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Annales de la Société

d'éducation de Lyon

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Société nationale d'éducation de Lyon. Annales de la Société
d'éducation de Lyon. 1843-1915.

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DE LYON
ANNALES
DE LA

SOCIÉTÉ NATIONALE

D'ÉDUCATION
§|E LYON

1906-1907

LYON
A BEY & Cle, IMPBIMEUBS-ÉDITEURS
4, RUE GENTIL, 4

1908
SOCXrâÉ^NATIONÀLE D'EDUCATION
DE LYON
'Reconnue d'Utilité publique.

Salle des Sociétés savantes à la Mairie du 5e arrondissement.

BUREAU POUR 1908

Président
Vice-président
....
Secrétaire général.
MM. A. CLERC.
DE LAJUDIE.
LEGORJU.

....
.
Secrétaire adjoint .. .
ROUAST.
Bibliothécaire BOURBON.
Bibliothécaire adjoint .
BOREL.
Trésorier PONCIN.

MEMBRES HONORAIRES

MM.
Le Préfet du Rhône (Président d'honneur).
Mgr COULLIÉ, cardinal-archevêque de Lyon. — 1893.
Mgr DADOLLE, évêque de Dijon.
GOYBET, ancien principal de l'Ecole de la Martinière. —1866.
BESSE, &l I., directeur du Pensionnat des Lazaristes, à
Lyon, professeur honoraire de l'Université, montée Saint-
Barthélémy, 24. — 1876.
ISAAC (Aug.), *, président de la Chambre de commerce, de
Lyon, rue de la République, 1. — 1899.
DEVAUX (Mgr), recteur des Facultés catholiques. — lf-07.
LAVALLÉE, vicaire général. — 1907.
RUPLINGER, S| A., professeur d'allemand au Lycée Ampère,
rue Molière, 7. — 1881.
1
6 SOCIETE NATIONALE

MEMBRES TITULAIRES

MM.
BALICHARD, directeur de l'Ecole Gerson, 24, rue du Juge-
de-Paix. — 1906.
BAUT, professeur, 27, rue des Remparts-d'Ainay.
BOISARD (L'abbé), directeur des Ateliers d'apprentissage,
rue de Crémieu, 13. — 1895.
BONNARDET (L'abbé), vicaire général du diocèse de Lyon,
palais de l'Archevêché. — 1885.
-
BOREL, avocat, cours Gambetta, 52. - 1883.
BOURBON, architecte, 15, cours de la Liberté. —1907.
BRUN (Emm.-Lucien), avocat, quai Tilsitt, 14.— 1892.
BRUN (Joseph-Lucien), avocat, 2, avenue de l'Archevêché. —
1906.
BRUN (Stéphane), 5, rue Bât-d'Argent. — 1907.
CADOT, 12, quai de la Guillotière. — 1907.
CHAPPET (Ed.), >£, docteur en 'médecine, rue Malesherbes,
n° 35. — 1887.
CHASSAGNON (L'abbé), aux Massues. — 1906.
CLERC (A.), chef d'institution, 14, rue de la Charité. — 18S7.
CURIS, notaire, 50, quai Saint-Vincent. •

DALMAIS (L'abbé), rue Malesherbes, 37.


DESGRAND (L.-F.), rue Victor-Hugo, 17. — 1899.
DUVEAU, chef d'institution, chemin du Lycée, 5 (Saint-Ram-
bert). — 1900.
FOUGÈRE, rue de Grillon, 80. — 1904.
GAIRAL (A.), *, professeur 4 la Faculté catholique de droit,
iplace d'Ainay, 4. — 1881.
GENEVET (L'abbé), directeur de l'Ecole Ozanam, rue de Ven-
dôme, 141. — 1899.
GUÉRIN, avocat, rue Franklin, 2. — 1890.
DE LAJUDIE, professeur à la Faculté catholique, rue Vaube-
cour, 3.
LAURENT (Elle), artiste peintre, rue du Plat, 2. — 1896.
LEGORJU, chef d'institution, quai de la Charité, 37. — 1898.
MARMORAT, boulevard du Nord, 66. — 1883.
MATHEY, & I., professeur de mathématiques à l'Ecole Cen-
trale, rue Vaubecour, 7. — 1859.
MOLIN (Le chanoine), supérieur de l'Institution de Notre-
Dame-des-Minimes, place des Minimes. — 1896.
PHELIP, 10, quai Tilsitt. — 1906.
MOLLIÈRE (Ant.), docteur en médecine, 22, rue Victor-Hugo.
— 1906.
PONCIN, ancien professeur de mathématiques au Lycée Am-
père , rue d'Enghien, 20. — 1899.
RAMBAUD, 24, rue du Plat. — 1906.
D'ÉDUCATION DE LYON 7
MM.
RAPHANEL (L'abbé), aumônier du Pensionnat des Laza-
ristes, montée Saint-Barthélémy, 18.—' 1905.
RAVIER DU MAGNY, avocat, 24, rue Sainte-Hélène. — 1906.
REY (A.), P, imprimeur-éditeur, rue Gentil, A. — 1898.
RIVET (A.), avocat, 53, rue Victor-Hugo. — 1906.
ROUAST, avocat, quai de la Charité, 40. — 1887.
SAINT-OLIVE (Ch.), 2, rue Tronchet. —1906.
SARGNON, -docteur en médecine, rue Victor-Hugo, 23. — 1902.
SIMON, 10, place Gramont, à Pau (Basses-Pyrénées). — 1908. ~

SOGNO, directeur de l'Ecole préparatoire aux Mines, les Mas-


sues, Point-du-Jour. — 1906.
VERNAY (L'abbé), chanoine de la Primatiale, montée du
Chemin-Neuf, 21. — 1886.

MEMBRES CORRESPONDANTS

ALFANI, membre de l'Académie royale de la Crusca. —


>i«,
1872.
ANZOLETTI (Mlle), via délia Passione, 4, Milan. — 1897.
BAECHLIN, chef d'institution (lauréat de la Société), rue de
la Comète, 9, Paris. — 1902,
BONNEL (Jules), # A., professeur de philosophie au Collège,
de Privas (Ardèche). — 1900.
BROCARD, directeur du Musée de- Langres. — 1891.
GONNELI-CIONI, *, directeur de rEtablisscm'eoat des phrai-
asthéniques de Vercurago, province de Bergame (Italie). —
1898.
SACHET (L'abbé),ancien curé de Sainte-Foy-lès-Lyon. — 1895.
CHAMPALAY (Mlle), W- A., rue Auguste-Comte, 31, Lyon. —
1900.
VISMARA (Mme), Piazza Monforte, 2, Milan. — 1898.
TILLON (L'abbé), professeur au Petit-Séminaire de la Côte-
Saint-André (Isère). — 1901. ,

DUMAREST, docteur en médecine, Médecin en chef du Sa-


natorium Félix-Mangini, à Hauteville (Ain). — 1902.
RAYNAUD (Mlle), professeur d'anglais, boulevard de la Croix-
Rousse, 46. — 1904.
SIEGFRIED, Compagnie de Fives-Lille, 20, rue des Capuci-
nes, Paris. — 1877.
MASSON (Mlle), (Louise), institutrice, place Saint-Clair, Lyon.
COMPTE RENDU DES TRAVAUX

DE LA

SOCIÉTÉ NATIONALE D'ÉDUCATION


DE LYON

pendant Vannée 1906

PAR

M. MOLIN
Président.

MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,

Il y a un an, vos suffrages trop indulgents m'appe-


laient à l'honneur de présider notre Société Nationale
d'Education. Je ne sais si, dans le cours de sa longue
et belle histoire, notre Compagnie a traversé une pé-
riode plus agitée, surtout dans ces derniers temps, où
les Pouvoirs publics, qui jadis nous favorisaient de leur
bienveillante amitié, semblent aujourd'hui prendre om-
brage de notre modeste indépendance et de la fidélité à
notre mission de venir en aide à tout ce gui concerne
Véducation et l'instruction.
Mais, avant de vous retracer rapidement les travaux
de nos collègues et les événements gui ajoutent une
page nouvelle aux chroniques, déjà si glorieuses et si
utiles, de notre Société, permettez-moi de saluer la mé-
moire des membres aimés que la mort a fixés dans l'é-
ternel repos, après le vaillant labeur de leurs journées
terrestres.
MM. Boël, L. Bonnel et Bourdin.
M. Bonnel était entré dans notre Société en 1873;
son nom .est un de ceux qui nous font le plus honneur.
Il nous rappelle une pléiade de savants professeurs qui '
ont illustré les lettres autant que les sciences, mais qui
10 SOCIETE NATIONALE
surtout ont conservé, par leur foi religieuse, leur ex-
quise urbanité, la beauté morale de leur vie et le culte
de leurs devoirs professionnels, tout ce qui peut donner
de l'éclat et de l'influence à l'honneur du vrai maître
digne de ce beau nom. Professeur au lycée de Versailles,
son adhésion à notre Société est une preuve que nos
limites d'influence ne s'arrêtent pas aux murs d'enceinte
de Lyon, comme le prétend le Ministère actuel. Quand
l'âge et les infirmités, impuissants à vieillir l'éternelle
,
jeunesse de son coeur et de ses poétiques aspirations, le
forcèrent au repos en le fixant à Grémieu, nous rece-
vions encore de sa retraite des poésies qui ravivaient,
dans nos séances quelquefois un peu monotones, la
flamme de l'enthousiasme et quelques souvenirs patrio-
-
tiques ou religieux du bon vieux temps de notre douce
France.
Comme lui, M. Boël était membre de l'Université.
Professeur au lycée Ampère, il faisait partie de notre
Société depuis vingt-sept ans. Il était fidèlement assidu
à nos réunions de chaque mois. Je ne saurais trop louer
ses manières affables, la justesse de ses observations,
son amour de l'enseignement. Il me rappelait cette vé-
rité que personne n'est jeune comme un vieux profes-
seur : il semble qu'il reste fixé sur son visage et jusque
dans ses rides quelque chose de joyeux, de juvénile, re-
flétant le sourire et les grâces de ces jeunes gens qui
demeurent malgré tout la meilleure part de la vie et
le plus doux souvenir du maître. Il se reposait à Saint-
Germain-Laval, dans la vieille demeure des aïeux, à
qui les modestes ressourcées de son labeur avaient ajouté
quelque embellissement, quand un incendie terrible en-
veloppa dans la violence de ses flammes notre regretté
collègue et la compagne de sa vie.
M. Bourdin, membre de la Société d'Education depuis
1883, représentait parmi nous l'enseignement libre. Il
fut successivement secrétaire général et président de la
Société. Son Institution de la rue d'Alsace jouissait de
la réputation la mieux méritée et la plus légitime. Bon
nombre de jeunes gens de notre cité lyonnaise lui doi-
vent leur excellente éducation autant que leurs succès
scolaires. Mais son oeuvre par excellence, sa gloire, était
D'EDUCATION DE LYON il
son fils Louis, qui fut aussi notre collègue et un instant
notre secrétaire général. Que de longs et beaux espoirs
M. Bourdin était en droit de reposer sur son fils Vertu,
!

distinction, succès académiques, joies familiales, tout


semblait emparadiser la vie du père par les bonheurs
de son enfant, quand une mort prématurée, en brisant
le beau rêve, brisa l'âme du père". Dans sa foi robuste,
il pouvait bien redire ces vers de notre illustre collègue
V. de Laprade : '
Je sais qu'après un temps qui passera bien vite,
On retrouve à jamais en Toi ceux que Von quitte,
Uadieu que je leur fais- est proche du revoir ;
Il a ton nom pour gage et ton sein pour espoir !
Après ce coup terrible, M. Bourdin se retira dans sa
petite patrie, à Ville-Chantria, dans le Jura, d'où il vient
de partir pour l'éternelle patrie, où son fils l'attendait
et où l'avaient précédé ses nobles vertus religieuses et
professionnelles.
Ne vous semble-t-il pas, chers Messieurs, que ces sou-
venirs, si mélancoliques soient-ils, portent avec exix un
repos, une force et une puissance d'exemples, un par-
fum d'âmes exquises et généreuses qui nous excitent
au bien et au bon emploi de la vie ?
Vous me permettrez de parler moins longuement des
vivants et de m'étendre avec plus de brièveté sur les
travaux annuels de la Société.
Je souhaite d'abord la bienvenue à tous les nouveaux
membres, qui veulent bien combler nos vides et aug-
menter notre nombre trop restreint. Ces Messieurs sont
pour nous un réel accroissement de bonne volonté, de
lumière et de force, et Dieu sait à quel point nous en
avons besoin pour continuer le bon renom de notre
Compagnie, maintenir son action morale et son influence
intellectuelle.
Aussi, leur présence au milieu de nous me rappelle
une scène du ciel décrite par le Dante. Le poète venait
de s'élever à la seconde sphère habitée par les esprits
bienheureux, lorsqu'il les voit s'avancer en foule vers,
lui, s'écriant : « Voici qui accroîtra nos amours ! » On
,12 SOCIETE NATIONALE
a dit de l'allégorie qu'elle habite un palais diaphane :
celle que je viens de citer a bien cette transparence.
Voici qui accroîtra notre amour et notre puissance de
faire du bien en répandant la vérité.
Si maintenant nous jetons un coup d'oeil sur l'activité
et les travaux de la Société pendant cette dernière an-
née, j'aurai l'honneur d'abord de vous présenter les
nôtres et l'ennui ensuite de vous entretenir sur les tra-
vaux que la situation actuelle de notre pays nous a im-
posés.
La Société, par l'intermédiaire si dévoué de notre cher
.

collègue M. Mathey, a favorisé de son mieux le fonc-


tionnement du jeune Syndicat de l'Enseignement libre :
- au lieu d'organiser notre concours annuel et de voter
une somme pour récompenser le meilleur travail, dési-
gné par notre Comité de publication, il nous a semblé
que nous ferions oeuvre plus utile en réservant nos fa-
veurs pécuniaires, toujours trop restreintes et pour
cause, au profit des élèves, garçons et filles, de l'ensei-
gnement primaire libre, qui prendraient part aux épreu-r
ves d'orthographe et de style, les seules épreuves que
nous ayons droit de leur imposer, leur souhaitant de
n'en rencontrer jamais de plus dures dans le courant
de leur vie.
Vous connaissez assez l'ouvrage de M. Legorju sur la
crise de l'enseignement secondaire, son historique, sa
cause, ou plutôt ses causes, ses remèdes, pour qu'il ne
soit pas nécessaire de vous en faire l'analyse. Qu'il me
suffise de vous dire que cet ouvrage a valu à son au-
teur, et partant un peu à nous-mêmes, beaucoup d'élo-
ges et très peu de critique. Il est incontestable que le
travail de notre zélé secrétaire général est un des plus
complets et des plus consciencieux qui ait été écrit sur
la question si capitale de l'enseignement secondaire.
Nous avons encore entendu avec plaisir un rapport
de M. Legorju sur le libéralisme de l'Etat et le libéra-
lisme de l'/Eglise.
Deux Congrès ont attiré l'attention de notre Société :
celui de l'enseignement chrétien, qui s'est tenu à Poi-
tiers, pour examiner avec le plus grand soin quatre
questions principales : la formation pédagogique des
D'EDUCATION DE LYON ' ' 13
professeurs des -classes élémentaires et des classes. du
premier cycle, les promenades avec toutes les variétés
qu'on peut y apporter ; la réforme des compositions'-, pour
les rendre aussi utiles .et aussi justes que possible ; enfin,
l'étude de certaines vertus éducatrices.
Le deuxième Congrès dont la Société s'est oeci'ipée est
celui d'éducation familiale, tenu à Milan, pendant le
mois de septembre. Grâce à Mme Vismara, nous fûmes
en relation officielle avec le Comité du Congrès et l'abbé
Tillon, notre collègue de Grenoble, qui put assister à
plusieurs séances, nous a fait une communication très
intéressante sur les travaux de cette importante Assem-
blée où bien des questions, trop de questions, ont été
traitées sans qu'on osât toujours avouer que le dernier
.

mot de la solution était, comme le proclamait Le Play,


l'observation intégrale du Décalogue.
Avant cette incursion au delà des Alpes, nous avions
franchi l'Atlantique et, grâce à l'analyse des deux ouvra-
ges : VEmpire du Travail et De San-Francisco au Ca-
nada, nous avons pu nous faire une idée complète sur
la manière pratique dont les Américains comprennent
l'éducation et l'enseignement, harmonieux partage entre
les travaux de l'esprit et le développement corporel.
Nous avons visité l'humble école de village et les somp-
tueuses Universités : dans les unes comme dans les au-
tres, nous avons assisté aux institutions si vivantes,
si variées des classes, des fondations, des sports, des clubs
de tout genre.
Pourquoi nous arrêter en si bon chemin ? Avec
M. Clerc, notre vénéré vice-président, comme cicérone,
nous faisons le tour du monde. Nous passons de l'Occi-
dent à l'Orient ; nous remontons plus vite et avec moins
de danger le cours des âges que le cours des grands
fleuves antiques et nous pénétrons chez tous les peuples
anciens pour surprendre leur art d'enseigner. M. Guex,
directeur des écoles normales du canton de Vaud, pro-
fesseur de pédagogie à l'Univensité de Lausanne, dans
son histoire de l'éducation dans l'humanité, était le guide
Joanne dont se servait M. Clerc pour nous donner les
explications désirées 'sur les genres, les chefs d'école, les
résultats, les méthodes de l'instruction à travers le monde.
li SOCIETE NATIONALE
Nous étions à peine rentrés de ces lointains ' voyages,
où nous avons beaucoup vu, beaucoup retenu, que le
Ministre de l'instruction publique, pour favoriser à sa
manière l'avancement des sciences et des méthodes péda-
gogiques nous fait savoir que notre règlement statutaire
nous oblige à ne jamais quitter notre chère ville de Lyon
et à. ne pas nous occuper de ce qui se passe au delà de
ses murs. A Lyon même, il se trouve un maire, ancien
professeur de rhétorique, pour nous refuser l'entrée de
la salle des Sociétés savantes. Voilà où commence l'en-
nui du récit que j'ai encore à vous faire.
Connaissant notre Société Nationale d'Education, re-
connue d'utilité publique, des évêques, des administra-
tions de bureaux des séminaires, des Conseils de Fabrique
ont l'idée, sans que nous ayons fait pour un centime
de réclame, de nous confier leurs biens, immeubles ou
rentes ayant une affectation scolaire pour les soustraire
à la loi spoliatrice de 1905. Nous avons donc eu le tort
de paraître et aussi, j'espère bien, d'être de braves gens
qui inspirions de la confiance aux victimes de la spo-
liation tureo-l'égale. De 38 départements nous avons reçu
la dévolution de biens scolaires que nous avions la ca-
pacité de posséder, d'après nos statuts et d'après la loi
du 9 décembre 1905. Les 38 préfets de ces départements
continuent encore à nous envoyer leur refus d'approba-
tion avec des formules et des considérants qui ne leur
ont coûté que la peine de les écrire, sous la dictée d'un
maître unique, tant la rédaction en est uniformément
identique. Dans le classement d'une composition, MM;
les Préfets seraient tous ex-oequo, premiers ou derniers
à volonté.
J'aurai le même embarras pour donner un classement
de dévouement à nos membres du bureau de la Société,
auxquels la reconnaissance me fait un devoir d'ajouter
les noms de MM. Gairal, Desgrand et Mathey, pour leur
concours empressé à nous aider dans la défense de notre
Compagnie. L'Administration nous a attaqués de bien
des manières :
1° L'épithète de « Nationale » offusque nos maîtres
du jour presque à l'égal du titre d' « Impériale ». On
dirait que tout ce qui est grand leur fait peur ;
D'EDUCATION DE LYON 15
2° Nous devons limiter notre sphère d'influence à
Lyon, sans même oser prétendre avancer jusqu'à la ban-
lieue ;
3° Nous ne devons être qu'un simple Cercle d'études ;
4°- Nous ne sommes pas capables de posséder quoi que
ce soit ;
5° Nous ne devons pas assurer le fonctionnement d'une
école.
Voilà les cinq principaux griefs qui ont été formulés
contre notre pauvre Société, qui cependant est nationale,
comme elle était impériale par autorisation préfectorale,,
qui a toujours rayonné à travers la France et dans les
pays étrangers par ses correspondants et l'échange de
revues, qui, reconnue d'utilité publique, peut recevoir,
acquérir, conserver tout ce qui concerne l'éducation et
l'instruction, qui enfin peut posséder des écoles comme
autrefois les merises et les fabriques et en assurer le
fonctionnement non par elle-même, mais au moyen de
maîtres pourvus de grades universitaires et remplissant
les conditions exigées par la loi. C'est, en substance, ce
que nous avons répondu en votre nom et pour l'honneur
de notre Société.
Dans tous les cas, chers Messieurs, ne nous découra-
geons pas. La cause que nous défendons est trop belle
pour que ces mesquines taquineries d'un Pouvoir qui
devrait nous favoriser, s'il était juste, arrêtent un seul
instant notre marche en avant, notre ascension vers
l'idéal, qui est Dieu, au moyen de l'éducation basée sur
la foi chrétienne, sur l'amour et les traditions de la
France.
A. MOLIN.
17 janvier 1907.
COMPTE RENDU DES TRAVAUX

DE I,A

SOCIÉTÉ NATIONALE D'ÉDUCATION


DE LYON

pendant Vannée 1907

PAR

M. MOLIN
Président.

MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,


Le rapport annuel de votre président, qu'une respec-
table tradition lui' impose à la clôture des honneurs que
vos indulgents suffrages lui ont accordés me rappelle un
souvenir classique emprunté à la Grèce et à l'Italie. A
Athènes, c'est au sommet du plus majestueux temple
païen, la Frise du Temps, où le génie de l'artiste a pres-
que animé le marbre en lui donnant la forme de ces
porteuses de corbeilles et de flambaux, image des gé-
nérations qui se succèdent, enrichies du patrimoine des
devanciers; à. Borne, c'est le beau vers de Lucrèce :
Et quasi cursores vital lampada tradunt, évoquant d'une
façon très expressive la longue série de nos présidents
qui se transmettent votre flambeau tout brillant d'hon-
neur, de croyances religieuses, d'expérience et de dévoue-
ment à la cause de l'éducation.
J'aimerais continuer devant vous le comimentaire de
ces poétiques allégories et rester dans ces régions se-
reines où l'intelligence se complaît dans la lumière et les
beautés littéraires.
Mais, hélas la triste réalité des événements me ra-
!

mène bien vite à la vie contemporaine, à ses contra-


18 SOCIETE NATIONALE
dictions, à ses luttes, à ses perturbations morales, dont
notre Compagnie, si paisible pourtant, si respectueuse
de la liberté de tous, a subi les terribles contre-coups.
Cependant, avant de vous parler de notre histoire exté-
rieure, j'ai le devoir très agréable de vous entretenir de'
notre vie intérieure, de nos relations, de nos travaux les
(plus importants durant le cours de cette dernière année.
Fidèles à nos traditions, nous nous sommes vivement
intéressés à tout ce qui se rapporte, en France et même
à l'étranger, aux choses de l'instruction et de l'éduca-
tion. Tout d'abord, ce sont nos bonnes relations avec le
Syndicat de l'Enseignement libre qui occupent notre pre-
mière séance et nous prouvent que nous pouvons encore
avoir des amis, puisque d'autres avec lesquels nous n'a-
vons jamais cessé d'être dans les meilleurs termes, mi-
nistres, recteurs, préfets, maires, se brouillent subite-
ment avec nous parce que nous avions commis le crime
de prendre au sérieux leur article 7 de la loi du 9 dé-
cembre 1905, qui nous autorisait à recueillir des biens,
meubles et immeubles, ayant un caractère scolaire. Qui
mieux que nous en avait le droit ? Et voilà qu'on nous
refuse l'hospitalité que toute Municipalité intelligente
devrait être heureuse d'accorder à toute Société savante.
Nous protesterons toujours contre cette mesure arbi-
traire et mesquine, jusqu'à ce que justice nous soit ren-
due. Après cela, jugeant l'ukase municipal pour ce qu'il
vaut, nous constatons que l'arbre planté dans notre sol
dyonnais, grâce aux conseils juridiques de M. Gairal et
au zèle pratique de M; Mathey, a maintenant plongé assez
profond ses racines pour être actuellement une des oeu-
vres les plus utiles pour la prospérité" de l'enseignement
libre.
Nous avons aussi salué, dès sa première heure, la
création de deux écoles normales de garçons et de jeunes
filles, où se formeront désormais les instituteurs et les
institutrices appelés à continuer l'enseignement libre et
chrétien dans notre région lyonnaise et au delà.
Grâce à M. Clerc, nous prenons connaissance de dif-
férents ouvrages sur l'éducation, ç-^i ont vu le jour ces
derniers temps. Notre honorable vice-président nous ana-
lyse spécialement le volume de M. Crouzet, professeur
D'ÉDUCATION DE LYON 19

au lycée de Toulouse, Maîtres et parents. L'auteur cher-


che tous les moyens possibles pour coordonner les ef-
forts et la vigilance des parents et des maîtres dans l'oeu-
vre de l'éducation. Une multiplicité de méthodes nous
sont proposées, pour aboutir, hélas à un faible résultat,
!

tant que systématiquement on voudra ignorer le sens


religieux," qui est et restera le plus fort et l'indispen-
sable levier pour soulever les intelligences vers la lu-
mière, et les volontés vers'le bien. :

Tous nos utopistes modernes feraient bien de méditer


ces paroles d'un illustre converti, le cardinal Manning :
ils y trouveraient à la fois l'explication de la banque-
route scolaire' et le secret du succès religieux : « Les
doctes et les. habiles prétendent qu'il est possible d'isoler
la science de la religion. Soit ! mais alors qu'ils ne par-
lent plus de former l'homme ; qu'ils ne parlent plus
d'éducation, car l'instruction n'est pas l'éducation. In-
struire, c'est mettre une connaissance dans un cerveau..
Eduquer, c'est développer et régler toutes les facultés
humaines, d'après un idéal de perfection qui est dans
l'Evangile et pas ailleurs. »
Avec M. de Lajudie, nous avons suivi, dans son voyage
en Orient, M. Chariot, délégué du Ministre, pour inspec-
ter nos écoles d'Orient, je dis nos écoles, car elles sont
françaises et catholiques tout à la fois. Malgré l'évidence
de la vérité, malgré les témoignages les plus universels,
les plus authentiques, malgré les résultats obtenus, mal-
gré les succès les plus indéniables, l'antireligion de
M. Chariot a préféré détruire l'oeuvre française et con-
clut à la laïcisation des écoles dans des pays où la reli-
gion est toute l'âme des peuples, où l'attaquer et l'amoin-
drir c'est attaquer et amoindrir l'influence française.
Mais, que lui importe, à lui et à tous ceux qui l'ont
envoyé ? Nous savons depuis longtemps à quoi nous en
tenir : les sectaires ne voient pas juste et ne pensent
pas vrai sur le point où sévit la haine. Comme notre ho-
noré collègue M. de Lajudie, un nouveau sénateur, M. Je-
nouvrier, s'inspirant uniquement de sa droiture patrio-
tique, vient de venger au Sénat ces indignes calomnies
et son éloquence persuasive a fait maintenir, au budget
des Affaires étrangères, les subventions que le Parlement
20' SOCIETE NATIONALE
avait l'habitude d'accorder si justement à nos écoles
d'Orient. Notre Société d'Education ne peut que se ré-
jouir d'un tel acte de justice et de succès qui permettent
à l'influencé française de continuer, par la religion, son
rayonnement civilisateur et ses bienfaits scolaires.
Digne continuateur des travaux de MM. Ducurtyl et
Mathey, notre infatigable secrétaire général, M. Legorju,
a écrit une page nouvelle sur l'histoire de notre Société
d'Education. Il a fouillé nos archives depuis l'origine
de notre Compagnie, suivant le conseil du vieux poète
latin « Juvat integros accédere fontes (i). » M nous fait
:
assister à la naissance de notre chère Société pour la dé-
fense de la dignité professionnelle et les revendications
impérieuses de la liberté d'enseigner qui ont abouti à la
loi de 1850. Nous ne pouvons parler, au sujet de notre
Société, de ce baptême du feu qui sacre la vaillance pre-
mière du jeune soldat en face de l'ennemi, mais que dire
des embarras, des mauvaises volontés, des obstacles de
tout genre qui ont entouré les premières années et essayé
de paralyser les premiers mouvements de notre Société
dans son essor vers la liberté d'enseignement.
M. Legorju retrace l'histoire de nos statuts, composés
si laborieusement, avec tant de sagesse, fixés après tant
d'hésitations, enfin reconnus d'utilité publique. C'était le
bon vieux temps où les Ministres nous honoraient autant
que nous les honorions par l'échange de vues, d'avis et
d'observations sur les matières d'enseignement et la pré-
paration des lois qui les régissent. Heureux temps où
toutes les forces vives et les bonnes volontés du pays
harmonisaient leur effort pour le bien général, au lieu
des mesquines mesures et des lois si justement dites scé-
lérates qui paralysent tout progrès et compromettent l'a-
venir intellectuel et moral du pays. N'est-ce pas l'heure
d'émettre le voeu de voir au plus tôt, sous sa forme
définitive, l'histoire de la Société Nationale d'Education
de Lyon écrite à la mémoire de ses fondateurs et de ses
membres disparus, écrite pour mettre en pleine lumière
les innombrables et vitales questions d'enseignement et
d'éducation agitées depuis trois quarts de siècle, écrite

(1) Lucrèce, I, 926.


D'EDUCATION *DÉ LYON '.21
enfin pour nous venger de la conduite injuste que pren-
nent à notre égard les aventuriers de. fortune .qui ont
pour base de gouvernement, d'après leur propre aveu,

.
l'incohérence et la haine religieuse. '
Pendant que leur politique détruit, redoublons nos ef-
forts pour continuer, dans le silence et la paix du tra-
vail, l'édifice intellectuel à l'érection duquel ont contri-
bué, pour une large et noble part, la sagesse et l'expé-
rience de nos prédécesseurs.
Combattons la nouvelle loi scolaire qui, élaborée dans
le repaire des loges maçonniques, va bientôt voir le
jour et être votée d'emblée par une foule de.parlemen-
taires qui n'en comprendront /même pas la portée. Elle
augmentera le nombre des, lois intangibles que nous ne
cesserons de dénoncer comme attentatoires à la liberté,
à la conscience et à la religion.
Ce premier travail d'attaque vient d'être composé par
M. Legorju, qui démasque le faux libéralisme d'une loi
qui n'est qu'un retour déguisé aux tyrannies anciennes
que la loi Falloux avait abolies en grande partie.
La liberté d'enseignement la plus complète, la plus
étendue devrait être la conséquence logique des libertés
de la presse et de réunion qu'ont réclamées et établies
ces mêmes hommes qui méditent de restreindre la li-
berté d'enseignement pour les individus et. les associa-
tions dont l'indépendance est un obstacle à leurs projets.
Pendant qu'ils essaient, par un geste insensé, à étein-
dre les lumières du ciel et qu'ils détruisent tant d'écoles
qui étaient les points lumineux de la terre, à Borne, le
Souverain Pontife ne cesse de favoriser l'expansion de la
vraie science, il fonde une Académie universelle de sa-
vants catholiques, il envoie une somme royale à l'Univer-
sité catholique de Paris pour la création de nouvelles
chaires de vérité, il cherche par tous les moyens qui sont
en son pouvoir d'empêcher les erreurs modernes de bar-
rer la route aux flots bienfaisants de toutes les vraies
sciences religieuses ou humaines.
Vous avez été justement émus par cette action intel-
lectuelle du Pontife suprême et vous avez chargé les
membres de votre Bureau de lui transmettre votre res-,
pectueuse admiration.
2
22 SOCIETE NATIONALE
Le 17 mai, partait pour Home l'adresse de notre So-
ciété à Pie X, et six jours après nous recevions du car-
dinal Mery del Val la réponse suivante, qui mérite d'être
conservée dans le trésor de nos annales .:
Le Saint-Père a pris connaissance avec une vive sa-
«
tisfaction des sentiments filiaux et dévoués que vous lui
avez exprimés au nom de la Société Nationale d'Edu-
cation, Société qui, sous les brillants auspices du cardi-
nal-archevêque de Lyon, a voulu exprimer au Saint-Père
sa reconnaissance personnelle pour la généreuse inter-
vention de Sa Sainteté en faveur de l'Institut Catholique
de Paris.
« En vous remerciant de vos respectueux hommages,
le Saint-Père souhaite que ladite Société maintienne tou-
jours très vivantes ses traditions si nobles et déjà ancien-
nes par lesquelles elle vise le but louable et salutaire
de défendre la liberté d'enseignement et les principes
chrétiens en matière d'éducation.
• « Comme gage d'efficace encouragement et comme
preuve dé sa bienveillance, le Saint-Père a accordé de
tout coeur la bénédiction apostolique, à vous, Monsieur,
et à tous les membres de la même Société.
« En vous informant de ceci, avec des sentiments de.
particulière estime, je suis heureux de me redire, Mon-
sieur, votre, très affectueusement dévoué
« Cardinal MERRY DEL VAL.

« Borne, le 21 mai 1907. »

Après avoir eu Thoneur de vous communiquer cette


missive qui nous vient de la suprême majesté du Père
commun de nos âmes, il ne me reste plus que le devoir
de vous remercier de vos sympathies si précieuses, de
réclamer votre indulgence pour une présidence qui m'a
donné plus d'honneur que je ne pouvais lui en rendre,
et de vous redire mon bonheur d'être et de rester votre
collègue très reconnaissant et très affectionné.
A. MOLIN.
Lyon, le 9 janvier 1908.
NOTICE
sun
M. L. BONNEL
Lue à la Société d'Education le 4A Février 4907

PAR

M. J.-B. MATHEY

MESSIEURS,

C'est en 1860 que figure pour la première fois, dans la


liste de nos membres titulaires, le nom de M. Bonnel
père, ancien chef d'institution à Pont-de-Veyle. Quelques
années plus tard venaient à nous deux de ses fils, M. Jo-
seph Bonnel et M. Antonin Bonnel, tous deux professeurs
au Lycée ; l'un et l'autre furent appelés à la présidence de
la Société d'éducation, qui conserve avec reconnaissance
le souvenir de leur dévouement.
M. Louis Bonnel, leur plus jeune frère, était aussi
membre de l'Université, professeur au Lycée de Versail-
les ; il ne pouvait nous appartenir qu'à titre de membre
correspondant. Mais presque chaque année, nos séances
publiques avaient, à leur ordre du j our, la lecture d'une
pièce de vers qu'il nous tenait en réserve pour cette solen-
nité, et qui trouvait, dans un auditoire d'élite, les applau-
dissements mérités par l'élévation de la pensée et la ri-
chesse de l'expression.
Par sa vie de professeur et aussi par ses nombreux ou-
vrages, M. L. Bonnel se rattachait naturellement à notre
Société. Moins connu que ses frères de la plupart d'entre
nous, il a cependant des droits particuliers à notre sou-
venir le plus sympathique. Vous me permettrez de vous
les rappeler brièvement.
M. L. Bonnel, né à Pont-de-Veyle, le 1er avril 1829, fit
«es premières études dans cette petite ville, avec son père,
24 SOCIETE NATIONALE
directeur d'un pensionnat très estimé. Il les continua aux
lycées de Saint-Etienne et de Dijon, sous la direction de
son frère aîné, qui y était déjà professeur, puis au collège
Stanislas, où il se prépara à l'Ecole normale supérieure
(section des lettres). Au cours de l'examen, une indisposi-
tion subite l'empêcha de faire la version grecque et, par
suite, d'être admis à l'examen oral, malgré les notes favo-
rables attribuées à ses autres compositions écrites. Cet
échec semblait lui interdire la carrière de l'enseignement,
qu'il devait reprendre avec succès par une autre voie.
Plus d'une fois il remercia la Providence d'avoir épargné
à sa foi l'épreuve de subir l'influence de camarades tels
que Prévost-Paradol, About, Taine, au détriment peut-
être des convictions religieuses qu'il tenait de sa famille.
Dès la rentrée scolaire, il est déjà précepteur d'un élève
qui suivait les classes de Louis-le-Grand. En même temps,
sur les conseils de quelques amis qui voulaient le diriger
vers le Conseil d'Etat, il suit les cours de droit. C'est en
se rendant à la Faculté qu'il fut arrêté, deux jours après
le coup d'Etat du 2 décembre 1851. A ce moment, la rue
était parcourue par des patrouilles et de nombreux agents
de la police. Un passant, demandant à Bonnel ce que si-
gnifiaien't ces mouvements militaires : « Ne voyez-vous
pas, répondit-il, que la rue est pleine de mouchards. » Ce
mot parut suffisant à la police pour l'arrêter et l'incar-
cérer au poste voisin. Transféré à la Préfecture de police,
puis à Mazas et à Bicêtre, il ne fut remis en liberté qu'a-
près dix-huit jours de détention, sans jugement et sans
aucune explication. La famille de son élève lui avait fait
parvenir des secours matériels ; ses amis de l'Ecole de
droit avaient travaillé à son élargissement, plusieurs ré-
clamaient l'honneur de le défendre et, parmi eux, L. Les-
coeur, ancien élève du pensionnat de Pont-de-Veyàe, entré
depuis dans la congrégation de l'Oratoire et resté l'ami
constant de la famille Bonnel. Cet événement ne fut pro-
bablement pas sans influence sur l'esprit du jeune étu-
diant. Dans le cours de sa vie, il se montra constamment
républicain, mais franchement libéral. Egalement ferme
dans ses convictions politiques et dans sa foi religieuse,
il se refusait à comprendre l'hostilité d'un gouvernement
républicain aux idées chrétiennes, fondement de la vraie
D'EDUCATION DE LYON 2&

liberté. Plus tard, il a raconté « ses prisons » dans le


feuilleton d'un journal de notre ville (le Lyon républi-
cain).
Pendant les vacances de 1854, sur le conseil de son frère
aîné, il passa, et avec succès, l'examen de la licence ès-
lettres. Renonçant dès lors à la licence en droit, dont les
frais eussent été lourds pour ses resourees, il revint dé-
finitivement à renseignement. Engagé comme professeur
à l'institution .Silvestre, puis-au collège de l'Assomption à
Câichy, il fut chargé, en 1857, d'une classe de seconde au
lycée de Lyon. Cette année fut celle de son mariage avec
Mlle Bivet.
Avant de le suivre dans. sa carrière universitaire, il
n'est pas sans intérêt de revenir sur ces premières années
de jeunesse pendant lesquelles, incertain encore de sa Vo-
cation, il cherchait'l'orientation de sa vie. Secrétaire pen-
dant quelque temps du P. Gratry, il rencontrait à l'Ora-
toire, avec le P. Lescoeur, son compatriote, -toute cette

brillante réunion, de prêtres distingués qui allaient, com-
me l'a dit le cardinal Mathieu, fonder une école d'aposto-
lat et un atelier d'apologétique. Il n'est donc pas étonnant
qu'il ait eu un moment la pensée d'entrer dans les ordres.
Le P. Pététot l'en détourna et l'engagea à rester dans le
monde, qui avait besoin, dit-il, d'hommes tels que lui.
Il nous faut, aussi 'mentionner son passage dans une so-
ciété dont il garda toute sa vie le plus reconnaissant et le
plus amical souvenir. Elle s'appelait la famille O'Gonnel.
Le nom du grand patriote et agitateur irlandais était un
patronage qui devait plaire infiniment à M. Bonnel et à
la généreuse élite de jeunes hommes qu'on vit assez nom-
breux à cette époque, épris d'un égal enthousiasme pour
la religion et la liberté. Ozanam, Montalembert, Lacor-
daire avaient préparé ce (renouveau que la première moi-
tié du siècle n'avait pas laissé prévoir. A O'Gonnel se ren-
contraient, parmi les Lyonnais, le Dr Faivre, M. Rougier
et, de notre voisinage, le futur P. Lescoeur, le P. Jourdan,
de Saint-Etienne ; Emile Jay, du-Dauphiné, etc. Citons en-
core, parmi les plus connus, Henri Lasserre, qui devait
être l'historien de Lourdes ; le sculpteur Bonnandel, Ca-
buchet, Henry Joly, etc.
Le but que se proposait la Société O'Connel était « la
26 SOCIETE NATIONALE
christianisation des fonctions ». Les réunions se tenaient
le samedi soir chez un O'connelliste marié. Elles avaient
lieu à la salle à manger ; la porte du salon où se réunis-
saient les femmes des sociétaires mariés, restait ouverte
par tradition. « Ce n'était pas inscrit au règlement, dit
dans une note M. Bonnel ; on voulait éviter à ces réunions
certain caractère de débraillement que prennent trop sou-
vent les assemblées de jeunes gens. » Il en fit partie pen-
dant sept ou huit ans. Il s'était proposé d'en écrire l'his-
toire ; malheureusement les archives ont été détruites.
Nos cercles catholiques d'étudiants y auraient certaine-
ment trouvé d'utiles enseignements et de précieux exem-
ples. On comprend quelle empreinte une telle société de-
vait mettre plus tard sur ses adhérents ; les noms que j'ai
cités le témoignent suffisamment.
M. Bonnel ne passa qu'une année au Lycée de Lyon,
ayant été appelé au collège Rollin, puis, après son agré-
gation de grammaire, au lycée de Vanves, en 1865. La
guerre de 1870 l'obligea à rentrer à Paris, où il professa
la cinquième au lycée Condoreet, autant, du moins, que
le permirent les événements de l'année terrible.
Son patriotisme le portait à entrer dans la garde natio-
nale active. Il dut se contenter de servir comme simple
soldat dans la garde sédentaire. S'il était prêt à marcher
à l'ennemi, il n'était pas disposé à pactiser avec les fau-
teurs de désordre et les partis ennemis de tout pouvoir
régulier. Un jour, violemment indigné des tentatives cri-
minelles que multipliait la folie du siège, il arrache pu-
bliquement une affiche invitant les Parisiens à proclamer
la Commune. Arrêté pour ce fait par un garde national
en uniforme et conduit au commissariat de police, il fui
renvoyé indemne. Mais cette aventure le décida à accep-
ter un grade dans la garde sédentaire. Nommé caporal, il
était candidat au grade de sergent, quand l'état-major de
la place, qui avait remarqué ses rapports, le nomma adju-
dant chargé de la visite quotidienne de plusieurs postes
et secrétaire des gardes nationales du 6e arrondissement.
C'est à ce double titre qu'après le 18 mars, il réunissait
chez lui les officiers de l'arrondissement, pour aviser aux
moyens d'établir des communications avec le gouverne-
ment de Versailles. Dénoncé, il est l'objet d'un mandat
D'EDUCATION DE LYON 27
d'arrestation. Mais, dans l'intervalle, ' il avait jugé pru-
dent de mettre en sûreté, hors de Paris, sa femme et ses
enfants. Il partit, le 1er avril, par le dernier train de la
ligne du Nord. Dans la suite, il essaya de rentrer à Paris ;
heureusement pour lui, il ne put y réussir, ce qui lui
évita de subir l'arrestation dont il était 'menacé et peut-
être le sort des otages.
Vers la fin de 1871, la France avait pu reprendre le
cours régulier de sa vie. La rentrée des classes s'était faite
à l'époque ordinaire et l'on remarqua généralement que
les élèves apportaient plus d'application à leur travail et
acceptaient plus courageusement la discipline scolaire,
comme s'ils eussent compris la dure leçon que nous ve-
nions de recevoir. M. Bonnel, dont la famille comptait
déjà sept enfants, avait demandé un poste en province où
les dépenses de la vie sont moindres qu'à Paris. Il fut
nommé professeur titulaire de cinquième au lycée de Ver-
sailles et, plus tard, délégué en quatrième, jusqu'à sa re-
traite, qui lui fut donnée en 1893, avec le titre de profes-
seur honoraire. Il était officier de l'instruction publique
depuis 1883.
Pendant les vingt années qu'il passa au lycée de Ver-
sailles, ses fonctions de-professeur n'absorbèrent pas son
activité. Comment aurait-il pu, lui, républicain convaincu,
se désintéresser de la politique, alors que l'Assemblée na-
tionale siégeant à Versailles avait à donner un gouverne-
ment à la France ! Très lié avec un grand nombre de dé-
putés du Centre droit, il ne manqua pas de s'employer à
les convertir à la Bépublique. Nous avions bien signé la
paix avec la Prusse, 'mais personne ne croyait alors que
la France, qui l'avait subie, dût jamais s'y résigner. La.
jeunesse se groupait en sociétés patriotiques. Les réunions
publiques retentissaient d'appels à la revanche. M. Bon-
nel ne craignait pas de s'y mêler. Il allait dans les réu-
nions populaires lire des morceaux de poésie où il racon-
tait, dans un langage vibrant, les épisodes douloureux de
nos défaites, le courage de nos soldats ou la dureté du
vainqueur. Quelques-unes de ces poésies furent vendues
au profit de la libération du territoire.
Vice-président de la Société de gymnastique, vice-pré--
si dent de la Ligue des patriotes pour le Comité de Ver-
28 SOCIETE ^NATIONALE
-

sailles, il se sépara de Déroulède au moment'de l'aventure


bdulangiste. Jusqu'à là fin de sa vie, il devait rester le ré-
publicain libéral et le patriote ardent des jours de sa jeu-
_

thesse. Dans sa retraite, à Crémieu, l'âge et la fatigue le


.
tinrent à l'écart de la politique. Cependant, lors' de l'érec-
tion dans cette petite ville d'un monument aux victimes
de la guerre, il écrivit encore en très beaux vers une véri-
table leçon de patriotisme, prenant pour thème les prin-
cipaux événements de l'histoire de Crémieu.
Revenons au professeur et à l'éducateur. A sa tâche sco-
laire, M. Bonnei dut joindre l'éducation d'une famille de,
douze enfants, sans compter de nombreux élèves particu-
liers. Dans l'enseignement, il fut parfois un initiateur.
C'est ainsi que, devançant les circulaires ministérielles, il
avait organisé, comme complément à l'étude de l'histoire
ancienne, des visites aux musées du Louvre et de Saint-
Germain.
En 1872, la France était éprise d'un grand désir de ré-
formes. Déjà l'Assemblée nationale avait rétabli les finan-
ces, réorganisé l'armée, fondé le régime républicain.
L'opinion publique croyait voir, dans les écoles de l'Alle-
magne, l'une des causes du succès de ses armées. C'était
l'instituteur prussien qui avait fait Sedan. Ne fallait-il pas
modifier profondément notre régime scolaire ? A l'exem-
ple de beaucoup de professeurs, M. Bonnel exposa ses
idées personnelles dans une brochure intitulée Réformes
:

universitaires.
Il y demandait d'abord la décentralisation par la créa-
tion d'Universités provinciales. Chacune de nos provinces,
disait-il, a un caractère propre, un esprit particulier et
des besoins variés. Qu'elles puissent créer des Universités
en conformité avec leurs goûts et leurs intérêts, ce serait
autant de centres de progrès. Les professeurs de province
n'ayant plus sans cesse les regards tournés vers Paris,
avec l'espérance et toujours le désir d'y revenir, cesse-
raient de se considérer comme des exilés et des passagers.
Il se formerait des Universités libres rivales et, les pro-
fesseurs ayant le droit de choisir, gagneraient ainsi en
indépendance.
Dans une deuxième partie, l'auteur demande la sup-
pression de l'internat, qu'il nomme le grand fléau de
.•
D'EDUCATION DE LYON .29
l'éducation française. Les autres, pays ne connaissent pas
l'internat, au moins comme il est organisé chez •nous, où
nous en avons fait un couvent, une caserne et une* prison..
L'enfant, saisi d'une manière continue par le règlement
et privé dé toute initiative, ne prend contact avec aucune-
dos difficultés de la vie. Réduit à l'obéissance passive, il
transige sourderneht avec sa conscience et en use peu à
peu tous les ressorts, en contractant l'habitude, des com-
promis malsains et des roueries de l'esclavage. L'internat
n'est pas moins funeste à la famille. « 'Ce n'est pas à prix
d'or que se fait l'éducation d'un homme et Dieu a voulu,
que l'enfant, qui ne peut vivre étranger à l'atmosphère du
foyer sans perdre ses principales qualités, y apportât en-
core plus qu'il n'en reçoit, par la pureté même qu'il ré-
pand autour de lui. »
Cette grande question de l'internat n'a jamais cessé
d'être l'objet des plus vives controverses. Elle a été dis-
cutée dans notre Société à diverses reprises et, préci-
sément à l'occasion dé ce travail que M. L. Bonnelnous
avait envoyé, M. l'abbé Ginon, M. Guillard et M. le Dr
Desgranges développèrent les raisons de conserver Tinter^
nat, tout en reconnaissant le bien fondé des arguments de
l'auteur. Le P. Lescoeur avait déjà répondu aux alléga-
tions de M. Bonnel.
Le gain immédiat, pour notre Société, fut l'élection de:
M. Bonnel à titre de membre correspondant, et pour no-
tre séance publique une très belle pièce de vers intitulée :
A nos écoliers. Et depuis, comme je l'ai dit en commen-
çant, chaque année nous apportait, sous la même formé
poétique, sa part de collaboration. C'était souvent un
chant patriotique exaltant le courage de nos soldats ou.
déplorant les horreurs de la guerre (Saint-Privat, les Cui-
rassiers de Mouzon, etc.). D'autres fois, il aimait à s'ins-
pirer des joies et des affections de la vie de famille (A ma
fille m.ariée en Allemagne, A. quoi je songe, Lancié, etc.)
Nos Annales ne contiennent qu'une faible partie de son
oeuvre poétique : En 1864, il avait publié chez Hachette un
petit recueil de fables, dont l'édition fut vite épuisée ; en
1887, Loups et Vautours, chez Cerf, et, plus tard, les
Pont-de-Veytiennes, souvenirs émus de ses premières an-
nées. Ajoutons beaucoup de pièces inédites, destinées à
30 SOCIETE NATIONALE
des réunions diverses, à de petites représentations enfan-
tines, etc. Parmi les poètes contemporains, M. Bonnel
admirait surtout Lamartine. Dans sa jeunesse, il lui avait
souvent dédié quelques vers et en avait reçu un bienveil-
lant accueil. Il racontait volontiers que Lamartine lui
avait conseillé d'attendre l'inspiration et de ne pas. tra-
vailler de suite, disant que lui-même n'avait parfois écrit
qu'une seule poésie dans toute une année. Je laisse à ds
plus compétents le soin de rechercher si l'on peut consta-
ter chez notre confrère l'influence de notre grand poète du
xixe siècle.
Si M. Bonnel sacrifiait volontiers à la poésie, il trouvait
encore du temps pour des travaux littéraires, sous forme
d'articles de critique ou de fantaisie destinés à des revues
et à des journaux. Sous le -pseudonymede Victor de Saint-
Hughes, il débuta dans une revue catholique ; puis il écri-
vit dans le Postillon, journal de Seine-et-Oise, dans VAmi
des enfants, etc. Il donna au Courrier de VAin, en feuille-
ton, une nouvelle intitulée VAmoureux de ma fiancée,
et plusieurs autres qu'il est difficile de retrouver aujour-
d'hui. Quelques volumes publiés chez Gedalge, à Paris, et
destinés à figurer dans une collection pour distributions
de prix, peuvent être considérée comme une contribution
à son oeuvre d'éducation et je dois vous en dire quelques
mots.
Par ordre de dates, voici d'abord un volume in-8° inti-
tulé : Une visite à la manufacture de glaces de Saint-Go-
bain. C'est une description très claire et très complète Je
la fabrication. La précision technique s'y allie à cette
tournure d'esprit humouristique qui rappelle parfois la
manière de Toppfer. Le lecteur reconnaîtra que le père de
famille qui promène ses enfants dans les vastes ateliers
de Saint-Gobain n'est autre que M. Bonnel lui-même ; on
retrouve même les prénoms de ses fils.
Suit, dans le 'même volume, l'histoire de Pierre War-
mel, le sauveur de la Sainte-Chapelle. Le héros de ce
récit, un enfant de l'Alsace, était lieutenant dans le corps
des pompiers de la ville de Paris au moment de la Com-
mune. Il avait organisé la défense de la Sainte-Chapelle
contre le feu qui s'attaquait déjà au Palais de justice et à
la Préfecture de police, arrosés de pétrole par les ineen-
D'EDUCATION DE LYON 31

diaires de la Commune. Voyant arriver les troupes de Ver-


sailles, le lieutenant Warmel se portait à leur rencontre
pour leur servir de guide. Une fatale méprise le fit consi-
dérer comme un communard et il fut passé par les armes
sans hésitation de la part des soldats, excités par les com-
bats qu'ils avaient dû livrer pour s'ouvrir un passage (1)..
Dans un autre volume, toujours à l'adresse des jeunes
écoliers, nous trouvons plusieurs histoires amusantes et
morales : Sabas Flanet, le Père Marcou, Un parapluie
pour trois, la Botte du Colonel. Sabas Flanet eut la mau-
vaise chance de venir au monde dans la nuit du 3 décem-
bre 1851, le lendemain du coup d'Etat. Son père, était sorti
à la recherche d'un médecin ; il est arrêté sans motifs et
retenu dix-huit jours en prison. La concierge dé la mai-
son s'emploie à rendre les services que demande la situa-
tion et procure à l'enfant un parrain en la personne d'un
vieux savant qui habite dans le voisinage. Cet excellent
homme entreprend plus tard l'éducation de son filleul
Sabas. Il l'accable de sa science et ne réussit qu'à lui
donner une fièvre cérébrale. Sabas, resté chétif, en vrai
gamin de Paris, essaie de divers métiers, qu'il est obligé
d'abandonner. Comme dernière ressource, pendant le
siège, il s'est fait afficheur. Ce genre de travail l'a mis en
relations avec une foule de gens dont il se sert pouf pro-
curer à son vieux parrain les aliments et les petites dou-
ceurs nécessaires à un vieillard. Admis dans l'armée à
titre de volontaire, il meurt bravement pour la patrie.
Les événements du siège et de la Commune ont naturel-
lement fourni à l'auteur l'occasion de leçons de morale et
de patriotisme.
Le volume intitulé Récits à mes filles (Gedalge, 1891)
contient quelques histoires dont j'indiquerai rapidement
le sujet. 1° le Baron de Sainl-Polgue. Ce seigneur fort
avare traitait durement les gens du village. A la Révolu-
tion, le parti populaire le fit périr dans le souterrain où
il tenait ses trésors ; 2° Claude le mendiant. Un pauvre

