - dpyad pas gzugs su rung ba - ce qui a une forme parce qu‟on
peut l‟analyser ; 315
chepé ta - chad pa’i mtha’ - nihiliste, nihilisme ; 7
chétra mawa - bye brag smra ba – skt : vaibhashika - partisan de la théorie des particules
infinitésimales ; 88
cheu - chos – skt : dharma - dharma, chose ;
cheu chen - chos can – sujet, ce qui « a » la chose ; 76, 330 ; qualité phénoménale
des choses ; 385
cheu la migpé nyingje - chos la dmigs pa’i snying rje - la compassion qui a pour objet
les phénomènes ; 400
cheu la neu yeuté de min - chos la gnod yod de bde min - « si on peut le détruire, ce n‟est
pas le bonheur » ; 21
cheu pas kun nas slong ba’i nyingjé - spyod pas kun nas slong ba’i snying rje – compassion
inspirée par l‟action ; 23
cheu raptou namché - chos rab tu rnam ’byed - discernement qui tranche le vrai du faux ; 25
cheu tamché kyi shiloug - chos tham cad gyi gshis lugs - mode d‟être des choses ; 415
cheu tamché tongpa nyi - chos thams cad stong pa nyid - vacuité de tous les
phénomènes ; 302
cheuki dag - chos kyi bdag - soi des phénomènes ; 38
cheuki dagdzin - chos kyi bdag ’dzin - attachement au soi des phénomènes ; 38
cheuki dagmé- chos kyi bdag med – irréalité du soi des phénomènes ; 38
cheunyi - chos nyid – skt : dharmata - nature même d‟une chose ; 99
chi nang tongpa nyi - phyi nang tong pa nyid - vacuité interne et externe ; 303
chi tongpa nyi - phyi stong pa nyid - vacuité des phénomènes externes ; 302
chinchi ma logpé yongdroub - phyin gyis ma log pa’i yongs grub - réalité présente
correctement perçue ; 187
choui nangki dawa tar - chu’i nang gi zla ba ltar - comme la lune dans l‟eau ; 22
dag - bdag - soi, moi ; 38-39
dag cheu - bdags chos – nom ; 277
dag dzin - bdag ’dzin - attachement au soi ; 38
dag shi - bdags gzhi - base de la désignation ; 277
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Glossaire-index – 421
dak yeu - bdags yod - exister par désignation ; 262
démig - de’u mig – clé ; 391
den dzin. - bden ’dzin - croire en la réalité des choses ; 6, 34
denba nyi - bden pa gnyis - deux vérités ; 26
dendroup - bden grub - exister vraiment ; 77
denmé - bden med – irréel ; 82
denpa - bden pa - vrai, réel ; 323
denpa droubpa - bden pa grub pa - existence réelle ; 6
denpa mayinpa la denbar zoung - bden pa ma yin pa la bden par bzung - prendre pour
réel ce qui n‟est pas réel ; 137
denpa tong - bden pa mthong - voir la vérité ; 391
dényi - de nyid – ainsité ; 285
deshek nyingpo - bde gshegs snying po – skt : sugatagarbha - nature de bouddha ; 204
dewa - bde ba - bienheureux, félicité ; 395
ditar jawa cheso - ’di ltar bya ba byas so - « j‟ai fait ce que j‟avais à faire » ; 12
djeu tcha - brjod bya - contenu d‟un soûtra ; 122
djeutcha teun gyi ouma - brjod bya don gyi dbu ma - Madhyamika absolu ; 401
dodepa - mdo sde pa - sautrantika - ; 8
dodé sa tchoupa - mdo sde sa chu pa – skt : Dashabhumika Sutra - Soûtra des Dix Terres ; 5
deuma - gdod ma – primordial ; 203
dra teun dredzin gyi lo/tokpa - sgra don dres ’dzin gyi blo/rtog pa – processus par
lequel l‟esprit associe le mot à l‟objet saisi ; 320
dran pa yang dag - dran pa yang dag - attention parfaite ; 27
drang teun - drang don - sens provisoire ; 88
drangmé - grangs med - incalculable, nom d‟un grand nombre (1060) ; 391
dreldré - bral ’bras - résultat d‟une absence ; 24
drel wa - ’brel ba – lien ; 9
drelchen - ’grel chen - grand commentaire ; 107
droupché droup cha tang tsoung bé ma droupa - grub byed grub bya dang mtshung pas
ma grub pa - argument circulaire, pétition de principe ; 84
droubja - bsgrub bya – proposition ; 75
droubjé cheu - bsgrub bya’i chos - prédicat, ce qui est à prouver ; 75
du - ’dus - assemblage, composé ; 285
dutché tongpa nyi - ’dus byas stong pa nyid - vacuité des phénomènes composés ; 301
dutché - ’dus byas - facteurs de composition ; 396
duché tamché loui cheudi na tetag dzeunpa yin - ’dus byas tham chad slu'i chos ’di na
de dag rdzun pa yin - tous les phénomènes composés sont illusoires, mensongers ; 21
dul - rdul –skt : rajas – énergie ; 253