(1)L'événement raconté par M. Bonnel est rigoureusement his-


torique. Le héros désigné sous le nom de Varmel s'appelait Chau-
del et était bien alsacien. (Communiqué, par M. H. Bonnel, de
Montlùçon.)
32 ' SOCIETE NATIONALE
.
petit accompagne son grand-père réduit à demander l'au-.
môhe dans les villages. Accueilli à chaque tournée dans
une ferme hospitalière, il est pris en amitié par les gens
de la maison, devient un ouvrier capable et honnête ;
après avoir passé par des épreuves vraiment dramatiques,
il épouse la fille du fermier. Très joli récit, qui passion-
nera par l'imprévu les jeunes lecteurs ; 3° le Dahlia bleu,
Il s'agit d'une vieille fille qui, en vivant de.privations, se
consacre à la recherche de cette merveille. .-
Voici enfin pour les -petits enfants-, soùs le.nom de.
Contes de Gollonges, des récits qui les feront rêver plus
d'une fois. Le Cygne noir, pour les enfants capricieux ;
VAnneau enchanté, pour ceux que l'étude effraie ; le Sif-
flet de Christophe, à l'adresse de ceux qui taquinent leurs
petits frères ; Sophie, où l'on enseigne qu'avec du courage
on vient à bout des difficultés du travail.
.
Ces divers ouvrages, écrits les uns pour les très jeunes,
les autres pour un âge susceptible de leçons plus élevées,,
me paraissent le prolongement de l'oeuvre éducatrice du

professeur. M. Bonnel avait le don de se mettre à la por-
tée ides plus petits par de merveilleuses histoires et de sa-
voir élever, le ton pour des intelligences plus formées.
C'est que tous ses ouvrages ont été vécus par lui, au mi-
lieu dé sa nombreuse famille, et que l'affection paternelle
lui avait suggéré le fond et la forme de ces entretiens,
devenus des livres pour le plaisir et l'instruction de nom-
breux écoliers. Les Contes de Gollonges ont charmé
d'abord ses petits-enfants et ses petits-neveux. Il a réelle-
ment visité, avec ses fils, les usines de Saint-Gobain et je
ne doute pas que ses histoires, empruntées souvent à la
réalité, n'aient été racontées par lui dans l'intimité de la
famille. Former la conscience de l'enfant en lui ensei-
gnant le devoir et la bonté, répondre à sa curiosité natu-
relle, donner à sa jeune imagination la joie d'ingénieuses
fictions, c'est le rôle de la littérature qui s'adresse au pre-
mier âge ; peu d'écrivains y ont aussi «bien réussi que
notre regretté collègue.
Ceux d'entre nous qui ont connu particulièrement M.
Bonnel ont pu apprécier la sûreté et la variété de ses con-
naissances, en même temps que l'élévation de son esprit
et la fermeté de ses convictions religieuses. Libéral et pa-
D'EDUCATION DE LYON 33
triote, il jugeait avec équité les erreurs d'un gouverne-
ment dont il avait espéré plus de justice et' d'intelligence.
Depuis sa retraite, il habitait la petite ville de. Crémieu,
où était mariée l'une de ses filles. Pendant l'hiver, il reve-
nait à Lyon, chez l'un de ses gendres. Il avait ainsi plus
de facilité pour voir, ses autres enfants établis soit en
France, soit à l'étranger. C'était pour lui un grand plaisir
de venir à nos séances, et s'il enétait empêché, de se tenir,
au courant- de nos travaux. Sa santé avait décliné rapi-
dement, malgré les soins dévoués et affectueux dont il
était entouré. Il eut la douleur de perdre sa femme le
10 novembre 1905. Dès lors, il ne vécut plus que de son
souvenir et de sa paternelle sollicitude pour la nombreuse
famille que la Providence lui avaitdonnée. C'est le 29 juin
1906 qu'il fut enlevé presque subitement à l'affection des
siens. Ses nombreux amis vénéraient en lui, avec le pro-
fesseur distingué, le patriarche honoré, père d'une famille
de huit enfants et de vingt-quatre petits-enfants, qui font
tous le plus grand honneur à sa mémoire.
HISTOIRE
DE LA
SOCIÉTÉ NATIONALE D'ÉDUCATION

DE LYON

(Fondée en 1829, autorisée en 1839, reconnue d'utilité publique en 1867

PAR

A. LEGORJU
Chef d'Institution à Lyon

AU LECTEUR

En livrant cet essai à l'impression, V auteur a cédé aux


encouragements de ses collègues et considéré Vutilité d'une
étude sur un tel sujet ; mais il ne s'est pas dissimtdé
l'imperfection ni les lacunes d'un travail forcément incom-
plet, puisqu'il ne lui a pas été possible de consulter
toutes les sources d'information. Cependant il ne croit
pas qu'un supplément de documents modifierait beau-
coup l'ensemble pour l'histoire de la première période,
ceux qu'il a utilisés étant les plus importants. Si les
circonstances lui permettent de poursuivre plus loin le
plan qu'il s'est tracé, l'importance des questions lui fera
un devoir de se référer à toutes les sources et de compléter
ce premier travail sur les points où il pourrait paraître
insuffisant. Dans le cas contraire, il aurait du moins
frayé la voie à des recherches ultérieures et plus appro-
fondies :
On le peut, je l'essaie, un plus savant le fasse.
3
36 SOCIETE NATIONALE

INTRODUCTION

La Société nationale d'Education a une histoire déjà


longue et assurément intéressante par l'importance et la
variété de l'oeuvre accomplie.
Cette histoire est ignorée de la plupart de nos contem-
porains et même de ses propres membres. Cependant,
les faits, auxquels elle se rapporte, préseniten't un intérêt
vital ou général. Il semble opportun, après trois quarts
de siècle d'existence, de jeter un regard sur le passé, de
revoir la route parcourue, de considérer la tâche faite
et de méditer les vérités qui ont éclairé l'action, afin de
puiser dans le sentiment d'un grand devoir obéi une indi-
cation pour les tâches futures. D'autre part, les questions
qui semblent les plus nouvelles ont passionné déjà les gé-
nérations passées ; c'est pourquoi le public même peut
n'y pas rester indifférent.
Dans les premières années de l'existence de cette So-
ciété, il ne fut pas nécessaire d'en écrire l'histoire. Les
hommes qui la composaient n'en éprouvaient pas le be-
soin, car ils la vivaient, et les procès-verbaux des séances
pouvaient leur suffire. Mais ces hommes ont peu à peu
disparu. Leur esprit et leurs traditions ont, à la vérité,,
été conservés par ceux qui les ont connus et qui, plus,
jeunes, les ont transmis à de plus jeunes encore. Cepen-
dant, ceux-ci les reçoivent de seconde 'main et ils n'ont pas
le souvenir de certains événements qu'il leur importerait
de connaître. Il en résulte pour eux une certaine hésita-
tion sur ce qu'il convient de faire, une certaine timidité
dans l'initiative, ou même une certaine indifférence, ré-
sultant de l'ignorance des services qu'on pourrait rendre.
Rien ne semble plus propre à secouer cette torpeur que
d'essayer de rendre intelligibles les conditions d'existence
D'EDUCATION DE LYON 37
dans le présent par la connaissance du passé qui les
explique. Les membres actuels, anciens ou nouveaux,
y trouveraient plus d'une raison de s'attacher davantage
à une institution, reconnue d'utilité publique, qui est
cpour .eux comme une famille intellectuelle. Ils y pren-
draient conscience dïune personnalité morale supérieure à
eux-mêmes. Ils y puiseraient, avec le senti-menit d'une
dignité plus grande, une énergie nouvelle. C'est par la
routine et l'ignorance des réalités que les institutions s'af-
faiblissent. Les membres d'une société, qui s'est proposé
un but si noble, ne peuvent que retirer le plus grand
fruit à savoir de quelle manière elle l'a atteint et aussi
par l'effet de quelles erreurs elle a pu s'en éloigner.
Voilà pourquoi il est nécessaire d'entreprendre son his-
toire.
En particulier, les circonstances présentes nous rappro-
chent beaucoup de celles, où elle a pris naissance, et la
pensée se reporte d'elle-même vers ce temps où l'on aspi-
rait à toutes les libertés. Il semble qu'à cette heure la
liberté recule et s'efface devant des combinaisons sociales
et collectives, qui tendent à envelopper le pays -dams un
vaste réseau de groupes divers, et l'abus d'un tel système
ne peut manquer de provoquer les réactions de l'indi-
vidu contre le despotisme des masses. Dans l'enseigne-
ment, c'est à l'Etat lui-même, aspirant à tout absorber,
afin d'étendre sur les esprits l'unité de sa doctrine, que
les hommes qui pensent et qui ont quelque souci de leur
conscience, semblent appelés à résister. On marche au-
jourd'hui vers le monopole de l'Etat enseignant ; alors
on marchait contre le monopole universitaire. Quoique
inverse, la situation est analogue. Quelle fut et quelle
peut être encore l'attitude des membres de l'enseignement
dans des circonstances semblables ?
A ces motifs, qui nous touchent spécialement, s'ajoute
une raison d'une portée générale. L'action de la Société
d'Education a été vraiment nationale. Elle fut l'un des
épisodes, et non des moindres, de ce grand événement,
qui consistait à fonder en France l'éducation publique
sur. des bases conformes tout, ensemble -à la tradition
classique, aux progrès pédagogiques, à révolution' de
l'esprit national et des institutions libérales. Sa vie a été
38 SOCIETE NATIONALE
mêlée étroitement à la vie morale du xix° siècle 'tantôt
avec plus, 'tantôt avec .moins de succès. Elle a -pris part
à tous les actes qui ont modifié, soit renseignementpublic,
soit l'enseignement privé. Elle a discuté toutes les ques-
tions -de pédagogie et d'éducation, toute la législation -sco-
laire, tout ce qui a préoccupé l'opinion et les gouverne-
merats. Son histoire est, en quelque sorte, un chapitre m'ai
connu de l'histoire de la pédagogie au siècle dernier. A
ce titre, elle est donc intéressante même pour le public.
Il y a donc profit pour l'histoire générale, aussi bien
que pour la Société elle-même, à faire revivre les figures
sympathiques et parfois singulièrement énergiques de ses
membres, et à rappeler leurs doctrines-, dams un temps où
celles-ci rencontrent tant d'opposition aveugle ou passion-
née, ceux-là tant de détracteurs mal informés : car c'est
pour la défense d'intérêts professionnels et pour celle
des principes les plus raisonnables en matière d'éduca-
tion qu'elle n'a cessé de combattre.
Avant qu'il y eût des syndicats, les maîtres privés for-
maient une association professionnelle. C'est sous cette '
forme que la Société d'Education se constitua d'abord.
Elle se posa en défenderesse des droits de toute une classe
de citoyens unis par la communauté d'intérêts qui rat-
tache ensemble les membres d'une profession. Quand cette
profession est libérale, la solidarité de ces membres en
fait un corps puissant, avec les droits duquel les pou-
voirs publics sont quelquefois obligés de compter. Défé-
rente envers ceux-ci, mais jalouse de son indépendance,
elle fut toujours prête à revendiquer la liberté des maîtres
et celle des Ecoles.
Elargissant le cadre primitif de son action, elle se fit
la gardienne des principes fondamentaux de l'éducation
-et se constitua comme une force morale et sociale tout
ensemble. Consciente de la grandeur de la fonction édu-
catrice, elle ne cessa d'élever la pensée des professionnels
au-dessus de l'étroit horizon des intérêts privés et de leur
montrer que leurs véritables intérêts étaient liés à ceux
de l'éducation elle-même et aux progrès de la pédagogie.
Attachée aux doctrines spiritualistes traditionnelles et
classiques, elle s'efforça d'y relier la pédagogie tout en-
tière comme à un roc immuable, sans cependant prendre
D'EDUCATION DE LYON ?9
parti au point de vue confessionnel, et, se défiant même
des intrigues auxquelles l'intérêt religieux pouvait ser-
vir de prétexte. Libérale dans l'application des prin--
cipes, elle demeura dans la région moyenne où ils pren-
nent un sens large et se confondent avec la raison, si
bien que, de quelque côté qu'on se tournât vers elle, ils
ne constituaient point un obstacle pour les adhérents,
mais une base d'entente et une source de progrès com-
muns.
Libéralement spiritualiste- et professionnelle, la Société
d'Education s'est développée entre la discussion et l'ac-
tion, entre la théorie et la pratique, examinant des prin-
cipes, élaborant des. méthodes, soutenant des luttes tou-
jours courtoises soit contre les écrivains, soit contre le
gouvernement, obtenant parfois d'utiles réformes. Tel fut
son rôle.
Les documents d'après lesquels ce rôle peut être établi
historiquement, sont assez nombreux, mais non pas tous
accessibles. A vrai dire, on a déjà plusieurs fois tenté de
les réunir.
La première monographie qui ait été publiée est due
à notre honorable collègue, M. Mathey, qui, à une époque
déjà éloignée, a rempli avec un soin méthodique les fonc-
tions de secrétaire adjoint. Ecrite dans un but de publi-
cité, elle me pouvait embrasser les détails des. questions
et devait se borner à une vue d'ensemble.
Une étude sur les origines de la Société avait, été pré-
parée en 1869 par le pasteur Hoffet, l'un des principaux
fondateurs. Ce document, écrit d'après des souvenirs per-
sonnels, a été conservé en partie. H est d'autant plus im-
portant, que les procès-verbaux antérieurs à l'année 1835
ont été perdus. Mais il esit nécessaire de le soumettre
à une certaine critique et de l'interpréter. M. Hoffet y
énuimère les sources d'information au moyen desquelles
il a rafraîchi ses souvenirs. « Tout ce que j'aurai à dire,
écrit-il, est puisé dans des documents que j'ai eu le bon-
heur de conserver et de retrouver... ce sont : 1° deux
récits sur l'origine de la Société, l'un .dans une lettre du
20 janvier 1831, adressée au baron Guvier, l'autre plus
détaillé dans une lettre adressée deux ans plus tard au '
ministre de l'Instruction publique alors grand-marbre de
40 SOCIETE NATIONALE
l'Université, et le passage d'une lettre adressée à M. Du-
plessis, ancien recteur de l'Académie de Lyon (13 mai
1830), les procès-verbaux de sept séances de la Société
et une lettre de convocation du 21 novembre 1835 avec une
note lithographiée ; 2° une série ou un programme de
questions sur l'Education, que je fus chargé de présenter
à mes collègues au commencement d'avril 1830 ; un dis-
cours que j'ai prononcé le 29 avril 1830 pour décider mes
collègues à admettre dans la Société des membres autres
que des maîtres de pension (1) ; un mémoire sur les deux
premières questions du programme que j'avais présenté.
— Malheureusement M. Michel n'a conservé aucun papier
de cette époque. — J'aurais désiré avoir la date précise
(et c'était après la Révolution de 1830) à laquelle le maire
de Lyon nous accorda pour nos réunions une salle à
l'Hôtel Saint-Pierre ; mais l'archiviste de l'Hôtel de Ville,
que je suis allé voir plusieurs fois pour cela, n'a pas
trouvé de traces de cette permission, qui, paraît-il,
•nous aura été accordée verbalement.... Je n'ai rien négligé
pour me procurer les lumières possibles... » M. Hoffet ne
cite pas une lettre, qui fut écrite par M. Lacroix, en 1845,
à M. le Ministre de l'Instruction publique sur les origines
de la Société et qui avait été publiée dans l'annuaire des
Sociétés savantes, ni le rapport de M. Régnier au Con-
seil d'Etat, en 1867.
A ces documents il faut joindre les circulaires, les arti-
cles de revues, notamment ceux qui furent publiés dans
le journal l'Education pratique, à partir de 1838, auquel
les membres de la Société collaboraient.
Mais la source la plus riche est incontestablement, pour
la connaissance des faits, la collection des procès-verbaux
des séances et la correspondance officiellement entretenue
avec les autorités civiles, politiques, religieuses, ou avec
les membres de la Société, les rapports des présidents et
des trésoriers, le bulletin périodique — ou Annales —
dont la première livraison remonte à 1843. Malheureuse-
ment, une grande partie des procès-verbaux manque. Du
moins, il n'est fait mention d'aucune séance entre le
16 '.mars et le 9 novembre 1837, le 11 janvier et le 26 avril

(1) Lu le 13 mai 1830.


D'EDUCATION DE LYON 41
et le 15 novembre 1838, août 1839 et mars 1840. Néan-
moins, ces lacunes n'empêchent pas de retrouver la suite
des faits, car certaines questions ont été reprises à diffé-
rentes époques, et les souvenirs des uns, rectifiés par ceux
des autres, facilitent les conclusions.
Il faut consulter encore les archives de l'Académie, de
la préfecture, de la mairie, les dossiers des chefs d'institu-
tion, les journaux lyonnais.
Nous utiliserons surtout les archives de la Société elle-
même, qui doivent être la base des recherches.
Il ne suffit pas, d'ailleurs, d'établir seulement des faits,
pour faire oeuvre utile ; il faut encore les classer d'une
manière logique, sans détruire cependant la chronologie.
Ce n'est pas la moindre des difficultés que soulève la
tâche, que de distinguer parmi ceux qui remplissent cette
histoire, les événements essentiels. M. Glermdnt, dans son
rapport de 1843, les classait sous quatre chefs : les tra-
vaux de cabinet, c'est-à-dire d'utilité pratique, d'analyse
critique, de théorie générale ; les travaux organiques, c'est-
à-dire tout ce qui se rapporte à l'organisation juridique
et 'matérielle de la Société ; le mouvement du personnel,
c'est-à-dire les adhésions nouvelles, les admissions, la né-
crologie ; la situation financière. Tous les faits ne rentre-
raient pas dans ce cadre. Il faut distinguer, en effet : la
qualité des membres et, avec le mouvement du personnel,
les fluctuations de l'esprit général ; le développement de
la constitution légale et l'évolution des statuts ; les rap-
ports de la Société avec les pouvoirs publics et les auto-
rités municipales ; le rôle politique et militant qu'elle a
joué parfois, à l'occasion de certains projets de lois ; son
action sur les membres de l'enseignement public ou
privé ; son action sur le développement ou la création de
certaines écoles ; son action sur le développement des
oeuvres êdùeatriees populaires et distinctes de l'enseigne-
ment ; sa doctrine morale et pédagogique. Ces divers
ordres de faits attestent l'étendue de son champ 'd'action
et le caractère large de l'esprit de ses statuts.
Nous n'aurions pas d'ailleurs l'intelligence complète de
ces faits, si nous les isolions de faits plus généraux qui
remplissent l'histoire du siècle dernier. On ne se sépare
pas de son milieu au point de n'y tenir par aucun lien.
42 SOCIETE NATIONALE
Qu'est-ce à dire, lorsqu'on s'occupe des questions qui tou-
chent à la vie .morale d'un pays ?
En outre, on ne saurait faire abstraction de l'ordre
chronologique, pour étudier séparément chaque ordre
de questions. Ce serait ôter à l'histoire ce qui en fait le
charme, c'est-à-dire la physionomie pittoresque, qui carac-
térise les époques, et y substituer un ordre trop didac-
tique. Cet inconvénient serait d'autant plus grave que les
•mêmes questions ne présentent pas le même intérêt à
toutes les époques. Q convient donc de conserver aux
événements et aux figures historiques leur naturelle per-
spective. - - " '

Nous distinguerons donc : 1° une période de fondation,


qui commence en 1829 et se termine en 1839 ; elle s'achève
par la reconnaissance officielle de l'existence de la So-
ciété ; 2° une période militante, qui va de 1840 à 1850,
et qui est remarquable par les efforts accomplis en vue
de réformer les Ecoles privées et d'obtenir la liberté d'en-
seignement ; 3° la période impériale, qui commence avec
les premiers rapports de la Société avec le prince Bona-
parte pour se terminer avec le second Empire ; elle est
caractérisée par une adhésion formelle aux vues de Napo-
léon III, qui exerce sur elle une tutelle étroite et fait déri-
ver son action vers l'éducation des moeurs publiques ;
4° la période, qui s'étend de la chute du second Empire
au triomphe du radicalisme, de 1870 à 1889 : elle est
marquée par une tentative infructueuse en vue de re-
prendre un rôle militant ; 5° les dernières années, pendant
lesquelles, elle revêt un caractère purement académique
et tombe dans la routine.
Ce plan est vaste et je ne puis me flatter que les moyens
et le temps dont je dispose me permettent jamais de le
remplir. C'est un essai modeste, que je présente à mes
collègues, et, si le public ne juge pas l'exécution au-des-
sous des exigences de son goût, c'est un sujet sur lequel il
trouvera, comme moi-même, quelque avantage à méditer,
dans un temps où les questions d'éducation et d'ensei-
gnement ont pris une telle importance, qu'elles semblent
primer toutes les autres.
D'EDUCATION DE LYON 43

LIVRE PREMIER

PREMIERE PERIODE..—- 1829-18.39

Fondation de la Société d'Éducation.


Les dix premières années d'existence de la Société
d'Education furent extrêmement difficiles, mais fécondes.
Elles intéressent surtout par l'énergie des -hommes -qui ont
fondé l'oeuvre, par la persévérance et la bonne foi qu'ils
ont mises à. rechercher la solution d'un problème délicat,
par la hardiesse des revendications tentées auprès des
pouvoirs publics, par la hauteur des vues et des espé-
rances. Née d'un malaise social, qui mettait en péril les
intérêts professionnels de renseignement privé, la pros-
périté des établissements et les saines règles de l'Edu-
cation générale, l'Association des chefs d'institution de
Lyon conçut le noble dessein de donner tout ensemble
aux maîtres de l'enseignement privé des garanties d'indé-
pendance, par le relâchementdes liens qui les rattachaient
à l'Université, aux familles des garanties de sécurité par
une organisation meilleure des Ecoles et par une entente
professionnelle sur les principes et les doctrines pédagogi-
ques. Les premières années furent employées à définir
le but et à rechercher les voies et moyens d'y parvenir.
'C'est par une action militante, d'ailleurs très modérée
dans ses manifestations, très sage et très prudente, plutôt
que par des travaux académiques, dans lesquels elle
devait plus tard circonscrire son activité, qu'elle débuta,
car elle ne posa d'abord des questions théoriques que pour
éclairer sa voie. Elle fut, pendant cette première période
de son histoire, comme une ligue de défense profession--
nielle, une sorte de syndicat, avant la loi, de corporation
44 SOCIETE NATIONALE
librement formée et largement ouverte à tout ce qui pou-
vait contribuer aux. progrès de l'enseignement privé et de
l'Education, une véritable Chambre de l'enseignement
libre, où se débattaient les intérêts et les idées.
Il convient donc d'exposer les difficultés de la fonda-
tion, de présenter les hommes qui y prirent part, de faire
le tableau de leurs revendications et de leurs premiers
travaux, de définir leurs principes : d'où il se dégagera un
ensemble d'idées, d'après lesquelles on pourra reconnaî-
tre les traits essentiels de l'esprit qui l'animait et me-
surer la hauteur de ses aspirations.
D'EDUCATION DE LYON 45

CHAPITRE PREMIER

Origines de la Société d'Éducation. — Son développement


organique de 1830 à 1839.
I. Lès établissements secondaires privés à Lyon en 1830.
Première fondation. — II. Obstacles à l'union de 1833 à
1838. — III. Solution des difficultés, rédaction des sta-
tuts, le journal l'Education pratique, décret d'autorisa-
tion.

La difficulté à résoudre, au début de la fondation, n'était


pas tant. de former une association pour la défense des
intérêts des Ecoles, que de trouver la base solide sur
laquelle pouvait seulement se fonder une oeuvre durable.
Par deux fois la Société à peine née faillit se dissoudre,
parce que les fondateurs n'étaient point d'accord sur la
nature du but à atteindre. Le problème était complexé et
les circonstances ajoutaient encore à la difficulté, car il ne
falliait pas seulement rapprocher les droits, mais com-
prendre les besoins. On peut distinguer trois moments,
au cours de ces dix années, pendant lesquels l'activité fut
très grande : 1° les quelques mois qui ont précédé et
suivi la Révolution de Juillet ; 2° les années 1835 et 1836 ;
3° les derniers mois de l'année 1838 et les premiers de
l'année 1839. L'intervalle est rempli par des querelles sté-
riles. Il faut suivre les péripéties de ces événements, qui
devaient aboutir à une constitution définitive.
I. •— C'est dès l'année 1829 que se produisirent les pre-
mières tentatives d'association entre les maîtres de pen-
sion de Lyon. Ce fut la première fondation.
Il y avait alors, à Lyon, une vingtaine d'écoles privées.
Elles s'étaient établies dans les faubourgs, afin d'éluder
l'obligation, qui était faite par le décret du 15 novem-
bre 1808, renouvelé par celui du 27 février 1821, de con-
duire les élèves au Collège royal. Elles étaient autorisées
et faisaient à celui-ci une concurrence sérieuse, car, tandis
46 SOCIETE NATIONALE
que sa clientèle se composait des enfants de fonction-
naires ou de familles libérales, elles recevaient de préfé-
rence ceux des familles royalistes ou catholiques. Le
nombre des élèves du Collège royal ne dépassait pas 300,
celui des institutions s'élevait à plus de 800. En général,
l'enseignement privé était plus prospère que l'enseigne-
ment public. Il comptait 985 établissemente et près de
35.000 élèves, tandis que les 39 lycées et les 330 collèges
communaux n'en renfermaient que 26.000s Les écoles pri-
vées payaient une taxe de plus de 600.000 francs au profit
de la caisse universitaire, et ces chiffres devaient s'élever
sans cesse. Quelques-unes étaient tenues par des ecclé-
siastiques, le plus grand nombre par des laïques. A Lyon,
quelques maisons étaient -fort réputées, notamimènt celle
de l'abbé Marduel, aux Chartreux ; celles du pasteur
Hoffet et de M. de Bornes à la Croix-Rousse, celle de
M. Guillard à Saint-Just, celles de M. Michel, de M. La-
croix et de M. Bienvenu, au centre même de la ville. En-
fin, les autres cantons du Rhône et les départements voi-
sins en renfermaient aussi quelques-unes.
Elles avaient rang dans la hiérarchie universitaire, mais
c'était le dernier qu'elles occupaient ; elles payaient non-
seulement une taxe spéciale, mais un droit annuel, encore
que leur existence dépendît d'une autorisation arbitraire
toujours révocable. Une surveillance étroite s'exerçait sur
elles et l'autorité académique s'immisçait fréquemment
dans le détail de leur gestion financière.
Leur isolement était, d'ailleurs, un obstacle aux progrès
d'une profession qui vit surtout de doctrine et d'expé-
rience. La pédagogie n'était point encore une science -mé-
thodique et pratique. L'Université imposait bien à ses
membres la méditation du Traité des Etudes de Rollin
ou celui de l'abbé Eleury, mais cela ne suffisait pas à
résoudre les problèmes qui se posaient chaque jour, et
les maîtres privés éprouvaient le besoin d'introduire une
certaine unité de principes dans leurs vues particulières.
« L'éducation, sous une forme savante, notez bien ce
point, disait M. Clermont, tend seulement de nos jours
à recevoir les formules précises qui caractérisent le pas-
sage d'une branche de nos connaissances de l'état pure-
ment empirique ou artistique à l'état normal scientifl-
D'EDUCATION DE LYON 47
que (1). » D'instinct ils sentaient encore que leurs établis-
sements n'avaient leur raison d'être qu'autant qu'ils ré-
pondaient mieux que les établissements publics aux be-
soins moraux des familles et aux besoins sociaux qui se
manifestaient de plus en plus variés. Ils cherchaient donc
à se rendre compte de ceux-ci, non moins que des ques-
tions de principe, et tendaient à se rapprocher sur ce
domaine.
Leur union fut l'effet de cette tendance et de la néces-
sité où ils furent placés de défendre leurs intérêts et leur
indépendance ; la Révolution de Juillet, en créant un
ordre nouveau, précipita leur action.
Un souffle de liberté poussait les esprits hors des voies
suivies par la Restauration en matière d'éducation. De-
puis longtemps le monopole universitaire était attaqué,
dans des pamphlets, dans la presse, à la tribune, dans
la chaire. Lamennais, Chateaubriand, l'abbé Liautard,
B, Constant, Murard de Saint-Romain, de Conny, de
Sainte-Marie, de Montbel, Leclère de Beaulieu, le comte
de Sade, le comte de Montaiembert, Lacordaire, le Mer-
cure, le Censeur Européen, le Conservateur, le Catho-
lique, le Globe, les Débats, YAmi de la Religion, l'Avenir
avaient réclalmé la liberté d'enseignement ou allaient le
faire avec plus ou moins de violence. Clercs et laïques,
souffrant également de la situation où les avait placés
l'Université nouvelle, ceux-ci prétendant sauvegarder les
droits de la iscience, ceux-là établir leur autorité aussi
bien sur les intelligences que isur les consciences, aspi-
raient à s'en affranchir. La division des esprits entraînait
la lutte entre l'Etat et l'Eglise, et, tandis que les pouvoirs,
par les Ordonnances de 1828, réagissaient en .faveur de
l'élément laïque, le clergé se jetait dams une lutte ardente
pour la conquête d'une liberté vainement promise. La
question de la 'liberté d'enseignement ne 'fut pas l'une des
moindres causes de la Révolution de Juillet. Le mouve-
ment devait se communiquer partout.
Les maîtres privés s'y .abandonnèrent, mais ils envisa-
gèrent la question sous une autre face que les militants
du parti catholique. Des circonstances particulières firent

(1) Cf. Rapport annuel, du 29 juin 1843.


48 SOCIETE NATIONALE
qu'ils !se la posèrent autrement. Ils se placèrent, dès le
début, sur le terrain solide de la défense professionnelle,
et, pour donner à leur action une force et une forme
légales, ils constituèrent ides Associations ; ce furent les
Sociétés de chefs d'Institution, qui se transformèrent bien-
tôt en Sociétés d'Education.
Dès 1829, deux Sociétés s'étaient formées en même
temps à Lyon et à Paris.
Celle de Paris existait depuis le 12 janvier 1829, sous
le nom de Société de prévoyance des Chefs d'Institution
et Maîtres de pension. Elle avait pour but de « secourir
ceux de leurs confrères que- des malheurs iimimérités
pouvaient atteindre ». Elle était, en vertu même de ses
statuts, exclusivement professionnelle.
Elle entreprit, à la fin de l'année 1830, d'étendre son
acte d'union à toute la France et de former à Paris un
« -Comité central ». Ses adhérents adressèrent une pro-
clamation à leurs collègues, où il était dit que leur action,
gênée par « le régime qui enchaînait la liberté d'ensei-
gnement », devait sortir des limites primitives « aujour-
d'hui que cette liberté est proclamée comme un droit (par
la Charte) et que tous les voeux tendent à la constituer
comme un fait. Ce que demande l'époque où nous vivons,
ce n'est pas une association limitée et composée seulement
d'instituteurs, c'est une Société vaste, complète, destinée
à réaliser tout le bien qui reste à faire et à combattre
tout ce qui tenterait de l'empêcher ». Ce préambule était
suivi des statuts, dont l'article 1er était ainsi formulé :
« A partir du 1er janvier 1831, la Société de Prévoyance
de Paris, en activité depuis le 1er janvier 1829, étendant
son action d'union à toute la France, prend le titre de :
Société d'Education nationale formée par les chefs d'Ins-
titution de France (1). »
L'idée était, à cette date, prématurée. Il était impos-
sible de grouper, du jour au lendemain, des hommes,
qui avaient certes intérêt à agir en commun, mais qui ne
se connaissaient point et qui étaient disséminés à tous les
bouts de la France. Néanmoins, l'idée ne fut point aban-

(1) Cf. La notice et les statuts : imprimerie de Fain, rue Ra


cine, 4, Paris, 1830.
D'EDUCATION DE LYON 4»
donnée,. Elle devait être reprise quelques années plus tard.
Il convenait, au préalable, de constituer des Sociétés lo-
cales ou régionales, qui pourraient ensuite se fédérer.
C'est ce que comprirent les chefs d'institution de Lyon,,
dont l'esprit pratique se révéla par un premier essai
d'Association régionale. Les conditions dans 'lesquelles,
celle-ci se forma devaient lui assurer une durée certaine,,
car elle comprit de bonne heure la défense professionnelle
d'une manière large, joignant à celle des intérêts privés,
la constante préoccupation d'assurer l'éducation générale-
en élevant sans cesse la valeur intellectuelle et morale de
ses membres.
On ne sait pas très exactement à quel moment eurent
lieu les premières réunions. M. Hoffet les place vers la
fin de 1829. Ce fut à l'occasion d'un conflit entre un
maître de pension et l'Inspecteur. Ce maître était soup-
çonné de dissimuler le nombre de ses élèves, sur le re-
gistre d'inscription, d'après lequel devait être établie la.
taxe universitaire du vingtième. Il protesta contre le
droit de l'inspecteur à vérifier ses livres et s'entendit,
avec ses collègues, pour aviser à ce qu'il convenait de
faire. Ces réunions se tenaient chez M. Michel et M. Hoffet
assista à la troisième. Le recteur apaisa le conflit. Mais
la Société, au lieu de se dissoudre, resta formée. Les hom-
mes, qu'un sentiment de solidarité professionnelle avait
un instant unis, ne voulurent point se séparer. La Société
était née.
Mais elle faillit être étouffée dans son berceau, car une
cause de dissentiment était renfermée .dans le motif même
de l'union, et, sans le dévouement, l'intelligence, la
hauteur de vues et l'énergie de quelques-funs, ce malheur
se serait produit infailliblement, car il fallut cinq années,
pour se mettre définitivement d'accord.
Pour fonder une Société durable, il faut un but d'uti-
lité générale, et la difficulté consistait précisément à
définir avec netteté celui qu'on devait se proposer. En l'es-
pèce, la question était plus embarrassante qu'en toute
autre matière.
L'un des problèmes les plus difficiles de la vie sociale,
qui est encore aujourd'hui l'objet de débats passionnés,
c'est celui des rapports de l'Ecole avec la famille, c'est-
50 SOCIETE NATIONALE
à-dire de renseignement proprement dit avec l'éducation.
Il serait plus simple, s'il ne se compliquait pas d'un
conflit politique entre l'Etat et l'Eglise et d'un^ conflit doc-
trinal entre la foi et la science. L'importance d'un tel
problème n'échappait à personne. Elle devait suffire à
motiver la formation d'une Société, et de plus, selon la
solution qu'elle adopterait, assurer son succès ou l'empê-
cher de vivre.
Tout le monde alors désirait une solution conciliante,
•mais les esprits absolus ne voulaient rien abandonner
de leurs principes et y voyaient la base fondamentale
sur laquelle tout devait reposer. Tandis que les homoies
politiques entreprenaient une lutte, dont il était difficile
de prévoir l'issue, les maîtres libres s'attachèrent à cir-
conscrire le débat sur le terrain professionnel, qui per-
mettait de mettre en présence, sans passion ni arrière-
pensée, les -droits et les obligations qui étaient en cause,
afin d'en établir le rapport.
Or, c'est précisément ce rapport qui n'apparaissait point
d'abord et ce fut la cause des premières difficultés. Deux
tendances se manifestèrent dès les premières réunions :
l'une, qui procédait du besoin de défendre la vie des éta-
blissements privés, l'autre, qui portait les esprits vers des
questions d'un ordre plus élevé et plus général. Le terme
même d'éducation embrassait des idées très différentes et
pouvait être la source de beaucoup d'équivoques et de
malentendus. La plupart des membres ne voyaient que
les intérêts matériels du moment, l'utilité qu'il y avait à
se syndiquer, en quelque sorte, pour se procurer à meil-
leur coimpte les denrées et fournitures diverses, ou pour
engager la lutte contre une Université encore jeune et fort
contestée. D'autres étaient d'avis que les intérêts de l'édu-
cation, entendue dans un sens large et embrassant toute
la pédagogie, devaient être le principal objet des préoccu-
pations des associés. Ces divergences de vues se manifes-
tèrent dès qu'il fut question de fixer un règlement et de
rédiger des statuts, et quand on proposa d'organiser la
lutte contre l'Université d'une manière énergique. Les dis-
cussions devaient être laborieuses et parfois troublées.
Le rôle du pasteur Hoffet mérite d'être signalé, car c'est
à lui que la Société dut sa véritable orientation. Il avait,
D'EDUCATION DE LYON 51
raconte-t-il, depuis longtemps formé « dans son esprit et
dans son coeur » le voeu de « fonder une Société qui
s'occupât de l'amélioration de l'instruction et de l'éduca-
tion, laquelle, depuis plus de dix ans, avait absorbé toutes
ses pensées ». Il proposa, à l'occasion de la discussion du
règleiment, de s'occuper habituelleiment et essentiellement
de ces questions et de « verser une .cotisation annuelle
pour l'achat de livres et l'abonnement à quelques jour-
naux ». Plusieurs membres entrèrent dans ses vues. Ils
le prièrent cependant de « ne pas insister pour le moment,
de peur d'écarter un certain nombre de membres ».
M. Hoffet n'abandonna pas son idée. « Quand, après
l'adoption du règlement, dit-il, je vis qu'on employait
le 'temps à rechercher les moyens d'avoir le pain, la
viande, le bois, le charbon et les .livres, classiques le meil-

leur marché possible, je. ne pus m'empêcher de reproduire
ma proposition. » D'un autre côté, la question delà rétri-
bution universitaire « absorbait presque tout notre
temps... Je fis de constants, mais vains efforts, pour rap-
peler à nos collègues le but dans lequel avait été fondée
notre Société. Je luttai ainsi pendant deux ou trois ans,
avec une persévérance à toute épreuve, pendant lesquelles
on me redonna le nom de Caton... » Une séance des plus
animées eut lieu, dans laquelle « un membre proposa à
l'assemblée de faire un procès à l'Université ». Il demanda
dans ce but « que tous les membres s'engageassent par
acte notarié à se rendre solidaires les uns des autres et
à contribuer aux frais », puisque c'était la. richesse qui
faisait la puissance. Une pétition fut envoyée à la Cham-
bre des députés, en 1831. M. Hoffet n'en persista pas moins
à poursuivre son but. C'était en 1832 qu'il écrivait les
paroles suivantes, qu'il devait qualifier plus tard, en
1869, de naïves (1) : « J'élevai ma voix pour cette pauvre
éducation, qui, toujours laissée dans un coin, écoutait
en gémissant toutes ces discussions et versait des larmes
en se voyant si cruellement abandonnée par ceux-là
mêmes qui devaient être ses protecteurs-nés, parce que
c'était sous l'égide de son" nom que plusieurs d'entre eux
gagnaient leur vie, quelques-uns même la fortune. Ces
(1)Relation manuscrite de M. Hoffet dans les Archives de la
Société d'Education.
4
52 SOCIETE NATIONALE
larmes me touchèrent ainsi que celles de la patrie qui
•pleurait, elle aussi, de ce qu'on faisait si peu pour lui
assurer un heureux avenir. » Il lut, en effet, le 13 .mai,
un grand discours pour combattre la tendance des mem-
bres de la Société à ne s'occuper que d'eux-mêmes et des
moyens de faire de l'opposition, et pour leur démontrer
la nécessité d'élever plus haut leurs pensées et leurs espé-
rances « J'avais allégué, dit-il encore, une raison tout à
:
fait dans le sens de ces Messieurs ; je disais que si jamais
ils voulaient faire de l'opposition, ils devaient d'abord
montrer par les faits combien ils sont zélés pour leur
état et acquérir un caractère moral ; qu'ils rangeraient le
public de leur côté, que leur opposition ferait ensuite
sensation, que leur voix compterait pour quelque chose,
qu'elle serait appuyée et écoutée. » MM. Michel et de
Bornes se rangèrent à son avis et il fut chargé de.
« présenter une série de questions sur cet
important
sujet ». La liste, proposée à la séance suivante, fut approu-
vée. Enfin, on s'occupa de modifier le règlement primitif
sur ce. point essentiel. M. Hoffet avait triomphé des résis-
tances et fait accepter une idée féconde.

Il suffit de considérer la nature des questions qu'il avait
proposé de mettre en discussion, pour se rendre compte
de l'importance du service qu'il venait de rendre. Les deux
premières étaient, les suivantes : « 1° De l'utilité de la réu-
nion des instituteurs dans le but de s'éclairer mutuelle-
ment sur les différentes questions qui ont rapport à l'ins-
truction et à l'éducation : esprit qui doit régner dans nos
réunions et présider à nos discussions ; 2° différence entre
l'instruction et l'éducation ; que l'une ne peut pas ise passer
de l'autre et que la première doit être subordonnée à la
seconde. » Ces questions faisaient alors l'objet des travaux
de M. Naville, dont le Traité de VEducation publique
venait de paraître (1), ou se rapportaient à des méthodes
allemandes. M. Hoffet, qui était Alsacien, avait la con-
naissance des pratiques pédagogiques de l'Allemagne. Il
entreprenait d'initier ses collègues à ces méthodes qui,
depuis les discours de Fichte, se répandaient partout et
contribuaient au perfectionnement de l'éducation et au
(1) Naville : Traité de l'Education publique en France,
Cf.
4'. partie, sect. I, p. 361.
D'EDUCATION DE LYON 53
relèvement de la nation. Ce n'était donc pas de simples
mots sous sa plume que ceux de patrie et d'éducation.
La Société lui dut la base forte et solide sur laquelle"" elle
allait s'édifier.
Cependant, toutes les difficultés n'étaient point levées
encore, et la plus grave survint à propos d'une question,
qui était comme le corollaire de la précédente, et dont la
discussion faillit amener la ruine de l'entreprise.
Du moment qu'on admettait le but, il fallait admettre
•aussi les moyens. Or, l'éducation n'intéressait pas 'moins
les familles que les maîtres. Dès lors, on se demanda si
la nouvelle Société n'admettrait dans son' sein que des
professionnel» et exclurait les « personnes autres que des
chefs d'Ecoles secondaires libres ».
La majorité était de cet avis et M. Hoffet dut engager
contre elle une nouvelle lutte, dans laquelle il rencontra
une résistance plus vive, qui aboutit à un échec provisoire.
Un débat orageux fut soulevé, dans une séance tenue
place Louis XVI, chez M. Grandperret, archiviste de la
ville et membre de l'Académie de Lyon. M. Hoffet fut
violemment pris à partie. L'émotion cependant ne l'avait
pas brisé. Il composa encore un discours pour la séance
suivante, afin d'établir les avantages de/sa proposition.
Il était convaincu que le développement de la Société
serait favorisé par l'introduction dans son sein de cet
élément nouveau. La majorité fut d'un avis contraire et
refusa de revenir sur sa 'décision. On se sépara comme
on s'était divisé. M. Hoffet, suspecté par ses collègues,
cessa de venir aux séances.
Cet événement avait une gravité exceptionnelle, car il
entraînait comme conséquence l'ajournement des premiers
projets. Cet ajournement devait durer jusqu'en 1835. La
première tentative de fondation avait 'donc avorté, anais
la Société ne fut point dissoute et le parti de la résistance
à l'Université restait le-maître.
II. — Heureusement toute espérance n'était point per-
due, car on avait entrevu une oeuvre trop grande, pour
en abandonner l'idée. Les circonstances, qui avaient
été l'occasion du premier effort devaient en fournir une
seconde.
Deux années se passèrent, pendant lesquelles les rares
5i SOCIETE NATIONALE
documents qui s'y rapportent font entrevoir une situa-
tion pénible, des froissements, des bouderies. On a, en
lés*lisant, l'impression que l'idéal de M. Hoffet n'attirait
pas le plus grand nombre et que la Société- se laissait en-
traîner dans un mouvement politique et parfois s'aban-
donnait au découragement. La 'Société ne comprenait pas
encore son rôle, quoique l'exemple de l'Académie de
Lyon fut cependant de nature à le lui indiquer, elle qui
mettait au concours, pour l'année 1833, la question de sa-
voir quel était « le meilleur système d'éducation et d'ins-
truction publiques dans la monarchie constitutionnelle »
et renouvelait cette proposition, à défaut de concurrents
sérieux, pour l'année 1834: Cet événement exerça-t-il quel-
que influence sur la Société? On ne saurait le dire. Com-
posée exclusivement de maîtres de pension, celle-ci consi-
dérait que le.but principal à poursuivre, c'était moins une
amélioration pédagogique, de laquelle chacun se jugeait
le maître, en ce qui .concernait son propre établissement,
que la conquête des garanties professionnelles et un ac-
croissement de la liberté. C'était l'époque où Lamennais,
Lacordaire, Montalembert, par une interprétation hardie
de l'article 69 de la Charte, ouvraient, après avoir fondé
l'Avenir et la célèbre Agence, une Ecole libre, et soute-
naient contre le gouvernement un procès où la magistra-
ture et même les Chambres se faisaient leurs sympathi-
ques accusateurs. D'autres audaces étaient, dès lors, per-
mises. Les maîtres privés pouvaient-ils s'abstenir de pren-
dre part à un mouvement où ils n'étaient pas les moins
intéressés ?
Un événement vint ranimer les ardeurs éteintes. La loi
du 24 mai 1834, au lieu de satisfaire aux réclamations
contenues dans les premières pétitions, aggravait encore
leur situation fiscale. Elle fut l'occasion d'une résistance
générale. Nous reviendrons plus loin sur ces faits (1). Il
suffit de remarquer ici que la Société d'Education y trouva
un motif pour tenter un nouvel effort. Les partisans de
la lutte contre l'Université étaient justifiés dans une cer-
taine mesure par les dispositions législatives, et leurs ad-
versaires obligés par là même à quelque concession. II
devenait donc possible de s'entendre.
(1) Cf. ehap. III, par. 1".
D'EDUCATION DE LYON 55
'Ce fut comme une seconde fondation, et elle ne fut pas
moins laborieuse que la première. La Société ne se con-
sidérait pas comme régulièrement constituée. Il impor-
tait de régler la situation et de lui donner de nouveaux
statuts. La tentative ne déplut pas aux quelques mem-
bres qui ne s'étaient point retirés en 1832. Elle occupa
les années 1835 et 1836, car il fallait ce temps pour rani-
mer la confiance.
Il n'y eut pas d'abord une élection de bureau. On se
contenta de désigner M. de Bornes comme président
d'âge. Puis, un comité de neuf 'membres fut établi, pour
« administrer la Société, préparer ses travaux et se mettre
en rapport avec les membres des diverses localités ». Un
texte nouveau des statuts fut présenté à son approbation,
le 6 août 1836, par MM. Michel et Guillard. Il ne fut
point accepté. La rédaction définitive ne devait être ache-
vée qu'en 1838. Mais le Comité fonctionna et le nombre
des membres s'accrut. Les maîtres de pension des dépar-
tements voisins du Rhône envoyaient leurs adhésions. Ils
furent représentés dans le Comité. On procéda à l'élection
d'un président, qui fut M. Michel, chef d'institution à
Lyon, d'un secrétaire (M. Glermont) et d'un trésorier
(M. Payre). La présidence passa à M. de Bornes, à la suite
de la démission de M. Michel (septembre 1836). M. de
Bornes accepta cette présidence par esprit de dévoue-
ment : « Je suis disposé à faire, écrivait-il à M. Guillard,
tout ce que vous et nos collègues désirez... Puissions-nous
établir cette Société sur des bases solides et sur des prin-
cipes qui puissent la rendre utile aux autres et à
nous (1) ». Enfin, on nomma une, commission pour exa-
miner les anciens comptes (8 décembre 1836). La caisse
de l'ancienne Société était aux mains de M. .Délonme. On
la recueillit (2).
La nouvelle Société était donc bien la continuation de
l'ancienne. Une lettre de M. Delorme ne laisse aucun
doute à cet égard. Lui, le trésorier de « la première So-
ciété des maîtres de pension », déclarait « se rendre en-
tièrement à l'avis de la commission » et proposait de com-

(1) Cf. Lettre du 30 nov. 1836.


(2) Cf. Proc.-ver. des 5 mai et 26 mai 1836.
56- SOCIETE NATIONALE
poser celle-ci des membres du bureau qui avait suc-
cédé (1).
D'ailleurs, malgré les difficultés de la réorganisation,
elle tenait des séances régulières ou à peu près, dans les-
quelles les questions que soulevait le projet Guizot occu-
paient surtout ses soins. Un regain d'activité se faisait
sentir en elle et ses adhérents éloignés lui écrivaient des
lettres chaleureuses pour stimuler son zèle. « Ne soyez
pas coulants, écrivait M. Grolas, de Beaujeu, surtout
dans les rapports. avec M. le recteur, et ne lui ménagez
pas les observations (2). » « J'ai reçu l'exemplaire de la
pétition présentée aux Chambres par la Société des chefs
d'institution et maîtres de pension de l'Académie de
Lyon... Toutes, vos observations sont justes, tous lés faits
que vous rapportez sont vrais, tous les voeux que vous
exprimez portent le caractère de la modération... Votre
démarche est dans nos droits et dans la 'légalité... Je
m'unis donc, d'intention à vous, Messieurs, vous donnant
mon entière adhésion... (3) » Ces approbations étaient un
bon signe du nouvel essor de la Société.
Malgré ces efforts, l'unité d'esprit ne s'établissait point
encore, car il y avait toujours des dissidents et la question
sur laquelle on s'était divisé, en 1832, n'était pas résolue
et se posait toujours dans les mêmes termes. On en était
encore là en 1837, après cinq années de difficultés.
N'y avait-il aucun moyen de faire participer à l'oeuvre
entreprise non seulement les professionnels, .mais, dans
leur clientèle, les personnes capables d'ouvrir des avis
utiles, l'élément familial ou les compétences spéciales,
c'est-à-dire les hommes supérieurs appartenant à la
science, à la littérature, au clergé ? N'était-on pas plus sûr
d'éviter les dangers de l'esprit de corps, en accordant à
ceux-ci une place au sein de la société, ne fût-ce que la
seconde? Voilà ce qu'avait toujours pensé M. Hoffet, et
ce qu'il y avait urgence de décider, car plus on retardait
la -solution, plus on diminuait les chances d'un succès
définitif.
(1) Cf. Lettre du 24 nov. 18S6
(2) Lettre du 2 août 1838.
(3) Lettre de M. Troussard, le Saint-Martin-de-Vinoux (Isère),
29 févr. 1836.
D'EDUCATION DE LYON 57
Dans cette conjoncture, le président, M. Bienvenu, pro-
posa un expédient, qui fut un progrès, sans être une me-
sure suffisante. Constatant que la Société était double, au
fond, il imagina de la diviser en. « Société d'Education,
où seraient admises toutes les personnes qui s'ocCupént
de littérature et d'enseignement » et en « Société des chefs
d'institution et maîtres de pension, où ceux-ci seuls se
-réuniraient à l'effet de s'entendre sur leurs intérêts com-
muns (1) ». La Société prenait, probablement, à cette
époque, aussi -souvent le titre de « Société d'Education de
Lyon et" des départements limitrophes » que celui de
« Comité des chefs d'institutions et maîtres de pension ».
Les statuts primitifs portent ce dernier titre. La proposi-
tion fut rejetée, afin de ne point amener une scission de
la Société en deux. L'embarras était considérable.
D'autres causes de mésintelligence s'ajoutaient encore
à la difficulté du problème. Des démissions avaient été
données dans les premiers mois de l'année 1838 : le
11 janvier par M. de Bornes lui-même, président, qui se
refusait à signer l'un des articles de la pétition aux
Chambres ; par M. Paire, qui jugeait irrégulière l'élec-
tion de M. Champavert à la présidence ; par M. Bien-
venu, qui s'était offensé de ce qu'on eût mis en doute sa
bonne foi ; par M. Crolas, qui déclara ne pas se trouver
en communion,d'idées avec ses collègues. La longue re-
traite de M. Hoffet menaçait d'être définitive. Les séan-
ces, peu à peu, étaient désertées. Six ou sept membres à
peine y assistaient d'ordinaire quand elles avaient lieu,
car il n'y a pas de procès-verbaux entre le 11 janvier et
le 26 avril. Leur nombre total se réduisait à une ving-
taine, et la caisse avait été en déficit. Le président intéri-
maire et irrégulier, M. Champavert, déclarait ne conser-
ver la fonction que vu l'urgence.
III. — Tout semblait donc désespéré. La situation fut
sauvée, cependant, et l'oeuvre elle-même était sur le point
de s'élever, forte et puissante. L'année 1838 vit l'heureux
événement, qui rétablit la paix entre les membres,
acheva la rédaction des statuts sur la base proposée,
donna à la Société des moyens de propagande et une
existence officielle.
(1) Cf. Procès-verbal. Séance du 9 février 1837.
58 SOCIETE NATIONALE
.

L'un des trois membres qui assistaient seuls à la séance


de mai ou de juin 1838, M. Lacroix, prit la résolution
énergique de ramener les dissidents et de trancher la dif-
- Acuité en faisant admettre par tous la modification récla-
mée dans les statuts.
Ils s'employèrent tous les trois à ranimer les senti-
ments de solidarité et de confraternité, à réchauffer le
zèle, à convaincre les opposants. Ils visitèrent les absents
et les démissionnaires. Ils eurent la satisfaction qu'ils mé-
ritaient. M. Hoffet, lui-même, sortit de sa retraite.
Les statuts furent enfin rédigés d'un commun accord
et dans un sens qui donnait satisfaction aux deux par-
tis. Ils furent' la base sur laquelle allait s'établir défini-
tivement la Société et dont elle ne devait jamais s'écarter.
Les modifications qui allaient y être apportées dans la
suite n'eurent pour but que d'en simplifier les termes,
nom d'en changer la signification générale. Leur premier
texte avait été établi dans les premiers mois de l'année
1830, probablement d'après ceux de la Société de pré-
voyance de Paris, fondée en 1829. Le texte nouveau était
en préparation depuis 1836, époque où avait été nommée
dans ce but une Commission, composée de MM. Guillard
et Michel, qui devaient s'adjoindre la collaboration des
maîtres de pension des départements voisins. Tels qu'ils
furent adoptés, ils ne donnaient pas seulement à la So-
ciété une constitution normale, ils précisaient, pour le
présent et pour l'avenir, la nature de son action. Elle de-
vait avoir pour objet, sans restriction ni limite, tout ce
qui se rapporte à l'éducation et à l'instruction, c'est-à-
dire à la fois les intérêts du corps enseignant et les be-
soins généraux de l'éducation. Ces statuts ont un sens
qu'on ne. saurait définir sans se reporter aux circonstan-
ces dans, lesquelles ils furent élaborés, et c'est par les
actes, auxquels ils ont donné une forme légale, qu'il faut
préciser la pensée de leurs auteurs. Ils semblent ne ré-
gler que la forme d'existence de la Société, très éxplicibes,
en effet, sur le mode de recrutement, les conditions d'ad-
mission, le fonctionnement du bureau, les obligations du
bureau et des membres, à peu près muets SUIT sa capacité
et l'étendue de son action.- Tout ceci est renfermé dans,
«ne formule aussi générale que concise : « La Société
D'EDUCATION DE LYON ' 59

s'occupe de tout ce qui concerne l'éducation et l'instruc-


tion », qui ne devait être adoptée définitivement qu'en
1842. Cette formule témoigne de l'intention de ceux qui
la rédigèrent, laquelle n'était certes pas de restreindre
le champ de leur propre activité, puisqu'au contraire ils
avaient lutté pendant huit années pour en étendre les
bornes, et les actes qu'ils accomplissaient alors, parfaite-
ment légitimes, ne se renfermaient pas dans la discussion
théorique des problèmes de l'éducation et die la pédago-
gie, mais tendaient à des résultats pratiques. La. Société
venait de se donner une double mission, en même temps
qu'elle avait opéré la fusion des deux tendances, qui
s'étaient affirmées d'abord avec tant d'hostilité. Elle avait
eu un caractère exclusivement militant, au début de son
histoire, en vue delà défense 'des intérêts personnels que
comportait la profession ; elle venait de reconnaître l'im-
portance de l'étude théorique des principes et des métho-
des ; ses aspirations divergentes étaient maintenant équi-
librées. Voilà tout ce que signifiaient les statuts : ceux-ci
devaient être remaniés ultérieurement, mais conserver
toujours leur signification première.
Ainsi, les difficultés étaient aplanies et le problème
complexe trouvait sa solution dans un contrat qui rap-
prochait, en même temps que les maîtres et les esprits
d'élite, les droits des uns et des autres, sur le terrain de
leurs communes obligations. Instruire et élever étaient
deux termes désormais inséparables. Le rapport qui les
•liait ne pouvait être l'exclusion de l'un par l'autre. L'op-
position de l'instruction et de 'l'éducation n'était point ad-
mise : distingués en théorie, ces deux actes devaient,
dans la réalité de la vie, se compléter l'un l'autre. Ils
n'apparaissaient que comme la double forme d'une même
opération qui enveloppait tout l'homme. On ne concevait
ni une éducation sans lumière, ni une science sans âme.
Chaque personne, selon sa qualité, resterait à sa véritable
place. Nul n'empiéterait sur l'autorité des chefs autorisés
et compétents ; mais ceux-ci n'oublieraient pas que leur
force avait son point d'appui dans la confiance du public.
Tandis que les hommes de bonne volonté joindraient
leurs efforts à ceux des maîtres de pension, ceux-ci
conserveraient leur indépendance sous la forme d'un Co-
60 SOCIETE NATIONALE
mité spécial des chefs d'institution, dont le rôle serait,
en vertu de l'article 26 des statuts, de centraliser les desi-
derata du personnel enseignant et d'en saisir le reste de
la Société. La politique était éliminée. Il ne restait qu'une
pensée et qu'un désir, augmenter sa compétence, con-
naître les besoins véritables du pays, afin de justifier son
propre droit à exercer le plus noble des ministères, dans
un temps où les hommes se reprenaient à vivre et où les
bonnes directions manquaient aux esprits. C'est parce
qu'ils avaient enfin compris cette vérité, qu'ils avaient vu
tout d'un coup l'horizon s'éclaircir. On ne sait ce qu'il
faut admirer le plus, ou de la persévérance des uns et de
l'abnégation des autres, ou de l'importance du résultat.
Enfin, l'année même où elle achevait de régler sa
constitution, elle participa à la fondation d'un organe
de défense professionnelle et de publicité pédagogique,
qui devait servir à répandre ses idées et à lier étroitement
ensemble les membres de renseignement privé par l'idée
d'une commune action et des mêmes intérêts : ce fut
l'Education pratique.
L'idée de créer un journal pédagogique s'imposait
d'elle-même. Le seul qui eût été publié jusqu'alors, c'était
le Lycée, organe particulier de M. de Vatimesnil. Il avait
disparu avec le ministre. Les maîtres privés, au moment
où ils s'associaient sur tous les points de la France, éprou-
vaient le besoin d'échanger leurs vues, afin d'unifier leur
défense, et, alors qu'ils aspiraient à la liberté d'enseigne-
ment, ils devaient faire effort pour élever le niveau de
leurs établissements et s'imposer à l'attention- publique :
« Le journal que nous fondons, disait le premier article,
est créé dans cette pensée et pour oe but : nous nous y
proposons d'élever jusqu'à l'éducation les vues et les ef-
forts qui se sont arrêtés trop souvent à l'enseignement
seul. Mais, en restituant à l'éducation sa prééminence,
nous chercherons aussi à étudier et à tracer toutes les
conséquences qui en dérivent pour les familles et pour
tes instituteurs. Nous ne nous contenterons pas de leur
en exposer les devoirs, nous travaillerons à leur en faci-
liter la pratique... Chose singulière ! Il existe pour cha-
que profession des écoles spéciales, et pour l'éducation,
d'où dépend, plus que de l'instruction, l'avenir de l'indi-
D'EDUCATION DE LYON 61
vidai et de la Société, on n'exige aucun noviciat, aucune
garantie d'aptitude ; on ne trouve même ni cours, ni ins-
titutions, où puisse venir se former celui qui se dévoue
à ce sacerdoce ! L'enseignement de l'Ecole normale est
complet, il l'est même avec luxe, niais il n'y est question-
de pédagogie ni en théorie, ni en pratique. Les jeunes
maîtres y apprennent tout, hormis ce qui importe le plus,
c'est-à-dire à connaître les esprits, les caractères, et à sa-
voir les diriger. »
En outre, tout en laissant subsister dans-chaque région
les Sociétés qui s'y étaient formées, comme à Lyon,
Rouen, Paris, les membres de l'enseignement privé son-
geaient à organiser à Paris un Comité central, ayant
pour mission de favoriser les progrès de l'éducation par
la formation de bibliothèques pédagogiques, par des en-
couragements aux auteurs des meilleures méthodes et
des meilleurs livres et à cerrx qui, dans la pratique, se
distingueraient et contribueraient, par leur exemple, à
donner aux établissements une meilleure organisation,
une dignité plus grande.
Les maîtres de pension de Bordeaux et de Rennes ma-
nifestaient, d'ailleurs, le désir d'avoir une' feuille qui
centralisât les documents officiels, les arrêtés ministé-
riels, les nouvelles de l'enseignement public ou privé.
Enfin, on pourrait discuter la valeur ou la légalité des
mesures. Tous ces motifs justifiaient amplement l'entre-
prise.
La Société d'Education approuva ces vues. Elle contri-
bua à la fondation du journal et collabora à sa rédaction.
Elle vota des félicitations à celui qui en avait assumé la
charge « pour les importants services qu'il rendait à
l'éducation publique » et prit des actions (2). Faut-il voir
une allusion à sa collaboration dans ces paroles significa-
tives : « Si, pour mieux remplir le cadre, nous acceptons
le secours d'une coopération étrangère, du moins nous ne
la demandons qu'aux écrivains consciencieux, qui ont
fait de l'éducation l'objet de leurs méditations et de leurs
travaux, et qui s'accordent avec nous pour l'envisager
sous le même point de vue. Le concours qui nous est déjà
(1) Cf. l'Education pratique, I, p. 299.
(2) Cf. Proc.-verb. de la séance du 31 janv. 1839.
62 SOCIETE NATIONALE
promis de la part d'hommes honorables, dans la carrière
de l'instruction publique et de l'instruction privée, est
pour nous un encouragement et un appui (1) ». Le journal
.

publia des articles ou des mémoires, dus aux membres


de la Société d'Education. Il contient l'écho de sa pensée.
Il est, on peut l'affirmer, rempli de son esprit, puisqu'il
fut fondé par son premier président, M. Michel.
Il parut sous le titre de l'Education pratique, le 25 no-
vembre 1838, à Paris, chez Debécourt, rue des Saints-Pè-
res ; mais il ne devait avoir qu'une durée éphémère. Son
ambition était peut-être excessive et le 'mouvement d'ac-
tion des maîtres privés se vit-dépassé, vers 1841, par ce-
lui que certains hommes politiques dirigeaient au nom
des « pères de famille ». La Société d'Education, devenue
plus locale, devait le remplacer par ses Annales.
La Société s'était signalée à l'attention bienveillante des
autorités. Depuis 1830, elle jouissait d'un local au Palais
des Arts. Le maire, M. Prunelle, « qui discernait avec
tant de tact ce qui était utile (2) », lui avait accordé cette
faveur. Un de ses successeurs, M. Martin, lui obtint la
protection ministérielle. Le 21 novembre 1838, un arrêté
préfectoral, « vu la pétition adressée le 6 août 1838, par
laquelle le sieur Gh. Lacroix, président de la Société
d'Education de Lyon, demande que cette Société soit au-
torisée à se réunir, en quelque nombre que ce puisse
être ; vu les renseignements favorables transmis par

M. le maire le Lyon sur le compte dudit sieur Lacroix;
vu la lettre du ministre de l'intérieur en date du 3 no-
vembre courant, qui approuve les statuts et règlement de
la Société d'Education de Lyon, sous la condition exigée
par M. le ministre », à savoir « que le nombre des -mem-
bres titulaires ne dépasserait pas soixante », et « qu'il ne
sera apporté aucune modification ultérieure aux statuts
et règlements », autorisait l'existence de la Société et ap-
prouvait ses statuts. L'arrêté, en la reconnaissant, lui
avait conféré la personnalité civile. Les statuts furent
imprimés, ainsi que des diplômes destinés aux membres
et envoyés à tous les maîtres de pension die l'Académie
de Lyon, dont le recteur voulut bien lui-même fournir
(1) Cf. L'Educ. prat., 1" numéro.
(2) Cf. Rapp. de M. de Bornes, 1840.
D'EDUCATION DE LYON 63
la liste. Ainsi commencèrent, avec l'existence officielle
de la Société, des relations avec les pouvoirs, qu'un évé-
nement récent vient de briser (1).
En 1839, la Société d'Education était donc en possession
de son droit d'agir, de ses moyens d'action, de sa consti-
tution, et, non seulement l'union s'était faite entre ses
membres, mais elle avait pris conscience de son rôle et
défini ses principes. Si grands qu'eussent été les obsta-
cles, elle en avait triomphé, grâce à l'énergie des hommes
et au sentiment profond et éclairé d'une grande oeuvre [

entrevue.
(1) La s<àlle des Sociétés savante» a été fermée aux réunions
de la Société d'Education, par ordre de M. le Maire, le. 13 décem-
bre 1906, à l'occasion des actes de dévolution de biens scolaires,
auxquels elle s'était crue en droit de prendre part, en vertu dé la
loi de séparation des Eglises et de l'Etat.
64 SOCIETE NATIONALE

CHAPITRE II

Les Hommes et l'Esprit de la Société d'Éducation


pendant lès premières années de son existence.
I. Qualité et nombre des membres. — II. MM. Michel,
Hoffet, Guillard. — III. Libéralisme et solidarité.

L'esprit de la jeune et. militante société se dégage des


caractères des hommes qui l'ont fondée esprit de libé-
:
ralisme, de tolérance 'mutuelle et de 'solidarité profession-
nelle ; hommes de dévouement à la cause commune non
moins qu'aux devoirs de ce qu'ils appelaient un sacer-
doce.
I. •— Je regrette de ne pouvoir ici esquisser la physiono-
mie de tous ceux qui ont pris part à cette fondation. Il
faudrait surtout apporter des souvenirs personnels et je
ne les ai point connus. J'ai pu seulement glaner quelques
détails dans les procès-verbaux ou les rares monogra-
phies, que leurs collègues ont consacrées pieusement à
leur mémoire. Voués à la pratique d'un haut ministère,
ils en connurent les peines et les joies, et aussi tout le
labeur. On ne leur a pas rendu justice. Les rapports des
inspecteurs ne semblent pas leur avoir, été favorables,
et MM. Chabot et Charléty ont porté sur eux .un juge-
ment, ce semble, un peu sévère (1). Ils ne furent, d'ail-
leurs, pas nombreux durant ces premières années, mais
tous étaient des hommes d'un très grand mérite, formés
par une longue expérience et une haute culture générale,
qu'ils eurent l'intelligence d'étendre encore en ouvrant
leurs rangs à des correspondants éloignés.

Chabot et Charléty
(1) Cf. : Hisi. de VEnseian. second, dans le
Rhône, p. 113.
D'EDUCATION DE LYON 65-
De 1830 à 1835, leur nombre ne s'était pas élevé au-
dessus de 24. C'étaient : MM. Michel, chef d'Institution
à Lyon, qui fut le premier président ; Bienvenu, maître
de pension, place Louis-le-Grand, 8, à Lyon.; Clermont,
chef d'Institution, place Sathonay, à Lyon ; Champavert,
maître de pension, rue -Tourette, à Lyon ; Lacroix, maî-
tre de pension, rue Poulaillerie, 21, à Lyon ; Guyenot,
maître de pension, rue des Augustins, à Lyon ; Michauid,
maître de pension, à Sainte-Foy-lès-Lyon ; Borot, maître
de pension, rue Tourette, à Lyon ; Grolas, maître de
pension à Beaujeu (Rhône) ; de Bornes, chef d'Insti-
tution à Cuire-lès-Lyon ; Gauthier, maître de pension, à
Cuire ; Guillard, chef d'Institution, montée du Gourguil-
lon, à Lyon; Jourdan, chef d'Institution, rue des Capu-
cins, 6, à Lyon ; Paire, maître de pension, à Saint-Irénée
(Lyon) ; Hoffet, chef d'Institution, rue des Gloriettes,
Lyon ; puis, MM. Audur, Dussuel, Lamberdin, Morand,
Bigaud, Sauvignet, Terrier, Delorme, Bourfit, Berthier,
Duprat. Quelques-uns habitaient Montluel, Charly, Cha-
tillon.
En 1836, M. Fayolle, maître de pension à Grenoble, et
quelques chefs d'institution de Marseille se mettent en
roletion avec la Société ; en 1837, ce sont ceux de Paris.
En 1838, la Société d'Education élargissait ses cadres, en
même temps qu'elle consolidait sa base.. Elle compta dé-
sormais, à côté des membres titulaires, des membres cor-
respondants, dont le nombre s'accrut rapidement. C'est
de l'étranger surtout qu'ils lui venaient. Plusieurs étaient
déjà célèbres, soit par les fondations qu'ils avaient éta-
blies, soit par leurs ouvrages pédagogiques. C'étaient : de
Fallemberg, l'ami de Pestalozzi et le fondateur de l'ins-
titut agricole de Buchsée, près Berne, et de l'Institut
d'Hofwil, pour les vagabonds, à qui devait se dévouer
Wehrly ; le pasteur Naville, fondateur de l'Institut de
Vernier, près Genève ; Rapet, directeur de l'Ecole nor-
male de Périgueux ; le P. Girard, directeur du Collège de
Fribourg ; Massmann, professeur à l'Université de Mu-
nich ; Moennich, directeur de l'Ecole industrielle de Nu-
remberg ; Riotort, directeur de l'Ecole normale de Pal-
ma : Stern, directeur de l'Ecole normale de Carlsrhue ; •

Arnisch, directeur de l'Ecole normale de Breslau ; Mme


66 SOCIETE NATIONALE
Necker de Saussure, femme de lettres et auteur de re-
marquables ouvrages de pédagogie ; Buisson, président
du Consistoire réformé ; l'abbé Pons, de Pataia ; l'abbé
Pavy, futur évêque d'Alger.
•Le nombre des membres actifs s'accrut aussi de quel-
ques chefs d'Ecoles : Plouet, maître de pension à Tarare ;
Mayot, principal du collège de Thoissey ; Tissot, maître
de pension à Fourvières ; Girard, ancien maître de pen-
sion ; Mioche ; Fabre, principal du Collège de Vienne ;
l'abbé Dauphin, directeur du Collège Saint-Thomas-
d'Aquin, à Oullins.
Ainsi, le nombre des adhérents s'était considérable-
ment multiplié et la Société, vers l'année 1839, formait
un groupe imposant de personnalités françaises et étran-
gères, attachées, par profession ou par des travaux par-
ticuliers, à l'enseignement et à l'Education.
II.— Parmi les membres fondateurs, il s'en trouva dont
le zèle fut assez puissant pour allumer la flamme au coeur
des autres. Ils avaient vécu en marge de l'Université.
Michel, Hoffet, Guillard, voilà les noms de ces hommes
d'action : nobles figures devant lesquelles il faut s'incli-
ner profondément, tant furent grands chez eux le senti-
ment du devoir, la 'conscience de leur haute 'mission, le
dévouement à la cause commune.
Michel fut le premier des présidents, en 1830 et en
1835, au moment de la première et de la seconde fonda-
tion. Il était né à Belley, en 1796. Il avait, après de bril-
lantes études, débuté comme précepteur, puis enseigné la
rhétorique au Collège de Moulins. Enfin, il aA^ait fondé à
Lyon, en 1825, l'Ecole Fénelon. Il enseigna ainsi pendant
vingt ans (1). Mais il devait mettre son expérience au ser-
vice des grandes causes et se livrer à la discussion des
hauts problèmes qui se posaient alors. En 1836, il colla-
borait avec Montalembert, Lacordaire et Lenormant, au
Correspondant. Il servit à Paris, à partir de 1837, d'in-
termédiaire entre la Société et les hommes politiques, à
propos du projet Guizot. Il devait être nommé, en 1849,
par M. Carnot, membre du Conseil supérieur de l'Ins-
truction publique ; par M. de Failoux, membre de la

(1) Cf. L'Ed, vrai., p. 6.


.
D'EDUCATION DE LYON 67
.

Commission chargée d'élaborer la loi de 1850. Il fonda le


Bulletin de l'Instruction primaire, qui devait être trans-
formé par M. Rouland en Journal Officiel des Institu-
teurs. On a vu plus haut qu'il avait commencé par fon-
der le Journal de l'Education pratique, pour la défense
de renseignement privé. Ses nombreux travaux sur l'ins-
truction primaire lui valurent deux récompenses de
l'Académie des Sciences morales et politiques et la croix
.

de la Légion d'honneur, Son ouvrage le plus remarqua-


ble est son Etude sur la Colonie de Citeaux. Il mourut à
Lyon, en 1874. M. Michel était une homme de haute in-
telligence et d'une très •grande-activité. Il avait recueilli
de ses études, de son expérience et de ses observations, le
meilleur fruit, et' s'était élevé à une situation, des plus
honorables, dont il se servit en faveur de la liberté d'en-
seignement.
Le pasteur Hoffet était né à Strasbourg, en 1803. Il
s'était consacré de bonne heure à l'enseignement. A l'âge
de seize ans, il débuta comme professeur dans un pen-
sionnat de jeunes filles. Six ans plus tard, il fut nommé
à l'Ecole secondaire protestante. En 1825, il remplit les
fonctions d'aumônier de l'Eglise réformée, au Collège
Louis-le-Grand. Il vint s'établir chef d'institution à Lyon,
en 1827.
Sa vie fut très active. Il partagea son temps entre la
direction de son établissement et un grand nombre d'au-
tres fonctions. Il fut à la fois secrétaire du Comité d'ins-
truction primaire de la Croix-Rousse, délégué cantonal
pour l'inspection des Ecoles du IIP arrondissement, ins-
pecteur des Ecoles protestantes du Rhône, secrétaire du
Comité consistorial d'instruction primaire de Lyon. En
qualité de secrétaire du Comité des Ecoles de la Croix-
Rousse, qui formait alors une ville distincte, il présida .
fréquemment les distributions de prix, entouré des curés
de Saint-Denis et de Saint-Eucher, même dans les Ecoles
tenues par les frères (1). Il n'éprouvait pas plus d'embar-
ras à prendre la parole avant ces ecclésiastiques que ceux-
ci après lui. Il fonda les Bibliothèques scolaires et une
maison de famille pour les Allemands établis à Lyon

(1) Cf. L'Echo de l'Industrie du 5 septembre 1846.


68 SOCIETE NATIONALE
(1847). Il écrivit en grand nombre de petits traités de
grammaire et de pédagogie, d'une haute portée morale,
qui lui valurent, avec la décoration d'officier de l'instruc-
tion publique, le prix Halphen, ex-sequo avec M. Rendu.
Conseiller municipal de la Croix-Rousse, directeur de la
Caisse d'épargne, administrateur du Bureau de bienfai-
sance, il apporta dans tous ses actes un dévouement, un
esprit d'équité et une énergie quelquefois rude, mais tou-
jours charitable.
C'est lui qui, en 1848, fit revenir le Conseil municipal
sur la décision qui avait supprimé les Ecoles de frères.
Le rapport qu'il écrivit au maire de la Croix-Rousse à ce
sujet témoigne de sa haute impartialité. Cette mesure,
qui avait été prise par ordre du préfet, « ne répondait
pas, disait-il, aux sentiments de M. le maire qui, fidèle
aux principes libéraux, demandait une égale liberté pour
ses administrés (1) ».
En 1870, retiré à Nyon, dans une propriété de famille,
il accueillit et sauva de la misère quelques-uns de nos
soldats, échappés à l'ennemi. A la nouvelle de la marche
des Prussiens sur Lyon, il se hâta d'accourir. « J'ai pensé,
dit-il au président de la Société d'Education, que moi,
vieillard inoffensif, ministre du Saint-Evangile, et par-
lant leur langue, je pourrais peut-être, avant de mourir,
rendre quelques services à mes compatriotes Lyon-
nais (2). »
Il avait été l'un des plus énergiques parmi les fonda-
teurs de la Société d'Education. On a vu plus haut son
rôle. Il fut l'un des plus ardents défenseurs de la cause
de l'Education proprement dite. C'est à lui qu'on donnait
le surnom de Caton.
Il écrivit pour la Société d'Education un très grand
nombre de Mémoires sur des questions diverses de péda-
gogie et des rapports sur les concours institués par elle.
La plupart de ses manuscrits sont conservés dans les ar-
chives de la Société et sont une mine très riche de rensei-
gnements sur l'histoire de celle-ci. Ses écrits témoignent
de son zèle pour la cause de « l'enseignement primaire
(1) Cf. Manuscrits de M. Hoffet, Archives de la Société d'Educa-
tion.
(2) Cf. Procès-verbal de la séance du 17 mai 1877.
D'EDUCATION DE LYON 69
qui, depuis plus de cinquante ans, n'a cessé d'être l'objet
spécial et préféré » de ses études et de ses observations.
Ses petits livres sont lumineux de simplicité et admira-
blement propres à rendre intelligibles aux enfants la
science du langage et celle des choses.
Il apportait dans son établissement l'esprit des écoles
primaires de l'Allemagne et il soutenait la nécessité des
conférences pédagogiques entre instituteurs, « qui ont si
puissamment contribué à l'amélioration des écoles pri-
maires de la Suisse, de la Belgique, de la Hollande et de
l'Allemagne ».
Tous ses écrits s'inspirent de la même pensée, qui con-
siste à distinguer l'Education de l'Instruction et à montrer
la suprématie de la première, comme embrassant « toute
la destination de l'homme, celle pour ce monde et celle
pour le monde à venir... » apprenant à l'enfant à appli-
quer les principes « à la conduite de la vie » et lui assu-
rant par là même le bonheur (1). Le pasteur Hoffet, par
la noblesse d'une vie entièrement consacrée à la jeunesse
et aux oeuvres d'éducation, méritait une place d'honneur
dans cette histoire.
C'est encore une belle et sympathique figure que celle
de J.-L. Guillard. Né à Marcigny (Saône-et-Loire), en
1807, où son père, Claude Guillard, était principal de col-
lège, avant de devenir inspecteur d'Académie à Cler-
mont, puis à Lyon (1815) ; il fit ses études au Collège
Royal de Lyon et les acheva au Collège Henri IV, où il
eut pour maître Saint-Marc-Girardin et pour condisciple
le futur P. Gratry.
C'est dans l'exemple paternel qu'il puisa l'amour et la
science difficile de l'éducation. Son père avait, dès 1806,
soumis à M. de Fontanes, un plan de réorganisation de
l'Instruction publique en France, dont les décrets 'Consti-
tutifs et la nouvelle Université devaient, suivant
M. Grandperret, être pénétrés (2). Il s'était occupé aussi
de l'établissement de sourds-muets de Saint-Etienne et
avait provoqué la création d'une maison semblable à
Lyon.
(1) Cf. Compte rendu de la séance putol., 9 juin. 1841, par M. de
Bornes.
(2) Cf. Notice sur Cl. Guillard, par M. Grandperret, Lyon, 1845.
70 SOCIETE NATIONALE
Louis Guillard se consacra à l'enseignement privé. Il
fonda, avec son frère Achille, en 1826, l'institution qui
porta le nom de l'ancien couvent où elle fut établie, mon-
tée du Gourguillon, le Verbe Incarné, et qui eut la faveur
de jouir du plein exercice. L'établissement fut transféré
plus tard montée des Génovéfains, dans un local construit
par un de ses anciens élèves, Léon Gharvet, architecte.
Deux sourds-muets étaient employés à la lingerie et à l'éco-
nomat. Les familles chrétiennes y trouvèrent une instruc-
tion littéraire complète, une surveillance morale atten-
tive et l'éducation religieuse. Il pratiquait dans cet 'éta-
blissement un système d'émulation, qui consistait à met-
tre sans cesse l'élève en parallèle avec lui-même et qui le
contraignait sans cesse à s'observer, s'entretenant en par-
ticulier et chaque jour avec chacun d'eux et leur adres-
sant à tous, à propos du moindre événement, une vérita-
ble homélie. Ces moyens lui suffisaient.pour assurer la
discipline. Il y ajoutait encore une pratique ingénieuse,
qui consistait à faire participer une classe entière aux ré-
compenses accordées spécialement à l'un des élèves. Il
s'éprit d'enthousiasme pour la méthode Jacotot, dont la
vogue fut si grande, autour de 1825, et qui croyait que
toutes les intelligences, égales en nature, pouvaient se
perfectionner également par une culture identique et
complète. Il en retint ceci, qu'il faut savoir rattacher tou-
tes ses connaissances à quelques vérités qu'on possède
mieux : « L'essentiel, disait-il, est de bien savoir une
chose et d'y rapporter tout le reste ». Il exposa, au Con-
grès scientifique, tenu à Lyon, en 1841, la méthode suivie
•dans son institution. Il établissait que « rien ne remplace
le dévouement incessant du maître consciencieux, pos-
sédé du désir de les instruire et animé à leur égard d'une
affection ' vraiment paternelle ».
Il le poussa jusqu'à rédiger de sa main des manuels
d'histoire, de géographie, d'histoire naturelle, qui furent
l'occasion de sa liaison avec le doyen Ernest Faivre.
Bien n'était plus varié que son érudition. Il prenait
une part active aux travaux de la Société d'Education, de
la 'Société d'agriculture, de l'Académie de Lyon. Il s'y fai-
sait remarquer, dit le Dr Teissièr, « par de nombreuses et
intéressantes communications, par un esprit souple et
D'EDUCATION DE LYON 71
prompt dans l'argumentation, par une parole facile et
pénétrante, par une initiative féconde, par les aptitudes
les plus variées, et toujours par des sentiments d'une
grande élévation (1). Il fit l'éloge du D' Terme, ancien
maire de Lyon et député du Rhône ; celui de Mme Réca-
mier, en 1840 ; celui de Mlle Adélaïde Perrin, la fonda-
trice de la maison des Incurables. Il travailla à faire or-
ganiser la M-artinière des filles, conformément au testa-
ment du major Martin. Il tenait de son père une nature
généreuse autant qu'enthousiaste, qui le portait à l'opti-
misme, mais aussi aux bonnes oeuvres. Membre de la
Société des Hospitaliers veilleurs et du Bureau de bien-
faisance, il n'épargna pas sa peine. Il présida pendant
• plus de trente ans la 110e Société de Secours mutuels et
la sauva de la ruine, en 1848, alors que certains membres,
imbus des idées socialistes, voulaient s'en partager les
fonds (2). Son expérience, en cette matière, lui valut la
présidence des Sociétés de Secours mutuels, lorsqu'elles
organisèrent une fédération.
Il estimait très haut la charité chrétienne exercée par
des laïques. Son éloge d'Adélaïde Perrin fut un hommage
à cette vertu essentiellement lyonnaise, qui avait inspiré
des « oeuvres parfaitement soumises à la hiérarchie ca-
tholique en tout ce qui concerne le spirituel, mais indé-
pendantes de la direction ecclésiastique en toute affaire
purement temporelle. » Solide chrétien, mais nullement
homme de parti, il évita de se jeter dans la querelle qui
divisa longtemps les catholiques français. « Il savait al-
lier le respect dû au clergé à une grande fermeté, qui lui
permettait de juger ses actes avec une franchise qu'une
prudente modération rendait toujours acceptable (3) ». 11
sentait vivement les atteintes portées à la morale publi-
que ou privée, mais il puisait aussi dans sa foi aux prin-
cipes une indulgence qui se traduisait par des actes de
moraliste, enveloppés dans une politesse exquise.
(1) Allocution aux funérailles de J.-C. Guillard.
(2) Je dois mentionner un souvenir de M. Mattiey, qui rapporte
qu'en 1848 la statue équestre de Louis XIV, sur la place Belle-
cour, échappa au vandalisme des révolutionnaires grâce à l'éner-
gique intervention de M. Guillard. Il leur adressa un discours qui
les ébranla, et sauva ainsi leetief-d'oeuvre de Lemot.
& Notice, p. 22.
72 SOCIETE NATIONALE
Cette même foi l'aida à supporter de cruelles épreuves.
En 1840, il pendit sa femme, Zoé Touzet, puis son fils
aîné, à l'âge de sept ans, enfin son plus jeune fils, âgé de
vingt-sept ans. De plus, il avait vu, au lendemain de la loi
de 1850, péricliter sa maison, qui avait compté plus de
trois cents élèves, au temps de sa prospérité, et ce n'est
qu'à force d'énergie et grâce à la haute considération
qu'il s'était acquise par vingt-cinq années de services ren-
dus à la cause de l'éducation, qu'il avait réussi partielle-
ment, du moins, à conjurer la crise. « Ce n'est pas un de
ses moindres mérites, conclut son biographe, que de
n'avoir pas désespéré de l'avenir de l'enseignement libre
et laïque dans la ville de Lyon ». Une telle vie eût été
digne de trouver sa récompense en ce monde, dans le
succès définitif de l'oeuvre qu'il avait fondée. La Provi-
dence ne le permit pas. Il mourut, le 24 février 1876, lais-
sant à son fils Achille et à ses petits-fils, Paul et Henri
de Rosière, de nombreux ouvrages de pédagogie, l'exem-
ple de cinquante années de dévouement à la jeunesse et
une tradition familiale séculaire de fidélité aux mêmes
principes.
III. — J'ai insisté sur ces trois personnages, parce qu'il
m'a semblé qu'ils donnaient, par la diversité de leurs ca-
ractères, une idée nette de l'esprit de la Société à son ori-
gine.
On trouvera plus loin le récit des actes par lesquels ils
ont pris part à ses travaux et le rôle qu'ils ont joué.
L'histoire ne saurait laisser dans l'oubli des hommes, si
modestes qu'ils soient, qui ont vécu de telles vies, s'il est
vrai que le sacrifice de soi-même à autrui et au progrès
général soit la meilleure raison de vivre. On ne sait ce
qu'il faut admirer le plus de l'élévation de leur esprit ou
de l'énergie avec laquelle, par leurs propres ressources,
ils soutenaient des oeuvres qui reposaient sur leurs seules
personnes, ou du désintéressement qui les poussait à re-
chercher le bien général plutôt que leur propre fortune.
Ceci démontre avec évidence que tout, en ces matières,
dépend des qualités de ceux qui assument un tel fardeau.
Qui s'en souvient à l'heure présente ? Qui se souvient de
leurs collègues ? Et qui se souvient de ces artistes, à qui
le moyen âge a dû tant de chefs-d'oeuvre, ou de ces saints
D'EDUCATION DE LYON 73
perdus dans l'ombre du passé ? Combien, parmi leurs
disciples, ont conservé la mémoire de tels maîtres ! Et
cependant, le bien qu'ils ont fait a rayonné autour d'eux.
La Société d'Education en conserve le témoignage.
En outre, il existait parmi eux un sentiment profond
de solidarité professionnelle, qui les portait à une mu-
tuelle indulgence et leur inspirait des habitudes de tolé-
rance nullement exclusives. Il est très digne ae remar-
quer que le plus grand nombre des premiers correspon-
dants soient Allemands, protestants et directeurs d'éco-
les normales à l'étranger. Faut-il attribuer ce fait à l'in-
fluence de M. Hoffet ? Peu importe. Ce qu'il faut consi-
dérer, c'est l'orientation qu'il donna aux premiers tra-
vaux de la Société et à l'esprit général qui devait la carac-
tériser, au début de son existence. Plus tard, cet esprit
devait se modifier selon les circonstances, sans perdre
jamais la tendance libérale qu'il avait acquise dès sa
création. Le mélange d'hommes appartenant à des reli-
gions différentes l'empêcha, dès l'origine, de prendre un
caractère confessionnel. Nous reviendrons plus loin sur
la question des principes, qui eut toujours à ses yeux une
importance capitale. Pendant longtemps, elle devait évi-
ter de se lier à aucun parti, respectueuse des autorités
établies et ne rejetant que l'athéisme; Elle se plaça, au
point de vue des principes, sur le domaine des vérités
morales l'es plus générales et les plus communes, qui per-
mettaient le rapprochement des personnes et l'entente
sur les points essentiels. Ce qu'elle affirma avant tout, ce
fut la liberté de ses membres. Lors de la première séance
publique, en juillet 1840, le rapporteur, M. de Bornes, le
déclarait en ces termes : « Une Société de cette nature
rapproche des hommes qui gagnent à se connaître ; elle
leur fournit l'occasion de manifester des vues utiles, de
s'éclaircir mutuellement ». En tête de la première livrai-
son des Annales (septembre 1843), on devait lire : « La
Société d'Education de Lyon étant un centre où se dis-
cutent librement tous les sujets qui se rattachent au dou-
ble but de l'éducation et de l'instruction, ne peut être ex-
clusive. Aussi, elle déclare qu'elle n'assume point sur
elle la responsabilité des opinions émises par ses mem-
bres ». Chacun restait donc libre de ses opinions et cette
74 SOCIETE NATIONALE
liberté ne pouvait être que féconde, car elle favorisait, les
efforts de chacun et le progrès de tous.
La réunion d'esprits divers devait provoquer non seu-
lement l'originalité des vues, mais une heureuse émula-
tion. M. Clermont définissait cet état -mental de la Société
dans les termes suivants, où il s'efforçait de combattre les
opinions exelusivistes : « On se fait généralement, dans
le public, des idées fausses de la nature des réunions
d'hommes semblables à la vôtre, sans songer que la base
.

de toute science profane est le pur emploi du libre


examen, quelques-uns considèrent ces corps comme des
aréopages infaillibles, chargés de discuter et d'établir la
vérité des dogmes scientifiques ; d'autres,' par une fausse
comparaison des forces intellectuelles avec'Tes forcés ma-
térielles, s'imaginent qu'une agrégation d'esprits est plus
capable d'ouvrir des routes nouvelles, de donner les so-
lutions de problèmes difficiles, enfin de pénétrer plus
loin dans les sombres royaumes de l'inconnu... Il est ré-
sulté de la comparaison des espérances préconçues avec
les résultats avortés un certain mépris pour ces corps
honorables, dont la destination efficace est, d'ailleurs,
tout autre que celle qu'on a pu follement leur assigner...
Qu'est-ce à dire ? Faut-il que les hommes vivent séparés
intellectuellement et ne mettent en commun que leurs ca-
pitaux?... En dehors du travail de généralisation, qui
conduit aux formules des lois, il y a des éléments d'au-
tant plus précieux qu'ils ont été amassés., en plus grand
nombre... L'émulation qui ne se développe que par le
frottement est un mobile que les sociétés favorisent puis-
samment. Et lors même que ces dernières ne serviraient
qu'à faire travailler individuellement les membres qui
les composent, elles posséderaient encore un degré émi-
nent d'utilité générale. Mais elles atteignent un but plus
élevé : elles rectifient des notions fausses par la compa-
raison du sentiment d'autrui ; elles répandent, elles vul-
garisent des notions vraies qui seraient restées la posses-
sion de quelques-uns et qui deviennent le domaine de
tous (1) ». Ainsi, l'unité des vues ne devait pas être l'effet
d'une doctrine préconçue et dogmatiquement imposée

(1) Cf. Annales de la Soc. d'Educ, 1" livraison, sept. 1843.


D'EDUCATION DE LYON -,5
par la Société à ses membres, mais une résultante de la
critique des opinions individuelles les unes par les au-
tres, sous le magistère-suprême du bon sens.
Tout l'esprit de la Société naissante se résume dans
ces réflexions, dégagées, d'ailleurs, des dix premières an-
nées d'expérience. S'éclairer mutuellement et chercher
ensemble la vérité sur des questions vitales, apporter
dans cette tâche des sentiments larges, la sincérité, le
respect des convictions et des personnes, quelles meilleu-
res conditions pouvait-on souhaiter pour l'oeuvre à faire ?
Fondre ensemble l'esprit scientifique et l'esprit chrétien,
c'était le grand problème des temps nouveaux. Il ne sem-
blait pas alors qu'on pût le résoudre théoriquement par
une simple discussion de principes, mais d'une manière
pratique et au moyen de la bonne volonté des uns et
des autres. C'est pourquoi bientôt les universitaires eux-
mêmes allaient prendre place à côté des maîtres privés,
et, bien loin de se trouver gênés par ces collègues trop
dédaignés jusqu'alors, collaborer avec eux à l'oeuvre na-
tionale : car, comme l'a écrit justement M. Mézières :
« On ne croyait pas à cette époque que l'unité morale de
la France fût compromise, parce qu'un enseignement re-
ligieux se donnait dans une Faculté de l'Etat. Il suffisait,
pour s'entendre, d'être assurés que notre liberté indivi-
duelle serait respectée par chacun de nous : nous ne de-
mandions pas à demeurer toujours d'accord, nous deman-
dions qu'il nous fût permis de penser différemment (1). »
Il suffit, pour s'entendre d'être de bonne foi. L'union des
hommes n'était-elle pas en quelque manière le prélude de
celles des doctrines ? Et n'avaient-ils pas raison de com-
mencer la synthèse des doctrines par le rapprochement
des esprits à la faveur d'une estime réciproque ? Ces dis-
positions étaient en conformité avec l'esprit général d'un
temps, qui aspirait à fonder la liberté aussi bien dans
l'ordre moral que dans l'ordre politique, et qui vit se
faire une prodigieuse consommation d'énergie.
Tel l'esprit, tels les hommes : ceux-ci ont fondé l'oeu-
vre, celui-là engendré au sein de la Société une tradition,
qui doit non seulement se conserver, mais se fortifier
encore.
(1) Revue des Deux-Mondes, 1903.
76 SOCIETE NATIONALE

CHAPITRE III
Le mouvement d'émancipation des chefs d'institution
et maîtres de pension jusqu'en 1840.
I. La lutte contre les taxes universitaires. —• II. Les maî-
tres privés et le projet Guizot de 1836. — III. Les ordon-
nances de Salvandy en faveur de l'Université. — IV. La
liberté d'enseignement selon les maîtres privés.

Née d'un besoin de défense professionnelle, il ne se


pouvait pas que la jeune Société ne fît point d'abord
de cette défense sa principale affaire. Pendant les pre-
mières années, les questions de principe furent reléguées
au second plan, car il importait avant tout aux chefs
d'institution de vivre et de s'affranchir. Ce mouvement
de défense, on l'a vu plus haut, prit de bonne heure
uhe portée générale. Il répondait à un besoin de tout le
corps enseignant. On ne saurait donc traiter à part le
rôle de la Société dans ce grand événement, sans en
altérer la physionomie. L'histoire n'en a point été faite
et c'est avec la pleine conscience des difficultés de la
tâche, que nous en entreprenons un récit sommaire. Le
mouvement tendait à la fois à affranchir les chefs d'insti-
tution de la taxe universitaire, à obtenir une loi sur la
liberté d'enseignement, à résister à toutes les mesures
restrictives ou rétroactives, à fonder la liberté d'ensei-
gnement dans une Université décentralisée.
I. — La première tentative d'émancipation fut la ré-
sistance aux taxes universitaires et aux tracasseries
administratives auxquelles elles donnaient lieu. Ce fut
sous la forme de pétitions aux députés que la résistance
s'affirma, et cette tentative d'affranchissement financier
fut comme une première manière de réclamer la liberté
d'enseignement.
Les taxes universitaires avaient pour but, dit Guizot,
de « remédier aux inconvénients d'une instruction se-
D'EDUCATION DE LYON 77
condaire, à la fois trop imparfaite et trop générale », de
« rendre cette instruction plus difficile à acquérir, et
par conséquent moins commune ». C'était le but poli-
tique. Bonaparte avait entendu, en les établissant, remé-
dier à ce mal, qui avait produit tant de déclassés. « La
nullité de l'instruction primaire et la prodigalité sans
convenance de l'instruction secondaire » avaient contri-
bué à nos troubles civils. « En 1789, il n'y avait pas
assez de pauvres qui sussent lire, il y en avait trop qui
avaient appris la rhétorique. » La mesure était masquée
sous le prétexte de diminuer les dépenses de l'Etat pour
l'instruction publique, en assurant à l'Université un re-
venu propre. Elle aboutissait à donner à celle-ci les ap-
parences d'une administration fiscale, et elle pesait lour-
dement sur les parents et les maîtres privés (1). On ne
saurait donc s'étonner qu'elle ait soulevé tant de cla-
meurs et provoqué les résistances de ceux-ci, surtout
depuis que Louis XVIII lui-même avait offert, en vue
de sa suppression, 2 millions sur sa cassette privée .
La Constitution de 1830 reconnaissait à tout citoyen
le droit de pétition. Chacun pouvait porter par ce moyen
ses voeux aux pieds du Pouvoir. On en usait très libre-
ment. A propos de l'enseignement privé, il se produisit
un double système de réclamations, qu'il faut nettement
distinguer. Depuis quinze ans, la liberté d'enseignement
était revendiquée par un parti bruyant. L'Université nou-
velle avait d'irréconciliables ennemis dans une partie du
clergé, de la noblesse, même dans son propre sein. On
s'était précipité dans la voie ouverte par Lamennais.
"L'Agence, fondée par les rédacteurs de l'Avenir, prit
l'initiative d'une campagne de pétitions, que signaient
ceux qu'on appelait les pères de famille. C'était un mou-
vement politique nettement caractérisé. Il n'a rien de
commun avec l'action entreprise par les chefs d'institu-
tion, qui, sous la Restauration déjà, avaient librement
formulé leurs critiques et réclamé leur indépendance.
Ils prétendirent cependant user au même titre du droit
que la Constitution leur reconnaissait.

(1) Guizot, Essai sur l'histoire et l'étal actuel de l'instruction


publique, 1816, p. 82.
78 SOCIETE NATIONALE
La première pétition qu'ils rédigèrent, en 1831, fut
l'objet d'un rapport de M. de Tracy (16 avril), dont les
conclusions furent soutenues par Bizien du Lézard.
« Vous ne voudrez pas, disait le premier, que, lorsqu'on
sent la nécessité de relever et de propager l'instruction,
une véritable amende soit infligée au désir, au besoin de
s'instruire..., que le fisc, comme une plante parasite,
continue à s'attacher aux palmes de la science, pour les
flétrir. » Le Gouvernement n'en tint pas compte.
La loi du 24 mai 1834 avait pour but de consacrer la
situation. Elle chargeait de l'assiette de la rétribution et
de la perception du droit annuel non seulement l'admi-
nistration universitaire, mais conjointement avec elle les
agents des contributions directes (art. 8).
Ce fut le prétexte d'une nouvelle réclamation. A la
suite d'une « lettre adressée par les contrôleurs à divers
maîtres de pension, dans un style menaçant », la Société
décida de protester publiquement par la voie des jour-
naux, de faire part aux députés de la manière dont
l'Administration entendait l'exécution du décret de 1834,
de s'informer auprès des maîtres de pension de Paris
de la façon dont ils étaient traités, et de s'entendre avec
eux, ainsi qu'avec ceux des autres Académies, pour « for-
mer une réclamation générale », au moment où le projet
Guizot viendrait en discussion (1). Une Commission fut
chargée de faire ces démarches. M. de Lamartine con-
sentit à servir d'intermédiaire. Il écrivit à ce propos à'la
Société une lettre bienveillante.
Dans l'intervalle, des conférences avaient eu lieu entre
la Commission, J. Favre, le Directeur des Contributions
et le Recteur. La Société proposait l'établissement d'un
impôt fixe, qui serait réparti par une Commission. L'idée
en fut acceptée pour l'année suivante. Les autorités
avaient exprimé à cette occasion le désir que les maîtres
de pension fournissent eux-mêmes un état confidentiel,
mais exact, de la situation de leurs maisons. Cette pro-
position avait une tendance inquisitoriale. Ce serait les
obliger à « faire connaître des secrets, des conventions
faites entre eux et leur clientèle. » On ne put s'entendre.

'A) Procès-verbal., novembre 1835.


D'EDUCATION DE LYON 79
La Société se réserva le droit d'agir auprès du Gouverne-
ment lui-même.
Elle décida au préalable de refuser l'exécution du nou-
veau règlement, en motivant son refus sur ce qu'on était
en instance auprès des Chambres pour en obtenir la
rectification. Elle protesta « contre une fausse interpré-
tation donnée à la loi par le Ministre ». Elle engagea
le recteur « à ajourner toute démarche à cet égard jus-
qu'à la décision de la Chambre ». Elle fit connaître enfin
au Directeur des Contributions que « les maîtres de pen-
sion » n'avaient point « l'intention d'agir avec aigreur »,
mais de « réclamer plus d'égards ». Ces résolutions fu-
rent prises en novembre 1835.
Au cours de la même année, l'exemple des maîtres de
pension de Lyon, qui avait été imité ailleurs, à Toulouse,
à Marseille, à Rouen, à Nantes, fut suivi à Paris
même (1). Un Comité central s'était constitué dans la
capitale pour recueillir les réclamations qui s'élevaient
de tous côtés (2). Une pétition isolée fut rédigée par le
sieur Dumouchel (18 février). Une Assemblée générale
des chefs d'institution des départements de la Seine et
de la Seine-et-Oise eut lieu, rue Taranne, 12, chez
M. Massin (3). Les quatre-vingt-dix membres présents
résolurent d'adresser au Ministre de l'instruction publi-
que une réclamation, à la Chambre des députés une pé-
tition, au Ministre des finances un mémoire, de refuser
l'envoi des états trimestriels aux agents du fisc et de
leur fermer l'entrée des établissements. Nous avons sous
les yeux le texte de cette réclamation et de cette pétition.
Elles sont datées de février 1835 et signées de MM. Che-
vreau, Gasc, Goubaux, Laville, Lemaire, Mage, Massin,
Mayer, Pelassy de l'Ousle, Sabatier, Taillefer, tous chefs
d'institution. Les signataires observaient que la loi de

1834, interprétée par l'arrêté ministériel, avait pour effet


de détruire les liens qui rattachaient les établissements
privés à l'Université, pour les faire dépendre uniquement

(1) Circulaire de mars 1835 aux maîtres de pension.


(2) Ce Comité existait depuis 1829, sous le nom de Société d'Edu-
cation .nationale. Cf. cha.p. I".
(3) Circulaire adressée à M. Hoffet, 1835 (Archives de la Société
d'Education). ,
80 SOCIETE NATIONALE
du Ministère des finances : « Ce sont ses agents qui ont
mission de venir dans nos établissements pour y para-
pher nos registres, d'entrer dans nos classes pour y faire
le dénombrement de nos élèves.... Dites, si vous voulez,
que des agents du fisc pénètrent dans nos institutions
pour y compter les têtes de nos élèves, ainsi assimilées
aux troupeaux dont l'homme de l'octroi fait le dénom-
brement à la barrière. » Ils réclamaient, après ces consi-
dérants, le maintien de l'assiette, sinon la perception,
entre les mains de l'autorité universitaire. Ils observaient
encore que même les charités qu'ils faisaient étaient im-
posées ; que les secrets des familles seraient livrés à des
agents étrangers à l'enseignement, qui pourraient « abu-
ser contre eux de cette connaissance intime de leur ad-
ministration ». Enfin, ils remarquaient que la taxe, qui
devrait frapper les parents, retombait sur les instituteurs
et ruinait les institutions, à raison d'un dixième par an.
Ils proposaient de remplacer cette taxe par une élévation
de la rétribution dans les collèges royaux pour ceux des
élèves qui en suivaient les cours, par la fixation du droit
annuel proportionnellement à l'importance de la popula-
tion locale ou à la quotité du loyer. Ces propositions
étaient aussi raisonnables que les critiques étaient fon-
dées.
L'action des chefs d'institution de Paris était parallèle
à celle des chefs d'institution de Lyon. Ils semblent s'être
concertés les uns et les autres, si l'on en juge par l'iden-
tité des critiques et l'analogie des moyens de résistance.
Quoi qu'il en soit, cette résistance eut pour effet de
provoquer au sein des Chambres une opinion favorable
à leur cause. M. de Lamartine, qui avait, dès 1834, pro-
testé contre l'impôt sur l'intelligence et plaidé pour son
émancipation, appuya leurs revendications. Il s'éleva
avec force contre « le vingtième du prix de l'instruction,
la dîme sur l'élément vital de l'intelligence » et contre
un gouvernement qui, pareil « aux sauvages, qui coupent
l'arbre pour avoir le fruit », non content « de faire payer
l'air et la lumière », faisait « payer l'introduction de la
vérité dans l'âme des enfants », bien différent de « la
Providence qui donne gratis l'intelligence et le soleil ».
Ce discours n'empêcha pas la Chambre de rejeter
D'EDUCATION DE LYON 81
l'amendement proposé par M. de Garnon, qui, confor-
mément au voeu des pétitionnaires, tendait à remettre
à l'Administration de l'Instruction publique, « l'assiette
des rétributions universitaires et du droit annuel », tout,
en laissant aux agents du Trésor le recouvrement des.
rôles.
Néanmoins, le Gouvernement consentit à apporter plus,
de. mesure dans l'application du système. Les Ministres,
reconnurent « que le règlement était inexécutable et de-
vait être réformé dans un grand nombre de ses dispo-
sitions » (1).
Les choses en étaient là, quand parut, dans le Journal
des Débats, un article dont le retentissement fut consi-
dérable. Il était dû à la plume d'un universitaire, qui
occupait un rang au Conseil Royal de l'Instruction pu-
blique et qui s'était ému des plaintes venues des derniers,
rangs de la hiérarchie du corps enseignant. C'était Saint-
Marc Girardin. Il rappelait que si l'Université avait,
malencontreusement attaché son nom à cet impôt in-
juste, ce n'était plus elle, mais le Trésor, qui le perce-
vait maintenant. Il montra que cet impôt pesait sur une
seule classe d'écoles, celles où se donnait précisément,
l'enseignement classique, tandis que les écoles commer-
ciales, industrielles et ecclésiastiques en étaient exemp-
tes. « L'enseignement classique sera seul taillable et cor-
véable à merci !... Singulière façon de l'encourager...
A entendre beaucoup de personnes, l'enseignement clas-
sique n'est bon qu'à faire des pédants Il paraît que,
!

de plus, il est bon à payer l'impôt et à le payer


seul !... » (2).
La réponse à cet article fut une lettre, que M. Michel
écrivit à Saint Marc Girardin et qu'il publia. Il le re-
merciait d'avoir pris en main cette cause, mais il -relevait
quelques expressions dédaigneuses de l'auteur et mon-
trait qu'il ne s'agissait pas simplement du « mesquin in-
térêt des maîtres de pension », mais d' « un intérêt so-
cial ». « Nous le savons et nous le disons avec chagrin,
nous sommes l'objet de l'indifférence et du dédain de

(1) Circulaire des maîtres de pension de Paris, mars 1835.


(2) Journal des Débats, novembre 1838.
82 SOCIETE NATIONALE
l'autorité universitaire ; elle nous le témoigne assez par
ses procédés, par ses actes, et jusque dans cette déno-
mination, aussi impropre qu'inconvenante, de maîtres de
pension, qu'elle nous impose officiellement... Pensez-
vous qu'il soit bien sage à l'autorité universitaire de ra-
valer ainsi les établissements, auxquels est confiée l'édu-
cation de la plus nombreuse moitié de la jeunesse fran-
çaise ? De les frapper à la fois dans leur considération,
par cet injuste dédain, et dans leur existence par l'énor-
mité de l'impôt qui les ruine?... L'intérêt social, qui est
composé, ce nous semble, de celui des familles, n'est-il
pas essentiellement engagé dans cette question?... Quand
cette rétribution se montait à 1.512.000 francs, l'apport
des pensions était de 687:000 francs. Si vous voulez ré-
fléchir qu'elle est prélevée sur le fruit de nos labeurs et
de nos veilles ; que sur le prix de 60 francs payés par
un externe, le fisc se fait compter d'avance au moins
20 francs, et qu'enfin elle enlève non seulement le légi-
time bénéfice, mais entame encore le patrimoine du maî-
tre de pension, alors vous trouverez avec nous qu'elle
constitue, au profit de l'Université, non pas une dîme,
mais une part du lion... Vous regretterez d'avoir parlé
peut-être un peu légèrement d'une position aussi déplo-
rable et pourtant aussi grave par ses résultats, qui com-
promettent la prospérité de l'éducation et les intérêts les
plus chers... » (1).
Le mal était si réel qu'une nouvelle pétition isolée fut
adressée aux députés par un sieur David, chef d'institu-
tion à Rennes, qui insistait surtout sur « la situation
fausse et de jour en jour plus insupportable où il se trou-
vait, ainsi que ses confrères... » « Imposables et taillables
à merci, disait-il, nous appelons en vain une loi et des
juges, nous ne trouvons que de l'arbitraire et des ri-
vaux... comme si vos enfants étaient une matière négo-
ciable entre les institutions et les collèges..., l'enseigne-
ment est un commerce dont l'Université tient la ban-
que... » La violence de ce langage témoigne de l'irrita-
tion générale.
Le Gouvernement ne put se dérober à la nécessité de

(1) L'Education pratique, 1838, p. 96.