duma chepé tongpa nyi - ’dus ma byas stong pa nyid - vacuité des phénomènes
incomposés ; 301
dze yeu- rdzas yod - qui existe substantiellement ; 262
dzeupou - mdzod spu - long cheuveu entre les sourcils du Bouddha ; 404
dzinpa - ’dzin pa - attachement, perception
dzokpa - rdzog pa - complet, parfait ; 360
dzogpé sangyé - rdzog pai sang rgyas - Éveil parfait ; 43
galwa djeupai talgyour - ’gal ba brjod pa’i thal gyur - souligner les contradictions
de l‟adversaire ; 84
gang tchir - gang phyir – ainsi ; 173
gangsak dagdzin - gang zak bdag ’dzin - attachement au/croyance en le/ soi individuel ; 251
gangsak gi dak - gang zag gi bdag - soi individuel ; 135
gangsak gi damé - gang zag gi bdag med - non-soi individuel, absence de soi individuel ; 37
gawa yantag - dga’ ba yang dag - la joie parfaite ; 25
gompang - sgom spang - voiles à purifier par la méditation ; 24
gongpachen - dgongs pa can - relèvent de la vision profonde du Bouddha ; 404$
gueu pa - dgos pa – skt : prayojana – but ; 10
gyakar ketou - gya gar skad du - « en sanskrit » ; 5
gyalse - rgyal sras - enfant des bouddhas, bodhisattva ; 28
gyepa - rgyas pa – immensité ; 360
gyouma - sgyu ma – illusion ; 72
gyourmé yong droup - ’gyur med yongs grub - immuable réalité réellement présente ; 187
Autres manières
Hommage du d’expliquer les 3 types
traducteur de compassion
[T1] (pas de L’éloge fondé sur [T4](a) 1:3
quatrain) ces raisons
[T3](2) 1:3 – 1:4 2
Notre manière
extraordinaire
[T4](b) 1:4 1-2
Madhyamakava
tara de
Chandrakirti
La nature des terres,
présentation générale
Corps principal [T4](a) (pas de
du texte quatrain)
[T1] Chapitres
1 – 11 La nature de chaque
terre au vu de la vertu Vr.
transcendante T#
Commentaire sur prédominante [T4](b) 2
les terres, qui sont 1:4 3 – 10:1
Commentaire sur la cause
le sens du corps [T3](1) 1:4 3 –
principal du texte, 11:9
ce que l’on nous Qualités des sept
présente premières
[T2](B) 1:4 3 – terres exprimées en
11:51 Les qualités de chaque nombres
terre au vu des qualités [T5](1) 11:1 – 11:5
spéciales énumérées
[T4](c) 11:1 – 11:9
Qualités des 3 dernières
Conclusion terres exprimées en par-
[T1] (pas de ticules
quatrain) [T5](1) 11:6 – 11:9
Commentaire sur
les quatrains de
conclusion
[T2](C) 11:52 – Commentaire sur
11:56 l’état de buddha, Vr
le résultat T#
[T3](2) 11:10 – 3
11:51
Dixième terre,
Nuage du Dharma
[T5] 10:1
Tableau # 2: Comm. sur les terres, qui sont la cause – Nature de chaque terre au vu de la vertu prépondérante [T4] Chapitres 1 – 10
Réfutation de l’idée
[T3] 11:10 –
qu’il a une
11:51 Le moment
perception dualiste
[T5](2) (pas de [T7](1) 11:10 1-2
quatrain)
Il reste pour
toujours, car le but
n’est pas épuisé
[T6](c) 11:51
Tableau #3: Commentaire sur l’état de bouddha, le résultat [T3] 11:10 – 11:51
Recours au
raisonnement pour
Inexistenc réfuter les quatre Voir
e du soi théories extrêmes de la T#5
des production
phénomèn [T11](i) 6:8 – 6:103
es et 6:114 – 6:119
[T9](i) Selon ce texte,
6:8 – 6:119 au moyen du Le fait que les choses
La raisonnement apparaissent (à notre vue
vacuité logique défectueuse) ne contredit pas
telle [T10](c) 6:8 – le fait qu’elles sont dénuées
qu’elle Réponse aux
6:119 d’existence
doit être objections de ceux qui
réalisée [T12](a) 6:104 – 6:106
croient en la
par tous r
<- T# 2 production à partir de
q Notre expérience des
Le sujet à les soi-même et/ou à u
expliquer : véhicules partir d’autre chose o
phénomènes dans la vie
la vacuité [T8](a) [T11](ii) 6:104 – 6:113 i ordinaire ne contredit pas
[T7] 6:8 – ? leur inextistence (Si tout est
6:8 – 6:223 6:178 vacuité pourquoi ai-je
toujours mal à la tête ? )
[T12](b) 6:107 – 6:113
Utilsation du
Nécessité de raisonnement pour
Voir
réfuter ce à analyser et réfuter
T #10
quoi s’attachent l’idée que l’individu
les vues qui est une chose
Inexistenc croient en l’ex- substantielle
e du soi istence d’un soi [T11](i) 6:121 –
individuel [T10](a) 6:120 6:149
[T9](ii) Présentation de
6:120 – Raisonnement l’individu comme
6:178 fondant les étant désigné de Voir
réfutations manière dépendante T # 11