D'EDUCATION DE LYON 83
reprendre la question, et une nouvelle discussion s'ou-
vrit à la Chambre, en 1839. Le rapporteur des pétitions,
M. Mermilliod, résuma l'argumentation de Lamartine et
de Saint-Marc Girardin. Il répudia la taxe, comme « con-
traire aux idées de progrès », et comme favorisant une
concurrence inégale, au détriment des maîtres de pen-
sion, à l'avantage de l'Université et des établissements
ecclésiastiques. M. de Salvandy reconnut la justesse dé
ces observations et ajouta que cet impôt pesait, en effet,
« sur une portion de l'enseignement qui aurait besoin
d'encouragement à part », et qu'il convenait de le sou-
tenir dans un but d'utilité publique, car « l'instruction
classique était en souffrance ». Le Ministre était-il sin-
cère ? Faisait-il simplement une concession à l'opinion ?
Voulait-il se donner le mérite d'un sacrifice auquel il
semblait ne pas devoir échapper ? Quoi qu'il en soit, la
Commission du budget proposa la suppression de la taxe,
à dater du l janvier 1841, à la majorité de 11 voix sur
01'

16 votants.
La chute du ministère Mole entraîna la nullité de la
mesure, et les chefs d'institution, déçus encore une fois,
avisèrent aux moyens d'échapper à ce coup, Ils ressen-
tirent amèrement les inconvénients d'un système qui. rat-
tachait l'Université à la politique et qui faisait « dépen-
dre des crises ministérielles l'existence du grand maître
de l'Université (1) ». Ils n'avaient obtenu que des demi-
succès. Cependant, dans l'ardeur de la lutte, ils avaient
acquis le sentiment de la solidarité de leurs intérêts et
la conscience de leur force. Ils songèrent à organiser
cette force et à l'unifier. Ils étaient restés étrangers' à
tout dessein politique et avaient circonscrit leur action
dans la sphère des intérêts professionnels. C'était une
façon de demander la liberté d'enseignement qui n'avait
rien de suspect. Tout au plus pouvait-on leur reprocher
un peu d'égoïsme, mais non pas de resserrer les liens cor-
poratifs pour défendre leur existence. La position qu'ils
avaient prise était très solide, car, quel argument plus
puissant est-il possible d'invoquer, que les droits attachés
à la profession qu'on exerce en vertu des lois ? Ils pensè-

(1) L'Education pratique, I, p. 251.


84 SOCIETE NATIONALE
rentque le moment était venu de la rendre inexpugnable.
Le mouvement était parti de Lyon. Maintenant, c'était
de Paris qu'on leur adressait des appels à l'Union. « Nous
espérons, disait la circulaire, lancée en 1835, que cette
circonstance sera l'origine d'une association générale...,
qu'unis à toujours, nous pourrons travailler de concert
à donner à notre honorable profession l'indépendance et
la dignité qu'elle mérite, « que les chefs d'établissements
extra-universitaires de toutes les Académies veuillent
donc bien suivre l'exemple qui leur a été donné par leurs
confrères de Lyon et de Rouen. Qu'ils se réunissent, qu'ils
se concertent pour assurer le triomphe de leur cause,
et qu'ils empruntent à MM. Guizot, Cousin et Villemain,
la fameuse devise : « Aide-toi, le ciel t'aidera » (1). Ces
appels devaient être entendus. Mais, déjà, ce n'était plus
seulement de la suppression des taxes qu'il s'agissait :
on réclamait la liberté d'enseignement, non.plus comme
une sorte d'affranchissement, mais comme un droit
et un principe constitutionnel. Il ne suffit pas, pour
jouir de la liberté, de faire tomber des barrières, d'é-
carter des prescriptions, il faut organiser le droit et le
définir par des formules juridiques. Jusqu'alors, on
n'avait fait que s'insurger contre des contraintes répu-
tées odieuses.
II. — La liberté de l'enseignement secondaire, tou-
jours promise et toujours ajournée, ne préoccupa pas
moins la Société d'Education de Lyon que les autres As-
sociations analogues, et les Pouvoirs eux-mêmes. Elle
déploya à ce sujet une activité considérable, sans par-
venir à faire sortir le Gouvernement de sa réserve, ni à
dissiper les défiances.
Il y avait alors deux façons de concevoir la liberté
d'enseignement, et cette différence subsiste toujours.
C'est de l'opposition des termes contraires, rendus con-
tradictoires par la substitution d'un autre problème au
premier, que résultent toutes les difficultés, et pour ainsi
dire l'impossibilité de la solution. Posé uniquement entre
l'Eglise et l'Etat, il est mal posé, puisque la politique
y introduit nécessairement un élément étranger à ses

(1) L'Education pratique,. I, p. 372.


D'EDUCATION DE LYON 85
véritables termes, qui sont : d'une part, la liberté de
l'éducation, de la foi, qui est celle du père de famille ;
de l'autre, celle de l'enseignement, de la science, qui ap-
partient aux personnes compétentes. Par l'effet des luttes
politiques pour la suprématie sociale, le sens des ternies,
dont il faut déterminer le rapport, se modifie profondé-
ment et l'équivoque s'y introduit. L'Etat et l'Eglise ne
comprennent pas la question de la même manière, parce,
que l'une regarde cette liberté comme une liberté reli-
gieuse, l'autre comme une concession de la loi. Quant
aux pères de famille ou aux maîtres, ils sont entraînés
forcément dans ce débat, tantôt d'un côté, tantôt d'un
autre, et sont placés dans la nécessité de se subordonner
les uns aux autres, plutôt que de concevoir un régime
qui sauvegarde tous les droits.
A cette époque, la lutte engagée entre l'Etat et l'Eglise,
au lendemain même du Concordat; s'était transportée de
bonne heure sur le terrain de l'enseignement et de l'édu-
cation. L'Etat entreprenait d'enseigner le libéralisme,
mais il ne le considérait que lié au respect de sa supré-
matie et comme une manifestation de sa propre action
sur les institutions sociales. C'était l'erreur, dont devait
sortir le radicalisme. L'Eglise aspirait à reconquérir les
âmes possédées par le voltairianisme et à rétablir son
autorité sur un monde en travail de liberté et de nou-
veauté? Une lutte d'influence s'éleva donc entre les deux
pouvoirs. Elle prit la forme d'un conflit entre le Clergé
et l'Université, au sein de laquelle cependant il occupait
une large place. Le conflit se compliquait d'ailleurs d'une
crise intellectuelle et morale. La science recommençait
ses attaques contre les traditions religieuses. Un dogma-
tisme nouveau, des prétentions hardies, inspirées par la
foi au progrès indéfini dans l'ordre de la pensée et dans
l'ordre social, s'affirma en face des antiques et immua-
bles vérités. C'est pourquoi l'Eglise revendiquait pour
elle-même la liberté de diriger l'éducation des âmes et
réclamait subsidiairement le droit d'enseigner. C'est
pourquoi aussi l'Etat, craignant de voir passer l'influence
morale sur la Société aux Congrégations religieuses, lui
offrait une autre base d'entente, et s'efforçait de ne rien
relâcher de son indépendance acquise au prix de la plus
86 SOCIETE NATIONALE
profonde des révolutions, et de maintenir la suprématie
universitaire.
Pour bien comprendre une telle situation, il suffit de
regarder autour de soi et de voir comment, poussée à
l'absurde, elle a produit ses effets extrêmes. Cette lutte,
en se prolongeant, a amené un divorce entre l'Etat et
l'Eglise, sans réussir à supprimer le problème, ni à dis-
siper les équivoques. L'Eglise est regardée comme un ob-
stacle aux progrès scientifiques et sociaux, parce qu'elle
n'est pas comprise par les générations contemporaines,
mal informées de sa véritable doctrine, en tant que gar-
dienne des éternels principes; mais comme une institu-
tion du passé, que l'immutabilité de ses dogmes empêche
d'évoluer et de s'associer aux conquêtes de la science ou
au mouvement d'émancipation des classes laborieuses.
Mais, d'un autre côté, l'Etat, exaltant son pouvoir, aspire
à l'absorption de toutes les forces sociales et de toutes
les énergies privées, et, tandis que l'Eglise brisée souffre
et s'humilie, il poursuit jusqu'au bout son programme
de socialisation, jusque sur le domaine de l'enseigne-
ment libre, ne considérant que le caractère religieux des
institutions à détruire.
Dans les premières années du règne de Louis-Phi-
lippe, la situation était moins grave. Il s'agissait alors
de savoir à qui appartiendrait, sous les régimes démo-
cratiques, la haute direction des institutions sociales, et
ce problème n'était pas seulement d'ordre moral, mais
politique. Voilà pourquoi celui de la liberté d'enseigne-
ment était si complexe.
-,
Les maîtres privés se trouvaient, entre l'Etat et l'Eglise,
dans une position délicate, mais assurément bien placés
pour juger des effets de la lutte et des causes qui trou-
blaient le monde de l'enseignement. Il ne leur échappait
pas que les rivalités de la politique étaient la source
principale des difficultés, et ils évitaient de se laisser en-
traîner par « ceux qui ont intérêt à déplacer la question
pour la rendre insoluble (1). » Ceux-ci formaient deux
partis rivaux, qui soutenaient précisément l'un les droits
de l'Eglise, l'autre ceux de l'Etat, et semblaient irréduc-


(1) L'Education pratique, 1838, t. I, p. 443.
D'EDUCATION DE LYON 87
tibles. Les maîtres privés reprochaient aux premiers de
mêler la religion à la politique, aux seconds la politique
à l'enseignement.
M. Champavert manifestait les inquiétudes que l'atti-
tude du clergé commençait à leur inspirer, lorsqu'il di-
sait : « Le débat a lieu entre un corps constitué par
nos pères, aux jours de la monarchie, où s'est réveillé
parmi eux le besoin des lumières et des avantages pré-
cieux qu'elles amènent avec elles, et un autre corps con-
stitué pour une autre fin, l'éducation des peuples par
la foi. Je veux parler de l'Université et du Sacerdoce.
Ce second corps aurait le plus grand intérêt à unir cette
mission à celle qu'il a reçue de son divin fondateur.
C'est sans doute le zèle le plus pur et le plus désintéressé
qui le fait descendre dans cette arène pour les luttes de
laquelle il paraît si peu fait... Mais les existences que
ce zèle met en question, les .fortunes grandes et petites
qu'il compromet, ne considérant pas ce zèle au même
point de vue, grondent sourdement... La lutte aura mal-
heureusement alors changé de terrain, et plaise à Dieu
qu'on ne confonde pas alors les hommes et les prin-
cipes... Que, dans cette affligeante mêlée, le chrétien et
le citoyen n'aient à gémir des attaques sans nombre que
pourront recevoir la religion et les lois invoquées de
part et d'autre comme auxiliaires... » L'auteur de ces
lignes ajoutait que, tandis que ces deux corps levaient
l'un contre l'autre les drapeaux de la science et de la
foi, il appartenait aux maîtres privés non pas de lever
un troisième drapeau, puisque les deux premiers n'ap-
partenaient « exclusivement à aucun des deux partis »,
et représentaient « l'un et l'autre des idées qui doivent
être au coeur de tous », mais de tracer « un modeste
programme où chacun pourra trouver les besoins, les
intentions, les désirs de l'éducation réalisés, et peut-être
des besoins auxquels on n'avait pas songé (1). »
Les maîtres privés en général, ainsi que ceux qui com-
posaient la Société d'Education, attachés les uns au ca-
tholicisme, les autres au protestantisme, un petit nom-
bre au judaïsme, mettaient autant d'énergie à affirmer
(1) Annales de la Société d'Education, 1845-46, p. 57.
88 SOCIETE NATIONALE
la liberté des personnes que les droits de la conscience
religieuse et la nécessité d'une éducation fondée sur elle ;
mais ils distinguaient celle-ci des intérêts qui s'abri-
taient sous ce programme. Ils ne suivaient donc point
le Clergé dans cette lutte, où le conduisait Montalembert.
Ils étaient étrangers au mouvement politique, que diri-
geait celui-ci, et agissaient à part. Il est remarquable
que ce n'est point par l'intermédiaire de Montalembert
que la Société d'ÎEducation s'adressait alors aux Mi-
nistres, mais par celui de Lamartine ou d'autres dé-
pûtes libéraux. La politique de Montalembert tendait
_.

à un but, auxquels ils ne pouvaient s'associer sans com-


promettre leur propre situation et abandonner leurs prin-
cipes.
Ils ne déploraient pas moins l'étroitesse des liens qui
rattachaient l'Université à l'Etat, encore que, sous une
monarchie, qui plaçait les intérêts de sa dynastie au-
dessus de ceux des partis, le danger fut moins grand.
C'était évidemment une mesure anti-libérale, que d'avoir
conservé le système napoléonien, et la constitution de
ce système était une menace toujours suspendue sur le
pays, sous prétexte de nationalisation de l'enseignement.
Les chefs d'institution s'affligeaient surtout de « tout ce
qu'il y avait de fatal aux destinées de l'instruction pu-
blique, dans ce système qui amenait à la tête de l'Uni-
versité, par suite de combinaisons politiques, un homme
presque toujours étranger à la carrière universitaire ;
qui paralysait toutes les vues et tous les efforts en vouant
la plus grande partie de son temps et de ses travaux
aux débats et aux agitations ministérielles, et qui enfin
le renvoyait du pouvoir au moment même où une expé-
rience souvent achetée par bien des fautes lui permet-
trait d'y réaliser quelque bien (1). » L'Université sacri-
fiait à « un étroit intérêt de monopole le plus grand
nombre des établissements », négligeait l'éducation et •

ne tenait aucun' compte, selon eux, des principes et des


intérêts de la pédagogie (2). C'est pourquoi le grand maî-
tre aurait dû être placé « dans une sphère au-dessus
(1) L'Education pratique, t. I, p. 199.
(2) Ibid., p. 198.
D'EDUCATION DE LYON 89
des vicissitudes de la politique », et il n'eût pas fallu
« subordonner un choix si important aux convenances
seules d'un arrangement ministériel (1) ». L'organisation
de l'Université, telle qu'elle était comprise, nuisait « au
bien général comme aux intérêts des individus », parce
qu'elle ne pouvait ni ne voulait « connaître les détails
de l'enseignement et de l'administration », n'encourageait
« que par hasard ou par caprice le zèle et le talent (2) ».
Les maîtres privés écartaient donc toute pensée poli-
tique. Ils eussent voulu en préserver l'enseignement aussi
bien du côté de l'Etat que du côté de l'Eglise. Ils ra-
menaient toute la question au point de vue professionnel,
considérant à la fois les intérêts du corps enseignant,
ceux de la jeunesse et ceux de la science, les progrès
à réaliser par la liberté et le droit à cette liberté. Ils
paraissaient étrangers à l'idée que le mouvement pût
aboutir au retour des congrégations enseignantes. Une
telle pensée ne leur venait point à l'esprit. Chose très
singulière leurs réclamations ne contenaient rien sur
!

cette question, qui était capitale dans un autre milieu.


Comment faut-il interpréter leur silence ? Etaient-ils sin-
cères ? A vrai dire, ils acceptaient nettement le principe
de la liberté, sans se préoccuper des conséquences, avec
trop d'inquiétude. Mais leur attachement à l'Université
et le soin qu'ils ont pris de distinguer leurs vues de celles
de l'autre parti nous indiquent qu'en présence des pro-
jets de loi sur l'enseignement secondaire privé, leur at-
titude devait se borner à en discuter les clauses, dans
un but d'amélioration de l'enseignement même.
C'est surtout à propos des projets Guizot que cette
question se pose, car le projet Barthe, en 1831, fut aban-
donné sans discussion.
En 1836, Guizot, qui avait fait aboutir la loi de 1833,
présenta aux Chambres un projet sur l'enseignement
secondaire, qui fut remanié et remplacé par un autre
en 1837. Guizot abandonnait la taxe sur les institutions
privées et l'obligation faite à celles-ci de conduire les
élèves dans les collèges royaux. Il soumettait les futurs
(1) Ibid., p. 251.
(2) Gasc, le Livre des Pères de famille, p. 178.
90 SOCIETE NATIONALE
directeurs à des examens moraux et intellectuels, leurs
plans d'études et leurs méthodes à l'inspection, ainsi que
le règlement intérieur de leurs maisons. Il écartait les
Congrégations et imposait un serment de fidélité.
Ce projet ne satisfaisait personne, ni les libéraux ca-
tholiques, ni les autres, ni les parents, ni les maîtres.
La question du serment, exigé par le député Vatout, lui
« enlevait, dit Guizot, son caractère de sincérité et de
droit commun libéral (1) ». L'autorité paternelle était
suspectée dans sa compétence : « En matière d'éducation
publique, disait le Ministre, la puissance paternelle a
besoin d'être avertie, soutenue, dirigée par la puissance
publique, plus éclairée et plus ferme... » L'indépendance
des maîtres était aussi mal traitée : « Dans ce qui touche
à l'ordre matériel, le bon jugement de chacun est facile,
quant à l'ordre intellectuel, les chances d'erreur sont
plus grandes ; le jugement individuel est moins sûr, et,
en même temps, les conséquences de l'erreur sont bien
plus fâcheuses et pour les individus et pour la So-
ciété... (2) ». De là l'étroite dépendance où le projet pla-
çait les maîtres à l'égard de l'Etat.
Ceux-ci commencèrent à craindre la loi plutôt qu'à la
désirer. Ils s'étaient déjà rapprochés pour se défendre
contre les taxes universitaires, ils se servirent des asso-
ciations qu'ils avaient formées pour faire parvenir aux
Chambres leurs protestations et leurs voeux, tandis qu'à
côté d'eux et sur le terrain politique s'organisait une
résistance tendancieuse.
La Société d'Education de Lyon prit une part prépon-
dérante dans ce mouvement. Elle précisa certains voeux
et chargea M. Guillard de rédiger un mémoire dans le
but d'éclairer les Chambres « sur le véritable caractère »
des établissements privés, et « sur leurs rapports avec
les collèges royaux ». Elle réclamait : 1° « la formation
de Commissions d'examens qui offrent des garanties » ;
2° « l'entrée de l'Université » pour les professeurs libres,
« après un certain temps d'exercice » ; 3° le remplace-
ment de l'impôt universitaire « par une augmentation

(1) Mémoires, t. III, p. 108.


(2) Exposé des motifs.
D'EDUCATION DE LYON 91
du prix du diplôme de bachelier » ,; 4° « l'extension de
la loi qui en faisait une nécessité pour certains emplois ».
C'étaient donc des réformes d'ordre administratif sur-
tout qu'elle réclamait, plutôt qu'une liberté sans contrôle
et sans limites. Elle ne regardait pas l'Université comme
une ennemie, mais comme une soeur aînée pour le corps
des maîtres libres, et c'était plutôt une réforme de celle-ci
qu'un régime à part qu'elle 'semblait alors désirer. Quel-
ques-uns de ces voeux devaient se préciser plus tard.
Elle vota l'impression du mémoire à 1.800 exemplaires,
qui furent envoyés à tous les membres des deux Cham-
bres, au Becteur, aux principales autorités de Lyon, au
Directeur des Contributions, aux journaux, aux mem-
bres de la Société et à tous les chefs d'institution de
France (19 février 1836).
L'effet fut considérable, aussi bien sur les autorités
universitaires et les députés que sur les membres de
l'enseignement privé.
Le recteur de Lyon s'inquiéta d'un tel mouvement. Il
demanda communication des observations de la Société
sur le projet Guizot. Elle confirma les termes du mé-
moire : — 1° création d'un « jury d'examen qui assure
la concurrence promise par le Ministre » ; Guizot avait
dit : « C'est là le point fondamental de la loi ; il est clair
que, si nos établissements ne pouvaient être mis en état
de soutenir la concurrence, soit par le mérite intrin-
sèque, soit par les garanties exigées des établissements
privés, soit par la surveillance exercée au nom de l'Etat,
il faudrait ajourner l'accomplissement de la promesse
de la Charte » ; — 2° création « d'un programme des
questions du baccalauréat, exécutoire deux ans après sa
présentation par toute la France et adressé officiellement
à tout chef d'établissement » ; — 3° droit reconnu aux
professeurs privés de se présenter à l'agrégation au même
titre que ceux des collèges royaux ; — 4° « abolition com-
plète de la taxe universitaire et sa transformation en
un droit de diplôme ». Tous les membres ne furent pas
d'accord sur ces divers points et la réponse fut ajournée.
L'activité de la Société de Lyon devenait contagieuse.
Les intéressés suivaient, de tous côtés, avec attention
le mouvement qui se dessinait. M. Fayolle, maître de
92 SOCIETE NATIONALE
pension à Grenoble, lui adressa une lettre de félicitation.
Il fut chargé de faire signer la pétition à ses collègues
de l'Isère. Ceux de Marseille écrivirent pour proposer
« la formation à Lyon d'une Société centrale et d'une
caisse commune ». Cette idée, qui devait être reprise
à la fin de l'année 1838, avait été déjà mise à l'étude.
Un projet de statuts, préparé par MM. Michel et Guil-
lard, avait même été lu, à la' séance du 6 août 1836, et
envoyé dans les diverses Académies. Le grand mouve-
ment s'élargissait donc et menaçait d'envelopper tous
les maîtres de pension.
La Société d'Education continua cependant son action
séparée et décida de s'adresser, par une lettre person-
nelle, à M. le Ministre de l'Instruction publique. M. Guil-
lard précisa encore une fois les « articles ayant un rap-
port direct avec les maisons particulières », et y joignit
quelques considérations relatives aux « voeux » des maî-
tres privés et aux « vues qui ont présidé à la rédaction »
de la pétition. Ces articles furent discutés pendant les
deux séances de décembre 1836. M. Michel reçut alors
mission d'aller à Paris défendre auprès du Ministre la
cause des maîtres de pension et fournir des éclaircisse-
ments sur la pétition.
Les instructions qui lui furent données renfermaient
une addition importante : c'était une demande d'affecta-
tion du produit de la rétribution universitaire et du droit
annuel à la constitution d'un fonds de retraites, dont
jouiraient les chefs d'institution et les professeurs libres,
après un certain nombre d'années d'exercice. Cette me-
sure était dictée par la préoccupation de conserver un
personnel qui, sitôt formé par les établissements libres,
émigrait vers l'Université, attiré précisément par l'espé-
rance de la retraite. Il a toujours été difficile de recruter
de bons maîtres pour l'enseignement libre, et plus dif-
ficile encore de les conserver. L'organisation d'un système
d'assurances mutuelles constituerait, aujourd'hui encore,
l'une des meilleures raisons d'être de nos Syndicats. On
n'en a point encore tiré tout le parti désirable. Il y a
pourtant soixante-douze ans que la question a été posée.
Cette idée devait être reprise dans la suite à la veille
même de la loi de 1850.
D'EDUCATION DE LYON 93
M. Michel fut mal accueilli par M. Sauzet, député de
Lyon, à qui la pétition avait été adressée, accompagnée
d'une demande d'audience en corps de la Société, dans
le but de « solliciter son appui à la Chambre ». M. Mi-
chel fut chargé de s'adresser à d'autres députés. Il reçut
une lettre, où il était dit : « Gomme nos demandes nous
paraissent aussi importantes pour l'éducation publique
que pour nos propres intérêts..., nous osons solliciter
pour elles votre favorable appui... » Sur ses instances,
M. Chappuis-Montlavilie aplanit la difficulté qu'avait .'
fait naître l'impression de la pétition et qui avait empê-
ché son inscription au Bureau des pétitions de la Cham-
bre. Chappuis la déposa sur le bureau du Président, le
3 février 1837, c'est-à-dire un an après'qu'elle avait été
envoyée. M. Prunelle promit aussi son appui et demanda
à la Société de lui fournir tous les documents néces-
saires. Enfin, Saint-Marc Girardin, rapporteur du projet,
consentit à entendre non seulement M. Michel, mais
aussi M. Guillard.
Quel fruit les maîtres de pension devaient-ils retirer
de ces efforts ? Se faisaient-ils illusion sur la justice de
leur cause ou s'aveuglaient-ils sur les véritables inten-
tions du Gouvernement?
Leur cause, à n'en pas douter, était légitime, mais
beaucoup d'obstacles en arrêtaient les progrès. Rien n'eût
été plus équitable que d'affranchir le corps enseignant,
de lui donner des garanties et, du même coup, le moyen
de s'élever en dignité et en valeur, en lui permettant
de fournir aux familles des facilités plus grandes et une
éducation religieuse plus soignée. Mais, en dehors des
maîtres privés, le parti politique, qui réclamait la liberté
absolue d'enseignement comme un droit naturel de la
conscience religieuse ou comme un corollaire de la liberté
des opinions, rendait une telle liberté dangereuse, car elle
aboutissait à livrer l'enseignement tout entier aux Congré-
gations et à en abaisser la valeur. C'était la guerre dé-
clarée « entre l'Episcopat et l'Université », entre la reli-
gion et la science. Nous constatons le fait, sans examiner
si on ne se trompait point de part et d'autre : mais il
constituait un empêchement grave à la réalisation des '
vues du corps enseignant.
94 SOCIETE NATIONALE
Le Gouvernement n'était pas pressé de faire aboutir
la loi promise par l'article la Charte, estimant
69 de
qu'on ne devait légiférer en cette matière qu'avec une
extrême prudence, afin d'assurer le progrès des institu-
tions libérales et de ne point compromettre l'intérêt
public en donnant une liberté sans règle, dont le Clergé
seul profiterait, dans un temps où l'opinion était livrée
aux passions et aux rancunes, où la bourgeoisie ne son-
geait qu'à s'enrichir, où les études classiques avaient be-
soin d'être défendues, et où la nouvelle Université, en-
core j eune, offrait un terrain propre à la conciliation de
tous les intérêts.
Les obligations du citoyen envers l'Etat semblaient de-
voir être précisées avec non moins de rigueur que les
droits de l'individu. Guizot avait sur ce point une doc-
trine nettement formulée : « Nous voulons, disait-il, dans
leur plénitude et leur sincérité, les conséquences raison-
nables de notre Révolution (1). » Il regardait la liberté
comme un attribut attaché à la personne de chacun et
non comme le privilège de certaines Associations : « Dans
le prêtre, disait Saint-Marc Girardin, nous ne voyons
que le citoyen..., rien de plus, rien de moins... Nous
n'avons point affaire à des Congrégations, mais à des
individus (2). » C'étaient des individus seulement que
comprenait la grande Association nationale.
Guizot se souciait peu de livrer l'enseignement secon-
daire à un Clergé, assurément très zélé, mais aussi peu
éclairé. Etait-ce une contradiction ? Le même homme
qui avait voulu que l'éducation populaire fût pénétrée
par l'esprit religieux, concevait celle de la bourgeoisie,
d'après des doctrines plus librement philosophiques. A
la vérité, il reconnaissait que la religion est « un prin-
cipe d'ordre extérieur », qu'elle donne seule à la masse
des hommes « la règle intérieure, le frein moral plus né-
cessaire dans un pays libre et dans une Société démo-
cratique », et il en avait prescrit l'enseignement par
l'article 1er de la loi de 1833, ainsi que l'admission des
curés de paroisse dans les Comités cantonaux de surveil-

(1) Préambule du projet de 1836.


(2) Rapport, 15 juin 1836.
D'EDUCATION DE LYON 95
lance ; cependant, il jugeait que chez les classes diri-
geantes, qui étaient comme « l'élément vital » de la So-
ciété, il convenait de développer « les germes d'une indé-
pendance honorable et d'une raison réservée, mais
libre (1) ». S'il redoutait la révolution et l'anarchie en
bas et s'efforçait de l'arrêter, il ne voulait point livrer
l'enseignement secondaire aux passions bourgeoises et
au « fanatisme- ». Au fond, il cherchait à assurer l'ordre
et la liberté tout ensemble, écartant l'influence du clergé,
où elle fût devenue prépondérante, la soutenant où elle
eût été nécessaire. « Le Gouvernement était obligé de pen-
ser aux intérêts contraires, de concilier ces intérêts, de les
faire vivre ensemble (2). » Il retenait ou favorisait l'ap-
plication des principes en raison des nécessités politiques.
Contrairement à l'opinion des libéraux catholiques, il
n'admettait pas que la liberté d'enseigner pût être ab-
solue et sans limite, mais qu'elle devait être organisée
sous le contrôle de l'Etat. « Les doctrines publiques ne
sont encore ni assez saines, ni assez affermies, les lu-
mières ne sont ni assez généralement, ni assez également
réparties, pour que l'Etat puisse sans danger abandonner,
soit à des autorités locales, plus ou moins indépendantes,
soit à des particuliers; le soin d'élever la jeunesse ; au
sortir d'une révolution comme la nôtre, il y a tant d'in-
térêts opposés, d'opinions divergentes et de passions en-
nemies, que le Gouvernement, qui les contient pour les
concilier ou les étouffer, doit nécessairement se charger
de l'éducation en commun des générations naissantes,
afin d'empêcher que ces causes de désunion et de trouble
ne se perpétuent en elles et par elles (3). » C'est pourquoi
Guizot entendait « garder la place ».
C'était l'intérêt des études et celui de la science. Il
n'admettait pas, quoique protestant, que la pensée pût
être dégagée de tout lien d'autorité et il repoussait
« comme une solution orgueilleuse et insouciante la pré-
tention des esprits à se gouverner eux-mêmes (4) ». Aban-
(1) Exposé des motifs, 1836.
(2) Discours du 15 mars 1837.
(3) Essai sur l'histoire cl l'étal de l'éducation en France, 1816,
p. 128.
(4) Mémoires, t. III, p. 109.
96 SOCIETE NATIONALE
données au hasard, les institutions privées tomberaient
dans « le charlatanisme ». « Sans l'intervention du Gou-
vernement, on verrait briller çà et là quelques grandes
écoles, mais toutes les autres » seraient livrées à l'inca-
pacité et à l'apathie (1), et ce serait au détriment de l'ex-
pansion des lumières.
Livrer l'enseignement secondaire à l'influence de la
bourgeoisie, c'était l'exposer à décheoir, entraîné par une
foule d'intérêts « au niveau des connaissances usuelles
que. le commerce et l'industrie exigent (2) ». Tous les
ministres s'accordaient à prévoir ce danger. Salvandy et
le duc de Broglie, aussi bien que Guizot, ne redoutaient
rien tant que d'abandonner à des hommes, qui ne son-
geraient qu'à en faire une éducation professionnelle en
vue des profits du lendemain, « cette éducation libérale
dont le but est de former lentement l'homme même dans
chaque homme, de régler les penchants avant de leur
donner carrière ; de féconder et de discipliner les esprits
avant de les mettre en oeuvre ; d'inspirer des goûts déli-
cats et des sentiments désintéressés (3) ». Il ne pouvait
donc être question de « permettre que, sans précaution
et sans règle, toute espèce de chose soit enseignée par
toute espèce de personne (4) ». Les ministres se succé-
daient, mais la pensée demeurait la même.
Un seul moyen paraissait propre à sauvegarder les inté-
rêts des personnes et celui des études, l'ordre public et
la liberté, c'était d'élargir le corps universitaire lui-
même. La liberté d'enseignement ne semblait devoir être
acceptée que dans la mesure où elle n'était pas incom-
patible, mais conciliable avec l'Université, parce que
cette institution était le foyer des hautes études et la
gardienne des principes sur lesquels la constitution était
fondée et desquels devait se pénétrer aussi l'Eglise. Mon-
talivet avait déjà déclaré que, malgré la liberté d'ensei-
gnement, l'Université devait être conservée telle qu'elle
était, c'est-à-dire soumise à la haute magistrature du

(1) Essai, p. 132.


(2) Salvandy, 1840.
(3) De Broglie, Rapport de 1844.
(4) Salvandy, 8 août 1849.
D'EDUCATION DE LYON 97
Gouvernement (1). C'était une institution encore jeune
et- en expérience, qui n'avait pas encore eu le temps
de donner sa mesure. Il fallait la réformer, non la dé-
truire ni la placer dans des conditions inférieures de con-
currence. C'était « une grande et belle création demeurée
forte, bonne en principe et conforme aux besoins perma-
nents et à la tendance naturelle du pays (2) ». « Ratta-
cher les écoles privées aux écoles de l'Etat, c'était relever
à la fois le niveau de la discipline et de l'enseigne-
ment (3). » La liberté d'enseignement devait donc être
entendue, d'après les ministres de Louis-Philippe, dans
le sens d'une simple réforme administrative de l'Univer-
sité, et non dans le sens d'un régime inorganique, qui
n'assurerait aucune garantie ni aux familles, ni aux maî-
tres, ni à l'Etat.-Guizot, en particulier, avait depuis long-
temps conçu une sorte de liberté universitaire, qui ôterait
aux ministres l'administration économique des établisse-
ments et celle des objets et des méthodes d'enseignement,
pour la placer entre les mains des personnes compé-
tentes, et qui mettrait celles-ci à l'abri d'une direction
tracassière, nuisible à leur initiative, à leur indépendance
et à leur dignité (4). « C'est bien moins une fonction que
l'autorité leur confère, qu'un état qu'ils embrassent, et
dans lequel elle les conseille, les soutient et les dirige. »
Il regardait le corps enseignant tout entier comme une
sorte de mutualité qui devait être soumise à un gouver-
nement spécial, issu de son propre sein, et jouir, tout en
demeurant fidèle aux institutions, d'une pleine indépen- .
dance intérieure (5).
L'Université pouvait donc être le rempart de la liberté
et des études classiques tout ensemble, aussi bien que de
l'ordre public nouveau, sorti de la Révolution,, auquel
devrait s'associer l'Eglise elle-même.
Ces vues ne pouvaient prévaloir aisément au milieu
d'une Société que tant de passions aveuglaient. C'est
pourquoi le Gouvernement temporisait et hésitait. Les
(1) Moniteur, 17 août 1831.
(2) Guizot.
(3) Villemain, Rapport de 1843.
(4) Essai, 1816, p. 135. s**"~^°^
(5) Essai, p. 143. X^ftO&tX
98 SOCIÉTÉ NATIONALE
esprits absolus ne comprenaient point une attitude, que
commandaient les nécessités de la politique et les diffi-
cultés du problème, et l'on pouvait douter encore que
la solution fût de nature à concilier tous les besoins.
Le projet Guizot, combattu violemment par les libé-
raux catholiques et même par les libéraux voltairiens,
fut entraîné dans la chute du. ministère. Celui de V. Cou-
sin ne vit jamais le jour de la discussion (1839). Quatre
années devaient se passer avant qu'un nouveau projet
fût soumis aux Chambres, et le corps des maîtres privés
resta à la merci de l'arbitraire ministériel.
III. — Les chefs d'institution n'avaient donc obtenu au-
cun résultat appréciable, malgré l'énergie de leurs reven-
dications, ni sur la question de la liberté d'enseignement,
ni sur celle de la rétribution universitaire. Le rejet du
projet Guizot et l'inexécution probable de la mesure votée
pour la suppression de la taxe annuelle furent, pour eux,
une déception d'autant plus amère qu'ils avaient apporté
plus de modération dans la forme de leurs réclamations
et de bonne foi dans leurs espérances. 'C'est ce qui expli-
que l'irritation avec laquelle ils accueillirent les mesures
de M. de Salvandy, en 1838 et 1839, au sujet des notes
hebdomadaires, des livres en usage et de la fréquentation
des cours dans les collèges royaux.
M. de Salvandy, obéissant aux dispositions que nous
avons indiquées plus haut, parut engager une lutte en
faveur de l'Université. Il mit beaucoup de maladresse
dans les .mesures qu'il prit à l'égard des établissements
privés. Celui qu'on appelait alors « le mousquetaire noir »
ne comprit peut-être pas qu'il allait soulever contre lui
l'opinion indignée. « Aujourd'hui, disait-il, il s'agit de
porter sérieusement secours aux parties faibles d'un corps
essentiellement lié à la destinée de nos institutions poli-
tiques, plus vieux qu'elles, mais né du même esprit et
admirablement approprié à tous les besoins de notre temps
et de notre pays. » Le premier point était juste, mais le
second contestable. Le ministre manquait peut-être du
sens exact de la situation, c'était vraiment une réaction
universitaire qu'il entreprenait. Il disait à la Chambre
des pairs : « Moi qui tiens à honneur de voir l'Université
rétablie, telle que les décrets impériaux l'ont constituée,
D'EDUCATION DE LYON 99
j'ai attaché une importance extrême à vaincre toutes les
résistances (1). » C'était donc par la répression qu'il résol-
vait les problèmes. Il préludait ainsi au système que Vil-
lemain devait s'efforcer d'imposer sans mesure.
Les chefs d'institution ne s'y 'méprirent pas. « De l'en-
trée de M. de Salvandy au pouvoir, observaient-ils, date
une ère de réaction dans le sens du monopole universi-
taire et de la persécution ouverte contre toute tentative
d'enseignement privé. M. de Salvandy apportait au pou-
voir une idée fixe, l'idée de reconstituer l'Université impé-
riale (2). »
En effet, le ministre avait rendu des ordonnances dra-
coniennes.
Il avait d'abord réclamé aux maîtres de pension des
notes hebdomadaires, par voie de circulaire aux recteurs.
On comprit mal sa pensée — et on s'inquiéta. La Société
d'Education après s'être concertée avec les maîtres de pen-
sion de Paris, « considérant qu'une telle exigence avait
un caractère inquisitorial, qu'on ne pouvait l'imposer
qu'à des subordonnés salariés, qu'elle ferait, d'ailleurs,
double emploi avec les notes fournies par les inspecteurs
•d'Académie et par les agents du fisc, qu'enfin les maîtres
de pension ne sont pas assez simples pour faire connaître
eux-mêmes ce qu'il peut y avoir de défectueux dans leurs
établissements (3) », décida de refuser ces notes. On leur
fit observer qu'il ne s'agissait que de renseignements sta-
tistiques, et ils se soumirent.
La Société d'Education protesta également contre les
circulaires relatives à l'obligation de se servir des livres
approuvés par le Conseil royal, au moyen d'une lettre
ouverte adressée aux députés et publiée dans les jour-
naux (4). On lit dans le Constitutionnel : « Le compelle
intrare est à l'ordre du jour, et une sorte de catholicisme
scientifique et littéraire s'introduit parmi nous (5). »
« Voilà un Gouvernement fondé en théorie sur les
prin-
.
cipes de liberté, qui tend les ressorts du despotisme jus-"

(1) 23 décembre 1839.


(2) L'Education pratique, p. 346.
(3) Procès-verbal de la séance de novembre 1838.
(4) Procès-verbal de la séance du 15 novembre 1838.
(5) 11 novembre 1838.
7
100 SOCIETE NATIONALE
qu'à les rompre (1). » L'opinion publique se rangeait aussi
du côté des maîtres, on ne saurait dire si c'était dans leur
intérêt.
La circulaire du 12 octobre 1838 fut la plus grave. M. de
Salvandy y rappelait le décret du 15 novembre 1811, en
vertu duquel « les élèves des institutions et pensions âgés
de plus de dix ans doivent être conduits aux classes du
collège », et en réclamait l'exécution, sous prétexte qu'il
n'existait « aucune dérogation légale » à ces prescriptions.
La question de la préparation au baccalauréat était liée à
celle-ci, car il était nécessaire de présenter un certificat
d'études pour avoir le droit de se faire inscrire en vue de
l'examen (2). Cette obligation se trouvait renouvelée par
la circulaire de Salvandy. Ce fut le point de départ d'une
série de tracasseries administratives, qui provoquèrent,
de la part des intéressés, des protestations énergiques.
Dans certaines Académies, 'comme Lyon, Rennes, Paris,
les recteurs ne tinrent pas compte de la circulaire. Les
recteurs jouissaient alors d'une autorité réelle. A Paris,
cependant, on ferma le cours préparatoire de M. Delavi-
gne, qui existait depuis douze ans. Le recteur de Dijon
ferma l'établissement d'un instituteur, à Langres. A
Chalon-sur-Saône, on retira l'autorisation d'ouvrir déjà
accordée à l'abbé Deschizelles. D'autres fermetures eurent
lieu, sans considération pour les pertes subies.
La circulaire, d'ailleurs, exhumait un décret implicite-
ment abrogé. L'article 22 était dépourvu de force légale,
car il était depuis longtemps tombé en désuétude, comme
l'article 21, qui imposait aux élèves des pensions le cos-
tume universitaire. Les articles 15 et 16, qui fixaient la
limite du niveau de l'enseignement dans les établisse-
ments privés, placés au bas de la hiérarchie, étaient annu-
lés par le fait que l'enseignement élémentaire était donné
dans les lycées, contrairement aux décrets de 1808 et du
19 frimaire an XI, qui limitait la sphère de l'enseignement
public, en bas, à la classe de sixième. D'ailleurs, la charte
avait proclamé un principe supérieur qui affaiblissait la
portée du décret de 1811, ainsi que M. Guizot l'avait re-
(1) Gazette de France, 5 novembre.
(2) Règlement du 18 mars 1818, ordonnances du 5 juillet 1820 et
du 17 octobre 1821, arrêté du 17 juillet 1835.
D'EDUCATION DE LYON 101
connu dans les considérants du projet de 1836. Enfin, ce
n'était pas l'âge de dix ans que fixait l'ancien décret, mais
la 'Classe de sixième qu'il posait comme limite supérieure.
Ces considérations juridiques s'opposaient avec force à
l'arbitraire du ministre.
Il s'y ajoutait des considérations morales de convenance.
La circulaire tendait à priver certains enfants de l'ensei-
gnement secondaire, soit qu'il répugnât aux familles
qu'ils fussent conduits aux cours des collèges royaux, soit
qu'ils fussent exposés à perdre leur temps au milieu de
classes trop nombreuses, où les soins particuliers que ré-
clament souvent la paresse de l'esprit, les tendances de
l'imagination, ou même la santé, ne pussent leur être
donnés.
C'est dans cet esprit que l'honorable M. Cari, député du
Bas-Rhin, fit, en 1839, une proposition d'abrogation des
articles 15, 16 et 22 du décret du 14 novembre 1811, de
suppression des certificats de rhétorique et de philosophie
exigés des candidats au baccalauréat, et d'extension du
plein exercice à tous les établissements privés. Cette pro-
position, si elle avait été adoptée, aurait eu pour effet
« d'obvier aux inconvénients les plus sérieux du monopole
universitaire (1).» Mais elle ne put venir en discussion au
cours de la législature.
La circulaire relative aux livrets scolaires rencontra
moins de résistance. Elle fut cependant accueillie avec dé-
fiance, parce qu'une telle mesure, utile quand elle ne
vise qu'aux progrès des enfants, peut se transformer, sous
le contrôle d'un ministre, en un système de dénonciation
policière capable d'entraver les carrières, ainsi que l'ob-
servait le Temps (2). Les chefs d'institution revendiquè-
rent, d'ailleurs, la propriété de cette méthode, due à
l'initiative de M. Malvezin, maître de pension à Bordeaux.
Elle avait été exposée dans une brochure par celui-ci, et
M. de Salvandy en avait reçu « l'hommage public ». On
lisait dans la brochure : « Ce livret est un lien entre réta-
blissement et les familles ; il coordonne et harmonise
l'éducation publique et l'éducation privée : c'est un vérita-
ble thermomètre moral au moyen duquel les parents peu-
(1) L'Éducation pratique, p. 346.
(2) 22 octobre.
102 SOCIETE NATIONALE
vent suivre pas à pas-leurs enfants dans leurs progrès
moraux et intellectuels... un texte de louange ou de
blâme... » L'idée première d'un livret où l'on consigne
les observations faites sur les enfants, appartient, d'ail-
leurs, à Mme Necker de Saussure. Elle l'avait mise en
usage et recommandée aux mères. Les lettres de Mme P.
Maulan, publiées dans les Annales d'Education^ M. Gui-
zot, en étaient une autre application. De telles observa-
tions, -méthodiquement classées, ne sont pas seulement
des documents psychologiques, ils servent de base à l'au-
torité des maîtres -sur chacun des disciples. Néanmoins,
on remarquait alors qu'une mesure bonne dans une insti-
tution privée « peut donner lieu à de fâcheuses conséquen-
ces et à de graves abus quand elle devient une mesure ad-
ministrative et presque politique... (1) » et la circulaire,
louée, par les uns, fut critiquée par les autres.
Le Ministre se faisait illusion sur la situation réelle. Il
croyait possible une restauration du régime universitaire
napoléonien. Il s'éloignait du système de tolérance appli-
qué aux établissements privés pendant les premières an-
nées du règne et brusquait les choses au risque de soulever
une tempête.
Ces mesures diverses avaient fait naître un sentiment
d'irritation qui se contenait avec peine. Les chefs d'insti-
tution devaient en prendre prétexte, pour faire un appel
énergique à la résistance et revenir à l'idée d'une associa-
tion générale, au nom de la solidarité qui devait les unir.
En 1836 (août), M. Michel avait déjà lu à la 'Société
d'Education un projet d'organisation. Un plan d'associa-
tion fut rédigé par M. Dupuy, maître de pension à Avi-
gnon, mais il n'y fut pas donné suite. La difficulté était
grande en l'absence d'une loi qui permît les associations.
Et, cependant, la mesure était urgente et s'imposait mo-
ralement. « S'ils ne s'unissent pas, disait-on, pour défen-
dre et soutenir leurs droits ainsi violés, s'ils ne poursui-
vent pas par toutes les voies constitutionnelles la réforme
de cette législation universitaire, qui peut donner lieu à
de tels abus, s'ils ne réclament pas de toutes leurs forces
la loi si longtemps promise et toujours ajournée sur la

(1) L'Education pratique, p. 56.


D'EDUCATION DE LYON 103
liberté d'enseignement, alors il faudra 'bien -penser qu'ils
méritent le jugement que portent d'eux ceux qui les trai-
tent avec tant de mépris... Il y a, dans le fait seul d'aban-
donner un compagnon et un confrère aux coups dont on
se croit soi-même à l'abri, un si lâche égoïsme que nous ne
voulons en soupçonner aucun d'eux (1). » Comment procé-
der? Nous croyons, disaient-ils encore, qu'il faut conserver
telles qu'elles sont en ce moment-constituées les associa-
tions partielles qui existent déjà dans les principales vil-
les de France, comme Lyon, Rouen, etc.. », qu'il faut di-
riger les efforts « vers la formation de Sociétés nouvelles
dans les Académies où elles n'existent pas encore. Mais,
comme ces Sociétés, en restant isolées, seraient impuis-
santes à produire, même dans les localités où elles se
trouveraient établies, tout le bien qu'elles peuvent faire,
en s'unissant entre elles, il est essentiel que cette Associa-
tion se forme et qu'elle ait pour centre un Comité résidant
à Paris, composé des représentants des Sociétés locales,
leur mandataire et leur moyen de communication. La So-
ciété ainsi organisée se proposera de servir et de surveiller
les intérêts moraux de l'éducation et les intérêts matériels
de ceux qui s'y livrent (2). » Ceux de Lyon et de Rouen
étaient proposés en exemple. « Il faut savoir gré à la per-
sévérance éclairée des chefs d'institution de Lyon et de
Rouen de ne s'être point découragés : le succès a récom-
pensé leurs efforts. Deux fois pendant cette année, leurs
réclamations ont trouvé un digne interprète dans l'hono-
rable rapporteur de la Commission des pétitions, et deux
fois la Chambre leur a enfin accordé auprès des Ministres
l'appui de son adhésion et de ses votes. Ils ont été les
premiers à se former en Société d'éducation. Les avanta-
ges de cette Association pour les progrès de l'éducation
nationale, comme pour la défense commune de leurs in-
térêts et de leurs droits, engageront enfin, il 'faut l'espérer,
leurs confrères de Paris et de province à suivre leur exem-
ple, afin de retrouver, par leur union, les éléments de
force, de considération et de prospérité que l'isolement

(1) L'Education pratique, p. 295.


(2) L'Education pratique, p. 299.
104 SOCIETE NATIONALE
dans lequel l'Université veut les maintenir leur fait per-
dre tous les jours (1). »
Ces appels furent entendus, et, en 1839, les Sociétés
d'Education s'étaient organisées, prêtes à une -lutte su-
prême.
Les ordonnances de Salvandy avaient ainsi partout jeté
l'alarme, provoqué des protestations, des discussions pas-
sionnées, soulevé des résistances, et les maîtres privés
s'étaient préparés à arracher quand même au pouvoir les
garanties qu'il leur refusait.
IV. — Les Sociétés d'Education s'étaient donc attaqué
aux abus d'une législation surannée ; à une administration
qui tenait les maîtres privés, quoiqu'ils fussent 'munis
souvent des mêmes titres que les autres, bien t>as placés
dans la hiérarchie universitaire, où parfois l'intrigue éle-
vait aux rangs supérieurs plutôt que le mérite ; à une
fiscalité oppressive, réclamant contre les taxes arbitraires
et pour l'exécution des promesses de la Charte, protestant
contre toute mesure qui tendait à l'ajournement des réfor-
mes. Elles avaient pris, de la sorte, conscience de leur
force et du rôle qu'elles devaient jouer : surtout, elles
avaient formulé des voeux, élucidé certaines idées, posé
certains principes, rendu publique une conception parti-
culière de la liberté d'enseignement, qu'il convient de pré-
ciser avant de clore ce chapitre.
Les maîtres privés se faisaient alors une idée particu-
lière de la liberté d'enseignement, et en apparence para-
doxale, puisqu'ils prétendaient que leurs établissements
devaient revêtir un double caractère religieux et laïque.
La. contradiction s'effaçait cependant dans l'unité des
obligations et des droits professionnels, nettement définis
par une loi de garantie, que motivaient à la 'fois les be-
soins des familles, ceux de la société en général, et la
compétence de chacun d'eux. « Ils cherchent, disait M. Mi-
chel, à unir les avantages dont les deux autres classes
d'établissements rivaux, revendiquent, de leur côté, le pri-
vilège ; à l'exemple des écoles ecclésiastiques, ils travail-
lent à donner à l'élément religieux et moral tout le déve-
loppement que son importance exige... d'autre part, ils

(1) L'Education pratique, t. I, p. 369.


D'ÉDUCATION DE LYON 105
redoublent de zèle pour lutter avec les collèges royaux,
sous le point de vue de la force et de la consistance des
études classiques (1). »
Ils invoquaient parfois le droit des pères de famille et
s'en faisaient un argument pour démontrer l'intolérance
du pouvoir, mais ils ne le considéraient pas comme un
droit absolu et sans limite, car ils distinguaient entre le
droit à l'éducation religieuse et la déviation politique dont
il est susceptible, entre la compétence des parents et la
source véritable de leur propre autorité.
Ils savaient que ce droit, exploité par les hommes poli-
tiques, couvre trop souvent d'autres intérêts que ceux de
l'éducation. Que voyait-on, en effet, et que voit-on encore
de nos jours à la tête de ceux qui se réclament de ce droit ?
Les pères de famille ? Non, car souvent ils ne le sont point,
mais des hommes politiques. « L'inconvénient est incon-
testable, disait M. Hoffet ; l'esprit de parti l'emporte, chez
beaucoup de parents, sur la saine raison, et, là, les abso-
lutistes, les carlistes sont bien plus à redouter que les
républicains. Y a-t-il un moyen de parer à cet inconvé-
nient sans détruire la liberté d'enseignement ? (2) » Leurs
vues s'étendaient plus haut que les mesquines visées des
partis.
Ils opposaient à l'Etat le droit du père de famille pour
affirmer avec plus de force le leur à donner librement et
plus complètement l'éducation religieuse. « Le grand but
de l'instruction religieuse, dans les écoles comme dans
les familles, n'est point de marquer les jeunes âmes de
notre empreinte, mais d'éveiller ce qui est en elles... de
ne pas les former à une régularité extérieure, mais de tou-
cher les ressorts intimes et cachés... de ne pas les lier par
des préjugés enracinés à nos idées particulières, 'mais de
les préparer à juger avec impartialité et conscience de
tout ce que la Providence peut envoyer... de ne point leur
imposer nos préceptes sous la forme de lois arbitraires,
mais de développer la conscience, le discernement moral,
de manière à ce qu'ils puissent discerner et choisir ce qui
est éternellement juste et bien... (3) » Le devoir des pères
(1) L'Education pratique, p. 25.
(2) Manuscrits de 1834.
(3) L'Education pratique, p. 330.
106 ' SOCIETE NATIONALE
de famille consiste à veiller à. Ce qu'une telle éducation
soit donnée à leurs enfants, en vue d'eux-mêmes et non
dans un intérêt égoïste.
Les maîtres privés jugeaient même que ceux-ci n'étaient
pas toujours capables d'apprécier l'étendue d'un tel de-
voir. « Il faut bien l'avouer, depuis un demi-siècle, notre
éducation nous a mal préparés à savoir diriger celle de
nos enfants... Sans doute, l'inspiration de la tendresse et
celle de la conscience suffisent pour révéler au coeur des
pères et des mères toute l'étendue de leurs obligations.
Mais il y a loin encore de ce vague sentiment, de cette
volonté incertaine à l'observation éclairée des devoirs que
l'éducation impose, et surtout àt cette réunion si difficile
de connaissances et de qualités qui donne seule le pouvoir
et les moyens de les accomplir... Quand vient le temps de
former le coeur, de développer l'intelligence, de régler les
moeurs et le caractère ; quand il faut, entre tous les
moyens de discipline, préférer les plus efficaces, entre tant
de méthodes, s'attacher à la plus raisonnable, entre tant
de livres, discerner les meilleurs », quel embarras est
souvent le leur ! « L'art d'étudier les enfants, comme les
hommes, et de les gouverner, est-il donc si facile qu'on
l'acquière sans études préliminaires et sans apprentis-
sage ? (1) »
L'autorité même des maîtres ne leur semblait pas déri-
ver tout entière de l'autorité paternelle, car celle-ci s'af-
faiblissait elle-même, et celle des maîtres dérive de la
même source que l'autorité de ceux dont ils tiennent l'a
place. « Partout, écrivait M. Champavert, on confond les
devoirs de l'amour paternel avec les jouissances de la pa-
ternité ; à force d'indulgence, on énerve, on avilit la pre-
mière autorité de la terre, on s'étudie à faire disparaître
entre les pères et les enfants la distance qui fait partie
de la force morale dont la Providence a investi l'autorité
paternelle... Parfois, un esprit de contradiction divise les
pouvoirs de père et de mère... parfois, des pouvoirs infé-
rieurs s'érigent en censeurs et en juges des pouvoirs su-
périeurs... Les élèves voient-ils les parents derrière leurs
maîtres, et, derrière leurs parents, la société destinée à

(1) L'Education pratique, p. 5.


D'EDUCATION DE.-LYON 107
fortifier ou à remplacer leur autorité ?... Les instituteurs
trouvent-ils toujours un accord parfait dans la famille qui
leur, confère ses pouvoirs ? Souvent, ne se fait-on pas une
gloire de reprendre d'une main ce qu'on a l'air d'accorder
de l'autre, de désarmer l'autorité qu'on a choisie ?... Nous
ne pourrons trop répéter à ces parents si déplorahlement
abusés que c'est leur autorité qu'ils sapent et détruisent...
Les instituteurs seraient en droit d'exiger de la société et
du pouvoir destiné à fortifier, à remplacer même l'auto-
rité de la famille et, par conséquent, la leur, destinée à
continuer près des peuples les fonctions que ces hommes
utiles commencent près de la jeunesse » un « appui » né-
cessaire. « Mais n'est-il pas permis de gémir en voyant le
mépris et l'oubli qui semblent être exclusivement le par-
tage de ceux qui se sont voués à l'éducation de la jeu-
nesse, quand ils ne tiennent leur mandat que de la con-
fiance des familles et qu'ils n'ont pas reçu le baptême et
la faveur du pouvoir?... Encore se passeraient-ils volon-
tiers des honneurs, s'ils pouvaient se livrer à leur noble
mission avec la. liberté d'esprit et l'indépendance dont on
a compris le besoin, puisque c'a été l'objet d'une solen-
nelle promesse... » Si un contrat lie les parents et les
maîtres, les uns et les autres, cependant, tiennent leur au-
torité de la même source, et la hiérarchie sera rétablie,
« si l'on conserve un respect
inviolable pour le principe
d'autorité. Ce principe, c'est la pensée que Dieu est la
source de toute autorité, et qu'en dernière analyse, c'est à
Dieu qu'on obéit, quand on obéit à une autorité légitime,
quelle qu'elle soit (1). »
Ainsi, l'autorité des pères de famille avait des limites
en elle-même et dans celle des maîtres, quoique des de-
voirs moraux fussent à sa base, qui leur conféraient le
droit de choisir ceux-ci, non dans un but d'action politi-
que, mais dans un but désintéressé de formation morale
et religieuse des enfants. C'est dans ce sens seulement
que, d'après les chefs d'institution, devaient être entendus
ces besoins des familles, dont ils se faisaient un argument
puissant en faveur de la liberté d'enseignement.
L'Ecole ne se confond pas avec la famille, puisqu'elle
(1) Annales de la Société d'Education, 1842. Sur l'obéissance,
et l'autorité, par M. Champavert, p. 17.
108 SOCIETE NATIONALE
s'ouvre aux enfants de plusieurs familles et qu'ils doi-
vent être placés sous une même autorité. « La composi-
tion de ces maisons, disait M. Michel, en fait un intermé-
diaire entre la vie de famille et la vie publique (1). » « On
comprend que les soins et la vigilance de l'éducation do-
mestique ne peuvent se continuer que dans un établisse-
ment où le nombre et le choix des élèves sont restreints
par de certaines conditions, où l'unité et l'harmonie de
direction est maintenue par l'indépendance d'une autorité
unique et responsable. »
Ils considéraient encore les besoins de la société. Eux
aussi, ils se posaient, d'une certaine manière, le problème
de l'éducation nationale, mais ils considéraient la nation
vraie, et non cette nation abstraite et idéale que conce-
vaient les politiques. On a vu que le Comité de Paris
avait pris le titre de Société d'Education nationale. Idéa-
listes par les principes moraux qu'ils professaient, ils
avaient une tendance à suivre les aspirations modernes.
Ils observaient donc la vie nationale elle-même, bout en
éprouvant les sentiments qui conviennent à tous les ci-
toyens, et réclamaient une réforme de l'organisation uni-
versitaire.
Ils aimaient la patrie. « Les intérêts de la patrie sont
les mêmes pour tous les concitoyens », disait alors un des
présidents de la Société d'Education (2), et un autre (3)
écrivait : « Des liens puissants attachent l'homme à sa pa-
trie. Les bienfaits .qu'il en reçoit lui imposent des devoirs
sacrés... il doit travailler de toutes ses forces au bonheur
de sa famille, de sa patrie, au progrès de l'humanité... Et
pourrait-il y avoir pour lui un stimulant plus puissant
d'étendre ses connaissances, d'ennoblir ses sentiments et
de sanctifier sa volonté, que le désir vif et brûlant de se
rendre utile à sa patrie et à l'humanité ? » Il fallait donc
d'abord préparer des hommes capables de devenir des ci-
toyens par la pratique des fortes vertus que la religion
met au coeur de l'homme. « En formant l'homme pour
Dieu, l'éducation religieuse l'enlève réellement à lui-
même et le forme à la fois pour la famille, pour la patrie
(1) L'Education pratique, p. 20.
(2) M. Pasquier, Rapport de 1844.
(3) M. Hoffet, Annales de la Société d'Education, 1842, p. 49.
D'EDUCATION DE LYON 109
et pour l'humanité (1). » « Ce but progressivement rem-
pli, chacun se trouvera apte à la place pour laquelle il a
été créé. Les pluies et les chaleurs du ciel pénètrent la
terre, et cette double influence, quoique agissant 'unifor-
mément sur le sol, y produit cette inépuisable et merveil-
leuse variété qui enrichit et embellit la nature. Ainsi en
sera-t-il de l'éducation, quand les autres buts seront su-
bordonnés à celui-ci (2). » Cependant, elle devra indiquer
les notions utiles aux citoyens sans jeter les jeunes esprits
dans la mêlée des opinions : « Tout homme chargé de la
noble mission d'instruire la jeunesse s'abstiendra de l'en-
tretenir de cette politique mesquine ou passionnée à l'u-
sage des partis », mais « il lui fera connaître les principes
de l'organisation sociale, les droits de l'homme en société
et les institutions fondamentales de son pays (3) ». Join-
dre l'éducation civique à l'éducation morale et religieuse,
en dehors de toute arrière-pensée politique, c'était donc le
' meilleur moyen d'être utile au pays. En dehors de la ques-
tion de principe, sur laquelle on reviendra plus loin, il y
avait dans cette pensée un argument en faveur de la liberté.
Les maîtres privés différaient, par conséquent, d'opi-
nion avec les hommes politiques et concevaient autre-
ment qu'eux le système rationnel de l'éducation publi-
que. Selon eux, ce n'étaient pas les véritables intérêts du
pays que servaient ceux-ci, car toujours ils la dirigeaient
« au rebours de l'intérêt public », un Gouvernement
n'étant jamais que « le représentant d'une caste, l'expres-
sion d'un parti, le produit d'une doctrine spéciale (4). »
Alors que l'opinion réclamait l'organisation d'enseigne-
ments professionnels, commerciaux, industriels, agrico-
les, et que les particuliers en fondaient déjà, les direc-
teurs de l'enseignement public s'obstinaient à imposer les
études classiques (5). « Le système universitaire était vi-
cieux dans le fond, puisqu'il ne comprend pas les diverses
spécialités que réclame- impérieusement l'intérêt géné-
(1) Jourdan, Annales de la Société d'Education, 1842, p. 87.
(2) Champavert, Annales de la Socété d'Education, 1842, p. 27.
(3) Gasc, le Livre des Pères de famille, p. 172.
(4) Gasc, le Livre des Pères de famille, passim.
(5) Renouard, Considérations sur les lacunes de l'éducation en
France, 1824; Collard, Coup d'oeil sur l'état de l'instruction pu--
blique en France, Nancy, 1835.
110 SOCIETE NATIONALE
rai (1).;» C'était une raison pour qu'il fût permis d'en
pratiquer un autre.
M. Guizot, tout en reconnaissant que ce système engen-
drait « cette perturbation souvent déplorée, qui jette un
grand nombre de jeunes gens hors de leur situation na-
turelle... et répand ainsi dans la société une multitude
d'existences déplacées, inquiètes, qui lui pèsent et la trou-
blent (2) », déclarait néanmoins ne pas vouloir changer
les bases de l'enseignement général et conserver aux étu-
des leur caractère « essentiellement littéraire et classi-
que ». Il ajoutait que « les essais d'amélioration tentés
jusqu'ici ont été insuffisants.:, ce sont des expériences
isolées et faibles, tentées, en quelque sorte, plutôt pour
répondre à -une objection que pour atteindre un but... Ja-
mais, dans un grand pays, un grand changement, une
amélioration considérable dans le système d'éducation
nationale n'a été l'oeuvre de l'industrie particulière : il y
faut un détachement de tout intérêt personnel, une éléva-
tion de vues, un ensemble, une permanence d'action
qu'elle ne saurait atteindre. » Les chefs d'institution ré-
pondaient à ces objections que « l'exemple donné par des
hommes honorables » a une grande puissance, que « les
doctrines fondées sur la raison et sur l'intérêt public dans
un pays libre, prêchées par des hommes de talent, ani-
més d'un patriotisme incontestable et pur » se propagent
rapidement, que c'étaient de tels hommes qui avaient
« lutté isolément contre les entêtements de la routine et
d'un pouvoir mal éclairé », lutté même sans hésiter de-
vant les « sacrifices de toute espèce » que réclament « de
pareils perfectionnements », créé des écoles d'enseigne-
ment mutuel, de commerce et d'industrie, etc., « indiqué
les principaux objets d'études par lesquels il fallait mo-
difier l'enseignement exclusif du grec et du latin » ; qu'en-
fin, une loi sur l'éducation nationale devait répondre à
tous les besoins, favoriser l'initiative privée, rendre pu-
bliques les améliorations créées par celle-ci, faire de tout
cela « un ensemble qui amène une éducation vraiment
française (3) ».
(1) Gasc, des Moeurs du siècle et de l'Education, 1835, p. 13.
(2) Exposé des motifs du projet de 1836.
(3) Gasc, le Livre des Pères de famille p. 195-202.
D'ÉDUCATION DE LYON lil
Tout le monde ne concevait donc pas de même l'éduca-
.
tion nationale.
Les chefs d'institution entendaient par là une sorte d'en-
seignement aussi souple que les moeurs publiques, aussi
varié que les besoins de la vie sociale et en harmonie
avec les croyances religieuses du pays, tandis que les hom-
mes politiques désignaient ainsi une instruction d'Etat
fondée sur la culture classique, fermée à toute nouveauté
et plus ou moins étroitement unie par son esprit à celui
des institutions établies. Ceux-ci étaient plus conserva-
teurs et plus idéalistes, ceux-là plus progressistes et plus
utilitaires. C'était déjà la querelle des anciens et des mo-
dernes, transportée sur le terrain de l'éducation. R.Frary et
Bastiat avaient des précurseurs, qui subissaient peut-être
à leur insu l'influence de Saint-Simon. Les besoins sociaux
s'imposaient avec force à l'esprit d'un grand nombre ; ils
témoignaient,pour les satisfaire, d'un zèle peut-être exces-
sif, tandis que l'Université hésitait avec trop de prudence.
Néanmoins, les plus sages cherchaient un moyen d'équi-
librer ces diverses tendances, en distinguant l'élément
qui passe de celui qui est éternel, celui qui n'est d'aucun
temps et celui qui évolue sans cesse selon les milieux. Car,
que peut être une éducation vraiment nationale, sinon une
éducation qui réponde à la fois aux besoins contingents
et incessamment modifiés de la vie économique et aux
besoins plus généraux qui résultent des traditions mo-
rales, intellectuelles, patriotiques et religieuses d'une race
et d'un pays ? Une nation ne se confond pas avec un
parti, si puissant qu'il soit, ni avec la génération contem-
poraine, si impérieux que soient ses besoins.
La liberté d'enseignement répondait donc à des besoins
généraux. Elle pouvait non seulement être la sauvegarde
des croyances de la famille, mais la condition des progrès
de l'éducation sociale et nationale, pourvu que la politi-
que en fût écartée.
Pour réaliser un tel programme, les maîtres privés,
s'autorisant de leur expérience et de la droiture de leurs
dispositions, réclamaient pour eux-mêmes des garanties
de compétence et un appui légal qui ne fît aucune diffé-
rence entre eux et les universitaires et, pour sauvegarder
les intérêts publics, une réforme administrative de l'Uni-
112 SOCIETE NATIONALE
versité elle-même. Ils voyaient dans la compétence pro-
fessionnelle un facteur essentiel et éminemment propre à
satisfaire tous les besoins, car elle est « plus prompte et
plus industrieuse, parce que tous les moyens sont dans la
main du chef (1). » Cette compétence devait être garantie
par des lois qui concilieraient leur « dignité » avec « le
droit légitime de surveillance du Gouvernement (2) ». Il
suffisait, selon eux, que « tout homme qui veut se con-
sacrer au sacerdoce de l'éducation » présentât des garan-
ties (3). « Nous pensons que le Gouvernement doit s'ar-
mer de lois répressives fortes, pour se donner des garan-
ties à lui-même, pour en donner aux familles et à la so-
ciété (4). » La loi doit soumettre à des épreuves très sé-
vères tous ceux qui se destinent à l'enseignement ou à la
direction'des écoles... car ce n'est que par des mesures
fortes de répression que la liberté se conserve, puisqu'elle
se perd par la licence (5) ».
Celles que proposait la Société d'Education de Lyon
étaient : la publicité, la moralité, la capacité. Elle deman-
dait un délai de trois mois avant l'ouverture, des certifi-
cats de bonnes moeurs, un stage de quatre ans, dont deux
dans la même maison, le diplôme de licencié pour l'une
des deux Facultés, celui de bachelier pour l'autre, c'est-
à-dire deux diplômes (6).
Dès lors, il n'y aurait aucune différence à établir entre
les maîtres privés et les universitaires. Tous devraient
subir la même loi, et une concurrence féconde en résulte-
rait. « Nous demandons, sous le règne de Louis-Philippe,
ce que nous avons demandé sous celui de Charles X, et,
ni plus ni moins, ce qu'un de ses ministres (7) lui a pro-
posé : que le Gouvernement ait ses écoles, sans autre pri-
vilège qu'une protection spéciale, mais non exclusive, et
qu'il les organise d'après la loi commune. C'est ainsi qu'il
faut entendre la liberté d'enseignement (8). » « Il se sou-
(1) L'Education pratiqué, p. 21.
(2) L'Education pratique, p. 24.
(3) C. r. des travaux de la Société d'Education, 1840, p. 22.
(4) Gasc, op. cit., p. 178.
(5) Ibiâ., p. 181.
(6) C. r. des travaux de la Société d'Education, 1840, p. 22.
(7) M. de Vatimesnil, Ordonnance du 26 mars 1829.
(8) Gasc, op. cit., p. 198.
D'EDUCATION DE LYON 113
mettra le premier à la loi nouvelle comme les autres, et il
en profitera à son gré, comme les particuliers eux-anê-
mes (1). » « Il sera dans la même position que les autres
chefs d'établissements, ayant cependant de plus l'avantage
de ne pas payer le loyer de ses bâtiments (2). »
L'égalité des 'conditions légales ferait une liberté « no-
ble et loyale », elle établirait entre eux et lui « une rivalité
pleine de dignité ». Enfin, cette concurrence serait encore
mieux assurée, si, par une mesure libérale qui accorderait
aux maîtres privés le droit de participer aux pensions de
retraites constituées par la caisse de l'Université, rensei-
gnement privé était assuré de conserver son personnel. La
Société d'Education en faisait la proposition, ainsi qu'on
l'a vu plus haut. Quelle différence pourrait-on admettre
entre des hommes munis des mêmes titres, et comment
les uns jouiraient-ils d'un privilège au détriment des au-
tres ? Pourquoi l'Etat serai t-il fondé à mettre dans la ba-
lance le poids de son autorité et des finances publiques en
faveur seulement d'un certain nombre ? La compétence
égale devait jouir des mêmes droits et des mêmes garanties.
Pour cela, il était nécessaire de réformer la constitution
administrative de l'Université, car c'était à elle qu'il fal-
lait attribuer « l'état précaire » où languissaient les chefs
d'institution et les erreurs dans la direction de l'éducation
publique ; c'était « à la réunion des pouvoirs administra-
tifs et de la direction universitaire dans les mêmes
mains (3) ». « Les changements fréquents qu'amènent
dans l'administration les crises ministérielles sont plus
funestes à l'instruction publique qu'à toute autre partie de
l'administration (4). »
C'est pourquoi il conviendrait que le chef, le grand-maî-
tre de l'Université, ne fût point un ministre, un homme
politique. « Tant que les attributions du grand-maître de
l'Université seront confondues avec celles du Ministre de
l'Instruction publique, cette confusion de pouvoirs incom-
patibles dans l'ordre constitutionnel comme dans l'intérêt
de l'enseignement, portera ses fruits et paralysera les

(1) Gasc, op. cit., p. 182.


(2) Ibid., p. 183.
(3) VEducation pratique, p. 47.
(4) Gasc, op. cit., p. 183.
114 SOCIETE NATIONALE
meilleures intentions (1) ».'-..« Avant tout, il faut détruire
cette autorité centralisante qui, se substituant à tous
les autres pouvoirs, nuit au bien général comme aux in-
térêts des individus, qui ne veut ou ne peut connaître les
détails de. l'enseignement et de l'administration, qui n'en-
courage que par hasard ou par caprice le zèle et le ta-
lent (2). » « L'Etat, disait M. Hoffet, doit songer à se créer
une influence réelle dans les établissements d'instruction.
Le seul moyen d'y réussir est le système des encourage-
ments. Il ne faut pas qu'il y ait rivalité entre les établisse-
ments privés et l'Etat. Il faudrait nommer un grand-maî-
tre de l'Université et un Ministre de l'Instruction publi-
que supérieur au grand-maître. Le Gouvernement devrait
recommander à ses fonctionnaires de faire des efforb
pour faire cesser cette espèce de scission qui existe entre
les membres de l'Université et les autres membres du
corps enseignant (3). » Cette opinion était partagée même
par des universitaires. « Tant qu'une administration en-
core plus préjudiciable qu'inutile a pesé et pèsera de tout
le poids de son sceptre de plomb sur l'Université de
France, toutes les lumières que cette Université recèle
dans son sein sont restées et resteront encore assoupies
dans un état de stupeur et d'engourdissement (4). »
Que si l'on s'obstinait « à conserver des fonctions minis-
térielles au chef de l'instruction publique », il faudrait
alors créer des Universités distinctes, indépendantes les
unes des autres, avec une administration particulière et
relevant d'une même loi. Cette idée, contenue dans l'or-
donnance du 17 février 1815, qui avait pour but de « faire
disparaître toute trace de despotisme impérial » et dont
les considérants constituaient un véritable réquisitoire
contre l'Université napoléonienne, était reprise par les
chefs d'institution, qui y voyaient la condition la plus fa-
vorable à la pratique de la liberté d'enseignement et à

(1) L'Education pratique, p. 47.


(2) Gasc, op. cit., p. 179.
(3) Projet de mémoire pour l'Académie de Lyon, 1834, manu-
scrit.
(4) Pétition à S. M. Louis-Philippe I", par F.-G. Pottier, profes-
seur d'humanités au Collège royal Henri-IV, 1830. — Cf. aussi :
De l'état des gens de lettres et des hautes écoles, par Prunelle,
Paris, chez Méquignon-Marvis, 1819, p. 40 et suiv.
D'EDUCATION DE LYON 115-
son organisation légale. « Par.ce moyen, la promesse de
la Charte de 1830 serait une réalité (1). » « Nous voudrions
qu'il fût établi, dans un certain nombre de villes du
royaume, des Universités libres, indépendantes les unes
des autres, indépendantes surtout de ce corps que nous
appelons aujourd'hui si improprement de ce nom ; des
Universités telles qu'elles existaient autrefois en France,
telles que nous les trouvons encore en Allemagne et que
M. Cousin nous les a fait connaître (2). »
Une réforme dans l'un ou l'autre sens ferait « que l'au-
torité supérieure s'élèverait au-dessus des préventions et
des passions qui animent d'ordinaire les corps et les par-
tis, et, les dominant tous sans en épouser'aucun, ferait
servir leur rivalité au progrès de l'éducation et de l'ensei-
gnement. Cette autorité, affranchie des préoccupations
universitaires, qui rappetissent ses vues, accorderait un
égal appui à toutes les écoles, qui accepteraient, dès ce
moment, avec confiance sa surveillance et son patronage.»
Alors, tous les établissements « concourant au bien-être
général et, cependant, chacun dans la libre sphère d'ac-
tion qui lui est propre, pourraient rendre tous les services
que comporte la direction qui leur est tracée par leur po-
sition et par leurs principes (3) ». Dans de telles condi-
tions, l'autorité supérieure, « dépositaire du code sacré
des lois,. aurait alors cette haute puissance paternelle qui
veille en grand sur les premiers intérêts de la Société ;
organe de ces lois, elle planerait comme un génie tuté-
laire sur l'ensemble du système général de l'enseignement
et jouirait sans cesse de la douce mission d'encourager
de nobles rivalités (4) ».
Tels seraient les effets d'une réforme qui rendrait à eux-
mêmes les membres du corps enseignant et assurerait leur
indépendance au sein même de l'Université.
Une Université décentralisée, libérée des influences po-
litiques, fondée sur des lois auxquelles seraient soumis
également tous les membres de l'enseignement, sans aucun
privilège ni exclusivisme, favoriserait le zèle, l'émula-

(1) Gasc, op. cit., p. 179.


(2) Jacquemet, De la liberté d'enseignement, 1840.
(3) L'Education pratique, p. 23.
(4) Gasc, op. cit., p. 184.
116 SOCIETE NATIONALE
tion, le progrès et assurerait à chacun les garanties d'au-
torité nécessaires qu'exige la compétence : voilà l'idée que
les maîtres privés se faisaient, entre les années 1830 et
1840, de la liberté d'enseignement dans son exercice légal.
Ces vues, bien éloignées de celles des libéraux catholi-
ques, dont les maîtres privés ne se rapprochaient que par
une commune affirmation du principe, étaient plus voi-
sines de celles de Guizot, dont elles différaient, cependant,
par une plus large application du principe à l'Université
elle-même. Le duc de Broglie devait, en effet, les repous-
ser plus tard (1). Devait-il répondre victorieusement à ces
raisons, en objectant qu'un grand-maître indépendant se-
rait plus puissant qu'un ministre et.en déclarant-la ques-
tion insoluble? Nous ne le eroj'ons pas, et ce n'est point
le lieu de le rechercher. Ge qu'il faut constater, c'est que
le Gouvernement rejetait le système des maîtres privés
avec autant de force que celui de la liberté absolue, pour
la même; raison, la crainte des Congrégations, tandis que
..
les maîtres,-, redoutant moins celles-ci, quoiqu'ils se reh-
dissent compte de ce qu'elles auraient à y perdre, en rai-
.
son d'une concurrence plus grande, désiraient une appli-
cation loyale du principe. La considération générale du
bien public l'emportait, chez eux, sur les intérêts égoïstes.
« Que chacun fasse comme nous, disait l'un d'eux, abné-
gation de ses propres intérêts, et la liberté d'enseignement
s'établira tout naturellement (2). » D'un autre côté, la
même considération du bien public les arrêtait sur la voie
des facilités excessives : « Nous repousserions, disaient-
ils, la liberté absolue plus énergiquement encore que le
monopole, et, loin d'être opposés aux garanties dont le
Gouvernement doit environner le libre exercice de l'ensei-
gnement et de l'éducation, nous les réclamerions plus for-
tes et plus efficaces (3). » Ils ne voulaient donc ni d'un sys-
tème anarohique, ni d'un système qui, resserrant trop les
liens d'attache avec la politique, empêcherait l'enseigne-
ment de se mouvoir avec aisance entre l'autorité des tradi-
tions classiques et les contingences sociales.
Alors, comme aujourd'hui, il s'agissait d'écarter, la po-
(1) Rapport sur le projet Vi-lilemain, 12 avril 1844.
(2) Gasc, op. cit., p. 174.
(3) L'Education pratique, p. 443.
D'ÉDUCATION DE LYON 117
litique de l'enseignement et de l'éducation, dé quelque
façon qu'elle y fût liée, de replacer l'action de l'Etat dans
sa sphère naturelle, de le ramener à son rôle de protecteur
également bienveillant pour tous, et de fortifier, par une
législation équitable et libérale, la situation et l'autorité
des chefs d'établissement, afin qu'ils puissent, dans des
conditions semblables de concurrence et en dehors de tout
esprit de parti, travailler au bien général, à l'éducation
nationale, en orientant leurs entreprises avec intelligence
et 'méthode vers les besoins particuliers des 'familles et
des localités," sans perdre de vue les besoins supérieurs
du pays ni les traditions de l'esprit français.
L'Académie de Lyon approuvait, en 1836, un rapport
où il était dit ; « il faut que les législateurs modernes
suivent l'exemple des législateurs anciens, qui faisaient
reposer sur l'éducation publique l'édifice-entier de l'Etat,
<ît qu'ils profitent de l'avis que leur donnent les partis
ennemis qui ne s'accordent à réclamer là liberté absolue '

de l'enseignement que parce qu'ils ont senti là nécessité


de l'exploiter chacun à son avantage (1) ». -
On se rendait nettement compte de la tâche qui s'offrait-
..

à tous : « Entre les dangers d'une liberté illimitée et un--


absurde monopole, n'y a-t-il pas de milieu, et n'est-il pas
une sage et libérale organisation qui concilierait les soli-
citudes de la religion et de la société, la surveillance du
Gouvernement avec les droits des pères de famille et la
liberté de l'éducation?... Toute la question est là, et le
temps est venu de l'examiner (2). »
Toute la question était là, en effet, et elle se posait à
divers points de vue, pour les maîtres privés, pour les
maîtres publics, pour les familles, pour l'Etat et pour
l'Eglise. Le progrès d'une législation consiste précisément
à mettre d'accord les formules juridiques avec les besoins
et les moeurs, dont le mouvement devance presque tou-
jours l'action des législateurs. Un problème si grave en soi,
si important pour l'avenir de l'éducation en France, doit
comporter une solution dont la suite de cette histoire four-
nira peut-être le principe. A cette époque, la diversité des
(1) Rapport présenté à l'Académie royale des sciences, belles-
lettres et arts de Lyon, par M. Grandperret, ^836, p. 8.
(2) L'Education pratique, p. •? V3.
118 SOCIETE NATIONALE
besoins, la force et l'opposition des partis, leurs illusions
ou leurs espérances, leurs sophismes aussi, empêchaient
d'apercevoir le rapport des termes. On se demandait néan-
moins comment donner à l'éducation publique et privée
un caractère national; comment l'éducation nationale pou-
vait s'unir à l'éducation religieuse ; comment une éduca-
tion nationale et religieuse conserverait ou acquerrait une
valeur scientifique ; comment elle pourrait être placée à
l'abri des influences de partis; quels rapports étaient
possibles entre la famille et l'école, entre l'école et l'Eglise,
entre l'école et l'Etat. Tandis que le Gouvernement cher-
chait l'unité des termes dans l'action supérieure de l'Etat
et le clergé dans celle de l'Eglise, s'efforçant de faire pré-
valoir un point de vue politique ; que quelques-uns rê-
vaient déjà, comme Gormenin, d'un Etat enseignant, qui
professerait la neutralité et laisserait l'éducation à la fa-
mille (l),les maîtres privés ne concevaient qu'un rapport
commun possible, la liberté professionnelle d'enseigner
au sein même du corps enseignant affranchi lui-même, li-
berté qui, en conférant des droits, prescrit aussi des de-
avoirs aux maîtres envers le pays, envers les consciences,
à l'égard des familles, par rapport à la science même, car
l'enfant, à qui s'adressent l'instruction et l'éducation, est
à la fois un esprit à éclairer, un être moral à former, l'hé-
ritier d'un nom à conserver, un citoyen à préparer, et ceci
résume la tâche des maîtres, c'est-à-dire leurs devoirs en-
vers la patrie, envers la religion, envers la science, envers
les familles, envers eux-mêmes. Ce point de vue devait-il
prévaloir ?
En 1839, il était temps de l'examiner au moins, car les
maîtres s'étaient préparés, non moins que les pères de
famille, par dix années de luttes discrètes contre l'abus
des taxes, le monopole et les circulaires, qui tendaient à
le rendre plus effectif, à revendiquer énergiquement leurs
droits. Le mouvement était parti de Lyon, et les maîtres
étaient unanimes 'à faire à la Société d'Education un mé-
rite de cette initiative. On était alors à la veille de la
grande bataille.
(1) Timon, l'Education et l'enseignement, 1847.
D'ÉDUCATION DE LYON 119

CHAPITRE IV

Les premiers travaux pédagogiques.


I. Confusion des idées en matière pédagogique vers 1830.
IL Les pédagogues suisses et leur influence sur la So-
ciété d'Education. — III. La question du latin et de la
valeur éducative des lettres et des sciences -.— IV. Efforts -
pour améliorer le personnel des établissements privés.

La défense des intérêts professionnels n'avait point fait


perdre de vue des besoins plus généraux. En réclamant
la liberté d'enseignement, les fondateurs de la Société
d'Education invoquaient, en dehors des arguments déve-
loppés plus haut, des motifs supérieurs d'ordre moral et
pédagogique. Ils n'avaient pas seulement été soutenus
dans leur lutte par l'espérance d'obtenir des garanties per-
sonnelles et une" charte corporative, 'mais aussi par une
foi profonde dans l'excellence de l'oeuvre à faire. Ils
avaient compris, pour justifier leurs revendications, la né-
cessité de se bien pénétrer des devoirs, qu'impose la haute
mission d'instituer la jeunesse, et de se donner à eux-mê-
mes le maximum de compétence, alors qu'on sortait à
peine de la plus profonde des crises sociales et qu'il sem-
blait que tout fût à créer dans l'ordre pédagogique. Ils
aspiraient à augmenter en eux les qualités qui font le
maître et l'éducateur, la science des -choses et celle des es-
prits, la connaissance des méthodes les plus propres à dé-
velopper ceux-ci, à fortifier celle-là. Ils espéraient ainsi
servir la cause de l'éducation générale, mériter la consi-
dération publique et dissiper les défiances du pouvoir.
C'est pourquoi, de très bonne heure, l'habitude s'établit
de consacrer à l'examen des questions de pédagogie géné-
rale ou spéciale quelques-unes de leurs séances. Il n'est
pas de problème qu'ils n'aient posé. On trouverait, dans .
les mémoires qu'ils ont rédigés ou provoqués, la matière
120 SOCIETE NATIONALE
du plus complet et du plus pratique des traités d'éduca-
tion.
C'est surtout à partir de 1840 que ce genre de travaux
se multiplia. Pour la période qui nous occupe, il ne reste
que des souvenirs, conservés en quelques mots par le se-
crétaire rédacteur, car la Société ne commença à publier
dans les journaux le compte rendu de ses séances, qu'à
partir de 1839, et un bulletin annuel qu'en 1843, quoi-
qu'elle eût participé, dès 1838, à la rédaction d'un journal
pédagogique dont il a déjà été question (1). Divers mé-
moires publiés dans ce journal ou dans le premier nu-
méro des Annales de la Société d'Education, avaient été
préparés et communiqués à celle-ci à une époque anté-
rieure. Il n'est donc pas impossible de se faire une idée
de ses travaux à cette époque.
Obéissant aux tendances pratiques et idéalistes qui dis-
tinguent l'esprit lyonnais, elle tâcha de se rendre compte
des besoins moraux et intellectuels des générations qui
s'élevaient, des faits et des principes, afin d'éviter les uto-
pies et de réaliser, dans les établissements privés, des ré-
formes propres à en relever la valeur, cherchant à l'étran-
.
ger plutôt qu'en France même les indications utiles.
I. — Nous devons jeter, au préalable, un coup d'oeil sur
l'état général des esprits en matière d'enseignement et d'é-
ducation à cette époque, afin de mieux comprendre la pen-
sée des hommes qui composaient la Société au moment où
elle entreprit ces travaux. Chacun désirait alors une ré-
forme du système d'éducation institué au lendemain de la
Bévolution, et chacun, s'attaquant aux imperfections de
ce système, ouvrait un avis et s'efforçait de saper par la
base la citadelle, que Bonaparte avait élevée comme une
Bastille, où l'esprit était enchaîné, et comme un rempart
de défense, derrière lequel la jeunesse devait apprendre à
soutenir le bon combat pour les idées nouvelles. Les Bour-
bons l'avaient laissée debout et Louis-Philippe en réparait
les brèches. L'opinion était divisée et très confuse. Cha-
cun entendait à sa guise ces grands mots d'éducation et
d'instruction. La question de compétence, comme celle
des programmes et des méthodes, se posait à tous, cepen-

(1) Cf. chap. I", p. 62.


D'EDUCATION DE LYON 121
dant, avec non moins d'opportunité que la question de mo-
rale, aux pères de famille, au clergé, aux hommes politi-
ques, aux universitaires, aux maîtres privés, dans des ter-
mes insuffisants pour les uns, excessifs pour les autres.
L'embarras des pères de famille était très grand, en pré-
sence de la mêlée confuse des opinions, des systèmes et
de leurs propres devoirs. Bien peu étaient capables de se
rendre compte des questions qui s'agitaient. Etrangers .

aux choses et aux principes, ils hésitaient ou ne se déci-


daient que d'après leurs convictions politiques, ou d'après
leurs intérêts immédiats, artisans ou petits bourgeois, 'mi-
litaires ou fonctionnaires, parvenus sans éducation ou let-
trés, riches propriétaires ou nobles. C'est à peine s'ils ac-
cordaient aux maîtres l'estime que ceux-ci méritaient.
« Ils sont les premiers à ne pas honorer une profession
consacrée à leur former des enfants tels qu'ils désirent
les avoir...; on pensait, chez les Romains, que, pou.r ac-
quérir la noblesse, il fallait être capable de se faire chérir
d'un grand peuple en le servant par des lumières et des ta-
lents (1), » L'auteur de ces lignes concluait que le mal était
« l'ouvrage de leur sottise; parce qu'il est bien 'difficile que
l'instruction prenne un grand essor parmi des gens qui
ne savent pas en connaître l'importance ». S'ils hasar-
daient des critiques, elles portaient surtout sur le système
même des études, encore qu'elles fussent très vagues :
« L'un se plaint qu'on donne trop aux mathématiques,
l'autre trop au grec et au latin ; celui-ci dit que l'on fati-
gue la jeunesse en l'occupant de trop d'objets ; celui-là
trouve qu'on néglige la morale et la religion ; personne
ne prend la peine d'examiner ce qui est ; on juge tout
d'après ce qui fut, et toujours avec une forte prévention
contre l'origine de ce qui existe (2). » Ils jugeaient à tort
et à travers. Leur aveuglement, leur ignorance, le goût
des jouissances les empêchaient de comprendre leurs de-
voirs à l'égard de leurs enfants, de connaître ceux-ci, ou
les portaient à rechercher des succès de parade, toujours
prêts à les justifier par leur bonne nature, à nier le mal,
(1) Vues sommaires sur le perfectionnement des études, 1817,
p. 119.
(2) Exposé de l'état actuel de l'instruction publique en Fra.nee, "

1815, p. 19.
182 SOCIÉTÉ NATIONALE
_
à accuser les maîtres, à exagérer-tour à tour l'indulgence
ou la sévérité." «.Nos pères de famille, 'Cormenih le con-
statait "•.encore en 1849, si sensibles,- si chatouilleux et si
instinctivement,, si 'admirablement bien avertis et éclairés
à l'endroit' de l'hygiène, de là morale et de la religion de
leurs enfants, redeviennent fort ignorants et fort indiffé-
rents sur les matières et les méthodes de l'enseigne-
ment (1). »Ils s'abandonnaient aux circonstances ou aux
influences qu'exerçaient sur eux le clergé ou les hommes
.politiques, qui se disputaient la direction de l'Université.
Le clergé, vers 1835, se ralliait aux ennemis de l'Uni-
versité. Il réclamait la liberté d'enseignement comme le
seul moyen d'agir efficacement sur les progrès de l'esprit
public et afin de se relever de l'impopularité où il était
tombé ; mais, avait-il la science nécessaire pour rester
le maître des intelligences ? L'opinion estimait d'ailleurs
qu'il avait une autre mission à remplir.
Les catholiques de France aspiraient alors à régénérer
le pays par l'éducation religieuse, mais ils ne concevaient
d'autres moyens d'y parvenir que ceux que l'Ancien Ré-
gime avait pratiqués : livrer l'enseignement aux Congré-
gations et faire de celles-ci un puissant instrument d'ac-
tion politique, capable de rendre de grands services, non
seulement à la cause de la religion, mais au pouvoir qui
saurait s'en servir.
Ils s'étaient constitués en parti religieux, et ce parti,
ayant conçu d'ambitieuses visées politiques, s'était fait de
la nouvelle charte un instrument de lutte. Il se composait
de tous ceux qui avaient poussé Louis XVIII et Charles X
dans les voies de l'absolutisme ; mais il avait compris que
c'eût été une faute de lier la cause de l'Eglise à celle
d'une dynastie et qu'il fallait s'accommoder de la liberté,
en user même, et faire tourner ses maximes au bien
de la religion. Le libéralisme catholique était né. Les
militants du parti firent entendre de solennels discours
sur la nécessité de l'éducation religieuse et d'âpres cri-
tiques contre le demi-scepticisme de l'Université. Se sou-
venant de l'effet désastreux produit par l'aveu de Mgr de
Frayssinous, en 1824, ils évitaient de mettre en cause
(1) Timon, l'Education et l'enseignement, p. 20.
". D'ÉDUCATION DE LYON 123
les Congrégations, surtout l'ordre des Jésuites, impopu-
:
laires depuis les- persécutions contre le Jansénismes mais
au fond ils ne travaillaient que pour elles, comme oh
devait le reconnaître en 1850. .Le clergé brava la critique
et fit cause commune avec le parti. Il éprouvait un
certain dépit à se voir subordonné a l'autorité universi-
.

taire, qui s'affirmait chaque jour, davantage, et peu à peu


éliminé des chaires publiques par Tinstitutiqn des con-
cours d'agrégation. Il réclamait depuis longtemps l'indé-
pendance des écoles ecclésiastiques. Ensemble ils récla-.
mèrent davantage la liberté absolue d'enseignement,
avec la conviction ou l'illusion que par ce moyen ils al-
laient refaire une France chrétienne et rattacher la
science et la Révolution à la religion restaurée.
Le clergé cependant manquait alors de la science suf-
fisante, si l'on en croit l'opinion de quelques-uns, et c'était
un obstacle à de tels desseins. Il ne s'était point encore
lavé des accusations portées contre lui par La Chalotais
et par l'ancienne Université elle-même, trente ans ayant
sa disparition.- Combien de pamphlets, depuis, n'avaient
pas renouvelé ces griefs ? Lamennais lui-même osait
contester même la valeur de sa science théologique : « La
théologie, si belle, si attachante, si vaste, n'est aujour-
d'hui, telle qu'on l'enseigne dans la plupart des sémi-
naires, qu'une scholastique mesquine et dégénérée, dont
la sécheresse rebute les élèves, et qui ne leur donne au-
cune idée de l'ensemble de la religion, ni de ses rapports
merveilleux avec tout ce qui intéresse l'homme, avec tout
ce qui peut être l'objet de sa pensée... Retranchez de vos
cours tant de vaines questions, qui fatiguent les jeunes
gens destinés au sacerdoce, et leur enlèvent un temps
précieux, qu'ils emploieraient plus utilement à s'instruire
des choses applicables au siècle où ils vivent et au monde
où ils doivent agir (1). » A plus forte raison les autres
sciences, qui lui étaient moins familières, ne trouvaient-
elles en lui qu'exceptionnellement des hommes avertis.
Le statut de 1821 avait, disait-on, « consacré un véritable
système d'obscurantisme », dans lequel « les études scien-.

(1.) Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l'église,


1829.
.124 SOCIETE NATIONALE
tifiques et littéraires n'avaient plus rien de commun en-
tre elles », et depuis cette époque les règlements n'avaient
pas eu pour objet « le perfectionnement de l'instruction
publique, mais sa dégradation (1) ». Alors qu'on sentait
la nécessité d'avoir à la tête de l'instruction publique
des hommes de carrière, « très mûrs, très instruits et
très sages », le clergé n'ojïrait que « de jeunes maîtres,
destinés bientôt à remplir d'autres fonctions, après quel-
ques années de professorat (2) ». Son influence sur l'Uni-
versité n'avait pas été heureuse, à cause de la jeunesse
et de l'inexpérience des professeurs improvisés qu'il four-
nissait, et l'on se rappelait que celle qu'il avait exercée
sur les esprits avant la Révolution avait été inefficace.
La Révolution n'avait-elle pas été faite par des hommes
qui avaient reçu l'éducation des Jésuites et des, Orato-
riens ? Cette observation s'éclaircit, quand on songe que,
de nos jours encore, les hommes les plus hostiles à l'Eglise
ont, la plupart, été élevés de la même manière. « Plus j'y
pense, disait un écrivain, plus je me persuade que la na-
tion française, avec cette belle éducation que l'on regrette,
en était venue au point de n'avoir aucun principe, aucune
idée positive... La nourriture morale que nous recevions
n'était pas en rapport avec les forces acquises, et l'instruc-
tion demeurait toujours la même (3). » « Je me souviens
encore, disait un autre, d'avoir été élevé dans un collège
dont tous les fonctionnaires étaient des ecclésiastiques ;
eh bien je puis assurer, sans crainte de calomnier mes
1

camarades, que nous étions presque tous de francs petits


libertins (4). » Un troisième répétait la même chose, vingt
ans plus tard : « Combien j'ai vu de jeunes gens ne subir
qu'avec dérision les messes, les processions et les sacre-
ments ; sortir du collège par dégoût même à l'existence
de Dieu (5). » On contestait donc même l'efficacité de

(1) Gasc, op. cit., p. 35.


Bernardy, professeur d'élociuence au Collège royal de Poi-
(2)
tiers, Vues générales et sommaires sur le perfectionnement des
études, Paris, 1817.
(3) Izam, Exposé de l'étal actuel de l'instruction publique. 1815,
p. 35.
(i) Grande guerre contre l'Université, 181G, p. 23.
(5) Collard, Coup d'oeil sur l'état de l'instruction publique, 1835,
p. 17.
D!EDUCATION DE LYON 125
l'éducation religieuse donnée dans les collèges tenus par-
les ecclésiastiques. Le mal était évidemment profond;
mais qui sait s'il ne l'eût pas été davantage dans d'autres
conditions ? Souvent, certaines âmes ne peuvent être
comprises que par une âme de prêtre. Quoi qu'il en soit,
l'opinion doutait de l'efficacité d'un enseignement donné
par le clergé, de sa valeur scientifique ou. pédagogique,
et même de sa valeur morale.
D'ailleurs, n'était-ce pas l'éloigner de sa véritable mis-
sion que de le pousser vers l'enseignement ? Ne devait-il
pas songer d'abord à se réformer lui-même et se préparer
à exercer par les vertus sacerdotales une influence pro-
fonde sur les familles, sur la Société et sur les conscien-.
ces ? « Plus le clergé aspire à multiplier ses devoirs et
à verser sur la Société tous les bienfaits qu'il est dans
ses principes d'y répandre, moins il doit fermer les yeux
sur les malheurs qui l'affligent lui-même. Quel vide dé-
plorable dans da Tribu de Lévi, que d'ouvriers sages et
éclairés que redemande la religion éplorée, qui man-
quent-partout à la moisson évangélique !... le clergé,
quand bien même il serait partout la lumière du monde,
comme il a été institué pour l'être, devrait, en se diri-
geant par un zèle mesuré et selon la science, courir au
plus pressé, pour raviver partout le ministère auguste
et l'oeuvre de Jésus-Christ, en reportant dans tous les
coeurs les ordonnances saintes de la loi... (1) ». La géné-
ration de ce temps n'était point antireligieuse, mais en-
nemie du catholicisme formaliste. Elle regardait la reli-
gion comme une puissance morale, dont l'action devait
s'exercer sur les âmes, pour les toucher et les élever. On
était alors en plein romantisme et on se souvenait des
émotions que Rousseau et Chateaubriand avaient fait
éprouver, au sortir de la Révolution, à tant d'hommes,
qu'elle avait brisés. La mission du clergé devait être
toute de pacification et d'indulgence. C'était à l'insuffi-
sance de ce ministère, non à ce que l'enseignement avait
été enlevé aux Congrégations, que tenait l'irréligion du
siècle, et cette remarque était répétée tous les ans par les

(1) Vues générales et sommaires sur le perfectionnement des


éludes, p. 116.
126 SOCIETE NATIONALE
pamphlétaires. Il fallait donc que le clergé se consacrât
à l'évangélisation des masses plutôt qu'à l'enseignement.
Ainsi le clergé était l'objet de critiques assez vives,
qui mettaient son zèle en doute non moins que sa science,
et qui lui indiquaient une autre voie à suivre que celle
où les politiciens l'entraînaient. Ces critiques n'empê-
chaient pas l'action de ceux qui ne concevaient la Société
chrétienne qu'enveloppée par un réseau de Congrégations
puissantes et maîtresses de l'enseignement, l'Eglise au-
trement que liée à un parti politique ; qui forçaient au
besoin la barrière des lois, provoquaient des procès re-
tentissants, comme celui des Jésuites de Montrouge ou
de l'Ecole libre, pour tâcher de soulever l'opinion. Le
public, au contraire, suspectait le clergé de réaction. Il
se demandait si on ne risquait pas de déplacer de la
sorte les questions relatives à l'éducation et de les rat-
tacher d'une manière spéciale à la politique. N'était-ce
pas un danger pour l'Eglise, plutôt qu'un avantage ?
Dans le parti opposé, d'autres semblaient d'ailleurs jus-
tifier cette attitude. Les ancêtres du radicalisme, qui se
qualifiaient alors de libéraux, en face des ultramontains,
prétendaient rattacher l'éducation à la politique officielle.
Les socialistes n'étaient point dangereux, mais ceux-là
composaient un parti toujours prêt à agiter le spectre
noir. C'était l'office du député Vatout. Ce parti s'était rat-
taché au ministère Martignac et à Louis-Philippe. En
matière d'éducation, il admettait que celle-ci devait res-
ter aux mains de l'Université, mais liée au Gouverne-
ment, comme elle l'avait été sous les Bourbons et sous
Napoléon. Dans une pétition individuelle adressée aux
députés, en 1830, il était dit : « Cette heureuse révolution
serait bientôt arrêtée, si les agents de la puissance pu-
blique ne s'empressaient de seconder sa marche par des
institutions analogues à sa nature... C'est en regrettant
le défaut d'intervention de la législature dans la haute
question de l'éducation nationale, que j'ose appeler toute
votre attention sur la plus efficace des institutions, sur
celle qui est l'appui commun de toutes les autres, puis-
que seule elle leur donne la sanction des habitudes mo-
rales. Un système général d'éducation, convenablement
approprié à notre position politique peut seul garantir
D'EDUCATION DE LYON 127
au présent et à Vavenir les effets de la Révolution qui
vient de s'accomplir... La plus grande calamité serait de
rester plus longtemps dans l'état d'incohérence qu'offre
notre système actuel d'éducation avec notre état politi-
que... (1) ». N'était-ce pas une reprise de la théorie que
Guizot avait soutenue, en 1816, alors qu'il écrivait : « Si
ce n'est que dans le sein et sous l'empire de la royauté
constitutionelle que peuvent se fondre ou s'abîmer les
partis qui nous agitent encore, ce n'est également que
dans les écoles publiques que la jeunesse apprendra à
ne connaître d'autres intérêts que ceux de VEtat et de
son souverain... Ainsi, l'Instruction publique appartien-
dra réellement au roi et à VEtat, sera véritablement sous
la direction de l'autorité souveraine (2). » Les hommes
de ce parti ne variaient pas à cet égard et la thèse de
Guizot était énergiquement soutenue : « Nous ne sau-
rions croire, écrivait encore Abel Desjardins, qu'en pro-
mettant la liberté notre Constitution l'ait promise sans
frein et sans limites... Nous avons mis tout en oeuvre
pour empêcher les envahissements et les abus du pou-
voir, sans renoncer aux avantages d'une surveillance ac-
tive et d'une direction prudente ; car, à nos yeux, une
sage autorité ne ruine pas la liberté, elle la régularise
et la fortifie (3). » Cette doctrine était de nature à inquié-
ter les adversaires du régime. L'Université devait en
éprouver quelque dommage. Car, enfin, l'éducation pou-
vait-elle être un écho de la politique du jour ? Une ques-
tion, en face de cette situation, venait nécessairement à
la pensée des hommes modérés, qui était de savoir dans
quelle mesure, pour revêtir un caractère national, l'édu-
cation publique et l'Université devaient être rattachées
aux formes constitutionnelles et subir l'action des Pou-
voirs. On a vu déjà que les maîtres privés ne l'entendaient
pas de la même manière que ceux-ci ; mais ceux-ci étaient
soutenus par une forte partie de la nation, qui ne croyait
pas qu'il fût possible de lutter contre la réaction, sans
s'appuyer sur l'Etat et sans le soutenir lui-même.
(1) Rey, Pétition à la Chambre des députés, 1830, p. 2-7.
(2) Essai sur l'histoire et sur l'état actuel de l'instruction pu-
blique, p. 134, 15G.
(3) A. Desjardins, Essai sur Venseignement, 1841, p. 64.
128 SOCIETE NATIONALE
L'Université faisait de louables efforts pour se rendre
digne du rôle prépondérant auquel on la destinait parmi •
toutes les institutions du pays, et, si elle avait à essuyer
les critiques de nombreux détracteurs, les défenseurs ne
-lui manquaient point, ni les apologistes, ni les maîtres
bien intentionnés. Elle était l'héritière de la vieille Uni-
versité de Paris, qui avait appelé de ses voeux, pendant
un siècle, une constitution nouvelle ; mais elle s'était pé-
nétrée de l'esprit scientifique, qui avait enfanté déjà tant
de merveilles, et. de cet esprit de liberté, qui avait soufflé
sur toutes les institutions. Pourtant, elle restait attachée
aux habitudes de discipline militaire, au milieu desquel-
les elle avait retrouvé la vie, et elle prétendait les im-
poser à la fois à ses membres et à ses disciples.
Elle n'avait pas hésité devant une réforme radicale,
de son personnel administratif et enseignant, écartant
les hommes « qui s'y étaient introduits dans des temps
où la licence de la conduite et des opinions était un titre
à la préférence », appelant ceux « que leur état, leur
caractère ou leurs principes en avaient fait bannir »,
bien qu'ils fussent encore « l'objet de la méfiance, tant
du Gouvernement lui-même que du parti qui les avait
longtemps opprimés (1) ». Tous les honnêtes gens trou-
vaient accueil, faveur, protection ; et, loin d'être obligés,
en .y entrant, de renoncer à eux-mêmes, ils y vivaient en
paix et à l'aise, dans une atmosphère douce et libre... »
L'inspection de 1814 et les ordonnances de 1815 avaient
achevé l'épuration et introduit partout une saine disci-
pline dans le régime intérieur des collèges. Un certain
esprit de corps, une certaine solidarité mentale liait entre
eux les membres de l'enseignement et leur permettait,
à l'égard des Pouvoirs publics, une indépendance rela-
tive, à laquelle ils semblaient tenir et qui assurait leur
dignité.
L'enseignement qu'ils donnaient s'inspirait des tradi-
tions classiques et faisait aux sciences nouvelles une part
déjà large. L'Ecole Normale s'était constituée la gar-
dienne de ces traditions et le censeur de ces nouveautés.
On vantait la supériorité du plan d'études de la nouvelle
(1) Guizot, 025. cil., p. 104.
D'EDUCATION DE LYON 129»

Université sur celui de l'ancienne : « Quiconque voudra


comparer pièce à pièce, s'il se souvient bien de ce qu'il
a fait ou vu, dans ces anciens collèges, n'a qu'à.lire les
règlements concernant nos lycées. Qu'on les examine, on
verra que les six premières années que l'on passait dans
ces collèges, sans entendre un seul mot de science, sont
employées, dans nos lycées, de manière que les élèves
y peuvent apprendre, non seulement les langues fran-^
çaise, grecque et latine, et tout ce qu'on apprenait de
littérature, mais qu'ils y trouvent de plus : dans les deux
premières années, l'histoire ancienne et la mythologie ;
dans la troisième, l'arithmétique et la géométrie ; que,
dans la quatrième, ils terminent le cours de géométrie
et apprennent l'algèbre jusqu'aux équations du second
degré, inclusivement ; que, dans ces deux années, les
professeurs de la série littéraire dirigent leurs lectures
de manière à leur donner les principales notions de l'his-
toire... ; que, dans la cinquième et la sixième années,
on leur montre la trigonométrie plane et qu'ils sont exer-
cés à l'arpentage et au levé des plans ; que l'on termine
le cours d'algèbre et qu'on leur en montre l'application
à la géométrie ; que, dans la septième, enfin, les élèves
sont instruits sur les principes de la logique, delà méta-
physique et de la morale ; qu'ils ont en même temps un
cours d'histoire naturelle, pour leur faire connaître les
substances les plus utiles et les plus curieuses de la na-
ture ; et qu'enfin, dans un troisième cours, on leur en-
seigne les éléments de physique et de chimie expérimen-
tales... » Les élèves recevaient donc, dans les sept an-
nées, « une instruction plus étendue que celle que l'on re-
cevait dans les anciens collèges, pendant les huit années
qu'on y passait (1). » En 1821, ces programmes avaient
cependant été modifiés, précisément au détriment des
bonnes études (2).
Les membres inférieurs de l'Université, les maîtres
privés critiquaient librement le nouvel état de choses.
Ils estimaient qu'il ne répondait pas aux voeux et aux
besoins du pays, qu'on avait trop conservé les anciennes

(1) Exposé de l'étal actuel de l'instruction publique, p. 54.


(2) Voir plus haut, p. 124.
130 SOCIETE NATIONALE
habitudes scholastiques et les vieilles méthodes. Ils re-
grettaient que « la trop courte administration de R. Col-
lard » n'eût pas permis de réaliser tous les progrès dé-
sirables, et que l'inexpérience de ministres, comme Vati-
mesnil, Barthe ou Montalivet, même leur ignorance des
questions professionnelles, eussent aggravé un mal que
la centralisation rendait universel. « L'administration de
l'Université n'avait montré quelque sollicitude que pour
son état-major, sa bureaucratie et ses établissements pri-
vilégiés (1). »
Attachés à l'Université pour des motifs d'ordre général
et parce qu'ils comprenaient la nécessité de garanties et
d'une tutelle publique, ils s'en éloignaient pour des rai-
sons morales et ils lui opposaient non seulement de vives
censures, mais encore les hardiesses de l'initiative pri-
vée. Elle ne comprenait, selon eux, ni les besoins de
l'enfance, ni ceux des familles, ni même ceux de la So-
ciété, et s'attardait à de vaines discussions de méthode,
lorsqu'il eût fallu une réorganisation complète du sys-
tème des études.
L'institution universitaire jetait, disaient-ils, tous les
cerveaux dans le même moule. C'était « confondre ar-
bitrairement toutes les capacités, toutes les dispositions,
toutes les intelligences dans la même catégorie..., les
astreindre de gré ou de force au même pas, à la même
marche, pour arriver au même but... méconnaître la na-
ture humaine, pervertir toutes ces destinations providen-
tielles, sans tenir compte des aptitudes individuel-
les... (2) ». « Si vous n'avez qu'un enseignement unique,
il se répandra partout, et il sera nécessairement mau-
vais dans beaucoup d'endroits (3). » Le pasteur Naville
disait, dans le même sens, qu'il ne s'agissait plus de
laisser la jeunesse « languir dans des études qui n'ont
aucun rapport avec les carrières diverses », mais qu'il
fallait « mettre l'instruction en harmonie avec les pro-
grès croissants des arts et du commerce », afin de donner
« à la jeunesse le goût et l'habitude des occupations uti-

(1) L'Education pratique, p. 130.