répondant à (y compris l’analyse
cette nécessité du chariot en sept
[T10](b) 6:121 points)
– 6:178 [T11](ii) 6:150 – 6:165
Dans l’absolu
les phénomènes
Les phénomènes ne naissent
n’existent pas Voir
pas à partir d’autre chose
parce qu’ils T#7
Réfutation de la vue
sont sans
cittamatra
naissance réelle
[T14](b) 6:14 – 6:97
[T12](a) 6:8 –
6:103 Explication
détaillée du
raisonnement
[T13](ii) 6:8.3 –
6: 103 1
Les phénomènes ne naissent
<- T pas des deux Les réfutations antérieures de
#4 Réfutation de la vue jaïne la production à partir de soi et
[T14](c) 6:98 de la production à partir
d’autre chose s’appliquent
La production aussi ici
interdépendant [T15](i , ii) 6:98
e est la vérité
des
phénomènes
[T12](b) 6:114 Tout pourrait naître de
n’importe quoi ; un être
Les phénomènes ne naissent humain pourrait naître
pas sans cause (c.-à-d. d’un arbre
d’aucun de ces deux) [T17](i) 6:99.1-2
Réfutation de la vue
L’on pourrait alors voir
Le filt des vues charvaka
des outpalas du ciel, ce qui
Il est bon de fausses est [T14](d) 6:99 – 6: 103 1
n’est pas le cas
comprendre tranché [T17](ii) 6:99.3 – 6:100
pourquoi la [T13](i) 6:115
production
interdépendant Les phénomènes ne
e tranche les Cela contre naissent pas des quatre
deux vues toute notion éléments, car ces
extrêmes conceptuelle derniers sont dénués de
[T12](c) 6:115 [T13](ii) 6:116 réalité
– 6:119 [T16](b) 6:101 – 6:103
1
On voit la
nature erronée
des concepts
[T13](iii) 6:117
– 6:118
Il est donc
conseillé
d’abandonner
l’attachement
& l’aversion
[T13](iv) 6:119
Tableau #5 : Recours au raisonnement pour réfuter les quatre théories extrêmes de la production [T11](i) 6:8 – 6:103 et 6:114
– 6:119
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Tableaux – 433
Note : on trouvera une
Tableau # 6 réfutation plus élaborée de
Les la production à partir de soi-
phénomènes ne même dans le chapitre 9 de
naissent pas à la Bodhicharyavatara de
partir d’eux- Shantideva
mêmes
Refutation de la La production n’aurait aucun
vue samkhya sens parce que les choses
seraient déjà là, ( Buddhapalita)
[T14](a) 6:8.3 – [T18](a) 6:8 3-4
6:13 Il s’ensuivrait des
conséquences
indéfendables
[T17](i) 6:8 3 – 6:9
2 La production n’adviendrait
jamais: si la graine produit une
graine elle ne peut produire une
pousse (Chandrakirti)
[T18](b) 6:9 1-2
La production à
partir de soi-même
est impossible dans
l’absolu
[T16](a) 6:8 3 – 6:11
Raisonnement du
présent
commentaire La production serait sans fin : Si
(Madhyamakavatara la graine ne produit jamais de
de Chandrakirti) pousse, elle continue sans cesse
[T15](i) 6:8 – 6:12 de se réproduire
<- T [T18](a) 6:9 3-4
#5
Raisonnement de
Nagarjuna dans le
Mulamadhyamika-karika :
le créateur et ce qui est
créé seraient un, ce qui est
impossible
[T15](ii) 6:13
Tableau # 6: Les phénomènes ne naissent pas à partir d’eux-mêmes – Réfutation de la vue samkhya [T14](a) 6:8.3 – 6:13
[T14](b) 6:14 –
6:97
Réfutation du point de vue
absolu Voir T
[T17](i) 6:14 – 6:31 #8
On peut réfuter
cette production du
point de vue des
deux vérités
[T16](a) 6:14 – 6:32 Réfutation du point de vue
relatif (la production à partir
d’autre chose n’existe pas dans
le relatif car les gens ordinaires
n’analysent pas)
[T17](ii) 6:32
Par le raisonnement
logique Voir T
[T18](a) 6:48 – 6:83
#9
Le point de vue cittamatra
[T17](i) 6:45 – 6:47
Réfutation du pdv
cittamatra qui Pour réfuter l’idée d’un
affirme la créateur
production à partir [T19](i) 6:84 – 6:86
d’autre chose
[T16](c) 6:45 – 6:97
Pour prouver l’importance de
l’esprit seul
Pourquoi cette vue [T19](ii) 6:87 – 6:90
La réfutation de cette vue fut enseignée
[T17](ii) 6:48 – 6:97 [T18](b) 6:84 –
6:93 Penser autrement serait en
contradiction avec le raison-
nement et l’’autorité
scripturaire
[T19](iii) 6:91 – 6:92
D’autres soutras
L’on doit rejeter la théorie ex
qui soutiennent
trême de l’existence [T19](iv)
cette vue sont de
6:93
sens provisoire
[T18](c) 6:94 –
6:97
Tableau # 7: Les phénomènes ne naissent pas à partir d’autre chose – Réfutation de la vue cittamatra [T14](b) 6:14 – 6:97