(2) L'Education pratique, p. 130.
(3) C.-F. Collard, Coup d'oeil sur l'état de l'instruction publique,
1835, p. 41.
D'EDUCATION DE LYON 131
les (1) ». Cette critique ne portait qu'en tant'qtie l'éduca-
tion classique en excluait toute autre, ce qui n'était pas
absolument exact ; mais elle renfermait beaucoup d'exa-
gération, en ce sens que le nombre des élèves n'était point
alors si considérable, qu'il fût un obstacle à l'application
individuelle de l'enseignement commun. Etait-il donc si
mauvais de présenter à tous les esprits un type de per-
fection et de beauté, sur lequel ils étaient appelés à ré-
gler leur évolution ? Si dans l'ordre moral, la vertu se
reconnaît à la conformité de l'effort en vue d'un bien qui
s'impose par une sorte de nécessité, ne serait-il pas con-
tradictoire de nier.cette règle, quand il s'agit de former
les intelligences ? Et n'y a-t-il pas, au contraire, entre ces
deux ordres un lien plus étroit qu'il ne semble ? Qu'est-ce
que l'éducation classique, sinon cet ensemble de connais-
sances moyennes, indispensables à tout esprit cultivé,
dont le champ s'élargit tous les jours, sans doute, mais
dont l'étude doit avoir pour fin essentielle d'équilibrer
en chacun le développement de ses facultés, de les mettre
en harmonie avec sa propre nature, dont le fondement
est la raison ? Il faut donc savoir gré aux héritiers de
l'ancienne Université d'avoir conservé la tradition clas-
sique et de l'avoir élargie. Quelques-uns néanmoins sou-
tenaient qu' « occuper les facultés naissantes des enfants
d'objets qu'elles ne peuvent saisir et auxquelles elles ne
s'appliquent qu'avec répugnance et par contrainte »,
c'était « enchaîner la pensée de l'homme, la détourner
des exercices qui conviennent à sa nature, lui refuser des
aliments, qui seuls peuvent le nourrir et le dévelop-
per (2) ».
Parmi les maîtres privés, quelques-uns voyaient donc
avec assez de justesse les défauts de l'enseignement uni-
A^ersitaire et souhaitaient une réforme de nature à don-
ner satisfaction aux besoins de l'enfance et d'une Société
économique toute nouvelle : mais leurs critiques étaient
excessives.
Et cependant, beaucoup d'entre eux, peu disposés à
l'apostolat des esprits, soit par absence de vocation, soit

(1) Naville, De l'éducation publique, 1832, p. 17.


(2) Gasc, le Livre des Pères de famille, p. 220.
132 SOCIETE NATIONALE
par esprit de lucre, faisaient de l'enseignement un mé-
tier sans dignité, une spéculation, qui jetait le discrédit
sur la profession elle-même, ou, entraînés par l'illusion
des nouveautés, croyaient avoir découvert la solution,
que tant d'autres cherchaient encore, et posé les bases
d'une réforme définitive de l'éducation. Ils disputaient
de questions oiseuses et multipliaient leurs dupes, élu-
dant les lois, falsifiant les diplômes. Ce ne fut pas l'un
des moindres griefs que les partisans du monopole de-
vaient objecter à ses adversaires. N'avait-on pas été
obligé, en 1815, d' « exclure des seules pensions de Paris
quatre cents maîtres sans aveu, dont l'ignorance et les
moeurs grossières étaient les moindres inconvénients ? (1) »
Les inspecteurs généraux, en 1820, disaient dès maîtres
de pension de Lyon : « Ces maîtres trompent la confiance
des familles, et font perdre le temps aux élèves les plus
intéressants (2). » Les parents ne pouvaient pas savoir
« si la division où étaient leurs enfants correspondait à
une classe du collège royal (3) ». On voyait éclore toutes
les extravagances du charlatanisme. Chacun prônait sa
méthode. Combien d'encre ne fit pas verser celle de Ja-
cotot, avec son fameux principe : Tout est dans tout f
La renommée du professeur de Louvain était telle, que
« il était devenu de mode de faire des pèlerinages en
Belgique pour aller apprendre cette méthode et se faire
donner le titre et la mission de disciple et d'apôtre (4) ».
Les Vadius du temps renouvelaient à l'envi les promesses
de ceux qui, au xvii" siècle, couvraient d'affiches les
murs, pour publier qu'en « trois ou six mois, ils ensei-
gnaient à fond les langues latine et grecque, les arts li-
béraux et toutes les sciences les plus relevées (5) », et ils
eussent, comme aujourd'hui, vendu des méthodes, au
moyen desquelles tout peut s'apprendre, sans maître et
sans effort. Ces pédants annonçaient qu'ils possédaient
des secrets merveilleux pour enseigner d'une manière

(1) Guizot, op. cit., p. 106.


(2) Chatoot et Charléty, Histoire de l'enseignement secondaire
dans le Rhône, p. 113.
(3) lbi'd., p. 163.
(4) Gasc, p. 42.
(5) Kilian, Tableau historique, p. 34.
D'EDUCATION DE LYON 133
ou plus lumineuse, ou plus rapide, ou plus expéditive,
ou plus sûre, ou plus efficace, certaines sciences. Il y
a toujours eu des rebouteurs ou des orthopédistes de l'in-
telligence et des naïfs pour croire à leur profonde science.
Un Juvénal, un Régnier ou un Boileau auraient trouvé,
dans ces moeurs, la matière des plus amusantes satires,
car il n'y avait pas moins à épurer parmi les pédagogues
et dans la pédagogie que dans la poésie et parmi les
poètes, au temps des Chapelain et des Cotin. Il faut le
dire aussi à la décharge des maîtres, sous la Restauration,
le public avait été saisi officiellement de cette question
des méthodes. M. de Vatimesnil y avait vu, lui, un profane
en la matière, la condition fondamentale d'une réforme
universitaire. Une Société s'était formée dans le but de
les examiner et instituer des concours sur ce sujet.
Etait-ce bien la question ? Celle des programmes et du
plan général des études n'avait-elle pas une importance
plus certaine ? Quoi qu'il en soit, le public et le corps
enseignant des maîtres privés éprouvaient le besoin de
sortir de cette confusion et de donner à l'enseignement
des bases solides et des principes pédagogiques évidents
par eux-mêmes. « Ne serait-il pas temps, disait l'un des
présidents de la Société d'Education, de mettre un terme
à ce charlatanisme effronté qui, tantôt sous un voile,
tantôt sous un autre, cherche seulement à exploiter un
public crédule et lui dérobe avec soin tout critérium
d'une bonne et solide éducation ? (1) »
A côté de la Bohême enseignante et des trafiquants de
méthodes, il y avait donc des éducateurs véritables, di-
gnes de soutenir la comparaison avec les meilleurs maî-
tres de l'Université, instruits et conscients des besoins
du public, non moins que de leurs devoirs.
De nombreux problèmes se posaient ainsi d'eux-mêmes
aux esprits réfléchis, dans l'incohérence où se trouvaient,
au lendemain de la Révolution de Juillet, l'instruction
et l'éducation en France. Vérifier la valeur des méthodes
et réformer les programmes d'enseignement, mettre le
système universitaire en harmonie avec les besoins éco-

(1) Annales de la Société d'Education, Compte rendu annuel,


1843.
134 SOCIETE NATIONALE
nomiques sans sacrifier l'humanisme et l'accommoder
aux tendances particulières des esprits, écarter le char-
latanisme des écoles privées, voilà ce que réclamaient,
à tort ou à raison, bon nombre de maîtres libres, tandis
que l'Université, confiante dans l'excellence de son orga-
nisation et dans la force de son monopole, était accusée
de suivre la routine classique ; que les parents s'aveu-
glaient ou obéissaient à des directions intéressées ; que
les hommes politiques s'efforçaient de rattacher à l'Etat
la nouvelle institution, et le clergé de l'affaiblir. Le grand
problème pédagogique de la France moderne était posé
' dans tous ses termes ; peut-on dire que l'organisation uni-
versitaire l'avait résolu ? On ne le pense pas. C'est pour-
quoi on éprouvait le besoin d'élargir les vues de ceux qui
y présidaient, d'ouvrir à côté d'elle des voies nouvelles,
de préparer des maîtres capables de s'y engager avec suc-
: ces ; de faire comprendre à ceux qui cherchaient à unir
l'enseignement et la politique les dangers de l'entreprise
et l'importance de l'éducation morale, au clergé lui-même
l'utilité de la science ; d'éclairer les familles et l'esprit
public. On sentait vaguement que toutes les difficultés
tenaient à des questions de programmes, de méthodes,
de compétence, de principes. On n'en cherchait la solu-
tion que dans la politique, c'est-à-dire dans la victoire
des partis, non dans la supériorité des doctrines.
Nous devrons nous souvenir de ces considérations,
pour comprendre, dans la suite, l'attitude de la Société
d'Education en face de certaines questions et la nature
même de ces questions.
II.— La Société d'Education trouvait donc devant elle un
vaste champ d'études de toute nature. Elle sut le co<m-
prendre. Avec un sens pratique admirable, elle saisit la
portée des problèmes. Mais elle ne pouvait les aborder
tous dès le début. Elle commença sa tâche avec pru-
dence et alla à ce qui était utile ou essentiel. Ses mem-
bres évitèrent ainsi l'écueil de tomber dans des discus-
sions purement académiques. Ils s'attachèrent à la fois à
des questions de méthode ou d'organisation profession-
nelle et à des questions doctrinales. Nous n'examinerons
que les premières dans ce chapitre.
Leur premier soin fut de rechercher les moyens d'intro-
D'EDUCATION DE LYON 135.
duire dans l'enseignement privé une véritable réforme. Ils
étaient portés, par le sentiment très puissant des amélio-
rations possibles, de l'excès d'administration, qui paralyse
les énergies et étouffe l'initiative, vers l'individualisme,
qui parfois s'égare, mais devance souvent les progrès de la
masse. Avec une foi profonde dans le pouvoir des fortes
personnalités, ils allaient à elles, quand ils les décou-
vraient, mais c'était pour profiter ensemble des idées
fécondes. Voilà dans quel esprit ils entreprirent leurs
premiers travaux pédagogiques, cherchant des guides au-,
près des étrangers, abordant des questions de méthode
ou de principe, faisant l'essai de quelques réformes.
Il importe de remarquer que les établissements privés
ont précédé les établissements publics dans l'adaptation
des méthodes allemandes. Ce sont leurs directeurs qui
en faisaient déjà eux-mêmes l'observation. « Il n'est pas
sans exemple que des particuliers n'aient préparé quel-
quefois de grands changements, n'en aient inspiré l'idée •

au Gouvernement, ou ne lui aient forcé la main par les


prosélytes qu'ils se sont faits (1). » Ils ont « pris l'ini-
tiative et donné l'exemple aux collèges de l'Université.
Tous les encouragements que ces premières tentatives
reçurent du corps universitaire furent des paroles d'une
incrédulité moqueuse (2) ». Tandis que V. Cousin visi-
tait l'Allemagne, et Saint-Marc-Girardin la Suisse, les „
maîtres privés y puisaient déjà des leçons.
La Société d'Education débuta, probablement sur les
conseils de M. Hoffet (3), par l'étude des institutions et
écrivains suisses.
Il y avait alors, en Suisse, toute une école de péda-
gogues, qui se rattachaient plus ou moins directement,
à Pestalozzi, et qui avaient préparé le grand mouvement
de réforme scolaire qui s'était emparé des cantons vers
1830. C'étaient de Fellemberg, Werhly, le pasteur Na-.
ville, Mme Necker de Saussure, le P. Girard. Esprits éle-
vés, coeurs généreux, ils travaillaient à l'amélioration
de la culture intellectuelle et morale d'une nation, qui
avait tant souffert des bouleversements politiques causés
(1) Gasc, op. cit., p. 198.
(2) L'Education pratique, t. I, p. 302.
(3) Voir ce qui a été dit p. 52.
136 SOCIETE NATIONALE
par les guerres de la Révolution et de l'Empire. Protes-
tants ou catholiques, ils sentaient la nécessité de réfor-
mer l'éducation populaire. Ils cherchaient surtout à arra-
cher l'enfance aux misères de l'âme, à l'abandon, où
ils étaient laissés non moins par des familles ignorantes
que par un Gouvernement peu éclairé sur quelques-uns
de ses devoirs. La Suisse, vers la fin du xvitf siècle, était
en retard, sous le rapport de l'éducation, sur l'Allema-
gne, où le mouvement de réforme de l'enseignement
s'était manifesté avec force après l'Emile et la Critique
de la Raison pure, sous l'influence de Lessing, des Schle-
gel, de Fichte, de Franke et de Basedow. Tout était à
créer dans le pays par excellence des moeurs simples.
« On ne trouvait guère, dit Guex, que des tailleurs, des
charpentiers, des cordonniers ou des mercenaires venus
de Hollande, de France ou d'Autriche, pour remplir les
fonctions d'instituteurs dans les écoles de la campagne.
La plupart de ces maîtres improvisés n'avaient point de
logement à eux. Ils servaient en qualité de domestiques
chez les habitants aisés et en recevaient la nourriture et
le logement... (1) » Aucune direction supérieure n'y exis-
tait et il avait fallu que des esprits d'élite, nourris des
traditions latines ou pénétrés par l'influence allemande,
entreprissent une si noble tâche, avec leurs seules res-
sources et tout leur dévouement. « Quand je considère
mon oeuvre, écrivait Pestalozzi, comme elle est en réalité,
je dois reconnaître que personne n'était plus incapable
de l'accomplir que moi... et pourtant je l'ai accomplie.
C'est l'amour qui m'a permis de le faire. Il a une puis-
sance divine, quand il est vrai et ne craint pas la croix. »
C'est avec l'amour et autour de la croix qu'avaient été
fondés les établissements de Neuhof, de Stans, de Ber-
thoud, de Mùnchenbuchsee, d'Yverdon, d'Hofwill. Ce
zèle avait été récompensé, sinon toujours par le succès
des entreprises, du moins par le bien accompli et par la
réputation acquise. Le Dr Scheidler, de l'Université
d'Iéna, ne voyait de salut pour la civilisation européenne
que dans une éducation animée de l'esprit, qui vivifiait

(1) Histoire de l'instruction et de l'éducation, p. 281.


D'EDUCATION DE LYON 137
les établissements privés de la Suisse (1). Fichte n'avait-il
pas déjà salué Pestalozzi comme « un remède de l'hu-
manité ? » La renommée de ces établissements s'était ré-
pandue partout, et le public, surtout à l'étranger, où la
considération pour ceux qui se livrent à l'enseignement
a toujours été si grande qu'elle leur valait parfois la
noblesse, des titres, des dignités, honorait les hommes
qui les avaient fondés. On devait plus tard élever des
monuments à leur mémoire. Ils avaient été les promo-
teurs des grandes réformes, qui s'opéraient dans la Suisse
entière, sous l'impulsion des ministres Albert Stapfer et
Mohr. C'étaient eux qui avaient fondé la « Société Suisse
d'Education », qui fut depuis reconnue d'utilité publique
et qui est aujourd'hui si prospère. La Révolution de 1830
avait été pour la Suisse, comme pour la France, le point
de départ d'une véritable transformation de l'enseigne-
ment à tous les degrés (2). Mais elle n'avait fait qu'ac-
célérer un mouvement depuis longtemps commencé par
des hommes d'élite.
Leur réputation avait franchi même les frontières fran-
çaises. Les maîtres privés, attentifs à tout ce qui pouvait
contribuer au relèvement des écoles, observaient avec
intérêt les résultats et les méthodes. Ils sentaient, au con-
tact de coeurs profondément et effectivement chrétiens,
s'allumer en eux des ardeurs nouvelles. Ils se deman-
daient si l'oeuvre scolaire de Napoléon répondait aux
besoins moraux de la Société nouvelle, et s'il n'y avait
pas à faire une oeuvre meilleure. L'exemple de leurs col-
lègues de la Suisse stimula leur zèle, et ceux qui com-
posaient la Société d'Education de Lyon essayèrent de
suivre la voie ouverte ou même de l'élargir. Ils devaient
du moins rapporter de cette excursion sur un domaine
nouveau d'heureuses idées et des méthodes inconnues.
Nous n'avons pu retrouver la notice de M. de Bornes
sur Pestalozzi, qui fut le promoteur de la réforme péda-
gogique en Suisse et le fondateur du célèbre Institut
d'Yverdon, dont l'existence fut cependant éphémère.
(1) De la civilisation européenne et de l'importance des établis-
sements de Fellemberg à Hofwil, Iéna, 1839.
(2) Guex, Histoire de l'instruction et de l'éducation, appendice,
chap. ïi.
138 -SOCIETE NATIONALE
Nous n'en dirons qu'une chose, c'est qu'il donna, pen-
dant tine vie entière, l'exemple de dévouement inlassable,
qui est la première condition du succès véritable, on
matière d'éducation, encore que ce succès ne récompense
pas toujours le dévouement, et que c'est dans un tel
exemple que beaucoup d'autres sont venus puiser l'éner-
gie et la foi. Nous ajouterons qu'il posa le principe des
méthodes, qui consistent à faire partir l'enfant de ses
propres intuitions et à les systématiser ensuite, pour en
faire en quelque sorte une machine pédagogique suscep-
tible d'être employée par le plus ignorant des institu-
teurs. Quoi qu'on pense de cette méthode, que le P. Gi-
rard devait placer à la base de l'enseignement mutuel,
c'est surtout par le but social de ses efforts qu'il inté-
ressa et qu'il a agi sur ses continuateurs ou ses imita-
teurs.
C'est par les relations que la Société d'Education noua,
en 1836, avec le pasteur Naville et Mme Necker de Saus-
sure, qu'elle connut les éducateurs suisses. Le premier
lui avait adressé son Traité de l'Education publique
(1833), la seconde son Traité de l'Education progressive.
Le premier de ces ouvrages devait être l'objet d'un
éloge, de la part de M. de Bornes, dans la première
séance publique tenue par la Société, en 1840.
Le pasteur Naville était un admirateur du P. Girard,
au même titre que de Pestalozzi et de Pellemberg. Il
appliquait leurs méthodes dans ses établissements de
Chancy et de Vernier, et travaillait à les faire connaître.
C'est lui qui mit la Société en rapport avec le célèbre
franciscain. Il lui demanda, à la date du 8 décembre
1836, de s'intéresser à la publication de sa méthode d'édu-
cation. Un Comité se forma à Paris dans ce but. La
Société, sur les instances de M. Michel, décida, un peu
plus tard, d'y contribuer d'une manière pécuniaire.
Entre temps, M. Michel avait publié une importante
notice sur l'enfant de Fribourg, qui avait relevé et
dirigé pendant vingt ans le collège de sa ville natale
(1804 à 1823), et qui y avait introduit la méthode de l'en-
seignement mutuel. Celui-ci en avait fait l'expérience au
sein de la maison paternelle et au milieu de ses quatorze
frères, et il l'avait systématisée sous l'influence de Pes-
D'EDUCATION DE LYON 139
talozzi. C'était en souvenir de la bonté *de sa mère qu'il
s'était fait instituteur. Avec des talents remarquables,
une large culture classique, des vues supérieures, le
P. Girard s'était consacré à la plus ingrate des tâches,
celle de donner à des enfants dépourvus d'instruction,
dans un pays où une cinquantaine seulement fréquen-
taient l'école, une éducation qui, sans viser au classique,
s'élèverait au-dessus des connaissances proprement élé-
mentaires. Il y avait réussi avec des ressources modestes,
une méthode très simple et un dévouement sans mesure.
On ne saurait trop admirer cette belle figure, dont les
traits l'appelaient ceux de Bossuet, et le coeur celui de
Gerson ou de Saint-Vincent-de-Paul ; qui avait compris,
en inspectant l'Institut d'Yverdon, que les mathémati-
ques ne suffisaient pas à faire l'éducation, même celle de
l'esprit, car, ainsi qu'il l'écrivait à M. de Bornes, « il est
des vérités qui ne partent pas de l'intelligence, mais du
coeur, qui a sa lumière, lumière qui éclaire aussi le
monde, tout en rayonnant vers le ciel (1) ». Quand le
Gouvernement suisse l'appela dans ses Conseils, il lais-
sait une maison peuplée de 400 élèves. L'oeuvre du P. Gi-
rard, si féconde qu'elle eût été, ne pouvait être définitive.
Les Jésuites le combattirent et se substituèrent à lui. Ils
devaient faire de son collège une véritable Université.
Du moins, faut-il reconnaître que le P. Girard avait
préparé un terrain fécond et formé une génération d'es-
prits aptes à recevoir une culture supérieure.
Mme Necker de Saussure avait présenté modestement
le 1er volume de l'Education progressive à la critique de
la Société, et ce volume devait être suivi de deux autres,
en 1837 et 1838. Elle avait alors soixante et onze ans.
C'était une Genevoise, qui avait déjà publié une remar-
quable traduction du Cours de littérature dramatique de
Schlégel et une notice sur Mme de Staël, sa parente.
M. Jourdan fut chargé de donner à la Société un compte
rendu du Traité d'Education, qui devait obtenir le prix
Monthyon.
Il mit en lumière la belle figure de l'écrivain, sa mo-
(1) De Bornes, De l'enseignement régulier de la langue mater-
nelle d'après les principes de P. Girard, 1844.
140 SOCIETE NATIONALE
destie, non moins que la hauteur de ses vues. Cette
femme, qui vécut dans la retraite, est la plus célèbre
de toutes celles qui se sont occupées d'éducation. Formée
dans un milieu scientifique, puisqu'elle était fille du cé-
lèbre naturaliste H.-B. de Saussure, et femme du bota-
niste J. Necker, cousine aussi de Mme de Staël, « elle
avait dû à son père d'être initiée de bonne heure aux
sciences naturelles. Il est permis de croire que ses rela-
tions intimes avec l'auteur de l'ouvrage sur l'Allemagne
exercèrent une grande influence sur le développement
de ses belles qualités (1) ». Elle l'emporte de beaucoup
sur Mme de Genlis, Mme de Rémusat, Mme Guizot.
M. Compayré n'hésite pas à placer l'Education progres-
sive à côté de l'Emile (2). Elle avait beaucoup médité les
écrits de ses devanciers, ceux de Rousseau, de Mme de
Staël, de Pestalozzi. Elle les a souvent rectifiés. Surtout,
elle avait beaucoup observé par elle-même et pénétré pro-
fondément la nature psychologique des enfants. Elle
avait réalisé ce voeu de Rousseau, qui disait : « Je vou-
drais qu'un homme judicieux nous donnât un traité.de
l'art d'observer les enfants : cet art serait très important
à connaître. Les pères et les mères n'en ont pas encore
les éléments (3). » Elle avait pratiqué d'abord le conseil
qu'elle donnait aux mères de tenir un journal, où elles
« prendraient acte de chaque progrès ». Comme Kant,
elle pensait que l'éducation dure toute la vie, car elle a
pour but de développer dans l'individu toute la perfec-
tion dont il est capable. Son Traité suit le développement
intellectuel dès l'âge le plus tendre et le poursuit, pour
les garçons, jusqu'à l'adolescence, et pendant la vie en-
tière de la femme. C'est l'oeuvre d'un profond et fin mo-
raliste. Elle insiste sur la nécessité de former la volonté
et de guider l'imagination, en les associant à la raison
et à la vertu, à tous les sentiments nobles du coeur, en
quoi on peut dire qu'elle est toute française. Mais il ne
suffit pas, selon elle, de se borner au développement
normal des facultés, puisqu'elles ne sont qu'un moyen
(1) Compte rendu des travaux de la Société d'Education, par
M. Lacroix, 1842.
(2) Histoire de la pédagogie, p. 417.
(3) Emile.
D'EDUCATION DE LYON 141
d'atteindre une fin supérieure, qui est la justice, la vé-
rité, la beauté, et par là même le bien de la Société. Elle
n'hésite pas à combattre sur ce point la thèse de Rous-
seau, à lui opposer le principe chrétien, à soutenir contre
lui qu'il y a, parmi les dispositions naturelles de
l'homme, celles qui le portent au bien, mais aussi celles
qui l'entraînent au mal, qu'il naît avec le germe du mal
et qu'il faut l'extirper du coeur de l'enfant.
Cette doctrine élevée reçut l'adhésion de la Société
d'Education. A la mort de Mme Necker, celle-ci voulut
lui rendre hommage. M. Naville fit connaître, par une
lettre adressée à M. de Bornes, qu'il n'avait, pour tout
renseignement, reçu de sa famille que cette réponse :
« N'aimant point le monde, elle a mené
une vie très
retirée, sur laquelle elle n'a point laissé de notes, et
les documents sur ses relations intimes avec son père,
M. Necker, avec Mme de Staël et Mme de Broglie n'ont
pas été conservés (1). » Dans le compte rendu de M. La-
croix à la séance publique de 1842, on lit ces paroles :
« Les liens d'amitié qui l'unissaient à Mme de Broglie
ont répandu un grand charme sur la dernière partie de
sa carrière. » Mais ce charme aussi venait d'elle-même,
et il persiste à travers des écrits pleins de grâce et de
bonté.
La Société d'Education portait aussi son attention sur
l'oeuvre vivante de ceux qui s'étaient consacrés à la dure
fonction de faire l'éducation des enfants abandonnés.
Cette oeuvre n'intéressait pas moins la France, où une ten-
tative analogue avait échoué (2), que la Suisse elle-même,
si l'on veut bien se rappeler ce qui a été dit plus haut.
M. de Bornes consacra une notice à Werhly, après être
allé le visiter en Suisse, en 1838.
Wehrly était le fils d'un instituteur. Il était né en 1790
et avait complété son éducation auprès du pasteur de
Frauenfeld. Il entra, en 1810, au service de M. de Fel-
lemberg, qui avait établi à Hofwill un institut agrono-

(1) Procès-verbal, 1842.


(2) C'était .le Prytanée de Menara, fondé en 1832 par le prince de
Chimay, avec le concours de l'abbé Champavier. Une nouvelle
tentative devait être faite, en 1838, à Mettray, par M. Demetz et le
vicomte de Bretignères, et avoir plus de succès.
142 SOCIETE NATIONALE
.

mique pour les vagabonds et les orphelins abandonnés.


Cet établissement était devenu une succursale de celui
de Munchenbuchsee, fondé par Pestalozzi, qui lui en
avait cédé la direction le lor juillet 1804 et s'en était allé
fonder l'Institut d'Yverdon, où la reine Berthe avait mis
son château à sa disposition. Wehrly devint le collabora-
teur dévoué de Fellemberg. « C'était un spectacle tou-
chant, dit M. de Bornes, que de voir ce bon Wehrly,
la tête découverte, souvent nu-pieds, débarrasser un
champ de pierres ou mauvaises herbes, écheniller les
plantes, ramasser les épis tombés, râteler, fumer la terre,
ou, pendant l'hiver, étirer la laine, teiller le chanvre,
préparer les légumes... Grâce à l'influence de son exem-
ple, ces enfants, naguère paresseux et indociles, rivali-
sèrent bientôt d'activité avec leur ami... Pour prévenir
l'ennui et les mauvais résultats des rêveries et du bavar-
dage, il leur racontait quelque histoire récréative, leur
donnait quelque instruction sur l'objet de leurs occupa-
tions actuelles, sur les qualités du sol et la manière de
le traiter, sur la nature et l'utilité de chaque plante...
Tantôt c'était la solution d'un problème d'arithmétique,
d'arpentage, tantôt une question de grammaire ; d'autres
fois, il appelait leur attention sur les oeuvres de la créa-
tion... » L'Institut prospérait au point qu'un ancien mi-
nistre de la République helvétique, Rengger, pouvait at-
tester que cette oeuvre avait dépassé les espérances et
fourni la preuve que des hommes dévoués était capables
de convertir la classe des enfants abandonnés en une
pépinière de citoyens utiles et bons. En 1837, l'Institut
d'Hofwill était devenu un véritable centre de formation
pour les futurs directeurs d'écoles semblables. M. de
Bornes raconte qu'il se rendit lui-même, en 1838, à Hof-
will, pour visiter cet homme et étudier son oeuvre : « En
approchant, dit-il, de cet institut célèbre, dont j'admirais
l'heureuse situation, les édifices nombreux, groupés avec
élégance parmi les arbres, et dont l'ensemble présente
un aspect imposant d'opulence et de grandeur, mes re-
gards s'arrêtèrent sur une maison de modeste apparence,
une couronne de lierre et de fleurs était récemment ap-
pendue à son humble façade. Au milieu de la couronne
on lisait le nom de ce Werhly, que j'avais tant envie de
D'EDUCATION DE LYON 143
connaître et qui venait d'être appelé par le Gouvernement
de Thurgovie pour diriger une Ecole normale (1). »
C'était l'Ecole de Kreuslingen, sur le lac de Constance,
dont la prospérité fut si rapide. Mais l'histoire même de
Wehrly intéressait moins le visiteur que sa personne et
son oeuvre.
La Société d'Education s'était attachée à l'étude de ces
grandes âmes, qui, des sommets de la méditation, de
la philosophie et de la foi, savaient descendre vers les
petits et se pencher sur leur misère, pour leur inspirer
l'amour du bien et leur enseigner, par les méthodes les
plus simples, à former leurs moeurs et leur intelligence.
Elle admirait leur énergie et leur enviait la liberté d'une
initiative, à laquelle ne s'opposaient pas, comme en
France, « ces inévitables entraves universitaires ». « Le
coeur ne se soulève-t-il pas de pitié, écrivait l'un de ses
membres, à la pensée que, si l'illustre Fellemberg, au
lieu de fonder ses admirables instituts à Hofwil, les eût
établis dans un de nos départements..., il lui faudrait
les fermer sous l'injonction d'un recteur... Félicitez-vous,
vénérable et célèbre P. Girard, savant et judicieux Na-
ville, des quelques lieues qui séparent vos écoles de notre
pays d'intelligence et de liberté Le suffrage de tous les
!

amis éclairés de l'Education vous proclame en vain les


plus habiles instituteurs d'Europe... (2) ». Ce langage,
où éclate un véritable sentiment d'irritation envers une
autorité tracassière, traduit aussi le sincère enthousiasme
qui s'était emparé d'elle.
Tous ils avaient admis cette nouveauté, de prendre
comme base de l'enseignement l'étude de la langue ma-
ternelle, au moyen de laquelle l'éducation morale et re-
ligieuse serait plus accessible à l'enfance. Jusqu'à la fin
du xvni0 siècle, c'étaient les langues classiques qu'on avait
enseignées exclusivement. Eux, ils avaient compris les
besoins modernes et n'avaient pas hésité à changer de
méthode. A l'occasion de la publication des ouvrages
du P. Girard, M. de Bornes le rappela en des termes
qui résumaient avec précision l'oeuvre commune, car le

(1) L'Education pratique, p. 272.


(2) L'Education pratique.
144 SOCIETE NATIONALE
P. Girard avait procédé comme Wehrly et Fellemberg :
« La pensée fondamentale est de rendre l'instruction in^
séparable de l'éducation morale et religieuse, en ratta-
chant indissolublement l'éducation morale et religieuse
à la langue maternelle. » La simplicité de ces vues en-
leva rapidement les sympathies de la Société, qui, si elle
ne pouvait pas abandonner le point de vue français,
ni les méthodes classiques, s'attacha fortement à l'idée,
qui était déjà la sienne, de moraliser l'enfance.
III.—En étudiant ainsi l'expérience d'autrui, elle échap-
pait au danger des utopies, si nombreuses en ces matiè-
res. Le fait même de s'associer, pour examiner en commun
et faire passer les idées au contrôle de la critique, révé-
lait en elle un grand esprit de prudence, dont elle ne se
départit point quand elle aborda en elles-mêmes cer-
taines questions de pédagogie. Des horizons larges
s'étaient ouverts devant elle. Un grand nombre de sujets,
qui devaient être ultérieurement traités par elle, se trou-
vaient indiqués dans les ouvrages de M. Naville ou de
Mme Necker. Ce fut le point de départ de travaux origi-
naux sur des problèmes auxquels il importait de donner
des solutions, non seulement théoriques, mais pratiques.
Déjà elle s'occupait, avec M. Morand, des méthodes d'en-
seignement du latin ; avec M. Hoffet, de l'ordre dans
lequel il convient d'étudier les lettres et les sciences.
Le Jardin de la langue latine, publié par M. Morand,
en 1837, sous le patronage de la Société, avait pour but
de « réhabiliter dans l'opinion publique une langue à
laquelle seule il appartient de développer les facultés
intellectuelles du jeune holmme et dont la connaissance
est indispensable pour apprécier la valeur originale des
langues néo-latines », et « d'en rendre l'étude plus
prompte et plus .facile (1) ».
Nous n'avons pu nous procurer cet ouvrage. L'indica-
tion précédente et le titre suffiront à nous en faire con-
naître l'esprit. Le Jardin des racines grecques, de Lan-
celot, n'était pas un traité scientifique, mais une simple
mnémotechnie. Un Jardin de la langue latine ne pouvait
guère être que le recueil des règles essentielles et des

(1) Procès-verbal du 9 février 1837.


D'EDUCATION DE LYON 145
tours les plus usités du style. Une telle méthode est
purement artificielle. Il faut se méfier en général des
moyens rapides préconisés pour apprendre les langues
anciennes. L'inconvénient est moins grand pour les lan-
gues modernes, quand on ne prétend qu'à l'utilité im-
médiate. Le mécanisme compliqué des formes et de la
phrase synthétique, dans les langues anciennes, n'en per-
met pas une étude expéditive. Elles ne livrent leurs, se-
crets qu'à ceux qui les cherchent avec patience et avec
intelligence. Aussi bien notre auteur avait-il un but plus
élevé que le titre ne semble l'indiquer, puisqu'il préten-
dait réhabiliter l'étude du latin, en même temps qu'en
réformer la méthode. Si nous ne savons quelles étaient
ses conclusions, nous pouvons du moins nous rendre
compte des motifs qui l'avaient apparemment conduit à
écrire ce traité, et ceci est un éloge.
La question présentait alors un certain intérêt, surtout
après les appels en faveur de la langue maternelle et
à cause des hardiesses d'une opinion qui, depuis long-
temps déjà, tendait à s'éloigner de la voie classique.
La langue maternelle étant le premier de tous les en-
seignements, et sa connaissance la condition première
de l'acquisition des autres connaissances, il semblerait
que tout dût reposer sur elle. Quintilien n'a-t-il pas re-
marqué qu'elle vient nous trouver malgré nous ? La lan-
gue française était parvenue d'ailleurs à un degré de
maturité qui la faisait admirer dans l'Europe entière :
« Notre langue maternelle, disait déjà Guyton de Mor-
veau, ne le cède plus à aucune autre, elle s'est approprié
tout ce que les anciens avaient de plus exquis, et elle
nous offre elle-même des modèles en tout genre (1). »
En plein xvin0 siècle, on avait déjà débité tous les griefs
des partisans d'un système d'éducation plus moderne
contre les études anciennes. L'enseignement des Jésuites
avait été l'objet de violentes critiques, comme en font
foi les rapports présentés au Parlement de Paris par les
officiers royaux, et conservés par le président Roland.
Trop de latin, pas assez de français : voilà ce qu'avaient
répété même des écrivains comme Diderot, La Chalotais,
(1) Mémoire sur l'éducation publique, 1764, p. 113.
146 SOCIETE NATIONALE
Turgot, Condorcet. Le latin ne se parlant pas, c'était per-
dre son temps que de l'étudier. Dumarsais avait même
tenté déjà d'en abréger l'étude en le rapprochant du fran-
çais et en lui appliquant la méthode des- langues vivan-
tes (1). On ne l'avait pas suivi, et l'Université nouvelle
avait conservé l'ancien système. C'avait été le motif d'une
nouvelle campagne. « A peine un enfant sait-il lire et
écrire, qu'on arme ses mains encore novices d'un rudi-
ment de Lhomond... Lorsqu'on l'a tenu pendant cinq ou
six mois dans cette espèce de vestibule de la grammaire,
on l'introduit dans le sanctuaire de la syntaxe... Ces
exercices préalables se prolongent quelquefois pendant
trois ou quatre ans... Il est admis à l'honneur d'entrer
dans une nouvelle classe préparatoire appelée la sixièine,
qui n'est elle-même qu'une répétition plus authentique,
mais pure et simple, des exercices dont on l'a occupé
jusque-là..., etc. (2) •». Certains maîtres privés, comme
Gasc, appuyaient cette opinion et des magistrats rédi-
geaient des plans d'études rationnelles, où ils préten-
daient réserver, comme Guiton de Morveau, celle du la-
tin à une élite (3). La question des méthodes fut agitée
vers 1825 (4), et l'on vit naître toutes les utopies. « Vou-
lez-vous apprendre la langue latine, disait un disciple
de Jacotot, prenez un Télémaque ou un Epitome latin
ayez la traduction en regard : apprenez le texte ; au
moyen de la traduction, observez les désinences... Quand
vous saurez une partie de l'ouvrage, faites la vérification
des règles sur le texte gravé dans votre mémoire..., faites
alors sur votre texte latin tous les exercices recomman-
dés pour la langue maternelle... D'après ce système, six
mois doivent suffire pour apprendre une langue, quel-
que difficile qu'elle soit (5). » Conformément à cette mé-
thode, E. Boutmy avait traduit Télémaque, à l'usage
des amateurs, en latin, en grec, en italien, en anglais,
(1) Exposition d'une méthode raisonnée pour apprendre la lan-
gue latine, 1722.
(2) Observations sur le système actuel d'instruction publique,
1821, par Pottier.
(3) CoUard, op. cit., p. 34 ; Rey, pétition au roi, 1830.
(4) Voir plus bas, p.
(5) L'Enseignement universel de M Jacotol par B. Laroche,
1829.
D'EDUCATION DE LYON 147
etc.. Cependant, on reconnaissait qu'un terme de com-
paraison était nécessaire à l'intelligence humaine et que
l'étude parfaite de la langue maternelle ne pouvait se
faire sans le concours d'une autre. L'auteur des obser-
vations rappelées plus haut déclarait lui-même, en 1830,
que le latin devait être préféré à l'allemand, sous ce
rapport, comme étant une langue plus simple, plus fixe,
mieux réglée, plus voisine du français, moins nébuleuse ;
mais il faisait des réserves sur la méthode, qu'il désirait
plus rapide et plus rationnelle, c'est-à-dire pénétrée de
l'esprit d'analyse, comme l'avait enseigné Condillac (1).
Ainsi, le débat fameux, que Frédéric Passy et Bastiat
devaient reprendre quelques années plus tard, était déjà
ouvert depuis un siècle, mais il ne portait encore que
sur les méthodes.
Quoi qu'on pût dire en faveur de la langue française,
et Voltaire et Rivarol s'étaient chargés de faire son apo-
logie, quels que fussent les griefs des ennemis des lan-
gues anciennes, une question supérieure dominait tout
le débat. Le latin était notre seconde langue maternelle.
Son étude était un moyen de fortifier en nous les qua-
lités de la race, de faciliter le développement régulier
des facultés mentales, du jugement, de la sagacité, de
l'imagination et du goût. Mais ce résultat ne pouvait être
obtenu par des moyens expédififs. M. Gompayré en
donne une excellente raison. « En un sens, dit-il, plus
ces méthodes d'abréviation et de simplification sont in-
génieuses et subtiles, plus elles sont mauvaises et nui-
sibles : car, dans ce cas, dispensant l'intelligence de tout
effort, pour pénétrer dans le génie d'une autre langue,
et réduisant le travail de l'enfant à une étude purement
verbale, elles éliminent précisément ce qui fait le prix
des études classiques, je veux dire les exercices lents et
laborieux, où se forment les facultés intellectuelles de
l'enfant et de l'adolescent. On se méprend, quand on ne
voit dans l'étude du latin que le but apparent, qui est
de savoir le latin. On oublie que chez tous les peuples
qui ont un enseignement secondaire, l'étude du latin n'a

(1) Pottier, A Sa Majesté Louis-Philippe l" sur l'instruction,


1830.
10
1.48 SOCIETE NATIONALE
été investie des privilèges qu'on lui accorde que parce
qu'elle est un excellent instrument de culture intellec-
tuelle. Il importe sans doute d'acquérir la connaissance
d'une langue, qui est la clef d'une grande littérature,
et qui, après qu'elle a cessé d'être la langue d'un peuple,
est devenue la langue universelle de la science : mais,
ce qui importe, encore plus, c'est de profiter des utiles
ressources que fournit l'étude, non usuelle et pratique,
mais artificielle, grammaticale ou technique, d'une lan-
gue autre que la langue maternelle (1) ». Tous les esprits
d'élite avaient reconnu les effets d'une étude persévé-
rante et attentive. N'est-ce pas Marmontel qui avait dit :
« Le choix des mots et leur emploi, en traduisant de
l'une en l'autre langue, même déjà quelque élégance dans
la construction des phrases, commencèrent à m'occuper ;
et ce travail, qui ne va point sans l'analyse des idées,
me fortifia la mémoire. Je m'aperçus que c'était l'idée
attachée au mot qui lui faisait prendre racine, et la ré-
flexion me fit bientôt sentir que l'étude des langues était
aussi l'étude de l'art de démêler les nuances de la pensée,
de la décomposer, d'en former le tissu, d'en saisir avec
précision les caractères et les rapports... et qu'ainsi les
premières classes étaient un cours de philosophie élé-
mentaire bien plus riche qu'on ne pense, lorsqu'on se
plaint que, dans les collèges, on n'apprenne que du la-
tin ? (2) »
Ainsi, l'expérience passée et la réflexion suffisaient à
soutenir la conviction des amis de la tradition en face
des révolutionnaires de la pédagogie, auxquels on jugeait
prudent de ne pas la sacrifier tout entière. On avait de
sérieux motifs de se tenir en garde contre les nouveautés,
mais il était nécessaire de prendre la défense de la tra-
dition. La question était donc d'importance.
L'Université s'était constituée la gardienne de cette tra-
dition, et pourtant, dans son sein, soit parmi les maîtres
publics, soit parmi les maîtres privés, il se rencontrait
des dissidents, que séduisaient les hardiesses des esprits
avancés, et, tandis que d'un côté on l'accusait de suivre
encore les errements immuables des Jésuites, de l'autre
(1) Histoire critique des doctrines de l'éducation, t. II, p. 141.
(2) Mémoires d'un père, 1, p. 19.
D'EDUCATION DE LYON 149
on approuvait ceux qui méditaient des réformes. L'Uni-
versité a, depuis, perdu cette timidité, qui convient à
tout ce qui est jeune, et elle a sacrifié quelque chose,
beaucoup trop peut-être, de son patrimoine classique aux
exigences démocratiques. Ses hésitations justifiaient ceux
qui, comprenant alors les besoins nouveaux, mais atta-
chés quand même aux traditions, tentaient à côté d'elle
d'élargir la voie, étroite et trop uniforme, qu'on suivait
depuis deux siècles.
Il nous est difficile de dire si la Société d'Education
se prononça dans le sens classique ou dans le sens mo-
derne, ou si elle éluda le débat. Cette dernière opinion
est la plus probable. Néanmoins, il est évident que le
problème la troublait et la préoccupait, car elle devait
en reprendre plus tard la discussion. Nous aurons donc
à revenir sur ce sujet : c'est pourquoi nous sommes entrés
dans ces détails rétrospectifs.
A la question du latin s'en rattachait, d'ailleurs, une
autre, qui n'intéressait pas moins l'opinion, et que la
Société d'Education examina à la même époque : celle
de la précellence des sciences ou des lettres comme
moyens d'éducation.
Ce débat aussi n'était pas nouveau. Il s'était ouvert
au lendemain de la Lettre à l'Académie, car les partisans
des modernes ne s'étaient point tenus pour battus,
croyant au contraire avoir conquis Fénelon, et il s'était
poursuivi, au cours du xvni0 siècle jusqu'à cette époque,
passant du domaine de la littérature sur celui de la
pédagogie.
La littérature, confinée au xvn° siècle dans l'étude des
moeurs et de la psychologie morale, avait étendu les limi
tes de sa sphère dans tous les ordres d'idées, et la science,
pour se présenter à un monde élégant et délicat, s'était
parée de tous les charmes du style, de l'éloquence et
de la poésie. L'astronomie avec Fontenelle, la physique
avec Voltaire, l'histoire naturelle et la biologie avec Buf-
fon et Jussieu, la sociologie avec Montesquieu, Mirabeau,
Turgot, J.-B. Say, une foule d'autres sciences avec les
poètes didactiques, prétendaient en l'absorbant transfor-
mer la littérature et faire servir désormais la beauté de
la forme à des démonstrations rigoureuses. Même la lit-
150 SOCIETE NATIONALE
térature d'imagination, comme le théâtre ou le roman,
visait à instruire, à moraliser la société, à lui imprimer
des directions. Elle était entraînée dans le mouvement
qui emportait les. esprits vers les connaissances utiles et
la découverte de la nature.
La science, purement rationnelle au xvne siècle, s'était
faite expérimentale. Aux mathématiciens avaient succédé
les physiciens, les chimistes et les biologues ; aux pein-
tres de moeurs les historiens, les publicistes et les écono-
mistes ; aux métaphysiciens les psychologues. L'esprit
d'observation dirigeait toutes les recherches. C'est pour-
quoi la science avait enregistré déjà d'utiles résultats
et. poussé ses conquêtes dans tous les sens. Tandis qu'à
Bâle les Bernouilli et Euler, à Turin Lagrange, en An-
gleterre Taylor, Bradley et Herschell, Leibnitz en Alle-
magne, Glairaut et d'Alembert en France, faisaient faire
des progrès décisifs au calcul différentiel, à la géométrie
analytique, à la cosmographie, Sthal, Lavoisier, Buffon,
Liné, les Jussieu, Koller, Vicq d'Azyr, Spallanzani, Vail-
lant concevaient la théorie des fluides impondérables,
pesaient les éléments chimiques, systématisaient les faits
de la nature organique, expliquaient l'organisation de la
matière par la cellule, la digestion, la reproduction. Con-
dillac faisait la théorie du langage et la philologie nais-
sait avec Wolff et Offried Mûller. L'esprit humain s'était
élargi comme la nature et Dieu lui-même dans la pensée
des hommes.
C'est pourquoi les sciences, en s'avançant, faisaient re-
culer l'horizon littéraire, et les pédagogues se deman-
daient, à leur tour, s'il n'était pas urgent de réformer
l'ordre des études. Diderot avait exprimé dans l'Encyclo-
pédie un sentiment de foi ardente dans. le progrès des
lumières. Il fut le premier peut-être à réclamer une
orientation nouvelle des études dans un sens scientifique.
Il proposait même de consacrer les cinq premières an-
nées d'études aux mathématiques et aux sciences phy-
siques, réservant les études de grammaire et de littéra-
ture pour les trois dernières années. C'était déjà le plan
paradoxal d'Auguste Comte. La Chalotais adoptait ces
vues dans le programme d'études qu'il traçait alors. Elles
inspiraient à Condorcet un système d'études qui subor-
D'EDUCATION DE LYON il 51

donnait les lettres aux sciences. « Nous avons, disait-il,


cédé à l'impulsion générale des esprits, qui, en Europe,
semblent se porter vers les sciences avec une ardeur crois-
sante. » Ainsi se posait un problème pédagogique, que
des esprits moins révolutionnaires, comme Roland et
Guyton de Morveau, avaient résolu, en faisant aux scien-
ces une place large et légitime à côté des lettres, sans
leur sacrifier celles-ci. Néanmoins, leur opinion était con-
testée et le débat était encore ouvert en 1830. Il l'était si
bien qu'il donna lieu, en 1837, en pleine Chambre dés
députés, au plus beau tournoi oratoire entre deux écri-
vains célèbres, Arago et Lamartine. L'éducation du coeur,
de l'imagination et de la volonté n'était pas moins inté-
ressée dans la question que celle de l'intelligence, et c'est
ce que n'avaient point compris les réformateurs du
xvitf siècle ; sur quoi il convenait que non seulement
l'opinion fût éclairée, mais les pédagogues eux-mêmes.
C'est dans ce but que le pasteur Hoffet, examinant le
problème à un point de vue pratique, donna lecture à
la Société d'Education de deux mémoires, traitant le pre-
mier des « raisons qu'on allègue pour défendre l'ensei-
gnement précoce des langues mortes (l) », le second
« pourquoi l'enseignement des sciences
naturelles devrait
précéder celui des langues mortes (2) ». Les deux ma-
nuscrits en ont été conservés et nous devons en donner
l'analyse.
Dans le premier, l'auteur résumait les arguments des
partisans de l'étude des langues anciennes et en faisait
la critique. On disait : l'étude du latin est le moyen le
plus sûr de développer les intelligences, en les transpor-
tant dans un monde idéal auquel le monde réel les ar-
rache trop tôt, en fixant sa pensée sur des idées précises,
abstraites, plus difficiles à saisir que les idées concrètes
et exigeant par là même que l'esprit s'y applique tout
entier, à l'époque où la mémoire est puissante, ce qui est
un avantage qu'aucun autre objet d'étude ne peut pro-
curer et que comporte certainement l'étude du latin, ainsi
que le démontre l'expérience. M. Hoffet objectait que ces

(1) Séance du 12 février 1838.


(2) Séance du 17 juillet 1839.
152 SOCIETE NATIONALE
affirmations étaient absolues et exclusives, que les heu-
reux effets n'étaient pas immédiats, mais obtenus plus
tard, qu'on se faisait illusion sur la valeur de la méthode
suivie, que cette méthode n'était au fond qu'une vieille
routine, consacrée par de nombreux ouvrages et qui dis-
pensait le maître de toute action personnelle, de toutes
les recherches qu'exige l'enseignement des sciences posi-
tives ; qu'on n'avait rien essayé autre et qu'on n'était pas
fondé à conclure que l'étude du latin fût la seule capable
de former l'esprit, puisque jusqu'alors les autres études
avaient été considérées comme accessoires. Il concluait
de ces observations qu'il convenait de faire une autre
expérience, celle de l'enseignement des sciences natu-
relles avant celui des langues, et de se mettre en garde
sur les résultats obtenus à l'aide de celles-ci, car il se pour-
rait qu'ils fussent l'effet d'autres causes, puisqu'elles
ne donnaient pas les mêimes résultats chez tous les en-
fants.
Le second mémoire avait pour objet de démontrer a
priori que les sciences naturelles remplissent mieux que
les langues mortes « les conditions nécessaires pour être
l'objet principal de l'enseignement secondaire » : parce
qu'elles inspirent à l'enfant un goût plus vif pour l'étude
et que c'est le premier devoir de l'instituteur d'obtenir
ce résultat ; parce que l'intelligence de l'enfant s'ouvre
plus naturellement aux choses qui n'exigent pas un très
grand effort pour être comprises, tandis qu'il faut recou-
rir à des moyens factices d'encouragement ou de stimula-
tion pour lui faire aimer les autres ; parce que son at-
tention se fixe plus aisément quand elle est occupée à
l'observation des objets concrets, que quand elle s'efforce
en vain de saisir des abstractions grammaticales ; parce
que l'étude des langues mortes ne donne ce résultat que
par le même moyen, c'est-à-dire par ce qu'elles renfer-
ment de concret, mais jamais aussi rapidement, ni aussi
complètement, à cause de la différence dans la matière
enseignée ; parce que l'analyse des éléments dont se com-
posent les objets de la nature, la synthèse de ces mêmes
éléments, la classification des êtres vivants ou des miné-
raux, sont des exercices qui développent le raisonnemeat
aussi bien que la logique des langues ; parce que ces ha-
D'EDUCATION DE LYON 153
bitudes méthodiques accoutument de bonne heure les
enfants à exposer des idées avec ordre et clarté ; parce
que la mémoire y trouve un principe de développement ;
parce que toutes ces opérations, devenues faciles en s'ap-
pliquant à des objets observables, provoquent un effort
de travail plus grand ; parce qu'enfin l'intelligence même
des auteurs anciens suppose que l'enfant est habitué
à observer la nature, comme ils l'ont observée eux-
mêmes.
On remarquera que le principe sur lequel se fondent
tous ces arguments, c'est la nécessité de frapper l'esprit
de l'enfant par des objets concrets, et que ce ne sont pas
les sciences mathématiques, dont Pestalozzi avait abusé,
qui ont présenté cet avantage, mais les sciences naturel-
les, à notre auteur, enfin que celui-ci s'est préoccupé
beaucoup de rendre l'étude attrayante. C'est dans ce
principe que résident à la fois le fort et le faible d'une
thèse, où l'on reconnaît l'influence évidente de Rousseau,
de Diderot et de Mme de Staël. Diderot avait insisté sur
ces sciences, qui « sont un exercice continu des yeux,
de l'odorat, du goût et de la mémoire », c'est-à-dire de
véritables leçons de choses. Mme de Staël corrigeait Di-
derot, en faisant remarquer qu'il ne s'agit pas de fati-
guer l'enfant, au moyen de spectacles trop nombreux,
sans exercer son jugement, mais de développer son at-
tention et sa réflexion, à propos de ces spectacles : « L'at-
tention, disait-elle, est beaucoup plus essentielle que quel-
ques connaissances de plus. » Elle corrigeait même
Rousseau, qui avait préconisé l'éducation attrayante, et
observait que « l'éducation faite en s'amusant disperse
la pensée ». Ces influences sur les idées de M. Hoffet
sont évidentes. Mais, si on doit le louer d'avoir compris
la nécessité d'exercer la réflexion de l'enfant à propos
des sciences de la nature, on est fondé à lui objecter qu'il
attribue à la mémoire une importance trop grande, car
ces sciences, il ne l'a pas assez remarqué, sont surtout
des sciences de mémoire, ainsi que le disait Bacon, et
la supériorité que l'étude des langues anciennes a sur
elles, c'est qu'elle exige précisément un effort plus grand
de l'esprit dans ce mouvement incessamment inverse,
par lequel il part du concret, pour s'élever à l'abstrait,
154 SOCIETE NATIONALE
et redescendre de l'abstrait au concret. Ici il ne s'agit pas
de choses tangibles, mais d'idées morales, qui obligent
l'enfant non seulement à regarder hors de lui, mais sur-
tout en lui-même, et il n'est j amais trop tôt d'apprendre
la science de soi-même.
Il était, en effet, singulièrement paradoxal de préten-
dre que la connaissance des sciences naturelles fût une
condition de l'intelligibilité des auteurs anciens. La
science d'un Empédocle, d'un Lucrèce, d'un Pline, ou
même d'un Aristote, est bien peu de chose en compa-
raison des découvertes modernes, et leurs points de vue
sur les êtres de la nature sont avant tout des points de
vue philosophiques, que la pensée humaine, dans tous
les temps, a toujours projetés sur le monde. Ils obéis-
saient davantage aux tendances spontanées qui empor-
tent la réflexion, en présence de ce grand livre mysté-
rieux, tantôt vers le réel, tantôt vers l'idée pure. C'est
pourquoi l'intelligence de ces écrivains est possible à tout
esprit simple et éclairé des lumières naturelles. Elle
n'avait pas manqué aux hommes de la Renaissance, qui
y avaient puisé un sens si profond de la vie. Fénelon,
comme Boileau, les avaient admirés précisément parce
qu'ils avaient vu en eux de merveilleux peintres de la
nature, en tant que celle-ci est expressive de l'homme.
Il suffit donc d'être homme pour les comprendre, c'est-
à-dire d'être à la fois réflexion et émotion. C'est parce
que ces peintures généralisent la pensée et concentrent
autour d'elle l'émotion, qu'elles maintiennent dans un
juste équilibre, qu'elles sont éminemment éducatrices,
car elles permettent à la conscience de se replier sur elle-
même, après avoir embrassé les objets extérieurs, et de
se saisir en tant que sujet au milieu de l'infinie variété
de ses états successifs. Il ne s'agit point ici de formules
ni d'essences, mais d'impressions, dans lesquelles l'âme
de l'enfant s'éveille et s'affirme en même temps que les
choses.
L'opinion des collègues de M. Hoffet sur cet impor-
tant problème nous est connue. La Société fit certainement
des réserves au sujet de sa thèse, car elle évita de se pro-
noncer sur la question de préférence, pour se borner aux
conclusions pratiques. M. de Bornes, dans un compte
D'EDUCATION DE LYON 155
rendu annuel (1), louait M. Hoffet de l'impulsion que son
initiative avait donnée aux études de ce genre, car l'un des
membres avait examiné la méthode à suivre dans l'ensei-
gnement de la minéralogie, le professeur Seringe, de la
Faculté des Sciences, publié dans ce but un traité de bota-
nique, et Fournet un opuscule sur l'art de souffler du
chalumeau : « Ainsi, non seulement la pédagogie devra
à vos efforts un ouvrage didactique pour nos maisons
particulières, mais vous aurez encore bien mérité de la
science ; car rien ne peut aussi bien la servir que l'appa-
rition de ces petits livres élémentaires, dont la difficulté
est telle, en général, qu'ils ne peuvent être bien faits que
par les plus grands maîtres. »
Ce résultat était, en effet, le meilleur, qui consistait à
propager les sciences naturelles dans les-jeunes esprits,
surtout en maintenant quand même les études classiques,
car au fond la thèse de M. Hoffet était paradoxale. L'en-
seignement de l'histoire naturelle n'avait été. introduit
dans les programmes officiels que depuis 1.821, où une
place assez modeste lui avait été faite, d'ailleurs au dé-
triment des sciences mathématiques et physiques. L'at-
tention des maîtres privés se portait ainsi sur les avan-
tages qu'un tel enseignement pouvait offrir.
On voit donc quel- intérêt offraient ces études et quel
intérêt devaient y prendre des hommes qui se faisaient
la plus haute idée de leur fonction. Ils ne tenaient pas
seulement, d'ailleurs, à s'éclairer mutuellement davan-
tage ; ils désiraient encore améliorer leurs établissements
et former un personnel de maîtres capables et dignes.
On a vu plus haut ce que c'était que cette bohème
enseignante, qui, avant 1830, courait les pensions et jetait
sur elles plus de discrédit qu'elle ne leur rendait de ser-
vices. Le recrutement était difficile. On avait été obligé,
à Lyon, de déposer, chez Giberton, libraire rue Mercière,
un registre destiné à recevoir les indications relatives
aux professeurs en quête de places (1835). Une réforme
s'imposait, dans l'intérêt même des établissements privés,
qui ne devaient le plus souvent leur réputation qu'à
l'énergie de leurs directeurs.
(1) Compte rendu de l'année 1839, séance. publique du 9 juillet
1840.
156 SOCIETE NATIONALE
La Société d'Education, dans le but de remédier au
mal, conçut l'idée d'instituer un jury d'examen, chargé
de faire un choix parmi. les personnes qui désiraient se
consacrer à l'enseignement, « de vérifier leurs titres à
la confiance, et de leur en délivrer ensuite qui constatent
leur capacité et leurs services ». Par cette mesure, les
chefs d'institution de Lyon « ont paré à des abus graves
et opéré une réforme dont aucun de leurs confrères ne •
manquera d'apprécier l'importance et les avantages ; ils
ont assuré en même temps la position de ceux de leurs
collaborateurs qui se montrent dignes de leur intérêt (1) ».
C'est de là que vint plus tard l'idée d'instituer des ré-
compenses et des concours.
Il semble bien que ces vues soient im effet de l'inter-
vention de M.- Hoffet et de l'influence de la pédagogie
allemande, qu'il s'était efforcé de faire connaître. Cet
éducateur était fortement attaché à l'idée, que des confé-
rences qu'on ferait aux instituteurs auraient sur leur for-
mation un résultat heureux. De telles conférences exis-
taient en Allemagne. Elles étaient assez difficiles à orga-
niser parmi les maîtres privés. La Société chercha donc
d'autres moyens d'obtenir les mêmes avantages. Elle s'in-
téressa aux idées de M. Hoffet, et en tira le meilleur
parti.
Les travaux de la Société d'Education, durant les dix
premières années, avaient donc été féconds. L'esprit de
ses membres s'était orienté vers des horizons nouveaux
et, si hardis que fussent alors les regards jetés vers la
pédagogie étrangère, c'est dans l'exemple de ses premiers
maîtres qu'ils avaient puisé ce sentiment de confiance en
soi, qui pousse des hommes, animés du désir du bien
public, à affirmer ce qu'ils croient être ,1a vérité et à la
rechercher par toutes les voies. Conscients des besoins
moraux et intellectuels d'une Société en travail d'évo-
lution vers une forme plus libre et plus scientifique, ils
l'observaient chaque jour, et ils demandaient à ceux qui
avaient fait au dehors la même expérience, les lumières
nécessaires pour s'éclairer eux-mêmes avant de les pro-
jeter sur le monde ; ils méditaient en toute sincérité et
(1) L'Education praliquc, p. 25.
D'EDUCATION DE LYON 157
indépendance d'esprit sur les questions débattues autour
d'eux. Avec autant de sens pratique que de hauteur de
vue, ils avaient abordé les questions les plus utiles et pris
les mesures urgentes. Ce début présageait pour les an-
nées qui devaient suivre un effort plus large, plus varié
et plus efficace encore. La Société entrevoyait déjà que
son action allait s'étendre non seulement aux choses de
la pédagogie, à l'examen des livres nouveaux, à la cri-
tique des livres déjà connus, aux questions théoriques
ou pratiques, que le progrès des méthodes, l'élargisse-
ment des programmes pouvaient soulever, mais à celles
que les besoins sociaux de toute nature, économiques,
intellectuels, moraux, religieux, pouvaient faire naître :
elle se proposait déjà un rôle social ; et, en effet, elle
était saisie dès son origine du plus grave procès qui
puisse être débattu parmi les hommes, ainsi qu'on va, le
voir.
158 SOCIETE NATIONALE

CHAPITRE V

La Doctrine.
I. Le conflit des doctrines morales et sociales au début
du xix° siècle. — H. L'éducation universitaire tenue pour
suspecte. — III. Le problème des rapports de l'instruc-
tion et de l'éducation au point de vue social, religieux
et moral. MM. Hoffet et JouKtan. — IV. Importance de la
question. — V. Conclusion.

Plus l'action de la Société d'Education s'étendait et


plus elle concevait un rôle élevé, plus il devenait néces-
saire qu'elle définît ses principes et sa doctrine. « Nos
efforts, disait M. Hoffet, quelque grands, quelque loua-
bles qu'ils soient, auront-ils de l'ensemble, aussi long-
temps que nous ne serons pas d'accord sur le but auquel
ils doivent tendre ? Pourrions-nous en attendre des fruits
durables et salutaires ? » La Société fut naturellement
amenée à préciser ses idées générales par la nécessité
où elle se trouva placée de rechercher quels étaient les
rapports de l'éducation avec les besoins sociaux, des be-
soins sociaux avec la morale, de la morale avec la reli-
gion, de la religion avec la science, en somme, de l'in-
struction avec l'éducation.L'utilité d'une telle déclaration
apparaissait d'autant mieux que, pour donner à l'édu-
cation une orientation sûre, il fallait choisir entre les
doctrines, qui se partageaient les esprits, que l'Université
se faisait illusion sur la portée morale et sociale de ses
enseignements, et défendre, alors comme aujourd'hui, la
morale chrétienne elle-même contre les erreurs qui ten-
daient à la ruiner.
I. — Depuis près d'un siècle, les fondements de l'éduca-
tion, qui ne sont autres que ceux de la morale, avaient
subi les assauts de tous les ennemis du christianisme, des
sceptiques ou des novateurs épris de science sociale. En
D'EDUCATION DE LYON 159
France, le kantisme n'avait point encore pénétré l'esprit
public. Celui-ci ne s'était point laissé séduire par cette
sorte de compromis que le philosophe de Koenigsberg
avait tenté d'opérer entre la religion, la morale et la
science, en séparant leurs domaines. Il concevait mal un
subjectivisme distinct de la matière de toute pensée et
s'abandonnait volontiers ou.au scepticisme ou à un dog-
matisme semi-naturaliste, mêlé d'utopie et de réalisme.
Il partageait entre Voltaire et Gondorcet ses tendances
déviées, suivant le premier dans son oeuvre de destruc-
tion, espérant avec le second dans un âge d'or, qui serait
le fruit non de l'imagination, mais de la raison et de la
science.
Voltaire avait jeté au vent, sous les coups de ses sar-
casmes, beaucoup de croyances vénérables, et les gens
du monde, sans épouser ses haines antichrétiennes,
avaient subi le charme de son esprit et de sa raillerie.
Les premiers réformateurs de la pédagogie, au xvme siè-
cle, s'étaient déclarés ses disciples, les La Chalotais, les
Guyton de Morveau, les Roland. I'ï en avait formé même
parmi les femmes (Mme de Choiseul, Mme d'Houdetot,
Mme Quinet, Mme Dumesnil, Mme Akermann). N'était-ce
pas à lui que les libéraux empruntaient encore chaque
jour leurs arguments contre l'Eglise ? Toute sa critique
avait consisté à considérer les religions comme des sot-
tises ou des supercheries. C'était d'après lui qu'on dis-
tinguait entre le fonds moral et rationnel des religions
et les superstitions qui le recouvraient, et qu'on se for-
mait l'idée d'un christianisme humanitaire, auquel Rous-
seau avait ajouté la note sentimentale.
D'un autre côté, les adeptes de la science, les Ency-
clopédistes, soutenus par une foi aveugle dans le pro-
grès indéfini des lumières et des moeurs, dans la possi-
bilité d'améliorer la nature humaine, avaient jeté les
bases d'une morale scientifique et d'une future organisa-
tion sociale, par l'égalité entre les membres d'une même
Société et entre les nationalités différentes. Ils n'obéis-
saient, en ces matières, exclusivement, ni aux directions
de Montesquieu, ni à celles de Rousseau, mais ils cor-
rigeaient l'esprit d'utopie de l'un par la rigoureuse mé-
thode de l'autre, sans sacrifier l'idée qu'une condition
160 SOCIETE NATIONALE
heureuse attendait, dans l'avenir, une humanité trans-
formée par la science.
Diderot n'avait-il pas soutenu que « tout est expéri-
mental en nous », et que le sens moral s'y forme à notre
insu (1) ? Il avait rejeté toute explication religieuse ou
métaphysique. S'il avait admis d'abord l'idée de Dieu
pour combler les lacunes de la science, il avait enseigné,
depuis, que l'expérience suffit à rendre compte de tout
dans la nature et dans l'homme. Lucrèce, selon lui, avait
eu une vision anticipée de la loi de continuité de Leib-
nitz (2).
Cette idée était passée de la science des choses dans
celle des Sociétés, et Gondorcet, admettant que la cri-
tique avait dissipé tous les préjugés du passé, avait pres-
senti un avenir où l'humanité aurait atteint un tel point
de perfection, qu'elle ne se conduirait plus que selon des
règles scientifiquement établies, mathématiquement dé-
montrées. Poiirquoi le niveau moral et politique ne s'élè-
verait-il pas à la hauteur du niveau intellectuel ? « Qui
sait, disait-il, s'il n'arrivera jamais un temps où nos in-
térêts et nos passions n'auront sur les jugements, qui di-
rigent notre volonté, pas plus d'influence que nous ne
les voyons en avoir aujourd'hui sur nos opinions scien-
tifiques ? » Il suffirait, pour réaliser un tel idéal, que la
loi du progrès par l'instruction se développât dans les
masses ignorantes, livrées aux instincts et aux préjugés.
Ces idées avaient cheminé à travers les esprits, et
Saint-Simon en avait tiré ces conséquences : que, de la
lutte des individus les uns contre les autres, l'humanité
marchait vers un régime de paix, dont l'association uni-
verselle fondée sur l'amour serait un jour la base ; que,
l'intelligence l'emportant sur la force, la société devait
faire à chacun une place suivant sa capacité ; et que
l'éducation devait avoir pour but de développer en lui
cette capacité (3). L'individu était donc subordonné à la
société, et sa valeur mesurée au coefficient de son utilité

(1) Lettres à Mlle Voland, du 2 sept. 1762 et du 4 oct. 17G7.


(2) Hoeffding, Histoire de la philosophie, t. I, p. 500.
(3) Saint-Simon définissait l'éducation « l'ensemble des efforts
à employer pour approprier chaque génération nouvelle à l'ordre
social auquel elle est appelée par la marche de l'humanité ».
D'EDUCATION DE LYON 161
et de son développement intellectuel. De là tant de di-
.thyrambes en faveur de l'instruction proprement dite,
considérée en soi et indépendamment de toute question
de moralité personnelle.
En somme, l'éducation devait se confondre avec la cul-
ture scientifique des esprits en vue des fins sociales et
du progrès de l'espèce, et c'était dans ce sens qu'il fal-
lait entendre l'idée d'éducation nationale ou publique.
Une telle doctrine était l'antithèse du spiritualisme chré-
tien, qui résumait les croyances religieuses de l'huma-
nité et considérait l'homme moins du point de vue social
que du point de vue moral, le déclarant respectable d'a-
bord dans sa personne, dans sa liberté et dans sa con-
science. Le conflit des doctrines morales était en soi très
grave. Allait-il ébranler les bases de l'Ecole comme celles
de la Société ?
II. — En dépit des efforts des Gouvernements pour en
conjurer les effets, l'Université elle-même en subissait les.
atteintes, et les critiques ne lui étaient pas épargnées.
Tout en s'efforçant de donner à la France une éduca-
tion conforme aux besoins de la nation nouvelle, l'Uni-
versité se défendait avec énergie d'être hostile au chris-
tianisme. « La France voulait, disait Guizot, une édu-
cation qui réconciliât la religion avec la science, l'ordre
avec la liberté, qui rendît à l'enfance des habitudes mo- '
raies, qui réglât son esprit sans le paralyser, qui remît
en honneur les bonnes études, favorisât la propagation
des connaissances utiles, qui satisfît aux besoins des
temps et à l'intérêt de tous (1). » Mais surtout cette édu-
cation devait être religieuse sans être congréganiste, et
l'Université pouvait se flatter d'appliquer les conseils de
l'abbé Fleury, du P. Jouvency et de Rollin, qui avaient
souhaité qu'on plaçât auprès de la jeunesse des aumô-
niers instruits et bons, de manières agréables, capables
de devenir les guides et les amis des enfants, de recevoir
leurs confidences, de les consoler dans leurs peines, d'être
à la fois leurs protecteurs et même leurs avocats auprès
de leurs autres maîtres. Elle croyait avoir réalisé cet

(1) Essai, p. 98. — Cf. aussi le discours de R. Co.llard du 18 août


1817.
1.62 SOCIETE NATIONALE,
.
idéal, et un de ses admirateurs ."le déclarait-en ces ter-
mes : « Peut-on douter qu'un ' tel système ne soit pré-
férable à celui d'autrefois ? Hé bien, c'est celui que pré-
sente la législation actuelle de l'Université de France.
Elle, a mis dans chaque lycée un aumônier, présenté par
son évêque, et qui n'a d'autre soin que l'instruction reli-
gieuse, dans laquelle il peut être secondé par les ecclé-
siastiques, qui se trouvent en assez grand nombre parmi
les proviseurs, censeurs et autres fonctionnaires (1). »
L'Université prétendait former une jeunesse moins asser-
vie aux anciennes pratiques, qui s'imposaient par la
contrainte, par la menace, par le châtiment, mais plus
profondément religieuse, telle que l'avait conçue l'abbé
Flèury, pour qui la religion ne devait pas consister en
vaines cérémonies, mais dans une pénétration de l'âme
par les principes du christianisme. Elle restait d'ailleurs
attachée à la tradition classique, q-ui était composée d'an-
tiquité chrétienne non moins que d'héllénisme, et elle
admirait au même titre Bossuet ou Saint-Augustin que
Sophocle ou Démosthène. Il semblait donc qu'elle dût
être à l'abri des critiques.
Il n'en était rien cependant. Le Gouvernement n'était
point parvenu à persuader le public que l'Université fût -
une institution chrétienne. On contestait qu'elle possédât
la compétence nécessaire en matière d'éducation reli-
gieuse, on critiquait son enseignement moral et même
l'efficacité sociale de sa discipline.
Quelle autorité pouvaient avoir, pour enseigner la re-
ligion, des fonctionnaires dont la bonne foi pouvait tou-
jours être suspectée ? Car enfin, ils étaient obligés de
feindre et de pratiquer : leur foi n'était pas une libre
adhésion aux doctrines religieuses, mais une affectation
officielle, pire que le libertinage d'esprit. Pour la plu-
part, leur conscience même se révoltait contre cette re-
ligion de commande et ils se souvenaient avec horreur
du mot de la Bruyère, qui avait défini le faux dévot :
un homme qui serait athée sous un roi athée, chrétien
sous un roi chrétien. Et ce qui les irritait eux-mêmes,
d'autres ne manquaient pas d'y voir un certain pédan-
(1) Exposé de l'état actuel de l'instr. publ. en France, 1815,.p. 97.
DîEDUCATION DE LYON. 163.
.

tisme : « J'admets-peu,-disait un député, l'enseignement


direct de la morale... Dans l'Université, soit préoccupa-
tion trop exclusive de la science, soit l'effet des ressour-
ces trop minimes..., vous ne pouvez pas faire opposition
aux hommes les plus élevés par le .sentiment, par la pen-
sée, par l'éducation... Mais le mal est plus haut encore,
il est dans l'impuissance, qui part des hautes régions de
l'Université », où « la pensée, la volonté ne sont pas
assez tournées vers les choses de l'éducation et les règle-
ments administratifs enchaînent trop les hommes qui
auraient un beau rôle à remplir... (1) ». Un autre se
demandait s'il était permis de « s'imaginer une espèce
de clergé laïque s'établissant en face des clergés des di-
verses confessions... » L'efficacité de l'éducation reli-
gieuse consiste dans la profondeur des impressions re-
çues. Celles-ci ne.peuvent venir que d'hommes convain-
cus eux-mêmes et non de gens, quelqu'habit qu'ils por-
tent, faisant de l'enseignement moral un métier. Enfin,
n'y avait-il aucun péril pour les convictions religieuses
d'obliger les enfants à aller « écouter chaque jour un
professeur qu'inspirent des convictions différentes ou
peut-être opposées?... Ce système d'enseignement unique,
obligatoire pour toute la jeunesse lettrée, on le conce-
vrait sous l'empire d'institutions, qui prescriraient un
culte officiel et reconnaîtraient une seule religion...,
mais il devient aussi contraire à la logique qu'aux
droits individuels sous l'empire d'une charte, qui pro-
clame la liberté entière de conscience et assure une
protection égale à plusieurs cultes rivaux. » Comment
l'Université méconnaît-elle ce principe chez autrui au
point de contraindre un père de famille chrétien d'en-
voyer son fils au cours professé par un Juif, le catholique
de subir l'influence protestante, le protestant d'écouter
les enseignements départis, peut-être par un prêtre ca-
tholique?... (2) » On contestait donc alors l'autorité de
l'Université en cette matière et on attribuait à. ce manque
d'autorité le peu d'efficacité de son enseignement.
L'éducation morale qui était donnée alors par l'Uni-

(1) Discours du député Corne en 1844.


(2) L'Education pratique, p. 152.
11
164 SOCIETE NATIONALE
versité, les maîtres privés, comme les familles, la ju-
geaient mauvaise; car elle n'avait point produit les fruits
attendus de ceux qui l'avaient organisée.
En se substituant aux parents, l'Etat n'avait point ré-
pondu aux aspirations paternelles et en avait mal com-
pris les devoirs. Les écoles publiques n'avaient rien le
ce qui fait un chef de maison, « dans l'opinion du monde,
le père de ses élèves, et les élèves comme autant de frè-
res (1) ». « L'ensemble du système est tel que ces en-
fants, réunis dans les établissements de l'Université, n'y
trouvent plus ces douces émotions, n'y sont plus animés
dans leur conduite par aucun de ces motifs d'attache-
ment ou de reconnaissance qui les faisaient agir dans
leurs familles... Les uns sont dociles par crainte ou par
faiblesse, et les autres se livrent à une opposition con-
stante contre un assujettissement qui, par son excès ou
par la manière dont il s'exerce, contrarie la nature...
C'est au système d'éducation qu'il faut attribuer les dé-
fauts et les travers des écoliers... On prétend qu'aujour-
d'hui les jeunes gens ont un penchant extraordinaire à
l'indépendance... Ce principe est dans la nature même...
Notre éducation publique, par cela même qu'elle est en
opposition avec ce penchant, le fortifie encore et lui fait
prendre une direction vicieuse... Les qualités du coeur,
que les pères de famille ont tous le droit d'attendre des
soins de l'Administration universitaire, ne peuvent résul-
ter du système qu'elle suit (2) ». Et à l'objection que
l'éducation familiale était impossible dans de grands éta-
blissements, ils répondaient que c'était encore une er-
reur de les avoir conçus comme des casernes ou des
couvents.
Ces plaintes faisaient pressentir le grand débat qui
devait s'ouvrir à la Chambre, en 1844, à la suite des dis-
cours de Tocqueville et de Villemain, sur la lutte de
l'Université et du clergé, et dans lequel le corps univer-
sitaire allait être accusé de « vouloir fonder une sorte
d'Eglise philosophique universitaire, sans conviction re-
ligieuse, sans sanction, sans dogme (3) ». Les maîtres
(1) Gasc, p. 255.
(2)Gasc, op. cit., p. 210.
(3)Discours du député Dubois, 18 janvier 1844.
D'EDUCATION DE LYON 165
privés voyaient arriver la tempête et déclaraient que l'ir-
réligion de la jeunesse venait d'un système d'éducation
« essentiellement vicieux, absurde et dangereux pour la
religion elle-même... Les hommes religieux formés par
lui, les prêtres qui sont son ouvrage n'ont garde de se
montrer ingrats en l'accusant, et alors c'est la jeunesse
qu'ils accusent d'indifférence, les parents, l'esprit du siè-
cle... on s'en prend à tout, excepté à la véritable
cause (1) ».
Les familles ne trouvaient donc pas leur compte, selon
les maîtres privés, à une telle promiscuité de croyances.
Une éducation purement administrative était peu con-
forme aux besoins moraux de l'enfance, et il semblait
que la neutralité scolaire fût la conclusion forcée d'un
tel système, ainsi que quelques-uns l'insinuaient déjà (2),
ou bien un régime fondé sur la liberté confessionnelle,
comme le réclamaient le parti de Montalember,t et les
auteurs des nombreuses pétitions de pères de familles.
Le système universitaire ne répondait pas davantage
aux besoins sociaux, car ceux-ci étaient identifiés avec
les intérêts de la politique libérale et monarchique, qu'il
tendait à satisfaire, sans tenir compte de la réalité des
aspirations ni de certaines nécessités. Que réclamait
l'opinion ? Elle était frappée, comme les maîtres privés,
de l'absence d'une éducation conforme à l'état d'une so-
ciété récemment issue de la Révolution, non encore équi-
librée, dépourvue de tout sentiment de solidarité et d'es-
prit public, c'est-à-dire d'une éducation capable d'intro-
duire dans les jeunes générations une sorte d'unité mo-
rale (3). L'Université s'efforçait sans doute d'opérer cette
réforme. C'était le but que lui assignait Guizot. On peut
croire que ses propres membres comprenaient toute la
portée d'une telle tâche et rectifiaient spontanément le
caractère politique que l'influence des ministres semblait
lui communiquer. La plupart avaient un sentiment très
profond des devoirs qui incombent à ceux qui ensei-
gnent. Cependant il y avait partout une certaine in-
(1) Gasc, leLivre des Pères de famille, p. 249.
(2) C.-P. Collard, Coup d'ceil sur l'état de l'instruction publique.
1835, p. 18.
(3) Aimé Martin, Débats, 16 janvier 1829.
166 SOCIETE NATIONALE
quiétude (1).Dans une pétition adressée aux députés,
en 1832, on lisait : « L'instruction publique est le
premier besoin des peuples... Toute organisation so-
ciale repose essentiellement sur l'esprijt public, c'est-
à-dire sur le patriotisme ; or, cet esprit public ne peut
résulter que d'institutions libres et d'une éducation
qui en assure l'empire... Cette heureuse organisation so-
ciale peut bien être formulée par les lois, mais les lois
sont impuissantes à l'établir et à la rendre durable. C'est
à l'éducation seule qu'est réservé cet avantage, puisqu'elle
seule en fait passer les principes dans les moeurs... »
L'auteur, après une critique de l'enseignement univer-
sitaire, ajoutait : « Que dirons-nous de l'éducation qui
résulte de ce système, ou plutôt du défaut d'éducation
sociale et même morale et religieuse?... Il s'agit de sa-
voir si nous aurons enfin une éducation nationale, qui
soit en harmonie dans toutes ses parties... La question
ainsi considérée devient une question d'économie poli-
tique fort importante... (2) » M. Naville complétait les cri-
tiques de M. Gasc. « L'éducation, disait-il, doit être tou-
jours en harmonie avec les besoins de ceux à qui elle
est destinée... En France, tout a changé depuis un demi-
siècle... Quelles modifications a-t-on fait subir à l'ensei-
gnement pour le mettre en harmonie avec ce renouvel-
lement général ? Il est, à de légères différences près, ce
qu'il était au xvne siècle... Les institutions créées dans
-ce but ne trouvent pas dans celles qui précèdent le point
d'appui, ou dans celles qui suivent le complément qui
pourrait assurer leur entière réussite... Destinées à pour-
voir à des exigences matérielles, elles n'offrent aucune
garantie à des intérêts moraux dont on ne sait pas si
bien se rendre compte. De là ce malaise que beaucoup
de parents éprouvent... Quand les choses en sont à ce
point, il n'y a pas à hésiter. Aussi, depuis longtemps en
France, les philosophes et les publicistes dans leurs écrits,
les orateurs à la tribune, les Sociétés philanthropiques
dans les appels qu'elles font aux lumières de ceux qui
peuvent seconder leurs efforts, unissent leurs voix à celles

(1) Gasc, le Livre des Pères de famille, p. 252.


(2) Gasc, Pétition de 1832 à la Chambre des députés.
D'EDUCATION DE LYON 167
des pères et des mères pour demander un système d'in-
struction publique qui soit en harmonie avec l'état actuel
des choses... (1) «Définissant les besoins du temps, M. Na-
ville observait que la France réclamait de l'instruction
publique « des garanties qui puissent assurer son repos
et sa véritable gloire ; d'imprimer dans le coeur de ses
citoyens des principes fixes de conduite, l'amour de l'or-
dre, une tolérance mutuelle, et la ferme intention de
sacrifier au bien général les intérêts et les ressentiments
qui pourraient les diviser (2) ». Ce qu'on paraissait sur-
tout redouter, c'était donc que, dérivant vers la politique,
l'Université ne se pénétrât point assez de la situation
véritable, telle qu'elle résultait du grand bouleversement
social, qui avait si profondément changé le pays, et-
qu'elle ne comprît point toute l'étendue de la mission
qui lui avait été confiée. Peu importait qu'elle liât son
sort à une dynastie, pourvu qu'elle ne méconnût point
ce qui constituait l'âme de la nation et rendît plus facile
la solution des problèmes, sociaux.
Or, le problème social se posait alors sous une forme
morale, qui intéressait moins la bourgeoisie que les clas-
ses laborieuses et l'enfance abandonnée, et, tandis que

les premiers socialistes annonçaient leurs utopies et con-
sacraient leur vie à la foi que Saint-Simon leur avait
laissée, et en laquelle ils étaient persuadés que la société
reconnaîtrait bientôt que là résidait son avenir (3), les
amis de l'enfance songeaient à la sauver de la misère
intellectuelle et morale. Déjà quelques-uns pensaient le
mot célèbre : « Une école qui se fonde, c'est une prison
qui se ferme. » L'Europe entière était travaillée par un
mal profond qui, par intermittences mais d'une manière
constante, se traduisait en convulsions insurrectionnelles,
où éclataient les convoitises secrètes des prolétaires. La:
plupart avaient attribué le mal à Yignorance, et l'on
avait fait des efforts méritoires pour répandre l'instruc-
tion dans le peuple. Le discours du baron Dupin, en
1826, « sur les effets de l'enseignement populaire », avait

(1) Naville, De l'éducation publique^ p. 1 à 5.


(2) Naville, De l'éducation publque,'ï>. 12.
(3) Le Globe, 11 juillet 1831.
It8 SOCIETE NATIONALE
entraîné les esprits, et le Gouvernement de. 1830, cédant
à la pression de l'opinion, avait multiplié les écoles et-
improvisé des milliers de maîtres. Les rapporteurs des
budgets applaudissaient à ces mesures. Cependant, les
véritables éducateurs étaient seuls à comprendre que l'in-
struction n'était pas par elle-même le dictame souverain,
uniquement capable de guérir le mal. Ils s'appuyaient
sur les calculs de la statistique, qui venaient confirmer
leur expérience. Y avait-il, à mesure que l'instruction
se répandait, moins de pauvres, moins de prisonniers
pour dettes, moins d'infirmes.et de malades, moins d'en-
fants illégitimes, moins d'accusés et de condamnés, moins
de fous et de suicides? Ils constataient, au contraire,
que l'accroissement de la criminalité concordait avec la
diffusion de l'instruction, car, entre les années 1825 et
1836, plus de 825.000 individus avaient été traduits de-
vant les Tribunaux criminels, le nombre des crimes ou
délits s'était élevé de 57.669 à 79.980, c'est-à-dire de 39 %,
la moyenne des prévenus, qui était de 12.576, de 1826
à 1830, avait passé à 15.589 de 1831 à 1835, et à 20.431
de 1836 à 1838, et un inspecteur des prisons, Moreau
Christophe, faisait cette triste constatation, que « les plus
effrontés coquins sont toujours ceux qui ont aiguisé leur
intelligence dans les écoles ». Ce n'était pas à l'instruc-
tion, mais à la mauvaise instruction, à l'instruction in-
suffisamment éducatrice, qu'il fallait, selon eux, attri-
buer un tel état de choses. « Déjà on commence à com-
prendre que la science seule ne suffit pas pour rendre
les hommes meilleurs et plus heureux (1). » « Le bien
de la société demande que les connaissances du peuple
ne s'étendent pas plus loin que ses occupations... »
Par conséquent, c'était du côté de l'éducation morale qu'il
importait d'orienter la formation de l'enfance, plutôt que
vers une instruction pernicieuse. Guizot avait constaté
lui-même cette nécessité, lorsqu'il avait conçu la loi de
1832. L'avenir de. la société semblait à tous dépendre du
succès d'une réforme morale accomplie avec autant de
dévouement que de clairvoyance judicieuse. Il fallait ap-

(1) L'Education pratique, p. 1.


D'EDUCATION DE LYON 169
porter à l'enfance la parole qui console et relève, la lu-
mière qui réchauffe le coeur.
La jeunesse bourgeoise, d'ailleurs, éprouvait, d'une
manière plus ou moins consciente, le besoin de sortir de
la crise morale, à laquelle la société, depuis plus d'un
demi-siècle, était en proie, et la société elle-même sen-
tait que, pour vivre, il fallait que les générations qui s'éle-
vaient fussent animés de la foi au bien.
Etaient-ils nombreux ceux que les doctrines nouvelles
satisfaisaient? Le conflit de la science et de la foi, que
Bayle et Voltaire, après Richard Simon, avaient soulevé
sur le terrain de l'exégèse et de l'histoire, et qui s'était,
depuis Helvêtius et Cabanis, transporté sur celui de la
biologie et des sciences naturelles, passionnait les esprits
sans les éclairer. Une immense angoisse, au contraire,
s'était emparée d'eux. S'il y avait, comme toujours, d'in-
différents sceptiques, le plus grand nombre souffrait de
son doute, d'autant plus profondément qu'on sentait bien
que les ennemis de la religion n'étaient point guidés par
le seul amour de la science ; cependant, on ne savait com-
dent détendre sa foi contre des attaques si audacieuses.
La jeunesse elle-même était atteinte, mais elle aspirait
à un nouvel ordre de choses. Grandie au sein de l'orgie
révolutionnaire, formée, depuis la suppression des an-
ciens collèges, où déjà elle n'avait pas échappé aux in-
fluences dissolvantes, dans les Ecoles centrales ou dans
des pensions équivoques, elle n'avait point formé son âme.
Livrée au scepticisme, à peine instruite des devoirs élé-
mentaires qui ont pour objet la famille, longtemps irres-
pectueuse, elle commençait cependant à réfléchir, à pen-
ser, à sentir 'le vide des déclamations qu'elle avait enten-
dues et aussi l'horreur des scènes de sang ou de débauche,
auxquelles elle avait assisté. Elle était prête, comme une
grande partie du public, à entendre les voix qui vien-
draient lui parler de vérité non moins que de liberté.
Ces dispositions s'étaient révélées déjà, au moment où
Chateaubriand avait publié le Génie du Christianisme. Le
succès de l'ouvrage témoignait de l'ébranlement des âmes.
Ce n'était qu'une apologie poétique de l'influence exercée
par la religion sur les moeurs et sur la civilisation, une
réponse aux satires de Voltaire, par laquelle l'auteur op-
170 SOCIETE NATIONALE-
posait ce qu'elle contenait de beauté à ce qu'on avait
voulu y voir d'absurde. Gela suffisait pour le temps et
préparait la voie à une autre réponse, celle que Guizot
devait faire à son tour à l'Essai sur les moeurs.
L'impression faite par ce livre avait été si profonde que
la jeunesse, comme les gens du monde, s'était pressée, de
1803 à 1809, puis de 1815 à 1822, dans l'église Saint-Sul-
pice, autour de la chaire de Frayssinous et, à Saint-Roch,
vers 1828, autour de celle de Lacordaire. Ce n'était pas
« seulement la jeunesse studieuse, qui abonde dans le
quartier des Ecoles, mais celle encore qui, plus adonnée
aux plaisirs du monde, semblait devoir résister davan-
tage à un enseignement sérieux (1) ».
Cependant, si elle avait vibré d'émotion, aux accents
de ces voix éloquentes, qui mêlaient le romantisme à
l'apologétique, il restait au fond des esprits comme un
levain d'incrédulité. Le pessimisme et la désespérance des
uns neutralisaient l'optimisme des autres et arrêtaient les
élans de leur foi. Epris d'idéal, comme le chantre d'Eloa
ou l'auteur des Méditations, ils sentaient parfois venir sur
leurs lèvres le blasphème de Musset :
0 Christ, je ne crois pas à ta parole sainte !

ou, comme Hugo, ils n'apercevaient que de légers rayons


parmi les ombres. Il leur manquait l'appui d'une doc-
trine, que ni Bonald, ni J. de Maistre, ni Lamennais
n'avaient pu leur fournir. Les souvenirs du passé ne suf-
fisaient point à éclairer l'avenir, et c'était l'avenir qui les
préoccupait. « L'incrédulité, bien qu'elle eût un compte
terrible à rendre, ne se regardait pas comme définitive-
ment condamnée. Elle occupait encore, dans les assem-
blées politiques, dans la magistrature, dans l'armée, dans
les Académies, les positions les plus influentes », alors
que la religion « montrait du doigt les échafauds encore
teints de sang, les places vides dans les familles, les dé-
bris fumants de nos cités..., pénétrait au fond des coeurs,
y découvrait un ver caché, une amertume sans nom (2)... »
Gomment sortirait-on d'une situation si misérable ? Châ-

(1) Discours de réception d-s Pasiiuier à l'Académie.


(2) Le Semeur, 1803.
D'EDUCATION DE LYON 171
teaubriand écrivait à Béranger : « Y a-t-il aujourd'hui un
avenir clair pour personne ? » Il importait que la jeunesse
fût préparée, par une éducation inspirée des principe? vé-
ritables, à fournir à la Société qui s'enfantait au sein
-d'une telle crise, un élément de vie, puisé lui-même à la
source du bien. C'était d'esprit chrétien qu'il fallait péné-
trer le monde issu de la Révolution, afin d'empêcher que
les doctrines fausses n'achevassent de l'égarer, et cette
oeuvre ne pouvait être accomplie que si l'on formait des
générations, non seulement instruites, mais moralisées et
pénétrées de la grandeur des vérités religieuses.
Les effets du conflit des doctrines nouvelles avec les an-
ciennes se manifestaient par une -sorte de démoralisation
sociale, qui atteignait la jeunesse, comme elle avait en-
tamé depuis longtemps les hommes mûrs, livrant les uns
aux inquiétudes du scepticisme, ne retenant pas les au-
tres sur la voie du crime. L'élan de la société vers la
liberté voulait un contrepoids religieux, pour ne point
emporter les moeurs. Cette compensation nécessaire ne
se trouvait pas dans un système d'éducation publique,
qui ne formait pas les coeurs aux vertus familiales et
qui faisait dépendre les convictions de la conscience de
la contradiction des idées religieuses et de l'opposition
des confessions diverses dans la personne des maître pré-
posés à l'enseignement. Ceux-ci, d'ailleurs, étaient sans
qualité et sans autorité pour assumer une telle tâche.
Quels que fussent les efforts du Gouvernement pour ras-
surer les familles, l'inquiétude persistait devant le spec-
tacle de la criminalité et du scepticisme grandissants.
Sans incriminer l'instruction, ni lui attribuer des mé-
faits, qui sont la conséquence des mauvais instincts ou
de l'orgueil, on pensait avec raison qu'elle ne pouvait suf-
fire. L'Université donnait-elle l'éducation religieuse et
morale, avec l'efficacité que réclamaient les besoins de
l'enfance et une société non encore assise. ? On en doutait.
III. — On se demandait donc dans quel rapport l'édu-
cation devait être avec les besoins sociaux, les doctrines
scientifiques, religieuses et morales, et on se défiait de
l'orthodoxie universitaire.
Dès lors, n'était-il pas nécessaire que, sans répudier
le libéralisme, des hommes, convaincus que l'Etat ensei-
172 SOCIETE NATIONALE
gnant n'aurait pas toujours assez de puissance pour résis-
ter au flot montant des appétits surexcités et des passions
affranchies, à la poussée des doctrines subversives ; qu'on
ne pouvait vivre sur des équivoques, sur des com-
promis, sans autre règle que des sentiments hypocrites
de mutuelle tolérance entre des doctrines qui feignaient
en vain de s'ignorer et de séparer leurs domaines ; atta-
chés aux enseignements traditionnels et assez expérimen-
tés pour les défendre contre les hardiesses, que l'esprit
moderne poussait déjà dans tous les sens ; capables ce-,
pendant de comprendre les besoins de la société nouvelle,
entreprissent d'examiner les doctrines en elles-mêmes et
dans leurs rapports avec l'éducation ? recherchassent de
quelle manière l'Ecole devait être conçue pour répondre
aux besoins moraux et sociaux tout ensemble, et rap-
procher dans la pratique l'instruction tant vantée de
l'éducation méconnue, tout en maintenant entre elles
une distinction théorique ?
La Société d'Education s'était appliquée de bonne heure
à résoudre un tel problème. C'est de là qu'elle avait tiré
toute son importance. Des laïques instruits, enseignant
la jeunesse, visant à donner à leurs leçons une portée
sociale et durable, osant considérer en face les préjugés
du siècle et dévoiler les sophismes de ceux qui lui avaient
imprimé sa direction .morale, c'était une nouveauté
dans notre histoire et le point de départ d'une grande
oeuvre. « Le temps paraît arrivé, disait Naville, où l'on
peut entreprendre cette oeuvre avec espoir de succès (1). »
Gomme rien de ce qui est grand ne s'enfante sans effort,
l'obstacle s'était rencontré dans l'idée elle-même. Celle-ci
ne s'était point imposée d'abord : mais elle avait fini par
triompher et la Société avait défini sa doctrine.
L'exemple opportun de l'Académie de Lyon avait sou-
tenu ses promoteurs, et les circonstances ouvert les yeux
aux hésitants. Jouissant dans le public d'une autorité
depuis longtemps consacrée, cette Compagnie avait, au
lendemain des événements qui avaient ensanglanté la
ville en 1832, pris l'initiative de rechercher les moyens
d'assurer la paix publique. La nécessité d'un système
(1) Op. cit., p. 5.
D'EDUCATION. DE LYON 173
d'éducation nouveau, qui ferait l'économie des besoins
du temps, sans sacrifier les anciens principes, lui était
apparue très grande, et elle avait mis auvconcours, pour
l'année 1833, et une seconde fois pour l'année 1834, la-
question de savoir « quel est le meilleur système d'éduca-
tion dans une monarchie constitutionnelle ». On sentait
alors le besoin de ne pas recommencer la Révolution
et de ne pas vivre au milieu de troubles incessants. La
bourgeoisie désirait un régime définitif et elle pensait
qu'une monarchie constitutionnelle et franchement libé-
rale pouvait être ce régime. On comprenait qu'une édu-
cation éclairée pouvait seule amener les esprits à cet état
de sagesse, qui fait accepter le présent sans compro-
mettre l'avenir, ni répudier tout le passé. L'Académie
de Lyon avait précisé sa question dans ce sens : « Vous
ouvriez, disait le rapporteur en 1836, une vaste carrière
aux discussions du droit public et de l'économie poli-
tique... en même temps que vous invoquiez les lumières
des hommes spéciaux et l'expérience de la pédagogie...
Vous demandiez quel système on doit suivre dans l'édu-
cation de la jeunesse, parce que vous ne pensez pas que
des enfants, élevés dans les principes abrutissants de la
servitude, puissent former un peuple généreux et des dé-
fenseurs de la liberté, ni que des Brutus de collège, nour-
ris dans la turbulence et l'exaltation de la fièvre républi-
caine, deviennent aisément les citoyens actifs sans doute,
mais soumis aux devoirs qu'impose la constitution du
pays... Vous ne pensez pas que les intérêts du pays ré-
clament que ses enfants soient élevés dans des principes
contradictoires, qui les placent en hostilité réciproque
aussitôt qu'ils entrent dans le monde, et qui les envoient
recruter ces partis divers, dont l'existence est plus redou-
table pour la France que la présence même des armées
étrangères sur le sol de la Patrie... (1) ». C'est alors que
la Société d'Education comprit toute l'importance de l'oeu-
vre à faire (2). Elle se rallia à ces idées et se mit à la
tâche.
Nous avons vu qu'elle fut redevable à M. Hoffet de

(1) Rapport de M. Grandpevret, 1836, p. 7.


(2) Voir Chap. I", p. 54.
174 SOCIETE NATIONALE
s'engager dans cette voie féconde. C'est lui qui avait
posé le problème. C'est lui qui tenta de le résoudre,
et son initiative suscita une heureuse émulation. Il avait
préparé, dès 1834, un mémoire destiné au concours ou-
vert par l'Académie de Lyon. Nous ne savons s'il lui
fut présenté. Ce qui est certain, c'est qu'à partir de cette
époque il composa des travaux semblables pour la So-
ciété d'Education elle-même, qu'il résuma et compléta
en 1840. M. Jourdan imita son exemple. Dès le début,
la discussion ouverte prit une ampleur et une portée
considérables, et le grand problème des rapports de l'in-
struction et de l'éducation dans la société moderne devint
le thème fondamental, sur lequel elle n'a cessé de dis-
puter.
Le premier mémoire de M. Hoffet qui vit le jour fut
publié dans l'Echo des Ecoles, et le second dans le pre-
mier numéro des Annales de la Société. Le mémoire
destiné à l'Académie de Lyon est resté manuscrit.
Nous ne possédons qu'un résumé du premier sous la
forme de maximes pédagogiques générales. « L'auteur,
dit M. de Bornes, y présente l'éducation comme entière-
ment distincte de l'instruction, et démontre que ce serait
une erreur grave que de la confondre avec la discipline. »
Ces distinctions s'imposaient, au moins en théorie, depuis
que l'instruction était prônée comme un remède sûr à
tous les maux de la Société. « L'instruction, continue le
rapporteur, ne fait que communiquer à l'enfant des con-
naissances qu'il n'avait point ; son action s'exerce du
dehors au dedans, tandis que l'éducation fait germer ce
qui existait déjà dans l'élève et active le développement
de dedans en dehors. L'instruction a pour but de munir
l'enfant de connaissances dont il aura besoin un jour
comme citoyen, comme habitant de la terre ; l'Education
embrasse toute la destination de l'homme, celle pour ce
monde et celle pour le monde à venir ; l'instruction se
borne à communiquer des notions, des idées et des prin-
cipes à l'enfant et au jeune homme ; l'éducation lui ap-
prend à appliquer ces principes à la conduite de l'a vie ;
les connaissances données par l'instruction, quelqu'éten-
dues et profondes qu'elles soient, n'assurent point le
bonheur à celui qui les possède, et n'en font point néces-
D'EDUCATION DE LYON 175
sairement un homme utile à ses semblables, tandis que
l'éducation assure le bonheur de l'individu et celui de la
société ; l'homone le plus instruit peut être l'esclave de
ses passions, et peut par son instruction même devenir
dangereux pour la société, tandis que par l'éducation il
jouit du bonheur intérieur et n'est jamais à redouter
pour l'Etat ; mais, tout en différant l'une de l'autre, l'édu-
cation et l'instruction ne sont point étrangères l'une à
l'autre : la première a besoin de la seconde pour attein-
dre son but, sans quoi elle ne pourrait pas développai
convenablement les facultés intellectuelles, ni les facul-
tés morales de l'enfant ; l'instruction est un moyen dont
se sert l'éducation, et par conséquent lui est subordon-
née, c'est-à-dire qu'elle doit être éducative ; la discipline
n'est aussi qu'un moyen à employer pour l'éducation ;
elle n'est pas à elle-même son but, elle a pour but prin-
cipal d'obtenir l'ordre extérieur ; l'éducation descend plus
-
avant dans le coeur humain : elle envisage chaque élève
comme un être isolé, qu'elle se propose de conduire au
bonheur ; elle attache là plus haute importance à ses
motifs mêmes ; elle travaille à ce que l'enfant se trouve
heureux de son obéissance ; la discipline peut laisser sub-
sister des défauts, pourvu qu'ils ne troublent point l'or-
dre général, et s'occupe peu de ce qui adviendra des élè-
ves, quand ils auront secoué la poussière des bancs ;
l'éducation est une carrière de dévouement, de sacrifice
et d'abnégation de soi-même (1). » Ces maximes ont un ca-
ractère technique. Elles formulent des principes nets et
précis, en vue de la pratique pédagogique. Mais elles
se fondent sur l'idée de la valeur morale de l'individu a
élever, qui est l'indication d'une doctrine bien différente
de celles qui prêchaient déjà le socialisme.
M. Hoffet développa ce principe, dans le second mé-
moire, et examina les définitions en usage, pour en faire
la critique. Les uns avaient assigné pour but à l'éducation
« d'équiper les enfants de tout ce dont ilsont besoin pour
être heureux » ; les autres « de faire des citoyens capables
et dévoués ». M. Hoffet reconnaissait que l'éducation doit
contribuer à faire le bonheur de l'homme, puisque tout
(1) Rapport de M. de Bornes, séance publique du 9 juillet 1840.
176 SOCIETE NATIONALE
son être tend à cette fin. Mais il objectait qu'on ne pou-
vait rechercher cette fin pour elle-même, car le bonheur
était indéfinissable et qu'on risquait, non seulement de
sanctionner des erreurs, mais de développer l'égoïsme au
lieu de lé combattre. Il admettait encore que la formation
du citoyen était une vue féconde, puisqu'elle éclairait la
source d'un grand nombre de vertus contraires à l'égoïsme.
« Je déplore amèrement, disait-il, qu'on fasse si peu, dans
notre pays, pour apprendre à l'homme, dès son enfance,
le dévouement, source des plus pures jouissances, prin-
cipe générateur de toutes les vertus sociales. » Cependant,
il remarquait que ce but était secondaire, car « le but de
l'existence de l'homme » n'est pas « purement terrestre »,
mais « s'étend au delà des limites de l'espace et du temps»,
que « ce principe n'est pas le plus favorable au développe-
ment moral de l'homme », car on peut « être un excellent
patriote, tout en étant l'esclave de la volupté » ; qu' « en
ne se proposant pas un but plus grand, on s'expose à man-
quer celui-là... Jamais l'homme élevé en vue de cette
terre seulement ne sera un citoyen aussi accompli, n'of-
frira autant de garantie, n'aura autant de dévouement, de
courage civique, d'oubli de soi-même, que celui qui a
été élevé en vue d'un ordre de choses supérieur, que celui
dont on s'est efforcé de faire un homme avant d'en faire
un citoyen. L'éducation doit être conforme à la destinée
humaine. Or, le corps terrestre doit retourner à la terre,
tandis que les facultés de l'âme ne cessent de tendre vers
l'infini, d'une manière consciente et volontaire ». « Pour-
quoi Dieu a-t-il donné à l'homme ces facultés intellectuel-
les au (moyen desquelles il peut, non seulement connaître
le monde qui l'entoure, avec ses phénomènes sans nom-
bre, remonter aux causes qui les produisent et étudier les
lois qui les régissent, mais qui lui permettent encore d'é-
clairer de leur flambeau la nuit du passé et d'assister aux
joies et aux douleurs des hommes et des peuples qui ont
quitté la scène du monde? » « L'homme doit en faire usage
et s'élever, par l'intelligence et par la science, au-dessus
de la nature, par le sentiment et par la volonté vers un
idéal moral supérieur, capable de donner à notre être
toute la perfection de sa nature. D'un autre côté, le déve-
loppement de cette nature, dans le temps et dans l'espace,
D'EDUCATION DE LYON 177
est lié, pour chaque individu, par des rapports avec les
autres. L'homme ne vit pas isolé et il ne pourrait rompre
ces liens qu'en lui faisant violence. Il ne pourrait pas faire
un pas, il périrait sur le seuil même et 'retournerait aussi-
tôt dans la poussière d'où il est sorti, si le cri dont il salue
les premiers rayons de lumière qui inondent ses yeux ne
retentissait pas au fond du coeur d'une mère ou d'un père
et ne l'embrasait d'un inépuisable amour. » « L'homme
s'attache ainsi à sa famille, puis à sa patrie, enfin à la
grande famille humaine, et il conçoit des devoirs spé-
ciaux à l'égard de chacune. C'est à comprendre et à rem-
plir ces devoirs que l'éducation doit le préparer, non
moins qu'à développer en lui l'être moral dont il porte
le germe. Cette double tâche, au fond, est une, « car,
comment pourrait-il mieux développer ses facultés comme
être immortel qu'en remplissant les devoirs qui lui sont
imposés comme homme et comme citoyen ? Où sa volonté
pourrait-elle acquérir plus d'énergie que dans la lutte
avec les passions de son propre coeur et avec celles des
autres ? Et pourrait-il y avoir pour lui un stimulant plus
puissant d'étendre ses connaissances, d'ennoblir ses sen-
timents et de sanctifier sa volonté que le désir vif et brû-
lant de se rendre utile à sa patrie et à l'humanité ? Le but
principal de l'éducation est donc d'éveiller dans l'enfant et
le jeune homme le désir d'atteindre sa destination comme
homme et comme citoyen et de lui faciliter le moyen de.
le satisfaire. »
M. Hoffet précisait, dans le mémoire préparé pour l'Aca-
démie de Lyon, ces idées sur l'éducation civique. Il les
avait exprimées peut-être avec plus de force, car il avait
saisi toute la portée de la question mise au concours. Selon
lui, l'Académie, en proposant ce sujet, n'avait pas voulu
flatter le pouvoir, mais seulement savoir quel était, étant
donné le Gouvernement monarchique et constitutionnel
de la France, le meilleur moyen de préparer les futurs
citoyens à une vie heureuse, sans « faire servir l'éducation
d'instrument à une autorité quelconque ». Il soutenait
que, quel que soit le régime politique établi dans un pays,
le fond de la question ne changeait pas, car, toujours, il
faut élever l'homme pour lui-même et le citoyen pour la
vie réelle, et que l'éducation doit respecter le régime éta-
178 SOCIETE NATIONALE
bïi, quand celui-ci assurait aux citoyens une vie paisible
et la liberté, mais qu'elle n'y était; pas tenue s'il n'était pas
en harmonie iavec les besoins des hommes. Ce n'est pas
pour elle-même qu'une monarchie doit « vouloir que cha-
que citoyen parvienne à la connaissance de tous ses droits
et de tous ses devoirs », mais en vue du bien public. La
meilleure forme de gouvernement est celle qui place cha-
que homme dans la position la plus avantageuse pour son
entier développement. Les hommes ne sont pas faits pour
les Gouvernements, mais les Gouvernements pour les
hommes. « Si elle se montrait ombrageuse de ces lumiè-
res, elle ferait croire qu'elle" est incompatible avec les pro-
.
grès de la société. » Le rôle des citoyens est de la servir,
sans se laisser corrompre par elle, sans attendre ses fa-
veurs ni celles de la fortune, car ils seraient tentés d'accu-
ser le Gouvernement de leur propre misère. L'éducation
ne doit pas avoir pour but principal et immédiat la pros-
périté du régime établi, ni même de la patrie : « On pour-
rait trop facilement en abuser et sacrifier systématique-
ment ou sans scrupules le bonheur et le bien-être de cer-
tains membres de la société à la société entière. » « L'édu-
cation est au-dessus des institutions. » Elle « ne doit pas
marcher sous le même drapeau » avec un Gouvernement -
qui méconnaîtrait les droits des individus et craindrait
« le progrès des lumières de la liberté
et de la dignité de
l'homme ». S'il se contentait d'assurer l'ordre matériel et
la prospérité économique, sans faciliter aux citoyens les
moyens de se développer moralement, il ne remplirait
qu'une partie de sa tâche. Est-ce une satire du régime de
ce temps que les paroles suivantes : on semble dire aux
instituteurs : « Rendez l'homme capable de gagner de
l'argent, soit en travaillant la terre, soit en exerçant une
profession industrielle, soit en se livrant au commerce ou
en cultivant les arts, soit en occupant une place dans
l'Administration; faites-lui comprendre avec cela que la
tranquillité intérieure d'un pays est indispensable pour
faire circuler les fonds, faire fleurir l'industrie et le com-
merce, et que les troubles, les émeutes et les guerres ci-
viles tuent les affaires ; ajoutez à cela quelques règles de
prudence et de morale ; faites apprendre aux enfants le
catéchisme, pour qu'ils aient aussi une religion ; mais,
D'EDUCATION. DE LYON 179
toujours, avant tout, rendez-les capables de gagner de l'ar-
gent, et vous aurez bien mérité de la patrie... N'est-ce pas
l'idée que l'on se fait généralement de l'instruction publi-
que ? Par cela même qu'il y a le mot public, on croit
qu'il ne peut désigner que l'ensemble, et l'on ne pense
pas aux individus... Qu'on interroge la grande majo-
rité des gens qui raisonnent, ou plutôt qui déraisonnent,
sur l'éducation, et on se convaincra que c'est là exacte-
ment ce qu'ils demandent et que tout ce qui dépasse ces
limites ne sont que rêveries d'une imagination exaltée ou
malade d'un sombre mysticisme. » C'est oublier que la
prospérité économique même est l'effet des dispositions
morales des hommes et que, si l'éducation doit tenir
compte de cet élément variable de la vie, la vie même
tient à d'autres causes plus profondes et plus intérieures.
Si la société est en travail de révolutions, si la paix et
le bonheur sont troublés, c'est moins par l'effet des cir-
constances extérieures que parce que nous ne savons ni
les apprécier, ni les conserver. « Quand on aura épuisé
tous les systèmes politiques et industriels, quand les. beaux
rêves de certains se seront réalisés en partie ou qu'ils.au-
ront avorté, on se tournera enfin vers la seule chose né-
cessaire, on s'efforcera de vivre de la vie intérieure de
l'homme, on travaillera les esprits et les coeurs, on tâ-
chera d'y allumer l'amour pour ses semblables et de réa-
liser la charité chrétienne... » Ce que lés circonstances
nous forceront peut-être à faire, pourquoi rte pas le pré-
parer par une éducation et par une instruction appropriées
moins aux besoins de la vie matérielle et sociale que de
la vie morale ? On n'entend parler que d'écoles de
commerce, d'industrie, des vices de l'éducation classique;
on ne songe qu'à former des hommes capables de s'enri-
chir ; on ne réfléchit pas qu'il importe que l'enfant soit
rendu « non seulement apte, mais disposé à accomplir ses
devoirs d'homme et de citoyen », qu'il ait appris à les
aimer, sans quoi il n'y a aucune garantie. Il faut que la
confiance et la bonne foi s'établissent dans la société, que
les citoyens soient capables de dévouement et de patrio-
tisme, que l'action des hommes soit libre et éclairée, que
chacun contribué à sa manière à la prospérité générale ;
comment obtenir ces résultats, si ce n'est par l'éducation
12
160 SOCIETE NATIONALE
morale et religieuse et par une instruction qui ne s'en sé-
pare pas. Il importe que l'enfant ait été accoutumé à pra-
tiquer les vertus qui font l'homme laborieux et discipliné.
Les lumières ne manqueront jamais. C'est donc l'homme
moral qu'il faut former dans le futur citoyen, et l'éduca-
tion civique est d'autant plus efficace qu'elle repose sur
une plus forte éducation morale.
Voilà la doctrine que le pasteur Hoffet opposait aux
négations du scepticisme moral, aux illusions des empi-
ristes et des sociologues. L'avait-il puisée chez Bossuet ?
On serait tenté de le croire, car, s'il ne s'attaque pas de
front aux théories en vogue, mais seulement par allusions
discrètes, il expose des idées larges et pleines de bon sens,
aussi simples que sages. Cette doctrine se rapprochait si
étroitement de celle que celui, qui devait être le P. Jour-
dan, exposa quelque temps après, que nous ne pouvons
séparer ces deux hommes.
M. Jourdan rattachait l'éducation morale à l'éducation
religieuse d'une manière plus forte encore. Il dépassait
M. Hoffet dans la voie où celui-ci avait le premier conduit
ia Société. Selon lui, l'éducation était essentiellement reli-
gieuse : dans son objet, parce que Dieu est le terme de
toutes les aspirations de l'âme ; qu'elle cherche la vérité,
la beauté, la .justice ; qu'elle se replie sur elle-même pour
se connaître dans sa nature déchue, où tout est désordre,
contradiction, hostilité, et qu'elle doit faire effort pour ré-
tablir l'équilibre détruit et s'arracher à l'égoïsme ; dans
ses moyens, dont le principal est l'autorité, qui est de
nature et de source divines et dont l'instituteur ne saurait
se passer ; dans ses effets, car elle développe dans l'indi-
vidu, non pas l'égoïsme ni la vanité, comme l'éducation
purement humaine, mais le sentiment de la charité, l'a-
mour de Dieu et des hommes, l'habitude de la réflexion,
de la méditation et de la prière, la force de résistance
aux passions ; elle discipline les moeurs et éclaire la con-
science. Sans la religion, l'éducation « flottera sans bous-
sole, indécise entre vingt directions différentes, sans sa-
.
voir vers quelles régions elle doit tourner sa voile, à quels
rivages elle doit aborder : ni la famille, ni la patrie, ni
même l'humanité tout entière ne doivent circonscrire l'ac-
tivité humaine, elles- ne peuvent former que le premier
D'EDUCATION DE LYON 181