Obj: la cessation de la
cause et la naissance de
l’effet sont simultanées
(ex: les plateaux de la
Si la cause et l’effet ne coexistent pas on ne peut balance
Réfutation de pas dire qu’ils sont « autres » [T22](a) 6:18 1-3
L’erreur d’un la production à [T20](a) 6:17 – 6:19
tel partir d’autre
raisonnement Réponse: Les plateaux de
chose au
[T18](a) 6:14 – Si la cause et l’effet coexistent on ne peut pas la balance coexistent mais
regard du
6:21 dire que la graine produit l’effet pas la graine et la pousse
temps [T22](b) 6:18 4 – 6:19
[T20](b) 6:20
[T19](ii) 6:17
– 6:20
Réfutation au
regard de la Dans le cas de la production à partir d’autre
<- T # classification chose, est-ce que l’effet existe, n’existe pas, les
7 en quatre deux ou ni l’un ni l’autre? S’il existe, à quoi bon
[T19](iii) 6:21 la cause ; s’il n’existe pas qu’est-ce qui est créé?
Si les deux ou sans cause, alors qu’est-ce qui
pourrait le créer ?
6:21
La vérité relative
expliquée au moyen de
Réponse aux
ses subdivisions
objections
[T22](a) 6:24 – 6:28
fondée sur
Recours aux deux vérités pour réfuter la validité
l’expérience
de l’expérience ordinaire
ordinaire
[T20](a) 6:23 – 6:29 La vérité absolue
[T18](b) 6:22
– 6:31 expliquée au moyen
d’une analogie
Et donc, cette vue n’est pas en contradiction avec [T22](b) 6:29
Le l’expérience ordinaire : si les gens ordinaires
raisonnement pouvaient voir la vérité absolue, ils n’auraient
qui sert à pas besoin d’une voie. Mais leur vision est
contrer leur composée et défectueuse, ils ne peuvent donc pas
objection nous contredire lorsqu’il s’agit d’établir la vérité
[T19](ii) 6:23 absolue
– 6:31 [T20](b) 6:30 – 6:31 2
Tableau #8: Les phénomènes ne naissent pas à partir d’autre chose – Réfutation fondée sur le point de vue absolu [T17](i) 6:14 – 6:31
La nature dé-
pendante deux fois Rien ne prouve que la réalité
vide ne peut exister dépendante existe vraiment
substantiellement [T21](i) 6:72
[T20](b) 6:72 –
6:77
T # 9: Les phénomènes ne naissent pas à partir d’autre chose – Réfutation de la vue cittamatra ( raisonnement) [T18](a) 6:48 – 6:83
<- T #
4 Le soi et les L’absence de
agrégats n’existent références
pas en tant que L’absence de scripturaires
support et références [T17](i) 6:132 –
supporté scripturaires 6:133
[T14](c) 6:142 disant que le soi
et les agrégts Si elles
sont la même existaient, elles
Le soi ne possède chose
pas les agrégats seraient en
[T16](b) 6:132 – contradiction
[T14](d) 6:143 6:139 avec le rai-
Résumé sonnement et
relativement l’autorité
aux scripturaire
enseignements [T17](ii) 6:134–
de sens 6:137
provisoire et de
sens définitif Si c’est Résumé de ce
[T13](ii) 6:144 – indescriptible, ce qui a été établi
6:145 n’est pas une sur la base de
substance l’autorité
[T14](a) 6:147 scripturaire
[T17](iii) 6:138–
6:139
Si c’est S’ils sont la
Réfutation du Leur vue
indescriptible, ce même chose, ce
soi individuel [T13](i) 6:146
ne peut être qu’on soutient et
comme étant qu’une désignation ce qu’on réfute
indescriptible [T14](b) 6:148 sont confondus
[T12](b) 6:146
Réfutation [T16](c) 6:140 –
– 6:149
[T13](ii) 6:147 – 6:141
6:149 Comme ce n’est
pas un
phénomène réel,
on ne peut pas
prouver sa réalité
[T14](c) 6:149
T # 10:Iinexistence du soi individuel – Réf. de la substantialité du soi individuel (réf des samkhyas et des sammityas) [T11](i) 6:121 – 6:149
Lors de l’analyse
Résultat de cette approfondie, toute
analyse élaboration
[T12](c) 6:165 3-4 conceptuelle cesse
[T15](ii) 6:163
Son application
au sujet dont on
débat
[T14](b) 6:162 – La croyance au moi
6:165 2 naît sous l’emprise
de l’ignorance
[T15](iii) 6:164
Réfutation de l’idée
« moi » de la même
manière
[T15](iv) 6:165 1-2
T # 11:Inexistence du soi individuel – Présentation de l’individu comme désigné de manière dépendante (an. en 7 pts)ints)
[T11](ii) 6:150 – 6:165
Vacuité de la vacuité,
[T11](iv) 6:185 – 6:186
Vacuité de la grandeur,
[T11](v) 6:187 – 6:188
Vacuité de l’ultime,
[T11](vi) 6:189 – 6:190
Tableau # 12: La vacuité telle qu’elle doit être réalisée par le Mahayana [T8](b) 6:179 – 6:223
Dans le Madhyamika on parle de trouver la voie médiane au-delà des « extrêmes ». Quel
sens donne-t-on à ce mot ? Croire à un concept extrême, c‟est s‟attacher à une croyance qui
est contraire au mode d‟être de la réalité, ce qui entrainera de la souffrance. De telles
croyances peuvent être mises en question, contrées et réfutées. On doit les voir pour ce
qu‟elles sont et les rejeter. Si Chandrakirti – comme Nagarjuna avant lui et même le
Bouddha – ne nous offre pas un système permettant de catégoriser la réalité, en revanche il
nous montre comment exposer les déceptions que proposent des systèmes de pensée
apparemment sophistiquées. Ces déceptions, qui s‟incarnent dans des écoles de pensée
anciennes ou contemporaines, sont, comme Rinpoché ne cesse de le rappeler dans son
enseignement, inhérentes à notre propre ignorance et ne doivent donc pas être perçues
comme extérieures à nous. Évitons également d‟utiliser les réfutations de Chandrakirti pour
cultiver une arrogance sectaire, dont les maîtres tibétains se gausseraient, en disant : « Une
fois que le courageux garouda a tué le serpent venimeux, il est facile pour le peureux corbeau
de saisir le cadavre du reptile dans son bec et de danser en le secouant férocement. »
Le lecteur trouvera ici un bref résumé des principales écoles qui sont les adversaires de
Chandrakirti dans le Madhyamakavatara. S‟il souhaite pousser plus loin ses recherches sur
les principaux systèmes philosophiques indiens et leurs liens avec la pensée madhyamika, il
trouvera une liste de sources dans l‟annexe Références et Bibliographie.
Vacuité du soi :
Charvaka (école athée de l‟Inde ancienne), « Les phénomènes surgissent sans cause »
Survol : Les charvakas croient en une production réelle mais sans cause. La réfutation de la
théorie n‟est pas très détaillée, car les charvakas formaient une petite minorité en Inde où les
hindous comme les bouddhistes croient au karma. L‟un des principaux protagonistes de cette
école, , était un contemporain du Bouddha. Il ne reconnaissait que quatre
éléments et soutenait que leur combinaison produisait une certaine vitalité appelée « vie ».
Sa vue s‟apparente aux théories modernes de la création de la vie sur terre. Au moment de la
mort, ces quatre éléments retournent à leur source respective, la terre à la terre, et ainsi de
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Les adversaires de Chandrakirti – 441
suite. Pour les charvakas, il n‟y avait pas d‟âme, la mort était la fin de toute existence et le
but principal de la vie était donc de jouir de la vie. Seul existait et était vrai ce qui appartenait
au domaine de la perception. Tout ce qui était au-delà des sens était faux, une simple illusion
ou une erreur auto-induite. On lit dans leurs écrits des choses comme : « Qui a donné aux
pois leur rondeur ? Personne. Qui a affuté les épines ? Personne. Qui a rendu si douces les
pétales de lotus? Personne. Qui a peint l‟ombre? Personne. Ces choses arrivent parce qu‟elles
arrivent. ». Rinpoché nous met en garde : « Ne sous-estimez pas cette manière de penser, car
cette habitude existe en chacun de nous. En premier lieu, nous ne croyons pas à la
réincarnation, aux vies passées et futures. Tous ceux qui ne croient pas aux vies passées et
futures tombent dans la catégorie des charvakas. » Les scientifiques matérialistes modernes
aux vues extrêmes appartiennent aussi à cette catégorie.
Réfutation : 6:99 – 6: 103 1, une partie de la réfutation des quatre théories extrêmes de la
production
Cittamatra (école bouddhiste), « Les phénomènes sont produits à partir d‟autre chose »”
Survol : L‟école cittamatra croit que tout est esprit et que l‟esprit existe vraiment. Du fait de
leur croyance que tous les phénomènes naissent de l‟esprit on les classe dans la catégorie de
ceux qui croient en la production à partir d‟autre chose. De très grands maîtres bouddhistes
comme Asanga, Vasubandhu, Dharmakirti et Shantarakshita ont appartenu à cette école.