plan d'un tableau dont l'horizon est l'infini... En formant


l'homme pour Dieu, l'éducation religieuse l'enlève réelle-
ment à lui-même et le forme à la fois pour la famille,
pour la patrie et pour l'humanité... Que le christianisme
connaît bien l'esprit humain et notre nature déchue !
Qu'elle est belle, la tâche qu'il s'est proposée de rétablir
l'unité première dans la conscience !..: Le principal fait
de la 'Conscience consiste dans la désharmonie originelle
des agents de la pensée... au lieu de regarder l'ensemble
de l'intelligence humaine comme un tout composé de trois
éléments, il serait plus exact de dire que c'est un tout
rompu en trois pièces... On a beau déguiser cette atro-
phie morale sous le vernis d'une politesse étudiée ou sous
le luxe d'une science d'emprunt, elle se révèle bientôt par
le froid mortel dont elle est atteinte... La religion sera
comme un sceau sur le coeur de l'enfant, comme une cein-
ture autour de ses reins pour le préserver des atteintes
du crime et garder intact le trésor de sa pureté... La re-
ligion veille là où l'oeil du maître ne peut veiller ; c'est
une lampe toujours allumée qui éclaire les lieux les plus-
cachés (1)... » C'est pourquoi l'oeuvre de l'éducation doit
être pénétrée incessamment et partout de l'esprit reli-
gieux, et l'auteur critiquait sur ce point la méthode uni-
versitaire : « C'est une erreur grossière de penser qu'on
puisse réduire la religion dans l'éducation au rôle secon-
daire, la personnifier dans un seul" homme, la reléguer
dans un lieu et dans un temps particulier, sans la laisser
pénétrer dans la sphère de la vie commune et du travail
intellectuel... il faut qu'elle se mêle à tout, qu'elle ait en
quelque sorte sa part dans tous les battements du coeur,
dans tous les mouvements de l'esprit... il ne s'agit pas. ici
d'un vague enseignement moral, de déclamation sur la
beauté de la vertu et le bonheur qu'elle procure, mais
d'un enseignement dogmatique et précis, tel enfin qu'il
puisse servir de fondement à une conviction sérieuse.
Sans conviction, sans foi, l'homme ne peut avoir d'autre
mobile d'action que lui-même. » La religion, d'ailleurs,
n'exclut pas la science. Elle ne prétend ni l'asservir, ni
mettre des entraves à l'esprit humain : Non, non, nous ne
(1) Annales de la Société d'Education, septembre 1843, passim.
182 SOCIETE NATIONALE
voulons pas lui en imposer d'autres que celle de la raison.
et.de la.vérité », car tout s'unifie et s'harmonise dans le
point de vue religieux.
Ce point de vue surpasse encore celui du précédent écri-
vain et révèle les convictions d'une âme profondément chré-
tienne, non moins que l'expérience d'un habile éducateur.
En se complétant l'un et l'autre dans le détail, ils expo-
saient cependant une même doctrine fondamentale, à sa-
voir que l'éducation doit tout ensemble arracher l'homme
à l'égoïsme brutal de ses instincts et de ses passions, et
élever vers la divine perfection toutes les facultés de son
âme, en faire un homme véritable, c'est-à-dire raison-
nable, bon, juste et capable d'énergie, honnête enfin, dont
la société, sous toutes ses formes, puisse tirer les avanta-
ges par lesquels elle subsiste. Cette doctrine, fondée sur
une idée essentiellement chrétienne de l'homme et de la
vie, concluait, en somme, aux propositions suivantes ' :
s'il convient de distinguer en théorie, et pour la précision
des idées, l'instruction et l'éducation, comme on distingue
la religion et la science, dans la pratique et la réalité de
la vie, on ne saurait séparer l'instruction de l'éducation,
l'éducation civique et sociale de l'éducation morale, l'édu-
cation morale de l'éducation religieuse même dissidente.
Ces vérités sont d'autant moins contestables, qu'il n'est
pas possible à l'individu de faire abstraction d'aucune
portion de lui-même. "
Sans prendre parti pour une confession ou pour une
autre, la Société d'Education approuvait des principes
clairs comme l'évidence, après les avoir discutés avec
le calme et la sincérité, qui conviennent à des hommes
d'expérience, dans le seul but de s'éclairer les uns les
autres (1). Cette doctrine s'opposait d'elle-même, comme
une réponse indirecte, aux sophismes des philosophes
de la pédagogie et des politiques, en dehors de tout
.
esprit de polémique.
IV. — La question, après trois quarts de siècle, n'a pas
changé de nature, et elle se pose aux contemporains
dans toute sa rigueur, car, de la solution à admettre, dé-
pend encore, comme à cette époque, l'avenir de la démo-

(1) Cf. plus haut, p. 99.


D'EDUCATION DE LYON 183
cratie française. Est-il possible de séparer réellement l'in-
struction de l'éducation, en arguant de l'opposition de la
science et de la foi ? de méconnaître la valeur propre de
l'être humain et de fonder l'éducation sur l'utilité sociale,
considérée comme fin essentielle ou, sous prétexte de
la nationaliser, d'attribuer à l'Etat l'enseignement de la
morale et le droit de le rattacher à une Certaine poli-
tique, au nom de la constitution et des lois ? Les solu-
tions proposées reposent sur des confusions et laissent
en dehors d'elles la condition fondamentale de leur ef-
ficacité, qui est, malgré les difficultés spéculatives, la
suprématie des principes moraux. Ce ne sera pas sortir
du cadre de cette histoire que de les examiner.
L'instruction et l'éducation ne se séparent point sans
laisser inachevée la formation de l'homme, parce que la
science et la religion, bien que l'une ne soit pas l'autre,
ne sauraient s'ignorer entre elles. Certes, la science n'est
pas plus la religion que la religion n'est la science. La
religion est un ensemble de vérités d'ordre moral et sur-
naturel, par lesquelles les. hommes rattachent la vie pré-
sente à l'au-delà métaphysique, et qui reposent sur l'au-
torité de la tradition, mais qui ne sauraient forcer la
libre adhésion des consciences. La science est une puis-
sance nouvelle, libre de ses méthodes et de ses voies, qui
ne relève d'aucune autre autorité que celle de l'esprit et de
ses moyens naturels de connaître. Mais, entre la religion
et la science, il est un domaine mixte, qui est celui des
principes de l'action, dont celle-ci est tentée de rechercher
les sources seulement dans l'expérience, celle-là •exclusi-
vement dans l'infini. En fait, l'homme appartient aux
deux mondes. C'est pourquoi la distinction ne saurait être
que théorique et artificielle. Il en est de même, par con-
séquent, de l'instruction et de l'éducation. Qu'est-ce qu'un
homme sans éducation ? Supposez-le savant dans les. ma-
thématiques et dans les sciences de la nature, ignorant
dans la science de l'homme et de la vie morale : il possé-
dera de merveilleux et puissants moyens d'action sur les
choses, dont il ne saura jamais faire qu'un usage maté-
riel, à moins que la nature ne supplée d'elle-même à ce
qui lui manquera du côté des principes. « A quoi bon vi-
vre dans l'opulence, se demande M. Delvaille, si l'on ne
184 SOCIETE NATIONALE
sait pas se servir des biens que l'on a, si -même, de l'ab-
sence de direction, résulte un usage plutôt pernicieux
de notre liberté (1) ? » Et compte-t-on pour rien ces vertus
du coeur qui font les âmes délicates et quelquefois d'obs-
curs martyrs ? Non, l'homme ne se découpe pas en tran-
ches séparées autrement que par abstraction. Pour le for-
mer tout entier, ni la science, ni la religion ne disposent
seules de moyens complets. Comme celle-ci ne prétend
ni tenir lieu de l'autre, ni l'ignorer, que celle-là ne peut
rendre un compte suffisant de l'ordre moral, et, quoi
qu'elle fasse pour découvrir les sources de la vie, est loin
de tenir le dernier mot des énigmes de ce monde, il est
de toute nécessité que leurs domaines se rapprochent,
sans se confondre, pour offrir à l'homme les fruits in-
épuisables de la pensée et de l'amour.
Il est si impossible à l'esprit de ne concevoir que la
moitié de la réalité des choses, que les hommes les moins
religieux, les esprits les plus scientifiques éprouvent le
besoin d'une philosophie de la vie, qui rapproche la reli-
gion de la science. Ni les uns, ni les autres ne nous don-
nent des solutions satisfaisantes, parce qu'ils posent mal
le problème religieux, dont ils méconnaissent le caractère
métaphysique et universel, pour n'y voir qu'un problème
comme les autres, ne portant que sur des contingences.
Darmesteter concevait une régénération de l'Eglise, cet
<c
admirable instrument d'unité et de propagande », par
un retour aux formules dont elle est sortie (2), c'est-à-dire
au pur judaïsme. La religion n'est pas dans le temps.
Elle représente, au contraire, les points fixes et immua-
bles autour desquels évolue tout ce qui est matière et
réalité, et c'est pourquoi d'aucuns ne voient en elle, au
•lieu des sources éternelles de l'action, au lieu des paroles
de vie, qu'une force de résistance et un poids mort, qui
arrête la marche en avant de l'humanité (3). E. Boutroux
remarque qu'il s'agit moins « de deux concepts que de
deux êtres, dont chacun tend à persévérer dans son être,
et que la victoire doit appartenir à celui dont la vitalité
est la plus forte ». Il ajoute, cependant, que la dispute
(1) Delvaille, la Vie sociale et l'Education, 1907, p. 246.
(2) Les Prophètes d'Israël.
(3) Science et religion, p. 343.
D'EDUCATION DE LYON 185
existant « entre la connaissance sous sa forme la plus
exacte et quelque chose qui, plus ou moins, se donne
comme hétérogène à cette connaissance, il y a nécessaire-
ment entre ces deux termes une sorte d'incommensurabi-
lité logique (1). » Il reconnaît enfin que la raison scienti-
fique n'est pas tout le contenu de la raison universelle,
car.le domaine de la science est limité et elle n'est elle-
même qu'un point de vue de l'esprit sur les choses, dou-
ble donnée primordiale irréductible l'une à l'autre, ce qui
fait tout le mystère de la pensée et de l'existence. Bien
rares sont ceux qui comprennent les conditions d'un rap-
prochement entre la religion et la science, et c'est au
temps qu'il est réservé de les montrer aux hommes.
Tant qu'on n'aura pas trouvé ce rapport, on n'aura pas
réussi à rapprocher définitivement l'instruction et l'édu-
cation, ni quant aux principes, ni, de fait, d'une manière
qui satisfasse les esprits ; et, cependant, ce rapprochement
n'importe pas moins à la formation de l'enfance que le
précédent à la vie de l'homme lui-même, car il semble im-
possible, et c'est ce que la question renferme de très grave
à l'heure présente, que la science et la religion puissent
vivre côte à côte, séparées l'une de l'autre par une sorte
de cloison étanche, coexister dans un même esprit, sans
se confronter ni chercher à se concilier d'une manière
raisonnable et intelligible.
A défaut d'une entente Sur ce point, peut-on se contenter
d'assigner pour fin à l'éducation, comme à la morale, le
progrès social, et de juger de la valeur des actions indivi-
duelles seulement par rapport à leur utilité ? C'est ne
considérer la conscience que comme un phénomène collec-
tif, n'y voir qu'une résultante des influences des généra-
tions passées ou contemporaines, sans remarquer à quel
point, au contraire, se perd, parmi les hommes, le souve-
nir de ce qui a été, et que, s'il existe une tradition, elle
-est toute composée de ce qu'il y a déjà en chacun de nous
d'humain, d'identique, de raisonnable et d'éternel. Certes,
l'homme vit dans un milieu social, ou même physique,
qui détermine les formes observables de son activité. Loin

Fonsegrive, le Catholicisme et la vie de l'esprit; HoelMtog, '


(1)
Moderne philosophie, 1905; E. Bout-roux,- Religion ci science, 1908.
186 SOCIETE NATIONALE
de moi la pensée de méconnaître cette nécessité et de ra-'
baisser la grandeur de la vie moderne. C'est un but digne
' en lui-même d'occuper nos volontés. Bossuet a su rendre
justice à la puissance du génie humain (1). Mais ces fins
•ne sont en elles-mêmes appréciables que d'après leur uti-
lité, laquelle varie selon les circonstances et les individus..
Où prendre, en fin de compte, cette société en soi, vers
laquelle toutes les volontés devront converger ? N'y a-t-il
pas autant-de sortes d'intérêts que de groupes divers?
Comment juger dé la supériorité des fins particulières:?.
-Ne faut-il pas-chercher plus haut la norme selon laquelle
on les évalué ? Et n'est-il pas une finalité supérieure à
toute réalité ? Que signifient les idées de « bien collectif »,
de « supériorité de l'ordre moral sur l'ordre naturel », de
« nécessité d'organiser la société conformément aux fins
posées a priorïp&T la conscience »..., etc., dans un système
qui repose sûr la seule utilité sociale (2) ? Qu'est-ce à dire,
=sinon que l'homme a une « valeur incomparable » ? Mais
qu'est-ce qui lui communique cette valeur ? Est-ce le fait
d'être rattaché à ses semblables ? Comme tous sont égaux,
est-ce le sacrifice de soi-même à autrui ? Qui en fait une
obligation, si chacun compte pour soi ? Est-ce la néces-
sité ? Quelle différence y aurait-il alors entre un fait né-
cessaire et un autre fait nécessaire, et en quoi l'un serait-il
plus moral que l'autre ? On ne découvre pas dans les sim-
pies faits la source de la moralité. L'expérience ne mon- .

tre que ce qui est, non ce qui doit être. La justice et la


charité ne sont des vertus sociales que dans leurs formes ;
mais ces formes ne sont engendrées que par un principe
d'équité sans lequel elles seraient inconcevables : car, qui
nous obligerait d'être équitables ? Et, si la justice doit
être dépassée, d'où viendrait l'amour qui nous pousserait
au sacrifice ? Il ne faut donc pas être dupe des mots ni
prendre les formes sociales de la conscience pour des prin-
cipes. Aussi, le bien social est-il d'autant mieux assuré
que l'idée absolue du bien a été plus profondément enra-
cinée dans le coeur des hommes. Le progrès de la société
ne résulterait pas d'un système qui ne ferait pas de l'amé-

(1) Sermon sur la mort et sur la loi de Dieu.


(2) J. Delvaille, la Vie sociale et l'Education, p. 195.
D'EDUCATION DE LYON 187
lioration de chacun une règle raisonnable, à l'aide de la-,
quelle on s'élève .librement en dignité au regard de sa
conscience. C'est pourquoi l'éducation vraiment sociale est'
celle qui forme d'abord l'être -moral et lui enseigne les mo-
tifs universels d'action. -
-',
Le prétexte de l'intérêt national fournit-il une indication
meilleure que l'utilité sociale? En elle-même, cette notion
est obscure et dangereuse par ses conséquences pratiquer,
car elle peut être faussement interprétée. Elle renferme
des éléments divers et d'inégale valeur. Tantôt elle ex-
prime l'obligation d'inspirer à la jeunesse' l'amour de la
patrie, tantôt la fidélité aux institutions et au-x lois éta-
blies, tantôt le respect de la morale publique. Faut-il l'in-
terpréter dans'un seul de ces sens?-Ce serait assurément
trop la restreindre. Faut-il l'étendre à toutes 'ces fins ? Il
s'agit de savoir, au préalable, si on peut'êtfè" obligé à cha-
cune, également et sans restriction. Or, ceci'est au; moins :-.
douteux, car on aboutirait à introduire dans l'éducation;
d'une manière plus ou moins directe, les influences poli- ' •
tiques prépondérantes, à envelopper l'homme moral dans
l'homme social, l'homme social dans le citoyen, le citoyen
dans l'homme de parti, en faisant prévaloir un véritable
conformisme d'Etat exclusif de la liberté. Certes, nous
avons des devoirs divers, auxquels l'éducation doit nous
-préparer ; mais ils ne nous obligent pas tous de la même
manière ni avec la même rigueur, et l'éducation ne saurait
être organisée en vue d'intérêts éphémères et souvent con-
traires, qui en déplaceraient le but et en corrompraient
l'esprit. S'il est nécessaire que l'éducation inspire â*l'en-
fance l'amour de la patrie, parce qu'elle résume tous les
besoins temporels de la vie, il ne l'est pas moins qu'on
distingue ce sentiment général des intérêts de partis. S'il
convient qu'on respecte la constitution et les lois du pays,
parce qu'elles sont la forme du pacte en- vertu duquel sub-
siste la société, il n'est pas moins vrai qu'elles ont un do-
maine propre et une fin spéciale en dehors desquels elles
deviennent tyranniques. Si la vie publique ou civile ré-
clame l'observation de certaines -maximes morales, encore
est-il qu'elle n'absorbe pas la morale tout entière. Il faut
donc distinguer.
L'idée de patrie se détermine surtout par rapport aux
188 SOCIETE NATIONALE
nationalités, étrangères. La patrie est l'ensemble des
foyers-et des intérêts solidaires qui s'opposent, en se défi-
.
' nissant eux-mêmes, aux intérêts et aux foyers des hommes
d'une autre nation, poursuivant sur un autre territoire la
suite d'une autre histoire. C'est ainsi que les Hellènes se
distinguaient des Barbares et les Francs des Germains.
Mais, à l'intérieur d'un pays, tous sont citoyens, et les
' divisions, qui sont l'effet de la liberté, ne sont que par-
tielles et éphémères. L'éducation doit donc enseigner
l'union des enfants d'une même patrie, en face de ses
ennemis, et non préparer des divisions intérieures.
La constitution et les lois ne s'imposent au respect qu'au-
tant que la première répond aux aspirations traditionnel-
les, en même temps qu'aux besoins actuels d'un pays, que
les secondes garantissent aux citoyens, avec les mêmes
droits, l'exercice de leur liberté et la jouissance de leur
dignité d'homme. Thiers, après avoir rappelé que l'Etat
représente « la nation avec son passé et son avenir, son
génie, sa gloire, ses destinées », concluait que « quand il
représente ces choses, il a bien le droit de vouloir qu'on
fasse de l'enfant un citoyen plein de l'esprit de la consti-
tution, aimant les lois... (1) » Il faut accepter cette thèse,
à la condition qu'on entende par là que la constitution
couvre tout le pays, et que les lois protègent tous les
citoyens : autrement, ce serait une interprétation perfide
de l'idée de patrie, car la patrie ne se confond pas avec les
intérêts du régime établi, république ou monarchie. Les
traditions nationales doivent soutenir les régimes nou-
-
veaife:, comme le sous-sol fait la qualité de la terre
qu'on cultive et qui porte des fruits différents. Dans ce
cas, un Gouvernement nouveau se légitime, parce qu'il
n'a pas seulement substitué de nouvelles institutions aux
anciennes, mais parce qu'il a continué l'oeuvre des ancê-
tres en l'élargissant. Enseigner aux enfants le respect de
la constitution, c'est donc alors leur enseigner encore l'a-
mour de la patrie. Mais si un Gouvernement perdait ce
sens de la tradition et en venait à se prendre lui-même
pour fin, s'il prétendait se servir de l'éducation publique
pour y parvenir, il créerait une sorte d'orthodoxie d'Etat,
(1) Rapport sur le deuxième projet Villemain, 1844.
D'EDUCATION DE LYON 189 '

un véritable conformisme. La formule des traités de West-


phalie : cujus regio, ejus religio, s'interpréterait dans
le sens d'un serment civique ou de fidélité- à la personne
du prince, à moins qu'on affectât une prétendue neutra-
lité, qui couvrirait un dogmatisme inavoué. Ce serait
s'écarter de la voie véritable et tout exposer au péril. Cer-
tes le respect des lois s'impose à tous, tant qu'elles n'ont
!

point été abrogées ; du moins, il n'est pas permis: de pro-


voquer -des actes délictueux. Socrate mourait pour obéir
même à des lois injustes. C'était la réponse à la protesta-
tion d'Antigone. Cependant, les lois ne sont pas respecta-
bles essentiellement parce qu'elles existent, et leur auto-
rité ne leur vient pas de la seule volonté du législateur ;
car, enfin, il y a aussi,selon Cicéron, des lois non écrites, et,
selon Montesquieu, des rapports de justice possibles, que
la réflexion déduit des conditions de la vie ou que la mo-
rale tire de la conscience et de la raison, quand ce ne sont
pas les Antigones qui les opposent aux Créons. De telles
réprobations sont toujours la condamnation d'erreurs lé-
gislatives. Pourquoi donc la conscience se range-t-elle du
côté des protestataires, sinon parce que la politique n'en-
veloppe pas l'homme tout entier ? Si donc l'homme moral
enveloppe au contraire l'homme social et le citoyen, on
ne saurait interdire de discuter le fondement moral ou
juridique des lois, même dans l'école, où doivent s'ensei-
gner les principes de.toute science. C'est une limite, qui
s'impose évidemment à un enseignement tendancieux, qui
se qualifierait de national et qui n'aurait qu'un but poli-
tique.
La morale, enfin, relève moins encore des autorités poli- .
tiques, car celles-ci, au contraire, doivent se fonder sur
elle. A quel titre l'Etat imposerait-il une doctrine, et quelle
doctrine, puisqu'il n'agit qu'au nom de la société et de
l'opinion, quand il ne se fonde pas lui-même sur un dog-
matisme ? Le mandat législatif ne renferme rien qui con-
fère au législateur le droit de trancher des questions de
morale, à moins qu'on entende par là cette morale publi-
que, qui se résume dans les défenses du Code pénal, ou
cette morale éternelle, dont parle Leibnitz, perennis quoe-
dam philosophia, dont les lois elles-mêmes procèdent de-
puis le Décalogue, et sur laquelle les hommes ont été
190 SOCIETE NATIONALE
d'accord, non seulement dans le passé, mais le sont en-
core dans le présent, quand les passions bu les intérêts
n'étouffent pas en eux la voix de la conscience ni les
lumières de la raison. Ce sont les mêmes causes qui éga-
rent en ces matières le jugement des spéculatifs et en-
gendrent les doctrines sophistiques. Mais, dans le conflit
des écoles philosophiques ou religieuses, comment l'Etat
pourrait-il prendre parti ? Ne serait-ce pas faire de la
.
morale une question d'opinion et s'exposer à en modifier
les règles selon les variations de cette opinion même?
Un tel.péril doit suffire à nous mettre en garde et à re-
server les questions de principe.
Il faut donc distinguer, quant à la valeur, entre les rai-
sons susceptibles de motiver l'intervention de l'Etat, en
matière d'éducation publique ou privée, dans les questions
qui se rattachent à l'ordre moral ou à l'ordre politique,
car toutes ne sont pas également fondées, et il ne s'agit
pas, sous prétexte d'éducation nationale, d'introduire un
conformisme digne des pires despotes. Les unes sont géné-
rales, mais les autres se confondent avec les intérêts de
parti. La morale publique, les lois d'ordre commun, la
patrie ont droit à notre respect et à nos suffrages. Les
théories hasardées, les lois de combat, les régimes sectai-
res ne sont pas dignes de la même vénération. Une éduca-
tion nationale ne peut pas admettre ceux-ci, tandis qu'elle
doit imposer les autres, parce qu'ils se fondent moins sur
des intérêts que sur des considérations d'ordre public et
de morale générale.
Qualifiée de nationale ou de sociale, l'éducation ne sau-
rait donc être vraiment efficace qu'à la condition de s'in-
spirer plutôt des principes donnés par la conscience et
consacrés par la religion, que des utilités d'ordre écono-
mique ou politique, alors même que la science préciserait
leur valeur expérimentale. Si profitable que soit la con-
naissance des vérités que l'induction érige en formules
pratiques, d'après la statistique ou l'histoire, ces vérités
ne s'imposent pas à la conscience avec la même évidence
ni la même force que la notion d'un ordre supérieur don-
minant à la fois la raison et la réalité, car, si elles mani-
festent des fins réelles, celles-ci ne sont que des impéra-
tifs hypothétiques, qui ne contiennent ni le principe de
D'EDUCATION DE LYON 191
l'action, ni son caractère obligatoire. Elles ne suffisent
donc point à éclairer la vie. Il en est de même des devoirs
civiques et sociaux. Ils sont des devoirs, non par l'effet
de la nécessité, mais parce qu'ils se rattachent à l'idée
d'une suprême sagesse. Pourquoi l'accomplissement de
ces devoirs est-il regardé comme une vertu, si ce n'est
parce que la morale l'ordonne ? L'homme social et le
citoyen, qu'on le veuille ou non, sont enveloppés par'
l'homme moral, et celui-ci par le croyant. Il faut croire
au bien et à la justice pour les vouloir. C'est pourquoi il
importe d'abord de former des hommes honnêtes, in-
struits sans doute de leurs obligations civiques et ornés
des connaissances utiles, mais attachés aux vérités essen^-
tielles : la science de la richesse ou des rapports poli-
tiques, le respect des formules légales ou constitutionnel-
les, le patriotisme même ont moins de prix que la droi-
ture des consciences, l'énergie des caractères, la généro-
sité des coeurs. Enseigner ces vérités et ces vertus, ce n'est
pas seulement fonder les Etats, c'est ouvrir la voie la
plus sûre aux progrès de l'humanité, parce que le respect
des lois et des institutions est l'effet, non de la contrainte,
mais de leur croyance en leur légitimité, et que l'activité
humaine n'a pas de plus puissant moteur que l'amour
du bien. Plus ces qualités ont poussé en nous des racines
profondes, plus l'éducation a fortifié ces dispositions inté-
rieures, plus les convictions sont solides et mieux nous
sommes préparés à remplir nos devoirs sociaux. Ce but
n'est donc pas secondaire, mais essentiel. C'est l'objet pro-
pre de l'éducation.
Quelle que soit la valeur des considérations qui précè-
dent, il subsiste cependant des difficultés d'ordre spécu-
latif, qui s'opposent à un rapprochement utile des hommes
en vue de l'action, quoique tous sentent également la né-
cessité de cette action et de cette union. Ilsemblerait que
l'appui mutuel que se prêtent dans la pratique la religion
et la science dût être l'indication qu'elles ne sont point
ennemies dans la sphère des principes, et c'est ce qui a
porté certains penseurs à prendre l'action humaine comme
une base nouvelle des recherches spéculatives (1). Pour-
(1) W. James, Pragmatism, 1907.
192 SOCIETE NATIONALE
tant, un conflit doctrinal et politique s'élève, depuis deux
siècles, entre ces grandes autorités et entre les pouvoirs
qui s'y rattachent. Il ne suffit pas, pour le faire disparaî-
tre, de distinguer théoriquement entre l'instruction et
l'éducation et d'opposer systématiquement ces deux mé-
thodes de culture mentale, ni de proclamer la neutralité
de l'Etat enseignant ou la liberté de l'Eglise enseignante :
car la personnalité morale et intellectuelle de l'homme ne
se décompose point, et elle ne se sépare point de sa per-
sonnalité civique, autrement que par abstraction, mais
la réalité de la vie, comme l'unité de la pensée, exige que
les idées et les croyances se rattachent à un même prin-
cipe d'harmonie, qui rende compte de l'unité de l'intelli-
gence et de l'ordre du monde. Où trouver ce principe,
dans l'état actuel de nos connaissances ? Où le penseur
inspiré, capable de concevoir le système de la nature et
une nouvelle somme de la doctrine ? Peut-être notre igno-
rance n'est-elle que le fruit amer de la sophistique ? Peut-
être l'unité logique de la religion et de la science est-elle
dans l'idée simple d'une distinction entre ce qui passe et
ce qui éternellement demeure. Pourtant, que d'énigmes
dans l'univers Que d'obscurités au fond de nous-mê-
!

mes La science n'est que le point de vue de la raison


!

humaine, et ce point de vue change sans cesse. Par delà


les phénomènes, elle ne saisit pas l'Etre, et, néanmoins,
l'esprit, en se développant, s'étend sur lui et l'embrasse.
Entre le connu et l'inconnaissable, entre le fini et l'infini,
la religion établit un lien, qui est la foi, véritable lumière
de salut, qu'elle fait briller sur l'abime où, prise de ver-
tige, la pensée tournoie et sombre. Par la foi, elle met
de la joie dans le ciel et fait planer sur le monde une es-
pérance. Mais la foi elle-même, qui prend sa source dans
les vérités morales, va se perdre dans l'océan de nos illu-
sions, sur lequel elle ne projette qu'une faible lueur en-
veloppée de mystère. Comment faire jaillir du sein de
ces ténèbres la pleine et vivifiante lumière ? Qui nous
dira ce secret? C'est la question de l'heure présente. Ja-
mais elle n'a tant passionné les esprits, car jamais les
difficultés n'ont été si grandes.
V. — Il ne semble donc pas que, depuis l'époque où la
Société d'Education revendiquait la liberté de ^éducation,
D'EDUCATION DE LYON 19S

en affirmant la nécessité de satisfaire tout ensemble les


besoins moraux et sociaux, la crise profonde que traver-
sait la conscience humaine se soit atténuée. Aussi les
conclusions pratiques qu'elle adoptait alors paraissent-
elles avoir conservé toute leur opportunité.
C'était la même crise que. l'esprit français avait déjà
traversée dans les premières années du xvne siècle ; mais,
en se renouvelant, elle était devenue plus grave et devait,
durer plus longtemps.~On avait vu commencer seulement
' cette sorte de dissociation des éléments de la conscience
morale qui semble aujourd'hui complète. Alors, il s'agis-
sait aussi de la réforme de l'éducation et du fondement de
la inorale ; seulement, le débat n'était engagé qu'entre' des
théologiens, et, si quelques sceptiques épicuriens protes-
taient en faveur du libre examen, leur voix était étouffée,
comme celle des dissidents, par des actes d'autorité.
Au xix° siècle, un facteur nouveau était venu s'ajouter
aux motifs de dissentiment qui avaient mis aux prises,
catholiques, protestants, jansénistes, philosophes : la
Science, qui, à son tour, prétendait régenter-le monde-
Elle avait depuis longtemps, ainsi que l'avait redouté Bos-
suet, déchaîné « un grand combat contre l'Eglise ». Aux
oracles de la Réforme étaient venus se joindre les apôtres
de la raison indépendante et les hiérophantes du progrès :
ceux-ci annonçaient que l'Humanité était dieu et la
Science une religion. Cette situation s'est prolongée et elle
est devenue des plus inquiétantes. Nous sommes en pleine
crise, écrivait naguère LUI philosophe trop tôt ravi aux
lettres, « nous y sommes par l'esprit qui nous a affran-
chis, dans le domaine de la science, des traditions anti-
ques, alors même que, par une illusion fréquente, ceux
qui accomplissaient cette révolution croyaient revenir aux
sources les plus pures... Nous y sommes par la critique
qui, depuis le xvie siècle, nous a donné la science, mais
qui, successivement, devait s'étendre à tout, au dogme,
à la religion, à la philosophie, aux assises historiques de
la conscience elle-même, aux notions du droit, du devoir,
de la justice, de l'Etat, de la famille et de la patrie, ébran-
lant la confiance des hommes dans le caractère éternel
et sacré de tout ce qui les faisait vivre.. (1). » On peut
(1) A. Hannequin, Notre détresse morale.
194 SOCIETE NATIONALE
contempler aujourd'hui, mieux qu'en 1830, le spectacle si
douloureux du conflit des nouvelles doctrines avec l'anti-
que tradition, celui d'un effort infructueux pour établir,
entre l'éducation et l'instruction, comme entre la religion
et la science, un rapport intelligible. La révolution intel-
lectuelle et morale, commencée au temps de la Renais-
sance, a traversé des péripéties nombreuses, où l'on veut
voir les étapes du progrès moderne ; mais elle n'est point
achevée, et nul ne saurait dire quel sera le terme de ce
drame si considérable dans l'histoire de l'humanité.
Si une crise si redoutable doit avoir quelque jour un
dénouement, ce ne sera pas, à coup sûr, uniquement par
des actes d'autorité, ni sans faire à la fois l'économie des
traditions et de la liberté dans l'ordre des choses de l'in-
telligence et des choses de la conscience. Sans méconnaî-
tre la mission de l'autorité religieuse, qui est d'exercer
sur les âmes la plus haute influence morale, ni celle de
l'autorité civile, qui est de faire des lois conformes à
l'équité et aux besoins réels de la vie, on peut penser que
les coups de force ne résolvent pas les problèmes. De tels
actes pourraient asservir les esprits ou opprimer les con-
sciences, ils n'opéreraient point cette synthèse que ré- -
clame l'intelligence, entre les vérités contraires. Mais
pourquoi ces autorités, circonscrivant leur action dans
leur propre sphère, n'établiraient-elles point entre elles
une entente, non pas dans le but de diminuer la liberté
des hommes, mais de faire régner parmi eux l'ordre et la
paix, l'une par les lois, l'autre par le pouvoir moral
qu'elle possède de relever les âmes ? Sans doute, un tel
concordat ne mettrait pas fin aux débats spéculatifs, car,
s'il est de la nature des vérités religieuses d'être immua-
bles, la vérité scientifique, au contraire, n'est jamais défi-
nitive ; mais il réaliserait un bien social, sans attenter
au droit personnel de choisir sa foi. C'est le paradoxe des
dogmatistes de la science, et surtout de ceux qui fondent
sur elle une certaine politique, de croire que ses enseigne-
ments sont définitifs et absolus. Au contraire, la science
est en perpétuel changement. Les théories succèdent aux
théories, la vérité d'aujourd'hui est l'erreur de demain ;
et qu'est devenue aujourd'hui la vérité d'hier ? La science,
n'est, en somme, qu'une sorte de scepticisme relatif.
D'EDUCATION DE LYON 195
Comment s'appuyer sur de telles incertitudes ? Cepen-
dant, il-est des vérités communes, qui sont le fond de
toute croyance. Il y a, quoi qu'on dise, dés points fixes
autour desquels gravite le monde moral, comme les sphè-
res célestes autour des étoiles. L'humanité ne saurait
perdre de vue ces points lumineux qui, au milieu des té-
nèbres -de la pensée, l'éclairent dans sa marche à tra-
vers les siècles. Comment, sans quelque principe d'évolu-
tion, se rattacheraient les unes aux autres les générations
ensevelies dans la poussière du passé? D'où viendrait
cette solidarité tant vantée de nos jours? Qu'est-ce qui
unirait les hommes dans le présent? Sous ce rapport,
les doctrines chrétiennes sont immuables, quels que soient
les mystérieux symboles dont elles s'enveloppent. Ces
doctrines n'empêchent point notre liberté. Il appartient à
chacun de choisir entré les enseignements dogmatiques,
et, plus encore, d'y rattacher la science. C'est, en effet,
dans l'unité de l'esprit et de l'intelligence que la synthèse
désirée peut seulement se produire. L'âme humaine ne se'
dédouble point, et là est le terme de tous les débats,
'

parce que là est l'unité aussi bien que la responsabilité.


L'instruction et l'éducation n'y sont point des abstractions,
mais des réalités, et tout individu reste juge de la me-
sure dans laquelle il peut rapprocher en lui la religion et
la science. Quelle que soit, d'ailleurs, la source métaphy-
sique où la foi peut être puisée, elle répandra toujours
sur la société les bienfaits de la charité et de la justice,
pourvu qu'elle ne soit point desséchée et coule abondam-
ment du sein fécond où naît toute vie. Il suffit que les
hommes y apportent quelque bonne volonté, quelque dé-
sir simple et naïf du bien, se souvenant que, si la vie se
passe dans le temps, elle s'écoule vers l'éternité, que cha-
cun tient dans ses mains sa propre destinée et que l'af-
faire des autorités est, comme le disait Bossuet, « d'élargir
les voies du salut (1) ».
C'est dans un sens analogue que la Société d'Education
avait résolu la question.Elle s'était arrêtée au parti le plus
simple et le plus pratique, qui n'était pas d'engager un
débat spéculatif sur l'origine et la hiérarchie des prin-
(1) Bossuet, Sennon sur les devoirs des rois,
13
196 SOCIETE NATIONALE
cipes, niais de constater les avantages que la Société et
ses membres individuels trouvent dans une éducation
morale pénétrée d'esprit religieux, sans qu'aucun des
droits de la personne humaine soit violé en quoi que ce
soit. Voilà pourquoi elle avait pu approuver successive-
ment les déclarations de M. Hoffet et de M. Jourdan, con-
sidérant avant tout le résultat à obtenir, n'importe la
manière. En apportant dans ses délibérations cet esprit
de tolérance et de libéralisme, elle le faisait avec la con-
viction que « le plus grand problème des temps moder-
nes » était « d'améliorer par l'éducation la race humaine
et la rendre de plus en plus digne des vues souveraines
de la Providence (1) ». Ce but élevé justifiait, aux yeUx
de ses membres, non seulement leurs revendications libé-
rales, mais l'étude désintéressée qu'ils faisaient en com-
mun des choses qui intéressent l'éducation, parce qu'elles
intéressent la vie même. Ce spectacle ne s'était point vu,
depuis la célèbre Compagnie de Port-Royal, de laïques
chrétiens se consacrant aux oeuvres utiles et à la médita-
tion, travaillant à répandre les moyens de préparer par
l'éducation de la jeunesse une réforme morale de la so-
ciété. C'est dans cette pensée de respect pour les person-
nes, de dévouement au bien social, de fidélité aux prin-
cipes religieux, que la Société d'Education allait bientôt
adopter cette devise, qui résume sa doctrine : Religio, So-
cielas.

Annales de la Société d'Education, 1" livraison, Rapport de


(1)
M. Clermont,
D'EDUCATION DE LYON 197

CONCLUSION

Dix' années avaient été nécessaires pour fonder la So-


ciété d'Education par le rapprochement d'intérêts divers,
pour lui donner une constitution organique et un carac-
tère libéral et large, pour préciser son objet et délimiter
ses travaux, pour définir ses principes et sa doctrine, en
raison même des difficultés et des besoins dw temps.
Elle s'était ouverte à une élite d'instituteurs et de pen-
seurs, d'abord à des professionnels de l'enseignement,
puis à des personnalités diverses, appartenant aux pro-
fessions libérales, attachées aux principes chrétiens, qupi-
que de confessions différentes, et, en même temps, elle
s'était donné des statuts qui réglaient son fonctionnement
et définissaient son but.
Ce but était double, théorique et pratique. Discuter les
méthodes d'enseignement,les doctrines morales et les prin-
cipes de l'éducation pu de la pédagogie n'eût pas suffi à
son activité- Elle aspirait à jouer un rôle social et elle y
préludait par l'examen des oeuvres étrangères en faveur
de l'enfance abandonnée et misérable, et par une action
énergique en faveur de la liberté du corps enseignant,
dont elle avait groupé les membres et avait fait une force
prête à revendiquer les droits de la conscience et de
l'intelligence, comme à prêter son concours à l'autorité
publique, en vue de contribuer aux progrès moraux de la-
Société. Elle voulait être édu-catripe, non seulement par
ses enseignements, mais par ses actes.
Combien de problèmes ne s'étaient point'ppsésàelle, gui
intéressassent la grandeur du pays, la (lignite des Tnèm-
bres de l'enseignement, les croyances des pères de famille,
13*
198 SOCIETE NATIONALE
la liberté des citoyens ? Comment concevoir l'éducation
nationale dans la France nouvelle ? Quel devait être le
rôle de l'Etat pour que l'éducation prît ce caractère, sans
compromettre la liberté ? Comment assurer aux maîtres
privés une indépendance honorable, la dignité et le libre
exercice de leur profession, sans les séparer de l'Univer-
sité, ni exposer l'enseignement aux dangers d'une exploi-
tation sans contrôle et d'une liberté illimitée ou aux en-
treprises de l'esprit de parti ? Comment donner aux éco-
les privées et au personnel dirigeant ou auxiliaire une
valeur pédagogique supérieure, vraiment capable de sou-
tenir le parallèle avec l'enseignement officiel, et de satis-
faire, en outre, aux divers besoins.sociaux ? D'après quels
principes concevoir l'éducation elle-même, dans un temps
où les nouveautés les plus hardies, en matière de morale,
s'affirmaient sous l'autorité de philosophes que la Révo-
lution avait exaltés et qu'une opinion qui se prétendait
éclairée admirait encore ? La question pédagogique était
liée tout ensemble à une question politique, à des ques-
tions sociales et à des questions d'ordre moral et religieux.
La Société se plaça à un point de vue différent de celui
de l'Etat, de celui du Clergé, de celui des familles, et
même de celui des maîtres privés et isolés. C'était le
point de vue politique qui dominait les solutions gouver-
nementales. Le Clergé ne concevait que le point de vue
religieux. Les familles hésitaient entre l'un et l'autre. Les
maîtres considéraient surtout le point de vue profession-
nel. La Société d'Education chercha avec persévérance le
point de vue supérieur, qui devait tout concilier. Peut-être
se faisait-elle illusion. L'illusion est souvent le lot des sa-
ges, qui s'efforcent de s'élever au-dessus des luttes de ce
monde, pour découvrir des solutions théoriques dans le
domaine des vérités générales : illusion assurément géné-
reuse Quoi qu'il en soit, la Société d'Education était par-
!

venue, après bien des vicissitudes, à faire de toutes ces


questions un système, dont toutes les parties étaient liées
par des conclusions fortement motivées et appuyées sur
des principes nettement définis, qui conciliaient la liberté
personnelle des maîtres et des pères de famille avec l'es-
sentiel de la tradition religieuse et classique et avec les
droits de l'Etat.
D'EDUCATION DE LYON 199
Elle arrivait à son heure pour entreprendre l'examen
de tous ces problèmes et contribuer à imprimer à la
France nouvelle une direction morale conforme à ses be-
soins. Fortement établie sur une garantie officielle, en
possession d'une doctrine élaborée avec sagesse, largement
ouverte à la libre discussion et aux hommes d'élite, parti-
culièrement intéressée à la solution des questions essen-
tielles, qui avaient pour le pays une importance capitale,
elle s'était jetée dans le mouvement de réforme auquel
chacun se croyait appelé à prendre part. Son succès eût
été 'moins certain quelques années plus tôt. « La 'création
de Sociétés d'Education, disait M. Glermont, eût été pré-
maturée avant notre époque et, par contre, à la suite des
grands travaux préliminaires qui ont eu lieu à la fin du
siècle précédent, elles arrivent à point maintenant pour
remplir la tâche de diffusion des connaissances (1) » Tout
le monde, alors, aspirait à consolider en France le régime
constitutionnel, dont les institutions semblaient devoir as-
surer la paix publique et fixer les destinées du pays. La
Révolution de 1830 avait ouvert le champ à toutes les es-
pérances. Un monde nouveau paraissait s'être formé des
débris des anciennes classes sociales, la bourgeoisie. Pairs,
députés, 'ministres, fonctionnaires, officiers, juges, pro-
fesseurs, employés, gens d'états libéraux, électeurs, pro-
priétaires, négociants, « nous sommes tous de la bourgeoi-
sie», disait Cormenin, « et nous ne devons pas nous plain-
dre de cette fusion incessante des races, des rangs, des
opinions et des intérêts, puisqu'elle nous- pousse de plus
en plus vers l'égalité et vers l'unité française (2). » Mais
cette bourgeoisie, comme une parvenue, risquait de se
laisser éblouir par les avantages qu'elle avait acquis. La
France, dit le même auteur, « fonctionne toute la journée,
la plume à l'oreille, une main sur des sacs d'écus et l'au-
tre sur des paperasses, assise devant son bureau, et donne
audience ». La Société d'Education voulut placer sur son
front l'étoile de l'idéal. Eprise de religion non moins que
de science, elle montra la nécessité d'améliorer les moeurs
et de former des générations à la fois ouvertes aux spécu-
(1) Annales de la Société d'Education, 1" livraison, p. 5.
(2) Timon, l'Education et l'Enseignement, p. 25.
800 SOCIETE NATIONALE
D'EDUCATION DE LYON 201

TABLE DES MATIÈRES

AlJ LECTEUR
i . .... ; ..... .
35
INTRODUCTION.
ces et plan
LIVRE PREMIER. —
— Utilité de cette
>.;...
histoire, son objet, sour-
36

FONDATION DE LA SOCIÉTÉ D'EDUCATION


(1829-1839).
la Société d'Education.
CHAPITRE PREMIER. — Origines de
Son développement organique de 1830 à 1839
I. Lès étalDlissements secondaires privés à Lvon en 1830
...4-5

et leur condition précaire. Nécessité de l'Union profes-


sionnelle. Le mouvement à Paris et à Lyon. Difficulté
de définir le but. Rôle du pasteur Hoffet. insuccès de
la première tentative, p. 45. — IL Situation en 1833.
La loi du 24 mai 1834. sur le recouvrement des taxes
provoque un nouvel effort. Persistance des mêmes dif- '
Acuités. Dissentiments entre les membres, p. 53. —
III. Energiques résolutions en 1838. Rédaction des sta-
tuts primitifs et solution des difficultés. Création du
journal l'Education pratiqué. Sympathies municipales
et décret autorisant l'existence d'une Société de 60 mem-
bres; p. 57.
CHAPITRE IL — Les hommes et Véspril de la Société
d'Education pendant les premières années de son
existence . .
63
I. Qualité des membres. Accroissement de leur nombre.
Membres actifs et membres correspondants, p. 63. •—
II. MM. Michel, Hoffet, Guillard, p. 65. — III. Esprit
largement libéral de la Société. Solidarité profession-
nelle et tolérance mutuelle. Emulation dans le zèle.
Rapprochement de l'esprit scientifique et de l'esprit
chrétien, p. 71.
CHAPITRÉ III. — Le mouvement d'émancipation des chefs
d'institution et maîtres de pension jusqu'en 18â0. 75
I. Lutté contre lès taxes universitaires. Pétition de 1831.
202 SOCIETE NATIONALE
Loi du 24 mai 1834. Union des maîtres de pension de
Lyon, Paris, Marseille, Toulouse, Nantes, Rouen en
1835. Intervention de Lamartine. Rejet de l'amende-
ment de M. de Garnon. Intervention de Saint-Marc-
Girardin. Plaintes des maîtres de pension. Nouvelle
discussion à la Chambre en 1839. Inefficacité des me-
sures votées, p. 75. — IL Lutte en faveur de la liberté
d'enseignement. Double manière de la ' concevoir. Que
les conflits politiques entre l'Eglise et l'Etat faussent
les données du problème. Opinion des maîtres privés.
Les projets Guizot de 1836 et 1837 sur l'enseignement
secondaire. Efforts de la Société d'Education auprès
des autorités et des Chambres. Pétition de M. Guillard.
M. Michel à Paris. Résistance du Gouvernement : ses
motifs. Idée de la liberté au sein de l'Université. Echec
du projet de loi, p. 83. — III. Les ordonnances de
Salvandy en 1838 et 1839 sur les notes hebdomadaires,
les livres en usage, la fréquentation des collèges
royaux. Observations des maîtres privés de Lyon et
des autres villes. Irritation croissante de ceux-ci. Pro-
jet d'association générale de tous les chefs d'institution
de France, p. 97. — IV. La liberté d'enseignement se-
lon les maîtres privés. Les droits du père de famille
et ses limites. L'autorité des maîtres et son fondement.
Les besoins sociaux. La Patrie et la liberté d'enseigne-
ment. Insuffisance du système universitaire. La com-
pétence professionnelle et les garanties proposées par
la Société d'Education de Lyon. La liberté et l'égalité
entre les maîtres privés et les universitaires. La ques-
tion du Grand Maître. Nécessité d'une réforme admi-
nistrative de l'Université pour fonder la liberté d'en-
seignement, p. 103.
CHAPITRE IV. — Les premiers travaux pédagogiques 119
. ,.
I. Incertitude de l'opinion et confusion des idées en ma-
tière pédagogique vers l'année 1830. Préjugés des pères
de famille. Le clergé et le parti religieux. Critiques
dont il est l'objet. Les libéraux et l'éducation nationale.
La pédagogie universitaire. Opinion des maîtres privés.
La bohème enseignante et la question des méthodes,
.

p. 120. — IL Imitation de la pédagogie étrangère. Les


disciples de Pestalozzi. La Société d'Education débute
par l'étude des pédagogues suisses. Le pasteur Naville
et le P. Girard. Mme Necker de Saussure. Werhly et
l'établissement d'Hofwill, p. 134. — III. La question
du latin en 1830 et la Société d'Education. La pré-
cellence des sciences ou des lettres comme moyens
d'éducation. Débat soulevé par le pasteur Hoffet à ce
sujet. Propagation de l'étude des sciences dans les
établissements privés, p. 143. — IV. Premiers efforts
D'EDUCATION DÉ LYON 203
en vue d'améliorer le personnel des établissements pri-
vés, p. 155.
CHAPITRE V. — La Doctrine 158
I. Le conflit des doctrines morales et sociales au début
du xixe siècle. Influence de Voltaire et des encyclopé-
distes. Les premiers socialistes, p. 158. — IL L'édu-
cation religieuse, morale et sociale de l'Université te-
nue pour suspecte par les familles et par les maîtres
privés. Opinion du pasteur Naville. La criminalité,
p. 161. — III. Le problème des rapports de l'instruc-
tion et de l'éducation avec les besoins sociaux, la reli-
gion et la morale. Opinion de l'Académie de Lyon,
en 1833. Trois mémoires -du pasteur Hoffet, un mémoire
de M. Jourdan sur la question, p. 168. — IV. Impor-
tance spéciale de la question encore à l'heure présente.
«et discussion.
— V. Conclusion du ctoaipitre.
CONCLUSION ^^u^v^TX^ 193
TABLE DES MATIÈRES

Bureau pour ,1908 5


Membres honoraires . . 5
Memtaes titulaires 6
Membres correspondants '. 7
Compte rendu des travaux pendant l'année 1906, par
M. MOLIN, président
.
Compte rendu des travaux pendant l'année 1907, par
. . 9

M. MOLIN, président
....
17
Notice sur M. L. Bonnel, .pax M. J.-B. MATHEY 23
Histoire de la Société Nationale d'Education de Lyon,

Lyon. — Imprimerie A. HIT et C", 4, rue Gentil. — 49452

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