Même Shantideva a des tendances cittamatras, tout comme l‟école yogachara-madhyamika.
Les cittamatras croient que tout est seulement l‟esprit parce qu‟un objet ne peut pas exister
sans sujet (ils n‟acceptent donc pas des concepts tels que l‟atman ou le créateur). Après avoir
longuement médité, le bodhisattva de la sixième terre pour qui la division dualiste entre sujet
et objet cesse d‟exister en vient à réaliser que seul existe l‟esprit. Cet esprit qui existe
vraiment est la cause ou la base de tous les phénomènes. Ils étayent leurs croyances en ayant
recours aux paroles du Bouddha qu‟on lit dans les soutras – par exemple : « Ô bodhisattvas,
les trois mondes ne sont autres que l‟esprit » – et au moyen de l‟expérience de clarté et de
conscience. Ils croient que tous les phénomènes, y compris le sujet et l‟objet sont de simples
désignations, kuntak, que nous projetons sur une base qu‟ils appellent la réalité dépendante,
zhenwong, une seule nature, qu‟on appelle aussi alaya. Ils ont recours à l‟analogie des
vagues (les phénomènes dualistes) qui apparaissent quand l‟océan ( ) est agité par le
vent (les cause qui activent nos tendances habituelles), mais en réalité ces vagues ne sont
autres que l‟océan.
De manière analogue, tous les phénomènes sont l‟esprit, , lequel possède trois
caractéristiques : (i) il existe en et par lui-même, indépendamment de la qualité (comme la
corde rayée existe indépendamment de notre idée qu‟elle est un serpent) ; (ii) il ne peut pas
être perçu ou exprimé par un esprit ordinaire dualiste ; (iii) il existe de manière substantielle.
On le nomme « réalité dépendante » parce qu‟un individu sous l‟influence d‟une perception
dualiste ne pourra jamais le percevoir tel qu‟il est, mais seulement de manière dépendante.
L‟a est la vérité ultime. Il est seltsam riktsam, simple clarté, simple conscience, sans
dépendre d‟un objet. En revanche, la totalité des phénomènes dualistes composant le monde
extérieur ne sont que de simples désignations dénuées d‟existence qu‟on projette sur l‟ .
Les tenants du Madhyamika acceptent eux aussi que tout est , simple clarté, simple
conscience, mais seulement en tant que vérité conventionnelle, et ils soutiennent que
l‟enseignement dans lequel le Bouddha dit que tout n‟est qu‟esprit n‟est pas de sens définitif,
mais vise à détruire des vues fausses comme celle d‟un créateur doté d‟existence réelle.
Réfutation : 6:14 – 6:97, une partie de la réfutation des quatre théories extrêmes de la
production (note : la production à partir d‟autre chose en général est réfutée de 6:14 à 6:44, et
la vue cittamatra de 6:45 à 6:97)
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Les adversaires de Chandrakirti – 442
Jaïn (Inde ancienne, non hindoue), « Les phénomènes sont produits à partir de soi et
d‟autre chose »
Survol : Le jaïnisme, une des plus anciennes religions du monde, est encore pratiqué par des
millions d‟adeptes, malgré sa position sans compromis sur l‟importance de l‟austérité et de
l‟ascèse. Cette religion fut rendu populaire par (599 BC), le 24e du
jaïnisme, contemporain du Bouddha. Les jaïns croient en la présence d‟une âme dans tous les
objets animés et inanimés de l‟univers, y compris les éléments (terre, eau, vent, feu et air).
L‟âme individuelle subsiste même après la libération, mais dans son état de pureté suprême.
Le karma n‟est pas simplement le résultat de l‟action, c‟est une substance réelle qui entre
dans le corps et y demeure tant qu‟il n‟est pas purifié par des actions positives et par l‟ascèse.
Chandrakirti n‟explore pas le jaïnisme en détail, cependant il donne l‟exemple d‟un vase fait
d‟argile. Comme l‟argile n‟est pas séparée du vase, il y a production à partir de soi-même,
mais comme le vase dépend également du potier et de divers outils, il y a aussi production à
partir d‟autre chose. De manière analogue, quand un être se réincarne, c‟est le même esprit
ou âme qui revient (production à partir de soi-même) mais il y a de nombreuses autres
conditions, comme le père, la mère, la culture, la nourriture, et ainsi de suite, lesquelles sont
« autres ». Ce ne sont là que des exemples et Rinpoché conseille de ne pas penser que le
jaïnisme soit aussi simple que ces exemples laissent supposer. Murti explique que « le
jaïnisme n‟est pas brahmanique puisqu‟il accepte un atman changeant et n‟est pas bouddhiste
puisqu‟il accepte un atman permanent, au-delà du changement. » Ainsi, le jaïnisme, qui a
pourtant tenté de faire la synthèse des vues du bouddhisme et de l‟hindouisme, ne fut accepté
ni par l‟un ni par l‟autre. Comparé à d‟autres courants de pensée, il n‟a exercé qu‟une
influence minime sur la philosophie indienne et n‟a pratiquement pas évolué au cours des
siècles.
Réfutation: 6:98, une partie de la réfutation des quatre théories extrêmes de la production
Survol : Fondée par au 7e siècle avant J.-C., l‟école Samkhya croit que l‟univers est
formé de deux constituants fondamentaux, purusha (l‟esprit, l‟être, la conscience) et prakriti
(la matière), lesquels sont tous deux réels puisqu‟ils existent de manière ultime. Pu
active les trois états (gunas) du prakriti : l‟activité (rajas), l‟inactivité (tamas) et la
transparence (sattva). À mesure que le prakriti est activé, il devient buddhi (l‟intellect), à
partir duquel se développent les egos individuels. La libération advient au moment de la mort
lorsque les liens entre le purusha et le prakriti se dissolvent et que les individus ne font plus
la confusion entre leur ego et leur être véritable. Les samkhyas croient puissamment en la
causalité et en l‟indestructibilité de la matière. Leur théorie de l’effet existant soutient que
l‟effet existe déjà dans la cause de chaque chose bien que ces deux soient distincts. Par
exemple, le vase d‟argile serait déjà dans l‟argile sans être la masse d‟argile. Ce qui est là ne
peut pas être changé en autre chose, ce qui n‟est pas là ne peut pas naître. Les samkhyas ont
aussi une notion de soi très sophistiquée. Ils disent qu‟il y a une base qui sous-tend
l‟attachement au soi et que cette base, , autrement dit leur prétendu « soi » possède
cinq qualités : (1) elle fait l‟expérience des choses comme les résultats karmiques ; (2) elle
est permanente ; (3) elle n‟est pas le créateur (rôle dévolu au ); (4) elle est dénuée de
qualités (elle n‟a aucune des trois qualités du prakriti, à savoir rajas, tamas et sattva); (5)
elle ne fait rien, elle est inactive et notre expérience des six mondes ne serait que le
qui change d‟expression. On trouve quelques différence mineures entre les écoles hindoues,
par exemple, les vaisheshikas attribuent quatre qualités supplémentaires au soi et pensent que
lorsque les neuf qualités sont entièrement épuisées, c‟est le « nirvana ». D‟autres écoles
pensent que le soi est actif. Les samkhyas, qui constituent l‟école principale, croient que le
soi est animé ou conscient, tandis que d‟autres écoles le disent inanimé, inconscient. Pour
finir, certaines écoles ont des vues très proches de celles des samkhyas, si ce n‟est qu‟elles
soutiennent que tous les êtres sensibles partagent le même soi mais ont des prakritis
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Les adversaires de Chandrakirti – 443
différents. Toutes pensent que le soi (purusha) est différent des agrégats (qui appartiennent
au prakriti).
Réfutation : 6:8.3 – 6:13, une partie de la réfutation des quatre théories extrêmes de la
production, et aussi 6:121 – 6:125, où Chandrakirti réfute la vue samkhya selon laquelle le
soi et les agrégats sont différents.
Survol : l‟école sammitya (mang pos bkur ba), qui remonte au 3e siècle avant J.-C., était la
mieux connue des quatre branches de l‟école du bouddhisme theravada nommée vatsiputriya
(les autres branches étant les écoles d b et s ). Parmi les
18 écoles bouddhistes nées du Vaibhashika et du Sautrantika, certaines croient que tous les
cinq agrégats sont la base sur laquelle se produit l‟attachement au soi, d‟autres croient qu‟un
seul agrégat, l‟esprit, forme cette base. Les sammitiyas acceptent l‟impermanence des
composés matériels mais croient en un soi qui serait une entité différente des cinq agrégats
mais qui ne peut exister indépendamment d‟eux. Ce soi se fait le porteur des cinq agrégats à
travers les cycles de naissance et de renaissance des êtres.
Sautrantika (bouddhiste), « Les phénomènes sont produits à partir d‟autre chose » (voir
aussi Vaibhashika)
Survol : Les sautrantikas affinent la division vaibhashika des deux vérités (voir ci-dessous)
et l‟associent à une cognition juste spécifique à chacune des vérités. La cognition
conceptuelle juste (rtog pa tshad ma) connaît son objet à travers une idée qui cache quelque
chose de plus profond (à savoir, l‟objet qui sert de base de désignation et auquel elle
ressemble). La simple cognition non conceptuelle (mgnon gsum tshad ma) connaît son objet
sans avoir recours à cet intermédiaire. Ainsi, les vérités relatives sont des constructions ou
des projections mentales appréhendées par des cognitions conceptuelles justes et basées sur
les conventions (tha nyad) que sont les concepts et les idées. La vérité ultime est ce qui
apparaît directement à la cognition juste non conceptuelle (rtog med tshad ma) c.-à-d. la
simple perception juste. La théorie vaibhashika de la production à partir d‟autre chose
s‟applique aussi au Sautrantika.
Réfutation: 6:14 – 6:44, dans la réfutation des quatre théories extrêmes relatives à la
production.
Vaibhashika (bouddhiste), « Les phénomènes sont produits à partir d‟autre chose » (Voir
aussi Sautrantika)
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Les adversaires de Chandrakirti – 444
est la plus petite unité de matière ; (ii) l‟instant indivisible qui est la plus petite unité de
temps. D‟où le nom « vaibhashika », qui signifie « qui parlent d‟entités discrètes » (bye brag
smra ba). Ce nom est également expliqué comme « ceux qui suivent le Mahavibhasa », ce
dernier étant une grande encyclopédie de l‟Abhidharma qui existe de nos jours en chinois
(traduit du sanskrit, laquelle version n‟existe plus) et qui fut le cadre de la pensée que
Vasubandhu développa lors de ses études au Kashmir. Le nom qui reflète le plus exactement
la position philosophique de cette école est « »: ceux qui suivent (vadin) la
doctrine de l‟existence réelle des choses (asti) dans les trois modes temporels (passé, présent
et futur) (sarvam).
Les vaibhashikas croient à la production à partir d‟autre chose, car pour eux tous les
phénomènes naissent à partir de ces instants ou particules que existent vraiment et sont
« autres » que les phénomènes eux-mêmes. La vue sautrantika est similaire (voir ci dessus) et
l‟école cittamatra a très largement réfuté les idées de ces deux écoles.
Réfutation : 6:14 – 6:44, dans la réfutation des quatre théories extrêmes de la production
Survol : L‟école vatsiputriya (nemapuwa) est née au 3e siècle av. J.-C., lorsque
prépara une version de l‟Abhidharma en neuf sections qu‟il déclara avoir reçu de Shariputra
et de . Les premiers bouddhistes étaient divisés quant à savoir s‟ils devaient
considérer le concept de l‟individu comme un véritable principe ou s‟il s‟agissait uniquement
d‟un mot employé dans le langage conventionnel comme « être » ou « âme ». En réponse,
formula sa théorie du pudgala, la substance permanente de l‟individu qui n‟est ni
identique aux agrégats ni différente d‟eux. Comme tous les bouddhistes, les adeptes de
Vatsiputriya rejettent non seulement le concept hindou d‟une âme éternelle, mais ils rejettent
également la théorie theravada orthodoxe selon laquelle un être vivant n‟est rien de plus que
les cinq agrégats et les sens. Trouvant difficile de définir exactement ce que pourrait être cet
« individu » qui continue et qui transmigre, ils décidèrent qu‟on ne pouvait pas dire ce que
c‟était, à l‟instar des questions indéterminées pour lesquelles il n‟y a pas de réponse. Les
vatsiputriyas croient qu‟on ne peut pas dire que le soi et les agrégats sont uns, différents,
permanents ou impermanents. Selon eux c‟est inexprimable, mais en même temps ils
affirment que les agrégats et le soi existent substantiellement. Ils disent que cette chose
inexprimable peut être perçue pas les six sortes de conscience et qu‟elle est la base lorsque
surgit l‟attachement au soi. Cette école ressemble au Madhyamika-prasangika quand elle dit
que la base de l‟attachement au soi est le soi et non les agrégats, mais elle diffère de certaines
autres écoles substantialistes pour lesquelles la base existe substantiellement alors que la
désignation n‟a qu‟une existence imaginaire. Les vatsiputriyas croient au contraire que la
base et la désignation existent substantiellement.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché – Madhyamakavatara – 1996 à 2000 Les adversaires de Chandrakirti – 445
Références et Bibliographie
EN LANGUE ANGLAISE
Madhyamakavatara
Madhyamika
Hopkins, Jeffrey (1987), Emptiness Yoga: The Tibetan Middle Way, Snow Lion (Ithaca,
NY)
Kunzang Pelden (1999), Wisdom: Two Buddhist Commentaries, Book 1: The Nectar of
Manjushri’s Speech, commentary on the Bodhicharyavatara, chapter 9. Padmakara
Translation Group, Editions Padmakara (Saint Léon-sur-Vézère, France)
Murti, T.R.V. (1998), The Central Philosophy of Buddhism: A Study of the Madhyamika
System, HarperCollins (first published by George Allen & Unwin, UK, 1955)
Thurman, Robert A.F. (1991), The Central Philosophy of Tibet, Princeton University Press
(Princeton)
Pour des critiques bouddhistes des écoles vaibhasika, sautrantika et cittamatra, voir le yid
bzhin mdzod kyi grub mtha’ ’bsdus pa de Mipham, traduit et annoté dans :
Guenther, Herbert V. (1971), "Buddhist Philosophy in Theory and Practice", Penguin
(Baltimore, MD)
EN LANGUE FRANÇAISE
La vérité et la vue
Bouddhisme
Madhyamika et le Madhyamakavatara